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« GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE DES JUIFS NORD-

AFRICAINS VERS LA FRANCE »


L'exemple parisien

Charlotte Siney-Lange

La Découverte | « Le Mouvement Social »

2001/4 no 197 | pages 29 à 55


ISSN 0027-2671
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-le-mouvement-social-2001-4-page-29.htm
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« Grandes et petites misères
du grand exode des Juifs
nord-africains vers la France » (1)
L’exemple parisien

par Charlotte SINEY-LANGE*

la Seconde Guerre mondiale succède pour la France le défi de la décolonisa-

A tion. Après l’Indochine, c’est au tour des pays du Maghreb de revendiquer


leur indépendance. Les Juifs représentent 10 à 15 % des 1,3 million de pieds-
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noirs que les Métropolitains ont vu arriver une valise à la main dans les années 1960.
A ces rapatriés s’ajoutent les réfugiés juifs tunisiens et marocains. Le départ des
pieds-noirs, considéré avec le recul comme inévitable, était à l’époque « inimagina-
ble » (2). Ils ont aujourd’hui laissé des traces visibles dans la société. Les Juifs notam-
ment occupent une place de choix dans le cinéma, qui les présente comme une
communauté empreinte d’influences maghrébines tout en étant enracinée dans la
société française (3). La région parisienne est, avec la Côte d’Azur, un espace par-
ticulièrement représentatif des changements provoqués par cette immigration puis-
que près d’un tiers s’y est regroupé (4) : « Les départements méditerranéens, Paris
et sa région, se renforcent d’une population rapatriée jusqu’au début des années
1970 » (5).

* Archiviste-documentaliste.
(1) La formule est empruntée à A. CHOURAQUI, Les Juifs d’Afrique du Nord, entre Orient et Occi-
dent, Institut d’Études Politiques de Paris, 1965, p. 16. Cet article est issu d’un mémoire de maîtrise
soutenu à l’Université de Paris I : C. LANGE, Renouvellement de la communauté juive de la région
parisienne après l’arrivée des Israélites d’Afrique du Nord, 1999, 253 p.
(2) A.-G. SLAMA, « Le départ des pieds-noirs était-il inévitable ? », L’Histoire, octobre 1994, p. 48.
(3) De façon tragique dans Le Grand Pardon d’Alexandre Arcady, ou comique dans La Vérité si je
mens I et II : A. GOLDMANN, « Un rassurant miroir, les Juifs d’Afrique du Nord à l’écran », Les Archives
Juives, 1er semestre 1998, p. 66-71.
(4) Les villes méditerranéennes principalement concernées sont Marseille et Toulouse. Pour Toulouse,
cf. C. ZYTNICKI, Les Juifs à Toulouse de 1945 à 1970 : une communauté toujours recommencée,
Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998. Pour Marseille, cf. J.-J. JORDI, 1962, l’arrivée des pieds-
noirs, Paris, Autrement, 1995, 139 p., De l’exode à l’exil : rapatriés et pieds-noirs en France : l’exem-
ple marseillais (1954-1992), Paris, L’Harmattan, 1993, 250 p.
(5) J.-J. JORDI, 1962, op. cit., p. 74.
Le Mouvement Social, no 197, octobre-décembre 2001, © Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières

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C. SINEY-LANGE

En mars 1956, Maroc et Tunisie accèdent à l’indépendance, ce qui justifie le


point de départ de cette étude. Dès ce moment s’annoncent les premiers effets de
la décolonisation sur la communauté française. En 1967, la guerre des Six jours
amorce une nouvelle étape dans ce mouvement migratoire : il s’agit désormais de
victimes non plus de la décolonisation, mais des conflits israélo-arabes. Entre ces
deux dates, le mouvement des arrivées en région parisienne coïncide avec une évo-
lution capitale de l’urbanisme parisien : l’essor de la banlieue. Les deux phénomènes,
social et géographique, sont intrinsèquement liés.
La décolonisation et les mouvements migratoires qui en sont issus suscitent un
intérêt croissant chez les chercheurs qui ont pris conscience du vide historiographique
concernant les problèmes d’intégration de ces populations, au regard des nombreux
travaux sociologiques. Les Séfarades (6) ont fait l’objet d’abondantes études socio-
logiques de la part de Doris Bensimon (7) et de Claude Tapia (8). Sur le plan histo-
rique, André Chouraqui s’est intéressé essentiellement au contexte de la décolonisa-
tion et au déroulement du rapatriement (9). Les premiers temps de l’arrivée des Juifs
d’Afrique du Nord en région parisienne, encore peu étudiés, nous ont semblé riches
de questions intéressantes, aussi bien sur les modalités d’accueil de ces rapatriés un
peu à part que sur les effets produits par cet afflux de coreligionnaires sur la com-
munauté juive de la capitale. Comment celle-ci, à peine rétablie de ses blessures de
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guerre, a-t-elle fait face à la situation d’urgence ? Comment se sont déroulées les
« retrouvailles » entre Séfarades et Ashkénazes ?

Les Juifs nord-africains : des rapatriés différents ?

Une identité juive nord-africaine


Les Juifs d’Algérie se distinguent de leurs coreligionnaires maghrébins par
l’acquisition d’un statut inédit : en 1870, le décret Crémieux accorde la citoyenneté
française à l’ensemble de la communauté (10). C’est pourquoi nous employons à
leur égard le terme de rapatriés et non celui de réfugiés. En revanche, en Tunisie et

(6) « Séfarade » s’oppose au terme « Ashkénaze » qui désigne les Juifs d’Europe centrale et orientale.
Il s’agit des Juifs méditerranéens. A l’origine, « séfar » (hispanique) représente les Juifs d’Espagne ayant
fui l’Inquisition.
(7) D. BENSIMON, L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, Paris-La Haye, Mouton,
1971 ; D. BENSIMON et S. DELLA-PERGOLLA, La population juive de France, socio-démographie et iden-
tité, Jérusalem, The Hebrew University of Jerusalem et C.N.R.S., 1984, 436 p.
(8) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, Paris, L’Harmattan, 1986 et C. TAPIA et J.-C. LASRY
(dir.), Les Juifs du Maghreb, diasporas contemporaines, Montréal, Presses de l’université de Montréal,
1989.
(9) A. CHOURAQUI, Histoire des Juifs en Afrique du Nord, Paris, L’Harmattan, 1984 ; Les Juifs
d’Afrique du Nord..., op. cit.
(10) A l’exception des Juifs des Oasis des confins algéro-tunisiens qui sont annexés à partir de 1961.

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GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

au Maroc, jamais les Israélites n’obtiennent la naturalisation de façon systématique.


Après le traité de Bardo (1881) qui fait de la Tunisie un protectorat français, seule
une minorité de Juifs y accède (11). Les estimations varient selon les auteurs de
15 % (12) à 32 % (13), voire 49 % (14). De même, lors de l’installation de la France
au Maroc, les naturalisations sont accordées parcimonieusement pour ne pas contra-
rier les autorités marocaines. Ces différences de statut posent problème à l’arrivée
en France. Bien qu’apatrides, Tunisiens et Marocains ne peuvent être considérés
comme étrangers. La colonisation étant à l’origine de leur départ, la France est
impliquée « et il s’agit d’une responsabilité à la fois morale et matérielle » (15). Pour-
tant ils n’entrent pas dans le cadre de la Convention de Genève de 1951, qui réserve
le statut de réfugié aux personnes ayant subi des sévices avant le 1er janvier 1951
en Europe. Leur unique recours est le droit d’asile (16). C’est pourquoi une loi sim-
plifiant la procédure de naturalisation, visant « le ressortissant ou ancien ressortissant
des territoires et États sur lesquels la France a exercé depuis le 1er janvier 1930 soit
sa souveraineté, soit un protectorat, mandat ou tutelle » (17), est adoptée en juin
1961. Ces différences se retrouvent au niveau socio-économique, les structures des
Juifs d’Algérie s’apparentant davantage à celles des Juifs de France (18).
Malgré ces divergences statutaires et culturelles, certains traits communs font
apparaître une « identité nord-africaine ». Elle tient à la place de ces communautés
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au sein de la société coloniale, caractérisée par ses barrières ethniques inébranlables.
Dans cet univers cloisonné, les Juifs, tout en bénéficiant de leur proximité avec la
sphère européenne, sont marqués par une empreinte culturelle arabe. Cette position
de « communauté tampon » (19) en fait le relais entre Arabes et Français :

(11) De 1891 à 1945, plus de 7 000 Israélites sont naturalisés français. En 1923, une loi favorise
ceux d’entre eux qui ont servi dans l’armée française, eu le baccalauréat ou autres diplômes français,
épousé une Française ou rendu d’importants services à la France.
(12) D. BENSIMON et S. DELLA-PERGOLLA, « Structures socio-démographiques », in C. TAPIA et
J.-C. LASRY (dir.), Les Juifs du Maghreb, op. cit., p. 185.
(13) A. CHOURAQUI, Les Juifs en Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1985, p. 433.
(14) D. BENSIMON, L’intégration, op. cit. Ces écarts de statistiques entre les auteurs tiennent à des
différences d’échantillonnage : alors qu’André Chouraqui se réfère à la population tunisienne prise avant
l’indépendance, Doris Bensimon s’intéresse aux réfugiés après leur arrivée en France.
(15) H. DUPRIEZ, « Un intersigne, l’exode des Juifs d’Afrique du Nord », Revue française d’outre-mer,
octobre 1955, p. 449.
(16) Archives du C.R.I.F., Centre de documentation juive contemporaine (C.D.J.C.).
(17) Archives du C.R.I.F., loi du 29 juin 1961. Ce texte les dispense de présenter une carte de séjour
et leur permet, dans certains cas, d’acquérir la naturalisation sur simple déclaration.
(18) D. BENSIMON et S. DELLA PERGOLLA, « Structures... », art. cit., p. 130. On relève de grands écarts
dans les taux de mariages mixtes entre Algériens d’un côté et Marocains et Tunisiens de l’autre (13,8 %
contre 5,4 %). De même, au niveau démographique, les femmes juives d’Algérie ont un taux de fécondité
moins élevé que celles des deux autres pays. L’âge au mariage illustre aussi ces différences : les Marocains
et les Tunisiens reflètent encore les normes traditionnelles de la nuptialité, alors que l’âge au mariage des
Algériens est le même que celui des Juifs de France, à mi-chemin entre celui des Maghrébins et des
immigrés européens.
(19) C. TAPIA, « Ruptures et continuités culturelles, idéologiques chez les Juifs d’origine tunisienne en
France », in Relations judéo-musulmanes en Tunisie du Moyen-Age à nos jours, regards croisés, col-
loque du 25 mars 1999.

