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Serge Paugam
Dans Regards croisés sur l'économie 2008/2 (n° 4), pages 8 à 18
Éditions La Découverte
ISSN 1956-7413
ISBN 9782707156273
DOI 10.3917/rce.004.0008
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L a pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours l’expression
d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable, dans une
société globalement riche et démocratique. Les pauvres ne peuvent y avoir
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elle pauvre aux yeux de tous ? Il revient à Georg Simmel, au début du xxe siècle,
d’avoir répondu le premier, de façon claire et directe, à cette question [Simmel,
1907]. Pour Simmel, c’est l’assistance qu’une personne reçoit publiquement de
la collectivité qui détermine son statut de pauvre. Être assisté est la marque
identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à
une strate spécifique de la population.
Ainsi, chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres
en choisissant de leur venir en aide. L’objet d’étude sociologique par excellence
n’est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, mais la relation d’as-
sistance qui les lie à la société dont ils font partie. Cette perspective revient à
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Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.
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Les effectifs sur lesquels portent ces histogrammes varient entre 60 et 500 selon les pays et les années.
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fois (pauvreté transitoire) et les personnes ayant connu la pauvreté plus d’une
année (pauvreté récurrente). Le tableau 1 permet de distinguer quatre grou-
pes de pays que l’on peut rapprocher des types de welfare capitalism [Esping
Andersen, 1990].
Dans le premier groupe de pays, la proportion de personnes en situation de
pauvreté récurrente est la plus faible (9,5 % pour le Danemark et 12,5 % pour
les Pays-Bas). Dans le second, cette proportion augmente, elle est de 18,3 %
en moyenne et oscille entre 15,5 % en Allemagne et 22,7 % en Belgique. Dans
le troisième groupe, cette proportion augmente encore et passe à 25,2 % en
moyenne. Enfin, dans le dernier, elle atteint 26,1 % en moyenne avec une pointe
à 27,6 % en Grèce et au Portugal. Ainsi, on vérifie que la pauvreté persiste
davantage dans le temps dans les pays où subsistent des régions rurales peu
développées et dans lesquels le système de protection sociale est très limité.
Tableau 1 – Intensité de la pauvreté monétaire selon sa persistance
dans le temps (période de 1994 à 1998)
En %
Jamais pauvre Pauvre transitoire* Pauvre récurrent** Total
1er groupe 77,7 10,6 10,7 100
Danemark 77,4 13,2 9,5 100
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Puisque la pauvreté est un état plus stable dans les pays du sud de l’Europe,
on peut faire l’hypothèse qu’elle s’y reproduit également davantage de géné-
ration en génération. En effet, l’analyse statistique a permis de montrer que la
probabilité de connaître des difficultés financières à l’âge adulte est plus élevée
pour les personnes ayant grandi dans un milieu économiquement défavorisé
[Corcoran, 2001]. Toutefois, l’intensité de cette corrélation est variable d’un
pays à l’autre ; elle est moins nette dans les pays du Nord (Allemagne de l’Est,
Grande-Bretagne, Pays-Bas et Finlande notamment) que dans les pays du Sud.
Ce phénomène s’explique tout d’abord par les inégalités de revenus, qui sont
nettement plus fortes dans les pays du sud de l’Europe. Lorsque les écarts de reve-
nus sont trop grands, ils empêchent une partie de la population de connaître un
meilleur avenir et renforcent ainsi le risque de reproduction de la pauvreté. Ce
phénomène s’explique aussi par le développement économique et les perspectives
d’emploi. La pauvreté a correspondu et correspond toujours à un destin social dans
les pays et les régions économiquement pauvres, où le chômage et le sous-emploi
sont élevés et la protection sociale faiblement développée. Enfin, on peut voir dans
la reproduction de la pauvreté un effet de la culture du milieu d’origine, comme
l’a décrit si justement Richard Hoggart à propos des milieux populaires en Angle-
terre. « Quand on sent qu’on a peu de chances d’améliorer sa condition et que ce
sentiment ne se teinte ni de désespoir ni de ressentiment, on est conduit bon gré
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“ La pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours
l’expression d’une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu
tolérable, dans une société globalement riche et démocratique »
Les représentations et les expériences vécues de la pauvreté sont également
liées à la forme et à l’intensité des liens sociaux. Les enquêtes sur la pauvreté
menées en France ont conduit à mettre l’accent sur la tendance à l’affaiblisse-
ment, voire à la rupture, des liens sociaux. Dans d’autres pays en revanche, la
résistance collective à la pauvreté peut passer par des échanges intenses au sein
des familles et entre celles-ci, ainsi que par les nombreuses solidarités de proxi-
mité, à tel point que les pauvres peuvent être considérés comme parfaitement
intégrés au tissu social.
Enfin, l’expérience vécue de la pauvreté peut varier également d’un pays
à l’autre en fonction du système de protection sociale et des modes de l’inter-
vention publique au titre de l’assistance. La forme de l’État-providence a, par
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dence à retenir dans le filet général de la protection sociale les franges les plus
vulnérables de la population.
En définitive, parmi les facteurs explicatifs de la diversité des formes de
pauvreté, le premier est d’ordre économique (développement et marché du tra-
vail), le second d’ordre social (forme et intensité des liens sociaux) et le troi-
sième, d’ordre politique (système de protection sociale et d’action sociale). Ces
trois types de facteurs ont été distingués pour les besoins de l’analyse mais,
dans la réalité, ils sont le plus souvent imbriqués.
Ce cadre analytique inspiré de Simmel et enrichi par les trois facteurs
explicatifs précédents débouche sur une typologie des formes élémentaires de
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gner comme des « cas sociaux », ce qui entretient inévitablement leur stigmati-
sation. Ce groupe social est résiduel, mais il fait néanmoins l’objet d’une forte
attention de la part des institutions d’action sociale. Ce rapport à la pauvreté
a une probabilité plus élevée de se développer dans les sociétés industrielles
avancées et, en particulier, dans celles qui parviennent à limiter l’importance
du chômage et à garantir à chacun un haut niveau de protection sociale. Ce fut
le cas en Europe et aux États-Unis, pendant les Trente Glorieuses. La mise en
place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’un vaste programme de
protection sociale parallèlement au développement du plein emploi a nourri
la croyance selon laquelle la pauvreté avait plus ou moins disparu, du moins
dans ses formes anciennes. En fait, les pauvres n’avaient pas disparu mais ils
étaient devenus moins visibles. Ils constituaient cette « marge » dont il conve-
nait de minimiser l’importance tant elle semblait correspondre au « résidu »
du progrès. L’enjeu social était ailleurs, dans la lutte des collectifs de salariés
pour améliorer leur salaire et leurs conditions de travail. Ainsi, la question de
la pauvreté était éclipsée par la question plus générale des inégalités.
Cette forme élémentaire de la pauvreté n’appartient pas pour autant entiè-
rement au passé. L’analyse de la période récente, caractérisée par la montée du
chômage et de la précarité de l’emploi, montre que la pauvreté marginale n’a
pas disparu dans tous les pays européens. En Suisse, en Allemagne et dans les
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Bibliographie
Corcoran M. (2001), « Mobility, Persistence, and the Consequences of Poverty
for Children : Child and Adult Outcomes », in Danziger S. H. and Have-
man R. H. (eds), Understanding Poverty, Russell Sage Foundation/Harvard
University Press, New York.
Esping Andersen G. [1990] (1999), Les trois mondes de l’Etat-providence, PUF,
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