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P H I L O S O P H I E S

A R I S TO TE
L E LANGAGE

PAR A N N E C A U Q U E L I N

~ PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


PHILOSOPHIES

Collection dirigée p a r
Françoise Balibar, J e a n - P i e r r e L e f e b v r e
P i e r r e M a c h e r e y e t Yves Vargas

ISBN 2 13 0 4 3 3 1 5 4
ISSN 0766-1398

D é p ô t légal — 1re é d i t i o n : 1990, n o v e m b r e


© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1990
108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s
Sommaire

5 Introduction

12 1 / Du côté de la cité
Le langage : apprentissage d'une situation, 12
La mimesis, 16; la mimesis est une poiesis, 17; le
langage entre poiesis et praxis, 20; le langage entre
production et reproduction, 22
Les « lieux » de langages, 26
Premier lieu : le non-lieu, 28 ; Second lieu : lieu de
la doxa, 30; Troisième lieu : lieu du vraisem-
blable, 34; Dernier lieu : lieu de la parole vraie, 38

40 2 / Du côté de l'analyse du langage


Le support : les éléments corporels, 40
Les lèvres, les dents, la bouche, le larynx, 41
Les éléments du langage proprement dit, 44
Lettres, syllabes, noms, verbes, 45 ; Langage et ana-
lyse, 48; L'organon, et le dia, 50
La forme : la signification, 53
L'arbitraire du signe, 54; Homonymes, synonymes,
paronymes, 58; L'usage, la convention, comme
limites des choix, 62; La doxa comme institution
du critère, 66 ; Texte ( logos), cité, raison ( logos), 68

70 3 / Les régions de la parole


La région de la grammaire logique, 71
La norme voilée, 73; L'autruche est-elle un oi-
seau?, 75; Formalisme du système, 77
L'extension dialectique, 77
Syllogismes du vraisemblable, 78
4 / Aristote. Le langage

La région du vraisemblable : la rhétorique, 81


Le vraisemblable et sa logique, 84; Le vraisem-
blable des passions, 88
La région du poëtique, 92
Trois règles-principes : 1. La généralité, 95; 2. Les
passions, 96; 3. La catharsis, 98 ; 4. L'unité, 100
La lexis : La métaphore, ou le langage comme
physique, 105 ; Un mot peut en cacher un au-
tre, 107 ; Utilité de la métaphore, figure de pen-
sée, 110 ; La métaphore comme figure de pensée :
l'analogie, 111
119 Vocabulaire et textes

127 Bibliographie
Introduction

« Il faut préférer ce que l'on aime. » Cette forte expres-


sion d'Aristote me pousse à m'occuper de ce que je préfère :
en l'occurrence, ce même Aristote.
Ainsi, ce que j'aime chez lui, c'est aussi ce que je veux
privilégier, et « préférer », pensant qu'il est bon et juste
de marquer sa préférence, non seulement pour un philo-
sophe parmi d'autres, mais aussi pour tel aspect de ses
œuvres. Cet aspect, souvent méconnu ou tenu à l'écart,
c'est cette curiosité de sympathie qui va de l'éléphant à
l'autruche ambiguë en passant par l'âne indien et la poule
féconde, touche aux domaines de la famille et de la ville,
de la vertu du père à celle de l'ami, du juste droit à la
persuasion honnête, et partout déploie le charme d'une
pensée simple, qui accueille la pluralité des objets du monde,
s'efforce d'en accepter la diversité nombreuse et les justes
hasards, privilégie le sens du commun et de la commu-
nauté dans leurs différentes manières de dire ce qui peut
justement se dire en divers sens : pollakôs legesthai. Sim-
plicité qui se marque aux répétitions, à cette façon bourrue
de dire les choses, de les mâcher et remâcher, jusqu'à
les faire admettre — ce que des esprits chagrins nomment
« tautologie » — et qui me semble tout juste la dose néces-
saire d'entêtement pour « cuire » les arguments et les
faire digérer.
Mais simplicité qui paraît tout de suite moins simple
d'avoir recours au biais, chaque partie de l'œuvre se réfé-
rant latéralement à d'autres œuvres, de telle sorte que
pour lire tel passage on devrait les avoir déjà tous lus...
parole et écriture circulaires qui réclament une lecture « en
rond », et s'accordent au mouvement des commencements
et des fins entrelacés, au mouvement éternel et parfait.
6 / Aristote. Le langage

