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Armand Colin

CONTRIBUTION A L'HISTOIRE DE L'INFLUENCE DE LA Nouvelle Théorie du Langage EN


FRANCE
Author(s): D. Baggioni
Source: Langages, No. 46, Langage et classes sociales: Le marrisme (JUIN 1977), pp. 90-117
Published by: Armand Colin
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41680986
Accessed: 16-06-2016 18:10 UTC

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D. Baggioni
E. R. A. 353 et GRECO
Rouen

CONTRIBUTION A L'HISTOIRE DE L'INFLUENCE


DE LA Nouvelle Théorie du Langage EN FRANCE

0.1. Après être parti enquêter sur l'influence de l'école et des théories de
Marr et des marristes en France, on ne peut qu'éviter d'intituler cette étude
« Le marrisme en France » ou tout autre énoncé similaire qui supposerait
une influence directe des travaux des linguistes soviétiques sur la recherche
française.
Si rapports il y a, ceux-ci sont très médiatisés et on ne peut plus dia-
lectiques. Disons-le tout de suite : la linguistique soviétique n'a guère été
diffusée et n'a pas rencontré d'adeptes en France. Avant 1950, lorsqu'on
citait les travaux de Mark dans le très sérieux Bulletin de la société Unguis -
tique de Paris (B. S. L.), c'était aussitôt pour les condamner, et après l'inter-
vention de J. Staline on s'empressa de tous côtés de faire comme si la page
était tournée. Nous souscrivons donc au jugement de J.-B. Marcellesi
( Introduction à la sociolinguistique) qui, lorsqu'il rouvre le dossier, estime
« lever une hypothèque » sur ces questions.

0.2. Pourtant, un très ancien courant sociologique en linguistique (Bru-


not, Meillet, Cohen), le rayonnement croissant du marxisme en France,
pouvaient laisser penser que la tentative de N. Ya. Marr ne laisserait pas
indifférents certains chercheurs français. C'était oublier que les liens d'école
scientifique ont une force au moins égale aux liens idéologiques. Les lin-
guistes français influencés par le marxisme dans leur activité sociale, suivant
les générations scientifiques, se rattachaient qui au comparatisme, qui au
structuralisme. Quant aux intellectuels marxistes non linguistes, ils ne
s'engageaient pas dans ces problèmes qui étaient « du ressort des spécia-
listes ». Et paradoxalement, on a jamais autant parlé de Marr en France
que lorsqu'on lui donna le coup de grâce en U. R. S. S. Aussi ne s'étonnera-
t-on pas de voir la plupart de nos informations tourner autour du débat
de l'été 1950.

1. MARR et l'école sociologique française.

1.0. On nous excusera de réduire la linguistique française de la première


moitié du xxe siècle à A. Meillet et à ses disciples. Ce n'est pas de notre part
volonté d'éliminer les autres linguistes français qui, tels Tesniere, Guil-
laume, Brunot, ont laissé des œuvres assurément importantes, mais désir
de localiser le thème envisagé ; les rapports entre l'école de Marr et la lin-
guistique française se sont réduits en fait à une confrontation Marr-Meillet
pour une raison aussi simple qu'indubitable : les thèses de Marr ne concer-

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naient guère que la linguistique comparatiste, à l'époque dominée par
A. Meillet et ses élèves.
Notre étude est fondée essentiellement sur une lecture du Bulletin de la
société de linguistique de Paris (B. S. L.) de 1919 à 1950, sur les œuvres prin-
cipales de Meillet et sur une « chronique » de J. Vendryes retrouvée dans
la Revue celtique.

1.1. Bien des raisons peuvent être avancées pour comprendre qu'une
rencontre entre Meillet et Marr devait nécessairement avoir lieu. L'élève
de M. Bréal définit sa position, en grande partie, en opposition avec les
excès des néo-grammairiens, soucieux qu'il est de découvrir les causes sociales
du changement linguistique (« dans quelle mesure il est possible de recon-
naître des rapports entre le développement linguistique et les autres faits
sociaux»1) préoccupation qui l'amène à collaborer avec Durkheim à l'Année
sociologique. Reste à savoir si ce programme a été réellement suivi. Mais on
ne peut douter de la sincérité des intentions, et de nombreux passages et
études sont là pour prouver tout l'intérêt que Meillet attachait aux faits
sociaux et à leur éventuelle influence sur les faits linguistiques ; ce qui natu-
rellement pouvait l'amener à s'intéresser à l'orientation prise par Marr
et la linguistique soviétique.
Il ne semble pas, d'autre part, qu'un préjugé anti-soviétique ait prévenu
l'école linguistique française contre les travaux de Marr et de son école. Au
contraire, on sent dans les comptes rendus du B. S. L. une volonté sincère de
prendre connaissance de ce qui se fait « de l'autre côté », car à aucun moment
la « communauté internationale des linguistes » n'a rompu totalement les
ponts avec la jeune Union Soviétique, mise au bai* des nations à bien
d'autres points de vue.
Ainsi Meillet fait-il un compte rendu 2 élogieux pour la science russe
du volume de Marr et Orbeli sur les inscriptions vanniques. Cet intérêt
pour les travaux des scientifiques soviétiques ne se démentira pas et, à
plusieurs occasions, dans le B. S. L., les slavisants et orientalistes français
rendront hommage au sérieux des publications soviétiques, notamment
archéologiques.
1 . 2. Mais si la solidité des études érudites de la science soviétique n'est pas
mise en cause, très tôt les théories de Marr vont susciter des réserves et des
critiques de la part du maître de la linguistique historique.
En 1923, rendant compte de Der japhetitische Kaukasus und das dritte
ethnische Element im Bildungoprocess der Mitelländischen Kultur , volume
traduit du russe dans les Japhetitische Studien (Leipzig, 1923), A. Meillet
remarque «... il est fâcheux que, pour répandre des idées que Marr se plaint
de voir ignorees, il avance des rapprochements qui ne convaincront personne,
comme celui du nom grec de la mer, TréXayoç, avec le nom des Pélasges :
même si ce rapprochement est juste, il est indémontrable, et c'est le dernier
exemple qu'il aurait convenu de citer 8 ».
La même année, le disciple J. Vendryes dans ses « chroniques » de la
Revue celtique développe ces réserves dans une étude plus substantielle. Après

