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De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif

néolibéral
Cyril Fouillet, Isabelle Guérin, Solène Morvant-Roux, Jean-Michel Servet
Dans Revue Tiers Monde 2016/1 (N° 225), pages 21 à 48
Éditions Armand Colin
ISSN 1293-8882
ISBN 9782200930738
DOI 10.3917/rtm.225.0021
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De gré ou de force : le microcrédit
comme dispositif néolibéral

Cyril Fouillet
Isabelle Guérin
Solène Morvant-Roux
Jean-Michel Servet

Mots-clés
Crise du microcrédit, dette, développement, microfinance, inclusion
financière, néolibéralisme, surendettement, Inde, Maroc, République
dominicaine.

Résumé
Le secteur du microcrédit a fait face à plusieurs crises d’impayés depuis
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2007. À partir d’enquêtes menées en Inde, au Maroc et en République
dominicaine, cet article montre que ces crises n’ont en rien ébranlé l’un
des mythes qui en sont à l’origine : la croyance en les capacités autoré-
gulatrices par le marché. L’objectif de croissance reste prioritaire – même
si c’est à des degrés divers selon les contextes – et se traduit à la fois
par des pratiques actives de démarchage (il ne s’agit plus de répondre à
une demande, mais de la créer) et par une focalisation sur un segment
finalement très restreint de la clientèle, celle qui a déjà fait ses preuves.
Une lecture de ces crises en termes d’économie politique permet éga-
lement de resituer le microcrédit dans l’évolution des politiques dites
de « développement » axées sur l’inclusion financière. En normant les
comportements des populations, le microcrédit apparaît alors comme
révélateur d’un dispositif néolibéral au sens de Michel Foucault.

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De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

Introduction

E space structuré et microcosme inclus dans l’espace global du dévelop-


pement, le champ de la microfinance offre un terrain d’observation
privilégié des enjeux liés aux dynamiques contemporaines des pratiques
monétaires et financières.

Dans cet article, la description des fortes montées d’impayés dans diffé-
rentes régions de la planète, principalement entre 2007 et 2011, subies par
les institutions de microfinance (IMF) délivrant des microcrédits1 (Guérin,
Labie et Servet, 2015) constitue notre point de départ pour développer dans
un second temps une lecture en termes d’économie politique du micro-
crédit comme révélateur d’un dispositif néolibéral2. Une lecture classique
du champ de microcrédit fait apparaître une relation structurante dans
laquelle s’affrontent, d’un côté, les tenants d’un microcrédit ne poursuivant
que des objectifs de rentabilité financière, et, de l’autre, ceux à la recherche
d’un impact social en termes de réduction de la pauvreté et des inégalités
(Morduch, 2000 ; Woller et al., 1999). Les observations conduites sur nos
trois terrains d’enquête permettent de dépasser cette opposition en resituant
le microcrédit dans l’évolution des politiques dites de « développement »
axées sur l’inclusion au marché (market based pro-poor development policies)
(Berndt, 2015 ; Johnson et Williams, 2013).
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Pour atteindre cet objectif, l’article reprend les résultats d’enquêtes
menées par les auteurs en Inde, au Maroc et en République dominicaine,

1 Le microcrédit est défini ici comme la provision de crédit à des personnes non
incluses dans le système bancaire. Ce terme est souvent confondu avec celui de
microfinance, qui fait référence à la provision d’un ensemble plus vaste de ser-
vices financiers : du microcrédit mais aussi des produits d’épargne, d’assurance,
de facilités de transferts, etc. Dans l’article, lorsqu’il est fait mention de crises,
celles-ci font référence au microcrédit et aux défauts de paiement. Cependant,
lorsque nous nous référons aux organisations délivrant ces microcrédits, nous
utilisons le terme d’institution de microfinance (IMF).
2 Dans son cours donné au Collège de France entre janvier et avril 1979 et intitulé
Naissance de la biopolitique, Michel Foucault (2004) analyse le retournement qu’a
opéré le néolibéralisme par rapport au libéralisme. L’État, loin d’être rejeté, est
mobilisé pour permettre le bon fonctionnement de la concurrence ainsi que la
normalisation et la discipline des individus afin d’y être soumis avec le maximum
de consentement.

23
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

et réalisées en collaboration avec d’autres chercheurs3. Ces enquêtes ont


pris en compte les actions et les points de vue des acteurs tout au long de
la chaîne de production et de distribution des services financiers, ainsi que
leur compréhension et leurs usages par les destinataires finaux.

1. Répondre à une demande ou la créer ?


Le traitement des dernières données mises à disposition par le Micro-
finance Information eXchange Market (MIX Market), malgré certaines
limites4, permet d’observer l’évolution de l’offre de microcrédit depuis le
milieu des années 1990. D’un point de vue global, une période de très forte
croissance peut être identifiée jusqu’en 2010, suivie d’une diminution du
nombre d’emprunteurs entre 2010 et 2012 en raison principalement – mais
pas seulement – de la chute du portefeuille de plusieurs IMF indiennes liée
à la crise dans l’État de l’Andhra Pradesh (voir fig. 1 et 2). Depuis, la croissance
de l’offre est de retour. Toutefois, selon les informations diffusées par la
Campagne des sommets du microcrédit (Reed, 2014), le nombre de clients
pauvres, en valeur absolue et relative, continue de baisser5.

Malgré ce ralentissement de l’expansion du secteur, très inégalement réparti


selon les pays (Guérin et al., 2015), nombre de promoteurs du microcrédit
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3 Les données mobilisées dans cet article ont été récoltées dans le cadre du projet
« Microfinance in crisis » financé par l’EIBurs (European Investment Bank University
Research Sponsorship Programme). Ces enquêtes combinent analyse statistique et
analyse compréhensive. L’analyse statistique s’appuie sur des enquêtes ménages
longitudinales menées par les auteurs (Inde), ou sur des enquêtes de systèmes
d’information et de gestion d’IMF partenaires (Maroc et République dominicaine).
L’analyse compréhensive s’appuie sur des entretiens avec une diversité d’acteurs
(clients, non clients, agents de crédit, responsables de branches ou d’IMF, prêteurs
privés, etc.) et des observations directes, en particulier concernant l’interaction
entre agents de crédit et clients. Ces données ont été collectées depuis 2002 en
Inde, en 2008 au Maroc, et plus récemment (2013) en République dominicaine.
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

Pour plus de détails, voir Isabelle Guérin et al. (2015) et www.microfinance-in-crisis.


org.
4 Même si une partie des IMF de petites tailles ne déclarent par leurs activités au
MIX Market, cette base reste représentative dans la mesure où le secteur de la
microfinance se concentre essentiellement sur de grandes IMF, toutes présentes
dans ces données.
5 Selon les données du rapport 2014, le nombre de clients très pauvres serait
passé de 138 à 116 millions entre fin 2010 et fin 2012. Le nombre de clients total
N° 225

atteignait environ 200 millions fin 2012.

