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Il est des textes qui semblent voués à n’être que des médiateurs de
lecture pour des événements historiques ou pour d’autres textes. Ils sont
convoqués comme documents historiques, ou, au mieux, comme moyens
de lecture d’autres textes, littéraires eux ! Ils ne sont presque jamais lus
comme texte en soi. Ils sont pure transparence1, référence d’un autre
textuel. Textes rendus muets sur eux-mêmes par la place qu’on leur
donne dans le champ culturel ; textes à qui on ne demande presque
jamais de parler d’eux-mêmes : de leur écriture, de leur stratégies
énonciatives, de leurs rôles discursifs, de la place qu’ils ont dans le
champ culturel.
C’est un véritable continent noir qui se tient sur les marges de la
Littérature, celle qui est étudiée et figure dans les manuels2. Ce constat
qui concerne en premier lieu la littérature française3, reste toujours
valable pour la littérature algérienne de langue française. J’avais nommé
cet ensemble textuel apparemment indéfinissable essai 4, reprenant le
terme générique qui semblait évident. J’avais étudié des textes
maghrébins écrits en français, pour voir comment un genre particulier
pouvait s’acclimater dans une région où le français était une pratique
linguistique inédite. J’avais essayé de dégager quelques caractéristiques
qui permettraient leur classement sous une même étiquette générique.
1
Cf. F. RECANATI, L’Enonciation et la transparence. Pour introduire à la pragmatique, Paris,
Seuil, 1979. Le constat que fait RECANATI à propos de la phrase, considérée comme
“transparente” par rapport à un contenu qu’elle exprimerait, est valable pour un genre,
l’essai, qui serait expression d’idées déjà présentes.
Les citations dans le corps du texte sont données en italiques simples, dans les
notes, elles sont entre guillemets.
2
Les frontières entre la Littérature et la non-Littérature s’estompent, mais les pratiques des
manuels (ces lieux où la littérature se constitue contre ce qui n’est pas elle) reconduisent
souvent les clivages entre les deux domaines.
3
Des études sur “l’essayistique” ont depuis paru : Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire.
Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.
4
Cf. Z.ALI BEN ALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai maghrébin, thèse de
3ème cycle, Aix-en-Provence, février 1980.
5
Je voudrais continuer ici la réflexion commencée alors en reprenant
les questionnements et en les prolongeant. La question est restée
quasiment entière :
Est-ce une marque du genre que le flottement de la nomination et
les pérégrinations du genre ? Je voudrais poser quelques éléments
comme base d’une poétique historique, selon la formule de BAKH-
TINE, pour un genre dont le statut littéraire (la place dans le champ
littéraire) est loin d’être évident.
Comment trouver un protocole de lecture pour cette Babel
textuelle commencée il y a bien longtemps, marquée par la mort-
témoignage du sage au verbe irrépressible, Socrate ? L’attitude de
SOCRATE éclaire les positions de tous ceux qui refusent, dans leur
discours, l’ordre des choses et des idées.
Même s’il ne saurait être question d’aborder une étude de l’essai
dans la culture occidentale, les grandes césures d’une histoire
intellectuelle projettent, par comparaison, un éclairage sur le corpus
retenu. L’essai francophone algérien est, au moins pour une part5, héritier
d’une tradition qui lui est parvenue par la colonisation6 et l’école
française7. Remonter, même très sommairement, à l’origine (à une
origine, l’autre étant surtout du côté de l’oralité de la langue première)
d’une pratique discursive permet d’en constiture l’archive (FOUCAULT8)
pour en comprendre les lois de production et de mutation. Double
héritage, et donc double aspect de l’archive. Cet héritage est direct à
travers la lecture des textes, que cette lecture se fasse à l’école ou en
marge du corpus des textes lisibles à l’école. Il est indirect et arrive par le
genre. En adoptant une attitude critique devant les discours admis
l’essayiste se situe dans la lignée de MONTAIGNE. En dénonçant
5
Il faudrait voir en quoi ces textes sont également héritiers d’une autre tradition, celle de la
littérature et de la rhétorique arabes. L’un des signes les plus évidents tient à certaines
attaques de discours : les salutations du début, les interpellations liminaires, etc. (Cf. le
texte de l’Emir KHALED). Sans préjuger d’une étude qui reste à faire, on peut dire que
l’oralité qui souvent habite ces essais s’inscrit probablement dans la rhétorique arabe. Une
telle étude montrerait une circulation interlinguistique et interculturelle (dans le texte d’un
même écrivain) qui viendrait contredire les séparations entre francophones et
arabophones.
6
Il faudrait également voir dans quelle mesure il ne s’agit pas de retour. On sait que
l’héritage scientifique grec a été repris par les Arabes. Quand quelle mesure des éléments
littéraires et rhétoriques ont-ils également été repris ?
7
Christiane ACHOUR a montré comment les textes littéraires (surtout le texte fictionnel)
étaient habités par les textes enseignés. Les textes s’élaborent entre réitération et
détournement / déconstruction. Cf. C. ACHOUR, Abécédaires en devenir. Idéologie
coloniale et langue française en Algérie, Alger, ENAP, 1985.
8
Cf. Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
6
l’injustice, l’inégalité, il dénonce ainsi le scandale en le provoquant ; il est
dans la lignée de VOLTAIRE et ZOLA...
Comment aborder cette nébuleuse de textes très divers, courts ou
plus longs, publiées dans un journal, une revue, réunis avec d’autres
sous un titre commun, ou occupant, lorsqu’il s’agit d’un long texte
solitaire, l’espace de tout un livre, et même quelquefois de plusieurs
volumes ?
Comment lire ces textes qui, dans un pays où le français, langue
de l’écriture, est pris entre une double pulsion de revendication et de
rejet, renouent avec la vocation première du genre, questionnent
l’ordre du monde, remettent en question les vérités tranquilles,
perturbent les évidences, brouillent les clartés et les frontières...?
Pour mener cette étude, je procéderai par sondages dans le corpus,
par analyses complètes ou plus parcellaires. J’adopterai ainsi ce qui me
semble le principe même du genre : pas de démarche rigoureusement
construite, mais une stratégie globale. Le but est de montrer comment
des textes fonctionnent, comment ils relèvent d’une pratique discursive
qui permet de les regrouper génériquement. Mon travail aura deux
visées :
tracer une histoire du genre (une poétique historique) dans un
contexte précis, celui d’une écriture dans une langue autre. Les
articulations historiques et politiques ont des équivalents dans le bloc
discursif, sans qu’il y ait forcément une étroite concordance ;
esquisser une générique qui permet de dégager les lois de
production et de fonctionnement de textes qui sont tenus hors du
corpus littérature. Ces lois seront dégagées des textes eux-mêmes
qui peuvent ainsi informer leurs lectures possibles.
L’analyse de ces textes sera caractérisée par une stratégie de l’étoile-
ment qui permet d’aborder le problème de plusieurs côtés, un peu à la
manière de l’essai.
Je limiterai mon corpus à l’Algérie et prendrai en considération une
longue période historique, en allant du geste scripturaire inaugural de
Hamdan KHODJA en 1833 aux années de l’indépendance. Restriction
donc à un seul pays, ce qui me permettrait de mieux suivre les
fluctuations d’une pratique d’écriture, qui malgré son apparente non-
conformité à des règles génériques, reconduit de façon plus ou moins
visible des modèles, des habitudes, des façons de dire... qui relèvent
d’un genre, lui-même assez protéiforme et mouvant pour ne pas être
reconnu immédiatement. Restreindre le champ d’étude à un seul pays ne
m’empêchera pas de mettre quelquefois en contrepoint un exemple pris
ailleurs, pour l’éclairer autrement.
Extension dans le temps : remontée vers l’origine du genre en Al-
gérie, pour ensuite en suivre les grandes étapes. Car, comme dans tous
les pays où le français est une langue à la fois imposée et conquise, une
7
langue de l’extérieur que l’on fait sienne, le genre essai se conjugue très
étroitement à l’histoire. En effet, aussi bien au Sénégal, avec par exemple
Cheikh Anta DIOP, qu’aux Antilles avec Aimé CESAIRE, qu’en Afrique du
Nord avec Albert MEMMI, KATEB Yacine ou Jean AMROUCHE, des
hommes exclus de l’Histoire vont devenir acteurs de discours
(quelquefois en même temps qu’ils devenaient acteurs politiques)9. Ils
disent je et se veulent sujets de leur histoire. Ils prennent la parole un
peu comme on prend le maquis, hors des parcours (des discours)
convenus, avec et contre les valeurs qui étaient admises jusque-là,
instaurant une sorte de guérilla dans le champ discursif organisé et réglé
sans eux.
SARTRE a senti ce changement d’attitude et de positionnement
dans le champ discursif. Dans sa préface aux Damnés de la terre de
Frantz FANON, il écrit pour présenter le livre aux lecteurs européens10 :
Les pères, créatures de l’ombre, “vos” créatures, c’étaient des âmes mortes,
vous leur dispensiez la lumière, ils ne s’adressaient qu’à vous, et vous ne preniez
pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire
et les réchauffe, qui n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous
sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour.
9
Cheikh Anta DIOP, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1954 ; Aimé
CESAIRE, Le Discours du colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1954 ; Albert MEMMI,
Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, éditions Buchet-Chastel,
1957 ; KATEB Yacine, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger, éditions En
Nahdha, 1947 ; Jean AMROUCHE, L’Eternel Jugurtha, dans la revue L’Arche,1946.
10
FANON, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.
11
Op. cit., p. 13.
8
prévoyait aucune place pour eux. Ces colonisés qui écrivent en français
commencent généralement par poser ce que l’on peut appeler un postulat
d’existence : nous sommes, nous avons été ainsi dans l’histoire et nous
ne méritons pas le sort qui nous est fait en colonisation. Cette affirmation
se construit à partir des valeurs enseignées (notamment celles de 1789)
et des failles et des faiblesses du discours fort et monologique des
maîtres du pays, et donc de la parole.
Il est possible de reprendre la périodisation thématique qu’Abdel-
kébir KHATIBI propose pour le roman maghrébin. Ce critique distingue12 :
12
Abdelkébir KHATIBI, Le roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968, p. 27-28.
13
Cette remise au pas sanglante s’est passée non seulement en Algérie, mais aussi au
Sénégal (massacre des Africains cadres subalternes de l’armée ) et à Madagascar où il y
eut quelque 90 000 morts en 1947...
9
Il sera difficile de rester dans le cadre de ce travail. Les besoins de
la démonstration me feront quelquefois en sortir. Parcequ’il sera
intéressant de faire le détour par d’autres textes, produits ailleurs, dans
un contexte comparable14. Parce qu’il est indispensable de mettre en
regard des textes étudiés ceux qui constituent leur cadre discursif. Parce
qu’il est difficile de faire coïncider coupure historique et coupure littéraire.
Ainsi, les textes de Lacheraf, publiés avant 1962, sont repris après. En
1965, leur destinataire change. l’Autre auquel on s’adresse c’était
l’historien français, le tenant de la colonisation, etc. A sa place apparaît
l’Algérien tenté par une écriture lapidaire de l’Histoire, par une
arabisation simplificatrice, etc. Les essais féminins constituent un en-
semble qu’il est intéressant de considérer avant et après 1962. Cette date
devient une articulation importante dans une production qui sera étudiée
comme un tout.
La démarche de l’essai, qui refuse le strict formalisme, qui peut
pister la thèse projetée par divers protocoles, sera la mienne. Celle d’une
liberté qui peut sembler synonyme de désordre. Mais il faut la considérer
comme une méthode adaptée à des textes formellement très divers.
14
J’ai mené cette démarche en étudiant les textes de CESAIRE, GLISSANT, SENGHOR, MEMMI ou
KHATIBI... Cf. les articles cités en bibliographie.
10
1° partie :
Les problèmes méthodologiques.
L’essai depuis Montaigne.
11
Chapitre 1 :
Eléments pour une poétique historique
15
Cf. F. RECANATTI, La transparence et l’énonciation. op. cit.
13
venir. L’essai est un genre qui se conjugue étroitement à l’histoire et on
ne peut le couper de ce qu’on appelle le contexte. Ce contexte de
production et de réception sera forcément un aspect important dans
l’analyse.
Comment rendre compte de caractéristiques génériques et d’un
fonctionnement particuliers? La question a déjà été posée depuis long-
temps pour les genres où les préoccupations ésthétiques sont plus
visibles que dans l’essai.
Pour BOURDIEU, par exemple, il s’agit de
LE CHRONOTOPE
La notion de chronotope a été adaptée par Mikhaïl BAKHTINE17 qui
l’emprunte au domaine des mathématiques et de la biologie pour
désigner la combinaison de l’espace et du temps en un tout :
Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par “espace-
temps” : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été
assimilée par la littérature […]. Il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps
[…]. Nous entendons chronotope comme une catégorie littéraire de la forme et du
contenu 18.
16
Pierre BOURDIEU, “Champ intellectuel et projet créateur”, in Les Temps modernes, n°
246, nov. 1966, p. 905.
17
M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
18
Ibid., p. 237.
14
Les deux dimensions sont transformées et synthétisées. Une nouvelle
dimention naît, qui sera spécifique de la littérature. Bakhtine ajoute :
Ici le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que
l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de
l’Histoire19.
Une importance capitale pour les genres. On peut affirmer que ceux-ci avec
leur hétéromorphisme, sont déterminés par le chronotope 20.
19
Ibid., p. 237
20
Ibd.., p. 238.
21
Ibid., p.391.
22
Ibid., p.238.
15
On a donc le chronotope historique et le chronotope littéraire (l’éla-
boration esthétique). Cela permet de poser les jalons d’une histoire litté-
raire qui prend en compte : l’originalité du travail littéraire, de la distance
de l’écrivain face à la langue et aux discours déjà constitués. Tout cela
représente pour lui un matériau et un lieu à travailler, à refaçonner pour
un usage inédit et encore habité par les autres formes. Ce travail varie et
prend des formes très diverses dans le temps.
BAKHTINE constate que les formes génériques peuvent avoir une
période de créativité et de dynamisme. Elles peuvent ensuite se figer. Les
chronotopes sont alors transmis, mémoire et archive, par le genre qui les
a élaborés. On aura alors des formes qui persistent
23
Ibid.,p. 238.
24
Ibid., p. 278.
16
Une autre caractéristique des genres étudiés par BAKHTINE inté-
resse l’essai. Les premiers textes sont normatifs et pédagogiques. Les
essayistes veulent, eux aussi, donner une leçon, expliquer, démontrer,
réfuter, etc. Dans l’essai, souvent la visée pédagogique (nous dirions la
réprésentation pédagogique) croise d’autres représentations : polémique,
scientifique, etc. On a une véritable stéréoscénie : plusieurs scènes où se
jouent en même temps plusieurs représentations. BAKHTINE signale que
la première autobiographie est un plaidoyer (il s’agit du plaidoyer
d’ISOCRATE) :
L’INTERTEXTUALITE
La notion vient compléter cet appareil méthodologique. Elle propose
une démarche pour étudier le dialogisme dans un texte. Un texte lit et
écrit d’autres textes. Il absorbe et transforme d’autres textes, d’autres
énoncés :
25
Ibid., p. 280.
26
Ibid., p. 278
17
L’intertextualité […] désigne le travail de transformation et d’assimilation de
plusieurs textes opéré par le texte centreur qui garde le leader-ship27.
les pôles idéologiques […]. Alors s’ouvre le champ d’une parole neuve, née
des fissures du vieux discours, solidaire de lui. Malgré qu’ils en aient, ces vieux
discours injectent toute leur force de stéréotype à la parole qui les contredit, ils la
dynamisent30.
Sur les ruines des vieux discours, à partir de leur sclérose, le dis-
cours neuf peut se tenir. Contester pour pouvoir dire, bloquer pour faire
partir un nouveau discours. L’intertexualité est une notion fondamentale
pour l’étude du texte pris dans ses relations à l’ensemble des autres
textes. Dans l’étude de l’essai, elle permet de rendre compte de son
dialogisme.
27
L. JENNY, “ La stratégie de la forme”, in Poétique n° 27, 1976, p. 262.
28
Ibid. p. 262.
29
Cf. RIFFATERRE, “L’intertexte inconnu”, in Littérature, n° 41, 1981, p. 4.
30
L. JENNY, art. cit., p. 262.
18
L’archéologie : archive, énoncé, stratégie...
La méthode archéologique de Michel FOUCAULT propose une
démarche et des notions qui permettent de rendre compte des textes
produits dans un contexte discursif précis. Elle permet de comprendre
comment ces textes sont devenus possibles et ont été produits.
Cette théorie enveloppante s’articule sur deux notions : l’archive et
l’énoncé. La première est définie comme le système général de la
formation et la transformation des énoncés31. Elle permet ainsi de voir
comment le discours (concepts, histoire et explications) sur la folie s’est
constitué. Ce n’est pas une continuité, mais une discontinuité, avec des
ruptures, des failles, des points faibles où la cohérence n’est plus
évidente. Elle permet l’élaboration des lois qui rendent compte des
énoncés. Selon Angèle KREMER MARIETTI, elle touche à un niveau
31
M. FOUCAULT, op. cit, p. 171.
32
A. K. MARIETTI, Michel Foucault. Archéologie et généalogie, Paris, Librairie Générale
Française, Le livre de poche, 1985, p. 148. Première édition, Paris, Seghers, 1974.
33
M. FOUCAULT, p. 106.
34
Ibid., p. 107.
35
FOUCAULT précise: “Je n’ai jamais présenté l’archéologie comme une science, ni même
comme les premiers fondements d’une science future”, op. cit., p. 269.
19
Elle permet de mettre en évidence les relations d’engendrement et
d’évolution des énoncés : comment sont-ils élaborés ? Sur quels socles ?
en opérant quelles coupures avec les énoncés qui ont été leur matière
première ?
On peut dire que la démarche archéologique se situe sur l’axe
diachronique. Si elle pointe l’origine de l’énoncé, c’est pour en suivre
ensuite l’évolution, selon les rapports de force du champ culturel, selon
les conditions d’énonciation.
La démarche de Pierre BOURDIEU est, elle, davantage (mais pas
seulement) de l’ordre de la synchronie. Elle permet de rendre compte de
l’organisation du champ culturel (ou intellectuel, ou littéraire).
LE CHAMP INTELLECTUEL
BOURDIEU refuse la séparation entre étude immanente du texte et
étude externe, qui le réfère à une autre réalité dont il serait expression,
reflet, etc. L’œuvre a une double dimension, esthétique et sociale. Elle
est création originale et acte de communication. Elle occupe une place
spécifique dans le champ intellectuel. Cette notion permet de rendre
compte de la position de l’œuvre par rapport aux autres agents. Ce
champ,
La structure du champ est un état du rapport de forces entre les agents ou les
institutions engagées dans la lutte ou, si l’on préfère, dans la distribution du capital
spécifique qui, accumulé au cours des luttes antérieures, oriente les stratégies
ultérieures 37.
36
BOURDIEU, “Champ intellectuel et projet créateur”, in Les temps modernes, n° 246, nov.
1966, p. 865.
37
P.BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 114.
20
A l’éclairage de cette notion de champ intellectuel, il sera possible
de cerner la position de l’écrivain colonisé. Sa position lui vient de la
structuration du champ, par le rapport des forces culturelles, sociales et
politiques. Cette position, il la construit après l’avoir gagnée, lui, l’intrus.
Rien, dans le réglage du champ qui se met en place au lendemain de
l’arrivée des Français, ne prévoyait son intervention en tant que
producteur de sens. Ce champ ne prévoyait que des textes et discours
européens. Il intègre des discours qui lui préexistent (comme les récits du
Docteur SHAW et de SHALER38) ou qui ont été élaborés (réitération et
compilation à l’occasion de la conquête).
Il fait partir de nouveaux discours et rend d’autres inaudibles,
quasiment impossibles à tenir : les isotopies du déficit civilisationnel et de
la barbarie des Algériens se mettent en place. Elles seront de véritables
matrices discursives qui vont engendrer une multitude de textes dans la
même lignée thématique. Mais les isotopies sur la générosité et l’esprit
chevaleresque de l’Arabe ou du Maure donneront lieu à des discours
marginalisés, qui auront une petite place dans le champ culturel.
Albert MEMMI avait montré la constitution et les métamorphoses du
discours colonial qui opère une dévaluation systématique des valeurs : la
générosité devient imprévoyance, etc.39
L’écrivain colonisé s’aventure dans un monde qui ne le prévoyait
pas. L’école lui avait ouvert les portes d’un univers où il ne devait être
que toléré. Toléré et / ou refoulé sur les marges du champ intellectuel, il
aura une position qui tient de l’impossible. Il n’était prévu que comme
reproducteur de discours déjà constitués. Après une période propé-
deutique marquée par la réitération et l’imitation de modèles esthétiques
déjà dépassées, il va ouvrir les voies de l’inconnu et de l’inédit. Son
intervention va alors travailler à perturber le champ intellectuel.
Le champ discursif
BOURDIEU avait défini les champs intellectuel, culturel et littéraire.
Découlant de cette définition, la notion de champ discursif peut être
retenue. Elle présente l’avantage de se limiter aux textes et permet de
prendre en compte l’ensemble constitué par les divers discours.
Polarisation donc sur les textes, à partir desquels les autres forces
peuvent être retrouvées. En effet, le point de départ est constitué par le
texte. C’est dans son champ que sont organisées les différentes forces
du champ intellectuel et social. C’est dans ses relations, qu’il a établies,
avec les autres textes que peuvent être étudiées ces forces. Ce texte
peut occuper diverses positions dans le champ discursif : majeure ou
mineure.
38
Thomas SHAW, Voyage dans la Régence d’Alger, Oxford, 1738 ; et William SHALER,
Esquisse de l’Etat d’Alger ..., Boston, 1826.
39
Albert MEMMI, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Buchet-
Chastel, 1957, Rééd. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973.
21
Le champ est toujours pris entre stabilité et mouvement
destructurant. Il se constitue par l’équilibre momentané entre les
différentes forces, entre les différents pôles discursifs. Dans le champ en
constitution en 1830, on peut repérer le pôle de la mission civilisatrice de
la France et celui du droit des Européens (à faire cesser la piraterie, etc.).
Des intrus, imprévus, peuvent intervenir et prendre place dans ce champ.
Ils vont travailler à changer la configuration du champ de forces.
L’horizon discursif
Dans la même perspective, nous pouvons avancer la notion
d’horizon discursif ou cadre discursif. Cet horizon est présent en texte,
ne serait-ce que par des allusions. Mais il est posé comme une extériorité
au texte sur lequel il ne fait pas peser de contrainte. Il constitue un
ensemble de repères par rapport auquel l’écriture se constitue. Il
constitue un ensemble de références qui permettent la communication. La
pérennité de la présence française constitue l’un des éléments importants
de l’horizon discursif jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale,
jusqu’à la revendication d’indépendance lancée par MESSALI Hadj.
Le cadre discursif est constitué par la masse des textes produits, qui
jouent le rôle de repères et de références mais qui ne sont pas
directement lus par le texte ici et maintenant.
40
Michel PECHEUX, Les Vérités de La Palice. Linguistique, sémantique, philosophie, Paris,
Maspero, 1975, p. 130.
41
Ibid., p. 131.
22
reproduction et le changement. L’Ecole française enseigne en même
temps, et contradictoirement, les valeurs de la supériorité civilisationnelle
de la Métropole et les valeurs de 1789. On peut comprendre la constante
référence des discours des intellectuels colonisés aux valeurs de la
Révolution française.
42
Ibid., p. 143.
23
et une cohérence), un discours clivé. Ils sont pris entre la réitération du
discours dominant (lui même contradictoire) et la production d’un autre
discours, impossible à tenir.
Cette situation de l’impossible vient de leur formation. Ils sont les
enfants d’une société vaincue et dominée. Au moment où ils émergent
sur la scène de l’écriture (où ils disent je en français), c’est la période de
la domination politique et juridique. Restructuration de la propriété au
profit des Européens. Donc, du jour au lendemain, les relations naturelles
(non soumises au temps) sont bouleversées. Restructuration de la
nomination : les anthroponymes de type tribal sont remplacés,
quelquefois par des sobriquets43.Ils seront les otages qu’une société
vaincue doit offrir au vainqueur, littéralement, puisque les enfants des
chefs de la résistance furent envoyés dans les écoles française, et
symboliquement. Ils seront les éclaireurs de leur société envoyés dans
l’Autre monde, pour en ramener savoir et des bribes de pouvoir.
Ils sont sommés de se déterminer comme figures exemplaires,
illustration et justicication de la colonisation. Ils sont en même temps les
porte-parole de leur société. Cette situation sur deux mondes opposés,
dans la gueule du loup, fera que leur discours sera comme une
impossibilité de discours et une fuite vers d’autres possibles.
Texte / discours
Texte et discours. Les deux substantifs seront utilisés pour désigner
les mêmes unités d’étude : des énoncés ou des ensembles d’énoncés.
43
En effet, les officiers des bureaux arabes qui établirent l’état civil à la française pro-
cédèrent au fractionnement de la tribu. Ils donnèrent quelquefois des patronymes
ridicules : noms de légumes, noms désignant des tares : imbécile, boiteux, etc.
44
Pierre MACHEREY, Pour une théorie du texte littéraire, Paris, Maspero, 1968.
24
Le texte est une pratique signifiante où se réalise la rencontre du sujet et de la
langue 45.
Il est défini comme étant une unité égale ou supérieure à la phrase ; il est cons-
titué par une suite formant un message ayant un commencement et une clôture.
45
Roland BARTHES, article “Texte” in Encyclopaedia Universalis.
46
Cité par BARTHES, art. cit.
47
Cf. Julia KRISTEVA, Sémiotiké, Paris, Seuil, 1978.
48
Jean DUBOIS et alii, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973.
49
Annie BOONE et André JOLY, Dictionnaire terminologique et systématique du langage,
Paris, L’Harmattan, 1996.
25
Chapitre 2 :
Eléments pour une histoire de
l’essai en tant que genre
50
Cf. Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire . Typologie des discours modernes, Paris,
Payot, 1982. Il parle d’essayistique.
27
à la publication des œuvres de son ami LA BOETIE, mort sept ans plus
tôt.
A partir de LA BOETIE et de Raymond SEBOND
Comme dans le cas de Socrate, c’est le hasard -ou la fatalité, c’est
à dire l’Histoire- qui décide de la position de MONTAIGNE dans le champ
intellectuel de son époque. Il vient à l’écriture de façon doublement
biaisée, par un double détour :
Il est légataire intellectuel de son ami LA BOETIE et s’attelle à la
publication de sa Servitude volontaire.
Poussé par son père, il traduit et publie en 1559 La Trilogie
naturelle de Raymond SEBOND.
Ces deux textes sont comme des prétextes à sa propre écriture.
Eléments dynamiques qui vont impulser et comme légitimer son
intervention comme commentateur ? Cette hypothèse semble plausible
quand on pense que l’écrivain met, très tôt, en œuvre une pratique de
l’entreglose résolument moderne51.
Mais un second acte scripturaire accompagne cette première entre-
prise et, très rapidement, la rejette dans l’ombre. Sept ans après la mort
de son ami, MONTAIGNE entre en littérature. La mise en scène discursive
de cet événement a été imaginée par Michel BUTORr : MONTAIGNE note
la pression de son entourage :
Les plaintes qui me cornent aux oreilles sont comme cela : “oisif ; froid aux
offices de l’amitié et de la parenté et aux offices publiques, trop particulier”.
51
“Nous ne faisons que nous entregloser”, écrit-il, rendant visible le principe intertextuel du
champ littéraire.
28
– De quoi y est-il question ?
– Un peu de tout
– Comment cela se présente-t-il ?
– C’est que j’ai beaucoup hésité, j’hésite encore, ce n’est pas mûr...52
L’an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des Calendes de mars,
anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps de sa
servitude du Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se
retira dans le sein des doctes vierges, où, en repos et sécurité, il passera les jours
qui lui restent à vivre […].
52
BUTOR, “Le monde des Essais”, in Essais, Paris, 10-18, 1965, Tome II*, p. VII-VIII.
53
Ainsi, les très nombreuses citations de MONTAIGNE ne sont ni superflues ni secondaires.
54
Cf. la présentation du Livre I, p. XIV.
55
Selon l’expression de Christiane BOUTOUDOU, Montaigne. Textes et débats, Paris, Le
livre de Poche, 1984, p.10.
29
la vie : s’il n’a plus de charge officielle, MONTAIGNE n’en continue pas
moins à prendre part à l’histoire agitée de cette période56.
Les Essais sont directement branchés sur l’actualité57. On sait que
MONTAIGNE a traité les sujets plus divers, en gros tous les sujets de son
époque : la peur ou les cannibales, l’amitié ou l’éducation des enfants, le
dormir ou l’ignorance, la fainéantise ou les livres...
Traité de philosophie, traité de morale, ensemble de réflexions sur
la vie... Le(s) livre(s) de MONTAIGNE c’est tout cela. Mais ce qui
caractérise le plus son entreprise, c’est le fait que tout les sujets traités
sont passés par le crible d’une conscience aiguë, d’une conscience
irréductible à nulle autre.
Le projet de MONTAIGNE
L’auteur présente son projet dans l’adresse au lecteur :
C’est icy lecteur un livre de bonne foy. Il t’advertit dès l’entrée que je ne m’y
suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Il n’y ay en nulle considération
de ton service, ny de ma gloire. Je l’ay voué à la commodité particulière de mes
parens et amis […] je veus qu’on m’y voie en ma façon simple,naturelle et
ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que je peins [...]. Ainsi, lecteur,
je suis moy-mesme la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes
ton loisir en un subject si frivole et si vain58.
56
Il est élu et réélu maire de Bordeaux (1580-1583 et 1583-1585). Il mène des négociations
entre Henri IV et le Gouverneur de Guyenne ; il assiste en observateur aux Etats Généraux
de Blois (1588) ; il écrit à Henri IV et refuse une place à la Cour.
57
C. BOUTOUDOU parle de “livre d’actualité”.
58
MONTAIGNE, Essais, Paris, Union Générale d’Editions, 10-18, 1965, p. 3-4.
59
Il ne s’agit évidemment pas d’un quelconque reflet d’une quelconque réalité préexistant...
Le miroir est constitué par cette relecture de discours constituant le champ intellectuel. Il
est donné par MONTAIGNE comme ce qui se construit à partir de cet avant textuel qui
constitue ainsi son archéologie.
30
Le lecteur-destinataire est double. D’abord le premier, avoué,
revendiqué comme lecteur direct, intime, celui qui est constitué par les
parents et les amis. Puis le second, différé, convoqué et réfuté : auquel
Montaigne s’adresse directement en texte (alors qu’il ne s’adresse pas à
ceux pour qui, d’après ses déclarations, il écrit).
Le texte
Les Essais se présentent – sont donnés à lire – comme un
ensemble complexe, multiforme. Il est en effet difficile de définir l’attitude
de MONTAIGNE . On connaît la diversité des lectures qui ont été faites du
texte et de son auteur: à un MONTAIGNE stoïcien succède un autre
épicurien, puis un sceptique, un chrétien ou un pyrrhonien.60 L’auteur
multiplie les postures, semble porter successivement plusieurs masques.
On a toujours tenté de réduire son texte à une unité, à un sens en
bloc. Or, ce complexe textuel fonctionne comme un carrefour, rencontre
et bifurcation, convergence et dispersion :
C’est le lieu de convergence des savoirs de son époque. Les Essais
constituent une sorte de compilation et de bilan du savoir de l’honnête
homme. MONTAIGNE lit et réécrit les Auteurs (c’est à dire les auteurs
antiques).
60
Cf BUTOR, présentation des Essais : “Etant donné le nombre énorme de citations que
comportent les Essais, des emprunts que les historiens de plus en plus avertis réussissent
à déceler sous les passages apparemment les plus personnels, il est clair qu’en faisant un
montage d’extraits de son ouvrage on réussira à lui faire dire les choses les plus
différentes, à nous proposer un Montaigne stoïcien, pyrrhonien, épicurien, chrétien, ce qui
consiste à vrai dire seulement à défaire son propre travail, à reconstituer Sénèque avec ce
qui vient de Sénèque, Pyrrhon avec qui vient de Sextus, Epicure avec ce qui vient de
Lucrèce (op. cit., p. XII).
61
BOUTOUDOU, op. cit., p.7
62
MONTAIGNE, op. cit., “Avertissement”,
63
Ibid., Livre II, Ch. 17, p. 472.
31
– Enfin, toute cette fricassée que je barbouille icy, n’est qu’un registre des
essais
de ma vie, qui est pour l’interne santé, exemplaire assez, à prendre l’instruction à
contre poil64.
64
Ibid., Livre III, Ch. 13, p. 370.
65
Ibid., Livre II, Ch. 9, p. 201.
66
Ibid., Avertissement au lecteur, p. 3-4.
32
A ce lecteur continuellement relancé, MONTAIGNE propose un dis-
cours nouveau. C’est à travers sa sensibilité et sa perception particulières
que tout, et surtout tous les discours de son temps, aussi bien les savoirs
nobles que les vérités populaires (souvent en les frappant les uns contre
les autres), sera examiné.
Cette disposition se conjugue avec une écriture nouvelle, qui de
déploie dans une réflexion sur sa propre genèse.
J’adjoute, mais je ne corrige pas... Mon livre est toujours un 67.
– Qui ne voit pas que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans
travail, j’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde 68.
– Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en
autre [...] mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon
histoire à l’heure 69.
Moy à cette heure et moy tantost, sommes bien deux ; mais quand meilleur ?
Je n’en puis rien dire 70.
Mon livre est toujours un afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout
vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal
jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que sur poids, qui ne
condamnent point la première forme, mais donnent quelque pris particulier à
chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De là toutefois il
67
Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.
68
Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 200.
69
Ibid., Livre III, Ch. 2, p. 22.
70
Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.
33
adviendra facilement qu’il s’y mesle quelque transposition de chronologie, mes
contes prenans place selon leur opportunité, non toujours selon leur aage 71.
Je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de
mon langage tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts,
je les poise 74.
Il relit et ré-écrit : le texte cité et réveillé, dégagé du sens figé qui lui
a été conféré est alors de l’ordre du scriptible 75. C’est son propre texte qui
fixe les règles de citation : celle-ci répond à une nécessité de ce texte.
Antoine COMPAGNON montre que les Essais sont le lieu, et l’occasion,
d’une véritable révolution dans la relation aux textes antérieurs.
L’allégation (l’autorité de la tradition) diffère de la citation, (la répétition
qui engage le sujet). Toutes deux
71
Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.
72
BUTOR, Introduction du Premier livre, “L’origine des Essais”, p. III.
73
BUTOR, op. cit., p. XLVIII.
74
MONTAIGNE, op. cit., Livre II, Ch. 10, p. 112.
75
Cf. Roland BARTHES, S / Z, Paris, Seuil, 1970, Rééd. Coll. “Points”.
34
l’autre par la Renaissance et l’imprimerie. Chacun correspond à un système
différent de contrainte sur l’écriture. Mais le système de contrôle scolastique (par
la tradition, par une instance extérieure au texte, qui exige l’allégation comme
déclaration d’allégeance) s’est relâché, et la régulation classique (par le sujet) ne
s’est pas encore instituée.
cette période ambiguë où tout n’est pas encore joué : les deux sont possibles.
Ils sont un mélange hybride d’allégation et de citation ; il leur sert de relais 76.
76
COMPAGNON, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, 1979, p. 283.
77
MONTAIGNE., op. cit., Livre III, Ch. 2, p. 22.
78
Ibid.
79
Les Essais auront une place de choix dans la constitutions du système culturel.
80
Il est évident que l’on peut retrouver une pratique de l’essai comme genre avant
MONTAIGNE. Mais c’est avec lui que le genre apparaît en tant que tel.
35
annonciatrices de celle de MONTAIGNE. Mais elle permet de donner une
archive au genre et d’étudier son archéologie.
Essay : Epreuve. “C’est une dangereuse invention que celle des géhennes et
semble que ce soit plutôt un essay de patience que vérité” Montaigne, II, 5 81.
Essay : se dit […] des premières productions d’esprit qui se font sur quelque
matière pour voir sy l’on y réüssira. Il a voulu faire voir par cet essai qu’il estait
capable de reüssir en quelque chose de plus grand.
Il se dit encore de certains ouvrages qu’on intitule ainsi soit par modestie, soit
parce qu’en effet l’auteur ne se propose pas d’approfondir la matière qu’il traite.
Essais de géométrie [...]. Les Essais de Montaigne...
81
HUGUET, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, 1946.
82
Paris, chez la veuve Jean Baptiste Coignard, dédié au Roy, 1694.
83
En 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1879.
36
Cette définition se retrouve dans l’édition de1897 :
Divers auteurs ont donné par modestie ce titre à leurs ouvrages (essais de
phisique: essais des merveilles de la nature, essais de morale. Les Essais de
Montaigne. Il y a des essais de morale de Monsieur Nicole […]
Litt : se dit de certains ouvrages qu’on intitule, soit que l’auteur ne se propose
pas d’approfondir la matière qu’il traîte, soit par modestie. Essais de géométrie.
Essais de physique, de morale, de littérature, essai sur la peinture, sur la musique.
Les Essais de Montaigne.
la définition se précise:
En litt., le nom “Essai” est donné à des ouvrages dont le sujet, la forme, la
disposition ne permettent pas de les classer sous un titre plus précis, mieux
déterminé. Mais cela ne signifie pas que l’ouvrage est superficiel et traité
légèrement, mais un ouvrage qui n’entre pas dans tous les développments que
comporterait le sujet.
84
B. BESCHERELLE Aîné, Bibliothécaire du Louvre, membre de la Société de Statistique
Universelle, de la Société grammaticale, etc., Dictionnaire, Paris, Simon et Garnier frères
éditeurs, 1835, 2ème édition.
85
Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1866-1879), réimprimé
Genève - Paris, Slatkine, 1982.
37
On peut y voir aussi un sentiment de modestie chez l’auteur en face d’un vaste
sujet, dont il ne peut prétendre embrasser toute l’étendue.
Essais : fut utilisé pour la première fois par Montaigne pour désigner ses notes,
pensées sur lui-même et ce qui l’intéresse [...].
Litt. (depuis Montaigne) : se dit d’un ouvrage qui a quelque rapport avec un
traité mais s’en éloigne généralement par une plus grande liberté de composition
et de style.
Ouvrages faits d’articles en général courts, vifs et variés, plus ou moins
artificiellemnt réunis sous un titre général.
86
Larousse universel, publié sous la direction de Paul Augé, Paris, 1930.
87
Pierre ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
Paris, 1955 ; Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction
d’Alain REY, Paris, 1992.
88
Les autres genres jouent aussi avec les lois qui les font appartenir à une classe générique.
Subversion, parodie... autant de modes d’écriture possibles. Mais pour l’essai, cette liberté
est un trait générique.
38
Cette définition se retrouve telle quelle jusqu’en 1984. Ce n’est que
dans l’édition de 1992 qu’il y a un changement notable :
Essai : désigne (1580, Montaigne) un ouvrage littéraire en prose qui traite d’un
sujet sans viser à l’exhaustivité.
Ouvrage ou long article de revue dans lequel l’auteur traite librement d’une
question sans prétendre épuiser le sujet.
– Essayiste : [...] de l’angl. “essay”, essai. Littér. Nom donné aux auteurs
d’essais, et particulièrement aux écrivains anglais qui rédigent dans les revues et
les journaux des chroniques scientifiques, religieuses ou artistiques.
Cet énoncé est encore réitéré dans l’édition de 1930 (un seul
changement: il importe de ne pas confondre est remplacé par il est
nécessaire de ne pas confondre : il faut s’adapter aux façons de parler du
moment...).
Le dictionnaire donne plusieurs informations : sur les pratiques
scripturaires, sur leurs finalités, sur le lieu et le statut éditoriaux du texte
journalistique et de l’essai. Ici, c’est l’essai qui serait plus du côté de la
norme, de la complétude. C’est l’article de journal qui est implicitement
défini par le manque.
Une seule forme d’essai est retenue : le texte publié et publiable
dans une revue. C’est donc un texte assez court (même s’il est plus long
89
Grand dictionnaire des lettres, Paris, Larousse, 1986.
90
Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1866-1979), op. cit.
39
que l’article journalistique), qui ne peut constituer le texte d’un livre.
Pourtant, VOLTAIRE par exemple avait publié des essais qui occupent
plusieurs tomes.
Les dictionnaires donnent également des renseignements sur les
pérégrinations géographiques (et historiques) du substantif. Les
essayistes apparurent d’abord en Angleterre, au XVIIIe siècle :
L’Angleterre dut certainement à ces recueils [il s’agit des périodiques] une
partie de ses grands hommes et de sa vie politique. D’autre part, il est vrai, la
grande littérature y perdit ; les grandes œuvres devinrent rares. Les écrivains se
plurent à se tenir en contact continuel avec l’opinion [...] 92.
91
Op. cit.,entrée “essayiste”.
92
Grand Dictionnaire Universel, op. cit.
40
Ces caractéristiques de l’essai au XVIIIe siècle ne se retrouveront
pas toujours telles quelles dans l’essai. Le contact direct avec le public
notamment ne sera pas toujours reconduit. Il suffit que les conditions
matérielles de publication changent, que l’on passe de la revue au livre,
pour que les conditions de communication changent.
41
Nous voyons ainsi s’esquisser un profil de l’intellectuel, nous avons
des repères pour déterminer ses positions. Il produit un discours plus
directement branché sur l’actualité et les problèmes de son temps et de
sa société. Il ne reconduit ni les discours ni les valeurs en place. Il serait
plus du côté du franc-tireur que de celui qui suit les chemins tracés.
42
Chapitre 3
L’intellectuel : positions et fonctions
L’écrit quitte les lieux et les formes qui étaient devenus les siens.
Des hommes qui n’étaient pas désignés pour cette mission prennent en
charge un problème qui ne relève pas de leurs compétences. Ils
s’attaquent à l’Institution (à deux de ses piliers : l’armée et la justice) et
prennent à témoin l’opinion publique. Le scandale permet de dénoncer un
scandale encore plus grave et le manquement à des principes posés
comme valeurs absolues. Le journal permet une communication plus
directe et vise un public qui n’est pas celui auquel s’adressent
habituellement ces hommes.
L’intervention de ces hommes vise une efficacité et supplée une
déficience de l’ appareil d’Etat. ZOLA écrit :
Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me
traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends 95.
93
Cf. ORYet SIRINELLI, “L’intellectuel : définition”, in Les Intellectuels en France, de l’affaire
Dreyfus à nos jours, Paris, A. Colin, 1986, p. 5.
94
Ibid., p. 5.
43
Cette action déroge aux habitudes installées dans le champ culturel.
Courage et exigence de lumière et de vérité : l’écrivain se fait tribunal. Un
nouveau rôle demande une nouvelle dénomination. C’est Georges
CLEMENCEAU qui utilise le qualificatif intellectuel comme substantif pour
désigner le nouveau groupe :
N’est-ce pas un signe, tous ces “intellectuels” venus de tous les coins de
l’horizon qui se groupent sur une idée96.
Le mot est né, lesté par les sèmes d’engagement commun autour
d’une valeur (ou d’un système devaleurs). Mais le mot ne prendra que
lorsqu’il est repris par BARRES, pour fustiger cette action. Il se répand et
sera ensuite endossé par le même BARRES, pour désigner son propre
groupe. Le substantif né dans la polémique en gardera les marques :
S’il est des concepts qui sont intrinsèquement liés à l’image de l’intellectuel, ce
sont bien ceux de débat et de valeurs, le pour et le contre se traduisant souvent
dans les deux camps par Vérité / Erreur, Bien / Mal 97.
95
Ibid., p. 5
96
Ibid., p. 6.
97
Ibid. p. 8.
98
Cf. Z. ALI-BENALI, Essai de typologie d’un genre..., op. cit.
99
ORY et SIRINELLI, op. cit., p. 9.
44
L’intervention de l’intellectuel se situe dans le présent, dans l’ici et
maintenant. Elle se caractérise par le refus de reconduire les vérités
admises sans les soumettre à un examen critique. L’intellectuel est
l’empêcheur de tourner en rond, dressé face à tous les conformismes100.
Son attitude est d’abord celle d’un contestataire. Son discours sera
forcément iconoclaste. Il a une sorte de vocation d’opposant. Son
opposition au système de valeurs établies peut être radicale et se
caractériser par une grande violence. Ce sera la position de FANON. Il
fait de la violence, qu’il projette comme seule possibilité, le principe-
même de son écriture. La notion de table rase, reprise et réactualisée
dans le nouveau contexte de la lutte contre la colonisation, constituera la
dynamique-même du texte. Tout ce qui n’entre pas dans cette conception
est écarté.
La définition rejoint celle de Jean-Paul SARTRE qui écrit que
l’intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas101.
Personne ne l’a désigné pour cette tâche. Personne, surtout parmi
ceux qui ont le pouvoir, n’accepte son rôle de dérangeur. Il n’a, sauf s’il
réussit dans son entreprise, aucune consécration. Plus encore selon
SARTRE : tout le monde s’approprie ce qu’il produit. Homme nu, homme
démuni, il ne se veut possesseur d’aucun savoir et donc d’aucun pouvoir.
Il est toujours en quête de vérité. Quête solitaire, à contre-courant. Mais,
paradoxalement, cette quête n’a de sens que si elle concerne le plus
grand nombre. Cet homme qui se donne seul un statut et une fonction se
veut quête de vérité et exigence de liberté. Mais son itinéraire solitaire n’a
de sens que s’il est pris dans plusieurs autres itinéraires. Son destin ne
peut être dissocié des autres. C’est pour cela que même lorsqu’il dit je,
l’intellectuel est porte-parole.
Ces caractéristiques de l’intellectuel semblent (en regard du travail
déjà effectué sur l’essai) convenir pour les textes retenus ici. Mais se
pose alors une autre question, celle de l’efficacité de l’intellectuel.
SARTRE dit qu’on lui reproche son inefficacité, son impuissance. Ce
grief est encore plus virulent en Algérie. Le discours sur l’impuissance,
l’inutilité et la trahison des intellectuels est l’un des plus communs. Il
remonte très loin. On peut le trouver chez FANON, qui demande à
l’intellectuel algérien et africain d’être à l’écoute et à l’école du peuple102.
On le retrouvera après chez les dirigeants politiques. On le retrouve
jusque dans la chanson103...
100
Ibid. p. 9
101
SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.
102
FANON, Les Damnés de la terre, op. cit.
103
Cf. la chanson d’AZIZ qui a pour titre Moi aujourd’hui je m’en fous. Le chanteur écrit : “Les
intellos sont au kilo / La brosse se fait au stylo / Du Caire à la Sorbonne / Dites-moi si
parmi eux il y a un homme”.
45
Abdallah LAROUI propose une hypothèse explicative pour une telle
disqualification104. Selon lui l’histoire de l’intellectuel arabe est celle de la
nécessité de penser la relation à l’Autre, qui est l’Occident. Trois façons,
avec chaque fois une figure de l’intellectuel, se succéderont. Le clerc
assimile l’opposition Occident / Orient à l’opposition Christianisme / Islam
et tentera une réponse en termes religieux. Sa démarche ne peut aboutir.
Lui succède le politicien qui pense que la fin des régines autoritaires et la
liberté permettront de régler de façon satisfaisante le décalage entre les
deux mondes. Enfin le technophile ne croit qu’à l’efficacité technicienne...
Dans le modèle explicatif qu’établit LAROUI, pour l’écrivain
arabophone, la figure de l’intellectuel évolue en fonction des tentatives
pour répondre à la question de l’altérité posée par la présence de
l’occidental.
Il nous semble que ces figures peuvent se retrouver dans les textes
comme objet de discours, comme modèles explicatifs ou à atteindre. Mais
l’ensemble des intellectuels retenus ont davantage à voir du côté de
l’intellectuel occidental. Les positionnements et les rôles de ces hommes
s’inscrivent dans la lignée de VOLTAIRE ou SARTRE. C’est qu’en étant
dans une langue, on est dans son champ culturel, on adopte peu ou prou
ses références, ses auteurs, ses textes...
Les multiples et régulières déclarations sur l’inutilité de l’intellectuel
sont peut-être signe qu’il n’est pas si vain que ça. Les pressions et
répressions qu’il subit sont une preuve de l’importance -réelle ou
possible- de son intervention. Il peut faire bouger les choses, ou
introduire l’idée de leur relativité.
SIRINELLI105 étudie l’exemple de la guerre d’Algérie. Le manifeste
des 121 lancé en automne 1960, avec comme figure emblématique
SARTRE, provoque l’ébranlement d’un mythe (celui de la pérennité de la
présence française en Algérie). L’intervention des intellectuels a rendu
possible ce qui ne l’était pas. La violence des réactions contre SARTRE
et les journaux qui étaient les canaux de diffusion de tels textes est
parlante. Il y eut des défilés où l’on criait : Fusillez SARTRE. L’apparte-
ment de l’écrivain et les locaux des journaux furent plastiqués.
Marqués par la solitude et la liberté, le rôle et le discours de
l’intellectuel installent le questionnement, et l’ouverture sur autre chose,
au cœur même des certitudes.
