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Les trois dimensions de la décision d'entreprendre

Émile-Michel Hernandez
Dans Revue française de gestion 2006/9 (n° 168-169), pages 337 à 357
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746216716
DOI 10.3166/rfg.168-169.337-357
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E N T R E P R E N E U R I AT
PAR ÉMILE-MICHEL HERNANDEZ

Les trois dimensions


de la décision
d’entreprendre
D
La décision de créer une e nombreux ouvrages et articles présentent la
entreprise nouvelle
constitue pour un
prise de décision comme une dimension essen-
entrepreneur un moment tielle du travail du manager. C’est là un aspect
essentiel, une décision suffisamment connu des sciences de gestion pour qu’il
originelle, fondatrice. On
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aurait donc pu s’attendre à ne soit pas nécessaire d’y revenir. Parmi tous ces auteurs
ce que tous les modèles L. Sfez (1984) va même plus loin puisqu’il n’hésite pas
d’entrepreneuriat accordent
à qualifier la décision de véritable idéologie profession-
à cette décision la place qui
lui revient. Or elle est très nelle offrant au groupe social des managers, mais aussi
souvent absente, l’entrepre- à celui des politiques, un cadre de référence précis légi-
neur apparaissant plus
comme un agent pris dans
timant son mode d’intervention et ses prérogatives. Le
un contexte qui le pousse travail de l’entrepreneur, comme celui du manager,
vers l’entrepreneuriat que l’amène à prendre des décisions cruciales. La création
réellement comme un acteur
décidant en toute d’une organisation, la participation à un processus
connaissance de cause de d’émergence organisationnel, nécessite des choix d’op-
créer sa propre
tions, des prises d’initiatives, toutes situations où il faut
organisation. C’est ce
paradoxe qui a amené à décider, où il faut en outre décider souvent et vite. Mais
traiter de cette parmi toutes les décisions que le créateur d’une entre-
problématique à travers
l’étude de la littérature et
prise est amené à prendre l’une est spécifique et n’ap-
un travail empirique de partient qu’à lui ; c’est celle que le manager salarié
recueil de quarante récits de d’une organisation existante n’a pas pris et le plus sou-
vie de créateurs
d’entreprise. Il en ressort
vent ne prendra jamais : à savoir la décision de créer une
trois dimensions principales entreprise nouvelle. Voilà en quelque sorte pour l’entre-
de la décision preneur la décision originelle, la décision fondatrice,
d’entreprendre: rationalité,
logique d’action, celle qui fait qu’on devient entrepreneur ou qu’on ne le
construction de sens. devient pas. Cette décision originelle constitue sûre-
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ment une dimension essentielle du proces- création sans faire aucunement mention
sus entrepreneurial. Il était donc légitime d’une décision de créer. Seuls sept modèles
de penser que tous les modèles d’entrepre- sur trente-deux2 font véritablement mention
neuriat accorderaient à cette décision la d’une décision de créer.
place qui lui revient. Or l’étude de trente- Deux autres modèles (Krueger, 1989 ;
deux modèles d’entrepreneuriat1 fait au Boyd et Vozikis, 1994) font référence à
contraire ressortir que cette dimension est une « intention » de créer. Mais intention3
le plus souvent absente. L’individu devient n’est pas décision. En France les enquêtes
entrepreneur mais sans véritablement font régulièrement ressortir que plusieurs
l’avoir décidé. Il apparaît plus souvent millions de français ont l’intention de
comme un agent pris dans un contexte qui créer une entreprise, mais chaque année
le pousse vers l’entrepreneuriat que réelle- moins de deux cent mille s’y risquent vrai-
ment comme un acteur décidant en toute ment (Le Monde, 25 juillet 2003, p. 9).
connaissance de cause de créer sa propre L’intention ne suffit pas, il faut le passage
organisation. à l’acte pour reprendre le vocabulaire des
Le plus connu de tous ces modèles est psychanalystes. La décision est ce qui se
incontestablement celui de Shapero (1975). traduit par le passage à l’acte entrepreneu-
L’entrepreneur n’y apparaît pas comme un rial, c’est-à-dire l’initiation d’un processus
véritable décideur mais plutôt comme un complexe de détection et d’exploitation
individu qui, sous l’influence d’un d’opportunités.
ensemble de facteurs d’origine psycholo- C’est cette place limitée accordée par la
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gique (la disposition à l’action), sociolo- plupart des modèles à la décision qui a
gique (la crédibilité de l’acte), économique amené à s’y intéresser et à entreprendre
(la faisabilité, l’accessibilité des res- cette recherche et la rédaction de cet article.
sources), contextuelle (la discontinuité ou L’étude de la littérature et un travail empi-
le déplacement), passe à l’acte. De même le rique de recueil de quarante récits de vie de
modèle de Gartner (1985) recense une créateurs permettent de présenter les trois
longue liste de variables individuelles, dimensions principales de la décision d’en-
environnementales, organisationnelles et treprendre : rationalité, logique d’action, et
processuelles débouchant sur une nouvelle construction de sens.

1. Belley (1989), Boutillier et Uzunidis (1999), Boyd et Vozikis (1994), Bruyat (1993), Bygrave (1989), Campbell
(1992), Cooper (1971), Covin et Slevin (1991), Fayolle (1996), Gartner (1985), Greenberger et Sexton (1988),
Guth, Kumaraswamy et McErlean (1991), Hernandez (2001), Herron et Robinson jr (1993), Herron et Sapienza
(1992), Hornsby, Naffziger, Kuratko et Montagno (1993), Keats et Bracker (1988), Krueger (1989), Larson et Starr
(1993), Learned (1992), Le Marois (1985), Liles (1974), Long et McMullan (1984), Martin (1984), Pleitner (1985),
Shapero (1975), Solymossy et Hisrich (2000), Starr et Fondas (1992), Vanderwerf (1993), Verstraete (1999),
Watkins (1976), Youaleu et Filion (1996).
2. Ceux de Campbell (1992), Cooper (1971), Greenberger et Sexton (1988), Hernandez (2001), Hornsby, Naffziger,
Kuratko et Montagno (1993), Learned (1992), Long et McMullan (1984).
3. Le thème de l’intention entrepreneuriale mobilise aujourd’hui l’attention des chercheurs puisque deux thèses
récentes de doctorat en sciences de gestion viennent de lui être consacrées : celle de S. Emin, « L’intention de créer
une entreprise par des chercheurs publics : le cas français », université Pierre-Mendès France, Grenoble, le 21
novembre 2003 ; et celle de A. Tounès, « L’intention entrepreneuriale. Une recherche comparative entre des étu-
diants suivant des formations en entrepreneuriat (bac + 5) et des étudiants en DESS CAAE », université de Rouen,
le 15 décembre 2003.
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 339

