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Des origines à nos jours, de l’art de l’estampe au cinéma

d’animation, du Japon au reste du monde, cet ouvrage pédagogique


retrace la fabuleuse aventure de la bande dessinée japonaise.
Véritable panorama chronologique, ce guide rend compte des
différents aspects du dessin de manga : historique, esthétique et
culturel. Pour décrire les différents styles graphiques, le texte est
illustré de dessins originaux. Un guide de culture générale, destiné à
tous les amateurs et/ou dessinateurs de manga.

Les styles
Les techniques
Les artistes

CHRYSOLINE CANIVET-FOVEZ est diplômée d’Arts plastiques. Enseignante en Arts,


artiste peintre, elle a été certifiée au Japon en calligraphie (Shodo) et en art floral
traditionnel (Ikebana).
Chrysoline Canivet-Fovez

LE MANGA
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Illustrations p. 20, 21, 26, 30, 33, 34, 38, 69, 70, 159 : Hung Ho Tanh
Illustrations p. 51, 66, 67, 68, 75, 123 : Antoine Moreau-Dusault
Mise en pages : Istria

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement


le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
© Groupe Eyrolles, 2014
ISBN : 978-2-212-55824-1
Chez le même éditeur

Best of manga, coffret regroupant les tomes 1, 2 et 3 de la collection le


dessin de manga (Personnages et scénarios, Le corps humain et
Mouvement, décor, scénario) pour les mangakas débutants, 2013.
Helen McCarthy, Osamu Tezuka, le dieu du manga, 2010.
SOMMAIRE

Avant-propos

Partie 1 Les origines du manga

Chapitre 1 Des dessins burlesques à l’art de l’estampe, les


prémices du manga
Les rouleaux satiriques Choju-Giga
Des fables sans texte
La caricature en Occident, une apparition plus tardive
Les emaki-mono
Les premiers rouleaux séquencés
Un nouveau syllabaire
La naissance du premier roman japonais
Les estampes japonaises, l’ukiyo-e
Un art qui devient populaire
Une illustration de la vie quotidienne
Les portraits d’acteurs de Sharaku

Chapitre 2 La naissance du manga


Katsushika Hokusai (1760-1849), père du manga
Un artiste japonais inspiré par l’art occidental
Hokusai Manga
Hokusai, témoin de son époque
Esthétique japonaise et européenne au XIXe siècle : une influence
réciproque
Kawanabe Kyosai (1831-1889), dans la tradition japonaise
La Convention de Kanagawa : l’ouverture vers l’Occident
L’ère des caricaturistes
Dessins de presse et caricatures
Rakuten Kitazawa (1876-1955), pionnier du manga

Chapitre 3 La naissance de l’anime


Bande dessinée et cinéma
Les États-Unis, pionnier du dessin animé
Les révolutions de la technique
Les débuts de l’animation japonaise
1917 : création de l’animation japonaise
Premiers grands succès
Trois pionniers, trois destins
Renaissance après le tremblement de terre de 1923
Le cinéma parlant en Occident
Walt Disney, génie du dessin animé
Les douze règles de l’animation selon Disney
Innovations et prouesses techniques
À l’opposé des règles de Disney
Le cinéma parlant au Japon
L’âge d’or des benshi
Les premiers pas vers l’animation sonore de Kenzo Masaoka
Cinéma et propagande en temps de guerre
Osamu Tezuka (1928-1989), maître de l’animation
La création du manga moderne
Tezuka et le cinéma occidental
Fondation du premier grand studio d’animation japonais
Astro Boy, un phénomène planétaire
Une œuvre récompensée et reconnue

Partie 2 Les raisons du succès du manga et de la


Jap’animation

Chapitre 4 Un traitement graphique et narratif spécifique


Quelques particularités graphiques
Un dessin en noir et blanc
Un « style manga » plus expressif que réaliste
Une rupture dans le style graphique
Des symboles graphiques à déchiffrer
Un sens de lecture inversé
Une mise en scène des paroles et des sons
Orient-Occident : deux visions narratives différentes
Objectivité contre subjectivité
La vignette : un outil narratif
Des cibles éditoriales différentes
La centralisation sur les personnages
La mise en forme du mouvement
Le traitement graphique dans l’animation japonaise
Adapter la technique aux budgets
Les artifices pour animer à moindre coût
Un résultat mitigé

Chapitre 5 L’accueil des anime japonais en France


Le succès du manga-feuilleton
L’arrivée des programmes japonais en France
L’animation française dans les années 1970
L’essor des programmes jeunesse des années 1980
Une programmation malencontreuse
Censure française et discrédit des mangas
Quand l’animation française se met au manga
L’odyssée d’ Ulysse 31
D’Inspecteur Gadget aux Bisounours, l’avalanche de succès

Chapitre 6 Les véhicules de la culture manga en France


Les dessins animés
Les mangas imprimés
Le tsunami manga
Palmarès des incontournables du manga moderne
Diffusion d’œuvres plus confidentielles
La crise de 1995
L’apparition du manga chez les éditeurs traditionnels
Le secteur vidéo
La presse spécialisée
Les produits dérivés
Les salons aux milliers de visiteurs
Examen d’une production de masse
Un produit facile à lire dans les transports en commun
Un public captivé et participatif
Des chiffres de vente sans équivalent
L’essor du numérique

Partie 3 La culture manga au Japon et à travers le


monde

Chapitre 7 Les multiples facettes du manga


Controverses autour de la sexualité
La sexualité dans la culture nippone
L’érotisme dans les mangas
Des mangas pornographiques
Controverses autour de la violence
La violence dans la société japonaise
La violence dans les mangas
Le rôle social et politique du manga au Japon
Le manga comme outil pédagogique
Le manga comme support de messages sociopolitiques
Le courant révisionniste
Le manga comme divertissement et moyen d’évasion
Un élément clé de la culture japonaise
Le reflet des préoccupations réelles du public
Quelques thèmes phares des mangas
Le milieu scolaire
La solitude et l’isolement
Les loisirs et les divertissements
Le statut de la femme
Les lolitas japonaises et la mode kawai
Fétichisme et otaku

Chapitre 8 Le manga au cinéma


Le phénomène Akira
Son créateur : Katsuhiro Otomo
Synopsis
Version papier et version animée
Akira, reflet de la culture nippone
Un manifeste politique
Un succès préparé et reconnu
La multiplication d’anime futuristes
L’univers sombre et ténébreux de Ghost in the Shell
Gunnm, histoire d’un cyborg à la recherche de son identité
Hayao Miyazaki : le succès international de l’animation
japonaise
Qui est Hayao Miyazaki ?
La création du Studio Ghibli
Princesse Mononoké, un conte de guerre écologique
Mon voisin Totoro et la campagne japonaise
Le Voyage de Chihiro, la consécration
Une œuvre influencée par le traumatisme du nucléaire
Une carrière exceptionnelle, une relève difficile à assurer
Isao Takahata, le maître de la mise en scène
Le Tombeau des lucioles, une dénonciation du militarisme
Mes voisins les Yamada, un portrait satirique de la société
japonaise contemporaine

Chapitre 9 Le manga dans l’actualité artistique


La culture manga dans le champ de l’art contemporain
international
Percée de l’animation japonaise en Occident
L’animation, une technique de création reconnue
No ghost just a Shell, animation et œuvre d’art internationale
L’influence de la culture manga sur l’art japonais
Yayoi Kusama : l’avant-garde de la culture pop manga
Les jeunes artistes de la génération manga
Érotisme et lolitas sous l’œil de Nobuyoshi Araki
Julie Watai, la « manga photographer »

Glossaire

Chronologie du Japon
Index général

Index des noms de personnes

Bibliographie

Filmographie

Remerciements
AVANT-PROPOS

Qu’est ce que le manga ? Il faut remonter très loin dans l’histoire du Japon
pour trouver ses origines, preuve que si son univers peut paraître puéril il
n’en est pas moins un véritable patrimoine culturel. Mélange de tradition et
de modernité, le manga a évolué avec la société japonaise jusqu’à devenir
son propre miroir.
Depuis plusieurs années, la culture manga traverse les océans et rivalise à
présent avec les bandes dessinées européennes et américaines. Désormais
mondiale, la culture manga séduit toutes les générations et exerce une
étonnante force d’attraction sur ses lecteurs. En France, en effet,
l’engouement pour le manga ne désemplit pas, mais comme tout
phénomène, il a ses détracteurs.
Vous trouverez ici réunies toutes les informations indispensables à une
compréhension impartiale de ce que représente le manga, car même s’il est
issu d’un noble héritage artistique, cette influence culturelle trouble parfois
les esprits et plusieurs questions se posent pour mieux appréhender ce
phénomène :
D’où proviennent les origines graphiques du manga ?
Quelles sont ses particularités esthétiques et narratives ?
Quelles sont les conséquences de l’influence de cette culture au Japon et
à travers le monde ?
Quel est son rôle dans la vie des Japonais ?
Quelle légitimité le manga trouve-t-il aujourd’hui dans le monde de
l’art ?
Reflet des nombreuses facettes du pays du Soleil-Levant, fruit d’innovation
narrative et graphique, l’histoire du manga s’inscrit dans celle du Japon.
Originaire du XIe siècle et inspirant des créateurs du XXIe, le manga a mille
ans d’histoire et d’évolution qui font de lui un véritable patrimoine culturel
nippon. Il est le fruit d’une sorte de transition entre un art traditionnel et
l’art contemporain japonais, tous deux reflets des préoccupations de leur
temps. Son influence s’étend hors du Japon ainsi qu’aux autres domaines :
l’art, le cinéma, la photographie, la publicité... et pour ainsi dire la création
en général.
En fin d’ouvrage, vous trouverez un glossaire ainsi qu’une chronologie de
l’histoire du Japon, autant de repères qui vous aideront dans votre lecture.
PARTIE 1

LES ORIGINES DU MANGA


Les éléments clés de l’animation japonaise se trouvent dans l’alliance
des codes graphiques et des codes textuels.
Les origines des codes graphiques remontent avant même le Moyen
Âge lorsque les paysans, alors à peine lettrés, portaient sur eux des
carnets de voyage essentiellement composés de dessins. Cependant les
« caricatures » japonaises les plus anciennes connues aujourd’hui
demeurent les images pleines d’humour dessinées sur les murs des
temples. Celles-ci remontent aux VIe et VIIe siècles. Ces dessins
burlesques ont servi la politique aussi bien que la fonction religieuse.
Mais c’est à partir du XIe siècle que l’on trouve les sources les plus
fondées du manga dans les œuvres du moine Toba Sojo. C’est là que
commence l’histoire du manga dont la tradition graphique et spirituelle
est issue de trois outils picturaux datant de trois époques différentes.
Au XIe siècle, les Toba-e, dessins d’un genre satirique, ont été créés par
le moine Toba Sojo. Ces représentations mettaient en scène des animaux
regroupés dans des actions ou des attitudes humaines, à la manière des
Fables de La Fontaine.
Au XIIe siècle, les Chinois ont introduit les emaki-mono*1, ou images
en rouleaux. Manuscrits faits de textes et de dessins, ces rouleaux de
peintures narratives décrivaient des scènes de société à vocation socio-
historique. Cependant, l’essentiel réside dans leur découpage et leur
manière de combiner étroitement le dessin et les commentaires qui
forment la partie narrative. Cette particularité est sans doute ce qui a
permis aux peintures sur rouleaux de produire des effets comparables à
ceux des chefs-d’œuvre du cinéma muet.
Du XVIIe au XIXe siècle, en pleine époque Edo2, l’ukiyo-e*, l’art de
l’estampe, acquiert une place prépondérante dans le paysage artistique
japonais. L’art de la caricature à l’encre de Chine connaît une
renaissance. C’est vers 1814 que le peintre et graveur Katsushika
Hokusai (1760-1849) invente le mot manga pour désigner son travail de
caricature. Ce terme, au fil des années, verra son sens évoluer.

1. Les termes suivis d’un * sont expliqués dans le glossaire p. 165.


2. Voir la chronologie du Japon p. 170.
CHAPITRE 1
DES DESSINS BURLESQUES À
L’ART DE L’ESTAMPE, LES
PRÉMICES DU MANGA

Au programme

Les rouleaux satiriques Choju-Giga


Les emaki-mono
Les estampes japonaises, l’ukiyo-e

Il est possible de découvrir une corrélation entre le manga et les


diverses formes d’art visuel dans le Japon traditionnel. L’art du manga,
dont la traduction littérale est « dessin grotesque », a une longue
tradition derrière lui. On peut effectivement la faire remonter à la fin du
XIe siècle avec les célèbres dessins satiriques toba-e. Cette parodie de la
vie bouddhique tient son nom de son créateur le moine Toba Sojo
(1053-1140).

Les rouleaux satiriques Choju-Giga


Aussi connu sous le nom de Kakuyu, Toba Sojo était le moine principal
de la section bouddhiste de Tendai au temple Kozan-ji, près de Kyoto. Il
est le présumé auteur d’un exceptionnel ensemble de quatre rouleaux
peint à l’encre de Chine, intitulé Choju-Jinbutsu-Giga « Caricature de
personnages de la faune » ou plus couramment Choju-Giga que l’on
peut traduire par : Animaux espiègles. Cet ensemble de rouleaux à
l’encre de Chine est traité dans la tradition hakubyo monochrome dit
« peinture en blanc » avec uniquement un fin tracé à l’encre. Les deux
premiers rouleaux ont été créés à l’époque de Heian1 au début du XIIe
siècle, tandis que les deux derniers rouleaux, d’un contenu légèrement
différent, datent de l’époque Kamakura2 au XIIIe siècle et sont l’œuvre
de plusieurs autres moines bouddhistes.
À l’époque Heian, on distingue deux registres dans la peinture : la vie
publique et l’intimité. Le monde public est associé au principe
masculin, otoko, alors que le monde de l’intérieur et de l’intimité
s’exprime sous le mode féminin, onna. La peinture masculine ou otoko-
e est celle de l’action extravertie et physique. Elle est souvent associée à
des événements historiques tels que la fondation de monastères,
contribuant à une certaine forme de prosélytisme, ou à des guerres et
autres contes militaires qui dépeignaient les batailles des guerriers
samourais. Narrative et pleine d’action, elle est en opposition complète
avec la peinture statique et chargée d’émotion des onna-e. De grands
moments de l’histoire y sont dépeints avec beaucoup de réalisme et les
émotions ressortent clairement par les gestes des protagonistes et
l’expressivité des visages.
Les rouleaux Choju-Giga sont traités à la manière otoko-e. Leur
contenu, souvent fort drôle, permet de se familiariser avec les coutumes
japonaises et illustre la pratique du dessin à la brosse en bambou et à
l’encre de Chine sur papier de riz (kami*). Ils sont considérés comme
une des images représentatives du sumi-e*.

Le sumi-e*, la peinture à l’encre de Chine


Littéralement, sumi-e* signifie dessin (e) à l’encre de Chine (sumi), cet art est ancien
de 1 300 ans. Il s’agit d’une technique de dessin monochrome importée de Chine au
Japon par l’intermédiaire des moines bouddhistes, cette technique trouve ses racines
dans la calligraphie chinoise. L’écriture au pinceau évolua en art et les calligraphes
expérimentèrent lignes, éclaboussures, débordements et taches donnant ainsi
naissance au sumi-e*. Au Japon, le sumi-e* a acquis ses traits de caractère
spécifiques : simplicité, geste bref, douceur et lyrisme mais également une appellation
plus populaire : suiboku-ga, traduit par « image à l’eau et à l’encre de Chine ».
Le sumi-e* est un art de spontanéité, les traits ne sont pas repris pour être travaillés,
tout est fait d’un seul geste dans un mouvement unique et précis. Sa pratique, comme
tous les arts japonais, demande une discipline rigoureuse et le respect de règles
comme l’utilisation du pinceau, la préparation de l’encre, la préparation de la table de
travail, l’attitude corporelle... Cette technique symbolise l’expression de la perception
de l’artiste, celui-ci capture l’essence d’un objet, d’une personne, d’un paysage ou,
dans le cas des Choju-Giga, de différents animaux. La suggestion prime sur le
réalisme.

Des fables sans texte


Les rouleaux Choju-Giga ne sont accompagnés d’aucun texte, sorte de
Fables de La Fontaine nipponnes, ces représentations mettent en scène
des animaux regroupés dans des actions ou des attitudes humaines. Le
premier rouleau montre des lapins et des singes anthropomorphiques
prenant un bain et se préparant pour une cérémonie. Ces animaux se
livrent à des jeux, à des rituels et à d’autres activités humaines. Le
second décrit une quinzaine d’espèces animales différentes, réelles ou
fantastiques. Le troisième présente des religieux et des laïcs en action,
mais aussi des animaux parodiques. Et enfin, le quatrième, de moindre
qualité, exploite également la veine satirique.
Reproduction d’un extrait du premier rouleau des Animaux gambadant, du moine Toba
Sojo, époque Heian, début du xiie siècle.

Dans une scène tirée du premier rouleau, un singe habillé en moine se


tient devant un autel bouddhique et tend une branche de pêcher. Un
chant est signalé par la représentation de traits ondulés qui sortent de sa
bouche. Cette technique illustrative des bruits ou des sons est très
pratiquée dans les mangas d’aujourd’hui. Face à lui, une grenouille
caricaturant Bouddha est fièrement assise sur une fleur de lotus. Une
feuille de bananier géante derrière lui suggère une aura enveloppant
l’animal. Ils sont tous les deux dominés par les branches sinueuses d’un
arbre, dépourvu de feuilles, évoqué en quelques coups de pinceaux
appuyés. Deux autres moines, représentés cette fois par un lapin et un
renard, profèrent les prières de chapelets bouddhiques. Au second plan
enfin, trois religieux, représentés par deux renards et un singe,
manifestent différents états d’ennui et de lassitude.
Reproduction d’un extrait du premier rouleau des Animaux gambadant, du moine Toba
Sojo, époque Heian, début du xiie siècle.

Sur ce même rouleau, on peut également découvrir des animaux se


mesurant à la lutte, faisant du cheval, se baignant, pique-niquant ou
participant à des concours de tir à l’arc. Aucun indice n’ayant permis de
déterminer la réelle fonction des peintures, commande de l’empereur,
amusement pour de riches marchands ou simple divertissement pour les
moines du Kozan-ji, on ignore si ces scènes se réfèrent directement aux
fêtes et aux compétitions annuelles de la cour de l’époque, mais il ne
fait aucun doute qu’il s’agit d’une curieuse parodie de l’humanité.
On constate toutefois dans la réalisation de ces rouleaux une
observation délicate des animaux combinée à une réalisation technique
très élaborée. Il s’agit indubitablement de la naissance d’un « art de la
caricature » à l’encre de Chine.
La caricature en Occident, une apparition plus tardive
Rappelons, pour l’anecdote, que l’apparition de la caricature en
Occident est datée plus tardivement, vers le XVIe siècle, avec l’étude
des fonctions organiques et de l’anatomie : la physiologie. Léonard de
Vinci pratiquait une forme de dessin s’apparentant à la caricature par sa
vision du « laid », et par des études sur l’expressivité et les muscles du
visage. La caricature évolua au cours du XVIIe siècle avec la
physionomie et connaîtra son âge d’or en France au XIXe, c’est-à-dire
pendant l’Empire et la Restauration, durant lesquels les nombreux
changements politiques alimentaient la satire des artistes. La pratique de
confondre la physionomie humaine avec celle de certains animaux, la
physiognomonie, fut traitée dès l’Antiquité. Elle prit un nouvel essor
avec Goya et plus particulièrement dans son recueil paru en 1799
intitulé Caprichos (caprices) où, dans quatre-vingts gravures, l’artiste
stigmatise ses contemporains en les mettant en parallèle avec des
animaux.

Les emaki-mono*
À la fin du XIIe, les Chinois introduisent les emaki-mono*, rouleaux
peints et calligraphiés pouvant atteindre jusqu’à trois mètres et se lisant
de droite à gauche. Ils marquent les débuts de l’utilisation des kana*,
alliés aux idéogrammes d’origine chinoise, les kanji*.

Les trois types d’écritures japonaises


Les kanji*, l’écriture en sinogrammes, ne permettant pas de noter phonétiquement la
langue, les kana* sont apparus pour les compléter. Les kana* représentent les deux
syllabaires japonais, l’hiragana* et le katakana* qui comportent chacun cent quatre
syllabes.
L’hiragana* est utilisé pour les mots courants de la langue japonaise.
Le katakana* sert le plus généralement à transcrire les noms propres étrangers,
ainsi que les mots empruntés à d’autres langues.
Les kanji* se comptent par milliers, chacun représente une idée différente avec
plusieurs prononciations possibles, le contexte dicte la signification. Les kanji*
comportent également une petite quantité de caractères inventés au Japon,
appelés kokuji.
Les premiers rouleaux séquencés
Les emaki-mono* sont conçus pour être regardés, une fois déroulés, de
droite à gauche, ils sont composés en séquences, comme un découpage
cinématographique. Ils représentent les premiers dessins de contes,
récits guerriers mais aussi et principalement des scènes de société.
Rappelons qu’à l’époque Heian (794-1185) se distinguaient deux grands
registres de peinture : l’otoko-e, style masculin, avec un trait vif, rapide,
qui confère une impression de mouvement, et composé en une suite
continue de peintures, sans interruption de texte, avec une narration
tournée vers l’enchaînement des événements. Et l’onna-e, le genre
féminin, qui correspond au monde de l’intériorité et de l’émotion. Il
parvient à une sorte d’immobilité picturale grâce à des procédés de
composition basés sur l’architecture des bâtiments, comme les lignes
dessinées par les poutres ou les bordures des rideaux, obéissant à des
règles qui tendent à amplifier les effets d’inclinaison et de perspective.
La plupart des emaki-mono* sont traités dans le mode onna-e.

Un nouveau syllabaire
Les parties calligraphiées des emaki-mono*, appelées kotobagagi,
étaient donc rédigées en kana*. Les kana* représentent les deux autres
syllabaires japonais d’aujourd’hui, l’hiragana* et le katakana* qui
permettent de noter phonétiquement la langue, ce qui n’est pas possible
avec les kanji*. À l’époque, les femmes de la cour diffusèrent et
transformèrent en outil littéraire ce nouveau syllabaire japonais, inventé
autrefois par Kibi no Makibi (695-775) dont les connaissances de
l’écriture chinoise lui permirent de constituer, à partir de la déformation
graphique cursive de certains caractères chinois, un ensemble de signes
permettant de noter la langue parlée. Cette nouvelle écriture japonaise
était parfaitement adaptée à la poésie nippone polysyllabique. Ainsi,
pendant que les hommes, fiers de leur maîtrise des « belles lettres »
chinoises, rédigeaient rapports et mémoires en usant des caractères
chinois, les dames de la cour se mirent peu à peu à noter en pur japonais
leurs impressions, pensées et sentiments les plus intimes.

La naissance du premier roman japonais


La création de ce système de transcription du japonais, mieux adapté
que le chinois, fut un facteur déterminant dans la création de poèmes et
surtout de romans ayant pour thème la vie de cour. C’est ainsi
qu’apparurent au début du XIIe siècle, les chefs-d’œuvre de Dame
Murasaki Shikibu, dont le célèbre Dit du Genji, considéré comme le
premier roman psychologique de la littérature japonaise. Genji
monogatari emaki décrit avec finesse la vie des courtisanes et des
dames d’honneur de l’époque. Son premier ensemble d’illustrations est
daté de 1120-1130. Il n’en subsiste que des fragments : dix-neuf
illustrations et vingt feuilles du récit calligraphié dans l’élégant style
kana*. Aujourd’hui, ces fragments sont répartis entre les musées
japonais de Tokugawa à Nagoya et Goto à Tokyo. La valeur artistique
de la calligraphie est considérée comme aussi importante que celle des
peintures elles-mêmes. Le roman comporte une vingtaine de rouleaux,
soient des milliers de feuilles calligraphiées, qui regroupent cinquante-
quatre chapitres richement illustrés. Les illustrations dont nous avons
connaissance proviennent principalement des dix derniers chapitres : les
dix chapitres d’Uji. Le caractère parcellaire de l’œuvre qui a pu
traverser les siècles rend la compréhension du style graphique et des
techniques utilisées très incomplète.

Le Dit du Genji, une œuvre riche et collective


À la différence des illustrations didactiques bouddhiques s’adressant au plus grand
nombre, les peintures et les calligraphies du Dit du Genji circulaient parmi un public
aristocratique de connaisseurs. Le rouleau était déroulé et lu dans un moment de loisir
et d’échange avec l’artiste. Le travail était réparti entre un grand nombre de maîtres
peintres appartenant à l’aristocratie, nommés eshi, qui choisissaient les scènes, en
exécutaient le dessin et indiquaient les couleurs. Des artisans préparaient ensuite les
pigments et posaient les couleurs.

Il n’y a dans Le Dit du Genji aucun trait expressif, à la différence des


Choju-Giga dont la technique du sumi-e* permettait la représentation de
la perception de l’artiste. Les visages de femmes, simplifiés à l’extrême
tels des masques, sont peints dans la technique du hikime kagihana : un
trait pour les yeux et un simple crochet pour le nez. Cette technique ne
permettant pas de caractériser proprement l’individu, le texte
calligraphié vient en complément pour permettre de reconnaître les
personnages du roman.
De toutes les parties du corps, c’est incontestablement le visage qui
révèle avec le plus d’intensité les émotions et les sentiments. Dans le
manga d’aujourd’hui, l’expression du visage est indispensable à la
compréhension du scénario et au dynamisme des dessins. Cependant, à
l’époque, l’étiquette rigoureuse de la cour interdisait l’expression
directe des sentiments. Ainsi les visages devaient être simplifiés à
l’essentiel. Les attitudes étaient réglées de manière si rigide au XIIe
siècle que les courtisanes développèrent une profonde sensibilité aux
plus légères nuances de comportement et de situation. Ceci permit aux
artistes de la cour de représenter des scènes d’une grande intensité
psychologique dans une apparente immobilité. C’est ainsi que le décor
acquit toute son importance.

Reproduction d’une illustration du Dit du Genji, 1120-1130.


Dans le roman, les protagonistes apparaissent à l’intérieur de maisons
représentées dans l’ancienne technique du « toit arraché », le fukinuki
yatai, avec une vue plongeante faisant disparaître les plafonds et des
portions de murs. Cette méthode plaçait les personnages, ainsi que les
objets, les uns au-dessus des autres, offrant ainsi une illusion de
profondeur. L’inclinaison du sol permettait parfois d’accentuer certaines
tensions dues à l’action de la scène.
De l’architecture des bâtiments aux choix des toilettes des personnages,
chaque détail permettait de planter un décor statique mais expressif. Les
visages étaient encadrés de longues chevelures noires tombant en
cascade au milieu d’imposantes robes colorées. L’art de coordonner les
couleurs des vêtements était un signe de sensibilité et de bonne
éducation. Les couleurs des peintures ont été altérées par le temps,
néanmoins la subtilité et le raffinement de l’alliance des coloris dans
l’art Heian symbolisent une des réussites de cette société.
L’emaki-mono* est une forme d’art considérée comme une référence
visuelle du style de vie des Japonais de cette époque il est aussi parvenu
à élever à un haut degré de raffinement ce procédé complexe qui
consiste à rassembler et à mêler, l’image et le texte.

Les estampes japonaises, l’ukiyo-e*


Ukiyo-e* se traduit par image du « monde flottant ». De connotation
bouddhique le caractère « uki » fait allusion au monde terrestre, à la
condition humaine éphémère, par opposition au monde sacré,
immuable. Ne conservant que le caractère évanescent des jouissances de
la vie, le sens du mot uki évolua à l’époque d’Edo3 (1603-1868), et finit
par symboliser une manière d’être hédoniste, faisant du plaisir le
principe de la vie.
La découverte fortuite de quelques estampes japonaises utilisées pour
envelopper des marchandises fut une révélation en France.
L’engouement pour l’ukiyo-e* gagna Edmond de Goncourt, Félix
Bracquemond, Edgar Degas, J.-K. Huysmans, Ernest Chesneau, Roger
Marx. Ce fut la découverte de la mode japonaise, du monde des
femmes, des maisons de plaisir, du théâtre, des anecdotes de l’existence
quotidienne, mais surtout des paysages, dont les innombrables vues au
gré des saisons fascineront de façon décisive les impressionnistes.

Un art qui devient populaire


La peinture resta pendant longtemps l’apanage des monastères, de la
cour et des classes dominantes. Les améliorations techniques de la
fabrication du papier permirent d’en faire un support de meilleure
qualité qui joua un rôle important dans l’art de l’estampe. La production
en série qu’apportaient les procédés xylographiques plaça à la portée
des classes populaires un art autrefois réservé aux classes supérieures.
Marquant un premier pas dans le sens d’une popularisation de la
peinture, les daimyo, les seigneurs féodaux, commencèrent à
commander aux artistes des scènes de ville : festivals, spectacles... Le
peuple commença à réaliser pour son propre plaisir des œuvres
divertissantes, un peu tape-à-l’œil et faciles à comprendre. Les plaisirs
éphémères de la vie tels les amusements des acteurs de kabuki* ou
l’érotisme de la vie des courtisanes apparurent comme de bons sujets.
Le grand problème des artistes était de répondre à la demande populaire
tout en s’efforçant de la faire évoluer.

Une illustration de la vie quotidienne


À la même époque, les premiers livres à sujets profanes furent imprimés
à Saga, à proximité de Kyoto. Ils illustraient des romans anciens tels
que Le Dit du Genji. Le succès remporté par ces publications ouvrit la
voie à l’impression populaire au milieu du XVIIe siècle, et à des livres
dépeignant la vie quotidienne des citadins avec les distractions offertes
par les villes de Kyoto, d’Osaka ou d’Edo, l’actuelle Tokyo. En 1661,
l’écrivain Asai Ryoi écrivait le roman Contes du monde flottant, Ukiyo
monogatari, reprenant non sans ironie la notion d’impermanence du
terme bouddhique « monde flottant », ukiyo, pour l’appliquer à la vie
hédoniste des citadins et à toutes les formes d’expressions dérivées de
celle-ci : les romans, ukiyo-zoshi, les peintures et gravures, ukiyo-e*.
La popularité des illustrations des romans de l’ukiyo-e * était telle que
les estampes en noir et blanc, œuvres de Hishikawa Moronobu (1618-
1694), furent vendues séparément. Cependant, il manquait encore à ces
estampes la polychromie pour qu’elles puissent rivaliser avec les
peintures. Les premières couleurs étaient apposées au pinceau et limités
à des bruns orangés et à des noirs brillants. C’est en 1765, que le peintre
Suzuki Harunobu, créa des estampes entièrement polychromes, les
nishiki-e. La belle qualité des couleurs et du papier, l’emploi de
gaufrages et d’impressions « sans contours » transformèrent un art
encore populaire en une forme artistique des plus achevées.
Fondamentalement, l’ukiyo-e* reste le reflet et la mémoire des
préoccupations du peuple japonais de l’époque.

Les portraits d’acteurs de Sharaku


Vers 1794, devant faire face à de grosses difficultés financières,
l’éditeur Tsutaya Juzaburo, qui avait découvert l’artiste Utamaro,
demanda à un artiste inconnu, Sharaku, de réaliser des okubi-e, portraits
d’acteurs. Sharaku se fit remarquer par son apparition subite dans toute
la maîtrise de son art, mais également par sa production d’œuvres
insolites. Il dessina des estampes pendant dix mois seulement et disparut
du monde artistique aussi soudainement qu’il y était apparu. Le mystère
planant sur sa vie est aussi grand que son génie.
À cette époque, les trois principaux théâtres de la ville d’Edo étaient
fermés pour dettes, frappés par le durcissement de la réglementation,
seuls les petits théâtres donnaient encore des représentations. Dans ce
contexte morose, l’audace des portraits en gros plan de Sharaku eut un
effet ravivant, comme un renouveau attendu.
Les portraits d’acteurs de kabuki* existaient déjà avant Sharaku,
cependant ils n’égalaient pas sa qualité technique et sa puissance
d’expression. En effet, le grotesque des visages grimaçants et le jeu
dramatique suggéré par des gestes simples mettent en valeur le rôle
interprété et l’atmosphère sur scène, mais également la personnalité des
acteurs. Une des autres originalités est que les portraits ne représentent
pas seulement des idoles mais aussi des acteurs de second rang.
Reproduction de portraits d’acteurs de Kabuki par Sharaku (1794) : Nakajima
Wadaemon et Nakamura Konozô.

Pendant longtemps la valeur de ses œuvres fut diversement appréciée,


bien que l’on ait toujours reconnu son caractère unique. L’art
révolutionnaire de Sharaku, d’un grand réalisme avec une caricature
fondée psychologiquement, a pu choquer le public peu averti de
l’époque. La légende dit que certains acteurs étaient mécontents de ses
représentations peu flatteuses, ce qui pourrait être une raison de la
brièveté de sa carrière.

1. Voir la chronologie du Japon p. 169.


2. Idem.
3. Voir la chronologie du Japon p. 170.
CHAPITRE 2
LA NAISSANCE DU MANGA

Au programme

Katsushika Hokusai (1760-1849), père du manga


Kawanabe Kyosai (1831-1889), dans la tradition japonaise
L’ère des caricaturistes

Du XVIIe au XIXe siècle, l’ukiyo-e*, l’art de l’estampe, a acquis une


place prépondérante dans le paysage artistique japonais car il illustre de
manière très divertissante les sujets les plus variés.

Katsushika Hokusai (1760-1849), père du


manga
Le peintre Katsushika Hokusai contribua grandement à rénover l’art de
l’estampe en y introduisant le paysage comme genre indépendant, il est
d’ailleurs connu dans le monde entier pour sa série d’estampes sur le
mont Fuji, la plus célèbre montagne du Japon.

