LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA

186 LES AMANTS CRUCIFIÉS

fiche élève Un film de Kenji Mizoguchi
 « Il faut saisir l'homme, non pas dans
quelques-uns de ses aspects
superficiels, mais dans sa totalité »
Kenji Mizoguchi
● Amants malgré eux
Les Amants crucifiés pourrait porter la mention
devenue courante « Inspiré de faits réels ». En 1683,
O-San et Mohei, respectivement l'épouse et le
commis d'un puissant imprimeur, sont condamnés
à mort pour adultère. L'affaire fait alors grand
bruit, car si le châtiment est bien inscrit dans la loi,
il est rarement appliqué (plutôt que « crucifiés »,
les suppliciés sont en fait attachés à un pilori
avant d'être achevés par un coup de lance ou par
décapitation). D'abord colportée à l'oral, l'histoire
est adaptée en nouvelle puis en pièce de théâtre.
Ce sont ces deux œuvres, devenues des classiques
de la littérature japonaise, qui vont donner le
matériau de base au réalisateur Kenji Mizoguchi
et à ses scénaristes. Ce qui les intéresse, ce n'est
ni la dimension proprement littéraire des textes,
ni la cruauté « pittoresque » du dénouement. Il s'agit
plutôt pour eux de décrire avec minutie le contexte
social qui a rendu à la fois possible et impossible
une relation amoureuse entre la femme d'un grand
bourgeois et un modeste artisan. L'une des beautés
des Amants crucifiés tient à ce que l'amour comme
la transgression ne relèvent pas d'un projet,
mais d'une nécessité vitale. Et si c'est malgré eux
qu'O-San et Mohei deviennent amants, il leur
reviendra d'affirmer, jusque dans la mort, la
puissance de ce lien.
● Une tragédie sociale
Rien ne pourrait sembler plus éloigné, à nous
Européens du XXIe siècle, qu'une obscure histoire
d'adultère ayant eu lieu dans le Japon féodal. On
peut d'ailleurs imaginer qu'elle était également
étrangère, bien que pour d'autres motifs, aux
Japonais de 1954, date à laquelle le film est sorti.
Cet écart historique, géographique et culturel peut
avoir quelque chose de rebutant. Mais cela peut tout
aussi bien susciter de la curiosité. Si cette histoire
n'appartient pas uniquement à une époque révolue,
c'est que des éléments de permanence existent.
D'une part, ce qui relève de l'universel et nourrit
quantité de mythes et de récits : l'amour,
la loi, la transgression. De l'autre, ce qui tient à une
situation particulière dont on peut encore entendre
l'écho : les rapports de domination entre hommes
et femmes, ainsi qu'entre classes sociales dans le
Japon féodal. La minutie avec laquelle Mizoguchi
expose les systèmes de contraintes qui pèsent
sur les individus (honneur, dette, hiérarchie) et
définissent les rapports sociaux est sans nul doute
ce qui rend son film toujours actuel. Ce ne sont pas
les généralités qui émeuvent, mais les conditions
singulières dans lesquelles des destins se nouent.
D'où l'insistance du cinéaste de réaliser non pas une
« belle histoire d'amour », mais d'abord et avant tout
une tragédie sociale.
 Double regard ●
● Portraits de femmes
Plus qu'aucun autre cinéaste, Mizoguchi s'est
consacré à filmer la condition des femmes. Au
contraire du cinéma hollywoodien, qui a beaucoup
spéculé sur le glamour et l'érotisation des actrices,
c'est une description réaliste, et souvent cruelle, qui
l’intéresse. Nombre de ses films témoignent ainsi des
contraintes du système patriarcal qui amènent les
femmes au sacrifice, que ce soit par le renoncement
au bonheur, la prostitution ou la mort. O-San est de
ce point de vue une figure singulière. Refusant le
suicide exigé par son mari et espéré par sa mère, elle
fait éclater la lâcheté de son entourage et s'affirme
comme sujet de désir. Et si elle va au-devant de la
mort, c'est en n'ayant renoncé à rien. Plus discrète,
filmée dans un perpétuel mouvement d'effacement,
la servante O-Tama est également un très beau
L'architecture japonaise, avec ses parois
coulissantes et ses nombreuses ouvertures
vers l'extérieur, contribue à une circulation
des regards propice aux indiscrétions.
Cela est d'autant plus vrai dans Les Amants
crucifiés que l'imprimerie est à la fois
un lieu de travail et un lieu de vie. Maîtres,
serviteurs et employés partagent les
mêmes espaces, au risque de certaines
interférences entre le public et le privé,
le professionnel et l'intime. Lorsque Dôki
vient demander un prêt à sa sœur, le secret
est difficile à garder, et Mohei lui-même
ne tarde pas à demander la raison de cette
visite à O-San, moins par curiosité que
par attention envers elle. Kenji Mizoguchi
montre ainsi un microcosme où les rumeurs
vont vite — depuis les conspirations ourdies
entre deux portes jusqu'aux commérages de
cuisine. D'où la mise en place d'un double
regard sur les protagonistes. Si le spectateur
ne doute aucunement de leur innocence,
un certain nombre de gestes, de mots ou
d'attitudes finissent par être interprétés
en leur défaveur par leur entourage. Ainsi
le drame se noue-t-il pour O-San et Mohei
avec une ironie cruelle. D'une noblesse de
cœur indiscutable, ils offrent malgré eux
tous les signes de la culpabilité — ce que
confirme de manière définitive leur fuite.