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C. SINEY-LANGE

Les Juifs d’Afrique du Nord ont été les plus occidentalisés d’entre les Juifs d’Orient,
comme ils sont les plus orientalisés des Juifs d’Occident (20).

Ils s’identifient également par leur attachement à la France, que les Algériens
ont révélé au XIXe siècle dans leur lutte pour la naturalisation française (21). De son
côté, la population marocaine et tunisienne immigrée représente la frange la plus
francisée du judaïsme nord-africain (22). En outre, sans même connaître le territoire
métropolitain, de nombreux réfugiés en ont hérité la culture, grâce aux écoles de
l’Alliance Israélite Universelle en Tunisie et au Maroc (23) et aux établissements
publics français en Algérie (24).
L’identité juive nord-africaine se définit enfin par une culture religieuse originale
constituée de rites particuliers distincts de ceux des Ashkénazes, résultat de plusieurs
siècles de cohabitation avec les peuples berbères et arabes (25).

Chronologie des arrivées


L’immigration juive nord-africaine n’est pas un phénomène nouveau. Les Juifs
d’Algérie, comme l’ensemble de la population colonisée, viennent en France dès
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1830, de « ce qui n’était, après tout, qu’un département français » (26). Tunisiens et
Marocains n’attendent pas non plus la décolonisation pour découvrir la métropole.
Mais jusqu’aux années 1950, le mouvement reste marginal. A la Libération, une
légère augmentation se fait sentir : en 1952, le Comité de bienfaisance israélite de
Paris (C.B.I.P.) prend en charge 387 Algériens, 408 Tunisiens et 73 Marocains (27).
A cette date, « la communauté française n’offre aucun centre d’attraction valable
autour duquel les immigrés pourraient se regrouper et s’intégrer à ce qui devrait être
une vie juive dans la terre d’accueil » (28). A partir de 1956, le conflit algérien incite

(20) A. CHOURAQUI, « État actuel du judaïsme en Afrique du Nord, en France et en Israël », in Actas
del primer simposio de estudios sefardies, Madrid, Éditions A. Montano, 1970, p. 168.
(21) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 67-82.
(22) 46 % des Juifs de Tunisie immigrés dans les années 1950 sont de nationalité française, contre
12 % du Maroc. D. BENSIMON et S. DELLA-PERGOLLA, « Structures... », art. cit., p. 185.
(23) Organisme créé en 1860 pour défendre les droits des Juifs et éduquer les communautés du monde
entier. Au Maroc, la première école est fondée en 1862 à Tétouan, en Tunisie en 1878 à Tunis.
(24) Ces propos sont toutefois à nuancer selon les pays d’origine et les classes sociales : au Maroc, de
nombreuses femmes ne parlent toujours pas le Français en 1956.
(25) A. et R. NEHER, « La pyramide du sacré repose sur les mêmes bases, bien entendu, mais en
Métropole et en Algérie, les pierres les plus dévotement chéries de l’édifice sont loin d’être identiques, et
inversement, les pierres branlantes, facilement arrachées par le vent de l’assimilation, ne sont pas les
mêmes... Pour l’Ashkénaze, Shabbat et cacherouth se tiennent. Chez les Séfardim, chaque observance
reste indépendante de l’autre », cités par C. ZYTNICKI, Les Juifs de Toulouse..., op. cit.
(26) A. de ROTHSCHILD, Journal des communautés, 26 janvier 1968, p. 1. Il s’agit cependant, au
XIXe siècle, de la frange la plus francisée et embourgeoisée de la communauté juive algérienne.
(27) « Le F.S.J.U. face au problème social des Juifs nord-africains », La revue du F.S.J.U., décembre
1953, p. 22-23. Si cette proportion reste faible, on remarque un intérêt croissant des revues et des
organismes communautaires pour l’immigration juive maghrébine.
(28) Ibid., p. 22.

32
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

les pieds-noirs à commencer à se replier en France. En 1959, les arrivées se montent


à 4 500 personnes par mois (29). En mai 1958, Alain de Rothschild, président du
Consistoire de Paris, estime à 40 000 le nombre de Juifs nord-africains à Paris et
dans la proche banlieue. Mais leur accueil reste improvisé.
En juillet 1961, la crise de Bizerte, cet « avertissement dont on ne saisit pas
l’ampleur » (30), constitue le premier bouleversement dans le rythme des rapatrie-
ments. Les Juifs, considérés comme responsables du conflit du fait de leur proximité
avec les Européens, sont victimes de mouvements antisémites. En quelques mois, la
France reçoit autant de réfugiés que pendant les six années précédentes. L’État,
misant sur un mouvement progressif, réagit timidement, en créant toutefois un Secré-
tariat aux rapatriés.
En mars 1962, les accords d’Évian, qui mettent fin à la guerre en Algérie,
donnent lieu à un « immense exode » (31) des pieds-noirs. Pas plus que celui des
autres Français d’Algérie, et contrairement aux estimations gouvernementales (32),
le départ des 110 000 Juifs n’est échelonné : on voit disparaître en trois mois une
communauté séculaire. Après les chiffres records de 1961-1962, l’émigration se
poursuit au gré des aléas du contexte maghrébin : en 1963 et 1964, un nouvel afflux
de Tunisiens coïncide avec le rapprochement entre Bourguiba et la Ligue arabe, qui
entraîne persécutions et mesures discriminatoires à l’encontre des Juifs. De plus,
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l’immigration marocaine, jusque-là modeste, s’accélère du fait des difficultés écono-
miques, auxquelles s’ajoute un climat d’antisémitisme (33).

La transplantation et ses effets


Bouleversements matériels
Alors que l’apport de 1,3 million de rapatriés provoque une augmentation de
la population nationale de 3 %, la communauté juive parisienne s’accroît de 60 %
par l’arrivée d’une population jeune, au fort taux de natalité (34). Constituée essen-
tiellement de petits métiers, elle renouvelle le profil socio-professionnel de la com-
munauté d’accueil caractérisé par une surreprésentation des professions libérales et
des cadres supérieurs (35) :

(29) Archives du C.R.I.F., « Situation des Juifs d’Afrique du Nord », Le Combat, 29 avril 1959.
(30) J.-J. JORDI, De l’exode à l’exil, op. cit. Il s’agit d’une base aéronavale que les Français refusent
de quitter. Au début du mois de juillet, une foule de Tunisiens manifeste devant la base. Le 19, ils ouvrent
le feu, entraînant la riposte des Français qui provoque la mort de 5 000 personnes du côté tunisien.
(31) A.-G. SLAMA, « Le départ... », art. cit., p. 48.
(32) Cf. J.-J. JORDI, De l’exode à l’exil, op. cit.
(33) En 1964, 10 % de la clientèle des organismes sociaux juifs sont marocains, contre 20 % en 1965.
« Un nouveau chapitre de l’immigration marocaine ? », L’Arche, janvier 1965, p. 33-35.
(34) 27 % d’entre eux ont moins de 25 ans, contre 21 % des Français. Voir P. BAILLET, Les Rapatriés
d’Algérie en France, Paris, La Documentation française, 1976, p. 48.
(35) 28 % des Juifs maghrébins sont ouvriers, 15 % commerçants ou artisans, et 29 % cadres et
employés moyens. C. TAPIA et J. TAÏEB, « Le judaïsme français après l’immigration des Juifs maghrébins »,
Yod, 1978, p. 88.

33
C. SINEY-LANGE

Devant le phénomène juif-algérien, nous assistons à l’arrivée de gens qui couvrent une
gamme sociale infiniment plus riche et plus étendue que le judaïsme français, puisque
cela va du prolétariat, et même du sous-prolétariat, jusqu’à la grande bourgeoisie (36).

Par ailleurs s’opère une double évolution géographique. Malgré les tentatives
du gouvernement pour freiner le regroupement des réfugiés en région pari-
sienne (37), plus du tiers d’entre eux s’y retrouve, en particulier dans les quartiers
juifs traditionnels de Belleville et Montmartre dont la morphologie se transforme sous
le coup de ces influences méditerranéennes :

La capitale a un pouvoir quasi mythique : chaque rapatrié s’y sent proche des admi-
nistrations responsables, il peut y faire valoir ses droits et expliquer ses problèmes
devant le fonctionnaire compétent (38).

L’attribution de logements en banlieue, en vertu d’un quota de logements réser-


vés aux rapatriés par les pouvoirs publics, conduit toutefois à un phénomène nou-
veau : la naissance d’un espace résidentiel juif périphérique, auquel on ne peut guère
donner le nom de « quartier » et qui va poser des problèmes de structuration inédits.
En 1968, un bilan évalue à 150 000 le nombre de Juifs d’Afrique du Nord installés
dans les cités de banlieue sur un total de 300 000 personnes en région pari-
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sienne (39) (cf. cartes 1 et 2, p. 53-54).

