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LA FABRIQUE DE LA STRATÉGIE
Olivier Babeau
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Les pratiques
transgressives
des consultants au service de
la fabrique de la stratégie
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qu’ils réalisent (entorses aux règles de sur le conseil (Kinard, 1995 ; Mreiden,
confidentialités notamment), les consul- 2000). Puissance de réflexion, apport d’un
tants agissent comme des véritables inter- œil externe et neutre, force ponctuelle de
médiaires d’échanges souterrains entre les travail, catalyseur d’énergie et expertise
entreprises d’un même secteur. Ils permet- sont les thèmes revenant constamment dès
tent ainsi une fécondation croisée des pra- lors qu’il est question des apports du
tiques managériales qui ne pourrait avoir conseil.
lieu au grand jour.
Un personnel de haut niveau, neutre
et catalyseur d’énergies
I. – UN PRODUCTEUR
Le consultant déclare volontiers se distin-
D’INFORMATIONS AU STATUT
guer des autres métiers par sa puissance de
AMBIGU
réflexion. Leurs parcours d’études supé-
Précisons d’emblée ce que nous entendons rieures, passant en France dans la quasi-
par « conseil en management ». Il s’agit en totalité des cas par une grande école de
fait de l’amalgame de ce qui est habituelle- commerce ou d’ingénieur, voire par un
ment désigné sous les vocables « straté- MBA d’une université américaine, sem-
gie », « organisation », « recrutement » et blent légitimer cette prétention. Le consul-
« systèmes d’information ». L’Association tant est demandé pour sa vivacité d’esprit,
américaine des consultants en manage-
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émerger parce qu’elles lui paraissaient trop tines et les blocages produits par des
évidentes par exemple. Dire l’évidence, conflits de personnes, l’emploi d’un consul-
formuler les routines inconscientes sont tant peut être le meilleur moyen de libérer
autant de préalables au renvoi (« feed- des énergies. Le manque d’implication des
back ») enrichi vers le client des informa- personnels locaux, trop sûrs de leur place et
tions glanées par le consultant. trop sceptiques quant à un projet qu’ils peu-
Le consultant représente aussi pour son vent percevoir comme une lubie de la direc-
client une force extérieure temporaire : cer- tion, est compensé par l’arrivée d’une force
tains consultants se nomment eux-mêmes stipendiée pour être énergique. Le consul-
avec humour des « intérimaires de luxe ». tant intervient souvent en grande partie
Soucieuses de recentrer leurs activités sur pour apporter et communiquer sa capacité
leur cœur de métier, nombre de sociétés ont d’enthousiasme au personnel.
allégé leurs structures des coûteux départe- « Un client me disait récemment que ce
ments d’études. Le recours ponctuel à la qu’il y avait de fabuleux chez nous, c’est
force de travail de personnes extérieures qu’on avait l’impression que nos ressources
lors de certains projets est une solution éco- étaient parfois plus engagées que les leurs,
nomique et flexible. Il est bien moins coû- et croyaient beaucoup plus en leur entre-
teux de louer une force de travail d’appoint prise que certains de leurs propres sala-
pendant quelques mois, voire quelques riés ! »1
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1. À la suite des extraits d’interview cités sont indiqués entre parenthèses le grade ou la fonction de la personne.
Les pratiques transgressives des consultants 47
d’engranger des éléments sur une méthode, général d’une filiale d’un groupe interna-
un secteur, un acteur d’un marché qui pour- tional).
ront se révéler utiles lors d’une mission Mais où a-t-il pu glaner ces informations ?
ultérieure. Certes pas en lisant simplement les jour-
Rappelons-le, la simple donnée ne devient naux, mais en réalisant des missions auprès
information qu’au prix d’un regroupement de clients. Pourtant, les informations pro-
et d’un traitement analytique adéquat. Ce duites pour un client sont censées être sa
dernier injecte un sens aux données, les ins- propriété. Il y a en pratique une grande
crit dans une interprétation particulière ambiguïté autour du statut de cette informa-
(Bouvard et Storhaye, 2002, p. 49). La tion : quelle part peut-on réutiliser parce
conception traditionnelle du conseil en qu’elle est la propriété du consultant (autre-
management fait de ce métier un producteur ment dit quelle est la part de son expertise
d’information, un apporteur d’expertise qui lui appartient) ?