Car nous devons, par notre lecture, « achever » l'œuvre


écrite, tout comme, dit-il lui-même, l'art achève la nature.
Point d'œuvre qui n'exige de s'achever dans l'usage, point
d'œuvre en dehors de l'usage que l'on peut en faire, du
commentaire qui la suit, commentaire qui à la fois
achève et inachève les propos.
Ainsi sommes-nous autorisés à prendre pour nous ce qui
est écrit là, à en relier les épisodes, à poser les relations
qui restent potentielles au niveau de l'écrit, et, lisant en
rond, à tenter de déployer tel ou tel objet de réflexion qui
apparaît par bribes dans les différents livres.
Ce qui nous retiendra ici, la question du langage, semble
obéir à la règle de lecture que nous venons d'énoncer :
nulle part ne se trouve une théorie ou un système en forme
concernant le langage, aucun livre ne lui est dédié en
particulier, cependant que l'on trouve aussi bien dans La
Politique que dans la Poëtique, dans l'Organon — l'Inter-
prétation ou les Réfutations — comme dans l'Ethique,
dans La Rhétorique comme dans Les Parties des animaux,
les éléments constitutifs d'une véritable théorisation, et pour
le moins, une position originale de la question du langage.
Originale en premier lieu, parce que débordant largement
l'aspect proprement linguistique, voire de grammaire logi-
que, pour s'intéresser aux manifestations « communes »
du langage, parole publique et du public, parole du lien
social et du contrat tacite, parole de l'émotion et de la
passion. Le langage, pour Aristote, vaut pour ce qu'il
dit, mais aussi — et j'aurais tendance à dire surtout —
pour ce qu'il est (et qu'il ne peut pas dire de lui), la
forme du lien civil.
En mettant en évidence cette forme, j'espère donner à
lire et à comprendre non point une généralité qui annu-
lerait la diversité qu'elle prend en charge, mais en sens
inverse, une multitude d'effets de paroles que structure
la finalité propre au langage.
Introduction / 7

Partir de ces lieux que sont le prétoire, la rue ou la


place, l'agora, la tribune, l'école, la maison, le théâtre,
l'atelier ou l'officine, c'est en effet prendre le langage en
plusieurs sens, c'est en faire le tour, mais c'est aussi exclure
de ce tour ce qui n'est et ne saurait être un langage. Cela
signifie que le langage se structure comme une société — et
singulièrement —, la société démocratique athénienne, ses
cercles d'inégalité et ses exclusions. Inutile de discourir
sur le langage de qui ne peut en avoir ou sur la parole
qui se nie elle-même.
L'exclusion et le partage dessinent alors la place d'un
être-là de la parole, dont il nous faut poursuivre l'étude
selon les lieux proprement définis et les buts qu'elle se
donne chaque fois. Il y va de la définition même de la cité,
de celle de l'homme libre, du juste, et du bon; il y va
aussi du bonheur, de la place de chacun, de ses droits
et de ses devoirs; il y va encore de l'intégrité de la philo-
sophie, de l'autonomie des techniques, de ce qui se partage
et de ce qui reste la propriété de chaque sphère d'activité.
Ainsi la cité reste-t-elle constamment présente, non
seulement comme arrière-plan du langage, mais comme
sa proche enveloppe, je dirais : comme ce lieu-peau qui
fait partie de l'essence de l'objet bien qu'il n'en soit pas la
substance même. De là, cette dispersion du discours aristo-
télicien sur le langage, car on le trouvera à tout bout
de champ, installé partout où il y a de l'être ensemble,
du koinos, et partant, non du seul vivre mais du Eu zein,
du bien vivre.
Cette vision d'une contextualisation générale — si parti-
culière à Aristote — nous semble, aujourd'hui, singuliè-
rement « moderne ». Non seulement parce qu'elle ressemble
par certains points à ce que les linguistes découvrent
depuis Saussure, semble donner l'écho lointain, ante-retro-
dictif, à l'analyse ethnométhodologique ou plus simple-
ment au contrat de parole, mais surtout parce que la
8 / Aristote. Le langage