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De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

considèrent toujours que le potentiel d’expansion du microcrédit est


considérable. Dans The Portfolio of the Poor, ouvrage de référence auprès
des praticiens et des chercheurs du secteur, les auteurs de ce best seller
affirmaient que « le microcrédit au Sud représente le plus grand marché
au monde » (Collins et al., 2010). Investisseurs et cabinets de consultants,
dont le rôle est croissant dans ce qui est aujourd’hui devenu une véritable
industrie, concordent grosso modo dans leurs estimations : 1,5 milliard de
personnes auraient besoin de microcrédit (Hes et Poledňáková, 2013), alors
que 200 millions seulement en bénéficient. Ces estimations font écho à
un large pan du courant dominant de la recherche sur le « rationnement »
du crédit (cf. notamment l’article séminal de Stiglitz et Weiss, 1981), facteur
supposé de « sous-développement » et de pauvreté (voir, par exemple,
Banerjee et Moll, 2010).

Figure 1 : Nombre d’emprunteurs et d’épargnants sur le marché mondial


de la microfinance (en millions) (1996-2013)

140
60

120
Emprunteurs 50

100
Épargnants
40
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80

30
60

20
40

20 10

0
0
1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013

Source : Données compilées d’après la base MIX Market.

40 1 80

35 1 60

1 40
30
1 20
25
Inde 1 00
25
20
8
40

Cyril
20
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0
1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013

Figure 2 : Nombre d’emprunteurs sur le marché de la microfinance en Inde


(en millions) (1996-2015)

40

35

30

25
Inde

20

15

10

0
1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015

Source : Données compilées d’après la base MIX Market.

14Des analyses empiriques montrent que tant la demande effective que les

capacités locales d’absorption du crédit sont en réalité largement suresti-


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mées.
12 Il s’agit d’ailleurs de l’un des principaux résultats des études d’impact
randomisées. À défaut de pouvoir véritablement expliquer l’impact des prêts
10
(Bédécarrats et al., 2015 ; Bernard et al., 2012), ces expérimentations ont pour
Maroc
point commun de pointer une adhésion « modeste » des populations au
8
microcrédit et des écartsdomicaine
République entre estimations initiales et taux constatés de
participation
6
(Banerjee et al., 2015 ; Morvant-Roux et al., 2014). Lorsqu’il n’y a
aucune présélection, le taux de participation varie entre 17 et 31 % (Banerjee
et4al., 2015) : autrement dit, entre 83 et 69 % de la population cible ne veut
pas de microcrédit.
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15 6

4
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2
5

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Figure 3 : Nombre d’emprunteurs sur le marché de la microfinance au
Maroc et en République dominicaine (en centaine de milliers) (1997-2014)

50
14
450

12
40

10 350

Maroc 30
8
République domicaine 250

6 20

150
4
100

2 50

0
0
1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013

Source : Données compilées d’après la base MIX Market.

Dans les trois terrains étudiés ici, après une période de forte croissance, un
tassement peut être observé pour chacun des pays et, dans certains cas, un
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recul du nombre d’emprunteurs actifs (fig. 2 et 3). Le cas du Maroc est tout
particulièrement intéressant. L’effondrement brutal qui suit 2009 s’explique
par la faillite de Zakoura, l’un des principaux acteurs du secteur. Cependant,
la reprise du portefeuille de clients de Zakoura par Attawfiq (émanation de la
Fondation Banque populaire) n’a pas permis de compenser plusieurs années
de baisse. En 2014, le marché de la microfinance marocain retrouvait son
niveau de 2004, soit une baisse de 59 % par rapport au pic atteint en 2007 avec
plus de 1,3 million d’emprunteurs. En Inde, le regain de croissance observé en
2013 s’explique principalement par le déploiement de certaines IMF dans des
régions où la microfinance était jusque-là absente. Les IMF situées dans le sud
de l’Inde, en Andhra Pradesh ou au Tamil Nadu, connaissent des difficultés
fortes et leur légitimité auprès des populations a diminué.

Doit-on en conclure que le modèle du microcrédit tel qu’adopté par les


principales IMF observées dans ce projet arrive à saturation ? Les données

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Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

récoltées dans le cadre du projet « Microfinance in Crisis » et dont une partie


est présentée dans les sections suivantes inclinent à le penser.

1.1. Inde, Tamil Nadu6

Les enquêtes de terrain menées par l’équipe de l’Institut français de


Pondichéry depuis 2002 font apparaître un surendettement chronique des
populations rurales de cet État indien. D’après nos estimations, entre un
cinquième et un quart de la population est pris dans un cercle vicieux de
surendettement, au sens où la dette est un facteur d’appauvrissement plus
que de stabilisation des revenus ou d’accumulation (Guérin et al., 2012 ;
Guérin et al., 2013). Les populations n’ont pas attendu le microcrédit pour
s’endetter, et le surendettement observé reflète des tendances structurelles
bien plus étendues. S’entremêlent ainsi une forte propension à l’endette-
ment – pour des raisons socioculturelles –, une dépendance croissante à
l’égard du salariat urbain – mais qui reste journalier ou à la pièce et sans
aucune protection ni régularité –, et enfin des aspirations croissantes qui
se traduisent par des investissements sociaux conséquents, notamment en
termes de rituels sociaux et religieux, d’éducation et d’habitat.

Il n’est donc pas surprenant de constater que la distribution de crédits domes-


tiques au niveau national a connu une forte hausse dans les années 2000. Les
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crédits dédiés à l’achat de biens immobiliers de la part de particuliers, de biens
durables ainsi que les prêts à la consommation ont triplé entre 2001 et 2009
(fig. 4). Dans l’État du Tamil Nadu, sur la même période, ces prêts ont été
multipliés par six ou presque (480 %). Au-delà d’une diffusion plus importante
des prêts pour des usages « personnels », ce sont aussi les territoires qui sont

6 Les données utilisées dans cet article pour les IMF indiennes proviennent du MIX
Market, tandis que les données sur les Self-Help Groups (SHG) sont issues de rapports
de la Nabard, la Banque nationale indienne pour le développement rural et agricole. Au
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31 mars 2014, 68 % des microcrédits octroyés aux SHG provenaient d’une banque
commerciale, 26 % d’une Regional Rural Bank et 6 % d’une banque coopérative.
Les données utilisées pour le secteur bancaire indien ont été compilées à partir des
rapports de la Reserve Bank of India (RBI). Les IMF avec lesquelles nous avons
travaillé sont BWDA, Equitas, KalviKendra, KCRDS, Smile, PMSS dans les districts
de Villipuram, Cudallore, Tiruvallur, Vellore et dans l’État de Pondichéry. Concernant
le nombre d’entretiens, compte tenu de la période d’observation (2002-2014), il est
difficile de donner une estimation : plusieurs centaines d’entretiens ont été menés. À
cela s’ajoutent plusieurs enquêtes longitudinales avec des échantillons comprenant
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280 à 400 familles. Pour plus de détails, voir Isabelle Guérin et al. (2015).

