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Migration du travail qualifié et formation de capital

humain dans les pays en développement : un modèle stylisé


et une revue de la littérature récente
Frédéric Docquier, Hillel Rapoport
Dans Économie internationale 2005/4 (no 104), pages 5 à 26
Éditions La Documentation française
ISSN 1240-8093
DOI 10.3917/ecoi.104.0005
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Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

M IGRATION DU TRAVAIL QUALIFIÉ ET FORMATION


DE CAPITAL HUMAIN DANS LES PAYS
EN DÉVELOPPEMENT : UN MODÈLE STYLISÉ
ET UNE REVUE DE LA LITTÉRATURE RÉCENTE

Frédéric Docquier & Hillel Rapoport1


Date de réception de l’article : 19 octobre 2005
Date d’acceptation pour publication : 2 février 2006

RÉSUMÉ. Cet article propose un modèle stylisé permettant d’étudier, dans un cadre analy-
tique unifié, les différents mécanismes par lesquels l’émigration de travailleurs qualifiés
affecte la formation de capital humain dans les pays en développement. Pour chacun des
canaux envisagés – effets de fuite, rôle des migrations temporaires, incitations liées aux pers-
pectives de migrations, impact des envois de fonds des travailleurs migrants, et effets de
réseaux –, nous indiquons les conditions théoriques nécessaires à l’obtention d’un effet de
long terme positif et présentons l’état des lieux de la littérature théorique et empirique sur
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ces questions2.
Classification JEL : F22 ; J24 ; O15.
Mots-clefs : Fuite des cerveaux ; brain drain ; migration ; développement ; capital humain.

ABSTRACT. In this paper we use a stylised model of brain-drain migration to analyse the
different channels through which skilled emigration affects the sending countries in a harmo-
nised analytical framework. For each possible channel (the drain effect, temporary migra-
tion, incentives to educate thanks to migration prospects, the impact of workers’
remittances, and network effects) we derive the conditions necessary for a long-run, benefi-
cial effect to obtain, and we survey the relevant theoretical and empirical literature.
JEL Classification: F22; J24; O15.
Keywords: Skilled emigration; brain drain; migration; development; human resources.

1. Auteur correspondant : Hillel RAPOPORT, Economiste au Centre d’Analyse de la Décision et de la Réglementation


Économiques-CADRE, Université de Lille II (hillel.rapoport@univ-lille2.fr) et membre du département d’économie de
l’Université Bar-Ilan (hillel@mail.biu.ac.il).
Frédéric DOCQUIER, Chercheur associé, Fonds National de la Recherche Scientifique et IRES, Université Catholique de
Louvain.
2. Cet article reprend et adapte la partie centrale d’un document de travail (Docquier et Rapoport, 2004) en cours
de finalisation. Il a bénéficié de commentaires lors de présentations en séminaires à Southampton, Lille, Bar-Ilan,
Ben-Gurion, et au Development Economics Research Group (DECRG) de la Banque mondiale, ainsi que de sugges-
tions de la part d’Hubert Jayet et de Maurice Schiff.
6 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

Le terme “brain drain” (fuite des cerveaux) a été popularisé dans les années cinquante en
référence à la migration vers les États-Unis de scientifiques de premier rang en provenance
de pays tels que le Royaume-Uni, le Canada ou l’ex-Union Soviétique ; ce terme est désormais
utilisé dans un sens plus large pour désigner la fuite de capital humain (c’est-à-dire d’indivi-
dus hautement éduqués, titulaires d’un diplôme universitaire ou équivalent) des pays en
développement vers les pays industrialisés. Au cours des deux dernières décennies, l’ampleur
du brain drain a atteint des proportions phénoménales. Les Nations Unies estimaient en 1975
que le nombre total de travailleurs hautement qualifiés ayant émigré des pays du Sud vers
ceux du Nord se montait à environ 300 000 personnes pour la période 1961-1972. Moins
d’une génération plus tard, le recensement américain de 1990 révélait que plus de deux mil-
lions et demi d’immigrants hautement qualifiés originaires des pays en développement rési-
daient aux États-Unis, étudiants exclus. Une première base de données comparative estimait
alors la perte cumulée de “cerveaux” à 15 % (du stock d’individus hautement éduqués
demeurant au pays) pour l’Amérique centrale, 6 % pour l’Afrique, 3 % pour l’Amérique du
Sud, et 5 % pour l’Asie (Carrington et Detragiache, 1998). Des études de cas demandées par
le Bureau International du Travail ont aussi montré que près de 40 % des émigrants philip-
pins sont diplômés de l’enseignement supérieur ou, de façon encore plus surprenante, que le
Mexique est à l’échelle mondiale le troisième exportateur de diplômés du supérieur (Lowell et
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Findlay, 2001).

Bien que ces chiffres soient discutables, il est cependant clair que l’ampleur du brain drain
s’est accrue de façon très importante depuis les années soixante-dix. Ceci est dû en partie à
l’introduction de politiques d’immigration sélectives favorisant les travailleurs qualifiés dans la
plupart des pays de l’OCDE (systèmes “par points” en Australie et au Canada dans les
années quatre-vingt, Immigration Act aux États-Unis en 1990 suivi de la création de visas
réservés aux professionnels qualifiés, encouragements divers à l’immigration qualifiée mis en
place depuis lors dans de nombreux pays européens, etc.). Il reste que pour l’essentiel, la
migration du travail qualifié participe de la mondialisation croissante de l’économie, mondia-
lisation qui renforce la tendance naturelle du capital humain à s’agglomérer là où il est déjà
abondant. Ceci ressort clairement des indicateurs de mondialisation disponibles pour la
décennie écoulée. Alors qu’à l’échelle mondiale le ratio commerce/PIB a été multiplié par 1,5
au cours des années quatre-vingt-dix, sur la même période, le ratio des investissements
directs étrangers sur le PIB a été multiplié par 3 (OMC, 2004) et le “stock d’immigration” des
pays membres de l’OCDE a également connu un accroissement de 50 %. Ce dernier chiffre
recouvre des disparités importantes selon le niveau de qualification : sur la décennie, la
hausse du nombre des immigrés n’a été que d’environ 30 % pour les travailleurs non-quali-
fiés, contre plus de 70 % pour les travailleurs qualifiés (Docquier et Marfouk, 2005).