Un artiste japonais inspiré par l’art occidental


Formé à l’âge d’or de l’estampe, le style d’Hokusai est calme et raffiné.
De son long passage dans l’atelier du graveur Katsukawa Shunsho, de
ses dix-neuf à ses trente-quatre ans, il garda un sens profond du
réalisme. Le contact avec l’art occidental lui fit adopter dans ses
compositions un point de vue unique et un horizon très abaissé,
accentuant exagérément la perspective, tout à fait étranger à la tradition
japonaise, et que l’on retrouve tout au long de son œuvre. Celle-ci fut le
fruit d’un travail intense. Il étudia l’art des différentes écoles, essayant
chaque technique, hésitant et changeant plusieurs fois de style avant de
trouver le sien. En plus des lois de la perspective européenne, il
introduisit le clair-obscur et traita les cieux à la manière hollandaise.
Jamais artiste ne fut à la fois plus admiré en Occident et plus contesté au
Japon.
Hokusai fut l’un des plus grands artistes qu’Edo ait engendrés. Il a
laissé une œuvre d’une diversité sans pareil. On lui connaît au moins
une trentaine de pseudonymes différents. Ce nombre impressionnant de
noms de pinceau indique chaque fois un changement de vision, de style,
un constant effort de renouvellement. C’est à partir de 1797, qu’il utilisa
de plus en plus souvent le nom de Hokusai qui signifie « étoile
polaire ».

Hokusai manga
Hokusai excella dans l’art du portrait, où il déploya beaucoup d’efforts
et de talent. En 1812, il entreprit son premier voyage dans la région de
Kyoto et de Nagoya, où il conçut le projet de la Manga. Hokusai Manga
comprend près de quatre mille esquisses et croquis, parfois amusants ou
sommaires, de personnages, plantes et animaux. Ces ouvrages prouvent
son habileté à croquer sur le vif qui lui valut une renommée
internationale.
Le premier volume d’Hokusai Manga fut édité au Japon en 1814. Le
succès fut tel qu’au cours des cinq années qui suivirent, le maître y
ajouta neuf autres cahiers. Quinze ans plus tard étaient publiés deux
autres albums, puis en 1849, année de la mort de l’artiste, paraissait le
volume XVI, rassemblant des inédits. En 1878, un dernier cahier
posthume fut publié, réunissant plusieurs esquisses déjà parues dans
d’autres recueils. Imprimée au format 23 x 16 cm, chaque page
représente des gravures sur bois imprimées en noir, gris et rose. Les
dessins n’ont pas d’ordre ou de cadrage définis et leurs échelles peuvent
également varier. Le désordre apparent de cette mise en page permet
aux croquis de garder la saveur de la spontanéité de leur réalisation,
méritant bien leur titre : « Dessins au gré de l’idée ».
Sumos effectuant des exercices d’entraînement, reproduction d’un extrait de l’ouvrage
Hokusai Manga, publié entre 1814 et 1878, époque Edo.

Hokusai, témoin de son époque


Avec simplicité, Hokusai nous dépeint le Japon de l’époque, des scènes
du quotidien à des instants cocasses, mêlant une grande variété de
sujets : architecture, motifs de kimono, geishas, sumos, samourais,
paysans et artisans au travail, objets du quotidien, planches botaniques,
rituels religieux ou créatures fantastiques. Ainsi, on peut trouver décrits,
dans différentes parties des carnets, des épisodes surnaturels qui font
partie de l’inconscient fantastique des Japonais, avec par exemple des
fantômes de femmes mortes, sans doute trompées de leur vivant par leur
mari et revenant se venger. Ces thèmes furent popularisés plus tard au
cinéma par des films comme Les Contes de la lune vague après la pluie
de Kenji Mizoguchi (1953) ou par des anime comme La Belladone de la
tristesse d’Eiichi Yamamoto (1973), adaptation d’un essai de Jules
Michelet intitulé La Sorcière (1862). Pourtant, de ce foisonnement
ressort un thème central : l’Homme, de qui Hokusai ne s’est jamais
lassé de capter, avec humour et tendresse, les attitudes et les sentiments.
Reproduction d’un extrait de l’ouvrage Hokusai Manga, publié entre 1814 et 1878,
époque Edo.

Les plus belles pages de la Manga nous livrent le meilleur de Hokusai,


qui nous donne une leçon de dessin gardant toute son actualité. Sa
diversité de style est étonnante, depuis le raffinement de ses estampes au
bizarre de ses caricatures. Il était tellement animé par la passion de
reproduire tout ce qui existe qu’il se nommait luimême « Vieux fou de
la peinture ». Cet ouvrage est une véritable encyclopédie des techniques
picturales. Un chapitre est consacré au savoir-faire occidental. Il réalisa
également des séries entières d’estampes de paysages imitant la gravure
sur cuivre de l’école hollandaise, ce qui prouve encore son vif intérêt
pour la peinture européenne.

Esthétique japonaise et européenne au XIXe siècle : une


influence réciproque
L’influence de l’Occident sur l’Orient se fit dans un mouvement
réciproque et contribua à enrichir le langage pictural des deux
civilisations. En effet, l’ouverture des ports japonais, en 1853, marqua le
début de l’influence extraordinaire de l’esthétique japonaise sur le
modernisme européen.
Pendant la longue période d’isolement du Japon, seuls les Hollandais
entretenaient des échanges commerciaux avec ce pays. C’est par cette
voie que les premières gravures sur cuivre européennes parvinrent au
Japon, et que les précieux carnets de croquis d’Hokusai furent
découverts par le graveur Félix Bracquemond. Celuici s’empressa de les
partager avec ses amis impressionnistes, suscitant le mouvement du
japonisme et l’admiration de Degas, Monet ou Van Gogh. Voici ce que
Van Gogh écrivit au peintre Émile Bernard sur deux dessins qu’il avait
réalisés un an auparavant : « Ils n’ont pas l’air japonais mais ce sont les
plus japonais que j’aie jamais faits » (Lettre 501 du 18 juillet 1888). Les
effets de représentation des champs, des plantes, des feuillages ou de
l’eau par des procédés de styles voisins comme des lignes ondulées,
sont des éléments tellement ressemblants que l’on ne peut s’empêcher
de les mettre en parallèle.

Les « livres jaunes »


Hokusai fut un peintre de talent mais c’est la xylographie qui le rendit célèbre. Il est,
avec Hishikawa Moronobu décédé vers 1694, l’illustrateur le plus célèbre de l’histoire
du livre japonais avec une production de près de 13 500 planches. Il débuta comme
tant d’autres par des dessins pour Kibyoshi, c’est-à-dire « les livres jaunes ». Ces livres
à couverture jaune étaient de la littérature populaire bon marché pour la population
japonaise. En plein essor à l’époque d’Edo, ils témoignent d’un double phénomène
caractéristique de cette période : d’une part, le succès de la diffusion des livres parmi
le peuple grâce à la mise au point de l’imprimerie, et d’autre part le vif intérêt que
suscitèrent les mises en page avec illustrations et textes encore plus mêlés que dans
les emaki-mono*. Cette nouvelle édition, soutenue par les artisans et les commerçants,
a implanté dans les mœurs des Japonais l’originalité d’élaborer et de lire des récits mis
en valeur par un entrecroisement de texte et d’images, véhiculant ainsi une nouvelle
tradition d’art visuel.

Kawanabe Kyosai (1831-1889), dans la tradition


japonaise
Les prémices du manga moderne se manifestent également dans l’œuvre
de Kawanabe Kyosai. Formé dans la tradition de l’ukiyo-e* et considéré
comme un successeur du travail de caricaturiste d’Hokusai, sa vie et son
œuvre seront marqués par ses excentricités et son indiscipline. Sa
grande maîtrise technique des arts traditionnels fit sa renommée autant
que son exubérante fantaisie et son goût pour le saké. Kyosai a travaillé
la peinture de mœurs, les dessins satiriques et humoristiques mais il
s’inscrit surtout dans une longue tradition japonaise de représentation
des yokai*, ce qui lui valut le surnom mérité de Shuchu gaki « démon de
la peinture ».

Les yokai*, créatures démoniaques


Les yokai* sont des êtres surnaturels souvent maléfiques, démons, incarnations
d’esprits venus hanter les mortels. Issus de la culture animiste japonaise, très en vogue
jusqu’au xixe siècle, ils ont failli disparaître lors de l’invasion de la culture occidentale et
de la course à la modernité, qui reléguèrent au rang de vieilles superstitions inutiles
ces créatures fantasmagoriques. Pourtant, L’Histoire illustrée des cent démons (Kyosai
hyakki gadan) de Kawanabe Kyosai, représentant la procession d’une horde de
démons tour à tour hideux, effrayants, bizarres, comiques (tous issus d’une longue
tradition orale), semble indéniablement avoir constitué une source d’inspiration pour
des mangaka* comme Shigeru Mizuki, Kazuo Umezu, Hideshi Hino ou Suehiro Maruo.
En effet, cette croyance des yokai* perdure encore dans l’imaginaire culturel japonais
d’aujourd’hui notamment grâce au mangaka* Shigeru Mizuki (1922) qui les fit revenir
au goût du jour et empêcha leur disparition. Citons par exemple le manga NonNonBa
qui propose un voyage exceptionnel aux sources de l’inspiration de ce grand auteur
devenu le président de la Sekai Yokai Kyokai (association mondiale pour les yokai*).

Alors que ses contemporains choisissaient de représenter la société


élégante de l’ukiyo-e*, Kyosai sondait les profondeurs de son esprit
audacieux et anticonformiste pour créer une ménagerie d’animaux
fantastiques, de fantômes et de démons. Il avait un vif intérêt pour l’art
occidental, mais n’a jamais succombé à l’imitation et fut l’un des
derniers grands peintres dans la véritable tradition japonaise.

La Convention de Kanagawa : l’ouverture vers l’Occident


En 1854, l’ouverture des frontières au commerce international grâce à la
Convention de Kanagawa marqua une étape décisive dans l’histoire du
Japon. En effet, de 1641 à 1853, seuls quelques échanges commerciaux
avec des marchands chinois et néerlandais étaient autorisés, mais
uniquement sur la petite île de Dejima près de Nagasaki, le reste du
pays étant interdit aux étrangers sous peine de mort. Ainsi, après 200
ans d’isolement, des étrangers purent enfin découvrir le pays, certains
vinrent enseigner, des Japonais visitèrent l’Europe et sous l’influence
occidentale un processus de modernisation se développa rapidement.
Edo, rebaptisée Tokyo, vit ses rues éclairées par des réverbères, des
bicyclettes furent importées et le yen vit le jour. L’usage du kimono et
du hakama (pantalon large plissé traditionnel) diminua au profit du
costume occidental, accompagné du chapeau et du parapluie, pour les
hommes, et d’une coiffure européenne pour les femmes.
Le hakama était traditionnellement porté par les nobles du Japon médiéval, et
notamment les samouraïs.

Cette vague d’occidentalisation s’accompagna, après la révolution de


1865 et la restauration de Meiji en 1868, de nombreuses réformes
militaires, économiques et sociales. Esthétiquement, le pays importa de
nouveaux styles et techniques de dessins, qui allaient profondément
influencer les artistes nippons, avec notamment l’apparition de journaux
de caricatures.

L’ère des caricaturistes


Dessins de presse et caricatures
La presse japonaise naquit avec le Yokohama Mainichi Shinbun en 1871
et le Tokyo Nichinichi Shinbun en 1872. C’est le Shinbun Nishikie, créé
en 1874, qui introduisit le premier les estampes dans la presse japonaise.
Peu à peu, celle-ci se transforma sur le modèle de la presse anglo-
saxonne avec l’apparition des dessins d’humour de style américain et
des caricatures à la mode européenne dans le Marumaru Shinbun. Créé
par Fumio Nomura, qui fit une partie de ses études en Grande-Bretagne,
et imprimé de 1877 à 1907, ce journal publia des dessins de Kinkichiro
Honda, connu pour ses représentations de jardins japonais, mais aussi
des estampes de Kobayashi Kiyochika, maître de l’ukiyo-e* et élève de
l’artiste Charles Wirgman (1832-1891).

Charles Wirgman et son Japan Punch


Illustrateur et caricaturiste britannique arrivé à Yokohama en 1861 comme
correspondant pour le quotidien The Illustrated London News, traduction de la presse
occidentale à l’intention des étrangers vivant au Japon, Charles Wirgman joua un rôle
important dans le champ artistique japonais de l’époque. En 1862, il créa le premier
magazine satirique japonais The Japan Punch dans lequel il publia des bandes
dessinées et un grand nombre de ses caricatures. Ce mensuel eut un succès continu
jusqu’en 1887. En 25 ans, il inspira des dessinateurs célèbres.

Couverture d’avril 1883 du Japan Punch de Charles Wirgman.


En même temps, plusieurs artistes japonais vinrent à Yokohama pour
suivre son enseignement de la pratique occidentale du dessin et de la
peinture. Un de ses élèves Takahashi Yuichi devint célèbre pour son
travail de pionnier de l’école yo-ga qui désigne la peinture japonaise de
style occidental (en opposition à celle de style japonais nihon-ga).
Impressionné par ce génie de la peinture à l’huile, Charles Wirgman alla
jusqu’à financer sa participation à l’Exposition universelle de 1867 à
Paris.
En 1882, arriva à Yokohama un autre caricaturiste, le français Georges
Ferdinand Bigot. Il enseigna les techniques occidentales du dessin et de
l’aquarelle à l’École militaire. Parallèlement, il publia des caricatures
dans des journaux locaux et édita des recueils de gravures. En 1887,
alors que Wirgman arrêtait The Japan Punch, Bigot créait la revue
satirique Toba-e, dans laquelle il démontra sa maîtrise de la technique
narrative en introduisant la succession de dessins dans des cases au sein
d’une même page.

Rakuten Kitazawa (1876-1955), pionnier du manga


Au début du XXe siècle, certains dessinateurs, dont Rakuten Kitazawa
(1876-1955) et Ippei Okamoto (1886-1948) permirent l’adaptation de
comics* américains qui connurent un succès étonnant au Japon.
Considéré comme le pionnier du manga, Kitazawa fut initié au dessin
politique par l’australien Franck Nankivell. Également inspiré par la
culture européenne et le travail de Bigot, il reprit en 1902 le thème de
l’arroseur arrosé pour dessiner la première série japonaise Tagosaku to
Mokube no Tokyo Kembotsu publiée dans le magazine Jiji Manga, le
supplément couleur du journal dominical.
L’arroseur arrosé (Tagosaku to Mokube no Tokyo Kenbutsu), de Rakuten Kitazawa
(1902).

Désireux de développer le mode satirique, Kitazawa reprit le terme de


manga pour désigner ses dessins et créa en 1905 son premier magazine
Tokyo Puck modelé sur l’exemple du Puck américain et du Rire français.
Ce bimensuel international – les textes japonais étaient traduits en
chinois et en anglais –, plusieurs fois censuré pour ses caricatures
féroces du pouvoir, apporta à son auteur argent et célébrité.
Toutefois, c’est en 1908 que Kitazawa innova le plus dans la presse
japonaise en publiant un magazine en couleur exclusivement réservé
aux enfants, son succès bouleversa le monde de l’édition. Fort de cet
exemple, le marché du manga subit un véritable essor grâce à cette
classification de la cible éditoriale. C’est ainsi que les premières bandes
dessinées proches de leur forme actuelle apparurent réellement en 1914,
quand l’éditeur Kondansha lança le magazine Shonen Jump entièrement
destiné aux garçons adolescents. Suivirent le magazine Shojo Club pour
les filles en 1923 et Yonen Club pour les jeunes enfants en 1926. Le
succès de ces fascicules fut tel qu’un réseau de librairies spécialisées
apparut presque aussitôt.
En 1929, Kitazawa entama un voyage en Europe. De passage à Paris, il
exposa en présence de l’artiste Léonard Foujita et fut le premier
dessinateur japonais à recevoir la Légion d’honneur.
La situation resta stable jusqu’à la guerre. Des œuvres complètes, des
anthologies sur des thèmes précis mais également des manuels
techniques furent édités. Graphiquement, même si les mangaka*
utilisaient déjà la bulle, beaucoup de textes étaient encore écrits dans les
dessins. C’est en 1923 que Katsuichi Kabashima dessina le premier
manga utilisant uniquement des phylactères* pour les dialogues :
Shochan no Boken. Très populaire, ce manga racontait les aventures de
Shochan, un jeune journaliste accompagné de son écureuil.
CHAPITRE 3
LA NAISSANCE DE L’ANIME

Au programme

Bande dessinée et cinéma


Les débuts de l’animation japonaise
Le cinéma parlant en occident
Le cinéma parlant au Japon
Osamu tezuka (1928-1989), maître de l’animation

Bande dessinée et cinéma


Les premières apparitions de bulles dans la bande dessinée coïncidèrent
avec l’invention en France du cinématographe par les frères Lumière.
Celui-ci arriva au Japon en 1896 et l’engouement pour le cinéma se
répandit dans tous le pays. Dans les premières années, des reportages et
des fictions furent importés d’Europe et des États-Unis.

Les États-Unis, pionnier du dessin animé


Ce fut d’ailleurs aux États-Unis, en 1906, que le cinéaste américain
James Stuart Blackton (1875-1941) découvrit la technique du dessin
animé image par image et présenta la première animation de l’histoire
du cinéma, Humorous Phases of a Funny Face. Blackton fut suivi de
près par le caricaturiste français Émile Cohl (1857-1938) qui fut engagé
par Gaumont en 1908 pour animer ses dessins. Les films de ces deux
pionniers furent importés au Japon où des projections publiques eurent
lieu à partir de 1910. Entre 1914 et 1917, pas moins de quatre-vingt-
treize dessins animés furent projetés dans les grandes villes nippones.
Les animations venues d’Angle-terre, de France mais surtout des États-
Unis remportèrent un vif succès qui stimula leur importation.
C’est un américain, Winsor McCay (1869-1934) qui fut probablement le
premier pionnier majeur du dessin animé. Il obtint la faveur du public
avec Little Nemo in Slumberland et surtout Gertie The Dinausaur en
1914. La technique qu’il utilisait le força à redessiner sans cesse le
même arrière-plan afin de conserver une cohérence dans les décors.

Les révolutions de la technique


Un autre pionnier, Raoul Barré (1874-1932), québécois d’origine, fut
rendu célèbre par son invention de la règle à ergots vers 1914, qui
permettait aux dessinateurs de mieux positionner leurs dessins et
d’obtenir ainsi plus de stabilité. Bien sûr, cette innovation ne fit pas une
grande impression chez le public, qui n’était que très rarement au fait
des développements des techniques d’animation.
Au même moment, John Randolph Bray (1879-1978), avec Colonel
Heeza Liar in Africa, produisit le premier dessin animé destiné au
commerce et créa, par là même, la tradition du personnage récurrent.
L’impact de cette façon de procéder fut grand, certains personnages
devenant des vedettes que le public désirait revoir dans de nouvelles
aventures. Bray collabora ensuite avec Earl Hurd (1880-1940),
l’inventeur d’un nouveau procédé d’animation basé sur l’utilisation de
celluloïds. En dessinant les parties mobiles du dessin animé sur des
feuilles transparentes et les décors immobiles sur un carton opaque
placé derrière, Hurd réalisa une grande économie de travail. Cette
technique, bien qu’améliorée depuis, est encore utilisée aujourd’hui. Il
est à noter cependant que la technique de Hurd ne fut réellement utilisée
à grande échelle qu’au début du dessin animé parlant, à partir de 1928.

Les débuts de l’animation japonaise


La période du cinéma muet permit de faire connaître au public le dessin
animé. Le succès grandissant de cette nouvelle forme de cinéma venue
de l’étranger incita les producteurs japonais à se lancer à leur tour dans
des projets similaires.
1917 : création de l’animation japonaise
La première initiative date de 1916, quand la société Tenkatsu (Tennen
Shoku Katsudo Shashin Kabushiki Kaisha, « Société des images
animées en couleurs naturelles ») chargea un célèbre caricaturiste de
l’époque, Oten Shimokawa (1892-1973), de produire des animations.
Shimokawa accepta, mais il ignorait tout des procédés techniques et
aucun document n’existait alors sur le sujet au Japon. On peut donc dire
que l’animation japonaise connut des débuts périlleux et tâtonnants.
Shimokawa réalisa, au prix de longs mois d’immenses efforts, Le
Portier Imokawa Mukuzo (Imokawa Mukuzo genkanban no maki) dont
la première projection publique eut lieu en janvier 1917. L’animation
japonaise était née.

Premiers grands succès


Le deuxième pionnier du dessin animé japonais est Seitaro Kitayama
(1888-1945), artiste peintre de l’école yo-ga. Émerveillé par le
graphisme des animations américaines dont les projections se
multipliaient dans les salles obscures, il alla voir la maison de
production cinématographique Nikkatsu : Nihon katsudoshashin,
« Société des images japonaises en mouvement », pour lui présenter ses
projets. Fondée en 1912, celle-ci, s’intéressant de près à l’animation, le
chargea de la production d’une série typiquement japonaise. Ignorant
également tout des techniques de l’animation, ce ne fut pas sans peine
qu’il signa son premier film, La Guerre des singes et des crabes
(Sarukani kassen), inspiré d’un conte dont les origines remontent au
XIVe siècle. Ovationné lors de sa première projection publique en mai
1917, Kitayama confia bien des années plus tard avoir eu honte de son
film qu’il considérait être du bricolage.
Enfin, le troisième protagoniste des débuts de l’animation japonaise est
Jun’ichi Kouchi (1886-1970), dessinateur de bandes dessinées. La
société de production Kobayashi Shokai lui commanda une animation :
Le Sabre flambant neuf de Hanawa Hekonai (Hakanawa Hekonai meito
no maki). Le film présenté en juin 1917 fut salué par la presse
cinématographique pour la qualité de son graphisme car il utilisa pour la
première fois les niveaux de gris dans le rendu de la luminosité et
incorpora ainsi la notion d’ombre.

Trois pionniers, trois destins


L’année 1917 marqua donc les vrais débuts de l’animation japonaise
avec ses trois pionniers, Shimokawa, Kitayama et Kouchi qui d’ailleurs
ne se connaissaient pas. À leurs débuts, ces pionniers travaillaient seuls
avec un matériel rudimentaire qui rendait leur tâche surhumaine. Ainsi
Shimokawa, installé dans un atelier de fortune, finit par souffrir de
troubles de la vue. Il dut se résoudre à abandonner son métier au bout de
cinq films. Il quitta donc la Tenkatsu et retourna à la bande dessinée. Le
coup fut rude pour la société qui se retira finalement de la production.
Plus chanceux, Kitayama volait de succès en succès. Il s’entoura même
d’une équipe d’assistants qu’il forma aux techniques de l’animation.
Jusqu’à la fin 1917, pas moins de dix-sept films sortirent des studios
Nikkatsu. En mars 1918, la projection publique de L’Enfant né d’une
pêche (Momotaro), adaptation d’une des légendes les plus populaires du
Japon, fut un événement. Présenté en France en décembre 1918, ce fut
le premier dessin animé japonais à être exporté. Fort de son succès,
Kitayama, qui rêvait d’indépendance, quitta la Nikkatsu en 1921 pour
créer les studios Kitayama. Mais les débuts de l’animation japonaise qui
semblaient prometteurs furent brusquement interrompus par le grand
tremblement de terre de Tokyo, en septembre 1923. Kitayama qui perdit
tout, alla s’installer à Osaka et abandonna l’animation pour se
reconvertir dans la production de films d’actualités et de reportages.
Quant à Kouchi, le troisième pionnier, ses productions restèrent
modestes. Ce qui ne fut pas le cas de son assistant, Noburo Ofuji (1900-
1961). Après avoir été formé par Kouchi, Ofuji devint réalisateur
indépendant. Son premier conte, inspiré des Mille et Une nuits et intitulé
Le Voleur de Bagdad (Bagudajo no tozoku), fut présenté en 1926. Son
admiration pour la beauté expressive des silhouettes des dessins animés
allemands des frères Diehl, qu’il avait vus en 1924, l’incita à produire la
première animation japonaise d’ombres chinoises, La Baleine (Kujira).
Ce dessin animé fut présenté en France en 1928. Sa version colorisée
réalisée en 1952, fut sélectionnée au Festival de Cannes en 1953.
Applaudi par Picasso, il manqua de peu le Grand Prix du court-métrage
remporté par Crin-Blanc d’Albert Lamorisse. Dès lors, Ofuji allait jouir
d’une réputation mondiale. En 1956, son film d’ombres chinoises en
couleurs Le Bateau fantôme (Yureisen) remporta le Prix spécial du jury
à la Mostra de Venise. Jusqu’à sa mort survenue en 1961, c’est sa sœur
aînée, Yae, qui finança ses réalisations. Ofuji n’était assisté que de sa
nièce, l’animation était une histoire de famille. De son vivant, Ofuji
avait confié à sa sœur qu’il voulait créer un grand prix pour
récompenser les jeunes réalisateurs de dessins animés, elle exaucera son
vœu en créant en 1962 le Prix Noburo Ofuji, qui depuis plus de
quarante ans récompense les talents de l’animation.

Renaissance après le tremblement de terre de 1923


Le grand séisme de 1923 (de magnitude 7,9 sur l’échelle de Richter)
ravagea la plaine du Kanto, tuant 150 000 personnes et laissant 1,9
million de sans-abri. L’industrie cinématographique de Tokyo fut
complètement anéantie. Pourtant, la réorganisation de la production, qui
prit plusieurs années, permit l’éclosion de nouvelles sociétés. Une étape
était franchie avec l’arrivée de cette nouvelle génération de talents.
Citons par exemple, Zenjiro Yamamoto (1898-1981), de son nom
d’artiste Sanae Yamamoto. Formé à la peinture traditionnelle japonaise,
il entra aux studios Kitayama grâce à sa passion de donner un
mouvement aux objets ou aux images. Fort de l’enseignement de
Kitayama, il se lança à son tour dans la production et créa en 1925 ses
propres studios la Yamamoto Manga Production. À ses débuts, il réalisa
La Montagne aux vieillards retirés (Ubasute yama), une légende
paysanne, puis ce furent des commandes de l’État, du ministère de
l’Éducation en particulier. Après la guerre, il fonda la société Nichido
Eiga, et se spécialisa tout particulièrement dans la réalisation de courts
métrages. Il initia également aux techniques de l’animation son ami
Murata Yasushi (1896-1966). Celui-ci travaillait comme chargé du
graphisme des intertitres des films muets à la Yokohama Cinema Shokai,
spécialisée dans l’importation de dessins animés et de films éducatifs
produits par les studios américains Bray. À force de voir ces
productions américaines, Murata commença à s’intéresser à l’animation
et réalisa une nouvelle version de La Guerre des singes et des crabes,
neuf ans après celle de Kitayama. Encouragé par le succès de ce premier
film, Murata enchaîna avec L’Os du poulpe (Tako no hone) en 1927 et
Le Pot d’abondance (Bunpuku Chagama) en 1928. Le souci de la
perfection chez Murata était tel qu’il arrivait avec ses dessins sur papier,
à obtenir des mouvements aussi fluides qu’avec la technique du
celluloïd.

Le cinéma parlant en Occident


À la même époque, aux États-Unis, l’avènement du cinéma parlant
traçait le début de l’industrie moderne du dessin animé. Après la sortie
du premier film sonore de l’histoire, The Jazz Singer (Le Chanteur de
Jazz) en 1927 par la Warner Bros, on nota beaucoup de réticences dans
le milieu du cinéma. Et pourtant, l’alliance de sons et de paroles pour
accompagner les images représentait l’avenir. Les répercussions dans
l’animation furent rapides et c’est ainsi qu’une des figures mythiques du
dessin animé, Walter Elias Disney, se fit remarquer.

Walt Disney, génie du dessin animé


Né en 1901, Disney commença sa carrière dans l’animation en 1922
avec la création de sa compagnie de production, la Laugh-O-Gram
Studio. Débordant d’enthousiasme, il s’entoura de futurs grands noms
de l’animation dont son ami Ub Iwerks, mais inexpérimenté dans la
gestion d’entreprise, il fit faillite un an après sa création. Il choisit alors
de s’associer avec son frère Roy et créa à Los Angeles les Disney
Brothers Studios, rebaptisés en 1926 Walt Disney Studio. Il obtint un
contrat avec Winkler Pictures et réalisa une soixantaine d’épisodes
d’Alice Comedies jusqu’en 1927, année où Charles Mintz prit le
contrôle de Winckler Pictures et demanda à Disney de travailler sur une
nouvelle série avec pour héros Oswald, un petit lapin qui connut un
grand succès. Malheureusement, après des démêlés d’ordre monétaire
avec Mintz, propriétaire du nom Oswald, qui souhaitait renégocier le
contrat à son avantage, Walt perdit son personnage et une partie de son
équipe d’animateurs. Disney, effondré par cet échec, aurait inventé avec
Ub Iwerks le personnage de Mickey Mouse alors qu’il se trouvait dans
le train le ramenant à Hollywood après plusieurs jours de négociations
orageuses avec Mintz à New York. Tout ceci justifiait clairement la
ressemblance sans équivoque entre la célèbre souris, d’abord appelé
Mortimer Mouse avant d’être rebaptisé Mickey Mouse par la femme de
Disney, et le lapin Oswald.
Après deux productions muettes, Plane Crazy et Gallopin’gaucho,
Disney comprit rapidement que son avenir dépendait de sa capacité à
intégrer le son dans ses dessins animés. Il programma une nouvelle
histoire de Mickey destiné à la sonorisation : Steamboat Willie.
Historiquement, un autre dessin animé avec un son synchrone à l’image,
fut réalisé quelques semaines auparavant par Paul Terry : Dinner Time.
Disney le vit en projection privée mais ne fut pas convaincu, c’est
pourquoi Steamboat Willie fut d’abord conçu comme un film muet, mais
Disney se décida finalement à tenter l’expérience du son synchronisé.
Présenté pour la première fois en 1928 au Colony Theater de New York,
le concert de xylophone de Mickey sur les dents d’une vache fut un
succès instantané. La révolution de Disney fut de donner l’illusion que
ses personnages animés étaient réels, les spectateurs s’identifiaient,
pénétraient dans leur monde et partageaient leurs émotions.
Ensuite, les succès s’enchaînèrent pour Disney. Avec The Skeleton
Dance débuta la production des Silly Symphonies qui lui permit de
confirmer au public tout son talent. Mais Disney voulait faire évoluer
son travail, il désirait être pris au sérieux sans pour autant abandonner le
cinéma ludique, alors il composa douze règles qui révolutionnèrent
l’animation.

Les douze règles de l’animation selon Disney


Après leur retraite deux anciens dessinateurs Disney, Ollie Johnston et
Frank Thomas éditèrent ces règles dans un livre, Disney Animation, The
Illusion of Life. La base de ces principes était de produire une illusion
réaliste de mouvement par l’adhésion aux lois de la physique avec par
exemple la règle du Squash and Stretch : tout ce qui bouge change de
forme, une balle qui rebondit se déforme en s’allongeant lorsqu’elle
touche le sol, cette déformation peut produire un effet comique, que ce
soit pour un objet ou une expression faciale. Ou la règle du Follow
through and Overlapping action, qui s’appuie sur la force d’inertie :
quand un personnage s’arrête il y a une continuité dans son
mouvement : les vêtements flottants, ou encore les oreilles pendantes de
Dingo qui se balancent... On trouve aussi la règle de l’exagération qui
consiste, sans en abuser, à donner des proportions démesurées aux
sentiments (la tristesse devient désespoir...) ou aux actes (enfant portant
un rocher...). Ou enfin l’anticipation qui prépare à l’action : avant qu’un
personnage lance quelque chose il doit prendre de l’élan, avant de sauter
il doit plier les genoux... Disney restructura ainsi totalement ses
réalisations et, suite à l’invention du procédé de colorisation technicolor
en 1932, il réalisa son premier dessin animé couleur, Flowers And Trees,
qui lui apporta la consécration avec l’Oscar destiné aux courts métrages
d’animation.

Innovations et prouesses techniques


Aucun compromis n’était fait sur la qualité, les studios Disney
enchaînèrent les innovations et les prouesses techniques dans le seul but
d’atteindre le maximum de crédibilité. Le génie d’Ub Iwerks donna
naissance à la caméra multiplans, permettant de placer certains dessins
près et d’autres loin de la caméra, et offrant ainsi un effet de profondeur.
La technique du synchronisme labial sera aussi perfectionnée chez
Disney.

La caméra multiplans.

À l’opposé des règles de Disney


Ce fut au plein épanouissement de la pensée des studios disneyenne
avec la sortie du long-métrage Blanche-Neige et les Sept Nains, en
1937, que l’esprit des dessins animés de la Warner Bros vit le jour. Le
producteur Léon Schlesinger enrichit son équipe de personnalités telles
que Fritz Freleng, Tex Avery, ou encore Robert Clampett. Ces auteurs
réagirent en totale opposition avec le langage de Disney et choisirent de
briser complètement l’illusion de représentation de la réalité en
s’adressant directement au public pendant le dessin animé. Les auteurs
dévoilent leurs secrets et blaguent avec les spectateurs, ce qui est
radicalement anti-disneyen.
L’opposition était aussi présente par les thèmes : le conflit et la bagarre
sont omniprésents dans les animations de la Warner comme avec Bip-
bip contre le Coyote ou Bugs Bunny face à Daffy Duck, mais également
par la technique : les fameuses règles de Disney sont complètement
amalgamées et leurs effets toujours amplifiés. Toutefois, ils étaient en
accord avec Disney sur le fait qu’il fallait faire évoluer et approfondir la
psychologie des personnages.
À l’époque, d’autres créateurs se partagèrent également l’industrie du
dessin animé, comme Bill Hanna et Joe Barbera qui inventèrent Tom et
Jerry pour la MGM, ou Mac et Dave Fleischer qui réalisèrent plusieurs
animations destinées à un public plus mature avec des personnages
comme l’affriolante Betty Boop en 1930, ou le jaloux Popeye.