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repensés. Tandis que les zones rurales étaient délaissées depuis la libéralisation
du secteur en 1991 (Landy, 2001), on observe depuis 2010 un intérêt croissant
des banques commerciales privées pour ces territoires considérés comme de
nouveaux marchés. La ICICI Bank, première banque commerciale privée du
pays, connue depuis sa création en 1994 pour être une banque de la nouvelle
classe moyenne, investit désormais les campagnes. Entre 2010 et 2014, sur
l’ensemble du territoire indien, le nombre de ses agences rurales a quadruplé.
En 2014, dans l’État du Tamil Nadu, ICICI Bank comptait 363 agences, dont
127 localisées dans des villages sans autres entités bancaires. Les IMF ne sont
donc pas les seules pourvoyeuses de crédits sur le sol indien, loin s’en faut, et
l’agressivité des banques commerciales publiques comme privées ne doit pas
être sous-estimée ; les nouveaux intermédiaires commerciaux appelés Business
Correspondent, dont l’objectif est de créer un lien entre les zones délaissées,
le secteur bancaire et les transferts sociaux de l’État sont aussi là pour placer
des crédits.

Figure 4 : Évolution du nombre de prêts personnels distribués dans


l’année par les banques commerciales indiennes (en millions, à gauche)
et évolution du nombre d’agences rurales (en milliers, à droite) (2001-
2014)

60 46
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44
50
Prêts personnels
42

40
Agences rurales 40

30 38

36
20

34

10
32

0 30
2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014

Source : Compilation à partir des données de la RBI.

1 800 200

1 600 180

1 400
160 29
140
1 200
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

Compte tenu de la multiplicité des sources d’endettement et de la com-


plexité des chaînes de causalité, quantifier le rôle du microcrédit est certai-
nement un exercice vain. On peut néanmoins raisonnablement affirmer qu’il
y contribue, pour deux raisons : des procédures d’octroi déconnectées de la
solvabilité réelle des emprunteuses, et des pratiques de recouvrement très
rigides qui s’accommodent mal de revenus irréguliers et parfois imprévisibles.
Ceci a été largement développé ailleurs (Guérin et al., 2009, 2015). Nous insis-
terons simplement ici sur la manière dont les IMF réagissent aujourd’hui à
la saturation du marché. Plutôt que d’identifier de nouvelles recrues, il leur
est plus facile de se focaliser sur des clients existants et de les encourager à
emprunter toujours davantage. Les données disponibles tant pour les IMF
que pour les Self-Help Groups (SHG) au niveau macro illustrent ce phéno-
mène (fig. 2 et 5). Si l’on se focalise sur les SHG indiens, le nombre de prêts
octroyés à ces groupes de femmes a considérablement diminué depuis la
crise de l’Andhra Pradesh, passant de 1,6 à 1,2 million (fig. 5). En revanche,
le montant moyen des prêts ne cesse d’augmenter : entre 2007 et 2014,
celui-ci a été multiplié par trois, passant de 60 000 à 180 000 INR7 (de 833 à
2 500 euros, soit un montant moyen par membre d’environ 60 à 178 euros).
Même en tenant compte de la hausse des prix, cette augmentation apparaît
considérable. Ces données générales dissimulent d’autres tendances. Tout
d’abord, l’arrivée dans le secteur de la microfinance indienne de nouveaux
acteurs ouvertement tournés vers les prêts à la consommation. L’IMF Muthoot,
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par exemple, dont les activités de microcrédit ont été lancées en 2010, en
pleine crise du secteur, affiche depuis un taux de croissance annuel moyen
de 87 %. Ensuite, tandis que plusieurs IMF historiques connaissent des diffi-
cultés importantes depuis 2010, telles Basix ou Sarvodaya Nano Finance
Limited, d’autres IMF ont rapidement repris le chemin de la croissance. Dans
le Tamil Nadu, on peut citer les cas d’Equitas, d’Arsivad ou d’Evangelical
Social Action Forum, par exemple.
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7 Roupie indienne.

30
36
20

De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral


34

10
32

0 30
2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014
Figure 5 : L’offre de microcrédit en Inde. Évolution du nombre de prêts
octroyés aux SHG durant l’année (en milliers, à gauche) et évolution
du montant moyen des prêts (en milliers de roupies, à droite) (1993-2014)

1 800 200

1 600 180

160
1 400

140
1 200
120
Montant moyen par SHG
1 000
100
800
Prêts octroyés aux SHG 80
durant l'année
600
60

400
40

200 20

0 0
6

10
00

06
4

12

14
02

04

08
9
9

20
19

20

20
20
20
19

19

20

20

20

Source : Compilation à partir des rapports annuels de la Nabard.


500
Cette tendance est largement confirmée par des observations qualitatives.
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Les
450 femmes mentionnent à quel point il leur était difficile d’accéder au
FONDEP
crédit
400
autre qu’informel il y a une dizaine d’années et combien elles ont
l’embarras du choix désormais. Les plus gros montants sont supposés dédiés
Al Amana
350
à des activités génératrices
FBPMC de revenus, mais ceci est une illusion. Du côté
300
de l’offre, les responsables
Zakoura
de branche et les agents de crédit sont également
très
250 explicites : la crise de l’Andhra Pradesh, très largement couverte par les

médias,
200
a été une opportunité pour écarter les groupes à risque, privilégier
les plus performants et en contrepartie augmenter les montants des prêts.
150
Depuis 2011, suite à la crise, la législation impose aux IMF de nouvelles
100
conditions : plafonds de prêts basés sur les revenus des emprunteurs, res-
trictions
50 quant à l’usage dédié à la consommation – qui est supposée repré-
senter
0
moins de 30 % du prêt –, enregistrement dans une centrale de prêt
et flexibilité
1998 dans2000
les remboursements.
2002 2004 Dans
2006 le même
2008 temps,
2010 pour
2012 diverses
2014

raisons liées notamment à la volonté de l’État du Tamil Nadu de reprendre


le contrôle des activités de développement, de nombreuses organisations

31
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non gouvernementales (ONG) de microcrédit ont fermé leurs portes alors


que d’autres acteurs sont apparus : des ONG reconverties en compagnies
financières non bancaires et des compagnies financières qui offrent désor-
mais aussi une composante microcrédit8. Parmi les IMF avec lesquelles nous
avons travaillé, à l’exception des prêts croisés, que certaines mentionnent,
les autres conditions ne sont pas respectées, voire souvent ignorées par les
agents. Difficilement compatibles avec la nature de la demande, principa-
lement orientée vers la consommation, ces conditions apparaissent aussi
incompatibles avec les contraintes de croissance. Comme l’exprimait un
agent de crédit, le principal enjeu de leur métier est de « saisir le marché »
(catch the market).

