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Revue de sémio-linguistique des textes et discours
18 | 2004
De la culture orale à la production écrite : littératures africaines
Index terms
Mots-clés : Littérature africaine, Littérature orale, Africanisme, Colonisation, Enseignement
colonial
Full text
1 Les littératures africaines produites dans les langues européennes naissent à partir du
moment où les écrivains manifestent la volonté de substituer leur propre discours à celui
que l’Occident tenait sur l’Afrique et qu’il s’efforçait d’imposer comme le seul que l’on pût
tenir légitimement sur ce continent et ses sociétés. Sur le plan méthodologique, le rappel
de ce fait est important car il invite à mettre l’accent sur la situation de concurrence des
discours dans laquelle se sont trouvés placés, dès le début, les écrivains africains et, ainsi,
à prendre de la distance avec la thèse souvent défendue qui tend à réduire l’écriture du
texte africain à l’expression d’une expérience vécue par un sujet : hier, celle du monde
colonial, aujourd’hui, celle du monde postcolonial.
2 C’est dans cette perspective, qu’il faut situer l’intérêt que les écrivains africains ont
porté très tôt, dès avant la Grande Guerre, à la littérature orale et qui s’est manifesté sous
la forme de nombreuses publications : recueils de textes, traductions, analyses, etc. Cette
attitude répondait à une volonté de défendre et d’illustrer les langues et les cultures
africaines, jusqu’alors occultées ou méprisées par l’Occident. Mais ce qui pouvait
apparaître comme la manifestation d’un nationalisme culturel et que l’on retrouve dans
le mouvement de la négritude, au cours des années trente, devait se heurter à trois
obstacles principaux. Le premier tenait d’abord au fait que le colonisateur s’était lui-
même intéressé depuis longtemps aux langues et aux littératures orales et cela venait
brouiller ou affaiblir la dichotomie Afrique vs Europe sur laquelle reposait au départ
cette attitude de résistance culturelle. Le second était constitué par les difficultés
spécifiques que pouvaient rencontrer les écrivains pour publier des articles ou des
ouvrages : dans la plupart des cas, il leur fallait passer par des structures éditoriales qui
dépendaient du colonisateur, ce qui impliquait que leurs textes soient considérées comme
recevables, en fonction de critères académiques ou politiques. Enfin, l’intérêt pour les
littératures orales tendait souvent à graviter autour de la notion de « tradition », très
connotée politiquement, aussi bien en France qu’en Afrique, et les écrivains enclins à
utiliser et, éventuellement, valoriser cette notion pouvaient se demander dans quelle
mesure elle était susceptible de contribuer à un progrès des sociétés africaines et à leur
libération.
3 L’examen de la situation dans laquelle se sont trouvés placés les écrivains africains par
rapport aux littératures orales permettra d’abord de préciser un contexte particulier,
marqué notamment par une interférence constante entre dimension culturelle et
dimension politique, entre légitimité africaine et légitimité coloniale, connaissance et
institution. L’analyse conduira ensuite à souligner comment un déplacement progressif
va s’opérer, lisible dans l’importance croissante que les écrivains africains vont porter à
la question du savoir que les textes oraux sont susceptibles de véhiculer.
On se souviendra que l'auteur a modestement intitulé son ouvrage 'petit manuel', indiquant par là
qu'il n'a pas eu la prétention de faire une étude complète de sa langue, mais a cherché simplement à
permettre aux Européens résidant en pays bambara d'arriver facilement et vite à bien parler et à se
faire bien comprendre. Ainsi défini, le but de Moussa Travélé sera certainement atteint, et je suis
heureux que M. le Gouverneur Clozel m'ait fourni l'occasion d'y aider. (Travélé, 1910 : IV).
12 Equilbecq, auteur d’un important ouvrage sur les Contes populaires d’Afrique
occidentale, réalisé dans le cadre d’une enquête dont l’avait chargé l’administration à la
veille de la Première Guerre, montre encore plus nettement le lien entre politique
coloniale et connaissance de la littérature orale :
Au point de vue pratique, l'utilité de ces récits n'est pas moindre pour le fonctionnaire qui entend
diriger les populations au mieux des intérêts du pays qui l'a commis à cette tâche. Il faut connaître
celui que l'on veut dominer, de façon à tirer parti tant de ses défauts que de ses qualités en vue du
but que l'on se propose. Ce n'est qu'ainsi qu'on parvient à s'assurer sur lui du prestige moral qui fait
les suprématies effectives et durables. [...] A cette heure ou l'Islam envahit de plus en plus la terre
d'Afrique, il est bon d'enregistrer sans retard des traditions qui ne sont pas encore tout à fait
dénaturées dans les pays déjà islamisés et qui, dans les régions encore intactes, ont conservé -ou
peu s'en faut- leur pureté. Ces traditions sont les suprêmes vestiges des croyances primitives de la
race noire et, à ce titre, méritent d'être sauvées de l'oubli. (Equilbecq, 1972 : 22).
13 Outre la formule : « Il faut connaître celui que l’on veut dominer », qui se passe de
commentaires, il est intéressant de noter comment ce texte développe une thèse qui a été
centrale dans l’africanisme français et qui consiste à opposer une Afrique profonde et une
Afrique superficielle. L’Islam est ainsi perçu comme un élément second par rapport à une
Afrique véritable, « authentique », apparaissant notamment dans l’animisme ainsi que
dans les langues autochtones et la littérature orale. Dès lors, le colonisateur peut fonder
sa légitimité politique et scientifique en se présentant comme celui qui a pour mission de
révéler aux Africains la véritable Afrique et de la conserver identique à elle-même contre
les assauts des cultures étrangères.
