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Introduction à l’art du manga

Pierre Monastier
Dans Études 2017/7 (Juillet-Août), pages 77 à 88
Éditions S.E.R.
ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.4240.0077
© S.E.R. | Téléchargé le 07/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.99.22.43)

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art s et lit t érat ure

INTRODUCTION
À L’ART DU MANGA
Pierre MONASTIER

En 2015, la France représente 50 % des ventes de mangas en


Europe, tandis que la bande dessinée japonaise emporte 40 %
du marché aux bulles dans l’Hexagone. La France est ainsi,
depuis plusieurs années, le deuxième plus grand consomma-
teur de mangas au monde, derrière le Japon, mais devant les
États-Unis, la Corée, l’Allemagne ou encore Taïwan. Comment
expliquer un tel engouement, au point que certains éditeurs
ont décidé – fait unique – de publier simultanément certains
volumes dans les deux langues, japonais et français ?

L es débuts du manga en France connaissent des difficultés : la pre-


mière revue consacrée à cet art, Le cri qui tue, paraît en Suisse en
1978, mais disparaît après six numéros, faute de lectorat1. Le boulever-
sement intervient avec la diffusion de séries telles que Princesse Saphir
et Le roi Léo de Tezuka Osamu (1928-1989) dans l’émission Récré A2
(1978-1988). Le succès est tel que les responsables de l’émission
décident d’intensifier leur distribution de dessins animés japonais :
c’est l’époque des fameux Goldorak, Candy, Albator, Cobra, Lady
Oscar… Certaines coproductions franco-japonaises voient le jour :
Les mystérieuses cités d’or, Ulysse 31, Inspecteur Gadget, etc. Le phéno-
mène est amplifié avec la création du Club Dorothée (1987-1997) :
l’animation japonaise devient la ressource première de l’émission.
Cette époque a fortement marqué une génération, aujourd’hui
trentenaire et quadragénaire,
Rédacteur en chef
de Profession Spectacle et membre sans néanmoins parvenir à la
du comité de rédaction de Nunc. faire passer de l’animation au

1. Stéphane Ferrand et Sébastien Langevin, Le manga, Milan, « Les essentiels », 2006.

É t u d e s - J u i l l e t - a o û t 2 017 - n ° 4 24 0 77
manga. Plus encore, des détracteurs se lèvent pour dénoncer un art
essentiellement vulgaire et violent – réputation qui perdure encore
aujourd’hui. La confusion est notamment née de ce que le Club Doro-
thée diffuse des animations destinées à un public d’adolescents, sans
respect pour les normes définies par le Japon. Celui-ci est en effet sour-
cilleux du public visé : des séries telles que Ken le survivant ou Nicky
Larson, qui parviennent pourtant en France dans une version censurée,
ne sont originellement pas destinées au jeune public. La censure fran-
çaise rend par ailleurs confus certains scénarios initialement élaborés,
si bien que plusieurs histoires paraissent idiotes et grossières.
L’arrivée d’internet ouvre l’univers manga à un nouveau public.
La jeune génération, née dans les années 1990 et 2000, découvre non
seulement le dessin animé, mais encore le manga lui-même. Des sites
de référence sont créés2 ; commence une nouvelle époque d’or pour les
éditeurs européens de bande dessinée.

Origines du manga

Le manga a de profondes racines dans l’histoire graphique et pic-


turale du Japon3. Dès le XIe siècle, des dessins satiriques mettent en
scène des animaux agissant comme des humains. Le représentant le
plus connu est le moine Toba Sōjō (1053-1140) dont les images, appe-
lées « toba-e », ne sont pas sans faire penser à l’univers des Fables de
Jean de La Fontaine (1621-1695). Les échanges avec la Chine ouvrent le
pays du Soleil levant à de nouvelles techniques, notamment celle des
« emaki-mono », rouleaux de peinture narrative, au XIIe siècle. Plus
que le sujet – des scènes de société sociohistoriques –, l’influence des
emaki-mono est perceptible dans le découpage et la manière de conju-
guer subtilement le dessin avec le commentaire : les séquences
annoncent déjà les découpages cinématographiques du cinéma muet.
Le raffinement des emaki-mono favorise l’émergence d’une forme
d’art devenue célèbre jusqu’en Occident : l’« ukiyo-e », estampe japo-
naise qui décrit les plaisirs du monde terrestre, les paysages ainsi que
la vie quotidienne. L’Europe s’enthousiasme pour cette technique

2. Citons le magazine mensuel Anime Land (www.animeland.fr) et le site d’actualité Manga News
(www.manga-news.com), sans mentionner les nombreux sites de fans sur lesquels conversent des
centaines de jeunes.
3. Jean-Marie Bouissou, Manga. Histoire et univers de la BD japonaise, Philippe Picquier, 2010.