(Perez, 2004). Selon Brown (1966), les « Quelle est la part du confidentiel et de ce
informations proprement stratégiques qui n’est pas confidentiel, c’est-à-dire en
concernent les tendances environnemen- fait quelle est la part de l’expertise sur un
tales, économiques, sociales et l’impact de sujet, et quel est la part dont on n’est pas
l’organisation sur son environnement. C’est propriétaire ? » (vice-président).
précisément le type de données recueillies Distinguer l’information spécifique appar-
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Figure 1
L’EXPLOITATION DE L’AMBIGUÏTÉ CONCERNANT LA PROPRIÉTÉ
DES INFORMATIONS PAR LES CONSULTANTS
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clair. » (directeur général d’une filiale d’un mettant au consultant de nier la transgres-
groupe international). sion. Quand, présentant à un client un
Pour le conseil en chasse de tête comme benchmark du secteur, le consultant ne
pour le conseil en stratégie et organisation, révèle qu’une information non détaillée sur
le nom du client pour lequel on travaille est les coûts des concurrents, l’information
censé être rigoureusement tenu secret (sauf sensible est donnée sans l’être :
autorisation). Dans la pratique, la règle est « C’est-à-dire que je savais où j’étais par
contournée au moyen d’allusions transpa- rapport à mes concurrents, mais je n’avais
rentes à « un groupe bancaire très important pas les coûts de chaque usine de chacun de
de la place de Paris » par exemple, dont plu- mes concurrents. Donc j’avais mon infor-
sieurs indices permettent sans difficulté de mation, mais ils n’avaient pas donné la leur
deviner le nom. Dans ce cas, l’information non plus. » (directeur général d’une filiale
est à la fois donnée et non donnée. La règle d’un groupe international).
n’est pas ouvertement transgressée, mais le Les informations, enfin, circulent surtout
résultat est le même. La transgression se oralement (« de toutes façons, les gens se
réalise en fait plus souvent par oral. Un parlent » [vice-président]). Des propos
nom de client soigneusement caché dans la échangés entre deux portes ne laissent pas
base de données sera ainsi facilement avoué de trace. Quelques secondes suffisent pour
par un associé à un client potentiel : transmettre une information intéressante au
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par conséquent le degré de confidentialité tent garder pour elles et celles qu’elles sont
de celle-ci font apparaître des zones grises prêtes à communiquer. Il y a plutôt un
« d’entre-deux » au statut incertain. Cette continuum qui fait aller de l’information
constatation jette un doute sur la représen- que l’entreprise ne veut à aucun prix voir
tation théorique du rôle du consultant divulguer (par exemple, les négociations
comme simple apporteur d’information. pour une acquisition éventuelle) à celle
Mentionner ce rôle, compte tenu des qu’elle met elle-même en ligne sur son site
espaces d’ambiguïtés que nous avons men- internet. Entre les deux se trouve une
tionnés, c’est suggérer l’existence d’une « zone grise » dans laquelle les informa-
efficace différente du travail du consultant. tions, pour être de préférence cachées, n’en
À quoi servent, en effet, les pratiques trans- peuvent pas moins être divulguées sans
gressives que nous venons de décrire ? À conséquence catastrophique pour l’entre-
permettre selon nous la transmission offi- prise. Il peut s’agir par exemple de données
cieuse entre entreprise d’informations que agrégées sur des coûts de production, d’in-
nulle communication officielle ne saurait dicateurs internes tels que le taux de churn
réaliser. Nous allons montrer dans une des clients etc. Ces données sont intéres-
deuxième partie que le système redevient santes pour un concurrent, et il est normal
compréhensible si l’on considère le consul- que chaque entreprise cherche, dans la
tant comme colporteur « masqué » d’infor- mesure du possible, à les garder pour elle.
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cliente. Comment ce flou est-il utilisé par d’une présentation élaborée pour un
les consultants ? L’ambiguïté permet de client.
bénéficier d’une expertise qui ne pourrait La figure 2 représente schématiquement
être explicitement transférée au cabinet. Le cette navigation subtile du consultant.
consultant, pour une bonne part, fait com- Dans la zone trouble des informations
merce des compétences obtenues chez le « assez importantes », le consultant s’auto-
client. C’est par exemple ce que l’un rise à pêcher. Nos entretiens ont fait appa-
d’entre eux nous expliquait concernant un raître clairement qu’une partie importante
logiciel de gestion initialement développé de la valeur ajoutée du consultant résidait
chez un client, et vendu par la suite. Le dans cette connaissance approfondie du
client aura ainsi payé pour le développe- marché qu’il a capitalisée. Cela, les consul-
ment d’un produit dont d’autres vont faire tants comme les clients le disent sans fard.