modernité, si elle doit être définie, ne peut l'être que


suivant le lien qu'établit le langage entre les activités
humaines d'une période donnée. La constatation que le
langage est le lien (et le lieu) constitutif de tout changement
dans un système, c'est là ce qui « fait » notre modernité,
croyons-nous. Or, cette version constructiviste de la réalité
est déjà présente chez Aristote sous la forme, élaborée,
d'une syntaxe (sunstasis) nécessaire des êtres et des choses.
Mais la syntaxe, ce « tenir ensemble », n'est pas strict recou-
vrement des choses par le langage. Bien au contraire, c'est
combinaison, articulation et donc forcément distance et
jeu. Nul plus qu'Aristote n'affirme, chaque fois qu'il en a
le loisir, que le mot n'est la chose que par l'intermédiaire
d'une symbolisation : le devenir des choses du monde
est, pour l'espèce humaine — la seule qui « parle » —, le
devenir symbole. Car ce serait méconnaître l'originalité
d'Aristote que de se borner à constater avec lui l'aspect
social politique et moral du langage. Reconnaître l'archi-
tecture civile de la parole et son importance n'exclut pas
en effet l'analyse du noyau substantiel de la langue, de
ce qui fait son unicité, ce par quoi et en quoi elle est
ce qu'elle est, quand elle est. Sa seconde originalité c'est
de passer constamment de ce qu'est la langue — les
caractères substantiels qu'elle possède à l'état de puis-
sance — à ses réalisations effectives et, par un mouvement
inverse, des manifestations en acte aux structures latentes.
Car la langue ne peut se séparer de la parole, le « ce que
c'est » du « comment c'est », le choix volontaire des
termes repose sur une convention minimum, qui prend
le plus souvent l'allure d'un « consensus ». Il nous faut
donc suivre cette analyse sur le plan morphologique pour
tenir les deux bouts de la chaîne. Cela ne se peut qu'à
retrouver ces « bouts » dans différents lieux de l'oeuvre.
Nous avons affaire à une théorie qui, pour être éclatée,
n'en offre pas moins une très forte cohérence. Et qui,
Introduction / 9

pour se tourner souvent vers le quotidien, c'est-à-dire l'être


ensemble, l'assemblage, n'en n'oublie pas l'analyse stricto
sensu (c'est-à-dire le démontage précis) ; cela aussi est d'une
facture résolument moderne.
Cet aspect m'a si fortement frappée que j'ai tenté de
mettre en parallèle, en proposant des lectures en fin
d'ouvrage, quelques textes contemporains et les textes du
vieux philosophe. Ensuite, pour inciter le lecteur à décou-
vrir lui-même quelques points d'accord, j'ai fait souvent
précéder tel ou tel chapitre de quelques lignes prises à
Wittgenstein. On ne s'étonnera plus de cette constante
référence à Aristote chez les linguistes et philosophes du
langage contemporain. Comment, en effet, voir autrement
le peu de considération où Aristote tient le problème de
l'origine du langage, l'accent qu'il met sur le pragma-
tisme, sur les implicites, ou sur les injonctions et objur-
gations que nous appellerions aujourd'hui « actes de
parole » ?
Certes, il entre dans cette préférence une large part de
« mode ». Le retour de la rhétorique (Sainte Rhétorique)1
est chose acquise. Elle a été appelée par la nécessité — par-
ticulière à notre époque où triomphent les médias — d'avoir
à gérer des images, des symboles, à manipuler des situa-
tions de simulation, à effectuer la mise en scène de la parole
pour produire des effets politiques. En devenant l'instru-
ment indispensable d'une construction de la réalité « ima-
gière », la rhétorique a remis en l'honneur les anciens
grammairiens et philosophes. Aristote est devenu rapi-
dement la vedette de cette rentrée en grâce. Et même les
textes les moins connus ou les plus contestés sont l'objet
de soins attentifs ou de réhabilitation. « Les réfutations

1. Antoine C o m p a g n o n , Martyre et résurrection de Sainte


Rhétorique, in Le plaisir de parler, sous la direction de Barbara
Cassin, Editions de Minuit, 1986.
10 / Aristote. L e langage

sophistiques » sont de ceux-là1. Le moraliste de l'Ethique


à Nicomaque, le logicien des catégories, le métaphysicien
du premier moteur immobile semble alors disparaître pour
laisser la place à un joueur de mots et un argumenteur
quelque peu cynique... Effet de mode, aussi, où je ne
voudrais pas me laisser prendre. Car le souci du poli-
tique, le souci de la communauté, de ses dires, de
ses manières, la mémoire de la langue, c'est-à-dire de
l'identité, qui est accumulation séculaire de toutes les
opinions, celles du plus grand nombre et des plus sages,
sont toujours présents chez Aristote. Non comme un
« fond » de tableau, mais comme le principe même
de ses recherches sur le langage. Le vrai et le vraisem-
blable, l'opinion et la règle, la nécessité et l'accident
comme la puissance et l'acte sont au principe de ses ana-
lyses. On ne peut en faire l'économie dans la description
de son système linguistique, ou plutôt de ses systèmes
concentriques, qui, tels les orbes des sphères célestes, s'em-
boîtent les unes dans les autres et tournent ensemble autour
du noyau fixe qui les meut en restant immobile.
La proximité des circonférences, dont les rapports se
répètent selon l'analogie, a conduit ce travail par lequel
je tente de montrer comment, chez Aristote, le langage
se structure « comme un monde ». Imitant — dans la
mesure du possible — cette structure circulaire, je me
suis proposée, dans ce bref essai, de montrer :
1. Comment le langage subit et construit à la fois la loi
distributive de la cité, constitution d'un premier cercle
« matériel » (premier chapitre).
2. Comment, dans l'analyse du langage lui-même, se
distribuent matière et forme, et comment peu à peu — du