Aussi, avons-nous tenté de leur [les élèves] servir, pour ce genre de repas comme pour les autres,
des mets appropriés. Aux alouettes fluettes, aux moulins argentins, au rémouleur gai chanteur, à
l’été doré, nous avons substitué la tiédeur bienfaisante des grandes pluies d’hivernage, le joyeux
pagayeur, le passage de la barre, la libération des captifs, le moustique et le mangemil. Comme il ne
faut rien laisser perdre, le commentaire de la chanson vient s’ajouter aux leçons de choses. (Hardy,
1917 : 266).
17 Mais cette réalité n’est pas inventée pour autant de toute pièce. Elle s’appuie largement
sur des recherches concernant les traditions africaines et la littérature orale. Au plan
strictement pédagogique, celles-ci offrent des ressources intéressantes. Ainsi, Davesne et
Gouin, auteurs de la célèbre série de manuels, Mamadou et Binéta, toujours édités
d’ailleurs, donnent l’exemple d’une pratique caractéristique :
Rien n’est plus pénible qu’une récitation chantonnante dépourvue de vie et d’expression. Pour
lutter contre la manie scolaire -si fréquente- de la lecture et de la récitation monotone, il est un
procédé qui nous a donné des résultats remarquables et que nous croyons devoir signaler à titre
documentaire. Nous faisions venir en classe un conteur africain qui, dans le dialecte local, racontait
aux enfants avec sa mimique habituelle –si merveilleusement expressive– une fable du pays aussi
vivante que possible. Les élèves redisaient la même fable avec les même gestes, les mêmes
intonations ; puis ils la lisaient ou la récitaient dans sa traduction française. Ils introduisaient alors
aisément dans cette lecture ou cette récitation l’entrain, la malice, le ‘sens du théâtre’ qui leur sont
naturels. (Davesne et Gouin, 1952 : 4).
Pour les grands élèves, nous ne nous soucions pas de les initier aux beautés de notre littérature
classique, dont l’intelligence suppose en même temps qu’un grand nombre de connaissances
accessoires lentement acquises, un sens certain de la langue française ; nous préférons les voir lire
du Jules Verne ou du Labiche, ce qui, du reste, leur plaît infiniment et les garde d’une
grandiloquence peu désirable. […]. En composition française, nous exigeons avant tout des phrases
courtes, exactes, des précisions justes, et nous luttons férocement contre l’abus des images,
l’amphigourisme, l’enflure et les mots qui ne veulent rien dire. Les sujets de devoir sont empruntés
à des circonstances locales ; ils obligent à observer, à regarder de près, et ne favorisent nullement
les belles envolées. Nous réservons une large place aussi aux lettres d’affaires, aux comptes rendus,
aux rapports. Tout cela ne développe pas l’imagination littéraire de nos élèves, mais elle n’a que
trop de tendances à se développer sans nous. […]. On trouvera certainement que cet enseignement
manque d’ampleur et qu’il sacrifie une bonne part de son charme. Mais il ne faut pas oublier que
les défauts d’esprit que nous devons combattre ont, durant des siècles, maintenu dans un abîme de
sauvagerie des races qui, par ailleurs, ne sont dénuées ni d’intelligence ni de qualités morales. Un
enseignement à tendances purement littéraires donnerait à ces défauts un nouvel aliment, il
griserait les élèves comme une musique, il leur ferait perdre de vue le reste de notre programme,
dont l’utilité est notoirement supérieure. (Hardy, 1917 : 193-194).
24 Ce texte est particulièrement révélateur par la façon dont il développe deux thèses qui
ne relèvent pas en fait du même ordre de préoccupations. L’une renvoie à une orientation
pédagogique : Georges Hardy souligne la nécessité de mettre en place un enseignement
du français à visée utilitaire et l’on notera les exemples de lectures qu’il préconise, ainsi
que les exercices d’écriture qui lui paraissent adaptés à ce projet visant à mieux insérer
l’élève africain dans son milieu et dans sa future profession.
25 L’autre concerne la finalité de la colonisation : reprenant le thème classique de la
« mission civilisatrice », Georges Hardy rappelle que les contraintes ainsi imposées aux
élèves permettront de conduire une action de transformation, souhaitable pour l’Afrique
aussi bien que pour la France. Mais, ce faisant, il vient buter sur la question de la
« sauvagerie » qu’il lui est bien difficile de définir. En effet, conformément aux catégories
intellectuelles caractéristiques de l’idéologie coloniale, il y a une logique à définir la
colonisation comme un processus qui fera passer l’indigène de la sauvagerie à la
civilisation. Mais alors, comment expliquer que cette sauvagerie qu’il faut éliminer soit
définie comme une propension à utiliser le langage dans une perspective spécifiquement
artistique ? Tel est bien le paradoxe de ce texte : ce n’est pas de la sauvagerie et de la
rusticité qu’il faut éloigner les élèves, mais de l’art, dans ce qu’il peut avoir de plus
complexe, de plus raffiné, de plus gratuit. Les termes employés sont particulièrement
significatifs : « abus des images », « amphigourisme », « belles envolées », « enflure »,
« mots qui ne veulent rien dire », « qui griserait les élèves comme une musique ». Ce qui
est ici remis en cause, c’est une pratique langagière qui aime s’abandonner à « cette
hésitation prolongée entre le son et le sens » comme le dit Valéry dans Tel quel (Valéry,
1971 : II, 63), qui met l’accent sur la fonction poétique, et l’indignation de Georges Hardy
rappelle en définitive la condamnation que Platon porte contre les poètes dans La
République.
