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RÉSUMÉ. Cet article propose un modèle stylisé permettant d’étudier, dans un cadre analy-
tique unifié, les différents mécanismes par lesquels l’émigration de travailleurs qualifiés
affecte la formation de capital humain dans les pays en développement. Pour chacun des
canaux envisagés – effets de fuite, rôle des migrations temporaires, incitations liées aux pers-
pectives de migrations, impact des envois de fonds des travailleurs migrants, et effets de
réseaux –, nous indiquons les conditions théoriques nécessaires à l’obtention d’un effet de
long terme positif et présentons l’état des lieux de la littérature théorique et empirique sur
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ABSTRACT. In this paper we use a stylised model of brain-drain migration to analyse the
different channels through which skilled emigration affects the sending countries in a harmo-
nised analytical framework. For each possible channel (the drain effect, temporary migra-
tion, incentives to educate thanks to migration prospects, the impact of workers’
remittances, and network effects) we derive the conditions necessary for a long-run, benefi-
cial effect to obtain, and we survey the relevant theoretical and empirical literature.
JEL Classification: F22; J24; O15.
Keywords: Skilled emigration; brain drain; migration; development; human resources.
Le terme “brain drain” (fuite des cerveaux) a été popularisé dans les années cinquante en
référence à la migration vers les États-Unis de scientifiques de premier rang en provenance
de pays tels que le Royaume-Uni, le Canada ou l’ex-Union Soviétique ; ce terme est désormais
utilisé dans un sens plus large pour désigner la fuite de capital humain (c’est-à-dire d’indivi-
dus hautement éduqués, titulaires d’un diplôme universitaire ou équivalent) des pays en
développement vers les pays industrialisés. Au cours des deux dernières décennies, l’ampleur
du brain drain a atteint des proportions phénoménales. Les Nations Unies estimaient en 1975
que le nombre total de travailleurs hautement qualifiés ayant émigré des pays du Sud vers
ceux du Nord se montait à environ 300 000 personnes pour la période 1961-1972. Moins
d’une génération plus tard, le recensement américain de 1990 révélait que plus de deux mil-
lions et demi d’immigrants hautement qualifiés originaires des pays en développement rési-
daient aux États-Unis, étudiants exclus. Une première base de données comparative estimait
alors la perte cumulée de “cerveaux” à 15 % (du stock d’individus hautement éduqués
demeurant au pays) pour l’Amérique centrale, 6 % pour l’Afrique, 3 % pour l’Amérique du
Sud, et 5 % pour l’Asie (Carrington et Detragiache, 1998). Des études de cas demandées par
le Bureau International du Travail ont aussi montré que près de 40 % des émigrants philip-
pins sont diplômés de l’enseignement supérieur ou, de façon encore plus surprenante, que le
Mexique est à l’échelle mondiale le troisième exportateur de diplômés du supérieur (Lowell et
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Bien que ces chiffres soient discutables, il est cependant clair que l’ampleur du brain drain
s’est accrue de façon très importante depuis les années soixante-dix. Ceci est dû en partie à
l’introduction de politiques d’immigration sélectives favorisant les travailleurs qualifiés dans la
plupart des pays de l’OCDE (systèmes “par points” en Australie et au Canada dans les
années quatre-vingt, Immigration Act aux États-Unis en 1990 suivi de la création de visas
réservés aux professionnels qualifiés, encouragements divers à l’immigration qualifiée mis en
place depuis lors dans de nombreux pays européens, etc.). Il reste que pour l’essentiel, la
migration du travail qualifié participe de la mondialisation croissante de l’économie, mondia-
lisation qui renforce la tendance naturelle du capital humain à s’agglomérer là où il est déjà
abondant. Ceci ressort clairement des indicateurs de mondialisation disponibles pour la
décennie écoulée. Alors qu’à l’échelle mondiale le ratio commerce/PIB a été multiplié par 1,5
au cours des années quatre-vingt-dix, sur la même période, le ratio des investissements
directs étrangers sur le PIB a été multiplié par 3 (OMC, 2004) et le “stock d’immigration” des
pays membres de l’OCDE a également connu un accroissement de 50 %. Ce dernier chiffre
recouvre des disparités importantes selon le niveau de qualification : sur la décennie, la
hausse du nombre des immigrés n’a été que d’environ 30 % pour les travailleurs non-quali-
fiés, contre plus de 70 % pour les travailleurs qualifiés (Docquier et Marfouk, 2005).
