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www.camionnoir.com
ISBN : 978-2-35779-108-4
ISSN : 1950-0270
Dépôt légal : janvier 2011.
© Éditions du Camion Blanc pour la présente traduction.
© Sébastien Raizer pour la préface.
Tous droits réservés.
Illustrations : D.R.
Mise en page : Sébastien Raizer.
Mille mercis à Motoko Ishikawa, Izumi Saitoh, Gérard Nguyen, Dom
Franceschi, Géraldine Pétry pour leurs précieux conseils.
Amitiés à Jean-Philippe Ury-Petesch de Bangkok, chez qui j’ai
commencé la traduction de cet ouvrage.
Dix mille – que dis-je ? cent mille milliards de – mercis à Sophie Heyd
pour sa patiente et rigoureuse relecture (www.benescribere.com)
S. R.
1. Préface de l’éditeur
HAGAKURE : « CACHÉ SOUS LES FEUILLES »
« En examinant attentivement les affaires du passé, on remarque
qu’elles ont suscité de nombreuses opinions différentes, et que certaines
choses ne sont pas claires. Il vaut mieux les considérer comme
inextricables. […] Il est naturel de ne pas comprendre les choses profondes
et cachées. Ce qui se comprend facilement est plutôt superficiel. »
Hagakure, Livre premier
« Don’t steal my history. »
Einstürzende Neubauten
Cette citation du Hagakure, « livre secret des samouraïs », résume à elle
seule son mode d’emploi, son optique de lecture, son état d’esprit. La
majorité des analectes de Jôchô Yamamoto sont construits sur le même
principe : l’exposé d’une situation, suivi de son analyse contradictoire. Au
sujet des « affaires du passé », Jôchô ouvre d’abord la porte à la
résignation : « Il vaut mieux les considérer comme inextricables. » Puis il
exprime subtilement un défi, assimilant par effet miroir la superficialité au
lecteur qui ne comprend pas, ou renonce à l’effort de compréhension. Un
samouraï y voit une injonction, car il sait que : « La négligence est une
chose extrêmement néfaste », pour reprendre une phrase de l’analecte
d’ouverture. De cette contradiction apparente entre résignation et volonté
naît un tiers inclus mêlant doute et détermination : il faut sans cesse
éprouver ses limites et les pousser plus avant. Exercice quotidien, et même
permanent, Jôchô le rappelle tout au long du texte.
Le Hagakure dit tout, mais en silence : le message est caché entre les
lignes, « caché sous les feuilles », pour reprendre la traduction littérale du
mot japonais hagakure (ha, feuille, et gakure, caché) :
*
Entre 1709 et 1716, le scribe Tashiro Tsuramoto a noté les
enseignements de Jôchô Yamamoto, ermite et ancien samouraï au service
du clan Nabeshima, et ce sont ces écrits qui forment les onze livres du
Hagakure. La longue carrière de cet ouvrage s’appuie sur deux champs de
forces : la densité et l’inépuisabilité du texte lui-même, d’une part, et
d’autre part, ce qu’il représente : le guide spirituel du samouraï. Un mythe
doublé d’une légende : les forces d’attraction se décuplent mutuellement.
Dans les représentations médiatiques contemporaines, seul le film Ghost
Dog (1999) de Jim Jarmush met en scène à la fois le samouraï et le
Hagakure (le héros, « Ghost Dog », est un tueur à gages noir qui vit selon
les préceptes dudit livre, dont quelques extraits sont lus dans le film). Quant
au Zatoïchi (2003) de Takeshi Kitano, il n’est pas samouraï, mais rônin, au
mieux. Le Dernier Samouraï (2003) d’Edward Zwick s’inspire plutôt
librement d’un fait historique : la rébellion de samouraïs contre l’armée
japonaise, en 1877 – la caste des samouraïs avait été promise au
démantèlement dix ans plus tôt, à l’aube de l’ère Meiji. Citons également
Après la pluie (1999), d’après un scénario d’Akira Kurosawa, ainsi que le
célèbre feuilleton télévisé Shogun (1980), tiré du roman éponyme de James
Clavell qui s’inspire de l’histoire de William Adams, le premier Britannique
qui soit allé au Japon. Arrivé en 1600, il y resta jusqu’à sa mort, en 1620.
Adams fut le premier étranger à devenir samouraï, sous le nom de Miura
Anjin. Laissons de côté Le Samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville (aucun
rapport avec la qualité du film, lui-même sans rapport avec les samouraïs).
En revanche, Les Sept Samouraïs (1954) d’Akira Kurosawa est
incontournable. Mondialement connu, il présente de façon très réaliste la
vie dans le Japon médiéval et le rôle des samouraïs « ordinaires » dans les
conflits de l’époque.
La bande dessinée s’est également intéressée aux samouraïs, ainsi que le
jeu vidéo. La littérature, par contre, s’est tenue relativement à l’écart du
sujet. À l’exception du Shogun précité, les romans notables sont La Pierre
et le sabre et La Parfaite Lumière, du Japonais Eiji Yoshikawa, rédigés en
1935 et relatant la vie du samouraï légendaire Musashi Miyamoto (1585-
1645), figure mythique dont la culture japonaise se souvient comme d’un
sabreur au talent inégalé. Mentionnons également Liam Hearn et sa série de
romans Le Clan des Otori, qui traite davantage de batailles claniques dans
un Japon médiéval imaginaire, et s’adresse à un jeune public.
Cela fait peu, en matière de littérature, pour une mythologie si forte,
présentant un territoire fictionnel d’une telle richesse. C’est qu’une ombre
géante plane de toute son aura fascinante sur le sujet…
En revanche, le mot « samouraï » en lui-même a été mis à toutes les
sauces – d’ailleurs, les Belges accompagnent même les frites d’une
préparation particulièrement relevée : la sauce samouraï – véridique…
L’utilisation du mot à tout propos l’aurait-elle vidé de sa substance ?
*
L’Occident connaît du Japon, pêle-mêle, quelques cartes postales
contrastées : son Fuji-Yama et ses jardins, ses samouraïs et ses yakuzas, ses
mangas et ses hentais, ses geishas et ses sushis, son kabuki et sa
calligraphie, Mothra et Godzilla, son art du tatouage (irezumi) et des
estampes (ukiyo-e), son fétichisme érotique et son hara-kiri (ou seppuku,
terme plus élégant pour les Japonais), l’exubérance vestimentaire d’une
partie de sa jeunesse et ses suicides de groupes, Takeshi Kitano et Yasunari
Kawabata, son engagement au sein de l’Axe durant la deuxième guerre
mondiale et les missions-suicide de ses pilotes kamikazes, ses bonzaïs et ses
champignons atomiques, ses arts martiaux et son saké, son agressivité
économique et son gaz sarin, ses origamis et son ikebana (art floral), son
shinbutsu shûgô (syncrétisme de shintoïsme et de bouddhisme) et ses
massacres de baleines et de requins…
Pays des samouraïs et inventeur des arts martiaux, son sport national est
aujourd’hui le base-ball. Pays du seppuku rituel (il en existait quatorze
types), il pratique désormais la peine de mort.
En creusant un peu, on découvre l’œuvre cinématographique d’Akira
Kurosawa, l’œuvre musicale d’Akira Ifukube, L’Éloge de l’ombre de
Jun’ichirô Tanizaki, Le Soleil et l’Acier de Yukio Mishima, et sa
somptueuse tétralogie La Mer de la fertilité. Mishima (pressenti pour le prix
Nobel de littérature en 1968, finalement attribué à Kawabata) et son suicide
spectaculaire par seppuku, le 25 novembre 1970, dans le quartier général de
l’armée de l’Est, à la base des forces d’autodéfense (Jieitai), après avoir mis
un point final le matin même à L’Ange en décomposition, dernier volet de
sa tétralogie, avoir pris en otage le général Mashita avec quatre membres de
la Tatenokai (Société du Bouclier, armée privée liée aux Jieitai), et tenté de
soulever par un discours les forces d’autodéfense contre la Constitution
japonaise de 1947. Cet éventrement (kappuku) suivi d’une décapitation
(kaishaku) laissa le Japon incrédule et le monde, stupéfait. Pour les
Japonais, Mishima est un grand écrivain homosexuel qui a perdu la raison
(kichigai). Pour l’Occident, Mishima est un grand écrivain ayant fusionné
son œuvre et son idéal samouraï dans ce seppuku. (Nous reviendrons sur
cette vision romantique, car Mishima a détaillé son intention philosophique
et esthétique, à rebours de la conception occidentale du romantisme.) Pour
le Japon comme pour l’Occident, le « cas » Mishima recèle un mystère, une
singularité artistique et intellectuelle : quel était le moteur de sa philosophie
profonde, de son esthétique de « la Mort, la Nuit et le Sang » ? Un début de
réponse se trouve dans un texte qu’il a rédigé trois mois avant sa mort, en
août 1970, lors de ses vacances familiales et annuelles à Shimoda, station
balnéaire au sud de la péninsule d’Izu, Le Japon moderne et l’éthique
samouraï :
« Tout à la fois, je voyais dans le Hagakure une philosophie de la vie et
j’éprouvais le sentiment que son bel univers primitif pourrait revigorer le
monde croupissant de la littérature. […] Le Hagakure est comme la matrice
qui a donné naissance à mon œuvre littéraire. Là est la source inépuisable
de ma vitalité – car là est l’aiguillon implacable, la voix qui ordonne, le
critique cruel, et là est la beauté qui est celle de la glace. »
Le Hagakure, des décennies après sa rédaction (au tout début du XVIIIe
siècle), eut pour sous-titre Le Livre secret des samouraïs. Sachant que les
samouraïs constituent quasiment la part essentielle du développement de
l’histoire japonaise, il est bon d’en avoir les grandes lignes à l’esprit. Pour
commencer à comprendre ce que cachent les pages de cet ouvrage, pour
commencer à lire entre ses lignes, aborder la profondeur d’un analecte qui
semble une simple anecdote, mettre en vis-à-vis ses contradictions
apparentes et en éclairer la complémentarité, il est utile de situer le contexte
de son élaboration. Et pour cela, une perspective historique du Japon, même
simplifiée, est nécessaire : ces éléments constituent la meilleure
introduction au Hagakure, qui contient une part de l’essence même de la
civilisation et de la culture japonaises. À la fois simple et complexe,
lumineux et sombre, sage et sauvage, religieux et profane, philosophique et
égrillard, révérencieux et iconoclaste, le Hagakure, sous ses dehors simples,
atteint bien une conception élémentaire et totale de la vie et de la mort, et
constitue en lui-même sa propre théorie, tout en n’en déployant aucune. Il
lie sans pareil le mot et l’action, très loin des développements
philosophiques oiseux – jamais il ne se paye de mots, pourrait-on ironiser.
Là réside sa force redoutable, son impact à nul égal sur l’esprit et le corps,
et par extension, sur le monde des idées et celui de la matière. Pétri du
ferment même qui forgea l’histoire militaire, politique, sociale et culturelle
du Japon, il est également un ouvrage mythique et intrigant, spirituel et
martial pour le lecteur occidental, déployant comme aucune philosophie ou
dogme judéo-chrétien une perspective claire et riche, simple et infinie, du
problème fondamental de l’existence : la mort, en en faisant un sujet
fondateur. S’y soumettre pour s’en libérer, s’en imprégner pour enrichir
infiniment sa vie – ce ne sont pas là les moindres des contradictions du
Hagakure. Jamais un texte occidental ne produisit une réflexion aussi nette
et concise sur le sujet. S’il se place, par bien des points, pour le lecteur
contemporain, au pôle opposé de la « culture mondiale » dominante, ce
n’est que pour mieux en éclairer la vacuité de pensée et l’hypocrisie
matérialiste, et offrir une vision du monde, de la vie et de la mort,
tranchante comme une lame de sabre – issue du meilleur acier produit par le
savoir-faire des forgerons d’armes japonais, dont les techniques sont
aujourd’hui encore inégalées.
I. Une brève histoire du Japon et des samouraïs
« Aucun étranger ne pourra jamais comprendre le Japon. »
Yukio Mishima, in Mort et vie de Mishima, Henry Scott-Stokes.
« Toutes les façons dont les Japonais s’éloignaient des conventions
occidentales fournissaient des renseignements sur leur façon d’envisager la
vie et sur leurs convictions quant aux devoirs de l’homme. »
Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre.
