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Poésie à l’école,
poésie de l’école
par Francis Marcoin*

Francis Marcoin retrace ici, e qui peut paraître étonnant, c’est


de façon synthétique, l’histoire
des instructions officielles en
matière de pratiques scolaires
C que la poésie ait une place à l’école.
Il a fallu militer pour qu’elle l’ob-
tienne, car ne relève-t-elle pas du fors
autour de la poésie, une histoire privé et n’est-elle pas une sorte de luxe
commencée il y a plus d’un siècle bon pour la classe de loisir ? C’est à dis-
et marquée par de nombreux siper ces objections que s’emploie Félix
changements d’orientation. Pécaut dans la magnifique notice qu’il
Mais il rappelle aussi, au-delà consacre au sujet dans le Dictionnaire de
de la diversité des approches Pédagogie et d’Instruction primaire
pédagogiques de ce corpus publié sous la direction de Ferdinand
à l’école, que la poésie y occupe Buisson1. Texte programmatique qui ne
une place importante. Et, pour trouvera jamais sa parfaite réalisation
beaucoup d’enfants, les activités mais qui colore pour longtemps les
de lecture, récitation orale, intentions et les pratiques de l’école élé-
écriture de textes poétiques, dès mentaire. Laïque et croyant, Félix Pécaut
la maternelle, restent la principale voit la poésie comme un sentiment par-
opportunité de les découvrir ticulier qui trouve habituellement « son
et de poser, avec d’autres, expression naturelle dans cette sorte de
les premières pierres d’une culture langage surnaturel que tous les peuples
partagée. ont connu et qu’ils ont distingué de la
vulgaire prose ». Ce n’est donc pas une
langue plus belle, c’est un état d’âme,
* Francis Marcoin est professeur de Langue et c’est l’émotion que l’on ressent face au
Littérature française et dirige la revue des Cahiers secret des choses, devant l’humble gra-
Robinson à l’université d’Artois (Arras). Il est membre
de l’Observatoire National de la Lecture. Il dirige le centre
minée ou le rayon qui tremble au cré-
de recherches littéraires "Imaginaire et didactique" puscule. On croit entendre Victor Hugo,
(CRELID). et l’on pense à l’araignée et à l’ortie du

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fameux poème de 1842, « J’aime l’arai- La récitation, contre la poésie ?


gnée », recueilli dans Les Contempla- Ce discours se lira en filigrane comme
tions, où l’auteur professe le respect des aspiration jamais aboutie, cette large
êtres les plus chétifs. Hugo qui, en 1864, perspective se trouvant immédiatement
dans la préface de William Shakespeare, concurrencée par une approche plus res-
appelait à l’élévation du Peuple par la treinte, celle de Charles Defodon dans la
poésie. notice « Récitation » du même Diction-
Celle-ci n’est donc pas un objet de luxe, naire de Pédagogie et d’Instruction pri-
et pour Félix Pécaut ceux qui pensent maire (p. 2545-6). L’auteur y invoque
ainsi devraient appliquer ce raisonne- l’exercice de la mémoire qui concerne
ment à la religion, « si proche parente de toutes les matières mais qui contribue ici
la poésie ». D’ailleurs, aujourd’hui que la à la connaissance littéraire, morale et
religion recule, la poésie n’en est que esthétique des enfants. Il s’agit de don-
plus nécessaire « pour nous aider à tra- ner des modèles pour la pensée, pour le
verser le désert que laissent derrière elles style, et rien ne sera trop parfait. Ce dis-
les croyances disparues », elle est l’édu- cours sera ensuite repris de façon lanci-
catrice qui arrache l’enfant du peuple à nante, la récitation en venant à supplan-
l’état d’inconscience somnolente grâce ter la poésie comme discipline scolaire.
à un « langage idéalisé, c’est-à-dire On observe ce processus dans les
plein au plus haut degré de réalité Instructions officielles de 1923 qui évo-
morale ». C’est elle qui nous fait « être », quent, près de la chaire du maître, le
sans pour autant suppléer la morale, qui tableau, réglementairement affiché, des
est plus tournée vers l’énergie et la déci- morceaux de récitation appris pendant
sion, même si les deux tendent à se l’année scolaire. Mais, souligne-t-on, il
confondre. Mais il faut prendre garde à est rare que ce tableau soit très rempli,
ne pas altérer le robuste bon sens du alors que l’exercice de récitation est
peuple, il faut une poésie qui soit esprit l’un des meilleurs moyens d’enseigner
et non pas simplement musique, sensa- aux enfants l’usage correct des mots et
tion : le modèle n’est pas Verlaine ! des tours de notre langue. Il a en outre,
Tout est encore à faire. À quelle source l’avantage de leur être agréable, si les
puiser pour les enfants de sept à douze- morceaux sont, par leur nature et par
treize ans ? Chez Lamartine, chez leur taille, adaptés à leur âge.
Hugo, dont Pécaut, fondateur de l’Éco- Ces instructions, qui donnent à l’ensei-
le Normale Supérieure de Fontenay, gnement primaire une ambition double,
évoque Les Rayons et les Ombres ainsi utilitaire et éducative, ont besoin en
que Les Feuilles d’automne, souhaitant quelque sorte de justifier le recours au
que les élèves des écoles normales en texte poétique. Une prononciation dis-
apprennent de longs extraits, qu’ils les tincte, une diction correcte sont donc les
récitent pour les transmettre à leur premières qualités recherchées, et c’est
tour, l’égalité de culture morale condui- grâce à son caractère rythmé que la
sant ainsi à l’égalité des classes. Car la poésie est convoquée, ensuite accompa-
poésie fait partie d’un projet démocra- gnée de morceaux de prose quand la
tique par lequel l’homme se conduit mémoire a moins besoin d’être aidée. Et
lui-même. si ce travail doit être porté par des mor-

