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Le temps, la finance et le management des entreprises

Hubert de La Bruslerie
Dans Revue française de gestion 2009/8 (n° 198-199), pages 31 à 57
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746226265
© Lavoisier | Téléchargé le 05/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.249.95.197)

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L E S F O N D A M E N TA U X
HUBERT DE LA BRUSLERIE
Université Paris Dauphine

Le temps, la finance
et le management
des entreprises

Le temps est à la fois une ressource économique et une


dimension du choix. C’est parce qu’il existe une préférence
temporelle que se pose, au moment d’un choix économique,
la nécessité d’une évaluation psychologique du temps. L’objet
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de cet article est de rappeler que la temporalité dans l’action
est un des aspects de la théorie économique des choix. En
particulier l’idée d’une structure de préférence temporelle
décroissante est une voie d’ouverture intéressante pour
réintégrer le long terme. À l’inverse, le marché financier
présente la caractéristique d’un possible biais court-termiste.
Il n’est d’ailleurs pas certain que ce biais d’appréhension
entraîne un biais de comportement des dirigeants
d’entreprise. Enfin, on rappelle que le rythme de l’action
impose son temps propre au niveau de l’organisation
complexe qu’est l’entreprise.

DOI:10.3166/RFG.198-199.31-57 © 2009 Lavoisier, Paris


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L
e temps est à la fois une ressource diminuent l’utilité anticipée d’une future
économique et une dimension du conséquence (comme l’incertitude ou le
choix. Pour Kahneman et Riis changement des préférences) »3.
(2005), « Le temps est l’ultime ressource La théorie économique sous-jacente à
finie de la vie, trouver comment l’utiliser au l’analyse des choix intertemporels est fon-
mieux est un vrai objectif à la fois au niveau dée plus particulièrement sur l’hypothèse
individuel et au niveau des choix publics qui d’impatience ou de préférence pour l’im-
sont concernés par le bien-être humain »1. médiat qui souligne que la plupart des
La plupart des choix impliquent un arbi- agents économiques préfèrent une utilité
trage entre « plaisirs et peines » évalués en (bénéfice) présente à une utilité (bénéfice)
termes de bénéfices et de coûts intervenant future de même montant (Von Mises, 1949 ;
à différentes dates. Pour la théorie de la O’Donoghue et Rabin, 1999). Le taux d’es-
décision économique, le processus d’éva- compte ou taux d’impatience subjectif ou
luation des bénéfices et des coûts fait réfé- taux d’intérêt psychologique est une donnée
rence à la dimension de l’utilité (Buchanan, personnelle à l’acteur qui lui permet de
1969). Il s’y ajoute une dimension tempo- construire des choix en évaluant les consé-
relle avec une analyse des choix multiples quences de ceux-ci à des périodes diffé-
entre plusieurs périodes. L’aversion au rentes du temps. C’est le prix du temps rat-
risque et le taux d’impatience, encore taché à une décision donnée et à un acteur
appelé taux d’escompte ou taux d’intérêt donné. L’analyse des choix intertemporels
psychologique, apparaissent être les élé- n’est cependant pas indépendante de la
ments essentiels guidant le comportement combinaison d’effets de contexte, de che-
des agents. Parmi les notions nécessaires à minement temporel, de mortalité et d’impa-
l’évaluation intertemporelle des alterna- tience plus ou moins grande. C’est vrai
tives, il faut toutefois distinguer les deux pour le décideur individuel comme pour
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concepts liés d’escompte du temps et de l’entreprise.
préférence temporelle. La préférence tem- La théorie économique standard de l’utilité
porelle est une hypothèse de comporte- escomptée procède par simplification en
ment ; elle se réfère à « une préférence pour supposant un taux d’escompte du temps
l’utilité immédiate par rapport à une utilité stable, qui définit un prix psychologique
future »2. C’est parce qu’il existe une pré- unique du temps. La théorie financière ne
férence temporelle que se pose, au moment fait que pousser un peu plus loin en ajoutant
d’un choix économique, la nécessité d’une à ce schéma d’analyse des choix, d’une
évaluation psychologique du temps. L’es- part, la disponibilité d’actifs financiers qui
compte du temps ou taux d’impatience permettent de transférer de la valeur dans le
conduit à analyser « toutes les raisons pour temps et, d’autre part, l’existence d’un mar-
lesquelles les conséquences futures sont ché financiers. Cependant, l’inadéquation
moins importantes incluant les facteurs qui entre les observations comportementales et

1. Cf. art. cit. (p. 294).


2. Cf. Frederick et al. (2002, p. 351).
3. Idem.
Le temps, la finance et le management des entreprises 33

les prédictions théoriques standards conduit cule lui-même sur une temporalité propre et
à redécouvrir la richesse d’une temporalité donc un prix subjectif du temps.
propre à l’acteur et à réintroduire l’idée L’objet de cet article est de rappeler la
d’une structure par terme des prix psycho- richesse du concept de temporalité dans
logiques du temps vraisemblablement l’action commune à la finance et à la ges-
décroissante. C’est aussi l’occasion de s’in- tion des entreprises. Cette temporalité dans
terroger sur la temporalité des choix de l’action est un des aspects de la théorie éco-
l’entreprise. Les rythmes des choix ne sont nomique des choix. Les études empiriques
pas les mêmes et la spécificité de la tempo- sur la préférence temporelle des acteurs
ralité des choix de l’entreprise doit être sin- qu’ils soient consommateurs, investisseurs
gulièrement soulignée. ou décideurs d’entreprise montrent que la
Le triptyque consommateur-investisseur- perception des horizons et les préférences
entreprise ou encore théorie économique- temporelles sont évidemment spécifiques et
finance-management peut laisser penser complexes. En particulier l’idée d’une
que nous nous adressons à trois paradigmes structure de préférence temporelle décrois-
différents. Chacun a certes ses concepts, sante est une voie d’ouverture intéressante
son langage, sa méthodologie. Au-delà de pour réintégrer le long terme. À l’inverse,
ces différences, le trait commun totalement le marché financier présente la caractéris-
unificateur est que tout trois relèvent de la tique d’un possible biais court-termiste. Il
science des choix dans le temps. L’acteur n’est d’ailleurs pas certain que ce biais
change, mais il agit dans le temps en enga- d’appréhension entraîne un biais de com-
geant ses ressources et ses projets. Le temps portement des dirigeants d’entreprise. Le
est le rythme de la décision et des choix. rythme de l’action impose son temps
C’est là le facteur unifiant des choix écono- propre au niveau de l’organisation com-
miques et managériaux. Les différences plexe qu’est l’entreprise.
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apparaissent dans la valorisation du temps ;
la temporalité des uns et des autres n’est pas I – LA TEMPORALITÉ
la même. Il faut alors introduire les hori- DANS L’ACTION
zons. Ceux-ci sont multiples et chaque
acteur peut en avoir plusieurs. La facilité La temporalité dans l’action conduit à s’in-
consisterait à opposer le court terme finan- terroger sur la notion de temps pour l’acteur
cier et le long terme managérial. Saint- économique. Celui-ci s’insère dans un (ou
Simon n’évoquait-il pas déjà le frelon para- des) horizon(s) d’actions et dans une dyna-
site et l’abeille industrieuse ? Dans les mique qui s’écoule avec le temps. Le
temps troublés d’une crise financière séquencement des décisions et des actions
majeure, d’autres moralistes reprennent les pose le problème important de la rationalité
archétypes du méchant spéculateur avide et dans la cohérence temporelle des choix. Y
du bon créateur de richesse réelle. C’est a-t-il une stricte rationalité qui impose ex
beaucoup trop simple. La logique de calcul ante une cohérence absolue des choix pré-
et d’action est la même ; la rationalité éco- sents et futurs ou faut-il reconnaître une
nomique d’évaluation des choix repose sur logique de cohérence temporelle plus
un socle commun incompressible qui s’arti- souple dans l’action ?
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1. Passé-présent-futur économique que les services et les biens


