Vous êtes sur la page 1sur 18

LES PRATIQUES TRANSGRESSIVES DES CONSULTANTS AU SERVICE DE

LA FABRIQUE DE LA STRATÉGIE

Olivier Babeau

Lavoisier | « Revue française de gestion »

2007/5 n° 174 | pages 43 à 59


ISSN 0338-4551
ISBN 9782746218581
DOI 10.3166/rfg.174.43-59
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2007-5-page-43.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier.


© Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


I N F O R M AT I O N / S T R AT É G I E DOI:10.3166/RFG.174.43-59 © 2007 Lavoisier, Paris.

PAR OLIVIER BABEAU

Les pratiques
transgressives
des consultants au service de
la fabrique de la stratégie
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


L
Les pratiques ’existence d’un décalage entre ce que les diri-
transgressives quotidiennes
geants disent et ce qu’ils font en entreprise a été
des consultants en
management permettent,
maintes fois constatée (Pager et Quillian, 2005,
en favorisant la circulation p. 456). Le fait que les pratiques et les discours des diri-
d’informations geants sur un même sujet puissent différer doit-il nous
confidentielles, d’améliorer faire désespérer de la pertinence des décisions straté-
la prise de décision giques ? Ce serait surestimer la cohérence globale des
stratégique des managers.
processus en organisation : on sait aujourd’hui que l’en-
Par les transgressions à la
marge qu’il réalise (les
treprise est un lieu où les contradictions et l’ambiguïté
entorses aux règles de sont omniprésentes (Baier et al., 1988 ; Alter, 1992,
confidentialités 2002 ; Perret et Josserand, 2003). Il serait étonnant –
notamment), le consultant n’en déplaise à la vision classique de l’organisation
agit comme intermédiaire
comme lieu où cohérence et rationalité dominent – que
d’échange souterrain entre
les entreprises et réalise
le processus stratégique fasse exception. Des travaux
une fécondation croisée récents ont montré que la fabrique de la stratégie passait
des pratiques par le détournement des discours, autrement dit une
managériales. mise en scène où le décalage entre actions et paroles est
une caractéristique intrinsèque du fonctionnement du
système (Babeau, 2006).
Notre travail s’inscrit dans la perspective « pratique »
qui considère que la stratégie prend place dans les
interactions entre les acteurs, que ces derniers appar-
44 Revue française de gestion – N° 174/2007

tiennent à l’organisation ou à l’environne- Cherchant à progresser dans la compréhen-


ment (Jarzabkowski, 2004, 2005 ; Golsorkhi, sion de la manière dont se construit en effet
2006). En tant qu’acteurs dont la raison – et non pas idéalement – la stratégie, nous
d’être est d’assurer l’interface entre une allons prolonger cette approche en mon-
organisation et son environnement, les trant que l’acquisition d’une certaine part
consultants constituent une dimension de l’information nécessaire à la décision
importante de la pratique. La perspective stratégique est le produit d’un processus
pratique conduit également à s’intéresser pervers – au sens propre de « voie détour-
aux dimensions tacites de la pratique, aux née ».
significations qu’elles portent (Brown et Plus précisément, il s’agira de mettre en
Duguid, 1991 ; Wenger, 1998) et aux évidence dans cet article la manière dont les
connaissances qu’elle contribue à élaborer. pratiques transgressives quotidiennes des
Cet article est précisément une tentative de consultants en management permettent, en
mise en évidence d’un mécanisme caché favorisant la circulation d’informations
d’élaboration des décisions stratégiques, censées être confidentielles, d’améliorer la
mécanisme dont l’efficace réside dans la prise de décision stratégique des managers.
position d’intermédiaire occupée par les Notre thèse, dans les lignes qui vont suivre,
consultants. est que par les transgressions à la marge
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


MÉTHODOLOGIE
Nous avons mené une démarche qualitative abductive telle que définie par Koenig
(1993). Sans espérer induire de nos observations des régularités indiscutables, nous
avons échafaudé des conjectures sur les relations entre différents phénomènes, puis nous
avons cherché des faits observables, rendant ces conjectures plausibles (Desclés, 2000).
Notre étude repose sur l’étude de la littérature concernant le métier du conseil, sur une
année d’observation participante en cabinet de conseil, et sur cinquante entretiens semi-
directifs centrés (Merton et al., 1990) d’une durée de deux à trois heures réalisés auprès
de consultants et de clients. Tous les grades et tous les niveaux d’ancienneté ont été
représentés dans l’échantillon interrogé. L’ensemble des verbatim représente plus de 650
pages de retranscription.
Le codage des données a suivi les prescriptions d’Allard-Poesi, Drucker-Godard et
Ehlinger (2003, p. 455) : découpage du texte en unité d’analyse, puis dans un second
temps réalisation de catégories et intégration de ces unités dans ces mêmes catégories.
Le dictionnaire des thèmes a été constitué tant de codes émergents que de codes issus de
la littérature. La stabilité (Allard-Poesi et al., 2003, p. 456) a été testée par la répétition
à trois reprises du codage, qui a montré un taux de correspondance de 98 % des thèmes.
Ces derniers ont fait apparaître la diversité des rôles remplis en réalité par les consultants,
leur caractère officieux et leur efficace propre. En d’autres termes, nous avons pu iden-
tifier les pratiques transgressives des consultants concernant l’information et appréhen-
der leur logique de production.
Les pratiques transgressives des consultants 45

qu’ils réalisent (entorses aux règles de sur le conseil (Kinard, 1995 ; Mreiden,
confidentialités notamment), les consul- 2000). Puissance de réflexion, apport d’un
tants agissent comme des véritables inter- œil externe et neutre, force ponctuelle de
médiaires d’échanges souterrains entre les travail, catalyseur d’énergie et expertise
entreprises d’un même secteur. Ils permet- sont les thèmes revenant constamment dès
tent ainsi une fécondation croisée des pra- lors qu’il est question des apports du
tiques managériales qui ne pourrait avoir conseil.
lieu au grand jour.
Un personnel de haut niveau, neutre
et catalyseur d’énergies
I. – UN PRODUCTEUR
Le consultant déclare volontiers se distin-
D’INFORMATIONS AU STATUT
guer des autres métiers par sa puissance de
AMBIGU
réflexion. Leurs parcours d’études supé-
Précisons d’emblée ce que nous entendons rieures, passant en France dans la quasi-
par « conseil en management ». Il s’agit en totalité des cas par une grande école de
fait de l’amalgame de ce qui est habituelle- commerce ou d’ingénieur, voire par un
ment désigné sous les vocables « straté- MBA d’une université américaine, sem-
gie », « organisation », « recrutement » et blent légitimer cette prétention. Le consul-
« systèmes d’information ». L’Association tant est demandé pour sa vivacité d’esprit,
américaine des consultants en manage-
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