104
Cf. LAROUI, L’Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, rééd. 1977.
105
SIRINELLI, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle,
Paris, Fayard, 1990.
46
ELEMENTS POUR UNE THEORIE DU GENRE ESSAI
Un genre de la légèreté ?
L’essai est un genre qui n’est pas vraiment accepté dans le corpus
de la Littérature. Le constat peut être rapidement fait à la lecture des
manuels classiques ou des anthologies.
Les remarques que fait ADORNO à propos de l’essai allemand
peuvent quasiment être reprises telles quelles pour l’essai francophone. Il
note :
en Allemagne, l’essai est décrié comme un produit bâtard ; il lui manque une
tradition formelle convaincante 106.
Parole sur une parole déjà émise, énoncé à partir d’un autre
énoncé, texte qui lit et écrit un autre texte. Toujours second par rapport à
d’autres textes, l’essai fait de la citation (pas toujours fidèle) et du
commentaire (presque toujours très libre) la dynamique-même de son
élaboration.
La légèreté avec laquelle les sujets sont traités, et qui en fait des
amusettes, n’est pas un trait stable du genre. Ce refus de la solennité
tient davantage à la stabilité du champ social et politique qu’au genre lui-
même. Cette désinvolture s’efface dès que des questions qui engagent le
devenir de la société viennent à se poser. L’Allemagne nazie condamna
ses intellectuels et brûla leurs livres. En France, des intellectuels peuvent
rappeler le droit à l’affirmation de la liberté : reprendre le droit de décider
soi-même, d’exercer son propre jugement...
106
Theodor W. ADORNO, “L’essai comme forme”, in Notes sur la littérature, traduit de
l’allemand par S. MULLER, Paris, Flammarion, 1984, p. 5.
107
Ibid., p. 6.
47
Cette possibilité pour l’essai à devenir un genre des questions
cruciales est au niveau de son refus (formel) du figement :
Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une
minorité fait dans une langue majeure 109.
108
Ibid., p. 13.
109
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Ed. de
Minuit, 1975, Rééd., 1984, p. 29.
110
Ibid., p. 30.
48
face à l’Autre, pour émerger en tant que sujet, l’Autre langue est la seule
possible. Nécessité de passer par une extériorité linguistique, par la
déterritorialisation linguistique, pour être.
Cela implique également le caractère politique et collectif de cette
littérature. Les écrits des Algériens, quelles que soient leurs qualités, ne
laissent jamais – ou très rarement – indifférente aucune des composantes
de la société coloniale. On peut repenser à la violente polémique qui
accueillit la publication de La Colline oubliée de MAMMERI111. Salué par la
critique européenne comme l’expression de l’âme berbère, il fut fustigé
par les nationalistes algériens pour son manque d’engagement. Le texte
n’est plus lu comme fiction, comme investissement esthétique, etc. Il est
surinvesti par le politique. Tout texte pèse lourd et l’on écrit dans la
gueule du loup112. Ecrire dans l’Autre langue est un acte qui implique un
engagement total.
Le caractère mineur de la littérature des colonisés explique, pour
une grande part, le fait que l’essai soit si important. L’essayiste, voix
singulière, ne parle jamais seulement pour lui. Sa voix est habitée
d’autres voix. Il est toujours, d’une façon ou d’une autre, porte-parole de
sa société, ou d’un groupe de cette société. Parlant pour les siens, il ne
peut, même lorsqu’il affirme sa reconnaissance du bien-fondé de la
colonisation, que revendiquer et remettre en cause cette colonisation.
111
Mouloud MAMMERI, La Colline Oubliée, Paris, Plon, 1952.
112
Cf. KATEB Yacine qui utilise souvent cette formule pour désigner la position de l’écrivain
de langue française.
113
DELEUZE et GUATTARI, “Introduction : Rhizome”, in Capitalisme et schizophrénie. Milles
plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 11-12.
114
Ibid., p. 32.
49
L’essai, qu’il s’agisse du texte de MONTAIGNE ou des textes pro-
duits par les essayistes algériens, vient se greffer sur les textes antécé-
dents. Greffe multiforme qui opère simultanément sur plusieurs textes et
discours, à plusieurs niveaux. Elle joue sur plusieurs scènes, mouvante,
en constante transformation. Les radicelles qu’elle fait partir peuvent se
croiser, se superposer, se greffer à leur tour, s’arrêter puis repartir, etc.
Mais alors que le rhizome est défini comme n’ayant ni début ni fin,
l’essai opère une coupure, celle de l’ici et maintenant. Il bloque le
continuum discursif pour insérer ses voies / voix. Il opère des dérivations
sur des sens inédits ou interdits. Il esquisse alors une ligne qui fuit vers le
devenir, qui déstabilise (déracine) le présent. Le rhizome peut être retenu
un peu comme une métaphore qui rendrait compte du foisonnement du
discours de l’essai. Mais il ne rend pas compte de l’ouverture finale sur
un possible devenir.
Ces quelques notions permettent de poser plusieurs questions aux textes
retenus. Elles créent un réseau d’interrogations convergentes, qui projettent
un éclairage multiforme sur le texte. Un peu à la manière de l’essai, par une
série de questionnements désordonnés mais tournés vers une finalité
commune, elles proposent un protocole de lecture de textes quelquefois très
différents les uns des autres.
50
2° partie :
La résistance-dialogue, 1880-1930
51
Chapitre 1 :
Nécessité d’une parole pour être
115
L. VALENSI, Le Maghreb avant la prise d'Alger, Paris, Flammarion, 1969, p. 11.
116
G. ESQUER, Reconnaissance des villes, forts et batteries d'Alger par le Chef du Bataillon
Boutin (1808), suivie des mémoires sur Alger par les consuls de Kercy (1791) et Dubois-
Thainville (1809), textes publiés par G.E., Paris, Librairie ancienne Honoré Champion,
1927.
117
Ibid., p. IV-V.
118
BOUTIN, cité par ESQUER, op. cit., p. XVII.
53
1 – Sur ce qui faisait l'objet de sa mission, la reconnaissance d'Alger et de ses
moyens de défense, il rapportait des renseignements d'une minutie et d'une
exactitude remarquables 119.
2 – Il donne d'autres renseignements d'une portée plus générale sur les ports
principaux des Régences d'Alger et de Tunis, sur l'eau, le climat, la température,
les maladies, la langue, l'étendue, la division, la population du royaume d'Alger, les
productions du pays, le commerce, les revenus de l'Etat, les monnaies, enfin, les
itinéraires d'Alger à Constantine et à Bône, d'Alger à Grau, Mascara, Arzew,
Mostaganem 120.
119
ESQUER, op. cit., p. XVII.
120
Ibid., p. XVII-XVIII.
121
Ibid., p. XVIII.
122
Edité à Oxford, réédité à Edimburg.
123
Publié à La Haye.
124
Traduction de J. MAC CARTY, membre de la société de géographie de Paris, publié par
Marlin. Les premières éditions comprenaient des notes sur d'autres régimes...
54
ce sont toujours les mêmes situations, le même culte, les mêmes préjugés, les
mêmes mœurs, le même despotisme 125.
125
J. MAC CARTY,Voyage dans la Régence d'Alger, Avertissement.
126
Ibid., p. 77.
127
SHAW cite LANGER de TASSY, auteur d'une histoire d'Alger publiée en 1727.
128
Ibid., p. 112.
129
Ibid., p. 125.
55
dépouiller le matin sur le chemin ceux qu'ils ont accueillis la veille avec la plus
touchante hospitalité 130.
130
Ibid., p. 131. SHAW ajoute que les Arabes entretiennent des haines héréditaires
"accomplissant ainsi, encore aujourd'hui, ce que l'ange prédit à Agar touchant Ismaël :
"qu'il serait un âne sauvage ; qui lèverait la main contre tous, et que tous lèveraient la
main contre lui" (op. cit., p. 131). Condamnation qui ressemble à une damnation divine.
131
Ibid., p. 213.
132
Ibid., p. 215.
133
ESQUER, op. cit., p. 25. Remarquons que les Juifs ne sont pas mieux traités ! Ils sont
"encore plus remuants et plus avides de gain que partout ailleurs" (p. 54).
134
Ibid., p. 46. Cela lui permet de ramener le chiffre de 80.000 soldats turcs à 60.000.
135
Ibid., p. 52.
56
localisation. Il évalue ensuite les possibilités (l'air, l'eau, les richesses
effectives et potentielles, etc.). Il donne enfin des indications pour réussir
la conquête.
Par contre un autre texte écrit à la même période que la Recon-
naissance des villes de BOUTIN, reprend les vérités toutes faites. Il s'agit
des Mémoires de DUBOIS-THAINVILLE, le Consul de France à Alger, qui
reçut BOUTIN et l'accompagna dans certaines de ses randonnées136. Le
diplomate, qui vivait depuis huit ans à Alger, retient que
Le concubinage des Turcs et des Maures avec les Négresses est fort commun
à Alger [...]. Les Turcs sont fiers, féroces, portés au brigandage, insolents [...] ou
bas et rampants [...].
Une avarice qui n'a point d'exemple, une avidité insatiable, ajoutées à de
mauvaises qualités, la fourberie la plus subtile, la souplesse que donne l'habitude
de l'esclavage, une corruption de mœurs inconnues aux Nations européennes,
une méchanceté réfléchie et vous aurez une idée du caractère des Maures 137.
Les Turcs, les Maures, les Nègres, les Juifs, les Mzabis... chacune
de ces populations a un ou plusieurs défauts, et l'ensemble des Algériens
concentre presque toutes les tares. Mais quelques-uns peuvent être
sauvés, comme les Arabes ou Khbaïs [qui] sont peut-être les moins
pervers de tous les barbaresques. Ils ont l'amour de l'indépendance 138. On
voit déjà s'esquisser la ligne de partage qui permet de mettre à part une
population susceptible d'être sauvée.
Les Arabes sont très paresseux ; ils passent une grande partie de leur vie à
s'amuser et à fumer ; ils sont très polis entre eux et grands faiseurs de
compliments, mais d'une fierté sauvage à l'égard des étrangers, parce qu'ils
méprisent toutes les autres Nations, envers lesquelles ils sont en général traîtres
et trompeurs.
Les coutumes des Arabes sont encore ce qu'elles étaient il y a 3000 ans [...] 139.
Parmi les Turcs, les mœurs sont extrêmement relâchées, la plupart vivent avec
des concubines maures ou arabes, et beaucoup se livrent à des plaisirs qui
prouvent l'excès de leur dépravation [...]
En général, les habitants des Etats d'Alger ont des mœurs fort corrompues [...]
140
.
Les Algériens sont généralement très avares. La plupart des chefs de famille
ont un trésor enterré 141.
136
Ibid., p. 122-150.
137
Ibid., p. 134-135.
138
Ibid., p. 136.
139
Ibid., p. 133.
140
Ibid., p. 133
57
Des phrases simples des assertions sans quasiment de
modalisation : le portrait est brossé à grands traits. Il plaque sur le pays à
conquérir un filtre à connaissances. Les officiers de la conquête
n'arriveront pas dans un pays inconnu. Le savoir en kit qui leur est offert
dans ce petit livre de route s'enracine dans l'histoire. On rappelle les
tentatives de débarquement des Espagnols.
Les conquérants reprendraient ainsi une entreprise commencée il y
a longtemps. L'ennemi est tenu à distance, dans une étrangeté presque
radicale, envers de ce qu'il faut être : dépravés, paresseux, traîtres et
trompeurs, avares à trésors... La figure de l'autre est déjà bien claire.
Pourtant, d'autres traits pourraient concurrencer ce portrait-robot :
Les Algériens, qui tiennent à leur réputation, mènent une vie simple et
laborieuse, et observent strictement la religion 142.
141
Ibid., p. 135.
142
Ibid., p. 134.
143
Paris, Ch. Picquet, p. 183.
144
William SHALER fut consul général des Etats-Unis à Alger. Il publie une Esquisse de l'Etat
d'Alger considéré sur les rapports politique, historique et civil. Le titre est suivi de cette
indication "Contenant un tableau statistique sur la Géographie, la Population, le
Gouvernement, les Revenus, le Commerce, l'Agriculture, les Arts, les Manufactures, les
Tribus, les Mœurs, les Usages, le Langage, les Evénements politiques et récents de ce
pays", publié à Boston, en 1826. Le livre est traduit en français par M. X. BIANCHI,
"Secrétaire interprète du Roi", et publié à Paris, Ladvocat, 1830.
145
Ibid., p. 129.
58
Les Maures sont très voleurs et l'on ne peut s'éloigner des villes sans une
escorte 146.
1833 : les Français sont à Alger depuis trois ans déjà. Leur arrivée
brutale dans un ville jusque là réputée imprenable est vécue comme une
catastrophe, comme une fin des temps. On peut entendre, exhumé de
l'écrit qui l'a préservé de l'oubli, le chant de deuil de ce jeune homme,
étudiant alors dans la capitale, qui vécut la chute de la Fière.
Je suis, ô monde, sur Alger désolé !
Les Français marchent sur elle
Avec des troupes dont Dieu sait le nombre
Ils sont venus dans des vaisseaux qui vont sur la mer en droiture ;
Ce n'est pas cent vaisseaux et ce n'est pas deux cents,
L'arithmétique s'y est perdue,
146
Ibid., p. 131.
147
Qui cite lui-même d'autres textes : LAUGIER de TASSY.
148
Certains textes, comme celui de DUBOIS-THAINVILLE (op. cit.) ou de SHALER (op. cit.)
contiennent des appels explicitent à une intervention directe des puissances européennes.
D'autres, comme celui de BOUTIN (op. cit.), prévoient la mise en exploitation du pays
après son occupation.
59
Les calculateurs en ont été fatigués,
Vous auriez dit une forêt, ô musulmans !
[...]
La mort vaut mieux que la honte :
Si la mère des villes est prise,
Que vous restera-t-il, ô musulmans ?149
149
Long poème recueilli et traduit en français longtemps après la mort du poète, un certain
ABDELKADER. Le poème a été recueilli par Eugène DAUMAS qui note: “Depuis que nous
sommes entrés en Algérie, pas une ville n’a été occupée, pas un combat n’ été livré, pas
un événement capital n’est arrivé qui n’ait été chanté par quelque poète arabe.” DAUMAS,
Moeurs et coutumes d’Algérie, Introduction d’A. DJEGHLOUL, Paris, Sindbad, 1988,
première édition: 1853.
150
Cf. J. DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 53-54.
151
Cf. A. DJEGHLOUL, “La formation des intellectuels algériens modernes (1880-1930)” in
Lettrés, intellectuels et militants en Algérie 1880-1950, Oran, Paris, PUF, 1964 ; rééd.
1979 ; LHSC, Alger, ODU, 1986.
60
et deviennent arsenaux ou hôpitaux, ou églises et cathédrales152. Une
autre métamorphose double ce changement du paysage urbain : les
noms des rues et des places ne sont plus les mêmes. Les noms premiers
sont masqués (seront-ils pour autant tous oubliés, pour toujours
effacés ?) sous des noms doublement péjorants :
FILHON, écrit Assia DJEBAR, choisit des donner aux rues d 'Alger des noms
d'animaux, ceux que portaient les vaisseaux de guerre de l'expédition française 153.
152
Cf.C.- A. JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit.
153
Cf. Assia DJEBAR,Villes d'Algérie au XIXe siècle, Paris, Centre culturel algérien, 1984,
p. 17.
154
Il est frappant de voir que cette prise de possession spatiale par la nomination a
déjà les caractéristiques de la pratique de nomination qui sera utilisée par la suite.
On donnera des noms symboliques des victoires françaises : place Bugeaud et
rue d'lsly ; Cavaignac ou Canrobert (pour les villes et villages). On reprendra
aussi les toponymes européens : Chateaudun du Rhummel, etc. Cette pratique
annonce le grimage dévalorisant des noms patronymiques. Les noms
emblématiques des tribus (Ouled..., Aït..., N'...) reculent et s'estompent derrière
des noms qui s'inscrivent dans une autre logique. Les nouveaux noms ont des
allures de sobriquets et affichent des filiations totémiques carnavalisées: "Tête de
bouc" et "Le bossu", "La patate" et "L'idiot"... (Dmagh el Atrouss et Bouhadba,
Batata et Lagoun...).
BOUDJEDRA, dans les 1001 années de la nostalgie (Paris, Denoël, 1979) reprend ce
thème de la perte du nom et de son effacement derrière le sobriquet. Le grand-père S.N.P.
a subi une double dépossession : d'abord l'oubli total du nom derrière la nom-désignation
S.N.P., puis la colonisation nominale puisqu'il finit par être nommé d'après son patron.
61
Mais, en 1833, seule Alger est occupée et rien, comme le note
A. DJEGHLOUL, n'est vraiment irrémédiable, n'est vraiment irréversible155.
Le mythe de son invincibilité semble bien loin, mais rien n'est
définitivement perdu, et le reste du pays est libre. En France même, deux
partis, les colonistes et les anti-colonistes, s'opposent sur la question de
la permanence et de la forme de la présence française. Jusqu'en 1834,
rien n'est vraiment décidé. A Alger, les hommes de l'occupation, militaires
et civils, ne sont pas toujours d'accord sur la conduite à tenir.
C'est vers la fin de cette période, courte mais dense en possibles
d'avenir, où rien ne semble vraiment décidé, que se situe la publication
de texte de Hamdan KHODJA, en octobre 1833. Cette publication s'inscrit
dans un ensemble de démarches entreprises par l'auteur du Miroir (titre
en langue arabe), ou Aperçu historique et statistique sur la Régence
d’Alger (en français), et par certains notables d'Alger.
C'est dans cette conjoncture d'ensemble qui fait de l'occupation un processus
grave mais limité et éventuellement réversible que s'inscrivent et se comprennent
les initiatives prises par un certain nombre de notables algérois, kouloughlis et
maures 156.
155
Cf. ”Introduction” in Hamdan KHODJA, Miroir. Aperçu historique et statistique sur la
Régence d’Alger, traduit de l’arabe par H. D., Paris, Goetsky, 1833, rééd. Paris, Sindbad,
1985, Introduction d’A. DJEGHLOUL
156
DJEGHLOUL, op. cit., p. 14.
157
Cf. Machaho et Telem chaho. MAMMERI parle de son rôle de "passeur de gué" entre deux
cultures, celle de l'oralité et celle de l'écrit. Comme H. KHODJA, mais différemment, il est
de ces "vecteurs de modernité", témoins privilégiés de la fin d'un monde dont ils gardent la
mémoire.
158
C'est H. KHODJA lui-même qui donne une définition de ce terme : "Les enfants qui
proviennent des mariages entre ces deux peuples (Sarrasins et Turcs) sont appelés
Kouloughlis" (p. 88).
62
principe gouvernemental des Turcs, et c'est de son vivant que j'ai étudié notre
législation. J'ai même occupé une chaire à sa mort 159.
Celui qui prend le risque de présenter son monde, par écrit, dans la
langue de l'Autre, parle longuement de lui. Il est possible de reconstituer
la vie exemplaire de cet algérien hors du commun. En 1830, Si Hamdan
ben Athmane KHODJA est âgé de 58 ans. C'est une personnalité en vue
à Alger, mais aussi à Constantine dont le Bey, Ahmed, est son gendre. Il
a voyagé en Europe (France, Angleterre...), dans le monde musulman
(Turquie, Tunisie...). Il parle le français et l'anglais mieux qu'il ne les écrit.
Il est ouvert aux idées nouvelles et est prêt à accueillir le changement qui
vient du Nord :
Pour ce vieux et riche notable admirateur des "Lumières", la victoire française
peut ne pas être une catastrophe 160 .
Pour lui, l'irruption des Français peut mettre fin au figement d'un
monde trop lent à se mettre en mouvement. Il ose envisager la présence
des Français (non la conquête, mais leur présence) sous un aspect
positif. Il n'est pas le seul de son espèce. Ils sont en effet une poignée
d'hommes, notables, brasseurs d'argent mais aussi, pris dans le
mouvement accéléré de l'histoire, du mouvement des idées. Ils feront
ainsi fonction d'intellectuels sans vraiment y avoir été préparés. En effet,
on peut imaginer quel aurait été l'itinéraire d'un KHODJA sans la
conquête de son pays. Il aurait continué à faire les travaux pour lesquels
il avait été préparé ; il se serait enrichi (ou ruiné). Mais tout se serait
passé selon un schéma tracé d'avance. Tous les événements, y compris
les plus inattendus, seraient survenus avec un fort taux de prévisibilité.
Comment comprendre la position de ces passeurs de gué, de ces
hommes qui vont se présenter, face aux Français comme des interlo-
cuteurs valables (DJEGHLOUL) ? Ils se sont posés en interlocuteurs :
Inter-locuteurs : ils se placent dans un espace discursif médian,
encore mal défini, en avant de leur communauté (dont ils se sentent
indissolublement solidaires). Solidaires mais avec des positions diffé-
rentes, voire opposées : la communauté se replie sur des positions de
retrait, de l'échange et du refus. Résistance de plus en plus inconfortable,
de plus en plus intenable. Et c'est au nom de cette communauté que
Hamdan KHODJA et ses semblables vont engager le dialogue. Comment
définissent-ils cette communauté ? Comment légitiment-ils leur prise de
parole ? Ils vont se placer face aux conquérants. Position inconfortable
(celle-ci, comme celle de leurs compatriotes) et ambiguë. Pourquoi cette
poignée d'hommes s'est-elle senti investie d'une mission particulière :
parler au nom et pour l'ensemble de leurs frères, pour leur nation ?
159
Le Miroir..., p. 112. Cette information, par-delà la précision apportée, participe de la
légitimation de parole : c'est quelqu'un qui connaît le gouvernement turc, qui en a une
connaissance de l'intérieur, qui parle.
160
DJEGHLOUL, op. cit., p. 17.
63
Les historiens ont souvent souligné l'opportunisme, voire la duplicité
de ces hommes. Ainsi, H. KHODJA était le type même du notable maure
soucieux par-dessus tout de ses intérêts" écrit C.- A. JULIEN. Georges
YVER lui non plus ne peut croire à la sincérité de son engagement :
Hamdan prit une part très active à cette campagne en faveur des Algériens. Il
affecta même de reléguer ses intérêts personnels au second plan, pour se
consacrer à la défense de ses compatriotes 161.
161
"Si Hamdan Ben Othman Khodja", in Revue Africaine, 1913, p. 111.
162
JULIEN, C.- A., Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 73.
163
Cité par JULIEN, op. cit., p. 73.
164
A croire que les agitateurs d'idées ne peuvent que provoquer la violence. On peut rappeler
la condamnation, depuis 1992, des intellectuels et des journalistes, qui, combattant par les
mots, doivent être combattus par le sabre.
64
A l'origine du mot, nous retrouvons le latin interloqui : interrompre165.
Interrompre ? N'est-ce pas ce que font ces hommes en intervenant dans
un débat qui ne leur faisait aucune place ? L'un des premiers sens du mot
interlocuteur désigne le personnage qu'un écrivain introduit dans un
dialogue. Voilà, mieux éclairée, la scène discursive et le rôle que veut
assumer Hamdan KHODJA : il s'insère dans un débat qui ne le prévoyait
pas et se fait porteur d'un discours inattendu, dissonant. C'est là
l'originalité du statut de l'auteur du Miroir : porter un questionnement
iconoclaste dans un réglage discursif. C'est là la position de l'intellectuel
dans un pays où les questions sur le devenir sont toujours des questions
essentielles, des questions de vie et de mort. On mesure toute
l'importance du livre de H. KHODJA quand on relit les réfutations qu'il
avait immédiatement suscitées, quand on voit que des personnalités
politiques et militaires, des acteurs de la Conquête comme CLAUZEL, lui
avaient immédiatement répondu. Il fallait lui opposer d'autres discours,
faire barrage. Et déjà le premier dialogue, sur la scène du débat d'idées,
s'engage.
Mais c'était trop tôt. L'auteur, après avoir vainement essayé de
déplacer le débat à Paris, est contraint à l'exil. Après six années de lutte,
il part pour Istamboul. Il écrit à Ahmed BOUDERBA :
Il ne m'est plus possible de rentrer dans un pays gouverné par BOURMONT,
où l'on jette le monde en prison et où l'on prend l'argent qu'il possède 166.
165
Cf. Dictionnaire Paul Robert, 1985 et Dictionnaire Larousse, 1979.
166
Lettre de H. KHODJA à BOUDERBA, du 26 mai 1836, citée par A. TEMIMI, in Le Beylick
de Constantine et Hadj Ahmed Bey 1830-1837, Tunis, Publications de la Revue d'Histoire
maghrébine, Vol. 1, 1978, p. 283.
167
Du moins dans sa forme générale, massive, car toute l'histoire de la colonisation de
l'Algérie est jalonnée de résistances.
65
PREMIERS ECRITS ALGERIENS
168
Abdelkader DJEGHLOUL, op. cit., p. 3-29.
169
Ibid., p. 3.
66
l’héritage) ? En gros, ni les colons ni les indigènes ne tenaient à la
naturalissation. Au tournant du siècle, il était
évident que personne en Algérie ne tenait à la naturalisation ; les Musulmans
par fidélité à leur foi ou parce qu’ils se réservaient pour un autre destin ; les
Européens d’Algérie parce qu’ils ne pouvaient admettre que les Indigènes fussent
ou devinssent des français comme eux 170.
170
Charles-Robert AGERON, Les Français musulmans et le France (1871-1919), deux tomes,
P.U.F., 1968, T.1, p. 365.
171
DJEGHLOUL, art. cit., p. 3.
172
Art. cit., p. 3
67
çaise, ces intellectuels vont prendre la parole173 en français. Ils se
voudront toujours, d’une façon ou d’une autre, les porte parole d’un
groupe plus ou moins important (tous les indigènes, ou les évolués, ou
les berbères). Ils portent, de façon souvent timide, des revendications au
nom de ceux pour qui ils parlent ; ils demandent des écoles, plus de
justice, le respect... Aujourd’hui, à l’éclairage d’actions et de discours plus
radicaux, plus tranchés, ces hommes et leurs discours semblent ambigus.
Ils furent pourtant les initiateurs du mouvement de reconquête de soi, de
sa mémoire.
Leurs textes resteront proches de la voix qui les a produits. Ils
garderont des marques de l’oralité originelle. C’est peut-être la marque
générique (et historique) de l’essai algérien. C’est sûrement aussi une
caractéristique de l’écrirure fictionnelle. Cette oralité confère une
dimension autre à la polyphonie constitutive de l’écriture romanesque.
Oralité quelquefois éruptive qui vient casser, comme dans le texte
katébien, la cohérence linéaire de l’écrit. Voix-ogresse habitée d’autres
voix, qui s’enroule sur elle-même, spirale et vertige...174
Dans l’essai, l’oralité est doublement caractéristique :
– de sa naissance, son adoption, dans une société marquée par
l’oralité. Le discours, oral, obéit à des règles rhétoriques précises :
interpellation, exhortation, etc. ;
– de sa situation dans les champs intellectuel et politique (surtout poli-
tique). L’écrit est comme un médiat de la parole. L’écrivain se confère le
statut de porte-parole et l’écrit est, d’une certaine façon, porte-voix.
L’essai, genre au carrefour de plusieurs autres écritures (scienti-
fique, philosophique, historique et même biographique...), sera le genre
de ce moment. Ecrire, publier en français, est un acte qui ouvre devant
l’intellectuel algérien des années 1880 des voies inconnues. Les mots ne
peuvent être gratuits. Dès ce moment, écrire c’est s’engager, c’est
engager son être et sa voix sur des chemins périlleux.
On touche ici à une particularité de l’écrit, et de l’essai en tant
qu’intervention qui relève du politique (de la gestion de la cité), en Algérie
où intervenir dans le champ intellectuel ne saurait être indifférent. Alors
qu’en Occident, on ne meurt plus, depuis longtemps, pour des idées,
ailleurs où la clôture du débat sur l’être et le devenir (que sommes-nous
et que serons-nous ?) ne s’est pas encore opérée, le champ intellectuel
est un champ de mines. En Occident, le temps où SOCRATE était
condamné à boire la ciguë pour son enseignement (des mots qui
173
Il faut remarquer que les premiers textes, souvent publiés dans des journaux, résultant
quelquefois d’une intervention orale, restent très proches de l’oralité et en gardent les
marques.
174
Dans les contes algériens, lorsque l’Ogresse s’endort les voix des animaux qu’elle a
dévorés dans la journée se font entendre au fond de sa gorge. Voix qui remontent de la
dévoration, voix enfouies et ré-articulées dans la gorge de l’Ogresse, dans “la gueule du
loup”, dit KATEB.
68
n’avaient même pas le poids de l’écrit, ni celui de l’assertion, puisque
SOCRATE procédait par questionnements) ; le temps où VOLTAIRE et
DIDEROT allaient en prison pour leurs écrits et où le premier ne suivait
pas le sens commun et refusait de tenir pour coupable celui que tout
condamnait sauf la vérité ; le temps où ZOLA mettait en jeu toute sa
notoriété dans le champ intellectuel pour défendre la vérité et amenait
par là-même la désignation de ce statut qui n’avait pas encore de nom
par un mot lancé presque comme une insulte : intellectuel ; ces temps, où
les mots pesaient lourd, semblent définitivement révolus. Toutefois, il ne
faut pas oublier que SARTRE, pour ses prises de position sur la guerre
d’Algérie, justement, vit son appartement plastiqué. Mais globalement, en
Occident, l’essai moderne a perdu l’arrière-fond vital 175. Il n’y est plus
question de vie et de mort, et l’ironie, la légèreté ou le brio ne sont que
masques de cette perte. L’essayiste continue toujours à parler
des questions ultimes de la vie mais toujours aussi sur un ton laissant croire
qu’il ne s’agit que de tableaux et de livres, que de jolis ornements inessentiels de
la grande vie ; et qu’il ne s’agit pas non plus de l’intériorité la plus profonde mais
seulement d’une belle et inutile surface 176.
175
Georges LUKACS, “A propos de l’essence et de la forme de l’essai”, in L’Ame et les
formes, traduit de l’allemand par Guy HAARSCHER, Paris, Gallimard, 1974, p. 22.
176
Ibid., p. 8. Cette remarque pointe une caractéristique du champ intellectuel occidental: les
discours ne semblent plus représenter un danger mortel. Cela vient surtout d’une stabilité
globale des sociétés. Rien ne dit que si l’équilibre des forces est de nouveau remis en
cause, parler et écrire ne redeviennent lieux d’enjeux vitaux.
177
L’importance de la parole émise est soulignée dans ce proverbe qui dit que la parole est
balle tirée, une fois sortie, elle ne peut revenir à son point de départ.
69
textes. On a trop vite fait d’oublier que ces hommes étaient les premiers à
tenter l’aventure de l’écriture dans une autre langue et, surtout, dans des
pratiques discursives inédites. En effet, alors que l’intellectuel algérien
qui écrivait en arabe continuait dans des sillons tracés depuis longtemps,
celui qui se lançait dans l’autre voie tombait, sans aucune préparation
dans un champ intellectuel déjà constitué, avec d’autres règles du jeu,
qu’il lui faut découvrir et pratiquer, découvrir en les pratiquant.
Se dire et dire son monde, dans une autre langue, pour continuer à
être. Ecrire, pour ces hommes et pour leur société qui quelquefois les
considéra comme perdus pour elle, est un acte plein, qui engage toute la
vie. Ecrire pour ne pas se perdre ; affirmer une irréductible originalité.
MEMMI analyse ainsi cette position de l’impossible :
On s’est étonné de l’âpreté des premiers écrivains colonisés. Oublient-ils qu’ils
s’adressent au même public dont ils empruntent la langue? Ce n’est pourtant ni
inconscience, ni ingratitude, ni insolence. A ce public précisément, dès qu’ils osent
parler, que vont-ils dire sinon leur malaise et leur révolte? Espérait-on des paroles
de paix de celui qui souffre d’une longue discorde?178.
178
A. MEMMI, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Buchet-Chastel,
1957, rééd. J. J. Pauvert, 1966, p. 144.
70
naturalisation. C’est aussi ainsi que sont quelquefois désignés les
intellectuels francophones...
– dans le discours colonial contradictoire, qui traîne encore des bribes
d’un discours républicain et avance des thèses sur la barbarie
congénitale de l’indigène.
Les premiers textes en français, aujourd’hui oubliés, continuent à
poser des questions qui sont loin d’être, aujourd’hui encore, réglées. Ils
portent les marques de leur chronotope historique (les conditions de leur
production, un champ discursif façonné par des valeurs, celles de la
colonisation, avec lesquelles ils doivent composer), ce qui gêne leur
lisibilité. Mais ils constituent une certaine archive pour les textes qui
s’écriront par la suite, dans leur sillage et contre eux. Comment se cons-
tituent ces textes, quels statuts leurs auteurs s’y donnent-ils, quelles rela-
tions (réitérations et déconstructions) entretiennent-ils avec les discours
qui les précèdent et qui constituent l’horizon et le cadre discursifs dans
lesquels ils prennent sens, quelles nouvelles thèses lancent-ils...? Et,
avant toute chose, quel est le champ intellectuel, et plus précisément le
champ discursif, dans lequel ils se situent. Comment se structure-t-il ?
71
Chapitre 2
Le champ discursif
179
Publié à Paris par Armand Colin.
180
Publié à Paris par la Librairie Ancienne Champion en1925.
73
Leur faudra-t-il passer par la naturalisation pour espérer obtenir une
place dans la fonction publique ?... Ces questions constituent quelques-
uns des points forts du champ discursif de l’époque.
Ces deux textes sont ainsi, par le chronotope historique, dans une
relation dialogique avec l’intertexte (l’ensemble des discours) qui cons-
titue le champ discursif sur lequel ils se détachent, dans lequel ils
prennent sens, tout leur sens à ce moment. Des éléments de l’intertexte
englobant sont re-structurés dans la dynamique de ces textes où ils sont
écrits (inscrits, réécrits, déconstruits, détournés, bricolés). Ils y apparais-
sent à travers une pratique multiforme de la citation, directe ou allusive,
infime partie visible des icebergs discursifs qui courent sous le texte, dont
ils contribuent à créer la tension 181. Ces icebergs discursifs sont présents
en texte ; c’est à partir d’eux, de leurs réitérations ou de leurs réfutations,
que l’écriture nouvelle se projette. Ils constituent quelques-uns des points
forts du champ discursif, comme par exemple les assertions les Turcs
étaient des tyrans oppresseurs, ou la France est venue libérer le peuple
algérien et lui porter la civilisation, etc., qui résultent de la condensation
d’un ensemble discursif complexe (fait de vérités qui tombent sous le bon
sens commun, de faits scientifiques considérés comme irréfutables, de
textes littéraires, etc.). Le texte s’écrit en renforçant ou en déplaçant les
lignes de force qui courent entre ces icebergs, en en créant d’autres...
Par ailleurs, ces deux textes sont en relation dialogique l’un avec
l’autre. Il est possible de dire, aussi paradoxal que cela puisse paraître,
que c’est le texte de HAMET, pourtant écrit vingt ans auparavant, qui
interpelle, qui lit et réécrit celui de TAILLART. Parce que ce dernier est,
par son statut d’énonciateur, premier par rapport à l’écrivain indigène,
parce qu’il propose une somme de l’ensemble des textes traitant de
l’Algérie, et une certaine image du champ discursif qui est ainsi composé,
avec lequel le texte de HAMET construit une relation intertextuelle.
Cette relation intertextuelle permet de forcer l’Autre discursif (pas le
texte particulier de TAILLART, mais tout texte produit par un Européen
sur l’Algérie) à dialoguer. Dialogue qui procède donc par forçage , comme
ce fut le cas pour Hamdan KHODJA dont rien ne laissait prévoir
l’intervention dans le débat qui se tenait au-dessus des vaincus de 1830.
Remarquons que dans la très longue liste des auteurs (plus de 3000)
recensés par TAILLART, très peu d’Indigènes : moins de dix. Pourtant
ces derniers publiaient déjà, très souvent encouragés et sollicités par des
Français favorables à leur intégration ou tout au moins à leur expression
181
Dans une première étude sur l’essai (ALI BENALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai
maghrébin, thèse de 3ème cycle, Aix-en-Provence, 1980), cette image de l’iceberg
discursif dont seule une infime partie apparaît en texte alors que le reste constitue la part
absente, socle et ombre, à partir de laquelle le texte se tient (se tisse et se tend), m’avait
semblé adéquate pour rendre compte du travail de l’essai sur les autres discours.
74
directe. On aurait pu penser que TAILLART, qui semble poussé par un
souci d’exhaustivité, aurait cherché à les recenser182.
L’auteur, en traçant les pourtours de cette galaxie textuelle dans
laquelle s’élabore le complexe discursif Algérie, permet ce faisant d’en
voir la part d’ombre, faite de silences forcés et de paroles muettes tentant
d’échapper à l’aphasie. On ne peut accuser ce partisan de l’assimilation
de censure. Tout se passe comme si, à la veille de la commémoration
d’un siècle de présence française, il faisait preuve d’une incapacité à
percevoir, dans le champ intellectuel (celui du débat d’idées, de la
création littéraire) cet indigène qu’il considère par ailleurs comme
algérien, au même titre que l’européen183. Le texte de HAMET, bien que
précédant celui de TAILLART, s’écrit dans cette zone de l’ombre et du
silence. Le chronotope historique rend visibles les relations inter-
textuelles entre les deux livres. Il permet de comprendre comment le texte
publié en 1906 relit et, d’une certaine façon, déconstruit et conteste celui
qui paraît en 1925.
Quelques exemples pris simultanément dans les deux textes nous
permettront de mettre en évidence cette relation dialogique. On pourrait
parler de relation de métatextualité, de commentaire 184, de répétition ou
de détournement, du texte de HAMET avec celui de TAILLART (qui
donne une image du grand texte général, somme de l’ensemble des
textes produits, qui est comme un montage de citations, directes ou
reformulées, d’autres textes).
Ce schéma permet de spatialiser les relations entre les différents
textes. La prise en considération du chronotope historique et du champ
discursif permet de rendre compte de la position seconde (globalement
de réponse) des textes produits par les colonisés par rapport au discours
des Européens qui occupe une position première, d’antériorité, car il
n’envisage pas vraiment un retour, réponse ni même écho. Le champ
discursif constitué par les textes des Européens marqué par le
monologisme, alors que les écrits es indigènes sont dialogiques.
Texte d’Ismaël HAMET
(1906)
182
Les auteurs indigènes cités par TAILLART sont ABDALLAH, HAMET,TOUNZI, BEN
BRAHIM, BRIHMAT (ou BEN BRIHMAT), SEDIRA. Aucun des romanciers qui avaient
commencé à publier comme BEN CHERIF ou Abdelkader FIKRI. le seul romancier est cité
est BEN BRAHIM qui écrit en collaboration avec DINET (Khadra la danseuse, 1910).
Pourtant, TAILLART remarque : “Environ deux cents romans ou nouvelles [ont été] publiés
en volumes ou dans des revues” (op. cit., note de la page 519).
183
TAILLART, op. cit., p. III.
184
Cf. Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982,
rééd. Coll. “Points” 1992, p. 11.
75
Relations
métatextuelles
(visibles dans et par
le chronotope historique)
Texte de Charles
TAILLART (1925)
Citations
Citations
relations
métatextuelles
76
Galaxie textuelle
(1880-1930)
TITRES
Les titres sont une première façon de prendre position dans le
champ intellectuel. Le titre de HAMET, Les Musulmans français du Nord
de l’Afrique, propose une synthèse qui est loin d’être réalisée, ni même
admise par tous. Il fonctionne comme s’il anticipait sur l’histoire, comme
s’il forçait l’histoire en considérant le problème comme réglé. Cette
anticipation, cette projection dans l’avenir, est également décelable dans
le choix des deux termes, musulmans et français, et dans les rôles
syntaxiques qui leur sont attribués. Ces deux termes peuvant être
substantifs ou qualificatifs, la subordination de l’un à l’autre permet déjà
de lire la thèse qui sera développée dans le corps du texte. L’énoncé du
titre permet de poser (de présupposer) la synthèse comme déjà réalisée.
Le débat, la démonstration seront une expansion, un développement, de
l’assertion du titre.
Par contre, le titre de TAILLART, L’Algérie dans la littérature
française, semble plus neutre, moins visiblement engagé dans le débat
sur l’assimilation. Il a davantage à voir du côté de la littérature et s’inscrit
dans la catégorie des études de type recensement thématique. Mais les
circonstances de publication ne sont pas indifférentes. Dans
l’introduction, l’auteur établit un lien entre son livre et la célébration du
Centenaire. Il veut dresser un bilan du traitement de l’Algérie comme
thème littéraire, comme sujet historique, comme cadre de l’histoire,
comme prétexte, etc.
Ainsi, pour HAMET, le projet d’écriture, la thèse centrale (ou thèse -
matrice), dès le titre, dès cet avant texte qui annonce et résume le texte,
est tout entier, ramassé, resserré 185, projeté en avant et déjà travaillant,
perturbant et refaçonnant, le champ discursif.
AVANT-TEXTES
Le texte de TAILLART propose un état des lieux discursifs de plus
d’un siècle. Il organise ceux-ci pour en donner une certaine lisibilité. Il
légitime son entreprise : implicitement, en faisant suivre (selon une
pratique courante à l’époque) son nom de l’indication de sa profession :
vice-recteur de l’Académie d’Alger. Explicitement, dans l’Introduction en
indiquant qu’il a passé vingt-cinq ans en Algérie.
185
“Resserré” est donné comme équivalent de “Résumé”, cf. LITTRE, Dictionnaire de la
langue française.
77
Un tel séjour permet de se familiariser, écrit-il, on ne peut pas ne pas y
réfléchir, ne pas en discuter avec les gens compétents et spécialisés, ne pas lire
ce qu’en diverses époques des hommes qui aimaient l’Algérie ont écrit […]. C’est
de cette lecture, de cette initiation que ce livre est sorti 186.
186
TAILLART, op. cit., p. III.
187
Ibid., p. III.
188
LE CHATELIER, Préface à l’essai de HAMET, op. cit., p. I.
189
Ibid., p. II.
78
Le préfacier reprend ici l’énoncé du titre (Musulmans français, Terre
d’Islam française) : dans les deux cas, le mot français est un qualificatif,
donc second par rapport à l’élément permanent de la personnalité de
l’indigène. Mais cette convergence des positions ne tient pas longtemps.
En effet, pour LE CHATELIER, la colonisation, assimilée par un proces-
sus métonymique à instruction, est une remise en mouvement, un réveil à
la civilisation.
Pour HAMET, la lecture de l’histoire sera légèrement différente.
Dans son Introduction, il annonce son projet : l’étude de l’influence fran-
çaise sur les populations qui vivent désormais en contact permanent sur
le sol algérien190. D’emblée, il pose un postulat, sous-jacent à ce projet :
Les Musulmans se sont de plus en plus fondus en un seul peuple, composé du
fond berbère auquel s’est incorporé le groupe arabe, un certain nombre de nègres
dispersés par l’émancipation et les Coulouglis qui ne se signalent plus guère que
par leurs noms turcs 191.
190
HAMET, op. cit., p. 1.
191
pour l’assimilation., p. 6.
192
Cf la notion d’anthropophagie culturelle développée par Oswald De ANDRADE,
Anthropophagies, traduit du brésilien pas Jacques THIERIOT, Paris, Flammarion, 1982.
La relation à la culture venue de l’extérieur est vue autrement. Celui qui est en position de
soumission la dévore et la fait ainsi sienne.
193
Ibid., p. 12.
79
et ordre = domination194 sont repris et donnés comme des évidences. La
sobriété de la formule, qui ne s’encombre d’aucune nuance, qualificatif ou
adverbe, fait presque frémir. A moins qu’elle ne vise à situer la scène
discursive au cœur du champ intellectuel du moment. Il y aurait aussi
travail (jeu ) de l’énoncé, sans forcément implication de l’énonciateur : la
réitération est forcée, outrée et en devient quasi caricaturale. Le bon
élève récite sa leçon : il répète ces vérités en les détachant de lui-même.
Il montre ainsi, exhibe comme un objet ce qu’il énonce.
L’émergence du nouveau français, assimilé au point de dire je en
réitérant l’énoncé-matrice du discours colonial195, la constitution du sujet,
clivé, semble relancée vers un autre discours, en dehors du cadre
colonial.
PROJET
Le projet de TAILLART est exposé en détail dans l’Introduction :
Que savait la France en 1830 sur Alger et sur la Régence d’Alger ? Quels
mouvements d’idées ont créé et développé la conquête, l’occupation, l’orga-
nisation de l’Algérie ? Que savons-nous maintenant de l’Algérie de l’Antiquité ?
Jusqu’à quel point a-t-on scruté ce passé si riche en événements passionnants,
cette longue période pendant laquelle successivement Carthaginois, Latins,
Vandales, Byzantins ont possédé une terre qui fut âprement disputée par des
civilisations et des religions si diverses ? Quelle lumière a-t-on réussi à projeter
dans l’obscurité du Moyen-âge du Moghreb et de la période turque ? Enfin, qu’a-t-
on écrit sur notre conquête du Tell, de la Kabylie, du Sahara : l’histoire en est-elle
définitivement composée, ou l’attendons-nous encore ? Quelles idées essentielles
peut-on tirer soit des ouvrages historiques proprement dit, soit des biographies,
soit des Mémoires, soit des Correspondances. Comment se caractérise cette
copieuse production ?
Vient ensuite l’examen des ouvrages d’ordre purement littéraire : qu’ont vu de
l’Algérie ceux qui l’ont décrite ? Comment ont-ils analysé et noté les éléments
caractéristiques dont l’ensemble fait son attrait et son charme, la lumière, le ciel,
les couleurs, la terre, le pittoresque des costumes, l’originalité de la vie indigène ?
Jusqu’où ont-ils pénétré l’âme indigène, les mœurs, les coutumes, la religion ?
L’Algérie a été célébrée en vers : dans ces poèmes algériens s’en trouve-t-il de
puissants, de séduisants, de personnels, d’artistement façonnés, dont la beauté ait
accru la valeur du patrimoine poétique français ?
194
FANON, dans Les Damnés de la terre, commencera par exhiber sur la scène discursive
les équations du discours colonialiste.
195
Colonial est pris ici au sens de discours qui porte sur la colonisation, thèse et illustration.
80
Quelles pièces de théâtre ont des titres algériens: est-ce bien l’Algérie et les
Algériens, européens ou indigènes, qu’on y a mis sur la scène?
Et enfin prend place l’étude du roman algérien: que révèle-t-il des mœurs des
Européens et de celles des indigènes ? Quelle Algérie a-t-il représentée, une
Algérie de convention ou l’Algérie de la réalité ? Finit-il par constituer une genre
indépendant du genre français, ou ne fait-il que rentrer dans le roman exotique
français ? 196.
196
TAILLART, op. cit., p. II - III.
81
Les indigènes sont des hommes ; quel que soit leur état social, quels que
soient leur barbarie, leurs vices, il faut, tout en se tenant sur ses gardes, se
conduire en hommes à leur égard ; dans une guerre entre deux peuples à
civilisations inégales, le plus civilisé ne doit pas adopter les habitudes sauvages de
son adversaire ; de même dans la prise de possession. Nous sommes-nous
conformés à cette règle ? 197.
197
Ibid., p. 129.
198
HAMET, op. cit., p. 13.
82
plusieurs fois au cours du texte. Il constitue un isosème 199
qui courra tout
au long du texte. HAMET écrit :
Car si l’Indigène a le respect de la force, ce n’est pas de la force qui émane
d’un sabre ou d’un bâton, mais bien de la force organisée, comme un
gouvernement puissant et des institutions stables 200.
On peut considérer que domination 201 est repris par force (de tels
exemples courent tout au long du texte). Le premier énoncé est brut,
globalement répétitif, double jumeau et quasi caricatural, de ce qui est
habituellement dit, de l’isosème courant. Ici, il est travaillé, nuancé, tra-
versé par d’autres isosèmes qui vont en détourner le sémantisme habi-
tuel. Un glissement s’opère : de la force (domination) du sabre et du
bâton à la force organisée et ordonnée, c’est-à-dire au gouvernement.
Deux lignes de force du champ discursif apparaissent ici. La
position discursive de HAMET est entre les deux, pour leur donner sens.
L’assimilation, qui se constitue sur la déconstruction de la thèse de
l’inassimilabilité des Indigènes. La première position est également
présente dans le livre de TAILLART : son pôle est occupé par les textes
et des pratiques discursives. HAMET cite l’un des rêves de génocide
propre des Indigènes (comme ce fut le cas des Indiens d’Amérique), par
l’introduction de l’alcool et des épidémies. Le commentaire renvoie à la
position de TAILLART qui écrit :
Que de telles horreurs aient été proposées dans ces livres, c’est le témoignage
qu’elles se formulaientsalors dans des cercles […] 202.