L’idée de temps est une idée praxéologique. économiques. Von Mises utilise le terme
C’est l’action qui rend l’homme conscient « économisation du temps ». Ce prix du
du flux du temps (Von Mises, 1949). Les temps est unique et propre à chaque indi-
philosophes identifient et utilisent les vidu. Cette « nécessité catégorielle » de
notions de passé et de futur. Le temps est la l’action humaine introduit per se une
durée, c’est l’échelonnement séquentiel de contrainte de rationalité. Il ne s’agit pas
ces passés et de ces futurs. Le présent est d’une condition de continuité historique
une frontière incertaine et fine qui sépare le tournée vers le passé, mais d’une contrainte
passé du futur. Le présent est continuelle- de rationalité dite de cohérence temporelle
ment transformé en passé et envoyé vers la des choix futurs. Le principe de cohérence
mémoire. Dans une perspective praxéolo- temporelle parfaite signifie que la séquence
gique, le présent n’est pas un espace vide, des choix pris en t +1 jusqu’à l’infini sera
il est rempli par l’action. « L’action prend effectivement les mêmes que ceux imaginés
place dans le présent réel et sa réalité s’y en t. Le même individu déplacé d’une
développe » (Von Mises, 1949, p. 100). À période dans le temps est supposé faire des
ce propos Von Mises cite d’ailleurs choix identiques. Ce principe semble appa-
Bergson, « Ce que j’appelle mon présent, remment de bon sens ; il est en fait extraor-
c’est mon attitude vis-à-vis de l’avenir dinairement exigeant.
immédiat, c’est mon action imminente » Samuelson (1937) formalisa la notion d’uti-
(Bergson, 1911, p. 152). lité actualisée qui est le concept au cœur des
choix économiques intertemporels. Le coef-
ficient d’actualisation subjectif δ concentre
Le présent offre une opportunité, une
fenêtre, d’action pour décider de choix et
les mettre en œuvre à l’occasion d’opportu- toutes les motivations et toute la complexité
de la préférence temporelle ; il permet de
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nités et de conditions qui étaient trop pré-
coces avant et seront trop tard après. Deux calculer l’utilité totale associée à une série
actions ne peuvent pas être synchrones. La de choix de consommation présents et
continuité praxéologique entre le passé et le futurs. La rationalité économique pousse
futur a été soulignée par P. Valery. Le futur ensuite l’individu à maximiser à l’instant
est projeté par l’imagination. « L’imagina- d’évaluation cette utilité agrégée. Le modèle
tion, c’est (pour la majeure partie) une micro-économique standard ajoute une
pseudo-réalité réflexe, une vue, un monde hypothèse supplémentaire : le taux d’actua-
qui est une réponse, – comme un souvenir lisation psychologique est constant. La
de ce qui devrait être, ou de ce qui ne séparation de l’utilité d’une consommation
devrait pas être. » (Valery, 1943, p. 389). Le future en une utilité future pondérée par un
simple passage de l’action fait la différence coefficient d’actualisation unique décon-
entre le passé et le futur. necte la valeur psychologique du temps de
La valeur psychologique du temps a été la substance des choix de consommation. La
introduite par l’école économique autri- valeur psychologique du temps est aussi
chienne et tout particulièrement Von Mises appelée taux d’impatience, taux de préfé-
(1949). Le temps a une valeur qui relève rence temporelle ou facteur d’actualisation
d’une autre logique de mesure et de calcul psychologique. On préfère une satisfaction
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aujourd’hui plutôt que demain, mais chaque La structure par terme des prix
individu quantifie économiquement le sur- psychologiques du temps
croît de satisfaction qu’il demandera pour L’hypothèse d’un prix psychologique du
patienter un peu. En ce sens, le temps indi- temps constant et exogène est commode.
viduel est une ressource économique sub- Elle met le temps à l’extérieur des choix de
jective et non échangeable. l’individu. Elle est suffisante pour assurer
Dans un cadre micro-économique, si le taux la cohérence temporelle parfaite des choix.
d’impatience psychologique du temps est Elle est cependant hautement contestable.
constant et donné, la séquence des choix L’individu ou l’entreprise dans sa logique
futurs est rationnellement cohérente en t et d’action se forge et respecte sa propre tem-
en t + 1 pour une même information dispo- poralité. La temporalité de l’action de l’in-
nible. Il y a bien cohérence temporelle par- dividu relève de sa psychologie. La tempo-
faite. Samuelson aurait pu envisager l’ac- ralité de l’entreprise ou de l’organisation se
tualisation de l’utilité en utilisant un
coefficient δ(t), par exemple variable en
construit dans sa stratégie. Une voie de
recherche différente consiste à proposer une
fonction des différentes périodes t de l’hori- structure des taux psychologique du temps
zon. L’enjeu économique d’une interroga- décroissante avec l’horizon du temps. Le
tion sur les taux d’intérêt psychologiques et test de Thaler (1981) a consisté à demander
leur forme est qu’elle conduit, même dans à des individus à quels montants dans res-
le cas de l’homo œconomicus de la théorie pectivement 1 mois, 1 an et 10 ans ils
standard micro-économique, à des jugeaient équivalent la somme actuelle de
séquences de choix économiques ne respec- 15 dollars. La réponse médiane fut 20, 50 et
tant pas la condition de cohérence tempo- 100 dollars, d’où l’estimation d’une struc-
relle. Les choix optimaux effectués en t ture par terme décroissante des taux d’inté-
pour l’instant futur t + h à l’aide d’un fac-
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teur d’actualisation δ(h) ne sont pas les

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rêt psychologique de 345 % sur 1 mois,
220 % sur 1 an et 15 % sur 10 ans.
mêmes que ceux effectués une période plus
tard actualisés à l’aide d’un facteur δ(h-1).
Laibson (1996) développe un argument en
faveur d’une structure décroissante des taux
Ces conflits dans l’allocation dynamique d’actualisation psychologique du temps.
des plans d’investissement-consommation Selon lui, les jeunes et les ménages d’âges
ont été soulignés par Strotz (1956). Celui-ci moyens ont largement recours au crédit per-
fut un des premiers à évoquer l’idée que les sonnel à la consommation parce que leur
agents sont plus impatients quand ils font taux d’impatience est élevé. À l’inverse, les
des arbitrages économiques à court terme investisseurs âgés ont un niveau de richesse
que lorsqu’ils font des choix économiques et d’épargne accumulée élevé avant leur
situés dans le long terme. À la limite, un retraite ce qui est cohérent avec un taux
individu complètement myope qui ne regar- d’intérêt psychologique faible. Une struc-
derait que l’instant présent et l’instant sui- ture des taux psychologiques décroissante
vant n’a besoin que d’un taux d’actualisa- introduit un écart entre ce que les consom-
tion entre t et t + 1, et donc n’est pas mateurs pensent qu’ils devraient épargner
sensible au problème d’inconsistance dyna- et ce qu’ils épargnent réellement. Les taux
mique de ses choix au-delà. d’épargne « normatif » à long terme
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devraient être au-dessus des taux d’épargne consistants, c’est-à-dire ne respectant pas
effectivement constatés (Harris et Laibson, une stricte rationalité intertemporelle. Les
2001). Ce point est important car il permet choix optimaux effectués pour t à l’aide
d’introduire l’idée d’un taux d’intérêt psy- d’un facteur d’actualisation δ(t) ne sont pas
chologique de long terme normatif qui doit les mêmes que ceux effectués une période
cohabiter avec des taux d’impatience à plus tard actualisés à l’aide d’un facteur
court terme plus élevés et qui vient bouscu- δ(t – 1). En cas d’inconsistance dynamique
ler les comportements économiques de long des choix, l’allocation optimale s’analyse
terme. « En regardant le long terme nous comme un conflit de jeux entre des agents
désirons agir avec patience, mais le désir différents : le « moi » décideur à l’instant t
d’une satisfaction instantanée contrebats entre en jeu stratégique avec le « moi » opti-
fréquemment nos bonnes intentions » misateur en t +1. La perspective offerte par
(Harris et Laibson, 2004, p. 3). Laibson les fonctions hyperboliques consiste à dire
(1996) suggère ainsi de retenir une fonction que l’avenir à court terme compte plus dans
d’actualisation hyperbolique. L’analyse de la résolution des choix dynamiques que le
la forme de la fonction d’actualisation psy- long terme. À la limite, un individu complè-
chologique de l’individu trouve son origine tement myope qui ne regarderait que l’ins-
dans les expérimentations faites par des tant t présent et l’instant suivant, n’est pas
psychiatres ou des psychologues sur le sensible au problème d’inconsistance dyna-
comportement humain et animal. Chung et mique de ses choix au-delà (Loewenstein et
Herrnstein (1961) tirent d’expérimentations Prelec, 1992).
qu’une fonction hyperbole stricte Cependant même si la théorie microécono-
approxime la fonction de préférence tempo- mique permet d’élargir le champ d’applica-
relle d’animaux. Ainslie (1992) et Loewe- tion de ce que nous appelons la rationalité
stein et Prelec (1992) proposent aussi de intertemporelle parfaite en intégrant des
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retenir un ajustement à l’aide de fonctions valorisations plus subjectives du temps qui
d’actualisation hyperboliques. Ces fonc- évoluent de manières déterministes avec
tions conduisent à des taux d’intérêt psy- l’horizon, il faut aller plus loin dans l’élar-
chologique de la forme : τ(t) = γ/(1 + α.t). gissement de la notion de cohérence tempo-
Ceux-ci sont décroissants dans le temps. Le relle des choix. L’idée est que le décideur
taux d’intérêt psychologique à très court rationnel « limité » établit un lien de cohé-
terme est égal au paramètre γ ; à très long rence minimum entre ses choix temporels.
terme, il converge vers zéro.
La fonction d’actualisation hyperbolique 2. Prix psychologique du temps
conduit à un taux d’intérêt psychologique et rationalité limitée
décroissant avec l’horizon. L’enjeu en L’évocation d’autres pistes théoriques
termes de rationalité économique de telles conduit à se situer en dehors de la rationa-
fonctions est qu’elles conduisent à des lité financière standard lorsqu’on évoque le
séquences de choix économiques non prix psychologique du temps4. Ces nou-