Quelles sont les conséquences de cette fuite de capital humain pour les pays en développe-
ment ? Jusqu’à tout récemment, il a été tenu pour acquis que l’émigration de travailleurs
hautement qualifiés ne pouvait qu’être néfaste au pays d’origine. Dès les années soixante-
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 7

dix, des économistes de renom, au premier rang desquels Jagdish Bhagwati, défendaient
cette vision pessimiste et mettaient en avant les arguments suivants : i) le brain drain est fon-
damentalement une externalité négative imposée à la population demeurant dans le pays
d’origine ; ii) il peut s’analyser comme un jeu à somme nulle, où les pays riches s’enrichissent
et les pays pauvres s’appauvrissent ; et, iii) en termes de politique économique, la commu-
nauté internationale se devrait d’introduire des mécanismes de transferts compensatoires en
faveur des pays d’origine, par exemple à travers l’instauration d’une “taxe sur les cerveaux”
(plus tard surnommée “Bhagwati tax”) devant être redistribuée internationalement. Évidem-
ment, la fuite des cerveaux peut en principe au moins s’accompagner de feedbacks positifs
pour les pays d’origine, tels que les envois de fonds des travailleurs migrants ; le retour de
ceux-ci après qu’ils aient accumulé de l’épargne ou de nouvelles qualifications ; voire encore
la participation de ces migrants à des réseaux scientifiques et d’affaires favorisant la circula-
tion du savoir technologique et industriel.
Néanmoins, si l’analyse économique porte aujourd’hui un jugement plus nuancé sur les effets
de la fuite des cerveaux sur les pays en développement, cela tient principalement à la prise en
compte du fait que les perspectives d’émigration, en augmentant le rendement espéré du
capital humain, peuvent contribuer à accroître l’investissement en éducation dans les pays
d’origine. C’est ce que souligne cet article qui propose un modèle stylisé permettant d’étu-
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dier, dans un cadre analytique unifié, les différents mécanismes par lesquels l’émigration de
travailleurs qualifiés affecte la formation de capital humain dans les pays d’origine. Pour cha-
cun des canaux envisagés – effets de fuite mis en avant dans les approches traditionnelles,
rôle des migrations temporaires et retour, incitations liées aux perspectives de migration en
contexte d’incertitude, impact des envois de fonds des travailleurs migrants et effets de
réseaux au sens large –, nous indiquons les conditions théoriques nécessaires à l’obtention
d’un effet de long terme positif et présentons l’état des lieux de la littérature théorique et
empirique.

UN MOD È LE STYLISÉ

Considérons une petite économie ouverte peuplée d’individus vivant deux périodes. À
chaque période, cette économie produit un bien composite selon une technologie de produc-
tion Cobb-Douglas :

Yt = At Kt1−α Lαt

Par souci de simplification, nous supposons que le stock de capital Kt se compose exclusive-
ment d’investissements directs étrangers accumulés ; en d’autres termes, il n’y a pas
d’épargne domestique. L’offre de travail Lt se compose de travail qualifié et de travail non-
qualifié. En normalisant à l’unité le nombre d’unités efficaces de travail offertes de façon
inélastique par un travailleur non-qualifié, l’offre de travail d’un travailleur qualifié est égale à
h > 1 unités. Enfin, le facteur d’échelle varie dans le temps et dépend positivement du niveau
8 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

de capital humain moyen des travailleurs présents dans l’économie Ht, lui-même fonction de
la proportion de travailleurs qualifiés au sein de la population adulte résidente Pt.
On a donc Ht = 1 + Pt(h – 1) où Pt est la proportion de qualifiés au sein de la force de travail
adulte, h > 1 représente la productivité relative des travailleurs qualifiés3, et At = A(H)t ; avec
A' ≥ 0 ce qui nous permet d’introduire les différentes externalités associées à la formation de
capital humain : fiscales (Bhagwati et Hamada, 1974 ; Desai et al., 2004), inter- et intra-géné-
rationnelles (Lucas, 1988), voire technologiques (Klenow et Rodriguez-Clare, 2004) mais
aussi, via ce mécanisme, de tenir compte implicitement d’éventuelles complémentarités entre
travail qualifié et non-qualifié4.
La parfaite mobilité internationale des capitaux implique que la productivité marginale du
capital dans notre petite économie ouverte soit égale au taux d’intérêt sur les marchés mon-
diaux de capitaux (à un facteur de risque près) : rt = r* + πt. La prime de risque πt résulte de
facteurs internes tels que le manque de diversification de l’économie, l’instabilité politique, la
corruption, etc., toutes choses caractéristiques à des degrés divers des pays en développe-
ment. Si l’on suppose de plus un marché du travail concurrentiel, le taux de salaire domes-
tique par unité efficace de travail sera donné par :
1− α
⎡ 1− α ⎤ α 1
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wt = α ⎢ * ⎥ ⎡⎣ A(Ht ) ⎤⎦ α  w ( π t , Ht )
⎢⎣ r + π t ⎥⎦

avec w1' < 0 et w 2' > 0 .


Comme indiqué plus haut, les individus sont supposés vivre deux périodes. Au cours de la
première période, ils ont la possibilité de choisir entre travailler à plein temps en tant que tra-
vailleur non-qualifié ou consacrer une partie de leur temps à un investissement éducatif. On
suppose qu’il n’existe qu’un seul programme d’éducation, dont le coût est proportionnel au
taux de salaire domestique wt. Cependant, les individus sont hétérogènes en termes d’apti-
tudes ou de capacités d’apprentissage et se caractérisent donc par des coûts éducationnels
différenciés, d’autant plus faibles que leurs aptitudes sont élevées. Le coût de l’éducation
pour un agent de type-c est noté cwt ; c étant distribué sur [0 ; 1] selon une distribution
cumulative F(c). Au cours de la seconde période (une fois adultes), les individus travaillent à
plein temps qu’ils soient éduqués (qualifiés) ou non. Comme indiqué précédemment, les tra-
vailleurs éduqués voient leur productivité, et donc leurs revenus, multipliés par un facteur
h > 1. Enfin nous supposons que l’utilité est une fonction linéaire du revenu et qu’il n’y a pas
de préférence pour le présent.
En l’absence de migration, le revenu de cycle de vie d’un agent non-éduqué est égal à wt +
wt+1 alors que celui d’un agent éduqué est égal à wt – cwt + wt+1h. Clairement, l’éducation
t

3. Plus loin nous limiterons les valeurs possibles de h à ]1, 2[ afin d’obtenir des solutions intérieures pour une distri-
bution uniforme des aptitudes.
4. En effet, le départ de travailleurs qualifiés, en faisant baisser le niveau moyen de capital humain de l’économie,
induit via l’externalité une baisse de productivité (et donc de salaire) pour les travailleurs non-qualifiés.
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 9

n’est un investissement rentable que pour les individus dont le coût à s’éduquer est inférieur
à une certaine valeur critique. À l’état stationnaire (c’est-à-dire pour wt+1 – wt), la condition
requise pour investir en éducation dans l’économie sans migration (situation que nous dési-
gnerons ci-après en utilisant l’indice n) est tout simplement :
c < cn  h – 1
Cependant, il est notoire que dans les pays pauvres, les choix éducatifs sont contraints du
fait des imperfections sur le marché du crédit. Afin de rendre compte du rôle des contraintes
de liquidité, nous supposons que la consommation de première période ne peut descendre
en deçà d’un montant minimal φwt. Ceci signifie qu’un agent dont le coût de l’éducation est
supérieur à cL  1 – φ n’a pas accès à l’éducation, et que la contrainte de liquidité est ou
n’est pas contraignante selon que cL < cn.
Enfin, le niveau moyen de capital humain dans notre économie est donné par :
Hn = 1 + Pn(h – 1)
où Pn = Min[F(cn) ; F(cL)] indique la proportion d’éduqués au sein de la population adulte rési-
dant au pays.