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ceaux d’une indiscutable valeur, il serait


difficile d’emprunter aux classiques tous
les textes destinés à des enfants de neuf
ans : « La Fontaine lui-même n’a pas
toujours pour leur esprit l’attrait et la
portée que nous lui attribuons ». Ce sera
là une question toujours posée, celle
d’un corpus restreint au Panthéon des
grands auteurs ou bien ouvert à des
poètes moins imposants, plus proches
de l’enfance et souvent méprisés.
Les Instructions de 1938, que l’on pré-
sente comme celles du Front Populaire,
ne changent guère la donne et insistent
sur la lecture à haute voix de textes en
vers, en vue de la récitation et de la dic-
tion. Elles développent longuement la
question et apportent des précisions
techniques en invitant à distinguer les
syllabes prononcées et les syllabes
muettes, à indiquer le nombre obli-
gatoire des syllabes prononcées, les
coupes et 1es rimes, etc. Tournant le dos
à Félix Pécaut, elles présentent littérale-
ment la poésie comme une autre langue,
en soulignant « la nécessité de donner à
certaines syllabes une prononciation dif-
férente de la prononciation usuelle, et
de faire, d’après le sens, des pauses à
certains endroits déterminés et pas à
d’autres ». Une des finalités de cet ensei-
gnement sera donc de prononcer les
douze syllabes dans les alexandrins sans
rompre l’armature syntaxique de la
phrase. La notion de rythme apparaît
plus fondamentale que jamais et peut
être perçue au service d’un encadrement Cours réguliers de langue française. Exercices d’intelligence, d’invention et de
autoritaire2, la récitation invitant plutôt composition française, par E. Hanriot et E. Huleux, programmes officiels
à adhérer qu’à commenter ou critiquer. 27 juillet 1882 - 22 janvier 1885, Paris : Alcide Picard et Kaan, v. 1885
in : G.P. Speeckaert : Livres scolaires d’autrefois de 1840 à 1940, De Boeck
En même temps, toutes les réécritures
des instructions officielles se justifient
par une double lutte, contre les automa-
tismes mais aussi contre les complica-
tions inutiles, l’enseignement devant

