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Hubert de La Bruslerie
Dans Revue française de gestion 2009/8 (n° 198-199), pages 31 à 57
Éditions Lavoisier
ISSN 0338-4551
ISBN 9782746226265
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Le temps, la finance
et le management
des entreprises
L
e temps est à la fois une ressource diminuent l’utilité anticipée d’une future
économique et une dimension du conséquence (comme l’incertitude ou le
choix. Pour Kahneman et Riis changement des préférences) »3.
(2005), « Le temps est l’ultime ressource La théorie économique sous-jacente à
finie de la vie, trouver comment l’utiliser au l’analyse des choix intertemporels est fon-
mieux est un vrai objectif à la fois au niveau dée plus particulièrement sur l’hypothèse
individuel et au niveau des choix publics qui d’impatience ou de préférence pour l’im-
sont concernés par le bien-être humain »1. médiat qui souligne que la plupart des
La plupart des choix impliquent un arbi- agents économiques préfèrent une utilité
trage entre « plaisirs et peines » évalués en (bénéfice) présente à une utilité (bénéfice)
termes de bénéfices et de coûts intervenant future de même montant (Von Mises, 1949 ;
à différentes dates. Pour la théorie de la O’Donoghue et Rabin, 1999). Le taux d’es-
décision économique, le processus d’éva- compte ou taux d’impatience subjectif ou
luation des bénéfices et des coûts fait réfé- taux d’intérêt psychologique est une donnée
rence à la dimension de l’utilité (Buchanan, personnelle à l’acteur qui lui permet de
1969). Il s’y ajoute une dimension tempo- construire des choix en évaluant les consé-
relle avec une analyse des choix multiples quences de ceux-ci à des périodes diffé-
entre plusieurs périodes. L’aversion au rentes du temps. C’est le prix du temps rat-
risque et le taux d’impatience, encore taché à une décision donnée et à un acteur
appelé taux d’escompte ou taux d’intérêt donné. L’analyse des choix intertemporels
psychologique, apparaissent être les élé- n’est cependant pas indépendante de la
ments essentiels guidant le comportement combinaison d’effets de contexte, de che-
des agents. Parmi les notions nécessaires à minement temporel, de mortalité et d’impa-
l’évaluation intertemporelle des alterna- tience plus ou moins grande. C’est vrai
tives, il faut toutefois distinguer les deux pour le décideur individuel comme pour
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les prédictions théoriques standards conduit cule lui-même sur une temporalité propre et
à redécouvrir la richesse d’une temporalité donc un prix subjectif du temps.
propre à l’acteur et à réintroduire l’idée L’objet de cet article est de rappeler la
d’une structure par terme des prix psycho- richesse du concept de temporalité dans
logiques du temps vraisemblablement l’action commune à la finance et à la ges-
décroissante. C’est aussi l’occasion de s’in- tion des entreprises. Cette temporalité dans
terroger sur la temporalité des choix de l’action est un des aspects de la théorie éco-
l’entreprise. Les rythmes des choix ne sont nomique des choix. Les études empiriques
pas les mêmes et la spécificité de la tempo- sur la préférence temporelle des acteurs
ralité des choix de l’entreprise doit être sin- qu’ils soient consommateurs, investisseurs
gulièrement soulignée. ou décideurs d’entreprise montrent que la
Le triptyque consommateur-investisseur- perception des horizons et les préférences
entreprise ou encore théorie économique- temporelles sont évidemment spécifiques et
finance-management peut laisser penser complexes. En particulier l’idée d’une
que nous nous adressons à trois paradigmes structure de préférence temporelle décrois-
différents. Chacun a certes ses concepts, sante est une voie d’ouverture intéressante
son langage, sa méthodologie. Au-delà de pour réintégrer le long terme. À l’inverse,
ces différences, le trait commun totalement le marché financier présente la caractéris-
unificateur est que tout trois relèvent de la tique d’un possible biais court-termiste. Il
science des choix dans le temps. L’acteur n’est d’ailleurs pas certain que ce biais
change, mais il agit dans le temps en enga- d’appréhension entraîne un biais de com-
geant ses ressources et ses projets. Le temps portement des dirigeants d’entreprise. Le
est le rythme de la décision et des choix. rythme de l’action impose son temps
C’est là le facteur unifiant des choix écono- propre au niveau de l’organisation com-
miques et managériaux. Les différences plexe qu’est l’entreprise.