1. Voir Denis Zaslawsky, Paradoxes linguistiques, in Philosophie


du langage et grammaire dans l'Antiquité, Grenoble, Université des
Sciences sociales, 1986.
Introduction / 11

son inarticulé à la parole significative, et de celle-ci à la


proposition — le langage vient à actualiser ses potentia-
lités. Constitution d'un cercle interne, noyau du premier
(second chapitre).
3. Comment, enfin, revenant sur ces lieux du discours
déjà évoqués en tant que lieux dans la cité, Aristote consi-
dère les régions du logos — du vrai au vraisemblable
et du syllogisme scientifique au paralogisme — comme
autant de territoires spécifiques au sein d'une vaste étendue
de paroles. Partage du noyau en diverses circonférences
(troisième chapitre).
Mon but, ici, est d'aider le lecteur à trouver réunis les
différents éléments de cette vision langagière de l'univers.
Lecture circulaire et enveloppante qui exige d'aller puiser
des textes dans toute l'œuvre.
116 / Aristote. Le langage

lient fortement dans l'imagination, non seulement les deux


termes transportés — ils ne font plus qu'un seul — mais
encore l'aura de sens qui les entoure chacun : la jeunesse
reste liée au printemps et sa mort aux saisons de la cité
en deuil. Le soleil « sème » la lumière, comme fait le
semeur, qui dispense la nourriture de l'homme — « ... l'ac-
tion de lancer de la graine s'appelle "semer" mais pour
désigner l'action du soleil qui lance sa lumière, il n'y a
pas de mot; cependant le rapport de cette action à la
lumière du soleil est le même que celui de semer de la
graine. C'est pourquoi on dit "semant une lumière di-
vine"... »1. Métaphore si profondément ancrée dans sa
double référence, qu'elle jaillira « spontanément » sous
la plume d'un Hugo quelque vingt-cinq siècles plus tard...
Cette pérennité de la métaphore est l'effet de sa ren-
contre avec l'imagination du sens commun, qui tend à
assembler ce qui se ressemble, sans chercher plus loin,
mais avec la vivacité de l'occasion, de la trouvaille. Et
ceci inciterait à réfléchir sur le fondement métaphorique
du langage ordinaire. Ou encore, mais c'est la même
chose, pose la question des limites du transport méta-
phorique : la « ressemblance », sur laquelle la métaphore
se construit, ne doit pas être tirée par les cheveux; elle
n'aurait aucune chance de survivre à l'incompréhension.
On peut tester cette règle sur des propositions poëtiques
qui semblent à première « vue » ahurissantes, mais qui
font cependant florès : « La terre est bleue comme une
orange », ce vers ne nous désarme pas, il excite seule-
ment en nous la saisie de multiples concordances : la
forme de la terre (sphérique et aplatie aux deux pôles
comme l'orange-fruit), la couleur que nous attribuons à
l'univers (bleu-nuit), la composition bleu-orange référant
alors à la terre-fruit, venu du cosmos.

1. Poëtique, 21, 1457 b.


Les régions de la parole / 117

Nous voici parvenus au bout des cercles d'emboîtements


réciproques qui forment le parcours de la langue. La
poésie, qui semble clore cette circularité, retourne en fait
à la langue commune, celle que nous utilisons vous et
moi, de manière tout ordinaire, dans les conversations
de rue. Là où, justement, la licence « permise aux poètes »
est aussi de mise. Nous retournons sur les bords de la
doxa vulgaire, commune, après avoir parcouru tout le
cycle, de la grammaire philosophique à la dialectique, puis
à la rhétorique.
Dans ce cheminement, nous sommes aussi sans cesse
retournés sur les traces que nous avions laissées derrière
nous : pour la cité, la distribution de paroles va du
moins au plus. Du non-lieu au lieu du lieu. Mais dans
cette exploration, on découvre des « mi-lieux » des occa-
sions de langage qui mettent en déroute les catégories trop
sages : le délirant dit juste, de même que le savetier,
quelquefois; le prudent, homme ordinaire, joue comme
un orateur de maximes bien frappées et, en poète, aime
les belles formules. Le centre immobile qui meut l'en-
semble est aussi le centre de la parole surveillée et sur-
veillante, mais ce pouvoir caché, est déjoué par mille
ruses. La norme fonctionne surtout par absence, et le
sens commun triomphe, par l'action, des paradoxes lin-
guistiques. Car l'action est langage, le langage, action.
L'acte, par lequel s'affirme la puissance civile, le lien
social, est réalisation d'un pouvoir latent, celui d'une loi
tacite qui trouve à s'exprimer en langue, se formule en
constitutions, et se manifeste dans toute sa diversité dans
le discours ordinaire. En se rapportant les unes aux autres,
les figures variées du langage forment un tissu cohérent,
une unité dont les strates s'appuient les unes sur les
autres et excluent le vide, tout comme la nature (physis)
n'en supporte aucun.
Car le langage n'est pas éloigné de suivre les lois de la
118 / Aristote. Le langage