Bouleversement des mentalités


La confrontation à une société ouverte contraste avec les structures coloniales
où le fait juif allait de soi. A la douleur de la perte des Kahila (communautés juives)
s’ajoute l’explosion de la famille élargie (smala). Les personnes âgées, « qui voient
s’écrouler un monde sans rien y comprendre » (40), s’acclimatent plus difficilement
que les jeunes intégrés grâce à l’université ou l’école laïque. Les familles expérimen-
tent ainsi brutalement le conflit « modernité-tradition ». Ces bouleversements, accom-
pagnés « de troubles psychologiques et de traumatismes parfois sérieux » (41), pro-
voquent des réactions contradictoires, entre abandon de l’identité juive et isolement
« pour des activités restreintes et nostalgiques et pour ressasser rancœur et ressenti-

(36) M. SALOMON, « Deuxièmes journées d’études nord-africaines du F.S.J.U. : les journées d’Her-
beys », L’Arche, octobre 1962, p. 14.
(37) En 1962, une loi « interdit » certaines régions aux rapatriés, sous peine de leur supprimer leurs
subventions. Une prime géographique les incite à se disperser. Ces mesures s’avérant vaines, elles sont
supprimées le 3 mars 1963.
(38) P. BAILLET, Les rapatriés..., op. cit., p. 19.
(39) ALPHA, « Les Juifs des cités dortoirs », L’Arche, août-septembre 1968.
(40) J.-J. JORDI, De l’exode à l’exil, op. cit., p. 64. La souffrance des rapatriés est d’autant plus aiguë
que ces personnes ont quitté une terre adorée où ils vivaient heureux, fait presque inédit dans l’histoire
de l’immigration.
(41) Ibid., p. 185.

34
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

ment » (42). En même temps, se développe un sentiment de désillusion vis-à-vis de


cette France jadis adulée, et un retournement nostalgique vers leur terre natale :

« Là-bas » prend une allure mythique, terriblement lointaine, bien secouée en tout cas
par les nouvelles réalités d’une civilisation mécanicienne et oppressée (43).

A la rudesse climatique s’ajoutent la crise du logement et le délicat problème


de la reconversion professionnelle : alors que le marché français manque d’ouvriers,
les réfugiés se concentrent dans le commerce, l’artisanat et les emplois de fonction-
naires (44). La transplantation s’accompagne ainsi d’un éclatement de la pyramide
socio-professionnelle (45). Au-delà des difficultés matérielles, assez rapidement réso-
lues, se dressent des obstacles culturels. L’absence de magasins cacher (46) et d’édi-
fices religieux en banlieue est vécue comme un drame, de même que le rythme
métropolitain indifférent aux impératifs religieux (47). Le témoignage d’un réfugié
tunisien en est révélateur :

Finalement, la mort dans l’âme, j’ai accepté de travailler le samedi matin pendant
quelque temps, parce que j’avais besoin d’argent pour faire vivre ma famille (48).
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Accueillir dans l’urgence

L’État et la communauté juive de France


Les Juifs français relèvent, comme tous les rapatriés, de mesures mises en
œuvre par la puissance publique. L’action communautaire doit alors collaborer avec
celle de l’État sans la concurrencer (49). Mais les étrangers, Tunisiens et Marocains,

(42) E. TOUATI, « Mutuelle compréhension », Information juive, décembre 1963, éditorial p. 1.


(43) LAMBROZO, « Kippour en banlieue », Information juive, août-septembre 1967, p. 5.
(44) CASTRO, assemblée générale du F.S.J.U., 27 et 28 avril 1963, archives du F.S.J.U.
(45) En 1965, les déclassements touchent 16 à 31 % des travailleurs qui se sont adressés au C.A.S.I.P.
C. TAPIA, « Les Rapatriés en 1965 », L’Arche, janvier 1965, p. 17.
(46) La cachérisation est une règle religieuse qui interdit la consommation de certains aliments tels le
porc, le lapin, le cheval, les crustacés et coquillages, ainsi que le mélange des viandes et des laitages. Elle
concerne aussi les modalités d’abattage des animaux.
(47) Au Maghreb, la pratique du sabbat était naturelle et le rythme de travail plus ou moins calqué sur
le calendrier religieux. Les Juifs de France se distinguent des Maghrébins par leur déjudaïsation : ainsi,
18,9 % des hommes et 16,5 % des femmes français pratiquent le sabbat contre 71,8 % et 79,8 % des
Tunisiens et Marocains, et 54,4 % et 60,8 % des Juifs d’Algérie. D. BENSIMON et S. DELLA-PERGOLLA, La
population juive..., op. cit., p. 251. Le sabbat est le jour consacré au Seigneur (du vendredi au samedi
soir), où toute activité physique est bannie.
(48) Entretien avec M. X., réfugié tunisien.
(49) Sur l’action de l’État envers les rapatriés, voir C. LANGE, Renouvellement de la communauté...,
op. cit., p. 78-83.

35
C. SINEY-LANGE

n’ont d’autre recours que la communauté pour leur survie. Face aux lacunes des
pouvoirs publics, les institutions communautaires s’organisent :

Nous ne pouvons pas davantage fermer les yeux sur les besoins des réfugiés étrangers
que la France accueille sans leur conférer tous les droits à sa protection sociale (50).

En 1961, pour la première fois, une politique de coopération entre services


publics et privés s’instaure avec la création d’un Comité de liaison interœuvres où
collaborent des œuvres aussi diverses que la C.I.M.A.D.E. (51), le Secours Catholi-
que, la Croix-Rouge et le F.S.J.U. :

Lorsqu’un premier bilan est possible, on s’aperçoit que le service privé a doublé le
potentiel prévu du service public ! (52)

En 1964, la fermeture du ministère des Rapatriés, dont les dysfonctionnements


font l’objet de critiques (53), scandalise les responsables juifs. Ils estiment que « [...] la
fermeture d’un ministère ne signifie rien de plus que la fin d’une législation envers
les rapatriés et le retour aux droits communs » (54).
A sa création en 1950, le Fonds social juif unifié (F.S.J.U.) avait pour but de
centraliser les fonds du judaïsme français. Mais « les événements ont vite imposé un
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cours différent à l’action envisagée au début » (55). Un premier programme d’aide
aux réfugiés mis au point en mai 1962 (56) est réorienté en septembre vers un plan
d’urgence lors des Journées d’Herbeys qui instituent un fonds de secours de quatre
millions de francs (57). Suivant le modèle étatique, le F.S.J.U. improvise un système
de subventions et de prêts couvrant les problèmes de logement, de travail et de
subsistance. D’autres préoccupations tiennent une place dans cette consultation
générale comme la culture juive, le cacherouth, les droits des rapatriés ou le place-
ment des enfants. Il faut donc attendre une situation d’urgence pour qu’un pro-
gramme d’action soit envisagé. Jusqu’à la dernière minute, l’espoir reste de mise
quant à la survie des communautés juives au Maghreb (58).
La détresse morale des réfugiés provoque une mobilisation des institutions com-

(50) Assemblée générale du F.S.J.U. des 25 et 26 avril 1964.


(51) Comité intermouvements auprès des évacués créé en 1939 par des mouvements de jeunesse
protestants et orthodoxes pour aider les Juifs durant la guerre.
(52) J.-J. JORDI, De l’exode..., op. cit., p. 80.
(53) Les délais d’attente sont de quinze jours pour les allocations de subsistance et de trois ans pour
les logements. La loi relative à l’accueil et à la réinstallation des Français d’outre-mer, votée en 1961,
était prévue dans le cadre d’un rapatriement régulier de 400 000 Français sur quatre ans. Or on a dû
faire face à un rapatriement massif sur un laps de temps très court.
(54) E. de ROTHSCHILD, « Question d’honneur », L’Arche, décembre 1964, p. 37.
(55) Assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964.
(56) « Journées d’étude sur les problèmes des réfugiés et des rapatriés d’Afrique du Nord », 5 et 6 mai
1962.
(57) Fonds de quatre millions de francs alimenté par les communautés française, américaine (pour un
million cinq cent mille chacune) et européennes (pour un million de francs).
(58) RABI, V. MALKA, G. COHEN-TANUGI, « Survivre à l’indépendance ? », L’Arche, mars 1962, p. 18.

36
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

munautaires. Dans les ports, les gares et les aéroports, notamment à Paris et à
Marseille, des centres d’hébergement sont improvisés tandis que des dizaines de
volontaires se précipitent à leur secours (59). Pendant l’été 1962, les centres de
vacances sont réquisitionnés et des centres aérés organisés dans ce qui apparaît aux
témoins comme une « atmosphère d’urgence, et même de sauvetage » (60). La prise
en charge des réfugiés revient ensuite à trois œuvres dont le C.A.S.I.P. est le pivot
central. Son service d’assistance sociale délivre des secours sous forme d’argent ou
de colis alimentaires (61), sa cantine des repas gratuits, et son vestiaire des vête-
ments. Le service d’assistance par le travail publie des demandes d’emplois. Le pro-
blème du logement est pris en compte par un bureau spécialisé. Ses maisons d’étu-
diants, de retraite et son centre d’enfants à Belleville sont également mis à
contribution. En 1956, le Comité enregistre une augmentation de 115 % de ses
effectifs (à 18 % marocains, 40 % algériens et 42 % tunisiens), ce qui provoque un
endettement croissant malgré un apport du F.S.J.U., de la communauté américaine
et des pouvoirs publics.
En 1962, l’O.R.T. (62) adapte ses structures aux demandes des réfugiés en
ouvrant des classes de préapprentissage et des cours de formation professionnelle
pour adultes (63). En 1967, il a accru ses effectifs de 74,5 % et créé des centres à
Villiers-le-Bel et à Montreuil (64).
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Le Consistoire de Paris (65) prend lui aussi part à cette action en distribuant
de la nourriture pour Pessah (Pâques). En 1962, 1 500 paniers-repas sont
offerts (66). En outre, il organise des offices dans des temples provisoires afin de
combler le manque d’infrastructures. De huit en 1957, le nombre de temples « de
circonstance » passe à quarante en 1964 (67). Cette expérience met au jour une
collaboration inédite entre organismes sociaux et religieux.