Japon : archipel de plusieurs milliers d’îles, dont les quatre principales
(Kyûshû, Hokkaido, Honshû et Shikoku) occupent 97 % du territoire et
forment un quart de cercle de plus de 3 000 kilomètres qui s’étend
(quasiment) de la Chine à (exactement) les îles russes Sakhaline, entourant
les deux Corée.
Quant à l’histoire (complexe) du Japon, elle se divise en quatorze ères,
ou périodes, les premières marquées par l’avènement de progrès (écriture,
techniques, spiritualité, etc.), les suivantes définies selon des types de
pouvoir ou des règnes distincts. Pour ces dernières (la majorité), les
guerriers sont au cœur du déroulement de l’histoire du pays. Une autre
caractéristique est l’alternance de phases d’ouverture sur le monde et de
repli îlien total.
Préhistoire et Antiquité
Malgré le volcanisme qui a effacé les traces les plus anciennes,
l’archéologie situe le peuplement de l’île (le Japon ne devint un archipel
qu’à la fonte des glaces, à la fin du pléistocène) vers 35 000 ans avant l’ère
commune. Il est attesté que cette civilisation fut la première à faire de la
poterie (-16 500). Le peuplement s’est vraisemblablement opéré depuis la
Chine, via la Corée.
La « civilisation » proprement dite naît durant la période Jômon (du Xe
au IIIe siècle avant notre ère), et est fondée, selon la légende, en -600 par
l’empereur Jimmu, descendant de la déesse du Soleil, Amaterasu – ancêtre
commune de tous les empereurs du Japon. Les principales armes sont
l’épée, l’arc, la lance. Villes et villages sont protégés par des douves et des
palissades.
La période Yayoi (-300 – 250) connaît le perfectionnement des
techniques, notamment de l’iconographie, l’introduction de la culture du
riz, mais aussi de l’équitation, ce qui modifie la stratégie des nombreuses et
violentes batailles que se livrent « plus de cent tribus », selon les chroniques
chinoises de l’époque.
C’est avec la période Yamato (v. 250 – 710) que le Japon passe de la
préhistoire à l’Antiquité, avec l’introduction de l’écriture chinoise et du
bouddhisme, lequel se superpose au shintoïsme natif de l’archipel (mélange
d’animisme, de chamanisme, du culte de l’esprit des ancêtres) et devient
religion d’État en 592. La société se structure en clans, sous l’autorité d’un
empereur dont le pouvoir est variable, parfois même symbolique. L’État du
Yamato règne sur l’ensemble de l’archipel, sauf sur l’île septentrionale
peuplée par les Aïnous.
La courte époque de Nara (710 – 794) voit l’impératrice Gemmei faire
de Nara la capitale du royaume. Écriture, arts, religions et structures
administratives se développent. C’est pour conquérir les terres des Aïnous,
au Nord, que l’empereur Kammu, à la fin de l’époque de Nara, dissout
l’armée régulière composée de conscrits (laquelle s’avère incapable de
mener à bien cette mission) pour fonder une classe de guerriers
professionnels : la kondeisei.
L’époque de Heian (794 – 1192) est le prolongement de l’époque de
Nara et marque l’apogée de la cour impériale japonaise, notamment en
matière de littérature, avec le développement spectaculaire du roman, du
conte, de la poésie (Le Dit du Genji de Murasaki Shikubu, les Notes de
chevet de Sei Shônagon). Le bouddhisme se répand largement dans le pays.
Certains clans acquièrent tant de puissance que le pouvoir impérial fait
appel à de grandes familles de guerriers (bushi, terme générique). À cette
époque, les batailles sont principalement menées par des archers, les duels
et corps à corps au sabre n’intervenant qu’ensuite. Après la conquête des
régions du Nord, l’empereur crée un nouveau titre : celui de shôgun
(raccourci de seiitaishôgun, « grand pacificateur des barbares »).
Cependant, après une période de guerre civile (guerre de Gempei),
l’autorité réelle finit par passer aux mains des grandes familles et la classe
des guerriers prend le pouvoir, imposant un gouvernement militaire
(bafuku, ou shogunat). Ils le garderont huit siècles, jusqu’en 1868 et la
restauration de l’empire à l’ère Meiji. Cet événement clôt la période Heian
et marque la fin de l’Antiquité au Japon.
Période féodale
Le mot « samouraï », dérivé de saburau qui signifie « servir », fait son
apparition à peu près à la jonction entre l’Antiquité et le Moyen Âge.
Durant l’époque de Kamakura (1192 – 1333), le Japon se restructure
selon le pouvoir guerrier, et le statut de l’empereur n’est que symbolique.
La position des samouraïs au sein de la société va croissant, jusqu’à faire
d’eux des seigneurs locaux (daimyô). Si le bouddhisme continue de
s’étendre parmi le peuple, les guerriers, quant à eux, se tournent vers le zen.
L’époque de Kamakura est également marquée par trois dates : en 1253,
Nichiren fonde l’École du Soutra du Lotus ; en 1274 et 1281, les Mongols
tentent par deux fois d’envahir le Japon. À deux reprises, leur flotte est
coulée par un typhon, un « vent divin » (kamikaze).
La courte période appelée Restauration de Kenmu (1333 – 1336),
marquée par la tentative de Go-Daigo de rétablir le pouvoir impérial, n’est
en fait que la transition entre deux shogunats, celui de Kamakura et celui
d’Ashikaga qui écrase la rébellion.
Durant l’époque de Muromashi (1336 – 1575), les daimyo voient leur
pouvoir s’étendre. Le shogunat Ashikaga, installé à Kyôto, est héréditaire.
Cependant, les luttes sont quasiment généralisées et les daimyô acquièrent
leur autonomie.
L’époque Azuchi-Momoyama (1573 – 1603) débute avec
l’effondrement du shogunat Ishikaga, battu en brèche par Nobumaga Oda,
allié à Ieyasu Tokugawa – lequel deviendra shôgun en 1603. C’est une
période d’unification pour le Japon, qui connaît également les premiers
contacts avec les Portugais, ainsi que l’introduction du mousquet dans les
batailles (le clan Takeda est décimé par les milliers d’arquebusiers qui
composent l’armée de Tokugawa et d’Oda, en 1575). C’est la fin du Japon
féodal, et le début de la période moderne. Les moines guerriers bouddhistes,
militairement défaits, sont devenus de simples religieux.
Période moderne
L’époque d’Edo (1603 – 1868, ancienne appellation de Tôkyô),
également appelée shogunat Tokugawa, se caractérise par une paix relative
dans un Japon unifié par Tokugawa Ieyasu (contrôle administratif, politique
et économique du pays) et par un isolationnisme marqué (sakoku) se
traduisant par l’expulsion des Espagnols et des Portugais (tout Européen
foulant le sol nippon était puni de la peine de mort), l’interdiction du
christianisme, etc. Des traités commerciaux sont cependant signés avec les
Pays-Bas, la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Russie, la France… La
paix est garantie par une hiérarchisation très stricte de l’État. Les daimyô
sont placés sous l’autorité directe du shôgun (leur famille était obligée de
résider à Edo, quasiment en « otage », et eux-mêmes devaient vivre dans la
capitale impériale une année sur deux).
C’est durant cette période de « paix armée » que s’épanouit la classe des
samouraïs et que le bushidô, ou Voie du guerrier, est codifié.
On trouve une définition précise et concise du samouraï sur le site
ClickJapan.org :
« Les samouraïs sont au service d’un daimyô ou d’un shôgun. Ils ont un
rôle de protection et de police. Ils reçoivent une pension directement versée
par le seigneur auquel ils ont juré fidélité. Contrairement à la période
antérieure, ces guerriers se déplacent en kimono et non caparaçonnés dans
une armure. Ils forment une élite militaire respectant des règles de vie et
d’éthique très strictes. Ces règles, qui puisent leur source dans l’ancien code
moral des bushi, nommé kyûba no michi (Voie de l’arc et du cheval), furent
couchées par écrit dans un texte intitulé bushidô. »
La fleur de cerisier, aussi belle qu’éphémère, devient le symbole de la
classe des samouraïs : leur vie doit être à son image. Le samouraï se
consacre au bushidô, lequel prône de façon très stricte la loyauté, l’honneur,
le sens du devoir, l’endurance. L’échec, la faute grave, la trahison mènent
au seppuku. Le rang de samouraï est héréditaire, et sa formation débute dès
son plus jeune âge, où il est amené à « considérer le devoir comme le seul
guide de son existence, le contrôle de soi comme la seule règle de conduite,
la souffrance et la mort comme des accidents sans importance du point de
vue individuel. » (Samouraï et kamikaze, la tradition guerrière au Japon,
Constantin Parvulesco, 2009)
Les jeunes garçons assistent à des exécutions et ne doivent manifester
aucune émotion. Outre la lecture, l’écriture, le bouddhisme et le zen, le
jeune samouraï est tôt initié aux arts de la guerre : sabre, tir à l’arc,
équitation, lutte. Au final, il manie plusieurs dizaines d’armes, la plus
célèbre étant le katana (sabre long), qui forme avec le wakizashi (petit
sabre) un ensemble appelé daishô. Si le katana est l’âme du samouraï, le
wakizashi est son honneur : c’est avec lui qu’il s’éventre, le cas échéant. Il
existe bien d’autres types de sabres, dans la fabrication desquels les maîtres
forgerons japonais excellent grâce à de complexes techniques de trempe
jamais surpassées. Toutefois, la lance, et surtout l’arc, sont également fort
prisés des samouraïs. Rompu à l’art de la guerre, voué jusqu’au fanatisme
au bushidô, le samouraï n’en est pas moins un être spirituel (bunburyudô,
« double Voie de l’art et du sabre »). Promis à une mort imminente, qu’elle
advienne par seppuku ou sur le champ de bataille, il compose un jiseiku, un
poème d’adieu à la vie. Parmi les nombreux exemples qui nous sont
parvenus, citons celui d’Ôta Dôkan (L’Adieu du samouraï, Bertrand Petit et
Keiko Yokoyama, Éditions Alternatives) :
Ô combien j’aurais pleuré ma vie
Si seulement je ne savais pas
Que je suis déjà mort.
Le Japon de l’ère d’Edo est globalement pacifié et uni durant près de
trois siècles. Ce shogunat constitue à lui seul la période moderne. Il connaît
cependant plusieurs famines durant la seconde moitié du XVIIIe siècle (la
classe paysanne occupait hiérarchiquement la deuxième position, juste
après les samouraïs), qui provoquèrent des troubles. La rigueur extrême du
système mis en place par les Tokugawa finit par se retourner contre eux.
Mais c’est également une ouverture inexorable vers l’Occident qui précipita
la fin de cette époque. Ces deux facteurs aidèrent l’empereur en titre et les
puissants daimyô qui le soutenaient à mettre fin au shogunat après la guerre
de Boshin (« guerre de l’année du dragon », 1868-69).
Époque contemporaine
En 1868, Yashinobu Tokugawa, quinzième et dernier shôgun, abdique.
Meiji Mutsuhito restaure le Japon impérial (Dai Nippon Teikoku). Il durera
jusqu’en 1947, lorsque la nouvelle Constitution fera du pays Nihon-koku, la
nation japonaise.
L’ère Meiji (1868 – 1912) se caractérise par de profondes réformes :
établissement de préfectures (1871, disparition des daimyô), création du yen
(1871), ouverture de la Bourse de Tôkyô (1878), adoption d’une
constitution (1889), mais surtout, d’un point de vue militaire, suppression
de la caste des samouraïs (non sans heurts) au profit de la conscription et
création de l’Armée impériale (1873). Après trois siècles d’isolement, le
Japon se modernise à grande vitesse et accueille technologies et expertises
occidentales, et s’engouffre dans le capitalisme, ce qui fait rapidement de
lui la plus grande puissance asiatique. Un fort nationalisme expansionniste
se développe simultanément. En 1894-95, le Japon attaque la Chine et la
Corée, qu’il soumet tour à tour. En 1904-05, il attaque et soumet la Russie.
C’est la première fois dans l’histoire qu’un pays asiatique gagne la guerre
contre un pays européen. Fait explicite : Chine et Russie sont encore des
empires.
Durant l’ère Taishô (1912 – 1926, du nom du fils de l’empereur Meiji),
le Japon s’engage aux côtés des Alliés durant la première guerre mondiale,
dans le but d’affermir sa domination dans le Pacifique. Une tentative
d’invasion de la Russie échoue.