physique, et dans son développement, harmonieux par


rapport au tout-ensemble, il rappelle, en écho, le temps
éternel et cyclique qui enveloppe les mondes.
Les astres errants pointillent le ciel du langage de leurs
figures d'apparat, tandis que solidement plantés dans les
orbes célestes, les astres fixes de la grammaire veillent,
rassurants sur nos paroles locales. Une cosmologie lin-
guistique habite les structures circulaires que nous avons
tenté de dégager. La cosmologie aristotélicienne ne les
explique pas, elle n'en est ni la cause ni l'effet, elle cohabite
avec les structures, leur est superposable. Elle les inter-
prète de la même façon qu'elle est interprétée par elles.
Vocabulaire et textes

1 / LE SUPPORT CORPOREL

Les noms d'organes qui servent au langage dans les ouvrages


biologiques.
Bouche (stoma).
Diaphragme (phrênê, diazôma, hupozôma).
Langue (glotta).
Larynx (larugx ou pharugx) : HA, 493 18 21; 561 b 30;
583 a 35.
Lèvres (adous), lèvre supérieure (hupênê).
Mâchoire (siagôn).
Palais (huperôa), voile du palais (ouranos).
Poumon (pneumôn).
Trachée artère (arteria).

Maladie de la prononciation :
Psellos : celui qui retranche une lettre ou une syllabe.
Traulos : celui qui blèse (il ne peut prononcer certaines lettres).
Ischnophoros : le bègue.

Son et parole :
Le son-bruit (psophos), faire du bruit (psophein).
Le ton (phtoggos) : faire entendre un ton, un son, une voix
(phthéggesthai )
La voix (phônê ).
Le langage, la parole (dialectos).
Cf. pour les distinctions : HA, IV, 9; De gen. an., V, 7,
786 b 21 ; De an., II 8, 420 b 5 - 421 a 6.

De l'âme, II, 8, 420 b

« Ainsi, le choc de l'air inspiré qui vient de l'âme qui vit


dans ces parties du corps vers ce qu'on appelle la trachée artère,
est la voix (phônê).
120 / Aristote. Le langage

« Ce n'est pas en effet tout son (psophos) d'un animal qui


est voix (phônê) (il y en a en effet aussi qui font du bruit avec
la langue et ceux qui toussent), mais il faut que celui qui pro-
duit le choc soit animé (empsuchon) et qu'il se fasse des images
(phantasmagoria). C'est un son significatif en effet que la voix,
et pas seulement de l'air inspiré comme la toux (Bex). Dans la
voix, on frappe l'air contenu dans la trachée artère contre elle-
même. Le signe en est qu'on ne peut parler en inspirant
(anapneonta) ni en expirant (ekpneonta) mais en retenant sa
respiration (kataechonta), car ce qu'on retient ainsi produit
du mouvement. C'est évident, alors que les poissons sont
aphones en effet, ils n'ont pas de pharynx, et s'ils n'ont pas
cette partie du corps, c'est qu'ils ne reçoivent pas d'air (du
dehors) ni n'en inspirent au-dedans. »
(Voir aussi le « De Respiratione », III, in Parva naturalia,
traduction et notes de Tricot, Vrin, 1951.)

Histoire des animaux, IV, 9

« ... produire la voix n'est possible à aucune partie du corps


sauf au larynx. Aussi, les animaux sans poumons ne peuvent
émettre des sons. La parole, elle, est articulation de la voix
par la langue : ainsi les voyelles sont produites par la voix et
le larynx, et les consonnes par la langue et les lèvres : ces
deux espèces de sons composent le langage. C'est pourquoi
tous les animaux dépourvus de langue ou dont la langue n'est
pas libre, n'ont ni voix ni parole. Mais ils peuvent émettre des
sons par d'autres parties de leur corps.
« Les insectes n'ont ni voix ni langage, mais ils émettent des
sons au moyen de l'air qu'ils ont à l'intérieur et non en éjectant
de l'air au-dehors, car aucun insecte ne respire; mais les uns
font entendre un bourdonnement, comme l'abeille et autres
insectes ailés de ce genre, et il y en a d'autres dont on dit qu'ils
chantent, comme les cigales. Et tous ces insectes émettent des
sons au moyen de leur corselet, c'est ainsi qu'une espèce de cigales
produit le son par le frottement de l'air, et les mouches, les
abeilles et tous autres insectes semblables, font du bruit en dépliant
et repliant leurs ailes au cours du vol; car le son est le frotte-
ment du souffle intérieur (qui est l'air compris entre les ailes)... »
Vocabulaire et textes / 121