sa capacité à appréhender la complexité, à
ment en donne la définition suivante : « un traiter seul une masse impressionnante de
service fourni en échange d’honoraires par données, à élaborer très vite des synthèses.
des personnes extérieures et objectives qui La prépondérance des ingénieurs de forma-
aident les dirigeants à améliorer le manage- tion dans les cabinets s’explique par la mise
ment, les opérations et la performance éco- en valeur toute particulière des capacités
nomique des institutions » (Villette, 2003, mathématiques. L’aptitude à la formalisa-
p. 8). tion est un élément essentiel du savoir-faire
Quelle est exactement la fonction d’un d’un consultant. C’est en intégrant cette
consultant ? Qu’est-ce qui justifie le verse- formalisation à une présentation synthé-
ment d’honoraires parfois si faramineux ? tique qu’il pourra produire les transparents
Après avoir examiné les demandes aux- lumineux qu’attendent les clients.
quelles les cabinets sont amenés à répondre, De plus, n’appartenant pas à l’entreprise et
nous verrons qu’une part importante de leur travaillant pour plusieurs clients à la fois, le
rôle est d’être des apporteurs d’informa- consultant possède cette extériorité qui
tions au statut ambigu. garantit l’originalité du regard porté sur le
fonctionnement d’une organisation. En tant
1. Quelle est la valeur ajoutée des
qu’intervenant extérieur, le consultant est
consultants ? Les réponses classiques
mieux à même de jouer le rôle « d’agent de
La liste des demandes explicites des clients feed-back » (Lescarbeau et al., 2004, p. 24).
est somme toute assez courte. Ces Il va en effet pouvoir aller recueillir des
demandes se retrouvent sous des formes informations contenues dans l’organisation
très proches dans la plupart des ouvrages cliente qu’elle ne parvenait pas à faire
46 Revue française de gestion – N° 174/2007

émerger parce qu’elles lui paraissaient trop tines et les blocages produits par des
évidentes par exemple. Dire l’évidence, conflits de personnes, l’emploi d’un consul-
formuler les routines inconscientes sont tant peut être le meilleur moyen de libérer
autant de préalables au renvoi (« feed- des énergies. Le manque d’implication des
back ») enrichi vers le client des informa- personnels locaux, trop sûrs de leur place et
tions glanées par le consultant. trop sceptiques quant à un projet qu’ils peu-
Le consultant représente aussi pour son vent percevoir comme une lubie de la direc-
client une force extérieure temporaire : cer- tion, est compensé par l’arrivée d’une force
tains consultants se nomment eux-mêmes stipendiée pour être énergique. Le consul-
avec humour des « intérimaires de luxe ». tant intervient souvent en grande partie
Soucieuses de recentrer leurs activités sur pour apporter et communiquer sa capacité
leur cœur de métier, nombre de sociétés ont d’enthousiasme au personnel.
allégé leurs structures des coûteux départe- « Un client me disait récemment que ce
ments d’études. Le recours ponctuel à la qu’il y avait de fabuleux chez nous, c’est
force de travail de personnes extérieures qu’on avait l’impression que nos ressources
lors de certains projets est une solution éco- étaient parfois plus engagées que les leurs,
nomique et flexible. Il est bien moins coû- et croyaient beaucoup plus en leur entre-
teux de louer une force de travail d’appoint prise que certains de leurs propres sala-
pendant quelques mois, voire quelques riés ! »1
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


années, que de l’entretenir à plein temps. Il Convaincu par principe du projet qu’il
s’agit là d’une simple application de la encadre, doté d’une énergie et d’une force
théorie des coûts de transaction de Coase de travail nettement supérieures à la
(1937) et Williamson (1971) : les coûts moyenne des cadres d’une organisation
d’entretien d’une force de conseil interne ordinaire, le consultant est une « locomo-
sont supérieurs au montant facturé par une tive » puissante. Le client sait que les
société de prestation de service externe. Il contraintes de temps seront respectées, et
est logique alors de sous-traiter cette acti- qu’ainsi ce qu’il n’était par exemple pas
vité (Canback, 1998). possible de faire en interne en six mois sera
De plus, le consultant présente l’avantage fait en deux mois par ces « mercenaires de
notable d’être « motivé par contrat » et l’intelligence ».
donc beaucoup plus productif qu’un tra-
vailleur interne. La pression sur les délais et Un expert détenteur d’informations,
les résultats peut être accrue bien au-delà mais lesquelles ?
des limites admises par le personnel L’entreprise fait appel à une société de
interne ; le niveau d’exigence qu’un mana- conseil pour résoudre un problème donné.
ger peut avoir face à un consultant est sans Concrètement, ce problème peut être de dif-
commune mesure avec celui qu’il peut férentes natures. Perez (2004, p. 34) dis-
appliquer à un subordonné. Dans une orga- tingue synthétiquement cinq situations qui
nisation trop souvent ankylosée par les rou- sont autant de raisons de recours à un

1. À la suite des extraits d’interview cités sont indiqués entre parenthèses le grade ou la fonction de la personne.
Les pratiques transgressives des consultants 47

consultant : aide à la réflexion, aide à la Dans les premiers temps de développement


décision, adaptation, dysfonctionnement et du secteur, la valeur ajoutée d’un cabinet
crise. On comprend bien que, quel que soit résidait essentiellement dans sa capacité à
le motif, le consultant est essentiellement réunir dans une même équipe des personnes
appelé pour apporter une information qui issues des meilleures formations. C’est l’in-
manque au client. Wood (2002, p. 58) telligence pure qui est alors la base du pro-
nomme expressément, parmi les raisons duit de conseil. Mais avec la hausse notable
d’appel à un consultant, « le besoin d’un du niveau moyen de qualification et l’essai-
savoir et de savoir-faire spéciaux »2. De mage progressif d’anciens des cabinets
quelle nature est ce savoir « spécial » ? La dans tous les grands groupes, l’intelligence
question est plus complexe qu’il n’y paraît, a cessé d’être rare. Elle devient alors moins
car le consultant ne vend pas de l’informa- un avantage compétitif décisif qu’une
tion comme un boulanger son pain. Le pro- caractéristique de base de l’offre de conseil.
duit du consultant est en partie formé par Cette offre a dû s’adapter à une nouvelle
les ventes passées réalisées auprès d’autres demande qui réclamait avant tout une expé-
clients. Nous y reviendrons. rience forte du secteur :
Le dernier, mais non le moindre, des rôles « À l’origine l’offre de la société de conseil
du consultant est d’être un expert. Le consistait en la fourniture d’une ressource :
consultant est réputé posséder un savoir des gens intelligents pour résoudre le pro-
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