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résolument nouvelle : Edmond de Goncourt (1822-1896) et Joris-Karl


Huysmans (1848-1907) célèbrent l’élégance, la finesse de ces estampes
principalement réalisées sur bois.
La peinture japonaise gagne progressivement les classes populaires,
notamment grâce à l’imprimerie et à divers artistes qui permettent des
évolutions stylistiques : Hishikawa Moronobu (1618-1694), Suzuki
Harunobu (1724-1770) et ses estampes polychromes, Kitagawa
Utamaro (1753-1806) et ses jolies femmes, Tōshūsai Sharaku (actif


vers 1794-1795) et ses portraits
en gros plan qui influenceront « Manga » signifie esquisse


considérablement Henri de Tou- rapide ou dessin spontané
louse-Lautrec (1864-1901), Kat-
sushika Hokusai (1760-1849) et sa célèbre série d’estampes sur le mont
Fuji, ou encore Kawanabe Kyōsai (1831-1889) et ses « yokai », créatures
démoniaques héritées de l’animisme japonais.
Ces deux derniers sont considérés comme les précurseurs du
« manga », mot tiré de deux idéogrammes chinois : ga signifie
« image », tandis que man pourrait se traduire par « léger », « gro-
tesque ». Le terme est inventé par Hokusai lui-même, afin de désigner
son travail de caricature : de son vivant, il publie pas moins de seize
volumes intitulés Hokusai Manga, en 1814 et 1849. Ces cahiers colli-
gent de nombreuses reproductions de gravures sur bois, sans ordre ni
cadrage. La spontanéité affleure à chaque page, si bien que le terme
« manga » revêt peu à peu la signification d’esquisse rapide ou de des-
sin spontané. Les impressionnistes découvrent ces volumes par l’in-
termédiaire du graveur Félix Bracquemond (1833-1914) : Edgar Degas
(1834-1917), Claude Monet (1840-1926) et Vincent van Gogh (1853-
1890) reconnaissent s’inspirer de ce qui s’appelle alors le « japonisme ».
Deux influences étrangères achèvent de donner au manga sa
forme contemporaine : les caricatures européennes, sous l’influence
de l’illustrateur britannique Charles Wirgman (1832-1891) et du des-
sinateur français Georges Ferdinand Bigot (1860-1927), et les comics
américains qui connaissent un succès immédiat.

Les pionniers du manga contemporain

Rakuten Kitazawa (1876-1955) est considéré comme le pionnier


du manga sous sa forme contemporaine. En 1908, il initie un tournant

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en éditant le premier magazine en couleur exclusivement destiné aux
enfants. Ce choix ciblé, qui caractérisera toute la production ulté-
rieure, bouleverse le monde de la bande dessinée japonaise. D’autres

“ ”
publications ciblées voient le
L’image devient jour : Shonen Jump pour les gar-
essentiellement mouvement çons adolescents en 1914, Shojo
Club pour les jeunes filles en
1923, Yonen Club pour les jeunes enfants en 1926… En quelque vingt
ans, une nouvelle production artistique a ainsi vu le jour. Les travaux
de Kitazawa connaissent un retentissement mondial ; il reçoit la
Légion d’honneur en 1929, lors d’une exposition privée à Paris.
Dans l’histoire de la bande dessinée japonaise, il y a une forte
corrélation entre le manga, tel que nous le connaissons aujourd’hui,
et l’apparition du cinématographe des frères Auguste et Louis
Lumière. Trois réalisateurs japonais s’emparent aussitôt de cette
technique pour créer leurs premières animations, au cours de l’an-
née 1917 : Ōten Shimokawa (1892-1973), Seitaro Kitayama (1888-
1945) et Jun’ichi Kōchi (1886-1970).
En septembre 1923, le tremblement de terre de Tokyo détruit une
grande partie de la ville, tuant 150 000 personnes et ruinant de nom-
breuses industries, dont celle cinématographique. De nouvelles socié-
tés voient alors le jour, avec des réalisateurs à la notoriété croissante :
Noburō Ōfuji (1900-1961), dont un court-métrage d’animation, salué
par Pablo Picasso, est sélectionné – vingt-cinq ans après sa réalisa-
tion – au festival de Cannes en 1953, Zenjirō Sanae Yamamoto (1898-
1981), Yasuji Murata (1896-1966) et – surtout – Kenzō Masaoka (1898-
1988) qui introduit l’animation sonore.
En 1947, paraît Shin takarajima, « La nouvelle île au trésor ». Son
auteur, un jeune garçon de dix-neuf ans, s’appelle Osamu Tezuka
(1928-1989). En quelques mois, 500 000 exemplaires sont vendus dans
le monde. Le manga n’est plus une distraction, il devient un phéno-
mène. S’inspirant du roman de Robert Louis Stevenson (1883), Tezuka
développe de nouvelles techniques, varie les points de vue, s’autorise
des zooms, exploite toute la palette des sentiments humains… L’image
devient essentiellement mouvement, au service d’une grande liberté
narrative. S’ensuivent Le roi Léo (1950) et Princesse Saphir (1953-1956),
tous deux imprégnés de la culture occidentale.
Des studios d’animation japonais sont créés au début des années
1950. Tezuka fonde le sien en 1962, Mushi production, et réalise la série