Les créateurs interrogés4 avaient tous créé L’entrepreneuriat est une discipline en
leur entreprise depuis moins de deux ans. émergence qui dépasse sans nul doute le
S’intéresser à des créateurs récents présente seul domaine de la gestion strict sensu.
deux avantages. D’abord, ils sont encore Dans notre conception de l’entrepreneur
capables de raconter de façon suffisamment comme initiateur d’un processus complexe,
précise leur décision. Ensuite, cela limite il s’agit d’un processus à la fois écono-
les risques de rationalisation a posteriori mique et social. Une théorie complète de
même s’ils ne disparaissent pas totalement. l’entrepreneur devra prendre en compte
Ces récits constituent un corpus suffisant cette double dimension (Hernandez, 2001,
pour la recherche menée qui peut être qua- p. 228). Son absence oblige encore aujour-
lifiée de qualitative et exploratoire. Avec d’hui le chercheur à traiter d’entrepreneu-
quarante récits la saturation théorique, riat en se référant à plusieurs domaines
c’est-à-dire le moment à partir duquel l’ap- théoriques.
prentissage incrémentiel est minime, le
1. La décision d’entreprendre comme
chercheur observant des phénomènes déjà
processus rationnel
constatés, est atteinte.
Plusieurs types de travaux de recherche Pendant longtemps les économistes se sont
sont successivement évoqués (théories éco- peu intéressés à l’entrepreneur, ou s’y sont
nomiques, sociologie, etc) il s’agit en effet intéressés de façon tout à fait accessoire une
d’une nécessité pour traiter d’un processus, fois oubliée l’impulsion donnée par J.B. Say.
l’entrepreneuriat, qui est encore à la L’un des premiers auteurs modernes à avoir
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recherche de son « one best way » théo- proposé une véritable théorie de l’entrepre-
rique ; processus selon nous beaucoup trop neur est incontestablement M. Casson
complexe pour être décrit de façon satisfai- (1991) dans son ouvrage L’entrepreneur. Il
sante par un seul référentiel théorique. Trai- constate et regrette cette lacune dans la
tant de cette difficulté, et se référant à l’im- théorie économique contemporaine : « On
portant article de Shane et Venkataraman peut dire de façon très catégorique qu’il
(2000), William B. Gartner écrit : « I n’existe actuellement aucune théorie de
believe that their article indicates that a l’entrepreneur bien établie. Ce champ d’in-
theory of entrepreneurship that could vestigation a été abandonné par les écono-
encompass the variety of research efforts mistes aux sociologues, aux psychologues
and ideas that reflect current entrepreneur- et aux spécialistes de sciences politiques. À
ship scholarship is unlikely. Is there an ele- dire vrai, presque toutes les sciences
phant in current entrepreneurship scholar- sociales ont une théorie de l’entrepreneur, à
ship ? Can the study of the parts of current l’exception des sciences économiques. »
entrepreneurship scholarship lead to a com- (Casson, 1991, p. 9). Pour combler cette
prehensive theory in entrepreneurship ? lacune, il propose une théorie de l’entrepre-
No » (2001, p. 34). neur considéré comme un coordinateur.

4. Il s’agit d’entrepreneurs rencontrés dans mon travail d’enseignant-chercheur en entrepreneuriat dans la région de
Saint-Nazaire, puis dans la région de Reims.
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C’est l’existence de l’entrepreneur qui rend miques. Il faut également que l’espérance
la coordination possible, coordination de rémunération soit suffisante pour que
nécessaire au bon fonctionnement de l’en- d’une part, l’individu renonce à ses loisirs
treprise. Et c’est de ce travail de coordina- et se mette au travail. Ceci paraît évident
tion qu’il retire son gain : « L’entrepreneur dans nos sociétés, mais n’a rien d’une évi-
intervient en négociant avec les personnes dence universelle. Il ne faut pas oublier
concernées de façon à s’approprier au qu’il existe des sociétés sans concept de
moins une partie, sinon la totalité des avan- travail (Chamoux, 1994). Et d’autre part,
tages de la coordination. » (Casson, 1991, pour qu’il préfère les gains probables d’un
p. 54). travail d’entrepreneur à ceux plus certains
Pour Casson, un individu fonde sa décision d’un travail salarié.
de devenir ou non entrepreneur sur une J.-C. Papillon (2000) reprend cette analyse
comparaison entre la rémunération escomp- économique d’un marché des entrepreneurs
tée d’une telle fonction et celle qu’il pourra en y ajoutant d’intéressantes précisions
tirer de la meilleure occupation de son liées au fait qu’il vit en France, contexte
temps dans une autre fonction, sachant qu’il tout à fait différent en matière d’entrepre-
existe trois possibilités d’occupation à plein neuriat de l’Angleterre de Casson. D’abord
temps : la fonction d’entrepreneur, un tra- il insiste sur l’avantage accordé par les
vail différent ou le loisir. entreprises françaises aux diplômés, qui
L’approche économique de Casson le rend très difficile un parcours organisation-
conduit à parler d’un « marché des entre- nel satisfaisant pour un non-diplômé :
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preneurs », rencontre d’une offre et d’une « Est-ce à dire que seuls les diplômés ont
demande d’entrepreneurs réels. La les capacités pour exercer la fonction
demande d’entrepreneurs dépend du d’entrepreneur ? Non évidemment. Mais la
rythme des changements dans l’économie. seule manière que les non-diplômés ont d’y
Plus ces changements surviennent rapide- parvenir est de créer leur propre
ment, plus grande est la demande d’entre- entreprise. » (Papillon, 2000, p. 64).
preneurs et leur rémunération élevée. Ensuite il relève le coût d’opportunité du
L’offre est, elle, d’autant plus grande changement c’est-à-dire du passage du
qu’est important le « stock » d’aptitudes à salariat au non-salariat, à l’entrepreneuriat :
entreprendre dans la population. Enfin, la « Le risque supporté par l’entrepreneur
rémunération de l’entrepreneur dépend du n’est pas indépendant des droits associés au
rythme des changements économiques, de statut de salarié. Plus le salaire est garanti et
la répartition des fortunes individuelles et relié à des droits sociaux futurs, plus il est
du cadre social et institutionnel du système coûteux de quitter ce statut. » (Papillon,
économique dans son ensemble. Autre- 2000, p. 69). Il constate que notre système
ment dit, pour que des individus décident social incite peu à créer une entreprise, et ce
de devenir entrepreneurs, ll faut à la fois d’autant moins qu’on a un diplôme élevé
qu’il y ait dans la population des candidats donc des espérances de gains et de statuts
ayant une aptitude à entreprendre et importants : « On comprend que peu nom-
qu’existe une demande d’entrepreneurs breux sont les Polytechniciens créateurs de
liée aux changements macro-écono- leur entreprise. »
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 341