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aujourd’hui plutôt que demain, mais chaque La structure par terme des prix
individu quantifie économiquement le sur- psychologiques du temps
croît de satisfaction qu’il demandera pour L’hypothèse d’un prix psychologique du
patienter un peu. En ce sens, le temps indi- temps constant et exogène est commode.
viduel est une ressource économique sub- Elle met le temps à l’extérieur des choix de
jective et non échangeable. l’individu. Elle est suffisante pour assurer
Dans un cadre micro-économique, si le taux la cohérence temporelle parfaite des choix.
d’impatience psychologique du temps est Elle est cependant hautement contestable.
constant et donné, la séquence des choix L’individu ou l’entreprise dans sa logique
futurs est rationnellement cohérente en t et d’action se forge et respecte sa propre tem-
en t + 1 pour une même information dispo- poralité. La temporalité de l’action de l’in-
nible. Il y a bien cohérence temporelle par- dividu relève de sa psychologie. La tempo-
faite. Samuelson aurait pu envisager l’ac- ralité de l’entreprise ou de l’organisation se
tualisation de l’utilité en utilisant un
coefficient δ(t), par exemple variable en
construit dans sa stratégie. Une voie de
recherche différente consiste à proposer une
fonction des différentes périodes t de l’hori- structure des taux psychologique du temps
zon. L’enjeu économique d’une interroga- décroissante avec l’horizon du temps. Le
tion sur les taux d’intérêt psychologiques et test de Thaler (1981) a consisté à demander
leur forme est qu’elle conduit, même dans à des individus à quels montants dans res-
le cas de l’homo œconomicus de la théorie pectivement 1 mois, 1 an et 10 ans ils
standard micro-économique, à des jugeaient équivalent la somme actuelle de
séquences de choix économiques ne respec- 15 dollars. La réponse médiane fut 20, 50 et
tant pas la condition de cohérence tempo- 100 dollars, d’où l’estimation d’une struc-
relle. Les choix optimaux effectués en t ture par terme décroissante des taux d’inté-
pour l’instant futur t + h à l’aide d’un fac-
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devraient être au-dessus des taux d’épargne consistants, c’est-à-dire ne respectant pas
effectivement constatés (Harris et Laibson, une stricte rationalité intertemporelle. Les
2001). Ce point est important car il permet choix optimaux effectués pour t à l’aide
d’introduire l’idée d’un taux d’intérêt psy- d’un facteur d’actualisation δ(t) ne sont pas
chologique de long terme normatif qui doit les mêmes que ceux effectués une période
cohabiter avec des taux d’impatience à plus tard actualisés à l’aide d’un facteur
court terme plus élevés et qui vient bouscu- δ(t – 1). En cas d’inconsistance dynamique
ler les comportements économiques de long des choix, l’allocation optimale s’analyse
terme. « En regardant le long terme nous comme un conflit de jeux entre des agents
désirons agir avec patience, mais le désir différents : le « moi » décideur à l’instant t
d’une satisfaction instantanée contrebats entre en jeu stratégique avec le « moi » opti-
fréquemment nos bonnes intentions » misateur en t +1. La perspective offerte par
(Harris et Laibson, 2004, p. 3). Laibson les fonctions hyperboliques consiste à dire
(1996) suggère ainsi de retenir une fonction que l’avenir à court terme compte plus dans
d’actualisation hyperbolique. L’analyse de la résolution des choix dynamiques que le
la forme de la fonction d’actualisation psy- long terme. À la limite, un individu complè-
chologique de l’individu trouve son origine tement myope qui ne regarderait que l’ins-
dans les expérimentations faites par des tant t présent et l’instant suivant, n’est pas
psychiatres ou des psychologues sur le sensible au problème d’inconsistance dyna-
comportement humain et animal. Chung et mique de ses choix au-delà (Loewenstein et
Herrnstein (1961) tirent d’expérimentations Prelec, 1992).