L ES EFFETS DE FUITE À COURT TERME


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Intéressons nous maintenant à l’impact de la migration des travailleurs qualifiés sur l’écono-
mie domestique. Les premières études économiques sur ce thème, qui remontent aux années
soixante, notaient déjà que la perte de capital humain subie par l’économie pouvait être
compensée à terme par des effets en retour sous forme d’envois de fonds, de migration-
retour après acquisition de nouvelles compétences, voire “d’effets de diaspora” favorisant
l’insertion du pays dans des réseaux internationaux commerciaux, scientifiques et d’affaires
(Grubel et Scott, 1966 ; Johnson, 1967). La littérature ultérieure, dans les années soixante-
dix, a cependant négligé ces effets en retour pour se focaliser sur le seul impact de court
terme, à savoir l’effet de fuite, nécessairement négatif du point de vue de la population res-
tant au pays. Cette conclusion pessimiste repose en fait sur un certain nombre d’hypothèses
qu’il est utile de préciser : (i) la migration résulte d’un processus d’auto-sélection, (ii) la mobi-
lité internationale du travail est parfaite et il n’y a pas d’incertitude sur les perspectives de
migration future, et enfin, comme nous venons de l’indiquer, (iii) il y a déconnexion totale
entre les émigrants et leur pays d’origine une fois que ceux-ci ont émigré (pas d’effet de dia-
spora, de migration-retour ou d’envois de fonds). Dans de telles conditions, il est clair que
l’émigration de travailleurs qualifiés ne peut que réduire le stock de capital humain de long
terme (ou la proportion d’éduqués dans la population adulte résidente P).
En utilisant les notations introduites ci-dessus, on peut aisément incorporer ces différentes
hypothèses dans le cadre de notre modèle stylisé et reformuler ainsi les conclusions de la pre-
mière génération de modèles. Supposons que les travailleurs aient désormais la possibilité
d’émigrer vers un pays développé où, du fait de l’existence d’un fossé technologique exo-
10 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

gène, une unité de capital humain (c’est-à-dire une unité efficace de travail) est rémunérée à
un taux de salaire w* > wt. Le ratio des salaires peut donc être noté wt = w*/wt = ω(Pt) avec
ω(1) > 1 et ω' < 0.
Migrer implique un coût de migration exprimé en fonction du taux de salaire étranger kw*.
Ce coût capture l’ensemble des coûts fixes et variables associés à la migration et notamment
les coûts de transport, de recherche d’emploi, d’assimilation et d’intégration, que ceux-ci
soient psychologiques ou monétaires. Dans ce cadre, les individus choisissent en première
période de s’éduquer (ED) ou de ne pas s’éduquer (NE) et, à la fin de la première période, de
migrer (MI) ou de ne pas migrer (NM). Le revenu de cycle de vie associé à chaque paire de
décision est donné par :
U ( NE , NM ) = w t + w t +1
U ( NE , MI ) = w t + w * (1 − k )
U ( ED, NL) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, MI ) = w t − cw t + w * (h − k )

À l’état stationnaire, la condition pour qu’émerge un équilibre avec auto-sélection positive


des migrants (pour que seuls les travailleurs qualifiés souhaitent émigrer) est donc :
k
ω (1 − k ) < 1 < ω (1 − )
h
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Si cette condition est vérifiée, les perspectives de migration vont modifier le seuil critique
d’aptitude requis pour investir en éducation ; en effet, la condition d’investissement devient :

c < c0 ω (h − k ) − 1

Il ressort clairement que c0 > cn = h – 1 si la condition d’auto-sélection est vérifiée, ce qui


implique alors que les perspectives de migration induisent un accroissement de l’investisse-
ment éducatif dans le pays d’origine. Ce résultat, somme toute assez intuitif et réaliste, est
confirmé par de nombreuses études de cas qui montrent quelles perspectives de migration
influent positivement sur les décisions d’éducation. Par exemple, dans leur enquête sur les
médecins étrangers travaillant au Royaume-Uni, Commander, Kangasniemi et Winters (2004)
situent la “prime de migration” dans les professions médicales dans un intervalle de 2 à 4 (en
parité des pouvoirs d’achat) et indiquent qu’environ un tiers des médecins d’origine indienne
déclarent que les perspectives de migration ont joué un rôle substantiel dans leur décision de
formation.
Ces mêmes médecins estiment d’ailleurs que les perspectives de migration affectent les déci-
sions de près de la moitié des actuels étudiants en médecine en Inde. Dans le même ordre
d’idée, Commander et al. (2004) situent la prime de migration pour les professionnels
indiens du secteur des technologies de l’information dans un intervalle de 3 à 5 (selon le type
d’emploi et la destination) en parité de pouvoir d’achat, et indiquent que, pour ce secteur
également, les opportunités de migration jouent un rôle déterminant dans les choix éducatifs
et professionnels.
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 11

Les perspectives de migration peuvent donc stimuler l’investissement éducatif domestique, au


moins dans certains secteurs professionnels. Nous verrons plus loin si un impact plus global
sur la formation brute (avant migration) de capital humain du pays peut être obtenu. Ceci
étant, ce qui importe du point de vue du pays d’origine est l’effet net (post-migratoire), et
dans le cadre des hypothèses posées jusqu’ici celui-ci ne peut qu’être négatif et conduit à un
stock de capital humain en deçà du niveau d’autarcie. Sur le plan théorique, le seul obstacle
au départ de l’ensemble des travailleurs qualifiés provient du fait qu’en présence d’un mini-
mum de consommation de première période, la migration peut être freinée par une
contrainte de liquidité supplémentaire liée à l’importance des coûts de migration. Plus préci-
sément, la contrainte de liquidité est due au fait que la part monétaire des coûts de migra-
tion doit être financée par des revenus de première période (ce qui n’est pas le cas, par
exemple, des coûts psychologiques, qui ne sont subis qu’une fois dans le pays d’accueil).
Appelons k'w* < kw* cette part monétaire du coût de la migration. Les agents dont les coûts
d’éducation sont supérieurs à cM  1 – k'ω – φ < cL ne peuvent donc à la fois étudier et émi-
grer. Différentes configurations sont donc possibles selon que le seuil critique cM est inférieur
ou supérieur à cn. Le GRAPHIQUE 1 indique les niveaux d’utilité sans éducation (droite horizon-
tale) et avec éducation respectivement en économie fermée et ouverte (droites décroissantes
dont les intersections avec le niveau d’utilité des non-éduqués donnent les seuils critiques cn
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et c0). Si cM est inférieur à cn (GRAPHIQUE 1a), les individus dont le coût d’éducation est com-
pris entre zéro et cM pourront financer à la fois leur éducation et leur migration et partiront
donc à l’étranger ; par contre, ceux compris entre cM et cn choisiront de s’éduquer mais
n’auront pas suffisamment de ressources disponibles pour migrer ; la proportion d’éduqués
dans la population restante, bien qu’inférieure à celle d’autarcie, n’est donc pas nulle. Si au
contraire cM est supérieur à cn (GRAPHIQUE 1b), alors les agents qui ne peuvent financer à la
fois l’éducation et la migration ont tous intérêt à ne pas s’éduquer ; la proportion d’éduqués
dans la population du pays devient alors nulle.