Quelles sont les conséquences de cette fuite de capital humain pour les pays en développe-
ment ? Jusqu’à tout récemment, il a été tenu pour acquis que l’émigration de travailleurs
hautement qualifiés ne pouvait qu’être néfaste au pays d’origine. Dès les années soixante-
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 7
dix, des économistes de renom, au premier rang desquels Jagdish Bhagwati, défendaient
cette vision pessimiste et mettaient en avant les arguments suivants : i) le brain drain est fon-
damentalement une externalité négative imposée à la population demeurant dans le pays
d’origine ; ii) il peut s’analyser comme un jeu à somme nulle, où les pays riches s’enrichissent
et les pays pauvres s’appauvrissent ; et, iii) en termes de politique économique, la commu-
nauté internationale se devrait d’introduire des mécanismes de transferts compensatoires en
faveur des pays d’origine, par exemple à travers l’instauration d’une “taxe sur les cerveaux”
(plus tard surnommée “Bhagwati tax”) devant être redistribuée internationalement. Évidem-
ment, la fuite des cerveaux peut en principe au moins s’accompagner de feedbacks positifs
pour les pays d’origine, tels que les envois de fonds des travailleurs migrants ; le retour de
ceux-ci après qu’ils aient accumulé de l’épargne ou de nouvelles qualifications ; voire encore
la participation de ces migrants à des réseaux scientifiques et d’affaires favorisant la circula-
tion du savoir technologique et industriel.
Néanmoins, si l’analyse économique porte aujourd’hui un jugement plus nuancé sur les effets
de la fuite des cerveaux sur les pays en développement, cela tient principalement à la prise en
compte du fait que les perspectives d’émigration, en augmentant le rendement espéré du
capital humain, peuvent contribuer à accroître l’investissement en éducation dans les pays
d’origine. C’est ce que souligne cet article qui propose un modèle stylisé permettant d’étu-
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UN MOD È LE STYLISÉ
Considérons une petite économie ouverte peuplée d’individus vivant deux périodes. À
chaque période, cette économie produit un bien composite selon une technologie de produc-
tion Cobb-Douglas :
Yt = At Kt1−α Lαt
Par souci de simplification, nous supposons que le stock de capital Kt se compose exclusive-
ment d’investissements directs étrangers accumulés ; en d’autres termes, il n’y a pas
d’épargne domestique. L’offre de travail Lt se compose de travail qualifié et de travail non-
qualifié. En normalisant à l’unité le nombre d’unités efficaces de travail offertes de façon
inélastique par un travailleur non-qualifié, l’offre de travail d’un travailleur qualifié est égale à
h > 1 unités. Enfin, le facteur d’échelle varie dans le temps et dépend positivement du niveau
8 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.
de capital humain moyen des travailleurs présents dans l’économie Ht, lui-même fonction de
la proportion de travailleurs qualifiés au sein de la population adulte résidente Pt.
On a donc Ht = 1 + Pt(h – 1) où Pt est la proportion de qualifiés au sein de la force de travail
adulte, h > 1 représente la productivité relative des travailleurs qualifiés3, et At = A(H)t ; avec
A' ≥ 0 ce qui nous permet d’introduire les différentes externalités associées à la formation de
capital humain : fiscales (Bhagwati et Hamada, 1974 ; Desai et al., 2004), inter- et intra-géné-
rationnelles (Lucas, 1988), voire technologiques (Klenow et Rodriguez-Clare, 2004) mais
aussi, via ce mécanisme, de tenir compte implicitement d’éventuelles complémentarités entre
travail qualifié et non-qualifié4.
La parfaite mobilité internationale des capitaux implique que la productivité marginale du
capital dans notre petite économie ouverte soit égale au taux d’intérêt sur les marchés mon-
diaux de capitaux (à un facteur de risque près) : rt = r* + πt. La prime de risque πt résulte de
facteurs internes tels que le manque de diversification de l’économie, l’instabilité politique, la
corruption, etc., toutes choses caractéristiques à des degrés divers des pays en développe-
ment. Si l’on suppose de plus un marché du travail concurrentiel, le taux de salaire domes-
tique par unité efficace de travail sera donné par :
1− α
⎡ 1− α ⎤ α 1
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3. Plus loin nous limiterons les valeurs possibles de h à ]1, 2[ afin d’obtenir des solutions intérieures pour une distri-
bution uniforme des aptitudes.