199
La notion d’Isotopie, prise chez BARTHES (S/Z, Paris, Seuil, 1970, rééd Coll. “Points”,
1976), nous avait permis de rendre compte du montage et de la complexité du texte de
l’essai, qui semble aller dans tous les sens, manquer de rigueur, etc. (Cf. les dictionnaires
qui définissent le genre par la négative : il n’est ni... ni). Mais la notion d’isotopie, si elle
permet de rendre compte du tissage du texte, ne prend pas assez en compte cette tension
du texte (un peu comme une trame tendue, pour rester dans la métaphore classique), de
la dynamique des fils sémantiques qui courent dans le texte, qui peuvent sembler
disparaître, pour reparaître plus loin. La notion d’isosème nous semble mieux convenir
pour montrer ce qui se joue (s’échange, est bloqué, détourné ou relancé...) dans ce
creuset qu’est le texte en écriture.
200
HAMET, op. cit., p. 301.
201
Ibid., p. 12.
202
TAILLART, op. cit., p. 128.
203
Ibid., p. 130.
83
ne restaient pas à Alger ; mais on ne pouvait réclamer des victimes le même oubli
204
.
L’auteur opère une certaine légitimation des resssentiments des
opprimés et des victimes. Mais pourquoi ne pas leur donner la parole?
Pourtant des Indigènes avaient commencé à investir le champ de l’écrit et
de la publication dès 1880. TAILLART semble pourtant aller plus loin que
HAMET puisqu’il dénonce les abus de la domination. Il est pour
l’assimilation mais ne cite quasiment pas les candidats à l’assimilation,
qui ont fait la preuve par leurs écrits que la mission de l’Ecole française a
réussi. Ignorance, volontaire ou non, ou incapacité à entendre la voix de
l’Autre, à percevoir son émergence, comme sujet énonciateur, dans le
champ discursif205?
Les deux textes proposent une lecture de l’histoire. La structure
ternaire de cette histoire est évidente : le passé, le présent, l’avenir. Elle
est explicite chez HAMET206 et moins visible chez TAILLART, où elle
passe par la référence (allusions ou citations directes et surtout
indirectes) à d’autres textes. Comparer la lecture (l’écriture en fait) du
passé permet de voir comment chacun des deux auteurs se situe par
rapport au champ discursif général. L’Algérie dans la littérature française
se situe pleinement dans ce champ dont il se veut le double littéraire.
Alors que le second texte fonctionne comme un élément du champ
couvert par le premier, comme une extension ou une enclave, et on sait
que les enclaves sont des dissidences ou des tentations à la dissidence.
Alger et la Régence d’Alger dans la littérature française avant 1830.
Le titre du premier chapitre de TAILLART induit la neutralité, dite scienti-
fique, de l’énonciateur qui sera lecteur de l’ensemble textuel produit sur la
période considérée. Lecteur pour un autre lecteur, lecteur médiateur, il
fait le tour de la production textuelle sur l’Algérie. Il résume et dégage
le(s) isosème(s) :
Pays entre tous inhospitalier : une barbarie sauvage, une anarchie absolue
dans les campagnes ; la foule des indigènes nourrissait à l’égard des
chrétiens,une haine religieuse, un fanatisme farouche; une rancune traditionnelle
contre les peuples d’Europe, en souvenir soit des Croisades (1) soit plutôt de la
piraterie des populations chrétiennes des bords de la Méditerranée(2), mais
surtout la prospérité qu’apportait aux Etats barbaresques et principalement à Alger
204
Ibid., p. 130.
205
Dans le long chapitre sur le roman, TAILLART consacre plusieurs pages à un écrivain
indigène, BEN BRAHIM.
206
Le texte de HAMET convoque le savoir acquis à l’école de façon explicite. Comme s’il
fallait donner des signes visibles de la compétence de l’auteur. Ou alors besoin de répéter
ce qui a été dit avant de poser son propre discours, aux articulations et aux défauts de cet
antécédent discursif ?
84
le commerce des esclaves chrétiens, concouraient à dresser l’habitant du
Moghreb contre l’Infidèle 207.
Les notes (1) et (2) renvoient aux titres de textes précis. Cet énoncé
procède en principe à une reprise métatextuelle. Il aurait à voir avec la
citation; il serait de l’ordre du discours indirect libre, même s’il condense.
Mais une question se pose : qui est l’énonciateur de barbarie sauvage,
anarchie absolue, fanatisme farouche, etc. ? Quelle est la position de
l’énonciateur textuel par rapport au cité, par rapport aux éléments de
l’isosème barbarie des Algériens ? La distance (la démarcation) entre
énonciateur et énoncé semble nulle. Pourtant un autre isosème est
présent en texte : celui de la barbarie des Européens. Mais la dénon-
ciation de ces derniers n’en annule pas pour autant le présupposé de la
barbarie des Indigènes. Le brouillage des frontières entre discours cité et
discours citant provient de la prégnance du discours ambiant, du travail
du champ culturel sur les discours produits. Les isosèmes dominants se
retrouvent naturellement au détour de ceux élaborés par le texte en
écriture. Ils sont là, constituant le fond (au sens de fond commun, de
points de départ, de ce qui est nécessairement pour que le reste soit
possible). Sur ce fond, à partir de lui, le texte devient possible.
Comment se fait la présentation de l’histoire dans le second texte ?
La revisitation du passé est orientée :
Les musulmans se sont plus ou moins fondus en un seul peuple […]. On se
trouve donc en présence d’un peuple de plus en plus unifié […] 208.
Le mot peuple, pour désigner les Algériens (alors que des auteurs
européens parlaient de tribus et mettaient en évidence les différences
voire les oppositions, entre les groupes : Kabyles / Arabes, citadins /
nomades, maures / bédouins, etc.) revient deux fois dans un énoncé
plutôt court. C’est pour démontrer cette assertion que se dynamisent les
isosèmes du texte. Le déroulé discursif va en construire l’archive . Déjà
se profile la perturbation du champ discursif courant, et l’on retrouve le
même isosème développé dans Le Miroir de Hamdan KHODJA et qui
traversera l’ensemble des textes produits par les Algériens (c’est l’iso-
sème peuple et ses différentes expansions). Rapidement, à l’ébranlement
des pôles discursifs, véritables totems de reconnaissance, s’ajoute
comme une menace : ce peuple s’unifie de plus en plus et augmente, et
cela grâce à la colonisation. Réitération du discours colonial, mais les
mots-clés en sont comme réorientés, resémantisés : le progrès, la sécu-
rité, l’hygième provoquent comme une inquiétude.
Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une
province française et qui n’a ni bey ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie
207
TAILLART, op. cit., p. 3.
208
TAILLART, op. cit., p. 6.
85
toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas encore une
nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées 209.
209
KATEB, Yacine, Nedjma, Seuil, 1956, p. 128.
210
C’était Youcef SEBTI qui utilisait ce terme pour désigner, nous semble-t-il, le champ
discursif qui tourne autour de la notion de nation (Cf. les débats radiophoniques à la
Chaîne III, Alger, 1994).
211
La première génération était celle des aïeux résistants, qui avait combattu avec l’Emir
ABDELKADER, la seconde celle des pères. On peut retrouver les différents chronotopes
historiques dégagés par Abdelkader DJEGHLOUL: la résistance-refus puis la résitance-
dialogue (il serait intéressant d’étudier en détail comment le texte katébien l’écrit,
l’interpelle, etc.). Il faudrait ajouter une troisième résistance, la résistance-nationalitaire, qui
est la reprise de la résistance-refus.
212
HAMET, op., cit., p. 15-290.
213
Ibid., p. 291 - 313.
214
Cf. Gérard GENETTE, Palimpsestes... GENETTE ne considère ni l’introduction, ni la
conclusion comme paratextes. Nous forçons la notion pour ce texte, dans la mesure où la
réitération fait de l’introduction et de la conclusion des éléments assez autonomes par
rapport au corps du texte.
86
resserré du texte. Que retient le texte d’Ismaël HAMET au terme de la
démonstration (de l’argumentation)?
Les peuplades berbères s’infusant le sang de tous leurs vainqueurs :
Carthaginois, Romains, Vandales et Byzantins, changeant avec eux de religion, de
civilisation et de mœurs, mais persistantes comme élément dominant de
population. Pénétrés et influencés plus largement qu’ils ne le furent jamais, par les
Arabes qui leur imposent partout leur religion, leur langue et leurs mœurs, les
Berbères se comportent avec eux comme avec les autres conquérants.
Cependant, ils font plus encore : après avoir absorbé les tribus sorties de la
péninsule arabique, ils fondent des dynasties et accaparent le gouvernement du
Maghreb et de l’Espagne 215.
215
Ibid., p. 291.
216
Oswald de ANDRADE, “Anthropophagies, mémoires sentimentaux de Janot Miramar,
Séraphin Grand Pont. Manifeste de la Poésie Bois Brésil. Manifestes et textes
‘anthropophages’. Ant(h)ologies”, traduits du brésilien par J. THIERRIOT, Paris,
Flammarion, 1982, p. 301.
217
Ibid., p. 289.
87
permanence berbère, une sorte de génie berbère218, qui survit aux
conquêtes et aux occupations, qui traverse les temps et les espaces
(puisqu’il s’est retrouvé en Espagne). Mais pas de pureté, pas d’inal-
térabilité : ce génie berbère assimile les différents apports. Son histoire
est celle d’une créolité219, d’un montage à partir d’éléments venus
d’horizons divers et quelquefois antagonistes.
On voit ainsi comment ces textes d’indigènes assimilés, qui
proclament leur inscription dans le champ discursif colonial de façon
ostentatoire, peuvent ouvrir d’autres possibles discursifs, des possibles à-
venir. Le détour par l’histoire, la relecture du passé, permettent d’étayer
une assertion qui pourrait sembler, inscrite dans le présent, folle, de
l’ordre de l’aberration. L’isosème (du génie berbère, de la permanence,
etc.) se déploie, projeté dans le passé, et le sujet de l’énonciation
acquiert une certaine autonomie. Il se libère des obligations de certaines
énonciations (suprématie de la France, civilisation pour faire reculer la
barbarie, etc.). Le sujet énonciateur émerge par et dans son énoncé,
figure inédite, solitaire, surgie du silence et de l’ombre.
L’autonomie du sujet (en énoncé)220 s’affirme dans le développement
de l’isosème. Le seul peuple, notion mise en place par HAMET, est ainsi
une résultante du processus historique. Mais tous les apports de l’histoire
n’ont pas la même importance. Aujourd’hui, il ne reste plus que des
musulmans, sans distinction d’origine 221. Reprise de l’isosème un seul
peuple : la permanence se concrétise dans l’adoption de l’Islam, et d’un
seul rite, le rite malékite. HAMET, obéissant en cela à une loi du genre
essai qui ne s’intéresse pas à la complexité du réel, laisse dans l’ombre
les autres rites (hanéfite, ibadite au M’zab...). L’Islam, plus qu’une
religion, est l’ultime trait unificateur. La fusion opérée par la religion est
parachevée par
le régime français [qui] a tout confondu : Arabe, Berbères, Turcs, Nègres,
Grenadins, tribus “Maghzen”, tribus “raïas”, clientèle maraboutique 222.
218
Cf. l’essai de Jean AMROUCHE, L’Eternel Jugurtha, écrit en 1943 et publié en 1946
(L’Arche), qui opérait un détournement de la notion de génie des peuples, lancée surtout
pour les peuples européens.
219
Le concept d’anthropophagie nous semble rencontrer les notions de créolité et d’antillanité
telle qu’elles ont été mises en place par Edouard GLISSANT, qui propose ainsi un
dépassement des tentations amputatoires de la pureté de l’origine (de la pureté nationale),
cf. Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1984.
220
Cf. PECHEUX, Les vérités de La Palice…, Maspero, Paris, 1974.
221
HAMET, op., cit., p. 291.
222
Ibid., p. 293.
223
Ibid., p. 293.
88
peu troublé dans son fonctionnement habituel ? Il est encore répété (la
conquête a émancipé les indigènes du joug de l’arbitraire 224. Le texte
reconduit l’isosème de la colonisation libérant les Algériens des Turcs.
Mais quel sera l’avenir de la colonisation ? Quelle place fera-t-elle aux
Indigènes ? Le discours trace un plan, un possible, d’émancipation et
d’intégration :
– Les indigènes vont évoluer 225 ;
– Ils sont accesibles aux idées libérales 226 ;
– L’indigène devient (le) collaborateur, (le) protégé, (l’)élève (de l’Européen) 227 ;
– La même collaboration des individus des deux races 228 ;
– Il en résusltera, dans l’avenir, que les races européenne et indigène
arriveront à se placer dans un ordre régulier, et à former un tout harmonique 229 ;
– Il n’y aura plus qu’un peuple en Afrique, et ce peuple s’appellera les Français
.
230
224
Ibid., p. 294.
225
Ibid., p. 297.
226
Ibid., p. 297.
227
Ibid., p. 298.
228
Ibid. p. 298.
229
Ibid., p. 299.
230
Citation de BERBRUGGER, in op. cit., p. 311.
231
Ibid., p. 291 - 313.
232
In LITTRE, Dictionnaire de la langue française, entrée “résumé”.
89
fonctionne en écho, reprenant et déformant (accentuant, ramassant...) le
texte. Il répond également à l’introduction qui elle, en avant-texte (en
annonce de la thèse qui sera développée) en annonce les déploiements
et la conclusion. Son livre se constitue en image, double forcé, du champ
discursif de l’époque ouvert sur l’intégration des Indigènes, déjà bien
avancée. Il donne, en illustration et en confirmation de sa thèse, des
réponses faites par des Européens et des Musulmans à sa question sur
l’assimilation. La suite de textes cités offre en projection un monde har-
monieux où chacun peut avoir place et prendre la parole. Le Docteur
MORSLY et le capitaine d’artillerie CADI prennent place parmi les autres
Algériens .
Un Indigène musulman, le Dr MORSLY (El Hadj Taïeb), médecin traitant à
l’hôpital civil de Constantine :
Dans tous mes écrits, j’ai soutenu que nos coreligionnaires algériens étaient
parfaitement assimilables, intellectuellement parlant. La liste des Indigènes qui
sont arrivés, presque tout seuls, est assez longue […]. Quant aux procédés
parfectionnés employés par les Européens en agriculture, dans l’industrie, etc.,
nos Indigènes se les approprient facilement ; si tous les Arabes de l’Algérie
n’emploient pas les charrues fixes ou les moissonneuses à vapeur, cela est dû à
leur grande misère et partant au manque de fonds. […] Les Arabes de l’Algérie
sont perfectibles ; du reste il ne saurait en être autrement : ne sont-il pas les
descendants directs ou indirects des ces hommes qui ont été les éducateurs de
tout l’Occident 233.
233
Ibid., p. 222- 223.
90
devront leur inculquer des idées de justice, de devoir et d’honnêteté afin que,
relevés moralement, et délivrés matériellement de la misère, ils finissent par aimer
notre beau pays de France et contribuent à sa puissance dans la mesure de leur
moyens.
Notre zaouia 234, loin d’être hostile au progrès, fait tous ses efforts pour tirer nos
congénères de l’apathie dans laquelle les a plongés la longue et tyrannique
domination des Turcs 235.
Nous retrouvons les mêmes positions argumentatives que celles de
MORSLY : les progrès moral et technique sont très possibles ; c’est par
l’école qu’ils se réaliseront. Mais d’autres conditions doivent être
réalisées par l’administration coloniale. Par le biais de cette réflexion sur
les aptitudes des Indigènes au développement, c’est le procès de tout le
système d’administration qui est esquissé.
Dans les deux citations, l’énonciateur se donne deux figures (deux
masques), en fonction du lieu de son énonciation, de son statut
d’énonciateur. S’il parle, de l’intérieur, pour ses coreligionnaires algériens,
ses congénères, pour sa zaouïa, il est au milieu du groupe, élément
semblable à tous les autres, même de tous les autres. Il peut aussi
adopter la position de l’observateur extérieur au milieu observé, qui dit
alors les Indigènes, nos Indigènes, les Indigènes musulmans, les Arabes
de l’Algérie, notre beau pays de France... Masque de la duplicité, figure
de l’ambiguïté. C’est sur cette articulation du même et de l’autre, lieu
toujours fuyant, toujours en permutation que se tient cet énonciateur
singulier. Pour avoir une place dans le champ discursif, pour émerger en
tant que sujet énonciateur, il quitte son premier lieu pour aller vers l’autre
lieu, pour lui devenir différent (extérieur). Mais peut-il alors se fondre
dans l’autre lieu, en devenir élément ? Sa voix (son être) ne sont
perceptibles que situées dans cette différence impossible.
Pour se rendre compte que leur discours tient pour une part de
l’impossible, il suffit de relire la réponse de René BASSET, directeur de
l’Ecole des Lettres d’Alger. Nous avons déjà vu que le texte de HAMET
met en place le champ discursif de sa réalisation : cette assimilation pour
laquelle il argumente, est déjà figurée dans l’espace ouvert par son livre.
Dans cette perspective, les citations des intellectuels Indigènes et
Français se suivent et se mêlent. BASSET répond en envoyant un article
234
CADI est de la tribu de KEBLOUT (il a donc les mêmes racines que KATEB Yacine). Le
tombeau de l’ancêtre est dans la région de Khenchela (Aurès). Une zaouïa (avec
notamment une école coranique), s’est installée à côté.
235
HAMET, op. cit., p. 223-224. Remarquer que le Turc est tyrannique (comme
l’Arabe sera paresseux, voleur, etc.). Le tout fonctionne presque comme un
syntagme, avec la force du concept. Le discours de CADI, pour se déployer,
prend appui sur cet élément du socle discursif établi. Autre exemple: ABDALLAH
parle du despotisme odieux des Turcs conquérants (L’Avenir, Alger, Fontana,
1880, p. 16), du despotisme avilissant des beys (De la justice, Alger, Fontana,
1880, p. 5).
91
déjà publié en 1901 (du coup il occupe une position d’antériorité par
rapport à HAMET) :
Lorsque les intérêts matériels des Musulmans du Nord de l’Afrique seront liés à
l’existence de notre domination, et lorsqu’ils en auront conscience, alors, elle sera
plus solidement assise que si elle reposait sur une communauté de religion, de
langue ou de race. C’est du reste ce qui se passe dans les villes où les Indigènes
commencent à sentir que nous leur avons assuré la sécurité et la prospérité et
qu’ils n’auraient qu’à perdre à retomber sous l’autorité d’un sultan, d’origine
récente, chérif ou maître de l’heure, marabout ou chef de grande tente 236.
Jusque-là, le discours reste semblable à ceux qui ont été cités. Réi-
tération de la même thèse : progrès possible pour des groupes chaque
jour plus importants (l’élite, les Kabyles...). Mais M. BELLE ajoute :
Mais pour aucune de ces catégories, depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle,
et sans faire exception pour les élites, je ne cois à la fusion, à l’assimilation.
L’obstacle, le vrai, le seul : la religion. L’obstacle vient du peuple à civiliser parce
qu’il est resté fidèle croyant ; parce que sa religion est fermée ; parce que les
dogmes de cette religion sont en même temps des lois sociales, un code, d’où
236
Ibid., p. 225.
237
Ce monologisme discursif n’a rien à voir avec les positions de l’énonciateur qui peut avoir
par ailleurs des pratiques de solidarité avec les Indigènes, qui peut défendre leurs intérêts.
C’est que la position dans le champ politique (par rapport au pouvoir colonial) fait que la
voix se déploie comme si elle était seule, sans écho, sans autre...
92
dérivent les mœurs ; parce que jamais, dès lors, ce peuple n’admettra le mariage
entre mahométane et chrétien que comme une exception sacrilège. Or sans
mariage entre les deux peuples, pas de croisement, pas de fusion 238.
238
HAMET, op. cit., p. 226-227. Remarquons que ce type d’argumentation est encore pratiqué
aujourd’hui.
239
Ibid., p. 248.
240
Ibid., p. 252.
93
Ce raisonnement opère un glissement, encore bien commun à
l’époque, du sociologique au biologique. La nature de la femme la rend
inapte à faire partie des premiers candidats à l’assimilation. Cette
définition quasi-génétique de la femme est mise en regard de celle de
l’homme,
plus individuel que la femme, c’est-à-dire plus variable […]. L’homme est donc
le seul véritable et le seul artisan du progrès dans la société indigène ; il est plus
apte à contracter des caractères nouveaux et à favoriser l’évolution de la race,
tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue social 241.
241
Ibid., p. 253 -254.
242
Ibid., p. 253. Nous voyons pointer un pôle discursif qui domine encore aujourd’hui : la
femme gardienne des traditions et chargée de préserver l’identité (le même) !
94
les Indigènes à la conquête de leur sol, ils semblent avoir adopté une attitude toute
différente devant la conquête pacifique entreprise par la France 243.
243
Ibid., p. 249.
244
Hamdan KHODJA parle de ses concitoyens en les appelant les Algériens. Par ailleurs,
avant 1830, les Algériens étaient, dans les textes des Européens (Français, Anglais,
Américains, Espagnols...) désignés par ce mot, concurremment avec Barbaresques, etc. Il
y aurait à suivre les différentes désignations de ce terme : quelles sont les populations qui
sont désignées ainsi?
95
Chapitre 3 :
Entre réitération et revendication
245
On peut s’étonner de voir retenu un texte publié au-delà de la date-limite de 1930. Même
si Le Jeune Algérien de Ferhat ABBAS (1930) marque un tournant dans le discours des
Algériens, les intellectuels de la résistance-dialogue qui se situent dans les limites du
champ discursif colonialiste continuent à intervenir bien au-delà de cette date.
97
2 Chérif BENHABILES, L’Algérie française vue par un indigène, Alger,
Fontana, 1914, 197 p. Suivi de “Guerre à l’ignorance”, de BEN MOUHOUB
Mohammed el Mouloud (Discours et conférences prononcés en arabe au Cercle
Salah de Constantine, et traduits en français, Préface de Georges MARÇAIS.
98
(ce possible étant ouvert par l’Histoire, mais aussi esquissé, dessiné par
les textes eux-mêmes).
Nous voyons se dessiner une certaine histoire de la pratique de
l’écriture en français par les Algériens. C’est d’abord l’article journa-
listique. Marqué par la brièveté et la contingence, il est éphémère et
donné à lire dans une relation aux autres articles, à la ligne éditoriale,
etc. Il relève d’une sorte de propédeutique de l’écriture, mais également
de cet engagement forcé des premiers intellectuels francophones qui
interviennent dans le discours qui se tient au-dessus et en dehors d’eux.
Puis vient le livre, plus long, publié chez un éditeur, ou à compte d’auteur.
Ce livre peut résulter de la somme de plusieurs articles.
Les textes d’ABDALLAH (1880), ceux de BEN RAHAL (1887 pour le
premier de ses documents), et celui de MORSLY sont des articles de
journaux repris ensuite sous forme de plaquettes.
246
L’un des rares indigènes cités par TAILLART, dans “Problèmes indigènes”, numéros des
ouvrages recensés 2892 à 2895.
247
Les Editions Ouvrières Fontana et Cie, et les Editions Adolphe Jourdan, installées à Alger,
étaient spécialisées dans la publication en langue arabe, et donnaient volontiers aux
Indigènes la possibilité de s’exprimer.
99
celle du pouvoir et du savoir. Par ailleurs, ABDALLAH dit qu’il a été
poussé à écrire :
Encouragé de divers côtés par de bienveillantes appréciations, pressé d’autre
part par certains critiques désireux de savoir ce qu’un indigène peut sincèrement
penser sur les points les plus saillants de la question algérienne, je me décide
aujourd’hui à reprendre la plume248.
– J’affirme que je dirai la vérité, toute la vérité, rien que la vérité 249
– Il faut redoubler de courage et d’énergie, chercher sans cesse la vérité 250.
La leçon bien apprise est répétée et l’élève irait même plus loin que
le maître, en faisant de la surenchère. Mais comment se fait la mise en
discours (la mise en scène discursive) de la réitération ? C’est à ce
niveau que peut se voir l’originalité d’une position qui est loin d’être
évidente. Quelques exemples nous permettront d’en approcher la com-
248
ABDALLAH, De la justice, p. 3, c’est nous qui soulignons.
249
ABDALLAH, La Vie intime, op. cit., p. 4.
250
ABDALLAH, L’Avenir, op. cit., p. 3.
251
ABDALLAH, De la sécurité, op. cit., p. 25.
252
ABDALLAH, Actualités, op. cit., p. 16.
100
plexité. Les critiques et historiens ont souligné le caractère outré, cho-
quant des positions de l’auteur, concernant par exemple la responsabilité
collective. Celui-ci écrit :
La responsabilité collective est et sera pour longtemps encore le meileur , le
plus efficace, et je dirai le plus équitable des moyens à employer […] 253.
253
ABDALLAH, De la justice, op. cit., p. 32. C’est l’auteur qui souligne.
254
Ibid. C’est également l’auteur qui souligne.
255
ABDALLAH, L’Avenir, op. cit., p. 4-5.
101
- Le crédit aux cultivateurs arabes, au moyen du syndicat des groupes de façon
à procurer aux travailleurs, à un taux modéré, l’outillage indispensable à la culture
de la terre 256.
256
Ibid., p. 8.
257
ABDALLAH, De la justice, op. cit., p. 4.
258
Ibid., p. 5.
102
On voit comment se construit sur la scène du texte le statut de
porte-parole : ABDALLAH en arrive à parler pour les plus pauvres, pour
les cultivateurs algériens, pour ses coreligionnaires, etc. Pouvait-il en
être autrement ? On semble loin d’ un certain engagement léger, presque
badin, comme est oublié, dans cet énoncé, le devoir envers la patrie
d’adoption :
Qui oserait, en jetant les yeux sur le tableau de ces misères, me reprocher
d’éprouver une grande commisération pour le peuple malheureux dont je suis
issu? 259
259
ABDALLAH, Actualités, op. cit., p. 36.
260
BEN RAHAL, présenté par DJEGJLOUL, op. cit., texte dactylographié, p. 8.
103
trouver un cadre éditorial ; et d’une intervention aux Délégations finan-
cières (mai-juin 1921). L’Intervention aux délégations financières sur
l’enseignement de la langue arabe présente les caractéristiques de cette
pratique discursive qui naît dans l’oralité avant l’accéder à l’écrit, gardant
des traits de son premier statut (argumentation, etc.). Remarquons que
cet aspect renvoie à l’histoire du genre qui garde des éléments de sa
formation261 dans l’oralité. Nous pouvons repenser ici à la formation du
genre roman telle qu’elle est présentée par BAKHINE. Le roman se
constitue en absorbant le discours de la place publique qui gagne une
dimension esthétique (une dimension de figuration, qui relève de la scène
discursive). Il y gagne le dialogisme et la polyphonie. Ensuite, le genre
évolue et peut passer d’une culture à une autre sans que tout l’itinéraire
soit forcément refait chaque fois : ainsi, le roman de RABELAIS constitue
le premier acte du dialogisme romanesque et celui de DOSTOIEVSKI le
second, celui de la polyphonie. Dans cette hypothèse, un romancier
colonisé prendrait le genre à sa dernière étape et ferait l’économie de
l’apprentissage. Pourtant l’histoire montre qu’il eut une période
d’apprentissage que l’on peut qualifier d’ardu : les premiers romanciers
algériens eurent une écriture pour le moins laborieuse et il fallut attendre
les années cinquante (après les manifestations de mai 1945 qui
consacrèrent dans la violence une rupture radicale) pour voir émerger
une écriture originale (FERAOUN, MAMMERI, DIB et, surtout, KATEB).
On sait que les premiers romanciers pratiquaient une écriture gênée. Le
projet d’écriture se constitue d’une certaine façon dans la réitération du
discours colonial. L’écriture débouche sur l’échec (les héros candidats à
l’assimilation, ou à la fusion, etc. finissent dans la misère, la déchéance
morale et sociale et la mort). On peut parler d’une écriture de la
distorsion, alourdie par l’obligation, impossible, de la réitération262.
Pour les premiers intellectuels algériens (qui constituent cette élite
indigène), l’irruption dans le champ discursif reste très proche de l’oralité
et elle intègre à l’écriture de l’essai des traits de cette oralité par laquelle
elle est obligée de repasser. Dans ce cas précis, le genre ne peut faire
l’économie des progrès réalisés avant et ailleurs, l’archive du genre ne
suffit pas, il faut refaire le parcours et réinventer, dans une expression
malaisée, les traits du genre.
261
SOCRATE, pour l’Occident, peut être retenu comme la figure symbolique du discours de
l’essai : interrogations sur toutes les vérités et les certitudes, fragmentation et
parcellisation (refus de la systématisation) qui prennnent les couleurs de l’oralité et les
accents de la voix. Pour ce que l’on peut appeler l’Orient arabe, la séance avec un HARIRI
peut être l’autre dimension d’un genre protéiforme, toujours fluctuant, toujours fuyant,
rarement, pour ne pas dire jamais, fixe, définif.
262
Cf. Notamment les travaux de DJEGHLOUL sur le romanciers des années trente,
justement de cette période de propédeutique de l’écriture romanesque: “Un romancier de
l’identité perturbée et de l’assimilation impossible. Churki KHODJA”, in Revue de
l’Occident musulman, n° 37, 1er trimestre 1984 ; et MILIANI, Hadj, Lecture idéologique de
“Zohra la femme du mineur” de Abdelkader HADJ HAMOU, DEA, Université d’Oran, ILVE,
1982.
104
Cet homme de double culture, cet intellectuel moderniste263, passé
par le lycée d’Alger, avant de succéder à son père comme caïd à
Nedroma, était membre de la confrérie des Derqaoua. Homme étonnant,
figure de cet (im)possible devenir qu’ils sont quelques-uns à tracer dans
leurs écrits, il adopte dans son plaidoyer pour l’instruction des Indigènes
une démarche argumentative assez inhabituelle. Pour planter la scène
discursive, il passe, phase obligée, par la réitération de quelques élé-
ments du discours admis. Ainsi en est-il de la relecture de la conquête et
de la mission civilisatrice.
Le jour où la France a planté son drapeau sur le rivage africain, elle a pris
l’engagement tacite de se consacrer à la civilisation et à l’émancipation du peuple
qu’elle venait de conquérir ; sous peine de déchoir, elle doit tenir parole, quelles
que soient les difficultés qu’elle pourrait rencontrer dans l’accomplissement de
cette glorieuse tâche 264.
263
Cf. A. DJEGHLOUL, “M’hamed BEN RAHAL et la question de l’instruction des Algériens
(1886-1925)”, in Huit études sur l’Algérie, Alger, ENAL, 1986, p. 33-74, p. 40. Pour C.- R.
AGERON, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1979, BEN RAHAL est une
figure représentative de l’intellectuel de cette époque : “Certains musulmans proches des
traditionalistes n’en avaient pas moins reçu une culture française et pouvaient exprimer en
français leurs sentiments. Leur porte-parole le plus talentueux fut sans doute M’hamed
Ben Rahal, parfaitement bilingue et lettré de double culture. Il fut aussi un politique [...]. Il
annonçait que l’heure du réveil de l’Islam était proche : ‘C’est sous le canon de la
chrétienneté que se fera la renaissance de l’Islam’ ” (p. 232).
264
BEN RAHAL, op. cit., p. 9.
105
Pourquoi l’élève qui a fait certaines études, ou satisfait à certains examens ne
serait-il pas admis à l’électorat?
Si les indigènes en général ne comprennent pas la valeur d’un vote, il est loin
d’en être de même pour ceux qui ont fréquenté les écoles françaises 265.
BEN RAHAL pousse une certaine logique (une ligne discursive qui
est citée dans la phrase suivante attendre) du discours colonial jusqu’au
bout. Derrière l’interrogation rhétorique se profilent des territoires entiers
du champ discursif. C’est sur eux que prend appui la demande de BEN
RAHAL. Les autres discours, ceux du refus de toute représentation des
Indigènes, sont ici ignorés. Ne pas y faire référence, c’est faire comme
s’ils n’existaient pas. En procédant ainsi, l’écrivain opère une certaine
réorganisation du champ discursif dans lequel il vient prendre place.
Pourtant, ce discours que le texte veut ignorer, y vient quelquefois
émerger, pour servir de base à un point de la construction discursive.
Ainsi, BEN RAHAL cite, reprend et convoque en examen, un énoncé qui
résume (donne figure et forme) un moment du discours colonial réfuté :
On ne peut soutenir que l’Arabe soit essentiellement mauvais et l’histoire
atteste son antique perfection dans les arts comme dans les sciences les moins
accessibles.
Il est donc apte à recevoir l’instruction et à en tirer profit 266.
265
Ibid., p. 13.
266
Ibid., p. 9.
267
Ibid., p. 10.
268
Ibid., p. 18.
106
tribus “Gros-Jean comme devant” sans leur avoir indiqué un but et les avoir mis à
même d’appliquer ce qu’ils viennent d’apprendre, ce serait créer des déclassés et
rien de plus 269.
269
Ibid., p. 10.
270
MORSLY, op. cit., Avant-propos, p. IV.
271
Ibid., p. 92.
272
Ibid., Avant-propos, p. III.
107
et de pacification273. Et affirme sa solidarité avec ses frères d’Algérie qui
souffrent. Voilà esquissés la position et le rôle discursifs que va prendre
MORSLY. Comment se tisse ensuite son discours ? Comment se déploie
la thèse-matrice? Quelles en sont les thèses secondaires ? Sur quels
socles discursifs prend-il appui, comment travaille-t-il, bricolage et
déconstruction, certains éléments du champ discursif ? Dès le début,
nous avons une définition, une reformulation du sujet :
A dire vrai, la question indigène, c’est la question musulmane en général ;
c’est-à-dire la question d’Orient avec toutes ses complications 274.
273
Ibid., Avant-propos, p. V.
274
Ibid., p. 7.
275
Ibid., p. 7.
276
Ibid., p. 7-8.
108
La prise d’Alger (14 juin 1830) par les troupes françaises est un événement qui
fait date dans l’histoire de la France et de l’humanité entière. C’est la fin de la
barbarie qui s’écroule devant la civilisation, c’est le règne de la justice et de
l’équité qui remplace le régime du bon plaisir, du pouvoir arbitraire et despotique.
C’est, du moins, ce qui aurait dû arriver, ce que l’on était en droit d’attendre de
cette prise de possession de notre pays par la France 277.
277
Ibid., p. 14.
278
Ibid., p. 14.
279
Cf, par exemple, plus loin : “L’un des plus beaux triomphes de la France a été la prise
d’Alger. Ce grand événement égale ou surpasse même en importance les plus belles
victoires remportées par François 1er, LouixsXIV ou le Grand Napoléon” (p. 15). Ou :
“Ainsi s’écroula cette Régence dont l’existence avait gêné toutes les puissances de
l’Europe, ce nid de pirates que Barberousse (Baba Harouadj et Kheir Eddin) croyait
imprenable, d’où partaient sans cesse de nombreuses felouques, conduites par de
terribles corsaires qui allaient jeter la terreur partout sur les côtes méditerranéennes” (p.
16). Remarquer que tous les qualificatifs utilisés pour les Turcs ne sont pas marqués
négativement (comme despotes, tyrannique, etc.).
280
MORSLY, op. cit., p. 20. On peut s’étonner de retrouver un énoncé très proche dans le
texte que KATEB Yacine publiera en 1947, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger,
En Nahdha, Rééd. Alger, SNED, 1983: “Le fait qu’Abdelkader ait été élu Sultan des Arabes
par la quasi-majorité des tribus prouve bien qu’il y avait une opinion publique arabe” (p.
35). Cette reprise discursive accompagne et permet la reprise nationalitaire. On voit le
travail intertextuel d’une époque à l’autre, le texte de MORSLY constituant en quelque sorte
l’archive du texte de KATEB.
109
Le mot indépendance ne recouvre sûrement pas le même champ
sémantique qu’après 1945 ; il lui manque cette projection explicite vers
l’à-venir, mais déjà la lecture de l’histoire récente fait apparaître des
ombres inquiétantes. MORSLY lance cet avertissement :
Si elle [la France] se refusait à jouer ce beau rôle [d’intégration de l’Algérie],
elle ne laissera, dans ce pays, comme ses devanciers [carthaginois, romains,
vandales, byzantins, arabes, berbères et turcs] sur cette terre, que quelques
vestiges à peine durables du passage de son génie civilisateur 281.
281
Ibid., p. 15.
282
Ibid., p. 24.
283
Ibid., p. 38.
284
Ibid., p. 41.
110
dans le champ politique permet de répondre qu’ils y crurent peut-être un
temps...
Louis KHOUDJA, A la commission du Sénat. La question indigène par
un français d’adoption285, Vienne, 1891
Celui qui signe L. G. KHOUDJA, capacitaire en droit, Défenseur
Oukil près la Mahakma de Bône intervient dans un débat (à partir d’un
questionnaire de la Commission du Sénat) qui ne prévoyait pas de place
pour un Indigène.
Comme ABDALLAH, il est contre la féodalité et plaide pour
l’intégration des manants et des roturiers286. Mais lui plaide pour une
représentation des Indigènes dans les différentes instances d’élus :
Mais enfin, l’indigène ne peut être représenté valablement par les colons
puisque le plus souvent leurs intérêts s’opposent 287.
285
“Style jeune algérien avant la date” in AGERON, Les Algériens musulmans et la France
(1871-1919), Paris, PUF, 1968, p. 450.
286
KHOUDJA, op. cit., p. 5.
287
Ibid., p. 55.
288
HAMET, op. cit., p. 192. Il s’agit de La Colonne du général Bosquet dite colonne de la
neige contre Bou Beghla, Alger, Imprimerie Remordet, 1889, 20 p.
289
Publié à Alger, Imprimerie Remordet.
111
Cette pratique de l’auto-citation qui permet de reprendre un texte
(discours d’abord oral avant d’être donné par écrit ou pétition, etc.)
montre ici encore la dimension orale de ce type de discours qui vise une
efficacité immédiate. Par son intervention, l’Indigène, Intrus discursif,
tente sinon de peser sur le politique du moins d’en perturber la
tranquillité, d’y introduire cette autre voix du dialogisme. Avec TOUNSI,
on est loin de la réitération ostentatoire du discours communément admis,
comme nous l’avons vu dans le texte d’ABDALLAH. L’auteur commence
par réfuter toutes les mesures de répression arrêtées jusque là. La
méthode forte est inefficace et injuste.
De toutes les théories produites, aucune, malheureusement, ne semble devoir
atteindre le but cherché. Ce ne sont ni les gendarmes, ni la police, en créa-t-on
tout exprès, qui empêcheront les les crimes et les délits290.
L’ouverture de tranchées ou de passages à travers les forêts sera tout aussi
inefficace 291.
Quant à la responsabilité collective, pour qui connaît la constitution vraie,
l’organisation et la vie réelle de la tribu arabe, c’est une flagrante injustice. Elle ne
frappe que les indigènes, victimes, tout autant que les colons, des méfaits de leurs
propres coréligionnaires 292.
290
TOUNSI, op. cit., p. 7.
291
Ibid., p. 8.
292
Ibid., p. 8.
293
Ibid., p. 9.
294
Ibid., p. 12.
112
combler les misères de celle qui l’avait précédée […]. Menacée de la famine, sans
protection contre les voleurs, la population arabe est matériellement obligée de se
livrer à une véritable lutte pour la vie. Les infirmes, les veuves et les orphelins se
dispersent dans le villes et s’y livrent à la mendicité ; les hommes valides
rejoignent les bandits dans les broussailles, préférant hurler avec les loups295, mais
partager le fruit de leurs larcins, que d’être dévorés par eux 296.
295
Encore cette image du loup et de sa gueule (voix et dévoration) !
296
TOUNSI, op. cit., p. 13.
297
Ibid., p. 14 et 16.
298
Ibid., p. 16.
299
Ibid., p. 15.
113
Pourtant l’auteur ne remet pas explicitement en cause la colonisa-
tion, mais il ne veut pas d’une intervention autoritaire de l’administration.
Qu’on construise des écoles, des routes et des barrages, qu’on accélère
l’application de la loi sur la propriété indigène, et les colons s’installeront
au milieu des indigènes. L’assimilation, qu’il appelle la fusion, se réalisera
alors. L’auteur insiste constamment sur sa connaissance, en tant que
fonctionnaire, des populations au nom de qui il parle.
Avec TOUNSI, toujours pas de remise en cause de la colonisation,
mais une réfutation du discours de justification des expropriations des
Indigènes. La colonisation n’est pas parée des valeurs positives ; elle
implique une détérioration des conditions de vie. Pourtant, l’auteur ne
pas franchit le pas.
114
Hocine HESNAY-LAHMEK (de son vrai nom LAHMEK), Lettres
algériennes.
D’autres titres dessinent un champ sémantique précis, caractérisé
par deux sèmes : vue et indigène. Comme le titre du texte fondateur de
Hamdan KHODJA, c’est celui qui supportait le regard de l’Autre qui se fait
oeil observateur pour rendre possible un discours entre répétition et
contestation.
Chérif BENHABILES, L’Algérie française vue par un indigène, Suivi
de “Guerre à l’ignorance”, de Mohammed BEN el MOUHOUB, de
Constantine, et traduit en français. Préface de Georges MARÇAIS.
Rabah ZENATI, Le problème algérien vu par un indigène.
Le livre de BENHABILES propose dès le titre une image de la
pratique linguistique souhaitée : un bilinguisme très poussé, puisque
dans le même espace textuel les deux langues, arabe et français,
cohabitent et échangent par le biais de la traduction. L’auteur fait office
de passeur de gué d’un univers (linguistique et culturel) à l’autre. La
circulation des langues est un autre argument pour cette intégration qu’il
défend.
Le titre des Compagnons du jardin affiche son inscription dans le
champ littéraire arabe et oriental...
115
Chapitre 4 :
Légitimation de la prise de la parole
300
BENHABILES, op. cit., Lettre- préface de MARÇAIS, p. II.
301
Ibid., p. II.
302
Ibid., p. II.
117
Chérif CADI. Le colonel-savant souligne la double appartenance de
l’auteur303 :
Votre récit détaillé montre l’ancien élève de l’Ecole Polytechnique
accomplissant, en tenue régulière d’Ihram, tous les rites du pieux pèlerinage
Votre patriotisme français est aussi ardent que votre foi musulmane est sincère
.
Les deux hommes ont la même quête ; ils regardent vers le même
soleil ; ils rêvent tous deux d’un monde d’harmonie où les deux commu-
nautés, du moins les hommes d’élection, auraient leur place. Dans la
préface se déploie un discours de reconnaissance du semblable-autre.
Mais AZAN se démarque par une ou deux remarques, apparemment sans
importance. Il rappelle la permanence de la race berbère :
Je crois cependant que la race berbère, qui a, elle aussi, absorbé tant
d’envahisseurs depuis des siècles, interviendra pour imprimer à la race nord-
africaine de l’avenir ses cacartéristiques essentielles304.
Cette race berbère marquerait toutes les autres, elle les absorbe. Nous
retrouvons une lecture de l’histoire semblable à celle du livre de HAMET.
Le principe d’anthropophagie culturelle serait à l’œuvre au détour du
discours d’un colonel français ? Il faudrait une lecture attentive des textes
d’AZAN. Mais celui-ci rappelle les points forts de la thèse coloniale :
Vous savez cependant, comme moi, qu’il est préférable de lui (au Musulman
nord-africain) parler de respect de l’autorité que de liberté et d’égalité. Il faut le
gouverner avec justice, mais avec fermeté et […] faire son bonheur sans lui
demander son avis 305.
303
CADI, op. cit., p. II et IV.
304
Ibid., p. V.
305
Ibid., p. V.
306
Ibid., p. V.
118
Français, sauf à s’attaquer sciemment et de façon déclarée à l’édifice
discursif de la colonisation, n’est pas astreint à la duplicité. Pour lui les
repères sont clairs. C’est ce que rappelle ici le colonel-anthropologue.
AZAN cite son ami Ismaël HAMET, qui avait désigné les Algériens
comme Musulmans français, et rétablit l’appellation qui convient dans le
champ discursif : ce sont des Français musulmans. Il inverse les rôles
syntaxiques et redonne à Français la primauté du substantif, musulman
n’ayant plus que la fonction secondaire du qualificatif. La reconnaissance
du semblable-autre vient buter sur les limites indépassables, pour le
moment...
Dans ces deux livres de présentation, comme dans celui qui
annonce le texte de HAMET, ou celui de MAUNIER qui dialogue avec
FIKRI et RANDAU, les relations entre les protagonistes discursifs sont
régies par le principe d’égalité, au moins sur le terrain du savoir. Ce
principe n’est peut-être plus présent dans la préface aux Lettres algé-
riennes. Maurice VIOLLETTE307 ne produit pas le discours attendu. Il va
faire autre chose :
Je veux me borner à vous soummettre les quelques observations que votre
livre me suggère .
De la forme, je dirai seulement que chacun reconnaîtra vite que votre livre est
alerte, vivant et pittoresque. Vous n’ignorez pas, du reste, l’art de dire au besoin
les choses avec émotion. Vous avez usé du procédé de la correspondance, jadis
fort à la mode. On peut en discuter 308.
307
VIOLETTE fut gouverneur de 1925 à 1927 et “essaya, en vain, de rallier à une politique
sociale les Délégations financières qui obtinrent son rappel parce qu’il avait ‘commis la
faute grave, dans laquelle aucun représentant de l’Algérie n’était tombé, de s’appuyer sur
les indigènes contre les Européens’” (Augustin BERNARD, “Le Dénouement de la crise
algérienne”, in Renseignements coloniaux et documents publiés par le Comité de l’Afrique
française et le Comité du Maroc, 1935, p. 4), cité par C. A. JULIEN, L’Afrique du Nord en
marche..., op. cit., p. 111.
308
HESNAY-LAHMEK, op. cit., Préface de VIOLETTE, p. 9.
309
Ibid., p. 11.
119
part arabe et musulmane de l’Algérie indigène. Il esquisse une autre
lecture de l’histoire et introduit ainsi des réserves :
Si la Berbérie a abandonné le catholicisme pour se rallier à l’Islam ce n’est pas
seulement par contrainte, mais aussi parce qu’elle y trouvait réconfort et
exhortation310.
310
Ibid., p. 13.
311
Ibid., p. 12.
312
Ibid., p. 16.
313
Le mot “Indépendance” occupe la scène du discours politique depuis que MESSALI Hadj
l’a lancé en 1926, mais personne, y compris surtout ces intellectuels qui par ailleurs
demandent des changements de l’intérieur (du système colonial), ne semble y croire
sérieusement ni s’y reconnaître.
120
C’est encore Maurice VIOLLETTE qui préface le livre publié par
Saïd FACI en 1936. On retrouve là aussi la position de l’instituteur qui
apprécie les progrès de l’élève :
En lisant ce livre, on admire à quel point un Indigène arrive à écrire dans notre
langue et même à penser en français. Pas de trace de version. L’impression a agi
directement sur un cerveau bien français qui, spontanément, réagit en français 314.
314
FACI, op. cit., p. I - II.
315
ZENATI, op. cit., p. 6
316
Ibid., p. 7.
317
Ibid., p. 7.
121
l’administration. La distance à laquelle le préfacier maintient ce texte
montre qu’il ne saurait s’agir de réitération discursive. Bien qu’affectant
de répéter la voix du maître, l’indigène colonisé ne peut qu’avoir un
discours déviant par rapport à la norme du champ discursif en vigueur. Il
a toujours, dès qu’il prend la parole, une voix discordante... Donc
légitimation de la prise de la parole, mais avec de grandes réserves...
L’AUTO-LEGITIMATION
Le discours préfaciel permet de déjà lire, en représentation
ramassée, le champ discursif de l’époque et de voir la place que veulent
prendre ces représentants de l’Elite Indigène, dont l’originalité est d’être
français et indigènes. Quelquefois, doublant la préface, l’auteur se
présente directement.
Comment l’auteur se situe-t-il dans la champ intellectuel? Quelles
positions et quels rôles s’y donne-t-il? Le nom de l’auteur, selon la
pratique (de légitimation) de l’époque, est suivi des indications de
fonctions et qualités.
Louis KHOUDJA, qui est réellement un intrus discursif, signale sa
position particulière, à cheval sur deux mondes :
Je veux seulement […] donner à la France, mon pays d’adoption, un gage de
ma reconnaissance pour l’éducation et l’instruction qu’elle m’a données, en même
temps que j’aurai la satisfaction d’avoir travaillé au relèvement et au bonheur de
mes compatriotes 318.
318
KHOUDJA, op. cit., p. 3.
319
“La position civile et morale de la femme dans la société kabyle est de plus
misérable et témoigne de la civilisation peu avancée où se trouve encore cette
122
L’étude de la femme est plus complexe qu’on ne le croit ; il y a là une question
si délicate et si difficile à pénétrer qu’elle échappe, presque, à l’examen de tout
étranger. Si observateur, si perspicace soit-il, nous estimons que cet étranger,
peut à peine, vu les moeurs de la société kabyle, soupçonner ce qui se passe au
sein de la famille. C’est certainement là qu’il faut chercher la raison qui fait que la
femme kabyle est peu ou mal connue et l’ignorance où l’on est de son rôle
exact 320.
société ; elle est bien inférieure à celle que la législation musulmane assure à la
femme et, sous ce rapport, la loi du Coran, fidèlement observée, est un progrès
incontestable sur les usages kabyles. […] Toujours en tutelle, la femme n’a pas
qualité de personne civile. Non seulement elle est exclue de l’héritage paternel,
mais elle est elle-même un des biens meubles de la famille. Le mariage est
simplement un acte de vente”, HANOTEAU, “Note sur la position de la femme
chez les Kabyles”, in Poésies populaires du Jurjura, Paris, Imprimerie Impériale,
1867, p. 287-294.