En 1926, Hirohito succède à son père, ouvrant ainsi l’ère Shôwa (1926
– 1947, Shôwa Tennô étant le nom posthume de Hirohito). Grande
puissance économique et industrielle, le Japon est frappé par la crise de
1929. Le nationalisme expansionniste du Japon n’en est que décuplé. Le
pays voit son avenir dans la domination sans partage du Pacifique. Ce qui
justifiera pour lui Pearl Harbor, et finira par Hiroshima et Nagasaki.
En 1945, Hirohito, contraint par le général MacArthur d’annoncer aux
Japonais que l’empereur n’est pas d’essence divine (condition du traité),
signe la reddition du pays, dès lors occupé militairement par les Alliés. La
Constitution de 1947 impose une démocratie (demokurashi, mot
directement calqué sur l’anglais).
En un peu plus d’une génération, le visage du Japon a changé du tout au
tout, passant du shogunat et des samouraïs à une monarchie
constitutionnelle, foyer d’un véritable « miracle économique » après la
guerre, qui a fait de lui la troisième puissance économique mondiale.
« Le Japon adapte ses motivations aux circonstances. Si la chose est
possible, il tentera de se faire une place dans un monde pacifique, sinon,
dans un monde organisé comme un camp militaire. »
Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le sabre, 1946
II. « ANALECTES DE L’ERMITE CACHÉ SOUS LES
FEUILLES »
« La philosophie du Hagakure représente une attitude très éloignée de
notre matérialisme contemporain. Son pouvoir d’attraction est plus intuitif
que rationnel, et l’un de ses premiers présupposés est que l’esprit et la
réflexion pavent le chemin de la liberté de l’homme. L’intuition basée sur la
sincérité et la conduite morale constitue une voie solide.
« Le Hagakure ne dit rien du temps ni du profit, pas plus qu’il n’incite à
perdre son temps dans une vague contemplation du vide. On vit dans le
monde et on réagit à ses événements. La seule question est : où choisit-on
de se situer ? »
William S. Wilson, Hagakure, the Book of the samurai, avant-propos.
La famille Nabeshima formait un puissant clan de samouraïs installé sur
l’île de Kyûshû depuis la fin de l’ère de Muromashi (fin du XVIe siècle) et
qui prospéra jusqu’à la fin de l’ère d’Edo grâce à son travail unique de la
porcelaine. Elle était issue du han Fujiwara, puissante famille seigneuriale
durant la période de Heian (794 – 1192).
Avec leur armée de samouraïs, les Nabeshima secondèrent Toyotomi
Hideyoshi en 1587 dans la conquête de l’île de Kyûchû. En récompense,
Nabeshima Naoshige reçut la jouissance du fief de Saga et devint ainsi
daimyô. Il participa également à l’invasion de la Corée à la toute fin du
XVIe siècle. Par la suite, le clan soutint le shogunat Tokugawa.
Samouraï et daimyô de grande valeur, dynamique et réfléchi,
Nabeshima Naoshige mourut à l’âge de 81 ans, en 1618. Son fils,
Nabeshima Katsushige, lui succéda. À en croire le Hagakure, il avait hérité
des valeurs morales et physiques de son père (qu’il avait d’ailleurs
accompagné lors de la campagne de Corée, en 1597, alors âgé de 18 ans).
En tant que daimyô, Katsushige se montra un serviteur zélé du shogunat,
anticipant même les attaques de l’armée du shôgun contre les troupes
rebelles. Son fils étant mort de la variole, c’est son petit-fils, Nabeshima
Mitsushige, qui lui succéda à sa mort en 1657. Son règne est
chronologiquement à cheval entre la fin de l’ère d’Edo et le début de celle
de Tokugawa : c’est une période de paix relative, qui voit l’expansion de la
classe des marchands. Le désœuvrement menace les samouraïs, qui ne sont
plus au premier plan de la vie du fief. Le shogunat incita la classe des
guerriers à s’engager sur la double Voie des arts et des armes (on lira des
nombreux analectes de Jôchô relatifs à ce point). C’est ce nouvel idéal qui
sera celui des samouraïs jusqu’à leur démantèlement, au début de l’ère
Meiji, près de trois siècles plus tard. Ainsi, Nabeshima Mitsuhige n’a aucun
fait d’armes à son actif – bien qu’il fût un samouraï accompli. Son destin est
symbolique de la transition entre les anciens guerriers et les nouveaux.
Les principaux daimyô du clan Nabeshima furent donc Naoshige,
Katsushige et Mitsushige (voir les notes de bas de page insérées dans le
Hagakure, qui rappellent les principales infirmations utiles à la lecture).
En 1700, Nabeshima Mitsushige, troisième daimyô du domaine de
Saga, s’éteint à l’âge de 69 ans. Son fils Tsunashige lui succède. Yamamoto
Tsunetomo était l’un des serviteurs de Mitsushige. Il avait 41 ans. À sa
naissance en 1659, son père Yamamoto Jin’emon, déjà âgé de 71 ans, avait
été un samouraï au service de deux daimyô Nabeshima : Naoshige et
Katsushige. On dit que trouvant son dernier-né encombrant, il faillit le
vendre à un marchand de sel ambulant. De santé fragile (on prédisait qu’il
n’atteindrait pas l’âge de 20 ans), Tsunetomo fut pris en charge par son
neveu (plus âgé que lui), le samouraï Yamamoto Gorôzaemon, lequel lui
servit de modèle. Il entra ensuite au service de Mitsushige en tant que page,
et lui resta dévoué jusqu’à la fin de ses jours. Impressionné par l’acuité
intellectuelle du jeune Tsunetomo, Mitsushige encouragea son penchant
pour la littérature en l’enjoignant à venir étudier avec lui et son précepteur.
Ce dernier envisagea même de l’adopter. Cependant, à l’âge de 20 ans, il
n’avait toujours pas été promu samouraï. Il se tourna alors vers le
bouddhisme zen, ce qui devait avoir une grande influence sur sa pensée. Le
moine zen Tannen est cité dans de nombreux analectes du Hagakure, tout
comme l’érudit confucéen Ishida Ittei, qui fut le conseiller de Katsushige et
de Mitsuhige. Ces deux sages permirent à Tsunetomo d’atteindre un
raffinement spirituel rare chez les guerriers. Mais c’est l’exemple martial de
son neveu Yamamoto Gorôzaemon qui fit naître en Tsunetomo la résolution
de parfaire son entraînement et d’entrer à son tour dans la caste des
samouraïs. Par la suite, son neveu étant contraint de faire seppuku, il fut son
kaishaku-nin, le second qui procède à la décapitation. Mitsushihe prit
finalement Tsunetomo à son service, profitant notamment de son expertise
en matière de poésie et de littérature.
Parmi les différents types de seppuku, il en est un appelé oibana : c’est
l’éventrement d’inféodation. Il porte également le nom de sakibara lorsque
le serviteur suit son maître dans la mort (maebara s’il le précède). Il y a fort
à penser qu’à la mort de Nabeshima Mitsushige, en 1700, Yamamoto
Tsunetomo était résolu à commettre ce suicide rituel. Cependant,
Mitsushige, tout comme le shogunat Tokugawa à son exemple, avait interdit
la pratique du sakibara par décret, en 1661. La loyauté envers le daimyô
résidait donc désormais dans la résolution de lui survivre. À 41 ans,
Yamamoto Tsunetomo fut autorisé à se retirer de la vie publique. Il changea
son prénom en Jôchô, se rasa le crâne et devint moine bouddhiste, menant
une existence érémitique dans les environs du château de Saga. En 1709,
Yamamoto Jôchô reçut la visite de Tashiro Tsuramoto, un jeune samouraï
d’une trentaine d’années employé en tant que scribe par les Nabeshima.
Leurs conversations se déroulèrent régulièrement jusqu’en 1716, Tsuramoto
retranscrivant scrupuleusement et assidûment les paroles de Jôchô – qui
mourut quatre ans plus tard, en 1720, à l’âge de 61 ans, non sans avoir
enjoint au scribe de brûler ses notes. Il avait lui-même rédigé un texte en
1708, Gukenshu, (« Recueil de mes humbles opinions »), destiné à
l’éducation de son fils adoptif, Yamamoto Gonojo. Tsuramoto passa outre la
requête de Jôchô, et s’employa à classer ses notes en onze sections, et à les
compiler dans un recueil nommé Hagakure Kikigaki, soit, littéralement :
« Paroles cachées sous les feuilles ». Le symbole rejoint le concret : ainsi
que nous l’avons vu au début de cette brève présentation, le Hagakure
requiert une lecture active, intuitive, subtile, afin de dénicher un sens
« caché sous les feuilles ». Plus prosaïquement, c’est Yamamoto Jôchô lui-
même qui, vivant semi-reclus dans une hutte, était « caché sous les
feuilles ». Il existe d’autres hypothèses pour expliquer le titre « Hagakure »,
notamment une référence à un poème du moine Saigyô, ou encore le fait
qu’il évoque l’attitude discrète qui sied au samouraï, ou que c’est le château
de Saga, situé au cœur d’une épaisse forêt, qui était « caché sous les
feuilles ». Aucune de ces théories n’est tranchée.
Le clan Nabeshima conserva plusieurs copies de la retranscription des
paroles de Jôchô, titrées Analectes de Nabeshima : le texte n’était pas
diffusé en dehors du fief, mais exclusivement parmi les samouraïs du clan,
ce qui lui vaut aujourd’hui son sous-titre de livre « secret » des samouraïs.
Ce n’est qu’après 1868 et la restauration de l’Empire durant l’ère Meiji
que le Hagakure échappa au clan Nabeshima, pour être largement diffusé au
public japonais au début du XXe siècle, jusqu’à devenir l’ouvrage de
référence de la Voie du samouraï. Durant les années 30 et au cours de la
deuxième guerre mondiale, le Hagakure était, selon les mots de Mishima,
« le livre qu’on ne pouvait absolument pas se dispenser d’avoir lu », « un
objet luminescent exposé au grand jour » (prologue à Le Japon moderne et
l’éthique samouraï).
Si fortement et étroitement lié à la guerre dans l’esprit japonais, le
Hagakure ne pouvait manquer d’être accusé d’avoir fanatisé l’idéologie
militariste et expansionniste du pays, et de l’avoir poussé vers une défaite
au-delà de la raison. Quand le livre n’était pas discrédité ou méprisé, il était
tabou, associé à l’âme sombre du Japon, à la souillure dont il fallait effacer
le souvenir.
L’un des plus grands écrivains (japonais) du XXe siècle, Yukio
Mishima, allait s’employer à changer cela.
III. Yukio Mishima et le Hagakure
« Le moine Keihô rapporta que le seigneur Nabeshima Aki no kami
Shigetake dit un jour : “La valeur martiale est une question de fanatisme.”
Cette affirmation étant en accord avec ma propre résolution, je décidai de
devenir de plus en plus extrême dans mon fanatisme. »
Hagakure, Livre deuxième
« Ne comprenez-vous donc pas ?! »
Yukio Mishima, discours aux forces d’autodéfense, 25 novembre 1970
L’événement est rapporté ainsi : « Yukio Mishima, le célèbre écrivain
japonais, s’est suicidé par seppuku après une tentative de coup d’État au
quartier général des forces d’autodéfense, en plein cœur de Tokyo, le 25
novembre 1970. »
Mishima, fou politique ? En aucune façon – bien que factuellement,
cette information soit exacte. Pas la moindre des allégeances extrémistes
qu’on lui a prêtées n’est avérée – sauf le choix de la mort volontaire, et
théâtralisée (le théâtre, et surtout le théâtre Nô, est un élément important de
l’œuvre du Mishima des dernières années). Mishima, fou idéaliste
romantique ? Cela reste caricatural, mais cette seconde explication, qui a
elle aussi circulé sous diverses formes, tend à se rapprocher des intentions
et motivations manifestes de l’écrivain – pour peu que l’on prenne le temps
de lire ce qui est « caché sous les feuilles ».