4. En effet, le départ de travailleurs qualifiés, en faisant baisser le niveau moyen de capital humain de l’économie,
induit via l’externalité une baisse de productivité (et donc de salaire) pour les travailleurs non-qualifiés.
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 9
n’est un investissement rentable que pour les individus dont le coût à s’éduquer est inférieur
à une certaine valeur critique. À l’état stationnaire (c’est-à-dire pour wt+1 – wt), la condition
requise pour investir en éducation dans l’économie sans migration (situation que nous dési-
gnerons ci-après en utilisant l’indice n) est tout simplement :
c < cn h – 1
Cependant, il est notoire que dans les pays pauvres, les choix éducatifs sont contraints du
fait des imperfections sur le marché du crédit. Afin de rendre compte du rôle des contraintes
de liquidité, nous supposons que la consommation de première période ne peut descendre
en deçà d’un montant minimal φwt. Ceci signifie qu’un agent dont le coût de l’éducation est
supérieur à cL 1 – φ n’a pas accès à l’éducation, et que la contrainte de liquidité est ou
n’est pas contraignante selon que cL < cn.
Enfin, le niveau moyen de capital humain dans notre économie est donné par :
Hn = 1 + Pn(h – 1)
où Pn = Min[F(cn) ; F(cL)] indique la proportion d’éduqués au sein de la population adulte rési-
dant au pays.
gène, une unité de capital humain (c’est-à-dire une unité efficace de travail) est rémunérée à
un taux de salaire w* > wt. Le ratio des salaires peut donc être noté wt = w*/wt = ω(Pt) avec
ω(1) > 1 et ω' < 0.
Migrer implique un coût de migration exprimé en fonction du taux de salaire étranger kw*.
Ce coût capture l’ensemble des coûts fixes et variables associés à la migration et notamment
les coûts de transport, de recherche d’emploi, d’assimilation et d’intégration, que ceux-ci
soient psychologiques ou monétaires. Dans ce cadre, les individus choisissent en première
période de s’éduquer (ED) ou de ne pas s’éduquer (NE) et, à la fin de la première période, de
migrer (MI) ou de ne pas migrer (NM). Le revenu de cycle de vie associé à chaque paire de
décision est donné par :
U ( NE , NM ) = w t + w t +1
U ( NE , MI ) = w t + w * (1 − k )
U ( ED, NL) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, MI ) = w t − cw t + w * (h − k )
c < c0 ω (h − k ) − 1
cM cN cO cN cM cO
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La prédiction centrale de l’analyse économique traditionnelle de la fuite des cerveaux est donc
qu’une fois que des opportunités de migration sont introduites, le niveau de capital humain
moyen et donc le niveau de bien-être de la population demeurant au pays décroît. Ceci peut
être capturé dans notre cadre analytique par le facteur d’échelle A(Ht) à travers lequel plusieurs
effets induits peuvent être considérés : effet direct négatif lié au départ de travailleurs qualifiés,
et effets indirects mobilisant différents types d’externalités. En se fondant sur l’idée que le ren-
dement social de l’éducation est supérieur à son rendement privé, la littérature des années
soixante-dix a mis en avant cet argument d’externalité pour conclure à un effet négatif du
brain drain sur les économies d’origine (Hamada, 1977 ; Usher, 1977 ; Blomqvist, 1986). Dans
la même ligne, Bhagwati et Hamada (1974) ont développé un modèle de détermination des
salaires à trois facteurs (capital, travail qualifié et travail non-qualifié) où, du fait des nom-
breuses distorsions présentes sur le marché du travail des pays en développement, le départ des
travailleurs qualifiés réduit le niveau de bien-être de l’ensemble des travailleurs. Le mécanisme
précis qui conduit à ce résultat est lié au fait que les salaires des qualifiés sont déterminés de
façon non-concurrentielle, lors de négociations salariales où les syndicats prennent pour réfé-
rence les salaires versés à l’étranger (élément à la fois d’émulation internationale et de mimé-
tisme sociologique). Une fois que les salaires des qualifiés sont fixés, ceux des non-qualifiés
suivent selon une règle de proportionnalité. Dans ce cadre, la migration de travailleurs qualifiés