26 Ces considérations de Georges Hardy illustrent une interrogation que l’on retrouve tout
au long du discours que l’Occident a tenu sur le primitif et dans lequel on n’a cessé de se
demander si celui-ci devait être défini comme un être simple, frustre, solide
psychologiquement ou, au contraire, comme un être complexe, et, parfois même,
décadent et dégénéré, comme le suggère bien le terme d’ » amphigourisme ». Cette
hésitation concernant la place qu’il faut accorder au primitif dans l’histoire des
civilisations6, nous la retrouvons encore dans un passage de l’ouvrage d’André Davesne,
Croquis de brousse. Evoquant le rapport que l’Africain entretient avec le langage, Davesne
écrit :
Le Noir est ainsi préparé par ses traditions verbales à distinguer dans les mots que lui présente la
langue française deux valeurs : l'une abstraite et intellectuelle, la signification ; l'autre concrète et
sensuelle, la musicalité. Que l'apprenti écrivain ait une intelligence 'vierge', qu'il soit un être simple,
un primitif, comme on dit, le choix entre ces deux valeurs lui sera dicté par son instinct plutôt que
par un effort de réflexion, c'est-à-dire qu'il accordera plus de prix à la musicalité du mot qu'à sa
signification. [...] Dans la pratique, cette utilisation conduit à des assemblages de mots assez
inattendus et qui ne laissent pas de nous dérouter quelque peu. C'est ainsi que nous sommes
éberlués quand nous découvrons dans la lettre qu'un jeune amoureux africain écrit à sa dulcinée,
après une bouderie, ce cri de détresse : 'O ma beauté, je vous contemple d'un oeil monocorde !' Mais
cette invocation, que nous serions tentés de déclarer insolite, voire abracadabrante, procède, en
réalité, d'une technique habile qui, somme toute, s'apparente...aux découvertes les plus subtiles de
la poésie pure. (Davesne, 1942 : 246-247).
27 Comme on peut le constater, la réflexion de Davesne entend se situer sur un plan plus
proprement linguistique que chez Hardy. En particulier, elle prend comme point de
départ les « traditions verbales » du locuteur africain qui conduit à distinguer, dans
l’usage des mots auxquelles le préparent celles-ci, deux pôles : d’un côté la
« signification », « abstraite et intellectuelle », de l’autre, la « musicalité », « concrète et
sensuelle ».. Selon Davesne, cette opposition serait plus marquée dans les langues
africaines qu’en français, et, en procédant ainsi, l’auteur s’engage dans une voie risquée,
qui consiste à affirmer l’existence de propriétés sémantiques et stylistiques inhérentes
aux langues considérées. Mais ce qui retiendra davantage notre attention, c’est l’exemple
qu’il donne lorsqu’il cite cette phrase écrite par un jeune amoureux africain « à sa
dulcinée » : « O ma beauté, je vous contemple d'un oeil monocorde ! ». Ce qui est
intéressant, dans le commentaire que donne Davesne de cette formule, c’est justement la
difficulté dans laquelle il se trouve pour la définir. En effet, d’un côté elle lui paraît
relever de la « fonction expressive » : elle est un « cri de détresse ». De l’autre, elle traduit
une performance stylistique tout à fait consciente puisque son caractère « insolite », voire
« abracadabrant », procède « d’une technique habile qui, somme toute, s'apparente...aux
découvertes les plus subtiles de la poésie pure. » Là encore, le commentaire hésite : a-t-on
affaire au cri d’un primitif ou à la trouvaille d’un poète savant et pleinement maître de
son art ?7
28 Cette question, Senghor devait y répondre quelques années plus tard, dans son poème
Masque nègre du recueil Chants d’ombre, paru en 1945, dont le dernier vers est
justement : « Je t’adore, ô Beauté, de mon œil monocorde. » (Senghor, 1990 : 18)8.. Senghor
connaissait très probablement ce passage de Davesne puisqu’il se réfère à deux reprises,
dans un de ses essais, « Le français langue de culture »9, repris dans Liberté I. (Senghor,
1964 : 360 et 362), à un développement de Croquis de brousse consacré aux langues
africaines. Au-delà de cet aspect un peu factuel, il est intéressant de noter que le jugement
porté par Senghor sur Davesne est plutôt élogieux et, une fois de plus, nous avons là un
bel exemple de la façon dont Senghor se plaît, non sans malice, à brouiller les pistes, en
procédant à ce va-et-vient constant entre sources européennes et sources africaines pour
définir la spécificité de la culture et de la poésie négro-africaine10.
Quand M. Equilbecq arriva à Bandiagara en juin 1912, le commandant de cercle convoqua le chef
Alfa Maki Tall pour lui demander d’envoyer au nouvel arrivant tous ceux, hommes, femmes,
vieillards ou enfants, qui connaissaient les contes. Je figurais parmi les enfants choisis. Chaque
conte retenu était payé à l’informateur dix, quinze ou vingt centimes, selon sa longueur ou son
importance. Au début, Wangrin les traduisait à M. Equilbecq, qui prenait des notes. Mais bientôt ce
dernier se déchargea sur lui du soin de recueillir directement la plupart des contes. Wangrin
rédigeait une première traduction en français, puis la communiquait à M. Equilbecq, lequel y
apportait éventuellement des corrections ou des modifications de son cru. Il devait publier une
grande partie des contes recueillis en 1913 chez E. Leroux, dans la “Collection des contes et chants
populaires”, texte qui sera repris en 1972 par les éditions Maisonneuve et Larose sous le titre Contes
populaires d’Afrique occidentale. Il n’est pas sans intérêt de savoir que Wangrin en a été l’un des
principaux rédacteurs. Son nom est cité au bas de la plupart des contes, précédé de la mention
“traduit par” ou “ interprété par”.. Mon nom y figure aussi par endroits, sous l’appellation bizarre
de “Amadou Bâ, élève rimâdio de l’école de Bandiagara” -bizarre car le mot rimâdio n’existe pas ;
tout au plus peut-on dire qu’il mêle curieusement les deux mots dîmadjo et rimaïbé, respectivement
singulier et pluriel de captif de case’. (Bâ, 1991 : 268-269)12.
