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Les formes de la pauvreté en Europe

Serge Paugam
Dans Regards croisés sur l'économie 2008/2 (n° 4), pages 8 à 18
Éditions La Découverte
ISSN 1956-7413
ISBN 9782707156273
DOI 10.3917/rce.004.0008
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»» Les formes de la pauvreté
en Europe
Serge Paugam, directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherche au
CNRS, responsable de l’Équipe de recherches sur les inégalités sociales (ERIS)
du Centre Maurice Halbwachs. Il a notamment dirigé l’ouvrage Repenser la
solidarité, aux Presses universitaires de France.

L a pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours l’expression
d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable, dans une
société globalement riche et démocratique. Les pauvres ne peuvent y avoir
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qu’un statut dévalorisé, puisqu’ils représentent le destin auquel les sociétés
modernes ont cru pouvoir échapper. Les attitudes collectives vis-à-vis de la
pauvreté sont cependant variées : désolation morale pour certains devant ce
qu’ils considèrent être l’expression directe de la paresse, de l’inculture et de
l’irresponsabilité ; mauvaise conscience pour d’autres, sensibles avant tout à
l’injustice faite à ces personnes maintenues dans des conditions humainement
insupportables [Paugam et Selz, 2005]. La question essentielle que doit se poser
le sociologue est simple : à partir de quel critère essentiel une personne devient- Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

elle pauvre aux yeux de tous ? Il revient à Georg Simmel, au début du xxe siècle,
d’avoir répondu le premier, de façon claire et directe, à cette question [Simmel,
1907]. Pour Simmel, c’est l’assistance qu’une personne reçoit publiquement de
la collectivité qui détermine son statut de pauvre. Être assisté est la marque
identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à
une strate spécifique de la population.
Ainsi, chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres
en choisissant de leur venir en aide. L’objet d’étude sociologique par excellence
n’est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, mais la relation d’as-
sistance qui les lie à la société dont ils font partie. Cette perspective revient à
Les formes de la pauvreté en Europe 9

étudier de façon comparative les mécanismes de désignation des pauvres dans


différentes sociétés et à rechercher les représentations sociales qui en sont à
l’origine et qui les rendent légitimes. Elle vise également à analyser le rapport
que les pauvres ainsi désignés établissent avec le système d’aides dont ils sont
tributaires et, de façon plus générale, les épreuves qu’ils traversent à cette occa-
sion et dans les autres circonstances de la vie quotidienne.
Dans les recherches sur la pauvreté, une question récurrente reste prati-
quement sans réponse. Il s’agit du rapport entre deux formes caractéristiques
de la pauvreté : la pauvreté qui se reproduit de génération en génération, tel
un destin, et la pauvreté qui touche subitement des personnes apparemment
protégées. La première s’abat sur les individus comme une fatalité et se traduit,
dans leur esprit, par la conviction qu’ils n’y peuvent rien. La seconde frappe au
contraire des individus qui n’ont pas fait préalablement l’expérience de la pau-
vreté et qui se trouvent, de ce fait, désemparés face aux contraintes matérielles
et aux inévitables humiliations que cette nouvelle situation leur fait subir. Il
s’agit, en d’autres termes, de l’opposition entre la « pauvreté traditionnelle » ou
« structurelle », et la « nouvelle pauvreté ». Laquelle de ces deux formes corres-
pond le mieux à la réalité ?
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Des représentations variables d’un pays
à l’autre
Dans les faits, les représentations de la pauvreté varient d’un pays à l’autre.
Pour vérifier cette hypothèse, on peut se référer aux Eurobaromètres consacrés
à la perception de la pauvreté (1976, 1989, 1993 et 2001).
Le graphique 1 permet de constater qu’une très forte proportion de la
population interrogée dans les pays du Sud voit la pauvreté comme un état
Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

permanent et reproductible. En 2001, la proportion est de 53 % en Grèce et au


Portugal, de 46 % en Italie et en Espagne.
Il est frappant de constater que la perception de la pauvreté comme un phé-
nomène qui se reproduit varie également selon la période de l’enquête. Dans
tous les pays, cette perception a décliné de 1976 à 1993 sous l’effet probable
de la dégradation de l’emploi ; en revanche, elle a sensiblement augmenté de
1993 à 2001. Notons qu’elle reste marginale en Allemagne, au Danemark et aux
Pays-Bas.
10 Pour en finir avec la pauvreté