Le cinéma parlant au Japon


Au Japon, le passage au cinéma parlant fut discret face aux géants
américains. Cette nouvelle technologie ne s’imposa vraiment qu’au
milieu des années 1930, soit avec près d’une décennie de retard sur
l’Occident.

L’âge d’or des benshi


Cette arrivée tardive s’explique certainement par la popularité de
l’ancienne tradition du benshi, ou katsuben, personnage singulier et
caractéristique du cinéma muet japonais. Sorte de bonimenteur, le
benshi commentait les films, décrivait ou parfois même dramatisait les
scènes, énonçait les dialogues des acteurs ou interprétait des chansons,
et surtout il lisait les intertitres au public, majoritairement analphabète.
Certains d’entre eux étaient très populaires et parfois plus connus que
les réalisateurs ou acteurs des films qu’ils commentaient. L’âge d’or des
benshi se situe vers 1920, lorsque la dimension artistique du cinéma
muet s’affirma. De plus, les benshi ne commentaient pas seulement les
films réalisés avec des acteurs mais aussi des films d’animation dont la
structure du récit et le montage prenaient clairement en compte la
présence du benshi. Après une longue polémique, le cinéma parlant
évinça finalement les benshi à partir de 1935.

Le kamishibai
Ce théâtre ambulant sur papier, servit de reconversion à plusieurs benshi.
Divertissement très populaire auprès des enfants, le conteur racontait des histoires en
faisant défiler devant les spectateurs des planches d’illustrations dans un petit théâtre
en bois, le butai, qui pouvait tenir à l’arrière d’un vélo. Plusieurs grands mangaka*
débutèrent d’ailleurs comme conteurs de kamishibai, comme par exemple Shigeru
Mizuki, qui devint célèbre avec son personnage de Kitaro, le chasseur de yokai*. Ou
encore Sampei Shirato, pionnier du genre gekiga*, dont les œuvres racontent
essentiellement des drames historiques centrés sur les ninjas.

Les premiers pas vers l’animation sonore de Kenzo


masaoka
Le réalisateur Masaoka Kenzo (1898-1988), considéré comme « le père
de l’animation japonaise », fut le premier Japonais à se lancer dans
l’animation sonore. Issu d’un milieu aisé, il s’intéressa très tôt au
cinéma. Il finança et réalisa lui-même un court film pour enfant, Le
Palais du coquillage (Kai no kyuden). Mais c’est vers l’animation qu’il
s’orienta dès son second film, Sarugashima, l’île aux singes (Nansensu
monogatari - Sarugashima). Sûr de sa vocation, il persuada sa famille
de financer ses productions et fonda à Kyoto le studio Masaoka Film
Production en 1932. C’est à la même époque, que la société Shochiku
sortit le premier film parlant japonais, Mon amie et mon épouse
(Madamu to Nyobo). Suite au succès du film, Shiro Kido, le président
de Shochiku, commissionna un film d’animation parlant au studio de
Masaoka. Celui-ci travailla sans relâche pendant six mois pour réaliser
la première animation japonaise sonore, Le Monde du pouvoir et de la
femme (Chikara to onna no yononaka). Le film fut projeté dans les
salles en avril 1933, et ouvrit la voie à l’animation japonaise en général
qui ne tarda pas à accomplir sa transition vers le parlant.
Masaoka, connu pour sa passion de l’innovation, ne tarda pas à
abandonner la technique du papier découpé, prédominante à l’époque au
Japon, au profit du très coûteux celluloïd, utilisé aux États-Unis. Mais,
peu inquiet des questions d’argent et très perfectionniste, Masaoka
désirait avant tout la meilleure qualité pour ses films. Une de ses plus
célèbres animations reste L’Araignée et la tulipe (Kumo to churippu),
produite en 1943, en pleine guerre malgré la propagande et la censure.
La poésie du récit et la qualité technique remarquable, malgré la pénurie
de matériel, firent de ce film un des chefs-d’œuvre du dessin animé
japonais.

Cinéma et propagande en temps de guerre


Assistant dans l’équipe de Masaoka, Seo Mitsuyo faisait preuve
d’aptitudes remarquables. Masaoka lui enseigna la technique du
celluloïd et l’adjonction du son. Une fois formé, il se lança dans la
production indépendante. Toutefois, ses débuts coïncidèrent avec les
années de guerre et les commandes de propagandes dominaient la
production. Le ministère de la Marine impériale japonaise lui
commanda un dessin animé pour raconter au jeune public l’attaque de
Pearl Harbor. Les Aigles marins de Momotaro (Momotaro no umiwashi)
fut la première animation long-métrage japonaise, d’une durée de
trente-sept minutes, avec pour héros Momotaro, un personnage
appartenant à la tradition japonaise. Sa sortie dans les salles en mars
1943 connut un tel succès auprès des enfants qu’on lui commanda un
autre film pour raconter l’action des régiments parachutistes. Seo réalisa
Momotaro, dieu des flots (Momotaro-umi no shinpei). Pour l’inspirer, le
Ministère avait montré le Fantasia de Walt Disney au réalisateur, qui
tenta de faire rêver les enfants tout en leur communiquant un espoir de
paix. Sorti quelque mois avant la capitulation en avril 1945, dans les
rares salles épargnées par les bombes, le film émerveilla le jeune lycéen
Osamu Tezuka, passionné de cinéma et futur pionnier de l’animation
nippone contemporaine.

Osamu Tezuka (1928-1989), maître de


l’animation
Écolier timide et craintif, Osamu Tezuka fut initié dès sa jeunesse par sa
mère à la lecture de mangas, considéré comme un divertissement à
l’époque. Il s’entraîna vite à dessiner ses mangas favoris et réalisa
également, pour divertir ses camarades, quelques dessins de kamishibai.
Immédiatement après la fin de la guerre, ce passionné d’insectes fit des
études en médecine et se lança en même temps dans l’écriture de
mangas en publiant ses premières bandes dessinées professionnellement
dans des journaux locaux. Après l’obtention de son doctorat sur le sujet
incongru du sperme des limaces d’eau, il rêvait de se lancer dans le
dessin animé. Fortement marqué par le cinéma, il demeurait passionné
par cette succession d’images fixes pouvant faire naître un mouvement.
Cependant le Japon était un pays ruiné par la guerre. Sans moyen pour
réaliser son souhait, il choisit d’essayer de transcrire ce qu’il voulait
rendre à l’écran sur papier. C’est ce style novateur et très personnel qui
fit le succès de ses bandes dessinées, premières représentations de
manga telles que l’on peut les concevoir à notre époque.

La création du manga moderne


L’année 1947 marqua ainsi les débuts du manga contemporain, sous
l’impulsion de ce créateur hors norme, avec la publication de La
Nouvelle Île au trésor (Shin takarajima), vendu à plus de 500 000
exemplaires dans le monde. À travers cette publication, Tezuka imposa
un style nouveau qui, au-delà de simplement distraire le lecteur, mettait
en scène l’éventail des sentiments humains. Il s’agit d’un récit
d’aventures calqué sur le roman L’Île au Trésor de R. L. Stevenson,
ayant pour héros un jeune garçon détective. Dès les premières pages de
Shin takarajima, on découvre un découpage proche d’un story-board de
cinéma : enchaînement des vignettes comme si une caméra effectuait un
plan panoramique, changement de point de vue, gros plan...
Tezuka choisit d’abord de donner à l’image une sensation de
mouvement pour ensuite l’intégrer à la narration, ce qui apporta un
grand dynamisme au récit. Avant lui, aucune tentative de restitution
d’un mouvement dans l’espace, par changement d’angle ou de distance
de point de vue, n’avait été utilisée de façon régulière dans les mangas.
En plus de l’échelle des plans, l’agencement des cases, nommé manga
no kakikata au Japon, joue également un rôle important : la plus grande
liberté règne en ce qui concerne taille, forme ou combinaison, et cette
« syntaxe des vignettes » contribue pleinement au dynamisme des
mangas. L’intention première de Tezuka était de donner un mouvement
à l’image avant que celui-ci ne soit absorbé par la narration.

Tezuka et le cinéma occidental


Tezuka semble avoir une dette à l’égard du cinéma occidental. Il lui a en
effet emprunté un nombre incalculable de récits, voire de scènes, qu’il a
intégrés à son œuvre durant près d’un demi-siècle. Par exemple, dans le
manga Le Roi Léo (Janguru taitei), publié dans les années 1950, il
retrace l’histoire d’un lionceau albinos devenu roi de la jungle suite à la
mort prématurée de son père. Dans ce manga qui a fait sa renommée
internationale, se trouvent les différents films à thème africain produits
par la Paramount dans les années 1930 et ses souvenirs de la série
Tarzan de la Metro Goldwyn Mayer. Il fut également l’auteur de
Princesse Saphir (Ribon no Kishi), dont l’ambiance s’inspire des films
de cape et d’épée. Ce manga, publié pour la première fois en 1953, est
aussi considéré comme fondateur du style shojo*, manga destiné aux
filles.

Fondation du premier grand studio d’animation japonais


À la fin des années 1950, Okawa Hiroshi créa le premier grand studio
d’animation au Japon, Toei Doga renommé Toei Animation en 1998, et
produisit le premier film d’animation japonais en couleurs. Le studio,
équipé des appareils les plus modernes de l’époque, présenta en octobre
1958 un long-métrage en couleurs, racontant un conte chinois, Le
Serpent blanc (Hakujaden). Signé par Taiji Yabushita, ce film marqua la
nouvelle ère de l’animation japonaise.
Inspiré par l’exemple de la Toei Doga et après avoir acquis la gloire en
tant que dessinateur, Tezuka fonda ses propres studios en 1962, la Mushi
production. Son premier dessin animé en couleurs, Une histoire au coin
de la rue, (Aru machikado no monogatari), fit une critique de la guerre
par une séquence de récits se déroulant la même journée et s’achevant
tous par un bombardement.
Astro Boy, un phénomène planétaire
L’année suivante Tezuka réalisa la première animation télévisée (en noir
et blanc) au Japon, Atomu, le surhomme (Tetsuwan Atomu). Il s’agissait
à l’origine d’un personnage de bande dessiné que Tezuka avait créé en
1951. Ce héros, un gentil robot aux allures de petit garçon, répondait
parfaitement aux désirs de rêve, d’aventure et de justice omniprésents
dans le Japon d’après-guerre. La série connut un succès phénoménal, à
la fin de 1966, et compta cent quatrevingt-treize épisodes. Elle fut
même exportée au États-Unis où la chaîne NBC la diffusa sous le nom
d’Astro Boy.

Une œuvre récompensée et reconnue


La production de bandes dessinées de Tezuka est impressionnante : 75
000 pages de textes et de dessins qui passent en revue tous les genres,
des chroniques du Japon médiéval aux histoires anthropomorphes, avec
une prédilection pour la science-fiction. Pour étendre son public, il
signa également l’arrivée de l’érotisme dans l’anime japonais
(développé plus tard sous le nom hentaï) avec la production de 1969 à
1973 d’un triptyque épicurien qu’il nomma Animerama. Les Mille et
Une Nuits (Senya Ichiya Monogatari) fut le premier film d’animation
pour adultes de l’histoire du Japon. Spécifique à Tezuka, la
représentation du sexe y est avant tout suggestive.
Tezuka fut l’initiateur d’une technique de rentabilité dans la création
d’anime*, mais cela ne l’empêcha pas de produire des animations d’une
grande qualité artistique. Il obtint en 1984 le Grand Prix au festival
d’animation de Zagreb avec le court-métrage Jumping. Ce prix fut une
reconnaissance de la critique vis-à-vis du premier maître de la
production de dessins animés nippons, mais aussi une première
ouverture à l’animation japonaise dans un festival international. Osamu
Tezuka reçut d’autres prix importants, comme le Grand Prix
d’Hiroshima pour Broken Down Film. Sorte de western en court-
métrage, le film prouve encore l’influence américaine sur le réalisateur.
Dans cette réalisation, Tezuka fit semblant de filmer ses personnages sur
une pellicule usée, pleine de rayures et de saletés, parfois hors cadre et
flou. Ce non-conformisme permit de donner une plus grande liberté à sa
création.
Avec Tezuka, les Japonais ne se trouvaient plus devant des
représentations satiriques de la réalité mais dans des situations
aventureuses, humoristiques et fantastiques où ils puisaient des
émotions que leur quotidien ne leur permettait pas de vivre. Tezuka
marqua le commencement d’une ère narrative, qui puisa son identité
dans un imaginaire riche, effaçant tout sentiment négatif. Ces histoires
prônaient le retour de valeurs telles que l’amour, le courage et la
bravoure face à l’adversité, ce qui n’était pas sans faire référence au
fameux bushido, le code de vie suivi par les samouraï.
Tezuka était un mangaka* laborieux et reconnu, toutefois sa popularité
ne fit pas toujours l’unanimité et en réaction à son travail jugé parfois
trop enfantin, plusieurs mangaka* créèrent pour un public adulte un
style réaliste aux thèmes plus profonds, le gekiga*. Ce terme fut inventé
par Yoshihiro Tatsumi en 1957. Plus dramatique et moins aseptisé que
l’univers de Tezuka, le gekiga* représente la vie quotidienne, avec sa
violence et ses préoccupations sociales. Précurseur dans plusieurs
domaines, Tezuka influença profondément l’histoire du manga et de
l’animation dans son pays, méritant pleinement son titre de « Dieu du
manga ».
PARTIE 2

LES RAISONS DU SUCCÉS DU


MANGA ET DE LA
JAP’ANIMATION
Le succès de la culture manga en France peut être comparé à un
tsunami. En quelques années, mangas et anime* ont su créer un
véritable engouement. Ce phénomène s’explique par différents éléments
narratifs, graphiques ou commerciaux, ainsi qu’une grande stratégie
éditoriale ciblant les différents publics, mais aussi parce que le manga
permet d’apprendre beaucoup sur la société japonaise.
De nombreux mangas et anime* dévoilent le Japon, ses coutumes, son
système scolaire ou son quotidien familial. Le rôle culturel du manga
prend ici son importance, car œuvrant à la base pour divertir ses
autochtones, il permet également de diffuser dans le monde entier une
image du quotidien de la société nippone. Même si elle ne fut pas
toujours bien accueillie, cette particularité permit néanmoins de
développer un profond intérêt pour la culture japonaise en Occident.
CHAPITRE 4
UN TRAITEMENT GRAPHIQUE
ET NARRATIF SPÉCIFIQUE

Au programme

Quelques particularités graphiques


Orient-Occident : deux visions narratives différentes
Le traitement graphique dans l’animation japonaise

Source foisonnante de création, le manga a réinventé les conventions de


la bande dessinée traditionnelle et donné vie à tous les sujets
imaginables. Il est le reflet de toute une culture.

Quelques particularités graphiques


Le manga se distingue des autres bandes dessinées, qu’il s’agisse de la
bande dessinée franco-belge ou des comics* américains, de multiples
façons : son nombre colossal d’éditions, son format mais surtout les
spécificités dans son traitement graphique et narratif. Ses particularités
sont nombreuses. Les principales sont :
un dessin en noir et blanc ;
un code graphique spécifique (les traits d’expression symboliques) ;
un style graphique des personnages en rupture ;
des symboles graphiques à déchiffrer ;
un sens de lecture inversé ;
une mise en scène des paroles et des sons ;
une autre conception de la narration.

Un dessin en noir et blanc


La bande dessinée japonaise se différencie notamment de la bande
dessinée occidentale par son dessin en noir et blanc. Ce choix s’est
imposé d’abord par la configuration des magazines de prépublication de
mangas. Dans le but de rester très bon marché, ces épais recueils étaient
imprimés sur du papier recyclé, souvent de mauvaise qualité aux teintes
aléatoires et n’avaient pas vocation à être conservés. Ces volumes reliés
comportant plusieurs séries permettent à l’éditeur de mesurer le taux de
popularité de chaque manga auprès du lectorat grâce aux sondages
réalisés à l’aide de coupons-réponse insérés dans chaque numéro. Le
lecteur est encouragé à participer en échange de la possibilité de gagner
des cadeaux par tirage au sort.
Ce souci de rentabilité au préjudice de l’esthétisme ne conviendrait pas
à un public occidental. En effet, même si le graphisme est magnifique,
les éditeurs sont unanimes : chez nous, l’impression en noir et blanc
n’est pas très commerciale et restreint le public d’acheteurs potentiels.
Pourtant le manga a su faire de son traitement monochrome une force,
notamment avec l’utilisation de toutes les nuances de gris possibles,
mais surtout grâce à l’emploi de trames, les screentones. Cette
technique permet d’appliquer des nuances et des textures aux dessins.
Incontournable dans la création d’un manga, le screentone peut
simplement servir de motif pour des vêtements ou plus spécifiquement
augmenter la qualité des images en accentuant les effets de volume avec
différentes densités de trames.

Un « style manga » plus expressif que réaliste


La caractéristique la plus manifeste du manga réside dans le traitement
graphique des personnages : le fameux « style manga » facilement
identifiable. Les grands yeux des personnages représentent la principale
des particularités esthétiques des héros de manga. L’explication la plus
répandue sur l’origine de cette forme viendrait d’Osamu Tezuka, qui
appréciait particulièrement dans les productions américaines de Walt
Disney la mise en scène des personnages aux yeux disproportionnés.
Les yeux très expressifs rendaient attachants les protagonistes et
permettaient de montrer facilement leurs sentiments.
Dans l’exemple des dessins animés japonais, les auteurs dessinent des
individus sans caractère ethnique, la représentation dilatée des yeux
n’entend pas évoquer le réalisme : il s’agit, selon l’étude de P. Brophy
dans Ocular Excess : A Semiotic Morphology of Cartoon Eyes, du
regard écarquillé avec lequel le nouveau-né fixe les yeux des autres.
L’iconographie ne viserait pas à copier la nature, mais à y projeter
l’empreinte du « biomorphe enfantin ».
Si l’on replace les premiers mangas de Tezuka dans leur contexte
historique, ses dessins d’après-guerre d’enfants robots ou de princesses
européennes paraissent plus symptomatiques d’une fusion complexe
entre esthétique occidentale et tradition orientale, que d’une simple
idolâtrie du travail de Disney. Son œuvre laisse l’héritage de toute une
technique « d’expressivité oculaire » qui a contribué à définir l’aspect si
distinctif des mangas, ou un simple trait peut modifier toute l’expression
du visage, représentant avec précision et simplicité les sentiments des
personnages.
Différentes expressions de style manga.

Une rupture dans le style graphique


Ainsi, loin de rechercher le réalisme dans la représentation de la
physionomie des personnages, les mangaka* privilégient la lisibilité des
émotions, allant parfois jusqu’à changer le graphisme du héros selon
son humeur. Par exemple, pour présenter un moment humoristique, les
personnages peuvent être dessinés de manière caricaturale, même dans
un décor réaliste. La rupture dans le style graphique est d’ailleurs une
autre particularité du manga. En effet, l’utilisation de personnages SD,
sigle de Super Deformed, est classique et très appréciée au Japon. Ce
style graphique, utilisé aussi dans les jeux vidéo, désigne les dessins de
personnages disproportionnés avec des têtes énormes et caricaturales
sur des corps réduits. Cette originalité de rupture dans le style graphique
se manifeste par exemple pour ridiculiser le personnage afin d’accentuer
l’effet comique, ou autrement lorsqu’un personnage fait une remarque
décalée par rapport à la situation afin d’illustrer son embarras. À ce
moment, le décor peut être absent, ou remplacé par un motif d’objets
incongrus comme des petits oiseaux ou des bananes. Ce qui amplifie le
côté caricatural.

Représentation de personnages en style SD, Super Deformed.

La rupture de style fonctionne très bien dans le manga. Parfois, on


n’observe aucune continuité graphique entre chaque case, aucune règle
générale, car tout est dessiné suivant les circonstances. La valorisation
de l’expressivité graphique prévaut même sur le réalisme.

Des symboles graphiques à déchiffrer


La mise en valeur de la clarté des sentiments passe aussi par la
représentation de différents traits d’expression propres aux mangas. Il
existe d’ailleurs un « grapholexique du manga1 » permettant de
déchiffrer les nombreux symboles graphiques de la bande dessinée
japonaise. Ainsi le lecteur de manga averti peut reconnaître et
interpréter de nombreux signes, comme par exemple la représentation
des yeux renversés qui évoque la joie, tandis que les yeux vides
évoquent un personnage possédé ou incontrôlable. Nous pouvons aussi
citer le dessin d’une grosse goutte sur le front du héros pour refléter la
gêne, ou le saignement de nez chez un homme qui symbolise une forte
excitation sexuelle ou encore le petit éclat blanc en forme de feuille de
houx, qui annonce que le personnage vient de prendre conscience d’un
élément inattendu encore à découvrir. Le lecteur occidental doit ainsi
assimiler une trentaine de ces traits d’expressions spécifiques aux
mangas.

Quatre expressions illustrées par des symboles graphiques de style manga.


Un sens de lecture inversé

Ordre du sens de lecture inversé.

La norme japonaise la plus surprenante à adopter est certainement le


sens inversé de lecture des mangas originaux. En effet, au Japon, les
mangas se lisent de droite à gauche, ce qui revient pour un lecteur
occidental à commencer le livre par la fin. Cette distinction posa
d’abord un problème à la traduction, car il était nécessaire de retoucher
les décors pour redimensionner les bulles et faciliter l’adaptation à notre
sens de lecture. Toutefois, on constate qu’aujourd’hui la traduction des
mangas se fait majoritairement dans le sens initial de lecture, ce qui
permet de conserver une plus grande authenticité dans les dessins.
L’accueil du public est d’ailleurs très favorable, l’adaptation étant assez
aisée. Cette particularité nécessite juste une petite légende, que les
éditeurs mettent au début de chaque bande dessinée, expliquant ainsi
l’ordre de lecture des vignettes. Ce dispositif inversé influence
naturellement des déplacements latéraux, ce qui implique que les
images et les phylactères* ont une forme plus haute que large.
Une mise en scène des paroles et des sons
Dans les rouleaux anciens, textes et images étaient mélangés. Le
phylactère* a permis d’attribuer avec précision les paroles au
personnage qui les prononce. La forme de la bulle elle-même apporte
également des informations sur l’humeur du personnage : rêveuse en
forme de nuage, colérique en forme de dent de scie... La police
typographique peut également changer suivant le type de personnages.
Curieusement, le phylactère* peut aussi servir à traduire l’absence de
texte avec cet autre code graphique : la bulle remplie avec uniquement
des points de suspension. L’illustration de ce moment de silence
s’explique plus facilement lorsqu’on sait à quel point le non-dit et la
retenue sont toujours très présents dans les rapports sociaux de la
culture nippone.
Des phylactères* qui donnent le ton.

D’autres phénomènes discrets, que les dessinateurs occidentaux ne


songeraient pas à sonoriser, sont aussi fréquemment illustrés. Que le
bruit d’une porte qui claque soit spécifié nous paraît évident mais
qu’apparaissent des onomatopées pour le bruit de la pluie qui tombe
reste pour nous peu commun. Les actions qui n’émettent généralement
aucun bruit sont souvent soulignées, ainsi la neige qui tombe, le fait de
se lever ou de tourner la tête sont autant de raisons génératrices
d’éléments de bruitage graphique. Ces onomatopées sont aussi présentes
pour des réactions ou des attitudes comme la gêne, l’attendrissement, la
tristesse...
Vocabulaire des onomatopées
En japonais, on distingue deux sortes de mots symbolisant des sons :
giseigo, imitatif des sons réels, avec une distinction entre giseigo qui se réfère aux
sons émis par les êtres vivants et giongo qui se réfère à des sons produits par des
objets inanimés ;
gitaigo, imitatif des sons non auditifs, avec une distinction entre gitaigo qui se réfère
à ce qui est non humain (le déplacement de l’air...) et gijogo qui décrit les états
psychologiques ou les sentiments corporels des personnages.

Tous ces symboles sont écrits en katakana*, au tracé anguleux, et la


typographie choisie contribue à l’illustration du son. Si un acte est très
bruyant, les onomatopées peuvent envahir et même dépasser le champ
des vignettes, il s’agit de tenter de faire participer le son à l’action. De
même, ces signes suivent les trajectoires rapides des personnages,
complétant ainsi le mouvement en dynamisant le dessin. Ils peuvent être
assimilés à des signes de ponctuation et sont codifiés dans des lexiques.

Orient-Occident : deux visions narratives


différentes
Le mélange de traitement graphique au sein d’une même page est bien
spécifique à la bande dessinée japonaise. Le « patchwork graphique »
est comme une règle qui pourrait s’expliquer par le fait que les mangas
sont parfois le résultat du travail en collaboration de plusieurs
dessinateurs, impliquant des différences de style. Par rapport aux
dessinateurs occidentaux, les mangaka* ont de nombreuses libertés dans
la mise en page et dans la narration.

Objectivité contre subjectivité


Dans la bande dessinée franco-belge traditionnelle, un observateur
extérieur relate à l’aide d’une suite d’images objectives, telles des prises
de vue photographiques, une histoire qui a eu lieu. Les graphismes
restent cohérents au cours des pages, dans des cases propres et
rectangulaires. Des récitatifs donnent des indications géographiques ou
temporelles dans des cartouches et les phylactères* conservent les
formes standards d’ovale et de rectangle. Les planches restent toujours
au même format et n’ont aucune distinction apparente. Les auteurs
suivent et respectent des règles strictes, et tous ces éléments font de leur
application un exercice très rigoureux.
Au contraire, le manga se reconnaît lui-même comme un
divertissement : il n’a pas besoin d’être objectif, cohérent
graphiquement ou de se plier à la moindre règle. Les cases peuvent être
de toutes les tailles et de toutes les formes, ce qui participe pleinement à
son dynamisme. La trajectoire de lecture change à chaque page, elle
colle à la narration, comme un outil de mise en valeur de l’intrigue. Les
expérimentations dans la structure des pages ont pour seul intérêt de
faire passer le plus lisiblement possible les émotions. Cette grande
ingéniosité dans l’esthétique de la mise en page contribue à la simplicité
de compréhension des mangas, le rendant aussi accessible aux adultes
qu’aux enfants.

La vignette : un outil narratif


La « syntaxe des vignettes » laisse une grande liberté à l’auteur : il peut
découper les scènes à la manière d’un film en utilisant une vision sous
divers angles. Toutes les possibilités de cadrage sont envisageables. Les
changements de distance peuvent créer un effet de ralenti pour mettre en
valeur tous les détails de l’action. Sans suite linéaire, une même action
peut être découpée en plusieurs vignettes, avec un changement de point
de vue. Il peut aussi arriver qu’à la suite d’un événement important du
récit, les réactions de plusieurs personnages soient mises en parallèle et
présentées dans une mise en page rythmée par des cadrages différents.
Le procédé des personnages-témoins permet essentiellement de
renforcer la valeur dramatique d’une scène du récit.
Démonstration de la maîtrise technique du mangaka*, un personnage
peut aussi être dessiné en avant-plan des cases, il s’agit du personnage
mannequin, offrant ainsi la possibilité d’avoir une vision globale du
héros impossible dans le découpage par vignette.
L’auteur peut également prendre la parole, même si cela nous rappelle
que les personnages sont imaginaires, ce n’est pas perturbant car il
s’agit bien d’une histoire fictive pour l’auteur comme pour le lecteur.
Des cibles éditoriales différentes
Le style narratif des mangas japonais est différent de celui pratiqué en
Europe ou aux États-Unis. La classification de la cible éditoriale n’y est
pas étrangère. La concurrence est très rude, et chaque mangaka* doit
accomplir de continuels efforts pour rendre son manga captivant, mais
le noir et blanc rendant les impressions moins coûteuses que la couleur,
le nombre de pages n’est pas un obstacle. Cela permet ainsi le
développement du story-manga*.

Le story-manga*
Il s’agit d’un découpage de l’histoire en plusieurs épisodes. Le mode de narration sous
forme de feuilleton a engendré une technique de mise en scène du récit. Dans les
milieux du manga, il existe à ce sujet un terme spécifique, le hiki, que l’on pourrait
traduire par « l’accroche ». Cela évoque à la fois la nécessité de séduire le lecteur :
hikitsukeru, et de le tenir en haleine d’un épisode à l’autre : hikitsugu.

La centralisation sur les personnages


On parle également souvent à propos du manga de « centralisation sur
les personnages », le charme de l’œuvre repose entièrement sur celui
des héros qu’elle met en scène, qu’il s’agisse du protagoniste ou de ses
partenaires. Privilégier les personnages est donc une tendance
dominante dans la création de manga. Ce système est d’une grande
efficacité au sein d’une publication qui repose sur la continuité de
feuilletons qui paraissent en revues. Mais à mettre l’accent uniquement
sur les personnages, le manga tend vers l’appauvrissement. C’est à
travers les actes de ses héros qu’est exprimé le thème d’une œuvre, un
thème que les lecteurs vont capter grâce à la sympathie qu’ils vouent
aux personnages. D’un autre côté, cela veut dire que les thèmes qu’il
serait difficile d’incarner par des personnages précis ne trouvent pas leur
place dans les mangas. En revanche la bande dessinée française se
caractérise plus par l’importance accordée au thème. Le sujet est conçu
par l’auteur et les personnages sont disposés après coup. Cabanes ou
Moebius ont ainsi créé des œuvres de grandes qualités qui n’auraient
pas pu être réalisées en se focalisant sur les personnages.
La primauté des personnages et du récit implique parfois un manque de
sophistication dans certains dessins. Notamment dans les shojo* et les
shonen*, les seinen* étant soumis à un rythme de production moins
intense, les dessins comportent beaucoup plus de détails, le mangaka
Taniguchi, par exemple, se fonde sur des sources photographiques pour
reproduire fidèlement ses décors. Toutefois, il est plus fréquent de
constater que si le décor de fond n’est pas important pour l’histoire, il
peut très bien être remplacé par un fond uni ou un motif quelconque,
afin de permettre au lecteur de mieux se concentrer sur les personnages.
Cela laisse aussi la place pour les traits d’expression symbolique en
arrière-plan comme des flammes pour exprimer la colère. L’expression
de sentiments du personnage domine l’image au point d’effacer le
décor.

La mise en forme du mouvement


De même, l’utilisation de lignes de mouvement remplaçant le fond
permet d’augmenter le dynamisme ou de mettre en valeur un
personnage.

Les lignes de tension expriment le mouvement.


Dans les bandes dessinées occidentales, les lignes de vitesse partent de
l’objet en mouvement et indiquent sa position précédente, le décor reste
fixe et l’objet devient flou. Dans le manga, au contraire, le fond n’est
pas le plus important, c’est bien l’objet en mouvement qui est
principalement mis en valeur. La mise au point est inversée, tout le
décor sera flou et l’objet ou le personnage qui se déplace restera bien
net, ce qui explique les lignes de mouvement.
Les Japonais excellent dans l’illustration du mouvement dans les
dessins. De la décomposition de plusieurs mouvements dans la même
image, aux lignes de tensions qui suivent les déplacements pour
accentuer l’effet de trajectoire, en passant par l’effet de flou sur un
personnage ou le décor pour suggérer la rapidité de l’action, les
procédés de transcription du mouvement contribuent pleinement au
dynamisme et au succès des mangas.

Le traitement graphique dans l’animation


japonaise
L’exception japonaise dans le traitement graphique se retrouve
également dans les animations. Il est vrai que le style japonais ne
respecte pas toujours les règles dictées par les maîtres de l’animation
d’auteur, comme Norman McLaren (1914-1987), selon lesquelles on ne
doit pas faire bouger le dessin mais dessiner le mouvement. Il faut aussi
rappeler que, dans les années où l’anime* japonaise se développait,
l’industrie mondiale de l’animation traversait une crise noire.

Adapter la technique aux budgets


Les budgets des productions télévisées ne permettaient pas d’obtenir
une qualité suffisante. Devant cette crise, les pionniers de l’animation se
trouvèrent dans l’obligation de chercher une solution rentable. Seuls
Hanna et Barbera, créateurs de Tom et Jerry, furent capables de
s’adapter à la situation avec leur semi-animation. L’importation de ce
procédé d’animation limité revient à Tezuka. Ce concept simple
applique une limitation du nombre de dessins à réaliser pour obtenir une
minute de film. Dans l’impossibilité de tenir les douze images secondes
de Disney, les Japonais trouvèrent une nouvelle voie : la subjectivité.
Techniquement, le travail se traduisit par une réduction du nombre de
dessins qui passent à cinq, parfois six, par seconde, de façon plus ou
moins perceptible. Quand les personnages se déplacent, c’est fatalement
par saccades. Les mangaka* renoncent ainsi au caractère fondamental
du style américain : la fluidité.

Les artifices pour animer à moindre coût


Tout d’abord, le personnage évoluant sur de longues périodes de marche
et de course ne se détache plus sur un fond, mais sur la ligne d’horizon,
comme s’il était au centre du monde ou l’unique être vivant sur Terre.
Les animations qui économisent les mouvements intermédiaires laissent
ceux des extrémités fixes sur plusieurs images. Ainsi, le personnage
frappé de terreur aura une goutte de sueur en suspend sur sa tempe.
L’émotion évidente est souvent commentée en voix off, soit par le
narrateur, soit comme une pensée intérieure du héros.
Pour montrer des personnages en train d’approcher, on utilise souvent le
fondu enchaîné et non les dessins intermédiaires. Le gros plan sur un
personnage qui observe les spectateurs est par ailleurs utilisé pour
manifester la détermination du héros. Il est permis de penser ainsi aux
références du théâtre kabuki* où les acteurs se figeaient face au public
tout en réalisant de nombreuses grimaces. Les cadrages sont choisis de
façon fonctionnelle dans l’étroite limite de l’animation.
Il y a enfin les mouvements de caméra sur une image, véritables
alternatives qui ne coûtent rien. Un gros plan fixe peut être tourné en
lent zoom avant et redonner un effet encore plus singulier avec la
rotation de l’objectif ou encore avec des changements d’intensité de
lumière. Autant d’opérations réalisées avec l’aide de la seule caméra,
éliminant du travail aux animateurs et permettant ainsi une économie de
production.
En bref, d’une façon générale, les anime* télévisés pourraient être
considérés comme des bandes dessinées animées. Tout comme les
mangas qui négligent les actions entre une illustration et une autre, les
anime* laissent aussi à l’imagination les mouvements des personnages
qu’il n’est pas strictement nécessaire de montrer. En somme, le génie
des Japonais est d’avoir trouvé un moyen de faire de l’animation en
évitant la coûteuse fluidité, qui n’est pas toujours indispensable au récit.