qu’une fonction hyperbole stricte Cependant même si la théorie microécono-
approxime la fonction de préférence tempo- mique permet d’élargir le champ d’applica-
relle d’animaux. Ainslie (1992) et Loewe- tion de ce que nous appelons la rationalité
stein et Prelec (1992) proposent aussi de intertemporelle parfaite en intégrant des
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velles perspectives sont ouvertes par les du temps. Pour Thaler et Shefrin, le seul
recherches issues de l’économie et de la moyen pour le planificateur d’agir sur
finance comportementale. Kahneman et l’agent myope est de le contraindre soit en
Tversky (1992) sont ainsi amenés à évoquer modifiant ses préférences, soit en lui impo-
d’autres logiques dans les choix intertem- sant des règles de comportement et de
porels. Ainsi, quand deux revenus sont anti- choix. Les outils pour modifier les compor-
cipés dans le long terme par rapport à tements sont les incitations et les
aujourd’hui, les agents sont relativement contraintes. Les incitations par exemple
patients, le coût de l’attente marginale est pèsent sur l’agent myope en associant une
faible. Par exemple, selon Thaler (1981), valeur (morale) positive à l’épargne. Des
« je préfère deux pommes dans 101 jours règles d’autolimitation ou d’autodiscipline
qu’une pomme dans 100 jours ». Quand les sont aussi imaginables pour ne pas consom-
deux revenus sont proches, l’impatience est mer (équivalentes à consommer des coupe-
plus grande : « je préfère une pomme tout faims pour des individus qui s’astreignent à
de suite plutôt que deux pommes demain ». un régime alimentaire). D’autres solutions
Les modèles à « mois » multiples sont une sont les règles obligatoires d’épargne sous
des voies pour contourner l’argument d’in- forme de pourcentage-plancher du revenu,
cohérence temporelle ou time inconsistency d’interdiction d’emprunter ou de plans de
lié à des taux d’intérêt psychologiques non retraite obligatoires.
constants. Ils sont évoqués à la fois par
Thaler et Shefrin (1981) ainsi que Laibson Agrégation temporelle et horizon de vie
(1996). Peu formalisés, ces modèles ne don- Cela revient aussi à se poser la question de
nent pourtant pas lieu à des hypothèses tes- la borne supérieure d’agrégation des utilités
tables en tant que telles. Thaler et Shefrin futures. La finitude de la vie pose le pro-
(1981) analysent la compatibilité des choix blème de l’identité de l’individu distincte
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stratégies et leurs résultats. Ainsi la Compa- passé. L’homme prend conscience du temps
gnie Générale des Eaux, entreprise tradi- quand il projette de convertir un état actuel
tionnelle fournisseur de services à des col- moins satisfaisant en un état futur plus
lectivités locales en France, est devenue à satisfaisant »5. Le temps est rare pour
rythme forcé Vivendi, entreprise multina- l’homme, il doit l’économiser comme les
tionale centrée sur les télécommunications autres ressources rares, mais pour Von
et les médias. Celle-ci n’a plus grand-chose Mises le temps présente la particularité
à voir avec sa grand-mère L’exigence d’une d’être irréversible (ce qui est évident) et
cohérence temporelle absolue des choix ex unique (ce qui l’est moins). Il existe pour
ante ne se justifie pas plus pour les entre- chacun une préférence temporelle subjec-
prises que pour les individus. tive. « La préférence de temps est une
nécessité catégorielle de l’action hu-
3. La théorie microéconomique maine »6. Il fait ici explicitement référence
des choix à un taux d’impatience subjectif qui est son
Il faut distinguer l’analyse proposée par les prix psychologique du temps. Celui-ci ne
néoclassiques autrichiens et la construction doit pas être confondu avec le taux d’intérêt
standard de l’école néo-classique qui sur le marché, qui est le prix social du
conduit au modèle de choix économico- temps appelé « taux d’intérêt originaire »