Renouvellement de la philosophie communautaire


Soucieux de « ne pas renouveler les erreurs des Juifs alsaciens-lorrains et des

(59) R. SUSSAN, « Les grandes vacances des Juifs d’Algérie », L’Arche, juillet 1962, p. 16.
(60) M. MUSNIK, assemblée générale du F.S.J.U., 27 et 28 avril 1963, archives du F.S.J.U.
(61) Les allocations, de quatre francs par jour et par personne, concernent 2 892 familles (soit
874 148 francs en 1962), in assemblée générale du C.A.S.I.P., 10 mai 1964, Journal des communau-
tés, 24 juin 1964, p. 15.
(62) L’O.R.T. ou « Olschestvo Rasprotranenia Trouda » : œuvre de reconversion professionnelle créée
en 1880 en Russie afin de normaliser les structures socioéconomiques des populations juives et d’encou-
rager le travail agricole et industriel. Implanté en France à partir de 1921, l’O.R.T. délivre aux jeunes
Israélites un diplôme reconnu par l’État, qui le finance à 80 %, avec en plus une formation juive.
(63) « O.R.T., apprendre un métier en quelques mois », Journal des communautés, 10 juin 1966,
p. 6.
(64) « Les institutions juives en sept questions : l’O.R.T.-France », Information juive, mars 1968, p. 3.
(65) Le Consistoire de Paris est le conseil d’administration de l’Association consistoriale israélite de
Paris (A.C.I.P.), organe représentatif du judaïsme parisien, chargé de toutes les manifestations religieuses.
Il est composé de trente membres élus pour huit ans, renouvelables par moitié tous les quatre ans.
(66) R. MASSE, assemblée générale de l’A.C.I.P., 16 juin 1963, Journal des communautés, 28 juin
1963, p. 1-4.
(67) Source : Journal des communautés.

37
C. SINEY-LANGE

Polonais, qui étaient séparés les uns des autres » (68), les dirigeants de la commu-
nauté souhaitent mettre fin au paternalisme dont leurs aïeuls ont fait preuve envers
les précédents immigrés. « Il s’agit aussi de maintenir les nouveaux arrivés au sein de
la communauté autrement que par des liens de l’assisté au bienfaiteur » (69). Ce
processus, qui remet en cause la notion de Tsedaka (charité), précepte essentiel du
judaïsme, est cependant difficile.
A la Libération, le soutien fourni aux rescapés de la Shoah a amorcé l’ère d’un
nouveau rapport à l’immigré. L’approfondissement des débats sur les techniques
sociales avait conduit à l’idée que « l’aide n’était pas liée au statut moral de la per-
sonne » (70). L’immigration nord-africaine coïncide donc avec une évolution des
mentalités entamée en 1945, symbolisée par le changement de nom du C.B.I.P. (71)
qui, en 1963, devient Comité d’action sociale israélite de Paris (C.A.S.I.P.). Les
témoins sentent alors que « le judaïsme français a peut-être renoncé à être le père
pour devenir le frère du judaïsme nord-africain » (72).
Après l’intégration des réfugiés d’Europe et d’Égypte et les efforts de réadap-
tation des survivants de la guerre, le F.S.J.U. avait mis sur pied un programme de
« centres communautaires » financé par les réparations allemandes (73). Les autorités
communautaires constatent que « l’arrivée des Juifs d’Afrique du Nord a faussé tous
les plans minutieusement préparés » (74). Se développe l’idée d’un choix à faire entre
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social et culturel, à laquelle Guy de Rothschild met fin en disant que « nos obligations
vis-à-vis de ces Nord-Africains sont particulièrement coûteuses pour nous, parce
qu’elles se placent sur un double plan : sur le plan social et sur le plan culturel et
religieux » (75). Ainsi, les projets culturels, maintenus à un rythme moindre, sont
associés à un programme social. Mais en 1965, à peine 20 % des ressources sont
consacrées au domaine culturel.
Malgré cette mobilisation, l’afflux submerge les services sociaux. En septembre
1961, le Bureau d’information et d’orientation (B.I.O.) créé par le F.S.J.U. doit
combler les lacunes des œuvres traditionnelles. Aux trois départements initiaux
d’information, d’orientation, de logement et de travail s’ajoutent un service juridique
et deux branches concernant la documentation et la province. Le service des loge-

(68) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale du C.B.I.P., 25 mars 1962, archives du C.A.S.I.P.


(69) E. TOUATI, « Migrations nord-africaines », Évidences, novembre 1953, p. 50.
(70) « Techniques sociales et concours bénévole », La revue du F.S.J.U., juin 1955, p. 33-35.
(71) Organisme créé par le Consistoire en 1809 pour aider les pauvres et les immigrés. Il est composé
de diverses structures dont un service social, un vestiaire, un service pour les détenus, un foyer d’étudiants,
des maisons pour enfants et de retraite. Le C.A.S.I.P. est affilié au F.S.J.U. dont il reçoit l’essentiel de
ses finances.
(72) C. TAPIA, « Les Rapatriés en 1965 », L’Arche, janvier 1965, p. 17.
(73) Ce programme prévoit la construction de 52 centres communautaires, 15 maisons de jeunes,
21 centres synagogaux, 11 locaux polyvalents et 5 centres de jeunes. Est également prévue la rénovation
des écoles, des hospices et des camps de vacances, cf. S. SCHWARZFUCHS, « Naissance du F.S.J.U., renais-
sance d’une communauté », Communauté nouvelle, mars-avril 1994.
(74) Assemblée générale du F.S.J.U., 27 et 28 avril 1963, archives du F.S.J.U. Pourtant en 1965,
une proportion non négligeable de centres communautaires est tout de même réalisée (quarante sur les
cinquante prévus).
(75) G. de ROTHSCHILD, L’Arche, avril 1962, p. 24-33.

38
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

ments se confine dans un rôle de conseils et de prêts par l’intermédiaire de la Caisse


de démarrage économique (C.I.D.E.). Dans le département professionnel, un sys-
tème d’échanges est mis en place avec des chefs d’entreprise donateurs. De 1961
à 1965, le F.S.J.U. investit vingt-six millions de francs dans le B.I.O. qui a accueilli
75 000 personnes, dont 6 500 ont retrouvé du travail. La C.I.D.E. a, quant à elle,
fourni des prêts à 450 familles (76).

Mobilisation internationale du judaïsme


Depuis 1952, le judaïsme français bénéficie des réparations allemandes, répar-
ties par la Claims Conference (77). De plus, l’American Jewish District Committee
(A.J.D.C.) (78) fournit l’essentiel des ressources du F.S.J.U. En revanche, en 1964,
alors qu’est programmée la fin des réparations allemandes, l’A.J.D.C. commence à
diminuer son apport qui se maintient à 43 % en 1967 (79).
Les communautés juives européennes (80) se mobilisent aussi pour secourir la
France. En novembre 1962, lors d’une conférence à Genève, est créé un Fonds de
secours d’urgence de 750 000 dollars, qui s’ajoute au don de un million au Fonds
spécial pour les réfugiés. Cette solidarité internationale contraste avec les contribu-
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tions des pouvoirs publics jugées insuffisantes par les autorités communautaires (81) :
la responsabilité française étant indéniable, l’alibi de la loi sur la séparation de l’Église
et de l’État est considéré comme inacceptable par des responsables qui prient le
gouvernement de « ne pas fermer les yeux sur un problème humain qui est la consé-
quence directe des événements d’Algérie » (82).
En 1962, les institutions juives ont affaire, selon Élie de Rothschild, président du
Comité d’action et de collecte du F.S.J.U., à un « immense élan de solidarité ». La
collecte a doublé en quatre ans, tandis que le nombre de donateurs est passé de 10 500
à 15 000. Pourtant l’objectif des responsables, qui tablaient sur 20 000 donateurs et

(76) Assemblée générale extraordinaire du F.J.S.U., 6 et 7 novembre 1965, archives du F.S.J.U.


(77) La « Conference on Jewish Material Claims against Germany », plus couramment appelée Claims
Conference, est un organisme américain créé le 10 septembre 1952. Lors de cette réunion, il fut décidé
que l’Allemagne verserait trois milliards de deutschmarks à l’État d’Israël et 450 millions à l’ensemble des
communautés de la Diaspora. La Claims est chargée de répartir cet argent à partir du 1er janvier 1954,
pour douze ans.
(78) L’A.J.D.C., plus couramment appelé Joint, a été fondé pendant la Première Guerre mondiale
pour venir en aide aux Juifs d’Europe de l’Est. A la Libération, il aide les communautés des pays occupés
par le nazisme à se reconstituer. En 1962, ses contributions vont de 50 à 90 % pour le budget spécial
pour les immigrés maghrébins, in « Action du Joint en France », La terre retrouvée, 15 juin 1962, p. 7.
(79) « Tableau de comparaison des ressources du budget général », archives du F.S.J.U.
(80) Grande-Bretagne, Belgique, Hollande, Suède, Danemark, Yougoslavie et Allemagne.
(81) L’apport au C.A.S.I.P. est de 1 à 2 %, celui du F.S.J.U. de 3 %. Pourtant ces critiques de la
communauté juive vis-à-vis du gouvernement sont à modérer : l’État donne peu aux organismes commu-
nautaires, mais il a mis en place un système d’aides publiques important pour les rapatriés qui concerne
également les Juifs d’Algérie.
(82) G. de ROTHSCHILD, « Le F.S.J.U. lance un appel à la solidarité du judaïsme mondial et aux autorités
françaises », Le Monde, 29 avril 1964, p. 9.