En revanche, les prêteurs informels sont incapables de suivre cette fuite


en avant. La taille de leur portefeuille est réduite (parmi ceux rencontrés,
les plus importants ne dépassent pas quelques centaines de clients) et leurs
perspectives de croissance restent limitées, à la fois du fait de contraintes de
financement et de difficultés pour identifier et contrôler des clients quand
ils deviennent très nombreux.

Combien de temps cette fuite en avant dans ce secteur du crédit se pour-


suivra-t-elle ? Le système paraît être soutenable tant que la croissance éco-
nomique se maintient et qu’elle offre des perspectives d’emploi, permettant
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ainsi d’absorber le coût du crédit. Migration de courte durée et programmes
d’emplois publics9 sont les stratégies les plus fréquentes de remboursement.
Mais la croissance s’essouffle (avec un taux actuel annuel de croissance du
produit intérieur brut (PIB) de 3-4 % contre 9-10 % jusqu’en 2010). Faute
de mécanismes de protection sociale et compte tenu de la précarité et de
l’irrégularité qui caractérisent les relations d’emploi, l’offre de microcrédit
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

8 On observe également ces phénomènes dans le reste de l’Inde. C’est par exemple
le cas de l’IMF Fusion Microfinance, créée en janvier 2010, ou de SV Creditline,
une compagnie financière proposant depuis 2010 des microcrédits et affichant
des taux de croissance spectaculaires : le nombre de clients est passé de 10 000
à 143 000 de mars 2010 à septembre 2013.
9 Depuis 2008, dans le cadre du National Rural Employment Guarantee Act, l’État indien
garantit à tout foyer vivant en zone rurale cent jours de travail manuel non qualifié
rémunérés. L’ouverture d’un compte bancaire auprès d’un Business Correspondent
N° 225

est souvent un prérequis pour bénéficier de ce programme d’emplois publics.

32
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

contribue à une économie d’endettement paraissant peu soutenable à


moyen et long termes.

1.2. République dominicaine10

Le choix de la République dominicaine peut sembler incongru au vu de


l’apparente bonne santé du secteur de la microfinance dans ce pays. Banco
Adopem et Banco Ademi figurent entre autres parmi les IMF les mieux
notées et primées au monde pour leur professionnalisme ; l’application des
Best practices du CGAP (Consultative Group to Assist the Poor) ou encore la
standardisation de la formation des agents de crédit (Afonso, 2013). À cela
s’ajoute la présence de deux centrales de risques privées particulièrement
opérationnelles et couvrant l’essentiel de l’offre, y compris, pour l’une d’entre
elles, une partie – certes réduite – des prêteurs informels (González et Servet,
2014). Banco Ademi et Banco Adopem, qui concentraient près de 70 % des
clients du pays en 2014, présentent des portefeuilles « sains » (portefeuille
à risque – PAR – à 30 jours inférieur à 3 %) et figurent ainsi parmi les « bons
élèves » d’un secteur fortement incité à se professionnaliser.

Cette situation apparemment sous contrôle dissimule néanmoins des


tensions du fait d’une forte concurrence liée à une concentration urbaine
très prononcée et de l’entrée de nouveaux acteurs : banques commer-
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ciales, banques microfinancières, ONG, programme de crédit public (Banco
Reservas), etc. À l’instar de l’Inde, la présence d’une large gamme de prêteurs
informels (des petits prêteurs à l’échelle du quartier – appelés san – ou de
l’usine, jusqu’aux prêteurs établis ayant pignon sur rue et enregistrés auprès
de l’une des centrales de risques) combinée à une société de consommation
omniprésente caractérisent un contexte général qui incite à l’endettement.

Nos observations indiquent que le microcrédit, tout en permettant à certaines


personnes de stabiliser une activité entrepreneuriale (néanmoins souvent très
fragile), affaiblit la situation financière d’une partie de la clientèle. Les objec-
tifs ambitieux de croissance des IMF sont fixés en fonction d’un potentiel à

10 Outre l’analyse des systèmes d’information et de gestion des IMF partenaires


(Adopem et Fondesa), l’analyse compréhensive mobilisée ici s’appuie sur 71 entre-
tiens approfondis (47 clients et non clients, 11 agents de crédit, 5 responsables
d’agence, 4 responsables d’IMF et 4 prêteurs privés). Pour plus de détails, voir
Solène Morvant-Roux et al. (2015).

33
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

atteindre (besoins non couverts), mais sont essentiellement réalisés sur un


segment étroit et saturé du fait de la concurrence. Pour les agents de crédit,
remplir ces objectifs de portefeuille est d’autant plus crucial que les incitations
salariales sont claires : dans l’une des deux principales IMF de République
dominicaine, la moitié du salaire en dépend (Afonso, 2013).

Dans ce contexte, les agents combinent différentes stratégies pour forcer la


main aux clients, en « créant les besoins », comme nous le disait l’un d’entre
eux, c’est-à-dire en usant de techniques commerciales pour éveiller l’intérêt
du client à (re)prendre d’autres crédits ou à s’endetter davantage (Morvant-Roux
et al., 2015). Il s’agit par exemple de renouveler le crédit dès lors que 75 %
du précédent a été remboursé pour éviter que le client ne se tourne vers les
concurrents. Les agents de crédits rencontrés consacrent une certaine énergie
à convaincre les « bons clients » d’emprunter à nouveau. Ceci suppose une
démarche active visant à suggérer l’usage de l’argent prêté pour rafraîchir la
peinture intérieure, changer le téléviseur ou acquérir un ordinateur pour les
enfants : « Quand les gens nous disent qu’ils n’ont pas besoin d’un prêt, nous
essayons de les convaincre que ce serait utile. » Sur les cinq agents rencontrés,
tous admettent qu’une partie de leur activité consiste à persuader les clients
de l’intérêt de s’endetter. Être « bon client » suppose avant tout un historique
de crédit positif et sans entraves, que ce soit avec l’IMF ou ses concurrentes.
Nos observations montrent que, parmi les « bons clients », certains sont en
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grande fragilité financière, pris dans un cercle vicieux de surendettement,
mais ils tiennent néanmoins à respecter scrupuleusement leurs engagements.