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être élémentaire. De ce point de vue, la


poésie bénéficie d’une sorte de privilège
puisque l’on peut « sans dommage »
choisir les textes « au-dessus de l’âge
intellectuel des enfants pourvu [qu’ils]
expriment en termes simples et usuels
les sentiments forts et les idées géné-
reuses qui sont la poésie même. Si les
enfants peuvent sentir le rythme et l’har-
monie des vers qu’ils entendent et qu’ils
lisent ou récitent, un commentaire ver-
bal ou littéraire sera le plus souvent
superflu. Par les sonorités et par les mots
essentiels, ils auront l’intuition des pen-
sées et des sentiments poétiques ».
Cependant, il faut prendre en compte
l’écart entre cette approche assez techni-
ciste et celle qui est proposée par les
manuels, beaucoup plus tournée vers
une sorte de sentimentalité autour de
l’enfance, de la campagne, des choses
du passé. Et si Hugo et La Fontaine
Pour bien lire par H. Pomot, H. Besseige, A. Fourot apparaissent incontestablement en pre-
Les Presses universitaires de France, s.d. (entre fin XIXe et début XXe) mière ligne, ils seront suivis, outre les
in : G.P. Speeckaert : Livres scolaires d’autrefois de 1840 à 1940, poètes reconnus comme Lamartine ou
De Boeck
Théophile Gautier, par d’autres dont
l’école prolongera un certain temps la
postérité, tels Jean Aicard ou André
Theuriet, voire même Fernand Gregh,
étonnamment présent.
Dès 1930, une nouvelle approche de
l’enfance, plus attentive à sa « psycholo-
gie », s’est fait sentir, et la poésie va se
faire plus spontanée, plus musicale, ne
serait-ce que sous l’effet d’un
Surréalisme certes banni de l’école mais
désormais instillé dans l’idée même de
poésie, comme on le verra plus tard avec
la présence grandissante d’un Jacques
Prévert, et même dans celle d’un
Maurice Carême, tous deux se trouvant
volontiers méprisés par les tenants d’une
poésie « légitime ».

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Le « pouvoir imaginant » des mots méprise ». L’Art poétique de Verlaine se


Ce qui ressort cependant, indépendam- conjugue donc maintenant avec les for-
ment des jugements plus ou moins tran- ces imaginantes venues de Bachelard.
chés que l’on peut porter sur ces diffé- Ce discours doit sans doute beaucoup à
rentes instructions, c’est l’instauration Georges Jean, alors maître-assistant à
d’un certain académisme, marqué par la l’université du Mans et poète lui-même,
permanence des mêmes auteurs, saisis très actif dans le groupe de recherche sur
dans une perspective morale très res- l’approche poétique de la langue,
treinte3. Cette conception de la poésie conduit par Françoise Sublet au sein de
est à replacer dans le cadre plus large de l’INRP, chargé de conduire des expéri-
la Littérature, qui oscille entre le respect mentations pour valider le « Plan
des grands auteurs et la convocation Rouchette ». On peut encore lire avec
d’une multitude d’écrivains moins légiti- intérêt l’important ouvrage produit par
mes, souvent voués à l’évocation de leur ce groupe quelques années plus tard,
enfance, de leur région natale, de la vie Poésie pour tous, livre qui s’organise
à la campagne, constat encore valable autour de trois approches de la poésie :
quelques années après 19684. Dès 1963 lire des textes poétiques, dire des textes
s’était mise en place sous la présidence poétiques, écrire des textes poétiques6.
de l’inspecteur général Rouchette une Quant aux Instructions officielles de
commission de rénovation de l’enseigne- 1972, elles renouent de manière ténue
ment du français dont le rapport, forte- avec le propos de Félix Pécaut en parlant
ment marqué par les travaux émergents de « Poésie », et en la distinguant claire-
en linguistique, s’appuiera sur la notion ment de la récitation. On recommande
de communication, suscitant une formi- d’être attentif aux demandes éventuelles
dable polémique5. Les Instructions offi- des élèves, de faire une large place aux
cielles de 1972, qui en sont néanmoins comptines et aux chansons, d’ouvrir à
le prolongement, s’organisent implicite- un vaste champ poétique longtemps
ment autour de la notion de Français écarté, à des rythmes et assonances non
standard, ce qui conduit à une gêne évi- traditionnels, aux images les plus impré-
dente devant le fait littéraire, qui est à vues. Sont nommés Apollinaire, Eluard,
l’époque curieusement placé du côté de Supervielle. Et enfin, on invite à encou-
la langue normative, et dont tout aussi rager les facultés créatrices des enfants,
curieusement il ne reste que la poésie l’influence de Freinet, évidemment
parce que dans le sillage des jamais nommé, se faisant sentir sur ce
Surréalistes, elle s’est voulue contre point. Cette invitation connaîtra un
l’institution littéraire. Dans le Plan lui- grand succès, relayée qu’elle sera par la
même, la rubrique « Vocabulaire » vogue des ateliers d’écriture et par le
contient une section intitulée « Les mots retentissement du livre d’Élisabeth Bing,
en liberté », où il est recommandé de Et je nageai jusqu’à la page7, qui affecte à
respecter le « pouvoir imaginant » de cer- l’expression poétique une forte valeur
tains mots et de ménager des moments existentielle et curative. Tout cela se croise
de totale liberté lexicale, en citant même encore avec l’écho fait aux travaux déjà
« le » poète : « Il faut aussi que tu n’ailles anciens de l’Oulipo, créé en 1960 par
point/Choisir tes mots sans quelque Raymond Queneau et François Le