39
C. SINEY-LANGE

cinq millions de francs, n’est pas atteint. En 1963, la collecte entre dans une phase
de stagnation et en 1965, elle représente à peine la moitié des ressources du
F.S.J.U. (83). « Objet de scandale » pour Jacques Lazarus, cette passivité s’explique
selon Simon Schwarzfuchs par l’état de dépendance financière dans lequel le judaïsme
français se trouve depuis la Libération (84). Il est toutefois courant d’observer, dans les
mouvements de solidarité, la même courbe de l’effort de générosité : après un intense
élan, les efforts retombent du fait du retour aux problèmes quotidiens de chacun. La
multiplicité d’organes de propagande, tels le Comité d’action et de collecte du F.S.J.U.
ou la Commission de propagande du Consistoire, s’est efforcée de lutter contre cette
« passivité », tout comme l’utilisation de la télévision (85). L’émission « Source de Vie »,
créée en octobre 1962 par l’A.C.I.P., permet aux familles isolées de préserver des
liens avec la communauté (86). Cela n’empêche pas le maintien durable d’un sentiment
d’« apathie des familles juives » (87). L’indifférence dénoncée semble naturelle pendant
la première période d’acclimatation, au cours de laquelle les réfugiés doivent recons-
truire leur vie. Elle s’explique également par le mouvement de déjudaïsation qui touche
les Juifs d’Algérie depuis l’entre-deux-guerres et qui s’est accéléré après 1945.
La politique d’accueil touche finalement un nombre réduit de personnes. En
1965, seul un quart des rapatriés a profité des 2,5 milliards de francs investis par le
F.S.J.U. (88) Néanmoins la réussite du processus d’intégration des Juifs maghrébins,
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qui se fait jour dans les enquêtes menées dans les années 1970, est interprétée par
les instances communautaires comme le résultat tangible de la solidarité
déployée (89). L’intégration n’a pourtant pas été exempte de surprises ni de conflits.

Une tentative de modernisation par le haut


des habitudes communautaires

« Les chantiers du Consistoire »


Après l’accueil immédiat, reste le problème de l’intégration à long terme.
Jusqu’au vent de panique de l’été 1962, la dispersion des réfugiés sur l’ensem-
ble du territoire est telle que les autorités ne savent plus les localiser. Pour répondre
à ce problème en région parisienne, en 1958, le rabbin Roitmann crée le groupe

(83) « Rapport moral de 1965, état et perspectives du F.S.J.U. 15 ans après », archives du F.S.J.U.
(84) J. LAZARUS, « Solidarité juive en action », Information juive, octobre 1966, p. 1 ; S. SCHWARZ-
FUCHS, « Naissance du F.S.J.U., renaissance d’une communauté », art. cit.
(85) ROTTEMBERG, assemblée générale de l’A.C.I.P., 15 mai 1966, Journal des communautés, 27 mai
1966, p. 1.
(86) En banlieue, 50 % des Israélites suivent l’émission, cf. « Source de vie », L’Arche, février 1965.
(87) ROTTEMBERG, assemblée générale de l’A.C.I.P., 21 mai 1967, Journal des communautés, 9 juin
1967, p. 3.
(88) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 407.
(89) H. CHEMOUILLI, « Les rapatriés dix ans après », L’Arche, mai 1972, p. 71.

40
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

« Thora Vetsion », constitué de jeunes intellectuels chargés de recenser les réfugiés


de banlieue par une opération de porte-à-porte (90) :

Notre rôle se bornait seulement à recenser des noms et à les envoyer au rabbin Roit-
mann. Nous ne devions pas du tout les aider moralement ou psychologiquement. Mais
le fait de venir les voir, de leur rendre visite leur a peut-être fait du bien effectivement.
Nous l’espérions en tout cas (91).

Le mouvement s’efforce également de développer la vie juive dans ces cités en


organisant des cours de Talmud Thora (éducation religieuse) pour les enfants, et des
Mynian (92) pour les adultes. Autrement dit, Thora Vetsion représente pour les
nouveaux venus un premier palliatif au manque d’infrastructures religieuses.
Le programme des « chantiers du Consistoire » est de plus grande envergure et
vise à équiper les localités périphériques de centres communautaires. Il est lancé en
banlieue dès 1958, afin de faire face à ce qu’Alain de Rothschild considère comme
un « merveilleux retour à la religion qui s’opère dans la nouvelle génération » (93).
Plus sûrement, l’objectif des autorités, inquiétées par « la maladie des H.L.M. » (94),
est de lutter contre la déjudaïsation des Maghrébins dont l’intégration est aussi un
moyen détourné de « réapprendre à ceux qui l’ont perdu le chemin de la synago-
gue » (95). Néanmoins, les ressources de la campagne unique lancée en 1958 pour
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financer ce programme (96) étant insuffisantes, celle-ci se transforme en 1962 en
institution permanente (97).
De 1961 à 1965, le rythme des constructions est soutenu et on voit peu à peu
sortir de terre ces nouveaux points d’ancrage du judaïsme de banlieue. Au centre
communautaire de Villiers-le-Bel en 1962 succède un an plus tard celui de Massy-
Antony (document 3, p. 55) (98). Dans le même temps, le Consistoire négocie
l’achat ou la location de terrains. En décembre 1963, la synagogue de Fontainebleau
est achevée, en remplacement du temple détruit par les Allemands. A Sarcelles, la

(90) En 1965, une centaine de jeunes militants ont repéré 65 000 personnes, in « Jeunesse à l’avant-
garde de l’action religieuse », Journal des communautés, 8 octobre 1965, p. 6.
(91) Entretien téléphonique avec Madame R., membre de Thora Vetsion.
(92) Groupe de dix hommes nécessaire pour la prière publique.
(93) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale de l’A.C.I.P., 14 juin 1959, Journal des communautés,
26 juin 1959, p. 8.
(94) A. de ROTHSCHILD, « Le Consistoire de Paris prépare de nouveaux chantiers », Journal des com-
munautés, 26 février 1965, p. 1-3.
(95) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale de l’A.C.I.P., 17 juin 1962, Journal des communautés,
p. 8.
(96) Ces investissements sont partiellement financés par la Jewish Trust Corporation et le F.S.J.U.,
in Assemblée générale de l’A.C.I.P., 24 mai 1964, Journal des communautés, 12 juin 1964, p. 1. La
Jewish Trust Corporation est un organisme établi dans la zone britannique d’Allemagne en 1950 pour
restituer les biens des Juifs. Sa branche française est instituée en 1952.
(97) L’A.C.I.P. doit même contracter des emprunts auprès de la Caisse des dépôts et consignations,
in Journal des communautés, 8 septembre 1961, p. 10. L’A.C.I.P. cumule un endettement de trois
millions de francs.
(98) Ces deux localités concentrent à elles seules 4 000 Israélites.

41
C. SINEY-LANGE

réalisation du centre commence en 1965 (99). Ces efforts permettent de constituer


trente-deux communautés.
En 1966, alors qu’elle continue d’être assaillie de demandes, l’A.C.I.P. annonce
que « le rythme des investissements n’atteindra pas celui de 1962-1965 » car « l’état
d’urgence est passé » (100). La pénurie de cadres communautaires n’est que partiel-
lement résolue par la nomination de rabbins itinérants. En 1965 est mis en place
un Conseil consultatif, dans lequel chaque communauté est représentée par une
commission. En 1966, l’A.C.I.P. s’efforce aussi de dynamiser ces communautés
ensommeillées par l’intermédiaire du mouvement d’action culturelle Ech Dat (101).
Aux yeux des autorités, l’espacement des constructions se justifie par l’indifférence
rencontrée dans les nouvelles collectivités :

Notre déception, c’est le judaïsme nord-africain [...]. Partout, on a créé des temples et
des centres culturels pour ne pas les laisser à l’abandon [...]. Mais ils n’y mettent pas
les pieds (102).

En 1967 en effet, sur 18 887 familles, 3 619 personnes seulement adhèrent à


l’A.C.I.P. De plus, les autorités se plaignent de l’absence de gestion des infrastruc-
tures :
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Les responsables des nouvelles communautés devraient prendre conscience de cette
situation qui a des répercussions morales également, en faisant un effort sérieux pour
que [...] les frais des services religieux des communautés de banlieue soient couverts
par les recettes fournies par les coreligionnaires [...] (103).

En 1968, alors que Jean-Paul Elkann remplace Alain de Rothschild à la tête


du Consistoire, un durcissement du ton des autorités se fait sentir : désormais, les
communautés doivent fournir une contribution financière pour la construction d’un
centre (104).

Un élargissement des conceptions communautaires


La modernisation des lieux de culte met fin à des siècles de rayonnement de la
synagogue. Le centre communautaire (105) répond au renouvellement de l’identité
juive en réunifiant le judaïsme à l’image du melting-pot américain :
(99) A cette date, le budget des chantiers excède trois millions et son déficit 90 000 francs.
(100) « Au Consistoire de Paris », Journal des communautés, 14 janvier 1966, p. 1 à 3.
(101) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale de l’A.C.I.P., 21 mai 1967, art. cit., p. 14. « Ech Dat »
signifie le feu de la loi en hébreu.
(102) M. GORDON, assemblée générale du Consistoire central, 13 et 14 juin 1965, archives du Consis-
toire.
(103) « Au Consistoire de Paris », Journal des communautés, 23 décembre 1966, p. 8.
(104) « Commission consultative des communautés de banlieue », Journal des communautés, 24 mai
1968, p. 1.
(105) Le centre communautaire est d’origine américaine, il se veut l’adaptation matérielle du renou-

42
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

Dans la mesure où le centre communautaire veut être le lieu où l’ensemble de la


communauté peut se rencontrer, cela lui crée immédiatement des obligations et en
particulier l’obligation d’être ouvert à toutes les tendances de cette communauté (106).