Graphique 1 - Brain drain, choix éducatifs et contraintes de liquidité


1a - Certains éduqués restent au pays 1b - Tous les éduqués partent
U U

cM cN cO cN cM cO
12 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

La prédiction centrale de l’analyse économique traditionnelle de la fuite des cerveaux est donc
qu’une fois que des opportunités de migration sont introduites, le niveau de capital humain
moyen et donc le niveau de bien-être de la population demeurant au pays décroît. Ceci peut
être capturé dans notre cadre analytique par le facteur d’échelle A(Ht) à travers lequel plusieurs
effets induits peuvent être considérés : effet direct négatif lié au départ de travailleurs qualifiés,
et effets indirects mobilisant différents types d’externalités. En se fondant sur l’idée que le ren-
dement social de l’éducation est supérieur à son rendement privé, la littérature des années
soixante-dix a mis en avant cet argument d’externalité pour conclure à un effet négatif du
brain drain sur les économies d’origine (Hamada, 1977 ; Usher, 1977 ; Blomqvist, 1986). Dans
la même ligne, Bhagwati et Hamada (1974) ont développé un modèle de détermination des
salaires à trois facteurs (capital, travail qualifié et travail non-qualifié) où, du fait des nom-
breuses distorsions présentes sur le marché du travail des pays en développement, le départ des
travailleurs qualifiés réduit le niveau de bien-être de l’ensemble des travailleurs. Le mécanisme
précis qui conduit à ce résultat est lié au fait que les salaires des qualifiés sont déterminés de
façon non-concurrentielle, lors de négociations salariales où les syndicats prennent pour réfé-
rence les salaires versés à l’étranger (élément à la fois d’émulation internationale et de mimé-
tisme sociologique). Une fois que les salaires des qualifiés sont fixés, ceux des non-qualifiés
suivent selon une règle de proportionnalité. Dans ce cadre, la migration de travailleurs qualifiés
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réduit le chômage des travailleurs qualifiés, ce qui signifie que les pressions à la hausse des
salaires s’intensifient. Alors que l’effet net sur le taux de chômage des qualifiés dépend de
l’élasticité de la demande de travail qualifié (ce qui détermine également le sens de la variation
de la facture salariale pour ce type de travailleurs), ceci a tendance à accroître le niveau de chô-
mage des travailleurs non-qualifiés et donc à réduire leur bien-être. Il est à noter qu’aussi bien
Bhagwati et Hamada (1974) que McCulloch et Yellen (1977) rendent compte des effets d’inci-
tation à l’investissement éducatif induits par les perspectives de migration, mais sans entrevoir
de circonstances dans lesquelles ceux-ci pourraient être convertis en gain net pour le pays.
Les premiers modèles étudiant les effets du brain drain sur la formation de capital humain
dans un cadre de croissance endogène en ont également souligné les effets négatifs
(Miyagiwa, 1991 ; Haque et Kim, 1995). Néanmoins, une série d’articles plus récents a
adopté une approche plus optimiste, soulignant notamment que lorsque la migration est
temporaire ou que la décision d’éducation est prise en contexte d’incertitude quant aux
opportunités de migration future, une possibilité de brain drain bénéfique au pays d’origine
peut émerger, au moins en théorie. Ce sont ces nouvelles approches, ainsi que celles insis-
tant sur les gains potentiels liés aux envois de fonds des migrants et à la création de réseaux
internationaux, que nous présentons ci-dessous.

LA MIGRATION TEMPORAIRE
Comme le soulignent de nombreux rapports internationaux (par exemple, OCDE, 2000 ; OIT,
2002), les conditions d’admission des immigrés sont récemment devenues plus restrictives
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 13

dans la plupart des pays d’accueil. D’une part, des procédures de sélection qualitative ont été
mises en place ; et d’autre part, de nouveaux programmes visant à attirer une main-d’œuvre
éduquée et qualifiée sur une base temporaire ont également été introduits. Afin de rendre
compte de ces évolutions, supposons que les candidats à l’immigration ne soient désormais
autorisés à rester dans le pays d’accueil qu’une fraction γ de la seconde période. Le fait de
substituer des visas permanents à des visas temporaires renforce les mécanismes d’auto-
sélection parmi les migrants : avec un rendement espéré de l’éducation plus faible qu’en cas
de migration définitive, on s’attend à ce qu’un nombre réduit d’individus investisse en éduca-
tion et que seuls les individus appartenant à la frange supérieure de la distribution des apti-
tudes trouvent bénéfique de s’éduquer. Évidemment, le fait que l’on soit plutôt proche de la
situation d’économie fermée (γ = 0) ou d’économie avec migration permanente (γ = 1)
dépend de la durée du visa temporaire. En terme de nos notations, le revenu de cycle de vie
des agents éduqués est désormais exprimé par5 :
U ( ED, NM ) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, M I ) = w t − cw t + γ w × h + (1 − γ ) hw t + 1 − kw
*

À l’équilibre stationnaire, l’émigration est optimale pour les travailleurs qualifiés si la condi-
tion d’auto-sélection suivante est remplie :
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γh(ω – 1) > kω
Si cette condition n’est pas remplie (intuitivement, si la durée de migration est trop courte,
compte tenu des différentiels de salaire, pour compenser les coûts de migration encourus),
les perspectives de migration n’ont pas d’effet sur les décisions d’éducation. En l’absence de
contraintes de liquidité, la condition requise pour investir en éducation en contexte de migra-
tion temporaire est donnée par :
c < cγ  γ(ω – 1)h + h – 1 – kω
si γh(ω – 1) > kω
c < cn  h – 1 sinon.
En admettant que la condition d’auto-sélection positive soit remplie, et pour une distribution
uniforme des aptitudes6, la proportion d’éduqués dans la population adulte demeurant au
pays avec migration temporaire devient :

(1 − γ )cγ
Pγ =
1 − γ cγ

5. Il est à noter que par souci de simplification nous supposons que les coûts de migration sont identiques, que la
migration soit temporaire ou définitive. Ceci peut par exemple se justifier par le fait que les migrants temporaires
doivent financer des coûts de transport dans les deux sens et que ceci compense strictement la part plus faible des
coûts psychologiques ; ou encore que ces derniers sont supportés durant les premières années suivant la migration.
Alternativement et sans que cela influe sur la qualité de nos résultats, nous pourrions supposer qu’en cas de migra-
tion temporaire, les migrants supportent un coût de migration égal à k' + γ (k – k')  k''.
6. Afin d’obtenir des solutions intérieures, on suppose de plus que 1 < h < 2.
14 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

L’effet d’incitation joue de la même façon que dans le cas de migration permanente, si ce
n’est qu’il est désormais proportionnel à γ. La différence majeure, cependant, est que le pays
d’origine peut ici capter une partie de l’accroissement en capital humain induit. En effet, il
est possible que la proportion Pγ soit supérieure à Pn. Formellement, la condition d’un brain
drain potentiellement bénéfique est que la dérivée de Pγ par rapport à γ soit positive en

γ = .
h(ω – 1)
Ceci est possible sachant que :
⎡ δ Pγ ⎤ (h − 1)(h − 2) + h(ω − 1) − kω <
⎢ ⎥ = 0
⎢⎣ δγ ⎥⎦γ h (ω −1)= kω ⎡⎣ 1 − γ (h − 1) ⎤⎦
2 >