Le dauphin
« ... Le dauphin laisse échapper un léger cri et murmure
dans l'air, au moment où il s'élance hors de l'eau, mais ces
bruits ne sont pas de même nature que ceux dont nous avons
parlé (les insectes et les poissons) ; dans le cas du dauphin, il
s'agit bien d'une voix, le dauphin possédant à la fois poumons
et trachée artère, mais comme sa langue n'est pas libre et qu'il
manque de lèvres, il ne peut émettre aucun son articulé de la
voix... »

L'éléphant
« ... l'éléphant émet un son de voix, qui, s'il est effectué sans
le secours des narines et au moyen de la bouche même, est
une sorte de souffle analogue à la respiration ou au soupir d'un
homme; mais effectué avec les narines, il est alors semblable
au son rauque d'une trompette... »
L'homme
« . . . les animaux vivipares quadrupèdes émettent des sons de
voix de différentes sortes, mais aucun ne possède le langage.
En fait, cette faculté est le propre de l'homme. Tous les
animaux en effet qui ont la parole possèdent aussi la voix,
mais ceux qui ont la voix n'ont pas tous la parole. Les hommes
qui sont sourds de naissance sont aussi tous muets; ils peuvent
bien émettre des sons vocaux, mais ne peuvent jamais parler.
Les enfants en bas âge de même qu'ils ne commandent pas
leurs autres membres ne sont pas maîtres non plus au début
de leur langue; elle est encore imparfaite, de sorte qu'ils bal-
butient et blèsent.
« Les sons vocaux et les modes de langage varient d'un lieu
à l'autre. On remarque que la voix diffère par l'aigu et le grave,
tandis que l'espèce des sons pouvant être émis ne diffère en
rien au sein d'un même genre d'animaux... »
(Sur le grave et l'aigu dans les voix, voir De gen. an., V, 7.)

2 / LES ÉLÉMENTS DU LANGAGE


Elément en général (stoicheion).
Eléments phoniques (grammata).
122 / Aristote. Le langage

Elément sémantique (phônê semnantikê).


Elément sans signification (phônê asêmos).
Voyelle (phônéeis).
Demi-voyelle (hêmiphônon).
Muette (aphônon).
Syllabe (sullabê).
Article (arthron).
Conjonction (sundesmos).
Mot ou nom (onoma).
Verbe (rhêma).
Flexion (ptôsis).
Texte, locution, expression, discours en prose, énoncé (logos).
Récit, fable intrigue, narration (muthos ou logos).
Expression, élocution, style, le « dit » ou la parole (lexis).

Poëtique, 20, 1456 b


« Les parties du " d i t " tout entier se composent de : l'élément
constitutif, la syllabe, la conjonction, l'article, le nom, le verbe,
la flexion, et le discours (ou texte).
« L'élément premier constitutif est un son non divisible,
non pas n'importe quel son, mais un de ceux qui, de lui-même,
devient élément d'une composition vocale. En effet, les bêtes
émettent des sons non divisibles, cependant je n'en appellerai
aucun “élément”. »

Ibid., 20, 1457 a, 23-28


« ... le discours (logos) est une parole composée et signi-
fiante, dont certaines parties peuvent avoir un sens par elles-
mêmes : car un discours n'est pas seulement constitué de verbes
et de noms, mais, comme pour la définition de l'homme, il peut
y avoir discours en l'absence de verbe. Une de ses parties signi-
fiera cependant toujours quelque chose, comme “Cléon”, dans
"Cléon marche". »

De interpretatione, 1, 16 a, 8-18
La parole symbolise non les choses mais les états de l'âme
relativement aux choses :
Vocabulaire et textes / 123

« ... La parole est un ensemble d'éléments qui symbolisent


les états de l'âme, et l'écriture un ensemble d'éléments qui
symbolisent la parole. Et de même que tous les hommes n'ont
pas le même système d'écriture, de même ils n'ont pas la même
langue. Cependant les états de l'âme, qui sont immédiatement
signifiés par la parole, sont identiques pour tous les hommes.
Et (Car) les choses auxquelles réfèrent ces états de l'âme sont
tout aussi identiques pour tous.
« On trouve dans l'âme ou bien des notions sans vrai ni faux,
ou bien des notions liées au vrai ou au faux. Pour la parole,
c'est la même chose : car c'est dans la composition des termes
— association ou la dissociation — que résident le vrai et le
faux. Ainsi, noms et verbes ressemblent aux notions qui ne
sont ni liées ni déliées à rien d'autre : " h o m m e " ou “blanc”,
si l'on n'y ajoute rien ne sont ni vrais ni faux. Une preuve :
dragon signifie bien quelque chose, mais n'est ni vrai ni faux
tant qu'on n'ajoute pas est ou n'est pas... »
(Traduction Baratin-Desbordes.)