Un résultat mitigé
Toutes ces astuces sont adoptées principalement pour des raisons
économiques, toutefois les mangaka*, qui renoncent à la fluidité du
mouvement, ouvrent grâce à cette technique de nouvelles perspectives
narratives. Il y a quelque chose de fascinant dans ces apparitions et
disparitions continues, soulignées par une musique entraînante et des
commentaires épiques. Mais cette recette, indéniablement plus
économique, n’a pas permis aux anime* d’acquérir un véritable respect
de la part du grand public et de la critique internationale. Lorsque
l’animation japonaise et ses différences débarquèrent sur le paysage
audiovisuel français, l’accueil du public fut mitigé et des retombées sur
l’animation française apparurent.

1. Den Sigal, Grapholexique du manga. Comprendre et utiliser les symboles graphiques de la BD


japonaise, Eyrolles, 2006.
CHAPITRE 5
L’ACCUEIL DES ANIME
JAPONAIS EN FRANCE

Au programme

Le succès du manga-feuilleton
L’arrivée des programmes japonais en France
Quand l’animation française se met au manga

Dès les années 1970, certaines versions animées apparurent sur nos
écrans de télévision. La jap’anime* s’était immiscée au sein de notre
culture occidentale par l’intermédiaire de l’imaginaire d’Osamu Tezuka
avec ses premiers chefs-d’œuvre : Le Roi Léo (Jungle Taitei), Astro le
robot (Tetsuwan atomu) ou Prince Saphir (Ribbon no kishi).
Véritable institution au Japon, le manga animé ne déferla sur nos
programmes qu’en 1978 dans des émissions destinées aux enfants, telle
que Récré A2, diffusée sur l’actuelle France 2. Ainsi, de grands succès
nippons tels que Mazinger Z et sa suite Capitaine Flam, mais aussi
Goldorak, Candy ou Albator, qui firent le bonheur de toute une
génération, commencèrent discrètement à troubler les ondes hertziennes
françaises.

Le succès du manga-feuilleton
L’une des grandes forces du manga fut de proposer des feuilletons,
c’est-à-dire un récit qui se poursuit d’épisode en épisode, à la différence
des séries où chaque épisode fonctionne selon le même schéma, comme
la plupart des dessins animés américains tels que Bip Bip et le Coyote
ou encore Tom et Jerry. La différence n’est pas mince : une série permet
difficilement aux héros d’évoluer, elle n’offre pas de grandes surprises
puisque les rebondissements suivent sagement une trame prédéterminée.
Elle n’introduit que très rarement de nouveaux personnages, hormis
ceux qui servent ponctuellement les besoins d’une intrigue, ce qui
implique une certaine monotonie dans l’histoire. Le feuilleton, en
revanche, offre d’innombrables possibilités et contribue à fidéliser le
public.

Dragon Ball, manga-feuilleton par excellence


Un des meilleurs exemples de feuilleton est celui de Dragon Ball, créé par Akira
Toriyama en 1984. Les aventures de son héros Sangoku se sont poursuivies pendant
plus de 7 500 pages, vendues à plus de 200 millions d’exemplaires. Toute une vie y
était illustrée : Sangoku avait 12 ans à l’ouverture du premier volume et 66 ans à la fin
du volume 42, entouré de ses enfants et petits-enfants.

L’arrivée des programmes japonais en France


L’animation française dans les années 1970
Dans les années 1970, l’animation française était un peu dans l’ombre, à
quelques exceptions près comme Le Roi et l’Oiseau (1979) de Paul
Grimault, avec des textes de Jacques Prévert. Cette adaptation du
célèbre conte d’Andersen, La Bergère et le Ramoneur met en scène le
roi, symbole de l’oppression, et l’oiseau incarnation de la liberté. Le
film porteur de formidables valeurs remporta un certain succès.
Autre exception, Les Maîtres du temps (1982) réalisé par René Laloux
et dessiné par Moebius. Librement inspiré de L’Orphelin de Perdide de
Stephan Wul, roman de science-fiction paru en 1958, le film raconte le
voyage à travers l’univers des passagers d’un vaisseau, qui deviendra un
défi contre l’espace et le temps. Ces films d’une incroyable richesse,
subtils, drôles et graphiquement élaborés, n’eurent pas le succès qu’ils
auraient mérité, certainement faute de bonne diffusion.

L’essor des programmes jeunesse des années 1980


L’arrivée en 1985 de la Cinquième chaîne de télévision, qui programma
des séries japonaises telles que Robotech (Macross), Nadia et le secret
de l’eau bleue (Fushigi no mi no Nadia), s’inspirant de 20 000 lieues
sous les mers de Jules Verne, ou Max et Compagnie (Kimagure Orange
Road), participa à l’essor du manga animé en France.
L’autre étape importante fut l’évolution des programmes pour la
jeunesse avec le phénomène commercial du Club Dorothée. Dès 1987,
cette émission permit à toute une génération de découvrir de
nombreuses séries d’animation japonaises considérées aujourd’hui
comme de grands classiques. Cependant, cette émission fut à l’époque
la cause principale des nombreux amalgames en France concernant la
jap’anime*. En effet, destinée à un large public mais majoritairement en
bas âge, l’émission diffusa inopportunément certaines séries conçues
pour un public beaucoup plus âgé. Il est important d’expliquer qu’au
Japon plusieurs cibles éditoriales de manga sont différenciées.

Les différents publics de manga


Nous pouvons distinguer cinq principales catégories :
les shonen* destinés à un public de jeunes garçons,
les shojo* destinés à un public de jeunes filles,
les seinen* pour les jeunes adultes,
les gekiga*, genre dramatique, pour les adultes,
les hentai*, séries érotico-pornographiques, destinées également aux adultes.
Chaque catégorie traite de thèmes parfaitement ciblés pour leurs lecteurs, évitant ainsi
tout antagonisme. L’invasion de l’Occident par les dessins animés japonais vient
d’ailleurs de cette variété de thèmes abordés, qui permet de toucher un très large
public et efface même la barrière culturelle.

Une programmation malencontreuse


La majorité des séries diffusées au Club Dorothée étaient des succès
japonais destinés au public spécifique des jeunes, garçons et filles.
Toutefois, certains mangas pour jeunes adultes comme Ken le Survivant
(Hokuto no Ken), réputé au Japon pour sa violence, se sont retrouvés
dans des grilles de programmes inadaptées. Les conséquences furent
importantes. Ce déferlement d’hémoglobine au sein d’une émission de
jeunesse choqua nombre de parents qui craignaient pour
l’épanouissement émotionnel de leurs enfants. Indignés, beaucoup se
plaignirent et c’est ainsi que naquit en France l’amalgame encore
aujourd’hui solidement ancré, faisant du manga un synonyme de
violence. Les séries animées nippones, arrivées en masse sur les postes
de télévisions français, se sont par conséquent trouvées censurées et
critiquées.

Censure française et discrédit des mangas


Cette censure fut d’ailleurs la cause d’autres discordes, les scénarios des
séries étant jugés sans intérêt et souvent incompréhensibles. En effet,
certains mangas comiques, s’adressant à un public adulte, contiennent
des plaisanteries portées sur le sexe, parfois le thème même de l’épisode
est un peu grivois, mais après les coupures de la censure, une traduction
approximative et un doublage par quatre acteurs pour une vingtaine de
personnages, il faut reconnaître qu’il ne reste plus beaucoup de
similitudes avec le scénario original. La manifestation la plus visible de
cette mauvaise adaptation est la durée très variable des épisodes, on
constate de grosses différences de l’ordre de plusieurs minutes.
L’animation japonaise discréditée fut assimilée à l’expression d’une
sous-culture violente et la presse procéda à une véritable stigmatisation
des fans, paradoxalement toujours nombreux, la France étant le
deuxième pays consommateur de mangas au monde. En effet, à la
même époque, la maison d’édition Glénat décida, avec succès, de
publier plusieurs mangas originaux d’anime* comme Dragon Ball
d’Akira Toriyama, Ranma ½ de Rumiko Takahashi ou Gunnm de Yukito
Kishiro. Autres précurseurs, le fanzine* Animeland se professionnalisa
et sortit en kiosque. Il devint alors le premier magazine consacré à
l’animation et aux mangas.

Quand l’animation française se met au manga


Toutefois, alors que le fameux Goldorak triomphait dans le paysage
audiovisuel français, un jeune français créa la DIC (Diffusion
Information et Communication). L’implication dans l’animation
française de son créateur, Jean Chalopin, alors âgé de 21 ans, changea la
donne. En effet, celui-ci avait rapidement compris que réaliser une série
d’animation en France était beaucoup trop cher, surtout si l’on a
l’ambition d’en faire un programme de qualité.

L’odyssée d’Ulysse 31
Déjà vers 1975, Chalopin, rejoint par son complice Bernard Deyriès,
partit pour le Japon avec une idée novatrice et audacieuse : coproduire
des dessins animés avec le pays du soleil levant, la maind’œuvre y étant
moins coûteuse. Dans ses bagages, une future série adaptée de
l’Odyssée d’Homère, Ulysse 31, racontait les aventures mythologiques
d’un héros grec, transposées dans un univers galactique au XXXIe
siècle, perdu dans l’espace avec son fils Télémaque et tout un équipage.
Ulysse devait vivre de nombreuses épreuves imposées par les dieux de
l’Olympe dans sa quête du chemin de la Terre. Les Japonais furent très
surpris par cette démarche pour le moins inhabituelle à l’époque.
Toutefois, le studio Tokyo Movie Shinsha accepta le marché et la série
fut mise en chantier.
En 1981, la série Ulysse 31 remporta l’adhésion des téléspectateurs
français et luxembourgeois, mais seuls treize épisodes furent diffusés au
Japon. Les critiques furent favorables et la réussite commerciale fut au
rendez-vous avec la création d’un fan-club et la vente de produits
dérivés. On découvrit un autre succès de la DIC sur les écrans français
en 1983 avec la série de trente-neuf épisodes Les Mystérieuses Cités
d’Or, inspirées de l’œuvre littéraire de Scott O’Dell, The King’s Fifth
(La Route de l’or), fiction historique sur la découverte de l’Amérique. Il
s’agit des aventures de trois jeunes héros dans le pays inca au XVIe
siècle. Alliant action, humour, fantastique et réalité historique, cette
coproduction franco-japonaise fut une véritable réussite. Animation de
qualité, musique superbe, intrigues passionnantes : tous les ingrédients
étaient réunis pour faire de cette série une grande réussite.

D’Inspecteur Gadget aux Bisounours, l’avalanche de


succès
La même année, la DIC produisit une série qui fit le tour du monde avec
ses quatre-vingt-six épisodes : Inspecteur Gadget, archétype du héros
gaffeur, stupide mais profondément sympathique et attachant. Cette
série apporta à Jean Chalopin une notoriété indiscutable. Le succès fut
considérable ; la firme Disney racheta d’ailleurs les droits et réalisa le
film Inspector Gadget en 1999 avec Matthew Broderick.
À partir de 1985, le tiers des dessins animés mondiaux était produit par
la DIC. Installé aux États-Unis, Jean Chalopin se rangea aux côtés des
leaders de l’animation américaine, Walt Disney et Hanna Barbera. Les
studios K.K.DIC, basés à Tokyo, participèrent activement au lancement
d’un éventail de dessins animés prioritairement destinés au marché
américain. Il s’agissait entre autres de gros succès tels que Denis la
malice, Les Minipouss, Les Bisounours, Jayce et les conquérants de la
lumière.
Avec ce nouveau genre d’animation haut de gamme, dont Ulysse 31
pour laquelle les prémices de l’image de synthèse étaient utilisées, et ses
histoires trépidantes dénuées de vision apocalyptique, s’opéra un
tournant. Cependant l’importation d’œuvres japonaises resta
considérable car les chaînes françaises avaient toujours la motivation de
remplir leurs grilles de programmes aux prix les plus bas, la France
n’étant pas encore arrivée au point de pouvoir supplanter cette position
de force.
CHAPITRE 6
LES VÉHICULES DE LA
CULTURE MANGA EN FRANCE

Au programme

Les dessins animés


Les mangas imprimés
Le secteur vidéo
La presse spécialisée
Les produits dérivés
Les salons aux milliers de visiteurs
Examen d’une production de masse

Les dessins animés


L’instauration de la culture manga en France peut être assimilée à une
véritable conquête. Le premier grand véhicule fut les dessins animés.
Avant même l’apparition des longs-métrages d’animation dans les
cinémas français, la diffusion télévisuelle auprès des enfants permit de
toucher un public plus vaste, le marché des OAV* (Original Animation
Video) bénéficiant ainsi d’une forte expansion (voir p. 92).

Les mangas imprimés


Le second grand véhicule fut la publication de mangas. La diffusion des
séries animées japonaises avait développé une sorte d’attente du public.
L’excellent accueil réservé aux mangas imprimés s’explique en partie
par le plaisir de retrouver certains héros déjà familiers.
Le tsunami manga
Il est important de noter que les mangas nippons s’exportent
massivement à Taïwan, Hong Kong, en Corée et dans les pays du Sud-
Est asiatique, où ils suscitent d’ailleurs de plus en plus de contrefaçons.
Ils ont effectué une percée aux États-Unis dans la seconde moitié des
années 1980. Actuellement, deux éditeurs se partagent le marché
américain du manga : Dark Horse et Viz comics. Le déferlement arriva
ensuite en Europe, d’abord en Angleterre, puis suivirent l’Espagne et le
Portugal, grands consommateurs de mangas, tout comme les Italiens. La
France a résisté un peu plus longtemps, en partie grâce à la vitalité
remarquable de sa propre production, mais elle n’a pas échappé à ce
phénomène et a également permis à toutes les communautés
francophones de Belgique, de Suisse et du Québec d’être emporté dans
le tsunami manga.
C’est vraiment en 1989 que le phénomène démarre en France avec la
publication par les éditions Glénat d’Akira de Katsuhiro Otomo (voir p.
127). Jacques Glénat, P.D.-G. de la maison d’édition française,
découvrit les mangas lors d’un voyage au pays du Soleil-Levant en
1988. Il pressentit très vite le potentiel commercial du manga et pensa
que la sortie du film Akira en 1989 était l’occasion d’éditer en français
son manga papier. Cette traduction ne remporta qu’un succès mitigé,
mais un public de passionnés répondit à l’offre. Glénat persévéra et
s’aperçut que le personnage Sangoku d’Akira Toriyama, héros de la
série Dragon Ball, triomphait à la télévision. Il sortit donc en 1993 une
version papier dont le succès ne se fit pas attendre : il s’en est écoulé
plus de 17 millions d’exemplaires rien qu’en France.

Palmarès des incontournables du manga moderne


Chaque année, Dragon Ball occupe les meilleures ventes de bande
dessinée en France. Il s’agit d’ailleurs du manga le plus vendu au
monde. Glénat élargit rapidement son champ d’édition avec une longue
série de titres comme Dr Slump d’Akira Toriyama, Appleseed et Ghost
in the Shell de Masamune Shirow, Crying Freeman de Kazuo Koike et
Ryoichi Ikegami, Ranma ½ de Rumiko Takahashi, Gunnm de Yukito
Kishiro, Evangelion de Yoshiyuki Sadamoto, Bastard de Kazushi
Hagiwara ou Nausicaä de la vallée du vent d’Hayao Miyazaki, qui
furent autant de succès figurant parmi les incontournables du manga
moderne. Plus récemment, des séries comme One Piece (Eiichiro Oda),
Bleach (Tite Kubo), Berserk (Kentaro Miura) ou encore Les Gouttes de
Dieu (Tadashi Agi) font partie des nouveaux fleurons du manga en
France. Aujourd’hui, avec plus de 120 titres à son catalogue, Glénat est
désormais la plus grosse maison d’édition de manga en France et détient
25 % de parts de marché.

Diffusion d’œuvres plus confidentielles


L’initiative de Glénat fut vite suivie. Tonkam, l’une des plus vieilles
boutiques d’importation de manga japonais en France (sa création date
de 1972) resta d’abord simple distributrice, avant de se lancer en 1994
dans l’édition de manga papiers. Conformément aux idées du directeur,
Dominique Véret, ils délaissèrent les grands succès aux profits
d’œuvres plus originales. La maison d’édition traduisit et publia ainsi
Shin Angel (U-Jin), Vidéo Girl Ai (Masakazu Katsura), puis Bouddha,
Phoenix et Adolph Ni Tsugu (Tezuka). Cette diversification, due à la
clairvoyance de l’équipe éditoriale, permit de doubler le chiffre
d’affaires en moins de deux ans. Cela offrit également à Tonkam la
possibilité de traduire des œuvres moins commerciales, comme Asatte
Dance (Naoki Yamamoto) et Amer Beton (Taiyo Matsumoto), qui
proposent une vision du manga plus large et moins stéréotypée.
Les éditions Tonkam avaient pour principale volonté d’être le plus
fidèle à l’œuvre originale, ce qui amena l’équipe à proposer au public
français les premiers livres en fac-similé des éditions japonaises, avec
jaquette en couleurs pour la couverture et sens de lecture inversé. Cette
fidélité se retrouva également dans la politique éditoriale : chaque
mangaka* choisi étant considéré avec respect et son œuvre publiée de la
manière la plus exhaustive possible. Acteur majeur dans l’édition de
manga aujourd’hui en France, le catalogue des éditions Tonkam propose
une classification suivant la cible éditoriale, adoptant la tradition
japonaise.

La crise de 1995
En 1995, la situation se transforma et les problèmes se multiplièrent. On
assista d’abord à la mort du Club Dorothée qui, même si très
controversé, avait eu le privilège d’introduire la jap’anime* dans notre
quotidien. Ensuite, la censure se fit de plus en plus présente face à
l’insistance de comités parentaux outragés. Les forces de police
parisiennes débarquèrent dans divers magasins pour saisir toute une
série de vidéos, commercialisées dans le rayon enfant, jugées
préjudiciables. L’éditeur Tonkam fut l’objet d’une interdiction
ministérielle lors de cette crise. Dès lors, certains titres durent être
commercialisés sous film plastique et porter clairement la mention
« vente interdite aux mineurs ». Paradoxalement, suite à cette
intervention, les ventes de mangas interdits doublèrent en quelques
semaines. Enfin, la publication japonaise de Dragon Ball prit fin après
dix ans et toute une série de fans décrocha. Les ventes de mangas en
version originale chutèrent fortement et pourtant les traductions
françaises finirent par tripler en l’espace d’un an.
Cette crise ne fut pas totalement négative. Elle permit effectivement
d’assainir le public manga. D’après Gilles Ratier, secrétaire général de
l’Association des critiques et des journalistes de bande dessinée, le
public de fans se tourna vers des œuvres plus recherchées. Les enfants
ne furent plus la cible première des éditeurs et l’année 1996 marqua un
nouveau tournant avec l’envol du nombre d’éditeurs de manga.

L’apparition du manga chez les éditeurs traditionnels


En 1996, les éditions Dargaud créèrent Kana, maison d’édition
bruxelloise spécialisée dans le manga. Après des débuts difficiles, Kana
connut le succès avec un choix éditorial orienté essentiellement vers le
shonen* (destiné aux jeunes garçons) avec des titres comme Meitantei
Conan (Gosho Aoyama), Saint Seiya (Masami Kurumada), Yu Yu
Hakusho (Yoshihiro Togashi) ou encore Naruto (Masashi Kishimoto)
depuis 2002. Actuellement, Kana est l’un des principaux éditeurs de
manga sur le marché français et diversifie son catalogue de titres en
publiant également du shojo* (manga pour jeunes filles) ou encore du
seinen* (pour les 15-30 ans) avec par exemple Monster (Naoki
Urasawa) et Le Sommet des dieux (Kamigami no Itadaki) de Jiro
Taniguchi qui reçut le prix de la meilleure œuvre dans la catégorie
manga lors de la 5e édition du Festival des arts et médias du ministère
de la Culture du Japon ainsi que le prix du dessin au prestigieux Festival
d’Angoulême en 2005. C’est d’ailleurs toujours chez Kana que Jiro
Taniguchi cosigna avec le français Moebius le remarquable récit de
science-fiction Icare, paru en 2005.
Les éditions Casterman publièrent également Jiro Taniguchi avec
d’abord L’Homme qui marche dans sa collection « Casterman Manga »,
puis suivirent dans la collection « Écritures » née en 2002, L’Orme du
Caucase, Le Journal de mon père et Quartier lointain, ce qui révéla
définitivement le mangaka* au public francophone. J’ai Lu créa un
label « J’ai Lu manga » basé sur les séries de dessins animés Fly (Koji
Inada et Riku Sanjo) et City Hunter (Tsukasa Hojo). La maison
d’édition arrêta toutefois son activité manga en 2006. Enfin, Albin
Michel annonça « Samourai », une collection de mangas extrêmes. Juste
ce qu’il fallait pour intéresser les médias.
Dès 2009, progrès oblige, des éditeurs de bandes dessinées numériques
ont vu le jour comme iGoMatiK qui publie des bandes dessinées,
comics* ou mangas sur Smartphones, ou encore Teknéo, éditeur de jeux
vidéos et studio spécialisé dans la production de contenus multimédia,
qui a mis en place un portail de livres numériques,
Nomadbook/MComics.
Ainsi, depuis le début des années 1990, le lectorat de manga a
grandement évolué. Souvent plus jeune et plus féminin que celui des
albums franco-belges, il reste fidèle aux mangas et apprécie toujours
leur moindre coût ainsi que la succession des tomes dans de courts
délais.

Le secteur vidéo
Éditeur-distributeur indépendant, le label Tonkam se consacra
exclusivement au manga mais ne se limita pas uniquement à ses
expériences sur les livres. Dès 1995, un secteur vidéo fut lancé avec par
exemple les OAV* de Video Girl ou Ah! My Goddess.
Fin 1994, l’éditeur PFC Vidéo, déjà responsable de l’importation de la
jap’anime* dans les pays ibériques et anglo-saxons sous le label Manga
Vidéo, se chargea d’ouvrir le marché des vidéos en territoires
francophones. Il débarqua en France avec les best-sellers Akira,
Dominion Tank Police, Hokuto No Ken et bien d’autres. Manga Vidéo
représenta très vite 30 % des bénéfices de PFC Vidéo et les nouveaux
titres ne manquèrent pas. Ce label fut toutefois gravement touché par les
opérations de censure de 1995.
AK Vidéo s’imposa comme une des principales maisons d’édition de
vidéos, initiateur de la traduction des OAV* du célèbre Dragon Ball qui
se vendirent chacune à plus de 600 000 exemplaires. Le label se
spécialisa dans la sortie de séries animées célèbres : Cobra, Tom Sayer,
ou encore Capitaine Flam.

La presse spécialisée
Tonkam créa également le fanzine* gratuit Mangavoraces qui proposait
à ses lecteurs de se tenir au courant de l’actualité du manga en France et
au Japon. Utile à une époque où l’accès à l’information était difficile, le
magazine cessa cependant d’être publié en 2001 du fait notamment
d’Internet. Tonkam retenta une expérience dans la presse en 2003 avec
Magnolia, le premier magazine de prépublication de shojo* manga en
France mais ce mensuel disparut en 2005. La même année, les
propriétaires de la société Tonkam passèrent un accord avec les Éditions
Delcourt qui devinrent actionnaires majoritaires. Une fusion des
catalogues n’étant cependant pas à l’ordre du jour, les deux collections
gardèrent leur identité propre ainsi que des lignes éditoriales distinctes.
Partenaire des Éditions Delcourt, Dominique Véret fonda avec Sylvie
Chang la société Akata, qui prit en charge la création et le
développement de la partie asiatique du catalogue de cet éditeur de
bandes dessinées. En 2004, Akata relança Mangavoraces sur le web
sous forme de guide chroniquant les sorties mangas sous différents
points de vue, toutefois dans une démarche plutôt élitiste.
Le mensuel Manga Player, devenu depuis éditeur à part entière, vit le
jour en 1996. Les anciens fanzines* des boutiques d’importation sont
maintenant devenus des mensuels officiels disponibles en librairie
comme c’est le cas pour Anime Land et Tsunami.
Les produits dérivés
Mais, ce ne fut pas seulement l’édition qui se développa durant ces
quelques années. L’accessoire, l’objet de collection, le goodies*
représentèrent un marché lui aussi en pleine expansion. En effet, les
fans se sont progressivement transformés en collectionneurs extrêmes,
nommés otaku* au Japon. Les sociétés de distribution n’ont pas laissé
passer l’occasion : posters, anime comics, CD de bandes originales,
cartes de collection (rami-cards) ou figurines se trouvent en masse dans
les magasins distributeurs de mangas. Phénomène important, le
commerce du goodies* représente près de 20 % du marché du manga.

Otaku*: des collectionneurs obsessionnels


Le terme « otaku* » décrit des personnes, de tous âges et toutes catégories sociales,
qui se livrent à une activité solitaire d’intérieur comme la collection de figurines ou
d’objets dérivés de manga. Ce terme, à l’origine honorifique, a pris son sens actuel de
collectionneur monomaniaque au XXe siècle et peut être considéré comme péjoratif au
Japon. L’otaku* doit cependant être différencié du hikikomori qui décrit une personne
qui reste cloîtrée chez elle, désociabilisée. L’économie otaku* comprend les enchères
sur internet pour des figurines, bandes dessinées, films, cartes à échanger ou encore
des tenues. L’économiste Takuro Morinaga de l’Institut UFJ assurait que l’ensemble du
marché otaku* pouvait représenter plus de 20 milliards d’euros (voir p. 123).

Les salons aux milliers de visiteurs


Pour bien mesurer l’ampleur du marché du manga en France, il suffit de
regarder les chiffres : Planète Manga, premier salon du manga organisé
à Paris en 1996 avait réuni 40 000 visiteurs. Depuis, avec la naissance
de la Japan Expo en 1999, cet événement ne cesse de recruter de
nouveaux adeptes pour atteindre en 2013 le nombre impressionnant de
230 000 visiteurs.
La France était jusqu’à présent, avec la Belgique et l’Allemagne, l’un
des rares pays à avoir privilégié comme support de la bande dessinée
l’album cartonné en couleurs. Or, ces dernières années, les albums sont
devenus plus luxueux et plus coûteux. Le côté désormais élitiste de la
bande dessinée « à la française », et peut-être un certain manque de
renouvellement de la bande dessinée enfantine, ne sont certainement pas
étrangers au succès rapide qu’a rencontré le manga dans l’hexagone.

Examen d’une production de masse


Malgré une écriture très complexe, remarquons que le Japon détient le
taux d’illettrés le plus bas de la planète : 0,2 % de la population de l’île.
Les Japonais ont toujours été friands de lecture et ce, même lorsque
l’alphabétisation n’était pas généralisée. À défaut de savoir lire, les
illettrés se nourrissaient d’éditions illustrées. Également grands
consommateurs de romans et de journaux, les Japonais placent quand
même la lecture des mangas en tête. En effet, la population achète
régulièrement ces bandes dessinées, qui représentent en volume près
d’un tiers du papier imprimé au Japon.

Le manga : un produit bon marché


Le principal atout des mangas papier au Japon est leur prix peu élevé : environ 350
yens, soit 3 euros. Imprimés en noir et blanc sur du papier recyclé, les publications
sont destinées à être jetées après usage dans des poubelles spécialement conçues à
cet effet, ou à être abandonnées sur les banquettes de trains et de métros en attendant
d’éventuels lecteurs, faute de quoi elles auraient vite fait d’envahir les petits
appartements nippons.

Un produit facile à lire dans les transports en commun


Le lieu de prédilection pour s’adonner à la lecture des mangas est les
transports en commun. Les grands majors de l’édition ont d’ailleurs
subtilement adapté leurs publications à cet effet : la longueur des
chapitres est conçue de manière à permettre au lecteur d’en achever un
entre deux stations de métro. En moyenne vingt minutes suffisent à un
Japonais pour lire trois cent vingt pages, soit environ quatre secondes
par page. Comment est-ce possible ? La réponse tient à la simplicité de
la structure narrative du récit, à la fluidité avec laquelle s’enchaînent les
images et à l’aptitude qu’ont développée les jeunes générations à lire
vite.

Un public captivé et participatif


Les histoires débutent le plus souvent leur carrière dans des
hebdomadaires pouvant comporter plus de trois cents pages. Le papier
bouffant et de mauvaise qualité leur fait parfois atteindre près de six
centimètres d’épaisseur. Chaque histoire fait une vingtaine de pages.
Elle côtoie entre vingt et cinquante autres récits selon l’édition. Elle est
ensuite soumise à l’approbation du public qui peut s’exprimer sous
forme de coupons-réponse détachables, insérés dans chaque publication.
Ces coupons invitent les lecteurs, appâtés par de nombreuses promesses
de cadeaux, à se prononcer sur les séries en cours de publication.
Contrairement à ce qui se passe en France, il est donc exceptionnel
qu’un manga paraisse directement en livre sans être passé par le biais
d’une revue.

Des chiffres de vente sans équivalent


Au Japon, la bande dessinée est considérée comme un produit de grande
consommation au point de donner naissance à des chiffres faramineux.
En effet, dans un article paru dans la presse professionnelle de l’édition
en janvier 1994, il était fait mention que le chiffre d’affaires de la bande
dessinée au Japon était dix-sept fois supérieur à celui des États-Unis et
trente-cinq fois supérieur à celui de toute l’Europe.
En 1995, dans sa période de plus grand succès, la revue Shonen Jump,
le plus populaire hebdomadaire publié par les éditions Shueisha,
enregistra un tirage record de 6,5 millions d’exemplaires : plus que tous
les quotidiens français réunis. Ce record est sans précédent dans
l’histoire des revues. Depuis les années 2000, le nombre de ventes a
considérablement chuté pour se stabiliser à partir de 2005 aux alentours
des 2,8 millions d’exemplaires.
La grande particularité du succès reste son prix : elle coûte moins de 2
euros. Ces magazines servent également de tremplin à toutes les
nouvelles histoires. Dans un souci d’effectuer des économies, le papier
utilisé est de très mauvaise qualité et les dessins dénués de couleurs. Ces
publications se vendent volontairement à un prix très bas, les éditeurs
misant sur leur succès futur pour engendrer de gros bénéfices.
La production cumulée des magazines de prépublication et des albums
reliés a atteint le chiffre de 2,3 milliards en 1995, dont 1,9 milliard
d’exemplaires vendus, soit un marché représentant 586 milliards de
yens (plus de 5 milliards d’euros). Il est à noter que ces chiffres ne
tiennent pas compte des millions de donjinshi*, des mangas produits par
des amateurs, vendus lors de grands rassemblements dans des halls
d’exposition. À croire que les milliers d’histoires qui paraissent toutes
les semaines dans les réseaux officiels ne suffisent pas à satisfaire la
demande. Toutefois, le marché a subi la crise économique mondiale en
2009 et serait descendu à 418 milliards de yens (3,6 milliards d’euros).
En effet, les Japonais auraient préféré lire leurs aventures préférées dans
des manga-cafés (cafés où l’on peut lire des mangas en libre-service)
plutôt que d’investir en achetant les revues.

L’essor du numérique
Subissant un vrai déclin, le marché des revues est descendu à 390
milliards de yens (moins de 3,4 milliards d’euros) en 2011. La lecture
des mangas dans les transports en commun se fait plus rare, les Japonais
leur préférant l’écran de leur téléphone portable. Les mœurs évoluant
avec la technologie, en 2009 le chiffre d’affaires de la bande dessinée
dite dématérialisée ou numérique a atteint plus de 20 milliards de yens
(soient 200 millions d’euros). Le manga sur smartphones représentait
15 % du marché en 2010. Le développement des mangas sur mobiles et
sur tablettes électroniques ne convient cependant pas à certains
mangaka* qui ne sont pas tous enclins à laisser leurs œuvres se diffuser
ainsi, car elles n’ont pas été conçues pour ce type de support.
Le secteur de la bande dessinée japonaise a fait le choix marketing de
produire beaucoup à moindre coût, impliquant une qualité graphique
moins pointilleuse pour respecter les délais de publication. À l’inverse,
la bande dessinée franco-belge privilégie essentiellement la qualité, au
point de laisser les lecteurs attendre parfois très longtemps avant de
découvrir un nouveau numéro.
En conclusion, le succès du manga en France peut s’expliquer par la
fluidité des illustrations, la diversité des thèmes et le rythme des
publications. Les rares éléments dont nous disposons sur la sociologie
des mangamaniaques tendent à montrer que ces lecteurs n’ont pourtant
pas délaissé la bande dessinée franco-belge mais qu’ils sont attirés par
des thèmes faiblement exploités dans ces publications traditionnelles.
PARTIE 3

LA CULTURE MANGA AU
JAPON ET À TRAVERS LE
MONDE
Des bandes dessinées aux anime*, la découverte du manga représente
une véritable invitation à la culture japonaise. On peut y découvrir une
mise en scène du quotidien des Japonais avec une étonnante
combinaison de traditions et de modernité qui alimente tout l’univers
culturel de l’archipel nippon.
On perçoit leurs différences de mœurs, notamment dans la façon de
traiter les thèmes mais aussi dans leurs choix innombrables. Certains
thèmes, comme les tragédies d’Hiroshima et de Nagasaki provoquées
par la guerre, l’isolement relatif de l’archipel, les désastres naturels
auxquels le Japon doit douloureusement faire face avec la fragilité de
son sol, le manque d’espace et de verdure, sont autant de raisons de
mobiliser l’attention en faveur d’aspirations écologiques et humanistes.
Dans la réalité, cette prise de conscience n’est pas aussi manifeste, mais
au moins les idées se débattent dans les mangas.
Le rôle primordial que joue le manga, sous toutes ses formes, dans la
société japonaise n’a aucune comparaison possible avec celui de la
bande dessinée traditionnelle pour le public occidental. Cette
consommation particulière du manga implique également des
conséquences sociologiques, notamment auprès des jeunes.
CHAPITRE 7
LES MULTIPLES FACETTES DU
MANGA

Au programme

Controverses autour de la sexualité et de la violence


Le rôle social et politique du manga au Japon
Un élément clé de la culture japonaise
Quelques thèmes phares dans les mangas

La production de bandes dessinées et d’anime* constitue un véritable


miroir de la société japonaise. Le succès qu’ils rencontrent à travers le
monde fut sujet de controverse mais prouve également leurs
nombreuses qualités.