Le matin de ce 25 novembre, il venait de préparer le dernier envoi de
L’Ange en décomposition à la revue qui le publiait en feuilleton. Il achevait
ainsi son chef-d’œuvre ultime, la tétralogie La Mer de la fertilité. Trois ans
auparavant, il avait fondé la Tatenokai, milice privée qu’il comparait en
privé aux Gardes suisses (!) et qui, grâce à ses appuis politiques, bénéficiait
de séances d’entraînement au sein des Jieitai (forces d’autodéfense) – bien
que la principale activité de la Tatenokai, avant le 25 novembre, demeurât la
parade. En 1967, il publiait un texte consacré au Hagakure, Le Japon
moderne et l’éthique samouraï, qu’il avait écrit épisodiquement au cours
des années 60 pour une revue américaine.
On pourrait multiplier les exemples de radicalisation éthique du
Mishima des années 60 (Les Voix des morts héroïques, etc.), qui tous se
résument à l’idéal qu’il brûlait d’incarner, le bunburyôdô :
« […] j’ai été la proie d’un conflit entre mon art et l’éthique de l’action.
Voilà que se trouvait formulé le soupçon, qui m’avait hanté des années
durant, qu’une sorte de couardise se cachait inévitablement sous la surface
de toute littérature. À vrai dire, c’est à l’influence du Hagakure que je dois
mon ferme attachement à la “Voie conjuguée de l’homme d’étude et de
l’homme de guerre”. J’étais pleinement convaincu qu’il n’est pas de
discipline plus propice aux belles phrases mais plus difficile à mettre en
pratique que cette “Voie conjuguée de l’homme d’étude et de l’homme de
guerre”, mais je comprenais que celle-ci m’offrait la seule excuse valable à
mon choix de la condition d’artiste. Cette prise de conscience aussi je la
dois au Hagakure. »
Le Japon moderne et l’éthique samouraï, 1967
Le recul historique en témoigne : rarement écrivain s’est exprimé avec
autant de sincérité (ne dit-on pas « mettre ses tripes sur la table » ou « écrire
avec ses tripes », et n’est-ce pas un seppuku symbolique ? D’autant plus que
pour les Japonais, c’est précisément dans les « tripes » que réside l’âme,
que l’éventration rituelle est censée libérer). Cela vaut particulièrement
pour son essai autobiographique dont est tiré l’extrait précité et publié en
1968, texte remarquablement sincère, aigu, dépouillé jusqu’à l’essentiel, et
surtout d’une lucidité stupéfiante et délirante dans la lecture que fait
Mishima de son existence d’homme, d’écrivain, d’idéaliste.
1960 est une année-charnière pour Mishima. Une parenthèse se ferme
sur la première partie de sa carrière littéraire, profuse et variée, commencée
quinze ans auparavant et auréolée d’un succès foudroyant et jamais
démenti. 1960 renvoie Mishima à sa période de formation, mais surtout à la
guerre. Si l’on ne tente pas de comprendre son itinéraire dans son ensemble,
d’avoir une perspective globale de l’incroyable et lumineuse trajectoire de
sa vie et de son œuvre, on se promet le fourvoiement et la mésinterprétation
quant à son geste spectaculaire du 25 novembre, mais également de son
rapport au Hagakure, qu’il ne faut aucunement voir comme un livre
d’endoctrinement au fanatisme politique.
Diverses interprétations du geste final de Mishima ont été formulées, et
nous n’avons ici ni le temps ni la place de les passer en revue et les
commenter. Toutefois, il me semble qu’en nous concentrant sur son rapport
à son œuvre, à la mort et au Hagakure, nous toucherons au cœur du sujet.
Comme l’exprime fort justement Henry Scott-Stokes dans Mort et vie de
Mishima, « Lire le Hagakure, c’est “lire” le caractère de Mishima, ou du
moins l’un de ses aspects fondamentaux. » On peut ajouter : « Et
inversement », tant les deux œuvres s’interpellent et se répondent, à des
siècles d’intervalle.
Une brève histoire de Mishima Yukio, soleil de nuit, de mort et de sang
L’enfance et l’adolescence : kamikaze de la beauté
« Lorsque j’examine de près ma petite enfance, je me rends compte que
ma mémoire des mots a nettement antécédé ma mémoire de la chair. »
Yukio Mishima, Le Soleil et l’Acier
Hiraoka Kimitake est né à Tokyo le 14 janvier 1925. Par son père,
Hiraoka Azusa, un haut fonctionnaire du gouvernement, il descend à la fois
de samouraïs de haut rang et de paysans. Sa grand-mère paternelle Natsuko
joue un rôle primordial. La lignée des samouraïs, c’est elle, arrière-petite-
fille d’un daimyô, apparentée à la dynastie des Tokugawa. Sa très forte
personnalité se traduit par un mépris envers son mari (et le reste de la
famille), qui, selon elle, manque cruellement de l’esprit de ses illustres
ancêtres : c’est sur Kimitake qu’elle reporte tous ses espoirs, au point
d’enlever le nourrisson à sa mère sous prétexte de se charger de son
éducation. (« Ma grand-mère m’arracha aux bras de ma mère alors que
j’avais quarante-neuf jours » – Confession d’un masque.) La prime enfance
et l’enfance de Kimitake se déroulent pour ainsi dire dans la pénombre
d’une chambre de malade, et lui-même connaît quelques problèmes de santé
chroniques, d’origine indéterminée (le terme médical japonais, sans
équivalent en Occident, est « auto-intoxication »). Fragile, sensible,
intelligent, couvé, sa mère n’a le droit de l’emmener qu’exceptionnellement
au parc, et ses seuls contacts avec le monde extérieur ont lieu à la grille de
fer forgé qui ceint la demeure des Hiraoka (les grands-parents vivent au rez-
de-chaussée, les parents à l’étage). « Les prétendues choses tragiques dont
je prenais conscience n’étaient probablement que des ombres projetées par
l’éclat flamboyant du pressentiment d’un chagrin encore plus grand à
l’avenir, d’une exclusion plus rigoureuse encore. » (Confession d’un
masque)
Élevé dans un état d’esprit et une rigueur anachroniques, où seuls les
glorieux ancêtres de sa grand-mère et l’empereur sont dignes d’éloges,
Kimitake multiplie les fantasmes de destins tragiques, auxquels se mêle une
violente sensualité morbide. Il nourrit une dévotion à une représentation de
Jeanne d’Arc figurant dans son livre d’images, avant de découvrir avec
stupéfaction que ce beau chevalier est une femme. Kimitake apprend à lire à
l’âge de 5 ans (il se met aussitôt à écrire), âge où il exprime également un
goût pour la comédie et le déguisement. Il a de la mort « une peur
anormale », selon ses propres mots, en même temps, cela va de paire, qu’il
en éprouve une réelle fascination. L’acquisition de la lecture ouvre plus
grand encore la porte à ses fantasmes héroïques, et ne rend que plus
intrigant le peu qu’il connaît du monde extérieur. « Nombreux sont ceux qui
vont se refuser à croire qu’un tel processus puisse se dérouler chez un
individu au cours du premier âge. C’est pourtant bien, à n’en pas douter, ce
qui m’arriva personnellement, posant ainsi en moi les fondations de deux
tendances contradictoires. L’une fut la détermination de favoriser en toute
loyauté la fonction corrosive des mots et d’y consacrer ma vie
professionnelle. L’autre fut le désir d’affronter la réalité dans un domaine
où les mots ne jouaient aucun rôle. » (Le Soleil et l’Acier) Et c’est
exactement ce qu’il fera. De même, l’esthétique de toute son œuvre est déjà
posée : « Le penchant de mon cœur vers la Mort, la Nuit et le Sang était
indéniable. » (Confession d’un masque)
Voilà rapidement et à grands traits brossée l’enfance de Mishima. Il y
aurait encore tant à en dire. Comme le fait, ô combien ironique, que sa
grand-mère lui interdisait de s’exposer au soleil et de jouer avec des armes,
ne fût-ce qu’un bâton. Lui qui devait prôner le Soleil et l’Acier… Dans un
double mouvement de réaction, il fit l’exact contraire, tout en sublimant
l’idéal héroïque et glorieux duquel la vieille malade l’avait nourri depuis ses
toutes premières années. Mais cela n’entre pas dans le cadre d’une simple
présentation.
Durant les années 30, toute une série d’événements secouent la vie
politique du Japon, notamment l’affaire Ni Ni Roku – le coup d’État
manqué de février 1936. Même si Mishima devait la prendre pour cadre de
sa nouvelle intitulée Patriotisme (à partir de laquelle il mit en scène sa
propre mort dans le film Yûkoku, rites d’amour et de mort en 1965), la
famille Hiraoka, bourgeoise, est épargnée par ces violentes secousses
politiques.
Hiraoka Kimitake passe toute sa scolarité au Gakushuin, l’École des
Pairs, fréquentée par les enfants de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et
quelques membres de la famille impériale. À 12 ans (la famille a entre-
temps déménagé), il rejoint ses parents. L’année suivante (1938), sa grand-
mère Natsuko meurt. On a rapidement vu sa double influence sur la
personnalité de Mishima : elle l’a élevé comme une poupée tout en lui
inculquant le culte des samouraïs. Il noue alors une profonde relation avec
sa mère, qui encourage et couvre son activité d’écriture (que son père juge
indigne, au point de surgir un jour dans sa chambre et mettre en pièces ses
manuscrits). Cette constante dualité – pour ne pas dire ces multiples
dualités –, le jeune Kimitake la jugule et la met à profit dans l’écriture :
« Ainsi mon esprit, sans se rendre compte de ce qu’il faisait, enfourcha ces
deux éléments contradictoires et, tel un dieu, se mit en devoir de les
manipuler. C’est de cette façon que je commençais à écrire des romans. Et
je ne m’en sentis que davantage altéré de chair et de réalité. » Le Soleil et
l’Acier
Sa mère est la seule à lire ses écrits. Son père envisage pour lui une
carrière de fonctionnaire du gouvernement.
Fait notable dans l’adolescence de Kimitake : la découverte, dans un
livre d’art ramené d’Europe par son père, d’un tableau de la fin de la
Renaissance. Il s’agit d’un retable de Guido Reni peint en 1615, Saint
Sébastien, représentant le martyr romain attaché à un arbre, le corps
musculeux percé de trois flèches, le visage adolescent encadré de boucles
châtaines : virilité et féminité sont signifiées par Reni dans un style mêlant
le baroque et le classique. Pour l’adolescent, c’est un choc autant esthétique
qu’émotionnel, ainsi qu’il le raconte dans Confession d’un masque :
« Un jeune homme d’une beauté remarquable était attaché nu au tronc
d’un arbre. Ses mains croisées étaient levées très haut et les courroies qui
lui liaient les poignets étaient fixées à un arbre. Aucun autre lien n’était
visible et le seul vêtement qui couvrît la nudité du jeune homme était une
grossière étoffe blanche nouée lâchement autour de ses reins… N’étaient les
flèches aux traits profondément enfoncés dans son aisselle gauche et son
côté droit, il ressemblerait plutôt à un athlète romain se reposant, appuyé
contre un arbre sombre, dans un jardin. Les flèches ont mordu dans sa jeune
chair fraîche et parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par
les flammes de la souffrance et de l’extase suprêmes. »
L’image (« Une image dont je ne pus m’empêcher de croire qu’elle était
là pour moi, à m’attendre ») lui causa un émoi tel qu’elle provoqua sa
première éjaculation. En 1966, il imitera la pose du Saint Sébastien de
Guido Reni sous l’objectif d’un grand photographe japonais, Shinoyama
Kishin (soit trois ans après l’esthétisant Ba Ra Keï – Ordalie par les roses
d’Osoe Heikoh, livre de magnifiques photographies de Mishima en noir et
blanc, préfacé par l’écrivain).
Cette explosion sensuelle, platonique et irréelle se reporte bientôt sur
l’un de ses camarades de Gakushuin – épisode également relaté dans
Confession d’un masque. Dans le même temps, ses poèmes et écrits
commencent à être publiés dans la revue de l’école : élégance, style, vision
romantique de la beauté et cruelle tragédie fondent ses nouvelles et le
distinguent, même de ses aînés.