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Lionnais, et plus généralement au Dépasser la créativité


Surréalisme caractérisé pour son goût de Dans un numéro du Français aujour-
l’image, celle-ci étant désormais vue d’hui (revue de l’Association française
comme la marque déterminante du lan- des enseignants de Français)9, Georges
gage poétique. Jean donnait un article, « Au-delà du
Les influences n’étant jamais uniques, il cadavre exquis, le sang du poème », où
faut invoquer aussi celle des Essais de il s’inquiétait de la perte de sens entraînée
linguistique générale de Roman Jakobson, par cette conception de la poésie comme
un recueil d’articles traduits en 1963 aux jeu, relayé dans la même livraison par
éditions de Minuit et comprenant Laurent Jenny avec « Écrire à l’école :
notamment un texte, « Linguistique et jeux et enjeux » (titre qui lui-même illustre
poétique », où l’auteur ne se limite pas à la fonction poétique !). Certes, il a pu
la valeur communicative du langage paraître salutaire d’en finir avec une cer-
mais attribue à ce dernier plusieurs fonc- taine conception du poète comme génie
tions. Parmi celles-ci, la fonction poé- (et encore faudrait-il évaluer ce qu’on y
tique, qui « met en évidence le côté pal- a gagné), mais n’est-ce pas la question
pable des signes : La visée du message du sujet que l’on a évacuée en retenant
en tant que tel, l’accent mis sur le mes- l’idée d’un langage qui parlerait de lui-
sage pour son propre compte, est ce qui même, indépendamment de toute inten-
caractérise la fonction poétique du lan- tion ? Conception fort éloignée en tout
gage »8. Fonction qu’il examine notam- cas des principes d’un Jacques Prévert,
ment d’un point de vue phonétique, en pour donner l’exemple d’un des poètes
premier lieu avec la paronomase, figure « de » l’école, habile à détourner les mots
qui rapproche des mots grâce à leurs mais en même temps adepte de l’agita-
sonorités, provoquant des rapproche- tion politique.
ments de sens inattendus. C’est, pour Ce refuge dans l’« atelier » – avec toutes
faire vite, le signifiant qui s’impose face les connotations sympathiques de ce
au signifié. D’où une conception de la terme emprunté au monde de l’artisa-
poésie dépendant moins d’une inspira- nat – est sans doute une réponse face à
tion que d’une « fabrique » reposant sur une gêne et face à une antique opposi-
des contraintes. Ceci au prix d’un certain tion entre le poète et le magister. La poé-
malentendu, car Jakobson avait pris soin sie ne s’enseignerait pas, ne se discute-
de ne pas confondre poésie et fonction rait pas. Toujours dans ce même numé-
poétique : « la fonction poétique n’est pas ro, Henri Meschonnic, poète, traducteur
la seule fonction de l’art du langage », et et universitaire, refusait précisément
il l’examine dans le langage courant et d’opposer poésie et enseignement,
surtout dans le slogan politique ou comme il est souvent de bon ton de le
publicitaire, qui fait un grand usage du faire. Dans la foulée, il s’interdisait aussi
jeu de mots. Mais toute théorie est reçue de relayer le discours rituel contre la
au travers d’un filtre qui lui donne sens, récitation, en s’appuyant sur une concep-
et il s’agissait alors pour la critique litté- tion de la poésie comme mémoire, mais
raire et pour les pédagogues d’en finir mémoire des discours, des sujets, non
avec une perspective dite « mentaliste » d’une langue imposée comme modèle10 :
incarnée par l’école « traditionnelle ». la récitation ne serait donc pas seule-