Le refinancement de dettes contractées auprès d’autres IMF semble être


monnaie courante. La plupart des gestionnaires et des agents de crédit ren-
contrés nient le pratiquer, mais font valoir que leurs concurrents le font.
Pour les agents de crédit, cette stratégie agressive permet de gagner des
parts de marché et d’atteindre les objectifs qui leur sont fixés. Une stratégie
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

complémentaire consiste à établir des partenariats avec des entreprises de


biens de consommation (réfrigérateurs et écrans plats sont disponibles dans
les agences). Cette course au crédit est d’autant plus problématique que les
emprunteurs, en cas de difficultés de remboursement, ont peu de marges
de manœuvre. Le secteur dispose de deux centrales de risques. Supposées
prévenir le surendettement, ces deux organisations jouent en fait un rôle
efficace d’incitation au remboursement. Fortement dépendants du crédit,
N° 225

34
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

les emprunteurs ne peuvent se permettre d’être classés comme mauvais


payeurs et n’hésitent pas à faire des sacrifices multiples pour honorer leurs
dettes. Le terme fréquemment utilisé à propos des centrales de risques
(El diablo) illustre leur pouvoir coercitif. Plus encore, les agents de crédit
utilisent régulièrement les centrales de risques pour démarcher les clients
de leurs concurrents.

Soulignons enfin que la concurrence des programmes gouvernementaux


est en forte croissance depuis deux décennies, avec la distribution de prêts
bonifiés et, d’après les IMF rencontrées, une moindre attention aux taux
de remboursement. Cette intervention publique est considérée par les res-
ponsables des IMF comme une concurrence déloyale et comme un risque
potentiel de détérioration de la qualité des remboursements (González et
Servet, 2014). Incapables de rivaliser sur les coûts, mais soucieuses de prendre
des parts de marché qu’elles ont déjà eu du mal à conquérir, les IMF tentent
de rivaliser sur la rapidité d’octroi des crédits. Ceci les amène, là encore, à
faire preuve de démarchage actif, voire d’agressivité commerciale.

1.3. Maroc11

Comparé aux deux contextes précédents, le Maroc se singularise par


une faible propension des populations à s’endetter, pour des raisons socio-
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culturelles (Morvant-Roux et al., 2014). Le crédit n’est pas une composante
habituelle – et donc nécessaire – de la gestion du budget des ménages, et
les formes les plus courantes de la dette sont intégrées aux activités éco-
nomiques, comme les avances largement pratiquées dans les souks par les
fournisseurs (Servet, 2011).

Objectivement, cette faible propension à s’endetter diminue les risques


de surendettement. En même temps, et contrairement aux deux contextes
précédents qui connaissent un vaste panel d’offres informelles de crédit, la
faible présence au Maroc d’« usuriers » les empêche de jouer un rôle d’amor-
tisseur en cas de difficultés de remboursement (Morvant-Roux et Roesch, 2015).

11 Outre l’analyse des systèmes d’information et de gestion des IMF partenaires


(Attawfiq et AMSSF), l’analyse compréhensive mobilisée ici s’appuie sur 150 entre-
tiens approfondis réalisés au cours de trois missions réalisées depuis 2008 dans
différentes régions du Maroc. Pour plus de détails, voir Solène Morvant-Roux et
Marc Roesch (2015).

35
34

C10yril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet 32

0 30
013
2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014

Alors que les prêts informels sont très régulièrement utilisés au Tamil Nadu
ou en République dominicaine pour rembourser les microcrédits, ce type de
pratique
1 800
est beaucoup plus rare au Maroc. Ceci accentue d’autant la réticence
200
à l’endettement puisque contracter un microcrédit s’avère alors plus risqué.
1 600 180

160
Cette prudence, observée de manière inégale en fonction des régions,
1 400

représente
1 200 un véritable défi pour les agents de crédit : comment trouver 140

des clients pour remplirMontant


les objectifs de croissance du portefeuille ? Cette
moyen par SHG
120
1 000
difficulté est renforcée par les tensions liées à un climat post-crise. 100
800
Prêts octroyés aux SHG 80
En décembre 2009, une durant crise
l'année des impayés secouait l’ensemble des IMF
600
60
marocaines (fig. 6) avec, pour point d’orgue, la faillite de Zakoura, la deuxième
400
40
IMF du pays, et son absorption par la Fondation Banque populaire, rebaptisée
200
ensuite Attawfiq (IFC, 2014). Cette crise a amené les acteurs à prendre 20 des
mesures
0 de court et long termes visant à assainir le secteur (CGAP, 2013). 0
6

10
00

06
4

12

14
02

04

08
9
9

20
19

20

20
20
20
19

19

20

20

20

015
Figure 6 : Évolution du nombre d’emprunteurs pour les principales IMF
marocaines (en milliers) (1997-2014)

500

450
FONDEP
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400
Al Amana
350
FBPMC
300
Zakoura
250

200

150

100
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

50

0
1998 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014

Source : Données compilées d’après la base MIX Market.

Parmi les dynamiques enclenchées dans l’après-crise, l’accent a été mis


N° 225

sur l’échange d’information concernant les clients via une centrale de

36
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

risques. Créée en 2009, cette dernière n’est réellement utilisée que depuis
2011. Actuellement, les IMF sont supposées consulter systématiquement cette
base de données, mais, d’après les agents Attawfiq, elle n’est bien souvent
renseignée que de façon sommaire (les adresses manquent, les montants
prêtés aussi, l’historique des prêts n’est pas à jour, etc.). D’après eux, les IMF
ne souhaitent pas fournir ces informations à la concurrence afin que celle-ci
ne puisse pas détecter les prêts multiples ou les prêts croisés. Si l’assainisse-
ment escompté semble au moins partiellement atteint, nos observations de
terrain avec les agents de crédit révèlent pourtant une situation très tendue.

Du côté des clients, la crise du secteur, en particulier la faillite de Zakoura12,


leur a montré que les impayés (très nombreux chez Zakoura) n’enclenchaient
pas les sanctions annoncées par les employés des IMF. Cela a alimenté un
sentiment d’impunité que l’on retrouve, par effet de mimétisme, chez la
plupart des clients, quelles que soient les IMF.