4. Les développements qui suivent s’inspirent de La Bruslerie et Pratlong (2008).


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velles perspectives sont ouvertes par les du temps. Pour Thaler et Shefrin, le seul
recherches issues de l’économie et de la moyen pour le planificateur d’agir sur
finance comportementale. Kahneman et l’agent myope est de le contraindre soit en
Tversky (1992) sont ainsi amenés à évoquer modifiant ses préférences, soit en lui impo-
d’autres logiques dans les choix intertem- sant des règles de comportement et de
porels. Ainsi, quand deux revenus sont anti- choix. Les outils pour modifier les compor-
cipés dans le long terme par rapport à tements sont les incitations et les
aujourd’hui, les agents sont relativement contraintes. Les incitations par exemple
patients, le coût de l’attente marginale est pèsent sur l’agent myope en associant une
faible. Par exemple, selon Thaler (1981), valeur (morale) positive à l’épargne. Des
« je préfère deux pommes dans 101 jours règles d’autolimitation ou d’autodiscipline
qu’une pomme dans 100 jours ». Quand les sont aussi imaginables pour ne pas consom-
deux revenus sont proches, l’impatience est mer (équivalentes à consommer des coupe-
plus grande : « je préfère une pomme tout faims pour des individus qui s’astreignent à
de suite plutôt que deux pommes demain ». un régime alimentaire). D’autres solutions
Les modèles à « mois » multiples sont une sont les règles obligatoires d’épargne sous
des voies pour contourner l’argument d’in- forme de pourcentage-plancher du revenu,
cohérence temporelle ou time inconsistency d’interdiction d’emprunter ou de plans de
lié à des taux d’intérêt psychologiques non retraite obligatoires.
constants. Ils sont évoqués à la fois par
Thaler et Shefrin (1981) ainsi que Laibson Agrégation temporelle et horizon de vie
(1996). Peu formalisés, ces modèles ne don- Cela revient aussi à se poser la question de
nent pourtant pas lieu à des hypothèses tes- la borne supérieure d’agrégation des utilités
tables en tant que telles. Thaler et Shefrin futures. La finitude de la vie pose le pro-
(1981) analysent la compatibilité des choix blème de l’identité de l’individu distincte
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temporels dans le cadre d’une théorie du de celle de ses successeurs. Cette identité
self-control. Ils identifient deux « mois » en économique est d’abord la conscience de la
conflit dans l’agent économique. L’individu stabilité de ses goûts : Suis-je le même
à un moment donné du temps est supposé qu’hier ?, Serai-je demain le même qu’au-
être à la fois un planificateur (planner) de jourd’hui ? La question de la borne supé-
ses choix d’investissement-consommation rieure d’évaluation de l’utilité et du bien-
sur le long terme et un acteur agissant (doer) être pose le problème de l’interruption par
myope. L’acteur agissant optimise sur la la mort des « mois » successifs inscrits dans
seule prochaine période. Il existe un conflit la logique d’utilité de décision de l’agent.
entre ces deux préoccupations. Les auteurs Les successeurs de l’agent (ses héritiers, la
font une analogie intéressante et explicite société au sens large, etc.) ne sont plus les
avec le conflit d’agence entre actionnaires et « mois » économiques du décideur. L’iden-
managers dans la firme. Le self-control est tité de l’acteur s’arrête pour laisser place à
le moyen de réduire ce conflit entre les deux l’identité d’autres acteurs et à leurs propres
« mois » de l’agent économique puisque choix. C’est là une différence avec les choix
l’individu possède deux ensembles de préfé- de l’entreprise pour qui la borne supérieure
rence qui sont en conflit à un moment donné d’évaluation des choix est sans limite. La
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finalité de survie de l’organisation, la « mois » successifs : l’utilité de manger un


logique d’un renouvellement stratégique deuxième bifsteck est grande quand on est
continuel déplace le problème de l’agréga- jeune et doté d’un solide appétit, l’utilité
tion temporelle des choix. La mort de l’en- d’un second bifsteck quand avec l’âge on a
treprise même s’il s’agit d’une réalité statis- moins d’appétit et plus aucunes dents, est
tique qu’illustre sa possible défaillance, ne nettement plus faible.
fait pas partie du programme de choix. Il y a autant d’éléments de différenciation et
L’apport de la théorie économique est de de continuité entre les « mois » du même
montrer que la conception holiste d’un indi- agent dans le temps qu’entre des agents dif-
vidu optimisant globalement son tableau férents, mais contigus vivants au sein d’une
temporel négligerait la time separability de même société. Dans l’analyse des comporte-
ses choix, c’est-à-dire le séquencement de ments économiques, l’actualisation des pré-
décisions plus ou moins liées. La profon- férences temporelles est donc aussi ration-
deur temporelle de l’action économique est nelle que l’agrégation des agents. Pour
fondée sur l’articulation d’une séquence de Frederick (2006, p. 674) : « Il est aussi
« mois » agissants. Un agent économique, rationnel d’actualiser sa propre utilité future
une entreprise, est une succession de que d’actualiser l’utilité d’une autre per-
« mois » qui se chevauchent dans l’action. sonne distincte de soi, car l’écart entre les
Le point de passage d’un « moi » t à un étapes de sa propre vie peut être aussi pro-
« moi » t +1 est une série de choix (ou de fond que les différences entre les individus ».
non-choix) qui lui donnent accès à une série En cas d’inconsistance temporelle des
d’utilités futures, fruits de ses décisions (ou choix, l’individu entame un jeu stratégique
decision utility, voir Kahneman et al., entre sa succession de « mois » en t, t +1,
1997 ; Frederick, 2006). Ces « mois » sont t +2… Le principe de cohérence temporelle
liés entre eux par des phénomènes de fait que les uns demandent des comptes aux
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mémoire, une continuité physique, des autres. Le « moi » décideur en t entre en
similarités de caractère et d’intérêts. Ils sont contrat implicite avec le moi rationnel
néanmoins différents. Ces « mois » succes- t +1… Le principe de cohérence temporelle
sifs appartiennent à un individu ou à une est l’expression d’une rationalité intertem-
entité consciente ; ils expriment autant porelle minimale : il existe un certain lien
qu’ils construisent sa personnalité. Ils font de cohérence entre les choix qui expriment
son histoire comme ils le ou la projettent le principe d’une conformité minimale dans
dans l’avenir. Pour l’individu, pour le l’action entre des « mois » qui habitent une
consommateur, le moteur le plus tradition- même personne agissante. L’aléa moral
nel de cette déformation est l’évolution de existe dans ces contrats implicites de cohé-
la richesse. L’argument de satiété fait que la rence : l’oubli, le renoncement, la procrasti-
satisfaction procurée par le premier bifsteck nation, ou d’autres comportements de fuite
quand on a faim, n’est pas la même lors- devant le temps, tels que la schizophrénie
qu’on s’apprête à manger son treizième ou le suicide…
bifsteck. Mais il faut intégrer les éléments Pour l’entreprise, ces « mois » différents
de continuité et de différenciation des sont ceux que façonnent dans le temps les
Le temps, la finance et le management des entreprises 39

stratégies et leurs résultats. Ainsi la Compa- passé. L’homme prend conscience du temps
gnie Générale des Eaux, entreprise tradi- quand il projette de convertir un état actuel
tionnelle fournisseur de services à des col- moins satisfaisant en un état futur plus
lectivités locales en France, est devenue à satisfaisant »5. Le temps est rare pour
rythme forcé Vivendi, entreprise multina- l’homme, il doit l’économiser comme les
tionale centrée sur les télécommunications autres ressources rares, mais pour Von
et les médias. Celle-ci n’a plus grand-chose Mises le temps présente la particularité
à voir avec sa grand-mère L’exigence d’une d’être irréversible (ce qui est évident) et
cohérence temporelle absolue des choix ex unique (ce qui l’est moins). Il existe pour
ante ne se justifie pas plus pour les entre- chacun une préférence temporelle subjec-
prises que pour les individus. tive. « La préférence de temps est une
nécessité catégorielle de l’action hu-
3. La théorie microéconomique maine »6. Il fait ici explicitement référence
des choix à un taux d’impatience subjectif qui est son
Il faut distinguer l’analyse proposée par les prix psychologique du temps. Celui-ci ne
néoclassiques autrichiens et la construction doit pas être confondu avec le taux d’intérêt
standard de l’école néo-classique qui sur le marché, qui est le prix social du
conduit au modèle de choix économico- temps appelé « taux d’intérêt originaire »
financier du consommateur-investisseur. par Von Mises. C’est ce taux d’intérêt qui
La première approche est davantage quali- sert à arbitrer entre placement-investisse-
tative et orientée sur la psychologie des ment, d’une part, et consommation, d’autre
individus dans l’action. La vision de la part. Cette « économisation du temps est
rationalité temporelle introduite par Von indépendante de l’économisation des ser-
Mises (1949) apparaît singulièrement vices et des biens économiques. Même au
moderne pour comprendre l’évaluation pays de Cocagne, l’homme serait obligé
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intertemporelle des préférences. Les choix d’économiser le temps, sauf s’il était
passés sont dictés par une information et immortel et doué de la jeunesse éternelle et
une logique autre qui n’est pas pertinente d’une vigueur et d’une santé indestruc-
pour décider de l’action aujourd’hui. Entre tibles »7. L’analyse de Von Mises sur les
les deux, il y a eu un fait nouveau qui est la facteurs individuels déterminant la préfé-
réalisation des choix d’hier. La consistance rence temporelle des individus est une des
temporelle parfaite ex post des choix n’est premières qui fasse référence à la durée de
pas une exigence de rationalité dans l’ac- vie restante ou à la santé et à la jeunesse. La
tion. Le temps apparaît alors comme une piste est ici ouverte, mais non exploitée,
catégorie spécifique dans la décision. d’une évaluation du prix psychologique du
« L’action ne peut influencer que l’avenir, temps variable dans le temps pour un même
jamais le présent qui s’enfonce dans le individu. C’est la première manifestation

5. Op. cit. (chap. 5, p. 100).


6. Op. cit. (chap 18, p. 481).
7. Op. cit. (chap 5, p. 102).
40 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

théorique de la possibilité d’une structure composantes distinctes relevant de l’utilité