À 15 ans, il s’engage plus avant dans la voie de la littérature et lit
assidûment aussi bien les classiques japonais qu’occidentaux (Radiguet,
D’Annunzio, Wilde, Rilke). Son don pour le langage stupéfie ses aînés
(« Ce jeune auteur est l’enfant béni de l’histoire ancienne », écrit l’un de ses
professeurs), au point que la revue littéraire Bungei Bunka le pousse à écrire
un roman qu’elle publie sous forme de feuilleton, pratique courante au
Japon : ce sera Hanazakari no Mori (« La Forêt tout en fleurs »). Selon
Henry Scott-Stokes : « Hanazakari no Mori n’est pas seulement le premier
ouvrage publié de Mishima, et un ouvrage qui contient en germe tous ses
écrits ; il marque aussi l’évolution de sa pensée adulte, laquelle est
pessimiste. » (Mort et vie de Mishima) Pour ce premier roman du jeune
Hiraoka Kimitake, le professeur qui l’encourage dans la voie de la
littérature lui conseille de prendre un nom de plume. Il suggère « Mishima »
qui est le nom du village d’où l’on aperçoit le mieux le sommet du Fuji-
Yama. Quant au prénom Yukio, il est dérivé du mot japonais qui signifie
neige : yuki.
C’est la fin de l’été 1941. Hiraoka Kimitake est devenu Mishima Yukio,
écrivain. Hanazakari no Mori paraît en décembre. Le mois où le Japon
entre en guerre.
« Le Fleuve de l’écriture »
« À la vérité, en plaçant de niveau mon culte de la réalité et de
l’existence physique et mon culte des mots, en les mettant exactement à
égalité, j’avais déjà mis au jour la découverte que j’allais faire plus tard. »
Yukio Mishima, Le Soleil et l’Acier
Il était important de parcourir brièvement la période de formation de
Mishima, aussi précisément et succinctement que possible. Tout ce qui a
fait de lui un jeune écrivain prometteur, loué par l’École romantique
japonaise, lui servira à mener une carrière au succès aussi bien critique que
populaire, et à inscrire trois années consécutives son nom sur la liste des
écrivains pressentis pour le prix Nobel de littérature. Un seul élément
manque encore aux fondations de l’homme : la deuxième guerre mondiale.
Le 7 décembre 1941, l’aviation japonaise attaque la flotte américaine à
Pearl Harbor. Mishima confie à Henry Scott-Stokes : « Nous avons été
forcés d’entrer en guerre. » Cette opinion est largement partagée au Japon,
pays dans lequel la deuxième guerre mondiale est appelée « guerre du
Pacifique ». Le dynamisme économique du Japon, couplé à son idéologie
nationaliste et expansionniste, voulait que le pays règne incontestablement
sur le Pacifique, à l’exclusion des nations occidentales et de la Chine. Sur le
coup, la guerre n’a pas de répercussion directe sur Mishima. Il oriente ses
lectures vers les classiques japonais les plus anciens (le Kojiki (« Récit des
choses anciennes »), le Manyoshu (« Recueil de dix mille feuilles »), le
Kokinshu, anthologie de la poésie de l’époque de Nara, VIIIe siècle) et écrit
des poèmes à la gloire de l’empereur. Il se persuade qu’il s’agit d’une
guerre sainte et se met à croire, exagérément, en l’idéal d’une mort pour
l’empereur. (« L’empereur, c’est l’absolu », dira-t-il.) L’autodestruction
prend une valeur et un sens nouveaux. Dans un tour d’esprit typiquement
japonais, « l’émotion soulevée par les événements a plus d’importance que
les événements eux-mêmes ». Le jeune Mishima est encouragé dans cette
voie par le cercle littéraire romantique, le roman-ha – qui le tient pour un
prodige des lettres.
« Je prenais un plaisir enfantin à vivre en temps de guerre, et malgré la
présence de la mort et de la destruction tout autour de moi, rien ne parvenait
à troubler la rêverie dans laquelle je m’imaginais être hors de portée des
balles. Je frissonnais même d’un étrange plaisir à la pensée de ma propre
mort. J’avais l’impression de posséder le monde entier. »
Yukio Mishima, Le Soleil et l’Acier
Pourtant, à 19 ans, débordant de fantasmes grandioses et narcissiques, le
conseil de révision le juge inapte au service actif (lors d’un test d’effort, il
est incapable de soulever une botte de paille). En 1944, alternativement, il
suit les cours de droit de la prestigieuse université Todai de Tokyo, et est
incorporé par deux fois dans une usine fabriquant les avions des kamikazes.
Son attitude est pétrie d’élans patriotiques, de fantasmes de mort glorieuse
pour l’empereur, et de peur : il exagère une fièvre grippale qui passe pour
une tuberculose, et échappe ainsi définitivement à la conscription. La
culpabilité conséquente ne le quittera jamais, de même que le regret d’avoir
laissé passer l’occasion d’une mort héroïque. Mais il retirera une autre
chose fondamentale de la guerre : la découverte du Hagakure :
« C’est pendant la guerre que j’ai commencé à le lire et à cette époque il
ne quittait guère ma table de travail. Depuis lors, pendant les vingt années
qui se sont écoulées, s’il est un livre auquel je n’ai cessé de me reporter, en
relisant tel ou tel passage selon les circonstances avec une émotion
immanquablement renouvelée, c’est bien le Hagakure. Singulièrement, il a
fallu que passe l’extraordinaire vogue du Hagakure et que, la guerre finie, il
cessât d’être le livre qu’on ne pouvait absolument pas se dispenser d’avoir
lu, pour que sa lumière commençât à poindre en moi. Après tout, peut-être
le Hagakure a-t-il un destin foncièrement paradoxal. Pendant la guerre, le
Hagakure était comme un objet luminescent exposé au grand jour ; or, c’est
dans les ténèbres les plus noires que le Hagakure jette son éclat véritable. »
Yukio Mishima, prologue à Le Japon moderne et l’éthique samouraï,
1967
Après la guerre, Mishima occupe une année durant un poste de
fonctionnaire, qu’il quitte pour se consacrer corps et âme à la littérature. Il
rencontre Yasunari Kawabata qui lui prodigue force encouragements. À 24
ans, Confession d’un masque (Kamen no Kokuhaku) fait de lui un jeune
prodige unanimement reconnu au Japon (« Chef-d’œuvre tout ensemble de
l’angoisse et de l’atonie », note Marguerite Yourcenar dans Mishima ou la
vision du vide). Il voyage aux États-Unis et en Europe, notamment en
Grèce, et creuse sa voie de romancier avec notamment Amours interdites
(1951), Le Tumulte des flots (1954), Le Pavillon d’or (1956). Sa renommée
est internationale. En 1955, il s’impose la discipline stricte et assidue de la
musculation, qu’il complètera par la suite par la pratique du kendo et du
karaté.
« […] grâce au soleil et à l’acier, je devais apprendre le langage de la
chair, à peu de choses près comme on devrait apprendre une langue
étrangère. Ce fut une seconde langue, un aspect de mon développement
spirituel. »
Yukio Mishima, Le Soleil et l’Acier, 1968
En 1960, l’écrivain connaît une crise tout à la fois éthique,
métaphysique, spirituelle et existentielle – il n’a jamais fait les choses à
moitié. C’est pour lui une année cruciale. Ses immenses efforts littéraires
lui ont apporté une reconnaissance mondiale. Pourtant, Mishima est
insatisfait. Sa période « classique » est révolue. Pour synthétiser, disons
qu’il trouve une solution à cette crise personnelle en reprenant de zéro le
Hagakure. Le plus célèbre de ses analectes est :
« La Voie du samouraï réside dans la mort. Lorsque vient le moment du
choix, il n’existe que le choix rapide de la mort. Ce n’est pas
particulièrement difficile. Soyez déterminé et préparé. Dire que mourir sans
avoir atteint son but est mourir en vain sont paroles frivoles des personnes
superficielles. Pressé par le choix entre la vie et la mort, il n’est pas
nécessaire d’atteindre son but. »
Hagakure, livre premier
Le bunburyôdô, double Voie de l’âme et du corps, Mishima va le
pousser jusqu’à son paroxysme : la mort volontaire. Nous n’avons pas la
place de développer ce nouveau Mishima et cet idéal qui l’occupera de
1960 à sa mort, mais notons tout de même deux choses d’importance : cette
éthique radicale, pure et claire comme l’éclat du soleil sur l’acier d’une
lame de sabre, lui permit d’écrire, en cinq années, les 1 200 pages qui
composent la somptueuse tétralogie La Mer de la fertilité : Neige de
printemps (1968), Chevaux échappés (1969), Le Temple de l’aube (1970),
L’Ange en décomposition (1970). Il est aussi excessif, exubérant et
rigoureux dans cette nouvelle Voie que dans la précédente. Il développe son
théâtre, multipliant les pièces et les représentations, dont plusieurs ont lieu
en sa présence à Tokyo et à New York, il joue dans des films de yakuzas de
série Z, met en scène sa propre mort en adaptant au cinéma sa nouvelle
Patriotisme, affiche sa musculature sur des photos d’art… toutes choses que
le public japonais de l’époque considère comme des bouffonneries en
comparaison de son imposante œuvre littéraire « sérieuse ». En un sens,
critiques et lecteurs avaient raison : tout cela n’était que bouffonneries (on
retiendra quand même les superbes Yûkoku et Ba Ra Kei) en regard de la
vie intérieure de Mishima, polarisée par le bunburyôdô et le Hagakure.
Passons maintenant à sa lecture de cet ouvrage.
« Le Livre, le seul, l’unique à mes yeux : le Hagakure » : histoire d’un
anachronisme impermanent
« Lorsque Jôchô dit : “Je découvris que la Voie du samouraï, c’est la
mort”, il affirme ses principes de liberté et de bonheur, son utopie. C’est
pourquoi le Hagakure peut nous apparaître aujourd’hui comme la
description d’un pays idéal. Ma conviction est que si un tel idéal devait
jamais se réaliser, les habitants de ce pays seraient beaucoup plus heureux et
plus libres que nous ne le sommes à présent. Mais seul a existé le rêve de
Jôchô. »
Yukio Mishima, « Jour faste pour l’écrivain », article publié en 1955
À la lecture du livre Le Japon moderne et l’éthique samouraï, il apparaît
clairement que Mishima a « lu » la société japonaise des années 60 avec les
yeux de Jôchô Yamamoto. Là où Jôchô exaltait les vertus des « anciens »
samouraïs et se méfiait de ceux formés durant l’ère Tokugawa, davantage
versés dans les arts et les apparats que dans l’art de la guerre, Mishima
observe une société d’après-guerre coupée de son histoire, de ses racines
spirituelles et des valeurs qui ont forgé l’âme japonaise.
Dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Hagakure à l’appui, il
dresse des parallèles cinglants : « Une jeunesse entichée du “style
Cardin” », « La féminisation du mâle », « Les aristocrates de la note de
frais », « Idoles du base-ball et vedettes du petit écran », etc. En se référant
constamment au texte de Jôchô, il stipendie « l’atmosphère de compromis
de notre époque qui ne permet ni de vivre dans la beauté ni de mourir dans
l’honneur », comme il loue « le Hagakure, puissant remède aux souffrances
de l’âme » :
« J’en ai dit assez jusqu’ici pour qu’on comprenne que le Hagakure
s’efforce de soigner le caractère pacifique de la société moderne en lui
appliquant ce puissant remède qu’est la mort. […] Ce que Jôchô a
découvert, c’est qu’elle offre un apaisement aux souffrances de l’esprit
humain. L’auteur, en sa compréhension féconde de la vie, sait que l’homme
ne vit pas de par sa seule vie. Il connaît exactement le paradoxe de la liberté
humaine. Il sait que l’homme se lasse de la liberté dans l’instant même où
elle lui est donnée et qu’à l’instant où il reçoit la vie, il cesse de pouvoir la
supporter.
« À notre époque, tout repose sur la prémisse qu’il vaut mieux vivre
aussi longtemps que possible. Jamais dans l’histoire, l’espérance de vie n’a
été aussi longue et devant nous se déroule la monotonie des perspectives
que l’on offre à l’humanité. L’idéologie du foyer individuel n’enthousiasme
le jeune qu’aussi longtemps qu’il se démène pour se trouver un petit nid à
soi. Sitôt trouvé, l’avenir ne lui propose plus rien – sinon faire cliqueter son
boulier à mesure qu’il amasse l’argent de sa retraite, puis la paix, l’ennui et
la décrépitude de la vieillesse. Telle est l’image qui accompagne dans
l’ombre l’État-providence et qui menace le cœur de l’espèce humaine. »
Mishima enchaîne avec un passage titré : « Réprimée, la pulsion de
mort devra exploser un jour ». Dans le passage précité, il explicite la phrase
la plus célèbre et la plus mal comprise du Hagakure (« La Voie du samouraï
réside dans la mort »), et lui donne son véritable sens en la traduisant ainsi :
« La vie du samouraï s’exprime par la conscience permanente de la mort ».