Si cette dérivée est positive, il existe alors un intervalle de valeurs de γ pour lequel la migra-
tion temporaire de travailleurs qualifiés peut stimuler la formation nette de capital humain
dans le pays. Néanmoins, la portée de ce résultat peut être limitée par les contraintes de
liquidité. En effet, si cγ > cL, l’effet d’incitation à l’acquisition d’éducation ne pourra jouer. De
même, l’effet d’incitation sera réduit si les contraintes de liquidité restreignent les possibilités
de migration ; ainsi, si cM > cn, l’effet d’incitation ne joue pas du tout et le seul impact de la
migration temporaire est de priver le pays d’origine de tout ou partie de ses travailleurs édu-
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qués pour la période considérée. On retombe alors dans le scénario pessimiste de la section
précédente.
Dos Santos et Postel-Vinay (2003) indiquent néanmoins qu’avec migration temporaire, un
brain drain bénéfique peut émerger même en cas de réduction de la part des qualifiés dans
la population. Ils démontrent ceci dans le cadre d’un modèle où la croissance est exogène
dans le pays de destination et endogène dans le pays d’origine, le moteur unique de la crois-
sance y étant le savoir accumulé ramené avec eux par les migrants retournant au pays en
provenance du pays plus avancé. Tout repose donc sur la diffusion du savoir par le biais des
migrants, qui servent en quelque sorte de canal de transmission de la technologie plus avan-
cée disponible dans le pays de destination. Dans la mesure où les migrants véhiculent et dif-
fusent la technologie et le savoir auxquels ils ont été exposés durant leur séjour à l’étranger,
la migration-retour peut être considérée comme une source de croissance potentielle pour le
pays d’origine. Formellement, cela signifie que les migrants retour reviennent avec un gain de
productivité, Θh > h, ce qui stimule le niveau de capital humain moyen qui devient alors
H = 1 + Pγ(Θh – 1) et qui doit être comparé au capital humain moyen en l’absence de migra-
tion H = 1 + Pn(h – 1).
Dans une extension de leur article, Dos Santos et Postel-Vinay (2004) montrent qu’un chan-
gement de politique d’immigration avec accroissement de la part de visas temporaires au
détriment des visas permanents peut bénéficier au pays exportateur de migrants qualifiés ; ils
dérivent les conditions théoriques requises pour que cela soit le cas. Le changement de poli-
tique suggéré induit deux effets : une réduction des incitations à investir en éducation, ce qui
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 15

diminue le stock pré-migratoire de qualifiés dans le pays d’origine ; et une plus grande pro-
portion de retours parmi les émigrants, ce qui accroît le stock de capital humain quantitative-
ment et qualitativement.

Dans une perspective assez différente, Stark et al. (1997) s’interrogent également sur la pos-
sibilité d’un brain drain associé à un “brain gain”, et ce dans un contexte d’information
imparfaite avec migration retour. Dans leur modèle, la productivité des travailleurs migrants
n’est révélée dans le pays de destination qu’après une certaine période de temps ; au cours
de celle-ci, les travailleurs sont payés à la productivité moyenne du groupe national ou eth-
nique auquel ils appartiennent. Ainsi, des travailleurs à productivité faible trouveront-ils inté-
rêt à investir en éducation pour le simple fait d’être autorisés à immigrer et être ainsi
confondus, au moins durant un certain laps de temps, avec des travailleurs à productivité
forte. Une fois la productivité individuelle révélée, les travailleurs les moins productifs ren-
trent au pays d’origine, le faisant alors bénéficier des investissements en capital humain
consentis. Les études empiriques montrent que la migration-retour est relativement limitée
parmi les migrants qualifiés et que ceux-ci ne contribuent que marginalement à la diffusion
technologique. On sait que de façon générale, la migration-retour se caractérise par une
auto-sélection négative (Borjas et Bradsberg, 1996) et n’est significative parmi les migrants
les plus qualifiés que si elle a pour préalable une croissance soutenue et de réelles évolutions
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démocratiques dans le pays d’origine. Par exemple, moins d’un cinquième des étudiants taï-
wanais ou coréens diplômés (niveau doctorat) des universités américaines en Science et
Ingénierie dans les années soixante-dix étaient retournés au pays au début des années
quatre-vingt (Kwok et Leland, 1982) ; cependant, cette proportion s’est élevée progressive-
ment pour atteindre un taux de retour proche des trois-quarts au milieu des années quatre-
vingt-dix, après deux décennies de croissance phénoménale dans ces deux pays. Il est
intéressant de noter que les données pour les Docteurs originaires de Chine et d’Inde et
diplômés d’une université américaine dans ces mêmes disciplines sur la période 1990-1999
sont similaires à ce qu’elles étaient pour Taïwan ou la Corée il y a vingt ans (avec des taux de
non-retour respectivement de 87 % et 82 %) (OCDE, 2002).

Ces derniers chiffres cadrent bien avec les résultats des études de cas sur l’implication des
migrants-retour dans le développement de nouvelles industries dans leur pays d’origine. Par
exemple, dans le cas de Taïwan, Luo et Wang (2001) notent qu’une bonne part des entre-
prises créées dans le cadre du Hsinchu Science Park à Taipei l’ont été par des émigrants de
retour des États-Unis. Par contre, dans le cas de l’Inde, Saxeenian (2001) indique que malgré
la croissance rapide de l’industrie informatique indienne, il n’y a encore aujourd’hui qu’une
petite fraction des ingénieurs informaticiens de Bangalore, la Silicon Valley indienne, qui
soient des émigrants de retour au pays. Une enquête plus récente sur l’industrie informatique
indienne fournit toutefois des conclusions plus optimistes et souligne le rôle des réseaux
internationaux et de la migration temporaire dans le développement de ce secteur ; il appa-
raît par exemple que 30 à 40 % des cadres employés dans les firmes du secteur ont une
16 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

expérience professionnelle acquise antérieurement dans un pays développé (Commander


et al., 2004).
De même, dans leur enquête sur les médecins indiens exerçant au Royaume-Uni,
Commander, Kangasmieni et Winters (2004) indiquent que de nombreux médecins déclarent
avoir l’intention de rentrer en Inde à la fin de leur formation. Au total, on ne peut donc
exclure que la migration retour des travailleurs qualifiés puisse jouer un rôle positif dans le
développement de nouvelles industries ou la circulation du savoir technologique et scienti-
fique ; ces effets restent cependant relativement limités, et apparaissent plus comme la résul-
tante que comme le facteur déclenchant du développement économique de leur pays.