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Panique à bord
ment liée à la transmission d’un patri- J’ai regardé mes doigts de pied
moine et participerait au contraire de J’ai vu qu’ils fumaient
l’incorporation du poétique puisqu’elle
touche à la voix et au corps, dans sa Vite,vite, je les ai plongés
maladresse même. C’est cette idée que Dans la baignoire salée,sucrée
développe Serge Martin dans un article, Plouf ! Plouf ! Plouf !
« Faire poésie, faire récitation, produire
un poème », et il voit plus d’académisme
Mais l’eau s’est mise à bouillir
dans les exercices de « créativité » fina- Bloup ! Bloup ! Bloup !
lement conventionnels que dans l’exer- Maman ! Maman !
cice de diction peut-être plus adapté à
Apporte-moi des glaçons !
la situation faite au corps de l’enfant
dans la classe. Ceci dans un numéro des Ouf !, Ouf !, ouf !
Cahiers Robinson (n°11, 2002) que nous Deux minutes après
avions intitulé « La poésie de l’école » Je me suis calmé.
pour reconnaître la légitimité d’une
Nicolas La fumée
approche « scolaire » de la poésie. C’est-
à-dire une poésie avec ses poètes (René- Pour que la cheminée fume
Guy Cadou, Maurice Carême, Jacques
Prévert) et ses approches spécifiques,
Il faut que le feu s’allume.
qui du reste rejoignent les pratiques Pour que le rêve brûle
communes dans les pays où elle est Il faut que la réalité brille.
encore populaire. Tom, Romain, Thibault
Cette même année 2002 de nouvelles
Instructions officielles délimitaient un
in : Le Petit journal des poètes /// Classe-lecture poésie /// n°2 ///
domaine « Langue française. Éducation mercredi 23 février 2011 ///
Saint-Sulpice-sur-Sèze
littéraire et humaine » où la Littérature
est elle-même présente au travers de
trois types d’activités : dire, lire, écrire.
Une liste de référence accompagnait ces
textes et innovait en présentant des titres
de recueils d’auteurs et non pas seule-
ment une sélection de noms ou des
anthologies. Car le reproche fait à l’école
est toujours de donner une vision réduc-
trice de la poésie : textes courts, isolés,
répondant aux contraintes de la classe
plutôt qu’à celles de la poésie elle-
même11. Cette liste, et sa révision de
2004, volontairement provocatrices, fai-
saient surgir des noms inhabituels
comme ceux de Daniel Biga, de Werner
Lambersy ou de James Sacré, sans comp-
ter celui plus ancien mais inattendu de

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Christina Rossetti. D’autre part, les


ouvrages de cette liste étaient souvent
choisis chez de petits éditeurs comme
L’Épi de Seigle, Cheyne, Rue du monde,
Tarabuste, certains étant spécialisés dans
le livre de poésie, qui tient aussi son ori-
ginalité de son format, de sa typogra-
phie, du grain de son papier... On voit
ainsi surgir une nouvelle approche du
fait poétique au travers du livre lui-
même et de son caractère de recueil,
approche par son feuilletage et par ce
que l’on appelle la lecture cursive, qui
consiste à parcourir le texte ou le livre en
tentant de saisir son mouvement plutôt
qu’en en explorant minutieusement un
court extrait (ce qui n’interdit pas de
s’attarder sur tel ou tel détail, tel ou tel
problème). Geste d’autant plus significa-
tif lorsqu’il s’agit d’aborder un livre
Christina Rossetti : Marché gobelin, comme Visions d’un jardin ordinaire de
éditions MeMo Lucien Suel, paru au Marais du Livre à
Hazebrouck et se présentant comme un
dialogue entre prose et photographie.
Sur cette lancée, un texte de mai 2004,
« Maîtrise de la langue. La poésie à
l’école », facilement accessible, propose
un dossier sur les choix et les activités
possibles, en privilégiant les recueils
dans lesquels les élèves puissent grap-
piller des poèmes ou des morceaux de
poèmes. C’est un mode ludique qui est
suggéré et une forme d’approche per-
sonnelle, à confronter avec les lectures
des autres. Plus généralement, c’est la
façon dont le poète s’approprie l’espace
qui retient l’attention, avec une ouver-
ture sur l’extrême contemporain asso-
ciée à « la diversité dans le temps » (poé-
sie médiévale) et dans l’espace (traduc-
tions d’Adonis, d’Omar Khayam).