précieux sur la gestion des organisations. blème du client. (…) Mais trouver des gens
Cette expertise se manifeste et s’utilise de intelligents n’est plus un problème. Les
deux manières chez le client : à travers un clients veulent plutôt bénéficier de la
rôle de création et de diffusion de savoirs grande expérience des cabinets de conseil,
d’une part, à travers l’apport des meilleurs et mieux encore, avoir accès au savoir qui
pratiques d’autres part. émerge de ces expériences. (…) le cabinet
Abrahamson (1991, 1996) montre comment doit démontrer le pouvoir de sa base de
les consultants en management jouent un données de connaissances collectives. »
rôle important de créateurs et de diffuseurs (Sarvary, 1999, p. 1)
des nouvelles techniques et outils de mana- Ce que paye un client, en d’autres termes,
gement. D’autres « entrepreneurs du est moins le bon sens, qu’une connaissance
savoir » jouant un rôle similaire sont par empirique précise de certaines données-
exemple les écoles de management, les uni- clés d’un marché. Il appartient alors à la
versités, les gourous, les médias de masse, société de conseil d’accumuler plus d’in-
etc. formations (« to become knowledge inten-
Deuxième aspect du rôle d’expert : le sive ») afin de répondre au mieux aux ques-
consultant est un spécialiste du secteur qui tions du client (Blundson, 2002). La base
apporte des « best practices ». Sarvary de données est devenue, avec sa réputation
(1999) évoque l’évolution importante de la et son personnel, l’actif principal des
nature même de la demande de conseil. grands cabinets. Chaque mission permet

2. « Required special knowledge and skill »


48 Revue française de gestion – N° 174/2007

d’engranger des éléments sur une méthode, général d’une filiale d’un groupe interna-
un secteur, un acteur d’un marché qui pour- tional).
ront se révéler utiles lors d’une mission Mais où a-t-il pu glaner ces informations ?
ultérieure. Certes pas en lisant simplement les jour-
Rappelons-le, la simple donnée ne devient naux, mais en réalisant des missions auprès
information qu’au prix d’un regroupement de clients. Pourtant, les informations pro-
et d’un traitement analytique adéquat. Ce duites pour un client sont censées être sa
dernier injecte un sens aux données, les ins- propriété. Il y a en pratique une grande
crit dans une interprétation particulière ambiguïté autour du statut de cette informa-
(Bouvard et Storhaye, 2002, p. 49). La tion : quelle part peut-on réutiliser parce
conception traditionnelle du conseil en qu’elle est la propriété du consultant (autre-
management fait de ce métier un producteur ment dit quelle est la part de son expertise
d’information, un apporteur d’expertise qui lui appartient) ?
(Perez, 2004). Selon Brown (1966), les « Quelle est la part du confidentiel et de ce
informations proprement stratégiques qui n’est pas confidentiel, c’est-à-dire en
concernent les tendances environnemen- fait quelle est la part de l’expertise sur un
tales, économiques, sociales et l’impact de sujet, et quel est la part dont on n’est pas
l’organisation sur son environnement. C’est propriétaire ? » (vice-président).
précisément le type de données recueillies Distinguer l’information spécifique appar-
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


par les consultants en stratégie : elles peu- tenant au client de celle que le consultant a
vent être quantitatives (coûts typiques d’un légitimement le droit d’utiliser est très dif-
secteur, parts de marché etc.) ou qualita- ficile. La distinction est trop floue pour
tives (opinions d’acteurs, profils des diri- qu’une délimitation franche soit posée.
geants, etc.). Elles sont traitées et stockées Tout est donc affaire d’évaluation person-
dans des bases de données scrupuleusement nelle.
renseignées. Ces données deviennent ainsi
des informations qui, mises en pratique au 2. Le contournement « en douceur »
quotidien, deviennent elles-mêmes des des règles de confidentialité
savoir-faire (Simonet et Bouchez, 2003, Si, comme on vient de le voir, la distinction
p. 178). La valeur ajoutée du consultant entre l’information qui est à transmettre est
tient, pour une grande part, dans les infor- celle qui, étant propre au client, ne peut être
mations et méthodes qu’il a réussi bon an en théorie divulguée, est malaisée, il est
mal an à produire. clair que les règles de confidentialité sont
« Il y a même des consultants dont le fonds vouées à faire l’objet de transgressions sub-
de commerce c’est d’aller demander tous tiles. Comment en effet respecter en pra-
les six mois ou tous les ans à chacun des tique une distinction qui n’est pas réali-
producteurs de commodities : “quel est sable ? Les pratiques transgressives
votre prix de revient ?” (…) Et là chacun concernant les règles de confidentialité
va payer joyeusement les cabinets de apparaissent comme le pendant de l’ab-
conseil dont la seule valeur ajoutée et de sence de limite nette entre les savoirs pos-
faire la collation des informations. Il n’y a sédés en propre par le consultant et ceux qui
pas d’autre valeur ajoutée ». (directeur continuent d’appartenir aux clients.
Les pratiques transgressives des consultants 49

Figure 1
L’EXPLOITATION DE L’AMBIGUÏTÉ CONCERNANT LA PROPRIÉTÉ
DES INFORMATIONS PAR LES CONSULTANTS
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