LE R Ô LE DE L ’ INCERTITUDE
Dans la réalité, la mobilité internationale des travailleurs n’est pas libre. Les pays d’accueil
imposent des restrictions à l’immigration sur la base de critères nationaux ou personnels tels
que la maîtrise de la langue du pays d’accueil, le niveau d’éducation, ou la présence de
proches déjà sur place. Dans le cas des migrants qualifiés, ce sera souvent aux employeurs de
faire la preuve que le candidat à l’immigration vient pallier une pénurie de main-d’œuvre
qualifiée. Dans certains pays comme le Canada ou l’Australie, un système par points vise à
évaluer la contribution potentielle du migrant à l’économie. Tout ceci rend la perspective de
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migration particulièrement incertaine : à tous les stades du processus de migration, il y a une
certaine probabilité que le projet de migration doive être repoussé ou abandonné. Les indivi-
dus qui s’engagent dans des investissements éducatifs avec une perspective de migration en
tête ont à tenir compte de cette incertitude ; paradoxalement, comme dans le cas de la
migration temporaire, une telle incertitude ouvre la possibilité d’un gain net pour le pays
d’origine. Les conditions exactes requises pour que cette possibilité se matérialise ont fait
l’objet de nombreuses contributions théoriques (Mountford, 1997 ; Stark et al., 1998 ; Vidal,
1998 ; Docquier et Rapoport, 1999a ; Beine et al., 2001)7.
Afin de rendre compte de ces approches dans notre cadre analytique général, supposons que
la probabilité de migration dépende exclusivement de l’obtention d’un pré-requis en matière
d’éducation, ce qui est observable, et non des aptitudes individuelles, qui ne le sont pas
(mais qui sont en partie révélées par les choix éducatifs). Ceci s’apparente à une situation où
les migrants sont en quelque sorte tirés au sort parmi ceux qui remplissent les conditions en
matière de seuil d’éducation requis8. En supposant de plus que la probabilité subjective
d’obtenir un visa, telle que perçue par le migrant potentiel, soit égale à la proportion de

7. Docquier et Rapoport (1999b) explorent l’effet de la migration du travail qualifié sur la redistribution et les inégali-
tés dans le pays d’origine, en considérant plusieurs cadres d’économie politique possibles.
8. Dans la réalité, les autorités de l’immigration dans les pays d’accueil combinent l’éducation avec d’autres critères
de sélection tels que les tests de QI ou de niveau de langue. Si le QI était un signal parfait d’aptitude et le seul critère
retenu, et que de plus les individus détenaient eux-mêmes une information parfaite sur leurs propres capacités, alors
la migration dans de telles conditions ne pourrait qu’être défavorable au pays d’origine puisque l’on retrouverait les
mêmes résultats qu’avec migration libre et auto-sélection.
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 17

migrants observée parmi les éduqués de la génération précédente (en d’autres termes, les
anticipations sont adaptatives)9 et en dénotant cette probabilité par p, le revenu de cycle de
vie pour un agent éduqué est alors donné par :
U ( ED, NM ) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, MI ) = w t − cw t + pw × h + (1 − p)hw t +1 − pkw *

L’incertitude et la migration temporaire induisent des effets similaires en termes de rendement


espéré de l’éducation et de formation nette de capital humain. Il existe toutefois des diffé-
rences importantes entre les deux. Premièrement, le mécanisme d’incitation opère ici pour de
faibles valeurs de p alors que dans le cas de la migration temporaire, l’effet d’incitation ne

joue que pour des valeurs suffisamment élevées de γ (pour γ ≥ ).
h(ω − 1)
Deuxièmement, pour p = γ, l’incertitude génère plus d’incitations à s’éduquer que la migra-
tion temporaire, au moins pour des niveaux d’aversion au risque suffisamment faibles. Ceci
est dû tout simplement au fait qu’avec incertitude, les coûts de migration sont eux-mêmes
incertains et ne sont donc supportés qu’avec une certaine probabilité.
En contexte d’incertitude, la condition d’auto-sélection positive est la même que dans le cas
k
de migration temporaire (à savoir 1 < ω (1 − ) ) ; mais la condition d’investissement en
h
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éducation devient :
⎡ k ⎤
c < c p  h − 1 + ph ⎢ ω (1 − ) − 1⎥
⎣ h ⎦
Clairement, on a cp = cn quand p = 0 et cp = c0 quand p = 1.
Comme dans le cas de migration temporaire, il existe une possibilité de brain drain bénéfique
pour le pays d’origine grâce aux effets d’incitation. La proportion d’éduqués dans la population
(1 − p)c p
adulte demeurant au pays devient en effet Pp = .
1 − pc p

Cette proportion PP peut être supérieure ou inférieure à Pn. Un brain drain bénéfique peut
être obtenu pour un certain rang des valeurs de p à condition que la dérivée de PP par rap-
port à p soit positive en p = 0. On a :
⎡ δ Pp ⎤ <
⎢ ⎥ = (h − 1)(h − 2) + h(w − 1) − kw 0.
⎢⎣ δ p ⎥⎦ p =0 >

Comme dans les cas précédents, les contraintes de liquidité sont susceptibles de réduire
l’ampleur de l’effet d’incitation. Si cp > cL, l’effet d’incitation sera limité aux agents dont les
coûts d’éducation sont compris entre cn et cL. Une contrainte similaire s’applique si cp > cM.
Quelle est la pertinence empirique de ces théories d’un possible brain drain bénéfique fondé
sur le rôle de l’incertitude ? À notre connaissance, la première étude qui a cherché à évaluer

9. Avec anticipations rationnelles, on atteint simplement l’état stationnaire dès la première période.
18 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

les effets du brain drain sur la croissance dans le cadre de comparaisons inter-pays est due à
Beine et al. (2001) ; dans un échantillon de 37 pays en développement analysés en coupe
transversale, et après avoir contrôlé pour les envois de fonds des migrants, Beine et al. (2001)
ont mis en évidence un impact positif et significatif des perspectives de migration sur la for-
mation brute (avant migration) de capital humain dans les pays d’origine, et ce principale-
ment pour les pays les plus pauvres. Cependant, cette première étude souffre du fait qu’au
moment où elle était réalisée, il n’existait pas encore de données comparatives sur les taux
d’émigration par niveaux de qualification.
Dans une étude ultérieure, Beine et al. (2003) ont alors utilisé les estimations de taux d’émi-
gration de Carrington et Detragiache (1998) pour le niveau d’éducation tertiaire. Ils ont à
nouveau mis en évidence un lien positif et significatif entre migration et formation brute de
capital humain, cette fois dans un échantillon de 50 pays en développement analysés en
coupe transversale. Ils ont également calculé des effets spécifiques par pays, avec les résul-
tats suivants. En premier lieu, les pays où l’effet est positif (les “gagnants”) combinent géné-
ralement des niveaux de capital humain et des taux de migration faibles, alors que les
“perdants” sont typiquement caractérisés par des taux d’émigration élevés et/ou par des
niveaux de participation élevés dans l’éducation supérieure (ceci est assez intuitif puisque
dans ce dernier cas, la plupart des émigrants sont retirés d’un stock d’individus qui se
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seraient engagés dans les études supérieures même en l’absence de perspectives d’émigra-
tion). En second lieu, il est aussi notable qu’alors qu’il y a plus de pays perdants que de
gagnants, ces derniers comptent parmi eux les pays les plus importants d’un point de vue
démographique et représentent plus de 80 % de la population totale de l’échantillon. Ces
résultats sont synthétisés sur le GRAPHIQUE 2 : l’axe horizontal indique le taux d’émigration cal-