Par la suite, quelques auteurs ont présenté riat. Il y intègre aussi un ensemble de fac-
des approches économiques de la décision teurs externes comprenant les taux d’inté-
de créer. C. A. Campbell a, en 1992, pro- rêt, la richesse accumulée, les salaires (et
posé un modèle théorique de la décision conditions de travail dans le secteur sala-
pour l’acte entrepreneurial. Ce modèle est rié), le risque de chômage, la générosité du
très influencé par les travaux de Casson système social et l’âge de la retraite. En
auquel il rend d’ailleurs hommage de façon d’autres termes si la décision entrepreneu-
explicite : « A complete economic theory of riale dépend de facteurs personnels, elle est
entrepreneurship is a vast and complex task aussi lourdement influencée par des fac-
which only Casson has attempted with teurs économiques sur lesquels l’individu a
much success. » (Campbell, 1992, p. 21). peu de contrôle. Il ressort de son étude des
Pour Campbell la décision de devenir entre- séries statistiques que la probabilité pour un
preneur est une alternative au travail sala- salarié de devenir entrepreneur est corrélée
rié. L’entrepreneur potentiel fait une com- positivement avec la richesse, le risque de
paraison entre ses futurs bénéfices chômage et la durée de travail dans le sec-
d’entrepreneur et ses probables gains de teur salarié, et, négativement, avec les aug-
salarié. La différence de gain espérée est mentations de salaires et des systèmes
liée au revenu moyen d’une activité entre- sociaux des salariés. De plus, l’élévation
preneuriale réussie, pondérée par la proba- des taux d’intérêt tend à décourager la créa-
bilité de succès, et le revenu moyen d’un tion d’entreprise, et les jeunes choisissent
travail salarié, pondéré par l’espérance de plus l’entrepreneuriat que les vieux salariés,
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trouver un emploi. Il insiste sur le fait que ces deux derniers éléments ne constituant
l’entrepreneuriat n’est pas un phénomène pas une différence statistiquement signifi-
purement psychologique, même si la cative.
dimension psychologique y est importante, E. J. Douglas et D. A. Shepherd (2000)
mais comporte aussi une réelle dimension s’appuient sur les travaux de leurs prédé-
économique : « Economic motives are cesseurs pour proposer eux aussi un modèle
important in the decision to become an économique plus complexe du choix de
entrepreneur. » (Campbell, 1992, p. 22). Par carrière présentant l’entrepreneuriat comme
conséquent la décision de créer peut être une réponse maximisant l’utilité du déci-
décrite par un modèle économique de maxi- deur. Leur modèle présente deux particu-
misation d’utilité. larités intéressantes. D’abord, ils introdui-
L’intérêt du travail de J. G. Eisenhauer sent la notion de carrière professionnelle :
(1995) est qu’il ne se contente pas de pro- « We postulate that the individual chooses
poser un modèle économique de décision an entrepreneurial career path, or a career
entrepreneuriale mais qu’il le teste en s’ap- as an employer, or some combination ot the
puyant sur des séries statistiques couvrant two, according to which career path pro-
une période de 33 ans. Pour cet auteur la mises maximed utility (or psychic satisrfac-
décision entrepreneuriale est basée sur un tion). » (Douglas et Shepherd, 2000,
ensemble de variables personnelles telles p. 321). Bien que le terme ne soit pas usité,
que l’aversion au risque ou la perception cela évoque le concept de « boundaryless
des bénéfices procurés par l’entrepreneu- career » popularisé aux États-Unis par les
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travaux de R. B. Arthur et D. M. Rousseau Après cette présentation de la littérature il


(1996), et en France par ceux de L. Cadin s’agit maintenant d’étudier si parmi les
et al. (1999) sous l’appellation de « carrière quarante récits de vie recueillis cette
nomade ». Ensuite, ils relèvent que ce n’est conception de la décision de créer conçue
pas la présence ou non de tel ou tel facteur comme un processus rationnel correspond
qui est véritablement significative mais leur ou non à une réalité. Ces quarante récits
combinaison : « Although we might expect constituent un corpus suffisant pour la
intending entrepreneurs to be more likely to recherche menée qui peut être qualifiée de
exhibit better abili-ties and more positive qualitative et exploratoire. La logique de la
attitudes towards work, risk, and indepen- recherche est qualitative inductive. Elle a
dance than would intending employees, it is pour objectif de construire une théorie à
the combination which is determining not partir du vécu des acteurs (Hlady-Rispal,
the presence or absence of any one positive 2000). Il s’agit pour reprendre les termes de
attitude. » (Douglas et Shepherd, 2000, G. Koenig (1993) de découvrir des régula-
p. 249). rités à travers l’étude de ce corpus, de révé-
Ces deux mêmes auteurs et Moren ler un ordre caché. Pour ce type d’étude le
Lévesque proposent en l’an 2000 un nombre approprié de cas à étudier dépend
modèle dynamique de maximisation d’uti- de plusieurs facteurs : le thème d’étude lui-
lité. Les individus ont au départ des atti- même et la connaissance existante sur ce
tudes différentes concernant le travail, mais thème, la possibilité d’obtention d’informa-
ces attitudes ne sont pas figées, elles chan- tions complémentaires à partir de nouveaux
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gent lorsqu’ils avancent en âge. Ces diffé- cas. Avec quarante récits la saturation théo-
rences entre les individus, et l’évolution de rique, c’est-à-dire le moment à partir
ces différences, amènent ces auteurs à iden- duquel l’apprentissage incrémentiel est
tifier au minimum cinq trajectoires de car- minime, le chercheur observant des phéno-
rière alternatives. Ils introduisent ici la mènes déjà constatés, est largement
notion de stratégie de carrière (career sta- atteinte.
tegy). Avec ce modèle dynamique on ne H. Bouchiki et J. Kimberly (1994) dans leur
s’intéresse plus seulement au passage du ouvrage Entrepreneurs et gestionnaires
salariat à l’auto-emploi, mais aussi au pas- proposent une typologie de la décision de
sage de l’auto-emploi au salariat. Pour ces créer qu’ils qualifient de « genèse de l’acte
auteurs une carrière professionnelle n’est entrepreneurial ». Ils distinguent cinq types
pas prédéterminée car l’âge n’est pas le seul de décision.
facteur pris en compte pour déterminer La décision réfléchie : elle est l’aboutisse-
l’évolution de l’utilité maximale. Avec ce ment d’un processus systématique d’exa-
dernier modèle on est toujours dans le men et d’évaluation d’un large éventail
champ des économistes, mais on se rap- d’options. Pour ces auteurs une telle
proche beaucoup plus des préoccupations démarche est rare.
de la gestion des ressources humaines La décision par défaut : l’individu n’a pas
qu’avec les premiers modèles de Casson et d’autre choix que la création de sa propre
de Campbell. entreprise pour s’assurer un revenu. Quand
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 343

il devient difficile voire impossible de trou- La décision programmée : dans certaines