Graphique 1 – Proportion de personnes qui estiment que les pauvres


qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont toujours été
dans la même situation (Pauvreté héritée)

Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.
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Graphique 2 – Proportion de personnes qui estiment que les pauvres
qu’ils ont vus dans leur quartier/village ont sombré
(Pauvreté subie après une chute)

Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.
Les formes de la pauvreté en Europe 11

La perception de la pauvreté comme une chute (graphique 2) est moins


répandue dans les pays du Sud alors qu’elle l’est beaucoup plus dans les pays
du Nord, en particulier en Allemagne (notamment en Allemagne de l’Est avec
86 %), aux Pays-Bas (65 %) et au Danemark (53 %). Il est clair que la pauvreté est
perçue différemment selon le type de développement économique et le niveau
de la protection sociale.
Comme pour la pauvreté héritée, la proportion de personnes estimant que
la pauvreté est subie après une chute varie aussi selon la période de l’enquête. En
1976, cette proportion était à son plus bas niveau. Les représentations dominantes
restaient très marquées par les trente années de croissance ininterrompue d’après-
guerre. Cette forme caractéristique de la pauvreté a fortement augmenté de 1976 à
1993, où elle a atteint son maximum dans tous les pays, à l’exception de l’Allema-
gne de l’Est ; elle a beaucoup diminué de 1993 à 2001. Il semble donc que, sous
l’effet de la dégradation du marché de l’emploi, la population soit plus sensible à la
pauvreté et à la chute sociale que représente cette expérience pour de nombreuses
personnes. Lorsque la conjoncture s’améliore, cette perception s’affaiblit.
En définitive, il faut souligner une relative convergence, dans les pays du sud
de l’Europe, entre un haut niveau de pauvreté subjective et une tendance mar-
quée à considérer la pauvreté comme un phénomène reproductible. Sans doute
faut-il y voir le signe d’une intégration de la pauvreté dans le système social
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comme un phénomène relativement ordinaire.

La mesure de l’intensité de la pauvreté


dans le temps
Les enquêtes longitudinales, c’est-à-dire les enquêtes répétées auprès d’un
même échantillon, permettent de mesurer l’intensité de la pauvreté dans le
Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

temps. Les personnes confrontées à la pauvreté à un moment donné font-elles


cette expérience pendant une période brève de leur vie ou, au contraire, pen-
dant une période longue ? Certains sociologues ont attiré l’attention sur le fait
que la pauvreté dans les sociétés modernes est avant tout un phénomène tran-
sitoire et que seule une minorité est durablement démunie [Leisering et Leib-
fried, 1999]. Il faut toutefois tenir compte des variations nationales et souligner
que la pauvreté reste un phénomène durable dans les pays du sud de l’Europe.
Les données issues du Panel européen des ménages ont permis de dis-
tinguer, sur la période de 1994 à 1998, trois catégories : les personnes n’ayant
jamais connu la pauvreté, les personnes ayant connu la pauvreté au moins une
12 Pour en finir avec la pauvreté