On pourrait aller plus loin, en faisant le constat que la société
contemporaine enjoint à l’individu de construire sa vie sur l’expansion
infinie de son ego – cause de toutes souffrances auxquelles on ne propose
d’autre médication que le fétichisme mercantile : il s’agit d’un suicide par
noyade dans le matérialisme, vendu sous l’étiquette « existence » (le mot
« frelatée » a été effacé). À l’inverse, le Hagakure nous dit qu’il n’y a de
vie libre et pleine que face à la mort. Et Mishima nous l’a démontré tout au
long de son œuvre, jusqu’à la page finale écrite le 25 novembre 1970. Voilà
ce qui est « caché sous les feuilles ». Ce paradigme est fondamental – et sa
puissance de vie s’inscrit à rebours de l’idéologie morbide dominante. Ceci
est valable aujourd’hui, et Jôchô le martelait déjà au XVIIIe siècle – le
fossé n’a fait que se creuser depuis, jusqu’à devenir gouffre. C’est sur ce
point précis que la démarche de Mishima s’écarte radicalement de toute
notion romantique. Il s’agit de faire face à la mort au sommet de ses
capacités physiques et intellectuelles, la vie étant un bien si précieux,
paradoxalement, qu’elle ne peut souffrir la décrépitude et la déchéance. Il
n’y a pas lecture plus radicale du Hagakure, ni façon de vivre plus intense
et pleine : face au vide.
Il est intéressant de mettre en parallèle les deux écrits théoriques les
plus importants du Mishima des années 60, Le Japon moderne et l’éthique
samouraï (1967) et Le Soleil et l’Acier (1968), et aussi de les lire dans
l’ordre de leur publication. Le premier est une étude presque scolaire,
appliquée, précise, au premier degré : Mishima décortique son époque avec
les mots de Jôchô. Le second, essai biographique doté d’une dimension
délirante, mais toujours absolument contrôlé, est comme la digestion du
précédent, et son absorption par un corps et un esprit. Il constitue bel et bien
un « testament spirituel qui éclaire d’un jour insolite toute l’œuvre du grand
écrivain. »
Mishima va jusqu’à se choisir un maître en la personne de l’empereur,
et c’est précisément là ce qui discrédite la lecture purement politique de ses
dernières années. D’ailleurs, il ne s’était jamais intéressé à la politique.
L’empereur, qu’il avait critiqué à plusieurs reprises (notamment à cause du
discours du 1er janvier 1946 par lequel il renonçait à son statut de « divinité
à forme humaine » (akitsumikami)), ne fut qu’un argument de son théâtre
personnel. Comme le souligne fort justement Marguerite Yourcenar dans
son essai Mishima ou la vision du vide, « l’empereur n’a guère été tout-
puissant au Japon qu’au temps des légendes ». (Toutefois, une
instrumentalisation de Mishima par des hommes politiques de premier plan
à la fin des années 60, Premier ministre en tête, est une hypothèse à étudier,
mais là n’est pas notre propos.)
Une enfance surprotégée et nourrie du culte de ses ancêtres samouraïs,
l’expérience ambiguë de la guerre, un tropisme indéniablement puissant
vers « la Nuit, la Mort, le Sang », le Hagakure comme compagnon
spirituel : voilà les grandes rivières souterraines qui alimentèrent la vie et
l’œuvre de Yukio Mishima. Marguerite Yourcenar encore : « Les grandes
voies de notre vie traversent souvent une zone de silence avant de nous
atteindre. Pour l’écrivain révulsé par la veulerie de son époque, ces jeunes
voix des kamikazes, vieilles tout au plus d’il y a vingt ans, sont devenues
entre-temps ce que Montherlant eût appelé “des voix d’un autre monde”. »
Mishima y a ajouté la maxime bouddhiste : « Comprendre sans agir, ce
n’est pas encore comprendre », qui s’énonce également ainsi : « Toute
pensée n’est valable que si elle passe aux actes ». Le « Fleuve de l’Action »,
c’est justement le titre que l’écrivain avait donné au quatrième pan de la
rétrospective qui lui fut consacrée à Tokyo quelques semaines avant sa
mort.
Le miroir n’aura vu
que la pierre qui le brise
se blesse en s’étoilant
Mémoire si chère acquise
me ruine en même temps
Nicolas Bouvier, Le vide et le plein, Carnets du Japon 1964-1970
*
Le manuscrit original du Hagakure a disparu, vraisemblablement
détruit. En quelque sorte, le vœu de Jôchô a été respecté. Toutefois, le
musée d’antiquités de la préfecture de Saga conserve précieusement, sous
verre, une liasse de papiers jaunis qui constitue l’une des copies les plus
anciennes du livre. Il en existe quatre autres (le Kurihara-hon, le Takashiro-
hon, le Nakano-hon et le Mochiki Nabeshimake-hon), chacune présentant de
légères variations.
Les textes ici rassemblés tentent de donner la version la plus complète
du Hagakure. Quelques analectes, apparemment apocryphes ou déformés
par des traductions approximatives et successives, ont été soit écartés du
fait de l’incohérence qu’ils induisaient dans l’ensemble de l’ouvrage, soit
rétablis dans leur formulation originale – certains traducteurs n’ayant pas su
résister à la tentation de l’emphase, voire de la pure invention.
Un mot encore sur la lecture du Hagakure. Les textes se lisent et se
méditent jusqu’à percevoir ce qui est « caché sous les feuilles ». On peut en
effet comprendre indépendamment les deux analectes suivants (qui se
suivent dans l’ouvrage). Mais si on les comprend simultanément, en
devinant leur tiers inclus, on commence alors à pénétrer l’enseignement du
Hagakure :
« Quelqu’un a dit : “Dans le Mausolée du Saint, il y a le poème suivant :
Si en son cœur
On suit le chemin de la sincérité
Même sans prières
On sera protégé par les dieux.
Quel est ce chemin de la sincérité ?”
« Un homme lui répondit ainsi : “Vous semblez aimer la poésie. Je vais
donc vous répondre avec un poème :
Comme tout dans le monde n’est qu’imposture,
La mort est la seule chose sincère.”
« Il est dit que suivre le chemin de la sincérité, c’est se comporter
chaque jour comme si l’on était déjà mort. »
*
« Si vous tranchez un visage dans le sens de la longueur, urinez dessus
et piétinez-le avec vos sandales : il est dit que la peau se décollera. C’est le
moine Gyôjaku qui entendit cela alors qu’il se trouvait à Kyôto. C’est une
information très précieuse. »
Poignardé à mort
cauchemar en vrai
Piqûre de puce
Bashô
Très rare calligraphie de Jôchô Yamamoto.
Représentation d’une bataille de la période Muromachi (1336-1573).
2. Livre premier
Bien qu’il aille de soi qu’il faille être attentif en suivant la Voie du
samouraï, il semblerait que nous soyons tous négligents. Par conséquent, à
la question : « Quel est le véritable sens de la Voie du samouraï ? », rare est
la personne qui serait en mesure de répondre promptement. C’est parce
qu’il s’agit d’une chose à laquelle on n’a pas pris suffisamment le temps de
réfléchir. On peut ainsi reconnaître le manque d’attention d’une personne
envers la Voie.
La négligence est une chose extrêmement néfaste.
***
La Voie du samouraï réside dans la mort. Lorsque vient le moment du
choix, il n’existe que le choix rapide de la mort. Ce n’est pas
particulièrement difficile. Soyez déterminé et préparé. Dire que mourir sans
avoir atteint son but est mourir en vain, sont paroles frivoles des personnes
superficielles. Pressé par le choix entre la vie et la mort, il n’est pas
nécessaire d’atteindre son but.
***
Nous voulons tous vivre. Et pour une large part, nous élaborons notre
logique selon ce que nous aimons. Mais ne pas avoir atteint son but et
continuer à vivre est de la lâcheté. Il existe une distinction subtile et
dangereuse. Mourir sans avoir atteint son but est une mort de fanatique. Il
n’y a aucune honte à cela. C’est la substance de la Voie du samouraï. Si, en
interrogeant sincèrement son cœur matin et soir, un individu est capable de
vivre comme si son corps était déjà mort, il connaîtra la liberté en arpentant
la Voie. Sa vie entière sera sans honte, et ses vœux seront exaucés.
***
Un homme est un bon serviteur dans la mesure où il accorde une
importance sérieuse à son maître. C’est le plus haut type de serviteur. Si un
homme est né dans une famille éminente depuis des générations, cela est
suffisant pour qu’il considère profondément la nature de ses obligations
envers ses ancêtres, pour sacrifier son corps et son esprit, et pour estimer
sérieusement son maître. Il est encore de meilleure fortune d’avoir sagesse
et talent, et de s’en servir de façon appropriée. Mais même une personne
dépourvue de talent et maladroite au-delà de tout sera un bon serviteur, à
condition d’avoir la détermination de penser sérieusement à son maître. Ne
posséder que sagesse et talent est le niveau le plus haut de l’inutilité.
***
Selon leur nature, il existe des gens dotés d’une intelligence rapide, et
d’autres qui doivent s’isoler pour prendre le temps de réfléchir plus avant.
En examinant cela attentivement, si l’on raisonne sans égoïsme et que l’on
adhère aux quatre vœux du samouraï Nabeshima, on développera une
grande sagesse, indépendamment de ce dont nous a doté la nature.1
Les gens croient pouvoir éclaircir des sujets profonds en y réfléchissant
intensément, mais ils produisent des pensées perverties par leur intérêt
personnel. Il est difficile d’atteindre l’altruisme. C’est pourquoi, avant de
résoudre un problème, il faut imprégner son esprit des quatre vœux, le
libérer de l’égoïsme, et ainsi trouver la meilleure solution.
***
Parce que la plupart de nos actions sont guidées par notre seule sagacité,
nous devenons intéressés et tournons le dos à la raison, et notre efficacité
s’en ressent. Nous donnons une image honteuse, faible, médiocre et
inefficace. Si l’on n’est pas capable de véritable intelligence, il est bon de
s’en remettre aux conseils d’une personne avisée. Un conseiller éclairera la
Voie en suggérant une décision désintéressée et juste, puisqu’il n’est
aveuglé par aucune implication personnelle. Cette façon de faire donnera
une image de force et de sagesse, semblable à un grand arbre pourvu de
nombreuses racines.
***
Nous apprenons des paroles et des actions des aînés afin d’hériter de
leur sagesse et de nous prémunir contre l’égoïsme. Lorsque nous
abandonnons nos propres inclinations, nous nous conformons à la parole
des aînés et consultons les autres, ainsi les choses ne peuvent que se passer
correctement et sans encombres. Le seigneur Katsushige a tiré sa sagesse du
seigneur Naoshige. Cela est consigné dans le Ohanashikikigaki.2Nous
devons lui en être reconnaissants.
Ainsi, un homme engagea à sa suite plusieurs de ses jeunes frères, et à
chaque fois qu’il se rendait à Edo et dans la région de Kamigata3, ceux-ci
l’accompagnaient. Il les consultait chaque jour sur des sujets privés et
publics, et il est dit qu’il ne commit jamais d’impairs.
***
Le moine Tannen9 disait : « Les gens accèdent à l’éveil parce que les
moines enseignent la doctrine du munen mushin10. Ce qu’on appelle munen
mushin, c’est un esprit pur et dénué de sinuosités. » Ceci est intéressant.
Il est dit que maître Yagyû14 fit remarquer ceci : « J’ignore comment
vaincre mes ennemis, mais je sais comment mes ennemis peuvent me
vaincre. »
Tout au long de la vie, il s’agit de s’améliorer de jour en jour,
indéfiniment.
***
La maxime suivante était l’une des préférées de Nabeshima Naoshige :
« Les choses de grande importance doivent être traitées avec légèreté. »
Maître Ittei15 ajouta : « Les choses de peu d’importance doivent être
traitées avec sérieux. » Les choses que l’on peut qualifier de grande
importance sont fort peu nombreuses. Elles peuvent être comprises grâce à
une réflexion quotidienne. L’attitude correcte consiste à anticiper la
situation au travers de la réflexion, afin de faire un choix avisé le moment
venu. Ainsi, la maxime disant que les choses de grande importance doivent
être traitées avec légèreté devient une base pour l’action.