Graphique 2 - Fuite des cerveaux et croissance dans les pays en développement


Effet net sur le taux de croissance annuel du PIB, en %

0,04
Pakistan
Indonésie
Guatemala Honduras

Chine

0,02

Inde
Paraguay
0,00 Brésil Colombie
Argentine Bolivie
0 Thaïlande 2 4 6
Égypte 8 10 Mexico 12 14 16 18 20
Venezuela Uruguay
Perou Équateur Chili

Costa Rica
République Nicaragua
dominicaine
– 0,02 Philippines

Corée du sud

– 0,04
Taux d’émigration parmi les travailleurs dotés d’une éducation supérieure, en %
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 19

culé par Carrington et Detragiache pour le niveau supérieur d’éducation, et l’axe horizontal
indique les effets sur la croissance calculée par Beine et al. (2003) ; la variabilité entre pays à
taux d’émigration identique s’explique évidemment par l’impact des autres variables explica-
tives sur la formation de capital humain, et la courbe elle-même est ajustée par un polynôme
du second degré.
Une autre étude récente (Faini, 2004) utilise les estimations de Adams (2003) pour l’année
2000 afin de compléter celles de Carrington et Detragiache (1998) pour 1990 ; elle tend à
montrer que les perspectives de migration des travailleurs qualifiés n’ont pas d’effet significa-
tif sur les taux de participation au niveau d’éducation tertiaire, voire ont un effet négatif au
niveau d’éducation secondaire, ce que l’auteur attribue aux incitations à poursuivre ses
études à l’étranger. Comme l’indique Faini lui-même, ses résultats sont toutefois à prendre
avec précaution sachant que les données internationales sur les taux de participation scolaire
sont notoirement sujettes à des erreurs de mesure.

L ES TRANSFERTS DES MIGRANTS


Les envois de fonds des travailleurs migrants (”remittances”) constituent un canal supplé-
mentaire par lequel l’émigration de travailleurs qualifiés peut générer des effets indirects
positifs pour les pays d’origine. Ces envois de fonds représentent fréquemment une source
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de devises importante dans les pays en développement et peuvent affecter les choix des
ménages en matière d’offre de travail, d’investissement en capital physique et humain, de
migration, de choix d’occupation, de fertilité, etc., avec des effets agrégés potentiellement
importants. Ceci est particulièrement vrai dans les pays les plus pauvres où les imperfections
des marchés du crédit limitent l’espace des choix accessibles aux ménages à bas revenus.
Dans notre cadre théorique de référence, sachant que l’utilité marginale du revenu est
constante, les envois de fonds des migrants n’influent sur les choix éducatifs que si les
contraintes de liquidité sont fortes. En l’absence de migration, et toujours pour une distribu-
tion uniforme des aptitudes, la part des éduqués dans la population est donnée par cL. Une
fois les possibilités de migration introduites, deux effets opposés sont attendus. D’une part,
le départ des migrants réduit initialement le nombre des éduqués demeurant au pays à
cL – cM ; si ceux qui partent transfèrent ensuite une fraction de leurs revenus, les contraintes
de liquidité sont relâchées pour ceux qui restent. L’effet négatif de leur départ peut alors être
compensé par un meilleur accès à l’éducation de la population restante, le signe de l’effet
total dépendant du niveau des transferts et de la localisation des bénéficiaires sur l’axe des
aptitudes10.
Pour reprendre nos notations, supposons qu’à l’état stationnaire, les transferts soient égaux
à un montant T. Comme indiqué sur le GRAPHIQUE 3, l’effet des transferts est de déplacer les
seuils critiques cL et cM vers la droite.

10. Cinar et Docquier (2004) modélisent ces effets de façon plus poussée.
20 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

Avec une distribution uniforme, et sachant que (cL + T) – (cM + T) = cL – cM, la proportion
d’éduqués et le niveau de capital humain moyen dans l’économie sont donnés respectivement
c −c
par PT = L M et HT = 1 + PT(h – 1).
1 − cM − T
Un brain drain favorable en terme de formation nette de capital humain est alors obtenu si
1
HT > HN, c’est-à-dire si T > cM ( − 1) .
cL

Graphique 3 - Brain drain et transferts de fonds de travailleurs migrants


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cM T + cM cL T + cL cn co c

En d’autres termes, pour obtenir un effet total positif, il faut que les transferts reçus par les
résidents bénéficiaires soient suffisamment élevés pour qu’une fraction significative de la
population puisse avoir accès à l’éducation.
Les données disponibles sur les transferts des migrants dans les pays en développement ne
paraissent pas correspondre à une telle situation. Il est vrai que ces transferts dépendent positi-
vement des revenus de ces derniers, ce qui laisserait à penser que les migrants qualifiés, titu-
laires de revenus relativement élevés, sont des donateurs importants. La réalité est toutefois
toute différente. La littérature sur les envois de fonds enseigne que les deux motivations princi-
pales des transferts sont l’altruisme, d’une part, et le motif d’échange, d’autre part (Docquier
et Rapoport, 2005). L’altruisme est dirigé principalement vers les membres de la famille immé-
diate et son niveau tend à décroître avec la distance sociale entre donateurs et bénéficiaires
des transferts. Une telle proximité familiale n’est en revanche pas requise en cas de motif
d’échange ; la théorie des transferts fondés sur l’échange stipule en effet que les transferts
achètent simplement des services en retour (attention portée aux proches du migrant demeu-
rant au village, ou à ses actifs tels que terres, troupeaux, etc.). Ce dernier type de transferts est
typiquement observé en cas de migration temporaire et signale la volonté du migrant de pré-
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 21

parer son retour. Ainsi, un migrant qui s’exilerait en compagnie de sa famille immédiate et sur
une base permanente aurait tendance à transférer moins, toutes choses égales par ailleurs,
qu’un migrant qui partirait seul et sur une base temporaire. Et en effet, la plupart des
enquêtes sur base de données microéconomiques montrent qu’en dépit de leur potentiel de
revenu plus élevé, les migrants éduqués transfèrent moins que leurs compatriotes moins quali-
fiés, précisément parce qu’ils ont tendance à émigrer avec leur famille et ont une propension
au retour inférieure. Ceci n’implique pas pour autant que les sommes transférées soient négli-
geables. Par exemple, Commander, Kangasmieni et Winters (2004) montrent que près de la
moitié (45 %) des médecins indiens travaillant au Royaume-Uni transfère des fonds vers leur
pays et que pour ceux qui transfèrent, les envois de fonds représentent 16 % du revenu dispo-
nible. Cependant, à un niveau agrégé, Faini (2002) trouve que les transferts des migrants
décroissent avec la proportion de qualifiés parmi les émigrants ; selon lui, “ce résultat suggère
que l’impact négatif du brain drain ne peut être contrebalancé par des transferts plus élevés”.

