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Lessive spectaculaire des images passées

Jean-Louis Comolli
Dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2008/1 (N° 89-90), pages 71 à 75
Éditions La contemporaine
ISSN 0769-3206
DOI 10.3917/mate.089.0010
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Lessive spectaculaire
Jean-Louis COMOLLI

des images passées


1/ On connaît l’histoire — exemplaire
telle une fable moderne — des photographies
Farben de Monowitz comprises. IG Farben avait
construit à Monowitz de grandes unités de pro-
aériennes d’Auschwitz. Harun Farocki la raconte duction, et se faisait livrer par les SS la main-
dans son film Images du monde et inscription de d’œuvre esclave. (…) Trente-trois ans après les
la guerre (1988). Qu’il me soit permis de le citer prises de vue, les deux hommes de la CIA entre-
longuement : « Le 4 avril 1944, les Alliés font prirent une nouvelle analyse des images. Sur la
pour la première fois une photo du camp de première photo du 4 avril 1944, ils identifièrent la
concentration d’Auschwitz. Des avions améri- maison du commandant d’Auschwitz et situèrent
cains avaient décollé de Foggia en Italie et se diri- le mur où avaient lieu les exécutions, entre le
geaient vers leurs objectifs en Silésie : des usines bloc 10 et le bloc 11. Ils purent identifier et mar-
de production d’essence à partir de charbon quer les chambres à gaz d’Auschwitz I et écrire :
(essence par hydrogénation), et de fabrication du “Dans un appentis spécialement protégé, contigu
buna (caoutchouc synthétique). À l’approche des à la chambre à gaz centrale, on distingue un petit
sites d’IG Farben encore en construction, l’un des véhicule. Des témoins oculaires ont raconté que
aviateurs déclencha son appareil photo et réalisa les prisonniers qui arrivaient à Auschwitz sans
une série de 22 vues aériennes. Sur trois d’entre savoir qu’ils étaient destinés à l’extermination se
elles apparaît aussi le “Stammlager” (camp mère) sentaient rassurés par la présence d’une ambu-
situé non loin des usines. Ces images parvinrent lance de la Croix-Rouge. En réalité, les SS utili-
avec d’autres au centre d’analyse de photos saient ce véhicule pour le transport des cristaux
aériennes de Medmanham en Angleterre. Les mortellement toxiques de Zyklon B. Pourrait-il
analystes identifièrent le complexe industriel pho- s’agir de ce funeste véhicule ?” Les analystes ne
tographié, mentionnèrent dans leur protocole sont pas complètement sûrs, à une distance de
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l’état des bâtiments et le degré de leur destruc- 7 000 mètres ils peuvent certes reconnaître un
tion, avancèrent des estimations sur la capacité véhicule dans la tache, mais ne peuvent ni en
de production des usines de buna — de l’existen- préciser le type, ni discerner une marque à la
ce du camp il ne fut pas question. (…) Les ana- peinture. Ce qui différencie Auschwitz des autres
lystes n’ayant pas reçu l’ordre de chercher les lieux ne peut se distinguer immédiatement sur ces
camps, ils ne les trouvèrent pas. C’est, en 1977, le images : les photographies ne permettent de
succès de la série télévisée Holocauste — une reconnaître que ce que d’autres ont déjà révélé,
série qui, pour les rendre imaginables, veut narrer des témoins oculaires alors présents sur les lieux.
les souffrances et la mort et ce faisant les réduit au Une fois encore cette collusion de l’image et du
kitsch —, qui donna l’idée à deux employés de la texte dans l’écriture de l’Histoire : des textes qui
CIA de rechercher des photos aériennes doivent donner accès aux images, et des images
d’Auschwitz. Ils entrèrent dans le réseau informa- qui doivent rendre les textes imaginables 1. »
tique de la CIA les coordonnées géographiques Harun Farocki a raison : il faut pour rendre à
de tous les camps alors situés dans le rayon d’ac- leur sens les images photographiques (ou,
tion des bombardiers — celles des usines IG d’ailleurs, cinématographiques) une parole d’ac-
compagnement installant une situation d’accueil,
d’attente, de désir. Sans cette dimension propre-
1. Extrait de « Il serait
ment fictionnelle, le document demeure indéchif- temps que la réalité
JEAN-LOUIS COMOLLI, théoricien et réalisateur,
frable, indifférent. Aucune archive n’opère seule. commence »,
rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1966 à 1976, in Reconnaître et
Toutes, elles ont été enregistrées, fabriquées,
a réalisé une vingtaine de films documentaires depuis poursuivre, Paris,
investies par besoins et désirs divers, et précisé- Éd. Théâtre
1968 et plusieurs films de fiction.
ment inscrits en un moment donné de l’histoire. typographique, 2002.