financier du consommateur-investisseur. par Von Mises. C’est ce taux d’intérêt qui
La première approche est davantage quali- sert à arbitrer entre placement-investisse-
tative et orientée sur la psychologie des ment, d’une part, et consommation, d’autre
individus dans l’action. La vision de la part. Cette « économisation du temps est
rationalité temporelle introduite par Von indépendante de l’économisation des ser-
Mises (1949) apparaît singulièrement vices et des biens économiques. Même au
moderne pour comprendre l’évaluation pays de Cocagne, l’homme serait obligé
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les différents investisseurs de l’économie Médaf consommation) qui relie les rentabi-
ont la même fonction d’utilité, même s’ils lités excédentaires aux corrélations non
ont des niveaux de richesses différents, ils conditionnelles avec la consommation :
peuvent être agrégés en un agent représen- σ2i
tatif qui a la même fonction d’utilité que les (4) E0[ri,1 – rf,1] + } = ασic
2
investisseurs individuels. Cela nous donne
une justification pour utiliser la consomma- La référence au portefeuille de marché qui
tion agrégée indépendamment des dotations est supposée suivre la création de richesse
individuelles. globale conduit facilement au modèle du
En faisant l’hypothèse de distributions Médaf traditionnel. Celui-ci est le para-
lognormales de la consommation et des ren- digme standard de la théorie financière. Il a
tabilités des actifs financiers, on obtient le donné lieu à de nombreux travaux et valida-
modèle d’équilibre suivant (où les lettres en tions empiriques qu’il ne saurait être ques-
minuscule représentent les logarithmes et σ tion de présenter. Dans la partie suivante on
selon les cas la variance de la consomma- se focalisera plutôt sur les contributions qui
tion ou la covariance de la consommation ont essayé d’évaluer le prix du temps et la
avec les rentabilités des actifs financiers préférence temporelle des acteurs sur le
supposées non conditionnelles) : marché financier.
ont recours contre 19 % pour les « consom- valeur actuelle d’un « util » dans 10 ans
mateurs exponentiels ». Ce point est cohé- n’est que de 0,25 « util ». L’étude conclut à
rent avec un taux d’impatience à court un taux psychologique à court terme de
terme très élevé. Dans la mesure où les 40 % et à long terme de 4,3 %. La spécifi-
« ménages hyperboliques » ont un plus cation quasi hyperbolique domine empiri-
faible niveau d’actifs liquides et un plus fort quement la spécification d’un taux d’intérêt
niveau de dettes, ils sont moins capables psychologique constant. Précisons que ces
que les autres de lisser leur dynamique de taux sont des estimations en nominal.
consommation en présence de chocs aléa- Paserman (2002) aboutit respectivement à
toires liés à des revenus du travail incer- des chiffres de 10 à 60 % pour le taux psy-
tains. La simulation des données calibrées chologique à court terme et à 0,1 % pour le
entre les deux catégories de comportement taux à long terme. Fang et Siverman (2002)
des ménages montre aussi une plus forte trouvent pour leur part respectivement
corrélation entre la consommation totale et 57 % et 8 %. Gollier et Zeckhauser (2005)
les revenus du travail prévisibles, corres- obtiennent aussi à partir d’un taux de pré-
pondant bien à la corrélation empirique- férence psychologique constant de 5 % par
ment constatée. À l’inverse, la consomma- an en moyenne pour les agents, un taux de
tion calibrée dans le cas d’un « investisseur préférence social décroissant qui est de
exponentiel » apparaît trop faible. 7,5 % à court terme et converge vers 0 % à
L’étude empirique de Laibson et al. (2004) long terme. Ces estimations sont cohé-
estime la structure des taux d’intérêt psy- rentes avec celles de Hansen et Singleton
chologiques dans le cadre d’un modèle (1982) pour le court terme et avec les pré-
quasi hyperbolique à l’aide de la méthode visions du modèle hyperbolique.