Ibid., 2, 16 a, 18-30

La parole est conventionnelle.


« ... le nom est un élément de la parole qui a une signification
selon la convention, qui n'indique pas le temps, et dont aucune
partie n'a de signification par elle-même... j'ai dit "selon la
convention" car il n'y a pas de nom naturels. Il n'y a nom
que lorsqu'il y a symbolisation, en effet, même lorsque les bêtes
produisent des sons non divisibles, cela signifie bien quelque
chose, mais il n'y a pas de nom là-dedans... »

Ibid., 4, 16 b - 17 a
Discours d'assertion et discours d'action.
« ... le discours est une parole qui a une signification et
dont chacune des parties peut avoir une signification par elle-
même, mais ne constitue pas une assertion. Je dirais qu' “anthro-
pos", par exemple, signifie bien quelque chose mais ne veut pas
dire de lui-même que cela est ou n'est pas. Il n'y aura propo-
sition affirmative ou négative que si l'on ajoute quelque chose.
124 / Aristote. Le langage

Cependant, une seule syllabe du mot "anthropos" ne veut rien


dire toute seule, pas plus que dans souris, "ris" ne veut dire
quelque chose : ce n'est qu'un son... Tout discours a une signi-
fication, non par nature interne, mais attribuée par convention.
D'ailleurs tout discours n'est pas assertion : seuls le sont ceux
qui admettent le vrai et le faux, de qui n'est pas le cas de tous les
discours : Ainsi, la prière est-elle bien une sorte de discours,
mais elle n'est ni vraie ni fausse... laissons de côté ce type de
discours, car leur analyse est le propre de la rhétorique ou de la
poëtique. »

Poëtique, 19, 1456 b


« Au sujet de l'expression (lexis) restent à examiner les
façons variées d'exprimer. Mais les connaître appartient à
l'acteur et au spécialiste : ce que sont l'ordre, la prière, la
narration, la menace, l'interrogation, la réponse... Cette question
relève d'une autre science et non de la poêtique. »

3 / LES RÉGIONS DE LA PAROLE


DIALECTIQUE ET RHÉTORIQUE

Topiques I, 1, 100 a, 18
« ... Le présent traité se propose de trouver une méthode qui
nous rendra capables de raisonner déductivement ( sullogiszes-
thai) en prenant appui sur des opinions "doxiques" (endoxa)
sur tous les sujets (problêma) qui peuvent se présenter,
comme aussi lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre d'une
affirmation, de ne rien dire qui lui soit contraire.
« Il nous faut donc commencer par dire ce qu'est un raison-
nement déductif et quelles en sont les variétés, pour faire com-
prendre la nature de la déduction dialectique (dialectikos
sullogismos). »

Ibid. I, 1, 100 b, 20
« Sont doxiques les opinions qui sont reçues par tous les
hommes, ou par la plupart d'entre eux, ou par les sages, et
Vocabulaire et textes / 125

parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin
les plus notables et les plus illustres. Mais est éristique le raison-
nement déductif qui part d'opinions, qui, bien qu'elles paraissent
bien établies, en réalité ne le sont pas... »
Pour ces deux extraits la traduction de base que j'ai adoptée
est celle de J. Brunschwig, excepté pour les endoxa où je propose
au lieu d' « opinions admises » qui me paraît trop fort, de
garder le terme doxa, qui semble avoir sa place et être « admis »
dans les domaines de la recherche sociologique.

Ibid., I, 2, 101 a, 2-5


« Ce traité (la dialectique) est utile de trois façons : comme
exercice intellectuel, dans les rencontres journalières, et pour
les sciences philosophiques. Comme exercice intellectuel, c'est
manifeste, car la méthode nous rendra aisée l'argumentation
sur n'importe quel sujet. Dans les rencontres journalières, car
après avoir fait le tour des opinions du commun, nous pourrons
discuter à partir d'elles, et non pas à partir d'autres opinions.
Pour la philosophie, la capacité ainsi aiguisée d'apporter des
arguments dans les deux sens nous fait découvrir la vérité ou
l'erreur dans chaque cas. »
La traduction utilisée pour ce passage, est celle de Tricot.