commerce. Un consultant est d’abord recruté, dans bien
Promettant par principe de laisser le client des cas, parce qu’on sait qu’il possède ou
en possession de toutes les informations est à même d’acquérir ces « informations
qui lui sont propres, le consultant empiète liminales » (liminis en latin : le seuil) si pré-
en fait avec beaucoup de précautions sur cieuses. Son savoir-faire réside ensuite dans
cette zone, et réalise des emprunts « rai- l’arbitrage raisonnable qui lui permettra de
sonnables » d’informations et de procé- rester dans la zone des transgressions rai-
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Figure 2
LE CONSULTANT COMME COLPORTEUR D’INFORMATIONS « SENSIBLES »
54 Revue française de gestion – N° 174/2007
porte des informations liminales pour On peut ainsi mieux comprendre la grande
mieux servir son client rareté des clauses d’exclusivité dans les
missions de conseil. En interdisant au
2. Un intermédiaire d’échange au consultant de travailler pour un concurrent
service de la décision stratégique dans le secteur, elle fait perdre à ce dernier
Pour achever cet article, il nous reste à cette connaissance si précieuse :
montrer la finalité de ces échanges limi- « L’exclusivité, sauf exception, ce n’est pas
naux que nous avons décrits : le consultant une bonne demande de la part du client.
se fait trafiquant d’informations pour mieux Pour des raisons simples, un certain jour on
servir la décision stratégique des entre- avait une grand-messe en Hollande et
prises. comme souvent dans ces cas-là mes col-
lègues hollandais avaient fait venir le
Un transfert d’information non létale pour
patron [d’une société internationale de dis-
l’organisation
tribution d’énergie] en Hollande. Et ce
Le lecteur aura pu penser, dans la première patron avait décrit de manière très élogieuse
partie de ce texte, que nous proposions une les performances de [notre cabinet]. Et il a
sorte de dénonciation de l’indignité des terminé en disant “mais j’aimerais bien que
consultants. Le client serait la victime de vous travailliez exclusivement pour moi”.
« butineurs » peu scrupuleux produisant Et là il y a un collègue qui s’est levé et qui
leur miel aux dépens des clients ? Ce serait
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teur général d’une filiale d’un groupe inter- encore. Si Dill (1959) définit l’environne-
national). ment de l’entreprise comme un flot d’infor-
« Sachant que cette confidentialité à 100 % mation traversant les frontières de l’entre-
n’existe pas, de toute façon les vraies infor- prise, et Brown (1966) souligne que la
mations confidentielles ne sont pas commu- planification stratégique se nourrit d’infor-
niquées aux consultants. Il est certaines mations qui pénètrent par des sortes de
choses qui sont gardées. » (ancien consul- tamis (sieves), l’existence d’acteurs jouant
tant, responsable qualité dans une groupe le rôle de boundary spanners n’appartenant
pharmaceutique). pas à une seule organisation mais à plu-
Cela ne veut pas dire, à notre sens, qu’il n’y sieurs est largement absente des considéra-
a pas de confiance du client envers le tions sur ce thème. L’existence d’acteurs
consultant. Elle reste la condition sine qua intermédiaires ayant la possibilité de faire
non d’une relation. Non, en vérité, le client passer des informations entre différentes
exprime par-là sa connaissance de la méta- organisations est pourtant du plus haut inté-
règle, autrement dit du jeu autour de la rêt : il ne s’agit pas de laisser entrer des
norme de confidentialité. Il sait qu’une par- informations (rôle de gatekeeper classique),
tie de l’information produite ou glanée lors mais de réaliser simultanément les opéra-
d’une mission va certes être « sanitisée » et tions d’extraction et d’introduction des
introduite dans une base à accès réduit. informations. Désintermédiée à l’extrême,
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mations (à l’exclusion des plus straté- est pourtant l’objet d’un accord tacite entre
giques) et rendant son origine plus floue. les acteurs (managers, consultants). C’est
une compétence des acteurs très rarement
CONCLUSION mise en lumière qui est ainsi décrite : ces
derniers maîtrisent le « jeu avec les
Nous avons cherché dans ces lignes à marges » en approchant sans cesse les fron-
nous placer au-delà des représentations tières du tolérable, et développent des pra-
idéalisées des processus de décision où le tiques quotidiennes de louvoiement entre ce
rôle de la rationalité et la clarté des fron- qu’ils font et ce qu’ils disent.
tières entre le régulier et l’irrégulier sont Quel peut être l’enseignement d’une telle
surévalués. observation pour le dirigeant qui nous
Notre travail s’inscrit dans une double lirait ? Ne risque-t-il pas d’y apprendre ce
continuité. Tout d’abord, comme nous qu’il sait déjà, de façon plus ou moins
l’avons mentionné en introduction, nous pro- consciente ? Nous pensons que la prise de
longeons des avancées récentes (Golsorkhi, conscience, précisément, est intéressante en
2006) qui ont montré combien la compré- elle-même. Le jeu que nous décrivons n’est
hension de l’élaboration de la stratégie gagnant que si chacun en connaît les règles,
devait passer par une analyse de sa fabrique fussent-elles tacites. Si le conseil en mana-
quotidienne. De plus, l’approche critique gement a parfois mauvaise réputation, c’est
du rôle du consultant que nous avons choi-
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