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Stratégie et création
de valeur
U
n grand nombre de responsables résistent que rarement à l’épreuve du temps
d’entreprise s’accorde pour dire (Peters, Waterman, 1997), au-delà même
que l’élaboration, formalisée ou des biais méthodologiques ou des effets de
non, d’une stratégie occupe une place très halo (Foster et Kaplan, 2001), dont ils peu-
importante sur leur agenda. Ils regrettent, vent souffrir. Ainsi, Foster et Kaplan (2001)
cependant, que les résultats ne soient pas à notent que seules 74 des 500 entreprises qui
la hauteur des efforts consentis et que la composaient le Standard & Poor Index
plupart des processus utilisés, trop souvent (S&P 500) en 1957 avaient survécu en
assujettis à des jeux politiques, engendrent 1997. De plus, entre 1957 et 1998, 12
peu d’idées nouvelles. Une enquête récente d’entre elles, seulement, avaient atteint des
(“Improving strategic planning : A McKin- performances supérieures au S&P 500.
sey Survey”, Web exclusive September Enfin, si en 2001 le S&P 500 avait été com-
2006) montre à quel point les démarches de posé des mêmes entreprises qu’en 1957,
planification stratégique mises en œuvre se son niveau aurait été de 20 % inférieur
révèlent peu adaptées aux exigences nou- chaque année. Jim Collins, dans un article
velles. Sur près de 800 dirigeants interro- accompagnant le plus récent classement des
gés, moins de la moitié (45 %) se déclarent Fortune 500, note que sur les 500 entre-
satisfaits et, moins du quart (23 %) consi- prises qui composaient la liste à l’origine en
dèrent que ces processus ont effectivement 1955, il n’en reste que 71 en 2008, alors que
servi de cadre aux décisions stratégiques les près de 2000 en ont fait partie, à un moment
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Ainsi, les outils utilisés avec succès au transformations, partielles ou totales, tous
cours des récentes décennies sont souvent les 3 ou 4 ans. Aujourd’hui, toutes ont inté-
inexploitables, voire dangereux pour des rêt à s’interroger. « Huit ou dix ans… de
choix stratégiques qui, par nature, sont des- nos jours, c’est le paradis » remarque
tinés à façonner l’avenir. L’action la plus Adrian Slywotzky, comme le confirment
pertinente aujourd’hui peut s’avérer catas- par ailleurs les diverses études du BCG sur
trophique demain, en raison de change- la création de valeur (BCG, 2006 ; 2008,
ments aussi radicaux que soudains. Il n’est 2003). La seule prévision fiable est que le
qu’à voir les turbulences auxquelles sont chaos va durer et qu’il est sage de s’y pré-
soumises les économies depuis juillet 2007 parer. Nous pouvons prétendre ignorer le
pour s’en convaincre, crise financière et chaos mais le chaos, lui, ne nous ignore pas.
crise économique aux évolutions et durée Parallèlement, et en premier lieu, malgré
imprévisibles. Combien de plans revus à l’abondance de publications, la pensée stra-
l’été 2008 à cause de la hausse du prix des tégique traverse une crise ; Gary Hamel
matières premières doivent l’être à nouveau parle de l’absence d’un réel corpus théo-
en fin d’année face à l’effondrement des rique (Hamel, 1997). Ensuite, une crise de
cours. Comme le faisaient remarquer, dés le leadership est incontestable, dans tous les
milieu des années 1990, Jack Welch et Herb domaines, publics et privés, et ce, à tous les
Keheller : « Dès que vous aurez mis le point niveaux. Plus il y a d’ouvrages écrits sur le
final à votre plan stratégique à 3 ou 5 ans, il sujet, plus il semble difficile de trouver de
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des performances sur une période plus très proche, toutes les matrices proposées
longue, utilisant les mêmes critères (75 et pour « classer » les performances prennent
75 en 1984) en comparant les performances en compte la croissance du chiffre d’af-
sur deux cycles : 1984-1993 et 1994-2003. faires (top line growth), d’une part et celle
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valeur actuelle et future de ses différentes tion boursière et de la dette, au résultat i.e.
activités, et celles qui se rapportent à la à l’EBITDA.
manière dont les marchés monétisent ces Tôt ou tard toute entreprise qui a connu une
« fondamentaux » c’est-à-dire aux attentes période de croissance rapide est condamnée
des actionnaires appréciées à travers les à voir son « multiple » se réduire et tendre
« multiples de valorisation ». vers la moyenne du marché, avec une prime
boursière qui, elle-même, tend vers zéro.