***
Un serviteur rentra chez lui après plusieurs années de service à Osaka.
Se rendant à l’administration locale, il s’adressa aux employés dans le
dialecte de Kamigata16, qui le moquèrent et le ridiculisèrent. Lorsqu’une
personne séjourne longtemps à Edo17 ou Kamigata, elle doit s’efforcer, à
son retour, d’user de son dialecte natal – même s’il est naturel que sa
tournure d’esprit ait été raffinée par son séjour dans des lieux comme Edo et
Kimagata. Mais il est vulgaire et idiot de dénigrer par la suite les us et
coutumes de sa province natale, voire de penser à les abandonner. La
rusticité de sa province natale est un grand trésor. Tenter de s’approprier des
façons plus sophistiquées est honteux.
Lorsque maître Owari, maître Kii et maître Mito8 étaient âgés d’une
dizaine d’années, le seigneur Tokugawa Ieyasu était avec eux dans le jardin
et fit se décrocher un nid de guêpes. De nombreuses guêpes se mirent à
voler en tous sens, et maître Owari et maître Kii, effrayés, s’enfuirent en
courant. Seul maître Mito ne s’enfuit pas, et retira une à une les guêpes
posées sur son visage.
Un autre jour, le seigneur Ieyasu faisait griller un grand nombre de
châtaignes dans un large brasier, et il invita ses fils à se joindre à lui. Une
fois bien chaudes, les châtaignes se mirent à sauter. Deux des enfants,
effrayés, reculèrent. Cependant, maître Mito ramassa calmement les
châtaignes qui avaient sauté et les replaça dans le brasier.
***
Alors que le moine Ungo, de Matsushima, traversait les montagnes de
nuit, il fut assailli par des bandits errants. Ungo dit : « Je vis dans cette
région, je ne suis pas un pèlerin. Je n’ai pas d’argent, mais vous pouvez
prendre mes vêtements si vous le désirez. Je vous demande d’épargner ma
vie. »
Les bandits répondirent : « Bien. Notre tentative s’avère vaine. Nous
n’avons pas besoin de vêtements », et ils passèrent leur chemin.
Ils avaient parcouru environ deux cents mètre lorsqu’Ungo se retourna
et les rappela : « J’ai violé la règle qui proscrit le mensonge. Dans mon
trouble, j’ai oublié que j’avais une pièce d’argent dans mon sac. Je regrette
vraiment avoir affirmé que je n’avais absolument rien. Tenez, prenez-la. »
Les bandits des montagnes furent grandement impressionnés. Ils se
rasèrent le crâne sur-le-champ et devinrent les disciple du moine Ungo.
***
Une nuit, à Edo, quatre ou cinq hatamoto se réunirent pour jouer au go.
L’un d’eux s’éclipsa pour aller aux toilettes, et pendant ce temps, une
dispute éclata. Un homme fut pourfendu d’un coup de sabre, les lumières
furent éteintes, et l’endroit était gagné par le tumulte. Lorsque l’homme qui
s’était absenté revint précipitamment, il cria : « Que tout le monde se
calme ! Tout cela n’a aucun sens. Rallumez les lanternes et laissez-moi
régler cela. »
Après que les lanternes fussent rallumées et que tout le monde se fût
calmé, l’homme dégaina promptement son sabre et trancha la tête d’un
samouraï impliqué dans la bagarre. Puis il dit : « Ma chance de samouraï
s’en est allée : je n’étais pas présent lors de l’affrontement. Si cela devait
être perçu comme de la lâcheté, je n’aurais plus qu’à faire seppuku. Je
préfère donc mourir pour avoir tué un homme que pour être accusé de
lâcheté. »
Lorsque l’on rapporta cette affaire au shogun, il félicita cet homme.
***
Hôjô Awa no kami rassembla un jour ses disciples auxquels il
enseignait les arts martiaux et fit venir un physionomiste qui était alors
populaire à Edo, afin qu’il détermine lesquels étaient braves et lesquels
étaient lâches. Avant que le physionomiste ne les examine un à un, il leur
dit : « S’il voit en vous de la bravoure, vous devrez vous exercer encore
davantage. S’il voit en vous de la lâcheté, vous poursuivrez votre formation
en faisant seppuku. C’est une chose avec laquelle vous êtes né, il n’y aura
donc aucun déshonneur. »
Hirose Denzaemon avait alors douze ou treize ans. Lorsqu’il s’assit en
face du physionomiste, il lui dit d’une voix irritée : « Si vous voyez de la
lâcheté en moi, je vous terrasse d’un seul coup de sabre ! »
***
Si une chose doit être dite, qu’elle le soit sans délai, sans quoi elle
s’apparentera à une excuse. De plus, outre un discours sensé, il est parfois
profitable de submerger son interlocuteur, car ainsi la leçon lui profitable.
Cela est en accord avec la Voie.
***
Le moine Ryôi a dit :
« Les samouraïs âgés étaient terrorisés à l’idée de mourir dans leur lit.
Ils ne désiraient rien tant que de mourir sur le champ de bataille. De même,
un moine n’accomplira pas la Voie s’il n’est pas dans de semblables
dispositions. Celui qui se retire et évite la compagnie des autres est un
lâche. Seules de sombres pensées peuvent permettre d’imaginer que
quelque chose de bien puisse surgir de la réclusion. Car même si un homme
accomplit quelque chose de bien dans sa réclusion, il ne pourra en faire
profiter les générations futures en faisant évoluer les traditions du clan. »
***
Le serviteur de Takeda Shingen, Amari Bizen no kami, fut tué au
combat. Son fils Tôzô, à l’âge de dix-huit ans, prit la place de son père en
tant que cavalier. Un jour, un de ses compagnons fut sévèrement blessé, et
comme le sang ne s’arrêtait pas de couler de la blessure, Tôzô lui ordonna
de boire les fèces d’un cheval roux, diluées dans de l’eau. Le blessé dit :
« La vie m’est chère. Comment me résoudre à boire des fèces de cheval ? »
À cela, Tôzô répondit : « Quel guerrier plein de bravoure ! Ce que vous
dites est plein de sens. Cependant, l’essence même de notre loyauté nous
dicte de préserver notre vie et de vaincre sur le champ de bataille pour notre
seigneur. Dans ce cas, je vais en boire un peu pour vous. » Ce qu’il fit,
avant de tendre le remède au blessé, qui le but avec gratitude et fut bientôt
guéri.
1 Ces « trois ultimes » sont les cieux, la terre et l’homme.
2 Officiel chinois de la Période des Printemps et des Automnes (772-
481 av. J.-C.), ou période Chunqiu, qui vit le règne de la dynastie des Zhou.
3 Le Mausolée du Saint est attribué à Sugawara no Michizane (845-
903), calligraphe, homme politique, érudit et poète de l’époque Heian. Il est
mort en exil à Kyushu et devint plus tard le dieu de la littérature.
4 Ou Yi King, littéralement, « le livre des transformations », contenant
64 hexagrammes dont l’interprétation constitue un système de divination
chinois, rédigé aux alentours du VIIIe siècle avant l’ère commune.
5 En 1593, ceux que l’on surnomma « les Hommes aux sept lances »
devinrent des guerriers de légende suite à cette bataille.
6 Durant l’ère Edo (1603-1868), un hatamoto était un samouraï placé
sous les ordres directs du shogun.
7 Livre datant du début de l’ère Edo relatant les exploits de Takeda
Shingen et des samouraïs de la province de Kai.
8 Respectivement les neuvième, dixième et onzième enfants de
Tokugawa Ieyasu, qui sont nommés d’après la partie du domaine dont ils
ont la charge.
Samouraïs du clan Chôshû durant la guerre du Boshin (1868-69).
12. Livre onzième
Dans les Commentaires sur les règles martiales, il est écrit ce qui suit :
La phrase : « Gagner d’abord, combattre ensuite », peut être résumée
par deux mots : « Gagner avant ». L’intelligence mise à profit aux temps de
paix constitue la préparation militaire des temps de guerre. Ainsi cinq cents
hommes peuvent-ils défaire une force ennemie de dix mille hommes.
Lorsque l’on avance vers le château ennemi et qu’on l’on doit ensuite
opérer une retraite, il ne faut pas se replier par la voie principale, mais
plutôt par les chemins secondaires.
Il faut allonger ses morts et ses blessés le visage tourné vers l’ennemi.
Il est bien évident que le samouraï doit se trouver à l’avant-garde durant
l’attaque et à l’arrière-garde durant le repli. À l’approche de l’attaque, il ne
faut pas oublier de choisir le moment adéquat pour la déclencher. Durant
cette attente, il ne faut penser qu’à l’attaque.
***
Le casque passe pour être lourd à porter, mais lorsqu’on attaque un
château, par exemple, et que tombe une pluie de flèches, de projectiles, de
pierres, de morceaux de bois, il ne pèse plus rien.
***
Le seigneur Nabeshima Aki no kami Shigetage a déclaré qu’il ne
voulait pas que ses enfants étudient les tactiques militaires.
Il dit : « Sur le champ de bataille, une fois que la prudence s’insinue, on
ne peut plus stopper son évolution. On ne fend pas les rangs ennemis avec
prudence. Sur le champ de bataille comme dans la tanière du tigre, seule
l’audace compte. Ainsi, si l’on est au fait des tactiques militaires, on nourrit
de nombreux doutes et au moment crucial, on est incapable de faire un
choix. »
***
Selon les paroles du seigneur Naoshige :
Il y a une chose à laquelle tout jeune samouraï doit faire attention.
Durant les temps de paix, lorsqu’on écoute les récits de batailles, il ne faut
jamais demander : « Face à telle situation, comment faut-il réagir ? » De
telles paroles sont hors de propos. Comment un homme qui nourrit des
doutes dans sa chambre pourra accomplir quelque chose d’audacieux sur le
champ de bataille ?
Il existe un dicton qui dit : « Quelles que soient les circonstances, il faut
être totalement résolu à vaincre. Il faut brandir la première lance pour
tuer. »
***
Une nuit, des samouraïs de Karatsu se réunirent pour jouer au go.
Maître Kitabatake regardait la partie, et lorsqu’il fit une suggestion, un
homme l’attaqua avec son sabre. Après que les gens l’eurent maîtrisé,
Kitabatake pinça la mèche de la bougie et dit : « Cet incident fut causé par
mon indiscrétion, et je m’en excuse. La lame a frappé le plateau du jeu de
go, je n’ai pas été blessé le moins du monde. »
Puis la bougie fut rallumée, mais lorsque l’homme voulut se réconcilier
avec Kitabatake en lui offrant du saké, celui-ci lui trancha la tête d’un seul
coup de sabre. Puis il dit : « Ma cuisse a été sévèrement entaillée, je ne
pouvais donc pas répliquer. Mais en bandant ma jambe avec mon manteau
et en prenant appui sur le plateau du jeu de go, j’ai pu passer à l’action. »
Ayant prononcé ces paroles, il expira, vidé de son sang.
***
Il n’y a rien de plus douloureux que le regret. Nous souhaiterons tous y
échapper. Cependant, lorsque nous éprouvons une grande joie ou lorsque
nous nous lançons spontanément dans une grande entreprise, nous sommes
ensuite perdus et affolés. Cela est principalement dû au fait que nous
n’anticipons pas la suite des évènements, et alors le regret s’installe. Il est
certain que nous ne devrions pas nous laisser abattre, et lorsque nous
éprouvons de la joie, nous devrions garder la tête froide.
***
Voici les enseignements de Yamamoto Jin’emon :
La détermination absolue est toute-puissante.
Il faut à tout instant être prêt à trancher le cou, même celui d’un poulet
rôti.
Il faut continuer à éperonner son cheval, même s’il est déjà au triple
galop.
Un homme vit le temps d’une génération, mais son nom résonne pour
l’éternité.
Marche cent mètres avec un homme, et il te dira au moins sept
mensonges.
Questionner alors que l’on sait déjà est de la politesse. Questionner
lorsque l’on ne sait pas est la règle.
Enveloppez vos intentions avec des aiguilles de pin.
***
C’est un principe de l’art de la guerre que d’oublier sa propre vie et de
se battre avec la plus haute résolution. Si l’adversaire fait de même, le
combat est égal. La victoire est alors affaire de foi et de destin.