32 La recherche africaniste de l’époque coloniale introduisait ainsi une hiérarchie entre
les rôles dévolus respectivement au chercheur européen et à l’informateur africain. Placé
dans cette position de subordination, celui-ci pouvait d’abord manifester une attitude de
ruse face à l’assurance manifestée par celui-là. Mais il ne s’agissait là que d’une forme
relativement sommaire de résistance. Plus fondamentalement, l’Africain qui estimait
disposer d’un savoir sur les traditions et les littératures orales de l’Afrique devait
s’efforcer de sortir de ce rôle d’informateur ou d’auxiliaire de la recherche pour devenir à
son tour chercheur à part entière en exerçant, sous sa signature, la prérogative de
l’interprétation. C’est ce que montre, parmi bien d’autres exemples qui pourraient être
invoqués, l’itinéraire de Hampâté Bâ, dans lequel on distingue trois moments
significatifs : la collecte personnelle de données pendant l’enfance et les années 1920-1940
durant lesquelles il occupe divers postes comme fonctionnaire en AOF ; l’affectation, à
partir de 1942 à l’IFAN, à la demande de Théodore Monod,
33 enfin, à partir de la fin des années 50, la période des grandes publications, au cours de
laquelle Hampâté Bâ, pour reprendre la formule de Kusum Aggarwal, exerce pleinement
la « fonction auctoriale » (Aggarwal, 1999), notamment en reprenant sous sa seule
signature des textes écrits précédemment en collaboration, comme l’ouvrage consacré à
Tierno Bokar ou la nouvelle version de Kaïdara (Aggarwal, 1999 : 207-227).
34 Cependant, les difficultés auxquelles se heurte le chercheur africain dans ce travail
d’appropriation de la fonction auctoriale ne sont pas uniquement d’ordre institutionnel.
Celui-ci se trouve aussi confronté à la question de la « tradition ». Pendant longtemps, en
effet, la recherche européenne a eu tendance à confondre dans un même ensemble
« littérature orale » et « littérature traditionnelle ». Cette orientation mettait l’accent sur
les contenus de cette littérature en insistant ainsi sur leur ancienneté, conformément à
l’étymologie du terme « tradition », qui vient du verbe latin tradere signifiant
« transmettre ». De la sorte, on établissait un partage de la production littéraire africaine :
d’un côté, la production orale, généralement considérée comme traditionnelle ; de l’autre,
la production moderne, et éditée, dans les langues africaines et européennes. Pendant
longtemps, le monde de l’africanisme s’est montré peu intéressé par les recherches
portant sur cette deuxième catégorie, dans la mesure où elle paraissait relever d’une
« africanité » superficielle, par opposition à l’Afrique véritable, telle qu’elle était censée
apparaître dans les cosmogonies, les épopées, les contes, etc.
35 Mais, au tournant des années 1960-1970, on voit apparaître une évolution tout à fait
significative, qui établit une distinction entre deux concepts : « littérature orale » et
« oralité »13. Le premier renvoie à un corpus de textes oraux, classés selon des critères qui
peuvent être d’ordre géographiques, linguistiques, génériques (conte, épopée, chant
propre à telle ou telle catégorie sociale, etc.). Le second désigne le mode de production, de
transmission, de réception de ces mêmes textes oraux. C’est dans cette perspective que se
situent notamment des travaux comme ceux de Maurice Houis, Anthropologie linguistique
de l’Afrique noire (Houis, 1971) ou de Camara Sory, Gens de la parole (Camara Sory, 1976) .
36 En prenant notamment en compte, beaucoup plus qu’on ne l’avait fait avant eux, la
dimension propre de la communication littéraire orale, ces travaux ont ainsi mis l’accent
sur le présent, au plan social, linguistique et esthétique, dans lequel se situe
l’actualisation du texte littéraire oral. Cette orientation a conduit à des études accordant
une large place à la notion de champ littéraire (Derive, 2001) ou à la question de la
formation du conteur, à sa position dans la société (Camara Sory, 1976) et au rapport qu’il
entretient avec son propre répertoire (Baumgardt, 2000)14.
Dans la cour, toute la maisonnée était réunie pour écouter les contes de tante Aminata. Lentement
elle nouait des actions, les faisait progresser, puis les dénouait. [...] Il était une fois, poursuivait
Aminata, une vieille femme qui avait beaucoup de biens. (Socé, 1935 : 72-73).
40 Dans cet exemple, le texte du conte est évoqué au style indirect, mais il peut être, dans
d’autres cas, cité intégralement et occuper plusieurs pages. Par ailleurs, l’utilisation de ce
procédé est plus ou moins bien réussi. En effet, le texte cité donne parfois l’impression
d’avoir été plaqué dans le roman. Dans d’autres cas, au contraire, l’insertion du texte
répond à une logique dans la mesure où il peut faire écho aux sentiments profonds
éprouvés par un personnage ou à sa situation. C’est le cas dans l’utilisation que Mongo
Beti, dans Mission terminée, fait de La complainte du petit orphelin que Yoannès le
Palmipède apprend au narrateur, avec une intention bien précise :
J'avais beau lui faire remarquer, en toute amitié que, pour ma part, je n'avais encore perdu aucun
de mes parents, il me répondait invariablement que je les perdrais bien un jour et que je serais
alors orphelin comme tout le monde -tiens, comme lui, par exemple. Je me résignais donc à
interpréter la chanson dans le genre pleurnichard, ce qui plut énormément à Yoannès le Palmipède.
C'est pour toutes ces raisons que j'ai appelé cette chanson : La complainte du petit orphelin. (Beti,
1985 : 147).
Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j’ajoute : si le défunt était de caste
forgeron, si l’on n’était pas dans l’ère des Indépendances (les soleils des indépendances, disent les
Malinkés), je vous le jure, on n’aurait jamais osé l’inhumer dans une terre lointaine et étrangère. »
(Kourouma, 1970 : 7-8)17. Néanmoins, le procédé est loin d’être suivi tout au long du roman et, très
fréquemment, Kourouma revient à la description à la troisième personne avec emploi classique des
temps du passé : « Fama fut réveillé en pleine nuit par les picotements de ses fesses, dos et épaules
qui cuisaient comme s’il avait couché dans un sillon de chiendent. (Kourouma, 1970 : 98).
43 D’autre part, Kourouma s’est efforcé d’utiliser une langue caractéristique de la langue
parlée. Cette option apparaît en particulier à travers deux caractéristiques qui ne sont pas
en fait du même ordre. La première réside dans l’interférence que Kourouma établit
entre le malinké et le français. Nombre de formules ou de constructions verbales, à
commencer par le titre du roman, sont apparemment des calques ou des traductions du
malinké. Cet aspect proprement linguistique ajoute une nuance supplémentaire dans la
mesure où le malinké, même si cette langue a donné lieu depuis longtemps à des
transcriptions, tend à être associé à l’oral : il est la langue parlée effectivement par
beaucoup d’Africains dans l’Ouest du continent. La seconde réside dans le niveau de
« style » -j’emploie ce mot faute de mieux !- qui paraît prédominer dans Les soleils des
indépendances : la prose de Kourouma apparaît d’emblée comme « populaire »,
« familière », « argotique », « incorrecte », voire « grossière ». Bref, elle n’a rien à voir avec
la prose souvent philosophique de Cheikh Hamidou Kane, dans L’aventure ambiguë, ou la
prose très écrite de Mongo Beti, du moins jusqu’à L’histoire du fou.
44 Mis à part quelques exceptions, au moment de la parution du roman, la critique a loué
à l’envi Kourouma pour avoir su rompre avec l’emploi du français académique, voire
scolaire, qui avait marqué jusqu’alors la pratique des romanciers africains et pour avoir
introduit ainsi dans le texte romanesque l’oral d’une langue africaine. Mais, comme l’a
analysé avec beaucoup de pertinence Albert Gandonou, il s’agit en fait d’une illusion car
cet oral de Kourouma est en réalité un oral écrit, exactement comme chez Céline. Le
procédé suivi par Kourouma peut être comparé
à celui qui caractérise l’écriture de Louis-Ferdinand Céline, dans Voyage au bout de la nuit. Il
consiste dans l’invention d’un style à effet de voix populaire. […] Dans l’écriture des Soleils des
indépendances d’Ahmadou Kourouma, il est assez facile de découvrir que les formes défectueuses
sont le fait d’un choix délibéré et visent le même but que les autres plus conformes aux normes :
imposer au lecteur l’impression, l’illusion qu’il entend la voix d’un personnage issu du peuple
malinké. […] Il fait subir au français diverses transformations qui vont […] des plus régulières aux
plus inattendues qu’on puisse trouver dans une œuvre qui se veut littéraire. En fait chez les
Malinké, personne ne parle comme lui, Kourouma, écrit. (Gandonou, 2002 : 307-314).
45 Ceci permet également de relativiser les libertés que Kourouma est censé prendre avec
les normes de la langue française. Gandonou, nous le voyons, parle ici de « formes
défectueuses ». Mais on notera qu’il est assez nuancé sur cette question et rappelle à
plusieurs reprises qu’il s’agit là encore, dans bien des cas, d’une illusion. Comme chez
Céline, il y a en fait chez Kourouma très peu d’ » incorrections » et son écriture reste
conforme aux usages de la langue. Certes, elle présente des formes inhabituelles, par
exemple : « courber une prière », « tuer un sacrifice ». Mais ne trouve-t-on pas des
formulations assez comparables dans la syntaxe de Mallarmé ? Comme le précise
Gandonou, au terme d’une analyse très systématique, dans Les soleils des indépendances,
Le code littéraire traditionnel est plus présent dans le roman que les traits de langue de niveau
plutôt relâché. L’écriture de Kourouma est un mélange de ces deux styles et l’on doit, après analyse,
admettre que ce sont les éléments littéraires, savants, qui dominent : emplois de mots rares, du
passé simple, de l’imparfait du subjonctif, de nombreux procédés de style, emplois de techniques
poétiques, de la négation absolue à deux unités… (Gandonou, 2002 : 316).
46 Ces remarques de Gandonou montrent ainsi le double effet que Kourouma, dans
l’écriture des Soleils des indépendances, est parvenu à produire chez ses lecteurs de façon
très concertée : donner l’illusion que son texte est un décalque du malinké et qu’il s’écarte
du français académique au profit d’une langue « populaire », uniquement parlée.
7. La question du sujet
47 Mais, au-delà de la question concernant les modalités à travers lesquelles le texte écrit
est susceptible de se référer à la littérature orale et à l’oralité, l’écrivain africain a été
confronté également à un autre problème plus spécifiquement littéraire. En effet, la prise
de parole qui va aboutir à un livre, même quand elle s’opère avec la volonté de parler au
nom d’une collectivité dont la culture a été jusqu’alors occultée ou méprisée, est un acte
individuel. Dès lors, l’écrivain peut-il se contenter d’un rôle qui se réduirait à transmettre
une culture préexistant à cet acte de prise de parole ? N’y a-t-il pas une contradiction
profonde entre recours à la tradition et création littéraire ? Ce problème, au demeurant,
se pose aussi pour le conteur : doit-on le considérer comme quelqu’un qui transmet un
texte fixé une fois pour toutes depuis des temps immémoriaux ?