L ES EFFETS DE RÉSEAUX
Notre analyse s’est jusqu’ici focalisée sur l’équilibre stationnaire à long terme. À court terme,
avant que les effets de long terme des migrations (et de leur anticipation) ne se fassent sen-
tir, l’émigration des travailleurs qualifiés est une perte nette pour le pays d’origine. Au fur et
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à mesure que le temps passe cependant, des cohortes successives peuvent adapter leurs anti-
cipations et il devient alors possible que par le jeu des différents canaux de transmission
détaillés ci-dessus, le niveau de capital humain moyen de l’économie rattrape partiellement
(GRAPHIQUE 4a) voire excède son niveau d’économie fermée et se traduise in fine par un gain
net à long terme (GRAPHIQUE 4b). Le long du sentier de transition, des effets additionnels sont
susceptibles d’opérer. En particulier, il existe une vaste littérature sociologique soulignant la
création induite de réseaux de migrants qui facilitent les mouvements de marchandises, de
facteurs et production et de savoirs entre les pays d’origine et de destination des migrants
qualifiés. Dans cette section nous nous attachons à deux types d’effets de réseau : ceux qui

Graphique 4 - L’impact dynamique du brain drain


4a - Brain drain défavorable 4b - Brain drain favorable
Ht Ht

0 t 0 t
22 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

favorisent le commerce international, les investissements directs étrangers, et la diffusion


technologique, et ceux qui favorisent des migrations ultérieures, “en chaîne”.
Concernant le second type de réseaux, les sociologues (par exemple, Durand, Goldring et
Massey, 1994) ont depuis longtemps ébauché une théorie cumulative de la migration, notant
que les premiers migrants sont généralement issus des rangs intermédiaires de la hiérarchie
socio-économique ; ceux-ci possèdent en effet les ressources nécessaires pour absorber à la
fois les coûts et les risques inhérents à la migration internationale tout en étant suffisamment
pauvres pour être désireux de migrer. Les réseaux initiaux ainsi créés peuvent ensuite fournir
aide et assistance à la recherche d’emploi aux migrants ultérieurs, réduisant considérable-
ment les coûts et risques encourus (Bauer et al., 2002 ; McKenzie et Rapoport, 2004) et
offrant des possibilités d’accès à des emplois mieux rémunérés (Munshi, 2003). Ceci accroît
d’autant l’attractivité de la migration pour des membres additionnels, leur permettant d’émi-
grer à leur tour et d’élargir ainsi le réseau. En bref, les incitations à la migration deviennent
endogènes une fois que les réseaux de migrants se mettent en place.
En se basant sur cette idée, Kanbur et Rapoport (2005) introduisent de façon standard des
effets de réseaux à destination. Dans l’esprit de Carrington et al. (1996), ils supposent que
les coûts de migration k décroissent avec la taille du réseau à destination, c’est-à-dire avec le
nombre de migrants déjà présents à l’étranger. Ainsi, la migration passée accroît progressive-
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ment le rendement espéré de l’éducation (net de coûts de migration) et, donc, la formation
brute de capital humain domestique. Pour un p ou un γ donné, ceci augmente à la fois le
nombre de ceux qui investissent en éducation dans le pays d’origine et la part des travailleurs
éduqués dans la population restante. En ce sens, les réseaux de migrants ont un effet positif
sur la formation nette de capital humain, ce qui vient contrebalancer les effets de court
terme négatifs du brain drain.
Un autre type d’effet de réseau résulte de la création de réseaux de commerce et d’affaires ;
une telle “externalité de diaspora” a été identifiée depuis longtemps par les sociologues
(Gaillard et Gaillard, 2001) et, plus récemment, par des économistes travaillant dans le
domaine du commerce international. En effet, dans de nombreuses circonstances – et
contrairement aux prédictions des modèles statiques du commerce international –, le com-
merce et la migration apparaissent plutôt compléments que substituts (Gould, 1994). De
façon intéressante, une telle complémentarité semble prévaloir principalement pour le com-
merce de biens hétérogènes où les réseaux ethniques et de migrants permettent de surmon-
ter les imperfections d’information liée à la nature même des biens échangés (Casella et
Rauch, 2003 ; Rauch et Trindade, 2002). Le fait de savoir comment la composition qualitative
des flux migratoires influe sur la relation de complémentarité ou de substituabilité entre com-
merce et migration demeure toutefois une question ouverte (Lopez et Schiff, 1998).
La même remarque vaut pour la relation entre migration et investissements directs étrangers.
Là encore, de nombreuses études de cas indiquent que les migrants qualifiés favorisent les
transferts de technologie et la création de joint-ventures entre leur pays d’origine et d’adop-
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 23

tion (Arora et Gambardella, 2004, regroupe plusieurs études de ce type). À un niveau


agrégé, Kugler et Rapoport (2005) montrent sur base de données bilatérales pour la décen-
nie quatre-vingt-dix que les investissements directs américains vers un pays donné sont corré-
lés positivement au stock de migrants qualifiés originaires de ce pays en début de période
mais corrélés négativement aux flux de migrants qualifiés au cours de la période ; ils
concluent donc à une relation de substitution contemporaine et de complémentarité dyna-
mique entre migration qualifiée et investissements directs étrangers.
Ce second type d’effet de réseaux peut être capturé dans le cadre de notre modèle par un
choc négatif sur la prime de risque pays π ; ceci pousse à un accroissement du ratio capital/tra-
vail et donc à une augmentation des salaires domestiques et des incitations à l’éducation.

C ONCLUSION
La principale conclusion à tirer des analyses ci-dessus est que pour un pays en développement
donné, le taux optimal de migration de la population éduquée est vraisemblablement positif.
Le fait de savoir si le taux observé est supérieur ou inférieur à cet optimum est une question
empirique qui doit être posée pays par pays. Ceci implique que des pays qui imposeraient des
restrictions à la mobilité internationale des travailleurs qualifiés, arguant par exemple du fait
que leurs dépenses d’éducation ont été en partie financées par des fonds publics, risqueraient
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en fait de décroître le niveau de long terme de leur stock de capital humain. Ceci suggère
également que les pays riches ne doivent pas nécessairement se percevoir comme des “passa-
gers clandestins” bénéficiant des efforts d’éducation des pays pauvres. La difficulté tient alors
à la conception de politiques d’immigration sélective tenant compte des effets différenciés du
brain drain sur les pays d’origine, sans pour autant créer de distorsions excessives dans le sys-
tème d’immigration dans son ensemble. Ceci pourrait être achevé, au moins partiellement, en
concevant des incitations spécifiques à la migration retour vers les pays les plus négativement
affectés par la fuite des cerveaux, et par la promotion d’une politique de coopération interna-
tionale visant à une plus grande circulation de ces mêmes cerveaux.
Deux pistes de recherche apparaissent désormais prioritaires. D’une part, comme le suggè-
rent Commander, Kangasniemi et Winters, mieux comprendre l’impact de la fuite des cer-
veaux sur certaines professions cruciales pour la croissance future des pays en
développement (ingénieurs, professions de santé) à travers des études de cas sectorielles, et
d’autre part approfondir l’analyse empirique des effets macroéconomiques de la migration
du travail qualifié dans les pays d’origine. En particulier, des études utilisant des données de
séries temporelles devraient permettre de rendre compte de la dynamique des taux de migra-
tion aussi bien que de celle des taux d’éducation et permettre également d’ajouter des
effets-fixes pays comme variable de contrôle ; on s’attend à ce que ces effets fixes jouent un
rôle important du fait de la forte hétérogénéité des pays en développement en terme de
taille démographique ou de niveau de développement.
F. D. & H. R.
24 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.

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