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Jean-Louis Comolli
Dans Matériaux pour l’histoire de notre temps 2008/1 (N° 89-90), pages 71 à 75
Éditions La contemporaine
ISSN 0769-3206
DOI 10.3917/mate.089.0010
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que ces images de mort ont été vues et diffusées images d’aujourd’hui circulent à grande vitesse,
(par exemple dans la circulation mondiale de sont fabriquées instantanément, mises en ligne,
Nuit et brouillard, d’Alain Resnais, 1954 5), je satellisées, télédiffusées, stockées et recyclées en
dirais que s’est déchiré le voile d’innocence qui quelques heures. L’immédiat devient immédiate-
couvrait et protégeait encore le regard du specta- ment archive. L’ardoise magique du présent des
teur, que s’est pervertie, abîmée sa relation aux médias est enregistrée, stockée, analysée, mise en
images en mouvement, et à travers elles, sa place fiches, vendue. Mais si nous savons bien com-
dans le visible, la place même du visible. ment le marché mène la ronde de l’information
Maintenant, quand le passé nous fixe de son œil spectaculaire, reste à se demander quelle place
mort, c’est pour nous demander des comptes. est encore faite en ce tourbillon au spectateur que
Voulons-nous voir ? Eh bien, voyons ce qui ne nous ne cessons pas d’être en devenant consom-
nous a pas vus et qui n’était pas fait pour nous mateurs d’images. Qui voit quoi, qui voit qui, et
voir. Nous n’étions pas là ? Grâce au cinéma, pourquoi ? Qui est vu par cela même qu’il est en
nous y sommes. Notre absence n’en est plus une train de voir ? Comme tout ou presque est filmé
tout à fait puisque le cinéma nous re-présente tout le temps ou presque par des caméras auto-
l’extermination dans son achèvement. Nous matiques, qui s’affecte encore du fait d’être filmé
n’étions pas là, non, le cinéma n’était pas là non ? Qui a vu qu’il l’était ? Quand les images sortent
plus au moment de la mise à mort, mais il est des salles obscures pour occuper tout l’espace
arrivé par la suite — et avec lui sont apparus des visible, qui peut encore dire qu’il voit ?
spectateurs, spectateurs malgré tout, ces soldats Bien sûr, l’effet de réel « regard-caméra » n’a
alliés libérateurs, incrédules et effrayés, ces civils pas cessé de jouer. Le narcissisme triomphe
allemands, contraints par les baïonnettes de voir désormais dans les petites caméras et les télé-
ce qu’ils n’avaient pas voulu voir, ces gardiens SS phones portables. Le temps du spectateur tend
eux-mêmes, hommes et femmes, saisis et acca- irrésistiblement à devenir celui de l’acteur. Il
blés par ces cadavres qui n’ont pas disparu dans s’agit aujourd’hui pour tout un chacun de faire
les crématoires. des images, et même de faire des images du
Ces spectateurs premiers de l’horreur des moment et du geste de faire des images. Par un
camps d’extermination, le cinéma les reconduit à effet retour qui est le signe de la spécularité même
notre présent pour en faire les contemporains du du spectacle, le spectateur se change en acteur et
spectateur que je suis ; contemporains décalés, du même coup en personnage, cette fois non plus
oui, mais partageant avec nous le temps même du imaginaire mais réel. Au prix de cette fulgurante
cinéma. Homologue au regard de ces premiers perte d’imaginaire, se gagner la formation à une
spectateurs, c’est notre regard vivant devant ces pratique qui fait passer le spectateur à l’acte de
images qui fixe la mort, la marque, lui donne cadrer et de filmer. Soit, et tant mieux. Mais la
forme et substance. Trop. Au-delà de l’écran. question posée au début devient l’absurde même :
qui voit encore les images que tous et toutes ne
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L’Homme à la caméra
(1929) de Dziga Vestov.
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