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LA MIGRATION TEMPORAIRE
Comme le soulignent de nombreux rapports internationaux (par exemple, OCDE, 2000 ; OIT,
2002), les conditions d’admission des immigrés sont récemment devenues plus restrictives
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 13
dans la plupart des pays d’accueil. D’une part, des procédures de sélection qualitative ont été
mises en place ; et d’autre part, de nouveaux programmes visant à attirer une main-d’œuvre
éduquée et qualifiée sur une base temporaire ont également été introduits. Afin de rendre
compte de ces évolutions, supposons que les candidats à l’immigration ne soient désormais
autorisés à rester dans le pays d’accueil qu’une fraction γ de la seconde période. Le fait de
substituer des visas permanents à des visas temporaires renforce les mécanismes d’auto-
sélection parmi les migrants : avec un rendement espéré de l’éducation plus faible qu’en cas
de migration définitive, on s’attend à ce qu’un nombre réduit d’individus investisse en éduca-
tion et que seuls les individus appartenant à la frange supérieure de la distribution des apti-
tudes trouvent bénéfique de s’éduquer. Évidemment, le fait que l’on soit plutôt proche de la
situation d’économie fermée (γ = 0) ou d’économie avec migration permanente (γ = 1)
dépend de la durée du visa temporaire. En terme de nos notations, le revenu de cycle de vie
des agents éduqués est désormais exprimé par5 :
U ( ED, NM ) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, M I ) = w t − cw t + γ w × h + (1 − γ ) hw t + 1 − kw
*
À l’équilibre stationnaire, l’émigration est optimale pour les travailleurs qualifiés si la condi-
tion d’auto-sélection suivante est remplie :
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(1 − γ )cγ
Pγ =
1 − γ cγ
5. Il est à noter que par souci de simplification nous supposons que les coûts de migration sont identiques, que la
migration soit temporaire ou définitive. Ceci peut par exemple se justifier par le fait que les migrants temporaires
doivent financer des coûts de transport dans les deux sens et que ceci compense strictement la part plus faible des
coûts psychologiques ; ou encore que ces derniers sont supportés durant les premières années suivant la migration.
Alternativement et sans que cela influe sur la qualité de nos résultats, nous pourrions supposer qu’en cas de migra-
tion temporaire, les migrants supportent un coût de migration égal à k' + γ (k – k') k''.
6. Afin d’obtenir des solutions intérieures, on suppose de plus que 1 < h < 2.
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L’effet d’incitation joue de la même façon que dans le cas de migration permanente, si ce
n’est qu’il est désormais proportionnel à γ. La différence majeure, cependant, est que le pays
d’origine peut ici capter une partie de l’accroissement en capital humain induit. En effet, il
est possible que la proportion Pγ soit supérieure à Pn. Formellement, la condition d’un brain
drain potentiellement bénéfique est que la dérivée de Pγ par rapport à γ soit positive en
kω
γ = .
h(ω – 1)
Ceci est possible sachant que :
⎡ δ Pγ ⎤ (h − 1)(h − 2) + h(ω − 1) − kω <
⎢ ⎥ = 0
⎢⎣ δγ ⎥⎦γ h (ω −1)= kω ⎡⎣ 1 − γ (h − 1) ⎤⎦
2 >
Si cette dérivée est positive, il existe alors un intervalle de valeurs de γ pour lequel la migra-
tion temporaire de travailleurs qualifiés peut stimuler la formation nette de capital humain
dans le pays. Néanmoins, la portée de ce résultat peut être limitée par les contraintes de
liquidité. En effet, si cγ > cL, l’effet d’incitation à l’acquisition d’éducation ne pourra jouer. De
même, l’effet d’incitation sera réduit si les contraintes de liquidité restreignent les possibilités
de migration ; ainsi, si cM > cn, l’effet d’incitation ne joue pas du tout et le seul impact de la
migration temporaire est de priver le pays d’origine de tout ou partie de ses travailleurs édu-
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diminue le stock pré-migratoire de qualifiés dans le pays d’origine ; et une plus grande pro-
portion de retours parmi les émigrants, ce qui accroît le stock de capital humain quantitative-
ment et qualitativement.