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Défilé des combattants


anarchistes dans Pour qu’un document redevienne actif et puisse faire stocks innombrables. Les archivistes, on le sait, en
Barcelone libérée (1936). basculer quelque pan de conscience, il est nécessai- sont réduits à détruire aléatoirement d’immenses
re que se retrouve en un autre moment de l’histoire quantités d’archives pour tenter de sauver le reste.
la conjonction, encore une fois, de besoins, d’af- Rares hier, et donc précieuses autant qu’énig-
fects, de désirs, qui seront par définition différents de matiques, les archives audiovisuelles sont aujour-
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ceux qui ont présidé à la naissance du document, d’hui le déchet du monde spectaculaire. Le spec-
historiquement différents. Lire, interpréter, com- tacle enveloppe le monde, sans doute, et telle la
prendre s’articulent à des récits, des demandes, des tunique de Nessus le brûle en le couvrant : inces-
sentiments, des inquiétudes, un imaginaire… et je sante, cette combustion n’est pas sans restes ; les
dirais que seule une mise en récit — qui est d’abord archives audiovisuelles ne sont que les dépouilles
mise en formes — est à même d’ouvrir aux images du spectacle une fois l’opération faite. C’est pour-
du passé le champ d’un nouveau possible. Faire quoi nous n’en viendrons pas à bout. Le spectacle
d’une trace indéfinissable la trace de quelque chose change le monde en un labyrinthe de miroirs où
qui nous dira quelque chose. les chances de distinguer le reflet de la chose s’ef-
facent à mesure que l’on avance. Au spectacle,
nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de dehors.
2/ Dans la grande boucle des archives audio- Dès à présent notre histoire est faite d’images et
visuelles qui s’accumulent partout, rien ne va de sons en mouvement, qui ont été pour la plu-
plus. Personne, aucun œil au monde plus jamais part fabriqués par ceux qui tiennent en leur pou-
ne verra ces milliards d’heures sauvées de l’effa- voir les instruments de la spectacularisation du
cement pour être mises en sommeil — un som- monde. Autrement dit, les télévisions, qui mar-
meil immémorial. Pour les images et les sons chent toutes plus ou moins à l’information-mar-
comme pour les actes de notaire ou les notes de chandise et au divertissement — sur le modèle du
blanchisserie, la masse des archives submerge sensationnel : toujours plus — fabriquent, diffu-
toute rationalité. Il y a un en-trop, un trop-plein, sent, installent les représentations qui vont témoi-
un excès qui passe toute mesure humaine. Seuls gner de notre passage collectif en ce bas-monde.
des robots, peut-être, resteront à veiller sur ces Il y a de quoi trembler. Mais non, c’est déjà fait.