ver un travail salarié il ne reste souvent aux familles, dans certains milieux l’entrepre-
plus énergiques qu’à créer leur propre neuriat est une tradition. Les jeunes sont en
emploi. Elle concerne bien évidemment quelque sorte programmés pour entre-
nettement plus de créateurs que la décision prendre. Parvenus à l’âge adulte ils ne se
réfléchie en particulier l’importante catégo- demandent pas quel emploi salarié ils vont
rie des chômeurs créateurs. pouvoir trouver mais quel produit ou ser-
La décision opportuniste : le futur entrepre- vice ils vont pouvoir proposer au marché.
neur n’est pas engagé dans un projet de C’est bien évidemment le premier type, la
création, ni précisément à la recherche décision réfléchie, qui correspond le
d’une idée, d’un thème de création jusqu’au mieux à la décision de créer comme pro-
jour où il prend conscience d’une opportu- cessus rationnel. Sur les quarante récits
nité et décide de s’en saisir. Pour Bouchiki recueillis sept correspondent à des proces-
et Kimberly on rencontre souvent ce pro- sus réfléchis.
cessus dans les domaines de la haute tech- La réflexion peut précéder la décision de
nologie. Et ils citent l’exemple d’An Wang création. Ainsi Mohand S.H. est un jeune
qui a inventé les mémoires à tore de ferrite homme issu de l’immigration. Il a certes un
quand il travaillait dans un laboratoire de diplôme universitaire mais un diplôme peu
recherches de Harvard, en a perçu tout de prestigieux ne garantissant pas un emploi.
suite les retombées commerciales poten- Son capital social (réseau relationnel) est
tielles, a déposé un brevet et créé une entre- faible et il n’a aucune expérience profes-
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prise. Mais cela peut concerner aussi des sionnelle. Conscient de tous ces handicaps
opportunités beaucoup plus banales : idées il considère qu’une première expérience de
de produit ou de service manquant, ren- création d’entreprise lui procurera l’expé-
contre avec un cocréateur potentiel ayant rience qui lui manque encore et accroîtra sa
des compétences complémentaires, posses- crédibilité sur le marché du travail. Son
sion subite d’un capital permettant de capital financier est aussi très réduit aussi
démarrer une activité à la suite d’un héri- choisit-il une activité nécessitant peu de
tage, d’un gain au jeu, d’un licenciement capitaux : la fabrication et la livraison de
avec indemnité, etc. pizzas à domicile. Mais la réflexion peut
La décision impulsive : ici, à la différence aussi suivre la décision de création.
de la décision réfléchie où l’envie d’entre- Philippe C. est un homme expérimenté avec
prendre est suivie d’une réflexion puis un vécu professionnel significatif. Il dirige
d’un passage à l’acte, la décision précède déjà une entreprise qu’il a créée et décide
la réflexion. On agit d’abord, on réfléchit d’en créer une autre. Il relève de la catégo-
ensuite. Une dispute avec un employeur, le rie des multicréateurs. La réflexion
brusque sentiment d’une injustice – pro- concerne ici le choix du domaine d’activité.
motion ou augmentation refusée, collègue Philippe C. souhaite un marché porteur, en
promu à votre place –, la soudaine prise croissance régulière. Les études réalisées
de conscience d’une situation non satisfai- l’orientent vers le marché de la beauté, et
sante peuvent provoquer un tel comporte- plus précisément vers celui de l’esthétique
ment. à domicile. Si dans ce cas la décision de
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créer a été prise avant réflexion, le choix de rique), elle est plongée dans un contexte
la création a lui été précédé d’un long pro- historique et institutionnel. Mais elle est
cessus de réflexion. aussi un espace symbolique, mythique en
même temps qu’un ensemble d’entités plus
2. La décision d’entreprendre comme ou moins stables, plus ou moins conver-
logique d’action gentes, toujours hétéroclites (objets, sujets,
Le concept théorique de logique d’action règles). En d’autres termes, « la situation
sera d’abord présenté, puis son utilisation d’action se trouve donc là encore consti-
dans le champ de l’entrepreneuriat. Ce tuée d’instances multiples dont chacune
champ est encore largement en friches. fournit une base de développement de
Le concept sociologique de logique d’ac- logiques d’action de l’acteur » (Amblard et
tion a été développé et formalisé dans un al., 1996, p. 210). Il s’agit donc de retrou-
ouvrage de Amblard et al. (1996). Selon ver la logique ou les logiques à l’œuvre, de
ces auteurs, deux raisons le justifient. La reconstituer la trace des choix effectués par
première est qu’elle invite à une multipo- l’acteur et de s’efforcer de comprendre ce
larité théorique, à jeter des ponts entre qui les fonde. Comme l’indique A. Fayolle :
théories, écoles, paradigmes, à aller à l’en- « elles constituent de puissants moteurs qui
contre de la pratique courante consistant vont diriger l’acteur et son projet vers le
plus à étanchéifier les modèles théoriques passage à l’acte d’entreprendre » (Fayolle,
qu’à les enrichir des productions concur- 2003, p. 113). Pour rendre plus tangible ce
rentes. La seconde, dans l’intérêt de « les- concept de logique d’action appliqué au
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ter l’acteur » de la théorie classique des processus entrepreneurial, à la décision de
organisations (Crozier et Friedberg, 1977) créer une entreprise, divers travaux vont
de dimensions historiques et culturelles être présentés avant de proposer une nou-
trop rapidement évacuées par le raisonne- velle conception et de l’utiliser avec les
ment stratégique. Après avoir précisé que récits de vie recueillis.
« l’acteur n’existe pas en soi mais il est Concernant l’application du concept de
construit et défini comme tel par son logique d’action au processus entrepreneu-
action. » (Amblard et al., 1996, p. 200) et rial, le travail fondateur est incontestable-
qu’il est historiquement et culturellement ment celui d’une équipe de sociologues :
constitué, ils définissent « la sociologie Arocena, Bernoux, Minguet, Paul-Caval-
des logiques d’action à travers une équa- lier et Richard (1983). Il a été depuis suivi
tion élémentaire : l’acteur + la situation d’autres études qui viennent l’enrichir
d’action = logiques d’action » (idem, mais s’en inspirent toutes plus ou moins.
p. 204). Et ils précisent les termes de leur José Arocena et al. se placent dans une
équation. L’acteur est défini comme non perspective sociologique et considèrent
seulement stratégique, identitaire et cultu- « la création d’entreprise comme la mise
rel mais aussi social-historique, groupal et en mouvement d’acteurs sociaux divers
pulsionnel. dans un contexte particulier, global ou
Quant à la situation d’action, l’entreprise, local » (Arocena et al., 1983, p. 43).
elle est détentrice d’une histoire propre (à L’analyse des interviews de créateurs
ne pas confondre avec le contexte histo- montre que les parcours individuels sont
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 345

divers et complexes. Pourtant, quels qu’ils connaissance du milieu local et de ses


soient, les éléments de leur histoire indivi- mécanismes, relations avec des membres
duelle et sociale se rassemblent autour de d’institutions diverses, administrations,
« trois pôles constituant un système d’ac- commerciales, politiques.
tion provoquant l’ap-parition ou la dispari- Le pôle professionnel prend en compte le
tion du projet de création » (idem, p. 61). vécu professionnel et la connaissance de la
Ces trois pôles sont le pôle personnel, vie de l’entreprise, les acquis profession-
c’est-à-dire l’expérience vécue du créateur nels accumulés. Ces acquis peuvent être la
et ses ressources, le pôle relationnel, son maîtrise d’un savoir-faire, d’une technolo-
réseau de relations, le pôle professionnel, gique particulière, les compétences liées à
son vécu professionnel et sa connaissance un métier. Cela peut être aussi la connais-
de l’entreprise. sance d’un produit ou d’un service et son
Le pôle personnel fait référence à la biogra- marché, la maîtrise de la gestion, l’expé-
phie du créateur : son histoire personnelle, rience de la vie en entreprise, l’expérience
sa région d’origine, les divers lieux où il a antérieure de la création d’une autre entre-
vécu et travaillé ; les différentes formations prise, la connaissance approfondie d’un
suivies, initiales ou complémentaires, les contexte industriel local. Puis Arocena
disciplines étudiées ; sa mobilité profes- et al. caractérisent ainsi le fonctionnement
sionnelle dans la même entreprise ou dans de ces trois pôles. Ils sont indissociables :
plusieurs entreprises, dans le même secteur « Il n’est pas possible de trouver la présence
ou dans plusieurs secteurs. Ses motivations isolée de l’un d’entre eux ; toute création
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sont un élément moteur de l’émergence de réussie – au moins dans une certaine
l’idée de créer : « Placées entre ce qu’il vit mesure – prend nécessairement appui sur
et les projets vers lesquels il tend, les moti- ces trois pôles. » (Arocena et al., 1983,
vations sont au centre du pôle personnel. » p. 65). Ils sont en interaction constante :
(idem, p. 62). Ses projets, même peu forma- « Ce ne sont pas trois domaines séparés,
lisés au départ, sont une force qui le mène ayant chacun leur propre dynamique. Les
de l’apparition de l’idée de créer jusqu’à la caractéristiques attribuées à l’un des pôles
définition d’un projet clair qui sera systé- vont nécessairement entraîner des modifi-
matiquement poursuivi. cations et une structuration spécifique des
Le pôle relationnel décrit l’environnement autres, et réciproquement. » (idem, p. 65).
immédiat du créateur, les réseaux de rela- Le poids des pôles n’est pas constant :
tions qu’il s’est peu à peu constitué dans sa « Aussi le poids et l’importance des trois
vie quotidienne, à trois niveaux : familial, pôles sont variables et donnent des caracté-
professionnel et social. L’environnement ristiques spécifiques au processus de créa-
familial d’abord est un premier déterminant tion inaugurée dans le processus de déclen-
essentiel du processus entrepreneurial. Il le chement. » (Arocena et al., 183, p. 65). Ces
facilite ou l’inhibe. Le réseau profession- trois pôles constituent donc le système
nel, ensuite, va être utilisé à certains d’action du créateur, « système dont il est le
moments de la création, plus ou moins for- structurant par l’évaluation qu’il fait des
tement selon les besoins. Le créateur, enfin, éléments qui sont à sa disposition, par l’ac-
s’appuie sur son réseau social au sens large, tion qu’il met en œuvre pour en acquérir
346 Revue française de gestion – N° 168-169/2006