Controverses autour de la sexualité


Les critiques les plus virulentes à l’encontre du manga se sont
généralement fondées sur deux thèmes : le sexe et la violence. Pour
comprendre, il faut rappeler les différences culturelles qui existent entre
le Japon et l’Occident.

La sexualité dans la culture nippone


Historiquement la société japonaise ne condamne pas le plaisir en partie
parce que le Japon ne connaît pas le péché originel issu de la tradition
judéo-chrétienne. En effet, la légende veut que l’archipel soit né de la
copulation du Dieu Izanagi et de la Déesse Izanami. Cet acte charnel
divin n’est en rien à l’origine d’une déchéance. Cette tolérance à l’égard
des sens et de la sensualité n’est pas pour autant synonyme de
complaisance. Depuis des siècles, la civilisation japonaise cultive l’art
érotique et ne le culpabilise pas, en témoignent, entre autres, les
« rouleaux d’initiation » de l’époque Heian (794-1185) et plus tard les
fameuses estampes érotiques Shunga, dont l’âge d’or se situe à l’époque
d’Edo (1600-1868). Avec le début de la modernisation et l’ouverture de
ses frontières au milieu du XIXe siècle, le Japon connut une
normalisation des mœurs à bien des égards comparable à celle de
l’Europe à la même époque. Le pouvoir s’efforça de faire prévaloir
l’« hygiénisme moral », prônant la sexualité matrimoniale, déjà
valorisée par le confucianisme.
Une autre rupture se produisit à partir de la défaite de 1945 : une
nouvelle conception du mariage et du couple vit le jour en conséquence
du principe d’égalité des sexes reconnu par la Constitution. Le
gouvernement proposa certaines mesures morales pour combattre la
prostitution avec la fermeture des quartiers de plaisirs en 1958. Ainsi
apparut dans les écoles l’enseignement d’une nouvelle morale, le
junketsu, signifiant chasteté, mettant l’accent sur la virginité des jeunes
filles avant le mariage. Ce programme fut violemment critiqué par les
féministes des années 1960 qui y voyaient une discrimination, les filles
seules étant tenues à la virginité. Dès lors l’éducation sexuelle fut plutôt
laissée à l’appréciation des instituteurs.
L’âge de la majorité sexuelle fixée par le code pénal japonais est de 13
ans (l’un des plus bas au monde). Cependant, elle peut varier de 13 à 17
ans, suivant les préfectures et leurs juridictions. La prostitution fut
rendue illégale au Japon par la loi du 1er avril 1957 et des lois spéciales
sur la prostitution des mineurs ont été mises en place progressivement
durant les années 1980 suite à la progression de la pratique de l’enjo
kosai*.

Enjo kosai* : service de charme


Signifiant « sortie pour aider », l’enjo kosai* se rapproche du terme anglais escort-girl.
Toutefois, cette pratique très répandue au Japon concerne surtout les adolescentes,
principalement lycéennes, sélectionnées sur photos par des hommes plus âgés qui les
contactent par téléphone. Elles sont ensuite payées pour les accompagner et parfois
pour se prostituer. Selon plusieurs estimations, 23 % des jeunes filles de plus de 13
ans pratiquent l’enjo kosai*, qui ne répond pas à la définition légale de la prostitution,
sauf si le client paye expressément la fille pour un service sexuel, ce qui est rare. En
dépit de l’ambivalence des législations, l’enjo kosai* a été dénoncé par les médias
japonais car, si pendant les années 1980, les jeunes Japonaises avaient recours à
cette pratique afin de payer leurs études, à l’heure actuelle la société capitaliste
nippone a presque réussi à instituer l’enjo kosai* comme un rite de passage dans la vie
des femmes, qui gardent toute liberté dans le choix des clients.

Au Japon, l’attirance pour les adolescentes semble liée à la réalité du


rôle de l’épouse et aux conceptions de la société qui en font un être
réservé, sans érotisme, préoccupé uniquement du bien-être de sa
maisonnée. Face à cette image peu excitante, les jeunes filles en jupons,
comparables à des poupées, illustrent le parfait fantasme pour une
majorité d’hommes à la libido constamment contenue du fait des
obligations.
La sexualité contemporaine nippone apparaît ainsi tiraillée entre des
influences confucéennes traditionnelles et des conceptions
« libératrices » prévalant dans les sociétés occidentales. Cependant, ce
contrôle social qu’exerce le confucianisme sur le peuple tend à
disparaître avec la surinformation sexuelle diffusée par les médias et
notamment les mangas.

L’érotisme dans les mangas


Il se décline de plusieurs manières : dans les revues pour filles, shojo*
mangas, l’érotisme est montré de manière kawai, dont « mignon » est la
définition la plus proche. Le kawai* désigne tout ce qui est petit,
enfantin, doux. Les histoires s’inspirent d’un modèle caractéristique :
une jeune fille, excessivement timide et romantique, kodomoppoi,
tombe amoureuse d’un garçon ou d’un homme, le plus souvent son
professeur. Elle découvre rapidement que celui-ci a une relation avec
une belle femme plus mature, otonappoi, et au moment où elle pense
renoncer à cette relation, convaincue de ne pouvoir affronter la
compétition, celui-ci lui déclare son amour en lui expliquant que ce qui
le fascine en elle, c’est justement son côté kawai*. Les scènes sexuelles
sont plus suggérées que montrées, avec des motifs récurrents tels les
yeux baignés de larmes, des guirlandes de fleurs ou des petits cœurs.
Les shojo* mangas sont majoritairement écrits par et pour des filles.
Toutefois, certains shonen* mangas, revues pour garçons, s’en inspirent,
le plus grand succès étant Vidéo Girl Ai de Masakazu Katsura. En
France, cette série a été pour beaucoup une révélation du savoir-faire
des Japonais. L’influence des shojo* dans ce travail est évidente : sur
une base classique de triangle amoureux, Katsura va donner vie à une
galerie de personnages très attachants. La série étant destinée avant tout
à un public masculin, l’auteur a choisi de créer de jeunes héroïnes
particulièrement sensuelles dont on pourra à de nombreuses occasions
admirer la volupté. Cette exhibition de la femme, remplit la fonction de
donner au lecteur un plaisir visuel qui, reconnaissons-le, n’est pas
étranger au succès de la bande dessinée. Même s’il est vrai que l’on
peut facilement faire une lecture perverse de la série, il ne faut pas pour
autant classer Katsura dans la catégorie des pédophiles ou des
pornographes : le public visé est composé de garçons d’environ 16 à 19
ans, il n’est donc pas choquant que la série baigne dans un érotisme
diffus avec des héros en quête de leurs premières expériences.
D’ailleurs ce genre de bande dessinée soulève également la question de
l’importance qu’y a acquise la description des relations amoureuses et
sexuelles. En effet, même si cela n’emporte pas l’adhésion de tous,
certains considèrent que la bande dessinée joue aussi ici un rôle
instructif dans un pays où l’éducation sexuelle n’est guère développée.
En revanche, dans les mangas destinés aux jeunes hommes adultes,
seinen* mangas, les scènes peuvent être tantôt soft tantôt d’une grande
brutalité. Dans les publications moins suggestives, telles les bandes
dessinées pour les jeunes adolescents, les personnages apparaissent nus
dans toutes sortes de situations mais les corps sont généralement privés
de sexe.

Les règles de la commission Eirin


La position japonaise à l’égard de la sexualité peut paraître paradoxale. En effet, si
quelquefois les scènes sexuelles sont dures, pornographiques, sadiques,
complaisantes, déviantes ou déclinent toutes les perversions, il persiste quelques
règles à ne pas enfreindre sous peine de censure. En effet, sur instructions des forces
américaines d’occupation, la commission Eirin fut créée en 1949. Abréviation d’Eiga
Rinri Kanri Iinkai, cet organisme indépendant fut très strict quant au fait de montrer les
organes de reproduction et exigea des producteurs de les cacher par une mosaïque
digitale. Au-delà des organes sexuels en action, ce comité interdit également de
montrer les poils pubiens, les Japonais ne les considérant, par ailleurs, pas très
érotiques.

Les dessinateurs ont appris à contourner cette politique de censure


pudibonde en substituant la suggestion à la représentation directe. À
l’aide de métaphores et autres artifices, ils réussissent à symboliser
l’acte sexuel simplement de façon évocatrice. Ainsi, on peut voir des
silhouettes de phallus en érection apparaître dans les pantalons, ou une
montagne en forme de sexe qui soulève la femme lors de la jouissance,
mais aussi des monstres agitant leurs tentacules suggestifs. En revanche,
d’autres allusions sont plus spécifiques à la culture nippone et sont
difficilement compréhensibles pour un Occidental, comme le
saignement du nez qui signifie une excitation sexuelle.

Des mangas pornographiques


Mais ce qui vaut pour les mangas distribués par les réseaux officiels ne
l’est absolument pas pour les donjinshi*, mangas amateurs, où la
pornographie sans censure est légion. Les mangas pornographiques
aiment jouer avec les fantasmes sexuels, mais certains dessinateurs,
heureusement minoritaires, ne reculent devant rien en faisant l’éloge
d’activités sexuelles inappropriées et condamnées comme l’inceste, la
pédophilie ou le viol qui se succèdent dans une atmosphère
d’ultraviolence.
Une vingtaine de titres de mangas pornographiques apparaissent chaque
semaine et de nombreux clients étrangers leur manifestent beaucoup
d’intérêt. À Tokyo, la librairie spécialisée Mandarake livre dans le
monde entier. Visiblement les fantasmes insolites des mangas ne
séduisent pas que les lecteurs japonais, mais sans doute pas pour les
mêmes raisons. En effet, comme nous l’avons vu, pour les Japonais,
l’acte sexuel n’est pas considéré comme tabou, l’industrie du sexe dans
ce pays est aussi prolifique qu’accessible, et le manga est loin d’en tenir
la place la plus importante.
La politique de censure du comité éthique de l’association japonaise des
éditeurs de magazines permet de respecter certaines limites de la
morale. La majorité des Japonais considèrent les mangas
pornographiques comme un exutoire plus que comme un objet
d’excitation. La plupart des lecteurs de mangas pornographiques des
réseaux officiels sont des hommes d’affaires qui, pour fuir leurs soucis
quotidiens, s’installent dans l’un des nombreux manga-cafés. Ces
lecteurs n’ont pourtant pas l’air spécialement sexuellement excités,
l’ambiance y est même, en général, plutôt studieuse. Par ailleurs, les
dessins et les histoires sont le plus irréels possible, ainsi le passage à
l’acte est restreint, le désir d’imitation étant chassé. L’univers de la
bande dessinée destinée aux jeunes adultes est un monde de fantasmes
dans lequel les jeunes peuvent oublier leurs problèmes et leurs
frustrations.

Controverses autour de la violence


La violence dans la société japonaise
La violence est un autre argument des « mangaphobes ». Publié en
décembre 1996 dans le journal Le Monde, l’article intitulé « Ce que
nous disent les mangas », signé par Pascal Lardellier, provoqua la fureur
des « mangamaniaques » français. Cet article, regroupant plusieurs
clichés, affirmait que la violence, traitée comme l’exhibition d’une
souffrance et d’une cruauté délibérée, était le principal moteur de
l’histoire. D’autre part, Frederik L. Schodt, auteur respecté de Manga!
Manga! The World of Japanese Comics publié en 1983 et récipiendaire
du prix culturel Osamu Tezuka en 2000, n’hésita pas à mettre en
exergue un lien étroit entre criminalité et consommation de bandes
dessinées au Japon et aux États-Unis.
Pourtant le Japon est l’un des pays industrialisés où la criminalité est la
plus basse. Sur l’année 2012, les statistiques indiquaient 0,5 homicide
pour 100 000 habitants au Japon alors que ce chiffre atteignait 5 aux
États-Unis, ou 1,6 en France. Par ailleurs, même si le Japon a l’un des
taux de suicide les plus élevés au monde, celui des adolescents de moins
de 19 ans ne représentait en 2009 que 1 % du nombre total, alors qu’en
France il représentait à la même période environ 5 %. Ces statistiques
tendent à montrer que la violence dans les mangas, dont les lecteurs sont
majoritairement des jeunes adolescents, n’a pas de conséquences
néfastes directes ni sur le taux de criminalité ni sur l’état psychologique
de ces jeunes Japonais.

La violence dans les mangas


Il n’est pas question de nier que la violence est présente dans les
mangas, toutefois, elle peut prendre différentes formes : d’un rapide
coup de poing aux détails minutieux du déchiquetage d’un ennemi. Le
célèbre manga Ken le Survivant (Hokuto no Ken) de Tetsuo Hara, qui
reste l’exemple le plus marquant de cruauté sanguinaire sur les
télévisions françaises, fut sujet à beaucoup de polémiques. Les effusions
de sang furent trop importantes pour le jeune public français du Club
Dorothée. Depuis cette affaire, les mangas ont très vite été assimilés à
des réalisations perverses ultra-violentes et dangereuses pour nos
sociétés occidentales.
Gratuite ou légitime, parfois sadique, la violence n’est pas propre au
manga dans le paysage culturel japonais. Futaro Yamada, auteur
populaire du roman Koga ninpo cho écrit en 1958, explora cet univers
de violence et de souffrance au travers d’un Roméo et Juliette version
nippone reprenant la lutte de deux clans dont les héritiers tombent
amoureux. Cette libre représentation de la violence nous échappe
culturellement. En effet, les mangas ne sont pas aussi aseptisés que la
moyenne des productions occidentales : Popeye et Brutus se battent à
longueur de journée, sans qu’aucun des deux en pâtisse. Ce qui dérange
ce n’est pas tant la représentation de la violence ou de la souffrance, car
il est indéniable qu’on la trouve également dans des publications
européennes, c’est tout simplement le fait que l’on en parle aussi
librement dans des récits qui s’adressent à un public jeune.
Ses détracteurs ont rejeté en bloc la bande dessinée japonaise sans pour
autant tenter d’en comprendre ni la culture, ni le mode de
consommation. De façon générale, les coutumes des Japonais liées à la
mort sont trop différentes des nôtres pour nous permettre d’en avoir une
vision tranchée. La longue « culture du suicide », qui va du suicide
cérémonial, dit seppuku* ou plus communément harakiri*, aux
kamikaze* de la seconde guerre mondiale, en est un bon exemple. Leur
vision de la violence, ou de la mort comme sacrifice suprême, est
traditionnellement différente de la nôtre.
Contrairement aux univers idylliques et reposants que nous offre
principalement la bande dessinée franco-belge, au Japon, le manga est
avant tout un média destiné plus à communiquer qu’à divertir et dont les
enfants ne sont pas le lectorat cible. La diversité des thèmes traités dans
le manga lui procure donc une valeur supplémentaire au sein de la
culture japonaise que la bande dessinée traditionnelle ne possède pas
dans notre société. Avec l’importance du manga dans la société
japonaise apparaît une différence de mœurs qui est certainement la plus
grande raison de toutes les controverses.

Le rôle social et politique du manga au Japon


Le rôle du manga dans la société japonaise n’est pas comparable à celui
de la bande dessinée franco-belge dans notre pays. De simple exutoire
lorsqu’il traite de l’amour ou des délices de la table, il s’élève parfois à
la fonction d’outil informatif et éducatif, le dépassement de soi dans
l’adversité définissant par exemple sa culture du héros. Ses aptitudes
pédagogiques sont très avantageuses car sa forme le rend très attractif
pour le lecteur. Il tient aussi une place décisive de par sa grande
distribution, qui permet de toucher un maximum de public. Plus qu’un
divertissement, il peut malheureusement être aussi utilisé comme objet
de propagande.

Le manga comme outil pédagogique


Conscient du pouvoir de ce média de masse, le gouvernement, en
assurant son contrôle par une censure plus stricte, a octroyé au manga
un statut culturel relativement important mais l’a également introduit
comme outil pédagogique. À l’échelle du pays, des instances
gouvernementales, comme le ministère de l’Éducation, ont assuré la
promotion de certains mangas, n’hésitant pas à en élever certains au
rang de manuels scolaires. En effet, certaines bandes dessinées telles
que la monumentale Au temps de Botchan (Botchan no jidai), dans
laquelle Natsuo Sekikawa et Jiro Taniguchi dépeignent les grandes
figures du début du XXe siècle, sont d’excellents véhicules de la
mémoire et de l’histoire du pays.
La formule a depuis été reprise régulièrement par les agences
gouvernementales dans leurs campagnes de relations publiques. Une
leçon d’économie expliquée par le professeur Madoka Tsuburaya sous
forme d’un manga vulgarisant les points essentiels plaide pour une
innovation à tous les niveaux, depuis l’industrie jusqu’aux ressources
humaines. Le héros de la bande dessinée, le professeur Tsuburaya, nous
explique, avec beaucoup d’enthousiasme, que la prospérité du Japon
dépend des efforts de chacun, dans tous les secteurs.

Le manga comme support de messages sociopolitiques


La bande dessinée japonaise a en effet connu des périodes
d’engagement politique comme dans les années 1920 avec le manga
prolétarien, défendant travailleurs et opprimés, ou encore dans les
années 1960 avec les mangas contestataires qui reprenaient l’actualité
des luttes sociales et des révoltes étudiantes.
Jusque dans les années 1960, le faible nombre de mangaka* qui choisit
de traiter de la seconde guerre mondiale adoptait essentiellement une
position antimilitariste. Sous la pluie noire (1968) et Gen d’Hiroshima
(1973) de Keiji Nakazawa en sont deux exemples éloquents dans
lesquels, au travers de l’histoire d’une famille de pacifistes vivant à
Hiroshima au moment du bombardement, l’auteur dénonce le
comportement des dirigeants japonais, sans pour autant nier la
responsabilité américaine.

Le courant révisionniste
Après cette période antimilitariste et bénéficiant d’un écho dans une
partie de la grande presse, une nouvelle tendance radicalement opposée
à la précédente, le révisionnisme, chercha à s’imposer et tenta une
percée dans l’univers des mangas. À la suite de leur défaite lors de la
Seconde Guerre mondiale, l’attitude du peuple japonais fut plutôt celle
des vaincus résignés, mais après quelques décennies, celle-ci se
transforma lentement en une fierté militaire. Ce ressenti prit
particulièrement racine dans la jeunesse, qui n’avait pas eu à souffrir des
conséquences de la guerre. Dès lors, déferla sur le Japon une vague
révisionniste, qui tendit à rejeter en bloc l’histoire mondialement
reconnue pour une version éludant certaines périodes sombres de leur
passé national. Ce révisionnisme s’appliqua plus particulièrement à la
période expansionniste japonaise qui avait débuté avec l’annexion de
Taïwan en 1895 et de la Corée en 1910, puis avec la création de l’État
fantoche de Mandchoukouo en 1931. Cette tendance connut un point
d’orgue avec la visite contestée en 2001 du premier ministre japonais au
sanctuaire Yasukuni, où reposent de véritables criminels de guerre.
La droite japonaise fut à l’origine du mouvement révisionniste
contestant la culpabilité du pays et niant les atrocités commises par
l’armée nippone lors de la guerre de la « Grande Asie » (1930-1945).
Elle réussit même dans les années 1950 à établir un contrôle du contenu
des manuels scolaires. Ce n’est que très tardivement, en 1997, que la
Cour suprême japonaise reconnut l’illégalité de la censure
gouvernementale sur un manuel scolaire relatant les crimes de guerre de
l’armée japonaise.
C’est vraiment avec l’auteur Yoshinori Kobayashi que le révisionnisme
s’installa dans le milieu culturel populaire, avec la publication à partir
de 1995 du Manifeste pour un nouvel orgueillisme (Shin gomanisumu
sengein) dans lequel son héros, sous les traits de son créateur, dénonce
un formatage de la pensée et un bourrage de crâne orchestré par des
enseignants au service de gouvernements étrangers. Niant tout racisme,
le mangaka* affirme que son jugement repose sur des faits objectifs et
des doutes légitimes. Kobayashi rejette non seulement les accusations
concernant les crimes commis par l’armée impériale japonaise, et
notamment le massacre de Nankin (République de Chine en 1937), mais
il fait également l’apologie des kamikaze*, ces combattants au sacrifice
volontaire. Son éloge de la colonisation de Taïwan par le Japon (1895-
1945) lui a par ailleurs valu d’être déclaré persona non grata par les
autorités de Taïpeh.
Les raisons du succès de cette vague révisionniste dans le manga
tiennent essentiellement au renforcement de la droite nationaliste,
soutenue par le milieu des affaires et certaines sectes religieuses. Cette
tendance fut, de plus, accentuée par la crise économique qui provoqua
un repli sur les valeurs traditionnelles et un refus de la mondialisation,
réflexe de défense d’un pays qui ne s’est ouvert à l’étranger que depuis
seulement un peu plus d’un siècle. Enfin, alors que le roman historique
est très apprécié du grand public, les romans négationnistes n’ont
malheureusement pas leur pendant réaliste pouvant agir comme contre-
pensée.

Le manga comme divertissement et moyen d’évasion


Toutefois, au-delà de ces thématiques socioculturelles, il apparaît
évident que le but essentiel du manga est de procurer une évasion à ses
lecteurs, le manga est avant tout un exutoire pour des Japonais
prisonniers d’un quotidien qui impose une lourde hiérarchie sociale. Le
manga permet l’évasion et le rêve à des lecteurs qui souhaitent ainsi
s’échapper d’une vie monotone et codifiée à outrance. Dans cet
environnement au très haut niveau d’autodiscipline, les personnages de
mangas incarnent la liberté d’expression grâce à la grande lisibilité de
leurs sentiments (peur, joie, excitation...). Les lecteurs ont d’ailleurs une
forte identification à leurs personnages préférés, la pratique du cosplay*
illustrant parfaitement cette idée.

Le cosplay*
Contraction des mots anglais « costume » et « playing », le cosplay* représente le fait
de se déguiser grâce à des costumes, des perruques, du maquillage pour ressembler à
ses personnages préférés : héros d’anime*, de manga, de jeux vidéo, de tokusatsu*
(série télévisée japonaise), ou de light novels (romans japonais). Née aux États-Unis
dans les années 1970 avec des « masquerades » dédiées à l’imitation de personnages
de Star Wars ou Star Treck, cette pratique a pris toute son ampleur au Japon dans les
années 1990, avec notamment des conventions internationales comme le World
Cosplay Summit créé en 2003 qui propose un concours rigoureux du meilleur costume.
Organisé chaque année à Nagoya, cet événement regroupe maintenant plus de vingt
pays, dont la France qui compte plusieurs adeptes fidèles. À Tokyo, il est familier de
croiser des cosplayeurs dans des lieux publics notamment dans les quartiers de
Shinjuku et de Harajuku, centre incontesté d’innovation vestimentaire et de toutes les
cultures alternatives. Inspirée par la mode et la culture japonaise, la chanteuse Gwen
Stefani a d’ailleurs contribué à populariser le mouvement cosplay* en travaillant
notamment avec les Harajuku girls. Le cosplay* se décline en plusieurs styles tels que
le visual kei, l’oshare kei, le Decora et les Lolitas. Et pour décrire brièvement la
diversité de cette pratique, il faut aussi expliquer que chaque style peut également se
partager en plusieurs groupes : les lolitas peuvent être classiques, aristocrates, sweet,
dark, gothics, ou country. Cette pratique est aussi un loisir créatif qui représente
beaucoup de travail car les véritables adeptes réalisent tous leurs costumes eux-
mêmes.
Sans revendication particulière, le mouvement cosplay* prône
simplement l’anticonformisme. Les cosplayeurs redeviennent
euxmêmes une fois le déguisement retiré, sorte de récréation permettant
d’exprimer un droit à la différence.

Un élément clé de la culture japonaise


Au Japon, à la différence de l’Occident, le neuvième art n’est pas
seulement un média de masse du divertissement, son rôle dans la société
est plus diversifié. Les Japonais sont constamment en rapport direct
avec le manga : sur les affiches publicitaires, à la télévision ou dans la
rue, il est impossible d’éviter cette culture envahissante. Peu importe le
sexe, les origines et le milieu social, la multitude de thèmes qu’aborde
le manga le rend utile à tout le monde car il joue véritablement un rôle
primordial dans la société japonaise.

Le reflet des préoccupations réelles du public


Le manga a la particularité d’illustrer toutes les préoccupations de ses
potentiels lecteurs ou spectateurs : les cataclysmes provoqués par la
guerre, la violence, les douloureux désastres naturels, la compétitivité,
l’amour... L’immense succès qu’il rencontra favorisa l’éclosion de
productions différenciées selon les âges et les goûts. Partout où il existe
de la demande, l’offre se fait jour : pour les jeunes filles à la recherche
d’histoires d’amour, ou pour les garçons qui peuvent s’identifier à de
futurs grands espoirs sportifs, et aussi pour les adultes avec des mangas
qui relatent de façon satirique la vie des salariés, salarymen, dans les
entreprises modernes, ou encore des mangas culinaires pour les femmes
au foyer. Il existe une gamme extrêmement large de thèmes et de styles,
propre à satisfaire les lecteurs des deux sexes et de tous les âges. Tout
est fondé sur une actualité de l’offre et de la demande. Ainsi, des modes
se font et se défont, selon les envies des consommateurs.
Les anime* japonais ont également adopté la stratégie de s’adresser aux
enfants avec sincérité. Adoptant un tout nouveau point de vue, ils n’ont
pas caché la dureté du monde et ses multiples pièges, comme certains
dessins animés américains ont pu le faire en mettant en scène des
mondes où les problèmes étaient circonscrits.

Quelques thèmes phares des mangas


Le milieu scolaire
L’environnement scolaire est un thème qui demeure toujours en tête des
ventes. Grâce à la vision qui nous est dépeinte dans les mangas, nous
pouvons facilement percevoir que comme pour le reste de la société,
l’école est rigidement codifiée et hiérarchisée, le premier exemple étant
le port obligatoire de l’uniforme.
Au Japon, l’Éducation nationale est régie par des concours et par une
hiérarchisation des différents établissements (publics et privés). Dès la
maternelle, des concours mesurant les « capacités » des élèves sont
organisés afin d’orienter les enfants vers le type d’école le plus adéquat.
Le programme scolaire est édité par le ministère de l’Éducation, mais la
démarche pédagogique est laissée à l’appréciation des établissements.
Contrairement à notre pays où la rédaction et la mise en forme des
réponses sont tout aussi importantes que leur exactitude, le système
éducatif japonais met l’accent sur la mémorisation des connaissances,
en négligeant l’esprit créatif des étudiants. On inculque aux lycéens
uniquement le nécessaire pour réussir les concours et accéder ainsi à
une université de renom. De plus, les établissements scolaires sont
soumis à un régime de concurrence : les meilleures écoles se battent
pour recruter les étudiants les plus performants, tandis que les autres se
contentent des élèves moyens. Ainsi, il existe une dichotomie entre des
lycées préoccupés par les résultats des concours et ceux où les
professeurs sont plus tourmentés par les problèmes de discipline que par
le contenu de leurs cours. Depuis plusieurs années, des problèmes
d’ordre moral, comme la violence, les brimades et le suicide ont envahi
les cours des écoles, on nomme ce phénomène ijime*.

Ijime* : le supplice des écoliers


La clé de la compréhension de l’ijime* se trouve dans le dicton japonais : « Le clou qui
dépasse attire le marteau ». Cette formule traduit bien la volonté de faire entrer chaque
individu dans le rang. Ce clou qui dépasse, c’est toute personne qui, parce qu’elle se
distingue, est susceptible de subir de son entourage des jalousies ou des brimades
couvrant un champ plus large que les plaisanteries habituelles : violence, extorsion,
racket, ostracisme. Si l’ijime* n’est pas systématiquement dénoncé, c’est aussi parce
qu’il est perçu comme une sorte de rite initiatique d’entrée dans le groupe.
Malheureusement cette persécution peut parfois pousser au suicide.

Réalité menaçante, l’ijime* est présent dans le manga, notamment ceux


destinés aux adolescents, allant du réalisme cruel – les œuvres pouvant
choquer tant la tyrannie des élèves peut y être dépeinte avec froideur –,
au comique anodin de plaisanteries potaches. Great Teacher Onizuka,
(GTO), de Fujisawa Toru, narre les péripéties d’un jeune professeur
ancien voyou qui résout les conflits entre élèves, parents et enseignants.
Traitant du non-respect des convenances et de l’inhumanité des
personnes ordinaires, ce manga recèle quelques exemples d’affronts
endurés par des élèves comme le timide Yoshikawa Noboru ou la
gentille écervelée à forte poitrine Tomoko. Les shojo* mangas Hana
yori dango de Yoko Kamio, Imadoki de Watase Yuu ou encore Peach
Girl d’Ueda Miwa traitent aussi du même thème, leurs récits étant
fondés sur les brimades que subissent leurs héroïnes à cause de leurs
différences (origine sociale, physique...). Précisons que ce phénomène
ne se limite pas au monde de l’adolescence et de l’enfance, mais touche
également le monde des adultes, comme l’a montré le roman d’Amélie
Nothomb, Stupeur et tremblements, paru en 1999.

La solitude et l’isolement
Les Japonais vivent dans un pays surpeuplé où ils sont constamment
confrontés au regard de l’autre. Le Japonais est cependant seul avec ses
émotions, car l’unique personne qui le comprend vraiment est lui-
même : c’est le message présent dans Evangelion et les autres mangas
de Masakazu Katsura où l’incompréhension domine. Le délaissement et
l’échec semblent d’ailleurs être les deux raisons principales du suicide
des jeunes. La solitude est un thème amplement traité, les héros sont
souvent introvertis, permettant au lecteur de s’identifier aux
protagonistes. Dans une société industrielle avancée où l’information, la
culture et l’importance accordée à la technologie peuvent supplanter
l’intérêt porté aux individus réels, les mangas ont constitué un nouveau
médium pour traiter des problèmes individuels.

Les loisirs et les divertissements


Les jeunes écoliers japonais terminent leurs cours à l’école assez tôt
dans la journée, les après-midi sont généralement consacrés à des
activités culturelles et sportives. Cette particularité de leur quotidien est
source de sujets récurrents dans les mangas, comme par exemple la
pratique des arts martiaux. Grand succès auprès des jeunes, le manga
évoque souvent des héros faisant preuve de bravoure, de maîtrise de soi,
de dépassement des limites de l’humain, grâce aux techniques martiales.
Les sports traditionnels sont extrêmement appréciés, comme le judo, le
karaté, l’aïkido, le kyudo (tir à l’arc japonais) ou le sumo (lutte
japonaise). La diffusion des tournois de sumo à la télévision a contribué
à susciter un regain d’intérêt pour ce sport qui a pour fondements la
masse et l’agilité. Les lutteurs, appelés rikishi (professionnels de la
force), sont considérés comme des dieux vivants et sont très appréciés
des Japonaises. De nombreux mangas, comme Notari Matsutaro de
Tetsuya Chiba, relatent les péripéties et les sacrifices qu’un lutteur doit
consentir pour atteindre le rang ultime de Yokozuna, littéralement
« large corde ».

Le statut de la femme
Dans cette société traditionnellement hiérarchisée mais toujours en plein
essor, s’évaluent également dans le manga les enjeux de l’équilibre
entre le rôle de la femme et de l’homme. Au sein de la cellule familiale,
l’image paternelle est en déperdition. La figure de l’employé
d’entreprise, ancien héros culturel de la modernisation nippone, est
graduellement désacralisée. De son côté, la femme au foyer prend toute
la responsabilité de sa maison : elle s’occupe de la gestion du foyer et
de l’éducation des enfants. Ce rôle de chef de famille élimine toutes les
frustrations sur sa place dans la société. Toutefois de nombreuses mères
ne désirent plus reprendre le rôle du père dans le foyer. Ayant une
conscience aiguë de leur spécificité et de leur différence avec les
hommes, elles ne souhaitent pas perdre leur place initiale mais ne
semblent pas non plus vouloir prendre celle de leurs époux. Les parents
sont gravement absents de la majorité des mangas. Seule la série Ranma
½ de Rumiko Takahashi est une exception, car c’est justement un
manga qui a une vision traditionnelle de la société. Dans Vidéo Girl Ai,
par exemple, l’absence continuelle des parents traduit la très grave crise
de la famille au Japon où le père travaille tard et où la mère est soit au
travail soit dans un rôle traditionnel trop effacé. Cette absence entraîne
une perte de repères chez les jeunes.

De la femme au foyer à la femme d’action


Après des siècles de confucianisme exaltant la misogynie, le statut de la femme s’est
nettement amélioré dans l’après-guerre. L’article 14 de la Constitution promulguée en
1946 stipule : « il n’y aura aucune discrimination dans les relations politiques,
économiques ou sociales, en raison de la race, de la religion, du sexe, du statut social
ou de l’origine de la famille ». L’égalité entre la femme et l’homme face à la loi
n’empêche pas les discriminations de subsister dans la pratique, mais les femmes
prennent parfois des revanches éclatantes sur les hommes et sur les valeurs
traditionnelles de la société. Dans Dragon Ball, Chichi, femme du héros Sangoku,
incarne l’épouse traditionnelle aux préoccupations exclusivement matérialistes : son
mari et ses enfants ne sont autorisés à sauver le monde qu’à condition de finir repas et
devoirs. Elle est dépassée de loin dans le cœur du public par la brillante Bulma,
éternelle capricieuse revêche à toute autorité, notamment masculine, ce qui n’en fait
pas pour autant un être asexué, puisqu’elle aura, au cours de la série, un époux et
deux enfants sans renoncer à son indépendance.