Dans une perspective assez différente, Stark et al. (1997) s’interrogent également sur la pos-
sibilité d’un brain drain associé à un “brain gain”, et ce dans un contexte d’information
imparfaite avec migration retour. Dans leur modèle, la productivité des travailleurs migrants
n’est révélée dans le pays de destination qu’après une certaine période de temps ; au cours
de celle-ci, les travailleurs sont payés à la productivité moyenne du groupe national ou eth-
nique auquel ils appartiennent. Ainsi, des travailleurs à productivité faible trouveront-ils inté-
rêt à investir en éducation pour le simple fait d’être autorisés à immigrer et être ainsi
confondus, au moins durant un certain laps de temps, avec des travailleurs à productivité
forte. Une fois la productivité individuelle révélée, les travailleurs les moins productifs ren-
trent au pays d’origine, le faisant alors bénéficier des investissements en capital humain
consentis. Les études empiriques montrent que la migration-retour est relativement limitée
parmi les migrants qualifiés et que ceux-ci ne contribuent que marginalement à la diffusion
technologique. On sait que de façon générale, la migration-retour se caractérise par une
auto-sélection négative (Borjas et Bradsberg, 1996) et n’est significative parmi les migrants
les plus qualifiés que si elle a pour préalable une croissance soutenue et de réelles évolutions
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Ces derniers chiffres cadrent bien avec les résultats des études de cas sur l’implication des
migrants-retour dans le développement de nouvelles industries dans leur pays d’origine. Par
exemple, dans le cas de Taïwan, Luo et Wang (2001) notent qu’une bonne part des entre-
prises créées dans le cadre du Hsinchu Science Park à Taipei l’ont été par des émigrants de
retour des États-Unis. Par contre, dans le cas de l’Inde, Saxeenian (2001) indique que malgré
la croissance rapide de l’industrie informatique indienne, il n’y a encore aujourd’hui qu’une
petite fraction des ingénieurs informaticiens de Bangalore, la Silicon Valley indienne, qui
soient des émigrants de retour au pays. Une enquête plus récente sur l’industrie informatique
indienne fournit toutefois des conclusions plus optimistes et souligne le rôle des réseaux
internationaux et de la migration temporaire dans le développement de ce secteur ; il appa-
raît par exemple que 30 à 40 % des cadres employés dans les firmes du secteur ont une
16 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.
LE R Ô LE DE L ’ INCERTITUDE
Dans la réalité, la mobilité internationale des travailleurs n’est pas libre. Les pays d’accueil
imposent des restrictions à l’immigration sur la base de critères nationaux ou personnels tels
que la maîtrise de la langue du pays d’accueil, le niveau d’éducation, ou la présence de
proches déjà sur place. Dans le cas des migrants qualifiés, ce sera souvent aux employeurs de
faire la preuve que le candidat à l’immigration vient pallier une pénurie de main-d’œuvre
qualifiée. Dans certains pays comme le Canada ou l’Australie, un système par points vise à
évaluer la contribution potentielle du migrant à l’économie. Tout ceci rend la perspective de
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7. Docquier et Rapoport (1999b) explorent l’effet de la migration du travail qualifié sur la redistribution et les inégali-
tés dans le pays d’origine, en considérant plusieurs cadres d’économie politique possibles.
8. Dans la réalité, les autorités de l’immigration dans les pays d’accueil combinent l’éducation avec d’autres critères
de sélection tels que les tests de QI ou de niveau de langue. Si le QI était un signal parfait d’aptitude et le seul critère
retenu, et que de plus les individus détenaient eux-mêmes une information parfaite sur leurs propres capacités, alors
la migration dans de telles conditions ne pourrait qu’être défavorable au pays d’origine puisque l’on retrouverait les
mêmes résultats qu’avec migration libre et auto-sélection.