Ne pas dire mais ne pas taire respect élémentaire, aucun client ne saurait
Nombreux sont les problèmes liés à la accorder sa confiance et n’oserait dévoiler
confidentialité de l’information dans le les informations stratégiques nécessaires au
conseil. Un consultant est par nature amené déroulement de telle ou telle étude. L’argu-
à connaître son client en profondeur, à son- ment semble convaincant. Nous allons
der les arcanes de l’organisation afin de néanmoins voir qu’il cache une réalité
concevoir les réponses aux questions soule- moins univoque.
vées par celui-ci. La règle impérative, celle Une chose à propos de laquelle les clients,
que tout consultant oppose instinctivement à travers nos entretiens, semblent assez
à toute question sur le sujet est – apparem- unanimes : il y a toujours une certaine
ment – claire. Le respect de la confidentia- divulgation de l’information que l’on donne
lité des informations recueillies lors des aux consultants. Cela fait structurellement
missions est théoriquement total : « Si je dis partie, pourrait-on dire, des données entrant
aujourd’hui à un client ce que fait son en compte dans le recours à ce genre de
concurrent, il va se dire que demain je peux prestation :
faire la même chose chez ce concurrent. Et « Je vais vous dire quelque chose assez
donc, je vais perdre toute crédibilité. » clair : si on veut vraiment pas que l’infor-
C’est là, disent-ils, un impératif non seule- mation transpire, on ne prend pas de
ment éthique, mais aussi de survie. Sans ce consultant. C’est très net. Ça c’est très
50 Revue française de gestion – N° 174/2007

clair. » (directeur général d’une filiale d’un mettant au consultant de nier la transgres-
groupe international). sion. Quand, présentant à un client un
Pour le conseil en chasse de tête comme benchmark du secteur, le consultant ne
pour le conseil en stratégie et organisation, révèle qu’une information non détaillée sur
le nom du client pour lequel on travaille est les coûts des concurrents, l’information
censé être rigoureusement tenu secret (sauf sensible est donnée sans l’être :
autorisation). Dans la pratique, la règle est « C’est-à-dire que je savais où j’étais par
contournée au moyen d’allusions transpa- rapport à mes concurrents, mais je n’avais
rentes à « un groupe bancaire très important pas les coûts de chaque usine de chacun de
de la place de Paris » par exemple, dont plu- mes concurrents. Donc j’avais mon infor-
sieurs indices permettent sans difficulté de mation, mais ils n’avaient pas donné la leur
deviner le nom. Dans ce cas, l’information non plus. » (directeur général d’une filiale
est à la fois donnée et non donnée. La règle d’un groupe international).
n’est pas ouvertement transgressée, mais le Les informations, enfin, circulent surtout
résultat est le même. La transgression se oralement (« de toutes façons, les gens se
réalise en fait plus souvent par oral. Un parlent » [vice-président]). Des propos
nom de client soigneusement caché dans la échangés entre deux portes ne laissent pas
base de données sera ainsi facilement avoué de trace. Quelques secondes suffisent pour
par un associé à un client potentiel : transmettre une information intéressante au
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


« Oui à mon niveau évidemment tout est client. La pratique vient en somme contre-
anonyme, quand il s’agit d’obtenir des dire nettement la règle théorique de confi-
informations qui ne sont pas anonymes, ce dentialité.
n’est pas mon niveau que ça se passe, c’est
au niveau des vice-présidents. » (manager). Des murailles de Chine en trompe-l’œil
L’aveu peut revêtir des formes plus raffi- L’utilisation par le consultant d’informa-
nées, en se bornant à une évocation qui, tions recueillies ou produites lors des mis-
pour être vague, n’en est pas moins trans- sions est l’une des questions les plus sen-
parente : sibles du métier. Les informations
« Les consultants vont dire “vous savez, on recueillies sont d’importances diverses
a beaucoup d’expérience dans votre sec- pour l’entreprise cliente : les coûts de pro-
teur” donc rien que ça, si le manager en face duction, le développement de telle structure
est un petit peu éveillé, il va dire ah bon, de fonctionnement, voire un projet de
est-ce que par hasard ça ne serait pas mon rachat. Elles sont plus ou moins straté-
concurrent direct, etc. » (manager). giques, et leur divulgation entraîne des
Dans certains cas, l’information est livrée conséquences plus ou moins graves. Par
sous forme à peine voilée ; dans d’autres, exemple, savoir qu’un grand groupe envi-
elle est livrée à nue. La transgression est sage de faire une OPA sur un concurrent est
généralement transmise de façon habile, une information précieuse ; mais connaître
laissant entière l’intégrité du consultant tout les objectifs de vente à long terme présente
en livrant en effet l’information. Une zone peu d’intérêt. De plus, le niveau de préci-
d’ombre est volontairement créée afin que sion de l’information divulguée rend celle-
la violation de la règle soit ambiguë, per- ci plus ou moins attrayante.
Les pratiques transgressives des consultants 51

Dans le vocabulaire des cabinets, le genre beaucoup de réalité. » (ancien consultant,


de mission qui correspond directement à responsable qualité dans un groupe phar-
l’acquisition de données concurrentielles maceutique).
s’appelle benchmarking. Une base de don- En somme, il n’est pas possible d’opposer
nées est enrichie à chaque mission d’élé- nettement les informations confidentielles
ments rendus anonymes (autant que pos- et celles qui ne le sont pas. Impossible aussi
sible). La procédure nous a souvent été de séparer de manière binaire une informa-
décrite dans les mêmes termes : après tion divulguée de celle qui serait restée
chaque mission, les chefs d’équipe ont pour confidentielle. Dans la pratique, il s’agit
tâche de réaliser cette mise à jour de la base. d’un continuum, d’un spectre allant de l’in-
L’opération est nommée « sanitisation ». La formation gardée entièrement secrète à
rigueur apparente de ce procédé est en pra- celle que l’on a totalement répandue, en
tique assez illusoire. Cette « sanitisation » passant par une infinité de degrés de diffu-
des informations afin d’en ôter le caractère sions plus ou moins grandes. Il existe ainsi
confidentiel est une opération approxima- une sorte de zone grise où les informations,
tive qui laisse libre cours à bien des discrets théoriquement confidentielles, sont pour-
transferts. tant divulguées « à moitié ».
La porosité des bases de données trouve un Quel enseignement tirer de ces observa-
écho dans celle, non moins avérée, des tions ? Contrairement à la représentation
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


