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Janvier

2006 139

Mizoguchi Kenji
La probité en héritage

Yoshiaki HANAYAGI
Kinuyo TANAKA
Kyôko KAGAWA
Eitarô SHINDÔ
Masao SHIMIZU
Fiche d’analyse de film

L’intendant Sansho
Japon ���1954 ���Noir et Blanc ���1h58

Scénario Fuji YAHIRO et Yoshikata YODA


d’après un récit de Ogai MORI
Photographie Kazuo MIYAGAWA
Montage Mitsuzo MIYATA
Musique Fumio HAYASAKA
Décors Kisaku ITO
émancipatrice, Zushio abolit les lois injustes,
f L’histoire
promulgue la fin de l’esclavage et s’en va enfin
soumettre l’intendant Sansho sur ses terres.
Japon, 11éme siècle. Le gouverneur de Là, il y apprend la mort de sa sœur qu’il croyait
Mutsu est condamné à l’exil pour avoir défendu libérer.
ses administrés contre l’avis de sa tutelle. Il doit
quitter ses proches : sa femme Tamaki, Zushio
le fils aîné et Anju sa petite sœur, tous déchus
de leur piédestal. Avant le départ, il leur livre
une méditation testamentaire : « Un homme
sans pitié n’est pas un homme. Sois dur pour
toi, sois généreux pour autrui. Tous sont égaux
et ont droit au bonheur ».
Quelques années plus tard, en voyage en
compagnie d’une domestique, la mère avec
ses deux enfants accepte un soir l’hospitalité
d’une vieille femme. Celle-ci les trahit le
lendemain en livrant les enfants à des pirates.
Déchirante séparation avec la mère. Zushio
et Anju sont vendus comme esclaves au Cette nouvelle le convainc subitement de
redoutable intendant Sansho. Dans un camp démissionner et de partir à la recherche de
d’internement, ils font l’expérience de la
misère, du travail forcé, de la soumission, des sa mère. Transformé, il sillonne, impassible
sévices corporels infligés aux rebelles. Taro, mais résolu, des villages indifférents jusqu’à
le fils de l’intendant, sensible à la souffrance l’île de Sado. Là, au bord d’une plage, sa mère,
de ces nouveaux venus, accède à la lucidité méconnaissable, âgée, aveugle et mutilée,
et choisit de quitter en solitaire ce lieu y vit encore, hantée par le souvenir de sa
despotique. Parallèlement, la mère Tamaki progéniture. Une étreinte poignante unit le fils
subit une existence d’humiliation dans une et la mère qui murmure sa complainte triste
province distante. des enfants disparus.
Devenus de jeunes adultes, Anju et Zushio
se sont adaptés à leur servilité, si bien que
Zushio est maintenant capable de châtier
un fugitif sur ordre de Sansho. Le souvenir Pistes de réflexion
de la profession de foi paternelle semble
bien enfouie. De son coté, Anju ne renonce
pas à l’idée d’une fuite, d’autant plus qu’une « Si l’universalité du génie est moins de
mélopée fredonnée par une autre détenue lui s’appliquer à tout que de s’adresser à tous,
remémore sa mère perdue. alors nous avons affaire, ici, à l’œuvre d’un
génie universel ». Cette citation des Cahiers du
Un jour, Anju et Zushio sont chargés cinéma en 1959 avait déjà pointé l’importance
d’emmener une femme agonisante hors du de Kenji Mizoguchi. Mort à peine à l’âge de 58
centre afin de l’abandonner à sa mort. De
briser ensemble une branche d’arbre, le ans en 1956, il venait d’aligner en trois années
frère et la sœur se rappellent un instant de plusieurs films de maturité dits « tardifs »
complicité de leur lointain passé de liberté. d’une grande rigueur formelle et d’une force
Déterminés à s’évader, Zushio l’entreprend inoubliable : La vie d’O’Haru femme galante, Les
seul, Anju se résignant pour lui. Il trouve contes de la lune vague après la pluie, L’intendant
refuge dans un temple, à l’abri de la brutalité Sansho, Les amants crucifiés. Qu’aurait donné
du monde. Elle, pour n’avoir pas à le dénoncer son cheminement d’artiste vers la vieillesse tant
sous la violence, décide de se laisser mourir en ce qui nous reste a tout d’un aboutissement ?
plongeant dans les eaux d’un étang.
Après cette troisième séparation, Zushio
risque audacieusement une approche du • Contrôle de Sansho
Contrôle de Sansho
Premier ministre pour décliner son rang