1. Linguistique générale et linguistique historique, t. I, p. 18.


2. B. S. L., n° 74, vol. 24, p. 189.
3. B. S. L., n° 74, vol. 24, pp. 189-190.

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avoir souligné l'intérêt des travaux philologiques de Marr et son irrempla-
çable connaissance des langues du Caucase, Vendryes présente très objecti-
vement la « théorie japhétique » pour avancer ensuite, face aux thèses mar-
ristes, une série de critiques bien dans la ligne de la méthode comparative en
linguistique historique : « Pour N. Marr, la parenté linguistique n'existe
que sous la forme de langues mixtes : la science des langues japhétiques, dit-il,
exclut l'existence d'une langue de tribu qui soit restée pure de tout croise-
ment. Cette doctrine pose une grave question de méthode. Elle contredit les
principes même sur lesquels repose jusqu'ici la grammaire comparée des
langues indo-européennes. Elle mêle l'ethnographie à la linguistique en soute-
nant que le mélange des langues est une conséquence fatale du croisement des
races. Elle se rapproche dans une certaine mesure des idées de M. Schu-
chardt et prend à son compte une partie des critiques que l'éminent lin-
guiste adressait aux Junggrammatiker [...] Une critique toutefois peut lui
être adressée : c'est qu'elle s'appuie avant tout sur les faits de vocabulaire ;
ces faits toujours « singuliers » et « particuliers » s'accordent aisément avec
une théorie qui fait une si large place aux contingences. La morphologie a des
cadres beaucoup plus rigides qui ne se laissent pas traiter aussi librement.
Aussi beaucoup de linguistes sont-ils convaincus que seuls les faits de mor-
phologie sont valables comme base de comparaison. Ces mêmes linguistes
estimeront qu'en s'en tenant au vocabulaire, N. Marr accuse le point faible
de sa méthode l. »
Le problème des langues mixtes et celui de l'emprunt est d'ailleurs
abordé par Meillet peu de temps après, au cours d'une série de conférences
faites à Oslo à l'invitation d'A. Sommerfelt, son élève : « Qui dit emprunt
admet que le sujet parlant a conscience de deux langues distinctes... Si
dégénéré que puisse être son breton, l'habitant de la région de Vannes sait
s'il parle français ou breton. Car il emploie suivant le cas deux morphologies
essentiellement distinctes. N. Marr a supposé que la morphologie armé-
nienne, dont le caractère indo-européen est manifeste, comprendrait des
éléments dus à une population antérieure à l'arrivée dans le pays arménien
d'hommes parlant une langue indo-européenne ; mais il n'a pas réussi à
démontrer cette hypothèse et il n'a, hors de son école propre, convaincu
aucun des linguistes qui s'intéressent à l'histoire de l'arménien 2. »
Chez ces deux auteurs, on aura reconnu dans les arguments qu'ils oppo-
sent à Marr une inspiration linguistique commune s' appuyant notamment
sur le postulat de l'autonomie des faits de langues (« elle mêle l'ethnographie
à la linguistique »), leur systématicité (les cadres « rigides » de la morpho-
logie ; « deux morphologies essentiellement distinctes >) et la distinction faits
de langue/faits de vocabulaire (« singuliers », « particuliers ») ; autant de
thèmes que la tradition saussurienne (et Staline) avancera contre toute
tentative sociolinguistique.

1.3 MEILLET et SAUSSURE.

Notre remarque peut surprendre en une époque où les études socio-


linguistiques récentes remettent A. Meillet au goût du jour et voient dans

1. Revue celtique , XLI, pp. 291-293.


2. La Méthode comparative en linguistique historique , chap. VII, pp. 81-82 (Oslo,
1925).

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son œuvre des suggestions pleines d'intérêt pour ceux qui voudraient élabo-
rer une théorie linguistique inspirée du marxisme. Inversement, ceux qui
voient en Saussure le fondateur de la linguistique moderne s'efforcent de
montrer le retard de l'élève sur le maître, du point de vue théorique. Et
certes il est vrai, d'une part, que l'accent mis sur l'aspect social du langage
est plus net chez Meillet que chez Saussure et que, d'autre part, le souci
d'élucidation théorique et de rigueur conceptuelle est plus affirmé dans le
Cours de linguistique générale que dans toute l'œuvre de Meillet. Mais
réduire Saussure au Cours , ou plutôt à une certaine lecture du Cours
(fortement inspirée par les développements théoriques ultérieurs qui trou-
vent leur justification dans certains passages), c'est oublier tout ce qui lie le
linguiste genevois à son époque et à la linguistique contemporaine. Opposer
ainsi Saussure à Meillet, c'est laisser de côté tout ce qui unissait les deux
maîtres de cette école sociologique française (et c'est ainsi qu'on perçoit la
linguistique française à l'étranger (voir sur ce point la critique de L. O. Rezni-
kov, qui montre qu'une série de distinctions pertinentes fonde aux yeux de
ces linguistes la possibilité d'une science linguistique).
D'une citation de Meillet : « Il n'y a ainsi au fond, en ce qui concerne
l'étude positive des langues particulières, qu'une seule discipline gramma-
ticale, à la fois descriptive et historique, et qui met seulement en évidence le
côté descriptif ou le côté historique suivant le but spécial de la recherche
entreprise 1 » on a pu tirer argument pour estimer que Meillet méconnais-
sait la nécessité de distinguer la différence de nature spécifique entre l'étude
synchronique du fonctionnement linguistique et l'étude diachronique du
changement linguistique *. La démonstration ne nous semble pas convain-
cante. En fait la linguistique historico-comparative diverge de la linguis-
tique générale proposée par le Cours davantage par les centres d'intérêt
(accent mis ici sur l'histoire et la grammaire comparée des langues, là sur la
description des langues particulières) que par la base théorique.
La notion de système est au centre de l'œuvre de Meillet. Même s'il
emprunte cette notion plus au Saussure du Mémoire sur le système primitif
des voyelles en indo-européen (1878) qu'à celui du Cours de linguistique géné-
rale (1916), il se figure le concept assez clairement et en saisit suffisamment
l'importance dans la théorie linguistique pour affirmer : « Mais l'observation
délicate de l'action de l'homme sur le développement du langage ne suffit pas.
Toute langue est un système rigoureusement articulé.
F. de Saussure a mis en évidence ce côté systématique du langage. Il a
montré comment on ramène à leurs principes essentiels des particularités au
premier abord très divergentes, et, grâce à lui, on a été amené à voir com-
ment tout se tient dans le système d'une langue. Ce qu'il recherchait, ce ne
sont pas des abstractions vagues, plus ou moins applicables à toutes les
langues, ce sont les principes particuliers à une langue donnée et qui per-
mettent d'en comprendre toute l'économie 8. » Certes la théorisation est moins
poussée que dans le Cours , mais n'en fait-on pas trop dire au Cours et ne

1. Meillet, Linguistique générale et linguistique historique, t. I, p. 48.


2. G. Mounin, «La notion du système chez A. Meillet», La linguistique, 1966,
n° 1.
3. Meillet, Linguistique générale et linguistique historique, t. Il, pp. 29 et 73.