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qui le consacre dans le monde entier : Astro Boy. Au cours de sa car-


rière, Tezuka dessine près de 150 000 planches, 400 séries et réalise
21 séries d’animation pour la télévision. Il renouvelle tous les genres,
du récit historique à la science-fiction, en passant par l’érotisme – genre
qui sera développé ultérieurement sous le nom « hentaï ». Un de ses
courts-métrages obtient le Grand Prix au festival d’animation de
Zagreb, faisant entrer l’animation japonaise dans la cour des grands.
Surnommé dans son pays le « dieu du manga », Tezuka a permis à
la bande dessinée japonaise de passer du registre satirique au genre
artistique. Ses successeurs recherchent d’autres styles, pour d’autres
publics. Le plus connu d’entre eux est Yoshihiro Tatsumi (1935-2015)
qui, ne voulant pas en rester aux productions jugées trop naïves de
Tezuka, adopte un style réaliste pour servir des récits dramatiques : le
« gegika » aborde des problématiques sociales et politiques, sans gom-
mer la violence, la colère et la dureté de la vie quotidienne.

Caractéristiques du manga

La principale critique que reçoit le manga à son arrivée en France


concerne la simplicité du dessin. À l’époque, la bande dessinée euro-
péenne est effectivement centrée sur deux éléments : un scénario parfai-
tement maîtrisé et un dessin ciselé, fixe. L’expressivité des personnages
européens consiste parfois en un froncement de sourcils, en une légende
savamment étudiée ou dans la mise en scène d’un gag. Dans des séries
majeures telles que Tintin ou Gil Jourdan, les yeux des différents per-
sonnages se résument à deux points noirs, tandis que leur chevelure est
réduite à ses aplats de couleur et leurs sourcils à un trait symbolique.
Pouvons-nous accuser pour autant Hergé et Maurice Tillieux d’aller à la
facilité ? Certainement pas. Chaque pays a sa tradition propre.
Selon Chrysoline Canivet-Fovez, peintre diplômée en calligra-
phie, le manga se distingue par sept caractéristiques principales : un
dessin en noir et blanc, un code graphique spécifique marqué par des
traits d’expression symboliques, un style graphique des personnages
en rupture, des symboles graphiques à déchiffrer, un sens de lecture
inversé, une mise en scène des paroles et des sons et une conception
différente de la narration4.

4. Chrysoline Canivet-Fovez, Le manga, Eyrolles, 2014.

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Le choix du noir et blanc est dû au fonctionnement même de l’édi-
tion japonaise qui prépublie des mangas sur un papier recyclé afin de
faire connaître à bas coûts les nouveautés du moment. Une fois le suc-
cès assuré, ces mêmes histoires sont publiées indépendamment, sur
des papiers de qualité supé-