par terme des prix psychologique du temps (notamment de l’aversion au risque) et de la
dans la littérature. dimension temporelle.
Fisher (1930) propose une formalisation
microéconomique des choix intertemporels Le modèle standard d’évaluation
qui étudie les choix d’allocation des res- financière
sources sur plusieurs périodes. Cet arbi- Le modèle micro-économique standard de
trage intertemporel conduit à substituer de l’investisseur-consommateur introduit l’in-
la consommation présente et future. Il met certitude et se situe dans un horizon tempo-
en évidence l’existence de deux taux d’inté- rel où le prix psychologique du temps est
rêt différents : d’une part, un taux d’es- constant. L’agent économique raisonne en
compte objectif et collectif, R, correspon- espérance d’utilités actuelles et futures. Les
dant au prix social du temps sur un marché, décisions sont prises sur la base d’une fonc-
le taux d’intérêt du marché, et d’autre part, tion d’actualisation personnelle qui est dés
un coefficient d’actualisation du futur sub- lors exponentielle. La fonction de consom-
jectif, d, propre à chaque individu et qui mation considère le plus souvent de la
exprime sa préférence temporelle. La déter- consommation agrégée d’un individu repré-
mination de ce paramètre d nécessite toute- sentatif. Cette hypothèse supplémentaire
fois une considération de la temporalité de rend les tests faciles car il est alors possible
l’ensemble des choix de l’individu ainsi que de prendre comme variable la consomma-
du rapport qu’entretiennent entre eux son tion agrégée qui est une donnée mesurée.
« moi » économique présent et ses « mois » Le choix de l’investisseur-consommateur
économiques futurs. est de consommer tout de suite ou d’épar-
Samuelson (1937) développe une approche gner pour consommer plus tard. La condi-
normative des choix intertemporels fondée tion de premier ordre donne le plan de
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sur un taux d’escompte constant. La valeur consommation et le portefeuille optimal
psychologique du temps est un concept pour la période suivante. On suppose que
général qui module tous les choix écono- l’investisseur peut acheter ou vendre libre-
miques de l’individu moyen, dit individu ment des actifs risqués i quelconques :
représentatif. Il signifie une stabilité de la
fonction de préférence dans le temps et une (1) U′(C0) = δ.E0[Ri,1.U′(C1)]
stabilité du taux de préférence psycholo-
gique du temps. L’hypothèse centrale de la Ri,1 : rentabilité incertaine d’un actif i en
théorie de l’utilité actualisée est que l’agent t = 1.
économique rationnel maximise une Le modèle standard fait l’hypothèse qu’il
séquence d’utilité sur son horizon décision- existe un agent représentatif qui maximise
nel de vie. L’hypothèse d’une fonction une fonction d’utilité de forme puissance
d’utilité séparable temporellement (« time séparable dans le temps caractérisé par un
separable ») permet de faire ressortir la coefficient d’aversion relative au risque α.
séquence des flux d’utilité instantanée Ut La fonction d’utilité de forme puissance a
intervenant à la période t. Les choix déci- la propriété d’être invariante à un facteur
sionnels de l’agent résultent alors de deux d’échelle. Une propriété attenante est que si
Le temps, la finance et le management des entreprises 41

les différents investisseurs de l’économie Médaf consommation) qui relie les rentabi-
ont la même fonction d’utilité, même s’ils lités excédentaires aux corrélations non
ont des niveaux de richesses différents, ils conditionnelles avec la consommation :
peuvent être agrégés en un agent représen- σ2i
tatif qui a la même fonction d’utilité que les (4) E0[ri,1 – rf,1] + } = ασic
2
investisseurs individuels. Cela nous donne
une justification pour utiliser la consomma- La référence au portefeuille de marché qui
tion agrégée indépendamment des dotations est supposée suivre la création de richesse
individuelles. globale conduit facilement au modèle du
En faisant l’hypothèse de distributions Médaf traditionnel. Celui-ci est le para-
lognormales de la consommation et des ren- digme standard de la théorie financière. Il a
tabilités des actifs financiers, on obtient le donné lieu à de nombreux travaux et valida-
modèle d’équilibre suivant (où les lettres en tions empiriques qu’il ne saurait être ques-
minuscule représentent les logarithmes et σ tion de présenter. Dans la partie suivante on
selon les cas la variance de la consomma- se focalisera plutôt sur les contributions qui
tion ou la covariance de la consommation ont essayé d’évaluer le prix du temps et la
avec les rentabilités des actifs financiers préférence temporelle des acteurs sur le
supposées non conditionnelles) : marché financier.

(2) E0(ri,1) + log δ – α.E0(∆c1) + }}


1
2 II – LA PERCEPTION EMPIRIQUE
(α 2i + α2σ 2c – 2ασic) = 0 DES PRIX DU TEMPS ET
DES HORIZONS EN FINANCE
Cette équation d’équilibre sur les marchés Deux approches caractérisent les travaux
d’actifs financiers a été mise en évidence empiriques sur le temps en finance. La pre-
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par Hansen et Singleton (1983) et Breeden mière vise à valider ou non les modèles
(1986). Le taux d’intérêt sans risque pour d’équilibre financiers standard en ce qui
un horizon donné de t périodes vérifie en concerne l’estimation du prix psycholo-
particulier : gique du temps. La seconde voie de
α
rf,t = – logδ + }}. E0(∆ct) – }}α2σc,t
1 recherche est celle prometteuse de l’écono-
(3) 2
t 2.t mie et de la finance comportementale
(cf. Broihanne et al., 2004). Les tests empi-
En prenant en considération des horizons riques expérimentaux sur la valeur du prix
quelconque t, on introduit la gamme des psychologique du temps sont relativement
taux d’intérêt purs {Rf, t}, ou son équivalent nombreux ; ils ont été décrits dans l’article
logarithmique {rf, t}, pour t variant de 1 à n. récapitulatif de Frederick et al. (2002). Ces
Les rendements réels espérés des actifs ris- tests comportementaux concernent des
qués sont aussi linéaires par rapport à la acteurs qui sont des individus. Ils sont hors
croissance de la consommation anticipée sujet par rapport au propos de cet article qui
avec une pente de α égale à l’aversion au cherche à privilégier un acteur particulier
risque. On obtient alors le Consumption qu’est l’entreprise. Il existe cependant
Capital Asset Pricing Model (C-CAPM ou quelques résultats d’études empiriques qui
42 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

à l’inverse d’idées simples reçues montrent des données historiques américaines. En


que la perception des horizons par les inves- supposant une aversion au risque de 2 et un
tisseurs et les acteurs sur les marchés finan- taux sans risque constant, Campbell et
ciers est complexe et nuancée. Cochrane (1999) obtiennent un coefficient
δ supposé constant de 0,89 (soit un taux
1. La validation empirique d’intérêt psychologique de 12 %). Ces der-
des modèles financiers niers auteurs montrent à partir de ces résul-
Une première approche retenue dans les tats que leur modèle permet de résoudre le
évaluations empiriques a consisté à partir puzzle du taux sans risque. Cocco et al.
de données réelles le plus souvent agrégées (2005) étudient aussi les choix de consom-
pour expliciter le facteur d’actualisation mation et de structure de portefeuille sur le
psychologique, en estimant les modèles cycle de vie en présence de revenus de tra-
d’équilibre financier en particulier le vail aléatoires. Ceux-ci sont non négo-
Consumption Capital Asset Pricing Model ciables ou assurables et expriment la renta-
(C-CAPM). Le test empirique du C-CAPM bilité du capital humain. La prise en compte
appliqué en considérant des données hors de cette variable influence la forme de la
inflation a conduit au « puzzle du taux sans structure des prix psychologiques du temps.
risque » identifié par Weil (1989). Sur don- Harris et Laibson (2001) ont calibré sur les
nées américaines, le taux d’intérêt à court données des ménages américains les deux
terme réel ressort en moyenne à 1,8 %. La structures de taux d’intérêt psychologiques
croissance moyenne de la consommation constants (pour les « ménages exponen-
réelle est estimée à 1,7 % et l’écart type de tiels ») et décroissants (pour les « ménages
la croissance de la consommation à 3,3 %, hyperboliques »). Les « ménages hyperbo-
pour un coefficient d’aversion au risque de liques » investissent une partie plus limitée
19 mis en évidence par Merha et Prescott de leur richesse dans des actifs liquides que
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(1985). Ces derniers chiffres conduisent à les « ménages exponentiels ». Ce résultat
un facteur d’actualisation psychologique de apparaît en analysant aussi bien les actifs
1,12 impliquant alors une préférence tem- liquides en proportion des revenus du tra-
porelle négative. Celle-ci est contraire au vail qu’en proportion de la richesse totale.
principe même de la préférence temporelle. En simulant les données, 40 % des
Hansen et Singleton (1982) utilisent la « ménages hyperboliques » ont des actifs
méthode des moments généralisés avec des liquides supérieurs à un mois de revenu du
variables instrumentales pour estimer travail ; ce pourcentage monte à 73 % pour
l’aversion au risque et le taux d’escompte les « ménages exponentiels ». Les données
psychologique. Sur données américaines réelles donnent une proportion de 42 %, qui
issues de marchés d’actions, ils aboutissent est cohérente avec la moins grande appé-
à des estimations de δ de l’ordre de 0,996 à tence pour les actifs liquides (cf. tableau 1).
0,999 pour des fréquences mensuelles. Cela Les « ménages hyperboliques » apparais-
correspond à des taux d’escompte psycho- sent aussi beaucoup plus emprunteurs sous
logique de 1,2 % à 4,8 % pour un horizon forme de crédit pour la consommation per-
de un an. Campbell et Cochrane (1999) ont sonnelle (mesurés par l’encours de cartes
calibré leur modèle de consommation sur de crédit). D’après les simulations, 51 % y
Le temps, la finance et le management des entreprises 43

ont recours contre 19 % pour les « consom- valeur actuelle d’un « util » dans 10 ans
mateurs exponentiels ». Ce point est cohé- n’est que de 0,25 « util ». L’étude conclut à
rent avec un taux d’impatience à court un taux psychologique à court terme de
terme très élevé. Dans la mesure où les 40 % et à long terme de 4,3 %. La spécifi-
« ménages hyperboliques » ont un plus cation quasi hyperbolique domine empiri-
faible niveau d’actifs liquides et un plus fort quement la spécification d’un taux d’intérêt
niveau de dettes, ils sont moins capables psychologique constant. Précisons que ces
que les autres de lisser leur dynamique de taux sont des estimations en nominal.
consommation en présence de chocs aléa- Paserman (2002) aboutit respectivement à
toires liés à des revenus du travail incer- des chiffres de 10 à 60 % pour le taux psy-
tains. La simulation des données calibrées chologique à court terme et à 0,1 % pour le
entre les deux catégories de comportement taux à long terme. Fang et Siverman (2002)
des ménages montre aussi une plus forte trouvent pour leur part respectivement
corrélation entre la consommation totale et 57 % et 8 %. Gollier et Zeckhauser (2005)
les revenus du travail prévisibles, corres- obtiennent aussi à partir d’un taux de pré-
pondant bien à la corrélation empirique- férence psychologique constant de 5 % par
ment constatée. À l’inverse, la consomma- an en moyenne pour les agents, un taux de
tion calibrée dans le cas d’un « investisseur préférence social décroissant qui est de
exponentiel » apparaît trop faible. 7,5 % à court terme et converge vers 0 % à
L’étude empirique de Laibson et al. (2004) long terme. Ces estimations sont cohé-
estime la structure des taux d’intérêt psy- rentes avec celles de Hansen et Singleton
chologiques dans le cadre d’un modèle (1982) pour le court terme et avec les pré-
quasi hyperbolique à l’aide de la méthode visions du modèle hyperbolique.
des moments simulés. Le calage sur les
données réelles de consommation et d’in- 2. Quels horizons pour les acteurs sur le
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vestissement d’une fonction d’actualisation marché financier ?
exponentielle fait ressortir un taux d’intérêt La théorie financière est issue de la théorie
psychologique de 15 % par an qui apparaît microéconomique de l’investisseur-consom-
passablement élevé. Dans ces conditions, la mateur. Dans la gamme de choix des