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projette-t-on pas sur lui tout ce que la phonologie pragoise ou Hjelmslev
ont développé plus tard ?
Meillet accepte en fait le moule des grandes dichotomies saussu-
riennes. L'autonomie des faits de langue est nettement affirmée et la termi-
nologie de l'opposition langue/parole 1 reprise du Cours . L'opposition dia-
chronie/synchronie, même si elle n'est que rarement mentionnée, inspire
l'orientation des recherches. Mais c'est surtout dans la théorie sociale impli-
cite qu'il faut chercher la communauté idéologique de l'école sociologique
française, et cette théorie on la trouve explicitée dans la pensée durkhei-
mienne reposant sur le même type d'opposition : l'opposition individu/société,
ou l'idée des faits sociaux considérés comme représentations collectives ayant
pris forme d'une « réalité » extérieure ou comme produit de l'union des
consciences individuelles a.
En cela Meillet et ses disciples devaient tôt ou tard s'opposer radica-
lement aux théories de Mark.

1 . 4 Rendant compte en 1925 de trois ouvrages de N. Ya. Mark qui venaient


de paraître, le maître d'œuvre du B. S. L. ne cache plus son scepticisme
devant les « affirmations » du linguiste soviétique, tout en manifestant son
admiration pour ses connaissances linguistiques ; mais à la différence de
l'article de Vendryes, on ne trouve pas vraiment de discussion méthodo-
logique fondamentale.
«M. Marr a défini ces types de langues japhétiques en supposant
connue une comparaison des langues caucasiques dont ni la grammaire, ni le
vocabulaire n'ont été exposés de manière systématique [...] Tout le monde est
prêt à reconnaître que les langues parlées en Europe renferment nombre de
mots qui ne sont pas indo-européens. Mais on y voit des emprunts ; M. Marr
tient au contraire à poser de véritables mélanges de langues, notion peu
claire et qui exclut presque toute démonstration.
« Les affirmations de M. Marr sont péremptoires. Si les langues
romanes ont un article, alors que le latin n'en avait pas, c'est qu'elles ont
gardé un usage japhétique [...] Tout chez M. Marr n'est pas aussi étrange,
aussi invraisemblable. Et même, parmi les observations générales (sinon
parmi les étymologies), il se trouve dans ses exposés nombre d'idées justes.
Mais l'ensemble éveille, on le voit, une défiance trop justifiée.
« [...] On ne peut s'empêcher de regretter que l'étude propre des langues
caucasiques, pour laquelle l'Institut japhétique a tant de ressources, et qui est
si désirable, ne figure pour ainsi dire pas. Une explication des noms de lieu
n'est jamais convaincante, et quand M. Marr aurait trouvé les moyens
d'interpréter tous les noms de lieux de l'Europe par des rapprochements
avec les langues caucasiques, il n'aurait rien gagné ; car ces concordances
- du reste assez lointaines - peuvent toujours être fortuites 8. »
Deux ans plus tard, la critique contre l'aspect politique de la théorie
est enfin explicitée, cependant que le comparatiste ne se résout pas à condam-
ner la tentative de paléontologie du langage et trouve positive la recherche

1. Meillet, La Science française , Paris, 1933, pp. 278-280.


2. Cf. L. O. Reznikov, « Contribution au problème des rapports entre le langage
et la pensée », Questions de philosophie (Moscou, 1947, vol. 2, pp. 184-204).
3. B. S. L., vol. 26, pp. 270-272.

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dans son ensemble : « La théorie japhétique de M. Mark s'est grossie, avec le
temps, d'un élément déplaisant : des préoccupations d'ordre politique y sont
mises en évidence, de manière voyante. On n'a pas à s'occuper de ce que
pensent les savants en matière politique. Mais la science est hors de la poli-
tique, et quiconque y mêle de la politique ou du nationalisme commet une
faute non pardonnable, quelles que soient les circonstances. L'article le plus
significatif du recueil (N. Marr, Po etapam razuitya jafeticevsky teorij , Mos-
cou-Leningrad, 1927) est celui qui porte sur le développement même du
langage, dès l'origine, pp. 286-335 ; on éprouve un malaise à voir qu'il a paru
d'abord - en traduction allemande - dans une revue dont le titre est
Unter dem Banner des Marxismus , en 1926. Un article scientifique n'a pas sa
place sous aucun drapeau. » (Suit un long exposé (pp. 226-228 du B. S. L.) de
la théorie « japhétique » et des critiques - essentiellement de méthode -
que le comparatisme peut lui adresser et que l'on a exposées plus haut : trop
grande importance accordée à la toponymie, interprétations « arbitraires »,
mélange des faits linguistiques et extralinguistiques dans l'analyse...) Puis
Meillet conclut magnanimement : « Il a fallu profiter de l'occasion offerte
par le recueil de N. Marr pour marquer ce qui est solide dans les théories
« japhétiques ». On trouvera peut-être que c'est peu ; ce serait, en réalité,
beaucoup si ces théories, importantes pour l'histoire linguistique, poussent à
étudier de près des langues curieuses pour la linguistique générale, et dont
M. Marr a raison de dénoncer le fâcheux abandon K »
Un long silence du B. S. L. sur les travaux de la linguistique marriste
suit alors cette longue critique, jusqu'en 1932, où, dans un compte rendu
assez sec du dernier recueil « japhétique » (N. Ya. Marr : Jazykouaja politika
jafetuceskoj , Moscou, 1931) Meillet condamne définitivement le projet
marriste : « Mélange singulier de propagande soviétique et d'affirmations lin-
guistiques que, par politesse, on qualifiera simplement d'aventureuses. Bien
entendu, on n'y trouvera pas un exposé des théories japhétiques, et les faits
invoqués consistent en analyses arbitraires de quelques mots arbitrairement
choisis : D'où ne résulte aucun commencement de preuves 2. »