fois (pauvreté transitoire) et les personnes ayant connu la pauvreté plus d’une
année (pauvreté récurrente). Le tableau 1 permet de distinguer quatre grou-
pes de pays que l’on peut rapprocher des types de welfare capitalism [Esping
Andersen, 1990].
Dans le premier groupe de pays, la proportion de personnes en situation de
pauvreté récurrente est la plus faible (9,5 % pour le Danemark et 12,5 % pour
les Pays-Bas). Dans le second, cette proportion augmente, elle est de 18,3 %
en moyenne et oscille entre 15,5 % en Allemagne et 22,7 % en Belgique. Dans
le troisième groupe, cette proportion augmente encore et passe à 25,2 % en
moyenne. Enfin, dans le dernier, elle atteint 26,1 % en moyenne avec une pointe
à 27,6 % en Grèce et au Portugal. Ainsi, on vérifie que la pauvreté persiste
davantage dans le temps dans les pays où subsistent des régions rurales peu
développées et dans lesquels le système de protection sociale est très limité.
Tableau 1 – Intensité de la pauvreté monétaire selon sa persistance
dans le temps (période de 1994 à 1998)
En %
Jamais pauvre Pauvre transitoire* Pauvre récurrent** Total
1er groupe 77,7 10,6 10,7 100
Danemark 77,4 13,2 9,5 100
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Pays-Bas 77,9 9,6 12,5 100
2ème
groupe 70,7 11,0 18,3 100
Allemagne 73,4 11,1 15,5 100
France 68,4 10,4 21,2 100
Belgique 63,9 13,4 22,7 100
3ème
groupe 61,7 13,2 25,2 100
Royaume Uni 61,4 13,4 25,2 100
Irlande 63,8 10,7 25,5 100
Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte
4ème groupe 60,8 13,1 26,1 100
Italie 62,1 12,6 25,5 100
Espagne 60,0 13,5 26,5 100
Grèce 58,5 13,9 27,6 100
Portugal 58,8 13,7 27,6 100
Europe 66,2 12,0 21,8 100
Source : Panel européen des ménages, 1994-98.
N.B. : Le seuil de pauvreté de référence dans ce tableau est fixé à 60 % du revenu médian de chaque
pays. L’échelle d’équivalence utilisée est celle de l’OCDE modifiée (1 pour le premier adulte,
0,5 pour les autres adultes et 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans).
* Pauvre seulement une fois au cours des 5 années.
** Pauvre plus d’une fois au cours des 5 années.
Les formes de la pauvreté en Europe 13

Puisque la pauvreté est un état plus stable dans les pays du sud de l’Europe,
on peut faire l’hypothèse qu’elle s’y reproduit également davantage de géné-
ration en génération. En effet, l’analyse statistique a permis de montrer que la
probabilité de connaître des difficultés financières à l’âge adulte est plus élevée
pour les personnes ayant grandi dans un milieu économiquement défavorisé
[Corcoran, 2001]. Toutefois, l’intensité de cette corrélation est variable d’un
pays à l’autre ; elle est moins nette dans les pays du Nord (Allemagne de l’Est,
Grande-Bretagne, Pays-Bas et Finlande notamment) que dans les pays du Sud.
Ce phénomène s’explique tout d’abord par les inégalités de revenus, qui sont
nettement plus fortes dans les pays du sud de l’Europe. Lorsque les écarts de reve-
nus sont trop grands, ils empêchent une partie de la population de connaître un
meilleur avenir et renforcent ainsi le risque de reproduction de la pauvreté. Ce
phénomène s’explique aussi par le développement économique et les perspectives
d’emploi. La pauvreté a correspondu et correspond toujours à un destin social dans
les pays et les régions économiquement pauvres, où le chômage et le sous-emploi
sont élevés et la protection sociale faiblement développée. Enfin, on peut voir dans
la reproduction de la pauvreté un effet de la culture du milieu d’origine, comme
l’a décrit si justement Richard Hoggart à propos des milieux populaires en Angle-
terre. « Quand on sent qu’on a peu de chances d’améliorer sa condition et que ce
sentiment ne se teinte ni de désespoir ni de ressentiment, on est conduit bon gré
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mal gré, à adopter les attitudes qui rendent “vivable” une pareille vie, en éludant la
conscience trop vive des possibilités interdites : on tend à se représenter comme des
lois de la nature les contraintes sociales ; on en fait des données premières et univer-
selles de la “vie” » [Hoggart, 1957]. Dans les régions rurales du sud de l’Europe, la
probabilité de faire durablement l’expérience de la pauvreté est si forte que la popu-
lation qui y est confrontée est également plus habituée qu’ailleurs à y faire face. La
pauvreté représente alors un état permanent et reproductible.
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Une typologie des formes élémentaires


de la pauvreté
Trois facteurs distincts expliquent les variations des représentations socia-
les et des expériences vécues de la pauvreté : le degré du développement écono-
mique et du marché de l’emploi, la forme et l’intensité des liens sociaux, et la
nature du système de protection et d’action sociales.
Le niveau du développement économique joue un rôle déterminant.
Comme le soulignait déjà Tocqueville à propos du Portugal et de l’Angleterre,
il est différent d’être pauvre dans un pays lui-même pauvre dans que dans un
14 Pour en finir avec la pauvreté

pays prospère [Tocqueville, 1835]. Aujourd’hui encore, il faut tenir compte


de cette différence au sein de l’Union européenne en raison des inégalités des
niveaux de production et des rythmes de développement économique entre les
pays, mais aussi entre les régions de certains pays.