« murailles de Chine » (Chinese wall). Il « binaire » véhiculée par les contrats et dis-
s’agit par exemple de permettre à deux cours officiels, la ligne de séparation entre
équipes de travailler en parallèle pour deux le régulier et l’irrégulier en ce qui concerne
concurrents en empêchant toute communi- la confidentialité de l’information est rien
cation d’information : moins que nette. Dans la zone grise où le
« On fait en sorte que les documents ne toléré voisine l’admis et le réprouvé, le
soient pas sur le serveur, ils sont sur des ser- consultant sait naviguer avec précaution
veurs à part. Enfin, on fait tout ça de pour transgresser sans pour autant dévier.
manière assez bordée. On monte des Habile louvoyage que celui-ci en vérité :
équipes qui n’auront aucun contact entre sans perdre de vue les côtes de la règle, le
elles. Il nous est même arrivé si vous vou- consultant s’aventure sur l’océan du hors-
lez de nous engager à ce que les associés la-règle. Peut-être ne serait-il pas faux de
n’aient pas de contact entre eux ! » (vice- voir d’ailleurs dans ce « savoir transgresser
président). raisonnablement » une des principales com-
Mais le client sait que ces fameuses pétences du bon consultant.
« murailles de Chine » édifiées pour garan- Résumons-nous. Nous avons vu dans cette
tir la transmission d’informations confiden- première partie qu’au-delà de la diversité
tielles au sein même du cabinet sont, pour des rôles du consultant, il s’agit souvent
une grande part, illusoires : essentiellement pour lui d’apporter une
« Avec les documents qui circulent sous information à son client. La simplicité théo-
forme électronique dans tous les sens, c’est rique de ce rôle cache pourtant la com-
extrêmement difficile de contrôler donc les plexité et l’ambiguïté pratiques de la tâche :
murailles de Chine à mon avis n’ont pas la nature de l’information à transmettre et
52 Revue française de gestion – N° 174/2007

par conséquent le degré de confidentialité tent garder pour elles et celles qu’elles sont
de celle-ci font apparaître des zones grises prêtes à communiquer. Il y a plutôt un
« d’entre-deux » au statut incertain. Cette continuum qui fait aller de l’information
constatation jette un doute sur la représen- que l’entreprise ne veut à aucun prix voir
tation théorique du rôle du consultant divulguer (par exemple, les négociations
comme simple apporteur d’information. pour une acquisition éventuelle) à celle
Mentionner ce rôle, compte tenu des qu’elle met elle-même en ligne sur son site
espaces d’ambiguïtés que nous avons men- internet. Entre les deux se trouve une
tionnés, c’est suggérer l’existence d’une « zone grise » dans laquelle les informa-
efficace différente du travail du consultant. tions, pour être de préférence cachées, n’en
À quoi servent, en effet, les pratiques trans- peuvent pas moins être divulguées sans
gressives que nous venons de décrire ? À conséquence catastrophique pour l’entre-
permettre selon nous la transmission offi- prise. Il peut s’agir par exemple de données
cieuse entre entreprise d’informations que agrégées sur des coûts de production, d’in-
nulle communication officielle ne saurait dicateurs internes tels que le taux de churn
réaliser. Nous allons montrer dans une des clients etc. Ces données sont intéres-
deuxième partie que le système redevient santes pour un concurrent, et il est normal
compréhensible si l’on considère le consul- que chaque entreprise cherche, dans la
tant comme colporteur « masqué » d’infor- mesure du possible, à les garder pour elle.
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


mations semi-confidentielles permettant la C’est là qu’intervient le consultant. Allant
fécondation croisée des décisions straté- d’un concurrent à un autre, il emmagasine
giques des dirigeants. des données allant du « très stratégique » au
« non stratégique », et s’autorise la divulga-
II. – DES COLPORTEURS tion de celles qui sont entre les deux. Si les
D’INFORMATIONS SENSIBLES deuxièmes (non stratégiques) sont déjà
AU SERVICE DE LA DÉCISION connues de tous et n’ont nul besoin d’être
STRATÉGIQUE rappelées, les premières (très stratégiques),
en revanche, sont trop importantes pour être
Si des fonctions officieuses du consultant répétées. Un consultant ne ment en effet pas
telles que celles de fusible ou de label quand il déclare s’interdire de trahir les
sont couramment évoquées (Baron, 1989 ; secrets du client. C’est qu’il s’agit implici-
Villette, 1997 ; 2003), celle d’intermédiaire tement dans son esprit des données « très
d’échange est plus rarement signalée. stratégiques ». C’est pourquoi il n’y pas de
contradiction quand, quelques minutes plus
1. Des colporteurs d’informations
tard, il avoue une certaine marge de divul-
« liminales »
gation d’informations sensibles.
Les informations liminales : aux frontières
L’exploitation « raisonnable » : l’art de la
du stratégique et de l’anodin
marginalité
Il faut tout d’abord insister sur le fait qu’il
On a évoqué plus haut le flou autour de la
n’y a pas dichotomie, rupture nette, entre
distinction entre les informations propres et
les informations que les entreprises souhai-
celles qui appartiennent à l’entreprise
Les pratiques transgressives des consultants 53

cliente. Comment ce flou est-il utilisé par d’une présentation élaborée pour un
les consultants ? L’ambiguïté permet de client.
bénéficier d’une expertise qui ne pourrait La figure 2 représente schématiquement
être explicitement transférée au cabinet. Le cette navigation subtile du consultant.
consultant, pour une bonne part, fait com- Dans la zone trouble des informations
merce des compétences obtenues chez le « assez importantes », le consultant s’auto-
client. C’est par exemple ce que l’un rise à pêcher. Nos entretiens ont fait appa-
d’entre eux nous expliquait concernant un raître clairement qu’une partie importante
logiciel de gestion initialement développé de la valeur ajoutée du consultant résidait
chez un client, et vendu par la suite. Le dans cette connaissance approfondie du
client aura ainsi payé pour le développe- marché qu’il a capitalisée. Cela, les consul-
ment d’un produit dont d’autres vont faire tants comme les clients le disent sans fard.
commerce. Un consultant est d’abord recruté, dans bien
Promettant par principe de laisser le client des cas, parce qu’on sait qu’il possède ou
en possession de toutes les informations est à même d’acquérir ces « informations
qui lui sont propres, le consultant empiète liminales » (liminis en latin : le seuil) si pré-
en fait avec beaucoup de précautions sur cieuses. Son savoir-faire réside ensuite dans
cette zone, et réalise des emprunts « rai- l’arbitrage raisonnable qui lui permettra de
sonnables » d’informations et de procé- rester dans la zone des transgressions rai-
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


dures. La forme la plus achevée d’une telle sonnables. Nous parvenons à l’aboutisse-
pratique est la réutilisation telle quelle ment de notre réflexion : le consultant col-