● Une caméra délicate

personnage. Elle se rebelle contre les avances de
son patron, et affirme pleinement sa dignité malgré
la précarité de sa situation. Sa tristesse, saisie avec
pudeur en même temps que les gestes ordinaires du
travail, ne peut manquer d'émouvoir.
Dans la nature ●
La mise en scène de Mizoguchi se caractérise par
des plans longs et mobiles, souvent larges, embras-
sant ainsi de vastes espaces, que ceux-ci soient
urbains ou naturels, en intérieur ou en extérieur.
Bien davantage qu'une toile de fond, ils ancrent les
personnages dans un contexte. Par la composition
et le rythme des plans, le cinéaste rend sensibles les
contraintes qui pèsent sur les personnages comme
leurs mouvements intérieurs, leurs émotions.
À plusieurs reprises, on peut ainsi observer un jeu
d'élans et de pauses, de fuites et de retrouvailles
témoignant des contradictions qui agitent O-San et
Mohei. Chez Mizoguchi, l'émotion ne se concentre
pas dans les gros plans de visages, mais émane de
toute la scène. Le cinéaste ne pointe ni ne souligne
jamais rien, si bien que le spectateur pourra tout à
la fois être touché par une atmosphère et admiratif
devant la précision déployée par la mise en scène.

Dans les intérieurs, la composition des plans s'appuie très souvent sur les lignes dessinées par
l'architecture (poutres, treillages, bordures des tatamis, portes…). Un effet de quadrillage finit par
s'imposer, qui traduit bien les dynamiques de pouvoir au sein de l'imprimerie. Au contraire, les paysages
naturels offrent aux amants l'occasion d'un autre rapport à leur environnement. Voguant sur le lac Biwa,
ils se détachent du monde en une image qui pourrait condenser la précarité de l'existence humaine —
deux minces silhouettes flottant entre le végétal et le minéral, le fugace et l'éternel. Les mouvements
de la barque, qui s'immobilise puis reprend son cours, semblent alors obéir à leurs émotions.
Il en va de même dans la montagne. La dissimulation et les chuchotements ne sont plus de rigueur,
et les pentes abruptes résonnent des cris déchirants d'O-San pour Mohei. Les corps se risquent
à de nouvelles postures, loin des rituels sociaux : les amants se roulent dans les feuilles mortes,
s'étreignent avec une passion brûlante. Seule exception, la forêt où ils trouvent finalement refuge.
Avec ses bambous s'élançant vers le ciel, elle semble plutôt figurer un emprisonnement.
 réalisation : Capricci Éditions — 103 rue Sainte Catherine, 33000 Bordeaux — www.capricci.fr | Achevé d'imprimer par Estimprim en 2021.
en chef : Camille Pollas et Maxime Werner | Rédacteur de la fiche : Raphaël Nieuwjaer | Iconographe : Capricci Éditions | Révision : Capricci Éditions | Conception graphique : Charlotte Collin — formulaprojects.net | Conception et
Directeur de la publication : Dominique Boutonnat | Propriété : Centre national du cinéma et de l'image animée — 291 bd Raspail, 75675 Paris Cedex 14 — T 01 44 34 34 40 | Directeur de collection : Thierry Lounas | Rédacteurs
« Aucun cinéaste
n'a su filmer
aussi bien
l'argent comme
véritable tissu
des relations
humaines »
Cahiers du cinéma