“ La pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours
l’expression d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu
tolérable, dans une société globalement riche et démocratique »
Les représentations et les expériences vécues de la pauvreté sont également
liées à la forme et à l’intensité des liens sociaux. Les enquêtes sur la pauvreté
menées en France ont conduit à mettre l’accent sur la tendance à l’affaiblisse-
ment, voire à la rupture, des liens sociaux. Dans d’autres pays en revanche, la
résistance collective à la pauvreté peut passer par des échanges intenses au sein
des familles et entre celles-ci, ainsi que par les nombreuses solidarités de proxi-
mité, à tel point que les pauvres peuvent être considérés comme parfaitement
intégrés au tissu social.
Enfin, l’expérience vécue de la pauvreté peut varier également d’un pays
à l’autre en fonction du système de protection sociale et des modes de l’inter-
vention publique au titre de l’assistance. La forme de l’État-providence a, par
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exemple, un effet sur la constitution de la catégorie des pauvres pris en charge
au titre de l’assistance. Dans chaque régime de welfare state, des populations
sortent des mailles du filet de protection sociale et viennent grossir, de façon
variable selon les lieux et les périodes, la catégorie des assistés. La généralisa-
tion progressive du système de protection sociale au cours de la période des
Trente Glorieuses a contribué à réduire la sphère de l’assistance traditionnelle,
mais elle ne l’a pas entièrement éliminée. Le nombre de pauvres relevant de
l’assistance est donc en grande partie lié à la capacité du régime d’État-provi- Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

dence à retenir dans le filet général de la protection sociale les franges les plus
vulnérables de la population.
En définitive, parmi les facteurs explicatifs de la diversité des formes de
pauvreté, le premier est d’ordre économique (développement et marché du tra-
vail), le second d’ordre social (forme et intensité des liens sociaux) et le troi-
sième, d’ordre politique (système de protection sociale et d’action sociale). Ces
trois types de facteurs ont été distingués pour les besoins de l’analyse mais,
dans la réalité, ils sont le plus souvent imbriqués.
Ce cadre analytique inspiré de Simmel et enrichi par les trois facteurs
explicatifs précédents débouche sur une typologie des formes élémentaires de
Les formes de la pauvreté en Europe 15

pauvreté : la pauvreté intégrée, la pauvreté marginale et la pauvreté disquali-


fiante. Chacune d’entre elles renvoie à une configuration sociale spécifique.
La pauvreté intégrée traduit une configuration où ceux que l’on appelle les
« pauvres » sont nombreux. Ils se distinguent peu des autres couches de la popula-
tion. Leur situation est courante et renvoie au problème plus général d’une région
ou d’une localité donnée qui a toujours été pauvre. Puisque les « pauvres » for-
ment un groupe social étendu, ils ne sont pas non plus fortement stigmatisés. Il est
logique de considérer que ce type de rapport social à la pauvreté a une probabilité
plus élevée de se développer dans des sociétés traditionnelles que dans les sociétés
modernes. Il traduit la situation de pays préindustriels qui enregistrent un retard
économique par rapport aux pays dont le développement économique et le progrès
social ont permis de garantir au plus grand nombre bien-être et protection sociale.
La pauvreté dans les pays du sud de l’Europe se rapproche de ce type, même
si ces pays ne sont pas à proprement parler des pays préindustriels. La pauvreté
y est plus durable et plus reproductible de génération en génération que dans
les pays du Nord. En outre, et c’est sans doute le facteur essentiel, la pauvreté du
niveau de vie n’implique pas une exclusion sociale, en raison notamment des
solidarités familiales et des formes de sociabilité, comme la pratique religieuse,
qui reste intense et collective. De même, l’absence d’emploi peut être en partie
compensée par une insertion dans les réseaux de l’économie informelle et du
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système clientéliste de l’action sociale. De ce fait, si les pauvres sont touchés par
le chômage, celui-ci ne leur confère pas un statut dévalorisé.
Il est possible de voir dans cette forme élémentaire de la pauvreté les survivan-
ces d’une époque ancienne où la protection sociale était avant tout assurée par les
proches, dans une économie essentiellement paysanne. Pour décrire ces sociétés,
Henri Mendras a insisté sur les relations sociales qui s’y développent : « Chacun
est lié à chacun par une relation bilatérale de connaissance globale et a conscience
d’être connu de même façon, et l’ensemble de ces relations forme un groupe ou
Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