“ L’effet recherché rieure. Une telle conception va


n’est évidemment pas le réalisme, évidemment à l’encontre de l’es-


thétisme occidental. « Pourtant,
mais l’expressivité
remarque Chrysoline Cani-
vet-Fovez, le manga a su faire de
son traitement monochrome une force, notamment avec l’utilisation
de toutes les nuances de gris possibles, mais surtout grâce à l’emploi
de trames, les screentones. »5 Cette technique fait appel à de grandes
feuilles plastifiées et transparentes, sur lesquelles sont imprimés diffé-
rents niveaux de gris, des motifs ou des décors, permettant d’accen-
tuer les contrastes et les effets de profondeur.
L’origine des grands yeux dans les mangas, qui fit l’objet de
sévères critiques en France, est… américaine. Elle est le signe le plus
évident de l’influence de Walt Disney (1901-1966) sur Tezuka et ses
pairs. L’effet recherché n’est évidemment pas le réalisme, mais l’ex-
pressivité. Cela tient aux deux enjeux majeurs de la bande dessinée
japonaise : la centralisation sur les personnages et l’omniprésence
du mouvement.
Au centre était le personnage : « C’est à travers les actes de ses
héros qu’est exprimé le thème d’une œuvre, un thème que les lec-
teurs vont capter grâce à la sympathie qu’ils vouent aux person-
nages. »6 Il n’est pas rare que le dessinateur de manga, le « man-
gaka », dessine des personnages qui détermineront son thème à
venir ; cette méthode est presque impossible en France, où l’idée
précède sa mise en œuvre. La primauté du personnage est telle que
les dessinateurs n’hésitent parfois pas à remplacer un décor par un
fond blanc, pour se recentrer sur le héros – procédé qui n’est mal-
heureusement pas sans entraîner un possible appauvrissement.
À la différence de la bande dessinée européenne, la narration
japonaise est non seulement plus rapide, mais encore éclatée en
divers points de vue. D’où la nécessité d’une saisie immédiate

5. Ibid., p. 64.
6. Ibid., p. 74.

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des sentiments éprouvés par les personnages. Les mangaka


n’hésitent d’ailleurs pas à changer le graphisme du héros afin de
faciliter la lisibilité, de provoquer le rire ou de ridiculiser un person-
nage. L’exemple le plus courant est la réduction caricaturale
d’un personnage à une tête énorme et un corps réduit, le décor
pouvant éventuellement être remplacé par un motif amusant, pour
renforcer l’effet.
Cette valorisation de l’expressivité graphique fonctionne parfai-
tement dans le manga, renforcée par un grand nombre de symboles
qui constituent officiellement un « grapholexique du manga »7 : une
goutte d’eau sur le front exprime la gêne, des yeux complètement
blancs manifestent la colère… jusqu’à la forme de la bulle qui sou-
ligne souvent l’humeur du personnage.
Dans l’univers du manga, tout est au service de l’action. La
grande liberté des mangaka dans la construction de leurs planches


conduit régulièrement à l’écla-
tement graphique, au dyna- Dans l’univers du manga,


misme de la narration, à l’op- tout est au service de l’action
posé des cadres rectangulaires
de la bande dessinée occidentale. Tout est action : les lignes de mou-
vement, très prisées, augmentent le dynamisme extérieur, de la
même manière que les émotions dévoilent le mouvement intérieur.
Le son lui-même devient action, alors même que l’action n’est pas
censée être bruyante : des onomatopées illustrent un mouvement de
tête, la neige qui tombe… Il n’y a pas de recul objectif pour le lecteur,
pas d’introduction à la manière des aventures d’Astérix et Obélix,
pas de narrateur dans la veine de Blake et Mortimer. Dans la culture
japonaise, le mangaka n’a aucun besoin de se soumettre à une règle
stricte : tailles et formes sont aussi variables que l’imagination du
dessinateur ; un personnage peut se présenter en avant-plan, don-
nant une vision d’ensemble au récit qui se déroule dans des cases
derrière lui. La trajectoire de la lecture peut être bouleversée, en
étroite union avec l’intrigue : créativité et compréhension sont ainsi
constamment associées.

7. Den Sigal, Grapholexique du manga. Comprendre et utiliser les symboles graphiques de la BD


japonaise, Eyrolles, 2006.

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Thématiques

S’il existe des thématiques majeures dans les mangas grand public
– l’école, la démission parentale, la sexualité, la science-fiction, la jus-
tice, l’amitié, le dépassement de soi –, la bande dessinée japonaise
couvre, comme c’est le cas en Europe, tous les champs humains pos-
sibles. Le manga ose peut-être même davantage, en proposant des his-
toires à la problématique complexe, à destination des adolescents.
Ainsi Bitter virgin (« Vierge amère »), bande dessinée en quatre
tomes, raconte l’histoire d’Aikawa Hinako, une jeune fille terrifiée


au moindre contact avec les
Chaque manga a une cible hommes et qui devient l’objet


