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Psychopathologie africaine, 1974, X, 2 : 291-292.

 
COMPTES RENDUS/Reviews

Louis-Jean CALVET — Linguistique et colonialisme. Paris, Payot, 1974, 250 p.


 
L’ouvrage traite des rapports, et de la complicité, entre la science linguistique et les attitudes co-
lonialistes. Certaines des thèses avancées paraissent justes, mais leur démonstration aurait sans
doute gagné à s’appuyer sur des enquêtes historiques et sociologiques plus approfondies.
Dans un domaine de la linguistique africaine, par exemple, des inexactitudes ou des omissions,
plus ou moins graves, apparaissent au cours des chapitres. Ainsi, la définition linguistique (et non
idéologique) des langues et des dialectes ne date pas d’hier ; depuis LEPSIUS au moins, toute l’école
allemande distingue clairement entre Sprache et Mundart. Malgré les affirmations de l’auteur, la quali-
fication de dialectes, patois ou baragouins, données aux langues dominées, paraît appartenir au
vocabulaire des milieux dits cultivés et non à celui des linguistes.
L’hypothèse selon laquelle les idées des frères SCHLEGEL sur la supériorité des langues euro-
péennes auraient régné un demi-siècle (assertion puisée chez MOUNIN) et même jusqu’à une date
récente chez les Africanistes (affirmation reprise à M. HOUIS) est également contestable. L’histoire
de la linguistique en Europe contredit cette affirmation, celle de la linguistique africaine également :
on ne trouve nulle trace d’évolutionnisme européo-centré dans la thèse de BLEEK sur le bantou en
1851 ; quant aux textes de DELAFOSSE et de WESTERMANN cités par M. Houis, du premier on ne
peut rien tirer sur le plan idéologique, et celui de Westermann est une citation malheureusement
tronquée. Dans le texte original, le savant allemand écrit à peu près le contraire de ce qu’on voudrait
lui faire écrire, à savoir que le proto-soudanais était une langue à monosyllabes. Westermann con-
clut clairement que la langue devait avoir à la fois des radicaux monosyllabiques et des radicaux
disyllabiques.
L’expérience de l’ “école mutuelle” en Algérie, en 1832, telle qu’elle est relatée, laisse penser que
les principes de ce courant pédagogique menaient nécessairement à la francisation, ce qui est
d’ailleurs apparemment exact dans le cas algérien, mais par un détournement politique opéré hors
des milieux mutualistes. Si l’auteur s’était référé à la tentative de Jean DARD au Sénégal à partir de
1820, qui prônait l’instruction en wolof, il aurait pu mieux montrer comment les idées mutualistes,
qui véhiculent une sorte de populisme pédagogique issu de la Révolution française, ne pouvaient
que s’effacer devant la montée de l’entreprise coloniale. Ce qui se passa effectivement au Sénégal.
Dernière imprécision relevée : l’attribution à l’ère coloniale de la mise en écriture du swahili ;
alors que cette langue fut décrite et écrite à l’époque des explorations et non à celle de la colonisa-
tion. D’une manière général, l’auteur ne semble pas avoir perçu l’originalité de la linguistique afri-
caine entre 1800 et 1880, ni la cassure qui se produit lorsque l’occupation de l’Afrique devient fait
accompli. Ceci aurait pourtant /p. 292/ donné vigueur à ses thèses, car il aurait pu déceler comment,
assez rapidement, les premiers linguistes africains (CROWTHER et d’autres) laissent la place aux
“informateurs”, lesquels ne sont souvent que des linguistes niés par l’idéologie coloniale.
Ces réserves faites, il faut reconnaître à L.-J. CALVET le mérite de poser crûment le problème de
ce qu’il nomme la glotophagie, et des rapports de cette pratique linguistique avec les idéologies
dominantes, singulièrement avec les idéologies coloniales et postcoloniales. Les quelques erreurs
que nous lui attribuons ici sont d’ailleurs les conséquences directes de la symptomatique pudeur qui
semble empêcher aujourd’hui la linguistique africaine de se pencher sérieusement sur son passé.
Nous croyons, pour notre part, que, lorsque les comptes seront faits, on s’apercevra mieux que les
rapports entre l’idéologie du linguiste et son œuvre scientifique sont moins directs, plus complexes
qu’on ne le suggère, que ne le suggère l’auteur. Les tentatives récentes faites pour dévoiler l’idéo-
logie au travail dans la production des chercheurs en sciences humaines négligent trop souvent le
fait que la construction scientifique est une réalité institutionnelle qui vit autant de ses propres lois
de développement que des nécessités de servir l’idéologie au pouvoir ; d’où proviennent des ten-
sions dont l’analyse ne peut faire fi. Lorsque C. MEINHOF lança son hypothèse sur les langues ha-
mites comme représentant l’influence du monde blanc en Afrique, il fut loin de recueillir
Louis-Jean Calvet — Linguistique et colonialisme (CR. : J.L. Doneux)  

l’assentiment général des linguistes de son époque : trop de faits linguistiques s’opposaient à cette
vision qui, bien sûr, devait alimenter la légitimation du système colonial. La même chose peut être
dite à propos de la liaison entre une résistance linguistique nationaliste et la lutte des classes, liaison
que l’auteur – malgré quelques hésitations – voudrait voir aller de soi. Là, c’est l’hypothèse sociolo-
gique qui nous paraît trop tranchée : en Europe à plusieurs reprises, et en Afrique aujourd’hui, les
mouvements nationalitaires ont été tenus à bout de bras par des couches de la bourgeoisie concur-
rentes d’autres secteurs de la même classe sociale. Bref, il reste du chemin à faire pour éclairer tous
les rapports entre le langage et le reste du champ social. L’auteur s’est avancé sur ce chemin dans
une direction que nous croyons féconde ; il lui reste sans doute à mieux baliser ses étapes.

Jean Léonce DONEUX (C.L.A.D.)

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