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 17
migrants observée parmi les éduqués de la génération précédente (en d’autres termes, les
anticipations sont adaptatives)9 et en dénotant cette probabilité par p, le revenu de cycle de
vie pour un agent éduqué est alors donné par :
U ( ED, NM ) = w t − cw t + w t +1h
U ( ED, MI ) = w t − cw t + pw × h + (1 − p)hw t +1 − pkw *
Cette proportion PP peut être supérieure ou inférieure à Pn. Un brain drain bénéfique peut
être obtenu pour un certain rang des valeurs de p à condition que la dérivée de PP par rap-
port à p soit positive en p = 0. On a :
⎡ δ Pp ⎤ <
⎢ ⎥ = (h − 1)(h − 2) + h(w − 1) − kw 0.
⎢⎣ δ p ⎥⎦ p =0 >
Comme dans les cas précédents, les contraintes de liquidité sont susceptibles de réduire
l’ampleur de l’effet d’incitation. Si cp > cL, l’effet d’incitation sera limité aux agents dont les
coûts d’éducation sont compris entre cn et cL. Une contrainte similaire s’applique si cp > cM.
Quelle est la pertinence empirique de ces théories d’un possible brain drain bénéfique fondé
sur le rôle de l’incertitude ? À notre connaissance, la première étude qui a cherché à évaluer
9. Avec anticipations rationnelles, on atteint simplement l’état stationnaire dès la première période.
18 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.
les effets du brain drain sur la croissance dans le cadre de comparaisons inter-pays est due à
Beine et al. (2001) ; dans un échantillon de 37 pays en développement analysés en coupe
transversale, et après avoir contrôlé pour les envois de fonds des migrants, Beine et al. (2001)
ont mis en évidence un impact positif et significatif des perspectives de migration sur la for-
mation brute (avant migration) de capital humain dans les pays d’origine, et ce principale-
ment pour les pays les plus pauvres. Cependant, cette première étude souffre du fait qu’au
moment où elle était réalisée, il n’existait pas encore de données comparatives sur les taux
d’émigration par niveaux de qualification.
Dans une étude ultérieure, Beine et al. (2003) ont alors utilisé les estimations de taux d’émi-
gration de Carrington et Detragiache (1998) pour le niveau d’éducation tertiaire. Ils ont à
nouveau mis en évidence un lien positif et significatif entre migration et formation brute de
capital humain, cette fois dans un échantillon de 50 pays en développement analysés en
coupe transversale. Ils ont également calculé des effets spécifiques par pays, avec les résul-
tats suivants. En premier lieu, les pays où l’effet est positif (les “gagnants”) combinent géné-
ralement des niveaux de capital humain et des taux de migration faibles, alors que les
“perdants” sont typiquement caractérisés par des taux d’émigration élevés et/ou par des
niveaux de participation élevés dans l’éducation supérieure (ceci est assez intuitif puisque
dans ce dernier cas, la plupart des émigrants sont retirés d’un stock d’individus qui se
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0,04
Pakistan
Indonésie
Guatemala Honduras
Chine
0,02
Inde
Paraguay
0,00 Brésil Colombie
Argentine Bolivie
0 Thaïlande 2 4 6
Égypte 8 10 Mexico 12 14 16 18 20
Venezuela Uruguay
Perou Équateur Chili
Costa Rica
République Nicaragua
dominicaine
– 0,02 Philippines
Corée du sud
– 0,04
Taux d’émigration parmi les travailleurs dotés d’une éducation supérieure, en %
Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26. 19
culé par Carrington et Detragiache pour le niveau supérieur d’éducation, et l’axe horizontal
indique les effets sur la croissance calculée par Beine et al. (2003) ; la variabilité entre pays à
taux d’émigration identique s’explique évidemment par l’impact des autres variables explica-
tives sur la formation de capital humain, et la courbe elle-même est ajustée par un polynôme
du second degré.
Une autre étude récente (Faini, 2004) utilise les estimations de Adams (2003) pour l’année
2000 afin de compléter celles de Carrington et Detragiache (1998) pour 1990 ; elle tend à
montrer que les perspectives de migration des travailleurs qualifiés n’ont pas d’effet significa-
tif sur les taux de participation au niveau d’éducation tertiaire, voire ont un effet négatif au
niveau d’éducation secondaire, ce que l’auteur attribue aux incitations à poursuivre ses
études à l’étranger. Comme l’indique Faini lui-même, ses résultats sont toutefois à prendre
avec précaution sachant que les données internationales sur les taux de participation scolaire
sont notoirement sujettes à des erreurs de mesure.