Tableau 1
TYPOLOGIE DES LOGIQUES ENTREPRENEURIALES*
Par rapport aux clients Par rapport à l’activité antérieure du créateur
antérieurs, les clients actuels sont : l’activité de l’entreprise créée est :
Identique ou semblable Différente
Les mêmes Reproduction Conversion
D’autres Adaptation Mutation
Source : Arocena et al., (1983, p. 47).

d’autres, par les choix qu’il opère pour Dans la plupart des cas ces créateurs diri-
aboutir à l’idée de créer » (idem, p. 66). geaient auparavant une entreprise ou étaient
L’analyse des situations particulières des intégrés dans un réseau commercial aussi
créateurs permet à Arocena et ses coauteurs leur contact avec l’environnement s’établit
d’établir une typologie des logiques d’ac- aisément.
tion entrepreneuriale. Deux axes servent à Sur le plan quantitatif, les deux catégories
la construction d’une matrice (tableau 1) : extrêmes (reproduction et mutation) sont
– l’activité de l’entreprise créée est-elle en les plus fréquentes (et surtout la première).
continuité ou en rupture par rapport à l’ac- En effet, la grande majorité des créateurs ou
tivité antérieure du créateur ? bien ne change rien pour créer, autrement
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– le créateur conserve-t-il ou non la clien- dit fait comme entrepreneur exactement ce
tèle pour laquelle il travaillait antérieure- qu’il faisait avant comme salarié ; ou bien
ment ? au contraire change tout et se lance dans
Cette matrice permet de décrire quatre une aventure totalement différente en rup-
logiques d’action entrepreneuriale. La ture complète avec son passé : il veut chan-
reproduction : les créateurs s’appuient ger de vie (Noguès-Ledru, Claret-Tournier,
essentiellement sur leurs relations préexis- 2002).
tantes, personnelles, mais surtout profes- L’Agence nationale pour la création d’en-
sionnelles. L’adaptation : ils utilisent autant treprise a publié en 1988 une étude de
des relations « données », c’est-à-dire anté- J. Kochanski et L. Kombou qui distingue
rieures à la création, que des relations « deux races de créateurs » : les explora-
acquises. La mutation : ici, les créateurs se teurs et les reproducteurs. Pour les premiers
servent largement de relations nouvelles, (40 % des entreprises créées) la création
institutionnelles et surtout professionnelles, représente la découverte d’un monde nou-
ce qui est logique dans une situation de rup- veau avec toutes les craintes et les difficul-
ture plus ou moins totale avec l’activité tés que cette découverte engendre. En effet,
antérieure. La conversion : dans cette caté- de par leur origine socioprofessionnelle, ils
gorie (marginale en nombre de cas), le créa- n’ont pas acquis les éléments de psycholo-
teur change de produit mais conserve sa gie, de culture et de connaissance néces-
clientèle ou son réseau de distribution. saires pour se lancer dans cette aventure.
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 347

Cette première catégorie se subdivise en décision de créer –, que le moment de la


mutants et en individualistes. Les mutants création proprement dit et la période post-
(20 %, 6 emplois par entreprise créée) sont création. Le créateur de type entrepreneu-
dos au mur, contraints et forcés ils quittent rial formule un projet autour d’une adéqua-
le monde des salariés le plus souvent à la tion marché/fabrication d’un produit ou
suite d’un licenciement. La création de leur réalisation d’une prestation. Ce projet
entreprise est leur dernière chance de vivre s’inscrit dans une logique de développe-
autrement qu’au chômage. Les individua- ment concrétisée par une structure dont les
listes (20 %, 3 emplois) sont présentés moyens vont s’accroître. Ceci se traduit par
comme les parasites du système. Insatisfaits un développement du chiffre d’affaires,
de leur emploi, ils entendent parler des reflet de l’intégration économique de la
aides à la création d’entreprise et comptent nouvelle entreprise. Si ses objectifs ne sont
bien tirer profit du système. pas atteints suffisamment rapidement, le
Les reproducteurs (60 % des entreprises créateur de type entrepreneurial arrête son
créées) sont mieux armés pour affronter les activité. Sa logique est telle qu’il ne peut
difficultés de la création d’entreprise car il être qu’en expansion, voire en attente de
leur suffit de reprendre les modèles qu’ils retour d’investissements, mais pas dans
connaissent déjà par acquis social, culturel une situation de stagnation durable au
et professionnel. On distingue dans ce départ.
deuxième groupe des entreprenants et des Le créateur de type insertion sociale a, lui,
multiplicateurs. Les entreprenants, les plus d’autres objectifs. Le développement d’une
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nombreux (45 %, 10 emplois par entreprise structure et son intégration dans l’économie
nouvelle) ont un père indépendant et une ne sont pas ses objectifs premiers. Ce qui
mère au foyer. Les multiplicateurs ont eux lui importe, c’est l’indépendance, l’exer-
baigné dans un milieu particulièrement cice pour son propre compte de son savoir-
favorable à l’esprit d’entreprise avec deux faire. Il s’estime satisfait si ses résultats
parents indépendants. Ce sont les véri- financiers sont suffisants pour rembourser
tables éléments dynamiques de l’emploi ses emprunts et vivre correctement. Le fait
car s’ils représentent une catégorie minori- d’être à son compte lui procure certaines
taire un pourcentage d’entreprises créées satisfactions comme l’exercice de son
(15 %), ils induisent nettement plus d’em- métier dans des conditions lui convenant,
ploi que les autres catégories (20 emplois une promotion sociale… Par contre
par entreprise). d’autres aspects de l’entrepreneuriat lui
Dans une note d’analyse de l’ANCE plus paraissent plus contraignants : les lourdeurs
récente (1992), A. Letowski considère que administratives, les problèmes de trésore-
le clivage le plus fondamental dans le com- rie, les journées de travail à rallonge, et les
portement des créateurs oppose ceux qui incertitudes économiques.
sont mus par une logique entrepreneuriale Les quarante récits de vie recueillis ont
et ceux ayant une logique d’insertion servi à construire une matrice des diffé-
sociale. Ce clivage concerne aussi bien la rentes logiques d’action rencontrées et à
période précédant la création – prise de la repérer les plus fréquentes. Comme indiqué
348 Revue française de gestion – N° 168-169/2006