Tableau 1 – Données d’épargne américaines


Enquête Personal Income et encours d’emprunts (en dollars 1990)

% % actifs % ménages recourant au Encours moyen


épargne liquides/actifs crédit consommation d’emprunt
liquide totaux (cartes de crédit) personnel
Ménages hyperboliques 40 % 39 % 51 % 3 400 $
Ménages exponentiels 73 % 50 % 19 % 900 $
Données réelles PSID 42 % 8% 70 % 4 600 $
Source : Angeletos et al. (2001) rapporté dans Harris et Laibson (2001).
44 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

acteurs, la théorie financière introduit des prises qui prennent des décisions d’investis-
actifs financiers qui sont des promesses dans sement et qui ont besoin d’utiliser pour cela
les deux dimensions de l’incertain et du un coût du capital. C’est utile pour les
temps. Ces actifs sont négociables sur un investisseurs qui se déterminent à partir du
marché financier qualifié d’efficient. taux de rendement des actifs financiers.
Le prix d’équilibre de actifs financiers est C’est à ce niveau que se situe le premier
donc un concentré énorme des projections hiatus entre l’évaluation financière du
sur l’avenir effectuées par les investisseurs temps et la théorie des choix. L’exigence de
et les émetteurs de titres, en l’occurrence rentabilité impose le prix de marché du
les entreprises cotées. Le marché financier temps comme composante du taux d’actua-
est un outil collectif qui met en œuvre une lisation. Celui-ci est différent de la préfé-
logique d’agrégation des préférences et des rence temporelle des acteurs économiques.
calculs individuels en un prix unique. La Cet écart n’est pas en a priori gênant. Au
théorie financière évalue les prix des actifs niveau collectif on comprend bien qu’il
sur la base de modèles qui déterminent la peut s’agir mécaniquement des consé-
rentabilité d’équilibre ajustée du risque quences d’une agrégation : une moyenne
encouru. recouvre une large dispersion. Ce qui est
La dimension purement temporelle est prise beaucoup plus gênant est que le phénomène
en compte par une gamme de prix spéci- d’agrégation des préférences temporelles
fique du temps. Cette gamme est la struc- individuelles n’est pas neutre et conduit
ture par terme des taux d’intérêt. Elle donne vraisemblablement à un taux d’intérêt col-
à chaque instant le prix de marché du temps lectif supérieur biaisé vers le haut (Jouini et
dans le temps. Ce prix de marché est celui Napp, 2007). On montre ainsi que le taux
d’un actif de placement atteignable sous d’intérêt pur de marché peut-être systémati-
forme d’un titre pur garantissant un cash- quement supérieur aux taux de préférence
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flow futur à une date donnée du futur. temporel moyen. Gollier et Zeckhausser
L’illustration en est donnée par des bons du (2005) ont repris l’idée de fonctions d’ac-
Trésor et les obligations d’État. Ces prix tualisation psychologique hétérogènes au
sont les prix sociaux du temps, c’est-à-dire niveau des ménages afin de déterminer la
qu’ils résultent d’un phénomène d’agréga- forme de la fonction d’actualisation psy-
tion des préférences individuelles et des chologique collective agrégée permettant,
calculs individuels sur un marché où s’équi- par exemple, de prendre des décisions
libre une offre et une demande. L’étalement concernant des projets d’investissement en
des maturités du très court terme au très biens publics. Ils montrent que, sous cer-
long terme définit la gamme ou la courbe taines conditions, même si individuelle-
des taux d’intérêt. En ce sens le marché ment les individus ont des fonctions d’ac-
financier permet d’évaluer dans le très loin- tualisation exponentielles avec pour
tain comme le très proche car il offre gra- chacune un prix du temps constant, la fonc-
tuitement et publiquement un taux d’actua- tion d’actualisation d’un groupe d’agents
lisation pour les calculs économiques. C’est hétérogènes n’est pas exponentielle. Sous
indispensable notamment pour les entre- certaines conditions, la fonction d’actuali-
Le temps, la finance et le management des entreprises 45

sation collective peut même être de forme aux préférences temporelles individuelles.
hyperbolique, c’est-à-dire qu’elle implique Il favorise les comportements d’agents,
une structure des prix agrégés du temps investisseurs et entreprises, qui se tradui-
décroissante. sent par des résultats immédiats ou à court
La conséquence peut en être des prix col- terme.
lectifs du temps plus élevés que les préfé- Bushee (2001) analyse l’idée selon laquelle
rences individuelles de certains agents déci- les investisseurs institutionnels ont adoptent
deurs voire la majorité d’entre eux. C’est de des horizons à court terme sur les marchés.
là que naît l’accusation de court-termisme Partant de cette contrainte, les dirigeants
des marchés. Si le taux d’intérêt à long sont-ils amenés à prendre des décisions
terme est systématiquement plus élevé ou opérationnelles et comptables qui privilé-
biaisé positivement, l’évaluation de cash- gient les bénéfices à court terme. Ce qui est
flows futurs lointains pèse faiblement ou intéressant ici est de voir qui impose son
très peu dans l’évaluation globale. Un poids horizon. Bushee s’attache à deux choses :
plus important est donné au court terme (i) il vérifie si les institutionnels ont une
dans l’évaluation de marché des actions. La préférence pour les bénéfices à court terme
norme de marché en actualisant au coût col- par rapport aux bénéfices à long terme des
lectif du temps pénalise le temps long et les entreprises dans lesquelles ils investissent,
conséquences à long terme des stratégies et (ii) il veut vérifier si au niveau du prix de
d’entreprise. Un million d’euros actualisé à marché de l’action il y a effectivement une
seulement 5 % à 50 ans ne représente repondération relative des composantes
presque rien : 87 200 euros. La conséquence court terme et long terme du prix. Si ces
en est que l’utilisation des taux d’intérêt de deux hypothèses sont vraies, il existe une
marché pénalise systématiquement l’éva- chaîne de causalité qui conduit les institu-
luation de choix publics qui par définition tionnels à imposer leurs horizons de préfé-
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s’étendent au très long terme. Ces choix rence dans le prix. Les managers sont inci-
collectifs doivent être actualisés à des taux tés à suivre cet horizon, ils privilégient
normatifs hors marché imposé par un tiers. aussi le court terme (CT) et s’imposent sur
C’est le taux du Plan, ou le taux utilisé par le marché un modèle d’évaluation qui sous-
l’État pour l’évaluation des investissements pondère le long terme (LT). Le modèle uti-
publics. En France, ce taux d’actualisation lisé pour séparer les préférences de résultats
de base utilisé pour les investissements à CT et à LT dans le prix est adapté de celui
publics a ainsi été ramené de 8 % à 4 % en d’Ohlson (1995) qui distingue trois compo-
France suite aux travaux de la commission santes dans le prix : la valeur comptable,
Lebègue en 2005. De plus pour inciter une composante bénéfice à CT (4 ans) et
davantage au long terme, ce taux est une autre à LT (au-delà).
décroissant avec le temps à partir de 30 ans ; Les résultats établissent effectivement que
il converge vers 2 % pour le très long terme. les institutionnels privilégient dans leur por-
Le court-termisme des marchés financiers tefeuille les actions des entreprises qui ont
relève donc d’un prix collectif du temps plus de valeur qui dépendent du CT. Cela va
trop élevé pour le long terme par rapport dans le sens d’une myopie des institution-
46 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