48 Un examen de la production littéraire qui se réfère au monde de la littérature orale
montre que les écrivains ont apporté à ces questions deux types de réponses tout à fait
opposés. Les uns ont estimé que la littérature produite dans les langues européennes
pouvait servir à diffuser les contenus de la tradition et permettre la conservation de celle-
ci. Cette intention est souvent exprimée dans des préfaces ou des textes à caractère
manifestaire. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Djibril Tamsir Niane, dans la préface
de Soundjata ou l’épopée mandingue, avertit son lecteur de façon très explicite :
Ce livre est donc le fruit d’un premier contact avec les plus authentiques traditionalistes du
Mandingue. Je ne suis qu’un traducteur, je dois tout aux maîtres de Fadama, de Djéliba Koro et de
Keyla et plus particulièrement à Djéli Mamadou Kouyaté, du village de Djéliba Koro (Siguiri), en
Guinée. (Niane, 1960 : 9).
49 Cette déclaration ne doit pas cependant nous faire perdre de vue que Soundjata ou
l’épopée mandingue est un livre qui n’aurait jamais existé sans le travail d’écriture opéré
par un auteur, Djibril Tamsir Niane.
50 Néanmoins, il y a bien ici affirmation d’une conception de la littérature qui réduit un
ouvrage de ce type à la transmission d’un donné préexistant. Ce qu’il convient de noter à
cet égard, c’est que la thèse a maintes fois été exprimée par des anthropologues
européens qui ont vu en particulier dans le texte oral légué par la tradition une sorte de
trésor enfoui que la recherche devait s’efforcer de faire apparaître, à la façon de
l’archéologue mettant à jour une œuvre d’art qui gisait dans le sol. Cette attitude apparaît
en particulier chez Griaule, toujours désireux de faire surgir dans toute son intégrité une
africanité profonde. Ainsi, il présente en ces termes les circonstances qui lui ont permis
d’avoir accès à la cosmogonie que lui a révélée Ogotemmêli et qu’il expose dans Dieu
d’eau :
En octobre 1946, il [Ogotemmêli] manda chez lui l'auteur et, durant trente-trois journées, des
entretiens inoubliables se déroulèrent, mettant à nu l'ossature d'un système du monde dont la
connaissance bouleversera de fond en comble les idées reçues concernant la mentalité noire
comme la mentalité primitive en général. [...] Ce faisant, l'auteur souhaite atteindre deux buts :
d'une part, mettre sous les yeux d'un public non spécialiste, et sans l'appareil scientifique habituel,
un travail que l'usage réserve aux seuls érudits ; d'autre part, rendre hommage au premier Noir de
la fédération occidentale qui ait révélé au monde Blanc une cosmogonie aussi riche que celle
d'Hésiode, poète d'un monde mort, et une métaphysique offrant l'avantage de se projeter en mille
rites et gestes sur une scène où se meut une multitude d'hommes vivants. (Griaule, 1966 : 4-5).
51 Là encore, on pourrait faire la même remarque qu’à propos de Djibril Tamsir Niane :
Dieu d’eau a-t-il pour « auteur » Ogotemmêli ou Griaule, qui, à vrai dire, semble un peu
hésiter puisqu’il emploie ce terme ?
52 Dans cette perspective, l’accent se trouve ainsi placé sur les contenus de la tradition, sur
ses énoncés, avec une adhésion au principe selon lequel ceux-ci doivent présenter un
caractère fixe et permanent. En revanche, d’autres écrivains voient les choses
différemment. Pour eux, ce qu’il faut retenir de ce que l’on appelle la « tradition », ce sont
moins ses contenus que le processus à travers lequel cette tradition s’actualise, dans une
parole vivante et toujours renouvelée. Une parole qui, en outre, n’est pas nécessairement
claire et qu’il faut par conséquent savoir interpréter. Dans un de ses contes, La biche et les
deux chasseurs, Birago Diop a particulièrement exprimé cette nécessité :
Les chiens de N’Dioumane, nés dans sa demeure, avaient reçu de son père les noms de Worma
(Fidélité), Wor-ma (Trahis-moi), Digg (Promesse) et Dig (Haie mitoyenne). Le père de N’Dioumane
pensait qu’en ces mots s’enfermait assez de sagesse pour l’homme qui ne voulait point avoir de
déceptions dans son existence. Car, disait-il, comme Worma et Wor-ma étaient les mêmes, Fidélité et
Trahison allaient de pair ; en effet, expliquait-il, si la Fidélité devait durer toujours, l’eau ne cuirait
jamais le poisson qu’elle a vu naître et qu’elle a élevé. Il disait aussi que la Promesse était une
couverture bien épaisse, mais qui s’en couvre grelottera aux grands froids. Il disait encore qu’avoir
la même haie mitoyenne n’a jamais donné deux champs de même étendue, pas plus que deux
hilaires de même longueur ne suffisaient pour remplir de mil deux greniers de même contenance. Il
ne disait pas, mais il le pensait sans doute, qu’il y avait chasseur et chasseur, ce que M’Bile-la-Biche
ignorait peut-être, malgré son grand savoir. Il disait encore d’autres paroles de sagesse que son fils
parut avoir oubliées le jour où s’arrêta sur le seuil de sa maison, chantant et dansant au son du tam-
tam, cette bande joyeuse de jeunes femmes plus jolies les unes que les autres. (Diop, 1969 : 144-145).
53 Ainsi, loin d’être un donné préexistant qu’il serait facile de cerner, la parole est d’abord
incertitude. Ce caractère apparaît notamment, non seulement à travers la multiplicité des
langues qui constitue un obstacle à la compréhension mutuelle des hommes, mais aussi
dans les homonymes existant dans toute langue, le phénomène de la métaphore ainsi que
dans la possibilité de voir une même chose sous des angles opposés.