précédemment Amblard et al. définissent le double avantage, permettre à son épouse


concept de logique d’action à travers mexicaine de travailler dans un contexte lui
l’équation : rappelant ses origines et lui permettre
« l’acteur + la situation d’action d’exercer un métier qui est pour lui une
= logique d’action » (1996, p. 204) véritable passion, cuisiner : « Oui, je sou-
C’est cette équation qui sert de base au tra- haitais mélanger une passion : la cuisine et
vail réalisé. L’acteur est saisi au travers de une ambition qui me tenait à cœur depuis
sa ou de ses motivations, et la situation longtemps. »
d’action par les types de décision, par la L’autonomie : le désir d’autonomie est une
façon dont est prise la décision de créer. motivation essentielle pour le créateur.
La typologie des décisions retenue est celle J. Païtra (2000) ne qualifie-t-il pas notre
de Bouchiki et Kimberly (1994) précédem- société comme La société de l’autonomie.
ment présentée : décision réfléchie, par Soit le créateur n’a jamais été salarié et ne
défaut, opportuniste, impulsive et program- souhaite pas le devenir, ainsi Mohamed H.
mée. Il faut préciser qu’une même décision créateur d’une sandwicherie affirme haut et
peut relever de plusieurs logiques. Ainsi on fort : « La raison pour laquelle j’ai créé mon
peut décider de créer son entreprise dans un entreprise est que je n’ai jamais voulu tra-
moment de révolte (décision impulsive) et vailler chez quelqu’un, c’est l’idée princi-
ensuite chercher à exploiter une opportunité pale. Je n’ai jamais travaillé chez quel-
en train de se présenter (décision opportu- qu’un. » Soit le créateur veut mettre fin à un
niste). rapport salarial qui lui pèse, ainsi de Jean-
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Plusieurs auteurs se sont intéressés aux Marie B. créateur d’une agence de
motivations des créateurs. Bouchiki et voyages : « Dans ma situation je n’ai jamais
Kimberly identifient cinq motivations prin- trop apprécié la hiérarchie. J’ai toujours eu
cipales : le désir d’assouvir une passion, un un caractère indépendant. Par rapport à
besoin d’autonomie, un désir de puissance, cela, comme je vous l’ai dit, j’ai travaillé en
pour faire fortune, parce que l’on n’a pas mairie tout de suite après mes études et j’ai
d’autre choix. Marchesnay et Messeghem eu du mal à le supporter. »
(2001) identifient eux aussi cinq motiva- Le désir de puissance/Besoin de pouvoir :
tions principales : le besoin d’autonomie, cette motivation est citée aussi bien par
de maîtrise de ses actes et décisions, de Bouchiki et Kimberly que par Marchesnay
réalisation personnelle (le need of achiev- et Messeghem. Elle n’apparaît pourtant
ment, N of A), de socialisation, d’acquisi- clairement dans aucun des récits de vie
tion d’un statut social, de pouvoir, et enfin recueillis.
« le simple besoin de « subsistance » L’aspect financier : il correspond au souci
(2001, p. 21). de bien ou de mieux gagner sa vie, d’amé-
Cinq types de motivation ont également été liorer sa situation financière avec parfois
retenus dans cette étude : pour certains le rêve de faire fortune. Ainsi
La passion/réalisation personnelle : ainsi Frédéric C. créateur d’un restaurant mexi-
Frédéric C. a ouvert un restaurant mexi- cain déjà cité, indique « vouloir être son
cain. Cette création présente pour lui un propre patron, gagner de l’argent et avoir le
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 349

Tableau 2
MATRICE DES LOGIQUES D’ACTION ENTREPRENEURIALES
Passion/ Puissance/ Mieux gagner Obtention
réalisation Autonomie besoin de sa vie/faire d’un revenu TOTAL
personnelle pouvoir fortune
Réfléchie A 0 B 7 C 0 D 4 E 0 11
Par défaut F 2 G 8 H 0 I 3 J 2 15
Opportuniste K 7 L 17 M 0 N 8 O 1 33
Impulsive P 2 Q 5 R 0 S 1 T 1 9
Programmée U 2 V 3 W 0 X 2 Y 0 7
TOTAL 13 40 0 18 4 75

meilleur niveau de vie possible ». Et Jean- créateur d’une entreprise de photocopie


Charles D. créateur d’une entreprise d’élec- invoque la difficulté liée à l’âge de trouver
tricité avoue être motivé par l’envie d’évo- un emploi salarié : « à un moment donné je
luer, « l’envie de gagner plus d’argent c’est disais quand on arrive à quarante, quarante-
net ». À l’encontre de ces ambitions finan- cinq balais sur le marché du travail on ne
cières somme toute assez raisonnables, vaut malheureusement plus grand-chose ».
Philippe C. créateur d’une entreprise de De même, les perspectives limitées de trou-
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coiffure et esthétique à domicile chez les ver un emploi salarié amènent Ali B., chô-
particuliers et dans les collectivités parle, meur depuis sept mois avec le double han-
lui, « de rentrer un capital “risqueur” ou un dicap d’être immigré et sans qualification
capital développement pour jouer un effet véritable, à ouvrir une épicerie.
boule de neige, un effet Caterpillar. Ce Il est bien évident, comme il a été indiqué
capital développement nous amènerait des pour les types de décisions, que plusieurs
fonds et permettrait de nous développer motivations peuvent se combiner. Ainsi le
intensivement. Ainsi au bout de sept à huit chômage peut être l’occasion de créer une
ans d’activités, je serais tenté de revendre le entreprise qui permettra enfin d’assouvir
groupe à un autre groupe, à une marque ou une passion longtemps refoulée.
à n’importe quelles solutions d’investis- Ce tableau appelle un certain nombre de
seurs privés ». Ces propos tenus juste un an commentaires. D’abord une confirmation,
après la création évoquent irrésistiblement la motivation principale du créateur est
la fable de La Fontaine « La laitière et le pot incontestablement le désir d’autonomie. On
au lait ». peut même parler d’un véritable plébiscite
L’obtention d’un revenu : pour beaucoup de pour l’autonomie puisque cette motivation
créateurs la raison principale c’est l’ab- est citée dans trente deux récits sur quarante
sence d’autre solution pour gagner sa vie, la (comme motivation unique dans vingt et un
difficulté, voire l’impossibilité, de trouver récits, et avec d’autres motivations dans
ou de retrouver un emploi salarié. Joël P. onze récits). Le désir de mieux gagner sa
350 Revue française de gestion – N° 168-169/2006