des moments simulés. Le calage sur les
données réelles de consommation et d’in- 2. Quels horizons pour les acteurs sur le
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acteurs, la théorie financière introduit des prises qui prennent des décisions d’investis-
actifs financiers qui sont des promesses dans sement et qui ont besoin d’utiliser pour cela
les deux dimensions de l’incertain et du un coût du capital. C’est utile pour les
temps. Ces actifs sont négociables sur un investisseurs qui se déterminent à partir du
marché financier qualifié d’efficient. taux de rendement des actifs financiers.
Le prix d’équilibre de actifs financiers est C’est à ce niveau que se situe le premier
donc un concentré énorme des projections hiatus entre l’évaluation financière du
sur l’avenir effectuées par les investisseurs temps et la théorie des choix. L’exigence de
et les émetteurs de titres, en l’occurrence rentabilité impose le prix de marché du
les entreprises cotées. Le marché financier temps comme composante du taux d’actua-
est un outil collectif qui met en œuvre une lisation. Celui-ci est différent de la préfé-
logique d’agrégation des préférences et des rence temporelle des acteurs économiques.
calculs individuels en un prix unique. La Cet écart n’est pas en a priori gênant. Au
théorie financière évalue les prix des actifs niveau collectif on comprend bien qu’il
sur la base de modèles qui déterminent la peut s’agir mécaniquement des consé-
rentabilité d’équilibre ajustée du risque quences d’une agrégation : une moyenne
encouru. recouvre une large dispersion. Ce qui est
La dimension purement temporelle est prise beaucoup plus gênant est que le phénomène
en compte par une gamme de prix spéci- d’agrégation des préférences temporelles
fique du temps. Cette gamme est la struc- individuelles n’est pas neutre et conduit
ture par terme des taux d’intérêt. Elle donne vraisemblablement à un taux d’intérêt col-
à chaque instant le prix de marché du temps lectif supérieur biaisé vers le haut (Jouini et
dans le temps. Ce prix de marché est celui Napp, 2007). On montre ainsi que le taux
d’un actif de placement atteignable sous d’intérêt pur de marché peut-être systémati-
forme d’un titre pur garantissant un cash- quement supérieur aux taux de préférence
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sation collective peut même être de forme aux préférences temporelles individuelles.
hyperbolique, c’est-à-dire qu’elle implique Il favorise les comportements d’agents,
une structure des prix agrégés du temps investisseurs et entreprises, qui se tradui-
décroissante. sent par des résultats immédiats ou à court
La conséquence peut en être des prix col- terme.
lectifs du temps plus élevés que les préfé- Bushee (2001) analyse l’idée selon laquelle
rences individuelles de certains agents déci- les investisseurs institutionnels ont adoptent
deurs voire la majorité d’entre eux. C’est de des horizons à court terme sur les marchés.