1.5. Il semble qu'après cette exécution rapide, une entente tacite se fit
entre les linguistes pour ne plus parler des « divagations » de leurs collègues
soviétiques. Il est de fait que le B. S. L. ne fit aucun compte rendu d'ouvrages
de linguistique générale soviétique. On ne trouve aucune trace dans le Bulle-
tin des derniers travaux de Marr, ni des Volochinov, Jirmunsky, Rezni-
kov, Mechtchaninov... M. Cohen avait pris la succession d'A. Meillet
au B. S. L. et à l'Année sociologique et ce n'est qu'après l'intervention de
Staline qu'il rendit compte, avec mesure, de deux ouvrages de Mechtcha-
ninov 3 parus avant le début de l'été 1950.
Comme on le voit, le « marrisme », pour les linguistes français, se rédui-
sait à la « théorie japhétique » de Marr et ces théories allaient à l'encontre
des acquis que les linguistes de l'école de Meillet admettaient difficilement
de voir remis en cause. En dehors des travaux philologiques de Marr, de sa
paléontologie linguistique (présentée souvent dans ses hypothèses les plus

1. B. S. L., vol. 28, pp. 226-229.


2. B. S. L., n® 34, p. 27.
3. Année sociologique , 1951.

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aventurées), les linguistes français ignoreront complètement les autres tra-
vaux de linguistique historique marriste reposant sur des constructions
moins fantastiques. Pour le reste (le caractère de classe de la langue et ses
rapports à l'infrastructure), on a vu quelle attitude scandalisée est celle de
Meillet face à la tentative de Mark d'appliquer les principes marxistes à la
recherche linguistique. Grand bourgeois libéral, Meillet ne manque pas de
courage politique pour examiner avec sympathie le travail scientifique dans
le nouvel état prolétarien, mais tout son être se révolte à l'idée de « mélanger »
science et préoccupations politiques !
Curieusement, dans un de ses derniers articles : « L'état actuel de la
grammaire comparée », on notera un détail d'une étrange résonance
m marriste » :
«Les faits qu'on utilise en comparant entre elles les langues indo-
européennes sont ceux de la langue commune. Le comparatiste opère avec ce
qui a persisté de l'usage général des chefs indo-européens. Si l'unité des
langues indo-européennes est demeurée évidente, c'est que les chefs indo-
européens sentaient profondément l'unité de leur nation et employaient dans
l'ensemble un langage semblable. L'unité des langues indo-européennes traduit
V unité d'une aristocratie 1 » (souligné par nous D. B.).

2. La linguistique soviétique et les marxistes français avant


1950.

2.0 Les intellectuels se réclamant du marxisme n'avaient pas les mêmes


raisons qu'un Meillet de refuser une tentative d'appliquer les principes du
matérialisme dialectique à une science sociale. A l'assertion du maître décla-
rant que « la science ne se met sous aucune bannière », M. Cohen objectera
beaucoup plus tard : « L'idée que précisément le marxisme est une méthode
scientifique n'avait pas effleuré son esprit 2. » Et pourtant, si elle ne trouva
pas d'écho auprès des linguistes français, la doctrine marriste ne séduisit pas
plus les chercheurs marxistes.
Pour des raisons historiques, le marxisme rencontra en France la sympa-
thie, parfois active, d'éminents linguistes : R. Rivet, A. Sauvageot,
M. Cohen, plus tard G. Mounin. En cela, la linguistique française anticipait
singulièrement sur le mouvement historique qui allait porter le marxisme au
centre des préoccupations des universitaires d'autres disciplines. Et pourtant
nous ne pouvons, après enquête, qu'acquiescer au jugement de M. Cohen
qui, en 1950, estimait que le marrisme n'avait guère eu d'influence sur la lin-
guistique occidentale en général et la linguistique française en particulier.
2.1. Deux articles de vulgarisation parurent dans la presse communiste :
l'un dans l'Humanité 8, sans doute traduit de l'espéranto, est dû au linguiste
espérantiste soviétique E. Drezen qui, en 1928, avait fait paraître Za
vséobchtchin Iazykon (« Pour une langue universelle »), préfacé par Mark ;

1. Revue de synthèse , 1932 ; repris dans Linguistique générale et linguistique histo-


rique, t. II, pp. 160-168.
2. M. Cohen, « Une leçon de marxisme », la Pensée , n° 33, déc. 1950, p. 94.
3. L'Humanité , 27 juin 1929, « Une explication marxiste de l'origine du langage
humain » (p. 3).

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l'autre, paru dans Monde 19 le périodique de Barbusse, est l'œuvre d'un
économiste, lui aussi prosélyte de l'espéranto qui, ayant passé quelques
années à Moscou, semble avoir été vivement intéressé par le marrisme et les
problèmes linguistiques en général. Les deux articles exposent avec sympa-
thie les thèses marristes sur la paléontologie du langage, le caractère de
classe des langues et la construction d'une langue artificielle. Vu le genre
dans lequel ils s'insèrent (articles de presse pour grand public) on ne pourra
pas y trouver d'idée bien nouvelle, mais bien plutôt quelques naïvetés et un
certain aplatissement de la théorie qu'on ne saurait reprocher aux auteurs.
On remarquera que ces deux tentatives de diffusion du marrisme en
France sont le fait d'espérantistes, et ce n'est pas un hasard. D'ailleurs, c'est
en espéranto que deux brochures de vulgarisation de la doctrine de Mark
paraîtront (A. P. Andréev, Revolucio en la linguoscienco , Moscou, 1928, et
Ivo Lapenna, Rétoriko , Zagreb, 1948). Pendant quelques années, les espé-
rantistes ont vu, non sans raison, dans les idées de Marr relatives à la créa-
tion d'une langue artificielle, un appui à leur projet. Jusqu'au début des
années 30, il semble que les autorités soviétiques aient favorisé la diffusion
de l'espéranto à l'intérieur même de l'Union Soviétique et le développement
de la correspondance internationale espérantiste. Mais bientôt des diver-
gences idéologiques entre le S. A. T., l'Internationale « verte » et le gouverne-
ment soviétique vont apparaître, et la politique de soutien à l'entreprise
espérantiste sera remplacée par une certaine méfiance a.
Ces deux articles ne semblent guère avoir eu d'écho et ne durent guère
toucher qu'un public de militants certainement attentifs aux « conquêtes »
de la science soviétique, mais peu intéressés parles controverses scientifiques.