10. Cinar et Docquier (2004) modélisent ces effets de façon plus poussée.
20 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.
Avec une distribution uniforme, et sachant que (cL + T) – (cM + T) = cL – cM, la proportion
d’éduqués et le niveau de capital humain moyen dans l’économie sont donnés respectivement
c −c
par PT = L M et HT = 1 + PT(h – 1).
1 − cM − T
Un brain drain favorable en terme de formation nette de capital humain est alors obtenu si
1
HT > HN, c’est-à-dire si T > cM ( − 1) .
cL
En d’autres termes, pour obtenir un effet total positif, il faut que les transferts reçus par les
résidents bénéficiaires soient suffisamment élevés pour qu’une fraction significative de la
population puisse avoir accès à l’éducation.
Les données disponibles sur les transferts des migrants dans les pays en développement ne
paraissent pas correspondre à une telle situation. Il est vrai que ces transferts dépendent positi-
vement des revenus de ces derniers, ce qui laisserait à penser que les migrants qualifiés, titu-
laires de revenus relativement élevés, sont des donateurs importants. La réalité est toutefois
toute différente. La littérature sur les envois de fonds enseigne que les deux motivations princi-
pales des transferts sont l’altruisme, d’une part, et le motif d’échange, d’autre part (Docquier
et Rapoport, 2005). L’altruisme est dirigé principalement vers les membres de la famille immé-
diate et son niveau tend à décroître avec la distance sociale entre donateurs et bénéficiaires
des transferts. Une telle proximité familiale n’est en revanche pas requise en cas de motif
d’échange ; la théorie des transferts fondés sur l’échange stipule en effet que les transferts
achètent simplement des services en retour (attention portée aux proches du migrant demeu-
rant au village, ou à ses actifs tels que terres, troupeaux, etc.). Ce dernier type de transferts est
typiquement observé en cas de migration temporaire et signale la volonté du migrant de pré-
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parer son retour. Ainsi, un migrant qui s’exilerait en compagnie de sa famille immédiate et sur
une base permanente aurait tendance à transférer moins, toutes choses égales par ailleurs,
qu’un migrant qui partirait seul et sur une base temporaire. Et en effet, la plupart des
enquêtes sur base de données microéconomiques montrent qu’en dépit de leur potentiel de
revenu plus élevé, les migrants éduqués transfèrent moins que leurs compatriotes moins quali-
fiés, précisément parce qu’ils ont tendance à émigrer avec leur famille et ont une propension
au retour inférieure. Ceci n’implique pas pour autant que les sommes transférées soient négli-
geables. Par exemple, Commander, Kangasmieni et Winters (2004) montrent que près de la
moitié (45 %) des médecins indiens travaillant au Royaume-Uni transfère des fonds vers leur
pays et que pour ceux qui transfèrent, les envois de fonds représentent 16 % du revenu dispo-
nible. Cependant, à un niveau agrégé, Faini (2002) trouve que les transferts des migrants
décroissent avec la proportion de qualifiés parmi les émigrants ; selon lui, “ce résultat suggère
que l’impact négatif du brain drain ne peut être contrebalancé par des transferts plus élevés”.
L ES EFFETS DE RÉSEAUX
Notre analyse s’est jusqu’ici focalisée sur l’équilibre stationnaire à long terme. À court terme,
avant que les effets de long terme des migrations (et de leur anticipation) ne se fassent sen-
tir, l’émigration des travailleurs qualifiés est une perte nette pour le pays d’origine. Au fur et
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0 t 0 t
22 Frédéric Docquier & Hiller Rapoport / Économie internationale 104 (2005), p. 5-26.
C ONCLUSION
La principale conclusion à tirer des analyses ci-dessus est que pour un pays en développement
donné, le taux optimal de migration de la population éduquée est vraisemblablement positif.
Le fait de savoir si le taux observé est supérieur ou inférieur à cet optimum est une question
empirique qui doit être posée pays par pays. Ceci implique que des pays qui imposeraient des
restrictions à la mobilité internationale des travailleurs qualifiés, arguant par exemple du fait
que leurs dépenses d’éducation ont été en partie financées par des fonds publics, risqueraient
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