La place de la femme dans le manga semble suivre le cours de l’histoire


de la femme dans la société japonaise. Dans un passé encore proche, la
femme était dans l’ombre, elle servait de faire-valoir aux côtés du héros
viril. Faible, désemparée, amoureuse et naïve, la femme représentait un
objet à secourir. Libérées de cette place traditionnellement secondaire et
soumise à l’homme, les héroïnes des mangas d’aujourd’hui sont souvent
exubérantes, comme un défouloir. Elles ont plusieurs visages, tour à
tour femmes-enfants, sexy, guerrières ou garçons manqués.

Une nouvelle génération de femmes modernes


De très nombreux jeux vidéo, bandes dessinées et anime* vendus ces
dernières années au Japon ont comme protagonistes des jeunes filles
d’une douzaine d’années au corps entre réalité et fiction qui incarne un
modèle de poupée soldat. Il s’agit d’une nouvelle génération d’héroïnes
qui combinent innocence et agressivité, séduction et instinct guerrier. La
jeune Gally de Gunnm en est une parfaite illustration. En Occident
également, l’image de la femme guerrière a conquis le public, mais elles
ne sont pas des femmes-enfants. De Lara Croft (Tomb Raider) à Ellen
Ripley (Alien), ces héroïnes sont des tempéraments virils dans des corps
de femmes.
Assujettie depuis plusieurs générations, la femme moderne s’émancipe
et face à cette métamorphose beaucoup d’hommes se replient sur des
fantasmes pédophiles. Les salarymen sont friands de ces mangas dont
l’objet de désir est une femme-enfant. Il faut ici rappeler que, dans la
culture japonaise, on estime qu’il ne faut pas censurer les fantasmes tant
qu’ils ne représentent pas un danger. Ainsi, sans tabou, tous les
fantasmes ont le droit d’exister dans le domaine de la fiction ou de
l’imaginaire, même s’ils sont controversés et peuvent paraître
pernicieux. Les mangas pornographiques, hentai*, peuvent montrer de
la pédopornographie, des viols ou du bondage, illustrant certainement
toute l’ambiguïté de la sexualité au Japon.
En réponse à l’évolution du statut de la femme, la représentation de
l’homme, en particulier dans les anime* pornographiques, se limite à
deux modèles types : le voyeur comique et le phallus démoniaque. Le
premier suggérant une masculinité pathétique et passive, le second, au
contraire, représenté par des monstres puissants aux tentacules
phalliques, est un produit de sadisme à l’état pur. On retrouve un désir
certain de domination chez les hommes. Les seuls corps masculins
puissants de l’animation pornographique japonaise sont des corps
inhumains, et leur unique contact avec le monde féminin est la violence.
Les deux cas mettent en évidence un état de frustration et de désespoir à
l’égard de la virilité.
Entre façade neutre et vices cachés, il n’y a aucun doute sur le fait que
le Japon est un pays assez équivoque au niveau sexuel.

Les lolitas japonaises et la mode kawai*


Depuis les années 1980, on observe un changement du rôle de la jeune
femme dans la société japonaise. Traditionnellement représentée comme
une figure marginale, aujourd’hui elle augure une mutation sociale.
La figure féminine se matérialise aussi dans la shojo*,
femmeadolescente suspendue entre le monde de l’enfance et la société
adulte. La shojo* donne vie à une culture entre fantasme, vanité, désir et
consommation. Elle incarne un potentiel d’excitation, de fascination et
de pouvoir échappant à l’emprise du conservatisme traditionnel. En
réponse aux sociologues, et comme une sorte de défi parodique,
différents styles s’enchaînent avec la plus grande extravagance, comme
par exemple :
La mode kawai* s’approprie les stéréotypes négatifs des médias et
les convertit en provocation : plus les discours des journalistes
accusent les adolescentes d’immaturité, plus celles-ci fétichisent leur
personnalité infantile. Au-delà du marché d’objets et d’icônes, la
vraie pratique du « mignon », consiste surtout à se métamorphoser
soi-même : plus on adopte un air ingénu et immature, plus on est à la
mode. Le kawai* est une manière de parler, de se comporter, un style
de vie qui s’inscrit dans toute la culture pop japonaise : mode, jeux
vidéo, musique, gastronomie... Grâce à sa version kawai* du
manekineko (le chat portebonheur), Hello Kitty, créée en 1976, est
une des figures emblématiques du phénomène.
Le style kogyaru*, en opposition avec l’image officielle de
l’étudiante convenable et impeccablement soignée, apporte une série
de modifications à l’uniforme scolaire officiel et le dénature au point
de le faire ressembler à l’imaginaire pornographique des lolicon*
manga. Le terme « lolicon* » est l’abréviation de Lolita complex et
désigne la fascination pour les jeunes filles nubiles qui renvoie au
chef-d’œuvre littéraire de Vladimir Nabokov, Lolita, publié en 1955.
Toutefois, malgré l’utilisation de ce terme, une distinction
importante est à prendre en compte : la Lolita de Nabokov est une
femme dans un corps d’enfant, elle est venimeuse et manipule,
tandis que la lolita nippone est ingénue. Le fantasme se base sur son
immaturité et son corps bourgeonnant.
La mode ganguro*, « visage noir », dans un autre genre, semble être
une provocation à l’incarnation de la beauté japonaise traditionnelle,
le teint blanc et la chevelure noire. Des jeunes filles au visage
exagérément bronzé aux ultraviolets, aux cheveux décolorés d’un
blond platine, portant mini-jupe et accessoires tape-à-l’œil, se
rebellent en représentant une sorte de négatif photographique de leur
propre image, comme une insatisfaction de leur modèle ethnique qui
traduirait un désengagement envers la patrie et ses valeurs.
Beaucoup n’y voient qu’une mode vestimentaire, cependant leur
image est aussi associée à la prostitution juvénile car certaines de ces
jeunes filles ont recours à l’enjo kosai* (voir p. 105) pour s’offrir les
derniers accessoires de mode.

Représentation d’une lolita en uniforme scolaire.

La culture shojo* se présente comme une menace pour l’autorité


patriarcale nippone qui s’efforce de contrôler les effets déviants de cette
complicité féminine qui engendre parfois des tensions homoérotiques
ou encore de la prostitution. Pour les parents, le but est moins
l’affrontement que la canalisation des déviances de cette culture. Tous
les phénomènes de mode au Japon font l’objet d’une attention
médiatique peu égalée. La shojo* représente une résistance culturelle à
la société adulte. Face à cette opposition intergénérationnelle, les
observateurs ont exprimé leur inquiétude au sujet de ce qu’ils ont défini
comme une « régression infantile ».
Fétichisme et otaku*
Les filles ont quitté l’espace domestique et sortent souvent en bande. À
l’opposé, les nouvelles générations de garçons passent de plus en plus
de temps cloîtrés chez eux, reclus et hypnotisés par des jeux vidéo et
autres gadgets électroniques. Cette situation a donné naissance au terme
« otaku* » (traduit en anglais par le mot nerd) qui était à l’origine un
terme argotique employé par les artistes passionnés de mangas amateurs
des années 1980 pour désigner des henjin : « types bizarres ». Le terme
« otaku* » est composé de o, pronom personnel signifiant « vous » sous
sa forme de politesse, et de taku signifiant « maison », « chez-soi », et
décrit « celui qui s’abrite dans sa maison ». Ce terme fut inventé en
1983 par Akio Nakamori, écrivain populaire au Japon, dans une série
d’articles intitulée Otaku no kenkyu, afin de désigner les personnes qui,
se consacrant à un hobby, le plus souvent fait en intérieur, n’ont pas
l’habitude d’entretenir des amitiés et qui communiquent en utilisant des
formules distantes comme le vouvoiement. Le terme a évolué vers une
connotation plus péjorative et désigne maintenant une personne qui vit
en marge de la société, qui se replie sur elle-même et s’enferme pour
assouvir une passion : culte d’idole, ordinateur, jeux vidéo, manga, etc.
Ces passionnés monomaniaques refusent le réel et cherchent à y
échapper en se repliant dans leurs rêves d’adolescents. Beaucoup vivent
leur passion en accumulant différents objets de dévotion, mais certains
dévient vers le fétichisme comme avec la collection de figurines
« lolita », de sousvêtements féminins ou de cassettes vidéo
pornographiques.
Ce nouveau fétichisme a suscité un important état de vigilance de la part
de l’ensemble de la société à la suite de l’arrestation de Tsutomu
Miyazaki, otaku* de 27 ans, appréhendé par la police pour avoir tué et
mutilé quatre fillettes en 1989. La perquisition de son domicile révéla la
possession de centaines de mangas, anime*, films d’horreur ou slashers.
Dans un pays qui se prévalait d’une criminalité inexistante, l’arrestation
de Miyazaki donna lieu à un débat au caractère symbolique : l’apparente
négligence de l’éducation du jeune homme suggérait que les nouvelles
libertés de la société contemporaine ne parvenaient pas à compenser la
stabilité des rapports sociaux traditionnels. La famille avait échoué dans
son rôle d’intégration à la société, et les médias avaient comblé le vide
en offrant au garçon une source intarissable de compagnie virtuelle.
Si cet événement fut l’objet d’un traumatisme pour le Japon, il n’en
demeure pas moins un cas exceptionnel. Toutefois, après cette affaire,
les otaku* ont subi une forte discrimination de la part des médias et
furent décrits comme des lecteurs de mangas pernicieux, susceptibles à
chaque instant d’être un danger pour la société. La culture du manga
amateur, dojinshi, fut associée au tueur en série, créant dans l’opinion
publique le sentiment que les jeunes liés à ce mouvement étaient des
individus dangereux et psychologiquement déséquilibrés. Les
détracteurs ont mis l’accent sur l’influence négative des mangas pour la
jeunesse japonaise à cause de la confusion entre rêve et réalité, en
particulier par rapport à la sexualité. De l’incapacité à construire une
relation affective avec l’autre sexe découle une sexualité inaccessible.
La frustration engendrée dans la réalité est atténuée par le refuge
qu’offre le monde imaginaire des mangas, mais cela prive ces jeunes en
mal-être de toute envie d’affronter la réalité.
Dans un pays de plus en plus marqué par la culture virtuelle, la solitude
et l’individualisme, apparaît un vrai danger de rejet de la réalité au
profit d’un refuge imaginaire. Ce phénomène inquiète d’ailleurs dans le
monde entier.
CHAPITRE 8
LE MANGA AU CINÉMA

Au programme

Le phénomène Akira
La multiplication d’anime * futuristes
Hayao Miyazaki : le succès international de l’animation
japonaise
Isao takahata, le maître de la mise en scène

Le phénomène Akira
À l’arrivée des animations japonaises dans nos programmes de
télévision succéda rapidement l’animation sur grand écran. Diffusé dans
les cinémas français en 1988, Akira s’imposa comme le film matrice de
toute une génération de passionnés de manga. Cette représentation
d’une forme d’épopée contemporaine au budget considérable d’1
milliard de yen, soit environ 6,5 millions d’euros, révolutionna
l’animation et permit la consécration de son auteur : Katsuhiro Otomo.

Son créateur : Katsuhiro Otomo


Né en 1954, Otomo se lança dès 1973 dans la publication de mangas.
Après avoir dessiné de nombreuses histoires courtes et Fireball, sa
première création significative, Otomo réalisa Domu, rêve d’enfant, qui
raconte la lutte entre un vieillard et une petite fille, habitant le même
gratte-ciel et tous deux doués de pouvoirs paranormaux. En 1982, vint
Akira, publié dans la revue Young Magazine, qui visait un public de 15-
20 ans. Grâce à ce récit de science-fiction qui relate l’histoire d’un
adolescent ayant subitement acquis un pouvoir sur le temps, l’espace et
la matière, Otomo, alors âgé de 28 ans, devint l’un des graphistes les
plus reconnus du Japon. Sa bande dessinée se vendit au chiffre
impressionnant de quatre millions d’exemplaires et une adaptation
cinématographique sortit en 1988.

Synopsis
L’action d’Akira se passe dans Néo-Tokyo en 2030, exactement trente-
huit ans après la troisième guerre mondiale. Dans ce Japon d’après
guerre très militarisé, une poignée d’adolescents d’une quinzaine
d’années, pensionnaires d’un centre de rééducation pour orphelins, se
défoulent sur le bitume de la ville, au guidon d’énormes motos
futuristes. Ces jeunes se battent entre gangs de motards et se droguent
aux amphétamines dans une cité troublée par de nombreux attentats
terroristes. L’un d’eux, Tetsuo, est victime d’obscures manipulations de
l’armée, lesquelles réveillent en lui des pouvoirs surhumains qu’il ne
peut contrôler. La mégalopole cosmopolite prépare les prochains jeux
Olympiques dans un climat troublé par les dissensions politiques et la
corruption. Le site choisi pour accueillir les olympiades est un cratère
immense formé trente-huit ans auparavant, lors de l’explosion d’une
bombe noire d’origine inconnue, qui déclencha des conflits en série.
C’est également à cet endroit que gisent sous terre les restes,
soigneusement conservés dans un bunker, d’un mystère nommé Akira.
Une prédiction annonce qu’Akira se réveillera et avec lui l’Apocalypse,
Tetsuo en sera le déclencheur.

Version papier et version animée


Dans la version papier, la pagination de deux cents pages prévue fut
rallongée en raison des nombreuses demandes des lecteurs, la
conclusion fut retardée et finalement le manga atteignit les 2 200
planches. Pour des raisons commerciales, le manga fut ponctué
d’interminables rebondissements, là où l’histoire du film s’arrête, c’est-
à-dire après la destruction de Néo-Tokyo par Akira. La jeunesse trouva
dans ce récit un exutoire en images qui reflétait et exorcisait ses
angoisses. Le film, désormais culte, nous bascule dans un univers en
pleines mutations : l’effondrement des structures familiales et sociales,
l’essor des manipulations génétiques et des nouvelles communications
font entrer le monde dans une période de transition.

Akira, reflet de la culture nippone


Dans Akira, entre autres, on constate l’influence de la culture populaire
japonaise. La mise en scène d’un univers post-apocalyptique, ou
menacé perpétuellement de destruction, est une illustration du
traumatisme des effets de la bombe atomique que les Japonais
demeurent les seuls à avoir vécu. Mais ce récit ne fait pas que mettre en
scène des explosions post-atomiques. Otomo dresse la critique d’une
science irresponsable face à ses découvertes.
Akira est aussi l’héritier d’une tradition shintoïste*. Mélange de
polythéisme et d’animisme, il s’agit de la religion la plus ancienne du
Japon. Particulièrement liée à sa mythologie, elle établit une filiation
directe entre les kamis, les dieux, l’homme et la nature. Tout ce qui
existe est kami* potentiel et pour le devenir, il suffit d’accomplir sa
forme, c’est-à-dire de réaliser l’essentiel des possibilités contenues en
soi. Selon les shintoïstes*, l’univers est rempli de forces : dans les
plantes et les minéraux circule la même énergie qui anime les hommes
et les esprits.

Un manifeste politique
Dans cette histoire très éthique, Otomo dénonce les politiciens
malhonnêtes à travers le personnage d’un vieillard infirme qui manipule
les terroristes pour justifier la répression militaire et qui n’encourage les
attentats que pour se maintenir au pouvoir. Il dénonce également un
autre antagoniste : les Américains, qu’il accuse de s’allier aux
businessmen japonais pour assujettir le pays.

Un succès préparé et reconnu


Pour son film, Otomo a mis tous les atouts de son côté : le manga a été
un best-seller, le film est une superproduction expérimentant de
nouvelles techniques d’animation, au budget très élevé.
Ultraperfectionniste, il travailla très longtemps sur un story-board, puis
avec son équipe constituée de soixante-dix personnes, il apporta un soin
méticuleux au graphisme des décors et à l’animation des personnages. Il
travailla avec des acteurs pour le synchronisme des voix et laissa six
mois à Shoji Yamashiro pour composer la musique expérimentale du
film, jouée par une impressionnante formation de deux cents choristes et
musiciens. La bande originale explore la musique traditionnelle
japonaise, mixée à de la musique classique, des chants indonésiens ou
encore des polyphonies pygmées. L’addition de sons surprenants
réalisés au synthétiseur donna ainsi naissance au célèbre et étrange
Requiem apocalyptique d’Akira.
Le succès du film fut également dû au fait que l’animation a permis de
donner une nouvelle dimension à l’histoire. Ainsi, la séquence de
l’anéantissement de Néo-Tokyo est bien plus puissante lorsqu’on la
découvre à l’écran que lorsqu’elle s’enchaîne sur papier.
La bande dessinée ainsi que le long-métrage Akira ont fait le tour du
monde, devenant le symbole absolu d’une manière jeune, rythmée de
musiques électroniques et de bruits de moteurs, de l’affrontement des
grandes interrogations posées par le monde futur. La reconnaissance
internationale de ce chef-d’œuvre se confirma en France avec la remise
de l’insigne de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres à Katsuhiro
Otomo en 2005. Il est donc naturel que son chef-d’œuvre ait inspiré la
création de nouvelles animations.

La multiplication d’anime* futuristes


Symbole absolu de l’hyper informatisation, de l’aliénation de l’individu
et des dérives sociales qui en découlent, le Japon, comme toutes les
nations très avancées du point de vue technologique, se prête à
merveille à une interprétation originale des thématiques propres au
cyberpunk*. Le pays du Soleil-Levant est le lieu de prédilection des
expériences en matière de consommation : c’est pour cette raison que
les questions sur l’avenir de l’humanité et la mise en scène de ces
mêmes questions sont des classiques de l’art nippon.

L’univers sombre et ténébreux de Ghost in the Shell


Cette angoisse sur l’avenir de l’humanité habite également Ghost in the
Shell, réalisé en 1995 par Mamoru Oshii. Il s’agit d’un film d’animation
qui pose de nombreuses interrogations sur l’évolution de la technologie
et les intelligences artificielles. Le film emprunte son sujet au manga
Kokaku kidootai, titre original de Ghost in the Shell, de Masamune
Shirow, mais développe pourtant sa propre histoire et possède son
anime comics qui est mondialement connu.

Anime comics: les albums de film


Si les longs-métrages et les séries d’animation s’inspirent généralement des mangas,
ils peuvent eux-mêmes donner lieu à la création d’anime comics, sorte de bande
dessinée obtenue par assemblage de programmes cinématographiques. Souvent de
très bonne qualité graphique et très agréable à lire en raison de leur mise en couleurs,
les anime comics ont beaucoup de succès.

Le rythme du film est lent, ce qui diffère du manga de référence très


cadencé et plein de rebondissements. Il s’agit d’un monde où règne
l’information à outrance, déclenchant l’apparition d’une nouvelle forme
de criminalité incarnée par d’intelligents pirates informatiques. Il met en
scène le major Motoko Kusanagi une femme cyborg* faisant partie
d’une section gouvernementale nonofficielle de force d’élite. Créature
robotique possédant toutefois des cellules humaines aux caractéristiques
modifiées, Kusanagi possède un ghost, autrement dit un esprit, une âme.
Avec son ami Bateau, un autre cyborg*, et l’humanoïde Togusa, ils se
lancent à la poursuite du Puppet Master, le meilleur des hackers,
capable de violer les barrières de protection des meilleurs systèmes
informatiques. Celui-ci, conçu comme un ordinateur superpuissant
dépourvu d’esprit, réussit à pénétrer de nombreux systèmes
informatiques pour son utilisateur. Jusqu’au jour où il parvient à
développer sa propre intelligence artificielle et se dote d’un ghost avant
de se réfugier dans le corps d’un cyborg*. Lorsque le ministère des
Affaires étrangères entre en scène, Kusanagi comprend que son
adversaire invisible est au centre d’une vaste conspiration politique.
Tout au long du film, Kusanagi ne cesse de s’interroger sur l’esprit,
cette « donnée » que renferme tous les individus pourvus de tissus
humains, ce fameux ghost qui est l’essence même de la vie. Elle sent
qu’elle possède elle-même un esprit, le seul élément qui lui confère un
minimum d’humanité, ce qui ne fait que rendre plus sombres ses
pensées. Mais lorsqu’elle découvre que le Puppet Master est parvenu à
cloner cet esprit, elle en vient à la conclusion que l’humanité ne se
limite pas à la possession d’un simple esprit, c’est une origine
individuelle qui ne peut être dupliquée.
Le film se termine par la renaissance de l’héroïne. En effet, le Puppet
Master se révèle être une nouvelle forme de vie qui, en se fondant dans
le cyberespace avec Kusanagi, donne naissance à un nouvel être, prêt à
cheminer dans le monde réel. La frontière entre l’humain et la machine,
autant réelle que virtuelle, a rarement paru aussi floue. Cette naissance
sera symbolisée par un changement de « coquille », shell en anglais.
L’originale de Kusanagi ayant été détruite, son ami Bateau décide de la
remplacer par un corps d’enfant cyborg*, acheté au marché noir.
Toutefois, ses souvenirs ne sont plus les siens, comme dans les films
tirés des livres de Philip K. Dick, Blade Runner ou Total Recall.
Ghost in the Shell n’est pas une simple aventure passionnante, avec, en
toile de fond, de grandes interrogations philosophiques, mais bien un
chef-d’œuvre d’animation. Le scénario déambule entre politique,
science-fiction, action et métaphysique. Bien entendu, de ce métissage
thématique résulte un scénario assez compliqué. Toutefois, le scénariste,
Kazunori Ito, démêle le fil du manga pour nous livrer une histoire
cohérente. Les décors, signés Takashi Watabe, se caractérisent par une
foule de détails technologiques et architecturaux qui matérialisent une
atmosphère incomparable. Enfin, son graphisme remarquable implique
que le spectateur n’oubliera jamais les déambulations de Kusanagi dans
les rues de la ville sous une pluie battante.

Gunnm, histoire d’un cyborg* à la recherche de son


identité
Peu de temps auparavant, en 1993, une autre héroïne d’origine
cybernétique voyait également le jour. L’imagination de Yukito Kishiro,
l’auteur du manga Gunnm, est à l’origine d’un projet d’anime* réalisé
par Hiroshi Fukutomi et supervisé par Rintaro (de son vrai nom
Shigeyuki Hayashi), qui fit ses premières armes en tant que responsable
dans la société de production d’Osamu Tezuka. Dans le film, un amas
de ferraille donne naissance à un androïde destructeur au visage d’ange :
Gally. À la recherche de son identité, Gally, incarnation de la beauté
mais également redoutable guerrière, est confrontée à une horde de
robots et de créatures mystérieuses. L’univers de Gunnm se partage
entre deux mondes, celui idyllique de Zalem, une cité flottante
inaccessible, qui rejette ses déchets sur le sol de Kuzutetsu, équivalent
de l’enfer sur terre. Peuplé d’un ramassis de crapules, la majorité
d’entre eux ne pense qu’à atteindre Zalem, perçue comme une cité
divine.
Gally est un vieux cyborg* retrouvé dans une décharge de mécanique.
Remise à neuf, elle ne se souvient pas de son passé. Toutefois, elle
découvre rapidement ses incroyables aptitudes de combattante et
devient chasseuse de prime sur Kuzutetsu. Obéissant à des instincts
millénaires enfouis au plus profond d’elle-même, Gally, archétype de la
femme forte, aspire pourtant à une vie paisible avec la personne qu’elle
aime. Elle a un besoin vital d’amour car sans cela, elle ne reste plus
qu’une mercenaire, une arme. D’ailleurs étymologiquement, Gunnm,
qu’il faut prononcer « ganmu », se compose des deux idéogrammes :
« gan » homophone du mot anglais « gun » revolver, et « mu », plus
connu sous la prononciation japonaise « yume », qui signifie « rêve ».

Le cinéma occidental comme inspiration


Avec ses androïdes et autres robots terrifiants, Gunnm recycle près d’un siècle de
cinéma de sciences fiction : du robot de Metropolis de Fritz Lang (1927), à la machine
à tuer interprétée par Arnold Schwarzenegger dans Terminator de James Cameron
(1984). Si la création de Gally évoque La Fiancée de Frankenstein de James Whale
(1935), l’atmosphère d’ultraviolence rappelle Orange Mécanique de l’Anglais Stanley
Kubrick (1971) ou Mad Max de l’Australien George Miller (1979). Son monde post-
apocalyptique ressemble furieusement au Los Angeles du futur mis en scène par
Ridley Scott dans Blade Runner. Enfin, son apparence « biomécanique » s’inspire du
peintre suisse Hans Ruedi Giger, maître de l’art fantastique, père de la célèbre créature
polymorphe Alien et concepteur de nombreux monstres à Hollywood comme La
Mutante ou Poltergeist. Gunnm regroupe donc tous les poncifs des œuvres où la
machine, pouvant être conçue comme une arme mortelle, renferme la capacité
spécifique aux êtres vivants de désirer et son principal souhait n’est autre que de
posséder une humanité.

Le manga se termine de façon très symbolique par la renaissance de


Gally sous forme humaine grâce à l’amour qui lui a été porté et qu’elle
a réussi à éprouver. Comme dans Pinocchio, l’amour et le désir de
devenir humain permettent d’atteindre l’ultime évolution : l’acquisition
d’une âme.
Ainsi, dans ces productions futuristes est sans cesse émis le message
qu’un progrès mal maîtrisé peut entraîner la chute de l’humanité,
incluant également tout ce qui la caractérise. Mais cette idée n’est pas
propre au manga d’anticipation, on la retrouve en effet sous la forme
d’une révolution industrielle détruisant la nature chez Hayao Miyazaki,
cinéaste qui semble pourtant aux antipodes d’Otomo.

Hayao Miyazaki : le succès international de


l’animation japonaise
Contrairement aux visions post-apocalyptiques d’Otomo ou de Rintaro,
l’univers de la majorité des films de Miyazaki demeure profondément
ancré dans la nature. Lorsqu’on fait référence à ce réalisateur très
célèbre en France, les premières images qui apparaissent sont les
grandes étendues désertiques de Nausicaä de la vallée du vent (Kaze no
tani no Naushika) (1984), le ciel à perte de vue de Laputa, Le Château
dans le ciel (Tenku no shiro Rapyuta) (1986), Kiki la petite sorcière
(Majo no takkyubin) (1989), Porco Rosso (Kurenai no buta) (1992), ou
encore les paysages verdoyants de Mon voisin Totoro (Tonori no Totoro)
(1988) et Princesse Mononoké (Mononoke Hime) (1997).

Qui est Hayao Miyazaki ?


Né en 1941 à Tokyo, Miyazaki avait un père responsable d’une fabrique
d’avions. On comprend dès lors pourquoi le ciel est aussi présent dans
ses films. En 1963, il entra au studio de production Toei Animation.
Après s’être fait connaître par de somptueux mangas comme Sally, la
petite sorcière (Mahotsukai Sally), Miyazaki donna sa démission et
rejoignit en 1971 Isao Takahata et Yoichi Kotabe aux studios A-Pro où
ils réalisèrent le court-métrage Panda Petit Panda (Panda Kopanda) en
1973. Le trio travailla ensuite pour la Nippon Animation, notamment
sur Heidi, la petite fille des Alpes (Alps no shojo Heidi) (1974).
Miyazaki rejoignit ensuite la Tokyo Movie Shinsha et réalisa son
premier film en 1979, Le Château de Cagliostro (Rupan sansei :
Kariosutoro no shiro), récompensé par le Prix Noburo Ofuji. Il travailla
ensuite sur une série d’animation italo-japonaise Sherlock Holmes
(Meitantei Homuzu), inspirée de l’œuvre d’Arthur Conan Doyle et
racontant les aventures d’un Sherlock Holmes anthropomorphe.

La création du Studio ghibli


Miyazaki présenta au cinéma en 1984 le film Nausicaä de la vallée du
vent dont le succès lui permit de fonder avec son ami et collaborateur
Isao Takahata la société de production Studio Ghibli. « Ghibli » est un
terme arabe ‫ ﻲﻟﺑﻗ‬qibli, qui désigne un vent chaud provenant du Sahara. Il
s’agit également du surnom d’un avion italien, le Caproni Ca.309
Ghibli, utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale. Miyazaki voulut
ainsi symboliser son travail comme un souffle nouveau sur l’animation
nippone. Après plusieurs succès au Japon, un accord entre Disney et le
studio Ghibli forma en 1996 le groupe Disney-Tokuma, chargé de
distribuer tous les films Ghibli dans le monde. Ainsi arriva dans les
cinémas français le premier film de Miyazaki en 1997, Princesse
Mononoké, qui reçut un accueil très chaleureux.

Princesse mononoké, un conte de guerre écologique


Allégorie sur les forces de la civilisation opposées à celles de la nature
dans le Japon du Moyen Âge, ce film d’animation allie action et
violence à la poésie et au romantisme. Loin de la sauvagerie d’un
monde cybernétique, ce conte de guerre écologique mêle tous les
thèmes des grandes épopées lyriques. La sortie de Princesse Mononoké
fut un des éléments déclencheurs d’une nouvelle vision de la jap
’anime* par le monde occidental. L’opinion générale a changé, les
préjugés se sont faits plus rares et surtout le discours médiatique s’est
fait plus mesuré. Ce revirement de situation et la reconnaissance du
maître Miyazaki ont permis de découvrir plus facilement au cinéma et
en DVD certains de ces succès précédents. On citera par exemple
Nausicaä de la vallée du vent, l’histoire d’une poignée d’humains ayant
survécu à la dévastation de la Terre ravagée par la folie des hommes
durant sept jours de feu. Menacée par une forêt toxique qui ne cesse de
prendre de l’ampleur, les survivants attendent le salut de la princesse
Nausicaä, capable de communiquer avec tous les êtres vivants.

Mon voisin Totoro et la campagne japonaise


Mon voisin Totoro, dont le personnage principal prête depuis sa figure
atypique au logo bleu du studio, est un autre succès emblématique du
studio Ghibli. Ce film, arrivé en France en 1998, raconte l’aventure de
deux jeunes sœurs qui viennent s’installer avec leur père dans une
grande maison en pleine campagne afin de se rapprocher de l’hôpital où
séjourne leur mère. Elles vont découvrir l’existence de drôles de
voisins, créatures merveilleuses, les totoros, incarnations de l’esprit de
la forêt. Doté de pouvoirs magiques, ce voisin totoro peut voler ou
encore faire pousser la végétation de façon surabondante.
De l’aveu même de Miyazaki, ce film est en partie inspiré de son
enfance. Celui-ci ne pouvait s’empêcher d’imaginer des monstres ou
des êtres fantasmagoriques dans la maison où il passa les premières
années de sa vie. Ses souvenirs d’enfance ont donc été une source
d’inspiration majeure. On assiste en effet à plusieurs scènes de la vie
quotidienne qui peuvent faire figure d’outil pédagogique pour découvrir
un mode de vie différent du nôtre. Le spectateur découvre notamment la
vie dans les campagnes japonaises, avec tout ce qui s’y rapporte : la
façon de manger, de se laver, de faire la lessive ou de dormir. Malgré la
lenteur de la narration, on se surprend à s’émerveiller devant tant de
simplicité et de gaieté. La bande originale du musicien Joe Hisaishi joue
également un rôle important. Ce dernier deviendra d’ailleurs le
compositeur attitré des œuvres du mangaka*.
Comme dans la majorité de ses réalisations, Miyazaki a inclus un
message écologique. Les enfants vivent en harmonie avec les totoros au
milieu d’un décor de campagne idyllique. L’équilibre nature-civilisation
est respecté, alors qu’il est menacé, voire détruit, dans d’autres œuvres
du maître telles que Nausicaä de la vallée du vent ou Princesse
Mononoké.

Le Voyage de Chihiro, la consécration


La consécration du mangaka* sur les écrans français vint en 2002, avec
Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no Kamikakushi) qui s’imposa
comme le premier film non-anglophone à atteindre les 200 millions de
dollars de recettes. Vu par 23 millions de spectateurs au Japon, il fut
notamment récompensé de l’Ours d’or du meilleur film et de l’Oscar du
meilleur film d’animation.
Le Voyage de Chihiro a pour héroïne une fillette d’une dizaine d’années,
qui découvre avec ses parents un parc à thème qui paraît délabré. Les
parents s’arrêtent pour déguster des mets appétissants apparus par
enchantement, hélas, cette nourriture les transforme en porcs. Chihiro se
trouve ainsi plongée dans l’univers fantasmagorique d’un établissement
de bains publics destiné aux divinités avec comme périlleuse mission
d’obtenir le pardon de la gérante des lieux, Yubâba, afin de sauver ses
parents de leur triste sort. Dans ce lieu clos, la nature n’est pas dessinée
comme dans les créations antérieures de Miyazaki, cette fois elle nous
est suggérée. Car, si pour l’œil européen les curieuses créatures qui
hantent les couloirs de l’établissement thermal sont uniquement là pour
la touche folklorique, il n’en est pas de même pour le spectateur
japonais qui voit là défiler une bonne partie du patrimoine des
croyances populaires. Véritable cortège de divinités de plantes, de
rivières et d’animaux, les personnages du film ont tous un rapport étroit
avec la nature. Citons, par exemple, le dieu du radis Oshira-sama qui
d’ailleurs évoque explicitement un totoro. Le thème du film peut se
résumer comme la découverte d’une tranche de vie des créatures
mythologiques : le repos des divinités.