320
BOULIFA, op. cit., Introduction, p. 47.
123
CHERIF BENHABILES
Cette position complexe et inconfortable, surtout en regard des rup-
tures qui vont s’opérer et se radicaliser avec le discours nationalitaire, se
retrouve dans le livre de BENHABILES.
Le livre offre une certaine organisation de la scène discursive, en
relation avec la conception de la culture qui sous-tend le texte. Le texte
de BENHABILES est dans le même espace éditorial que celui de
BENMOUHOUB, dit et écrit en arabe, et traduit par l’auteur. Espace de la
complexité et de la complétude, où l’on peut être des deux mondes sans
renoncement à celui de l’origine. Cette complexité se retrouve dans le
positionnement dans le champ culturel :
Nous avons, nous, observateur indépendant issu d’une famille indigène, ayant
vécu au milieu des indigènes, aussi bien sous le gourbi du sédentaire des Babor
que sous le toit du citadin “hadri”, pensé qu’il y aurait quelque utilité à émettre un
jugement général sur l’œuvre française, sur l’administration qui a assumé la
lourde tâche de faire l’éducation de nos frères […]. Ce jugement est la timide
confession d’un jeune indigène algérien élevé sur les bancs d’une école française,
qui aime profondément le beau nom de français, qui tient son instruction de
l’administration française et qui lui doit la vérité 321.
Cette confession aura du moins le mérite d’être le témoignage vécu et sincère
d’un jeune indigène qui suit avec sympathie la lutte algérienne tant qu’elle restera
courtoise et désintéressée, et dont le voeu le plus cher est de voir scellée à jamais
sur le sol nord-africain, cette alliance d’idées, d’aspirations[…] 322.
L’auteur souligne, pour justifier son intervention, son vécu (son ex-
périence) indigène et sa formation intellectuelle française. Son histoire
personnelle explique son engagement : son devoir de vérité s’explique
par la reconnaissance. Il va renvoyer à l’administration (même si elle
n’est pas son interlocuteur privilégié : il s’adresse plutôt à ceux qui se
considèrent comme les dépositaires de l’héritage républicain) l’image
qu’en ont les Indigènes. Le regardé se fait œil et renvoie une image de/à
celui qui était regard évaluateur. L’observé se fait observation, et ainsi
dynamisme et non plus passivité... C’est ce regard, organisateur et éva-
luateur, qui organise le champ discursif. L’action de l’administration est
jugée : les Indigènes œuvrent, aux côtés des Français au bien-être de la
colonie ;
321
BENHABILES, op. cit., p. 5.
322
Ibid., p. 35.
124
Or, sur ce point, l’administration française n’échappe pas à la critique. A travail
égal, salaire égal ; injustice qu’il est grand temps de réparer […]. A ceux qui disent
à chacun selon ses besoins, nous répondrons à chacun selon ses mérites 323.
L’on voit, là encore, dans un texte qui multiplie par ailleurs les
déclarations de loyalisme, se profiler des ombres, des possibles que
l’explicite du texte ne semble pas vouloir, mais qui s’inscrivent dans une
logique implacable. Ce serait la colonisation et ses refus de rendre justice
aux Indigènes qui serait responsable d’une autre évolution. Il explique
aussi ces accusations par le fait que les Jeunes Algériens deviennent des
concurrents sérieux pour les Français :
Cette élite, ajoute-t-on, rêve de jouer un rôle dans les affaires publiques. Mais
rien de plus naturel que de vouloir mettre au service d’une cause l’instruction que
l’on a reçue, et son activité propre, pourvu que cette cause soit noble et généreuse
325
.
Le discours contesté est cité, ramassé et tenu à distance (il est
renvoyé à ce on). La réponse, qui prend la forme de l’assertion irréfutable
(c’est la réaction naturelle), présente ainsi comme allant de soi
l’engagement de l’intellectuel formé à l’école française. En même temps
qu’ils insistent sur leur refus de l’engagement politique, les auteurs, au
détour d’un autre point de vue ou directement, montrent le caractère
inévitable, naturel, etc. de cet engagement.
323
Ibid., p. 10-11.
324
Remarquons le réseau intertexuel que tissent ces textes qui dialoguent avec les textes
français, mais aussi avec ceux qui leur ressemblent (positions des auteurs, orientations,
etc.)
325
BENHABILES, op. cit., p. 111.
125
Les écrivains de cette période sont encore pleinement dans un
champ discursif marqué par les valeurs et repères de la colonisation,
mais déjà des échappées se dessinent, ouvertures à peine esquissées,
hypothèses à peine envisagées...
CHERIF CADI
Espace de la complexité, espace des rencontres qui habituellemnt
relève de l’impossible : plus que tout autre peut-être, le texte écrit par
celui qui se donne le double titre de lieutenant-colonel et celui de hadj
ayant accompli comme musulman le pèlerinage à la Mecque, nous
semble relever de ce genre.
L’auteur se rend en Arabie dans un double but : accomplir le
pèlerinage et remplir une mission, en tant qu’officier envoyé par le
gouvernement français, auprès du souverain hachémite de l’époque. Ce
double statut est constamment présent : CADI porte, selon les moments
et les circonstances, le vêtement d’ihram musulman ou le grand uniforme
de l’armée française. Il est reçu par le souverain comme officier français
ou comme chérif de noble ascendance arabe.
Ce statut de l’ambiguité est le principe même d’écriture de ce récit
de voyage très particulier326. L’énonciateur adopte au moins trois postures,
à partir desquelles il circule pour aller de l’une à l’autre, figure
protéiforme.
Le musulman qui revient vers la terre des ancêtres :
Terre d’Islam ! Terre de mes aïeux, terre aride, au climat brûlant, mais que de
souvenirs ! Voilà Abraham à la recherche d’un lieu inviolable pour y bâtir la
“Maison de Dieu” […].
Terre d’Islam ! c’est toi qui a formé mon cœur, là-bas, dans mon modeste
douar, en Afrique, et c’est toi qui me rappelles aujourd’hui les jeux de mon enfance
et les chants de ma mère, sous un ciel toujours bleu […].
Mais terre d’Islam, tu n’es pas seule dans mon cœur, car tu as une soeur
chérie, la “Terre de France” 327.
Le voyage vers cette terre lointaine est en fait un retour vers le pays
de l’origine. On voit comment se fait l’inscription du texte dans la champ
discursif : pas de dimension berbère, donc pas de reprise, pour la
France, de l’héritage romain. C’est autrement que se justifie l’intervention
française en Arabie : la France s’est faite le champion du droit, del a
326
On ne peut s’empêcher de penser ici à LAWRENCE d’Arabie, à Léon ROCHES et à leur
position d’observation dans le but de servir leur gouvernement, mêlée à un intérêt
passionné pour les sociétés qu’ils découvraient.
327
CADI, op. cit., pp. 13 - 14.
126
justice et de la liberté 328. Deux espaces symboliques qui, pour CADI, sont
co-présents et sont habités par les deux éléments de la complexité. Le
texte s’ouvre alors sur un dialogue entre les deux “terres”, qui permet la
reprise des points forts du champ discursif, en une reconnaissance
réciproque :
Islam. - […] L’arrivée des Turcs mongols et barbares a fait éteindre peu à peu
mes foyers de lumière […], je suis redevenue ignorante et intolérante, malgré moi,
malgré mon Prophète […]329.
Mise en scène grandiloquente. Peut-être fallait-il cette écriture pour
un discours du forçage. Après cette mise en scène inaugurale qui installe
les repères, le récit du voyage va se déployer. CADI est le pèlerin
musulman qui accomplit tout le rituel, qui livre de l’intérieur ses réflexions
sur les restes de
rites païens qui maintiennent des pratiques d’un autre âge, et qui nuisent
considérablement à la pureté de l’Islam330.
Il est également l’officier français dont on se méfie, le soupçonnant , lui
et ses compagnons (soldats français et pèlerins !), d’être des chrétiens
déguisés.
Heureusement nos allures de fils de grande tentes, ma pratique de l’aumône et
de la prière et mes relations avec les principaux citoyens de la Mecque, dont
quelques-uns connaissaient ma famille de réputation, enfin les relations que j’ai
eues avec les pèlerins du Nedj, berceau de mes ancêres, ont eu raison de la
calomnie 331.
Voilà que ce qui était généralement considéré, dans le champ
discursif, comme gênant pour la francisation, devient un atout. CADI va
jouer le rôle de chérif, sans pour cela abandonner ses positions d’officer
et de français. Lorsqu’il dit nous, notre langue.., il se situe à l’intérieur du
monde français et propose un certain nombre de mesures concernant
l’école (qui devra combiner enseignement en arabe, en français et
enseignement technique), la situation de la femme, qui reste tributaire de
l’évolution de l’homme, des forêts, qu’il faut restituer, en propriété collec-
tive, aux tribus... L’on retrouve une fois de plus les lieux symboliques du
débat (langue, femme, forêt332, la religion étant sous-entendue). Ce sont
également les lieux symboliques des résistances d’une société presque
boutée hors du champ politique (droit de représentation, droit de vote...).
Cet homme qui se situe comme français se retrouve sur ces positions de
328
Ibid., p. 14.
329
Ibid., p. 17.
330
Ibid., p. 33.
331
Ibid., p. 43.
332
Il y aurait une histoire à écrire, celle des lieux de résistances symboliques : la forêt est le
lieu où l’on va ramasser du bois et où on mène les bêtes. On perpétue une pratique de la
libre circulation mais on s’expose au garde-champêtre et à l’amende... F. FANON et A.
DJEBAR ont analysé l’histoire de l’enfermement des femmes.
127
retranchement, bribes d’un maquis culturel, qui permettront le départ du
discours nationalitaire.
Les postures contradictoires, incohérentes en regard des clivages
qui s’opèreront quelques années plus tard, sont celles d’une écriture à la
limite de l’incohérence, ou de la cassure, tant elle fait cohabiter des
éléments contraires.
SAÏD BOULIFA
Il s’installe dans le champ discursif comme homme de science,
anthropologue, mais anthropologue d’un genre nouveau, qui occupe une
position inédite : il est à l’intérieur de la société observée. Toujours cette
position de l’ambiguïté et du dialogisme.
Comme tous les Algériens qui prennent la parole, l’auteur met à
l’origine de son intervention la quête de la vérité et le devoir d’être utile à
un groupe qui dépasse sa seule personne :
Rectifier cette erreur trop grande [concernant la femme kabyle qui ne serait
qu’un “meuble”], poser quelques bases sur les règles de la poésie kabyle, sauver
de l’oubli des documents originaux et inédits, donner une note juste sur l’état
social des Berbères et surtout sur la situation de la femme dans la famille kabyle,
telles sont les raisons qui nous ont guidé dans nos recherches, dont le but est de
rétablir la vérité sur les choses et les hommes de cette Kabylie encore ignorée 333.
333
BOULIFA, op. cit., p. 66.
128
HOCINE HESNAY-LAHMEK
Dans l’Avertissement, l’auteur donne des indications sur son
intervention dans le champ discursif :
Nous avons achevé ce modeste essai le 1er mai 1930, alors que se déroulaient
les fêtes officielles du “Centenaire algérien” 334.
C’est également lui qui est chargé de faire entendre leurs voix à Paris.
Cassy lui écrit :
Je vous prie, mon cher Ami, d’attirer l’attention du gouvernement sur ce fait 337.
334
HESNAY-LEHMEK, op. cit., p. 7.
335
Ibid., 19e lettre
336
Ibid., 1ère lettre, p. 22.
337
Ibid., 1ère lettre, p. 33-34.
129
rétablir la vérité, renseigner exactement [ses] contemporains sur cette terre,
ses habitants, leurs moeurs et leurs aspirations […]. Il veut détruire […]. ces
calomnies, c’est donc une œuvre nécessaire de salubrité publique. [II s’élève
contre les] affreux mensonges, [les] infâmes calomnies 338.
338
Ibid., 2e lettre, p. 25-26.
339
Ibid., 17e lettre, p. 106-107.
340
Ibid., p. 24.
341
Ibid., p. 136.
342
Ibid., p. 28.
343
Ibid., p. 32.
130
dialogisme constitutif de ce type de texte. Puis vient la référence à une
certaine anthropologie :
Les deux rives ont été habitées par des hommes […] “qui avaient le même
physique et qui n’avaient pas cessé de se mêler soit pour se battre, soit pour se
livrer à des échanges commerciaux” 344.
344
Ibid., p. 32-33.
345
Ibid., p. 35.
346
Ibid., 17e lettre, p. 136.
347
Ibid., 27e lettre, p. 166.
348
Ibid., 17e lettre, p. 167.
131
Voilà que se profilent d’autres territoires discursifs où le discours de
MESSALI Hadj et de l’Emir KHALED se constituent. C’est en regard de
ces nouvelles positions discursives que ce texte prend sens. Tout en
s’inscrivant de façon ostentatoire dans le champ discursif colonial, il
contient, à peine esquissés, placés sous le signe de la négativité, les
éléments d’un autre discours, celui de son dépassement.
Ces textes de cette période, pris dans leur chronotope historique,
quelles que soient les positions affirmées des auteurs (c’est en gros le
refus d’intervenir dans le champ politique), participent dans leur écriture
même de ce chronotope : ils sont traversés par des ombres discursives,
qui sont comme des signes avant-coureurs d’autre chose.
RABAH ZENATI
Ce refus de l’engagement sur le champ politique se retrouve dans le
livre de ZENATI :
En Algérie, il faut le dire, nous vivons sous le poids d’une agitation malsaine ;
nous subissons les néfastes effets d’une agitation politique de mensonges et
d’hypocrisie et spécifions, pour fixer les responsabilités de la situation équivoque
où nous débattons, qu’il y a hypocrisie et mensonge de part et d’autre 349.
349
ZENATI, op. cit., p. 53.
350
On parle aussi de question algérienne, cf. HESNAY-LAHMEK.
351
Ibid., p. 50.
352
Ibid., p. 36.
132
les ternissent pas par des apports étrangers et des moeurs qui ne cadrent pas du
tout avec l’esprit islamique et la société indigène 353.
353
Ibid., p. 83.
354
Ibid., p. 32.
133
L’énoncé est habité par des forces contradictoires : celles sur lesquelles
le locuteur se situe, et celles qu’il repousse (cf. les qualificatifs et subs-
tantifs, comme fascisme, Mahdi quelconque,...). Mais expliquer, montrer
la genèse des mouvements de revendication, n’est-ce pas les justifier ?
Poussée par une sorte de logique de la revendication, la thèse
élaborée par le texte se trouve projetée sur les mêmes perspectives que
le mouvement nationalitaire :
Que sera l’avenir de l’Algérie de demain ? Certainement ce que l’élite
musulmane voudra qu’elle soit 355.
SAÏD FACI
La négation de la dimension politique se retrouve également dans le
texte de FACI :
Il est particulièrement remarquable de constater que le panislamisme n’existe
absolument pas en Algérie, que les Indigènes ne contestent nullement la
souveraineté française, et qu’ils ne cherchent pas à s’y soustraire 358.
355
Ibid., p. 89.
356
Ibid., p. 91.
357
Texte signé HASSAN et publié à Constantine, Editions Attali, 1938. Cf. DEJEUX,
Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Karthala, 1984.
358
FACI, op., cit., p. 5.
134
d’autres possibles semblent envisageables. La perspective de la sépa-
ration de l’Algérie et de la France peut sembler quelque peu utopique. Le
texte la présente comme telle. Mais la négation reste une assertion, et ce
qui est nié, peut être, est. Faire barrage, par la négation sur cette
éventualité, permet le déploiement de la thèse projetée dès le titre.
Les différents fils discursifs concourent à son élaboration. La
critique de l’administration qui ne prend pas en compte les problèmes :
On continua à ignorer la situation véritable des populations musulmanes 359.
ELEMENTS DE CONCLUSION
359
Ibid., p. 63.
360
Ibid., p. 78.
135
à ces hommes placés dans la gueule du loup361. Mais leur voix (car leurs
textes gardent la marque de l’oralité) n’est perceptible que dans une
certaine différence, une irréductible altérité (une certaine altération de la
répétition). Position de l’inacceptable selon le partage du champ
politique. Ces hommes se veulent de deux mondes en train de devenir de
plus en plus antagonistes.
Pour ces initiateurs de possible, prendre la parole (la plume) en
français c’est être toujours, d’une façon ou une autre, porte-parole d’un
groupe, plus ou moins important (tous les indigènes ou les évolués, ou
les berbères, etc.) et toujours, même très timidement, revendiquer (des
écoles et plus d’instruction pour les leurs, plus de justice, l’égalité
républicaine...). Leurs textes dessinent une certaine cartographie du
champ discursif tel qu’ils le travaillent, qu’ils le projettent vers un horizon
toujours différent de ce qui est en place. On peut suivre la façon dont
cette première génération d’intellectuels algériens s’y positionne, voir
quels sont les points qu’ils retiennent et comment ils les traitent.
Au début, c’étaient les problèmes de la sécurité, de la responsabilité
collective, du séquestre des terres... qui dominaient le champ discursif.
Ces intellectuels intervenaient pour impulser, sur la scène discursive, des
schémas d’évolution quelque peu imprévus. Ils entendaient dire ce qu’il
fallait faire : le mode de gestion administrative, l’école, le statut des
Indigènes évolués, etc. Puis, la colonisation mieux installée, ils ont don-
né leur avis sur le mode de gestion. On les voit se partager en défen-
seurs des chefs traditionnels, fils de grande tente ou en ennemis de la
féodalité. On voit ainsi se confronter deux organisations sociales : l’an-
cienne qui tente de reprendre pied dans le système colonial et de
préserver des lambeaux de son ancien pouvoir et une nouvelle, inédite,
impulsée par quelques individus, ces indigènes évolués, et les premiers
travailleurs émigrés.
Dans l’ensemble des textes, une relecture de l’histoire s’opère. Il
faut donner une archive à la thèse en élaboration dans le texte : berbé-
rité, héritage romain, synthèse arabe – berbère pour aboutir à l’algéria-
nité... Autant de postulats identificatoires, à partir desquels des pers-
pectives d’avenir sont esquissées. Si la conquête arabe et l’islamisation
de l’Algérie sont diversement appréciées (la position de HESNAY-
LAHMEK, qui les considère comme une catastrophe, est opposée à celle
de MORSLY qui y voit l’accomplissement d’un progrès), la présence
turque est généralement considérée comme une tyrannie ayant entraîné
le retour vers la barbarie et la stagnation civilisationnelle. Le Turc
tyrannique fonctionne souvent comme un syntagme, ayant réalisé la
soudure du substantif et du qualificatif. De même, la présence française
est généralement considérée comme un bien. C’est qu’elle apparaissait
361
C’est ainsi que KATEB Yacine désignait la décision de son père de le mettre à l’école
française. Etre dans la gueule du loup, c’est bien sûr être en grand danger de dévoration,
mais c’est aussi (il suffit de s’avancer un peu dans la gueule!) rester en travers de la
gorge, c’est empêcher le loup, l’Autre, d’avaler et le mettre ainsi en danger d’étouffement.
136
comme pouvant permettre une greffe de modernité. Pour tous, un
engagement a été pris par la France : faire ou aider le développement
(l’accès à la civilisation) de ceux qu’elle domine.
Comment faire cette civilisation ? L’école est toujours donnée
comme la clé de ce développement. Tous réclament plus d’écoles et des
enseignants meilleurs. Généralement, ils veulent un enseignement
bilingue, faisant une place à la langue arabe. L’école est également
présentée comme le moyen d’assimilation. Ceux que l’histoire a refoulés
et gelés sous le terme d’assimilationnistes ont des positions discursives
(nous ne parlons pas de leurs positions politiques !) complexes et dyna-
miques. Pour eux (sauf pour quelqu’un comme HESNAY- LAHMEK),
assimilation n’est pas fusion et perte dans l’autre, mais gain d’un plus (la
citoyenneté française, l’égalité de droits, etc.) tout en préservant une
originalité (la religion, le statut personnel, etc.). Souvent, le champ
sémantique du mot est bouleversé et les sens inversés, presque par
inadvertance. N’est pas assimilé celui qu’on croyait. Les Berbères ont
assimilé tous les envahisseurs ; qui les empêchera de continuer ?
Certains historiens de cette période ont souligné la timidité des
revendications de ces Algériens qui prennent la parole en français.
Mahfoud KADDACHE caractérise ainsi l’ensemble de la production
textuelle de cette période :
Les milieux traditionalistes, lettrés et élus s’étaient manifestés à la fin du XIXe
siècle dans des pétitions ou des adresses relatives à des questions touchant la
défense de l’Islam et de la charî’a, les vols des habous et les exactions des caïds.
C’était l’ère de la chikaya, de la plainte. Le vaincu n’osait réclamer que la
suppression des abus criants : halte aux expropriations, modification du code
forestier, allègement des impôts, abrogation des tribunaux d’exception... Quand on
le pouvait, on allait un peu plus loin, on demandait plus de sollicitude pour la
langue arabe, plus de pouvoirs aux cadis, on réclamait des écoles 362.
362
Mahfoud KADDACHE, Histoire du nationalisme algérien. Question nationale et politique
algérienne. 1919 -1951, Tome I, Alger, SNED, 1980, p. 74.
363
Ibid., p. 94.
137
La mission que se fixaient les Instituteurs, représenter la France et la
civilisation, était d’autant plus ambiguë que les instituteurs voulaient servir aussi
bien la France dont ils se déclaraient les fils spirituels que l’indigène dont ils
étaient les frères 364.
364
Ibid., p. 82.
365
A. BERQUE, Ecrits sur l’Algérie, réunis et présentés par Jacques BERQUE, Aix-
en-Provence, Edisud,1986, p. 101. Tout le chapitre 4 propose un panorama du
champ intellectuel. Les figures d’intellectuels, hautes en couleur, renvoient
visiblement à des êtres réels que l’auteur connaît. Relevons la dernière remarque
sur l’embarquement du peuple dans l’idéologie à laquelle il ne comprendrait rien.
J’ai envie de procéder en essayiste et de poser autrement la question : et les
sans-culottes de 1789 (décidément voilà les mêmes références que celles des
intellectuels algériens des temps passés) comprenaient-ils les implications
idéologiques de ce qui se passait ? Ne saisissaient-ils pas d’instinct qu’ils étaient
enfin acteurs de l’histoire ? Le texte de FANON répondra à cette question,
décrivant l’étape ultime du processus : “La décolonisation ne passe jamais inaper-
çue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transforme
des spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façon
quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire”, Les Damnés de la terre, Paris,
Maspero,1961, p. 30.
138
Mon analyse n’est pas péjorative. Elle a voulu, non juger mais classer. Ces
Intellectuels, pendant un quart de siècle, je fus leur confident […]. Et je déchirerais
ces pages hâtives, si elles devaient blesser l’un d’entre eux […] 366.
Il propose une galerie de portraits, qui commence par ceux dont la
formation d’esprit se situe entre 1895 et 1906 367:
La culture littéraire de cette génération […] est, elle aussi, d’un style un peu
désuet. Ils citent avec ferveur Leconte de Lisle, Hérédia, Verlaine […]. On les sent
plus près du dogmatisme d’un Taine ou de l’âpre sarcasme voltairien. Ils projettent
, sauf exception, une silhouette intellectuelle un peu desséchée, ligneuse,
anguleuse, dont la raideur d’allure ne manque d’ailleurs pas de noblesse. Notre
esquisse serait incomplète, si nous ne signalions pas, chez quelques-uns de ces
médecins, avocats, professeurs, un retour vers l’Islam. L’un, matérialiste à la
Büchner, fit circoncire son fils ; l’autre, pour la voiler, retira sa fille de l’école 368.
Là encore on retrouve ce passage constant d’un monde à l’autre,
d’un mode de pensée à l’autre, comme si ces hommes étaient tentés par
des synthèses impossibles. C’est là une constante de l’intellectuel
algérien qui continue aujourd’hui encore : écartelé entre des univers
posés comme inconciliables, mis au défi d’établir des passerelles et
d’être des deux mondes en même temps, il est l’homme de l’harmonie
impossible... Cette première figure de l’intellectuel algérien est déjà
porteuse des stigmates de l’incohérence 369 d’une société portée par des
projets contradictoires...
Les textes de cette première génération intellectuelle tracent un
champ discursif qui peut sembler caractérisé par la contradiction et
l’incohérence. C’est que nous le déchiffrons en dehors de son chronotope
historique. La présence française semblait, quelles que fussent les
ombres qui déjà se dessinaient, s’inscrire dans la durée. C’était l’une des
lignes de l’horizon discursif (les autres étant constituées par l’affirmation
de la supériorité de la civilisation française, etc.). Les discours impulsés
par ces hommes s’inscrivent pleinement dans le champ discursif de
l’heure, sans, au premier abord, le remettre en cause. Mais ils ne
366
BERQUE, op. cit., p. 108.
367
Ibid., p. 106.
368
Ibid., p. 109.
369
Aujourd’hui encore, il est reproché à l’intellectuel algérien (mais aussi maghrébin, mais
aussi arabe, peut-être aussi africain) ouvert à l’universel de ne pas être d’un seul monde,
le Sien. Enfermement dans l’Origine...
139
produiront pas un discours de la réitération. Tout au plus reconduiront-ils
certains points, certaines thèses, pour les travailler. Ils en bricolent
(déstructurent, inversent...) les pôles et les valeurs pour rendre possible
un autre texte. Se dessine alors une autre perspective.
140
Chapitre 5 :
Contre-point :
Diwan d’un (im)possible devenir en colonie : Les
compagnons du jardin
141
Indigène et un Français peuvent-ils discuter de tous ces sujets toujours
relancés ?
LES AUTEURS
L’Indigène Abdelkader FIKRI est le nom de plume de HADJ
HAMOU370: très assimilationniste371 selon la formule de C.- A. Julien, il
déclare:
Je rêve d’une Algérie à jamais française […]. Je suis partisan de l’égalité et du
droit commun absolus, tout au moins en faveur de notre élite en attendant la
naissance de l’Algérie, région intégralement et totalement française […]. L’Islam
n’y objecte rien et il ne met aucun obstacle à notre francisation définitive puisqu’il
admet l’évolution et non la stagnation 372.
370
Il avait deux adresses à Alger, l’une au nom de FIKRI, l’autre au nom de Hadj HAMOU.
371
Assimilation, assimilassionniste... autant de mots chargés de plus en plus négativement
au fur et-à mesure que monte le discours nationnalitaire. Ils sont à utiliser avec prudence
car, s’ils permettent de clarifier les clivages politiques, ils ne rendent pas toujours compte
de la complexité des situations telles qu’elles sont vécues par les acteurs de l’histoire ou
du discours.
372
Cité par MAUNIER dans sa préface.
142
prétendre à une connaissance du monde de l’autre. Pour eux une
synthèse est possible. Comment cette thèse se déploie-t-elle en texte ?
Essai? S’il y a débat – il n’y a que cela ! –, il est porté par des
personnages qui ont un nom et une histoire. Il est possible de faire
correspondre des passions, des intérêts, une certaine tournure de
parole... à chaque thèse, à chaque position discursive. Les personnages
sont bien caractérisés, bien campés.
On sait que RANDAU, théoricien de l’Algérianisme, concevait la
littérature comme une littérature à message et l’écrivain comme le militant
d’une cause, le défenseur d’une thèse. Pourtant, ce texte ne ressemble à
aucun des romans de RANDAU, ni à celui publié par FIKRI374. Si les
personnages sont là, ils n’agissent pas, ils parlent, ils commentent, ils
jugent le présent et le passé, ils font des projections dans l’avenir. Ce
sont des êtres de paroles, des acteurs réels de discours possibles. On
serait tenté de dire que ce texte de réflexion utilise un des moyens
privilégiés du roman, qui est le personnage.
373
Ou “diouan”, selon la graphie adoptée par les auteurs.
374
FIKRI, Zohra, la femme du mineur, Paris, Ed. du Monde moderne, 1925.
143
SUR LES MARGES DU TEXTE
La préface de René MAUNIER, en avant-texte, propose un
éclairage politique du texte. Le protocole de lecture proposé replace le
texte dans le champ intellectuel et le met en regard des aspirations et
revendications des Indigènes375.
Le champ intellectuel des années 1930 est caractérisé par deux
sortes de discours : le discours de glorification de l’œuvre coloniale
(plutôt sous-entendu que vraiment présent) et le discours protestataire et
nationalitaire 376 qui conteste cette œuvre. Pour ce dernier pôle, René
MAUNIER distingue trois types de discours, trois figures discursives. La
première figure est celle de l’islamisant, salafi crispé sur le passé ou
islahi tenté par l’ouverture sur le progrès et la modernité offerts par la
France coloniale. HESNAY-LAHMEK, Kabyle émancipé, qui plaide pour
les Berbères contre les Musulmans bien plus que contre les Français377 et
qui demande l’assimilation, de droit comme de fait, est l’illustration du
second cas. Enfin, Ferhat ABBAS, Algérien musulman, est un protes-
tataire déclaré. La colonisation n’a su créer, dit-il, que pauvreté et elle a
fait de l’indigène un prolétaire 378. Il demande l’égalité... dans la diversité379.
Toutes ces figures peuvent être retrouvées, avec plus de complexité
et moins de tranchant, dans le corps du texte. MAUNIER dégage ce qui
est commun aux divers discours : la demande de plus d’instruction et
l’égalité. Il rappelle la distinction entre
deux mots qui n’ont pas le même sens : la colonisation, la civilisation.
Coloniser, c’est faire un ordre ; civiliser, c’est ouvrir un progrès. Il faut, d’abord,
coloniser ; il faut, après, civiliser 380.
375
Le terme Indigène, pour les natifs du pays était sans équivoque ; alors que le terme
Algérien pouvait désigner soit les Européens de nationalité française nés en Algérie, soit
les Français et les Indigènes, soit encore seulement les Indigènes.
376
Le premier terme est employé par MAUNIER pour parler de Ferhat ABBAS ; le second
désigne l’“orientation” de discours qui ne sont pas vraiment politiques, mais qui préparent,
accompagnent et rendent lisibles les textes proprement politiques (manifestes,
déclarations, pétitions, etc.).
377
MAUNIER, Préface aux Compagnons du jardin, Paris, Donat-Montchrétien, 1933, p. XIV.
378
Les Compagnons du jardin, op. cit., p. XIII.
379
Ibid., p. XIV.
380
Ibid., p. XVI.
144
nationalisme. Cette préface, tout en tirant le texte de RANDAU et FIKRI
vers le politique, vers le champ du pouvoir, en fournit comme un double
tremblé ou troublé et en dit le caractère (im)possible. L’utopie esquissée
par les compagnons est une sorte de modèle idéal, quasiment irréa-
lisable. Les précisions du préfacier sur l’idée de nation algérienne, qui est
l’œuvre des Français381 rejoignent l’énoncé désabusé de la loi sur tout
empire qui doit trouver sa fin382. Cette remarque sur l caractère éphémère
des empires a de quoi étonner en cette période de célébration.
Préscience que confèrent la connaissance et l’observation ?
La préface de MAUNIER, qui tire le texte vers des champs de
signification qu’il ne semble pas envisager explicitement, en souligne
l’originalité et la fragilité. Moment de pause, moment de rêve d’une
évolution harmonieuse de la colonisation...
Une autre remarque permet de mieux cerner la particularité de ce
texte. Augustin BERQUE a lu et annoté le manuscrit que lui a adressé
RANDAU. Il a, à chaque page, rétabli la vérité anthropologique,
communiquant les chiffres, donnant des précisions. Mais RANDAU tient
peu compte de ces rétablissements. Il ne retient que ce qui semble
convenir à la construction de la thèse générale (de la thèse matrice) du
livre. De toute évidence, il n’obéit pas aux mêmes préoccupations
qu’Augustin BERQUE.
Ainsi, ce texte se situe, dans le champ intellectuel de l’époque,
différemment des textes de “savoir”, qui proposent des études à caractère
scientifique sur la société observée. Il est de l’ordre de la participation au
débat sur le devenir de l’Algérie, à un moment symboliquement
important : celui de la célébration du Centenaire et des débuts d’un autre
discours, contestataire de la légitimité coloniale. La stricte vérité ne lui
importe que dans la mesure où elle sert la démonstration.
De même, l’entretien du Cheikh TAÏEB EL OKBI, reproduit à la fin
du livre383 semble ancrer le texte loin du romanesque. Les questions de
Robert RANDAU (ce ne sont pas les questions de François,
correspondant d’Abdesselem !) et les réponses du cheikh sont une autre
façon, en miroir réaliste, de traiter les points discutés dans les diwans.
TAÏEB EL OKBI se définit comme un islahi (il est de l’association des
Ulémas), pour un retour à la pureté de l’Islam. Il est ainsi contre le
maraboutisme, cet
islam faisandé des Africains du Nord. Cet Islam [qui] n’est qu’un ramassis de
superstitions dont l’origine fétichiste est indéniable384.
381
Ibid., p. XVI.
382
Ibid., p. XI.
383
Ibid., Appendice I.
384
Ibid., p. 179.
145
Il n’est pas pour des innovations trop poussées, ni pour une politisation
de la religion (il précise qu’il n’a rien à voir avec les ouhabistes). Pour lui
l’Islam n’interdit pas
l’instruction en français, répandue dans tous les milieux, dans toutes les
classes de la société 385.
[Il souhaite que] les musulmans et les Français entretiennent non seulement de
bons rapports de voisinage, mais aussi constituent une seule famille 386.
COMPOSITION DU LIVRE
RANDAU écrit à FIKRI dans la lettre citée plus haut :
385
Ibid., p. 180.
386
Ibid.
387
Ibid., p. 181.
388
Ibid., p. 182.
389
Ibid., p. 183.
390
Ibid., p. 183
391
Ibid., p. 184.
392
Ibid., Appendice II.
393
Ibid., p. 185.
146
Les Algériens ayant mêmes intérêts économiques et politiques doivent
s’agréger en un seul grand peuple, sans distinction d’origine (berbère, arabe ou
européenne) et tendre à diriger eux-mêmes leurs destins (nous formulerons ce
point avec toutes les précautions désirables 394.
Le projet est clair, il est tendu vers une “efficacité” sociale, ayant des
implications politiques. Le texte est constitué de neuf lettres échangées
par François et Abdesselem (entre François-Français et le Serviteur de
la Paix, ou du Salut, ce qui est quelque peu synonyme en contexte
colonial). Le premier s’est installé
à [la] ferme patrimoniale d’Ain-es-Saâda, dans une plaine abritée du sirocco
par des collinettes schisteuses fourrées de diss, d’alfa et d’ârâr […]. Un jardin aux
épaisses frondaisons entoure [son] bordj couronné de palmiers. [Il] y cultive des
roses, des orangers, des abricotiers et le géranium à essence. De doubles
rangées de cyprès coupent les vents dominants qui, à l’occasion ravageraient les
plantations. Une allée de mûriers mène de la route à [sa] maison, ancien poste de
guet qu’édifièrent, il y a quatre-vingt dix ans, les cavaliers du général Yusuf 395.
Le livre composé par ces lettres croisées est placé sous le signe de
la dualité, dualité projetée vers l’égalité et passant par l’assimilation.
Les lettres sont envoyées de deux lieux jumeaux, qui projettent et se
renvoient des images croisées des deux pôles du débat. A Alger comme
à Aïn-es-Saada (en arabe, la source du bonheur397) deux cénacles se sont
constitués autour des deux correspondants. Il serait facile de retrouver
les figures (et rôles) typiques de l’Algérie de cette époque : galerie de
portraits, où se côtoient les tenants de la modernité et ceux qui sont d’un
monde dépassé, sans parler de ceux qui louvoient et adoptent telle ou
telle position, telle ou telle posture selon les circonstances. Les familiers
de François sont :
– Sid Ali, conseiller général, qui parle parfaitement français, naturalisé,
son oncle, le bachagha Bou-Hamra, chef féodal de quatre-vingts ans,
– Maâmmar, “le preux marabout”,
394
Ibid., p. 185.
395
Ibid., p. 2.
396
Ibid., p. 11.
397
Les auteurs pratiquent ce jeu de passage d’une langue à l’autre: Aïn Lehfa est traduit par
“source de la soif”.
147
– quelques colons arabisants.
C’est le discours admis, sans enjeu majeur (du moins il est présenté
comme tel, bien que dans la préface MAUNIER évoque d’autres
conceptions de la colonisation). C’est presque un discours fossile : il
semble clôruré, inamovible :
398
Ibid., p. 39.
399
Ibid., p. 130.
400
Ibid., p. 134.
401
Ibid., p. 35 (troisième lettre, déclaration de Sid Ali).
148
Le débat reprend, inventaire et réitération, avec ses thèmes
habituels : la naturalisation des indigènes, l’Islam, le progrès, l’école, la
place et l’instruction de la femme indigène, le voile... Ainsi, dans la
dernière lettre d’Abdesselem, ils sont repris dans les questions que pose
Aissa, le président de l’Amicale des Etudiants Musulmans du Nord de
l’Afrique :
– L’évolution indigène est-elle possible sans le concours de la femme ?
– L’Algérie vivra-t-elle sans la France ?
– Notre indépendance est-elle souhaitable ?
– […] La naturalisation française ? 402
402
Op. cit., p. 123.
403
Op. cit., p. 129.
404
Ibid., p. 137.
149
Voilà que le débat, à partir du socle discursif en principe admis,
prend une tournure inattendue. Voilà que l’un des points forts du discours
communément admis (l’opposition avancement européen / sauvagerie
africaine) est bousculé par la question du barbare et en est comme
perturbé. On pourrait multiplier les exemples qui montrent comment, par-
delà la reprise des thèmes du discours admis (et en même temps que la
réitération se fait), la réfutation est esquissée. Travail de détournement,
d’ébranlement des thèmes du discours habituel . C’est par un bricolage
multiple, par un travail de ce discours habituel que se fait la construction
d’un possible à-venir : dépassement du système colonial (dont le principe
est basé sur la séparation) ?
La collaboration de RANDAU et FIKRI est comme l’annonce de cette
collaboration plus vaste que MAUNIER appelle de ses voeux. Ces deux
partenaires de discours (comme on est partenaires de jeu ou de travail),
chacun entouré de son cénacle, où le principe d’égalité semble respecté,
donnent la parole aux véritables acteurs du débat réel. Les différentes
figures du texte sont autant de postures discursives, ce sont autant de
revendications qui sont mises en texte : plus d’écoles pour tous, et des
écoles pour les filles, plus d’intégration et d’égalité, et respect de l’Islam...
Plus qu’une synthèse, ce texte propose une compréhension réciproque,
un cheminement spirituel de chacun des deux partenaires.
Ce texte atypique par bien des aspects propose une sorte de
modèle pour un possible à venir. Ce possible pour demain vise
l’intégration totale, la résolution des contradictions et le dépassement des
points sur lesquels achoppe toute forme de débat (statut personnel,
naturalisation...). Le discours du Jeune Algérien Ferhat ABBAS, celui du
cheikh EL OKHBI, et même celui des Citoyens français d’origine
indigène, sont, dès ces lendemains du Centenaire, projetés vers le
dépassement d’un discours colonial bloqué, refusant tout changement.
Les Compagnons du jardin propose des séances (à la manière de
HARIRI le fait remarquer MAUNIER). Pas de mouvement : les membres
des diwans sont presque couchés à l’orientale. Dans ces deux Edens
jumeaux, on est loin de l’agitation du monde. Le principe d’égalité étant
admis entre tous les membres de cette société idéale, tous les problèmes
peuvent être débattus sans devenir dramatiques ni cruciaux.
Texte comme une anticipation, une projection possible vers une
solution impossible dans la logique coloniale. Mais aussi texte traversé
par des ombres inquiètes ; texte comme une tentative de ralentir le
mouvement de l’histoire... Mais déjà d’autres discours, plus radicaux, se
préparent.
150
Université de Provence
Aix-Marseille I
Zineb ALI-BENALI
Vol. 2
1997-1998
151
152
3° partie :
De la radicalisation du discours à la revendication
d’indépendance : 1930-1962
153
Chapitre 1 :
La naissance du discours nationalitaire :
L’Emir KHALED et Ferhat ABBAS
405
Cf. par exemple, Augustin IBAZIZEN, Les Réalités algériennes (textes de conférence),
Alger, Fontana, 1948.
406
En 1912, la loi sur la conscription des Musulmans algériens imposait à ces derniers, dès
l’âge de dix-huit ans un service militaire de trois ans (alors que les Européens ne faisaient
que deux ans). Les Algériens résistèrent comme ils purent : soulèvement dans les Aurès
et dans l’Oranie, émigration vers des pays arabes (exode de la population de Tlemcen
vers la Syrie).
407
Cf. AGERON, “Vérités sur l’Emir Khaled”, in Algérie-Actualité, Alger, semaine du 6 au 12
mars 1980, n° 751, p. 30.
408
“L’Etoile Nord-Africaine a été créée au printemps. Elle apparut dès les débuts de son
action comme une organisation nationale et musulmane ; le Parti Communiste Français a
joué un rôle dans le développement de l’Etoile mais ne l’a pas créée. Le PCF, n’ayant pu
encadrer les travailleurs nord-africains, a cherché à avoir leur appui par l’intermédiaire de
155
Congrès anticolonialiste de Bruxelles (10-15 février 1927) le terme et le
mot d’ordre :
L’Etoile Nord-Africaine, qui représente les intérêts des populations laborieuses
de l’Afrique du Nord, réclame pour les Algériens l’application des revendications
suivantes et demande au Congrès de les faire siennes :
L’indépendance de l’Algérie ;
Le retrait des troupes françaises d’occupation ;
La constitution d’une armée nationale ;
La confiscation des grandes propriétés agricoles accaparées par les féodaux
agents de l’impérialisme, les colons et les sociétés capitalistes privées, et la
remise de la terre confisquée aux paysans qui en ont été frustrés. Retour à l’Etat
Algérien des terres et forêts accaparées par l’Etat français […]409.
156
politicien peut déplorer, surtout après la clôture de certains processus
(comme la revendication d’indépendance), la timidité de certaines prises
de position. Dans le champ qui nous intéresse, qui est celui de l’émer-
gence d’un autre discursif, acteur pour d’autres possibles, nous tenterons
de dégager la rupture opérée par les textes de l’Emir KHALED et de
Ferhat ABBAS.
L’EMIR KHALED
L’Emir KHALED410 va oser investir le champ du discours politique et
ainsi traiter de certains points que les lettrés et les élus (selon les termes
de l’époque) n’osaient pas aborder. Il brise un tabou qui consistait pour
les intellectuels à ne jamais parler de politique, c’est-à-dire à ne jamais
remettre explicitement en cause ni la présence française, ni les lois colo-
niales, ni l’Administration.
Lorsqu’il prend et relève le titre d’Emir, il renoue avec l’héritage de
son aïeul et s’inscrit dans un autre cadre anthroponymique et identitaire,
quasiment en dehors de l’état civil instauré par l’administration coloniale.
Il quitte volontairement l’armée, qui était, avec l’école, l’une des deux
voies possibles pour les quelques indigènes tentés par l’intégration. C’est
lui-même qui ferme une porte étroite qui ne s’entrouvrait que très
parcimonieusement pour quelques rares élus. Rupture. Il s’engage alors
dans la politique.
410
“Khaled Ibn al Hachemi Ibn Hadj Abedelkader, connu sous le nom d’Emir KHALED était le
petit fils d’ ABDELKADER. Né le 20 février à Damas, KHALED y passa toute sa jeunesse.
Sa famille se fixa en Algérie en 1892. Entré à Saint-Cyr en 1893 sur l’insistance de son
père, KHALED quitta l’Ecole Militaire sans y avoir terminé ses études. Il revint à Alger, se
fit remarquer par son indépendance d’esprit et ses critiques contre l’Administration. Il
fréquenta les Jeunes Algériens, chercha même à s’enfuir. Les autorités militaires
consentantes, son père aidant, KHALED put retourner à Saint-Cyr et obtenir en 1897 son
grade de sous-lieutenant. Il refusa de se naturaliser français et resta officier à titre
indigène. Il fut envoyé en 1897 comme sous-lieutenant au Régiment de Spahis à Médéa
[...]. A Alger, KHALED fut à partir de 1913 très lié avec les Jeunes Algériens, qui étaient
heureux d’avoir un compagnon illustre et au verbe haut. Mobilisé en 1914, il fit la guerre en
France, mais fut évacué en 1915 pour tuberculose pulmonaire. Il prit sa retraite en 1919 et
s’installa à Alger”, KADDACHE, op. cit., tome I, Alger, SNED, 1980, note p. 98.
411
KADDACHE, op. cit., p. 99.
157
Il fait irruption sur un terrain en plein mouvement, avec les prémices
des revendications qui se feront au lendemain de la célébration du Cen-
tenaire de la colonisation. Cette période qui commence après la guerre
de 1914-18 et qui va durer une dizaine d’années peut être considérée
comme un chronotope précis. Ce chronotope a été ainsi décrit par l’histo-
rien KADDACHE :
412
Ibid., p. 119.
413
Publié à Alger, Editions du Trait d’Union, avec en sous-titre l’indication suivante :
“Conférences faites à Paris les 12 et 19 juillet 1924 devant plus de 12 000 auditeurs”.
414
Publié à Paris, aux éditions de La Jeune Parque
415
KADDACHE, op. cit., p. 108.
158
peuvent être les raisons de cette rencontre entre un intellectuel et le peu-
ple. Est-ce parce qu’il sut trouver le discours qui convenait ? Est-ce parce
qu’il était le petit-fils d’ABDELKADER, le grand résistant à la conquête
française ? Peut-être tout cela à la fois, ajouté aux qualités de l’homme :
Ascendance, courage, franc-parler, souci de garder le contact avec les “Jeunes
Algériens” dont il était le chef de file et encore avec les masses populaires à qui il
avait présenté les formules, les slogans les plus nationalistes à l’époque.
On sait que la vie politique de l’Emir KHALED a été très courte, cinq
ans à peine. Dès août 1923, il est contraint à l’exil et doit quitter l’Algérie.
Après son départ, les revendications nationalistes sont gelées et s’es-
tompent du champ discursif. Pour un moment, elles semblent oubliées.
C’est sur le chemin de l’exil, évoqué dans le texte, que l’Emir
KHALED prend la parole à Paris pour présenter les revendications des
Algériens à des auditeurs bien disposés, les Français de France. Le texte
sera publié la même année (1924). Il garde les marques de son oralité
première. L’auditeur présent est interpellé et convoqué sur la scène
textuelle : il devient acteur de ce qui se joue, il est appelé à prendre parti,
son adhésion est supposée acquise...
416
Ibid., p. 119. La citation est extraite d’un rapport de la Préfecture d’Alger, daté de 1924.
159
Le texte commence par une interpellation Mes frères. Cette inter-
pellation sera réitérée : à la fin de l’introduction et à la fin de la confé-
rence417. L’allocutaire est directement sollicité, dans une relation person-
nalisée à des moments clés du texte. L’Emir Khaled, pour expliquer cette
façon de s’adresser à ses auditeurs, cite un verset coranique :
O êtres humains, nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et nous
avons fait de vous des nations et des tribus pour vous connaître 418 .
417
Ibid., p. 4 (deux occurrences) et p. 27 (une occurrence).
418
Ibid., p. 3
419
Ibid., p. 4.
420
Ibid.
421
Ibid.
160
trois ans plus tard. Nous voyons ainsi comment des isosèmes peuvent
traverser les textes et les chronotopes historiques. Tout se passe comme
si l’effacement d’un isosème qui peut faire résurgence à un autre moment
du texte se retrouvait dans l’ensemble des textes du genre qui
formeraient une sorte de grand texte. Ici, ce qui est esquissé en une note
presque anodine, sera repris de façon plus visible au moment de
l’élaboration des figures des ancêtres résistants. On pourrait ainsi suivre
l’histoire d’un thème, sorte d’isosème transtextuel, qui traverserait les
époques. On pourrait ainsi expliquer pourquoi, à partir des années
quatre-vingt, en Algérie se multiplièrent les publications de textes
historiques, sur les grandes figures et les grands événements de l’histoire
du mouvement national et de la guerre de libération. Reprise d’un débat
qui était clôturé par l’historiographie officielle, qui avait refoulé dans
l’ombre les figures de MESSALI Hadj, de ABBANE Ramdane...
Dans le texte de l’Emir KHALED, l’allocutaire, défini comme héritier
des principes de 1789, est continuellement appelé en texte. C’est pour lui
que le discours se tient ; c’est sa conviction qui est visée ; c’est son idéal
de justice et d’égalité qui est convoqué pour juger le code de l’indigénat
et le système colonial en général. Face à lui, le locuteur définit son
statut : c’est un sujet et, comme tel soumis aux lois d’exception 422. Cette
isosémie sera réitérée plusieurs fois :
– […] des sujets soumis à un régime spécial 423.