Écritures filmiques du passé : archives, témoignages, montages • 73
LES IMAGES D’ARCHIVES

Le succès du cinéma se construit aussi à partir de


cet échange — imaginaire mais jusqu’à quel
3/ Hier, il s’agissait de sauver du néant ou de point ? — des regards de part et d’autre de la len-
l’oubli les traces initiales de la conquête cinéma- tille, de l’écran. À distance, à écart d’espace-
tographique du monde ; aujourd’hui, ce qui se temps, le spectateur est impliqué par le regard-
pratique à l’échelle planétaire revient à refouler caméra de celles et ceux qui sont filmés. Au ciné-
dans le néant d’un non-regard/non-écoute les ma, les morts filmés regardent encore, nous regar-
couches desquamées du spectacle, vieilles dent. Je rappelle que ce dépassement de la mort
peaux, raclures et pelures de la couverture télé- est le vrai socle de la montée en puissance du
visée du monde. Contre le règne de l’indifféren- cinéma, comme instance de lancement et de pro-
ce consommatrice programmée par le marché pagation des images animées. C’est aussi sur cette
spectaculaire, un seul recours, le regard comme question que le cinéma se sépare du spectacle —
désir, le désir comme regard, si l’on suppose du lui aussi triomphant. Du côté du cinéma, la mort
moins ce désir impérieux et ce regard exigeant, n’est dépassée qu’en tant qu’elle est niée dans
tout le contraire du zapping qui n’est jamais que une opération dialectique. C’est parce que je sais
le symptôme de la mollesse du premier et de la bien que les hommes et femmes filmés depuis
paresse du second, l’un et l’autre effarouchés par 1895 sont pour la plupart aujourd’hui morts, que
ce qui dure. je peux croire quand même qu’ils sont toujours
Première conséquence : dans ce désir, dans ce vivants dans ce film, dans cette histoire, dans ce
regard, il n’est pas question de nous seuls. Du montage de plans. Le cinéma ne nie pas la mort,
désir, du regard de celles et ceux qui ont fabriqué il joue avec 2. Du côté du spectacle, il me semble
ces images et ces sons, comme de celles et ceux que le rêve que partagent acteurs et spectateurs
qui y ont figuré. Il s’agit en effet de reconnaître est de faire comme si il n’y avait pas de mort. Or,
leur désir, leur regard, et à travers ceux-ci les les images sauvées du passé réclament d’apparte-
contraintes et conditions du moment, techniques nir encore au cinéma, c’est-à-dire qu’elles ne ces-
et idéologiques — stylistiques. Or, la plupart des sent de rappeler la mort dans la survie même des
images qui barbouillent aujourd’hui les écrans des figures qu’elles font mouvoir.
téléviseurs, des ordinateurs, des médiathèques,
des salles de cinéma elles-mêmes, ne nous regar-
dent ni ne nous écoutent, de quelque côté qu’on 5/ Peut-être est-ce la saturation de la mort par
les prenne, de qui filme ou de qui est filmé. elle-même, c’est-à-dire la limite même de la ciné-
Mais… comment regarder ce qui ne nous matographie, révélée comme impossible par les
regarde pas ? Désirer ce qui ne nous désire pas ? images les plus chargées de morts que jamais l’on
ait jamais enregistrées ni vues, peut-être est-ce
cette fin de la relation cinématographique, détrui-
4/ Hypothèse : jusqu’à la Deuxième Guerre te par l’accumulation hyperspectaculaire et du
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mondiale, disons jusqu’à la découverte des même coup intensément mortifère de milliers et
camps de la mort par les Alliés (1945), on peut de milliers de cadavres entassés, enfouis, bulldo- 2. Qu’on me permette
supposer que toutes les images survivantes du zérisés, peut-être est-ce l’exposition à ciel ouvert de renvoyer à mon
de tant de morts sans sépulture ni linceul 3, sans article « L’absente de
passé nous présentent à un moment ou à un autre tout miroir », in Voir
le ou les regards de ceux qui sont regardés — qui appel, sans relève, définitivement étrangers à et pouvoir,. Paris,
sont filmés. L’échange des regards, cette recon- toute résurrection et qui ne revivront jamais sur Éd. Verdier, 2004,
aucun écran, peut-être est-ce tout cela qui pp. 459 et sq.
naissance mutuelle de la qualité de sujet du désir
marque irréversiblement toutes les images d’ar- 3. Dans le film de
de part et d’autre de la lentille cinématogra- Samuel Fuller, tourné au
phique, est enregistré, et souvent. Tenons-nous en chives » à partir des images documentaires fil- moment de la libération
à quelques exemples : les photographes du mées par les Alliés à l’ouverture des camps nazis du camp de Falkenau, et
et par exemple celles des Anglais à Bergen Belsen repris par Emile Weiss
Débarquement des congressistes à Neuville-sur- avec des entretiens avec
Saône (Louis Lumière, 1895), les bourgeoises de en avril 1945. Là, dans ces plans insoutenables où Fuller (Falkenau, vision
la course en calèche de L’Homme à la caméra les SS prennent à bras-le-corps les cadavres de de l’impossible), l’officier
leurs victimes, il arrive que nos yeux de specta- qui commande les
(Vertov, 1929), les combattants anarchistes défi- troupes américaines
lant en camion dans Barcelone libérée (1936 : teurs rencontrent les yeux morts de ces corps dis- contraint les voisins
plans montés à la fin de Buenaventura Durruti, loqués et traînés dans la boue, mais entre eux et allemands du camp à
nous, un abîme, une brèche que rien ne peut plus vêtir les cadavres avant
anarchiste, 1999). Ces documents nous montrent de les ensevelir.
que ceux qui sont filmés regardent la caméra qui combler. Ni le cinéma.