Une œuvre influencée par le traumatisme du nucléaire


Ainsi, quel que soit l’environnement dans lequel se déroulent ces
anime*, on remarque une valorisation des principes écologiques. La
réflexion de fond reste axée sur la peur d’une technologie mal maîtrisée
avec ses conséquences sur nous et notre environnement. Cela peut
s’expliquer par le traumatisme encore fort ancré dans les esprits des
catastrophes nucléaires qu’a subi le pays, mais également par le progrès
technologique dans lequel est baigné le quotidien de la population
japonaise.
Une carrière exceptionnelle, une relève difficile à assurer
Dans le studio Ghibli, Miyazaki a donné libre cours à son talent,
reconnu maintenant comme le maître de l’animation japonaise, il a
annoncé sa retraite pour 2013 à l’âge de 72 ans. Le vent se lève (Kaze
Tachinu), sera le titre poétique et évocateur de son ultime long-métrage.
La question d’un successeur dans la jeune génération des réalisateurs du
studio Ghibli se pose.
Hiromasa Yonebayashi, s’est récemment montré à la hauteur de la
relève avec le remarquable film Arrietty, le petit monde des chapardeurs
(Karigurashi no Arrietty), sorti en 2010, reprenant d’ailleurs plusieurs
thèmes de prédilection de Miyazaki, à savoir l’écologie et la place de
l’homme face à la nature.
Goro Miyazaki, le fils du maître, pourrait également assurer la
succession. Après avoir hésité à suivre la carrière de son père, il a
finalement décidé de se lancer dans l’animation en 2006 avec Les
Contes de Terremer (Gedo senki), au succès mitigé, notamment auprès
de son père. Finalement, c’est son deuxième film qui les rapprochera.
Sorti en 2011, La Colline aux coquelicots (Kokurikozaka kara) adopte
un style poétique et une atmosphère musicale qui sont les marques de
fabrique du studio. Le film se démarque pourtant en délaissant l’univers
fantastique pour situer son action dans un contexte réaliste et
historique : celui du Japon après la guerre du Pacifique.
En attendant la relève, Miyazaki va signer le dernier long-métrage de sa
carrière en revenant à un thème qui lui est cher : l’aviation. L’autre
fondateur du studio Ghibli, Isao Takahata, travaille quant à lui à un
nouveau film, Le Conte du coupeur de bambou (Taketori monogatari).
Il s’agit de l’adaptation d’un conte célèbre de la mythologie japonaise
datant du Xe siècle, Le Conte de la princesse Kaguya. Cette légende
raconte la découverte de la princesse Kaguya encore bébé dans un
bambou. Elle est élevée par le coupeur de bambou, puis grandit et
devient une femme à la beauté resplendissante qui avoue être originaire
de la lune.

Isao Takahata, le maître de la mise en scène


Né en 1935, Takahata rentre à la Toei Animation en 1959 et commence
directement sa carrière comme réalisateur. Son premier film, Horus :
the Prince of the Sun (1968) est l’une des grandes œuvres du cinéma
d’animation japonais. Takahata est célèbre pour le réalisme de ses films
qui tranche avec l’imaginaire de ceux de son collègue Miyazaki. Il est
notamment connu en France pour Le Tombeau des lucioles (Hotaru no
Haka) réalisé en 1988. Adaptée du récit semi-autobiographique La
Tombe des lucioles écrit en 1967 par Akiyuki Nosaka, cette histoire
raconte les derniers jours de deux jeunes orphelins à la fin de la guerre.
Elle devait paraître profondément authentique, reflétant encore les
stigmates d’une guerre qui traumatisa à jamais les esprits.

Le Tombeau des lucioles, une dénonciation du militarisme


Le Tombeau des lucioles est un film incroyablement émouvant,
voyageant dans une vague de tristesse et d’humanisme. Le jeune héros
Seita, âgé de quatorze ans, et sa petite sœur Setsuko, âgée de quatre ans,
ont survécu au bombardement de Kobe par les Américains. Orphelins,
ils trouvent refuge chez leur tante, très contrariée d’avoir deux bouches
de plus à nourrir. Poussé par la méchanceté de leur tante, Seita décide de
s’installer avec sa petite sœur dans un vieux refuge pour pêcheurs hors
de la ville. Malheureusement, Setsuko tombe malade et Seita se voit
obligé de voler de la nourriture pour survivre.
Le réalisateur et scénariste, en plus de se fonder sur un récit émouvant
et véridique, dénonce sa vision du militarisme. Il ne se positionne pas
seulement contre les Américains, mais également contre les Japonais,
qui ont fait preuve d’un patriotisme irrationnel. Takahata fonde une
morale sur la bêtise humaine, à l’instar de son ami Miyazaki. Tout le
monde est critiqué face à la seule chose réellement importante : les
victimes. Un film traditionnel n’aurait paradoxalement pas aussi bien
retranscrit la pureté de ces deux enfants se retrouvant seuls au monde
face à la guerre. Certaines scènes sont très poétiques, en particulier celle
où les enfants capturent des lucioles pour les libérer ensuite dans leur
refuge. Cette séquence techniquement très réussie est inoubliable tant
l’émotion et la beauté des images sont poignantes.
Mes voisins les Yamada, un portrait satirique de la société
japonaise contemporaine
Le style des sujets traités par Takahata est très diversifié. En 1999, son
film Mes voisins les Yamada (Tonari no Yamada-Kun) marque un
tournant pour le cinéaste, qui abandonne le style pointilleux qui fit sa
réputation, au profit de petits personnages caricaturaux qui s’agitent au
milieu d’un décor représenté avec de gros traits. Ce film d’animation se
différencie particulièrement par le style adopté qui imite à la perfection
les dessins à l’aquarelle. Les déformations sont évidentes, mais ce n’est
pas caricatural. Takahata simplifie les silhouettes et les attitudes pour
coller au plus près de ce que les Japonais vivent.
Composé de différents sketches de durées inégales, le film dresse un
portrait satirique de la société japonaise à travers les aventures et
mésaventures quotidiennes de la famille Yamada, composée des parents,
de la grand-mère, d’un fils collégien, d’une fillette et enfin de leur chien
Pochi. Une partie du film est consacrée à chaque personnage, signalée
par de petits interludes au cours du film : « La vie conjugale à la
Yamada », « Le dialogue père-fils », « L’âge ingrat »... La plupart des
saynètes se terminent également par des haïku, courts poèmes visant à
dire l’évanescence des choses, de petites pensées ou dictons d’une
sagesse orientale, correspondant parfaitement aux différents aspects de
la vie évoqués dans les histoires.
Derrière une apparente simplicité, se cache un véritable défi technique.
Mes voisins les Yamada bénéficie, en outre, de techniques d’animation
réellement novatrices qui constituent une véritable prouesse : animé par
ordinateur à partir de numérisation de dessins d’aquarelle réalisés
traditionnellement, le résultat à l’écran est époustouflant. La fluidité de
cette animation est tout à fait saisissante. Ce qui en fait un film aussi
intéressant sur le fond que sur la forme.
Ainsi pour Takahata, l’animation offre de grandes libertés d’expression,
notamment dans la description de la vie quotidienne qui pour lui peut
conserver tout son réalisme malgré des dessins simples et épurés.
Mêlant considérations économiques, idéologiques et artistiques,
l’accueil des anime* par le public occidental, en particulier français fut
d’abord mitigé. Pourtant, il apparaît évident qu’au-delà du commerce
sexe-violence très médiatisé, les mangaka* désirent transmettre par
leurs réalisations les habitudes et les préoccupations de leurs
contemporains. Grâce à cela, ils touchent un vaste public à travers le
monde, et diffusent aussi la culture pop japonaise.
CHAPITRE 9
LE MANGA DANS L’ACTUALITÉ
ARTISTIQUE

Au programme

La culture manga dans le champ de l’art contemporain


international
L’influence de la culture manga sur l’art japonais

Le japonisme est en train de révolutionner l’optique des peuples


occidentaux1.
Edmond de Goncourt, 1884.

Plus d’un siècle plus tard, une « nouvelle vague » d’artistes japonais
s’impose dans le monde de l’art contemporain. Ces artistes ont grandi
dans une société en pleine expansion technologique, de par
l’informatisation et l’influence des médias. L’imaginaire débordant de
cette génération nourrie au manga, véritable source d’inspiration, réussit
à en hisser certains au sommet de la création contemporaine.

La culture manga dans le champ de l’art


contemporain international
L’influence du déferlement d’images manga dans toute l’actualité
culturelle est de plus en plus présente dans le monde entier. Nouvelle
source d’inspiration, la portée du manga dans l’actualité artistique lui a
permis petit à petit d’acquérir ses lettres de noblesse et une notoriété
légitime.

Percée de l’animation japonaise en Occident


C’est dans le milieu des années 1990 que l’animation japonaise a
commencé à faire une percée significative dans le septième art en
Occident avec notamment Hayao Miyazaki qui reçut le Prix du meilleur
long-métrage d’animation du Festival d’Annecy en 1993, pour le film
Porco Rosso (Kurenai no buta). Autre exemple en 1997 avec Perfect
Blue du réalisateur Satoshi Kon qui reçut le prix du public pour le
meilleur film fantastique au Festival Fantasia de Montréal. La
consécration arriva en février 2002, lorsque le 52e Festival de Berlin
décerna pour la première fois depuis sa création, sa plus haute
récompense à un long-métrage d’animation. Pendant le festival,
l’équipe de production du film Le Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no
kamikakushi) de Miyazaki fut ovationnée. L’événement fit la une de
tous les journaux japonais. L’Ours d’or attribué à l’œuvre monumentale
de Miyazaki fut la marque d’une prise de conscience internationale de
l’incroyable degré de qualité atteint par l’animation japonaise. La
surprenante imagination et la compétence des Japonais furent enfin
reconnues lorsque l’anime* fut présentée sous la forme noble du long-
métrage, le format moins reconnu des séries télévisées n’étant pas
suffisant pour construire la notoriété de l’animation japonaise.

L’animation, une technique de création reconnue


L’industrie de l’animation japonaise devint ainsi la voie d’une création
artistique reconnue. Par la variété des sujets, l’importance des budgets,
la richesse des bandes originales et surtout la qualité graphique. Les
grands films de l’animation japonaise prétendent moins du
divertissement que de l’art. Certains artistes contemporains utilisent des
techniques d’art visuel comme la photographie, le cinéma, l’art vidéo ou
l’art numérique. Aujourd’hui l’animation est également devenue une
technique de création et les artistes se l’approprient de manière très
personnelle. Ce support donne vie à des objets improbables et permet
une véritable exploration artistique.
No ghost just a Shell, animation et œuvre d’art
internationale
Vingt-huit artistes du monde entier ont participé à l’exposition intitulée
Animations proposée au P.S.1 Contemporary Art Center à New York
d’octobre 2001 à janvier 2002 puis à la Kunst-Werke Institute for
Contemporary Art à Berlin, de février à avril 2003. À une époque où
l’expérience visuelle est perpétuellement enrichie par de nouvelles
technologies, cette rétrospective explorait la perception du réel et le sens
de la vie. Le rapport entre la technologie analogique et numérique, entre
la forme graphique et l’animation en trois dimensions, ainsi qu’entre
l’animation commerciale et l’animation expérimentale furent les
principaux sujets exposés, grâce aux travaux d’artistes contemporains
tels que Francis Alÿs, Liliana Porter, Angus Fairhurst ou Liam Gillick.
L’artiste français Philippe Parreno présenta également son travail avec
le personnage d’anime* japonais Ann Lee.

Les origines du projet


Tout commence en 1999, lorsque Philippe Parreno et Pierre Huyghe
achetèrent sur catalogue un personnage mineur d’anime* japonaise,
Ann Lee, créé par une agence japonaise spécialisée dans la création à la
chaîne de figures de manga. Conçue sans aucun fond psychologique,
histoire personnelle, caractéristiques spécifiques ou capacité, Ann Lee
fut créée pour s’adapter à n’importe quelle histoire, mais sans chance de
survivre à aucune d’elles. Après avoir acheté les droits et la licence
d’Ann Lee pour 300 euros, les artistes français proposèrent à d’autres
artistes de participer à la réalisation de projets individuels ou collectifs
pour donner vie à ce personnage virtuel. Ann Lee était une coquille vide
de femme-enfant, dont les artistes se sont emparés pour en produire
chacun une version sous différentes formes : animations vidéo,
peintures, affiches, livres et sculptures au néon. Cette mise à disposition
d’Ann Lee donna naissance au projet international « No ghost, just a
Shell » – « Pas un fantôme, juste une coquille », titre inspiré du chef-
d’œuvre d’animation Ghost in the shell réalisé par Mamoru Oshii en
1996, où il est question des inquiétudes d’un cyborg* féminin sur
l’existence ou non de son âme (voir p. 131).
Avec ce projet, les deux Français questionnent notre rapport aux icônes
virtuelles. Ann Lee est libérée de l’industrie culturelle et réinvestie par
le champ artistique. Elle se présente sous la forme d’une banque de
données envoyée par ses deux acquéreurs à chaque artiste ayant
exprimé le désir de se l’approprier. Le projet est de voir comment ce
personnage va faire histoire et comment il va pouvoir être un outil pour
saisir le réel.

Le tour du monde d’Ann Lee


Elle fut exposée au musée d’Art moderne et contemporain de Genève,
au musée d’Art moderne de Paris, à l’Institute of Contemporary Arts de
Londres et fut très remarquée au pavillon de la France, conçu par Pierre
Huyghe, à la Biennale de Venise en 2001, ainsi qu’au Museum of
Modern Art de San Francisco pour sa dernière apparition en 2003.
L’exposition No ghost, just a Shell à la Kunsthalle de Zürich en 2002 fut
la première à réunir tous les travaux liés au projet Ann Lee, fruit de la
« collaboration » de plusieurs artistes : Pierre Huyghe, Philippe Parreno,
Dominique Gonzalez-Foerster, Liam Gillick, Angela Bulloch, Henri
Barande, François Curlet, Pierre Joseph avec Mehdi Belhaj-Kacem,
Mathias Augustyniak, et Michael Amzalag, Melik Ohanian, Richard
Phillips, Joe Scanlan, Rirkrit Tiravanija et Anna-Lena Vaney. Plusieurs
d’entre eux travaillèrent par ordinateur en collaboration avec Lars
Magnus Holmgren, concepteur d’animation vidéo. Ses premières
apparitions exposaient ses origines (Anywhere Out of the World,
Parreno), son destin transformé et son évolution possible dans différents
espace-temps, (Two Minutes Out of Time, Huyghe et Gonzalez-
Foerster). Ensuite, avec Ann Lee, You Proposes, Gillick présenta Ann
Lee avec une nouvelle identité, en lui créant des fragments de mémoire,
souvenirs réels et factuels fournis à la fois par l’artiste et par ses
aventures précédentes. Gillick posa d’emblée le projet comme une
réalisation sans fin où Ann Lee cherchait une manière de comprendre
ses origines tout en s’inscrivant dans le cours d’un récit qui se
poursuivrait lorsqu’elle serait dans les mains d’un autre artiste. Toutes
les vidéos fonctionnent comme une amorce d’un plus long récit sorte de
film mêlant plusieurs imaginaires.
Ann Lee, un « logo actif »
Ann Lee symbolise aussi le contexte de l’univers de l’animation
d’aujourd’hui. Parreno cherche à la faire agir comme un « logo actif »,
libérée du statut de produit culturel pour celui de personnage en devenir.
Elle prend corps et âme, possédée par le désir salvateur de ses nouveaux
auteurs et, de là, commence un jeu avec son histoire. À l’image d’autres
personnages de manga, Ohanian (I’m Dreaming about a Reality) la dote
de pouvoirs. Quant à Gonzalez-Foerster (Ann Lee in Anzen Zone), il
choisit de la faire parler dans sa langue originelle : elle ressasse en
japonais un mantra apocalyptique, face à son double anglophone,
l’auteur étant séduit par la possibilité d’un personnage schizophrène à
plusieurs voix.
L’originalité du concept est de changer le processus de création en
proposant aux artistes de produire une idée à partir de la même image.
Cette particularité implique que, d’un artiste à l’autre, Ann Lee se
développe et change, soumise aux caractéristiques psychologiques et
aux formes qu’on lui donne. L’esprit collectif de l’œuvre développe une
narration non-linéaire et réunit des idées d’espace et d’identité
différentes. Il devient possible de faire l’expérience d’une logique de
dialogue et de discours que Parreno considère comme une « esthétique
des alliances2 ».
Ce travail, relativement inhabituel s’établit dans l’ambiguïté de la
conception. Face à un caractère virtuel complexe matérialisé dans le
même personnage d’animation, les spectateurs découvrent une nouvelle
destinée des héros de mangas. Plus qu’un simple divertissement, cette
image de manga devient un être virtuel nourrit de l’imaginaire
d’artistes.

L’influence de la culture manga sur l’art japonais


Mangas et anime* sont un phénomène de masse au Japon et leur force
idéologique est importante dans la production artistique contemporaine.
Les artistes n’orientent pas seulement leurs travaux autour du manga, ils
se réfèrent à leurs thèmes, à la simplicité structurelle des dessins, et
reflètent aussi la possibilité d’une évasion virtuelle de la réalité
expérimentée comme une menace.

Yayoi Kusama : l’avant-garde de la culture pop manga


Née en 1922, Yayoi Kusama, surnommée « la Princesse aux petits
pois », est l’une des plus grandes artistes contemporaines japonaises
dont l’œuvre foisonnante inspira toute une génération d’artistes manga.
Elle réalisa en effet ses premières œuvres dans les années 1950, autour
de motifs récurrents, issus d’hallucinations d’enfance avec des pois à la
prolifération menaçante. L’art lui permit de dompter son angoisse en
exploitant ses hallucinations. En 1957, elle entama un long séjour aux
États-Unis, d’abord à Seattle, puis en 1958 à New York. Elle y côtoya
l’avant-garde newyorkaise, proche de Donald Judd, Mark Rothko,
Frank Stella ou Barnett Newman. Elle exposa ses photos, collages,
installations, avec Joseph Cornell, Jasper Johns, Andy Warhol et
participa indirectement au mouvement du pop art. Elle acquit la
célébrité par des installations avec miroirs, ballons, jouets, au milieu
desquels elle se mettait en scène. Elle réalisa également dans des lieux
publics new-yorkais fortement connotés (Musée d’Art moderne, Wall
Street, statue de la Liberté) des happenings nus qui firent scandale, tel
celui tenu sur la statue d’Alice in Wonderland à Central Park. Des
drapeaux américains furent brûlés pour protester contre la guerre du
Vietnam. Des corps de jeunes gens nus, offerts au regard des passants,
en appelaient à une nouvelle sexualité. Libération sexuelle, critique
violente de la société de consommation et politisation de l’art devinrent
l’enjeu majeur de ses performances. Par cette émancipation, elle
participa à la quête d’une autonomie à la fois physique, sexuelle et
intellectuelle, associant féminisme et performance.
L’œuvre de Kusuma qu’elle qualifie d’obsessionnelle, est basée sur la
notion de multiplication de la forme et du motif de pois. D’autres
artistes comme Daniel Buren, Bridget Riley ou Damien Hirst travaillent
également sur des formes répétitrices et codifiées. Le sexe dans sa
représentation phallique et les fleurs sont deux autres de ses obsessions.
À la fin des années 1960, elle rejoignit en Europe le groupe Zero aux
côtés d’Yves Klein et Daniel Spoerri. En 1966, aidée par son ami Lucio
Fontana, Kusama alla jusqu’à participer à la Biennale de Venise sans y
être invitée en déversant dans les canaux de la ville 1 500 boules
miroitantes.
De santé mentale fragile, elle rentra au Japon en 1973 et vit, depuis
1977, volontairement dans un établissement de soins psychiatriques de
Tokyo, réputé pour ses pratiques encourageant l’expression artistique
comme thérapie. Elle a su utiliser les traumatismes de son enfance pour
créer une œuvre radicale et multiple. Elle invente à chaque fois une
manière d’agencer ses dots (pois en anglais) dans l’espace, variant les
couleurs, les tailles, les atmosphères, les matériaux, les éclairages.
Artiste inclassable bénéficiant dans son pays d’un grand respect, et
exerçant une influence considérable sur la jeune génération, elle fut
officiellement invitée pour représenter le Japon à la Biennale de Venise
en 1993. Le public français la découvrit en 2001, lors de sa première
exposition parisienne à la Maison de la culture du Japon à Paris. La
même année, elle participa à Lille à l’exposition Flower Power en
réalisant la sculpture Les Tulipes de Shangri-La, sa première œuvre
pérenne en Europe. En 2003, l’artiste se vit remettre les insignes
d’Officier des Arts et des Lettres à la Résidence de France aux États-
Unis devant une assemblée de personnalités du monde de l’art
contemporain. Le Centre Pompidou lui consacra une grande
rétrospective en 2011 dans laquelle plusieurs séries majeures de l’artiste
étaient présentées permettant une étude de l’évolution de ses célèbres
dots.
Surtout connue pour ses sculptures et ses peintures, Kusama a aussi
réalisé des films, publié plusieurs romans et a également abordé la
mode. Elle a d’ailleurs collaboré avec la maison Louis Vuitton pour la
création d’une courte collection, à l’instar d’un autre artiste
contemporain japonais célèbre, Takashi Murakami.

Les jeunes artistes de la génération manga


Les artistes actuels japonais, comme Takashi Murakami, Aya Takano ou
Yoshitomo Nara, sont quant à eux issus d’une génération dont la
jeunesse a été marquée par une consommation pros-père ainsi qu’une
influence croissante des médias et avec elle, celle des mangas. Une
socialisation déterminée par le développement accéléré de la société
d’information pourrait servir à expliquer la capacité de ces artistes,
évidente dans leurs travaux, à manipuler une masse écrasante
d’informations et d’images.

Takashi Murakami : chef de file de la création pop issue des


mangas
Takashi Murakami est l’un des artistes japonais les plus populaires dans
le monde. Né en 1962 à Tokyo, où il vit toujours aujourd’hui, il est le
représentant d’une génération baignée de l’imaginaire des mangas.
Considéré comme l’un des précurseurs de l’art néopop japonais, il
revendique l’héritage de Warhol et du pop art américain, mais son
œuvre s’inscrit également en écho au Japon traditionnel de l’ère Edo3. Il
crée un univers captivant peuplé de curieuses créatures à la fois
raffinées et monstrueuses. Il rêvait de devenir réalisateur de dessins
animés, mais il s’inscrivit d’abord en 1986 à la Tokyo National
University of Fine Arts and Music où il poursuivit un doctorat en
peinture traditionnelle, Nihon-ga. Il ne tarda pas cependant à associer
son goût pour le dessin animé à sa formation classique.
Au cours d’un séjour à New York aux débuts des années 1990,
Murakami décida de créer un langage plastique propre à la culture
japonaise. Il s’orienta vers la sculpture et les peintures inspirées des
bandes dessinées des années 1970 qui avaient bercé son enfance. En
1993, il commença à instiller la culture otaku* dans son œuvre, avec
l’intention explicite de faire passer dans le champ de l’art des objets de
cette subculture marginale, assez mal vue d’une grande partie de la
société japonaise. Il mit alors au point une esthétique qu’il nomma
« PoKu » contraction de pop et d’otaku* puis inventa Mr. Dob, sorte de
déformation dans un style kawai* nippon du Mickey de Disney, qui
devint sa signature, son logo. Après un accueil mitigé, Mr. Dob devint
ensuite un véritable succès populaire. Cherchant à créer une icône
authentiquement japonaise mais à la portée universelle, Murakami
engendra finalement un personnage culte, décliné en peintures,
sculptures et autres objets dérivés, issus d’un merchandising quasi viral.
Ce personnage à la fois burlesque et monstrueux connut une vraie
notoriété dans le monde de l’art contemporain. Son nom, contraction de
l’expression familière japonaise dobojite (« pourquoi ? »), est
littéralement énoncé dans les traits de son visage, le rendant ainsi
toujours reconnaissable en dépit de son apparence en constante
évolution. Renouant avec la peinture traditionnelle japonaise dans 727
(1996), c’est un Mr. Dob aux dents aiguisées que nous découvrons
surfant sur une vague, couvrant la longueur de trois panneaux,
fortement évocatrice de la fameuse Grande Vague de Kanagawa de
Hokusai.
Souvent élaborées sous forme de polyptyques, les créations de
Murakami ne sont pas sans évoquer le séquençage des bandes dessinées.
Toutefois, elles font plus explicitement référence aux peintures de
paravents. L’artiste adhère en cela à une vision de l’art comme décoratif,
qui est un aspect essentiel de l’art traditionnel japonais célébrant la
fugacité de la vie. C’est dans cet esprit que s’inscrivaient ses premières
peintures de fleurs (Cosmos, 1995) représentant des guirlandes de
marguerites au graphisme enfantin et au sourire espiègle. Ces myriades
de fleurs sur un fond argent rappellent les peintures de la période Edo
sur lesquelles se déployaient des cerisiers en fleurs sur fond métallisé.
Certainement marqué par l’examen d’entrée pour son doctorat dans la
section Nihon-ga qui portait sur les fleurs, Murakami en a fait un motif
dominant de son univers iconographique. Dérivée d’un film d’animation
japonais, réalisé par les créateurs de Gozilla, dans lequel des créatures
monstrueuses naissent de l’ingestion de champignons, l’œuvre Flower
Matango (2001-2006), aussi appelé Gozi Matango ou monstre floral,
combine parfaitement les différents thèmes de l’univers de Murakami.
Avec les fleurs, les champignons constituent aussi un motif récurrent
dans l’iconographie de l’artiste. Certainement inspirés de l’œuvre de
Takehisa Yumeji, illustrateur de l’époque Taisho4 (1912-1926), ces
champignons renvoient évidemment au drame des bombes atomiques
lancées sur Hiroshima et Nagasaki.
Murakami collabora notamment avec Bome, sculpteur japonais de
figurines féminines de style manga, qui travaille pour la société de
modèles réduits Kaiyodo à Osaka. Illustrations d’anime* ou vraies
créations, ses figurines, éditées en séries limitées sont considérées
comme des œuvres d’art par les otaku* et incarnent la matérialisation de
leurs rêves érotiques. De cette collaboration naquirent des personnages
grandeur nature qui par leur taille étonnante mettent l’accent sur la
singularité des fantasmes. Ainsi Miss ko2 (1997), serveuse sexy vêtue
d’une minijupe et d’un petit tablier, illustre le mariage de l’érotisme et
de la représentation de l’adolescente, caractéristique de l’imaginaire des
mangas lolicon*. Autre fantasme otaku*, la sculpture Hiropon (1997)
associe un visage juvénile coiffé de couettes à un corps ultra-
voluptueux, dont les seins démesurés font jaillir une guirlande de lait.
Sorte d’équivalent masculin, My Lonesome Cowboy (1998) est lui aussi
exagérément sexué. En effet, l’adolescent tient un énorme phallus en
érection d’où surgit une giclée de sperme. La réaction de la
communauté otaku* face à ces personnages provocants fut ambiguë, à
cause de la distance ironique exprimée dans les travaux de l’artiste
constituant, pour eux, une attaque de l’objet de leur admiration. En écho
aux sculpturaux Hiropon et My Lonesome Cowboy, la série des
calligraphies splash-paintings reprend d’immenses éclaboussures sur
fond monochrome bleu ou rose (Cream, 1998, Milk, 1998). Ces splash-
paintings allient expressionnisme abstrait et peinture traditionnelle.
Une de ses premières exposition personnelle en Europe fut celle que lui
consacra la Fondation Cartier pour l’art contemporain en 2001, offrant
au public français un large échantillon de son travail. Plus récemment,
succédant à Jeff Koons en 2008 et à Xavier Veilhan en 2009, Takashi
Murakami investit en 2010 le château de Versailles pour une rencontre
controversée par son décalage avec ce haut lieu de l’histoire de France.
Murakami apporta à sa manière une touche contemporaine à cet univers
feutré avec ses tabourets champignons, les Kinoko, vedettes de l’univers
végétal aux allures psychédéliques de l’artiste. Il redécora un salon
versaillais de ses fameuses Flowers déclinées en tapis, lustres et d’un
panneau décoratif, le Kawai Summer Vacation qui témoigne de sa
parfaite maîtrise de la peinture sur fond d’or que l’on retrouve dans la
confection traditionnelle de paravents. Cette exposition de Versailles ne
fit pas l’unanimité, et même si une partie du public plus conservatrice
aurait préféré y voir les œuvres d’impressionnistes, il faut toutefois
garder à l’esprit que des artistes comme Degas, Manet ou encore Van
Gogh s’inspirèrent grandement des estampes de paysages du créateur du
manga, Katsushika Hokusai. Murakami, comme légataire du concept du
grotesque d’Hokusai, avait certainement toute sa place au cœur du
patrimoine culturel français. Auparavant, Murakami avait déjà investi
un des symboles du luxe français en 2004 et en 2009, lorsque ses
créations ludiques lui avaient valu la sollicitation de Louis Vuitton pour
imaginer une ligne de sacs.

Kaikai Kiki Corporation : studio d’artistes pop japonais


Outre les créations plastiques, l’un des accomplissements de Murakami
fut la fondation en 1995 de la Hiropon Factory simultanément à Tokyo
et Brooklyn. Son histoire a commencé dès 1989 quand Murakami
impliqua des assistants, le plus souvent des étudiants en art, à la
production de ses travaux. Cette idée de fonder un atelier de production
artistique qui voulait à la fois assumer ses propres projets, mais aussi
faciliter et promouvoir le travail de jeunes artistes a investi la résidence
Art Marunuma dans la ville d’Asaka en 1991. Le nom Hiropon
n’apparut qu’en 1996, dérivé de l’appellation d’une médication produite
au Japon après la guerre.

Hiropon Factory, tremplin pour les jeunes artistes


La fabrique Hiropon est un atelier de production délibérément et stratégiquement utilisé
par Takashi Murakami comme instrument de ses idées. Bien que l’objectif principal soit
la production des travaux du fondateur, il apparaît qu’à un certain niveau, l’Hiropon est
aussi un centre d’entraînement dans lequel les assistants apprennent l’élaboration
complète d’une œuvre et acquièrent un savoir-faire technique. Pour les étudiants
volontaires, le travail dans l’Hiropon est une chance d’acquérir une pratique plastique,
d’avoir accès à l’actualité de la scène de l’art international, de prendre contact avec des
pays étrangers et parfois de prendre part à des expositions organisées par Murakami.

La fabrique hiropon devint au début des années 2000 la société Kaikai


Kiki Corporation. De ce fait, la rupture entre Murakami et l’influence
occidentale, sous-entendue dans le nom original se référant à la Factory
d’Andy Warhol, fut consommée. En effet, en rebaptisant ainsi sa
société, Murakami affirme sa volonté de produire et diffuser un art
japonais propre, original et aucunement sous influence occidentale. Le
terme même de Kaikai Kiki est un mot japonais qui décrit les œuvres de
Kano Eitoku (1543-1590). Ce peintre incarne le faste de l’époque
Momoyama5 par son style très décoratif avec de grandes compositions
polychromes rehaussées de feuilles d’or. D’une grande richesse
technique, son œuvre mêle à la fois caricatural et raffiné, véritable
inspiration pour Murakami. Il introduisit alors dans son œuvre le
concept d’un univers raffiné dans lequel des personnages du style
kawai* évoluent. Kaikai et Kiki sont deux personnages, conçus dans ce
style populaire « mignon » et qui représentent les gardiens spirituels de
l’artiste. L’un est blanc, avec de longues oreilles et une bouche souriante
(Kaikai), l’autre rose, avec de petites oreilles, trois yeux et des dents de
vampire (Kiki). Ils apparaissent sous forme de sculpture, de peinture ou
de dessin, ensemble ou séparés, ou encore accompagnés d’autres
personnages.
Aujourd’hui implantée à Tokyo, New York et Los Angeles, Kaikai Kiki
Corporation est une véritable fourmilière qui emploie plus d’une
centaine de collaborateurs. Loin du travail à la chaîne et de la
production de masse, elle fonctionne comme un véritable atelier
d’artisans d’art dont les créations sont issues d’un long processus de
conception et de fabrication alliant une multitude de techniques
graphiques autant traditionnelles qu’avant-gardistes. Les nouvelles
générations peuvent voir Takashi Murakami comme le fondateur et
promoteur de la Kaikai Kiki Corporation. Il a su démontrer pour la
première fois, et avec une précision tactique, comment l’art, compris ici
comme un conglomérat de créativité, de production, de distribution, de
théorie, de marketing et finalement expression de contemporanéité, peut
fonctionner comme un projet avec un objectif fixé. Murakami offre ici
une grande leçon de stratégie : « Les matériaux que j’ai à ma disposition
sont l’histoire de l’art japonais, le manga, l’anime, le mouvement otaku,
la culture pop, l’histoire de l’après-guerre et les importations d’art
contemporain6. »

Le mouvement Superflat, plateforme pour jeunes artistes


Murakami offre également à ses collaborateurs artistes une plateforme
pour leur propre travail. En plus de collaborer aux peintures de
Murakami, ils peuvent développer un travail indépendant. Ainsi fut
conçu le Superflat Manifesto par Murakami, qui résume ses théories sur
le développement de l’art japonais éclectique du XXIe siècle.

L’expérience du Superflat, entre tradition et création


Au début des années 2000, Murakami théorisa un nouveau concept pictural, Superflat,
renvoyant à l’absence de frontières entre l’art traditionnel japonais et la culture de
masse. Superflat se compose d’un univers incroyablement riche, peuplé de créatures
hybrides issues aussi bien des contes et légendes de son enfance que de mangas et
de films d’animation. Au-delà de ces références iconographiques, Superflat reprend
également les interrogations de l’artiste sur la perspective et la multiplicité de points de
vue inhérente à la peinture japonaise du xiie siècle comme dans Le Dit du Genji. Sa
création intitulée Tongari-Kun (2003-2004) est une illustration parfaite du Superflat.
Cette sculpture monumentale fut pensée pour un hôpital pour enfants. Elle est
constituée d’une base de fleurs de lotus surmontée d’une grenouille. Ses accents
spirituels tibétain, indien et maya témoignent de la pluralité philosophique inhérente à
l’œuvre de Murakami.

