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ALAIN MICHEL
Professeur à l’Université de Paris – Sorbonne
Membre de l’Institut
La lecture joue un rôle essentiel dans la culture humaine, telle que l’ont
conçue les Grecs et les Latins depuis la publication des poèmes homériques.
Le débat reste ouvert jusqu’à notre temps. Certes, tout repose sur le livre et
donc sur sa lecture. Ce n’est point un hasard si leçon ressemble à lectio. Les
anciens ont eu conscience du problème. Il suffit de nous rappeler le texte
célèbre qui apparaît dans le Phèdre de Platon à propos de l’origine de l’écri-
ture 1. Elle élabore de frêles jardins de roseaux qu’elle dessine et arrose avec
de l’encre. Beaucoup d’inconvénients s’attachent à sa pratique. Elle favorise
par trop la facilité en supprimant ce qu’il y a de créateur dans le langage et
en rendant mécanique le fonctionnement de la mémoire. Une fois enfermée
dans les bibliothèques, la tradition se fige ; elle cesse d’être vivante. Mais
faut-il adopter vis-à-vis de la lecture une attitude aussi négative ? Le vrai
problème est de concilier le bon usage de la lecture avec la liberté vivante de
l’esprit.
Nous ne pouvons donc nous arrêter ici. Il faut continuer dans le temps
l’histoire du concept de lecture. Il reste tout à fait vivant et se charge d’une
référence essentielle à l’absolu et à Dieu. Car la notion de livre change d’une
manière décisive. Il s’agit désormais du livre parfait, du livre idéal, celui
dont l’auteur est Dieu qui le donne aux hommes pour qu’ils le lisent et le
comprennent. La civilisation du livre devient alors la religion du Livre.
C’est d’abord en lisant ses textes qu’on écoute Dieu. Le rôle de la lecture
se trouve investi d’une immense dignité. Mais il ne s’agit pas d’une pratique
rigide et passive. La lecture est un comportement complexe, dans lequel
interviennent les facultés de l’homme en leur totalité et même celles de Dieu.
Avant tout, Dieu se révèle par son fils qui est le logos, le Verbe et qui est donc
par excellence la parole vive. Le Livre sacré se confond donc avec la voix de
Dieu. En lui, les deux formes des vocables humains se rejoignent de façon
transcendante.
C’est ce que comprend, à la fin du Ve siècle ou au début du VIe, le ps.
Denys l’Aréopagite. Il se sert des catégories de pensée du néo-platonisme
pour définir les noms de Dieu. Ils semblent toujours inadéquats, inférieurs à
l’immensité de l’invisible, qu’ils veulent désigner. Comment dire et comment
lire l’indicible ? Denys donne deux réponses, qui procèdent de la plus haute
tradition issue du paganisme philosophique 6. D’une part, il suit le modèle
proposé vers la fin du Ier siècle ap. J. C. par la théorie du sublime, qui semble
elle-même avoir essayé de concilier l’esthétique grecque et celle de la Bible.
Pour cet enseignement il fallait, comme on le voit effectivement dans la
Genèse, accorder l’extrême simplicité des mots avec le jeu des symboles, qui
permettent de dépasser l’immédiat et d’atteindre le sens profond où
Dieu réside. La lecture, comme toutes les formes de la parole, permet ainsi
d’accorder les figures et la transparence.
Le Moyen Âge n’oubliera jamais cette leçon. Peut-être n’a-t-il pas en
Occident une connaissance assez profonde de la tradition grecque. Encore
faudrait-il s’en assurer. Mais en tout cas, dans le domaine latin, il suffit de se
référer à saint Augustin et à son immense influence. Nous le constaterons si
nous lisons les Confessions ou surtout le De doctrina christiana. Nous verrons
que pour Augustin deux notions sont dominantes : le mot, auquel il faut
donner son sens le plus clair ; le signe, auquel les mots peuvent aussi se
rattacher et qui permet de saisir au-delà de l’apparence immédiate et par
les différents moyens de la métaphore, de la comparaison, des tropes et des
5 On pourrait ici rejoindre SÉNÈQUE et son De breuitate uitae, XIV sqq. ; la lecture permet
de dépasser dans le repos ce que la vie et la culture ont de temporel et de rejoindre l’éternité.
6 Nous suivons ici la thèse à paraître du FR. OLIVIER VENARD, O. P., La parole et la beauté
dans la théologie. Saint Thomas d Aquin poeta theologus. L’auteur s’inspire aussi de Guigues
le Chartreux.
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l’élévation qui fait écho à la grandeur d’âme. Le style des Evangiles y ajoute l’amour et
l’humilité.