2.2. Aussi avons-nous porté davantage notre attention sur cette «happy
few » des linguistes français engagés politiquement à gauche.
P. Rivet, en bon élève de Meillet, travailla sur une comparaison entre
les langues océaniennes et sumérienne et ne dévia jamais du cadre théorique
dans lequel s'inscrivirent tant de remarquables travaux de grammaire
comparée. Au reste, une bonne part de son œuvre intéresse avant tout
l'ethnologie.
A. Sauvageot, orienté par Meillet vers les études finno-ougriennes et
caucasiques devait tôt ou tard rencontrer, comme son maître, le spécialiste
des langues du Caucase qu'était Marr. Il le fit avec éclat dans une conférence
faite au « Cercle de la Russie neuve », recueillie dans le volume A la lumière
du marxisme (1935). Après avoir exposé honnêtement les thèses marristes,
Sauvageot ne cache pas son opposition radicale à la paléontologie linguis-
tique de l'académicien soviétique : « [...] Les analyses proposées par Marr
n'emportent aucunement la conviction ; elles sont même souvent faciles à
réfuter [...] Si on compare des syllabes découpées au petit bonheur, au lieu de
rapprocher les uns des autres des groupes de son, de désinences, de suffixes,
attestés par une longue tradition philologique, c'est encore du formalisme et
sous la forme d'hypothèses qui n'expliquent plus rien, tellement elles sont

1. Lucien Laurat, « Un bouleversement dans la linguistique », Monde, 22 février


1930* p. 14.
2. Sur ce point, voir M. Rodinson, « Quand M. Laurat fait de la linguistique »,
la Nouvelle Critique , 1951, n° 29, pp. 49-58.

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vagues et incertaines K » On retrouve là la même critique méthodologique
avancée déjà par Vendryes ; on remarquera d'autre part l'accusation de
« formalisme » adressée à la doctrine, alors que les « marristes » fustigeront
constamment leurs adversaires du même reproche. Sur le problème de l'appli-
cation du marxisme à la linguistique, A. Sauvageot estime qu'il n'y a pas de
linguistique marxiste, au moins jusqu'à présent : « La linguistique marxiste
en est encore à ses débuts. Nous percevons ses premiers balbutiements. La
bruyante publicité faite autour du japhétisme ne doit pas nous tromper sur la
valeur du marxisme en tant qu'hypothèse de travail. » Il conclut en condam-
nant la doctrine de Mark au nom de la linguistique et au nom du marxisme :
« La faillite du japhétisme ne doit pas être imputée au marxisme. On serait
plutôt en droit d'affirmer que, si Marr avait été davantage et plus authenti-
quement marxiste, il n'aurait pas commis l'erreur fondamentale qui a faussé
toutes les démarches de sa pensée [...] il faut faire enfin de la linguistique
vraiment marxiste, authentiquement marxiste 2. »
Signalons enfin la brochure à vocation pédagogique Le Chauvinisme
linguistique 8, parue anonymement et due à la plume de Georges Mounin.
Bien que se référant explicitement au marxisme, l'étude ne mentionne nulle-
ment les théories de Marr et l'on serait bien en peine d'en trouver la moindre
trace. On y trouvera bien plutôt une critique fort pertinente des idéologies
linguistiques implicites dans certains jugements grammaticaux ou certaines
remarques, préjugés que l'auteur dénonce en se référant aux acquis de la
science linguistique.

2.3. Le « cas » Marcel Cohen mérite à lui seul un long développement et


pose un problème : celui du silence observé par lui sur les thèses de Mark.
Le successeur de Meillet au B. S. L. et à l'Année sociologique n'attaquera
jamais de front la linguistique soviétique mais ne s'y référera pas non plus.
Après l'intervention de Staline, il révélera 4 son opposition de toujours
aux thèses de Marr.
Et c'est en effet une condamnation implicite des thèses marristes qu'on
peut retrouver dans son œuvre. Sa « Note sur l'argot » (1917) parue dans
le B. S. L. (vol. 21, pp. 132-147) est dans le droit fil des études « sociologistes »
de son maître Meillet : « Tout ce qui vient d'être exprimé ( = les caracté-
ristiques de l'argot) sous un aspect surtout linguistique correspond à des
réalités sociales 5 » (et non de classes). Toutes ses études sur les langues chami-
tiques sont une illustration permanente des thèses comparatistes sur la
monogenèse des langues en contradiction absolue avec les thèses marristes.
Dans une conférence faite au « Cercle de la Russie neuve », réunie avec celle
de Sauvageot dans le recueil A la lumière du marxisme (1935), il affirme
hautement que la famille sémitique « fait partie de l'ensemble plus vaste
chamito-sémitique 6 ». Dans la même conférence, il estime d'autre part que
« la linguistique, n'étant pas proprement une science de la nature, ne se trouve

1. « La théorie « japhétique » de l'académicien N. Marr », A la lumière du marxisme ,


p. 166.
2. Ibid., p. 168.
3. Cahiers du contre-enseignement prolétarien , Paris, 1934.
4. « Une leçon de marxisme... », la Pensée , n° 33 : note au bas de la page 94.
5. B. S. L., vol. 21, p. 146.
6. « Linguistique et société », A la lumière du marxisme , p. 155.