–En Algérie tout est spécial et tout est privilège .
– Sous un régime démocratique, la majeure partie de la population musulmane
est réglée par des lois spéciales 424.
422
Ibid., p. 3.
423
Ibid., p. 4.
424
Ibid., p. 5-6.
425
Ibid., respectivement p. 6 et 4.
161
Il n’était pas possible à un état civilisé d’aller plus loin dans cette voie de
répression barbare.
Un parlement républicain se doit à lui-même de bannir cet abominable abus qui
a trop longtemps duré 426.
Cette citation vient clore l’isosémie régime spécial. Elle est clôture
d’une autre isosémie très voisine, celle de l’inhumanité de la colonisation.
Remarquons que cet énoncé perturbe les valeurs habituellement (dans le
discours colonial) affectées à chacun des partenaires en colonie : c’est
du côté français que se trouve la barbarie, l’abominable abus.
Dans cet énoncé, apparaît un autre nous, celui qui lie le locuteur et ses
auditeurs-lecteurs. Ils ont en commun le même amour de la justice et de
l’égalité. Par contre, le on est presque toujours équivalent d’un ils dans
lequel le locuteur ne s’implique pas :
On continue la création de nouveaux centres de colonisation 428.
On nous calomniait ..., on nous reproche... 429.
On a poussé le sacrilège... Voilà ce qu’on a fait des conventions passées... 430
426
Ibid., p. 6
427
Ibid., p. 4.
428
Ibid., p. 5
429
Ibid., p. 7.
430
Ibid., p. 7.
431
Ibid., p. 6.
162
Nous avons ainsi une distribution du système pronominal qui
dessine des pôles discursifs précis : je-nous pour le locuteur individu ou
collectif pris dans le groupe des musulmans algériens, et quelquefois
dans le groupe qu’il constitue avec ses allocutaires-lecteurs. Cette com-
munauté est rendue possible, dans le premier cas, par le statut de porte-
parole :
La vérité ayant droit à la parole, mes électeurs, pour ne pas dire tous les
Musulmans d’Algérie, m’ont chargé de parler devant Mr Millerand, lors de sa visite
à l’Algérie en 1922, afin de lui exprimer leurs doléances 432.
432
Ibid., p. 25.
433
Ibid., p. 27.
434
Ibid., p. 3.
435
Ibid., p. 27.
436
Ibid., p. 12-14.
163
Voyons quelle est la part de l’indigène dans cette grande prospérité? 437.
L’ENSEIGNEMENT
Traiter de l’enseignement permet de réfuter sans nuance les thèses
coloniales sur la mission éducatrice et formatrice de la France en
Algérie :
Des chiffres officiels prouvent d’une façon irréfutable qu’après 94 ans d’occu-
pation, l’enseignement des indigènes est presque nul, voire même inexistant dans
plusieurs contrées d’Algérie 439.
Ce chapitre sur l’enseignement commence par une assertion catégo-
rique. Les diverses modalisations (façon irréfutable, presque...) excluent
en fait toute nuance, toute remise en cause éventuelle. Le discours
contraire est d’avance réfuté : la dimension dialogique des essais des
colonisés apparaît ici, même si cet énoncé semble monologique. En effet,
l’autre discours est présent dans l’horizon discursif et l’assertion produite
ici et maintenant ne peut être aussi catégorique que par rapport à cet
horizon discursif.
Là encore c’est la même isosémie, celle de l’injustice, qui est
déployée : inégalité des conditions d’accès à l’école, inégalité des
437
Ibid., p. 14.
438
Ibid., p. 14.
439
Ibid., p. 14-15.
164
chances, etc. Les discours réfutés peuvent apparaître au creux d’une
assertion du texte :
Les particularités de notre statut personnel qu’on nous oppose, n’ont jamais été
invoquées contre les musulmans de l’Inde ou du Sénégal 440.
440
Ibid., p. 26-27.
441
KADDACHE, op. cit., p. 238.
165
Articles de presse, interventions des représentants des colons,
conférences, études drapées dans l’objectivité scientifique..., ne cessent
de rappeler à l’Indigène sa condition de vaincu. Dans l’une des interven-
tions d’un élu d’Oran nous avons un énoncé qui donne cet isosème
défaite et légitimité de l’occupation :
Nous sommes venus en Algérie car il y avait à Alger un nid de corsaires. Les
corsaires infestaient la Méditerranée. La navigation devenait impossible. C’était à
chaque instant des vols, des rapines, des meurtres, des assassinats ; les pirates
d’Alger allaient jusqu’à offenser nos côtes de Provence, il fallait en finir ; les
Français sont restés car la France avait dépensé depuis 1830 sept à huit milliards
pour faire du pays ce qu’il est […]. Nous sommes en Afrique du Nord, en vertu du
droit de légitime défense. C’est là un droit naturel qui appartient aux peuples
comme il appartient aux individus […].
Nous avons trouvé le pays inculte, des famines périodiques décimaient la
population. Des épidémies pour ainsi dire annuelles la ravageaient. Les tribus
étaient en état de guerre perpétuelle. C’était le régime des razzias. Nulle sécurité.
Comment qualifier un tel régime ? C’était l’anarchie, c’était la barbarie 442.
442
Cité par KADDACHE, op. cit., p. 49.
166
Epidémies Salubrité
Insécurité Quiétude
Famine Bien-être
Luttes intestines Union et travail 443
Même ceux qui étaient révoltés par la misère des Indigènes et par la
condition injuste qui leur était faite ne pouvaient admettre le principe
d’une égalité de droit (droit de vote et de représentation, égalité devant la
fiscalité, etc.). Remarquons qu’on ouvre la porte de la naturalisation aux
Indigènes. Français depuis longtemps (puisque l’Algérie est terre
française), ils peuvent devenir citoyens, à condition d’abandonner les
derniers lieux de la résistance symbolique (ce qui est désigné sous le
nom de statut personnel). Ils deviendront citoyens en cessant d’être ce
qu’ils sont, en disparaissant en tant qu’identité particulière. Situation de
l’impossible. Mais même cela n’est pas accepté par les colons.
443
KADDACHE, op. cit., p. 243.
444
Op. cit., p. 239. KADDACHE cite J.- P. ANGELLELI, L’opinion française et l’Algérie de 1930
à travers la presse et le livre, thèse de 3ème cycle, Paris X , 1972.
167
Charles-André JULIEN parle d’opposition biologique des colons aux
réformes. Il donne cette description du champ discursif à la veille de la
première guerre mondiale :
A qui lit la presse d’Algérie et les débats parlementaires à la veille de guerre de
1914, il apparaît que les colons sont opposés à tout changement si minime soit-il,
dans la situation des indigènes. Ils repoussent la suppression des impôts arabes445
et l’unification du système fiscal. Ils exigent le maintien du régime de l’indigénat,
sans lequel la sécurité de l’Algérie serait compromise. Ils condamnent la formation
des intellectuels indigènes qu’ils jugents incapables d’assimiler la vraie culture, et
qui deviennent des déclassés aigris et revendicateurs. Ils se dressent contre
l’octroi de la citoyenneté dans le statut que réclament les élites et qui “soulèverait
la protestation unanime des tous les Français habitant l’Algérie” (MARÇAIS,
L’Exode de Tlemcen). Même les plus libéraux considèrent “inadmissible que le
maire puisse tenir ses pouvoirs de ses sujets musulmans” 446.
445
En plus des impôts qu’ils ont en commun avec les Européens, les Indigènes sont soumis
à des impôts spéciaux et supplémentaires, dits Impôts Arabes.
446
Charles-André JULIEN, L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et
souveraineté française, 3e éd. revue et mise à jour, Paris, Julliard, 1972, p. 97.
447
Le titre complet en est : De la colonie vers le province. Le Jeune Algérien, Paris, Editions
de La Jeune Parque, 1931.
168
état présent du texte) a comme archive celle qui la précède. En 1981, lors
de la réédition du livre paru en 1931, L’Avertissement au lecteur en
résume les circonstances d’écriture, et les notes mises en avant-texte
rappellent le contexte de production des articles. En 1931 l’ouvrage
rassemble un certain nombre d’articles parus dans divers journaux à
partir de 1922. Trois dates, trois états textuels différents et, finalement
trois textes. En effet, si les articles sont une réponse à des textes parus
dans d’autres journaux (L’Afrique latine, L’Echo d’Alger ou Le Figaro), le
livre lui est publié en réaction à la célébration du Centenaire. La réédition
de 1981 veut rétablir la vérité de l’histoire. Possibilités pour un texte de
varier selon les circonstances de lecture ? Ces changements de statut
sont liés aux changements de positionnement dans le champ intellectuel.
Il nous semble intéressant, et éclairant, de lire le texte non comme un
système clos, bloqué dans un temps précis mais comme un complexe
dynamique pouvant fluctuer avec le chronotope historique.
La réédition de 1981 est introduite par un avant-texte qui donne les
circonstances d’écriture de l’ouvrage. L’auteur propose une grille de
lecture (et donc une autre écriture) à l’éclairage de la clôture sémantique
du processus de la lutte d’indépendance, intervenue après 1962. Mais il
donne également des informations sur les circonstances de production
des articles / du livre.
Ce livre est un recueil d’articles publiés à des dates différentes sous le pseu-
donyme de Kamel Abencérage. Les premiers furent écrits alors que
j’accomplissais mon service militaire en 1922, les autres pendant que je faisais
mes études à la faculté mixte de médecine et de pharmacie d’Alger. L’ouvrage a
été édité en 1931, au lendemain des fêtes du centenaire de la conquête de
l’Algérie, à une époque où les revendications des “Indigènes” se limitaient en
principe à l’égalité des droits avec les Européens 448.
C’est l’auteur lui-même qui donne des indications sur le statut édi-
torial de son / ses texte(s) : recueil d’articles puis ouvrage. Comme
énonciateur, il se situe en 1981 et porte un regard rétrospectif sur les
deux états éditoriaux précédents. Il indique ainsi les permutations inter-
venues. Nous retrouvons une caractéristique générique que nous avions
déjà relevée449. Une continuité et une solidarité s’installent entre des
textes jusque-là isolés.
Ferhat ABBAS signale les circonstances de production des textes :
celui qui traite du service militaire des indigènes (novembre 1922) a été
écrit alors qu’il accomplissait lui-même ce service militaire. Nous retrou-
448
F. ABBAS, op. cit., p. 9.
449
Dans la thèse de 3ème cycle, op. cit., nous avions déjà constaté cette permutation dans le
statut éditorial, qui entraîne un changement dans la lecture et, en aval, sur l’écriture elle-
même, faisant passer de l’éphémère et du dispersé au permanent (quoi de plus
permanent que le Livre ?) et à la continuité. Ce fut le cas, par exemple, pour les textes de
LACHERAF, publiés d’abord dans revues et journaux et repris comme chapitres d’un seul
texte, sous un titre d’ensemble, L’Algérie. Nation et société, Paris, Maspero, 1965.
169
vons une autre caractéristique générique de ce type d’écriture : l’histoire
personnelle se conjugue à la réflexion plus générale. C’est en tant
qu’indigène parmi la masse de tous les indigènes, parmi les siens, que
l’auteur intervient dans le débat
Puis l’auteur indique le champ intellectuel dans lequel il place son
intervention. Pour cela, deux niveaux discursifs sont convoqués : l’euro-
péen, celui de la célébration et l’indigène, celui de la revendication éga-
litaire. Le verbe se limitaient laisse entendre que lui, Ferhat ABBAS,
serait allé au-delà. Toujours pour continuer cette réflexion sur la fluctua-
tion de l’écriture en fonction des changements du champ intellectuel,
nous pouvons poser la question : à quelle époque se situe ce dépasse-
ment dans la réflexion ? En 1931 ou en 1981, en plein combat, comme le
dit l’auteur lui-même450 ou après la clôture sémantique ? D’autres indi-
cations nous permettent de dire que c’est cette dernière hypothèse qui
serait à retenir. En effet, plus loin, l’auteur donne des indications sur la
visée de son ouvrage :
Mon petit ouvrage montre tout ce que nous avons tenté, entrepris – hélas sans
succès ! - pour réconcilier colonisateurs et colonisés 451.
RELECTURE DE L’HISTOIRE
F. ABBAS résume la lecture de l’histoire qu’il lançait à l’époque,
opérant une rupture avec celle qui était communément faite et qui tenait
du cliché monolithique :
Dès l’origine, la conquête de l’Algérie est étroitement liée à un conflit de
religions et de civilisations. En débarquant à Sidi Ferruch, la France de Charles X
avait pris la relève de l’Espagne chrétienne, celle d’Isabelle la catholique et de
Charles Quint. Après avoir mis fin au royaume de Grenade, dernier bastion arabo-
islamique en Espagne, ces monarques ne conçurent-ils pas le dessein d’arracher
l’Afrique du Nord à la civilisation musulmane ?
C’est dans cet esprit que se fait, en 1830, l’occupation de l’Algérie par une
nation chrétienne. Ensuite surgiront des convoitises économiques, maritimes et
expansionnistes. Les thèmes en furent longuement développés par les officiers de
la conquête et les hommes politiques de l’époque 452.
450
Ibid., p. 65.
451
Ibid., p. 11.
452
Ibid., p. 11.
170
L’on ne retrouve pas ici la chaîne de causalités communément ad-
mise : les méfaits des corsaires barbaresques entraînant l’intervention
des Français pour ramener la sécurité en mer et délivrer les Algériens de
la tyrannie des Turcs453. F. ABBAS donne une autre archive, une autre
mémoire à la conquête. Il fait remonter l’enchaînement des faits à la
confrontation religieuse et civilisationnelle commencée au XIVe siècle. La
France n’est plus une nation légitimement courroucée, mais une nation
chrétienne qui continue un projet conçu en dehors d’elle.
Cette revisitation du passé se poursuit à travers la reprise et la
réfutation des thèmes (des isosèmes) vide et sauvagerie opposés à
colonisation construtive et civilisatrice. C’est la résistance d’un peuple qui
est soulignée, avec en regard la spoliation de ses biens par l’en-
vahisseur. Puis l’auteur dresse le tableau noir de la colonisation. On peut
relever le champ lexical de la destruction :
S’effacèrent ; se disloquèrent ; furent morcelés ; pesante ; particulièrement
répressives ; pèsera ; poids asphyxiant...454
453
Il y aurait à étudier les hiatus et les failles d’une telle configuration discursive : quels sont
les places et rôles des “Indigènes”. S’ils étaient les complices des Turcs, pourquoi parler
de délivrance, etc? S’ils étaient opprimés par les Turcs, pourquoi les punir par la suite ?
Ou serait-ce parce qu’une autre logique s’était ensuite mise en place ?
454
F. ABBAS, op. cit., p. 12.
455
Ces mêmes fléaux sociaux, présentés comme consécutifs à la colonisation, sont
également dans le texte de l’Emir KHALED. On voit encore comment des thèmes (des
isosèmes) courent d’un texte à l’autre. Les travaux des historiens permettent de dire qu’il
s’agit des thèmes débattus à l’époque.
456
F. ABBAS, op. cit., p. 12.
171
soustraite à l’échange avec l’autre, puis le passé et la mémoire... sont
autant de maquis culturels. Ferhat ABBAS écrit :
Les femmes musulmanes, nos mères et nos sœurs, jouent dans la résistance
à la pénétration de la civilisation européenne un rôle de premier plan. Elles freinent
tout ce qui vient du dehors. Elles deviennent les gardiennes vigilantes de notre
type de société. C’est par leurs soins que notre enfance s’est aisément rattachée
au passé, aux gloires anciennes de l’Islam et de l’antique Maghreb. C’est par elles
que se sont perpétués nos chants populaires, le culte des saints et de nos sites
sacrés, les récits exaltants des ancêtres, les vertus de notre peuple et de l’Islam
457
.
Cet énoncé appelle plusieurs remarques portant sur la façon dont
l’essai travaille dans le champ discursif et culturel. Il répond indirectement
au discours sur l’oppression des femmes. Déplacement de l’angle
d’attaque du problème : c’est le rôle social des femmes qui est présenté.
Le rôle des femmes est précisé. Elles interviennent dans la transmission
d’une culture. Nous avons une définition particulière de la culture et de la
religion : il s’agit d’une culture de l’oralité, semi-légendaire. La religion est
définie par le culte des saints et des sites sacrés. Le texte de Ferhat
ABBAS engage ainsi, indirectement, le débat avec les oulémas qui auront
un discours sur la pureté de l’Islam débarassé des scories (culte des
saints, etc.). Nous voyons comment l’essai convoque, plus ou moins
directement, d’autres discours. Le dialogisme – et même la polyphonie –
est son principe de fonctionnement : plusieurs voix, plusieurs scènes
simultanées...
POSITIONS DU LOCUTEUR
Nous retrouvons les diverses positions de celui qui dit mon petit
ouvrage458, figure solitaire de l’écrivain. Il peut également dire nous et se
situer dans le groupe des militants algériens, dans l’ensemble des
Musulmans algériens : notre peuple (plusieurs occurrences), nous...,
notre type de société, etc. L’auteur relate un incident mineur mais
révélateur de l’antagonisme des deux groupes sociaux présents en
Algérie. L’échange verbal entre deux étudiants est une confrontation de
deux isosémies opposées :
– Sans la France, tu garderais les chèvres dans ton douar459 [cet énoncé
reprend l’isosème mission civilisatrice de la France chez les Barbares].
457
Ibid., p. 14.
458
Ibid., p. 11.
459
Ibid., p. 15.
172
– Avant l’arrivée des Français, ma famille mangeait à sa faim. Grand-père avait
son champ et son troupeau. Mais peux-tu me dire ce que faisaient tes parents à
Malte ? N’est-ce pas la misère qui les a fait émigrer en Algérie? 460.
460
Ibid., p. 15
461
Ibid., p. 26-27.
462
Ibid., p. 65.
173
STRATEGIES DISCURSIVES
Dans ces articles, devenus chapitres d’un livre unique, F. ABBAS
traite des problèmes en débat en ces années du Centenaire : le service
militaire pour les Indigènes, l’émigration en France, les intellectuels
indigènes, la colonisation et ses implications (injustice, mépris, accu-
sation de barbarie, de fanatisme, etc.), le débat politique (nationalisme et
communisme)... On a ainsi une certaine organisation du champ discursif
à ce moment. Le texte ici et maintenant l’organise à sa façon, propose
une lecture des différents aspects (qu’il énonce), assigne une place aux
différents acteurs discursifs, pour construire sa propre thèse en l’insérant
dans le champ discursif.
Il procède par accumulation répétitive : on retrouve la caracté-
ristique de l’argumentation de l’essai qui procède par réitération pro-
gressive. Une isosémie court dans le texte, selon plusieurs figurations,
plusieurs représentations. Ainsi, à propos de l’intellectuel musulman en
Algérie463, le texte donne des indications sur sa façon de procéder :
Il faut donc s’expliquer et s’expliquer en toute franchise. Je regrette pour ma
part de n’avoir pas suffisamment de temps pour étayer d’arguments décisifs cette
explication que je considère comme une profession de foi. […]
Je ne suis ni académicien, ni professionnel de la politique et j’ignore l’art de
plaider une cause. Mais en restant “vrai”, je veux convaincre le lecteur 464.
463
Ibid., p. 66.
464
Ibid., p. 66-67.
174
teurs du champ discursif, ni pour épuiser le sujet. L’exhaustivité n’est pas
visée, car ce n’est pas la visée du projet465.
Pour mener à bien son projet, le texte prend place dans un champ
discursif général (repérable en texte par des indices), dessine l’horizon
dans lequel (et contre lequel) il va faire sens. Pour F. ABBAS, c’est sur-
tout contre cet horizon défini négativement que le texte se positionne. La
presse, représentée par L. BERTRAND, dans Le Figaro, par les Annales
africaines et par les autres organes de presse de la colonie, est citée à
travers certaines de ses accusations contre les intellectuels musulmans :
demi-intellectuels, lestes et astucieux garçons, des fanatiques, des
communistes, des révolutionnaires, des ingrats...
465
Remarquons que l’on retrouve la définition courante de “l’essai” dans les dictionnaires,
mais ce qui est ordinairement donné comme manque est présenté ici comme
caractéristique d’une façon de traiter un sujet...
466
F. ABBAS, op. cit., p. 68.
175
Les relations établies par l’énonciateur entre les trois énoncés ne
sont les mêmes. Entre le premier et le second, les relations sont de type
métaphorique, le premier illustrant et expliquant le suivant. Entre le
second et le troisième, les relations sont de l’ordre de la contradiction et
de la réfutation du second par le dernier. La confrontation résulte d’un
engagement individuel de l’auteur : Emus par cette campagne, nous
avons voulu connaître la vérité 467. C’est une réaction de l’ordre de l’affect
(l’émotion) qui entraîne la quête de la vérité (une démarche en principe
réfléchie). Cette triple scénographie (selon la formule de MAINGUE-
NEAU468) procède par accumulation sémantique. Prise entre l’allégorie et
le témoignage véridique, la thèse journalistique est réduite à rien. Le
témoin tire lui-même les conclusions :
Je mets au défi n’importe qui, même le plus spirituel de la si spirituelle race
Jemmapoise de me donner un démenti 469.
467
Ibid., p. 69.
468
Cf. MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris,
Dunod, p. 30.
469
F. ABBAS, op. cit., p. 70.
470
Ibid., p. 70.
471
Ibid., p. 71.
472
Ibid., p. 72.
176
D’abord reprise du substantif exception qui se trouve au pluriel dans
le texte cité. Puis ce terme reçoit un autre contenu sémantique : le chiffre
de 50 étudiants. Ce chiffre est mis en relation avec deux autres, ce qui
permet au lecteur de faire des comparaisons, d’établir des pourcentages.
Cette autre sémantisation du substantif exceptions aboutit à un véritable
détournement de sens (il s’agit de sens social et historique). C’est dans
l’une des failles du champ discursif colonial que le discours ici et
maintenant se fait possible. C’est par un jeu complexe de citations,
directes ou allusives, de descriptions esquissées à grands traits, de
résumés, etc., que le champ discursif est convoqué en texte.
Le discours colonial (représenté par les discours cités : presse,
ouvrages publiés et discours courant...) est convoqué à l’occasion des
problèmes traités. Ici, le discours colonial sur la faible représentativité
des intellectuels algériens est retourné contre ses auteurs : contre l’une
des faillites de la colonisation, celle de la scolarisation. Le texte ici et
maintenant déploie alors un réquisitoire contre la politique scolaire en
Algérie : méthodes d’enseignement, âge des élèves, recrutement de ces
élèves... La conclusion réitère l’énoncé sur la mission de l’école
française, mais du côté des indigènes :
De notre côté, nous pouvons affirmer que ce travail accompli à la lumière de
l’histoire et de la pensée française est le meilleur, sinon le seul lien entre nous et la
Grande France. Il est certainement le moins fragile. “Par la pensée et par la char-
rue”: telle est la bonne formule si vraiment on veut élever l’Algérie musulmane 473.
473
Ibid., p. 75.
177
Islamisation474) sont posés comme pôles repères, à partir desquels l’his-
toire est réorganisée. Le sous-titre peut être considéré comme métaphore
d’une organisation discursive précise. Les deux pôles discursifs peuvent
être identifiés. Contre un discours, le discours colonial représenté par L.
BERTRAND, qui joue un rôle de producteur-reconducteur de discours et
qui y occupe un place symbolique. L’auteur s’attaque à l’un des points
forts du discours colonial, la différence de valeur des races. La stratégie
argumentative se caractérise par une attaque biaisée.
F. ABBAS traite autrement ce discours en en révélant les implications
économiques : il est clair qu’avec l’hypothèse des “races inférieures”, ces
scrupules n’auraient plus leur raison d’être, puisque des races seraient
nées pour commander et d’autres pour obéir475 .
Là encore, déplacement de la question. Ce déplacement est une
pratique courante, ce qui permet d’impulser une autre lecture (une autre
sémantisation) du fait. Ainsi, un autre isosème fort du discours colonial va
se trouver déstabilisé :
Si, pour juger une race, on doit se rapporter à l’histoire de l’humanité, la nôtre
fournira alors, à différentes reprises, la preuve de sa vitalité 476.
474
Ibid., p. 75.
475
Ibid., p. 77.
476
Ibid., p. 77.
477
Ibid., p. 77.
478
Cf. FANON, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 30.
178
cultivés. Il implique le devenir de toute une population. La structuration du
champ discursif n’est pas non plus un simple exercice rhétorique.
L’auteur peut alors citer (rappeler et convoquer) les discours hostiles à
l’Islam : SERVIER est cité pour être réfuté. Le rôle discursif qui lui
assigné est de permettre la condensation d’un certain type de discours,
qualifié de
mensonges gratuits, inventés de toutes pièces pour soutenir une thèse
insoutenable 479.
Les deux pôles sont dressés en forces opposées, dont l’une semble
dominer pour le moment. Mais voici un avertissement :
Mais que la colonisation prenne garde ! Elle ne doit pas oublier qu’elle reste
vulnérable . Le désespoir peut conduire à la violence et à la révolte. Les principes
de 1789 sont une “denrée” que la France apporte avec ses écoles et ses
universités. Le jour viendra où ils pourront provoquer une explosion redoutable 480.
L’INTERTEXTE 1789
Nous avons déjà rencontré cette référence à 1789 dans le texte de
l’Emir KHALED. C’est un isosème constant dans les essais algériens
jusqu’à la veille de l’indépendance (cf. les jacqueries dont parle FANON,
les boulets rouges et les couteaux sanglants 481), et même de l’ensemble
des essais des colonisés (Cf. CESAIRE). La référence à 1789 permet de
comprendre le passé, de déchiffrer un présent qui peut sembler confus, et
d’annoncer ce qui peut arriver dans le futur. Chez F. ABBAS, c’est une
constante de ses textes. On peut reprendre quelques occurrences de
cette référence :
– La noblesse française de 1789 ne jouissait pas d’une position aussi
extraordinairement forte [que celle des colons en 1941]482.
– Là [dans le quartier du marché de Bab Azoun à Alger] pendant plusieurs
générations, à l’ombre du drapeau de la Révolution française (Liberté, Egalité,
479
F. ABBAS, op. cit., p. 91.
480
Ibid., p. 162.
481
Cf. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 30.
482
“Rapport au Maréchal Pétain (avril 1941)”, in Le Jeune Algérien, Paris, Garnier, rééd.
1981, p. 177.
179
Fraternité), quelques gros propriétaires terriens sont devenus et restés maîtres du
budget et du crédit. Ils ont exercé leur pouvoir sur tout le pays483.
– Attendre quoi ? Que la France se ressaisisse et impose aux tenants de la
colonisation, aux Borgeaud, aux Gratien Faure, aux Raoux, aux De Serigny, une
nouvelle “nuit du 4 août” et un nouveau 1789 ? Elle n’en avait ni la volonté ni la
possibilité. Face au colonat, la France républicaine avait toujours démissionné.484
483
La Nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 197.
484
Autopsie d’une guerre. L’Aurore, Paris, Garnier, 1980, p. 54.
485
La Nuit coloniale, op. cit., p. 76.
486
M. KADDACHE, op. cit., p. 81.
180
système dans son ensemble). La dénonciation qui s’y élabore se fait à
travers la déconstruction des thèses et des pratiques coloniales.
Les auteurs se veulent porte-parole de la masse des Algériens, d’un
nous collectif et opprimé. Ils annoncent une autre catégorie d’intellectuel,
celui qui proteste et refuse l’injustice de la situation coloniale, celui qui
préparera le terrain pour le militant politique puis pour le révolutionnaire.
181
Chapitre 2 :
Les ancêtres redoublent de férocité
L’AUTRE ANCETRE
Le quatrième moment de cette histoire de l’essai en Algérie com-
mence au lendemain des manifestations du mai 1945488 et de la répres-
sion qui les suivit. Cette date marque la clôture d’une époque où traînait
encore l’illusion d’une évolution négociée. Pendant la guerre, F. ABBAS
avait cru, comme l’avait fait l’Emir KHALED en 1919 en adressant au
présidant des Etats-Unis WILSON une pétition, que les Américains
allaient aider son pays à recouvrer ses droits...
Les acteurs du nationalisme : Ferhat ABBAS et les Amis du
Manifeste et de la Liberté (AML), le PPA de MESSALI Hadj qui était en
résidence surveillée avant d’être exilé à Madagascar, les Oulémas... tous
étaient prêts pour ce mois de mai. Les trois formations politiques avaient
accepté le texte du Manifeste rédigé par ABBAS (12 février 1943). Ce
texte rompait avec la politique d’assimilation. Il demandait :
487
KATEB, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, p. 54. A propos de ”la Vie d’Abdelkader” citée
au deuxième vers, il s’agit très vraisemblablement du Livre d’Abdelkader intitulé Rappel à
l’intelligent, avis à l’indifférent, traduit par Gustave DUGAT, Paris, Imprimerie Nationale,
1858.
488
Les manifestations, commencées le 1er mai, donnèrent lieu dès le premier jour à des
incidents et entraînèrent l’arrestation de leaders (le 8 mai, Ferhat ABBAS était déjà en
prison). Celles du 8, à Sétif, Guelma et Kherrata, etc. furent suivies par une répression
féroce, menée par l’armée française (y compris l’aviation et la marine) et par les milices
européennes. Cf. KADDACHE, op. cit., T. II et AINAD-TABET, 8 mai 45 en Algérie, 2e
édition revue et corrigée, OPU - EAP, 1987.
183
a – La condamnation et l’abolition de la colonisation, c’est-à-dire de l’annexion
et de l’exploitation d’un peuple par un autre peuple.
Ajoutant :
Cette colonisation n’est qu’une forme collective de l’esclavage individuel du
Moyen-Age. Elle est en outre une des causes principales des rivalités et des
conflagrations entre les grandes puissances.
b – L’application pour tous les pays, petits et grands, du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes […] 489.
Et L’additif du 26 mai 1943 au Manifeste demandait
de garantir “l’intégrité et l’unité du territoire algérien “, de reconnaître
“l’autonomie politique de l’Algérie en tant que nation souveraine” […] 490.
Et il note que
mai 1954 inaugure l’ère de la décolonisation ou plutôt de la libération des
peuples, grâce à leur lutte multiforme, au lendemain de la seconde guerre
mondiale 492.
489
Cité par AINAD-TABET, op. cit., p. 15-16.
490
Cité par KADDACHE, op. cit., Tome II, p. 647.
491
Abdelkader DJEGHLOUL, Préface au livre de AINAD-TABET, op. cit. p. 8.
492
Ibid., p. 10.
184
essais algériens) et l’élaboration de nouvelles significations, de nouveaux
isosèmes.
L’essai est le genre, le lieu discursif, où de nouvelles figures my-
thiques vont être forgées. On peut comparer cette période à une veillée
de guerre, un peu comme la veillée du chevalier avant l’adoubement. Il
prie et fait retour sur son passé ; il va franchir un seuil et jamais, sous
peine de mort réelle ou symbolique, il ne pourra revenir en arrière. Mai
1945... Les discours s’aiguisent, des stratégies sont élaborées. Sur le
terrain qui nous intéresse, une relecture de l’histoire s’opère. Deux
figures vont émerger et converger vers un même isosème, celui de
l’ancêtre totémique, la figure de l’ancêtre résistant. Convergences des
textes, produits chacun dans un contexte différent, ce qui peut plaider
pour des convergences dans le champ intellectuel et culturel. Cela per-
met de dépasser des oppositions doctrinaires et de voir comment les
textes de Jean AMROUCHE et de M.-C. SAHLI sur Jugurtha / Yougourtha
induisent des positionnements semblables dans le champ discursif : c’est
toujours un contre-discours pour bloquer le discours de néantisation du
peuple algérien. Dans les deux cas, le texte archive une histoire
glorieuse...
C’est AMROUCHE qui inaugure cette élaboration de la figure de
l’ancêtre totémique avec L’Eternel Jugurtha. Propositions sur le génie
africain493. En 1947, SAHLI publie à son tour Le Message de Yougourtha494,
KATEB Yacine édite la même année Abdelkader et l’indépendance
algérienne495. SAHLI fait paraître Abdelkader chevalier de la foi496 en 1953.
Quatre textes publiés au cours d’une période très courte contruisent
une mémoire historique. Qu’ils soient engagés dans le combat politique
ou non, leurs auteurs se situent sur le pôle nationaliste (et plus
exactement nationalitaire). Leurs thèses convergent vers un point
commun : la permanence et l’irréductibilité d’une identité algérienne,
qu’ils traitent des événements historiques ou de leurs significations
philosophiques ou éthiques...
En 1954, un autre texte est publié, Vocation de l’Islam497 de Malek
BENNABI. Lui aussi fait une remontée dans le temps, lui aussi archive du
passé pour le changement qui se prépare. Mais c’est autrement qu’il
travaille le passé, c’est une autre mémoire qui est convoquée, pour une
autre finalité que strictement nationaliste. Bipolarisation du champ
intellectuel défini par les textes et discours des algériens ; bipolarisation
des positions et des discours ; bipolarisation qui est, d’une certaine
493
Publié dans la revue L’Arche, Alger, 1946.
494
Alger, Editions En-Nahdha, rééd. Paris, L’Algérien en Europe, 1968.
495
Alger, Editions En-Nahdha, rééd. Alger, SNED, 1983.
496
Alger, Editions En-Nahdha ; rééd., Paris, L’Algérien en Europe, 1967, puis Alger, EAP,
1983. Il faut noter le rôle des éditions En-Nahdha dans la publication de ces textes qui
vont intervenir dans un champ discursif dominé par d’autres acteurs.
497
Paris, Seuil.
185
façon, relancée aujourd’hui à travers plusieurs oppositions (modernistes /
traditionalistes, francophones / arabophones, laïcs / “islamistes” ;
nationalistes / islamistes, etc.).
Ce qui nous intéresse c’est de voir comment ces textes prennent
place dans le champ discursif, comment ils l’organisent et le travaillent
(travaillent les discours qui l’occupaient auparavant). Quelles stratégies
discursives (argumentatives, didactiques, poétiques...) sont élaborées et
mises en œuvre? Quelles relations intertextuelles (par l’intertexte)
peuvent être dégagées?... Lire ainsi ces textes permettra d’avoir une
certaine figuration de ce chronotope, d’avoir un aperçu du dynamisme du
moment où ils sont élaborés. Lire ainsi ces textes, c’est les libérer de la
clôture sémantique qui intervient à la clôture du chronotope historique
(c’est à cette clôture que l’on peut le délimiter et l’identifier comme tel) et
les fige dans un réseau de significations précis.
498
JULIEN, “L’Afrique du nord en marche” in Nationalismes musulmans et souveraineté
française, 3e édition revue et mise à jour, Paris, Gallimard, 1972, p. 369-370.
499
M. C. SAHLI, Le message de Yougourtha, op. cit., p. 7.
186
les historiens européens. Comment procèdent ces textes ? Quelles
thèses mettent-ils en place ? Quels isosèmes élaborent-ils ? Quelles
lectures de l’histoire proposent-ils ?...
500
KADDACHE, op. cit., T. II, p. 648.
187
manifestaient pas l’intention d’abondonner les îles qu’ils avaient occupées dans le
Pacifique pour s’assurer des bases navales et aériennes […]. La Charte de San
Francisco limitera singulièrement les perspectives d’évolution des pays
colonisés501.
501
Ibid., p. 651.
502
Cf. MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966.
188
jugements caricaturaux : l’Arabe est voleur, paresseux, etc., par une sorte
de déterminisme génétique.
Et voilà que Jean AMROUCHE procède à un détournement (double
détournement) de valeurs : il applique aux colonisés un critère qui n’était
pas prévu pour eux, et il inverse le sens habituellement négatif, lorsque
ce critère leur est appliqué. Enfin le qualificatif africain pose problème. Au
sens moderne, il désigne l’habitant du continent africain, le Sénégalais503
comme l’Algérien. Au sens romain (du temps de l’Afrique romaine), il
désignait le Maghrébin, le Nord-Africain... Il avait été aussi pris par des
gens comme SCIPION. On peut lire à travers le choix de ce qualificatif
plusieurs visées : une précision sémantique, qui correspond à une réalité
géographique ; une réappropriation symbolique. Que l’on se rappelle le
texte d’une chanson militaire, chantée par les troupes d’Afrique, C’est
nous les Africains qui revenons de loin... Dès le titre, la position dans le
champ discursif est claire et le discours qui va se déployer est déjà
annoncé.
L’INCIPIT
Comment se fait l’attaque du discours504 ? La scène est tracée, avec
les acteurs dicursifs. Pas d’effacement de l’énonciateur ni d’apparente
objectivité : le texte commence par je. Ce je s’assume comme subjectivité
irréductible, comme moteur d’actes ou de positions libres : je suppose. Je
[…] proposerai […] une description. Je sais.505 Un seul verbe d’action. Cet
énonciateur, très rapidement, prend le masque de l’objectivité et de
l’absence. C’est alors que l’assertion prend des allures de définition quasi
scientifique, de vérité absolue :
503
En cette fin de guerre, des soldats sénégalais étaient stationnés en Afrique du Nord.
504
Jean AMROUCHE, “L’Eternel Jugurtha”, in L’Arche, n° 13, 1946, p. 58-70. L’incipit est en
page 58.
505
Ibid., p. 58.
189
La relation synonymique introduit le substantif tempérament , c’est-
à-dire, d’après le dictionnaire, l’ensemble des dispositions physiques in-
nées d’un individu et qui détermineraient son caractère506. Cette définition
perturbe l’organisation habituelle du champ discursif : le débat ne se tient
plus en termes de civilisation versus barbarie. Il est ailleurs, au niveau
d’une spécificité fondamentale, de l’ordre de la nature (et non de la
civilisation). Nous avons là encore un exemple de ce travail, forçage et
bricolage, du champ discursif. Cela va permettre le blocage du débat
habituel : si je me situe en dehors de la problématique de la civilisation,
sur un terrain que je définis, explicitement ou non, le discours habituel ne
peut plus fonctionner. Le débat devra fonctionner selon les postulats, les
présupposés, les arguments et les stratégies argumentatives que je fixe.
Le cadre général, scientifique et objectif posé, intervient une définition
plus précise, qui cerne davantage l’objet qui sera décrit :
Jugurtha représente l’Africain du Nord, c’est-à-dire le Berbère, sous sa forme la
plus accomplie : le héros dont le destin historique peut être chargée d’une
signification mythologique.507
506
Petit Larousse illustré.
507
Jean AMROUCHE, op. cit., p. 58.
508
Ibid., p. 58
190
contre les simplifications, les schématisations. Sur la même ligne
discursive, on a les équations suivantes :
Les équations Rome = Occident = France = Ordre et Jugurtha = Maghreb =
Désordre = Révolte, sont ensemble vraies et fausses509.
509
Ibid., p. 58.
510
Pendant la guerre de libération, on pouvait lire ce slogan sur les murs : L’armée agit, le
calme surgit.
511
Jean AMROUCHE, op. cit., p. 58.
191
AMROUCHE ? On constate que le terme postule une unité des trois pays
qui ignore les différences actuelles (au temps de l’énonciation). Il se situe
avant les séparations et les fractures.
– Au niveau des caractéristiques de ce Maghrébin : à un fond premier,
quasiment pur de toute influence, sont venus s’ajouter des apports
extérieurs. Alors qu’Islam n’est pas plus précisé, l’Occident intervient par
l’enseignement : la formation et surtout la transmission de valeurs. Voilà
que se profile un Jugurtha qui synthétise les différents apports.
La seconde étape de l’incipit, après le cadre tracé par les défini-
tions, est constituée par la description. Cette description est en fait une
série d’expansions à partir de la définition. Les différentes caractéris-
tiques sont reprises en une série de flashes :
Il est partout présent, partout insaisissable ; il n’affirme jamais mieux qui il est
que lorsqu’il se dérobe. Il prend volontiers le visage d’autrui, mimant à la perfection
son langage et ses moeurs ; mais tout à coup les masques les mieux ajustés
tombent, et nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha ;
inquiet, aigu, désespérant 512.
512
Ibid., p. 58
513
Ibid., p. 58.
192
Il lui est difficile de maintenir en lui le calme, la sérénité, l’indifférence, où la
raison cartésienne échafaude ses constructions. Il ne connaît la pensée que
militante et armée […]. Il aime le baroud pour le baroud 514.
[…] que l’homme soit capable de, certes, mais qu’il doive donner carrière à son
pouvoir : pourquoi ? Est-il Dieu, pour qu’on attache une telle importance à ses
jeux ? N’est-il pas mortel, et périssables ses palais retentissants de vanité ? Ne
vivons-nous pas sur les flancs d’un fauve qui tout à coup s’ébroue et jette bas nos
édifices de sable et d’argile ? Le vent du Sud et la trombe tournoyante restituent
au désert en une saison vos vergers et vos champs 515.
514
Ibid, p. 59.
515
Ibid., p. 59
516
Ibid., p. 60.
193
d’une méchanceté congénitale, lui y voit autre chose. Il propose un autre
enchaînement des faits : c’est Jugurtha qui est d’abord inquiet, et non
celui qui va le juger. Enfin un dernier trait de caractère de Jugurtha est
examiné, l’esprit d’indépendance :
Il s’ensuit une proposion naturelle à l’indiscipline, au refus de reconnaître toute
discipline imposée du dehors.
Le relation n’est pas directe ; elle passe par le champ discursif qui
constitue en quelque sorte l’intertexte. Il n’est pas question de tirer le
texte de Jean AMROUCHE vers un terrain qui n’est pas le sien, mais
force est de constater la constitution et la permanence de certaines lignes
discursives. Les textes sont traversés par ces lignes discursives qu’ils
contribuent à former. C’est en cela que L’Eternel Jugurtha, quelle que soit
sa place originale dans le champ discursif, est un texte de son temps et
un texte produit par un colonisé.
517
HESNAY-LEHMEK, op. cit., p. 59.
518
Emir KHALED, op. cit., p. 4.
194
Le texte se termine sur une ouverture et un dépassement possible
de la situation bloquée où chacun campe sur ses positiosn discursives.
C’est à ce moment du texte que le sème l’enseignement de l’Occident est
repris :
Il faut donc que Jugurtha s’intéresse à ce monde autrement que comme à un
objet de contemplation esthétique ou à une source inépuisable de voluptés et de
douceurs éphémères. Il faut qu’il apprenne à le considérer comme son champ
d’action, où il donnera la mesure de toutes ses forces conjuguées […]. Il faut enfin
qu’il apprenne, en canalisant son inquiétude, en équilibrant sa vie psychique, à
observer, à comparer, à rapprocher les faits d’une manière méthodique et
rigoureuse, sans souci de savoir si ses intuitions, si les audacieuses constructions
de son imagination, recevront la sanction de l’expérience. Alors seulement il sera
sorti de l’âge théologique et de l’âge de la magie.
195
signification de son action : son message pour aujourd’hui. Comment
déchiffrer son histoire ? Quelle leçon en tire l’auteur, pour quelle finalité ?
Le commentaire para-textuel
Dans la préface à la réédition de 1968, longtemps donc après la
clôture sémantique, SAHLI désigne son texte comme
un livre de combat dans le cadre de la longue lutte du peuple algérien pour son
indépendance […].
Aux pessimistes et aux défaitistes de 1947, le “Message de Yougourtha” visait
à montrer que la lutte pour la liberté avait des racines trop profondes dans
l’histoire de notre pays pour être sérieusement affectée par un revers passager 519.
Il lui assigne ainsi un impact dans la champ politique. Cette visée était
déjà dans le texte, dans la conclusion :
519
SAHLI, op. cit., p. 7-8.
520
Ibid., p. 102.
196
Dans la perspective de notre étude, nous essayerons de remettre le
texte dans son chronotope historique tel qu’il s’écrit en texte, et de voir
comment se fait la re-lecture (écriture) de l’histoire. Contre et à partir de
quels discours s’écrit-il ? Quels sont les acteurs discursifs qui
interviennent et quelles positions occupent-ils ? M. - C. SAHLI suit, plus
que Jean AMROUCHE, la démarche de l’historien. On retrouve la
succession des différentes périodes et des personnages historiques :
Carthage, les guerres puniques, Massinissa, Miscispa, Yougourtha...
Mais il ne se drape pas dans l’objectivité de l’historien. Sa position est
sans équivoque dès l’incipit qui trace le cadre discursif.
521
Ibid., p. 11.
522
Ibid., p. 16.
523
Ibid., p. 16
524
Ibid., p.16
525
Ibid., p. 11.
197
Romains ; et lorsqu’ils ont pris ce pays, ils n’ont fait que reprendre le bien de leurs
pères”526.
Cette scène – qu’importe qu’elle soit véridique ou soit une sorte de
métaphore explicative – met en place les acteurs discursifs et les rela-
tions entre eux : l’homme de savoir qui crée une archive pour le présent,
l’indigène qui interroge et finit par ré-énoncer le discours de reconnais-
sance, et la relation entre les deux. Le Français est l’héritier légitime du
romain. Cet énoncé était déjà présent dans le corps du texte :
Nous sommes d’ailleurs les héritiers des Romains ; les Indigènes nous
appellent des Roumis 527.
526
CAT, Petite histoire de l’Algérie. Tunisie. Maroc, Alger, Jourdan, 1889, p. 83.
527
Ibid.,p. 89.
528
Ibid., p. 12.
198
Berbères / Amazir Arabes / Islam Notre peuple
529
Ibid., p. 16-17.
530
Ibid., c’est le titre du chapitre conclusif, p. 89-107.
531
Ibid., p. 90.
532
Ibid., p. 91. La dynastie almohadienne, qui a régné au Maghreb et en Espagne aux XIIe et
XIIIe siècles, est issue d’un mouvement religieux appuyé par des tribus berbères du Haut
Atlas marocain. Le fondateur en est IBN TOUMERT (1080) qui, après un séjour en Orient
pour y suivre un enseignement religieux, notamment auprès du cheikh GHAZALI, revient
au Maghreb vers 1110. Il s’attaque aux mœurs de ses coréligionnaires, jugées contraires à
la règle musulmane, ainsi qu’aux fuqaha (savants de l’Islam). Pourchassé, il se réfugie
dans le Haut Atlas vers 1125. A l’exemple du Prophète, il se fait chef d’une communauté
qu’il organise pour l’action politique et militaire au service de ses idées. Il se déclare
“mahdi” et rallie à son projet les montagnards berbères.Son disciple Abdel Moumen
continue son œuvre après lui.
199
Premier exemple de la résurgence des caractères de la permanence,
première réincarnation de Yougourtha. SAHLI laisse de côté la dimension
religieuse que retiendra BENNABI. Ibn Toumert est un patriote, qui
s’enracine dans un pays :
– Dans les rues d’Alger, le 4 juillet 1830 […] : la dignité froide des races
d’Orient, leur calme fataliste, inconnu à la vivacité française, les irritaient (il s’agit
des Français vainqueurs) comme une protection insolite 533.
– Et que le noble Abdelkader, vingt siècles plus tard, imitât son prédécesseur,
ce n’était pas une simple coïncidence, le recours à un même expédient. Face au
péril l’un et l’autre retournaient à la source de leur patriotisme, à l’idée de la grande
communauté nationale du Maghreb534.
533
Ibid., p. 92.
534
Ibid., p. 91.
535
Ibid., p. 102.
200
de la lutte de libération. Cette visée se retrouve, explicitement dans le
texte de KATEB Yacine, avec la figure de l’autre ancêtre résistant.
201
Chapitre 3 :
Renverser la légende noire
L’AUTRE ANCETRE
Du lycée Albertini donnant sur l’avenue principale, à l’approche du cortège,
sortent les maîtres d’internat Abdelhamid Benzine, Ali Pacha Mohamed,
Hammouche ; les lycéens Cherbal, Khalef Khodja [...] voient passer leur
condisciple Benmahmoud à la tête des scouts mais nul ne sait où se trouve un
autre élève de 3ème répondant au nom de Kateb Yacine. Il sera quand même
arrêté par la suite ainsi que Abdelhamid Benzine536.
Deux ans après Sétif, KATEB Yacine, âgé de dix-sept ans, est déjà
sur les chemins de l’errance. Il arrive à Paris où il donne une conférence
à la salle des Sociétés savantes. Le texte de l’intervention orale est
publié la même année par les éditions En-Nahdha, à Alger. Le jeune
homme veut déchirer le linceul d’infamie dans lequel on prétendait nous
enterrer vivants 538. Cet énoncé pose le projet de l’écrivain, en dit la
finalité. Lorsqu’on se remet dans le contexte de production : au
lendemain de la fin d’un espoir dans une terrible répression (Arrêté,
KATEB sera, comme la plupart de ceux qui connurent le même sort,
maltraité), la métaphore n’est plus une simple image quasiment sans
536
R. AINAD-TABET, op. cit., p. 51.
537
KATEB, L’Œuvre en fragments, textes rassemblés et publiés par Jacqueline ARNAUD,
Paris, Sindbad, 1983.
538
KATEB, Abdelkader et l’idépendance algérienne, p. 37.