Les décennies 1950 et 1960 se caractérisent par une redéfinition du fait juif,
qui se cristallise autour d’intérêts plus larges que la religion. Le développement des
centres est une manière de se rapprocher des Juifs périphériques et de faire renaître
la notion maghrébine de Kahila.
L’influence américaine est plus flagrante dans le domaine social. Le Joint repré-
sente en effet pour les responsables « [...] la première voie de pénétration en France
et en Europe des concepts d’unité de travail social et de son caractère profession-
nel » (107). Dans les années 1950, il installe des centres de formation d’assistantes
sociales en région parisienne (108). Mais en 1963, l’effectif du C.A.S.I.P. doit encore
tripler (109). La qualité des techniques sociales connaît elle aussi une évolution. En
quelques années, les organismes communautaires passent du stade de « bonnes
œuvres » à l’état d’institutions professionnelles « munies d’un personnel qualifié » (110).
En 1966, la création de la commission sociale du F.S.J.U. témoigne de la nécessité
de procéder à « l’application d’un programme de travail psychologique intense » (111).
Grâce au bouleversement de ses structures, il semble que le Consistoire « sort
de sa tour d’ivoire » (112). L’augmentation de ses frais est induite par le développe-
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ment du personnel et la modernisation des services (113). En 1965, ses statuts sont
modifiés : le conseil d’administration passe de vingt-quatre à trente membres. Il s’agit
d’abord de « faire participer aux responsabilités communautaires les dirigeants des
institutions religieuses d’Afrique du Nord » (114). En outre, la nouvelle physionomie
du judaïsme parisien entraîne des responsabilités supplémentaires.
Pourtant les chantiers du Consistoire font l’objet de critiques. Force est de
constater l’échec de certaines structures, inadaptées aux attentes des habitants de
banlieue : situées à la périphérie des centres urbains, elles sont peu fréquentées par
les fidèles. Alain de Rothschild avoue lui-même que « si la masse ne vient pas à nous,
c’est que nous ne lui donnons pas ce qu’elle recherche » (115). Faute de moyens,
« faute aussi d’une perception aiguë de l’urgence de certaines situations » (116), les

vellement des formes de regroupement des communautés religieuses après-guerre. Il regroupe à la fois
des activités religieuses et culturelles.
(106) KLEIN, assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.
(107) Assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.
(108) MAZOUR et RATNER, « L’Union O.S.E. en France », In fight for the health of Jewish people,
50 years of O.S.E., New York, Wulman, 1968.
(109) M. GREISALMMER, assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.
(110) E. ABRAVANEL, « Actualités et perspectives de l’action sociale juive », L’Arche, mai 1964, p. 37.
(111) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale du C.A.S.I.P., 2 mai 1965, archives du C.A.S.I.P.
(112) G. LEVITTE, « Problèmes de l’intégration des Juifs nord-africains en France », in Actas del primer
simposio..., op. cit., p. 156-160.
(113) Assemblée générale de l’A.C.I.P., 16 juin 1963, art. cit., p. 1-14.
(114) « Entretien avec Alain de Rothschild », Journal des communautés, 26 novembre 1965, p. 1.
(115) A. de ROTHSCHILD, assemblée générale de l’A.C.I.P., 21 mai 1967, art. cit., p. 13.
(116) H. CHERQUI, « Banlieues et communautés », Information juive, décembre-janvier 1965, p. 1.

43
C. SINEY-LANGE

édifices religieux n’ont pas le rayonnement escompté. Paradoxalement, les réfugiés


se plaignent du manque d’édifices : en 1967, des zones de forte concentration juive
ne sont pas encore équipées. Les commissions consultatives font également partie
de leurs griefs :

Ainsi, sans budget propre, prises en charge, « entretenues », les communautés de ban-
lieue dépendent pour la grande majorité d’entre elles, institutionnellement, d’un orga-
nisme où elles ne sont en fait pas représentées (117).

Des activités en renouveau


Le Beth Din (118)
Le développement des fonctions du tribunal rabbinique se révèle dans l’accrois-
sement des mariages, des enterrements religieux et des Bar Mitzva (119). De 1957
à 1958, les recettes des temples augmentent de 110 000 francs. L’essor des com-
merces cacher, qui passent de quatorze en 1956 à soixante en 1967, correspond à
une demande de la population réfugiée et au reclassement d’un secteur important
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au Maghreb. Jusqu’en 1968, le quartier reste le centre d’approvisionnement des
cités de banlieue. Les restaurants israélites connaissent eux aussi un remarquable
essor : Belleville en comprend quatorze vers 1965. En 1956, le rabbin Fingerhut,
ancien chef spirituel de la communauté d’Alger, est chargé de réorganiser la distri-
bution de l’alimentation cacher et les structures du Beth Din. La dispersion de la
population requiert une décentralisation des commerces. Or, si les résultats sont
satisfaisants dans Paris intra-muros, la banlieue demeure insuffisamment équipée en
1966 : seules neuf localités sur soixante-dix possèdent une boucherie cacher (120).

Une « véritable politique de jeunesse » (121)


En mai 1962, les procédés éducatifs traditionnels sont reconvertis en un sys-
tème de masse par l’intermédiaire du Département éducatif de la jeunesse juive
(D.E.J.J.), importé du Maroc par Edgard Guedj (122). Il s’agit d’un mouvement ins-
piré du scoutisme « au carrefour des systèmes d’éducation populaire et d’animation
culturelle qui s’adresse à une masse considérable ». En 1965, il prend en charge
6 000 jeunes encadrés par 550 moniteurs. Ses colonies de vacances passent de treize
en 1963 à cinquante et un en 1966. S’il apparaît à ses responsables comme « un

(117) Ibid.
(118) Le Beth Din est le tribunal rabbinique, chargé du contrôle des activités religieuses et commer-
ciales.
(119) Cérémonie d’initiation marquant la majorité religieuse.
(120) Il s’agit d’Antony, Athis-Mons, Champigny-sur-Marne, La Courneuve, Épinay-sur-Seine, Les
Lilas, Montreuil-sous-Bois, Montrouge et Sarcelles-Lochères.
(121) E. GUEDJ, assemblée générale du F.S.J.U. de 1966, L’Arche, juillet 1996, p. 50-55.
(122) Ancien dirigeant de la communauté marocaine et fondateur du D.E.J.J.

44
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

sabre magique capable de trancher tous les nœuds gordiens » (123), le D.E.J.J. reste
néanmoins l’apanage d’une minorité, dès lors que, jusqu’en 1967, 89 % des enfants
juifs se tiennent à l’écart de tout mouvement confessionnel.
Une véritable « politique de jeunesse » doit s’intéresser aux écoles. A l’arrivée
des réfugiés, Paris ne compte que trois structures scolaires : les écoles Yabné, dans
le 5e arrondissement, Maïmonide, porte de Saint-Cloud, et Lucien-de-Hirsch (124)
dans le 19e. Pourtant l’option d’une construction massive n’est pas retenue. Une
seule école secondaire est créée à Pavillon-sous-Bois par l’Alliance Israélite Univer-
selle en 1962 (125). La communauté choisit de moderniser des infrastructures exis-
tantes. En 1958, les établissements Lucien-de-Hirsch et Maïmonide développent
respectivement leurs capacités d’accueil de 45 à 320 et de 170 à 300 élèves. En
1965, l’inauguration de la « nouvelle école Yabné » est considérée comme « un évé-
nement rare dans les annales de la communauté parisienne » (126). Les responsables
organisent aussi des cours d’instruction religieuse. En 1958, les effectifs des cours
de Talmud Thora des synagogues des rues de Nazareth et Vauquelin doublent. En
1963, quatre nouvelles classes sont installées dans la synagogue de la rue de la
Victoire, six rue des Tournelles et douze en banlieue (127) (document 4, p. 55).
A l’arrivée des Nord-Africains, les activités universitaires sont quasiment inexis-
tantes. La création de l’école Gilbert-Bloch à Orsay en 1946 (128) est la première
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tentative pour y remédier. Selon les dirigeants, le milieu étudiant reste indifférent à
leurs efforts :

Qu’avons-nous récolté dans les milieux universitaires que nous avons aidés depuis vingt
ans ? Zéro, zéro, non seulement d’un point de vue spirituel et de l’adhésion des élites
universitaires à la communauté, mais aussi sur un point bassement matériel [...] (129).

Les étudiants se sentent quant à eux abandonnés des autorités :

[...] Nous constatons qu’il existe au Quartier Latin cinq centres catholiques, deux ou
trois centres protestants, un centre d’étudiants musulmans. Quant aux étudiants juifs,
ils ont un local, oui bien sûr, mais situé à deux ou trois kilomètres du Quartier
Latin (130).

A partir de 1964, le F.S.J.U. satisfait les demandes de la jeunesse estudiantine


par la création du Centre universitaire d’études juives (C.U.E.J.) fondé et dirigé par

(123) MUSNIK, assemblée générale du F.S.J.U., 27 et 28 avril 1963, art. cit.


(124) Établissement créé en 1871 pour intégrer les enfants d’immigrés russes arrivés à la suite des
pogromes.
(125) Cahiers de l’A.I.U., octobre 1962, archives du C.R.I.F., C.D.J.C.
(126) « Inauguration de la nouvelle école Yabné », Journal des communautés, 14 mai 1965, p. 7.
(127) A Sarcelles, Villiers-le-Bel, La Celle-Saint-Cloud, Bondy, Livry-Gargan, Vert-Galant, Levallois et
Bobigny, in « Au Consistoire de Paris », Journal des communautés, 12 décembre 1958, p. 7.
(128) Il s’agit d’un internat mixte d’études juives destiné aux étudiants inscrits à la faculté.
(129) J. SAMUEL, assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.
(130) M. BOULBIL, assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.

45
C. SINEY-LANGE

Léon Ashkénazi (131). En outre, il se préoccupe de la réalisation du centre étudiant


Edmond-Fleg, inauguré le 1er mars 1967 dans le Quartier Latin. Ouvert à tous les
étudiants, il permet de réconcilier les diverses tendances du judaïsme.

Reconstruction contestataire de l’identité

Du préjugé au conflit ouvert


Au-delà des problèmes matériels que pose l’encadrement de la communauté
juive rénovée, la rencontre entre Ashkénazes et Séfarades est source de relations
conflictuelles. Les avantages matériels dont bénéficient les réfugiés attisent l’amer-
tume et le mépris affiché par les Juifs européens. En retour, les Maghrébins ont des
préjugés sur les Français considérés comme « [...] des êtres bizarres, parlant une sorte
d’allemand, et qui avaient l’insolence de se prétendre juifs alors qu’ils ne parlaient
pas un mot d’arabe et qu’ils mangeaient un ignoble poisson farci à la place du cous-
cous-poisson » (132). L’expérience de la Shoah devient une ligne de clivage entre
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les deux collectivités. La culture méditerranéenne, gaie et bruyante, tranche avec le
caractère austère du judaïsme français. A ces divergences culturelles s’ajoutent des
oppositions concrètes. Les premiers immigrés, qui ont jadis investi Belleville, refusent
en grand nombre de vivre à côté des « Schwartz » (133) :

Les Juifs tunisiens de Belleville ne comprirent pas tout d’abord cette fuite : n’avaient-ils
pas avec les Ashkénazes ce lien commun : être juif, qui devait les rapprocher, les unir !
[...] Les Ashkénazes, visiblement, ne voulaient pas d’un tel voisinage. Si bien que la
communauté de Belleville devint entièrement tunisienne en 1965 (134).