Réfutations sophistiques, 1, 164 a, 20


« ... Que certains raisonnements soient des raisonnements
véritables, tandis que d'autres paraissent l'être tout en ne l'étant
pas, c'est manifeste. Cette confusion se produit aussi ailleurs,
en vertu d'une certaine ressemblance... Puisque nous n'avons
pas les choses en main dans une discussion mais seulement leur
nom, qui les symbolisent, nous supposons que ce qui se passe
avec les noms se passe aussi dans les choses, comme le tas de
cailloux avec lequel on compte... »

Ibid., I, 165 a
« ... Ceux qui ne sont pas habiles à manipuler les cailloux sont
trompés par ceux qui savent s'en servir ainsi pour les arguments...
ceux qui n'ont pas idée de la signification des mots font de
faux raisonnements... »
126 / Aristote. Le langage

Rhétorique, I, 1, 1354 a 1-6


« La rhétorique est “l'antistrophe” de la dialectique (tournée
de façon à lui faire face). Les deux portent sur des questions
qui peuvent être discutées par tout homme et ne réclament pas
de connaissances spéciales. Ainsi tout le monde y a accès d'une
certaine manière. Tout le monde soutient des arguments, assure
sa défense ou porte des accusations. »
La rhétorique ainsi que la poëtique peuvent jouer avec les
mots, car ils ont une certaine autonomie par rapport aux choses.

Réfutations sophistiques, 165 a 10


« ... Entre noms et choses, il n'y a pas ressemblance complète :
les noms sont en nombre limité, ainsi que la pluralité des défi-
nitions, tandis que les choses sont infinies en nombre. Il est
par la suite inévitable que plusieurs choses soient signifiées,
et par une même définition, et par un seul et même nom... »

Catégories, 1, 1 a 1-5
« ... On appelle homonymes les choses dont le nom seul est
commun, tandis que la notion désignée par ce nom est diverse.
Par exemple, animal est aussi bien un homme réel, qu'un
homme en peinture; ces deux choses n'ont, en effet, de commun
que le nom, alors que la notion désignée par le nom est diffé-
rente. Car si l'on veut rendre raison de chacune d'elles, c'est
une définition différente qu'il faudra donner... »
Les jeux avec les mots sont utiles et agréables.

Rhétorique, III, 2, 1404 b 26-35


« Etant donné que le parler se compose de noms et de verbes,
et que les noms comprennent diverses espèces..., il faut utiliser
peu souvent les glossèmes (idiotismes), les mots doubles, et les
mots inventés de toutes pièces. Le mot usuel, le mot propre et la
métaphore sont seuls utiles pour les discours simples. Un signe :
ce sont les seuls dont tout le monde se sert. On s'entretient
toujours à l'aide de métaphores, de mots propres, et de mots
usuels; il est donc clair que si on sait le faire comme il faut, on
peut rester clair tout en étant précieux, et sans que l'artifice
apparaisse... »
Vocabulaire et textes / 127

Ibid., III, 2, 1405 a 3-10


« ... La clarté, l'agrément, la rareté, sont surtout les qualités
de la métaphore... et le don des métaphores ne peut s'emprunter
à autrui... Elles doivent être en harmonie avec leur objet et
cette harmonie est le résultat d'une analogie... »
Ibid., III, 2, 1405 a, 35
« ... Il ne faut pas les tirer de loin, mais d'objets apparentés
et semblables, ce qui permet de ne pas nommer tout en nom-
mant... »
Métaphysique, D, 6
« ... Ce qui est " u n " l'est ou selon le nombre, ou selon
l'espèce, ou selon le genre ou par analogie... Sont dites selon
l'analogie toutes les choses qui sont l'une à l'autre comme une
troisième chose l'est à une quatrième. »
Ibid., 25, 1461 a 9
« ... Généralement, l'impossible doit se justifier, soit en tenant
compte de la finalité poëtique, soit du mieux, soit encore de
la doxa commune. Au regard de la poésie, il faut préférer
l'impossible persuasif à ce qui ne persuade pas, mais est possible. »
On persuade mieux quand on est soi-même persuadé, ou
qu'on fait semblant de l'être.

Bibliographie
P o u r la France, les ouvrages d'Aristote sont disponibles en
traduction seule chez « Vrin », ou en édition bilingue dans l'édi-
tion « Les Belles-Lettres ». Une édition bilingue de la Poëtique
avec de nombreuses notes existe au Seuil (Roselyne D u p o n t - R o c
et Jean Lallot, 1980).
Histoire des animaux, traduction J. Tricot, Vrin, 2e éd., 1987.
Les Parties des animaux, traduction Pierre Louis, Les Belles-Lettres,
1956.
De la génération et de la corruption, traduction Charles Mugler,
Les Belles-Lettres, 1966.
Marche des animaux. Mouvement des animaux (avec un index des trai-
tés biologiques), traduction Pierre Louis, Les Belles-Lettres, 1973.
De la génération des animaux, traduction Pierre Louis, Les Belles-
Lettres, 1961.

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