54 Mais cette ambiguïté du langage ne signifie pas nécessairement une limite intolérable
de la condition humaine car on peut y voir le champ offert à la liberté de l’homme. C’est
ce que souligne bien ce propos de Tierno Bokar rapporté par Hampâté Bâ :
En donnant à l’homme le verbe, Dieu lui a délégué une part de sa puissance créatrice. C’est par la
puissance du verbe que l’homme, lui aussi, crée. Il crée non seulement pour assurer les relations
indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour assurer le viatique qui ouvre pour lui les
portes de la béatitude. (Bâ, 1980 a : 126).
55 L’exercice de la parole est ainsi un processus de construction du sens, aussi bien dans le
domaine des relations sociales et des valeurs qui la sous-tendent que dans celui de la
recherche théorique.
56 Hampâté Bâ n’a cessé d’insister sur cette nécessité dans laquelle se trouve placé
l’homme de construire et d’interpréter. Il lui est arrivé de se définir comme
« traditionaliste », mais le mot terme ne doit prêter à confusion :
L’homme qui voyage découvre et vit d’autres initiations, enregistre les différences ou les
ressemblances, élargit le champ de sa compréhension. […] On peut dire que celui qui est devenu
traditionaliste-doma a été, toute sa vie, un chercheur et un questionneur, et qu’il ne cesse jamais de
l’être. (Bâ, 1980 b : 221).
Dire les limites et les faiblesses d’une tradition n’implique, au départ, ni nihilisme ni goût pour le
sacrilège. C’est seulement faire l’histoire d’une aliénation, d’une vérité, ou d’un fait. […] Le point est
d’inscrire notre combat dans le présent, c’est-à-dire de prendre la responsabilité de notre futur.
Nous nous savons être des enfants du passé. Nous en sommes aussi les maîtres. Il serait erroné de
lui accorder un pouvoir de totalisation qu’il n’a jamais eu et ne pourrait avoir. […] Nos singularités
et différences (langue, condition, projets actuels) définissent pour chacun d’entre nous une
géographie et un espace d’actions possibles. A nous de le transformer, ce passé ; c’est-à-dire de le
coloniser, de l’arranger pour qu’il s’intègre dans les lieux d’accomplissement de notre liberté.
(Mudimbe, 1994 : 121).
60 La deuxième se rapporte à la question du corpus dans lequel réside la tradition. En
effet, on ne peut parler de tradition sans partir des textes qui sont censés l’exprimer :
61 En insistant sur la nécessité de prendre en compte ces textes sans lesquels, justement,
cette tradition n’existerait pas ou se réduirait à un fantasme ou une idéologie, Hountondji
définit ainsi les conditions qui rendent possible la critique de la tradition qui, comme tout
texte, est toujours susceptible de faire l’objet d’une analyse.
62 Ces quelques exemples illustrent la dimension philosophique dans laquelle peut
s’opérer le rapport critique à la tradition et aux textes qui la constituent. Mais cette
attitude apparaît aussi dans son versant proprement littéraire. Si certains écrivains,
comme on l’a vu à propos de Djibril Tamsir Niane, réduisent l’utilisation qu’ils font de la
tradition en se définissant -un peu rapidement- comme simples « traducteurs », d’autres,
en revanche, entretiennent avec celle-ci une relation plus complexe, transgressive même.
Dans le chapitre 11 de L’enfant noir, Camara Laye évoque l’épisode dramatique de la mort
de son camarade Check, survenue alors que le narrateur est revenu à Kouroussa pour la
durée des vacances scolaires. Check vient de mourir et son corps n’a pas été encore
inhumé. Le narrateur, qui écrit le récit bien après cet événement, relate en ces termes ce
qu’il ressent au moments des faits :
Il me semble revivre ces jours et ces nuits, et je crois n'en avoir pas connu de plus misérables.
J'errais ici, j'errais là ; nous errions, Kouyaté et moi, comme absents, l'esprit tout occupé de Check.
[...] 'Check !' pensais-je, pensions-nous, et nous devions nous contraindre pour ne pas crier son nom
à voix haute. Mais son ombre, son ombre seule, nous accompagnait... Et quand nous parvenions à le
voir d'une manière un peu plus précise -et nous ne devions pas le voir d'une manière un peu plus
précise-, c'était au centre de sa concession, étendu sur un brancard, étendu sous son linceul, prêt à
être porté en terre ; ou c'était en terre même, au fond de la fosse, allongé et la tête un peu surélevée,
attendant qu'on posât le couvercle de planches, puis les feuilles, le grand amoncellement de feuilles,
et la terre enfin, la terre si lourde.... 'Check !... Check !...' Mais je ne devais pas l'appeler à voix haute :
on ne doit pas appeler les morts à voix haute ! Et puis, la nuit, c'était malgré tout comme si je l'eusse
appelé à voix haute : brusquement, il était devant moi ! (Camara Laye, 1985 : 207-208).
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Notes
1 Parmi les travaux en français les plus anciens, signalons l’ouvrage du baron Roger, Fables sénégalaises (Roger, 1828) ainsi que
ceux de Casalis consacrés à la langue séchuana et aux Bassouto (Casalis, 1841 et 1859). Pour un historique de la perception des
littératures orales de l’Afrique par la recherche européenne, voir notamment le chapitre que Ruth Finnegan consacre à cette
question dans Oral Literature in Africa (Finnegan, 1970). Pour un bilan de l’apport africaniste de Roger, voir l’article de K.
Aggarwal (Aggarwal : 2003).
2 Sur la législation organisant cet enseignement colonial ainsi que sur sa structure et ses contenus, voir l’analyse que je lui ai
consacrée dans Littérature et développement. (Mouralis, 1984 : 59-99).
3 Cette pratique montre, comme l’exemple donné précédemment par Davesne et Gouin, que, dans la réalité, les langues
africaines n’étaient pas toujours bannies de l’école coloniale.