L’ascension sociale des Ashkénazes, qui leur permet d’investir des quartiers plus
luxueux, entre également en ligne de compte. Mais ceux qui décident de rester s’obs-
tinent dans l’opposition à la cohabitation :

Les diverses populations du quartier se partagent pacifiquement les trottoirs du bou-


levard de Belleville [...] : les Juifs originaires d’Europe de l’Est sur le trottoir nord du
boulevard entre la rue Ramponneau et la rue de Belleville, les Juifs nord-africains sur
le même trottoir mais de l’autre côté de la rue Ramponneau [...] (135).

En revanche, les Ashkénazes sont quasiment absents des banlieues. Partout,

(131) Filière intégrée à l’université de la Sorbonne, L. ASHKÉNAZI, « Le C.U.E.J. », L’Arche, février


1966, p. 44-46.
(132) P. GIRARD, « Tunis sur Seine », L’Arche, février 1982, p. 84.
(133) Le terme « Schwartz », ou « Noirs » en yiddish, désigne de façon péjorative les Séfarades.
(134) C. LANCAR, « De Tunis à Belleville, d’un ghetto à l’autre », Tribune juive, août 1970, p. 16.
(135) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 134.

46
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

l’isolement des nouvelles collectivités favorise la préservation de modes de vie pro-


ches de ceux d’Afrique du Nord. Ainsi, Belleville, en tant que « ghetto ouvert », est
le cadre de reconstitution de la hara tunisienne (136) :

Il apparaît qu’effectivement, les Juifs de Belleville souffrent moins de leur transplanta-


tion, et, vivant en vase clos, se défendent avec plus de succès contre la tendance à
l’assimilation (137).

Bien que le recueillement du monde ashkénaze s’oppose à la chaleur du chant


de foule séfarade, les autorités religieuses décident d’instaurer une « liturgie
bâtarde » (138). L’expérience, qui a lieu au sein de la synagogue des Tournelles en
1958, provoque un tollé dans le judaïsme parisien à tel point qu’en 1961, l’A.C.I.P.
doit accepter qu’« il n’est pas possible de faire prier ensemble les deux éléments de
la communauté » (139). Face à ces tensions, les élites doivent montrer l’exemple de
la réconciliation. En mars 1963, un colloque organisé par le Congrès juif mondial a
pour but d’« engager un vrai dialogue, une vraie communication et [de] rompre la
solitude du monologue [...] ». Un an plus tard, les Assises du judaïsme français consa-
crées au problème liturgique estiment que « le monde séfarade peut apporter quelque
chose au monde ashkénase » (140). La mise à l’épreuve de cette politique passe par
l’intégration des responsables nord-africains aux institutions centrales. En 1962, le
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F.S.J.U. admet « que les représentants des communautés du Maroc, de Tunisie et
d’Algérie [...] [prennent] une part déterminante aux activités qui doivent aboutir à
l’intégration des rapatriés du Maghreb à la communauté israélite de métro-
pole » (141). En 1965, une nouvelle structure consistoriale, le Conseil national, doit
constituer « un véritable parlement représentatif de tous les Juifs du pays » (142).

Une mentalité « non consistoriale et autonomiste » (143)


Le refus des réfugiés d’adhérer à l’A.C.I.P. tient en partie à leur hostilité vis-à-vis
de l’élite juive française (144). La division arbitraire des tâches entre A.C.I.P. et
F.S.J.U. et le monopole du Consistoire sur la gestion des communautés de banlieue
font l’objet de contestations. Les réfugiés revendiquent un renouvellement de ce

(136) La hara est le ghetto juif tunisien. Cf. P. SEBAG, L’évolution d’un ghetto nord-africain. La
Hara de Tunis, Paris, P.U.F., 1959.
(137) C. JERUSHALMI, « Les Juifs tunisiens à Paris », art. cit., p. 82.
(138) S. SCHWARZFUCHS, assemblée générale du F.S.J.U., 6 mai 1962, art. cit.
(139) S. SCHWARZFUCHS, assemblée générale du F.S.J.U., 6 mai 1962, art. cit. Selon certains témoi-
gnages, ce projet provoque même des scènes de violence : ainsi, M. X. témoigne : « A Belleville, au début,
ils en venaient aux poings ! ».
(140) M. JAÏS, assises du judaïsme français, 15 juin 1964, art. cit.
(141) « Le F.J.S.U. et les rapatriés », Journal des communautés, 28 décembre 1962, p. 7.
(142) « XVIIe assemblée générale du F.S.J.U. », L’Arche, juillet 1966, p. 50.
(143) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 131.
(144) C’est surtout le cas de l’élite juive intellectuelle qui n’éprouve pas les problèmes de déracinement
et de reconstruction des classes plus modestes.

47
C. SINEY-LANGE

dernier par la création de cultuelles indépendantes, de communautés autonomes


représentées en son sein ou d’un « véritable Consistoire de la région parisienne »
fédérant A.C.I.P. et communautés de banlieue. Ce caractère « anticonsistorial » tient
aussi au fait que les structures consistoriales maghrébines étaient moins affirmées et
que le recrutement des cadres religieux y était plus souple. David Nadjari affirme en
effet qu’« à Oran [...] est rabbin celui que l’on appelle spontanément rabbin ou bien
qui s’intitule lui-même rabbin » (145). C’est pourquoi « il a fallu procéder à un tri
parmi les docteurs de la Loi qu’amenaient avec eux les rapatriés » (146). Les appels
à l’obéissance des leaders nord-africains s’avèrent nécessaires :

Nous devons adopter les règles en pratique au sein de la communauté juive organique,
et verser à la cultuelle notre cotisation annuelle [...] (147).

Le conflit d’autorité tourne à une lutte ouverte avec les bouchers nord-africains.
Au Maghreb, la cachérisation des aliments consistait en des règles d’hygiène élémen-
taires, alors qu’en France, l’A.C.I.P. authentifie le caractère cacher, règle à laquelle
les bouchers maghrébins refusent de se soumettre (148) :

Transplantés en France avec leurs chohets et leurs chomers, ils poursuivent en métro-
pole les habitudes d’Afrique du Nord avec souvent la même clientèle (149).
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Dans le « fief de la dissidence » bellevillois, sur vingt et une boucheries en activité,
seules trois sont reconnues par le Beth Din (150). En 1968, « la guerre de la cache-
routh » (151) n’est toujours pas achevée. Malgré la mise en place d’un système de
surveillance jugé « total et parfait », « [...] il existe encore des boucheries dissidentes
dont l’approvisionnement échappe à la surveillance du Consistoire » (152).
Le F.S.J.U. fait également l’objet de critiques, notamment en 1964, lors du
débat autour du projet de la maison communautaire d’Auteuil. Le paradoxe entre
les besoins des banlieues et l’investissement dans un quartier bourgeois provoque un
conflit qui va jusqu’à la démission de représentants nord-africains, tel Haïm Cherqui :

Comment, nous dira-t-on, vous avez engagé des dépenses pour faire un immeuble

(145) D. NADJARI, Juifs en terre coloniale. Le culte israélite à Oran au début du XXe siècle, Nice,
Éditions Jacques Gandini, 2000, p. 101.
(146) M. LEGRIS, « L’exode des Israélites d’Algérie », Le Monde, 10 novembre 1962, p. 8.
(147) J. LAZARUS, « Des inscriptions aux Consistoires », Information juive, mars 1965, p. 1.
(148) Les relations entre le Consistoire et les bouchers maghrébins étaient déjà conflictuelles en Afrique
du Nord. Ainsi, « l’affrontement avec ceux-ci avait déjà connu dans la deuxième moitié du XIXe siècle deux
points culminants : en 1875 et en 1892-1895 [...]. En janvier 1909, la « querelle de la boucherie » n’est
pas encore éteinte et le Consistoire doit une nouvelle fois lutter contre la menace d’ouverture de boucheries
concurrentes », D. NADJARI, Juifs en terre coloniale..., op. cit., p. 59.
(149) J. LAZARUS, « Des inscriptions aux Consistoires », art. cit., p. 1.
(150) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 131.
(151) D. GERSON, « La guerre de la cacherouth », L’Arche, août-septembre 1964, p. 83-84.
(152) J.-P. ELKANN, « Commission consultative des communautés de banlieue », Journal des commu-
nautés, 24 mai 1968, p. 1.

48
GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

magnifique, pour répondre à tous les besoins d’une certaine population, d’une certaine
bourgeoisie [...] d’ailleurs bien désaffectée hélas, et vous nous refusez à nous rapatriés
de créer des centres qui sont indispensables, des centres de Talmud Thora, dans la
banlieue de Paris ? (153).

Sans doute existe-t-il un autre discours qui vise à minimiser le conflit entre les
communautés. A partir de 1965, l’augmentation des mariages mixtes entre Juifs de
France et réfugiés apparaît comme un « signe concret de la fusion en train de se
réaliser » (154). Pourtant l’opposition des parents aux unions perdure, en particulier
du côté ashkénaze. Selon certains, l’antagonisme n’aurait jamais eu lieu :

L’afflux des Juifs d’Afrique du Nord, même si on les considérait parfois comme des
sous-développés, enrichissait les communautés françaises [...]. On n’avait pas tout à
fait les mêmes rites qu’eux, mais on était toujours chaleureusement accueillis (155).