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Qui dit lecture au plein sens du terme dit livre. Nous pouvons mainte-
nant résumer notre propos en citant un texte admirable qui remonte au XIIe
siècle et à Hugues de Saint Victor :
« Les livres, ce sont les cœurs des hommes, le livre de vie est la sagesse
de Dieu. Les livres sont ouverts quand les secrets des cœurs sont manifestes ;
le livre de vie sera ouvert quand pour chacun dans la lumière intérieure tout
ce qu’il faut faire deviendra patent. Les morts aussi sont jugés d’après ce qu’il
y a dans les livres, non dans le Livre, parce que les pécheurs seront jugés
d’après leurs œuvres. Nos livres ont été écrits d’après la ressemblance de la
sagesse de Dieu comme il est dit «la lumière de ton visage s’est marquée
sur nous, Seigneur». Maintenant encore nos livres doivent être écrits selon
l’exemple du Livre de vie, comme dit l’Apôtre : « Soyez les imitateurs du
Christ comme ses fils très chers ». Même s’ils sont écrits, ils doivent au moins
être corrigés… » 10.
Telle fut, dès l’origine, la profondeur spirituelle de la méditation médié-
vale au sujet du livre. Au XIVe siècle, Dante en a porté l’application au plus
haut degré. Au même moment, la réflexion sur la lecture prend une orienta-
tion nouvelle qui annonce et qui prépare ce qu’on a appelé la Renaissance.
Les nominalistes, dont l’influence est dominante, méditent sur la plasticité
du sens de chaque mot. Elle dépend de la perspective ou du mode dans
lesquels il est employé et donc de ce qu’il suppose. Ainsi s’ébauche une lin-
guistique philosophique de l’implicite. Soit la formule : « L’homme est bleu ».
Elle peut être fausse si l’on prend « homme » au sens universel de son genre :
humanité. Mais si l’on prend le terme dans ses aspects particuliers, si l’on dit
par exemple que tel homme est bleu parce qu’il a les yeux bleus, à ce moment
la proposition est vraie. Les médiévaux, que les modernes relaient dans une
large mesure, ont fondé une logique savante sur l’analyse de la supposition
et de ses modes. Mais les usagers du livre et des textes se sont alors trouvés
en présence d’une abstraction théorique qui, dans la forme sinon dans le
fond, leur paraissait contraire à toute simplicité et dangereuse de ce fait.
Pour rendre compte de l’implicite, ils se sont donc contentés d’observer la
cohérence des textes, que la mise en œuvre de l’imprimerie allait rendre plus
directement lisibles. Pourquoi distinguer les modes de la signification, de
l’être et de la supposition alors qu’il suffisait de revenir au contexte pour
établir directement l’interprétation? En agissant ainsi, on se plaçait au-delà
de la logique, on revenait aux temps qui avaient précédé la philosophie,
on conduisait la lecture à se suffire à elle-même et on permettait à la littéra-
ture de se constituer en soi 11. Le retour aux origines aidait la modernité à
prendre forme.
12 Nous suivons ici la thèse de JACQUES CHOMARAT, Grammaire et rhétorique chez Erasme…
13 D’ERASME voir aussi le Ciceronianus et le De copia uerborum et rerum.
14 Par exemple, Valla montrait que les bons écrivains, comme Cicéron, ne disent jamais
sui ipsius, qui semble pourtant convenir à la règle grammaticale mais suus ou sua ipsius. Il
s’agit là d’un fait d’usage qu’on ne peut reconnaître que par des lectures assidues et attentives.
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anciens n’ont pas ignorée, que celui-ci donne à « voir », de même que « l’œil
écoute ». De telles formules sont vraies mais elles ne doivent pas être enten-
dues dans un sens littéral. Elles peuvent accorder, comme il arrive souvent
chez le poète, le réel avec l’imaginaire, la fantaisie et le rire. C’est de cette
façon que Claudel rejoint le cratylisme de Platon à propos des étymologies :
les mots, dit-il, ressemblent à ce qu’ils désignent. Claudel choisit des réfé-
rences poétiques qui le mettent à l’abri de tout pédantisme scientifique mais
qui lui permettent de jouer avec les mots. Il nous dit par exemple 19 que le mot
« locomotive » ressemble tout à fait dans sa forme, avec la roue, la cheminée
et le poste de conduite, à l’une de ces machines (à vapeur, bien entendu).
De façon plus profonde, on peut montrer que le poète accorde dans son
symbolisme et dans ses images les deux « processions » que suggéraient saint
Bonaventure et saint Thomas, l’une de Dieu à l’homme et l’autre de l’homme
à Dieu. Certes, cela n’est pas directement visible dans les jeux de mots que
nous avons signalés. Ils évoquent pourtant à la fois les jeux de l’ironie plato-
nicienne et la liberté concrète et joyeuse de l’auteur.