● Pouvoir de la dette ● Fiche technique

Dans Les Amants crucifiés, tout le monde se tient LES AMANTS CRUCIFIÉS
par la barbichette. En tant que Grand Imprimeur, (CHIKAMATSU MONOGATARI)
Ishun semble concentrer le pouvoir symbolique Japon | 1954 | 1 h 42
et financier. Il a financé l'apprentissage de Mohei Réalisation Producteurs
et a sauvé la famille d'O-San de la banqueroute. Kenji Mizoguchi Masaichi Nagata
Ces deux-là lui sont redevables, comme il ne Scénario Musique
manque pas de le rappeler. Son affaire est par Yoshikata Yoda, d'après Fumio Hayasaka, Tamezoˉ
l'adaptation par Matsutaroˉ Mochizuki et Eijiro Toyosawa
ailleurs prospère, et ce d'autant plus qu'il est pingre Kaawaguchi de la nouvelle Interprétation
et exploite sans scrupule ses ouvriers. Mais cette « Histoire de l'éditeur Kazuo Hasegawa
position l'amène aussi à dépenser. Ainsi qu'il le dit d'almanachs » d'Ihara Mohei
avec amertume, l'aristocratie ne consent à festoyer Saikaku et de la pièce Kyˉoko Kagawa
Un almanach des anciens O-San
avec lui que lorsqu'il paye. S'il prête de l'argent temps de Chikamatsu Eitaroˉ Shindˉo
aux proches de la cour impériale, et par là conforte Monzaemon Ishun
son statut, il suscite en même temps l'envie et la Directeur de la Eitaroˉ Ozawa
malveillance. Son discrédit serait en effet une bonne photographie Sukeimon
Kazuo Miyagawa Yˉoko Minamida
occasion de ne pas le rembourser. Ishun doit donc Montage O-Tama
trouver un équilibre délicat afin de ne pas s'aliéner Kenji Jugawara
ses débiteurs. On comprend pourquoi il ne souhaite Direction artistique
pas que la rumeur d'une liaison entre son épouse Hiroshi Mizutani
et son employé se répande : cela nuirait aux affaires.
Mizoguchi se montre à cet égard d'une clairvoyance
imparable : c'est sa position même de grand ●
Quatre films Al
bourgeois qui amène l'imprimeur à souhaiter la mort le
de sa femme. Le point de vue n'est plus moral, • Tabou (1931) de Friedrich W. rp
mais politique. Murnau, Blu-Ray et DVD, lu
Potemkine Films. s lo
• Les Amants de la nuit (1948)
de Nicholas Ray, DVD,
Deux livres in
Éditions Montparnasse. • Chikamatsu
• Les Contes de la lune vague Monzaemon,
après la pluie (1953) Les Tragédies
de Kenji Mizoguchi, bourgeoises, T. 3, POF,
DVD et Blu-ray, Capricci. 1992.
• Dolls (2002) de • Ihara Saikaku,
Takeshi Kitano, DVD, Cinq amoureuses,
Aventi Distribution. Gallimard, 1986.

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