vie est évoqué par dix-huit créateurs et celui de rester autonome et a subi un licencie-
de satisfaire une passion, de se réaliser sur ment économique : « C’est aussi un besoin
le plan personnel par treize créateurs. d’autonomie. J’ai fait un an comme com-
Ensuite, la prise de décision : la saisie d’une mercial. J’avais pas de chef au-dessus de
opportunité domine largement (trente-trois moi. J’avais des objectifs à atteindre et c’est
récits), suivie de la décision par défaut tout. J’avais complète autonomie, j’ai voulu
(quinze récits) et de la décision réfléchie la garder. » Jean-Charles D., créateur d’une
(onze récits). Il faut noter que, dans cette entreprise d’électricité déjà cité, a avoué
étude, la décision ressort beaucoup plus être motivé par l’envie d’améliorer sa situa-
comme peu préparée, elle est définie tion financière. L’opportunité a été la ren-
comme opportuniste, par défaut ou impul- contre avec un donneur d’ordre qui l’a
sive cinquante-sept fois, que comme mûre- incité à se mettre à son compte : « Pendant
ment réfléchie. Elle n’est en effet considé- ces vacances là, j’ai eu une proposition
rée comme réfléchie ou programmée que d’une personne qui m’a dit mets-toi à ton
dix-huit fois. Cette nette domination des compte, je te donne du travail et puis tu ver-
décisions peu anticipées, peu préparées, ras bien comment ça va aller. »
pour ne pas dire instinctives, peut fournir Passion-réalisation personnelle/opportunité
une explication au pourcentage important et autonomie/décision réfléchie sont pré-
de créateurs qui se lancent sans étude de sentes dans sept récits de vie. Annick J. a
marché et sans étude financière sérieuses ouvert une boutique où elle vend des four-
augmentant ainsi leurs risques d’échec. nitures pour les beaux-arts et les activités
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Enfin, lorsqu’on en vient à la logique d’ac- manuelles. Cela correspond à un goût pro-
tion du créateur, croisement de sa motiva- noncé pour ce type d’activité : « Ah oui !
tion et des modalités de sa prise de déci- Ça, j’ai toujours aimé, j’ai toujours aimé ça
sion, une logique domine : autonomie/ c’est sûr, mais c’était pas… c’était latent
opportunité. Elle concerne dix sept récits de disons. J’aimais ça, je faisais chez moi, je le
vie. Jean M., créateur d’une entreprise de faisais certainement moins que certaines
conseil en communication, s’inscrit tout à clientes ça c’est sûr. Bon, la vie a fait que
fait dans cette logique : « Avant j’étais bon, j’ai fait une autre profession avant
directeur marketing et communication mais bon, j’aimais ça et j’ai toujours aimé
aux… et le désir d’indépendance ainsi que la décoration. » Quant à l’opportunité c’est
la recherche de liberté de manœuvre m’ont la constatation qu’un local est disponible en
incité à changer de métier. ». L’opportunité face de chez elle. Jean-Marie B., créateur
a été ici la rencontre avec son futur associé, d’une agence de voyages déjà cité, a un fort
un graphiste aux compétences très complé- désir d’autonomie : « ce qui m’est apparu
mentaires des siennes. Les logiques autono- essentiel, c’est l’indépendance. » Sa créa-
mie/par défaut et mieux gagner sa tion, qui n’est pas la première, a été précé-
vie/opportunité correspondent à huit récits dée d’une phase de réflexion significative :
de vie. Mr R. commercialise des produits de «… J’y avais bien réfléchi auparavant… Un
manutention. Il correspond à la logique projet doit être raisonné. Je n’ai pas fait
autonomie/par défaut. Il a un très fort désir d’études de marché poussées pour chaque
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 351

création, mais je me suis posé les questions (1999), se sont interrogés sur la notion de
qu’il fallait et j’avais beaucoup d’amis qui sens du travail. Grâce à une enquête menée
ont pu m’aider dans mes démarches admi- depuis 1993 auprès de soixante-quinze
nistratives ou juridiques, sans compter les cadres francophones au Québec et en
banquiers qui ont été là pour me conseiller. France ils ont repéré six caractéristiques
Je ne fonçais pas tête baissée ! » d’un travail qui a du sens :
– il est fait de manière efficiente et mène à
3. La décision d’entreprendre comme quelque chose ;
construction de sens – il est intrinsèquement satisfaisant ;
L’entrepreneuriat est un projet au double – il est moralement acceptable ;
sens du terme : c’est à la fois un projet éco- – il est source d’expériences de relations
nomique et un projet de vie (C. Bruyat, humaines satisfaisantes ;
1993). Or si la réussite ou l’échec sur ces – il assure la sécurité et l’autonomie ;
deux plans vont parfois de pair ce n’est pas – il tient occupé.
toujours le cas. Une création d’entreprise On retrouve l’intégralité de ces thèmes dans
peut à la fois être une réussite économique les discours des créateurs.
et procurer au créateur la vie à laquelle il Un travail qui a du sens est fait de manière
aspire. Ou bien l’échec économique peut efficiente et mène à quelque chose : la façon
avoir des conséquences néfastes voire dra- dont les individus travaillent, ce qu’ils pro-
matiques sur la vie du créateur : difficultés duisent a un impact sur ce qu’ils pensent de
familiales, divorce, maladie, etc. Mais par- leur travail, et sur le sentiment de fierté
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fois la situation est plus paradoxale : qu’ils en tirent. La compréhension des
– une réussite économique peut entraîner objectifs du travail et la connaissance des
pour le créateur une vie qui ne lui convient résultats produits constituent deux leviers
pas du tout : trop de travail, trop de stress, importants pour stimuler le sens du travail.
etc. Ce souci du concret, cette volonté d’at-
– à l’inverse une situation économique peu teindre un objectif préétabli se retrouve
satisfaisante peut procurer au créateur une chez les créateurs. Ainsi pour Saïd Z. créa-
vie qui lui convient tout à fait : beaucoup de teur d’une entreprise de photographie et
néo-entrepreneurs sont satisfaits de leur sort d’audio-visuel « ça a une importance
avec des revenus assez limités. Ainsi, par d’avoir créé mon truc, comme je l’ai tou-
exemple, les co-entrepreneurs d’Ambiance- jours fait dans mon existence, c’est-à-dire
Bois ne se rémunèrent que 80 % du SMIC. quand je veux quelque chose je fais tout
Les créateurs cités par Noguès-Ledru et pour l’avoir… J’ai creusé cette idée il y a
Claret-Tournier (2002) ont quitté un métier deux ans et en septembre ça s’est concré-
qui leur plaisait peu pour un qui leur plait tisé ». Maryline F. créatrice d’une entre-
plus mais souvent ce changement a été de prise de restauration rapide considère son
pair avec des difficultés économiques. entreprise comme un moyen de mettre en
Cette conception de la création d’entreprise pratique un savoir qu’elle possédait mais
comme construction de sens se retrouve n’utilisait pas : « Je crois que j’ai appris
dans les récits de vie recueillis. Deux plein de choses que je n’ai pas vraiment
chercheurs, E. M. Morin et B. Cherré mises en pratique et là, eh bien, je me rends
352 Revue française de gestion – N° 168-169/2006