Ce sentiment d’impunité s’accompagne d’un attachement relativement


faible des clients envers les microcrédits proposés par les IMF, pour les raisons
mentionnées plus haut. Pour ces deux motifs (faible attachement au crédit,
sentiment d’impunité), les incitations à rembourser sont alors limitées, ce qui
complique d’autant le rôle des agents de crédit. Non seulement ils peinent
à identifier des clients potentiels, mais il leur faut également s’assurer qu’il
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s’agit de clients fiables. Or, suite à la crise, les exigences du secteur en matière
de remboursement sont désormais très élevées et les prises de risque sont
minimales. Face à ce dilemme, les agents de crédit ont donc tendance à se
concentrer sur les « bons » clients. Tétanisés par la perspective d’enregistrer
des impayés et en même temps contraints de respecter une taille mini-
male de portefeuille, les agents de crédit privilégient leurs relations avec
leurs « bons » clients et préfèrent donc augmenter les montants prêtés aux
clients fiables plutôt que de prendre des risques avec de nouveaux clients.
Quant à l’appréciation des « bons » clients, celle-ci est principalement basée,
comme dans les deux autres contextes, sur la « moralité » des personnes
et de leur famille et sur leur respect des engagements. Comme ailleurs, les

12 Le discours officiel tenu par le personnel consiste à cacher la faillite de Zakoura


derrière une simple fusion entre deux institutions. Néanmoins, cette fusion ainsi
que le récent changement de nom de la Fondation sont des sources de confusion
chez les clients.

37
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

perspectives entrepreneuriales sont limitées, en particulier en zones rurales


(Morvant-Roux et al., 2014) : la solvabilité se mesure en termes de bonne
réputation puis d’historique de crédit.

D’après nos observations, les agents atteignent 80 % des objectifs quanti-


fiés fixés par leur hiérarchie. Ces résultats ne sont possibles que parce que
80 à 90 % des prêts sont des renouvellements. Il y a très peu de nouveaux
prêts. Contrairement au Tamil Nadu, ici, le respect de la procédure et les
remboursements l’emportent sur les objectifs. Cette situation se traduit
donc par des taux de croissance très modestes depuis 2010, observés pour
l’ensemble des acteurs du secteur, et contraste avec les taux vertigineux qui
prévalaient avant la crise (D’Espallier et al., 2015). Prenons l’exemple des trois
principales IMF marocaines à partir des données du MIX Market. Concer-
nant Attawfiq, le taux de croissance annuel moyen du nombre d’emprun-
teurs était de 20,4 % sur la période 2002-2014 et de 6 % entre 2010 et 2014.
Pour Al Amana, le taux de croissance annuel moyen entre 2010 et 2015
est légèrement négatif (-0.6 %), alors que la période précédente (1997-2015)
enregistrait une croissance annuelle moyenne de 35 %. Enfin, la tendance
est identique pour Fondep, avec un taux de croissance annuel moyen du
nombre d’emprunteurs de 25,8 % sur treize ans (2001-2014), alors que celui-ci
n’était que de 0,11 % entre 2010 et 2014 (fig. 6).
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Sur les trois terrains étudiés, on observe en définitive que les objectifs de
croissance, difficiles à atteindre même si c’est à des degrés divers en fonction
des contextes, se traduisent à la fois par des pratiques actives de démarchage
(il ne s’agit plus de répondre à une demande, mais de la créer) et par une
focalisation sur un segment finalement très restreint de la clientèle, celle
qui a déjà fait ses preuves. Si les critères entrepreneuriaux peuvent entrer en
ligne de compte, c’est souvent – et surtout parfois – la moralité des emprun-
teurs potentiels qui est prise en compte13. Simultanément, les besoins de
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

clients considérés moins solvables, plus risqués et moins « disciplinés »


sont ignorés. Que les plus pauvres soient exclus leur évite le surendette-
ment, mais ce resserrement pose néanmoins question quant à la fonction
originelle du microcrédit.
N° 225

13 Pour des exemples, voir Isabelle Guérin (2015).

38
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

2. Les mythes de la régulation par le marché


L’analyse de la montée des impayés révèle une multiplicité de facteurs
(Guérin et al., 2015). Ils s’entremêlent et se combinent, quoique de manière
inégale selon les pays et leurs régions : du côté des IMF et de leurs inves-
tisseurs, une croissance débridée, qui excède les possibilités d’absorption
des économies locales, ainsi que les capacités de gestion interne des orga-
nisations ; du côté des États, une régulation insuffisante ou n’étant pas
appliquée, mais également une ingérence pour défendre les emprunteurs,
qui sont aussi des électeurs potentiels (comme en Andhra Pradesh) (Picherit,
2015 ; Servet, 2011 ; Taylor, 2011) ; enfin, du côté des clients, des formes de
résistances organisées, traduisant opportunisme, lassitude ou exaspération
face à l’agressivité des pourvoyeurs de crédits (Guérin, 2014 ; Kar, 2013) et des
promesses non tenues, mais aussi, dans certains cas, des intérêts corporatistes
liés à des relations clientélistes (comme au Nicaragua).

Dans ce contexte, dont l’un des effets aura été d’avoir atténué l’aura média-
tique du microcrédit comme outil essentiel de génération de revenus, un
changement de paradigme s’est produit : on est passé d’arguments sur la lutte
contre la pauvreté à une légitimation par la nécessité d’une large inclusion
financière des populations (Servet, 2015). De nouveaux acteurs ont fait leur
entrée : des banques (par le downscaling, c’est-à-dire la descente en gamme
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de l’offre de services financiers bancaires) mais aussi des États (pressés par des
fondations privées, des firmes privées et des organisations internationales),
en développant des programmes d’ouverture de comptes bancaires et en
favorisant l’apparition et la diffusion de nouveaux intermédiaires (Fouillet
et Morvant-Roux, 2015).

Bien au-delà des terrains étudiés, le surendettement constitue une pré-


occupation majeure du secteur, comme le dévoilent les deux dernières
enquêtes « Banana Skins14 » (Lascelles et Mendelson, 2012 ; Lascelles et al.,
2014). Quel que soit leur rôle dans le secteur (praticien, investisseur, expert,

14 Depuis 2008, cette enquête est menée régulièrement (à un rythme annuel ou


biannuel) et vise à lister les principaux risques perçus par les différents acteurs
(praticiens, investisseurs, régulateurs, agences de notation, « observateurs ») du
secteur de la microfinance. Elle est menée par le Centre for the Study of Finan-
cial Innovation (CSFI), un think tank « indépendant » logé au Centre d’inclusion
financière d’Accion, et financée par la fondation Citi.