Figure 2
LE CONSULTANT COMME COLPORTEUR D’INFORMATIONS « SENSIBLES »
54 Revue française de gestion – N° 174/2007

porte des informations liminales pour On peut ainsi mieux comprendre la grande
mieux servir son client rareté des clauses d’exclusivité dans les
missions de conseil. En interdisant au
2. Un intermédiaire d’échange au consultant de travailler pour un concurrent
service de la décision stratégique dans le secteur, elle fait perdre à ce dernier
Pour achever cet article, il nous reste à cette connaissance si précieuse :
montrer la finalité de ces échanges limi- « L’exclusivité, sauf exception, ce n’est pas
naux que nous avons décrits : le consultant une bonne demande de la part du client.
se fait trafiquant d’informations pour mieux Pour des raisons simples, un certain jour on
servir la décision stratégique des entre- avait une grand-messe en Hollande et
prises. comme souvent dans ces cas-là mes col-
lègues hollandais avaient fait venir le
Un transfert d’information non létale pour
patron [d’une société internationale de dis-
l’organisation
tribution d’énergie] en Hollande. Et ce
Le lecteur aura pu penser, dans la première patron avait décrit de manière très élogieuse
partie de ce texte, que nous proposions une les performances de [notre cabinet]. Et il a
sorte de dénonciation de l’indignité des terminé en disant “mais j’aimerais bien que
consultants. Le client serait la victime de vous travailliez exclusivement pour moi”.
« butineurs » peu scrupuleux produisant Et là il y a un collègue qui s’est levé et qui
leur miel aux dépens des clients ? Ce serait
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


a dit “mais Monsieur, est-ce que vous pen-
une erreur de comprendre ainsi la situation. sez que si je ne travaille que pour vous je
Nous avons en effet constaté que le client pourrai rester aussi bon…” Alors là le
était non seulement conscient mais surtout patron a réfléchi il a dit “OK, continuez à
demandeur de ce transfert d’informations. travailler pour les autres, mais pas
Un client à qui l’on demandait s’il trouvait trop…” » (vice-président).
gênant qu’un consultant travaillât pour un Il ne s’agit pas, nous y insistons, d’espion-
concurrent direct répondait ainsi : nage industriel, car les informations ainsi
« Selon la déontologie du cabinet, et selon transmises d’une organisation à une autre
les sujets c’est pas forcément gênant, au sont en fait implicitement reconnues
contraire. Ça peut justement amener du comme étant inessentielles (mais pas inin-
benchmarking. J’attends en tout cas du téressantes pour d’autres toutefois). Cela,
consultant qu’il connaisse bien les concur- nous l’avons compris en interrogeant des
rents. » (directeur général d’une filiale d’un clients qui énonçaient clairement l’idée
groupe international). selon laquelle les informations réellement
« C’est le client qui le demande, parce qu’il importantes n’étaient, dans la mesure du
sait qu’on a une expertise sur un domaine, possible, pas données aux consultants :
et qu’il veut absolument y avoir recours, « On sait très bien qu’il y a un risque de
mais que cela implique que nous travail- fuite quand on traite avec un cabinet de
lions pour d’autres clients. » (vice-prési- conseil. Donc on ne va pas forcément
dent, conseil en stratégie). divulguer des informations extrêmement
sensibles. Il faut faire attention. » (Direc-
Les pratiques transgressives des consultants 55

teur général d’une filiale d’un groupe inter- encore. Si Dill (1959) définit l’environne-
national). ment de l’entreprise comme un flot d’infor-
« Sachant que cette confidentialité à 100 % mation traversant les frontières de l’entre-
n’existe pas, de toute façon les vraies infor- prise, et Brown (1966) souligne que la
mations confidentielles ne sont pas commu- planification stratégique se nourrit d’infor-
niquées aux consultants. Il est certaines mations qui pénètrent par des sortes de
choses qui sont gardées. » (ancien consul- tamis (sieves), l’existence d’acteurs jouant
tant, responsable qualité dans une groupe le rôle de boundary spanners n’appartenant
pharmaceutique). pas à une seule organisation mais à plu-
Cela ne veut pas dire, à notre sens, qu’il n’y sieurs est largement absente des considéra-
a pas de confiance du client envers le tions sur ce thème. L’existence d’acteurs
consultant. Elle reste la condition sine qua intermédiaires ayant la possibilité de faire
non d’une relation. Non, en vérité, le client passer des informations entre différentes
exprime par-là sa connaissance de la méta- organisations est pourtant du plus haut inté-
règle, autrement dit du jeu autour de la rêt : il ne s’agit pas de laisser entrer des
norme de confidentialité. Il sait qu’une par- informations (rôle de gatekeeper classique),
tie de l’information produite ou glanée lors mais de réaliser simultanément les opéra-
d’une mission va certes être « sanitisée » et tions d’extraction et d’introduction des
introduite dans une base à accès réduit. informations. Désintermédiée à l’extrême,
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


Mais il sait aussi que ce dispositif ne garde l’opération de transfert est vraisemblable-
que les informations les plus stratégiques, ment plus systématique, intense et efficace.
comme par décantation, et laisse ressortir Gatekeeper « multicarte », le consultant en
assez facilement les autres. management se présente comme un inter-
médiaire d’échange :
Fécondation de la décision stratégique « C’est leur métier. Leur métier c’est
Depuis les travaux fondateurs de l’ethno- connaître l’industrie, de connaître les gens,
logue Malinowski (1922), de nombreuses de connaître les réseaux, de mettre les gens
recherches ont souligné l’importance du en contact. Pas de livrer des études. »
rôle joué dans les organisations par le (directeur général d’une filiale d’un groupe
boundary-spanner, aussi nommé le gate- international).
keeper (par exemple Katz et Kahn, 1966 ; En intervenant lors d’une mission, le
Hambrick, 1981). Selon Brown et Robert consultant fait bien plus que donner un avis.
(1984), le gatekeeping consiste à analyser, Le conseil en lui-même n’est un élément
sélectionner et communiquer l’information important que dans la mesure où il sert
concernant l’environnement externe aux d’alibi à une autre partie de l’action qui est
preneurs de décision dans l’organisation. souvent voilée et parfois indirecte.
Les consultants occupent précisément cette « Sa fonction, c’est d’être un élément d’in-
place, mais ont la particularité d’être à la terface entre les personnes. » (vice-prési-
fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’organi- dent).
sation, et donc gatekeepers simultanés de L’ambiguïté du rôle du consultant auprès de
plusieurs entités distinctes. Il semble que ses clients cristallise dans le jeu habile avec
cette position hybride n’ait guère été décrite la confidentialité des informations que nous
56 Revue française de gestion – N° 174/2007