éditoriale propre des moqueries du lycéen le plus
populaire de l’école : Suwa Dai-
suke. Ce dernier entre un jour dans une chapelle abandonnée et se
réfugie dans le confessionnal lorsqu’il entend quelqu’un entrer.
Hinako fait son apparition. Le jeune garçon s’apprête à lui jouer un
mauvais tour alors qu’elle s’approche du confessionnal ; mais l’aveu
d’un avortement le bouleverse profondément et change peu à peu son
regard. Si l’histoire n’est pas sans facilités, elle ose aborder différentes
thématiques particulièrement rudes, avec une délicatesse rare, sans
jugement ni condamnation : viol, inceste, avortement…
Bitter virgin oscille entre le « shojo », genre destiné aux adoles-
centes, et le « seinen », qui vise un public de jeunes adultes de sexe
masculin. Chaque manga a une cible éditoriale propre ; il en existe six
principales : le « kodomo » pour les enfants de moins de dix ans, le
« shojo » pour les jeunes filles (10-16 ans), le « shonen » pour les ado-
lescents masculins du même âge, le « seinen » pour les jeunes hommes
(17-30 ans), le « josei » pour les jeunes femmes du même âge et le « sei-
jin » pour les adultes de plus de 18 ans.
Les trois genres qui connaissent un fort succès en France sont le
« shojo », le « shonen » et le « seinen ». Le « shojo » consiste essentielle-
ment en des histoires d’amour, assez naïves et romantiques, que
viennent de plus en plus compléter des univers complexes, puisés
dans l’histoire, la science-fiction ou la comédie. Le « shonen » raconte
souvent l’histoire d’un jeune garçon orphelin, ou aux origines incon-
nues, qui devient de plus en plus fort, avec l’aide d’amis, dans un
domaine particulier : un sport, une passion, le combat… Les mangas
les plus vendus au monde appartiennent à cette catégorie : Dragon

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Ball, One Piece, Naruto, Bleach, Hunter x Hunter, L’attaque des titans…
Si le « seinen » a des thématiques très vastes, il se caractérise par des
scènes crues, dans lesquelles la réalité n’est jamais éludée : Golgo 13,
« seinen » le plus vendu dans le monde, raconte l’histoire d’un tueur
japonais immoral, prêt à tuer n’importe qui pour de l’argent.
Il existe des genres spécifiques dans le manga : nous avons déjà
mentionné le « gegika » et le « hentai ». Les frontières restent poreuses,
les évolutions rapides de la société entraînant la multiplication de
sous-genres qui rendent difficiles une classification brève. Certains
artistes proposent par ailleurs des univers spécifiques, jusqu’à devenir
des maîtres incontestés de leur art, au Japon comme à l’étranger :
Osamu Tezuka, Yoshihiro Tatsumi, Katsuhiro Ōtomo, Hideaki Anno,
Naoki Urasawa, Jirō Taniguchi, Mamoru Oshii, Satoshi Kon, Mamoru
Hosoda, Isao Takahata, Hayao Miyazaki, Hajime Isayama…

Quelques maîtres du manga

Isao Takahata et Hayao Miyazaki sont mondialement connus


pour avoir créé le studio Ghibli. Né en 1941, le jeune Miyazaki a pour
père un responsable de fabrique d’avions, ce qui explique son goût
pour les machines et les grandes étendues célestes, que nous retrou-
vons dans presque tous ses films d’animation. Le succès de son film
Nausicaä de la vallée du vent en 1984 lance un nouveau style, comme
un vent sec et chaud venant du Sahara – origine du mot arabe qibli,
qui donna son nom aux avions de reconnaissance italien, puis au stu-
dio de dessin animé. Le réalisateur enchaîne alors des œuvres d’une
perfection graphique surprenante : Laputa. Le château dans le ciel
(1986), Mon voisin Totoro (1988), Kiki la petite sorcière (1989), Porco
Rosso (1992)… Grâce à un partenariat signé avec Walt Disney en 1996,
Miyazaki voit ses films diffusés aux États-Unis et en Europe à partir
de l’année suivante, date de la sortie de Princesse Mononoké. La cri-
tique, fascinée par ce film presque entièrement dessiné à la main, s’ac-
corde pour parler d’un sommet artistique. Portée par la musique de
Joe Hisaishi (né en 1950), l’histoire est un conte de guerre écologique,
une allégorie sur le combat que se livrent la civilisation et la nature.
Cinq ans plus tard, en 2002, cette reconnaissance devient une consé-
cration mondiale : Le voyage de Chihiro est récompensé de l’Ours d’or
du meilleur film à Berlin et de l’Oscar du meilleur film d’animation.