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pas liée à la technique de la production » ; et il conclut : « Par contre le
langage est un outil, ce qui le lie à la technique de l'éducation et à celle du
gouvernement 1. » Nous voilà bien loin des thèses marristes assimilant la
langue àia superstructure...
Plus tard, dans son essai Le Langage , structure et évolution , écrit en 1947,
M. Cohen précisera ses vues sur le changement linguistique : « Il n'est pas
douteux que le langage, instrument social, est en relation avec des états
sociaux et spécialement des changements de mentalité qui résultent des
changements d'état économique et autres ; cette dépendance doit se marquer
dans les systèmes grammaticaux 2 » ; et plus loin : « Donc, il semble bien
qu'il y a lieu d'établir une liaison générale entre les systèmes de pensée et les
progressions dans ces systèmes, et certains faits linguistiques 8. » Ces formu-
lations prudentes n'aurait pas rencontré l'opposition de Meillet ; le maître
ne disait pas autre chose dans sa leçon d'ouverture au Collège de France
(1906) : « L'état actuel des études de linguistique générale 4. » Le langage
instrument social est en rapport avec les états sociaux (ou les mentalités) et
non avec les classes. En 1948, au moment où les marristes régnent en maîtres
absolus en U. R. S. S., M. Cohen développera les mêmes thèmes dans une
conférence faite à la Sorbonne et intitulée signiflcativement « Linguistique
et matérialisme dialectique » (et non matérialisme historique ). Nous avons
parcouru les gros recueils Matériaux pour une sociologie du langage et Histoire
ďune langue , le français ; nous avons rencontré un auteur préoccupé par le
problème des rapports langue-société et qui revient souvent sur cette ques-
tion, mais à aucun endroit nous n'avons pu trouver la moindre influence
des thèses marristes. Jusqu'au bout, et avec une belle constance, M. Cohen
restera fidèle à l'essentiel de l'enseignement (linguistique) du maître.
A la veille du débat dans la Pravda , M. Cohen, dans Y Année Socio-
logique, 1948, fait état de la « théorie nouvelle » de Mark en se référant aux
derniers travaux de Mechtchaninov portant sur la syntaxe. Dans une
« Note d'ensemble sur l'étude du langage 6 », il souligne la montée irrésistible
des thèses saussuriennes : « Un des résultats qui semblent acquis est qu'il
existe une certaine autonomie du langage, un rythme de son évolution qui est
distinct de celui des autres faits sociaux (déjà A. Meillet parlait de 1'« iner-
tie » du langage...). Ceci doit nous garder de toutes mises en rapports sim-
plistes entre langage et autres manifestations de l'activité humaine. » Il
réaffirme la légitimité d'autres études : « Mais il n'en résulte pas qu'il y ait
cassure, et les linguistes, de différents points de vue, continuent à tenir
compte des connexions... » Il signale très prudemment les travaux de
I. Mechtchaninov et de ses élèves qui « envisagent les états de langue,
spécialement sous l'aspect des structures syntaxiques, en rapport avec les
états de pensée dans un état social déterminé [...] Mais ceci ne pourra se
réaliser qu'en raison de progrès substantiels, dans d'autres compartiments,
des études sur la société. » Plus loin, rendant compte dans la section Linguis-
tique « stadiale » (les guillemets sont de M. C.) de la présentation par

1. Ibid., pp. 152-154.


2. Le langage, structure et évolution, 1950, p. 111.
3. Ibid., p. 113.
4. Linguistique générale et linguistique historique, t. I, pp. 3 et 18.
5. Année sociologique , 1940-1948, t. II, pp. 835-840.

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Mechtchaninov de la « théorie nouvelle », il se borne après quelques détails
bibliographiques à estimer : « On aura à examiner les vues des linguistes
soviétiques - et le degré de nouveauté de leurs théories - lorsqu'on aura pu
lire leurs œuvres et se mettre au courant de leurs discussions. » Comme on le
voit, ces tentatives ne suscitaient guère l'enthousiasme du marxiste que
voulait être M. Cohen.
L'intervention de Staline fut sans doute, pour le militant politique,
un soulagement ; mais qu'on relise les nombreux articles qu'il consacra dans
les revues scientifiques ou politiques à cet événement : aucune trace d'arro-
gance triomphante, mais le souci de rendre compte aussi loyalement que
possible des thèses de l'idole déchue ; et (déjà I) la crainte de voir les études
linguistiques s'éloigner pour longtemps (crainte justifiée 1) du point de vue
sociologique 1.

2 . 3. Afin de ne point laisser dans l'ombre des publications ayant pu contri-


buer à la connaissance des théories de Mark dans le domaine français, il nous
faut signaler les articles de B. Nikitine parus dans la revue l'Ethnographie a
(« L'origine du langage, la théorie japhétique du professeur N. Y. Mare et
son application » ; « L'évolution stadiale du langage » ; « Le pluriel en -t »)
et surtout l'article de L. O. Reznikov : « Contribution au problème des
rapports entre le langage et la pensée », publié en russe dans la revue Ques-
tions de philosophie ( Voprosy Filosofie , Moscou, 1947, vol. 2, pp. 184-204),
dont de larges extraits parurent en traduction simultanément dans les
Cahiers internationaux de sociologie 8 et la revue la Pensée 4. Ce dernier article
a été plus tard largement repris par G. Mounin 6 et Marcellesi-Gardin 6
pour présenter l'attitude épistémologique de la linguistique marriste avant
l'intervention de Staline ; et certes, au moment où parurent ces traductions,
cette critique sévère des fondements théoriques de la linguistique occidentale
a pu vivement intéresser des psychologues ou des sociologues influencés par
le marxisme (significatif, à cet égard, est l'accueil par des revues de sociologie
d'articles de linguistique soviétique, alors que les revues de linguistique font
silence sur les travaux marristes). Il est difficile de dire quel a été l'impact
sur les linguistes à la même époque.

3. L'intervention de STALINE et la presse française.

Comme on le voit, Marr et son école eurent peu d'écho en France ;


l'intervention de Staline, après le débat de l'été 1950, était destinée avant
tout au public soviétique, mais cela aurait pu être un événement politique
traité avec curiosité par la presse occidentale : voir un chef d'état intervenir
dans un débat scientifique est quelque chose de peu commun ; il y avait
là matière à étonnement ou ricanement ; il n'en fut rien dans la presse
française.

1. « A propos du marxisme... », la Pensée , n° 33, pp. 101-102.


2. V Ethnographie, juillet-décembre 1937 ; juillet-décembre 1938 : année 1944.
3. C. I. S., vol. VI, 1948, pp. 150-164.
4. la Pensée , n° 21, pp. 134-136.
5. La Linguistique du XX* siècle, pp. 238-240.
6. Introduction à la sociolinguistique , 1975, pp. 65-70.

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3.1. Si l'on met à part la presse communiste et trois quotidiens de centre
gauche (le Monde , le Populaire , Combat ), la presse quotidienne de Paris passe
l'information sous silence ; deux hebdomadaires seulement, parmi les nom-
breuses publications hebdomadaires littéraires ou politiques, là encore de
centre gauche ( l'Observateur , Réforme) accordent une place à l'événement.
Dans les cinq cas l'information est rangée dans la rubrique « Politique exté-
rieure ». Aucun mensuel, aucune revue, à l'exception des revues communistes,
ne fera de commentaires.
La presse communiste accueille naturellement la nouvelle avec faveur,
mais publie surtout les textes mêmes des interventions de Staline, très peu
commentées (l'Humanité, 7 juillet, 15 juillet, 4 août, 10 août 1950 ; Lettres
françaises , 29 juin, 9 juillet, 20 juillet, 27 juillet 1950) et ces textes sont
insérés dans les « pages culturelles ».