4. Je développe tout
les filme, et au-delà d’elle ou à travers elle, au- Défaite du regard, assurément 4. « L’image cela dans « Fatal rendez-
delà du visible, regardent les spectateurs non malgré tout » (Georges Didi-Huberman) met en vous », in Le cinéma
et la Shoah, Paris,
encore actuels qui un jour ou l’autre vont les question la place du spectateur, la rend imprati- Éditions Cahiers du
regarder. Le passé regarde le futur. Le mort, le vif. cable, la colore d’un malaise irréductible. Depuis cinéma, 2007.
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que ces images de mort ont été vues et diffusées images d’aujourd’hui circulent à grande vitesse,
(par exemple dans la circulation mondiale de sont fabriquées instantanément, mises en ligne,
Nuit et brouillard, d’Alain Resnais, 1954 5), je satellisées, télédiffusées, stockées et recyclées en
dirais que s’est déchiré le voile d’innocence qui quelques heures. L’immédiat devient immédiate-
couvrait et protégeait encore le regard du specta- ment archive. L’ardoise magique du présent des
teur, que s’est pervertie, abîmée sa relation aux médias est enregistrée, stockée, analysée, mise en
images en mouvement, et à travers elles, sa place fiches, vendue. Mais si nous savons bien com-
dans le visible, la place même du visible. ment le marché mène la ronde de l’information
Maintenant, quand le passé nous fixe de son œil spectaculaire, reste à se demander quelle place
mort, c’est pour nous demander des comptes. est encore faite en ce tourbillon au spectateur que
Voulons-nous voir ? Eh bien, voyons ce qui ne nous ne cessons pas d’être en devenant consom-
nous a pas vus et qui n’était pas fait pour nous mateurs d’images. Qui voit quoi, qui voit qui, et
voir. Nous n’étions pas là ? Grâce au cinéma, pourquoi ? Qui est vu par cela même qu’il est en
nous y sommes. Notre absence n’en est plus une train de voir ? Comme tout ou presque est filmé
tout à fait puisque le cinéma nous re-présente tout le temps ou presque par des caméras auto-
l’extermination dans son achèvement. Nous matiques, qui s’affecte encore du fait d’être filmé
n’étions pas là, non, le cinéma n’était pas là non ? Qui a vu qu’il l’était ? Quand les images sortent
plus au moment de la mise à mort, mais il est des salles obscures pour occuper tout l’espace
arrivé par la suite — et avec lui sont apparus des visible, qui peut encore dire qu’il voit ?
spectateurs, spectateurs malgré tout, ces soldats Bien sûr, l’effet de réel « regard-caméra » n’a
alliés libérateurs, incrédules et effrayés, ces civils pas cessé de jouer. Le narcissisme triomphe
allemands, contraints par les baïonnettes de voir désormais dans les petites caméras et les télé-
ce qu’ils n’avaient pas voulu voir, ces gardiens SS phones portables. Le temps du spectateur tend
eux-mêmes, hommes et femmes, saisis et acca- irrésistiblement à devenir celui de l’acteur. Il
blés par ces cadavres qui n’ont pas disparu dans s’agit aujourd’hui pour tout un chacun de faire
les crématoires. des images, et même de faire des images du
Ces spectateurs premiers de l’horreur des moment et du geste de faire des images. Par un
camps d’extermination, le cinéma les reconduit à effet retour qui est le signe de la spécularité même
notre présent pour en faire les contemporains du du spectacle, le spectateur se change en acteur et
spectateur que je suis ; contemporains décalés, du même coup en personnage, cette fois non plus
oui, mais partageant avec nous le temps même du imaginaire mais réel. Au prix de cette fulgurante
cinéma. Homologue au regard de ces premiers perte d’imaginaire, se gagner la formation à une
spectateurs, c’est notre regard vivant devant ces pratique qui fait passer le spectateur à l’acte de
images qui fixe la mort, la marque, lui donne cadrer et de filmer. Soit, et tant mieux. Mais la
forme et substance. Trop. Au-delà de l’écran. question posée au début devient l’absurde même :
qui voit encore les images que tous et toutes ne
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cessent de fabriquer ? Comment les voir ? À quel
6/ Histoires de fantômes, oui. Qui déborde étranger s’adressent-elles ? Qui peut les désirer,
5. Cf. le remarquable
travail de Sylvie
les fantômes familiers adorés par le cinéma. hors du cercle des familiers ? Ce n’est pas seule-
Lindeperg, Nuit et Banalité d’un scandale, la manière dont les télé- ment que le spectateur s’efface derrière l’acteur-
brouillard, un film dans visions, c’est-à-dire des réalisateurs patentés, des réalisateur, c’est qu’il n’a plus le temps et peut-
l’Histoire, Paris,
Éd. Odile Jacob, 2007.