nels. Il identifie des institutionnels qui ont tiquable car les dépenses d’investissement
des horizons « courts » et transitoires. Ces sont en général connues des investisseurs
institutions détiennent relativement plus qui peuvent observer en particulier la répar-
d’actions qui ont une composante CT dans tition investissements CT/LT. C’est plutôt la
leur valeur élevée. De plus, une forte déten- rentabilité des investissements qui est incer-
tion d’actions de la part d’institutions qui taine. Dans l’éventualité où la productivité,
ont des préférences pour le CT montre que ou la rentabilité de l’investissement à LT, est
les prix de ces actions surpondèrent la com- incertaine, il se met en place une logique de
posante résultat à CT. Cela confirme un signalisation. Les firmes qui font des inves-
mécanisme de pricing sur le marché qui se tissements à LT rentables se signalent au
cale sur la nature de la demande de ce type marché en surinvestissant à LT pour se dis-
de titres. Les résultats sont mitigés et tinguer des autres qui ont des projets moins
valables pour des investisseurs institution- rentables, cela alors même que les managers
nels « transitoires ». Ces derniers sont carac- seraient soumis à des objectifs à CT. La
térisés par un portefeuille avec un fort taux cause de ce comportement est l’existence
de rotation et très diversifié. d’asymétries d’information. Si dans la fonc-
La pression du marché pour des résultats à tion objectif des managers, il n’y a pas d’ob-
CT conduit-elle forcement à une chaîne de jectifs à CT, l’asymétrie d’information ne
causalité aussi forte au niveau interne des joue pas et il n’y a pas surinvestissement. Le
choix de l’entreprise ? Un premier élément surinvestissement dans des projets à LT par
de réponse renvoie à la diversité des institu- rapport à une pression du marché à CT se
tionnels et à leur géographie sur le marché. produit si le marché ou les investisseurs peu-
Tous les investisseurs n’ont pas ce type de vent observer le niveau des investissements
comportement. En particulier Bushee à LT et à CT. C’est bien le cas des dépenses
signale que cela ne semble pas être le cas en investissement corporel ou de la R&D en
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des positions en actions détenues par les général.
banques. Un argument souvent évoqué en faveur de la
Une autre analyse plus fine doit être menée chaîne de causalité du CT de l’horizon du
au niveau interne des choix de l’entreprise. marché financier vers les CT des choix des
Même si la norme de marché impose de dirigeants dans l’entreprise est leur mode de
l’extérieur un certain court-termisme et rémunération sous forme de bonus ou de
conduit à des objectifs de gestion à CT, cela stock-options. Être payé sur la base directe
signifie-t-il que l’entreprise va investir uni- de bonnes performances boursières favorise
quement à CT et donc sous-investir dans les les choix de gestion à effet immédiat sur le
projets à LT ? Bebchuk et Stole (1993) marché. Cependant Bolton et al. (2006)
apportent une réponse nuancée. Ils montrent montrent que, même dans le cas des stock-
d’abord que l’existence d’objectifs à CT options, il faut là aussi nuancer l’hypothèse
conduit effectivement à sous-investir à LT dominante de comportements court-ter-
s’il existe pour les investisseurs une incerti- mistes. Ils partent de l’idée d’une rémunéra-
tude concernant le niveau des investisse- tion du dirigeant sur deux périodes repré-
ments à LT. Or cette hypothèse est assez cri- sentant respectivement le CT et le LT. Le
Le temps, la finance et le management des entreprises 47

dirigeant est incité, par exemple, par des seurs privilégient leur propre information
stock-options à courte échéance. Il a un filtrée par leur surconfiance. Enfin, l’exis-
devoir de loyauté envers les actionnaires tence de bulle est favorisée par les
actuels qui sont ses principaux dans la rela- contraintes sur les possibilités de vente à
tion d’agence, mais pas envers les action- découvert. L’idée est que dans un marché
naires futurs. Dans ces conditions, il peut de surconfiant, les pessimistes ou les investis-
développer un conflit entre actionnaires seurs rationnels sont privés de la possibilité
actuels et futurs. Les premiers en incitant le de s’opposer à l’exubérance irrationnelle en
dirigeant par des stock-options pour ses per- vendant. La difficulté de vente des actions
formances à CT créent une incitation à surévaluées entraîne une boucle spéculative.
manipuler les résultats à CT en les gonflant L’investisseur à LT est naïf, il s’oppose à
et en créant une bulle sur le marché de l’ac- l’investisseur à CT qui veut lui vendre l’ac-
tion. C’est leur intérêt car ils pourront tion. Ce dernier à alors intérêt à une mani-
vendre aux dépens des actionnaires futurs. pulation des résultats. Pour cela il distribue
Ce conflit ne peut se développer que dans un des stock-options aux dirigeants ou met en
marché spéculatif ou irrationnel, tel celui place un mode de rémunération qui favorise
qui a donné lieu à la bulle des nouvelles les objectifs à CT. Bolton et ses coauteurs
technologies de l’information. Dans un mar- ont remarqué le développement de ce mode
ché d’actions efficient, il n’y a pas de conflit de rémunération lors de la bulle technolo-
entre actionnaires présents et futurs. En gique « dot.com ». La manipulation des
revanche quand les actionnaires sont sur- résultats se fait alors plus facilement et avec
confiant ou dans une phase spéculative, la des coûts d’effort moindre pour le dirigeant
performance boursière à CT est en hausse. plutôt que d’augmenter la valeur fondamen-
La théorie financière classique fait l’hypo- tale de l’entreprise.
thèse que sur des marchés efficients les Les investisseurs cherchent à imposer leur
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investisseurs évaluent rationnellement sur la temporalité à l’entreprise. Le jeu est com-
base d’une information analysée et actuali- plexe avec celle-ci qui n’est pas sans arme.
sent les cash-flows futurs à un taux qui est La logique d’ensemble du marché financier
ajusté en fonction du risque. Alors les inves- est d’évaluer et cette évaluation peut pré-
tisseurs à l’équilibre ne peuvent gagner senter un biais en faveur du court-terme. La
davantage que s’ils supportent davantage de logique propre de temporalité existe dans
risque systématique. Cependant des puzzles l’entreprise ; c’est celle des choix straté-
sont empiriquement apparus (Shleifer, giques et des choix opérationnels. Elle doit
2000). La rationalité de l’investisseur a été sa spécificité à l’articulation continuelle de
mise en question avec des biais psycholo- préoccupations de court et long terme.
gique dans leur processus de décision (sur-
confiance, ancrage, aversion aux pertes, etc. III – ENTREPRISE, SURVIE
cf. Barberis et Thaler, 2003). La surcon- ET MANAGEMENT
fiance conduit à privilégier certains élé-
ments d’information. Elle conduit à une L’activité de l’entreprise est mise en œuvre
plus grande hétérogénéité car les investis- par des individus. La théorie contractuelle
48 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

de l’organisation le rappelle. Cependant il poralité bien spécifique : son horizon d’ac-


serait erroné de croire que l’analyse du tion n’est pas forcement le même que celui
comportement de l’entreprise ne relève que des autres acteurs économiques avec les-
de la seule sociologie des organisations. Les quels elle échange.
partenaires, les parties prenantes internes, L’entreprise en tant qu’organisation absorbe
les acteurs externes sont identifiables ; ils les risques. Elle définit des rôles et des rou-
ont des objectifs. L’hypothèse fondamentale tines qui intègrent les risques extérieurs du
de la sociologie des organisations est que marché. Elle se construit une mémoire. Par
ces dernières n’existent pas en elle-même, apprentissage, elle articule mémoire, his-
mais au travers de leurs composantes socio- toire et compétence pour constituer un capi-
logiques, individus ou groupes. Ainsi la tal cognitif. Au-delà du cycle de fabrication
notion d’objectifs propre à l’organisation d’un bien, au-delà du cycle de vie d’un pro-
est rejetée : « les individus ont des objectifs, duit, au-delà du cycle de vie d’une techno-
les collectivités n’en ont pas » affirment logie, l’organisation permet de s’interroger
Cyert et March (1970, p. 25). L’entreprise dès aujourd’hui sur les perspectives futures
ne se limite pas à un centre de décision arti- et de construire une stratégie pour « le coup
culant des acteurs qui interagissent entre d’après ».
eux. La notion de nœud de contrats recentre L’entreprise définit des rôles, répartit les
les choses. Les individus, les groupes, les responsabilités et structure ses échanges
parties prenantes ne sont pas en relation internes. Elle identifie et affine les spéciali-
entre eux, mais avec l’entreprise considérée tés de chacun. En cherchant à faire partager
comme un tout. L’erreur de la sociologie les compétences communes, elle construit
des organisations est de présenter les indivi- un réseau de créances et d’obligations entre
dus ou les groupes comme des réalités auto- ses acteurs internes. Ceux-ci sont liés par
nomes et substantielles, définies par les des contrats à long terme qui ouvrent des
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intérêts personnels et professionnels de perspectives de relations économiques sta-
leurs membres et dont la seule interaction bilisées entre ses membres et avec l’entité
assure le fonctionnement de la firme. La entreprise. L’organisation absorbe et
sociologie des organisations en se fondant déplace les risques, mais elle ne les annule
sur les rapports entre individus et entre pas. L’aléa du marché est parfois reporté sur
groupes manque l’essentiel, c’est à dire les les employés qu’il faut licencier en cas de
principes de liaison de l’ensemble (La cessation d’activité. Cela tôt ou tard.
Bruslerie (de), 1980, p. 24). L’entreprise est Toute organisation économique n’a de sens
une entité qui n’est pas un simple cadre que si l’objectif ultime de survie du pacte
sociologique transparent, elle a une consis- organisationnel se traduit par la recherche
tance par elle-même. Elle est une l’orga- d’une efficacité dans l’utilisation de res-
nisation économique contraignant ses sources rares. La mise en marche d’une
membres et ses partenaires. Elle possède un activité de création de valeur justifie écono-
but indépendant de ses membres : sa survie miquement l’organisation qu’est l’entre-
en tant qu’organisation économique sur un prise productrice dans son environnement
horizon de long terme. Cela signe une tem- social et sociétal. Après tout, il existe
Le temps, la finance et le management des entreprises 49

d’autres organisations agissantes : gouver- complexes et doivent tenir compte des