là que naît l’accusation de court-termisme Partant de cette contrainte, les dirigeants
des marchés. Si le taux d’intérêt à long sont-ils amenés à prendre des décisions
terme est systématiquement plus élevé ou opérationnelles et comptables qui privilé-
biaisé positivement, l’évaluation de cash- gient les bénéfices à court terme. Ce qui est
flows futurs lointains pèse faiblement ou intéressant ici est de voir qui impose son
très peu dans l’évaluation globale. Un poids horizon. Bushee s’attache à deux choses :
plus important est donné au court terme (i) il vérifie si les institutionnels ont une
dans l’évaluation de marché des actions. La préférence pour les bénéfices à court terme
norme de marché en actualisant au coût col- par rapport aux bénéfices à long terme des
lectif du temps pénalise le temps long et les entreprises dans lesquelles ils investissent,
conséquences à long terme des stratégies et (ii) il veut vérifier si au niveau du prix de
d’entreprise. Un million d’euros actualisé à marché de l’action il y a effectivement une
seulement 5 % à 50 ans ne représente repondération relative des composantes
presque rien : 87 200 euros. La conséquence court terme et long terme du prix. Si ces
en est que l’utilisation des taux d’intérêt de deux hypothèses sont vraies, il existe une
marché pénalise systématiquement l’éva- chaîne de causalité qui conduit les institu-
luation de choix publics qui par définition tionnels à imposer leurs horizons de préfé-
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nels. Il identifie des institutionnels qui ont tiquable car les dépenses d’investissement
des horizons « courts » et transitoires. Ces sont en général connues des investisseurs
institutions détiennent relativement plus qui peuvent observer en particulier la répar-
d’actions qui ont une composante CT dans tition investissements CT/LT. C’est plutôt la
leur valeur élevée. De plus, une forte déten- rentabilité des investissements qui est incer-
tion d’actions de la part d’institutions qui taine. Dans l’éventualité où la productivité,
ont des préférences pour le CT montre que ou la rentabilité de l’investissement à LT, est
les prix de ces actions surpondèrent la com- incertaine, il se met en place une logique de
posante résultat à CT. Cela confirme un signalisation. Les firmes qui font des inves-
mécanisme de pricing sur le marché qui se tissements à LT rentables se signalent au
cale sur la nature de la demande de ce type marché en surinvestissant à LT pour se dis-
de titres. Les résultats sont mitigés et tinguer des autres qui ont des projets moins
valables pour des investisseurs institution- rentables, cela alors même que les managers
nels « transitoires ». Ces derniers sont carac- seraient soumis à des objectifs à CT. La
térisés par un portefeuille avec un fort taux cause de ce comportement est l’existence
de rotation et très diversifié. d’asymétries d’information. Si dans la fonc-
La pression du marché pour des résultats à tion objectif des managers, il n’y a pas d’ob-
CT conduit-elle forcement à une chaîne de jectifs à CT, l’asymétrie d’information ne
causalité aussi forte au niveau interne des joue pas et il n’y a pas surinvestissement. Le
choix de l’entreprise ? Un premier élément surinvestissement dans des projets à LT par
de réponse renvoie à la diversité des institu- rapport à une pression du marché à CT se
tionnels et à leur géographie sur le marché. produit si le marché ou les investisseurs peu-
Tous les investisseurs n’ont pas ce type de vent observer le niveau des investissements
comportement. En particulier Bushee à LT et à CT. C’est bien le cas des dépenses
signale que cela ne semble pas être le cas en investissement corporel ou de la R&D en
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dirigeant est incité, par exemple, par des seurs privilégient leur propre information
stock-options à courte échéance. Il a un filtrée par leur surconfiance. Enfin, l’exis-
devoir de loyauté envers les actionnaires tence de bulle est favorisée par les
actuels qui sont ses principaux dans la rela- contraintes sur les possibilités de vente à
tion d’agence, mais pas envers les action- découvert. L’idée est que dans un marché
naires futurs. Dans ces conditions, il peut de surconfiant, les pessimistes ou les investis-
développer un conflit entre actionnaires seurs rationnels sont privés de la possibilité
actuels et futurs. Les premiers en incitant le de s’opposer à l’exubérance irrationnelle en
dirigeant par des stock-options pour ses per- vendant. La difficulté de vente des actions
formances à CT créent une incitation à surévaluées entraîne une boucle spéculative.