39
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

régulateur ou structure d’appui), toutes les parties prenantes mentionnent le


surendettement comme risque premier. Les risques de défaut de paiement
et la concurrence viennent en deuxième et troisième places. Les auteurs
du rapport « Banana Skins 2014 » indiquent que cette crainte du suren-
dettement est symptomatique de problèmes plus larges : une focalisation
sur des objectifs de croissance et de profit au détriment de la prudence, une
insuffisance de professionnalisme et une large disposition de fonds à prêter.
Globalement – et même si ce constat masque de fortes disparités –, les IMF
ont peu de difficultés pour trouver des financements ; elles ont plus de mal
à les écouler (Lascelles et al., 2014). Les témoignages des acteurs interrogés,
rapportés dans le rapport « Banana Skins », confirment certaines de nos
observations de terrain : nouveaux entrants peu soucieux d’éthique, con-
currence, absence de centrales de risques, octroi de prêts de montants plus
importants, attentes excessives en matière de croissance, comportements
« prédateurs », instabilité des revenus des clients, etc.

À l’aide d’autres méthodes (une estimation quantifiée des taux de pénétra-


tion du microcrédit comparés à une capacité maximale d’absorption), l’index
Mimosa fournit une autre indication des risques de saturation : Bangladesh,
Cambodge, Mongolie, Pérou, Arménie et Azerbaïdjan apparaissent comme
hypersaturés (Planet Rating, 2013).
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Ces observations ont de quoi inquiéter. En préface du rapport « Banana
Skins 2014 », le directeur du Centre for the Study of Financial Innovation
(CSFI) indique que ces différents constats, en rapprochant le microcrédit de
la finance classique, ne doivent pas être interprétés comme un échec de la
microfinance : ils attesteraient de sa réussite via sa « normalisation » (Lascelles
et al., 2014). Notre position est beaucoup plus pessimiste car il n’y a aucune
remise en question du paradigme qui a pourtant provoqué les premières
crises, à savoir la croyance aux vertus autorégulatrices de la concurrence.
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

La réponse des acteurs aux risques de saturation du secteur se décline


de deux manières. Elle se traduit, d’une part, par l’adoption de « bonnes
pratiques » et d’indicateurs supposés juger de la conformité de leurs actions.
La croyance aux vertus de l’autorégulation (Bédécarrats, 2013 ; Servet, 2006)
demeure, tout en revêtant de nouvelles formes. On trouve ici des indicateurs
N° 225

40
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

de performance sociale, des efforts (laborieux) de transparence des prix15 et


des mesures de protection des consommateurs16. D’autre part, on assiste à
l’émergence d’une panoplie de mesures d’accompagnement et d’« éduca-
tion financière » des clients, mesures supposées leur permettre d’améliorer
leurs « capacités financières » (financial capability) et donc de gérer les
risques de surendettement. L’éducation financière est l’un des piliers de la
Smart Campaign, considérée comme une mesure phare de la protection
des consommateurs.

Ainsi, le risque de surendettement est prétendument écarté grâce à des


mesures de correction du comportement des emprunteurs via l’« éducation
financière » ou encore par des nudges, ceux-ci étant entendus comme des
déclics, « des coups de pouce » pour faire adopter à l’individu un comporte-
ment supposé adapté et bénéfique à une situation donnée17. Resituées dans
l’évolution des politiques dites de « développement » axées sur l’inclusion au
marché (market based pro-poor development policies) (Berndt, 2015 ; Johnson
et Williams, 2013), ces pratiques ne visent plus à corriger les imperfections des
marchés ou des politiques publiques, mais les imperfections des comportements.
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15 L’ONG MFTransparency, visant à promouvoir la transparence des prix dans le


secteur de la microfinance, a œuvré de 2008 à 2014 dans la collecte de données
sur les taux d’intérêt payés par les clients. Dans un texte justifiant l’arrêt de ses
activités, le directeur de l’ONG considère que son rôle a consisté à alerter le sec-
teur sur la nécessité de faire preuve de transparence et que cette responsabilité
incombe désormais aux acteurs. Il mentionne aussi les défis auxquels ils se sont
heurtés, compte tenu de la grande réticence des IMF à divulguer leurs tarifs, et
en l’absence de législation obligeant à la transparence. Voir Chuck Waterfield,
2015.
16 Procédures d’évaluation (SPI), de certification des IMFS (Smart Campaign, Truelift
Pro-Poor Seal of Excellence) ou guide d’action pour les investisseurs (« Principes
pour les investisseurs en finance inclusive », élaborés en 2011, qui font partie
des « Principes pour l’investissement responsable » des Nations unies).
17 Voir le site http://nudges.org/tag/behavioral-economics/, créé à partir d’un
ouvrage de Dean Karlan et Jacob Appel (2011).

41
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

 onclusion : le microcrédit (dans sa forme


C
dominante) comme dispositif néolibéral
Il convient de bien distinguer l’idéologie du néolibéralisme de sa mise
en œuvre comme gouvernement des sociétés18. Il serait en effet erroné de
prendre le discours dominant pour argent comptant et de croire en un recul
effectif de l’interventionnisme étatique. Celui-ci a simplement changé de
formes et d’objectifs. Il ne vise plus à redistribuer une partie des richesses
créées au bénéfice des fractions les plus fragiles de la société et notamment
à administrer l’affectation des crédits. De fait, l’État soutient massivement
les fractions économiquement et idéologiquement dominantes servant
l’utopie d’une autorégulation des systèmes de production et d’échange par
la concurrence des intérêts privés ; avec pour conséquence, si l’on y ajoute
la défense de la propriété privée et la recherche de la rentabilité financière
la plus élevée, une forte concentration des richesses et une croissance des
inégalités (voir, entre autres, Lazzarato, 2015). Ainsi, les IMF qui servent les
fractions les mieux loties du secteur bénéficient globalement de davantage
de subventions que les organisations à statut non lucratif et au service du
développement (Cull et al., 2009). Rien d’étonnant, compte tenu des vertus
accordées à la concurrence des intérêts, à ce que se développe une agressivité
commerciale entre pourvoyeurs de fonds, entre IMF et entre leurs agents
de crédits afin d’atteindre les objectifs de croissance des organisations. La
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concurrence se trouve davantage au service d’une extension des réseaux que
d’une baisse des coûts des services offerts et d’un ajustement aux besoins
effectifs des populations (Guérin, 2015 ; Servet, 2015). En retour, les banques
de microcrédit, paraissant présenter moins de risques et offrant des normes
d’évaluation bien connues des établissements financiers, sont évidemment
celles qui sont financées en priorité par les investisseurs, pour qui les pla-
cements dans le microcrédit, malgré ses crises, dégagent des marges plus
importantes que des placements financiers classiques, en particulier depuis
les turbulences globales de la finance après 2007 (Servet, 2015). C’est un argu-
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

ment que ne manquent pas de mettre en avant les intermédiaires financiers


du secteur microfinancier en les qualifiant de « placements alternatifs ».
N° 225