Les « fondamentaux » Par ailleurs, une partie de la prime échappe
Ils recouvrent l’ensemble des variables qui au contrôle de l’entreprise car elle est liée à
se trouvent au cœur de la gestion de valeur des facteurs tels que la croissance du PIB,
(value management) et constituent la valeur l’attrait du secteur, etc. En fait, la valeur
sous-jacente des activités de l’entreprise absolue du « multiple » a moins de perti-
c’est-à-dire la valeur actualisée des futurs nence que sa valeur relative, c’est-à-dire sa
cash-flows estimés à partir des marges, de comparaison avec celle des concurrents. La
l’efficacité dans l’utilisation du total des valeur relative dépend d’éléments tels que :
actifs (fixes et circulants), de la croissance atteindre systématiquement les objectifs
et du coût du capital. Pour évaluer les « fon- annoncés, être leader sur ses marchés, déve-
damentaux », le BCG (2006) a recours à lopper des marques reconnues et fortes,
des variables de substitution, combinant la construire et maintenir un capital intellec-
croissance du CA et l’évolution des marges tuel reconnu, etc., qui restent sous le
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logique qui lie l’ensemble des activités fai- capitaux évalueront correctement le porte-
sant de l’entreprise leur « propriétaire natu- feuille d’activités ?
rel » ? Ces deux questions doivent trouver
une réponse dans la stratégie de l’entre-
III – VERS DE NOUVEAUX MODES
prise. Toute réponse ambiguë ou obscure
DE CHOIX STRATÉGIQUES
est pénalisée par les marchés, les investis-
seurs s’interrogeant sur la contribution de Traiter en parallèle stratégie d’activité et
chacune des activités à la création de valeur. d’entreprise, stratégie financière et stratégie
De plus la stratégie de l’entreprise doit faire d’investisseurs au lieu de les considérer
évoluer la composition du portefeuille car séparément forme la base de nouveaux
les activités arrivées à maturité ne créent modes de choix stratégiques conduisant à
plus assez de valeur pour les actionnaires. de nouvelles pratiques. Les politiques
L’entreprise doit donc réduire le poids de financières ainsi que les objectifs et priori-
ces activités dans son portefeuille et en tés des investisseurs ont des implications
développer ou acquérir d’autres dont le importantes pour les stratégies et récipro-
potentiel de création de valeur soit plus quement. Ainsi prenons l’exemple d’un
élevé du fait des capacités opérationnelles, investissement dans une nouvelle activité
financières ou de « parenting » existantes. prometteuse de croissance et dont le rende-
Ce dilemme entre, d’un côté, la défense du ment est supérieur au coût du capital. La
cœur historique des activités et de l’autre, le question est de savoir si, malgré tout, il
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2. McKinsey appelle ce rendement « l’intensité de création de valeur » définie comme la création de valeur pour
l’actionnaire par unité monétaire (dollar, euro, etc.)
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résultats passés et annoncent les résultats à ment du taux de croissance est lié au cycle
venir. Le prix de l’action sur le marché de vie de l’activité et s’accompagne, du fait
intègre les taux de croissance et de rentabi- de pressions concurrentielles plus fortes,
lité passés et attendus. Pour que le « mul- d’un affaiblissement des marges. Le cash-
tiple » augmente ainsi que le cours de l’ac- flow va souffrir. L’effet combiné de la dété-
tion et donc le TSR, l’entreprise doit rioration des « fondamentaux » et des
« surprendre », positivement, les action- attentes joue sur le « multiple », le prix de
naires en réalisant des performances supé- l’action et le TSR. Tôt ou tard, toute entre-
rieures à celles qui sont déjà incorporées au prise qui a connu une phase de croissance
prix actuel. Ces nouvelles performances rapide devra faire face à une compression
seront à leur tour intégrées au prix de l’ac- de son « multiple ». Ce phénomène naturel
tion qui pour continuer à progresser exigera peut-il être évité ou enrayé ?