203
référent. La distance entre comparé et comparant se réduit à presque
rien. Le linceul d’infamie est d’abord un linceul. L’énoncé nous enterrer
vivants ne renvoie pas seulement au silence ; il réfère directement à ceux
qui furent précipités vivants dans les fours à chaux de la région de
Guelma. L’image n’est plus connotation lointaine, elle devient dénotation
concrète, presque reportage. Les mots habituels de la métaphore
renvoient à des chiffres, à des images concrètes ...
Comment travaille et s’étoile en significations le texte de KATEB ?
Comment fait-il irruption dans l’ordonnancement apparemment tranquille
du champ discursif ? Comment entreprend-il de renverser la légende
noire en mythe positif pour faire fructifier l’avenir ? Texte qui est d’abord
parole et qui en garde les marques.
Les très nombreux écrits sur l’Emir ABDELKADER ont façonné une
image de celui qui mena la résistance armée pendant quelque dix-sept
ans face aux conquérants français. Ces textes peuvent lui être favorables
et ils sont nombreux car l’Emir a suscité beaucoup d’admiration, surtout
après sa reddition et lors des émeutes de Damas en 1860, lorsqu’il sauva
plusieurs milliers de chrétiens. D’autres le considèrent comme le
prototype du musulman fanatique et fourbe, qui mène une guerre de
religion et ne respecte pas la parole donnée, etc. Mais tous ces textes le
phagocytent dans une image figée et définitivement bloquée dans le
passé. L’Emir fait partie de cet Orient exotique qui disparaît peu à peu.
Cet enfermement de l’image et de l’action d’ABDELKADER dans un
montage d’images-clichés aboutit à l’exclusion de l’émir du présent. Il
fonctionne comme une justification, pour le passé et pour l’avenir, de la
présence française. Les manuels d’histoire sont le lieu, et le moyen, où
ces isosèmes se forgent, fonctionnent et se transmetten539. On peut relire
quelques énoncés extraits de manuels d’histoire :
Les indigènes étaient trop fanatiques pour se soumettre aux infidèles et […]
cherchaient parmi leurs marabouts un chef qui les gouvernât d’une main ferme et
les menât à la guerre pour repousser les roumis. Le plus fameux, qui fut parmi eux
était un vieux chérif des environs de Mascara, nommé Mahieddine ; il passait pour
un saint de la puissante tribu des Hachem. Il prêcha la guerre sainte, aidé de ses
fils, notamment du jeune Abdelkader sur lequel on contait des prophéties
merveilleuses […] 540.
539
Conjointement avec la transmissions des valeurs de 1789.
540
E. CAT, op. cit., p. 302.
541
Ibid., p. 302.
204
un exemple avec ces deux citations, constitue l’un des socles à partir
desquels le discours ici et maintenant se construit. C’est sur sa mise en
crise que la thèse projetée va s’élaborer. Le projet global sera de
déplacer les significations.
ABDELKADER sera situé dans une lignée de résistants dont l’autre
figure lumineuse est celle de JUGURTHA. La parenté de destins des
deux héros a déjà été établie dans le discours français. L’Emir est
désigné comme le moderne Jugurtha542. Et JUGURTHA est appelé
l’Abdelkader de l’Antiquité543. Celui qui mena la résistance contre Rome
est décrit dans des énoncés qui pourraient convenir à l’Emir.
Jugurtha était d’ailleurs un chef habile ; il connaissait merveilleusement le pays,
ses chemins, ses ressources ; il avait une cavalerie admirable qui, à tout heure,
surprenait l’ennemi ; par ses espions, il savait tous les mouvements des Romains
et les arrêtait dans un défilé, ou les entraînait au loin dans les régions désertes et
sans eau. Ennemi toujours présent et toujours insaisissable, il lassa et détruisit
quatre armées544.
542
PELISSIER de RAYNAUD, Annales algériennes, Alger, Librairie Bastide, 1854, 3 tomes,
cité par PATORNI, “Une improvisation de l’Emir El-hadj Abdelkader”, in Revue africaine, n°
40, 1896, p. 278-281, rééd. Alger, SNED, 1985.
543
E. CAT, op. cit., p. 56.
544
Ibid., p. 57.
545
M. - C. SAHLI, op. cit., p. 81.
546
KATEB, op. cit., p. 34.
547
A partir d’ici, nous utilisons substantif et qualificatif “algérien” dans le sens actuel.
205
début sous le double signe d’ABDELKADER , qu’il cite, et de la vérité,
qu’il recherche et qu’il veut rétablir :
C’est par la vérité qu’on apprend à connaître les hommes, et non par les
hommes qu’on connaît la vérité […].
Cette parole suffit à éclairer le fond même de la vie et de l’action d’Abdelkader
.
548
ARBORESCENCE
Comment va se faire la quête de vérité ? C’est le texte qui va, tout
en cassant la gangue qui emprisonnait et déformait le personnage,
dresser l’autre figure. Que retient le texte katébien ? L’enfance et
548
KATEB, op. cit., p. 7.
549
Ibid., p. 17.
550
La Lettre aux Français, traduction de René KHAWAN, Paris, Phébus, 1977, connue sous
le titre Le livre d’Abdelkader. Rappel à l’Intelligent, avis à l’indifférent, traduction de Gustave
DUGAT, op. cit.
551
KATEB, op. cit., p. 9. et 32.
206
l’adolescence ne sont évoquées que comme phase de préparation,
comme terreau qui verra se former la chef d’état et le chef militaire552. Pour
se maintenir dans cet axe, l’auteur de Nedjma refuse le romanesque,
refuse l’écriture du roman :
Un idylle d’ébauche entre la belle Kheira, fille de Sidi Boutaleb, et Abdelkader.
Idylle fort mouvementée avec ses entrevues clandestines et désespoirs
émouvants. Il faudrait un volume pour le relater [...]. Je laisse cette besogne
engageante aux chroniqueurs et me borne à la conclusion : mariage de Kheira et
d’Abdelkader, célébré avec le vieux cérémonial des familles de noble tente553.
L’épopée comporte trois traits constitutifs : 1° elle cherche son objet dans le
passé épique national, le passé “absolu”, selon la terminologie de Goethe et de
Schiller. 2° La source de l’épopée, c’est la légende nationale (et non une
expérience individuelle et la libre invention qui en découle). 3° Le monde épique
est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l’aède, de
l’auteur et de ses auditeurs […] .
Le monde du récit épique, c’est le passé héroïque national, le monde des
“commencements” et des “sommets” de l’histoire nationale, celui des pères et des
ancêtres, des “premiers” et des meilleurs 555.
552
Ibid., cf. p. 7-12.
553
Ibid., p. 9.
554
DUGAT, op. cit., p. 189-196.
555
Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1979, p. 449.
207
Le fils de Mahieddine a une réputation de sage et de héros. Rarement un
adolescent a été à la fois aussi réfléchi et ardent que lui. Il a une constitution
robuste, une taille bien prise, un visage expressif et plein de noblesse. Son oeil
sombre voit loin et voit clair […] 556.
556
KATEB, op. cit., p. 16.
557
Léon ROCHES, Trente-deux ans à travers l’Islam (1832-1864), Paris, 1884-1885.
558
KATEB, op. cit., p. 37.
559
Ibid., p. 17.
560
Ibid., p. 17.
561
Ibid., p. 18
562
Ibid.,p. 20.
563
Ibid., p. 22.
564
Ibid., p. 23.
565
Ibid., p. 23.
566
Ibid., p. 32.
208
– Celui du faire dans l’histoire : les généraux colonialistes sont remis à
leur véritable place. L’on a alors une galerie de portraits qui rivalisent en
noirceur.
– [Cavaignac] aime ce bon peuple musulman, à l’hospitalité légendaire […].
Seulement, il a besoin d’argent. Le Maréchal Clauzel aussi. Il faut bien tenir son
rang, n’est-ce pas ? Que font ces aristocrates-nés?567
– Bugeaud inaugure sa noire politique indigène, faite d’hypocrisie et de faus-
seté568.
– Le fielleux général Daumas […] 569.
– Saint Arnaud rêvait de profaner les mosquées et de prostituer les Algé-
riennes570.
567
Ibid., p. 20-21.
568
Ibid., p. 25.
569
Ibid., p. 29.
570
Ibid., p. 32.
571
Ibid., p. 13.
209
L’ensemble des discours sur la mission civilisatrice de la France est
ramassé en un très court énoncé. Réénoncer n’est pas forcément
assumer, reprendre à son compte. Ici, réénoncer permet de bloquer,
d’empêcher de fonctionner. Comment se fait ce blocage ? Par l’inter-
rogation rhétorique, qui fait voir le caractère insolite, incroyable de
l’action. Par les qualificatifs : étrange, obscur, qui marquent une légère
distance entre énonciateur et énoncé. Pas de dénonciation véhémente.
L’ironie suffit. Tout en le réitérant, cet énoncé gèle le discours habituel, le
tient à distance, le désigne comme faux... La même procédure se
retrouve dans l’énoncé suivant :
Admettons même que les Bourbons brûlassent d’envie de nous civiliser
(chacun sa manie) […] 573.
ETOILEMENT
La thèse matrice, posée déjà dans le titre, est développée de
plusieurs façons, est jouée simultanément sur plusieurs scènes. A côté
de la thèse centrale, des thèses secondaires sont esquissées, sans être
forcément développées. Des décrochements, des parenthèses, ouvrent
sur un autre développement. Ainsi, lorsqu’il évoque l’idylle entre
ABDELKADER et Kheira, KATEB, tout en refusant la voie du roma-
nesque, rejette au passage un certain discours :
On croit encore hélas au vingtième siècle des races incapables d’amour. Heu-
reusement vingt siècles de poésie placent les Arabes à la tête des peuples
amoureux574.
572
Ibid., p. 14.
573
Ibid.,p. 15.
574
Ibid., p. 9.
210
Le voile que portent nos soeurs, l’absence ou la rareté des relations entre notre
jeunesse des deux sexes575.
Là encore, le texte (le discours, puisqu’il fut d’abord oral), est projeté
vers le champ politique, vers une efficacité. Relire l’histoire, la réoccuper,
c’est renouer avec le mouvement de l’histoire. En effet, à partir de
l’itinéraire d’ABDELKADER, on renoue avec ce possible qui a été bloqué
avec la défaite de l’Emir. Sans la colonisation, l’Algérie aurait été un pays
ouvert à la modernité. Réinvestir cette histoire des possibles, c’est déjà
projeter un dépassement de la colonisation.
Parler d’ABDELKADER ne consiste pas à traiter d’un simple sujet
historique. C’est constituer une archive pour la lutte qui se prépare, c’est
déjà investir le champ discursif et en changer les lignes de force. Chez
KATEB, d’autres ancêtres sont évoqués. Ils traversent son œuvre
romanesque et théâtrale, comme Keblout, le père éponyme de la tribu,
qui résiste aux Turcs et sera tué la veille de l’entrée des Français dans un
pays ouvert aux envahisseurs. Ses fils
furent tués dans les chevauchées d’Abd el-Kader (seule ombre qui pût couvrir
pareille étendue, homme de plume et d’épée, seul chef capable d’unifier les tribus
pour s’élever au stade de nation, si les Français n’étaient venus briser net son
effort d’abord dirigé contre les Turcs […] 577.
575
Ibid., p. 9.
576
Ibid.,p. 37
577
KATEB, Nedjma, op. cit., p. 102.
211
convoqué et non un personnage refaçonné par l’écriture fictionnelle. Son
itinéraire, résumé en quelques lignes, ouvre sur ce possible bloqué par
sa défaite, et qui, dans le roman reste en suspens. Quant aux pères de la
génération de Si Mokhtar, il leur
Les Hommes avaient fui, et les orphelins qui bénéficiaient des largesses
allaient être à leur tour éloignés ; la ruine de la tribu s’acheva sur des registres
d’état-civil, les quatre registres furent recensés et divisés les survivants ; l’autorité
nouvelle achevait son œuvre de destruction en distinguant les fils de Keblout en
quatre branches […] 580.
Le vieux Si Mokhtar boxé par le préfet après les manifestations du 8 mai, et qui
défila seul à travers la ville, devant les policiers médusés, avec un bâillon portant
deux vers de son invention que les passants en masse gravèrent dans leur
mémoire : Vive la France
Les Arabes silence ! 581
578
Ibid., p. 103.
579
Cf. KATEB, Nedjma, op. cit.
580
Ibid., p. 127-128.
581
Ibid., p. 156.
212
ce qui est. La question est dans le camp de ceux qui regardent et lisent,
de ceux qui sont ainsi interpellés : que faire après ?
Un autre “père” éducateur apparaît dans La poudre d’intelligence582.
Nuage de Fumée pratique la dérision comme principe de conduite dans
la vie. Il entreprend de réveiller le peuple, tout en tournant en dérision les
hommes de pouvoir : le muphti et le cadi. Ali, le fils de Lakhdar et de
Nedjma, un descendant de la tribu de l’aigle, vient pour la leçon, après
avoir traversé les frontières de l’Ouest. Le maître entreprend de lui
enseigner comment ruser avec la vie, comment rire du monde sur lequel
on n’a plus de prise. Autant en rire et renverser les signes pour
réintroduire un autre pouvoir possible583. Mais Ali dépasse rapidement le
maître. Il clôture le cycle de la farce et passe à autre chose. La lutte
armée remplace l’énigme à déchiffrer : une autre énigme aux prises avec
le réel remplace les devinettes dérisoires à la Djeha. Ali délivre le vautour
capturé et enfermé dans une outre. Il brise la coupole de cristal qui
sépare le prince héritier de la réalité. Il prendra part à la lutte armée, pour
libérer les vautours en cage avec leurs tribus584.
Avec le personnage d’Ali, la pièce commencée en farce, se
transforme, dans l’écriture même, en drame historique. Les personnages
ne sont plus des masques sur vide, mais des êtres déchirés, lestés d’un
passé, en quête d’un avenir, inquiets, tourmentés et interrogateurs. Tout
se passe comme s’il y avait une permutation d’ordre générique : l’écriture
passe du genre farce au genre drame historique. Le poids de l’histoire est
réintroduit. Nuage de Fumée, figure de pantomime, sans passé et sans
perspective d’avenir, quitte la scène et cède la place à Ali et ses
compagnons, qui renouent avec le faire de l’Emir.
Dans le roman comme dans la pièce de théâtre, alors que la figure
de l’Emir tient lieu de repère pour un avenir possible, les pères sont
signes d’une époque qui finit. Les fils, Rachid, Lakhdar mais aussi Ali,
ouvrent un autre temps, celui de l’histoire.
Revenir sur l’histoire d’ABDELKADER ne se limite pas à revisiter un
passé glorieux et quasi-légendaire. Le champ discursif est perturbé et tiré
vers une autre restructuration. Ce travail de déstabilisation des lignes de
force et des repères permet l’ouverture sur un possible : la figure de
l’Emir en est le signe et le symbole. On voit en quoi, dans l’écriture de
l’essai, l’épopée est orientée vers la démonstration et l’argumentation.
L’épopée et la légende sont un moyen de donner une archive à ce qui se
profile sur le champ politique. L’épopée et la légende donnent à
l’événement à venir une antériorité et une légitimité symbolique. C’est un
travail comparable que l’on retrouve dans l’essai de M.-C. SAHLI.
582
KATEB, “La Poudre d’intelligence”, Le Cercle des représailles, Paris, Seuil, 1959.
583
BAKHTINE analysant le carnavalesque, dégage le dialogisme qu’introduit le rire :
renversement des valeurs. D’autres valeurs, différentes et contestant les valeurs officielles,
viennent organiser pour un moment, le monde. Elles introduisent la relativité de ce qui se
voulait loi immuable.
584
KATEB, “La Poudre d’intelligence”, p. 113.
213
ABDELKADER, CHEVALIER DE LA FOI
Le titre du texte de SAHLI, comme chez KATEB, donne le nom Abd
el Kader, sans le titre d’Emir, qui se retrouvera dans le corps du texte.
Chaque fois l’anthroponyme est pris dans un énoncé englobant :
585
Dans le texte de SAHLI, l’énoncé du titre varie de la couverture à la page de garde :
Abdelkader, le chevalier de la foi et Abdelkader chevalier de la foi. Il s’agit
vraisemblablement d’une coquille.
214
préfacé (d’une certaine façon légitimé) plusieurs textes586. Il remet le texte
dans le contexte du moment, les lendemains de la répression des
manifestations :
Après mai 1945, tout semblait définitif pour tout le monde : le colonialisme
pensait avoir réglé le problème algérien par un bain de sang et beaucoup
d’Algériens le crurent aussi. Il y en eut cependant qui refusèrent cette fatalité et
parmi eux quelques intellectuels qui répliquèrent fièrement au défi colonialiste 587.
Dans cette résistance qu’il présuppose comme déjà bien structurée, il
retient un événement : la création des éditions En-Nahdha.
C’était une entreprise matériellement et moralement aussi téméraire que celle
du personnage d’Anatole France, qui grattait le salpêtre dans une cave humide
pour préparer “le triomphe impossible et certain” de la Révolution de 1789588.
586
Cf. Dr Abd el Aziz KHALDI, Le Problème algérien devant la conscience démocratique,
préface de Salah BENSAI, Alger, En Nahdha, s.d. (1948-1949). Rééd. , Paris, Ed.
L’Algérien en Europe, s.d. (1968). KHALDI a également préfacé le livre de Malek BENNABI,
Les Conditions de la renaissance algérienne. Le Problème d’une civilisation, Alger, En
Nahdha, 1949.
587
A. KHALDI, Préface, M. - C. SAHLI, op. cit., p. 5-6.
588
KHALDI, op. cit., p. 6.
589
Publié en 1959. Il y aurait une étude du champ éditorial et de la répartition des textes entre
les maisons d’édition. On peut noter par exemple que, pendant la guerre de libération, les
éditions de Minuit publient la presque totalité des textes dénonçant la torture.
215
Comment se fait l’attaque du discours ? Comment SAHLI fait-il
irruption dans la champ discursif ? Comment y prend-il place ? Et pour
quelle(s) place(s) ? L’incipit de ce texte commence par le résumé du
discours avant et ailleurs. Le cadre discursif est tracé, constitué par plus
d’un millier d’écrits590. Le nouvel acteur discursif y prend place :
[…] nous sommes loin d’avoir une vision juste et adéquate d’une œuvre et
d’une destinée que les passions partisanes se sont plu à obscurcir et sur
lesquelles on semble avoir mis les scellés de la raison d’Etat 591.
590
SAHLI, op. cit., Introduction, p. 19.
591
Ibid., p. 19.
592
Ibid., p. 20.
593
Ibid., p. 21.
594
Ibid., p. 22.
595
Ibid.,p. 21.
596
Ibid.,p. 21.
597
Ibid., p. 21.
216
La comparaison se voulait élogieuse en établissant une égalité
entre le grand homme français et l’Algérien. SAHLI la refuse et établit une
différence radicale entre les deux hommes. Le conquérant a une
trajectoire à l’inverse du patriote : alors que celui-ci défend son pays,
l’autre opprime les peuples. Cette différence n’est pas un résultat fortuit
ou conjoncturel de l’histoire. Ce dernier découle d’une position morale et
philosophique qui fait refuser à l’Emir les conquérants, les despotes et les
oppresseurs598. La comparaison refusée ouvre sur d’autres éventualités,
d’autres parallèles avec d’autres hommes :
A qui comparer l’Emir ? A Marc-Aurèle, empereur philosophe, guerrier malgré
lui ? Mais l’enthousiasme généreux d’Abd-el-Kader s’oppose à la sagesse
résignée, au coin du feu, du serviteur de l’ordre romain599.
598
Ibid., p.22.
599
Ibid., p. 23.
600
On peut, sans grand risque de se tromper, affirmer que les intellectuels algériens formés à
l’Ecole française connaissaient l’histoire romaine.
601
SAHLI, op. cit., p. 23.
217
Il est naturel que ma qualité d’Algérien me porte à évoquer avec piété la
mémoire d’Abd-el-Kader. On aurait tort de coire qu’elle puisse me pousser à
l’exagération602.
602
Ibid., p. 23.
603
Ibid., p. 23.
604
Ibid., p. 25.
218
valeurs et repères. La position du locuteur se retrouve tout entière ici.
Puis SAHLI prend appui sur une citation empruntée au professeur Emerit
pour réfuter le discours cité. Il se réfère à un acteur du champ intellectuel
qui fait autorité et dont l’impartialité605 ne fait aucun doute. C’est à travers
le texte de celui qui vient de publier un livre sur l’Emir606 que s’engage le
dialogue avec l’avant discursif. Le livre d’EMERIT remplit les mêmes
fonctions que l’ensemble des discours préexistants au discours ici et
maintenant. Il est cité pour appuyer un point de l’argumentation en
construction, comme réfuter le cliché sur la barbarie et le retard
civilisationnel. Mais aussi pour être lui-même réfuté, comme exemple et
lieu-tenant de tout un pan du champ discursif. A partir de son jugement
sur la qualité de l’enseignement de l’époque, SAHLI engage avec lui le
débat. Il ébranle, déconstruit et gèle le texte du professeur à travers une
stratégie complexe, faite de concessions :
Il est vrai que cet enseignement n’était pas moderne607
de reprises provocantes :
N’en déplaise à M. Emerit, on enseignait beaucoup de théologie609,
605
Ibid., p. 25.
606
Cf. M. EMERIT, L’Algérie à l’époque d’Abd-el-Kader, Paris, Larose, 1951. Les références
sont données en note p. 27.
607
SAHLI, op. cit., p. 26.
608
Ibid., p. 27.
609
Ibid., p. 26.
610
Ibid., p. 26
611
Ibid., p. 27.
219
ainsi possible. Ainsi le locuteur prend place dans le champ discursif : il le
perturbe et réorganise. Il élabore son propre discours à partir des
énoncés de ce champ discursif ; énoncés non identifiables, sans avoir un
auteur précis.
612
Ibid., p. 27.
613
Ibid., respectivement p. 41, 45, 51 et 57.
614
Ibid., p. 43.
615
Ibid., p. 155.
616
Ibid., p. 158.
220
accéder à la modernité. L’isosème Abdelkader, homme moderne et de
progrès se retrouve dans une citation extraite d’une lettre de l’Emir :
Je vous dirai que si peu de chose que ce soit, je possède un grand zèle et une
tolérance portée à un très grand degré, ce qui fait que j’ai de la considération pour
tous les hommes de quelque croyance et de quelque religion qu’ils soient617.
617
Ibid., p. 160.
618
Ibid.,p. 161.
619
Ibid., p. 161.
221
la façon de concevoir la cité et d’y conférer à chacun une place. Cette
ouverture sur l’avenir se retrouve encore dans cet énoncé :
620
Ibid., p. 162.
621
Cf. Roland BARTHES, S/Z.
222
Chapitre 4 :
Réformer le musulman
VOCATION DE L’ISLAM
Dans le texte de Malek BENNABI, le chronotope qui sert de cadre
est réélaboré. Il est constitué par l’histoire du monde musulman (de
l’Homme et de sa mentalité), dans un espace qui transcende les fron-
tières des états et va de Samarkand à Fès, en passant par Damas, qui
englobe le Pakistan et Java... Ce chronotope commence par une rupture
originelle (ce serait comme le péché originel du monde musulman), celle
de Siffin en l’an 37 de l’Hégire622. Ce chronotope est caractérisé par les
ruptures qui vont scander et organiser l’histoire traitée. C’est en fonction
de cette organisation de l’histoire que les différents moments seront
examinés et déchiffrés. C’est en fonction de ce chronotope, organisateur
de l’analyse et des positions discursives et idéologiques qu’il induit, que
nous proposons de lire ce texte et d’en examiner quelques aspects.
Attaque
Nous avons déjà vu qu’il est intéressant de voir comment se fait
l’arrivée (l’irruption) de l’énonciateur dans le champ discursif. Dans le
texte de BENNABI, l’avant-propos signale une convergence imputée au
hasard :
Les grandes lignes de cette étude étaient déjà fixées lorsqu’un de mes amis
[…] m’a fait connaître le remarquable ouvrage du Professeur H. A. R. Gibb : Les
tendances modernes de l’Islam 623.
Le discours est d’emblée placé sous le signe du dialogisme. Le livre
de GIBB va figurer l’antécédent discursif premier. Il correspond à un
changement très important dans le cadre discursif habituellement posé
par les essayistes algériens. En effet pour Ferhat ABBAS, comme pour
622
Cf. BENNABI, Vocation de l’Islam, op. cit., p. 24. La bataille de Siffin opposa les partisans
d’Ali, quatrième et dernier khalife élu par la communauté (Ouma), et ceux de Mou’awya
qui se réclamait du troisième khalife, ‘Umar, et allait établir l’Islam dysnastique.
623
Ibid., p. 15.
223
l’Emir KHALED et de très nombreux intellectuels francophones, une
référence sous-tend leurs textes : la Révolution de 1789 et ses principes
égalitaires. Dans le texte de BENNABI rien de cela. GIBB est le premier
d’une série de références qui laissent voir un changement du cadre
discursif et de l’allocutaire ciblé. L’examen de la liste des noms d’auteurs
et de scientifiques cités permet de confirmer ce constat. On a plusieurs
références :
– Références françaises : un sociologue français, le docteur Auguste
Lebon, Renan, Bernard Palissy, Gerbert (il s’agit de celui qui sera le pape
Sylvestre II), Gobineau , un savant parisien, Gustave Jecquier 624.
– Autres références : Abul Wefa625, Thucydide, Ibn Khaldoun (22 oc-
currences), Maïmonide , Boccace , Ibn Témmya, El Ghazali, Ibn Toumert,
Ibn Abdel Wahab, Djemel Eddin El Afhani, Aligarh, Ali Khan, Taha Hus-
sein, Rachid Ridha, Cheikh Abdou, Sir Mohamed Iqbal, Chesterton626, Ben
Badis .
Il y a ainsi diversification de l’Autre discursif, diversification des
références.
624
Ibid.,respectivement p. 35, 38, 47, 119, 61, 70, 94, 100, 156.
625
Ibid.,, respectivement p. 16, 22, 22-26, 17, 38, 44, 45, 47, 48, 45, 46, 55, 48, 57, 70, 49,
51, 52, 55.
626
Ibid., p. 49 en note.
627
Ibid., p. 43.
628
Ibid., p. 84.
629
Ibid., p. 23.
224
dit la vérité... On voit déjà se dessiner des critiques possibles de la
société.
Les indications de type générique vont dans le même sens : il pré-
cise que son livre est un ouvrage qui veut s’interdire toute polémique630. Il
le désigne comme étude631, comme analyse632... Sa démarche est celle de
celui qui analyse, qui constate633. Quelquefois l’énonciateur s’efface
devant le phénomène (selon la terminologie de l’auteur) qui s’énonce
seul, plus précisément sans marque visible de l’énonciateur : Elle se
manifeste 634...
On peut également avoir l’énoncé de ce qui est présenté comme
une vérité générale (et qui peut donc être dit par n’importe qui de sensé,
raisonnable, logique, etc.) : Transformer l’âme c’est lui faire dépasser sa
mesure ordinaire635. Positions diversifiées, complexes. On peut le retrou-
ver dans le premier énoncé du projet de l’écrivain. Dans une note
liminaire, BENNABI précise déjà :
ce qui fait aujourd’hui l’histoire du monde musulman ce n’est point telle intrigue
étrangère qui paralyse momentanément son essor, […] mais le travail obscur et
tenace de son dynamisme profond 636.
Les trois isosèmes qui constituent cet énoncé sont une première
mise en place de la thèse principale (de la thèse matrice) qui sera par la
suite déployée (élaborée en même temps qu’elle est montée, comme on
monte une pièce théâtrale) :
– L’assertion négative (première partie de l’énoncé) rejette déjà tout le
discours revendicatif des nationalistes, tourné vers l’Autre, vers l’exté-
rieur. Cet isosème fera ensuite résurgence dans le corps texte pour être
repris, étayé, déployé... Il sera l’un des soubassements (j’ai envie de dire
le soubassement affecté du signe négatif) de la thèse qui sera élaborée
en texte.
– L’assertion positive (seconde partie de l’énoncé) situe ailleurs le pro-
blème. Elle pose une énigme : que peut être ce dynamisme profond ?
Une attente est créée et, c’en est l’implicite, le texte devrait y répondre.
– La désignation, au détour des deux assertions, de l’objet d’étude : le
monde musulman. Musulman et non arabe : à aucun moment BENNABI
n’établit la relation synonymique très courante entre le deux termes. C’est
630
Ibid., p. 15.
631
Ibid., p. 15-21.
632
Ibid.,p. 29.
633
Ibid.,p. 37.
634
Ibid., p. 100.
635
Ibid., p. 49.
636
Ibid., p. 11. C’est nous qui coupons ainsi l’énoncé.
225
l’aspect spirituel (pas vraiment religieux), qui relève des mentalités, et
non l’aspect national ou ethnique, qui l’intéresse.
On voit qu’à travers des énoncés apparemment objectifs (ils af-
fichent les marques de l’énonciation neutre, transparente), les positions
discursives de l’auteur sont déjà précises. L’affirmation de l’objectivité
implique le rejet des positions partisanes, mais ne signifie pas neutralité,
refus de toute prise de position. Le sociologue passe quelquefois le relais
à celui qui prend position et peut porter des jugements lapidaires. On
peut suivre l’enchaînement des isosèmes de la thèse (thèse secondaire,
mais qui servira la thèse - matrice) sur l’humanisme européen637.
BENNABI part de la contestation d’un point de la thèse de GIBB :
Nous ne partageons pas […] les vues du savant anglais sur la tendance
humaniste”, qu’il décèle – à juste titre – dans le mouvement moderniste musul-
man, mais qu’il impute à l’influence de la culture européenne .
637
Ibid., p. 16-17.
638
Ibid., p.16-17.
226
en ce qui concerne l’humanisme islamique, [il faut commencer] par le rappel de
la “valeur religieuse” que le Coran accorde à l’individu […]. Il faudrait ensuite
mentionner les exhortations d’Abou Bekr à l’armée musulmane, lui enjoignant “le
respect de l’homme sans armes, du moine, du bétail et des plantations”. Sans
doute devrait-on évoquer l’attitude significative d’Omar lors de la prise de Jéru-
salem : Il refusa de franchir le seuil du Temple et se contenta d’y poser respec-
tueusement le front, le garantissant ainsi aux chrétiens contre les audaces des
soldats musulmans. On ne peut non plus ne pas penser au libéralisme de la
science humaine, l’époque de son “euphorie”, lorsqu’elle offrait inconditionnelle-
ment à l’esprit humain […] 639.
639
Ibid., p. 16-17.
640
Ibid., p. 16-17.
641
Ibid., p. 17.
227
comme équivalent, qui est parlante. Lorsqu’il emploie le mot indigène,
l’auteur recourt à plusieurs moyens pour marquer la distance entre lui en
tant qu’énonciateur et l’énoncé : les italiques, la note en bas de page. Il
repère, pour en rendre évident le caractère outrancier, la position de ceux
qui parlent d’indigènes :
Le mot “indigène” est employé ici dans le sens péjoratif où toutes les
administrations coloniales l’entendent 642.
LE CADRE CONCEPTUEL
La notion de colonisabilité est la plus importance dans le texte de
BENNABI, elle prend des allures de concept. Comment procède l’auteur
pour mettre en place cette notion ? Au commencement, on a une
conception générale de l’histoire, assimilée à une sociologie et à une
métaphysique :
642
Ibid., p. 57.
643
Ibid., p. 17.
228
Par rapport à l’individu, c’est surtout une psychologie : une étude de l’homme
considéré en tant que facteur psycho-temporel d’une civilisation. Mais cette
civilisation est la manifestation d’une vie, d’une pensée collective, et de ce point de
vue, l’histoire est une sociologie […] .
D’autre part, ce groupe social n’est pas isolé et son évolution est conditionnée
par certaines liaisons avec l’ensemble humain. De ce dernier point de vue,
l’histoire est une métaphysique […] 644 .
644
Ibid., p. 21.
645
Ibid.,p. 22.
646
Ibid., p. 22
229
l’abondance, de la conscience et de la liberté entre ainsi en contradiction
avec son principe dialectique647 .
Chacune des conceptions de l’histoire qui pourraient concurrencer
celle qui se met en place sont ainsi réfutées. C’est IBN KHALDOUN qui
fournit les soubassements historiques et théoriques à la thèse qui est
élaborée. Le sociologue musulman n’est pas repris tel quel. Il est soumis
à un examen critique, ce qui permet plusieurs types d’intervention : au
plan scientifique et théorique, réflexion sur les notions examinées ; à un
autre plan, celui d’une polémique qui court en filigrane sous la thèse
principale, poursuite du débat sur la relativité de la suprématie d’une
civilisation sur une autre.
Le cadre théorique est ainsi tracé autour des deux notions d’histoire
et de civilisation. Le texte déploie ensuite une première lecture de
l’histoire du monde musulman.
647
Ibid., p. 23.
648
Ibid., p. 24. A propos de la bataille de Siffin, BENNABI utilise très peu les notes
explicatives. Il feint de considérer son lecteur comme quelqu’un qui possède les références
des événements, des personnages qu’il évoque. Est-ce parce que le premier allocutaire
visé serait l’intellectuel musulman ? Est-ce parce qu’il veut forcer le lecteur européen à
faire lui-même l’information ?
649
Ibid., p. 24.
230
européenne l’énumération et l’exaltation des réalisations du monde
musulman, BENNABI fait une évaluation peu habituelle. Remettons-nous
dans le contexte de publication de l’essai. Au lendemain du 8 mai 1945,
l’insurrection armée est une possibilité examinée par certains militants
nationalistes... Le discours sur la civilisation musulmane, sur les ancêtres
résistants, ne pouvait être qu’apologétique ou polémique. BENNABI
procède autrement. Il examine cette période à la lumière de l’appareil
théorique qu’il avait installé auparavant et qui met l’homme à la base de
tout (homme, sol, temps).
Les valeurs habituelles sont réinterprétées : elles sont affectées
d’un signe négatif, contraire à celui qui leur était couramment attribué. A
ce premier isosème (rupture de la synthèse coranique), succède le
second qui le complète et le renforce : le monde musulman
n’a pu survivre à cette première crise de son histoire qu’en raison de ce qui
avait subsisté en lui de l’impulsion et de la force coraniques650.
650
Ibid., p. 24.
651
Ibid., p. 25 : “le grand sociologue que fut Mohammad”.
652
Ibid., p. 25.
231
On pourrait multiplier les exemples pour montrer comment ce premier
chapitre contribue à tracer le cadre discursif dans lequel le discours va se
déployer : des repères historiques, un cadre conceptuel, une position
complexe qui affiche une neutralité – une froideur – qui laisse entrevoir
un credo, voire une passion. L’originalité de BENNABI tient surtout dans
la place qu’il affecte au Coran. Ce n’est pas la dimension théologique, ni
même religieuse qu’il retient. C’est la dimension spirituelle et
philosophique qui importe... Peu importe l’apologie ! L’important est
ailleurs...
653
Il serait très éclairant de suivre la construction complexe (les constructions) du texte, de
tout le texte, et de repérer, à la manière de BARTHES (Cf. S/Z), les différentes isotopies
(ou isosémies). Mais ce travail vise aussi à dégager une sorte de poétique historique qui
permette de rendre compte de la production et du fonctionnement de nombreux textes, qui
peuvent être classés dans un genre, tout en ayant chacun son originalité.
654
BENNABI, op. cit., p. 29.
655
Ibid., p. 29.
232
nisme d’une société enfin conforme avec son esprit (à son génie). On
peut peut-être comprendre pourquoi un tel texte, qui obéit à une autre
logique que celle du discours nationalitaire, n’ait pas trouvé de place
dans le nouveau champ intellectuel, pendant la guerre de libération et
après l’indépendance. Comme on peut comprendre pourquoi, aujourd’hui,
certains islamistes, notamment les Djaz’aristes – les Algérianistes – qui
posent le problème en dehors du cadre national et au niveau des valeurs
spirituelles, ont vu en lui un inspirateur, un théoricien...
La loi de l’hérédité sociologique remplit plusieurs fonctions dans
l’élaboration de la thèse générale. On peut en retenir deux, explicitement
énoncées en texte :
1 Le problème musulman est “un” - non pas dans ses variantes d’ordre
politique ou même ethnique - mais quant à l’essentiel, c’est-à-dire dans l’ordre
social .
2 Le monde musulman ne vit pas en 1949, mais en 1369 656.
656
Ibid., p. 30.
657
Il n’est pas question de porter un jugement sur l’engagement de tel ou tel parti, de tel ou tel
homme, surtout après la clôture du processus de lutte pour l’indépendance. Il s’agit de voir
quelles étaient les stratégies discursives...
233
étiquette réductrice et péjorante (se rappeler que le mot variantes
désigne aussi en Algérie des légumes et des olives servis en apéritif,
avant les choses sérieuses dans un repas...). La position du locuteur
s’appuie sur des présupposés conceptuels qui sont réitérés :
658
BENNABI, op. cit., p. 30.
659
Ibid., p. 30.
234
Seuls quelques orientalistes peuvent espérer entrer de plain-pied
dans ce texte. Seuls les intellectuels algériens sont de plain-pied dans ce
texte. On peut déjà dire que l’allocutaire privilégié est l’Algérien (ou le
Maghrébin). A eux, BENNABI oppose une conception de l’histoire qui
feint d’ignorer le passé national, qui n’en tient pas compte : l’histoire est
exclusivement musulmane. Jugurtha, Massinissa ou la Kahina ne
sauraient avoir de place dans la mémoire et la culture de l’homme
musulman660.
L’enchaînement argumentatif qui assoit et renforce l’enchaînement
de causalités est repris dans un autre énoncé661, qui en donne une
configuration plus complète. On peut en suivre les différentes étapes et
voir comment travaille le texte dans les domaines suivants.
1 – L’histoire comme point de départ : Siffin. La réitération de
l’assertion permet de construire une lisibilité de la décadence :
660
Cette pratique restrictive et amputatoire de l’histoire est loin d’être abandonnée. Dans le
cas présent, elle peut s’expliquer par la stratégie argumentative. BENNABI explique qu’il
traite l’histoire d’une certaine façon. Il est plus grave quand cette pratique touche
l’enseignement même de l’histoire : jusqu’en 1980, dans les écoles algériennes, comme
dans les discours culturels officiels, l’histoire du pays commençait au 7ème siècle. Avant,
rien, la nuit noire du temps de l’Ignorance. De plus, l’histoire du Monde Arabe et des autres
pays arabes occupe une place dominante dans les programmes et les manuels (Cf.
REMAOUNE, Comment on enseigne l’histoire en Algérie, Oran, 1992).
661
BENNABI, op. cit., p. 31-32.
662
Ibid., p. 31.
663
Ibid., p. 31. C’est nous qui soulignons.
235
de M.-C. SAHLI, Le Message de Yougourtha. On peut y prendre
quelques énoncés :
L’unité de notre pays est inscrite dans son relief, son climat, son sol, le sang et
l’âme de ses enfants 664.
Au regard de la science, l’africanité de notre peuple n’est pas douteuse 665
.
On voit bien que ce texte est sur une position semblable à celle de
ceux de SAHLI et de Jean AMROUCHE. Avec un lexique et des notions
semblables, BENNABI propose une autre conception de l’histoire et de la
société.
3 – Retour sur l’histoire. Le fil discursif suspendu après l’énoncé 1
est repris, pour compléter et préciser :
On peut dater un tel phénomène, dans l’histoire musulmane, de la chute de la
dynastie almohadienne, qui fut la chute d’une civilisation à bout de souffle. L’ère
de la décadence commençait avec l’homme post-almohadien 666.
664
SAHLI, op. cit., p. 12.
665
Ibid., p. 15.
666
BENNABI, p. 31.
667
Ibid., p. 31.
668
Ibid., p. 31.
669
Ibid.,p. 32.
670
Un autre ouvrage de BENNABI s’intitule justement Les Conditions de la renaissance
algérienne. Problème d’une civilisation, Alger, Editions En-Nahdha, 1949.
236
Présence plus marquée de l’énonciateur qui s’implique davantage
dans le débat : notre société. Cet énonciateur n’a plus seulement la po-
sition d’observateur. Le sociologue observateur objectif s’efface derrière
le militant qui lance un schéma d’évolution, le seul possible car le seul
valable. C’est le musulman qui se montre ici en tant que tel. Jusque là,
l’apparente neutralité et l’objectivité de l’énonciateur laissaient supposer
que n’importe quel esprit logique, optant pour les mêmes concepts et la
même méthode d’analyse, pourrait prendre à son compte un tel discours.
Mais ici, c’est un musulman qui parle de l’intérieur du monde musulman.
La position de cet énonciateur se manifeste dans les qualificatifs :
véritable tradition islamique. Jusque là les notions et concepts étaient
clairement définis. Ici, c’est un moment flou : quelle est cette véritable
tradition islamique ? Quels sont les critères qui permettent de la définir et
de la reconnaître ? Historiquement, elle se situe avant Siffin, mais elle est
implicitement resituée au XIIe siècle avec IBN TOUMERT, au XIXe avec
Djamel-Eddin EL AFGHANI... On aura deviné que ces hommes sont
retenus parce qu’ils ont tenté de renouer avec l’esprit coranique. Des
éléments textuels sont disséminés pour tisser cet isosème. Mais le flou
n’en est pas pour autant dissipé. Pour qui a quelque connaissance de
l’Islam – et c’était le cas des intellectuels algériens en 1954 –, le
problème de l’opposition de l’esprit et de la lettre est un problème
constant...
Donc moment flou dans la construction argumentative, d’autant plus
que BENNABI propose comme condition à la renaissance une synthèse
inattendue : l’autre élément nécessaire, outre la véritable tradition
islamique, est l’expérience cartésienne. L’Occident fournit quelque
chose : une mémoire scientifique et un savoir-faire technique. Le flou de
ce moment du discours devient trouble. Le lecteur, surtout le lecteur
algérien de 1954, pouvait croire que BENNABI rejetait tout apport de
l’extérieur. Que l’on se rappelle sa question à propos de l’humanisme :
Pourquoi […] le monde musulman irait-il chercher l’inspiration de son
humanisme ailleurs que dans sa propre et millénaire tradition ?671
671
Ibid.,p. 17.
237
critères qui permettent de distinguer le faux alem et le faux intellectuel ?
La réponse semble évidente : ils ne sont pas fidèles à l’esprit coranique.
Il faut remarquer que alem et intellectuel sont généralement utilisés
comme équivalents (en arabe et en français). Ils sont affectés d’un signe
négatif : déjà sont annoncées les analyses de ces deux figures du champ
culturel alférien.
7 – La politique inévitable : dernier avatar de l’homme post-
almohadien. Par une sorte de contamination sémantique, le sème faux
permet de dégager une autre caractéristique sociologique. Il faut une
doctrine des facteurs négatifs, des causes d’inefficience 672.
C’est en regard de cette loi de la nécessité que la notion de coloni-
sabilité sera introduite, au terme de cet enchaînement dont on vient de
voir rapidement les points d’articulation. Le texte pose les conditions de
sa production sémantique et conceptuelle. Il pose la nécessité d’une
doctrine des facteurs négatifs. Et c’est dans cette perspective que sera
introduite une notion inattendue dans le champ discursif dominé par le
discours nationaliste :
L’homme post-almohadien […] n’en est pas moins l’incarnation de la
colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown auquel le colonisateur
fait jouer le rôle d’ “indigène” et qui peut accepter tous les rôles, même celui
d’”empereur” si la situation l’exige 673.
LE CONCEPT DE COLONISABILITE
Ce concept est mis en place dans un chapitre central, qui est aussi
le plus long du texte. Un changement dans la méthode d’analyse ouvre
ce chapitre qui lie des facteurs internes :
672
Ibid., p. 33.
673
Ibid., p. 33.
238
Jusqu’ici, nous avons considéré les phénomènes du point de vue abstrait qui
est celui de l’analyse. Nous allons maintenant les considérer du point de vue
opposé, dans leur vie, dans leur mouvement et leur action 674.
674
Ibid., p. 69.
675
Ibid., p. 69.
676
Ibid., p. 70.
677
Ibid., p. 72.
239
historique 678 de l’évolution et le refus du changement. Ces deux aspects
du problème qui se pose à la société musulmane sont ensuite examinés.
Premièrement les emprunts sans discernement peuvent être
synonymes de mort. Comment éviter ce danger ? C’est là qu’intervient la
nécessité d’un examen critique des apports extérieurs. Mais pour le
moment, la société musulmane n’assume pas cette fonction ; elle est
absente de ce terrain :
Des problèmes capitaux se posent à la société musulmane, mais elle ne les
pose pas elle-même679.
Le reproche que fait aux Oulémas celui qui fut leur compagnon
repose sur une conception du réformateur de société, repose sur une
autre image de celui qui doit être moteur de changement, qui sert de
soubassement référentiel à cet énoncé. Deux modèles historiques ont été
filés en texte, tissés en filigrane, par petites touches sémantiques. La
première figure du réformateur est celle de l’iman Malek
qui s’offrait sur les places publiques de Médine à la flagellation d’un pouvoir
oppresseur que son enseignement désavouait 682
Le seconde est celle de Haçan EL-BANNA, le leader des frères
musulmans,
678
Ibid., p. 72.
679
Ibid., p. 74.
680
Islahiste = réformateur ou réformiste.
681
Op. cit., p. 75.
682
BENNABI, op. cit., p. 25.
683
Ibid., p. 142.
240
qu’il distingue du sentiment de fraternité. C’est retrouver le pacte des
premiers temps de l’Islam :
684
Ibid., p. 141. Les Ançars étaient les habitants de Médine ; les Muhadjirins, les émigrants
venant de La Mecque avec le prophète Mohamed lors de l’Hégire. Les deux groupes
eurent à s’adapter l’un à l’autre pour former la Communauté, la Ouma.
685
Ibid.,p. 79.
686
Ibid., p. 82.
687
Ibid., p. 82.
688
Ibid., p. 83.
241
La définition du colonialisme s’inscrit dans les énoncés de l’époque
(on ne peut s’empêcher de penser aux textes de CESAIRE, de MEMMI ou
même de FANON : même condamnation radicale du colonialisme,
champs sémantique très proche pour décrire, définir...). Mais c’est la
colonisabilité qui est déterminante et BENNABI énonce une sorte de loi
générale :
Un processus historique ne commence pas par la colonisation, mais par la
colonisabilité qui la provoque 689.
689
Ibid., p. 83.
690
Ibid.,, p. 84.
691
Ibid., p. 86.
692
Cf. MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 123.
242
– par la polémique avec les politiques dont la démarche est réfutée,
niée, etc. ;
– par l’ironie, l’auteur reprenand le terme employé dans la langue
courante
boulitique, que le peuple algérien emploie pour désigner les confusions, les
illusions, les mythes […]694 .
693
BENNABI, op. cit., p. 88.
694
Ibid., p. 89.
243
chose, sur d’autres relations possibles entre les hommes (dans un autre
cadre que celui de la nation, de l’Etat).
Ce possible restera en latence durant la guerre de libération. Après
1962, BENNABI se lancera dans le débat culturel (sur la place respective
des langues, sur le devenir culturel, etc.). Vocation de l’Islam restera
dans l’ombre. La notion de colonisabilité ne devait pas être facile à
réénoncer, dans le contexte d’un discours unitaire, et qui réinvestissait
l’histoire en fonction d’une marche inéluctable vers l’indépendance,
l’idéal, etc. Aujourd’hui, la gestion du champ discursif de la période
coloniale (ses significations, ses valeurs et ses symboles...) ne semble
plus une priorité. D’autres préoccupations sont au premier plan dans le
champ intellectuel. Mais le passé leste toutes les démarches car il donne
ses couleurs au futur.
C’est dans ce contexte que peut se comprendre la relecture du
discours de Malek BENNABI. Son héritage est repris au moins de deux
façons. D’abord par des intellectuels “modernistes”, des sociologues
notamment, mais aussi des politiciens qui, sans afficher qu’ils sont
musulmans, donnent à leur démarche conceptuelle et spirituelle des
valeurs et des références islamiques. Des sociologues utilisent couram-
ment le concept d’homme post-almohadien. Seul le concept de coloni-
sabilité ne semble pas repris. Ensuite cet héritage est repris par une
branche du mouvement islamique algérien, les Djaz’aristes qui semblent
vouloir se réenraciner dans le terroir algérien.
On voit comment les possibles ouverts par le texte de BENNABI en
1954, après avoir été en dormance pendant quelque trois décennies, sont
repris et se remettent à fonctionner. Dans le champ discursif algérien de
la période (du chronotope) 1945–1954, ce texte installe un second pôle
face au pôle nationaliste. La bipolarité ainsi instaurée se retrouve
aujourd’hui dans diverses oppositions : modernistes / traditionalistes,
arabophones / francophones, etc. BENNABI n’en est pas le créateur, il
en est l’acteur, comme les autres intellectuels et tous ceux qui ont un
projet de société.
Michel de CERTEAU explique pourquoi le passé peut être un enjeu
vital dans le devenir d’un peuple ou d’un groupe social :
244
rigoureuse, celle de symboliser la limite et par là de rendre possible un dépas-
sement695.
695
Michel de CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 100-101.
696
KATEB, Abdelkader et l’indépendance algérienne, op. cit., p. 33.