Il ne faut jamais montrer à autrui l’endroit où l’on dort. Le sommeil et le
réveil sont des moments très importants. Il faut avoir cela à l’esprit. C’est
Nagahama Inosuke qui disait cela.
***
Lorsque l’on part au combat, il faut emporter un sac de riz. Les sous-
vêtements doivent être confectionnés en peau de blaireau, afin d’éviter les
poux.
Lorsque l’on fait face à l’ennemi, il y a une façon d’évaluer sa force.
S’il a la tête baissée, il aura l’air sombre et sera fort. S’il regarde en l’air, il
aura le visage pâle et sera faible. C’est Natsume Toneri qui disait cela.
***
Si un guerrier n’est pas détaché de la vie et de la mort, il ne sera pas
efficace. Le dicton qui dit : « Toutes les aptitudes viennent de l’esprit »
semble concerner les choses sensibles et perceptibles, mais en fait il
n’exprime que le détachement vis-à-vis de la vie et de la mort. Avec un tel
détachement, tous les exploits sont possibles. Les arts martiaux et
l’accomplissement de la Voie du samouraï en dépendent entièrement.
***
Pour calmer son esprit, il faut avaler sa salive. C’est une méthode
secrète. Il en va de même lorsque l’on est en colère. Il est également
recommandé de se mettre un peu de salive sur le front. Dans l’école de tir à
l’arc de Yoshida, on apprend qu’avaler sa salive est le premier secret de cet
art.
***
Un général a dit : « Les guerriers doivent s’assurer de la résistance de
leur armure. Si les armures n’ont aucun besoin d’ornements, il n’en est pas
de même pour les casques, qui doivent faire l’objet d’un soin particulier, car
ils peuvent être rapportés dans le camp ennemi avec la tête du guerrier
décapité, afin de servir de trophée. »
***
Nakano Jon’emon a dit : « Étudier les stratégies militaires est inutile. Si
un guerrier ne se précipite pas sur l’ennemi avec la dernière détermination,
il n’est d’aucune utilité. » C’était également l’opinion de Iyanaga Sasuke.
***
Dans les Histoires militaires de Natsume Toneri, il est écrit : « Regardez
les soldats d’aujourd’hui ! Même lors de longues batailles, il devient rare
que le sang lave le sang. Cette négligence est déplorable. » Toneri était un
rônin de la région de Kamigata.
***
Parmi les serviteurs de Takega Shingen, il y avait des hommes d’un
courage sans égal, mais lorsque Katsuyori fut tué dans la bataille de
Tenmokuzan, tous prirent la fuite. Tsuchiya Sôzô, un guerrier en disgrâce
depuis de nombreuses années, se retrouva seul et dit : « Je me demande où
sont tous ceux qui parlaient chaque jour avec tant de bravoure. Il me revient
à moi seul de servir le maître. » Et il tomba seul sur le champ de bataille.
***
Le meilleur usage de la parole, c’est le silence. Si vous pensez pouvoir
accomplir une tâche sans avoir recours à la parole, ne dites pas un mot. Si
toutefois la parole est indispensable, exprimez-vous de façon succincte,
claire et raisonnée.
Parler sans réfléchir n’apporte que la honte et la mésestime.
***
Un disciple du Nembutsu récite le nom du Bouddha à chaque inspiration
et à chaque expiration, afin de ne pas l’oublier. Un samouraï doit avoir une
conscience identique de son maître. La plus importante des choses est de ne
jamais oublier son maître.
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Les hommes qui se montrent exemplaires au moment de leur mort sont
authentiquement des hommes de bravoure. Les exemples sont nombreux.
Mais ceux qui se montrent accomplis chaque jour qui passe et paniquent au
moment de leur mort ne peuvent être considérés comme des hommes
braves.
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Dans les principes secrets de Yagyû Tajima no kami Munemori, il est
consigné ce proverbe : « Il n’existe pas de stratégie militaire pour un
homme de haute résolution. » En voici une illustration : jadis, un vassal du
shogun s’est présenté à maître Yagyû et a demandé à devenir son disciple.
Maître Yagyû a dit : « Il semble qu’une école d’arts martiaux a déjà fait de
vous un guerrier accompli. Avant toute chose, dites-moi le nom de cette
école. »
L’homme répondit : « Je n’ai jamais pratiqué le moindre art martial. »
Maitre Yagyû dit : « N’avez-vous pas reçu les enseignements de Tajima
no kami Munemori ? Fais-je erreur en pensant que vous êtes l’un des
maîtres du shogun ? » L’homme jura qu’il n’en était rien.
Maître Yagyû demanda alors : « Ne possédez-vous pas une conviction
profonde ? » L’homme répondit : « Lorsque j’étais enfant, j’ai soudain pris
conscience qu’un guerrier est un homme qui ne doit pas regretter sa vie.
Portant cela en mon cœur depuis des années, c’est devenu une conviction
profonde, et aujourd’hui je ne me soucie jamais de la mort. Je n’ai pas
d’autre conviction. »
Maître Yagyû, profondément impressionné, dit : « Mon intuition se
révèle exacte. Le principe premier de la stratégie militaire est celui que vous
venez d’énoncer. Jusqu’à aujourd’hui, parmi les centaines de disciples que
j’ai eus, aucun n’a encore profondément compris ce principe. Il ne vous est
pas nécessaire de vous exercer au sabre de bambou. Nous allons
commencer l’initiation sur-le-champ. »
C’est Muragawa Soden qui a rapporté cette histoire.
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Il faut chaque jour méditer sur la mort inexorable.
À l’aube, lorsque le corps et l’esprit sont en paix, il faut méditer et
imaginer être déchiré par des flèches, des balles, des lances et des sabres,
être emporté par un déferlement de vagues, jeté au cœur d’un incendie,
frappé par la foudre, enseveli par un tremblement de terre, tomber d’une
immense falaise, mourir de maladie ou commettre tsuifuku à la mort de son
maître.
Chaque jour, sans faute, il faut se considérer comme déjà mort.
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Les anciens avaient un proverbe : « Passez la porte de votre maison,
soyez un homme mort. Passez la barrière de votre domaine, affrontez vos
ennemis. » Il ne s’agit pas d’une incitation à la prudence. Il s’agit de se
considérer comme déjà mort.
Si vous atteignez la gloire trop tôt, les gens vous considèreront comme
votre ennemi et vous ne serez plus d’aucune utilité. Évoluez lentement, les
gens seront vos alliés et votre bonheur sera assuré.
Avec le temps, que vous soyez rapide ou lent, il n’y aura pas le moindre
danger tant que les gens vous comprendront. Il est dit que la fortune la plus
efficace est celle que les autres souhaitent pour vous.
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Autrefois, les guerriers se laissaient pousser la moustache, car comme
preuve que l’on avait abattu un ennemi au cours de la bataille, on lui
coupait le nez et les oreilles pour les ramener en tant que trophées. Afin
qu’il n’y ait pas de confusion quant au sexe de la personne tuée, on coupait
la moustache avec le nez. À cette époque, la tête était jetée si elle ne portait
pas de moustache, car on aurait pu la prendre pour celle d’une femme.
Ainsi, les samouraïs se laissaient pousser la moustache pour que leur tête,
en cas de défaite, ne soit pas jetée après leur mort.
Tsunetomo a dit : « Si l’on se frictionne chaque matin le visage à l’eau
fraîche, le teint ne changera pas après la mort. »
13. Une tranquille conversation nocturne
Tous les serviteurs du clan Nabeshima devraient étudier l’histoire et les
traditions de notre province, ce qui n’est pas le cas de nos jours. La
principale raison d’entreprendre cette étude, c’est de comprendre les
origines, les fondations et l’évolution de notre clan, et de savoir que nos
ancêtres ont assuré sa pérennité avec force, courage et compassion. Le fait
que notre clan se soit perpétué de manière harmonieuse et inégalée est dû à
l’humanité et à la valeur martiale de maître Ryûzôji Iekane1, à la générosité
et la foi de maître Nabeshima Kiyohisa2, et à la probité et à la personnalité
du seigneur Ryûzôji Takanobu et du seigneur Nabeshima Naoshige.
Je suis perplexe en constatant que les gens d’aujourd’hui ont oublié ces
glorieux ancêtres pour se tourner vers Shakyamuni Bouddha, Confucius,
Kusunoki3 et Shingen, qui n’ont jamais rien fait pour la gloire des clans
Ryûzôji et Nabeshima. On ne peut donc pas les considérer comme étant en
harmonie avec nos traditions.
En temps de guerre comme en temps de paix, tout un chacun devrait
trouver l’épanouissement en célébrant nos ancêtres et en étudiant leurs
enseignements. Il s’agit d’étudier l’histoire du clan auquel on appartient ou
celle de la discipline que l’on pratique. Toute autre étude est inutile pour les
serviteurs de notre clan. On pourrait s’imaginer qu’il est bon, voire
distrayant, d’étudier d’autres disciplines une fois achevée l’étude de
l’histoire de notre province. Toutefois, si l’on acquiert une bonne
compréhension de l’histoire de notre province, on ressent sa complétude et
on s’aperçoit qu’il n’y manque rien.
Aujourd’hui, cette connaissance manque aux gens de notre clan.
Pour un serviteur, rien d’autre ne devrait compter que son devoir. La
plupart des gens n’apprécient pas leur travail, trouvent celui d’autrui plus
intéressant, ce qui induit des incompréhensions, des mésententes, et génère
des conflits. Nous avons des modèles de dévotion tels que le seigneur
Naoshige et le seigneur Katsushige. Tous les serviteurs de leur époque
accomplissaient scrupuleusement leurs devoirs. De là venait la force de
notre clan.
Des tous les maîtres qui se sont succédés à la tête de notre clan, aucun
ne s’est montré mauvais ou imbécile, et aucun n’a montré moins de mérites
que le daimyô du Japon. C’est véritablement un clan merveilleux, grâce à la
foi de ses fondateurs. De plus, ils n’ont jamais envoyé de serviteurs dans les
autres provinces, pas plus qu’ils n’ont accueilli d’étrangers. Ceux qui
étaient faits rônin restaient dans notre province, tout comme les descendants
de ceux qui ont fait seppuku. Le fait de naître dans un clan où l’engagement
liant le maître et les serviteurs, les hautes et basses classes, est si fort qu’il
constitue à lui seul une grâce incomparable.
Tout samouraï du clan Nabeshima devrait savoir cela, et manifester sa
reconnaissance par sa résolution, sa volonté de servir et d’être utile, en
sachant que devenir rônin ou commettre seppuku sont également des façons
de servir, et en étant totalement dédié à son clan, quand bien même il serait
banni dans les montagnes ou enterré.
Bien qu’il soit inconvenant pour une personne comme moi de tenir de
tels propos, je ne souhaite pas, après ma mort, renaître à l’état de Bouddha4.
Ma seule volonté serait de renaître sept fois samouraï pour servir le clan
Nabeshima.
Tout comme l’eau de la théière, l’enthousiasme et la résolution sont
prompts à se refroidir. Voici mes vœux pour que l’eau ne cesse de frémir :
Ne jamais s’avouer vaincu sur la Voie du samouraï.
Servir utilement son maître.
Etre dévoué à ses parents.
Manifester une grande compassion et agir pour le bien.
En dédiant chaque matin ces quatre vœux aux dieux et au Bouddha, on
aura la force de deux hommes et on ne faillira jamais. Il faut, tout comme la
chenille, avancer peu à peu. Les dieux et le Bouddha, eux aussi, ont
commencé par un simple vœu.
1 Arrière grand-père de Ryûzôji Tanakobu.
2 Grand-père de Nabeshima Naoshige.
3 Kusunoki Masashige (?- 1336), samouraï aux origines modestes, il
s’est distingué par son combat acharné aux côtés de l’empereur Go-Daigo,
et a commis seppuku suite à une défaite.
4 Ayant renoncé à la vie de samouraï, Yamamoto Tsunetomo est devenu
moine bouddhiste.
Table des matières
1. Préface de l’éditeur
2. Livre premier
3. Livre deuxième
4. Livre troisième
5. Livre quatrième
6. Livre cinquième
7. Livre sixième
8. Livre septième
9. Livre huitième
10. Livre neuvième
11. Livre dixième
12. Livre onzième
13. Une tranquille conversation nocturne