d’origine, lequel le récompense en le nommant Pour les occidentaux, le Japon médiéval est
gouverneur après l’avoir avisé de la mort de d’un total dépaysement. Règles et coutumes
son père exilé. Se sentant investi d’une mission nous sont étrangères, voire étranges. Les Jidai-
Geki (littéralement films à sujet historique) de laisse à penser que cela avait été conçu dès le
Kurosawa, Mizoguchi, Imamura et de bien tournage tant les enchaînements s’accordent.
d’autres, ont cependant réussi à être diffusé La musique traditionnelle, lente, monocorde
avec succès. Que des personnages évoluent et stridente (flûte au bord de l’essoufflement)
dans un moyen âge non identifiable n’est pas qui enveloppe tout le récit installe peu à peu
alors un handicap. Encore faut-il, pour nous un climat lancinant dont l’effet principal est de
toucher, que le contexte soit transcendé. relayer la pression dramatique hors du champ
Kurosawa construit des fresques épiques où visuel.
batailles et mouvements de foule évoquent un Si L’intendant Sansho agit aussi efficacement,
destin collectif. La description des institutions il ne le doit donc pas à une volonté d’anthologie
(code d’honneur des samouraïs, pouvoir donné mais à un conditionnement. La chronologie
par le savoir, ambition des époques (dont certaines
des chefs de guerre) est sont condensées par des
une occasion pour lui de ellipses) et les évènements
dénoncer l’oppression qui se succèdent (considérés
sociale qu’un système comme des étapes dans
trop hiérarchisé génère. leur sens initiatique), nous
Mizoguchi s’en tient pour décrivent une progression.
sa part au parcours de Le film suit son cours régulier
l’individu. C’est l’évolution sans utiliser des situations
d’un esprit qu’il traite. de rebondissements. Il
Chez le premier, les actes avance avec assurance et
visibles racontent comment la grande Histoire nous l’accompagnons avec confiance. Il nous
se construit pour toute une communauté, fait approuver une transformation intérieure
pour le meilleur ou pour le pire. Le second fait non figurable sur laquelle on ne peut que
signifier des comportements individuels dans compatir. Le plan final, bouleversant, ponctue
ce qu’ils révèlent d’une vérité de l’homme. ce voyage partagé qui se clôt, paradoxalement,
Différence du dehors et du dedans. Nuance sur un sentiment agrégeant anéantissement
fondamentale, en dépit des apparences. et plénitude. L’accomplissement malgré
Kurosawa est un cinéaste de l’épopée, l’effondrement.
Mizoguchi celui du conte.
L’intendant Sansho est très représentatif
de cette capacité qu’a Mizoguchi de donner à
• L’être à voir
L’être à voir
ses héros une dimension exemplaire. Sa mise Bien que profondément ancré dans une
en scène s’appuie sur une tension continue société bien réelle, passée ou contemporaine,
exercée sur le spectateur au moyen de sons le cinéma de Mizoguchi n’a pas pour vocation
et d’images rémanentes. C’est sérieux, n’y de témoigner sur le pourquoi et le comment
cherchez pas d’humour. La trajectoire de des classes qui la constituent. Le but est
Zushio se forge dans la durée face à l’adversité, d’apposer des situations archétypales sur
de fait elle se doit de traverser le temps (de une ossature identifiable puis d’en extraire
l’enfance à l’âge mûr) et des épreuves (le une portée symbolique. Si la démarche est
bannissement, la détention, le renoncement). politique par la vision aiguë d’une réalité, en
De splendides plans séquences, au moyen revanche elle n’y accole pas de discours ou un
d’imperceptibles travellings latéraux et de jugement. Mizoguchi s’adresse au spectateur,
panoramiques, accompagnent ses pas et pas au public. Il ne donne pas de leçon et
suggèrent une conscience en marche. La il serait vain de chercher dans son travail la
caméra, suffisamment distante, restitue tentation d’une idéologie, véritable prouesse
aussi à profusion l’arrière-plan d’une nature au vu des thèmes abordés.
envoûtante, d’une beauté presque irréelle