nements, États, églises, hôpitaux, partis conflits d’intérêt entre des acteurs qui sont
politiques, syndicats, mafias, etc. La parti- néanmoins partenaires obligés. Ils doivent
cularité de l’organisation économique est tenir compte de la nécessité d’un horizon du
que la fonction de répartition de la valeur jeu d’action qui dépasse celui des transac-
est intimement liée au processus de créa- tions et intègre les asymétries d’informa-
tion de valeur. Au sein de l’État, l’exercice tion. La coopération productive est alors
des fonctions régaliennes traditionnelles plus efficace que le marché pur. Comme
(sécurité, services publics, justice, etc.) fait facteur de limite de l’efficacité du marché
partie de son essence, mais elles sont finan- pur les asymétries d’information, les
cées (plus ou moins) par une logique diffé- conflits d’intérêts et les rapports de pouvoir
rente de collecte de ressources. La pompe entre acteurs agissants sont connus depuis
est aspirante puis refoulante (du moins en longtemps. Les conflits d’intérêts sont clas-
théorie). siquement ceux qui peuvent exister aussi
L’entreprise – organisation économique – entre moi et les autres, y compris la société
crée un surplus. Elle est légitime pour orga- environnante, le cercle proche, mes voisins
niser la coopération d’acteurs dans la mise ou ma famille. Il faut ici insister sur le choc
en œuvre de la fonction intégratrice de des horizons qui conduit à des conflits d’in-
création/répartition de valeur en définissant térêt au sein même des choix individuels.
un jeu de relations contractuelles plus ou L’horizon d’une transaction est une chose.
moins stables. L’efficience économique La logique d’action suivie par un acteur est
conduit à une organisation du jeu écono- pluritemporelle. Celui-ci doit respecter une
mique et du jeu contractuel qui soit tournée contrainte entre son moi agissant à l’instant
vers la recherche de la plus grande parci- t et son moi futur agissant à l’instant t +1.
monie et de la plus grande économie dans Cette contrainte de cohérence – on n’utilise
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l’utilisation des ressources rares et du pas ici le terme de rationalité qui est trop
temps. exigeant – introduit des conflits. Ceux-ci
À cette fin, l’existence de marchés parfaits peuvent être réglés par une stricte cohérence
rendrait l’entreprise inutile. Les prix d’action : les choix s’articulent ex ante avec
seraient des paramètres suffisants pour une cohérence rationnelle d’optimisation
organiser les activités économiques, leur sur l’horizon de vie. Cette vision parfaite de
architecture et définir leur articulation. Or, la rationalité intertemporelle des choix n’est
les systèmes de prix ne sont pas parfaits au elle-même pas très raisonnable. La dyna-
sens de l’émission d’un signal pur dans les mique de l’action individuelle vue en pers-
décisions économiques. Pour Arrow, « les pective introduit des conflits d’intérêt dans
organisations sont le moyen de tirer parti de la chaîne des choix dès lors que la valeur
l’action collective quand le système de prix subjective que l’individu donne au temps
est en défaut »8. Les comportements sont n’est pas la même quel que soit l’horizon.

8. Arrow (1976, p. 34 ; et plus généralement chapitre 2).


50 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

La coopération économique est indispen- 1. La temporalité dans l’entreprise


sable et plus efficace aussi parce qu’elle L’entreprise possède son temps propre. Son
règle (ou plutôt apporte une solution) aux horloge interne n’est pas celle de ses
conflits d’intérêt temporels : l’horizon de acteurs, ou de ses parties prenantes. Le
référence privilégié est celui de la survie du temps de l’entreprise est une tension entre
pacte contractuel de création/répartition de son objectif ultime de survie de l’organisa-
valeur. Ce choix d’efficience, la construction tion et le rythme de ses décisions straté-
de cette légitimité temporelle et la coordina- giques. La temporalité de l’entreprise est
tion des activités individuelles sont à l’ori- donc fixée par l’articulation et l’horizon de
gine des questions de gouvernance et de stra- ses choix stratégiques.
tégie. Il faut continuellement mettre en
rapport l’état d’efficacité économique de L’urgence
l’entreprise et le niveau de coordination à Le terme de tension utilisé précédemment
mettre en œuvre. C’est la notion de gouver- montre que les horizons d’actions et de
nance que certains ont qualifié de discipli- références s’entrechoquent. Le très long
naire. Cette tension entre efficience et terme est celui de la survie. Le très court
coopération contractuelle induit des logiques terme est celui de l’urgence. Cette dernière
d’incitation, de sanction positive (promo- notion est caractéristique d’une dimension
tion…) ou négative (démission…). La straté- appréhendée par les sciences de gestion et
gie est la réponse à la tension entre la survie assez peu par l’analyse économique. Il
à long terme, l’horizon temporel des déci- existe une gestion de et dans l’urgence. Il
sions des dirigeants et l’horizon de calcul et existe une économie de l’incertitude qui ne
d’appréhension des partenaires impliqués. reconnaît pas le rythme spécifique de choix
La contrepartie de l’organisation est l’appa- qu’impose l’urgence. L’incertitude écono-
rition d’un surplus encore appelé rente orga- mique possède un rythme de jeux séquen-
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nisationnelle ou slack organisationnel. Il tiel. Sur un axe de temps, il existe des actes
s’agit des coûts supportés par les uns et cap- comme lors d’une pièce de théâtre dans un
tés par les autres. Ils sont liés au phénomène jeu bien réglé, c’est-à-dire bien cadencé.
d’aléa moral. Lors d’un travail en équipe où L’urgence est une dimension spécifique de
la contribution de chacun n’est pas identi- l’action de l’entreprise (et de l’action
fiée dans la mesure globale de la production, humaine) où le rythme à la fois s’impose au
l’employé individuel est en situation d’op- décideur et s’accélère. L’urgence est une
portunisme s’il travaille moins que la des dimensions de l’incertitude écono-
moyenne. Cette nouvelle incertitude existe mique et environnementale. Elle exprime
au sein de l’organisation avec l’aléa moral l’obligation impérieuse d’agir vite pour pré-
découlant du comportement de ses server un acquis. Cet acquis peut être un
membres. Les inégalités d’information, les actif économique : il faut protéger les actifs
inégalités du système de contrôle, la structu- matériels, immatériels et humains coordon-
ration des activités avec la création de nés contre une menace soudaine de dégra-
« niches », facilitent l’inobservabilité des dation de l’ensemble ou d’anéantissement.
actions et des efforts de chacun. Cela recouvre aussi un acquis stratégique :
Le temps, la finance et le management des entreprises 51

l’avantage compétitif, le coup d’avance face facile : le seul choix est d’appeler les pom-
aux concurrents, une situation de rapport de piers. L’urgence est relative. Le calendrier
force favorable. L’incertitude qui est asso- peut être fixé de manière institutionnelle : la
ciée à l’urgence est le risque absolu. Il date butoir du règlement d’une échéance
s’agit d’un risque-catastrophe au niveau de fiscale ou le délai d’appel en cas de décision
celui qui est menacé. Il est non probabili- judiciaire sont fixés de manière exogène. La
sable et on ne peut s’en protéger par une définition même du délai d’urgence est
assurance. La mesure du temps y est diffé- qu’il est trop court pour collecter une infor-
rente. On retrouve une différence déjà intro- mation pertinente ou suffisante.
duite par Knight (1921), entre le risque et La décision d’urgence est un processus à
l’incertitude. Le risque est probabilisable et épisode. La décision est concentrée, mais ce
reportable sur un tiers par les techniques de qui est central est l’existence de procédures
l’assurance. L’incertitude présente une part et de routines d’information capables
d’imprévisibilité ; elle nécessite un effort d’identifier et de faire remonter la situation
d’imagination pour être anticipée et ne peut d’urgence. L’organisation fixe des éché-
être reportée sur un tiers. Les droits de pro- ances et des rendez-vous intermédiaires qui
priété désignent en effet un « par défaut » et peuvent jouer autant un rôle de blocage
un responsable résiduel. Titulaire des droits (comme un « coupe-feu » informationnel)
résiduels de contrôle, l’actionnaire supporte qu’un rôle de relais et de transmission. Les
en ultime ressort les conséquences des procédures et routines d’alerte sont au cœur
choix et des actes de l’entreprise. Il en de la gestion de l’urgence par la capacité à
recueille l’éventuel profit. sécréter d’étape en étape, un maximum
La prudence n’est pas un comportement a d’informations utiles. Mintzberg (1989)
priori rationnel face à l’urgence. La constate que les dirigeants d’entreprise
recherche d’information non plus. Certes, il n’accordent pas plus de dix minutes à cha-
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vaut mieux être mieux informé que moins cune de leurs décisions. Ce délai n’est que
bien. Mais le propre d’une situation d’ur- la face émergée d’un processus émietté.
gence est que le niveau d’information de L’urgence n’est qu’un des ingrédients de la
l’entreprise ne peut guère être amélioré, il décision. Elle ne conduit pas forcement à
est trop tard. Il faut réagir et décider dans des décisions plus mauvaises. C’est en soi
l’immédiat « s’appuyer maladroitement sur un outil de gestion qui présente des dangers
des données incertaines pour trancher dans car elle peut servir d’alibi à une prise de
le vif » (Bienaymé, 2000, p. 235). décision trop rapide et peu réfléchie. Il y a
L’urgence est le délai maximum autorisé du bon stress et du mauvais stress. Il en est
pour choisir entre les options de décision de même pour les conséquences de l’ur-
qui restent offertes au décideur. Le nombre gence dans la décision. Lorsque la décision
des options possibles se restreint avec ce est prise, il demeure l’administration de
délai. L’urgence se distingue de la force l’urgence avec des phases nécessaires de
majeure où l’état de surprise totale impose gesticulation (création d’une cellule de
une unique décision. L’incendie des bâti- crise) ou de théâtralisation. Les cellules
ments de l’entreprise est une illustration dites « de crise » sont d’abord des cellules
52 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

de communication de crise à destination de prise donne une réalité au système d’infor-