avons décrite. À la limite, si le client a on en bénéficie à un coup, la fois d’après,


recours au consultant, ce n’est pas en dépit cette best practice elle sera portée au
de ses transgressions des règles de confi- concurrent » (vice-président d’un cabinet
dentialité, mais à cause d’elles. La société international).
de conseil agit comme « pool de fertili- Dans un contexte stratégique caractérisé
sation » pour les différents clients : par la coexistence paradoxale d’un foison-
« Je pense que les murailles de Chine sont nement sans précédent de l’information et
efficaces…. Enfin, si raté il y a, ils sont cer- d’une rareté de l’information pertinente, la
tainement… il y a une fonction je dirais de possession de certaines données apparaît
pool de fertilisation que peuvent avoir les comme le facteur décisif d’une bonne déci-
cabinets de conseil qui est quand même très sion. En pratiquant « sous le manteau » la
intéressante. » (consultant senior, conseil en transmission d’informations liminales
stratégie). concernant ses concurrents (ses meilleures
L’affirmation de ce consultant ouvre la voie pratiques par exemple), le consultant donne
d’une explication au phénomène transgres- au dirigeant des indications stratégiques
sif que nous avons décrit. Les entorses précieuses.
aux règles de confidentialité sont pratiquées Chaque client sait qu’à travers la mission
car vécues par les consultants comme qu’il confie au consultant, il va contribuer à
fécondes : la formation de cette expertise qu’il
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


« Pour les industries, c’est important qu’on recherche. C’est une fécondation croisée
ait une certaine spécialisation, mais le fait par l’échange d’informations semi-confi-
qu’on partage entre nous en interne, permet dentielles qui s’opère ainsi.
de trouver de nouvelles idées, d’un secteur « Toutes les idées que vous m’avez payé
à l’autre, de nouvelles approches » (mana- cher pour trouver et mettre en oeuvre, d’une
ger, conseil en stratégie) ; manière ou d’une autre, sans forcément dire
Cela illustre parfaitement la remarque qu’elles viennent de chez vous, ou qu’on
développée par Romelaer (2002, p. 82) qui les a faites ensemble, je vais les appliquer. »
constate que les chercheurs en biotechnolo- (vice-président).
gie échangent de très nombreuses informa- Il ne s’agit pas d’un transfert « brut » d’in-
tions de façon informelle, et qu’il y a même formations d’une entreprise à une autre. Le
échange d’informations confidentielles processus est, semble-t-il, beaucoup plus
entre chercheurs d’entreprises concur- subtil. La partie revendue des informations
rentes. collectées est pesée avec circonspection par
Le consultant, on l’a vu, est réputé apporter les consultants. Le choix de celle-ci fait
des « best practices » à un client. D’où vient l’objet « d’arbitrages fins » (consultant
ce savoir du consultant ? Des missions qu’il junior). Le résultat, quoi qu’il en soit, est
a réalisées auparavant. Il est comparable en comparable à celui d’un transfert d’infor-
cela à l’abeille qui va de fleurs en fleurs mation, à la différence près que la piste de
pour féconder chacune de la semence des cette transmission est considérablement
autres. brouillée. Le cabinet de conseil agit comme
« […] Il y a transfert de données, transfert un rideau occultant et filtrant à la fois, ne
de best practice, (…) mais de toute façon si laissant passer que certains types d’infor-
Les pratiques transgressives des consultants 57

mations (à l’exclusion des plus straté- est pourtant l’objet d’un accord tacite entre
giques) et rendant son origine plus floue. les acteurs (managers, consultants). C’est
une compétence des acteurs très rarement
CONCLUSION mise en lumière qui est ainsi décrite : ces
derniers maîtrisent le « jeu avec les
Nous avons cherché dans ces lignes à marges » en approchant sans cesse les fron-
nous placer au-delà des représentations tières du tolérable, et développent des pra-
idéalisées des processus de décision où le tiques quotidiennes de louvoiement entre ce
rôle de la rationalité et la clarté des fron- qu’ils font et ce qu’ils disent.
tières entre le régulier et l’irrégulier sont Quel peut être l’enseignement d’une telle
surévalués. observation pour le dirigeant qui nous
Notre travail s’inscrit dans une double lirait ? Ne risque-t-il pas d’y apprendre ce
continuité. Tout d’abord, comme nous qu’il sait déjà, de façon plus ou moins
l’avons mentionné en introduction, nous pro- consciente ? Nous pensons que la prise de
longeons des avancées récentes (Golsorkhi, conscience, précisément, est intéressante en
2006) qui ont montré combien la compré- elle-même. Le jeu que nous décrivons n’est
hension de l’élaboration de la stratégie gagnant que si chacun en connaît les règles,
devait passer par une analyse de sa fabrique fussent-elles tacites. Si le conseil en mana-
quotidienne. De plus, l’approche critique gement a parfois mauvaise réputation, c’est
du rôle du consultant que nous avons choi-
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


probablement en partie parce que trop de
sie adopte les nouvelles perspectives propo- clients ont été déçus car ils n’ont pas su
sées par Clark et Fincham (2002) pour point « acheter » le conseil qui leur convenait et
de départ : aller au-delà des rôles autopro- comprendre l’apport particulier qu’il per-
clamés des consultants pour essayer de mettait. L’ambiguïté des objectifs et des
comprendre en profondeur la réalité de ce processus peut être néfaste si elle conduit à
métier. des malentendus. Nous avons illustré ici le
Nous avons tenté de montrer ici comment fait que l’ambiguïté est bonne si elle est sur-
les pratiques transgressives quotidiennes montée par une forme d’entente.
des consultants en management permettent, Notre recherche pose également la question
en favorisant la circulation d’informations de l’acquisition par les nouveaux consul-
officiellement confidentielles, d’améliorer tants des capacités à distinguer les informa-
la prise de décision stratégique des mana- tions confidentielles des autres. Comment
gers. Si le consultant est, comme il l’af- apprend-t-on à réaliser l’arbitrage délicat
firme volontiers, un catalyseur d’énergie que cela représente ? Notre article montre
dans l’organisation, il est aussi un transmet- les limites de la formation officielle (qui ne
teur d’information. Par les transgressions à peut évidemment rien mentionner du jeu en
la marge qu’il réalise, le consultant agit question) et semble indiquer la nécessité de
comme un véritable intermédiaire périodes d’acclimatation durant lesquelles
d’échange souterrain entre les entreprises le jeune consultant travaille en contact
d’un même secteur. Il réalise ainsi une étroit avec plus les expérimentés afin d’ac-
fécondation croisée des pratiques managé- quérir le savoir pratique de la « transgres-
riales. Ce mécanisme inavoué et inavouable sion raisonnable ».
58 Revue française de gestion – N° 174/2007