(horizons arborés ou sous-bois ainsi que Le socle de son univers est le constat d’une
bords de mer brumeux sont très présents, injustice et de la lâcheté. Les rôles principaux
éléments à la fois mystérieux et inquiétants). acquièrent du relief par leur état de victimes
Au montage, les fondus au noir apportent au des autres et des circonstances. A la base, il
rythme une continuité quasiment rectiligne qui y a une soumission trop humiliante qui, au
final, débouche sur une révolte, victorieuse ses contradictions. Il lui faut les vivre pour
ou pas, sans que la manière dont elle va en assumer le poids, malheureusement trop
s’extérioriser soit prévisible. Mais, Mizoguchi tard. Le revirement brutal de Zushio, très
mâtine son militantisme dénonciateur d’une inattendu, contribue fortement à l’intensité
rare clairvoyance suggérant l’idée que l’acte émotionnelle du film parce qu’il donne de
d’affranchissement d’une condition inhumaine l’ampleur à sa destinée. Mizoguchi n’exonère
n’est pas en soi une finalité satisfaisante (la en rien ce redressement inespéré. Il en
débauche des esclaves libérés est sous cet mesure les limites sans complaisance tout en
angle très révélatrice). Il s’agit d’éclater en soulignant la noblesse. Le dernier quart
les repères. Un riche qui devient pauvre, d’heure atteint véritablement le sublime car il
l’assujetti qui se révolte, un militaire qui vire met en perspective la douleur sans chercher
au pacifisme, sont autant d’opportunités un quelconque apitoiement. Du grand art.
de regards critiques croisés qui restituent
toute la complexité de la nature de l’homme.
Aborder une problématique par les deux Il est vraiment déplorable que L’intendant
bouts, c’est en peser toute l’étendue. Sansho soit à ce point méconnu. Injustement
Voilà ce qui caractérise le cinéma de éclipsé par Les contes de la lune vague après la
Mizoguchi : l’humanisme. Seulement, c’est la pluie dont on comprend bien que la maîtrise
femme qui en montre la voie. Anju se sacrifie ait pu impressionner, il lui est juste postérieur
pour son frère, la mère, de toute son âme, de quelques mois, ce qui laisse pantois sur la
ressasse si inlassablement son chant qu’il densité créatrice de son auteur à ce moment-
parvient aux bonnes oreilles. Pour Zushio, là. Preuve, s’il en fallait, que Mizoguchi, sur
elles sont les étoiles qui le guident vers sa fin, respirait le cinéma avec une vitale
l’application de la précieuse recommandation nécessité. Ses derniers films concilient
paternelle. Sans elles, pas d’avancée vers la étonnamment une espèce de naturalisme
lumière. Humanisme féministe dont on peut par le détail avec une poésie aérienne par
croire qu’il a son fondement dans l’examen l’aspect légendaire de la narration. Ils ne
d’un Japon patriarcal ne laissant à la femme sont pas lents : on ne saurait en soustraire
qu’une place de deuxième ordre, docile et la moindre scène, tout se justifie. Ils sont
dévouée. La vie d’O’Haru femme galante, intemporels : ils parlent à tous de ce qui
antérieur à L’intendant Sansho, avait porté très les concerne (l’amour, la mort, la dignité, la
haut le réquisitoire contre l’ordre arbitraire fidélité, la fierté, la vanité, les rapports de
masculin en peignant la déchéance sans fin domination). Ils sont visuellement beaux :
d’une courtisane victime de l’ignominie de gestes, costumes et décors relèvent d’un
ses amants. Ici, Zushio, en rejetant puissance esthétisme non apprêté, très élégant, le grain
et reconnaissance, ne répond plus au modèle du noir et blanc est d’une pure netteté. En
du mâle japonais, souvent prêt au sacrifice un mot et un seul, ils sont juste essentiels.
et serviteur zélé de maîtres. Délibérément, Voyez L’intendant Sansho, vous vous en
il prend le parti des bafoués grâce aux souviendrez.
femmes dont il rejoint la cause par extension. Patrick GONZALEZ
Cependant, l’homme n’a pas la part belle.
En rectifiant son comportement, il affiche
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