En 1962, un article du Monde souligne « que d’une manière générale, l’entente


est bonne » (156). De même, pour Doris Bensimon, « [...] à chaque arrivée massive,
des volontaires appartenant aux organismes juifs les plus divers ont participé à
l’accueil des rapatriés » (157). Pourtant nous avons noté, lors de nos entretiens avec
les témoins, un silence embarrassé à peu près général sur la question du rapport
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entre les deux communautés : un malaise plutôt révélateur de la sourde hostilité qui
semble régner à Paris entre Séfarades et Ashkénazes.

Un groupe contestataire et volontairement à part


Quatre mois après l’exode, naît l’Association des Juifs originaires d’Algérie
(A.J.O.A.) (158) dont le but est « la défense des droits matériels, moraux et reli-
gieux » (159) des rapatriés qui veulent faire accepter à la communauté d’accueil leurs
particularismes culturels :

[...] Les rapatriés jouent du lien communautaire et de l’identité reconstruite plus que
« retrouvée » (160).

En deux ans, le nombre de membres adhérents passe de soixante-quatre à 102.

(153) M. SELIGMAN, assemblée générale du F.S.J.U., 25 et 26 avril 1964, art. cit.


(154) En 1965, 56 % des Nord-africains ont un conjoint d’une origine différente. C. ZYTNICKI, Les
Juifs à Toulouse..., op. cit., p. 359.
(155) Entretien avec M. X.
(156) M. LEGRIS, « L’exode des Israélites d’Algérie », art. cit., p. 8.
(157) D. BENSIMON, Intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, op. cit., p. 214.
(158) Cette association d’originaires ne s’assimile pas aux Landmanschaften ashkénazes, pour qui le
rassemblement est nostalgique et défensif. Son secrétaire général, Jacques Lazarus, est l’ancien secrétaire
du Comité juif algérien d’études sociales.
(159) Bulletin d’adhésion à l’A.J.O.A., archives du C.R.I.F., C.D.J.C.
(160) J.-J. JORDI, De l’exode..., op. cit., p. 90.

49
C. SINEY-LANGE

L’A.J.O.A. apparaît comme un lobby efficace auprès des autorités juives et du gou-
vernement. Le 20 décembre 1964, est mise au point une « charte des rapatriés » qui
exige « la réalisation d’une commission exécutive permanente chargée de l’étude et
de la réalisation des équipements indispensables [...] » (161) et la création d’une
« commission régulière chargée des affaires culturelles et éducatives » pour les pro-
blèmes spécifiques aux banlieues. Leur représentation « conforme à leur importance
numérique » et leur « participation directe » au Consistoire sont également abordées.
Quelques mois plus tard, l’A.C.I.P. modifie ses statuts afin d’intégrer les représen-
tants du judaïsme maghrébin. De même, en 1965, elle redouble d’efforts en vue de
l’animation culturelle des nouvelles communautés.
L’A.J.O.A. se bat par ailleurs pour obtenir l’indemnisation des biens des rapa-
triés perdus en Algérie en adhérant au Groupement national pour l’indemnisation
des biens spoliés outre-mer (162). Au niveau social, elle instaure un « fonds de soli-
darité pour les rapatriés » (163) et une « commission sociale », composée de béné-
voles eux-mêmes rapatriés. Dans le domaine juridique, les juristes du B.I.O. sont
recrutés au sein de l’A.J.O.A. Son principal instrument de lutte, Information juive,
paraît en France à partir de septembre 1963 (164) :

Information juive sera le lien et la tribune pour tous ceux que leur fidélité à la France
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et [...] leur attachement à Israël ont conduits sur les durs chemins de l’exode (165).

En 1966, il devient le premier tirage de la presse juive, preuve du poids de plus


en plus important du judaïsme séfarade en France.
Les associations d’originaires du Maroc et de Tunisie s’avèrent moins efficaces.
En 1963, l’Association des Juifs du Maroc voit le jour à l’instigation du F.S.J.U.
L’A.J.M. ne vient pas en aide à ses coreligionnaires, mais se contente de les orienter
vers les œuvres. Jusqu’en 1968, elle reste volontairement à l’écart d’un groupe plus
ancien, l’Amicale des Israélites du Maroc, « souvent, hélas, pour des raisons futi-
les » (166). Le judaïsme marocain, divisé, est donc faiblement représenté. Quant à
l’Association des Juifs de Tunisie (A.J.O.T.), créée la même année, elle fait encore
moins parler d’elle. Sa faiblesse tient dans la multiplication d’associations culturelles
au caractère éphémère :

De toutes les minorités établies en France, la communauté tunisienne est quasiment


la seule à ne pas parvenir à dégager ses cadres [...] (167).

(161) « Rencontre de l’A.J.O.A. et des communautés de banlieue », 20 décembre 1964, archives du


C.R.I.F., C.D.J.C.
(162) Organisme national représentant les rapatriés des anciennes colonies, toutes religions confon-
dues.
(163) « Nécessaire solidarité », art. cit., p. 7.
(164) Ce journal existait déjà depuis 1948 en Algérie. Parmi les membres de son comité de rédaction
figurent Henri Chemouilli, Haïm Cherqui, Léon Ashkénazi et Émile Touati.
(165) « Au-delà de l’épreuve », Information juive, septembre 1963, p. 1.
(166) « Les Juifs marocains en France », 26 juin 1968, archives du C.R.I.F., C.D.J.C.
(167) C. LANCAR, « Pour un regroupement des Juifs de Tunisie », Information juive, mars 1969, p. 2.

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GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

Derrière l’activisme de l’élite, il convient de souligner la passivité durable de la


masse des réfugiés, traduction, selon D. Bensimon, « de l’éclatement des structures
communautaires d’autrefois et de l’individualisme de la population étudiée » (168).
Pourtant les quelque 4 % de juifs mobilisés dans un mouvement israélite contribuent,
en dépit de leur faible proportion, au dynamisme communautaire : « principaux uti-
lisateurs de la vie juive », ils assurent le maintien du « tissu » même de la vie commu-
nautaire » (169).
La Guerre des Six jours amorce une évolution dans leur rassemblement. En
octobre 1967, « un comité de liaison des associations juives d’originaires d’Afrique
du Nord » (170) voit le jour, avec pour membres l’A.J.O.A., l’A.J.M. et l’A.J.O.T.,
auxquelles s’ajoutent des groupements locaux. Ainsi, « tout le judaïsme nord-africain
commence à se poser et à se penser comme entité » (171).

Conclusion

En une décennie, le judaïsme français, cet « organisme desséché et sans res-


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sort » (172) au sortir de la guerre, se transforme en une minorité dynamique et riche
de nuances culturelles.

Par le simple effet démographique, [...] par l’attachement farouche des Juifs maghré-
bins à leur identité, par l’aspiration profonde à la participation politique et leur volonté
bruyante d’affirmation collective [...] c’est une vieille tradition de neutralité et de dis-
crétion attachée au judaïsme français qui s’écroule (173).

Les Juifs maghrébins introduisent un nouveau dynamisme politique et social,


symbolisé par l’utilisation de la rue. Celle-ci incarne le renouveau communautaire
par le développement des commerces cacher, des infrastructures religieuses et son
utilisation, à l’image du Maghreb, « comme une extension du foyer » (174). En
contraste avec la présence peu visible des Juifs ashkénases, la physionomie urbaine
est directement influencée par ce mouvement migratoire :

Ironie de l’histoire, à l’heure du rapatriement de 1962, ce judaïsme français de terre

(168) D. BENSIMON, Intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, op. cit., p. 208.
(169) H. CHERQUI, « Participation des originaires d’Afrique du Nord aux responsabilités communautai-
res », Information juive, no 196, novembre 1969, p. 7.
(170) « Un comité de liaison des originaires d’Afrique du Nord », Information juive, novembre 1967,
p. 3.
(171) H. CHEMOUILLI, « Les rapatriés 10 ans après », L’Arche, mai 1972, p. 49.
(172) A. NEHER, « Dans le feu de l’épreuve », L’Arche, mars 1963, p. 27.
(173) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit., p. 292.
(174) C. TAPIA et P. SIMON, Le Belleville des Juifs tunisiens, Paris, Autrement, 1998, p. 93.

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C. SINEY-LANGE

algérienne ne va-t-il pas se placer en « régénérateur » du judaïsme métropolitain en


voulant le recomposer à son image ? (175).

En 1967, le conflit israélo-palestinien est un facteur de coalition. Les Juifs de


France se retrouvent autour de cette terre promise qui cristallise leur sentiment
d’appartenance à une collectivité transfrontalière. La « campagne de l’unité », menée
en juin 1967, symbolise cette réconciliation : son objectif est de collecter cinquante
millions de francs avant le 1er juillet. Le 25 juin, quarante-sept millions sont déjà
réunis (176).
Toutefois les relations entre les deux collectivités restent difficiles à appréhen-
der. A la fin des années 1960, la « lutte des Juifs nord-africains pour leur
dignité » (177), entamée au XIXe siècle, se poursuit sur le sol métropolitain.
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(175) D. NADJARI, Juifs en terre coloniale..., op. cit., p. 126.


(176) « La campagne de soutien financier envers Israël », Information juive, juillet 1967, p. 6.
(177) C. TAPIA, Les Juifs sépharades en France, op. cit.

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GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

Document 1. Situation de la communauté juive de la région parisienne en 1961


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Source : enquêtes du groupe « Communauté », Guide des Communautés juives de France,


1961-1962.

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C. SINEY-LANGE

Document 2. Situation de la communauté de la région parisienne en 1966


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Source : enquêtes du groupe « Communauté », Guide des Communautés juives de France, 1966.

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GRANDES ET PETITES MISÈRES DU GRAND EXODE

Document 3. Inauguration du centre communautaire de Massy-Antony, octobre 1963


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Source : archives du Consistoire de Paris.

Document 4. Un cours d’instruction religieuse à Massy-Antony

Source : archives du Consistoire de Paris.

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