4 Les pièces montées chaque année par les élèves avaient pour point de départ des enquêtes menées par ceux-ci dans leurs
régions d’origine au cours des grandes vacances. Bakary Traoré cite quelques-uns des questionnaires remis aux élèves par leurs
professeurs avant leur départ et à partir desquels ils conduisaient leurs recherches (Traoré, 1958 : 48-49).
5 A la thèse préconisant pour les élèves africains un enseignement qui ne les coupe pas de leur environnement, dans une
logique d’enseignement primaire supérieurs pour les grandes classes, s’ajoute une exigence plus proprement politique :
l’existence en Afrique d’un enseignement secondaire conduirait au baccalauréat et donc à la possibilité d’entreprendre des
études universitaires, ce qui poserait un problème de concurrence sociale et professionnelle entre les Africains et les Européens
titulaires de mêmes diplômes.
6 Cette hésitation, ou, si l’on préfère, cette aporie du discours occidental a connu des développements significatifs à travers
l’association souvent établie, dans des travaux psychiatriques à partir de la fin du XIXe siècle, entre l’enfant, le fou le primitif.
Voir sur cette question l’analyse que j’en fais dans le chapitre I de L’Europe, l’Afrique et la folie, « L’Afrique comme figure de la
folie » (Mouralis, 1993 : 15-74). Ce discours hésite en particulier entre deux figures opposées : la transe et le sommeil. A noter que
ce type d’association n’est jamais opéré par les anthropologues, y compris chez Lévy-Bruhl.
7 On trouve également une hésitation de ce type chez Guéhenno, évoquant dans la France et les Noirs, la poésie des Dogon
révélée par les anthropologues : « J’envie les ethnographes. Les textes qu’ils recueillent et sur lesquels ils travaillent ne sont pas
sans analogie avec les poèmes de M. Claudel ou de M. Alexis Léger. C’est une sorte de gangue verbale confuse et obscure, une
marne grise mais où des mots éclatent parfois comme des pépites d’or. » (Guéhenno, 1954 : 74-75). Précisons que La France et les
Noirs est le récit de la tournée que Jean Guéhenno a effectuée en AOF en 1953 comme inspecteur général de l’Education
nationale. Ces considérations sur la poésie de la cosmogonie dogon doivent être mises en parallèle avec les réflexions qu’il
présente sur l’enseignement de la langue et de la littérature françaises en Afrique, à l’époque de l’Union française.
8 Le fait que ce poème soit dédié à Pablo Picasso a évidemment son importance.
9 Cet essai, « Le français langue de culture » a paru pour la première fois dans Esprit en novembre 1962.
10 Dans cet essai, Senghor, reprend, dans sa deuxième référence à Croquis de brousse, une partie de la citation indiquée plus
haut mais il ne retient pas la formule « l’apprenti écrivain » et ne fait pas apparaître les coupures qu’il introduit dans le texte de
Davesne. (Senghor, 1964 : 362).
11 Pour un bilan de l’africanisme et un exposé des problèmes théoriques ainsi qu’une analyse des parcours des acteurs, voir
Anne Piriou et Emmanuelle Sibeud, éd., L’africanisme en questions (Piriou et Sibeud, 1997) et Emmanuelle Sibeud, Une science
impériale pour l’Afrique ? (Sibeud, 2002).
12 Wangrin, dont il est ici question, est évidemment le personnage dont Hampâté Ba a retracé l’ascension et le déclin dans son
célèbre récit, L’étrange destin de Wangrin (Bâ, 1973).
13 A noter que cette évolution se produit d’ailleurs au moment où de plus en plus de chercheurs africains présentent leurs
travaux dans le cadre universitaire et, à la différence de ce que l’on observait pendant la période coloniale, la distinction entre
les prérogatives respectives des Africains et des Européens dans le domaine de la recherche n’a plus beaucoup de réalité.
14 Bien sûr, cette sensibilité au présent du texte littéraire oral apparaît déjà dans des travaux plus anciens et, à cet égard, on
peut signaler l’attitude tout à fait novatrice de Charles Beart s’intéressant à la question des jeux et des jouets. (Beart, 1955 et
1960).
15 Il paraît important de noter que cette nouvelle version de Kaydara est publiée quelques années après Wangrin, c’est-à-dire à
un moment où Hampâté Bâ se voit davantage perçu par le public à travers un statut d’écrivain. Par ailleurs, il se pourrait qu’il y
ait un certain aspect ludique dans l’usage que l’auteur fait des notes de bas de page dans cette nouvelle version. C’est ce qu’on
pourrait appeler son côté Borges.
16 Bien entendu, je laisse de côté une autre innovation, thématique celle-ci, et qui n’entre pas dans mon propos : l’introduction
dans la littérature africaine de la thématique de l’indépendance, traitée par Kourouma dans une perspective de
désenchantement.
17 A noter l’emploi de « sceptique » au singulier, conformément à l’usage du « vous » à l’écrit, qui est un pseudo pluriel. Selon la
procédure choisie par Kourouma, on devrait avoir plutôt « sceptiques », correspondant au pluriel désignant les membres d’un
public.
18 L’œuvre d’Hampâté Bâ et celle de Griaule illustrent particulièrement cette situation de concurrence des discours, mais celle-
ci est d’autant plus significative que Griaule, en se mettant à l’écoute de la parole africaine, fut un grand novateur et qu’on ne
saurait le réduire au rôle d’ethnologue colonial.
19 Cette thèse selon laquelle le monde dit traditionnel n’est pas un donné clair et que l’homme ne peut s’y référer,
éventuellement, qu’après l’avoir interprété est centrale chez Soyinka. Voir en particulier son essai, Myth, Literature and the
African World (Soyinka, 1976) ainsi que le discours prononcé lors de la remise du prix Nobel, Que ce passé parle à son présent
(Soyinka, 1986).
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