manipuler les résultats à CT en les gonflant L’investisseur à LT est naïf, il s’oppose à
et en créant une bulle sur le marché de l’ac- l’investisseur à CT qui veut lui vendre l’ac-
tion. C’est leur intérêt car ils pourront tion. Ce dernier à alors intérêt à une mani-
vendre aux dépens des actionnaires futurs. pulation des résultats. Pour cela il distribue
Ce conflit ne peut se développer que dans un des stock-options aux dirigeants ou met en
marché spéculatif ou irrationnel, tel celui place un mode de rémunération qui favorise
qui a donné lieu à la bulle des nouvelles les objectifs à CT. Bolton et ses coauteurs
technologies de l’information. Dans un mar- ont remarqué le développement de ce mode
ché d’actions efficient, il n’y a pas de conflit de rémunération lors de la bulle technolo-
entre actionnaires présents et futurs. En gique « dot.com ». La manipulation des
revanche quand les actionnaires sont sur- résultats se fait alors plus facilement et avec
confiant ou dans une phase spéculative, la des coûts d’effort moindre pour le dirigeant
performance boursière à CT est en hausse. plutôt que d’augmenter la valeur fondamen-
La théorie financière classique fait l’hypo- tale de l’entreprise.
thèse que sur des marchés efficients les Les investisseurs cherchent à imposer leur
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l’avantage compétitif, le coup d’avance face facile : le seul choix est d’appeler les pom-
aux concurrents, une situation de rapport de piers. L’urgence est relative. Le calendrier
force favorable. L’incertitude qui est asso- peut être fixé de manière institutionnelle : la
ciée à l’urgence est le risque absolu. Il date butoir du règlement d’une échéance
s’agit d’un risque-catastrophe au niveau de fiscale ou le délai d’appel en cas de décision
celui qui est menacé. Il est non probabili- judiciaire sont fixés de manière exogène. La
sable et on ne peut s’en protéger par une définition même du délai d’urgence est
assurance. La mesure du temps y est diffé- qu’il est trop court pour collecter une infor-
rente. On retrouve une différence déjà intro- mation pertinente ou suffisante.
duite par Knight (1921), entre le risque et La décision d’urgence est un processus à
l’incertitude. Le risque est probabilisable et épisode. La décision est concentrée, mais ce
reportable sur un tiers par les techniques de qui est central est l’existence de procédures
l’assurance. L’incertitude présente une part et de routines d’information capables
d’imprévisibilité ; elle nécessite un effort d’identifier et de faire remonter la situation
d’imagination pour être anticipée et ne peut d’urgence. L’organisation fixe des éché-
être reportée sur un tiers. Les droits de pro- ances et des rendez-vous intermédiaires qui
priété désignent en effet un « par défaut » et peuvent jouer autant un rôle de blocage
un responsable résiduel. Titulaire des droits (comme un « coupe-feu » informationnel)
résiduels de contrôle, l’actionnaire supporte qu’un rôle de relais et de transmission. Les
en ultime ressort les conséquences des procédures et routines d’alerte sont au cœur
choix et des actes de l’entreprise. Il en de la gestion de l’urgence par la capacité à
recueille l’éventuel profit. sécréter d’étape en étape, un maximum
La prudence n’est pas un comportement a d’informations utiles. Mintzberg (1989)
priori rationnel face à l’urgence. La constate que les dirigeants d’entreprise
recherche d’information non plus. Certes, il n’accordent pas plus de dix minutes à cha-
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que les acteurs clés jouent un rôle particu- qui construit des choix stratégiques. Pour
lièrement important en impulsant, en défi- Bréchet et Desreumaux (2008), il est néces-
nissant et en dirigeant les choix stratégiques saire d’admettre la nature récursive du
envers l’environnement »9. Cependant, en développement de l’organisation dans son
amont de la stratégie, il existe une logique environnement et de reconnaître le rôle des
projective. Elle signifie que l’acteur qu’est acteurs dans la construction de l’action. Car
l’entreprise est capable de se projeter dans l’essentiel est là : il faut expliquer l’action
le temps et dans son environnement. La collective de l’organisation et la coopéra-
rationalité projective (dite « project-based tion sociale des acteurs au sein de celle-ci.