une collectivité d’interconnaissance. » [Mendras, 1976]. De ce point de vue, il est


clair que les sociétés méditerranéennes conservent encore aujourd’hui plusieurs
traits des sociétés paysannes. La société salariale, au sens de l’économie moderne,
y est moins ordonnée et le type de développement permet de faire coexister des
systèmes productifs et d’échanges, sinon concurrents, du moins contrastés. Cette
hétérogénéité pourrait expliquer, au moins partiellement, la raison du maintien
de la pauvreté intégrée comme forme élémentaire de la pauvreté.
La pauvreté marginale renvoie à une configuration sociale dans laquelle les
« pauvres » forment une frange peu nombreuse de la population. Ces « pauvres »
sont souvent jugés inadaptés au monde moderne et il est courant de les dési-
16 Pour en finir avec la pauvreté

gner comme des « cas sociaux », ce qui entretient inévitablement leur stigmati-
sation. Ce groupe social est résiduel, mais il fait néanmoins l’objet d’une forte
attention de la part des institutions d’action sociale. Ce rapport à la pauvreté
a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés industrielles
avancées et, en particulier, dans celles qui parviennent à limiter l’importance
du chômage et à garantir à chacun un haut niveau de protection sociale. Ce fut
le cas en Europe et aux États-Unis, pendant les Trente Glorieuses. La mise en
place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’un vaste programme de
protection sociale parallèlement au développement du plein emploi a nourri
la croyance selon laquelle la pauvreté avait plus ou moins disparu, du moins
dans ses formes anciennes. En fait, les pauvres n’avaient pas disparu mais ils
étaient devenus moins visibles. Ils constituaient cette « marge » dont il conve-
nait de minimiser l’importance tant elle semblait correspondre au « résidu »
du progrès. L’enjeu social était ailleurs, dans la lutte des collectifs de salariés
pour améliorer leur salaire et leurs conditions de travail. Ainsi, la question de
la pauvreté était éclipsée par la question plus générale des inégalités.
Cette forme élémentaire de la pauvreté n’appartient pas pour autant entiè-
rement au passé. L’analyse de la période récente, caractérisée par la montée du
chômage et de la précarité de l’emploi, montre que la pauvreté marginale n’a
pas disparu dans tous les pays européens. En Suisse, en Allemagne et dans les
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pays scandinaves, les représentations sociales de la pauvreté sont relativement
stables. Ces pays ont été touchés comme les autres – quoique d’une manière
peut-être moins brutale – par la dégradation du marché de l’emploi, mais la
pauvreté ne s’y est pas d’emblée imposée comme une nouvelle réalité sociale.
Au contraire, elle a tardé à faire l’objet d’enquêtes approfondies et les responsa-
bles politiques ont cherché à minimiser l’ampleur de la question sociale.
Si la pauvreté marginale correspond, dans les représentations sociales, à
une pauvreté minimisée, voire déniée, elle peut s’accompagner d’une forte stig- Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

matisation à l’égard de la frange résiduelle de la population prise en charge au


titre de l’assistance. Cette tendance a pu être vérifiée aussi bien dans les années
1960 et 1970 en France qu’aujourd’hui dans certains pays comme l’Allemagne
et les pays scandinaves : la question sociale de la pauvreté a plus ou moins dis-
paru au profit d’un discours justifiant une intervention psychologisante auprès
d’individus jugés inadaptés, dans le sens d’un contrôle strict de leur vie privée.
Cette approche de l’intervention sociale peut s’imposer d’autant plus facilement
qu’elle reste confinée à une proportion résiduelle de la population, le reste de
la société pouvant bénéficier des avantages d’une protection sociale à caractère
universel et de la garantie de ne jamais connaître l’expérience de la pauvreté.
Les formes de la pauvreté en Europe 17