Mais une telle conception de la lecture poétique laisse aussi la place à
l’angoisse. Que va-t-il se passer si on désespère de l’absolu et si un nomina-
lisme radical refuse tout réalisme à la structure des mots, si tout se réduit à
la lecture, sans appui sur la nature ou sur l’être ? Les modernes se sont posé
la question. A propos du nominalisme, on peut évoquer Foucault et Eco :
que penser du nom de la rose ? On peut surtout citer toute l’œuvre de Borgès.
Sommes-nous autre chose que l’étoffe de nos songes ? Ici encore nous retrou-
vons Shakespeare. Borgès, quant à lui, médite sur la « Bibliothèque de Babel ».
En remontant au plus haut dans la culture, en accomplissant à
l’avance ce qu’Internet et les CDROM rendent possible de nos jours, on s’aper-
çoit qu’on ne revient pas à l’union des langues mais à Babel, à leur conflit qui
est aussi celui des subjectivités.
Que répondre ? On pourrait encore citer Claudel. Mais je proposerai
aussi deux autres noms pour finir. Ils appartiennent presque totalement à
notre temps. Il s’agit de Maurice Blanchot et de son ami Edmond Jabès.
Le premier se réfère à la fois à Hölderlin et à Hegel pour formuler sa
conception du Livre à venir. Il pense que tout écrit tend vers le silence et que
les poètes s’en avisent aujourd’hui. Ainsi s’accomplit leur quête d’infini. Mais
en même temps, puisqu’en toutes choses ils cherchent le nom, ils sortent de
leur domaine et de leur vocation s’ils se plongent dans l’infini, qui est silence
puisqu’il est indicible et dépasse toute parole. Le livre se situe donc au point
extrême où la parole rejoint le silence sans se confondre avec lui.
Il se peut que la poésie même aboutisse dans ses créations à cette pro-
fonde joie qui se mêle à la douleur, à ce désespoir qui touche à l’espoir. A vrai
dire, la modernité n’est pas seule en cause. Nous l’avons dit, on pourrait citer
Hölderlin, Shakespeare et jusqu’à Homère. Mais, pour compléter notre
démarche, il vaut mieux nous référer à un poète de notre temps. Edmond
Jabès est un juif égyptien qui a dû fuir son pays et s’exiler à Paris. Il a connu
la persécution hitlérienne. Dans sa condition d’exilé, il a pu se sentir coupé
de tous les hommes et même de son peuple. Mais le Livre lui reste, qui le relie
p. 95 sqq.
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à toute humanité même s’il se sent hétérodoxe, et qui, dans le silence même
et dans le néant, dans la pensée de la mort qui touche aussi Dieu, dans les
questions, les ressemblances, les analogies, au désert et dans le mystère de la
mer, lui permet de retrouver la Beauté. Voici ce qu’il écrit dans Le retour au
livre 20 : « Tout ouvrage est invalidation des ténèbres, hymne d’outre-mémoire
à la mémoire ensorcelée. La beauté est le don de la mort à la vie vulgaire pour
qu’elle vive en beauté. Abandonner le livre, c’est se laisser suspendre au vœu
du livre à venir. La moindre faiblesse nous cloue sur place. L’azur est envi-
ronné de nids d’où prennent leur envol des oiseaux dont le vol m’est un émer-
veillement. L’heure tient dans nos yeux. Je m’étonne de ce qui me déchire,
sans plus songer à la déchirure... Je me souviens d’une fin d’après-midi où,
seul dans le désert, j’ai vu l’ombre étoiler l’espace avec une aiguille si fine que
j’ai cru dans ma naïveté que le ciel était peuplé de pleureuses qui, à chaque
piqûre, poussaient un cri de feu dont on ne pouvait dire avec exactitude s’il
était celui d’une femme en transes ou de l’univers transpercé ».
Le livre est bien le cœur de l’homme, comme le disait Hugues de
Saint-Victor. Il va plus loin que la parole puisqu’il la prolonge dans le silence,
dans l’éternel, dans l’infini, les trois images ou les trois formes de la contem-
plation. La lecture n’est pas un vice impuni mais plutôt, à travers toute son
histoire, la servante inlassable de l’espoir dans sa joie et dans sa douleur, dans
les formes négatives de sa théologie. Nous finirons par la Dédicace que Jabès
adresse à tous ses morts dispersés par la guerre dans les divers cimetières
d’Europe. Toute lecture est aussi celle d’une épitaphe :
« Mère, je réponds au premier appel de la vie, au premier mot d’amour
prononcé et le monde a ta voix » 21.
SVMMARIVM
Librorum lectio in humano cultu magnas partes agit. Nam apud antiquos dialogorum
usus semper uerba rebus conciliat. Apud medii aeui christianos sancti libri hominum corda
sunt. Post renascentes litteras poetae noui et moderni silentium cum oratione conjungunt.