BIBLIOGRAPHIE
Abrahamson E., “Managerial Fads and Fashions: The Diffusion and Rejection of Innova-
tions”, Academy of Management Review, vol. 16, n° 3, 1991, p. 586-612.
Abrahamson E., “Managerial fashion”, Academy of Management Review, vol. 21, n° 1,
1996, p. 254-85.
Allard-Poesi F., Drucker-Godard C., Ehlinger S., « Analyses de représentations et de dis-
cours», Méthodes de recherche en management, R.-A. Thietard (dir.), Paris, Dunod, 2003.
Alter N., La gestion du désordre dans l’entreprise, Paris, l’Harmattan, 1992.
Alter N. (dir.), Les logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, 2002.
Babeau O., « Management stratégique, mise en scène et consulting », La fabrique de la
stratégie, une perspective multidimensionnelle D. Golsorkhi (dir.), Paris, Vuibert, 2006,
p. 197-217.
Baier V. E., March J. G., Saetren H., « Décision et mise en œuvre : une série d’ambiguïtés »,
J. G. March (dir.), Décisions et organisations, Paris, Ed. d’Organisation, 1988.
Baron X., « Du bon usage du consultant », Personnel, décembre 1989.
Blundson B. J., “Beneath fashion: why is there a market for management consulting ser-
vices?”, Professional Services Firms Workshop, University of Alberta, Canada, 2002.
Bouvard P., Storhaye P., Knowledge management, Colombelles, EMS, 2002.
Brown S. J., Duguid P., “Organizational learning and communities of practice: Toward a
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


Unified view of Working, Learning and Innovation”, Organization Science, vol. 2, n° 1,
1991, p. 40-57.
Brown W. B., “Systems, boundaries, and information flow”, Academy of Management Jour-
nal, vol. 9, n° 4, 1966, p. 318-27.
Brown W. B., Robert C. S., “Boundary-spanning activities in electronics Firms”, IEEE Tran-
sactions on Engineering management, vol. 31, august 1984, p. 105-11.
Canback S., “The logic of Management Consulting”, Journal of Management Consulting,
vol. 10, n° 2, 1998, p. 3-11.
Clark T., Fincham R. (dir.), Critical consulting, new perspectives on the management advice
industry, Oxford, Blackwell, 2002.
Coase R. H., “The nature of the firm”, Economica, vol. 16, 1937, p. 331-51.
Desclés J.-P., Schèmes, notions, prédicats et termes, Texte non-publié, université Paris,
Sorbonne, 2000.
Dill W. R., “Environment as an influence on managerial autonomy”, Comparative studies in
administration, Thompson J. D. (dir.), Pittsburgh, University of Pitttsburgh Press, 1959.
Golsorkhi D., (dir.), La fabrique de la stratégie, une perspective multidimensionnelle, Paris,
Vuibert, 2006.
Hambrick D. C., “Specialization of environmental scanning activities among upper level
executives”, Journal of Management Studies, vol. 18, n° 3, 1981, p. 299-320.
Jarzabkowski P., “Strategy as Practice: Recursiveness, Adaptation, and Practices-in-Use”,
Organization Studies, vol. 25, n° 4, 2004, p. 529-60.
Jarzabkowski P., Strategy as Practice: An Activity-Based Approach, London, Sage, 2005.
Les pratiques transgressives des consultants 59

Katz D., Kahn R. L., The social psychology of organizations, New-York, John Wiley & Sons,
1966.
Kinard J. C., “The management consulting profession and consulting services”, Handbook
of management consulting services, Barcus S. W., Wilkinson J. W. (dir.), Mc Graw-Hill,
1995.
Koenig G., « Production de la connaissance et constitution des pratiques organisation-
nelles », Revue de gestion des ressources humaines, vol. 9, 1993, p. 4-17.
Lescarbeau R., M. Payette, Y. St-Arnaud, Profession : consultant, Paris, L’Harmattan, 2004.
Malinowski B., Argonauts of the Western Pacific, London, Routledge & Kegan Paul, 1922.
Merton R. K., Fiske M., Kendall P. L., The focused interviews: a manual of problems and
procedures, New York, Free Press, 1990.
Mreiden A., « Le conseil en management », Paris, Les Échos, 2000.
Pager D., Quillian L., “Walking the talk? What employers say versus what they do”, Ameri-
can Journal of Sociology, vol. 70, june 2005, p. 355-80.
Perez Y. A., Pratique du conseil en entreprise, Paris, Maxima et Laurent du Mesnil Editeur,
2004.
Perret V., Josserand E. (dir.), Le paradoxe : penser et gérer autrement les organisations,
Paris, Ellipses, 2003.
Romelaer P., « Innovation et contraintes de gestion », Les logiques de l’innovation, N. Alter
© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)

© Lavoisier | Téléchargé le 25/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.203.229.147)


(dir.), Paris, La Découverte, 2002, p. 65-104.
Sarvary M., “Knowledge management and competition in the consulting industry”, Califor-
nia Management Review, winter, n° 1-3, 1999.
Simonet J., Bouchez J.-P., Le conseil, le livre du consultant et du client, Paris, Éditions d’Or-
ganisation, 2003.
Villette M., « Les fonctions rituelles des démarches stratégiques », Revue française de ges-
tion, n° 112, janvier-février 1997.
Villette M., Sociologie du conseil en management, Paris, La Découverte, 2003.
Wenger E., Communities of practice. Learning, meaning and identity, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1998.
Williamson O., “The vertical integration of production : market failure considerations”, Ame-
rican Economic Review, vol. 61, may 1971.
Wood P., “The rise of consultancy and the prospect for regions”, Critical consulting, new
perspectives on the management advice industry, T. Clark et R. Fincham (dir.), Oxford,
Blackwell, 2002, p. 50-73.

Vous aimerez peut-être aussi