Enfin, la pauvreté disqualifiante traduit une configuration sociale où les


« pauvres » sont de plus en plus nombreux et refoulés, pour la plupart, hors de
la sphère productive. Leurs difficultés risquent de ce fait de s’accroître, ainsi
que leur dépendance à l’égard des services de l’action sociale. Cette forme élé-
mentaire de la pauvreté se distingue nettement de la pauvreté marginale et de
la pauvreté intégrée. Elle ne renvoie pas à un état de misère stabilisée, mais à
un processus qui peut toucher des franges de la population jusqu’alors parfai-
tement intégrées au marché de l’emploi. Ce processus concerne des person-
nes confrontées à des situations de précarité de plus en plus grandes, tant en
matière de revenu, de conditions de logement et de santé, que de participation
à la vie sociale. Mais ce phénomène n’affecte pas que les franges nouvellement
précarisées de la population. Il touche l’ensemble de la société tant l’insécurité
génère une angoisse collective. La pauvreté disqualifiante a une probabilité plus
élevée de se développer dans les sociétés « postindustrielles », notamment dans
celles qui sont confrontées à une forte augmentation du chômage et des statuts
précaires sur le marché du travail.

“ Avec l’accroissement du chômage de masse, le sentiment


d’insécurité sociale s’est solidement ancré dans la conscience
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collective : plus de la moitié de la population française craint
désormais d’être touchée par l’exclusion. »
Comme on l’a vu, les enquêtes européennes montrent que la représentation
sociale de la pauvreté comme une chute est actuellement très répandue. L’image
dominante du pauvre est donc celle de la victime d’une déchéance sociale. Avec
l’accroissement du chômage de masse, le sentiment d’insécurité sociale s’est
solidement ancré dans la conscience collective, à tel point que plus de la moi-
tié de la population française craint désormais d’être touchée par l’exclusion.
Regards croisés sur l’économie n° 4 – 2008 © La Découverte

Ce malaise a été renforcé par l’apparition de nouvelles formes de disqualifica-


tion spatiale : la ségrégation urbaine recoupe la crise du marché de l’emploi et
contribue à accroître les inégalités économiques et sociales.
De même, les données issues des enquêtes européennes confirment que
la pauvreté correspond véritablement à un processus de cumul de handicaps :
chômage, pauvreté économique et isolement social. Mais ce risque varie d’un
pays à l’autre. Il reste faible à la fois au Danemark et dans les pays du Sud. Il
est fort, en revanche, au Royaume Uni, en France et en Allemagne, c’est-à-dire
dans les nations les plus industrialisées d’Europe, celles qui ont connu des res-
tructurations d’envergure et des pertes d’emplois considérables.
18 Pour en finir avec la pauvreté

Enfin, dans ces pays qui se rapprochent le plus de la pauvreté disqualifiante,


il faut souligner la recherche constante de nouvelles solutions dans le domaine de
la protection et de l’intervention sociales. On a ainsi assisté ces dernières années
à une multiplication des cibles et des acteurs, ce qui a contribué à gonfler le nom-
bre des personnes susceptibles d’être prises en charge d’une manière ou d’une
autre par les services de l’action sociale. Les solutions d’insertion et d’accom-
pagnement social se sont répandues dans tous les pays, mais les résultats de ces
programmes restent globalement insuffisants pour espérer réduire de façon sen-
sible le problème du chômage et de la pauvreté. Pour l’ensemble de ces raisons, ce
rapport social à la pauvreté renvoie à un processus en cours dont on n’a pas fini
d’analyser les effets, et qui est susceptible de se répandre dans d’autres pays.

Bibliographie
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