18 Voir note 2.

42
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

Pourtant, le poids du néolibéralisme ne s’arrête pas à un appui aux inté-


rêts financiers dominants. L’idée selon laquelle les IMF doivent et peuvent
s’autofinancer est, encore à ce jour, largement contredite par les faits. Si l’on
tient compte de l’ensemble des subventions, directes et indirectes (y compris
par des prêts à taux préférentiels), dont bénéficient les IMF, les puissances
publiques sont mobilisées via plusieurs canaux au développement d’un
secteur financier modelé par des lois et règlements, selon les principes de
la concurrence. D’après les données du MIX Market, un quart d’entre elles
seulement ne seraient pas subventionnées (Cull et al., 2009 ; D’Espallier et al.,
2013). Une analyse plus fine montre que les IMF les plus aidées sont, d’abord
et avant tout, celles à statut lucratif (et en premier lieu les banques), de plus
grande taille, ciblant des emprunteurs plus aisés19, en priorité les hommes
(Morduch, 2015). Les banques de microcrédit bénéficieraient de 241 dollars
en moyenne par emprunteur servi, contre 117 dollars pour les ONG. Il s’agit
toutefois là de données moyennes. On constate que des organisations à statut
lucratif ont des montants moyens de crédits offerts inférieurs à ceux des
coopératives d’épargne et de prêt, par exemple. Cela tient à ce que la durée
de ces prêts est plus faible (quatre mois par exemple contre plus d’un an).
Le volume total prêté sur une année à un même client est supérieur, mais
le risque pris à consentir un prêt à cycle de remboursement court et pour
un montant inférieur est plus faible. Rien d’étonnant par ailleurs à ce que
ce type de prêts soit davantage utilisé pour la gestion courante des budgets
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domestiques, donc pour acquérir des biens de consommation. Toutefois,
s’attacher uniquement à des critères financiers et commerciaux, tant pour
évaluer les performances des organisations comme étant des entreprises
pourvoyeuses de services financiers, que pour apprécier l’extension du sec-
teur pour répondre aux besoins d’inclusion financière, tout comme tester
selon ces mêmes critères la résilience à la montée des impayés, risque fort
de laisser de côté l’essentiel de la transformation en cours : la contribution
du microcrédit, dans ses formes dominantes actuelles20, à la gouvernance
néolibérale des sociétés. L’endettement des ménages est un puissant moyen

19 D’après Jonathan Morduch (2015), si l’on prend le montant du prêt moyen rapporté
au PIB par habitant, le ratio est de 0,5 pour les ONG, de 1,1 pour les Non Banking
Financial Institutions et de 3,4 pour les banques. Même si le montant des prêts
est une proxy très approximative du profil des emprunteurs, on constate tout de
même un grand décalage de clientèle entre ONG et organisations à but lucratif.
20 Nous avons développé par ailleurs une analyse des formes alternatives de microcrédit,
tout en soulignant leurs difficultés à exister. Voir par exemple Isabelle Guérin (2015).

43
Cyril Fouillet – Isabelle Guérin – Solène Morvant-Roux – Jean-Michel Servet

pour normer les comportements des populations, notamment lorsque cet


endettement résulte de pratiques de démarchage et d’agressivité commerciale
telles que celles décrites ici. Les contraintes du remboursement doivent faire
intégrer aux ménages, plus encore avec l’éducation financière, la bonne ges-
tion des ressources domestiques et des capacités de chacun de devenir une
sorte d’entrepreneur de lui-même. Il s’agit notamment d’inciter à réduire
les dépenses jugées inutiles et à épargner pour investir productivement.
Simultanément, les besoins de clients jugés moins solvables et plus risqués
sont ignorés. En cela, le microcrédit est bien un dispositif du néolibéralisme,
au sens donné à ce terme par Michel Foucault21.

AUTEURs

Cyril Fouillet
Professeur associé d’économie à l’ESSCA School of Management, Angers.
Ses thèmes de recherches portent sur les dimensions économiques,
spatiales et politiques de l’inclusion financière ainsi que sur l’économie
du développement.
cyril.fouillet@essca.fr
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Fouillet C., Harriss-White B., Hudon M. (dir.), 2013, « The Field of Micro-
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Studies, vol. 41, supplément n° 1.
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Isabelle Guérin
Directrice de recherche à l’IRD (Institut de recherche pour le déve-
loppement), socioéconomiste, chercheure au Cessma (Centre d’études
en sciences sociales sur les mondes américains africains et asiatiques),
associée à l’Institut français de Pondichéry. Ses travaux actuels portent
sur la financiarisation des économies domestiques, en étudiant à la fois
comment la financiarisation produit de nouvelles formes d’inégalités,
d’exploitation et de domination, mais aussi des formes novatrices basées
janv.-mars 2016 – Revue Tiers Monde

sur la solidarité, sources de changement social.


isabelle.guerin@ird.fr

21 Ce dispositif étant entendu comme un ensemble stratégique de discours,


d’énoncés savants, de mesures administratives, de décisions réglementaires et
de propositions de toute nature visant à manipuler les humains pour les amener
non pas simplement à se soumettre à l’ordre dominant mais à en devenir utile
N° 225

en tant que leur coproducteur (Foucault, 2001).

44
De gré ou de force : le microcrédit comme dispositif néolibéral

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Verschuur Ch., Guérin I. Guétat-Bernard H., 2015, Sous le développement,
le genre, Marseille, IRD.

Solène Morvant-Roux
Maître-assistante à l’Institut de démographie et de socioéconomie de
l’université de Genève (Suisse).
solene.morvant@unige.ch
A récemment publié :
Bouquet E., Morvant-Roux S., Rodríguez-Solís G., 2015, « Agricultural
Workers, Credit Rationing and Family Networks in Rural Mexico », Journal
of Development Studies, vol. 51, n° 5.
Morvant-Roux S., Roesch M., 2015, « The Social Credibility of Microcredit
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Londres, Zed Books.
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Jean-Michel Servet
Professeur d’études du développement à IHEID (Institut des hautes études
internationales et du développement – Genève, Suisse) et chercheur
associé au Cessma (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes
africains, américains et asiatiques – IRD/Université Paris-Diderot). Ses
thèmes de recherche sont les alternatives solidaires à la crise, l’inclusion
financière et l’histoire de la pensée et des pratiques économiques et
financières dans une perspective polanyienne.
A récemment publié :
Servet J.-M., 2015, La Vraie Révolution du Microcrédit, Paris, Éd. Odile
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Hillenkamp I., Servet J.-M. (dir.), 2015, Le Marché autrement. Marchés
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