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Aujourd’hui, hélas ! semble aujourd’hui remis en cause,


Ceci étant, tout comme autrefois il serait reposant la question à laquelle devait
imprudent de prétendre dire l’état des s’affronter Félix Pécaut, et la poésie ne
pratiques réelles au travers des textes serait-elle pas redevenue un luxe dans
officiels. Parmi les ouvrages conseillés, une école jugée trop coûteuse ?
lesquels ont été choisis, pratiqués,
aimés ? (car il est difficile de ne pas
poser ce type de question peu scienti- 1. Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire,
Première partie, tome 2, Hachette, 1887, p 2387-91.
fique, concernant la poésie). L’ensemble
2. Cf. le procès instruit par Martine Boncourt, « La poé-
du dispositif mis en œuvre dans l’esprit sie dans les instructions officielles : un discours ambi-
des textes de 2002 se fondait sur un tra- gu », Carrefours de l’éducation n°15, Université de
vail collectif d’observation et d’évalua- Picardie, 2003.
tion aujourd’hui abandonné au profit de 3. Cf. par exemple Emmanuel Fraisse, « L’invention d’une

discours proférés par de grandes cons- littérature scolaire : les manuels de morceaux choisis de
1872 à 1923 », Études de linguistique appliquée, 1985.
ciences douloureuses chargées de dire le
4. Cf. Frank Marchand, Le Français tel qu’on l’enseigne,
vrai, le beau, le bien, et nous ne pou- Larousse, 1971.
vons nous en tenir qu’à des constats 5. Ce rapport remis en 1969, Plan de rénovation de l’en-
parcellaires qui tendent à montrer une seignement du français à l’école élémentaire, et validé
grande stabilité des textes, des auteurs et dans un premier temps par une nouvelle commission pla-
cée sous la présidence du poète Pierre Emmanuel, ne
des pratiques ; la forme sous laquelle
sera publié en version intégrale qu’en février 1971 dans
apparaît la poésie, dès l’école maternelle, un supplément de L’Enseignement public, organe de la
reste le plus souvent celle d’une feuille FEN (Fédération de l’Éducation nationale). Il est aujour-
collée dans un cahier, illustrée d’un des- d’hui facilement accessible en ligne.
sin d’enfant. Forme qui est peut-être à la 6. Georges Jean, Paulette Lassalas, Aline Pascot,

fois la plus fruste et la plus opératoire si Françoise Sublet, Poésie pour tous, collection « Plan de
Rénovation de l’enseignement du français à l’école élé-
l’on fait le rapport entre l’efficacité et les
mentaire », tome 10, Fernand Nathan, 1982.
moyens déployés. Les échanges d’ensei- 7. Éditions des Femmes, 1976.
gnants internautes traduisent une forte 8. Essais de linguistique générale, traduction Nicolas
nostalgie pour les manuels et les pra- Ruwet, Les éditions de Minuit, 1963, p. 218.
tiques d’une autre époque, quand tout 9. « La Poésie : apprendre à lire et à écrire », Le Français
aujourd’hui, septembre 1980, n°51.
paraissait simple et l’était sans doute
10. « Questions à Henri Meschonnic », propos recueillis
davantage qu’aujourd’hui, ne serait-ce par Jean Verrier.
qu’en raison d’une sorte d’assentiment 11. On notera pourtant qu’il n’existe guère d’autre
aux choses telles qu’elles étaient. Au modèle auquel se référer, et que l’école reste à peu près
plan officiel la situation semble encore le seul espace où la poésie se fait entendre, ce qui

plus confuse. Alors que les instructions conduit à la confondre avec l’enfance, puisque l’adulte,
dans nos sociétés, n’est plus conduit à renouveler son
officielles ont été remises en question,
contact avec ce mode d’expression, sauf s’il écrit lui-
les sites gouvernementaux ou acadé- même de la poésie.
miques continuent de compiler les docu-
ments qui les accompagnaient, tandis
que certaines conférences pédagogiques
s’en prennent encore à la « bonne vieille
récitation ». Mais n’est-ce pas le principe
même de la littérature pour tous qui

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