view ») définit le nœud organisationnel par Pour y parvenir, Brechet et Desreumaux
une logique d’action stratégique qui donne avancent l’idée d’une rationalité projective
une vision englobante à ses choix. Le projet qui est mise en œuvre et sert à construire les
s’articule sur une autonomie, il s’inscrit choix stratégiques. Cela est vrai au niveau
dans un passé, un présent qui est en cause et de l’individu, mais aussi de l’organisation.
un futur envers lequel l’entreprise s’engage. Les déterminismes qu’ils soient à chercher
En ce sens le projet est une anticipation qui du côté des acteurs ou des structures doi-
se situe dans l’ordre économique et vent être relativisés. Les travaux de Boudon
implique des fins et des moyens. La ratio- et Bourricaud (1989) soulignent que les
nalisation de l’action au niveau de l’organi- comportements sont toujours le produit
sation se définit comme un effort d’intelli- d’un effet de position (la position dans le
gibilité et de construction d’une action contexte donné au moment de l’action avec
fondée sur l’anticipation. La rationalité pro- ses forces et ses faiblesses…), mais aussi de
jective est la logique, la matrice, de l’action disposition (les compétences et ressources
stratégique au niveau de l’organisation. La cognitives ou mentales). La rationalité pro-
nature de l’environnement joue un rôle, jective permet un dépassement au niveau de
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choix entre des politiques dépend de rationalité exogène parfaite et absolue. L’ac-
manière ultime de savoir jusqu’où ils peu- teur construit sa rationalité dans l’action.
vent préserver leur autonomie dans leur Cette logique est complexe. L’approche des
environnement (Child, 1997, p. 48). choix reste fondamentalement calculatoire,
Il faut enfin rappeler que l’entreprise est l’individu comme l’entreprise optimise et
un acteur cognitif. L’entreprise organisée pour optimiser il faut évaluer et hiérarchi-
est au centre d’un agencement de relations ser. Cependant, cette tendance de fond bute
économiques mi-marchandes avec l’exté- sur les limites du calcul et de l’information.
rieur, mi-organisationnelles à l’intérieur. L’émergence d’un choix satisfaisant met fin
La vision d’une boîte noire comme inter- au processus d’optimisation qui est un
médiaire entre des achats en amont et des absolu impossible à atteindre. C’est l’idée
ventes à des clients en aval avait l’avantage d’une rationalité limitée qu’il faut retenir.
de la simplicité et ne considérait que L’action définit un présent. La cohérence
l’échange marchand. L’organisation qu’est dans le temps des choix individuels est une
la grande entreprise moderne fait que les condition de rationalité qui signifie que les
procédures de décision internes condui- choix successifs sont mis en perspective et
sent à des échanges fondés sur des rap- en conformité. Faut-il pour autant figer dès
ports contractuels où se mêlent des élé- maintenant l’avenir prévisible dans une
ments de pouvoir et d’agence. L’homme même vision synoptique ex ante ? C’est cer-
d’entreprise est devenu un homme d’orga- tainement exiger trop et trop tôt. La tempo-
nisation et les décisions se prennent dans ralité des choix est importante elle rappelle
un cadre hiérarchisé ou procéduré. En tant que, dans les choix individuels, les indivi-
qu’organisation, l’entreprise développe dus attribuent une valeur psychologique au
deux propriétés distinctives que sont la temps. Le prix du temps est complexe et
connectivité et la durabilité (Bienaymé, ajoute une dimension en lui-même. Cette
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