Grâce au renouvellement de l’équipe, l’idée du Superflat, propagée par


Murakami comme une expression d’un art japonais contemporain et
populaire, exerce une influence non seulement à travers leurs propres
travaux mais aussi à travers les différents individus impliqués dans la
scène de l’art, qui ne promouvaient qu’à peine les jeunes artistes
inconnus et n’offraient que peu d’opportunités d’exposer leurs travaux.
C’est ainsi que le public découvrit le travail de la jeune artiste Chiho
Aoshima, née en 1974 et diplômée en économie de l’université Hosei de
Tokyo. Elle débuta sans formation artistique particulière dans le design
pop comme élève de Takashi Murakami au sein de la Kaikai Kiki.
Infographiste, Aoshima fait partie de l’avantscène nippone et appartient
au mouvement Superflat. Issue elle aussi du monde de la bande dessinée
et du film d’animation, elle multiplie les supports comme la peinture, la
photographie et la sculpture mais aussi de gigantesques papiers peints.
Son travail repose sur une perfection graphique et mécanique mêlant
insectes, reptiles, végétation, câbles électriques et buildings dans un
style coloré, sophistiqué et raffiné à la fois traditionnel et futuriste qui
peut prendre place, souvent en très grand format, sur des murs entiers. À
la fois féerique et fantastique, son univers est peuplé de spectres du
folklore japonais ou d’adolescentes aux grands yeux mélancoliques,
mélange de mangas, d’animation et de culture pop japonaise. Chiho
Aoshima expose à travers le monde depuis 1999 et collabora aussi en
2003 avec le styliste Issey Miyake. Elle réalisa notamment la décoration
de stations de métro à Londres (Gloucester Road) et en 2005 à New
York (14th Street-Union Square). Le musée d’art contemporain de Lyon
lui a consacré une exposition monographique en 2006. En 2009, La
Maison Rouge à Paris a accueilli « VRAOUM » sa dernière exposition
en France.
D’autres artistes contemporains, comme par exemple Aya Takano ou
encore Mr., de son vrai nom Masakatsu Iwamoto, se rattachent
également au principe du Superflat, mais les personnages qui dominent
leurs travaux, contrairement aux personnages fantastiques de Murakami,
sont intégralement empruntés au vocabulaire du manga. Aya Takano,
née en 1976 à Saitama et diplômée en 2000 du Departement of Fine Art
de la Tama Art University, débuta en réalisant le graphisme de jeux
vidéo pour la firme Nintendo. Cependant, elle commença à exposer dès
1997 à Tokyo et connut très tôt le succès. Les héroïnes d’Aya Takano
présentent toutes les caractéristiques des personnages de manga avec
leurs grands yeux ronds et leur nez minuscules. Derrière une apparence
espiègle se cachent des adolescentes ambiguës. Ces lolitas aux membres
interminables font l’expérience des joies et des angoisses de la
sexualité. L’artiste puise en toute liberté dans l’iconographie
pornographique japonaise tout comme dans les shojo* manga pour
jeunes filles. Takano donne, au travers de couleurs pastel, l’illusion de la
légèreté et de l’évanescence alors que ses femmes nous mettent mal à
l’aise, sorte de côté obscur du kawai*.
Autre figure emblématique de la scène artistique japonaise et reliée au
concept du Superflat, Yoshitomo Nara est apparu dans le mouvement
pop art japonais dans les années 1990 après avoir obtenu un master à
l’université des Arts de la Préfecture d’Aichi en 1987 et avoir étudié
entre 1988 et 1993 à la Kunstakademie de Düsseldorf. Contrairement à
la plupart des artistes japonais et tout comme Murakami, Nara semble
ignorer la limite entre les beauxarts et l’art commercial. Il est
activement impliqué dans des projets tels que la conception de
couvertures de livres pour des auteurs populaires et la vente de livres
d’images.
Ses travaux traduisent une relation entre art contemporain et art
traditionnel japonais, comme l’illustre en 1999 ses séries en référence à
l’ukiyo-e*, In the Floating World, dans lesquels il retravaille
l’impression offset des gravures sur bois japonaises en couleurs, comme
cette estampe d’une geisha se regardant dans un miroir caricaturée dans
l’œuvre In the Floating World : Mirror (1999). Il réinterprète. Il
réinterprète également les portraits d’acteurs du théâtre kabuki* du
XVIIIe siècle en version punk. Ses personnages déchaînés ne dérangent
pas seulement la paix du « monde flottant », ils unissent une structure
picturale traditionnelle avec les stratégies artistiques de reproduction
développées en Occident.

Représentation d’une estampe de Hokusai qui inspira Yoshitomo Nara dans sa série In
the Floating World.

Dans ses œuvres à la fois agressives et naïves, des enfants ou des


animaux sont représentés portant des armes. Nara ne veut pas satisfaire
notre besoin d’un monde idéal, mais insiste au contraire sur la réalité du
conflit. Les caractéristiques infantiles sont utilisées pour générer des
émotions chez le spectateur et pour représenter les relations insidieuses
entre la sphère du pouvoir et celle qui en est dénuée. La simplicité
formelle de ses œuvres contraste avec les multiples sens qu’elles
contiennent.
Les œuvres punks décalées de Nara, influencées à la fois par le graffiti,
le manga, l’anime* et les cartoons américains, sont aujourd’hui des
objets cultes. Elles se présentent comme quête poétique subjective pour
une réflexion sur son état personnel et la condition sociale. Nara est
véritablement une idole pour les jeunes générations : par leur aspect
mignon qui cache une incontestable agression, ses enfants et ses chiens
interpellent et réveillent l’émotion chez le spectateur.
De Murakami à Nara, le manga réussit à s’imposer dans le monde de
l’art, principalement par l’inventivité et la diversité culturelle dont il fait
preuve.

Érotisme et lolitas sous l’œil de nobuyoshi araki


L’éclectisme de la création artistique japonaise se manifeste également
dans l’univers de la photographie. L’artiste Nobuyoshi Araki trouve la
source de son œuvre dans les stéréotypes de sa société. L’œuvre de ce
photographe japonais s’inscrit dans une forte tradition de l’érotisme
japonais. Sa popularité est fondée essentiellement sur la mise en scène
photographique de fantasmes culturels japonais, tels que le bondage et
le lolicon*, qui font écho à de nombreux mangas.
Né en 1940 à Tokyo, il y travailla comme photographe dans le milieu de
la publicité. Après avoir gagné assez d’argent, il arrêta la publicité pour
se consacrer à une œuvre immense dans laquelle il parlait de sa vie. Il fit
éditer à ses frais sa première série de photos en 1971, sous le titre A
Sentimental Journey. Journal intime photographique, sans pudeur, de
son voyage de noces avec sa femme Yoko, à mi-chemin entre réalité et
fiction, ce livre fit sa réputation. Yoko, véritable muse, partagea avec lui
sa vie et son œuvre. Ce livre fut le premier d’une série de cinq, qu’ils
publièrent ensemble jusqu’en 1990, année de la disparition de son
épouse.
Araki (nom qui évoque en japonais le mot « anarchie ») posa comme
postulat que la photographie est « l’obscénité par excellence, un acte
d’amour furtif, une histoire, un roman à la première personne7 ».
Presque tous ses ouvrages tournent autour de sa propre vie, il n’hésita
pas à se mettre en scène et à s’exposer. Ces clichés lui servirent de
manifeste, il inaugura une démarche inédite où l’objectif suit au plus
près l’artiste dans un genre de docu-fiction, à l’avant-garde de la
photographie plasticienne de l’intime. Ce parti pris se rapproche d’une
nouvelle tendance de la photographie américaine de l’époque incarnée
par Larry Clark et Nan Goldin. Toutefois, si Nan Goldin raconte une
société en dérive, confrontée à la drogue et à la dépendance sexuelle,
Araki ne montre pas de rattachement à un univers social. Ses photos
sont aussi accompagnées de textes sur le mode d’un journal intime, ce
qui confronte son acte photographique à une interrogation sur sa propre
expérience existentielle. D’autres artistes contemporains suivirent la
même trace à commencer par Roman Opalka ou Sophie Calle.
Au-delà de cette nouveauté autobiographique, l’œuvre d’Araki contient
aussi une valeur artistique essentielle dans sa mise en scène esthétique
et douloureuse du sexe et de la mort. En 1985, il commença à exposer
régulièrement à l’étranger. Entre 1988 et 1993, son travail fit l’objet de
différentes mesures de police, la représentation des organes génitaux et
des poils pubiens étant considérée comme obscène pour la loi japonaise
de l’époque. Araki a joué le rebelle dans les limites de ce qui est toléré
sans constituer une menace sérieuse, et les différentes polémiques sur
son travail ont finalement contribué à une application plus tolérante de
la loi dans le cas des productions artistiques. La transgression des
tabous, érigée en règle d’or de son œuvre, lui a d’ailleurs permis
d’acquérir ses lettres de noblesse.
D’abord distingué au milieu des années 1970, comme maître de la photo
de femmes dénudées et ligotées dans des présentoirs de revues
expérimentales érotico-pornographiques, Araki trôna quinze ans plus
tard dans des bibliothèques aux côtés de quelques grands virtuoses de la
photographie sadomasochiste et fétichiste comme Irving Klaw ou Éric
Kroll. En 1991, il reçut le prestigieux Prix Higashikawa, récompense
japonaise remise aux grands maîtres de la photographie mondiale. Son
œuvre fit plus que bousculer les tabous, jouant des ambiguïtés sexuelles,
elle rompit avec les stéréotypes visuels de la femme au foyer ou de
l’adolescente. Ce photographe compulsif et obsessionnel s’affirma
comme un maître du simulacre et de l’artifice. Il exposa, avec ironie,
des séries de photos de femmes nues, attachées, mimant la mort ou
évoquant la sexualité, côtoyant des images de la vie tokyoïte où parfois
il apparaît. À la fois voyeur et sujet de son propre travail, Araki se
place, d’une certaine manière, dans le registre de la performance
artistique. Le travail du photographe d’origine allemande, Helmut
Newton, est aussi marqué par l’érotisme de scènes très stylisées, avec
parfois une violence sous-jacente, mais la femme est toujours
consciente du pouvoir de son érotisme, capable d’instrumentaliser le
désir masculin. Le point de vue du japonais sur la femme diffère : il la
représente soumise aux désirs sexuels des hommes de manière plus
luxurieuse.
En 1994, il travailla en collaboration avec Nan Goldin, pour la
réalisation du livre Tokyo Love. Avec une forte intensité érotique, Araki
présente des femmes dévêtues, attachées, mises en scène dans
l’environnement domestique. Elles sont soumises à un désir
exhibitionniste et à l’instinct voyeuriste au moment où les notions de
féminité et de sexualité subissent des changements radicaux au sein de
la société japonaise. Artiste prolifique, il a décliné de nombreuses séries
de photos et d’essais sur ses thèmes de prédilection comme Tokyo, sa
ville natale, ou les fleurs, métaphore du sexe féminin, dans Flowers:
Life and Death en 1996, mais également des thèmes plus sulfureux,
comme le bondage sexuel issu de la vieille tradition japonaise du
shibari*.

L’art du bondage
Dans la culture nippone, l’acte de nouer et d’attacher est fondamental. Citons par
exemple le furoshiki, technique traditionnelle d’emballage avec un tissu noué utilisée
pour transporter des objets ; on pense aussi à l’art de nouer le obi, la ceinture du
kimono, qui peut nécessiter plusieurs années d’apprentissage. Même dans la religion
shinto*, la corde est considérée comme sacrée, elle entoure et délimite les espaces
habités par les dieux. Le mot shibari*, « attacher », est utilisé au Japon pour décrire
l’art de ficeler les colis, mais ce terme est devenu l’appellation en Occident, pour
désigner l’art du bondage kinbaku, d’une coutume culturelle qui entre dans le cadre de
jeux sadomasochistes ou le maître des cordes, le nawashi* a un véritable statut
d’artiste, comme le renommé Denki Akechi (1940-2005).

Aujourd’hui Araki est devenu une icône, ses travaux lui ont apporté une
grande notoriété auprès du public japonais et international : il
photographie Björk et les vêtements d’Issei Miyake. Il arbore un look
de pop star et des foules se réunissent lors des séances d’autographes
qu’il accorde et au cours desquelles il développe, avec un
professionnalisme euphorique, un véritable culte de la personnalité.
En 2004, il publie le livre Love Hotel, sorte de carnet de route qui
couvre son travail de 1970 à 1990. Dans ces chroniques libertines, Araki
raconte ses rencontres avec ses modèles féminins et explique sa façon
de travailler. La même année, un documentaire américain Arakimentari
est réalisé sur sa vie et son travail. Ses réalisations sont appréciées dans
le monde entier et envahissent les murs des salles d’exposition.

Julie Watai, la « manga photographer »


Ancienne assistante de Nobuyoshi Araki, la jeune artiste japonaise Julie
Watai s’inspire de la culture pop des différents quartiers de la ville de
Tokyo pour son travail. Julie Watai travaille la photo-graphie
numérique, ses œuvres relèvent généralement de la street photography.
Elle met en scène ses modèles et orchestre chaque détail de la
photographie (stylisme, coiffure, maquillage, prise de vue) pour
procéder ensuite à une retouche numérique.
La création de Julie Watai s’inspire du cosplay*, du kawai*, du manga
et des anime*, elle immortalise les différentes modes japonaises. Elle a
publié avec beaucoup de succès Samourai Girl, son premier livre de
photographie, en Italie en 2006.

1. Edmond de Goncourt, le 19 avril 1884, dans Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire,
tome II (1866-1886), Paris, Robert Laffont, 1989.
2. Philippe Parreno, « La représentation en question », Art press n°264, janvier 2001.
3. Voir la chronologie du Japon p. 170.
4. Voir la chronologie du Japon p. 170.
5. Voir la chronologie du Japon p. 169.
6. Margrit Brehm, The Floating World that Almost Was. The Japanese Experience Inevitable, Ursula
Blickle Foundation, 2002.
7. Interview dans Le Monde, 12 octobre 2012.
GLOSSAIRE

Anime : Dérivé du mot anglais « animation », signifie dessins animés.


Au Japon, il désigne aussi bien les séries télévisées que les films
d’animation.
Comics : Bandes dessinées anglo-saxonnes.
Cosplay : Néologisme né des termes anglais « Costume » et « Play ».
Désigne le fait de se déguiser pour ressembler physiquement à un
personnage de fiction.
Cyberpunk : Il s’agit d’un courant de science-fiction littéraire, d’un
univers poussé à l’extrême dans l’usage de réseaux, cyborgs,
intelligence artificielle, réalité virtuelle, cybersexe, violence... Né de
l’imagination du romancier américain William Gibson (Mona Lisa
s’éclate) le cyberpunk a contaminé le cinéma (Johnny Mnemonic, Blade
Runner, Robots, Minority Report ...).
Cyborg : Acronyme pour « cybernetic organism » (organisme
cybernétique). Issu de la science-fiction, être vivant/humain dont
certains organes ont été remplacés par des parties mécaniques ou
électroniques.
Donjinshi : Recueils de mangas édités par des mangaka amateurs
désirant publier leurs travaux.
Emaki-mono : Rouleaux de peintures narratives du xiie siècle.
Enjo kosai : Pratique consistant pour des jeunes filles à escorter des
hommes plus âgés pour une soirée, pouvant aller jusqu’à la prostitution.
Fanzine : Magazine spécialisé traitant du manga, réalisé par des fans.
Ganguro : Mode consistant à avoir le visage exagérément bronzé et les
cheveux décolorés.
Gekiga : Style de manga pour adulte abordant des sujets graves
(littéralement « dessins dramatiques »).
Goodies : Terme utilisé pour désigner les produits dérivés (figurines, t-
shirt...) associés aux mangas.
Harakiri : Suicide masculin rituel.
Hentai : Style de manga à caractère pornographique.
Hiragana : Un des trois syllabaires japonais, issu de la déformation des
kanji.
Ijime : Brimades.
Jap’animation ou Jap’anime : Contraction de l’anglais Japan
animation, ce terme générique regroupe l’ensemble des dessins animés
japonais, le plus souvent adaptés de mangas.
Kabuki : Genre théâtral traditionnel japonais, dans lequel le dialogue
alterne avec des parties chantées, ainsi que des intermèdes de danses
aux chorégraphies raffinées. Particulièrement marqué par le maquillage
de ses acteurs.
Kami : Divinités japonaises.
Kamikaze : Militaire japonais de la seconde guerre mondial effectuant
des missions suicides.
Kana : Caractères de l’écriture japonaise.
Katakana : Un des trois syllabaires japonais, servant à transcrire les
mots d’origine étrangère.
Kanji : Un des trois syllabaires japonais, issu des sinogrammes.
Kawai : Adjectif japonais signifiant « mignon ». Défini également un
style de mode de la culture pop.
Kogyaru : Style vestimentaire dérivé du ganguro* consistant à porter
des tenues exagérément sexy, avec minijupe et décolleté (également
orthographié kogaru).
Lolicon : Abréviation de Lolita complex (complexe de Lolita),
désignant la fascination pour les jeunes adolescentes et qui renvoie au
chef-d’œuvre littéraire de Vladimir Nabokov, Lolita, publié en 1955.
Manga : Terme qui regroupe l’ensemble de la production de la bande
dessinée japonaise.
Mangaka : Terme japonais pour désigner les auteurs et dessinateurs de
manga.
Nawashi : Littéralement « artiste de la corde ». Désigne l’artiste passé
maître dans l’art du ligotage de ses modèles à la façon sadomasochiste
(bondage).
OAV : Original Animation Video, film animé ou série exclusivement
réservé au marché de la vidéo.
Otaku : Personne en marge de la société, ne communiquant que par
Internet, qui reste enfermé chez lui en accumulant de quoi satisfaire sa
passion.
Phylactère : Bulle de bande dessinée où figure le texte. Originellement,
étui contenant des parchemins judéo-chrétiens.
Seinen : Style de manga pour jeunes hommes (15-35 ans).
Seppuku : Voir Harakiri.
Shibari : Art de ficeler, d’attacher. En Occident, ce mot est devenu
l’appellation pour désigner l’art du kinbaku, bondage sexuel japonais.
Shintoïsme : Religion axée sur le caractère sacré de la nature.
Shojo : Style de manga pour jeunes filles.
Shonen : Style de manga pour jeunes garçons.
Sumi-e : Dessin ou peinture à l’encre de chine.
Tokusatsu : Littéralement « effets spéciaux ». Désigne au sens large les
œuvres basées sur les truquages, ce qui englobe les films de monstres
géants (Kaiju Eiga) et les films ou séries de superhéros (Sentai).
Ukiyo-e : Mouvement artistique japonais de l’époque Edo (1603-1868),
comprenant principalement des estampes gravées sur bois.
Yokai : Incarnations diverses (monstres, démons, fantômes, créatures
surnaturelles...), originaires du folklore japonais.
CHRONOLOGIE DU JAPON

ANTIQUITÉ – Kodai
250 à 538 Période Kofun
405 : adoption du système d’écriture chinois
538 à 710 Période Asuka
550 : arrivée du bouddhisme
710 à 794 Époque de Nara
710 : capitale à Heijo (future Nara)
794 à 1185 Époque de Heian
794 : capitale à Heian (future Kyoto)
PÉRIODE FÉODALE – Chusei
1185 à 1333 Période Kamakura
1192 : capitale à Kamakura et premier bakufu : séparation du
pouvoir de l’empereur (dirigeant spirituel) et du shogun (dictateur
militaire et politique)
1336 à 1573 Période Muromachi
1378 : le shogunat des Ashikaga s’installe à Kyoto
1543 : premier contact européen, les Portugais apportent les armes
à feu
1549 : le missionnaire François Xavier arrive au Japon
1573 à 1600 Période Momoyama
1582-1598 : le régent Toyotomi Hideyoshi unifie le pays
1600 : bataille de Sekigahara
ÉPOQUE PRÉ-MODERNE – Kinsei
1603 à 1868 Époque Edo (ou période Tokugawa)
1603 : Tokugawa Ieyasu reçoit le titre de shogun et ouvre une ère
de paix
1609 : les Hollandais établissent un comptoir commercial sur l’île
d’Hirado
1636 : un décret interdit aux Japonais d’émigrer
1853 : arrivée du Commodore Perry
1854 : convention de Kanagawa

ÉPOQUE MODERNE – Kindai : Empire du Japon (1868 à 1945)


1868 à 1912 Ère Meiji
1868 : transfert de la capitale impériale de Kyoto à Edo qui devient
alors Tokyo
1871 : création du yen
1873 : le Japon adopte le calendrier occidental
1904 : début de la guerre sino-japonaise
1905 : fin de la guerre sino-japonaise, guerre russo-japonaise
1910 : annexion de la Corée
1912 à 1926 Ère Taisho
1926 à 1989 Ère Showa
1937 : massacre de Nankin
1941 : attaque de Pearl Harbor
1945 : bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, reddition du
Japon

ÉPOQUE CONTEMPORAINE – Gendai : État du Japon (1945 à


aujourd’hui)
1947 : nouvelle Constitution
1952 : fin de l’occupation grâce à l’entrée en vigueur du traité de
San Francisco
1956 : adhésion à l’ONU
1967 : le PIB du Japon dépasse celui de la France
1989 : décès de l’empereur Showa, son fils Akihito lui succède
1989 à auj. Ère Heisei
INDEX GÉNÉRAL

A
Anime comics 93, 131

B
Benshi 52, 53

C
Choju-Giga 17-19, 25
Club Dorothée 81, 82, 90, 109
Cosplay 114, 115, 163
Cyborg 131-133, 146, 165

D
Dragon Ball 80, 83, 88-90, 92, 119

E
Emaki-mono 15, 22, 23, 27, 36
Enjo kosai 104, 105, 122
Érotisme 28, 105, 106, 153, 160, 162

G
Gekiga 53, 58, 82
Graphisme 45, 46, 64, 66, 72
Grapholexique 67

H
Hentai 82, 121
I
Ijime 117

K
Kamishibai 53, 55
Kawai 105, 106, 121, 122, 151, 155, 158, 163

L
Lolita 114, 121, 122, 124, 158, 160

M
Manga-feuilleton 80

O
Onomatopées 71
Otaku 93, 94, 123, 124, 151, 153, 156

P
Phylactère 42, 69, 70, 72

S
Seinen 74, 82, 91, 106
Sens de lecture 69, 90
Sexualité 103-105, 107, 125, 149, 158, 161, 162
Shibari 162
Shojo 56, 74, 82, 91, 93, 105, 106, 117, 121, 123, 158
Shonen 74, 82, 91, 106
Story-manga 74
Sumi-e 18, 19, 25
Superflat 156, 157, 158

U
Ukiyo-e 16, 27-29, 31, 36, 37, 39, 158
Y
Yokai 36, 53
INDEX DES NOMS DE
PERSONNES

B
Bigot Georges Ferdinand 40

D
Disney Walt 48, 49, 50, 51, 52, 54, 65, 66, 77, 85, 151

H
Harunobu Suzuki 28
Hokusai Katsushika 16, 31, 32, 34-36, 152, 154

K
Kishiro Yukito 83, 89, 133
Kitayama Seitaro 45, 46, 48
Kitazawa Rakuten 40, 41, 42
Kouchi Junichi 46, 47
Kyosai Kawanabe 36, 37

M
Masaoka Kenzo 53, 54
Miyazaki Goro 139
Miyazaki Hayao 89, 134-141, 144
Moebius 74, 81, 91
Murakami Takashi 150-158, 160

O
Oshii Mamoru 131, 146
Otomo Katsuhiro 88, 127, 128, 129, 130,
135

S
Sharaku 29, 30

T
Takahata Isao 135, 136, 139-142
Taniguchi Jiro 74, 91, 111
Tezuka Osamu 54-58, 65, 66, 77, 79
Toba Sojo 15, 17
Toriyama Akira 80, 83

W
Wirgman Charles 39, 40

Y
Yonebayashi Hiromasa 139
BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de référence
ALLESSANDRINI Marjorie, DUVEAU Marc, GLASSER Jean-Claude, VIDAL
Marion, Encyclopédie des bandes dessinées, Albin Michel, Paris, 1978.
BARTHES Roland, L’Empire des signes, Flammarion, Paris, 1980.
BORNEMANN Bernd, La Caricature. Art et manifeste, du XVIe siècle à
nos jours, Skira, Genève, 1974.
COBBI Jane, Pratiques et représentations sociales des Japonais,
L’Harmattan, Paris, 1993.
DIMIER Louis, Physiologies et physionomies : quatre-vingt-une gravures
sur bois d’après Daumier, E. Noury, Paris, 1930.
FAHR-BECKER Gabriele, L’Estampe japonaise, Täschen, Paris, 2007.
GAUMER Patrick, RODOLPHE, BRONSON Philippe, Faut-il brûler les
mangas ?, BD Boum, Blois, 1997.
GIARD Agnés, L’imaginaire érotique au Japon, Albin Michel, Paris,
2006 ; Le Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon, Glénat, Paris,
2008 ; Les Objets du désir au Japon, Drugstore, Paris, 2009 ; Les
Histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables
contemporaines, Drugstore, Paris, 2012.
GOMARASCA Alessandro (dir.), Poupées, robots, la culture pop
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GRAVETT Paul, Manga : soixante ans de bande dessinée japonaise, Le
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GROENSTEEN Thierry, L’Univers des mangas. Une introduction à la
bande dessinée japonaise, Casterman, Paris, 1991 (nouvelle édition
1996).
HAYASHI Hikaru, Mangaka, vol. I, II, III, Eyrolles, Paris, 2007.
HAYASHI Hikaru, Le Dessin de manga, vol. I à XVI, Eyrolles, Paris,
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KOYAMA-RICHARD Brigitte, Mille ans de manga, Flammarion, Paris,
2007.
MACOUIN Francis, OMOTO Keiko, Quand le japon s’ouvrit au monde,
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MASANA Amano, WIEDEMANN Julius, Manga Design, Täschen, Paris,
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MCCARTHY Helen, Clements Jonathan, The Anime Encyclopedia: a
Guide to Japanese Animation since 1917, Stone bridge press, Berkeley,
2001.
NEUER Roni, LIBERTSON Herbert, YOSHIDA Susugu, Ukiyo-e, 250 ans
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RAFFAELLI Luca, Les Âmes dessinées du cartoon aux mangas,
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SABOURET Jean-François, Invitation à la culture Japonaise, La
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SCHMIDT Jérôme, Génération manga : le monde du manga et de
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SCHODT Frederic L., Manga! Manga! The world of Japanese Comics,
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SIGAL Den, Grapholexique du manga. Comprendre et utiliser les
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SOCIÉTÉ POUR L’ÉTUDE DES TECHNIQUES MANGAS, Le Dessin de manga,
16 volumes, Eyrolles, Paris, 2002.

Catalogues d’exposition
Aux sources de l’animation japonaise, Maison de la culture du Japon à
Paris, du 12 octobre au 16 novembre 2002.
Coucou Sharaku. Regards contemporains sur un génie de l’ukiyo-e,
Maison de la culture du Japon à Paris, 1999.
De Rauschenberg à Murakami : 1964-2003, Musée Correr, Venise,
2002.
FUSANOSUKE Natsume et HOSOGAYA Atsushi, Manga, une plongée dans
un choix d’histoires courtes, Maison de la culture du Japon à Paris, du
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KOZYREFF Chantal, Les Arts du Japon à l’époque Edo, Musée des
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Nobuyoshi Araki à la Fondation Cartier pour l’art contemporain,
horssérie n° 1, éd. Contrejour, Paris, 1995.
The Japanese Experience, Ursula Blickle Foundation, Margrit Brehm,
Hatje Cantz Publishers, Kraichtal, 2002.

Magazine
Animeland, le petit monde de la Japanim et du manga, hors-série n° 5,
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Sites web
Maison de la culture du Japon à Paris : www.mcjp.fr
Revue AnimLand : www.animeland.com
Takashi Murakami : www.kaikaikiki.co.jp
Omiya Municipal Cartoon Art Museum Manga :
www.city.omiya.saitama.jp
Studio Ghibli Museum à Mitaka : www.ghibli.jp / www.ghibli-
museum.jp
Tezuka Osamu Manga Museum à Takarazuka :
tezukaosamu.net/en/museum
Tokugawa Art Museum à Nagoya : www.tokugawa-art-
museum.jp/english
FILMOGRAPHIE

Films
CAMERON James, Terminator, 1984 ; Terminator 2 : le jugement dernier,
1991.
CARPENTER John, The Thing, 1982 ; Le Village des damnés, 1995 ;
Vampires, 1997.
COPPOLA Sofia, Lost in translation, 2003.
CORNEAU Alain, Stupeur et tremblements, 2003 (d’après le roman
d’Amélie Nothomb).
DE PALMA Brian, Carrie, 1976.
FUKASAKU Kinji, Battle royal, 2000.
GILLIAM Terry, Brazil, 1985.
HIDEO Nakata, Ring, 1998.
KUBRIK Stanley, Lolita, 1962 ; 2001 Odyssée de l’espace, 1968 ;
Orange mécanique, 1971.
KUROSAWA Akira, Rashomon, 1950 ; Les Sept Samouraïs, 1954 ;
Kagemusha, l’Ombre du guerrier, 1980.
LONGO Robert, Johnny Mnemonic, 1995 (d’après une nouvelle de
William Gibson).
MARSHALL Rob, Mémoires d’une geisha, 2006.
MIZOGUCHI Kenji, Les Contes de la lune vague après la pluie, 1953 ;
L’Intendant Sansho, 1954 ; Les Amants crucifiés, 1954.
OSHII Mamoru, Avalon, 2001.
OSHIMA Nagasa, L’Empire des sens, 1976
OZU Yasujiro, Voyage à Tokyo, 1953.
SCOTT Ridley, Blade Runner, 1981 (d’après le roman de Philip K. Dick).
SPIELBERG Steven, I.A. Intelligence Artificielle, 2001 ; Minority Report,
2002 (d’après la nouvelle de Philip K. Dick).
TARENTINO Quentin, Kill Bill, 2003 (avec la participation de Sho-u
Tajima).
VERBINSKI Gore, Le Cercle – The Ring, 2003.
VERHOEVEN Paul, Robocop, 1987 ; Total Recall, 1990 (d’après une
nouvelle de Philip K. Dick).
WACHOWSKI Andy et Larry, le cycle de Matrix : Matrix (1999) ; Matrix
Reloaded (2003) ; Matrix Revolutions (2003).
ZWICK Edward, Le Dernier Samourai, 2004

Films d’animation
ANNO Hideaki, Evangelion, 1992.
DISNEY Walt, Steamboat Willie, 1928.
FUKUTOMI Hiroshi, Gunnm, 1993.
GRIMAULT Paul, Prévert Jacques, Le Roi et l’Oiseau, 1979.
HINOYUKI Morita, Le Royaume des chats, 2003.
KAWAMORI Shôji, Macross Plus, 1995 ; La Vision d’Escaflowne, 2000.
KAWAJIRY Yoshiaki, KOIKE Takeshi, MAEDA Mahiro, MORIMOTO Koji,
CHUNG Peter, Animatrix, 2003.
KON Satoshi, Perfect Blue, 1999.
LALOUX René, Les Maîtres du temps, 1982.
MATSUMOTO Leiji & Daft Punk, Interstella 5555, 2003.
MURATA Yasuji, Les Olympiades animales, 1920 ; Tarôbee chez les
lutins, 1929 ; Le Train de Tarô, 1929 ; Le Singe Masamune, 1930 ;
Momotarô, le justicier des airs, 1931 ; La Pêche miraculeuse du singe,
1933 ; Le Caporal Norakuro, 1934.
MIYAZAKI Hayao, Le Château de Caggliostro, 1979 ; Nausicaä de la
vallée du vent, 1984 ; Laputa, le château dans le ciel, 1986 ; Mon voisin
Totoro, 1988 ; Kiki, La Petite Sorcière, 1989 ; Porco Rosso, 1992 ;
Princesse Mononoké, 1997 ; Le Voyage de Chihiro, 2001 ; Le Château
ambulant, 2004 ; Ponyo sur la falaise, 2008.
MIYAZAKI Goro, Les Contes de Terremer, 2006 ; La Colline aux
coquelicots, 2011.
OTOMO Katsuhiro, Akira, 1988 ; Steamboy, 2004.
OSHII Mamoru, Patlabor, 1989 ; Ghost in the Shell, 1995 ; Avalon,
2001.
RINTARO, Gunnm, 1993 ; Metropolis, 2001.
TAKAHATA Isao, Horus: the Prince of the Sun, 1968 ; Panda Petit
Panda, 1973 ; Goshu le violoncelliste, 1982 ; Le Tombeau des lucioles,
1988 ; Souvenirs, goutte à goutte, 1991 ; Pompoko, 1994 ; Mes voisins
les Yamada, 1999 ; Jours d’hiver, 2003.
TEZUKA Osamu, Broken Down Film, 1985.
YABUSHITA Taiji, Le Serpent blanc, 1958.
YONEBAYASHI Hiromasa, Arrietty, le petit monde des chapardeurs, 2010.
REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer tous mes sincères remerciements à toutes les


personnes qui m’ont aidée et qui ont, de près ou de loin, participé à la
réalisation de ce projet, trop nombreuses pour être citées
individuellement, elles me sont chères et elles se reconnaîtront.
Je suis très reconnaissante à mes amis et à ma famille pour leur intérêt
et leurs encouragements, tout particulièrement mes parents pour leur
générosité et leur soutien, depuis toujours source de réconfort. Merci de
constamment croire en moi.
Et je termine par le plus important, je remercie Jérôme, ma moitié, pour
son aide, ses idées, sa grande patience tout au long de la rédaction de ce
livre, et surtout pour son inébranlable confiance en moi qui m’aide à
avancer.
Sans oublier, Elina notre perle du Japon, à qui ce livre est dédié.
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