producteurs, des documentalistes, utilisent sans être plus le désir d’aller encore y voir. C’est qu’il
6. Contre cet infernal souci les archives audiovisuelles. Pourvu qu’il se s’efface en tant que désir de spectateur.
recyclage, il convient de trouve dans les stocks de l’Ina, de Gaumont ou Je crois que cet effacement, peut-être irrémé-
souligner le travail, de Pathé des images d’hier, sonores ou non… La
extrêmement précieux, diable, exige ce que j’appellerai un retour du
de ces quelques SCAM est d’accord, aucune objection. Ça montage. Montons les images démontées pour les
cinéastes qui savent s’achète, se vend, se négocie, tout va très bien. montrer à nouveau et enfin les faire voir. Quand
combien il s’agit non On fait des heures de programmes avec le passé
seulement de mettre en j’ai fait Jeux de rôles à Carpentras (1998, monté
place mais de remettre recomposé par des consciences bien reposées. par Anita Pérez, documenté par Marie-Josée
en scène les images (et On appelle ça « mémoire » et même « devoir ». Gaudin), je n’ai utilisé que des archives audiovi-
les sons) du passé. Je Guerre d’Algérie, Mai 68, ça y va. Dommage
pense, entre autres, à suelles récentes (les plus vieilles n’avaient pas six
Ginette Lavigne qu’on n’ait pas filmé la traite des Noirs ! Passons. ans, les plus jeunes étaient de la veille) qui,
(Republica, journal du Les images d’hier sont devenues cinématographi- toutes, avaient été déjà diffusées publiquement
peuple, La Nuit du coup quement non-réconciliables 6.
d’État…), à Emile Weiss sur les chaines de télévision. TF1 par exemple,
(Sonder Komando – Quant aux images d’aujourd’hui… Questions. Témoin n° 1. L’idée, on le comprend, était de
Auschwitz Birkenau), à Nous savons bien l’accélération insensée de ce faire voir ce qui aurait dû l’être et ne l’avait pas
Pierre Beuchot (Le temps
détruit), à Laurent Véray,
qui se présente toujours comme actualité(s). été, de faire entendre ce qui était tombé dans
à Harun Farocki… Journaux télévisés, « sujets », magazines… les l’oreille du sourd, de faire reconnaître que rien
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LES IMAGES D’ARCHIVES

L’Homme à la caméra
(1929) de Dziga Vestov.
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n’est vu de tout le visible qui nous assaille. Le elle. Posons comme postulat que les images et les
cinéma, me semble-t-il, peut retrouver la dimen- sons, usés par la publicité, ont perdu leur raison
sion didactique qui est au cœur de son rapport au d’être et qu’ils n’ont plus de relation avec nous. Il
spectateur. Hors du cinéma, aveuglement, surdi- s’agirait donc de reconstruire. De composer des
té. Au cinéma, apprendre à voir, apprendre à ensembles où se remonte ce qui a été dispersé.
entendre. Au moment où la place du spectateur J.-L. C.
est à la fois celle du malaise et celle de l’efface-
ment, à nous, cinéastes, de reconstruire sans
cesse la possibilité même de voir et d’entendre —
qui tient essentiellement au montage des images
et des sons. Plus que jamais, voir et entendre,
c’est-à-dire repérer et espérer comprendre où
nous en sommes, où nous sommes, passe par la
construction d’un montage, la mise en relation —
proche et distante, liée et déliée, synchrone et
non — des images et des sons. Le spectacle nous
tend un miroir brisé par le zapping, nous baigne
dans un monde sonore démonté, celui de ces
échantillons par quoi s’annonce justement la
marchandise. Les « formes nouvelles » qui
règnent sur tous les écrans sont exactement celles
promues par la consommation, et destinées à

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