3 . 2. Des cinq articles de cette presse de centre-gauche *, quatre thèmes


se dégagent :
1) D'une part une certaine image de Mahr et de sa doctrine ; dans tous
les cas (même pour le journaliste du Populaire qui essaie de critiquer Sta-
line « sur la gauche ») l'académicien soviétique est présenté comme un
illuminé et l'on s'étonne que sa doctrine ait pu si longtemps être prise au
sérieux.

2) Sur la question de savoir si la langue est une superstructure, à l'excep-


tion de Fernand Caussy qui, dans le Populaire , invoque Engels et Lafargue
contre Staline pour ranger la langue dans la superstructure, les journalistes
rendent plus (le Monde , Réforme) ou moins (l'Observateur) hommage à Sta-
line pour ses positions « de bon sens ». A. Pierre applaudit même dans
le Monde en titrant : « Les positions de Staline sur la linguistique sont
pleines de bon sens. »
3) Sur la signification et la légitimité de l'intervention de Staline
dans un débat scientifique, les positions sont variées. Le Monde s'interroge
et ne trouve pas de réponse. A. Finet, dans Réforme , admire sincèrement
qu'un chef d'état trouve le loisir de se consacrer à une réflexion philoso-
phique ; mais il est contredit la semaine suivante par Guy Vinatrel qui,,
dans le même journal, dévoile les « sombres desseins du dictateur » : justifier
des purges sanglantes dans « l'appareil ». Fernand Caussy, dans le Populaire ,
titre ironiquement : « Un grand linguiste : Joseph Staline », et s'interroge :
« Ce qu'on ne voit pas très bien, c'est le but que poursuit Staline, chef de
l'état russe, responsable de 200 millions d'hommes, en passant son temps à
de pareilles futilités », et suggère : « Veut-il flatter, comme pendant la guerre,
le sentiment national des Russes, affirmer la suppression des classes, en
proclamant que la langue n'a pas de caractère de classe ? Y aurait-il en

1. le Monde (André Pierre) : « Les vues de Staline sur la linguistique sont pleines
de bon sens > (sous-titre : « Aucune science, dit-il, ne peut progresser sans la liberté de
critique »), 4 juillet 1950, et « Comment Staline se représente la future langue mondiale »,
11 août 1950. Combat : « Etoile rouge ou étoile verte », 7 juillet 1950 ; le Populaire
(F. Caussy) : « Un grand linguiste, Joseph Staline », 4 juillet 1950 ; l'Observateur
(G. Aucouturier) : « Staline fixe la tâche à la linguistique en Union Soviétique »,
29 juin 1950 ; Réforme (A. Finet et G. Vinatrel) : « Staline et les problèmes de lin-
guistique » (I), 15 juillet, et (II), 29 juillet 1950.

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Russie des groupes qui, las de la tyrannie stalinienne, tenteraient de la
combattre au nom d'une culture prolétarienne ? Que sous-entend-il quand il
déclare « étrange que certains de nos camarades aient commencé à emboîter
le pas aux hommes du Bund », ces hommes qu'il a « liquidés administrati-
vement », c'est-à-dire assassinés pendant la guerre, et à leur tête les deux
leaders Ehrlich et Alter ?» ; et de conclure par une lourde plaisanterie :
« On comprend bien qu'il ne soit pas d'accord avec Marr ; mais il est éton-
nant qu'il ait mis 12 ans pour en avoir marre. »
G. Aucouturier ( l'Observateur ), ancien correspondant de l'A. F. P.
à Moscou, consacre une étude plus substantielle à la question et s'interroge
sur les buts cachés de l'entreprise : « Quel est le but de cette exécution fra-
cassante ? », et répond : « Avec le triomphe du stalinisme, qui est un nationa-
lisme soviétique, la théorie pure, même accompagnée de la meilleure volonté
marxiste, n'est pas apte à servir la mission impartie dans le plus pur esprit
jdanovien à la science soviétique. C'est une mission de « défense et illustra-
tion », et la glottogonie marxiste menait à cet égard la linguistique soviétique
dans une impasse : Mechtchaninov n'allait-il pas, en développant la théorie
« stadiste » de son maître, jusqu'à placer l'anglais et le français au sommet
de l'évolution des langues ? »
Et lorsque l'on étudie la conjoncture politique de l'été 1950, on comprend
mieux l'enjeu et le sens de la polémique sur le prétendu « nationalisme » stali-
nien. Face à l'hégémonie américaine renforcée par le Plan Marshall, la gauche
communiste prend en main la défense des valeurs nationales contre les
menaces d'une intégration européenne sous la houlette des Etats-Unis.
On voit alors la gauche « nationaliste » s'opposer au « cosmopolitisme » de ses
adversaires pro-américains. Les thèses marristes, très internationalistes,
cadraient mal en effet avec les thèmes politiques du moment ; et l'été 1950,
alors que la guerre de Corée entre dans une phase critique, représente assu-
rément un des sommets de la guerre froide, c'est-à-dire une époque où
l'Union Soviétique, face à la puissance américaine, fait appel à toutes les
énergies nationales pour résister à l'emprise américaine.
4) La langue internationale n'est donc pas une perspective immédiate et
Staline repousse cette tâche « à plus tard 1 ». Sur ce point les journalistes
interprètent pourtant les propos de Staline assez diversement. A. Pierre
(le Monde) y voit une réponse « au chauvinisme de certains communistes qui
parlaient déjà de la future hégémonie de russe dans le monde » et conclut
par un compliment équivoque : « Staline, qui décidément a plus de bon sens
que ses courtisans, leur rabat le caquet en mettant le russe sur le même pied
que les autres langues européennes. Mais on aimerait savoir comment il
s'imagine la « langue nouvelle » du communisme. Il nous faudra sans doute
attendre encore longtemps avant d'assister à la naissance de cet espéranto
rouge. » Le journaliste de V Observateur estime au contraire : « Si l'on évoque
la théorie stalinienne de la « langue universelle » qui doit se former « à une
deuxième étape de la dictature universelle du prolétariat », dans une économie
socialiste mondiale, si l'on rapproche la « théorie » du publicisté Zaslavski
bui fait du français l'idiome de l'âge féodal, de l'anglais celui de l'ère capita-
liste et du russe celui de l'avenir socialiste, on se fera peut-être une idée de la

1. « Lettre au camarade A. Kholàpov » ( Bolchevik , n° 14, 28 juillet 1950).