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Moins connu que son ami, Isao Takahata (né en 1935) a pourtant
réalisé un film qui marque les esprits : Le tombeau des lucioles (1988),
sur les derniers jours de deux orphelins victimes des bombardements.
À l’émouvante tristesse du film

“ Akira devient un film culte répond un réalisme qui n’est pas


dans le monde entier


sans rappeler celui du réalisateur
Yasujirō Osu (1903-1963). La
force du studio Ghibli est de réu-
nir des styles d’animation différents, mais toujours portés à une forme
de perfection. Takahata lui-même manifeste une grande aptitude à
varier les genres graphiques, comme en témoignent certains bijoux
qu’il réalise : Goshu le violoncelliste (1981) ou le récent Conte de la prin-
cesse Kaguya (2013), nommé en 2015 pour l’Oscar du meilleur film
d’animation. La relève du studio est aujourd’hui une question qui
revient régulièrement dans les médias : Hiromasa Yonebayashi (né en
1973), auteur du ravissant film Arrietty, le petit monde des chapardeurs
(2010), et Gorō Miyazaki (né en 1967), réalisateur du joli dessin animé
La colline aux coquelicots (2011) après un décevant Contes de Terremer
(2006), prouvent que Ghibli a encore de beaux films devant lui.
Entre 1982 et 1990 paraît un « seinen » de science-fiction qui
couvre plus de 2 200 planches. Si le succès est rapidement au ren-
dez-vous, un événement change la destinée du manga : la sortie du
film d’animation en 1988. Akira devient alors un film culte dans le
monde entier, y compris en France qui regarde pourtant à l’époque le
manga avec méfiance. Un journaliste de Libération parle même de
« l’éclosion d’une sous-culture [sic] jusqu’alors confidentielle ». Son
réalisateur, Katsuhiro Ōtomo, situe son action en 2030 dans Néo-
Tokyo, mégalopole corrompue et très militarisée, dans laquelle l’ar-
mée n’hésite pas à procéder à des tests de manipulation génétique.
Véritable manifeste politique, Akira dénonce la frénésie de la tech-
nique et la capacité de cette dernière à éradiquer la nature et l’homme.
En 2015, Ōtomo est proclamé lauréat du Grand Prix du 42e Festival
international de la bande dessinée – une première dans l’histoire du
festival d’Angoulême.
La défense de la nature, l’angoisse devant la technique non maîtri-
sée, la capacité du mal en l’homme jusqu’à poser la question du bien-
fondé de son existence (Neon Genesis Evangelion, RahXephon…), sont
autant de thèmes liés à un événement qui bouleverse le Japon jusque
dans ses racines : la bombe atomique, dont Akira est la personnifica-

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tion. En résumé, et au risque de la caricature, le manga japonais


contemporain est la confluence de toutes les traditions du passé avec
l’horrible destruction de Hiroshima et de Nagasaki. Comment vivre
après la possibilité d’une extinction définitive de la race humaine, de
la planète Terre elle-même ?
Jirō Taniguchi (1947-2017) propose une autre réponse à ces inter-
rogations, qui n’est pas sans rappeler celle des cinéastes néoréalistes
qui sévirent en Italie au lendemain du totalitarisme fasciste : un retour
au plus près du réel, de l’humble quotidien. L’influence des artistes
européens le marque d’ailleurs considérablement et lui fait opérer un
véritable basculement en 1990, avec la publication de L’homme qui
marche. Sa bande dessinée déploie la vie quotidienne japonaise, mar-
quée par les simples relations que l’homme entretient avec les êtres, la
famille, les animaux, la nature. Taniguchi crée un pont entre l’Orient
et l’Occident : les traits de ses dessins sont résolument ceux du manga,
mais la construction des planches et certaines thématiques se rap-
prochent de la bande dessinée européenne. Le mangaka reçoit de
nombreuses récompenses internationales au fil de ses ouvrages :
Quartier lointain (1998) obtient notamment deux prix majeurs lors du
festival d’Angoulême en 2003.
Taniguchi est l’un des pionniers du rapprochement entre la France
et le Japon, qui aboutit à la constitution du mouvement « La nouvelle
manga », lancé par Frédéric Boilet au début des années 20008 : ce cou-
rant vise à enrichir la bande dessinée par des apports réciproques.
Une nouvelle génération de dessinateurs français produit aujourd’hui
des œuvres mêlant la tradition européenne et le manga, preuve que
cet art ne semble pas devoir s’essouffler de sitôt.

Pierre MONASTIER

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