697
BENNABI, op. cit., p. 82.
698
Il est évident que nous sommes dans le champ discursif et non dans le champ politique.
Les postures et discours ne sont pas forcément les mêmes dans les deux champs. C’est
dans le cadre de ces possibles à venir que ces textes peuvent annoncer la fin de la
colonisation.
699
C’est aussi l’homme d’après la rupture de Siffin, c’est l’homme colonisé parce que
colonisable.
245
pour désigner à chaque époque la faille et le manque. Il désigne
négativement l’effort de transformation spirituelle à accomplir.
La façon de dessiner le passé désigne l’avenir : l’entreprise de
construction nationalitaire (prenant pour cadre l’Algérie, ou le Maghreb)
ne coincïde pas tout à fait avec une transformation qui concerne le
monde musulman dans son ensemble. La vérité historique des faits
importe peu, ce sont leurs significations (celles que les essayistes leurs
font porter et celles qu’ils peuvent porter par la suite) qui pèsent lourd
dans le champ intellectuel.
Les textes de ce chronotope historique (1945-1954) structurent le
champ discursif qu’ils constituent. Chacun propose une archive identi-
taire, pour ce qui s’esquisse à peine et qui est loin d’être évident. Il
enracine ce possible devenir dans un passé refaçonné et projeté à partir
de ce devenir problématique. Dans cette perspective, le passé s’écrit, se
ré-écrit, en fonction du futur.
Les textes tout en s’inscrivant dans une relation dialogique avec les
discours déjà en place, tracent les lignes de force du nouveau champ, et
déjà instaurent un nouveau dialogisme. Il serait facile de retrouver dans
ces textes les prémices, les annonces des débats qui auront lieu après.
Dès ce moment nous avons les positions discursives qui seront reprises
après 1962. Elles seront surtout visibles en période cruciale : lors des
débats sur la Constitution en 1976, au moment du vote du Code de la
famille en 1984, et aujourd’hui... Mais la guerre qui s’annonce, et bientôt
commence, mettra de côté le débat ainsi esquissé.
246
Chapitre 5 :
Le silence sonore des armes :
1954 - 1962
700
Lorsqu'on lit les articles du journal El Moudjahid des années 1956-57, on constate que si la
revendication d'indépendance est radicale, les modalités pour réaliser l'objectif et les
relations ultérieures avec la France restent ouvertes à plusieurs possibles.
701
Ce qui "gêne" sera mis de côté ou élagué. Le M.N.A. ou la question du berbérisme... Des
questions qui ressurgiront après l'indépendance, immédiatement ou longtemps après.
702
Le premier numéro paraît à Alger, sous forme ronéotypée, en juin 1956. El Moudjahid, 3
tomes, imprimé en Yougoslavie, Beogradski graficvkizavod, 1962.
703
L'Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens, El Moudjahid, op. cit., n° 1, p. 14-
15.
704
Omar OUAMARANE, "Messali est un contre-révolutionnaire et un traître à la patrie", op.
cit. p. 31 ; BEN M'IHDI "Objectifs fondamentaux de notre révolution”, ibid.,
p. 32 ; A. BOUSSOUF, "Mission libératrice de l'A.L.N.”, ibid p. 32.
247
Les noms ne refèrent pas tant à des individus qu'à des personnalités
représentatives de l'ensemble de l'A.L.N. et du F.L.N. Deux textes sont signés :
la lettre de ZABANA à ses parents, la veille de son exécution705, et
705
Ahmed ZABANA est condamné à mort par le tribunal des Forces Armées d'Alger. Il est le
premier militant du F.L.N. qui sera exécuté à la prison de Barberousse le 19 juin 1956. La
lettre est publiée dans le 1° numéro du Journal El Moudjahid, 4 juillet 1956, p. 20 du tome
1.
706
Ibid., (n° 2) p. 29.
707
Ibid., (n° 2), p. 32.
708
Z. DRIF, La mort de mes frères, Paris, Maspero, 1961.
709
L'étude de texte est intégrée à l'ensemble des textes écrits par des femmes. Un
positionnement particulier dans le champ discursif nous semble justifier une analyse
particulière de l'essai féminin.
248
L'aliénation colonialiste et la famille algérienne710 est publié avec, comme
noms d'auteurs, deux prénoms. Là encore l'effacement des patronymes entre
dans les pratiques de la clandestinité. Mais il correspond également à l’unité du
discours. Dans ce contexte, les essais de Mostefa LACHERAF sont quelque
peu étonnants. L'auteur, acteur du mouvement national711, poursuit, depuis
1954, une réflexion sur l'écriture de l'histoire de l'Algérie. Il démonte les
mécanismes de torsions et de figements. Son travail de désenfouissement de
ce qui était vivant et dynamique met à mal les tranquillités des discours tout
faits. La réflexion, iconoclaste et dérangeante, commencée face aux historiens
français se continue, toujours à contre courant (à contre-discours), après 1962.
FANON est l'autre essayiste qui occupe, pendant la guerre, un rôle d'ouvreur de
piste, de rêveur d'avenir 712.
Enoncé bref qui balaie tous ceux qui le précédaient, qui les tient à
distance. Enoncé de structure binaire, qui caractérise l'écriture fanonienne.
710
SAADIA et LAKHDAR, L'Aliénation colonialiste et la famille algérienne, Lausanne, éd. de la
Cité, 1961.
711
Mostefa LACHERAF milite au P.P.A. - M.T.L.D., puis, à partir de 1954, dans les rangs du
F.L.N. Il entre en clandestinité en septembre 1956. Il est dans l'avion de la délégation du
F.L.N. qui sera intercepté par les autorités françaises le 22 octobre 1956.
712
Cf. Z. ALI-BENALI : "Frantz FANON, rêveur d'avenir", communication au Colloque
international Frantz FANON, Alger, décembre 1987.
713
Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
714
Frantz FANON, "Lettre au Ministre-Résident 1956", in Pour la révolution africaine, Paris,
Maspero, 1969, p. 51. Première édition, Paris, Maspero, 1964.
249
Constat sous forme de postulat : une définition est posée qui permet de définir
les événements d'Algérie :
Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une
société non viable, une société à remplacer717.
715
Ibid., p. 51.
716
Ibid., p. 51.
717
Ibid., p. 51.
718
Ibid.,p. 52.
250
L'individu, le travailleur, le citoyen... ont une obligation de vérité. Leur
fidélité à des valeurs élémentaires les empêche de continuer à se taire et à
laisser faire. L'insoumission, la dénonciation sont les seules attitudes possibles.
La démission est présentée comme l'aboutissement logique de cette analyse...
FANON, après un détour par Paris, gagnera la Tunisie. Outre les soins
qu'il donne dans les hôpitaux tunisiens, il participe à la publication du journal El
Moudjahid. Ses articles ne sont pas toujours signés, comme si le prospecteur
des voies du possible s'effaçait derrière le militant anonyme. Il collabore à
Résistance algérienne ; certains de ses articles, non signés, n'ont pas été,
selon Irène GENDZIER, identifiés719. On sait qu'il eut un rôle très important dans
le champ discursif de la révolution algérienne720. Mais notre propos est de lire les
textes dans lesquels FANON s'avance à découvert, comme énonciateur sujet
de son énonciation.
“L'Algérie se dévoile”721
FANON est au maquis, comme on dit, depuis trois ans lorsqu'il publie un
ensemble d'études où il analyse les changements consécutifs à la révolution en
cours. Dans le texte que nous retenons, il touche à l'un des lieux symboliques
de la résistance des Algériens à la dépossession de soi, la place et le statut de
l'Algérienne (de son corps et de sa visibilité). Le projet du texte est partiellement
énoncé :
719
Irène GENDZIER, Frantz Fanon, traduit de l'anglais Edouard DELIMAN, Paris, Seuil,
1976, 1ère édition : 1973, p. 152.
720
Irène GENDZIER, op. cit., rapporte des témoignages qui vont dans ce sens, comme elle
cite les propos de quelques Algériens qui tentent de minimiser l'importance de Fanon. Lors
du colloque Littérature et poésie algériennes organisé à Alger en 1982 pour la célébration
du 20e anniversaire de l'Indépendance, je fus prise à partie par un fonctionnaire du Parti.
Je traitais dans ma communication de FANON et d’AMROUCHE que je considérais
naturellement comme Algériens ! Que répondre ? Seulement que dans un colloque il
n'était pas question de délivrer des cartes d'identité, mais de lire des textes qui, de façon
incontestable, se situaient dans le champ algérien.
721
FANON, L'An V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1959, p. 13-49.
722
FANON, op. cit., p. 15.
251
La colonisation est implicitement définitive comme un combat, une
bataille, qui se poursuit. On peut déjà deviner la définition de la colonisation et
de la décolonisation qui sera à l'œuvre dans Les Damnés de la terre. FANON
rejette toutes les autres définitions pour ne retenir que celle de processus
violent. Les acteurs du combat sont montrés chacun dans une posture et avec
une stratégie précises :
L'incipit
723
Ibid., p. 47.
252
Définition universelle, valable pour toutes les sociétés, qui rejette les
critères qui veulent établir une supériorité ou une infériorité entre les sociétés.
Apparente neutralité de l'énoncé ; effacement de l'énonciateur qui n'apparaît
pas au niveau du système pronominal de ce début.
b – Dans le monde arabe, par exemple, le voile dont se drapent les femmes
est immédiatement vu par le touriste 725.
d – La femme puise dans son voile blanc, unifié, la perception que l'on a de la
société algérienne 727.
724
Ibid., p. 13.
725
Ibid., p. 13.
726
Ibid., p. 14.
727
Ibid., p. 14.
728
Ibid., p. 15.
729
Ibid., p. 15.
253
énonciateur. Il le cite et reproduit son discours (qu'il reconstruit). Sa position par
rapport au cité et à son auteur est au niveau de la modalisation : est bien.
Réfutation avant même la citation. L'énonciateur cité est montré énonçant et en
même temps, jugé. Les connotations du verbe se dissimule impliquent une
attitude (trompeuse, etc.) que FANON rejette. Nous voyons comment dans cet
incipit qui fixe le cadre d'étude, l'objet est progressivement défini par un
rétrécissement qui va du plus général au particulier. Se faisant, l'attitude de
l'énonciateur principal va de l'effacement apparemment total à un dévoilement
progressif. En même temps que l'objet est défini, l'attitude de l'énonciateur se
précise.
les conséquences humaines d'un système qui impose des limites à l'action
humaine […], le comportement des Algériens et des Français, ainsi que les effets
internes et psychiques de cette confrontation 730.
730
Irène GENDZIER, op. cit. p. 125.
731
FANON, op. cit., p. 17.
732
Ibid., p. 16.
733
Ibid., p. 15.
254
les méthodes, mais qui lui inspire sa démarche et ses résultats. Cette démarche
sera définie autrement, par la citation-reproduction du discours colonial : Ayons
les femmes et le reste suivra734.
L'Algérienne est prise dans les rets d'un discours qui veut la libérer.
L'Algérien, déclaré sadique et vampire est, enfermé dans un cercle de
culpabilité738. Chacun est redéfini dans un rôle social précis, qui détermine et
justifie les actions des responsables de la colonisation.
734
Ibid., p. 15.
735
Ibid., p. 15.
736
Ibid., p. 16.
737
Ibid.,p. 17-18.
738
Ibid., p. 16 ; enfermé dans le “cercle de la culpabilité” en attendant "le cercle des
représailles".
739
Ibid., p. 17.
740
Ibid.
255
ambiguïté ; ce qui permet de dégager les significations (La signification) de la
colonisation. Cette démarche discursive qui consiste à poser clairement les
acteurs historiques est une constante dans l'écriture fanonienne. On veut la
retrouver dans les champs lexicaux de chacun des deux camps741.
741
Ibid., p. 20-21.
256
A l'illégitimité du camp colonial s'oppose la légitimité implicite connotée
par le qualificatif nationale. L'opposition colonisé – colonisateur / colon est
remplacée par une autre, nationale – occupant. Et c'est cette opposition qui
sous-tend l'analyse des réactions de l'Algérien.
Chaque voile qui tombe, chaque corps qui se libère de l'étreinte traditionnelle
du Haïk, chaque visage qui s'offre au regard hardi et impatient de l'occupant,
exprime en négatif que l'Algérie commence à se renier et accepte le viol du
colonisateur 743.
742
Ibid., p. 19.
743
Ibid., p. 22.
744
Ibid., p. 22.
745
Ibid., p. 22
257
retrouve chez lui, et partant, la violence. Le facteur violence dans la relation à
l'Algérienne est clairement posé :
L'assertion énonce une vérité qui sera non pas vraiment démontrée mais
illustrée par une série de tableaux qui montrent l'Européen face à l'Algérienne.
FANON assimile ces comportements à des troubles névrotiques747. La
colonisation est ainsi implicitement définie comme une maladie, comme une
source de déséquilibres psychiques. Le rêve de viol n'est pas accidentel, il
découle de la situation coloniale.
Les viols réels qui ont accompagné la conquête ont permis la manifestation du
sadisme et de l'érotisme du conquérant. Cela crée au niveau des stratifications
psychologiques de l'occupant, des failles, des points féconds où peuvent émerger
à la fois des conduites oniriques et dans certaines occasions des comportements
criminels749.
C'est le blanc qui crée le nègre, mais c'est le nègre qui crée la négritude. A
l'offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile 751.
746
Ibid., p. 23.
747
Ibid., p. 24.
748
Ibid.,p. 25.
749
Ibid., p. 25.
750
Ibid., p. 26.
751
Ibid., p. 27.
258
c'est, comme l'attachement au voile, une attitude réactionnelle et défensive face
à l'agressivité colonialiste. En même temps le phénomène du voile est intégré
dans l'ensemble des phénomènes créés par la situation coloniale. Ce qui per-
met de tirer une loi générale des comportements de résistance des colonisés :
Tenir tête à l'occupant sur cet élément [l’objet de la tradition du colonisé sur
lequel porte l'offensive du colonialisme] précis, c'est lui infliger un échec
spectaculaire, c'est maintenir la "coexistence" dans ses dimensions de conflit et de
guerre la-
tente 752.
CHANGEMENTS
752
Ibid., p. 24.
753
Ibid., p. 24.
754
Ibid.,p. 28.
259
Nous retrouvons la démarche fanonienne qui consiste à dégager un
élément précis, sans ambiguïté, sans flottement sémantique. Ici l'attitude
conceptualisante et didactique se combine à l'engagement du militant. On sait
par les témoignages des femmes combattantes qu'elles imposèrent leur
présence contre le refus des hommes. Zohra DRIF, dans une interview, raconte
son impatience à se battre, et les réticences de ses responsables755. C'est par la
force des choses et parce qu'elles étaient recherchées qu'elle-même et une de
ses amies furent intégrées dans un groupe clandestin. FANON donne une autre
date : 1956, qui voit l'activité de l'Algérienne prendre des dimensions
véritablement gigantesques756. Dans ce nouveau contexte, la relation au voile
change ; la relation au monde extérieur subit un changement radical.
Un nouveau rôle : porter les messages, les ordres verbaux, faire le guet
sur le trottoir et s'attirer des remarques, se déplacer avec de grosses sommes
d'argent...757 A ces premières fonctions vont venir s'ajouter d'autres : les femmes
vont devenir ouvreuses de route, le phare et le baromètre du groupe758.
755
Z. DRIF, interview non publiée.
756
FANON, op. cit., p. 35.
757
Ibid., p. 34.
758
Ibid., p. 35.
759
Ibid., p. 39.
260
De nouveaux rapports à son corps ; un changement radical s'opère, qui
s'articule sur l'opposition avant / après.
760
Ibid., p. 40-41.
761
Cf. A. DJEBAR, Les Alouettes naïves, Paris, Julliard, 1967, p. 65 : “Tu es des nôtres, toi,
toi !… nos filles marcheraient nues, c’est donc vrai. […] Mais la vieille maugréait ; que
cette jeune fille habillée comme une Occidentale lui réponde dans la langue maternelle,
elle se méfiait : ne parlait-on pas d’Européens qui faisaient semblant de s’islamiser pour
espionner ?…” L’étudiante n’est pas la seule à se dévoiler. La militante ou la femme du
militant hante aussi les lieux interdits
762
FANON, op. cit. p. 42.
763
Ibid., p. 42.
261
plus imposé à l'Algérienne par une famille crispée sur cette valeur-refuge. Il y a
autant de voiles que de situations : pour transporter les armes ou pour protester
contre la mascarade du dévoilement le 13 mai764.
Les attitudes décrites par FANON sont celles que décrivent les anciennes
combattantes765. Elles sont le signe d'un changement profond, celui qu'induit la
Révolution.
Incipit
764
Le 13 mai 1958, les Algériennes sont invitées, sur la place du Gouvernement à Alger, à
enlever leur voile.
765
Dans le film de Djamila SAHRAOUI, La moitié du ciel d'Allah (1995), une ancienne
combattante raconte comment elle transportait sous son voile une mitraillette dont le
canon lui arrivait au menton.
766
SARTRE, Préface aux Damnés de la terre, p. 21.
262
nouvelle nation, l’installation d’un Etat nouveau, ses relations diplomatiques, son
orientation politique, économique.
2 Mais nous avons précisément choisi de parler de cette sorte de table rase qui
définit au départ toute décolonisation. Son importance inhabituelle est qu’elle
constitue, dès le premier jour, la revendication minimum du colonisé. A vrai dire, la
preuve du succès réside dans un panorama social changé de fond en comble.
L’importance extraordinaire de ce changement est qu’il est voulu, réclamé, exigé.
La nécessité de ce changement existe à l’état brut, impétueux et contraignant,
dans la conscience et dans la vie des hommes et des femmes colonisés.
Nous avions déjà étudié cet incipit et montré comment les lexies qui le
constituent, s’enchaînent pour en tisser la signification768. Réduction, interruption
du fil sémantique, seuil d’un sème à l’autre... : nous avions montré les
croisements, les jeux de ricochets sur des blocs discursifs déjà constitués, sur
les backgrounds discursifs. La thèse de la violence libératrice se joue à tous les
niveaux textuels : sémantiques, rhétoriques dans la structure linéaire769. Nous
reprenons ici la lecture de cet incipit.
Les trois moments de cette attaque discursive, articulés l’un par l’autre par
le mais d’opposition et de décrochement, ne doivent pas en masquer
l’organisation linéaire et polémique. Plusieurs oppositions peuvent être
repérées. A un discours avant et ailleurs, qui constitue l’autre dialogique et
extérieur au texte, s’oppose le discours ici et maintenant qui commence par une
définition en forme de postulat.
767
FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 29.
768
Cf. ALI-BENALI, op. cit.
769
Ibid., p. 86 et 89.
263
ambiguïté, tout autre sème possible. Il prend la place du signifié de toutes les
dénominations et les oriente vers la signification qu’il programme. Ce travail de
réduction se retrouve encore au niveau du substantif retenu. Le qualificatif
réactive l’opposition structurelle de décolonisation, qui ne fonctionne plus en
mot unifié. Le préfixe de se démarque du substantif colonisation par rapport
auquel il marque une opposition radicale.
770
Nous touchons ici à cette capacité de tout texte de varier, de corriger dans sa lecture, et
par là, dans son écriture. Je peux lire le syntagme “table rase” comme une formule neutre
ou une image ou... Elle désignerait la dimension de la décolonisation qui est retenue par le
texte. Si je reconnais un autre texte, je vois s’établir une relation inter-textuelle.
771
FANON, op. cit., p. 30.
264
substantif colonisation, se fait en même temps polémique. Les autres définitions
sont rejetées. Le nouveau concept est introduit avec ses sèmes fondamentaux.
Le sème table rase est celui de changement essentiel sont les points de départ
de deux fils discursifs qui vont se retrouver tout au long du texte. Ils sembleront
quelquefois disparaître comme s’ils se faisaient souterrains. Ils s’affaceront au
profit d’autres énoncés qui seront comme des décrochements, des
représentations autres. Tout se passe comme si le point développé était abordé
par un autre biais, sous un autre éclairage. On retrouve les deux isosèmes à la
suite de l’ouverture, dans deux énoncés qui se succèdent.
La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle
modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés
d’inessentialité en acteurs privilégiés. elle introduit dans l’être un rythme propre,
apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité.
La décolonisation est véritablement la création d’hommes nouveaux772.
Sa définition peut […] tenir dans la phrase bien connue : “les derniers seront
les premiers.”
Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses
pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants773.
772
Ibid., p. 30.
773
Ibid., p. 30.
265
inter-texte, dans lequel le lecteur peut mettre Les Misérables de Victor HUGO,
Germinal de ZOLA ..., se profile derrière cet énoncé, dans son ombre. Le
phénomène de la décolonisation est, par ce montage de citations, situé dans
une suite discursive et symbolique, qu’il refuse et intègre en même temps.
266
Ville des colons Ville du colonisé
Les rues sont nettes, lisses, sans La ville du colonisé est une ville
trous, sans cailloux. affamée, affamée de pain, de viande,
de chaussures, de charbon, de
lumières.
La ville du colon est une ville
repue, paresseuse, son ventre est La ville du colonisé est une ville à
plein de bonnes choses à l’état genoux, une ville accroupie, une ville
permanent. La ville du colon est une vautrée. C’est une ville de nègres,
ville de blancs, d’étrangers. une ville de bicots774.
774
Ibid., p. 31-32.
267
ce qui était considéré comme folklorique, comme survivance d’un monde
archaïque, une scène, symbolique et réelle, où se déroule la violence coloniale.
Ce nouveau savoir est en même temps qu’il est mis en place, contestation
d’un autre savoir, d’un faux savoir. Il est donné à voir à travers le montage-
description du phénomène. Cette analyse ouvre sur le futur : avec la lutte de
libération, la possession est en quelque sorte exorcisée. Elle cesse car elle n’a
plus son rôle de dérivatif.
775
Ibid., p. 44.
776
Ibid., p. 45-46 pour le premier énoncé et p. 53-54 pour le second.
268
Premier énoncé
L.3a- du droit
des peuples à
disposer d’eux-
mêmes, du droit
des hommes à la
dignité,
269
L.4- l’affirmation ininterrompue du principe
L.4a- “un
homme – une
voix”.
L.6a- “Donnez-
nous plus de pou-
voir”.
Il faut…
L.7a- Ainsi la clientèle des partis nationalistes est
une clientèle urbaine […]
Ce que…
…c’est…
L.8- On discute
d’aménagement
de représentation
électorale, de
liberté de la
presse, de liberté
d’association […].
Ce que…
ce n’est pas
L.13b- le statut
du colon
mais…
L.15- Il ne s’agit pas pour eux
272
ne…
pas…
L.15a- d’entrer
Second énoncé
Interrogati
on L.4- Il y a le fait, d’abord que ce développement
[…]
Il y a… [exposition de l’argument, cf. la représentation
didactique].
d’abord…
273
l’action, l’un réalisé et l’autre suspendu, présuppose une continuité nécessaire
de l’un à l’autre. Il faut que l’action politique se concrétise. C’est en regard de
cette définition des partis, plus exactement de ce programme d’action
nécessaire, que la discussion se tient. La désignation de leur discours, et non
de leur action, par l’expression dissertation philosophico-politique ouvre un fais-
ceau de connotations négatives et même péjoratives (cf. le télescopage en un
seul terme composé de philosophique et de politique qui connote l’amalgame,
etc.), qui ne sont telles (négatives et péjoratives) que par opposition à une autre
possibilité. A l’opposition légaliste
274
La lexie L.9 ouvre un nouveau développement : on ne parle plus des
partis politiques, mais des gens qui les composent, les militants. L’action, tout
entière limitée au dire, de ces militants est décrite par opposition à la seule
démarche possible : l’incise de la lexie L.9c pose la nécessité (il faut) de
l’évolution envisagée par FANON.
c’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de
s’installer à la place du colon 777.
Assertion qui était alors la déduction d’une argumentation qui portait sur
l’opposition des espaces (la ville) occupés respectivement par le colon et le
colonisé. Cette dernière constatation est une autre illustration de la stratégie
organisatrice du discours : la même lexie est reprise, relancée sous diverses
777
Ibid.,, p. 32.
275
formes, dans diverses expressions, et est donnée comme générée par
différentes démarches argumentatives.
La même conclusion (le même argument) peut être réitérée, chaque fois
comme déduction, polémique ou démonstrative (un discours autre, opposé peut
être repris, ou l’auteur peut viser la démonstration) d’un raisonnement qui est
posé comme valable, ou logique, etc.
778
Ibid., p. 35.
276
Retenons ces deux notions commes synonymes : cliché, comme
stéréotype, désigne un emploi figé, non transformateur, d’une expression, d’une
formule, d’une image. (On peut avancer que le cliché concerne particulièrement
le domaine littéraire et la dimension linguistique de l’expression, alors que le
stéréotype réfère plutôt au sémantique, cf. nous pensons par stéréotypes ; mais
nous nous intéressons surtout à l’emploi de ce qui se définit d’abord par la
fixité, l’immobilité, la sédimentation linguistique). On peut reprendre ici la
définition du cliché par RIFFATERRE :
On considère comme cliché un groupe de mots qui suscitent des jugements
comme déjà vu, banal, rebattu, fausse élégance, usé, fossilisé, etc. Nous pouvons
inférer à ses réactions l’existence d’une unité linguistique (analogue à un mot
composé), puisque le groupe est substituable en bloc à des unités lexicales ou
syntaxiques, et puisque ses composantes, prises séparément, ne sont plus
senties des clichés.779
779
RIFFATERRE, Essais de stylistique structurale, présentation et traduction de D. DELAS,
Paris, Flammarion, 1970.
780
FANON, Les Damnés de la terre, p. 51.
781
Les formules sont a) "tendre la deuxième joue" ; b) "pardonnez les offenses" ;
c) "recevoir les crachats".
277
résumé parodique qui illustre l'usage qui est fait de la religion chrétienne. La ré-
énonciation opère un changement majeur : ce n'est plus hors de la vie et dans
l’au-delà, mais ici et maintenant que tout se joue. L'ancien énoncé est repris et
changé, renouvelé, et l'expansion de la formule l'enracine dans une nouvelle
réalité et lui donne une nouvelle signification. Le cliché peut être tronqué.
L'expansion n'est pas explicite. Elle est laissée au compte du lecteur-allocutaire.
On peut le voir dans le dernier exemple :
“Nous sommes ici par la force des baïonnettes...” On complète aisément 782.
782
FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 63.
783
Ibid., p. 63.
784
Cf. par exemple, la "praxis absolue", Ibid., p. 63 sqq.
785
Ibid., p. 153-154. Les trois étapes sont celles du mimétisme, du retour vers sa société et
sa mémoire et de la création originale et nationale. Ces étapes sont sensiblement celles
dégagées par GLISSANT (Mimétisme, Créolité et enfin Antillanité).
278
– Poétique : la langue n'est pas épargnée. Ce n'est pas un instrument
neutre, un simple média pour "exprimer" l'idée. La violence l'atteint elle aussi :
détournement de sens, ébranlement des vérités auparavant immuables...
786
Ibid., p. 239-242.
279
Chapitre 6 :
L’histoire, la langue, la culture
787
Cf. BOULIFA, op. cit., “Introduction”, dans laquelle il conteste l’étude d’HANNOTEAU.
788
FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., préface de SARTRE.
281
allocutaires-cibles : l’un avant 1962 et l’autre après. Il peut donc varier
dans sa lisibilité.
On peut voir les signes de cette capacité à varier au niveau de
quelques indices textuels précis. Lors de la publication des textes en un
seul volume, mis à part quelques changements minimes, l’auteur les
redonne tels quels. Mais la possibilité pour la lisibilité de varier semble
surtout liée au contexte, au chronotope historique. Le texte ne change
pas, mais ses lecteurs changent et, du coup, son réseau sémantique
n’est plus le même.
789
LACHERAF, L’Algérie : nation et société, Paris, Maspero, 1965, rééd. 1976.
282
Les titres signalent déjà les questions qui seront traitées. Ils sont
une annonce claire du texte. Ils inscrivent trois thèses : la réfutation de
l’écriture coloniale de l’histoire, le nationalisme et les problèmes de
l’indépendance. On peut y lire un changement qui se situe vers 1962 : le
mot indépendance est effacé, comme s’il n’était plus nécessaire de
l’exhiber dans l’espace scripturaire. Un autre changement intervient dans
les titres tels qu’ils sont repris en volume ; les premier, deuxième,
cinquième et sixième sont transformés :
– 1 “Colonialisme et féodalité”,
– 2 “Psychologie d’une conquête”,
– 5 “Le nationalisme libérateur en marche vers l’unité”,
– 6 “Sens d’une révolution : résistance urbaine et lutte nationale depuis 1830”.
790
Cf. LACHERAF, Algérie et Tiers-Monde. Agressions, résistances et solidarités
intercontinentales, Alger, Bouchène, 1989.
283
lectures791. La revue et le journal offrent un cadre d’intervention plus léger.
Le contact avec le public est plus direct et plus rapide. L’essayiste se
coule dans la peau du journaliste et inscrit son intervention du côté de
l’événementiel792. Puis le cadre du livre lui offre un statut éditorial plus
permanent. L’allocutaire-lecteur ciblé change ; le mode de lecture aussi.
C’est une lecture plus lente, plus lourde qui est demandée.
AVANT TEXTE
Dans un avant-texte intitulé “Introduction ou bilan d’une histoire ?”,
l’auteur présente son livre793. Il fait certaines remarques qui portent sur
l’aspect formel du texte, sur son écriture et sur sa position en tant
qu’écrivain. Il touche à l’aspect générique et signale deux caractéristiques
des textes :
Etant donné le genre de périodiques dans lequel ils ont primitivement paru, il
est de fait que certains d’entre eux se présentent plutôt sous forme d’esquisses
ou d’approches, que d’études achevées, et sont un cadre toujours ouvert à des
recherches complémentaires 794.
Les conditions d’édition influent sur la façon de traiter la question
abordée. Sans le reconnaître comme un trait générique permanent, il
signale que son texte n’est pas complet. Celui-ci reste ouvert à une autre
écriture possible. Sa définition rencontre celle des dictionnaires. L’in-
complétude de l’exposé se double de cette possibilité d’être complété. On
retrouve, à travers cette remarque, un trait fondamental de l’écriture de
l’essai : l’ouverture au scriptible, le refus à la fermeture. L’autre trait
caractéristique du discours de l’essai, c’est l’affirmation que la vérité sera
recherchée. Par ailleurs, l’écrivain donne des indications sur sa position
dans le champ discursif, par rapport aux autres producteurs de texte. La
volonté de réfuter les thèses des historiens français de la colonisation,
entraîne une tournure d’œuvre engagée795.
La froideur et la neutralité scientifiques ne sont pas pour l’essayiste
colonisé. On l’a déjà vu pour FANON, KATEB ou AMROUCHE. Son
engagement conditionne son écriture. Sa démarche passionnelle est
réactionnelle. Ce n’est pas la passion qui est étonnante, mais le calme et
le détachement qui le seraient :
791
Cette remarque est valable pour tout texte. Le changement dans le statut éditorial, ou dans
le classement générique (article, étude, essai...), entraîne une variation dans la lisibilité.
792
Cf. le positionnement dans le champ culturel des essayistes anglais au XIXe siècle. Ils
choisissaient l’essai qui leur permettait une intervention plus directe et une reconnaissance
sociale immédiate.
793
LACHERAF, L'Algérie: nation et société, p. 7-45.
794
Ibid., p. 7.
795
Ibid.,p. 8.
284
On ignore trop souvent l’accaparement aussi exclusif qu’orienté de notre
histoire nationale par les maîtres compilateurs de l’ancienne “école d’Alger” et
leurs émules à peine mieux inspirés796.
Cette réflexion propose une certaine figuration du champ discursif
en colonisation. C’est contre un ensemble textuel que l’essai en écriture
s’élabore. C’est à une entreprise de réappropriation de l’histoire que
LACHERAF va se livrer. Il se situe dans la même perspective que
KATEB, SAHLI ou AMROUCHE. Mais lui travaille davantage en historien,
spécialiste de la discipline. Revisiter l’histoire c’est reconquérir les
territoires de la mémoire contre ceux qui les ont accaparés et falsifiés. Le
texte de LACHERAF est également orienté contre un autre type de texte,
ceux des colonisés qui veulent justifier l’entreprise des historiens
occidentaux. Il fustige ceux qui ont légitimé
d’une manière ou d’une autre, les thèses colonialistes les mieux marquées au
sceau du déterminisme tactique et providentiel, et à celui de la justification par le
droit du plus civilisé ; puisqu’ils ont parlé de “colonisabilité”, une sorte de
prédisposition collective, historique, inéluctable, qui vous mène à l’asservissement
sous la dure loi rédemptrice de l’étranger797.
On reconnaît au seul terme de colonisabilité le texte de BENNABI.
Cité et résumé, orienté vers la lecture qui est retenue, le texte est réduit à
une seule signification : la justification de la colonisation. Nous avons
pourtant vu queVocation de l’Islam faisait une condamnation sans nuance
du colonialisme. Mais les positions des deux auteurs sont séparées par la
ligne de force qui sépare le nationalisme de ce qui n’est pas lui798.
Les oppositions que nous avions dégagées à la lecture des textes
de la période précédente se retrouvent ici. Le texte de BENNABI est
réfuté sans autre examen. Il se situe dans une autre perspective que
celle retenue dans les textes de LACHERAF : il prend comme référence
la Ouma, la nation musulmane. Une autre construction de l’histoire est
repoussée : celle qui consiste à idéaliser le peuple et à le parer de toutes
les vertus :
d’autres que nous ont cru découvrir, par démagogie chez le paysan algérien,
dans son état d’arriération, de misère et d’infirmité sociale entretenues de longue
main et jusqu’à nos jours, “un sens révolutionnaire proprement dit” […]
796
Ibid., p.8.
797
Ibid.,p. 15.
798
Ces deux positions ne relèvent pas des querelles de spécialistes autour de concepts
détachés du réel. Faut-il parler d’Etat-nation, limité à l’Algérie, ou de la Ouma, la grande
nation musulmane ? La suite de l’histoire et sa précipitation depuis octobre 1988 montrent
qu’il s’agit de la confrontation de deux projets de société opposés.
285
viennent déjà perturber un champ discursif fait de clichés sur la peuple
résistant à la colonisation et fidèle gardien de la tradition. C’est donc tout
un ensemble textuel qui est contesté. Par ailleurs, le texte de LACHERAF
entre en dialogue contradictoire avec la thèse de FANON. Il n’est pas
nécessaire de repérer des indices textuels précis, permettant de parler
d’intertexualité directe. L’intertexte politique, le chronotope historique, le
fait que Les Damnés de la terre ait été le bréviaire de la Révolution...,
mettent les deux textes en relation intertextuelle. FANON avait inversé le
schéma révolutionnaire classique en donnant le premier rôle à la
paysannerie, pour mener le changement. C’est ce schéma que le texte de
LACHERAF rejette, comme il rejette les discours, qualifiés de
démagogiques, sur le sens révolutionnaire inné des paysans.
Le rejet des thèses étroitement nationalistes et populistes ne
correspond pas à la défense d’une position doctrinale. Ces discours,
directement ou non, volontairement ou non, sont l’alibi et le masque d’une
trahison des paysans :
dès le cessez-le-feu de 1962 […] la paysannerie pauvre a été “trahie” ou
abandonnée à elle-même par une catégorie spontanée de dignitaires ruraux
dûment ou indûment officialisés et qui se lançaient au pillage des biens désormais
nationaux799.
799
LACHERAF, op. cit., p. 13.
800
Ibid., p. 28.
286
prochaines comptent instaurer pour le bien essentiel du pays s’en ressentira
gravement et l’on assistera alors au retour des fiefs anachroniques801.
801
Ibid., p. 14.
802
Aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de donner à ces lignes une signification annonciatrice
de ce qui est en train de se passer en Algérie.
803
LACHERAF, op. cit., “Colonialisme et féodalité” et “Réflexions sociologiques sur le
nationalisme et la culture en Algérie”.
804
Ibid., p. 48.
805
Ibid., p. 66.
287
Une autre histoire se met en place, en même temps qu’elle relit et
déconstruit le discours des historiens qui ont la manie de simplifier à
l’excès806. Les termes dépréciatifs qui étaient lancés aux Algériens pour le
tenir en marge de l’humanité, de la modernité ou du progrès sont repris et
renvoyés à leurs émetteurs. Ceux-ci sont montrés produisant leurs juge-
ments. Le regard et le discours sont renversés. L’observateur devient
l’observé, plus encore, il est l’analysé, celui qui est jugé.
806
Ibid., p. 48.
807
Ibid., p. 315
288
imposée se situent à la suite des discours déformants des historiens de la
colonisation. Il écrit une autre histoire, contre les historiens de la
colonisation, mais aussi contre certains Algériens. Il propose un autre
éclairage, un autre savoir sur la société algérienne.
LA CULTURE
Dans le dernier texte du recueil, la notion de culture est élaborée,
examinée à travers l’histoire de l’Algérie et définie. LACHERAF avait
commencé par poser une première définition. La culture est assimilée à
un besoin physiologique. Elle ne saurait être ni un luxe ni superflue. A
partir de cette définition, qui sera reprise plusieurs fois et qui servira de
repère pour examiner et juger les comportements et agissements, l’écri-
vain va lancer une relecture de l’histoire. Cette lecture est doublement
orientée, elle déconstruit simultanément deux univers discursifs :
Le discours colonial
Il achève d’être repoussé. Un point précis de l’histoire telle qu’elle a
été écrite est repris, c’est celui de la résistance à la langue française. La
définition de la culture permet de repousser les thèses de ces historiens.
Si les Algériens ont eu des réticences, c’est lorsque l’enseignement s’est
doublé d’une entreprise d’évangélisation808. Dès que cette menace recule,
les Algériens seront demandeurs d’instruction. Un argument fondamental
dans la défense de la colonisation s’écroule. Tous les discours sur la
mission civilisatrice et formatrice de la France sont frappés de nullité.
Dans le cadre tracé par le texte, ils deviennent intenables ; personne ne
devrait pouvoir les endosser. Mais cette réfutation n’est pas l’objectif
majeur de l’énonciateur.
808
On peut penser aux récits de KATEB (dans Le Polygone étoilé, Paris, Seuil, 1966)
et de FERAOUN (dans Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, 1954) : la décision du père
de couper l’enfant du milieu familial pour l’envoyer dans l’autre monde s’instruire
et apprendre la Langue. Les pères étaient conscients que le français était la
langue de l’heure. Il fallait passer par là si on voulait avoir une chance de se tirer
d’affaire. On peut ainsi voir une ligne discursive qui remonte jusqu’à la fin du XIXe
siècle.
289
Dans l’ordre physiologique, ce serait la malnutrition qui s’accompagne de désirs
inassouvis 809.
La culture n’est pas de l’ordre du superflu, mais de l’ordre de la
nécessité, de l’ordre des besoins fondamentaux. Cette définition de la
culture est à l’œuvre dans le texte et sous-tend la lecture de l’histoire
récente de la société algérienne. La position de l’historien diffère de celle
des historiens français jusqu’en 1954 : ils observaient de l’extérieur un
monde qui, quelle que fût la familiarité qu’ils pouvaient en avoir, leur était
étranger. Lui se situe à l’intérieur de la société observée. L’impact des
événements historiques, comme les déportations qui jalonnèrent la
résistance des Algériens, est direct et marque le monde des colonisés :
Dans notre enfance villageoise, même au milieu des jeux et de la langue
héréditaire [se trouvait le souvenir] des déportations et des bagnes du siècle
dernier : Tagdempt, Cayenne, Obock, et celui du vocabulaire impératif et infamant
des anciens officiers du territoire 810.
809
Ibid.,p. 318.
810
Ibid., p. 27.
811
Ibid.,p. 314.
290
l’histoire. L’accès à la langue française était vécu comme un moyen pour
accéder au monde de la modernité. La langue française était un moyen
de suprématie, au même titre que l’armée, le pouvoir judiciaire ou
économique. Elle ne fut pas imposée, mais conquise par un peuple qui
essayait de pallier ses manques. Si les Algériens eurent des réticences à
adopter le français, ce n’était point simple refus. Il y eut, à un moment
donné, une nouvelle entreprise de conquête, qui les vit fuir l’école. Dès
que l’école redevint lieu de savoir sans implication religieuse précise, les
réticences tombèrent. On voit que la définition de la culture , comme
besoin, implique une autre lecture-écriture de l’histoire. La notion de
résistance est à redéfinir, et s’écarte de la conception coloniale mais
aussi de la conception nationale.
LA CULTURE POLITIQUE
la notion qui sera finalement retenue par le texte est celle de culture
politique. Elle arrive assez tardivement. Elle est l’aboutissement d’un
travail critique, qui balise et trie. Elle est donc générée par le texte et sera
ensuite à l’œuvre pour analyser, critiquer, rejeter ou retenir..., des
comportements et des projets. On peut suivre l’élaboration de cette notion
à travers les énoncés la concernant. Un relevé complet permet d’établir
une sorte de cartographie du champ lexical :
1 - Tant que la société algérienne a pu disposer de sa culture – essentiellement
philologique et religieuse, à peine littéraire 812.
4 - [Les] langues orales, qui sont plus ou moins des dialectes et dont la
pratique s’exerce souvent dans le cadre d’un large bilinguisme utilitaire 815.
6 - Mais, cette déculturation qui ne présente nulle part au monde des carences
aussi flagrantes que chez nous, n’a pas été uniquement le fait de l’analphabé-
tisme 817.
812
Ibid., p. 313-314.
813
Ibid.,p 315.
814
Ibid., p. 315.
815
Ibid., p. 315.
816
Ibid., p. 316.
817
Ibid., p. 316.
291
7 - C’est à cette limite de l’impératif biologique de civilisation et de permanence
du besoin culturel […] 818.
818
Ibid., p. 317.
819
Ibid., p. 317.
820
Ibid., p. 317.
821
Ibid., p. 317.
822
Ibid., p. 317.
823
Ibid.,p. 319.
824
Ibid., p. 319.
292
Ce repérage exhaustif permet de voir avec précision comment la
notion est générée par le texte. Les occurrences et les synonymes
dessinent un champ lexical précis. Ainsi langue est implicitement définie
comme manifestation de la culture. On est loin des définitions strictement
politiques, qui chargent le concept de langue de connotations
nationalistes et politiciennes. Puis on voit comment se fait le balisage du
champ lexical ; on peut repérer les différents sèmes retenus :
– Le besoin culturel : qui réfère à une loi générale et qui intègre les
Algériens au reste des hommes. Cela les fait ainsi échapper aux
compartimentages, celui de la théorie colonialiste et celui d’un nationa-
lisme étroit et chauvin, le besoin de l’ordre du physiologique. Cette
définition de la culture est reprise plusieurs fois. Elle est définie, précisée,
mise en relation avec d’autres substantifs voisins ou comparables. Elle
sert elle-même comme critère d’analyse et de tri des notions, des
comportements et des pratiques. On retrouve l’une des caractéristiques
du travail conceptualisant de l’essai : une notion est élaborée par le texte,
souvent par un travail discriminatoire qui élague et rejette les définitions
avoisinantes. Puis, en même temps, cette notion est mise en pratique
pour juger, examiner, etc.
– La distinction entre deux cultures de nécessité : celle du peuple et
celle de la petite bourgeoisie. Celle-ci résulte d’une auto-pédagogie et
peut se manifester aussi bien en français que par les langues populaires.
Cette conception de la langue comme instrument pour une certaine
efficacité ouvre des perspectives nouvelles. Elle annonce les débats qui
vont se tenir et qui vont aller s’exaspérant. D’avance elle inscrit la
réfutation de tous les discours sur l’authenticité de la culture, c’est-à-dire
sur la langue. La langue est déchargée des connotations habituelles,
qu’elles soient de l’ordre du religieux ou de l’ordre de la personnalité
nationale. Dans le texte de LACHERAF, la langue est désacralisée.
Elle est un support pour un message, un moyen d’accéder au savoir
universel, à la science. Elle ne saurait être une fin en soi. On voit que dès
1964, LACHERAF engage la discussion sur une arabisation formelle et
précipitée. Cette forme de culture s’oppose à celle de la petite
bourgeoisie, qui elle s’accommode des théories colonialistes. Elle auront
des réponses différentes. Face au manque de dynamisme de cette
bourgeoisie, cette culture populaire va se figer et se replier. Elle va se
retrancher surtout dans le religieux.
A travers ce balisage définitionnel, une autre conception de la
culture, de la société sont cherchées, pistées et au moins esquissées. On
est loin de la vision unanimiste, de la conception ostensiblement unitaire
et nationaliste.
On voit comment le texte élabore la définition retenue par une série
d’approches convergentes. Le retour sur l’histoire, l’analyse des
comportements de la société et le travail de type conceptuel permettent
d’aboutir à ce nouveau concept qui, rétrospectivement, permet d’analyser
les conceptions de la culture.
293
La “zone” du concept est dans l’espace textuel. Son lieu de pro-
duction n’est pas extérieur au texte. Il est constitué par les énoncés où il
apparaît. Il renvoie à un ailleurs extérieur (d’autres définitions dans
d’autres lieux textuels). Mais cet ailleurs textuel, on l’a déjà vu, est
convoqué en texte, par l’allusion, la citation directe ou la reformulation.
Enfin, la notion de culture politique est introduite dans un cadre discursif
déjà clarifié :
Indéniablement, la culture politique est le détecteur de la véritable dimension de
la culture engagée, de la culture tout court 825.
825
Ibid., p. 320.
294
Ces confusionnistes, très souvent fermés aux problèmes les plus élémentaires
du pays, dès qu’ils accèdent à la connaissance de la langue arabe classique et de
son passé (qu’ils transfigurent d’une façon infantile), s’appliquent en effet, par
irréalisme et raffinement de mauvais goût, à mépriser l’arabe populaire et à
pratiquer, à la manière des précieux du XVIIe siècle, une langue savante et
prétentieuse 826.
826
Ibid., p. 325.
827
A. LAROUI, L’ Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967.
295
Ses textes, écrits avant et après la césure de 62, permettent de voir
un aspect de la lisibilité d’un texte. Celle-ci peut varier sans que le texte
change, simplement par le changement du chronotope historique : c’est le
cas des premiers textes. Le débat commencé en situation coloniale se
poursuit après. L’allocutaire privilégié change. L’Autre allocuté est
maintenant un allocutaire de l’intérieur. En s’attaquant à une certaine
conception de l’arabisation, LACHERAF fait apparaître une structuration
précise du champ culturel. Les oppositions ne se font pas entre langues,
entre français et arabe, mais entre langues réelles et culture politique
d’une part et une langue et une culture anachroniques et inefficaces
d’autre part. Cette structuration proposée ne sera pas retenue et
l’écrivain en fera les frais828.
Ses textes ouvrent sur un autre fonctionnement de la culture, sur
une autre politique linguistique. Ils proposent une analyse rigoureuse du
champ culturel et procèdent pour cela à une ré-élaboration de concepts.
Ils impulsent un possible qui ne sera pas retenu, mais qui permet de
projeter une explication pour ce qui se passe aujourd’hui. En effet, l’un
des aspects de la violence multiforme qui a commencé à se manifester
concrètement s’explique, au moins partiellement, par cette première
violence qui a imposé un modèle préfabriqué et ne tenant pas compte de
la réalité829.
On voit comment les textes de LACHERAF ouvrent sur d’autres
perspectives et inscrivent le débat en dehors du cadre de la présence de
l’Autre. L’Autre est notre double, même détaché et se plaçant en face. Le
dialogisme est relancé. Dans ce cas, dès les lendemains de la lutte pour
la libération du pays, le débat est relancé par quelqu’un qui devait tenir le
828
LACHERAF fut ministre de la culture dans les années quatre-vingt. On pouvait penser que
cet homme de double culture, parfaitement bilingue, ancien militant nationaliste..., allait
être bien accueilli dans le milieu de l’éducation primaire et secondaire. Il n’en fut rien et il y
eut une levée de boucliers générale contre lui. Le gel total autour de lui neutralisait tout
initiative. Ses conceptions de la culture, d’un bilinguisme qui permettrait l’échange entre
les deux composantes de la culture, devaient déranger les clivages trop bien installées
entre francophones et arabophones. Il ne put rien faire. Le verrouillage linguistique
continua...
829
Le modèle culturel et le modèle éducatif (les deux étant quasiment équivalents) reposaient
sur plusieurs dépossessions. Dépossession de la langue première (celle des parents), qui
fut décrétée non-langue (lorsqu’il s’agit des langues berbères) ou langue fautive et
pervertie (lorsqu’il s’agit de l’arabe populaire). C’était à l’Ecole qu’on apprenait à parler la
langue audible dans le champ du pouvoir. Et l’on vit des gens frappés d’incapacité de
parler de leur savoir face à un micro qui les sommait de parler La langue. “Arabise !
Arabise !”, et c’était l’aphasie. Ces hommes et quelquefois ces femmes pouvaient par
ailleurs parfaitement parler dans leur langue première.