des performances encore supérieures. Le Les dirigeants sont enclins à penser que les
moulin tourne de plus en plus vite. Quand « multiples » échappent en grande partie à
une entreprise surpasse les attentes des leur contrôle, car ils dépendent de facteurs
investisseurs, non seulement le marché exogènes à l’entreprise tels que les condi-
réagit en faisant monter le prix de l’action tions économiques générales, l’état et l’at-
mais encore il fait tourner le moulin plus trait des secteurs d’activité, les secousses
vite. Une entreprise avec un taux de crois- géopolitiques, les tendances démogra-
sance et de rentabilité élevés peut ainsi se phiques et socio-économiques, les poli-
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D’un côté il faut trouver des activités à fort une priorité pour développer le potentiel de
taux de croissance, en surpassant les croissance.
attentes des actionnaires ou au moins en en Les « Underperformers » n’ont pas d’autre
limitant le déclin, de façon à prolonger la choix que de se concentrer sur les « fonda-
croissance du « multiple » et du prix de mentaux » : rentabilité d’abord, croissance,
l’action. ensuite, en essayant de convaincre les
D’un autre coté il est possible d’opter pour actionnaires de la possibilité d’un redresse-
une stratégie sacrifiant une partie de la ment radical. Les « Optimistes » ont déjà
croissance au profit d’autres priorités fait une partie du chemin en améliorant la
comme, par exemple, l’accroissement des rentabilité grâce à des efforts de producti-
marges de manière à faire évoluer les résul- vité et à une restructuration de leur porte-
tats plus fortement que le chiffre d’affaires. feuille. Ils peuvent alors se concentrer sur la
C’est au moment où les « multiples » sont croissance afin de ne pas décevoir les
au plus haut qu’il faut agir en pensant à l’in- attentes des investisseurs, éventuellement
évitable ralentissement, en utilisant un prix par le rachat d’une entreprise parmi les
d’action élevé pour prendre le contrôle « Champions ignorés ». Ces derniers n’ont
d’entreprises dont l’action est plus faible- pas la confiance des investisseurs ; ils ne les
ment appréciée, ses potentiels de croissance font plus rêver. Soit le moulin tourne trop
et de rentabilité incomplètement exploités vite et les « fondamentaux » bien que
et où l’avantage « parental » du repreneur solides laissent planer un doute sur la capa-
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Source : BCG.
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comme nous l’avons vu précédemment, uti- marchés servis, est une base solide pour
liser leur prime boursière stratégiquement élaborer une stratégie d’entreprise. Être à
puisqu’ils disposent d’une monnaie court de cash pour financer la croissance
d’échange, le prix de l’action, qui leur per- induira une augmentation de l’endettement
met d’accroître leur périmètre et de prépa- ou un appel à l’actionnariat, toujours pro-
rer un éventuel atterrissage en douceur de blématique quand les ressources mobili-
leur « multiple ». Croissance externe et sables par l’entreprise apparaissent insuf-
croissance interne sont recommandées dans fisantes. Avoir un taux de croissance
ce cas ; il faut en profiter pour construire soutenable largement supérieur au taux de
une position dominante. croissance possible sera tout aussi pénali-
En bref une stratégie de « multiple » ne fait sant car trop de liquidités vont se lancer à
que renforcer un certain nombre de mes- la poursuite d’un nombre réduit d’occa-
sages familiers. À court et à long terme sions d’investissement. L’intensité de la
bien gérer le portefeuille d’activités, créer concurrence rend alors plus aléatoire toute
des initiatives de croissance pour chaque création de valeur s’appuyant sur la crois-
activité, atteindre l’excellence opération- sance interne. La croissance externe n’est
nelle, utiliser les services du siège de pas plus aisée, un plus grand nombre de
manière optimale et avoir une stratégie qui prédateurs pourchassant un nombre limité
permette de choisir ses investisseurs. de proies. Pour faire face à cette situation
les entreprises ont recours à la distribution
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seurs, soit de maintenir le niveau de renta- Reste à choisir le mode de distribution des
bilité actuelle en renonçant en partie à des liquidités : dividende ou rachat d’actions.