tiers ou du personnel. mation stratégique.
L’urgence existe parce que la survie de l’en-
treprise est menacée. Ainsi le temps long et 2. La rationalité stratégique
le temps court se rejoignent. La gestion de de l’organisation
ces tensions s’effectue par des choix en L’existence de choix coopératifs collectifs
termes de systèmes d’information. Le déci- trouve une justification dans la notion de
deur doit prévoir le présent, c’est-à-dire dis- comportements stratégiques. La sociologie
poser d’informations fiables sur l’entreprise des organisations depuis les travaux de
et l’environnement. C’est l’information sur Crozier et Friedberg (1977) rappelle qu’il
l’état du système. Il faut aussi disposer existe un espace de choix discrétionnaires
d’une information sur l’avenir, c’est-à-dire pour un acteur placé entre un au-dessus et
de prévisions. L’activité ici est celle de veille un en-dessous. L’étude de Crozier en 1963
à la fois stratégique, économique et techno- sur le pouvoir des ouvriers d’entretien
logique. Elle consiste à alerter avec un délai situés dans une usine entre les chefs d’ate-
suffisant pour diluer l’urgence. C’est une lier et les ouvriers de production, a ouvert la
activité large. Par définition, une entreprise voie à une analyse plus stratégique des
efficace dans la surveillance commerciale comportements au sein de l’organisation. Il
de ses concurrents, mais aveugle en ce qui se construit un jeu organisationnel où sont
concerne les sauts technologiques dans son présents les rapports de pouvoir et d’infor-
domaine, s’expose à la surprise de voir mation. Les individus interagissent en
apparaître de nouveaux acteurs ou de nou- exploitant les incertitudes et les degrés de
velles menaces. La veille ne suffit pas, elle libertés dans un jeu de rapports stratégiques
sert à élaborer des prévisions, à stimuler où les règles sont redéfinissables (ou sont
l’action, à alimenter la réflexion stratégique. bafouées) et où l’imprévisibilité est un élé-
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Il ne suffit pas de dire « il se passe quelque ment important. Ce jeu introduit des pers-
chose là-bas », mais quoi, comment et pectives stratégiques aussi bien au niveau
quand. Une entreprise organise son système des acteurs qu’au niveau même de l’entre-
de captation d’information en fonction de prise. Les choix stratégiques articulent un
routines d’alerte et de veille, c’est la base processus politique qui met sous tensions la
d’un système d’information stratégique. La structure et les relations d’agence dans l’en-
capitalisation de connaissances et la treprise. Cette approche transposée du
construction de routines sont importantes en niveau individuel à celui de l’organisation
matière d’urgence. L’expérience du passé, la conduit à reconnaître un individualisme
réactivité, le sang-froid sont aussi des quali- méthodologique étendu. La théorie des
tés organisationnelles qui se manifestent par choix stratégiques est une théorie des choix
exemple par la répartition d’une culture de de l’organisation, sans pour autant qu’il y
l’information stratégique. L’organisation ait incohérence avec la logique des choix
répartit la vigilance. Les fonctions d’antici- individuels coopératifs. Pour Child (1997),
pation et de prévision ne sont pas le mono- « le terme stratégique est associé à la perti-
pole d’un dirigeant qui s’assimilerait à un nence de considérer une organisation
chef de guerre. La connectivité dans l’entre- comme un tout. Mais, nous n’ignorons pas
Le temps, la finance et le management des entreprises 53

que les acteurs clés jouent un rôle particu- qui construit des choix stratégiques. Pour
lièrement important en impulsant, en défi- Bréchet et Desreumaux (2008), il est néces-
nissant et en dirigeant les choix stratégiques saire d’admettre la nature récursive du
envers l’environnement »9. Cependant, en développement de l’organisation dans son
amont de la stratégie, il existe une logique environnement et de reconnaître le rôle des
projective. Elle signifie que l’acteur qu’est acteurs dans la construction de l’action. Car
l’entreprise est capable de se projeter dans l’essentiel est là : il faut expliquer l’action
le temps et dans son environnement. La collective de l’organisation et la coopéra-
rationalité projective (dite « project-based tion sociale des acteurs au sein de celle-ci.
view ») définit le nœud organisationnel par Pour y parvenir, Brechet et Desreumaux
une logique d’action stratégique qui donne avancent l’idée d’une rationalité projective
une vision englobante à ses choix. Le projet qui est mise en œuvre et sert à construire les
s’articule sur une autonomie, il s’inscrit choix stratégiques. Cela est vrai au niveau
dans un passé, un présent qui est en cause et de l’individu, mais aussi de l’organisation.
un futur envers lequel l’entreprise s’engage. Les déterminismes qu’ils soient à chercher
En ce sens le projet est une anticipation qui du côté des acteurs ou des structures doi-
se situe dans l’ordre économique et vent être relativisés. Les travaux de Boudon
implique des fins et des moyens. La ratio- et Bourricaud (1989) soulignent que les
nalisation de l’action au niveau de l’organi- comportements sont toujours le produit
sation se définit comme un effort d’intelli- d’un effet de position (la position dans le
gibilité et de construction d’une action contexte donné au moment de l’action avec
fondée sur l’anticipation. La rationalité pro- ses forces et ses faiblesses…), mais aussi de
jective est la logique, la matrice, de l’action disposition (les compétences et ressources
stratégique au niveau de l’organisation. La cognitives ou mentales). La rationalité pro-
nature de l’environnement joue un rôle, jective permet un dépassement au niveau de
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mais pour Child il faut dépasser les explica- l’organisation et la qualifie comme un
tions qui font reposer les choix des entre- acteur. Celui-ci se donne des « intentions et
prises sur les contingences de l’environne- des buts » (Simon, 1969). En se donnant
ment. Ce type d’analyse conduit à une des règles du jeu, l’organisation intervient
théorie évolutionniste qui, en fait, ne et régule le jeu contractuel strict des acteurs
débouche pas sur grand-chose : une fois que individuels. Les règles posées participent à
le postulat est posé que seules subsistent les la régulation des relations entre parties pre-
organisations qui s’adaptent à l’environne- nantes internes. Le phénomène de création
ment, qu’en tirer comme conclusion ? d’entreprise s’explique bien, en particulier
S’adapter n’est pas le maître mot des choix par l’émergence de choix stratégiques qui
stratégiques. Pour faire mourir un camé- se différencient de ceux des acteurs indivi-
léon, il suffit, dit-on, de le poser sur une duels. Par des règles et par sa capacité à
couverture écossaise. Il meurt de son adopter une rationalité projective, l’organi-
réflexe d’adaptation. L’organisation qu’est sation s’autonomise partiellement. La capa-
l’entreprise est un système sociopolitique cité pour des agents décideurs de faire un

9. Rapporté par Bréchet et Desreumaux (2008, p. 390).


54 Revue française de gestion – N° 198-199/2009

choix entre des politiques dépend de rationalité exogène parfaite et absolue. L’ac-
manière ultime de savoir jusqu’où ils peu- teur construit sa rationalité dans l’action.
vent préserver leur autonomie dans leur Cette logique est complexe. L’approche des
environnement (Child, 1997, p. 48). choix reste fondamentalement calculatoire,
Il faut enfin rappeler que l’entreprise est l’individu comme l’entreprise optimise et
un acteur cognitif. L’entreprise organisée pour optimiser il faut évaluer et hiérarchi-
est au centre d’un agencement de relations ser. Cependant, cette tendance de fond bute
économiques mi-marchandes avec l’exté- sur les limites du calcul et de l’information.
rieur, mi-organisationnelles à l’intérieur. L’émergence d’un choix satisfaisant met fin
La vision d’une boîte noire comme inter- au processus d’optimisation qui est un
médiaire entre des achats en amont et des absolu impossible à atteindre. C’est l’idée
ventes à des clients en aval avait l’avantage d’une rationalité limitée qu’il faut retenir.
de la simplicité et ne considérait que L’action définit un présent. La cohérence
l’échange marchand. L’organisation qu’est dans le temps des choix individuels est une
la grande entreprise moderne fait que les condition de rationalité qui signifie que les
procédures de décision internes condui- choix successifs sont mis en perspective et
sent à des échanges fondés sur des rap- en conformité. Faut-il pour autant figer dès
ports contractuels où se mêlent des élé- maintenant l’avenir prévisible dans une
ments de pouvoir et d’agence. L’homme même vision synoptique ex ante ? C’est cer-
d’entreprise est devenu un homme d’orga- tainement exiger trop et trop tôt. La tempo-
nisation et les décisions se prennent dans ralité des choix est importante elle rappelle
un cadre hiérarchisé ou procéduré. En tant que, dans les choix individuels, les indivi-
qu’organisation, l’entreprise développe dus attribuent une valeur psychologique au
deux propriétés distinctives que sont la temps. Le prix du temps est complexe et
connectivité et la durabilité (Bienaymé, ajoute une dimension en lui-même. Cette
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2000). La connectivité correspond à la approche subjective complexe de la déci-
solidarité construite des occupations, des sion individuelle souligne la grande
tâches et des unités opérationnelles (divi- richesse du concept d’utilité. L’utilité déci-
sions, filiales, etc.). Elle s’exprime à la dée fruit d’un choix économique en est
fois dans le système d’information et de l’élément de base, mais les économistes
contrôle et dans l’organigramme. classiques comme les travaux plus récents
de l’économie expérimentale ont souligné
CONCLUSION l’importance d’une utilité ressentie dans les
comportements qui ne résultent pas totale-
La décision n’est pas qu’une réflexion, elle ment ni uniquement de choix individuels.
est d’abord une action. Elle engage en ce Le passage à l’entreprise comme système
qu’elle est coûteuse pour l’individu comme organisé introduit une complexité supplé-
pour l’entreprise. Elle engage dans le temps mentaire par rapport aux choix individuels.
dans la mesure où l’action définit le présent L’autonomie partielle de l’organisation
mais emporte en général des conséquences s’exprime au travers d’une rationalité pro-
sur l’avenir. La logique des choix indivi- jective et stratégique qui fait qu’elle est sus-
duels ne se limite pas à l’application d’une ceptible de construire une action dans son
Le temps, la finance et le management des entreprises 55

environnement, notamment en établissant et à l’émergence d’organisations intermé-


des liens contractuels avec diverses parties diaires que sont les entreprises (Rojot,
prenantes. L’entreprise est le résultat de 2003). La « main invisible » qui aboutit à la
l’action des parties prenantes et non de création d’un ordre – au sens que Hayek
leurs desseins en reprenant l’expression donne à ce terme – ne s’arrête pas aux mar-
d’Adam Fergusson, contemporain d’Adam chés compétitifs. Le phénomène de création
Smith pour qui le tout est « le résultat d’ac- d’une action collective est une « autre »
tion humaine, mais pas d’un dessein main invisible qui apporte une valeur ajou-
humain ». C’est sans le savoir ni le vouloir tée organisationnelle propre au-delà des
que les hommes contribuent à l’ordre social desseins et des calculs des acteurs.

BIBLIOGRAPHIE
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