Dépossession de la religion des parents, qui fut, elle aussi, décrétée fautive et
pervertie par des pratiques qui sentaient le paganisme et la sorcellerie. L’Etat,
l’Ecole... devenaient les seules instances légitimes pour former et éduquer. Il
fallait se mouler dans un modèle, linguistique religieux, vestimentaire, etc.,
préétabli et qui ne correspondait pas à la réalité et à ses complexités. Violences
multiples...
296
discours attendu sur la langue arabe (sur sa prééminence et son
excellence !). L’écrivain possède la langue arabe classique et on ne peut
l’expédier hors du débat. Il y a une place légitime. Il a été militant du
mouvement national et là encore on ne peut le disqualifier. Il lance des
questions gênantes et perturbe déjà le nouvel ordre discursif.
On retrouve la tradition de l’intellectuel frondeur, qui ne veut ni ne
peut suivre les itinéraires tracés par d’autres. Il porte la question et
dérange. Mais qui l’écoute ? Son verbe solitaire et isolé ne rencontre
aucun vis à vis. Il semble seulement dire la perte. Il parle seul, pour tous.
Cette position aux limites de l’impossible caractérise le statut de
l’intellectuel algérien. On lui demande de tenir le discours attendu et on
lui reproche de n’être qu’un porte-voix830.
DJEGHLOUL constate l’incapacité de l’intellectuel algérien à
devenir un intellectuel organique831. Comment cela aurait-il été possible
alors que sa position tient de l’impossible? Il est peut-être cette voix qui
crie dans le désert. Même si personne ne l’écoute, justement parce que
personne n’écoute. De plus, cette notion d’intellectuel organique, telle
qu’elle est définie par GRAMSCI, semble correspondre, dans le champ
discursif à celle de pôle, constitué par une concentration de textes
convergents. Or, le discours de l’intellectuel algérien, en situation
coloniale et même après, travaille à la perturbation des pôles constitués.
Rien n’est plus dérangeant qu’une voix que personne ne veut
entendre. On peut le voir à la lecture des essais publiés par des femmes.
Les textes retenus vont au-delà de 1962. Parce que l’élan portant ces
voix de femmes commencé avant se poursuit après la guerre. Parce que
ces textes permettent de voir, comme dans le cas des textes de
LACHERAF, ce qui se passe après.
830
Vers la fin des années quatre-vingt, un poète de langue arabe devait chanter les louanges
du chef de l’Etat. On le voulait “Poète de cour” ; il en fut la caricature et servit le poème
qu’il avait, paraît-il, servi autrefois à DE GAULLE !... Ce fut son naufrage, mais cette
histoire illustre bien la position inconfortable de l’intellectuel.
831
CF. DJEGHLOUL, “ La formation des intellectuels algériens modernes ”, op. cit.
297
Chapitre 7 :
En contrepoint : L’essai au féminin
L'OMBRE MUETTE
Les femmes essayistes, cela existe-t-il ? Des femmes qui prennent la
parole, la plume, non seulement pour chanter ou raconter, continuant ainsi cette
chaîne timide et orale qui court de mère en mère, d'amoureuse en cœur blessé,
mais qui analysent et discutent. De telles femmes, dans un monde qui se veut
homogène, monovocal, où une seule voix, masculine, domine, cela se peut-il ?
Il n'y a pas si longtemps, une voix de femme ne pouvait se faire entendre à
l'extérieur. Un corps de femme pour traverser la rue devait se faire ombre
furtive, anonyme, neutre. Proverbes, dictons et sentences prescrivaient aux
femmes d'être inexistantes, de se limiter aux rôles autorisés. A croire que leur
parole peut être dangereuse, perturbatrice de l'ordre social. Il faut alors se
protéger des mots féminins833. La moitié, au moins, d'une population réduite au
832
Ce chapitre reprend et complète une étude, "L'essai", qui fait partie du Diwan d'inquiétude
et d'espoir. La littérature féminine algérienne de langue française, collectif sous la direction
de C. ACHOUR, Alger, ENAG 1991.
833
Le premier texte en français (il est en fait traduit de l'arabe), Le Miroir de Hamdan
KHODJA est publié en 1833 alors que le premier roman, Ahmed Ben Mostepha goumier
de Caïd Ben Shérif date de 1920. Il faut signaler qu'il y eut un premier roman en 1910,
Khadra, la danseuse des Ouled Naïls (Paris, Plazza) écrit en collaboration par Sliman
BEN BRAHIM et Etienne DINET.
299
silence. Ou refoulée dans la dérision. En effet, quand une femme parle, c'est
sans importance. Souk n'sa, marché de femmes : rien ne s'y traite ; on n'y
achète ni ne vend. Rien de sérieux : futilité, vanité, nullité. En fait, on n'y parle
pas ; on y jacasse ; on y piaille, on y divague. Et lorsqu'une femme veut
intervenir dans un débat, lorsqu'elle outrepasse les limites du rôle qui lui a été
assigné, c'est la surprise indignée et le scandale.
LE VOYAGE PERILLEUX
Les femmes s'engagent bien plus tard que les hommes dans l'aventure de
l'écriture. Parce qu'elles ont accès à l'école bien après eux. Parce qu'il leur
faut franchir les murs réels et sociaux de la claustration. Parce que l'aventure
de la parole publique, érigée en pérennité dans l'écrit, est un voyage périlleux.
834
“La pensée de naturaliser ici les institutions scientifiques, littéraires et artistiques de la
métropole est contemporaine de la conquête”, lit-on dans l'introduction du premier numéro
de la Revue Africaine (1856). Sont ensuite énumérées les sociétés scientifiques des
débuts. Dès le 26 juin 1830, une imprimerie est installée sur la plage de Sidi Ferruch et le
premier journal, Le Moniteur Algérien, paraît en 1832. En 1830 un observatoire existe déjà
à Alger ; en 1833, une école de médecine et une société philharmonique sont installées
dans une mosquée ! En 1835, la bibliothèque d'Alger est créée, qui fonctionne à partir de
1838, avec, en annexe, un musée archéologique.
835
Cf. l'extrait d'un article des Temps modernes reproduit en page 4 de couverture.
836
M. T. AMROUCHE, Jacinthe noire, Alger, Charlot, 1947.
837
D.DEBECHE, Leïla jeune fille d’Algérie, Alger, Charras, 1947.
300
1947, M. T. AMROUCHE publie des textes qui seront rassemblés dans Le grain
magique838, des poèmes. Mais presque pas d'intervention dans cette lutte des
mots et des idées qui selon les périodes ou les individus, connaît des moments
de léthargie ou au contraire de grande virulence. En dehors de quelques
conférences et articles de Djamila DEBECHE, rien avant la guerre de libération.
UN DISCOURS PROBLEMATIQUE
Nous pensions acquérir nos droits en faisant nos preuves. Nous pensions qu'ils
nous seraient naturellement reconnus par la suite,
838
M. T AMROUCHE, Le Grain magique, Paris, Maspero, 1966.
301
répond une militante lorsqu'on lui pose la question des droits et des
devoirs des femmes engagées dans la lutte. Laisser faire le temps, et, en
attendant, faire ses preuves ; cette position explique peut-être que les femmes
parlent d'abord en tant que membres d'un peuple, d'une organisation, d'une
armée en guerre. Cela est visible lorsqu'on examine le statut que se donne celle
qui prend la parole.
Tant de problèmes se posent en Algérie [...] que le moment est mal venu, dira-
t-on, d'en soulever un autre : celui de la libération de la femme 841.
839
SAADIA et LAKHDAR, L’Aliénation colonialiste et la famille algérienne, Lausanne, Ed. de la
Cité, 1961.
840
Ibid., quatrième de couverture.
841
In La femme algérienne suivi de Les Algériennes; Paris, Maspero, 1983, 1è édition : 1963
et 1965, p. 11.
302
AVANT 1954 : UNE VOIX AUTORISEE, DJAMILA DEBECHE
“La femme musulmane dans la société”, texte d'une conférence prononcée à
Alger, repris dans Contacts en terre d'Afrique par un groupe de Nord-Africains,
revue éditée par le CREER, Meknès, n° spécial de l'été 1946, p.143-159.
“Les musulmans algériens et la scolarisation”, conférence faite à Alger, le 15
janvier 1950, sous l'égide du Comité de scolarisation et de lutte contre
l'analphabétisme (créé en 1947 par le SNI) ; publié par la librairie Charras.
L'enseignement de la langue arabe en Algérie et le droit de vote aux femmes
algériennes, conférence faite à Alger le 8 juin 1951 ; publiée en brochure par la
librairie Charras.
Aujourd'hui
La voix autorisée (suite)
Aïcha LEMSINE, Ordalie des voix. Les femmes arabes parlent, Paris,
éd. Encre, 1983.
La lutte commune
Anna GREKI, “Le neveu du cheikh”, Révolution africaine, n° 48, 28 décembre
1963.
“Théories, prétextes et réalités”, Présence africaine n° 58, 2° trimestre 1966
(texte écrit au printemps 1965).
Leïla ASLAOUI, Etre juge, Alger ENAL, 1984.
303
Fadéla M'RABET, La femme algérienne, suivi de Les Algériennes, Paris,
Maspero 1983. Les deux textes ont d'abord paru séparément chez le même
éditeur, le premier en 1965, le second en 1967.
Souad KHODJA, Les Algériennes du quotidien, Alger, ENAL, 1985.
3. Nous n'avons pas analysé, malgré leur intérêt, des textes comme celui
de Nefissa ZERDOUMI ou de Malika LADJALI, ou encore de Rabia TOUALBI842.
Les textes de ces auteurs ne nous semblent pas pouvoir prendre place dans
notre corpus, conformément à la définition de l'essai que nous avons tenté de
842
Respectivement Nefissa ZERDOUMI, Enfants d’Hier. L’éducation de l’enfant en milieu
traditionnel algérien, Paris, Maspero, 1970, rééd. 1979 ; Malika LADJALI, L’espacement
des naisances dans le Tiers-Monde. L’expérience algérienne, Alger, OPU, 1985 ; Les
Attitudes et les représentations du mariage chez la jeune fille algérienne, Alger, ENAL,
1984 ; Rabia TOUALBIL’Algérie des illusions, Paris, Laffont, 1972.
304
dégager843. Ce sont des études universitaires qui visent l'objectivité. Or cette
objectivité, dans l'essai, ne peut être que partielle ; l'argumentation, la
polémique... sont mises en jeu pour en donner l'apparence844 . De même nous
n'avons pas retenu le livre écrit en collaboration par Fadéla M'RABET et .M. T.
MASCHINO845, car le statut de locuteur de ce dernier pose problème. Ainsi les
textes que nous avons retenus posent de nombreuses questions, comme les
autres textes étudiés. Celle de l'ensemble du corpus : mouvant, fluctuant à plus
d'un titre. Celle du double statut oral, écrit ; celle du cadre de publication :
article, brochure ou livre. Celle de la périodisation : les périodes peuvent
déborder, se chevaucher et voir jouer des phénomènes de résurgence. Celle
des deux combinés : aujourd'hui les textes sont très divers et il est difficile de
mettre ensemble deux auteurs.
843
Cf. notamment "L'essai, quelle histoire", communication aux Journées d'Etudes de
l'Université d'Annaba, ILE, 20-21 avril 1986, polycopié.
844
Souad KHODJA, interrogée sur le mélange de tons (polémique, démonstratif etc.) de son
texte, répond qu'elle l'avait rédigé après sa thèse (travail universitaire et objectif) pour
exprimer ce qu'elle avait envie de dire.
845
Fadéla M’RABET et T. M. MASCHINO, L’Algérie des illusions, Paris, Laffont, 1972.
846
Que l'on pense à une autre conférence de la même époque, celle de Kateb Yacine, dont le
titre était déjà une attaque du système colonial, Abdelkader et l'indépendance algérienne .
847
C'est ainsi qu'elle est présentée dans la note de la rédaction qui introduit le premier texte
et dans celle du comité de scolarisation et de lutte contre l'analphabétisme qui précède le
second.
848
Note de la rédaction présentant le premier texte.
305
l'assimilation. Elle veut mener une action sociale, mais sans aller sur ce terrain
miné de la politique. Quelle thèse est développée dans ces textes ?
La thèse développée prend appui sur d'autres thèses qui lui servent de
soubassement. Ainsi est reconduite l'idée de l'œuvre civilisatrice de la France851.
Le statut qui fait de l'Algérie une terre française n'est jamais remis en cause et à
aucun moment n'est envisagé un avenir séparé pour les deux pays. Mais
Djamila DEBECHE n'en reconduit pas pour autant tel quel le credo colonialiste,
l'occupation n'avait eu que des retombées économiques dont les Algériens
n'ont pas profité puisqu'ils n'eurent ni écoles en nombre suffisant, ni autres
établissements de bienfaisance.
Par ailleurs, le pays devenu français, n'était pas sans passé. Dans toutes
ses interventions, l'auteur fait un rappel historique. Histoire surtout religieuse,
qui permet des parallèles : entre les différents prophètes, Jésus et Mahomet,
entre l'arrivée des Arabes au VIIe siècle qui permit à la femme de se libérer, et
la colonisation qui lui donne droit à la modernité. C'est au nom de la modernité
– équilibrée par le respect de la religion – que la politique fait irruption, malgré
toutes les précautions oratoires de l'auteur : pour la citoyenne responsable que
doit être l'Algérienne, elle va réclamer le droit de vote. Et c'est ainsi que sont
liées deux demandes : l'enseignement de la langue arabe et le droit de vote
pour les femmes.
Voilà notre auteur qui ne voulait pas être contaminé par la politique,
contraint de parler de politique économique, sociale et même législative.
Djamila DEBECHE essaie de limiter les problèmes aux dimensions
849
DEBECHE, La femme musulmane dans la société , op. cit., p. 55. Il faut remarquer que le
premier roman d’Aïcha LEMSINE est intitulé La Chrysalide, Paris, Ed. des Femmes, 1972.
850
Ibid., p. 158.
851
Ibid.. p. 154.
306
confessionnelles (il faut que les musulmans s'occupent de leurs frères) ou
humanitaires. Les œuvres de charité régleront les spoliations et les injustices.
Ainsi la charité pallierait le blocage politique. L'injustice de la situation coloniale
n'en est pas moins là.
307
Elle se veut, par ailleurs, facteur d'union 852
, et elle demande un pont entre
la France et le Maghreb 853
. Appartenant à plusieurs mondes culturels, arabe,
français, et berbère, elle plaide en faveur de ce dernier, qui est menacé. Il faut
sauver une part du patrimoine commun à tous les fils d'Afrique 854.
Nous pensions acquérir nos droits en faisant nos preuves. Cette certitude
que les choses évolueraient normalement dans le sens d'une libération totale
du pays, double, nous semble-t-il, la prise en compte d'un ordre de priorité : il
faut d'abord libérer le pays, s'occuper d'abord des problèmes communs à tous,
avant de passer à une autre étape. C'est dans ce sens que nous pouvons lire le
livre de SAADIA et de LAKHDAR ou celui de Zohra DRIF.
852
M. T. AMROUCHE, "En marge du festival panafricain", op. cit.
853
M. T. AMROUCHE, "Que fait-on de la langue berbère ?", op. cit.
854
Ibid.
855
El Moudjahid , n° 72, 1er novembre 1960.
856
SAADIA et LAKHDAR, op. cit., p. 21.
308
quatre études qui constituent cette autopsie du colonialisme. Les auteurs sont
familiarisés avec les sujets traités par leur appartenance à la communauté, par
leur immersion volontaire et naturelle dans cette communauté. Les différentes
présentations857 de cette œuvre ont hésité sur son statut générique, mais sont
unanimes sur la légitimité de l'intervention, l'origine ethno-nationale en
garantissant la pertinence…
2
6 Cf. le compte rendu dans El Moudjahid , n° 58, 1° oct. 1961 ; l'extrait d'un article des
Temps modernes reproduit en quatrième de couverture du livre et la présentation du livre
par FERHAT.
309
Comme dans les autres études (essentiellement la dernière où la femme
est définie comme la meilleure combattante, en tant que mère et épouse, contre
cette autre forme d'assimilation qu'est l'émigration), la femme est présentée
comme enjeu de la lutte :
été condamnée en août 1958 à vingt ans de travaux forcés par le Tribunal
militaire d'Alger. Enfermée alors au quartier des femmes de la prison de
Barberousse, elle a vécu dans l'obsession des exécutions capitales 860.
858
SAADIA et LAKHDAR, op. cit. p. 89.
859
Ibid.,p. 92.
860
Zohra DRIF, op. cit. p. 5.
861
Ibid., p. 8.
310
implicite (comment), l'auteur passe du je au nous. Ce n'est plus alors seulement
la jeune étudiante qui parle. C'est tout le groupe des combattants qui explique,
justifie les formes de la guerre des villes. Le terrorisme est présenté comme une
forme de lutte, la seule possible en milieu urbain ; le terroriste est alors un
soldat comme un autre. Le texte romanesque de MALRAUX et l'image du
terroriste qui y est donnée permet de préciser le portrait qui est tracé. La
violence n'est pas une fin en soi. Elle est le moyen, le seul possible, qui
permette la libération. La mort, celle éventuelle de cette toute jeune fille et celle
réelle des autres, est continuellement présente. C'est donc en connaissance de
cause que l'engagement se fait. Le texte se termine sur les exécutions à
Barberousse. Les femmes accompagnent les condamnés de leurs chants et de
leurs youyous :
AUJOURD'HUI
J'ai tenté d'écrire ce livre pour essayer de combler une lacune dans la connais-
sance de l'autre et de présenter des Arabes comme ils vivent l'instant présent 863.
862
Ibid., p. 11.
863
A. LEMSINE, op. cit. p. 11.
311
harems et les lieux réservés (mosquées, etc.) ; elle est aussi étrangère à ce
monde, ne serait-ce que parce qu'elle le regarde et le jauge. Elle est comme
l'œil de l'intrus, qu'elle fait entrer avec elle dans cet univers dont elle se veut, en
même temps, solidaire, partie prenante.
Ce sont ces dissonances qui font quelque peu dériver le projet de l'auteur,
qui le font échapper vers des significations imprévues. Ainsi lorsque May
JOUMBLAT déclare :
L'Islam est injuste envers les femmes. Chez moi il y a une rancune qui durera
jusqu'à la mort 865.
L'analyse qu'elle fait alors de la société prend une autre coloration. Aïcha
LEMSINE aura beau, dans un autre débat, protester du caractère égalitaire de
864
Ibid.,p. 11.
865
Ibid. ,p. 186.
312
la religion, un autre discours possible s'infiltre866. De même, les récits des
Palestiniens, comme celui de Hayet El Besbessi867 qui raconte comment elle
vécut l'horreur de Deir Yassin, dérangent l'ordonnance prévue du voyage. Ainsi,
répondant à une attente présente, qu'elle pose comme motivation de son
entreprise, l'auteur se sent autorisé à déconstruire une image négative, pour en
élaborer une autre, plus conforme à la vérité et susceptible d'être comprise par
l'autre. Ordalie des voix nous semble continuer une pratique du discours
inaugurée –dans la littérature – par Djamila DEBECHE et oubliée ensuite.
866
C'est cela même, ces infiltrations de voix inattendues qui se font entendre un peu à l'insu
du projet initial, qui peuvent rendre la lecture de ce texte plus intéressante.
867
A. LEMSINE, op. cit. p. 338-339.
313
Mostefa LACHERAF, d'abord publié dans Les Temps Modernes et repris dans
Révolution africaine868. Le second texte a pour contexte la polémique
déclenchée par la parution de l’Anthologie des écrivains maghrébins
d'expression française 869.
Comment se situe Anna Gréki dans ces deux moments du débat culturel ?
Quel statut se reconnaît-elle ? Quelle position défend-elle ? Si, dans le premier
texte, les positions se distribuent en jeu de rôles et si la discussion prend des
airs de neutralité, en empruntant la manière de DIDEROT, dans la seconde
intervention, la position de l'auteur est davantage affirmée :
remplacer chaque être vivant par l'ombre imaginée de ce que fut son lointain
ancêtre avant 1830 872.
868
Cf. Les Temps Modernes , n° 209, octobre 1963, et Révolution africaine , n° 43 et 44. Le
débat se dévoule surtout dans l'hebdomadaire algérien.
869
Publiée par Présence africaine en décembre 1964. Le débat a pour cadre Révolution
africaine , mais aussi Le Nouvel Observateur, Combat, Le Monde, etc.
870
A. GREKI, "Théories, prétexte et réalité", op. cit. p. 14.
871
Ibid.,p. 203.
872
Ibid., p. 194.
873
Ibid., p. 203.
314
vérité, rappeler le bon sens, etc. Mais dans ce cas précis, l'Autre, métropolitain
ou colonisateur, cet interlocuteur obligé jusque-là est absent de la scène
discursive. Le nouvel interlocuteur est algérien. Le constat que faisait SARTRE
lorsqu'il remarquait que, dans Les Damnés de la Terre, le débat l'ignorait, se
tenait au-dessus de sa tête, peut être repris ici. La discussion prend une
nouvelle configuration, nationale – d'abord nationale, même si elle aborde des
problèmes concernant tout peuple dans le même cas.
Etre juge
C'est dans le but d'expliquer en quoi consiste la tâche de juge combien
difficile ! de faire connaître le juge que l'idée m'est venue d'écrire, afin qu'un jour,
peut-être, le justiciable puisse se réconcilier avec son juge 874.
874
ASLAOUI, op. cit. p. 9.
315
forme violente d'un cri multiple, fait de centaines d'autres cris, hanté de milliers
d'autres voix, lancé pour défaire le linceul de silence dans lequel sont
enfermées les femmes :
Nous retrouvons cet ordre de priorité des problèmes qui avait joué durant
la lutte de libération, qui semble encore jouer dans le texte de Leïla ASLAOUI
qui milite surtout pour la reconnaissance du juge pour tous les citoyens, que
Fadéla M'RABET trouve injustifié après 1962. La libération de la femme :
l'intitulé programme une action dans la violence, à l'image de celle qui vient de
se terminer :
Un premier dossier, complété et élargi par un autre, trois ans plus tard,
permet de dire la vérité, de comprendre une situation et de dénoncer les
travers. Fadéla M’RABET prend parti et violemment ; elle veut crever les
baudruches et dénoncer les mystificateurs877. Elle accumule exemples, faits et
875
M'RABET, op. cit. p. 9.
876
Ibid., p. 93 et p. 60.
877
Ibid., p. 99.
316
lettres pour étayer son assertion première sur l'urgence du problème ; mais
aussi pour asseoir sa thèse et réduire à néant les arguments contraires. Si le
présent est noir et semble bouché, la multitude des cris de révolte et d'espoir
peut peser sur l'avenir :
SOUAD KHODJA
878
Ibid., p. 249.
879
Ibid., p. 236.
880
KHODJA, op. cit. p. 6.
881
Ibid., p. 7.
317
est mené en toute objectivité ? L'auteur se donne un statut semblable à celui du
scientifique qui examine, analyse et découvre la réalité des faits. Il étudie ainsi
le travail effectué par chacun des membres de la famille patriarcale, et
précisément le travail féminin :
En fait la prise de position ne fait pas de doute. Cela est encore évident
lorsque l'auteur met à l'œuvre la notion de double journée. Cela se voit encore
dans la stratégie proposée pour réaliser l'émancipation de la femme (car cette
injonction : la femme doit être émancipée, doit avoir les moyens de s'émanciper,
sous-tend le texte de bout en bout). Le travail à l'extérieur de la maison,
l'instruction et l'espacement des naissances sont les moyens de cette
émancipation.
quant aux femmes stériles, ou jeunes filles et jeunes femmes, qui subissent la
domination du père, du frère, de l'époux, de la mère et de la belle-mère, elles n'ont
qu'à attendre d'être vieilles 884.
882
Ibid., p. 55.
883
Ibid., p. 99.
884
Ibid., p. 113-123.
318
L'examen du modèle islamique pur permet de poser la question fondamentale,
qui court dans l'ensemble du texte et qui porte sur le développement :
Inventer une solution créatrice qui tout en respectant les individus et leur
affectivité, redonne sa dignité à chacun, en mettant à bas tout rapport de
domination 885.
Ainsi, si Les Algériennes est lancé comme un cri violent, Les Algériennes
du quotidien, vingt ans après, est animé de la même passion, mais mis en
écriture autrement, dans une figuration plus didactique où la polémique prend
l'allure d'une argumentation rigoureuse.
885
Ibid., p. 118.
886
Ibid., p. 123-128.
887
Ibid., p. 123-128.
319
la relecture critique, interrogative de l'Histoire écrite parallèlement à la
colonisation, impulse une réflexion sur le passé et l'image qui en est
donnée et la scène de la fiction permet de le faire vivre certains
moments de ce passé, que la mémoire garde en bribes éparses.
Assia DJEBAR opte pour un genre d’écriture hybride, qui aurait à
voir avec le roman historique, mais n’en est pas vraiment. Elle peut
ainsi, par le détour de la fiction, derrière ses masques, explorer la
mémoire et l’histoire. Au passé refoulé ou refusé, l’écriture romanesque
propose un double, même et autre. La mise en regard de deux champs,
celui de la réflexion sur la mémoire et une mémoire fictionnelle (comme
un possible), permet la circulation sémantique. L’enfermement qui suit
les premières années de l’indépendance et installe des fils barbelés sur
les terrasses, est comme éclairé par le geste pictural de DELACROIX
en 1834. Le peintre de Femmes d’Alger dans leur appartement a fixé le
moment d’immobilisation d’une société. DJEBAR, en déchiffrant le
tableau veut élaborer un protocole de compréhension du phénomène.
Elle le met ensuite en relation avec le tableau de PICASSO, peint en
1954 : le geste libérateur du peintre pointe la libération de toute une
société.
Ce jeu de miroirs, d’écho et de relations intertextuelles se retrouve
dans la relecture de l’histoire religieuse : l’histoire d’Aïcha la femme du
Prophète appelle tous les possibles qui ont été bloqués. Décloison-
nement, mise en circulation dans l’histoire et par delà les frontières
génériques : telles sont les caractéristiques de la nouvelle écriture
d’Assia DJEBAR.
On retrouve une démarche semblable dans L’Amour, la fantasia.
L’auteur passe par la relecture des historiens et chroniqueurs français
de la conquête de l’Algérie pour retrouver des bribes de mémoire. Pour
combler les manques et les béances d’une histoire fragmentée, l’auteur
a une double démarche. Elle réénonce, réécrit l’histoire même cruelle
qu’ont préservée, presque à leur insu, les conquérants. Elle adopte une
attitude nouvelle et capte la mémoire parcellaire de ces femmes qu’elle
tente de retrouver. L’écriture fictionnelle, comme une rêverie, est une
autre façon de tendre un masque sur la rupture.
De la fiction à la réflexion sur la mémoire, les frontières génériques
deviennent floues. Une nouvelle écriture s’élabore comme recherche
320
d’un équilibre... Après une pratique de l’écriture romanesque habituelle,
A. DJEBAR tente une écriture hybride, qui permette la réflexion sur la
place des femmes dans la société. Cette écriture peut être resituée
dans une démarche générale des écrivains algériens depuis les années
1970-1980. L’histoire est fixée par un discours et un enseignement
monologique. Les ombres et les flous sont ignorés et niés. L’écriture
romanesque devient alors le moyen (la ruse et le protocole) qui permet
d’aller dans les territoires de l’interdit. BOUDJEDRA, DJAOUT,
OUETTAR ou MIMOUNI vont écrire, sur le mode parodique ou
allégorique, cette histoire des manques et des béances.
321
Conclusion :
323
Ces conditions font que cette littérature est engagée, au sens littéral du
terme.
Le champ discursif est déjà tracé, déjà organisé, en dehors et sans
celui qui deviendra l’indigène. Cet intrus discursif ne peut écrire qu’à
partir et contre ce qui est déjà-là. De la réitération du discours colonial à
sa réfutation radicale, nous avons vu se constituer et évoluer la figure de
l’intellectuel algérien. Elle émerge aux défauts du discours de la
répétition. Pris entre une certaine programmation de la reproduction et la
nécessaire contestation, l’Algérien travaillera les discours constitués pour
les faire divaguer, pour les mettre en défaut. Sa parole, car l’oralité
marque ses textes, sera toujours dialogique, forcément dialogique. Le
discours ici et maintenant s’élabore sur la destructuration et le gel d’un
discours antécédent, le discours avant et illeurs.
De quoi traite cet intrus discursif ? Des problèmes de sa société, à
travers les discours des Français, qu’ils soient des administratifs (ayant le
Pouvoir) ou des savants (ayant le Savoir). Le premier pôle lui étant
interdit, il ne lui reste que le second. Le savoir qui légitime sa prise de
parole vient de sa compétence scolaire et / ou professionnelle, mais aussi
de sa position dans sa sociéte. En effet, nous avons vu que l’essayiste
algérien ne peut tenter l’aventure tout seul. Sa voix est solitaire. C’est un
sujet, seul, irrémédiablement solitaire. Mais il est tout aussi irrémédiable-
ment solidaire de sa société. Son verbe solitaire parle pour les autres.
Ses revendications, qu’elles soient timides ou plus vigoureuses, ne sont
jamais individuelles. Il est porte-parole d’un groupe, large ou restreint, qui
ne peut dire lui-même ses doléances. Détaché de sa société, qui ne le
reconnaît plus comme sien, il ne peut être de l’autre société qui le refuse.
On a vu quelles étaient les stratégies, formelles et concrètes, pour
légitimer cette prise de parole. C’est que les mots ne sont pas indif-
férents. Le chronotope historique n’est pas un élément lointain, masqué
ou effacé : dans ces textes écrits contre la perte, il est un élément textuel
important. Il n’est pas déterminant de l’extérieur, mais structurant et
structuré en texte. L’histoire, lointaine ou récente, est l’un des thèmes
forts de ces textes. Ils font retour sur le passé, pour se constituer une
mémoire de résistance. En effet, même en reconduisant dans leurs textes
les thèses sur la barbarie ou le retard civilisationnel de leur société, le
détour par le passé leur permet d’esquisser une réfutation de ces thèses.
Cela donne une antériorité à leurs revendications. Ils vont partir à la
quête d’une mémoire, d’ancêtres, qui reviendront lorsque cela deviendra
nécessaire, des ancêtres résistants.
Ces textes projettent une thèse qui sera élaborée, défendue comme
étant la plus juste, la plus valable ; qui sera expliquée, illustrée. Cette
élaboration se fait à travers une stratégie discursive complexe qui
combine plusieurs modes de représentation, plusieurs scénographies. Le
texte sera polémique pour réfuter, il se fera didactique pour expliquer,
pour démontrer, il prendra des allures scientifiques pour enseigner. Il est
324
une sorte de théâtre où plusieurs scènes se jouent en même temps : on
passe de l’une à l’autre, d’un théâtre à l’autre quasiment sans transition.
Il est possible de dégager des ensembles textuels, parallèlement
aux chronotopes historiques. Le champ historique et politique correspond
généralement à celui de la production intellectuelle. Ainsi la période
1945-1954, bien que très courte est importante aussi bien pour le champ
politique, que littéraire (naissance du roman888) , que pour l’intellectuel (qui
est le lieu d’une véritable forgerie d’idées). La première période, qui suit
les grandes résistances, connaît les premières timides revendications.
Celles-ci seront plus virulentes avec la naissance du discours
nationalitaire.
Que vont dire les Algériens? En situation coloniale, l’Autre est bien
défini. Il occupe tous les champs, politique, social et intelectuel. C’est
contre lui, d’une façon ou d’une autre, que l’on parle. Nous savons que
c’est au nom de sa communauté que l’intellectuel colonisé parle. Pour
dire quoi ? Et comment ? On peut voir s’esquisser une carte des
demandes et revendications. Les thèmes traités sont la femme, la langue
arabe, la terre et la forêt et la religion et la place de l’Algérien dans la
nouvelle société. Ce sont les lieux symboliques de résistance d’une
société qu’on voulait livrée à merci. Lorsqu’on regarde le traitement de
ces thèses dans une perspective diachronique, on constate la pérennité
decertaines lignes discursives qui traversent les textes, se reprennent ou
se contestent, instaurant ainsi une circulation entre les textes.
L’intellectuel va insérer son discours au défaut du discours en place.
Son texte joue le rôle de révélateur de ses faiblesses, de ses béances. Il
prendra appui sur d’autres discours (celui de la Révolution française, ou
de certains humanistes), pour geler le discours à contester, sans le tuer.
C’est sur les ruines de ce discours réfuté, à partir de son blocage, que le
nouveau texte peut partir.
L’essai, tel qu’il est pratiqué en contexte colonial, projette une thèse,
qui sera énoncée, démontrée, défendue... On sait que ce genre autorise
une démarche autre que rigoureuse, qu’il permet une grande. liberté.
Cela fait une démarche et une écriture bien précises : la thèse visée (ou
thèse-matrice) peut être distribuée en thèses secondaires, qui
quelquefois ne semblent pas directement convergentes. On peut parler
d’arborescence et d’étoilement des isotopies et isosémies. Cette
organisation qui échappe à la linéarité se retrouve au niveau des
représentations. Comme le roman, l’essai peut être le lieu du mélange
des genres. Le ironiique se mêle au polémique et au didactique ou à
l’argumantaion. La thèse en élaboration dans le texte est jouée sur
plusieurs scènes, en même temps. La conviction du lecteur-allocutaire est
recherchée de multiples façons.
888
Des romans avaient déjà été publiés, mais ils constituent des sortes d’ébauche plus ou
moins abouties plutôt que des oeuvres littéraires originales
325
Ces textes, même s’ils ont une thèse qu’ils défendent, même s’ils se
disent en quête de vérité, ces textes sont, dans leurs strétégies
argumentatives, rarement catégoriques dans leur affirmation. Ils ouvrent
des perspectives, ils appelent de possibles devenir
Cette démarche, qui considère les essais comme textes, et non
comme simples supports d’idées, permet d’en montrer l’organisation et le
fonctionnement. Elle permet d’aller au-delà des compartimentages et des
classements politiques, qui se justifient ailleurs, mais ne rendent pas
justice aux textes. Elle permet d’apporter quelques éléments cette histoire
des idées et des intellectuels qui reste encore à écrire. Elle permet de
voir se constituer, pour ce qui se joue aujourd’hui, une archive qui permet
d’esquisser, peut-être, une éventuelle explication. Cela entraîne une
autre question : et après ? Que se passe-t-il ? Avant de clore ce travail, je
voudrais reprendre la question.
326
officielle, sur les cultures et les langue populaires... Marginalisation de
l’intérieur. L’accumulation du savoir, l’exploration de territoires nouveaux
s’accomplisent, mais en rupture quasiment totale avec le public. Ainsi,
une certaine liberté de recherche et de discours était accordée à
l’intérieur de l’Université. Les textes publiés sur les questions délicates
l’étaient à l’étranger. Ils arrivaient à leurs lecteurs par des chemins
détournés.
A ces déplacements des lieux des débats, à l’intérieur et vers
l’extérieur, s’ajoute un autre, d’ordre littéraire. Le roman devient le lieu où
les questions dites cruciales sont traitées. L’histoire a toujours été un
enjeu très important. Son enseignement se faisait par la réduction :
juqu’en 1980 (jusqu’au Printemps berbère qui vit les étudiants de Tizi
Ouzou et d’Alger porter la question des langues sur la place publique)889,
l’histoire de l’Algérie commençait au VIIe siècle avec l’arrivée des Arabes.
Il fallut des manifestations, réprimées dans la violence, pour que l’on aille
au-delà de ce seuil, derrière lequel s’ouvrait, disait-on, le temps de
l’ignorance et de l’erreur.
Il fallut attendre 1989, l’instauration du pluripartisme et la fin du
monopole de l’Etat sur les publications, pour que fussent édités en
Algérie des livres d’histoire (sur BEN M’HIDI, sur ABANE Ramdane, sur
L’Etoile Nord africaine de MESSALI Hadj). Les trous noirs d’une histoire
amputée commencèrent à être explorés. Cette histoire de l’absence
s’écrivait déjà dans le roman. En effet, il est possible de recenser dans le
roman certains des thèmes occultés dans l’historiographie officielle
(notamment dans les cérémonies commémoratives et dans l’enseigne-
ment scolaire). Les romans de Rachid BOUDJEDRA ou de Tahar
OUETTAR parlent des faits oubliés. Ils réintroduisent la complexité et le
désordre de la vie. Les oeuvres de Tahar DJAOUT ou de Rachid
MIMOUNI pratiquent une certaine écriture de l’histoire. Par l’ironie
décapante, par la violence, ils traitent des questions du passé et du
présent. Tout se passe comme si le roman devenait le lieu des discours
impossibles à tenir ailleurs.
Cette étude laisse entrevoir ses prolongements possibles. Elle
laisse également voir ses parts d’ombre, ses parts de blanc et d’absence.
Elle a retenu les textes écrits en français. Il aurait été intéressant de voir
se qui se passe sur l’autre scène de l’écriture, en langue arabe. Les
thèmes traités étaient semblables : la société et son organisation, la
langue et la religion, la naturalisation, la relecture de l’histoire... On sait
que le débat s’engagea quelquefois directement entre les différents
acteurs du camp intellectuel. Entre Ferhat ABBAS et Abdelhamid
BENBADIS, entre celui qui avait une démarche revendicatrice au nom
889
Il y avait eu également des manifestations de lycéens à Alger. Ils avaient défilé dans les
rues pour dire qu’ils ne voulaient plus de Antar et Leïla. Ce couple dans la tradition des
romans de chevalerie était le thème obligé des cours de littérature. Les poèmes de Antar
étaient repris chaque année. Les lycéens manifestaient contre un enseignement sclérosé.
327
des principes républicains hérités de 1789 et celui qui adoptait une autre
position à partir d’autres principes, la polémique fut vive. Pourtant leurs
deux formations politiques, conjointement avec celle de MESSALI hadj,
se retrouvèrent pour une démarche commune, sur un texte commun, à la
veille des manifestations du 8 mai 1945. Ce moment de la reprise
historique d’une société acculée (les autres démarches venaient de
montrer l’impasse à laquelle elles menaient) semblait faire taire les
divergences.
Il serait intéressant de poser les mêmes questions que pour les
textes étudiés : quelles positions et quels rôles discursifs se donnaient
ceux qui écrivaient en arabe? Continuaient-ils une tradition scripturaire
bien installée mais quelque peu figée? Elaboraient-ils une nouvelle façon
d’écrire et de dire? A qui s’adressaient-ils? Cet Autre, dont la présence
dominait le champ politique, était-il leur allocitaire, direct ou biaisé, mais
toujours obligé?
Que se passe-t-il sur une autre scène scripturaire, celle du roman?
Sans entreprendre une sorte de générique comparative, il est possible
d’étudier les mises en écriture différentes à partir d’un chronotope
historique commun890. On peut alors établir une circulation entre les
écritures et les genres chez un même écrivain.
Que se passe-t-il après la clôture du grand chronotope historique
(1830-1962) et la disparition du cadre discursif constitué par la
colonisation? Que se passe-t-il sur l’autre scène linguistique, en langue
arabe? Que se passe-t-il sur l’autre scène générique, celle du roman?
Des questions, qui comme pour l’essai, disent l’incomplétute de ce travail
et son appel à des prolongements possibles. Elles laissent entrevoir les
contours de cette poétique historique qui était projetée à travers la lecture
de textes qui n’étaient jamais considérés comme tels.
890
Cf. Z. ALI-BENALI, “L’autre ancêtre : l’Emir Abdelkader”, Kalim : Hommage à KATEB Yacine,
N°7, Alger, OPU, 1987, et “Essai - Roman”, Voyages en langues et littératures, Alger, OPU,
1990.
328
Bibliographie
A CORPUS
1 1830-1834
2 1880-1930
329
Africaine, 2e trimestre, 1913, p 220-244, introduction de G. YVER,
p. 278-219
BOULIFA, Si Saïd (pseudonyme de SI AMAR Ou SAID), “Etude sur la
femme kabyle”, in Recueil de poésies kabyles, Alger, Jourdan, 1904,
Rééd., Paris-Alger, Editions Awal, s.d., présentation de Tassadit
YACINE
CADI, Chérif, Terre d’Islam, Paris, Charles-Lavauzelles, Oran, Imprimerie
Heintz, s.d. (1925), préface du colonel Paul AZAN
3 1930-1945
330
KHALED, Emir, Alger, La situation des Musulmans Algériens, Alger,
Editions du Trait d’Union, 1924, en sous-titre : Conférences faites à
Paris les 12 et 19 juillet 1924 devant plus de 12000 auditeurs
MESSALI, Hadj, Les mémoires de MESSALI Hadj (1898 - 1938), Paris,
Lattès, 1982. Préface d’Ahmed BEN BELLA
4 1945-1954
5 1954- 1962
331
—, Les Musulmans algériens et la scolarisation, Alger, Librairie Charras,
1950
6 Autres textes
332
DEBECHE, Djamila, Leïla jeune fille d’Algérie, Alger, Charras, 1947
1980
—, Ordalie des voix. Les femmes arabes parlent, Paris, Ed. Encre, 1983
—, Les Algériennes, Paris, Maspero, 1967. Rééd des deux textes, Paris,
Maspero, 1983
333
TOUALBI, Rabia, Les attitudes et les représentations du mariage chez la
jeune fille algérienne, Alger, ENAL, 1984
1 Dictionnaires
334
LAROUSSE, Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (1866 -
1879), réimpression, Genève - Paris, Slatkine, 1982
2 Ouvrages bibliographiques
3 Théorie du texte
335
ACHOUR, C., ALI-BENALI, Z., REZZOUG, S., Valorisation / Minorisation
d’un texte, communication polycopiée, Colloque de l’ENS de Tunis,
mai 1981
—, et alii. (sous la direction de), Les genres littéraires, Paris, PUF, 1989
336
BOURDIEU, Pierre, “Champ intellectuel et projet créateur”, Les temps
modernes, n° 246, nov. 1966
—, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Ed. de Minuit, 1975, rééd.
1984
337
LUKACS, Georg, “A propos de l’essence et de forme de l’essai”, in L’Ame
et les formes, traduction et notes de Guy HAARSCHTER, Paris,
Gallimard, 1974
338
4 Critique et histoire du texte
339
—, “FANON rêveur d’avenir”, communication au Colloque International F.
FANON, Alger, 1987, polycopié
340
KIBEDI - VARGA, Aron, “Les genres littéraires”, in Dictionnaire des
littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984
341
El Moudjahid, 3 tomes, imprimé en Yougoslavie, Beogradski
graficvkizavod, 1962
342
Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°2,
2e semestre 1966
343
IHADDADEN, Zahir, Histoire de la presse indigène en Algérie. Des
origines jusqu’en 1930, Alger, Enal, 1983
344
—, Histoire de l’Algérie coloniale 1830 - 1954, Paris, La Découverte,
1991
345
(1809) ; publiés par Gabriel ESQUIER, Paris, H. Champion, 1927,
158 p., Gouvernement Général de l’Algérie
346
Table des matières
Introduction.................................................................................................................... 5
1° partie : Les problèmes méthodologiques. L’essai depuis Montaigne. .................... 11
Chapitre 1 : Eléments pour une poétique historique........................................................ 13
A propos de quelques notions................................................................................. 13
Le chronotope........................................................................................................ 14
L’intertextualité ..................................................................................................... 17
Le champ intellectuel ............................................................................................. 19
Chapitre 2 : Eléments pour une histoire de l’essai en tant que genre ............................. 25
Histoire d’un mot, naissance nominale d’un genre................................................... 25
MONTAIGNE et les Essais ................................................................................... 25
Pérégrinations et permanence d’une définition......................................................... 33
Histoire d’un genre ................................................................................................ 38
Chapitre 3 L’intellectuel : positions et fonctions ............................................................ 41
Eléments pour une théorie du genre essai................................................................ 44
Littérature mineure ? Ecrire en français, triple impossibilité.................................... 45
2° partie : La résistance-dialogue, 1880-1930............................................................. 49
Chapitre 1 : Nécessité d’une parole pour être................................................................. 51
Le champ discursif à la veille de 1830.................................................................... 51
Cadre général pour un dialogue de l'impossible....................................................... 57
Premiers écrits algériens......................................................................................... 62
Chapitre 2 Le champ discursif ...................................................................................... 69
Titres..................................................................................................................... 72
Avant-textes .......................................................................................................... 73
Projet .................................................................................................................... 75
Chapitre 3 : Entre réitération et revendication................................................................ 91
Changement dans le statut éditorial ........................................................................ 97
Chapitre 4 : Légitimation de la prise de la parole ........................................................... 97
Préfaces et discours introductifs dans le champ discursif......................................... 97
L’auto-légitimation ................................................................................................ 97
Chérif BENHABILES ........................................................................................... 97
347
Chérif CADI.......................................................................................................... 97
Saïd BOULIFA ..................................................................................................... 97
Hocine HESNAY-LAHMEK................................................................................. 97
Rabah ZENATI..................................................................................................... 97
Saïd FACI ............................................................................................................. 97
Eléments de conclusion .......................................................................................... 97
Chapitre 5 : Contre-point : Diwan d’un (im)possible devenir en colonie : Les compagnons
du jardin ...................................................................................................................... 97
Les auteurs ............................................................................................................ 97
Statut générique du texte........................................................................................ 97
Sur les marges du texte .......................................................................................... 97
Composition du livre.............................................................................................. 97
3° partie : De la radicalisation du discours à la revendication d’indépendance : 1930-
1962............................................................................................................................. 97
Chapitre 1 : La naissance du discours nationalitaire : L’Emir KHALED et Ferhat ABBAS
.................................................................................................................................... 97
L’Emir KHALED.................................................................................................. 97
Insertion dans le champ discursif............................................................................ 97
Les positions du locuteur : le système pronominal................................................... 97
L’enseignement...................................................................................................... 97
Ferhat ABBAS et Le Jeune Algérien ...................................................................... 97
Le statut éditorial et les circonstances de publication .............................................. 97
Relecture de l’histoire ............................................................................................ 97
Positions du locuteur.............................................................................................. 97
Stratégies discursives............................................................................................. 97
L’intertexte 1789 ................................................................................................... 97
Rupture dans le champ discursif............................................................................. 97
Chapitre 2 : Les ancêtres redoublent de férocité............................................................. 97
L’autre ancêtre ...................................................................................................... 97
Un traitement particulier de l’histoire ..................................................................... 97
Un champ discursif commun, des textes “semblables” ............................................ 97
Une identité irréductible ......................................................................................... 97
L’incipit ................................................................................................................ 97
L’autre Jugurtha : Yougourtha ............................................................................... 97
Chapitre 3 : Renverser la légende noire.......................................................................... 97
L’autre ancêtre ...................................................................................................... 97
Arborescence......................................................................................................... 97
Etoilement ............................................................................................................. 97
ABDELKADER et l’indépendance algérienne ........................................................ 97
ABDELKADER, chevalier de la foi....................................................................... 97
348
Chapitre 4 : Réformer le musulman............................................................................... 97
Vocation de l’Islam................................................................................................ 97
Le cadre conceptuel ............................................................................................... 97
Le concept de colonisabilité.................................................................................... 97
Chapitre 5 : Le silence sonore des armes : 1954 - 1962.................................................. 97
La violence libératrice. FANON, rêveur d’avenir.................................................... 97
Histoire du voile – histoire de la colonisation.......................................................... 97
Histoire du voile – psychologie des fantasmes......................................................... 97
Changements ......................................................................................................... 97
Les Damnés de la terre........................................................................................... 97
Dépoussiérage linguistique et sémantique ............................................................... 97
Chapitre 6 : L’histoire, la langue, la culture................................................................... 97
Un autre statut éditorial, une autre lisibilité ............................................................ 97
Avant texte ............................................................................................................ 97
Contre le discours des historiens de la colonisation ................................................. 97
Le nouveau cadre discursif..................................................................................... 97
La culture.............................................................................................................. 97
La culture politique................................................................................................ 97
Chapitre 7 : En contrepoint : L’essai au féminin ............................................................ 97
L'ombre muette...................................................................................................... 97
Le voyage périlleux................................................................................................ 97
Un discours problématique..................................................................................... 97
Avant 1954 : Une voix autorisée, Djamila DEBECHE............................................ 97
Pendant la guerre de libération (1958-1962) ........................................................... 97
Une voix autorisée, Djamila Debèche ..................................................................... 97
Pendant la guerre de libération, en marge de l'Histoire. Une voix particulière : M.T.
AMROUCHE........................................................................................................ 97
La participation à la lutte des idées : SAADIA et LAKHDAR, Zohra DRIF ........... 97
Aujourd'hui............................................................................................................ 97
La voix autorisée (encore) : Aïcha LEMSINE ........................................................ 97
La lutte commune : Anna GREKI et Leïla ASLAOUI............................................. 97
Faire éclater la chape de silence : Fadela M'rabet.................................................... 97
Souad KHODJA.................................................................................................... 97
Pour une écriture de la modernité ........................................................................... 97
Conclusion : ................................................................................................................ 97
Comment terminer ce voyage en essayistique ? .............................................................. 97
Et après ? Que se passe-t-il ? ................................................................................. 97
Bibliographie............................................................................................................... 97
A Corpus.............................................................................................................. 97
B Ouvrages de référence et critiques...................................................................... 97
349
Table des matières ........................................................................................................ 97
350