investissements préparant la croissance à La plupart des entreprises font appel aux
long terme mais dont la rentabilité à court deux, simultanément ou séquentiellement.
terme est inférieure. De nos jours, une L’impact d’une distribution sur le TSR sera
entreprise a souvent intérêt à utiliser son différent selon qu’il s’agisse d’un fait épi-
capital pour créer de la valeur à court terme sodique ou d’une pratique plus systéma-
afin de se garantir le droit de créer de la tique. Dans le premier cas le TSR ne sera
valeur à long terme. Maximiser la flexibi- pas profondément modifié et le choix sera
lité en conservant des liquidités pour de essentiellement lié au traitement fiscal de
futures occasions de croissance n’est pas chaque mode. Dans le second, en revanche,
toujours prudent. En effet, longtemps l’impact est important et dépend du mode
considérée comme le signe d’un bilan de distribution retenu.
solide, ce type de flexibilité est aujourd’hui Le rachat d’actions présente deux avantages
perçu comme un signe de paresse. Les incontestables. Il est flexible car ne s’inscri-
liquidités constituent de plus en plus sou- vant pas dans la durée et a un effet arithmé-
vent un piège. En comparant le taux de ren- tique immédiat sur le gain par action (EPS).
dement des liquidités au coût du capital ou Mais comme nous l’avons vu précédem-
au TSR moyen, il est facile de comprendre ment, le gain par action n’a que peu d’in-
la réaction des investisseurs : un taux de fluence sur les « multiples ». Quand il en a,
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sur l’autre. Leur caractère plus sûr fidélise investors), de ceux qui décident en fonc-
les investisseurs actuels, notamment les tion de critères et règles « mécaniques »
fonds d’investissement qui intègrent les strictes, déléguant leur pouvoir à l’ordina-
dividendes dans leurs stratégies de porte- teur (mechanical investors) et enfin des
feuille, et en attirent de nouveaux qui privi- « traders » qui s’intéressent essentielle-
légient le long terme. ment aux gains à court terme (Palter et al.,
Les stratégies financières devraient donc 2008 ; Jiang et Koller, 2007).
aider l’équipe de direction à choisir la Étant donné que c’est le TSR relatif qui
structure du capital qui optimise le coût du importe le plus et que, en fin de compte, les
capital, la part des liquidités qui doit être actionnaires sont les juges de paix qui déci-
distribuée et la manière de le faire, la flexi- dent si les décisions et les actions des diri-
bilité financière optimale pour assurer la geants créent de la valeur, il est recom-
croissance dans le futur. mandé de comparer la composition de son
actionnariat face à celui des concurrents.
4. Les stratégies liées Quels sont nos principaux investisseurs par
au choix des investisseurs rapport aux leurs ? Nos actionnaires sont-ils
Les investisseurs n’ont pas tous les mêmes en accord avec notre stratégie ? Quelles
attentes. Leurs attitudes et comportements politiques mettre en place pour faire migrer
face au risque, à la croissance, à la rentabi- notre actionnariat afin d’obtenir une
lité varient très sensiblement. La plupart meilleure adéquation entre nos ambitions et
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même qu’il n’est pas difficile de com- met le mieux de répondre aux espoirs des
prendre les conséquences de mauvais choix. différents acteurs.
Mettre au cœur de la stratégie d’entreprise Elle permet de gagner quand tout va bien et
(activités et portefeuille) la création de de moins souffrir quand l’environnement
valeur à court et à long terme est probable- est moins porteur. Pour y arriver il faut
ment, de nos jours, la source la plus solide d’abord faire l’effort de comprendre ce
et la plus durable d’avantages concurren- qu’ont été les composants historiques du
tiels, celle qui permet de transformer les TSR et de construire les moteurs de la
ambitions et rêves en réalités, celle qui per- croissance future.
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