compte que cela me fait vachement plaisir divers aspects. Tout d’abord la responsabi-
de mettre en pratique. » Le travail est aussi lité sociale s’exerce envers ses proches,
source d’expérience. Plusieurs créateurs envers sa famille. C’est par exemple le
estiment acquérir du savoir en dirigeant souci de procurer du travail aux membres
leur entreprise. Le créateur d’une entreprise de sa famille, le désir de voir ses enfants
d’archivage numérique évoque l’expé- prendre sa succession. Ainsi Jacques B. a
rience acquise en matière de gestion du per- créé une entreprise de flocage : « Une autre
sonnel, de contact avec la clientèle, de suivi motivation plus personnelle est que j’aime-
de la trésorerie. rais que ma fille qui a suivi une formation
Un travail qui a du sens est intrinsèquement de gestion en BTS puisse éventuellement
satisfaisant : il est intéressant, il procure reprendre l’affaire quand je partirai en
même du plaisir. Cette conception assez retraite d’ici quelques années. » Ce même
nouvelle du travail comme source de plaisir créateur a également le souci de rester dans
a été largement développée par M. Thévenet un cadre légal et de ne pas faire de travail
(2000) dans son ouvrage Le plaisir de tra- au noir dans un secteur où « tout se fait au
vailler. L’intérêt du travail est lié au degré noir ». Jean-Pierre Le M. a créé une entre-
d’adéquation entre les exigences du travail prise de schipping. Il parle lui de la néces-
et les valeurs, les intérêts, les compétences sité de respecter le client et de travailler
de la personne. Un travail qui a du sens cor- avec des niveaux de prix raisonnables :
respond à la personnalité, aux talents, aux « Mais quand on a découvert leur manière
aspirations de l’individu. Plusieurs créa- de travailler, avec des marges énormes tout
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teurs manifestent très clairement le plaisir en méprisant le client, nous nous sommes
que travailler dans leur entreprise leur pro- donc lancés à la recherche de nouveaux
cure. Frédéric C. parle de « sa passion pour clients avec pour avantages commerciaux
la cuisine ». Etienne B. a ouvert un bar, des prix super raisonnables. » Le souci de
métier qu’il trouve « agréable ». Nouredine l’environnement est également présent.
E. a créé un salon de thé où il vend de l’ar- Christophe B. est pleinement conscient que
tisanat marocain. Il parle de la satisfaction les soirées qu’il organise dans son bar sont
procurée par une activité professionnelle en beaucoup trop bruyantes et causent une
rapport avec ses racines marocaines. Ce gêne au voisinage. Il souhaite trouver rapi-
plaisir de travailler est présent chez les dement une solution pour faire cesser cette
créateurs motivés par le fait d’assouvir une nuisance.
passion, de se réaliser personnellement. Un travail qui a du sens est source d’expé-
Mais on le trouve aussi chez ceux dont la riences de relations humaines satis-
création a été contrainte par la nécessité de faisantes : le travail est source de contacts
se procurer un revenu. avec des personnes avec qui on a du plaisir
Un travail qui a du sens est moralement à travailler. De nombreux créateurs appré-
acceptable : le travail doit être fait d’une cient les relations humaines satisfaisantes
façon socialement responsable. On retrouve que leur procure leur entreprise. Ainsi, par
la notion de responsabilité sociale dans les exemple, une détaillante en produits et
discours des créateurs. Ce souci prend fournitures pour les beaux-arts apprécie ce
Les trois dimensions de la décision d’entreprendre 353

contact avec la clientèle « vu que j’ai une p. 258). L’entrepreneuriat permet aux créa-
clientèle très sympathique, des artistes teurs étudiés d’inscrire leur vie dans un pro-
peintres ou même des amateurs… un p’tit jet, de lui redonner du sens.
peu de tout, c’est important ».
Un travail qui a du sens assure la sécurité CONCLUSION
et l’autonomie : le travail est source de
revenus. Cela procure un sentiment de On peut s’interroger maintenant sur l’exis-
sécurité. Divers créateurs invoquent tence ou non d’un lien entre les modalités
comme motivation de leur création la de la décision de créer une entreprise et la
nécessité de se procurer un revenu lorsque réussite du projet. Seule une étude longitu-
la voie du salariat semble fermée, ou le dinale pourrait véritablement apporter une
désir d’améliorer leur revenu lorsque le réponse satisfaisante à cette question. Pour
revenu du salariat est jugé insuffisant. Sandberg et Hofer (1986) la réussite entre-
Enfin, un travail qui a du sens doit laisser preneuriale (New Venture Performance) est
aux acteurs une certaine autonomie. Ce fonction de trois facteurs : l’entrepreneur
désir d’autonomie des créateurs a été suffi- (E), la structure du secteur industriel
samment traité précédemment pour qu’il (Industry Structure, IS), et la stratégie (S) :
ne soit pas nécessaire d’y revenir ici. NVP = f (E, IS, S)
Un travail qui a du sens est un travail qui
tient occupé : avoir un travail signifie être La prise de décision relève de l’entrepre-
occupé à faire quelque chose. Le travail neur, de ses caractéristiques comportemen-
tales et est donc, à ce titre, un des éléments
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est une activité structurante, qui permet
d’organiser la vie quotidienne et par exten- constitutifs de la réussite entrepreneuriale.
sion, l’histoire personnelle. Cette concep- Les travaux établissant les liens entre les
tion de la création comme occupation est motivations des créateurs et leur réussite
également évoquée dans les récits de vie, sont relativement nombreux. Ainsi, par
en particulier par les créateurs dont la exemple, un article de R. Amit et E. Muller
décision a été motivée par l’absence de (1994) sur des entreprises canadiennes fait
perspectives salariales. Ainsi Michel N. clairement ressortir que les entrepreneurs
indique : « J’avoue avoir pris peur à ce « pull » ont plus de succès que les entrepre-
moment là, j’avais du mal à rester chez neurs « push » (les deux termes « push » et
moi sans rien faire ou plutôt sans tra- « pull » étant pris au sens de Shapero et
vailler. C’est difficile à croire mais le bou- Sokol, 1982). Par contre les études reliant
lot me manquait. ». les modalités de la prise de décision à la
N. Aubert dans son ouvrage sur Le culte de réussite sont plus rares. K. R. Allen (1991)
l’urgence. La société malade du temps a défini cinq styles de prise de décision et a
(2003) oppose un « homme archaïque » recherché le lien avec la réussite entrepre-
pour qui le sens de la vie s’appuie sur la neuriale. Le style décidé ou résolu est basé
conformité au passé et les rites de répétition, sur l’efficience et la vitesse, il consiste à
à un « homme-présent » qui « ne parvien- choisir une direction unique et à s’y tenir.
drait plus à se penser sur le mode de l’inten- Le style flexible consiste aussi à décider
tionnalité et du projet » (Aubert, 2003, vite, mais également à s’adapter, à changer
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de direction sans prévenir. Le style hiérar- ristique des firmes en développement


chique recueille toute l’information dispo- rapide.
nible à la recherche de la meilleure solu- Cette chercheuse s’en tient dans son étude
tion. Le style intégratif aborde un problème à la conception classique de la réussite
de nombreux points de vue, découvre plu- entrepreneuriale, l’assimilant à la crois-
sieurs alternatives, et poursuit plusieurs sance rapide de la firme. Il faut bien dire
directions en même temps. Le style systé- que ce développement rapide n’est pas
matique, enfin, est une combinaison des l’ambition de tous les créateurs, loin s’en
styles intégratif et hiérarchique : le décideur faut. Ainsi les néoruraux pour lesquels
recueille d’abord une grande variété d’in- l’entrepreneuriat relève essentiellement
formations, puis adopte un style hiérar- d’un choix existentiel verraient sûrement
chique pour évaluer et classer les diverses dans un développement trop rapide et trop
solutions possibles. Il ressort de l’étude de important une dérive par rapport à leur
Allen que le style décidé est le plus caracté- projet initial.

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