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tâche que va assumer, libérée des erreurs pseudo-marxistes de Mark, la
jeune linguistique soviétique. » Combat , quant à lui, réunit dans un même
article le compte rendu du Congrès universel espérantiste et l'intervention
de Staline, dont il ne retient que le dernier article sur la langue universelle,
qu'il interprète ainsi : « Comme on le voit, Staline dépasse le rêve des espé-
rantistes et rejoint le mythe de Babel sans coup férir. »
3.3. On a voulu, par ce tour d'horizon des réactions « à chaud », donner un
aperçu de la conjoncture politique et du climat qui sont autant d'éléments
pour mieux comprendre le sens de la prise de position de Staline. (Pour
d'autres déterminations politiques, propres à TU. R. S. S., ayant pesé sur le
débat, voir Marcellesi-Gardin, 1975, pp. 76-78.) Il nous reste à examiner
les réactions, plus réfléchies, du monde intellectuel, c'est-à-dire essentielle-
ment (puisqu'aucune revue, en dehors des revues communistes, n'accorde
d'intérêt à cette péripétie) celles des intellectuels communistes.

4. Les vues de STALINE et les intellectuels communistes.

4.1. M. Cohen et les linguistes marxistes étaient naturellement tout


désignés pour rendre compte du débat de l'été 1950 à la fois dans les revues
spécialisées et dans la presse communiste. Et en effet, dans le B. S. L. et dans
l'Année Sociologique x9 c'est M. Cohen qui se chargea et de la présentation
des thèses marristes et de celle de l'intervention de Staline. Mais dans les
mêmes volumes figurent aussi les comptes rendus des dernières œuvres
de Mechtchaninov ( Année sociologique) et des discussions qui ont suivi
l'intervention de Staline (B. S. L.) confiés respectivement à A.-G. Haudri-
court et R. L'Hermitte. La présentation est sereine, sans pour autant que
Cohen et ses amis fassent mystère de leur parti pris.
Le cadre des revues marxistes (la Pensée , les Lettres françaises , la Nou-
velle Critique 2) leur permet un engagement plus net contre les thèses mar-
ristes, mais là encore, l'exposé de celles-ci ne doit rien à la caricature. Dans
la Pensée , M. Cohen rend même hommage aux successeurs de Marr pour le
sérieux de leur travail et la profondeur de leur information linguistique et
note à propos de Mechtchaninov : « Quant à Mechtchaninov, il avait pris
une position qui semblait résulter d'un certain embarras : peu soucieux de
défendre et de propager l'enseignement des « quatre éléments » et de recher-
ches étymologiques s'y référant, d'autre part adoptant la méfiance de Marr à
propos du comparatisme phonétique, il avait commencé à professer que les
études devaient se porter essentiellement sur la syntaxe. » Même ton adopté
dans les Lettres françaises où l'on trouve, comme dans la Pensée , une défini-
tion de la linguistique comme science-carrefour qui ne doit rien à la concep-
tion stalinienne plus proche de la thèse saussurienne sur l'autonomie de la
linguistique : « Or le langage, qui est devenu une fonction de l'animal-homme
est un exercice dans tous les groupements sociaux et indispensable à leur

1. B. S. L., vol. 47, pp. 16-22, et Année Sociologique, 1949-50, pp. 483-486.
2. la Pensée : M. Cohen, « Une leçon de marxisme à propos de la linguistique »,
n° 33, pp. 89-103. les lettres françaises : une note de M. Cohen sur Staline et la linguis-
tique (6 juillet 1950). la Nouvelle Critique : R. L'hermitte, « Après deux débats scienti-
fiques sur la linguistique et la biologie », n° 20, pp. 105-111.

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fonctionnement. La linguistique est une science « charnière » tenant à la
biologie et à l'étude des sociétés. » Les thèses de Mark sont critiquées comme
chez Meillet au nom du manque de rigueur de l'information scientifique et
de l'imprudence d'une tentative de paléontologie linguistique. Sur la question
de l'appartenance de la langue aux superstructures, et sur les positions de
Staline, M. Cohen ne s'attarde guère 1, mais fixe plutôt un programme aux
linguistes à venir : « En particulier, les caractères des familles des langues, les
possibilités et les degrés des interactions et interprétations, etc., devront
être remis à l'étude. A ce propos, il serait injuste et absurde de négliger
beaucoup de choses valables qui ont été dites- dans les discussions des der-
nières années en Union Soviétique, et au cours de cette dernière discussion
dans la Pravda , soit par des adversaires plus ou moins déterminés ou timides
de Marr, soit aussi, occasionnellement, par ses partisans plus ou moins
enthousiastes ou honteux. »

René L'Hermitte groupe dans une même « Lettre de Moscou » la leçon


à tirer de « deux débats scientifiques sur la linguistique et sur la biologique »
(il s'agit du débat de 1948-1949 consacré à la biologie mitchourinienne et
repris en juillet 1950, et du débat de juin 1950 sur le marrisme), mais c'est
surtout au débat dans la Pravda sur la linguistique qu'il s'attarde, s'attachant
à montrer les conditions de développement de la science soviétique pour
mettre en valeur la vie intellectuelle intense qu'elles supposent. Il se sent
fondé alors à conclure : « Ces discussions ouvertes, exhaustives, qui se sont
déroulées non seulement en présence du peuple soviétique, mais face au
monde entier, face aux ennemis dans les pays capitalistes, ont finalement
donné une preuve nouvelle de la solidité de la science soviétique. Elles ne
peuvent que renforcer la confiance des savants progressistes du monde entier
dans la science soviétique et leur inspirer la volonté de suivre toujours de
plus près ses réalisations. »

4.2. On trouvera moins d'informations linguistiques et plus d'agressivité


dans les autres articles d'intellectuels marxistes parus dans la Pensée et
la Nouvelle Critique 2. Il est vrai que ceux-ci sont dus à des philosophes peu
informés des problèmes linguistiques et soucieux avant tout de justifier la
démarche théorique de Staline. Plusieurs thèmes reviennent régulièrement.
C'est d'abord la mise en avant de la profonde originalité de la science sovié-
tique (liée à la pratique sociale) et de la vie intellectuelle en U. R. S. S. ;
et les articles consacrés à l'intervention de Staline dans le débat de l'été 1950
doivent être rattachés aux nombreux articles qui ont paru sur le même thème
les deux années précédentes dans ces mêmes revues (nous avons ainsi relevé
une dizaine d'articles sur la spécificité de la science soviétique, dus; à des
philosophes et savants marxistes qui tels V. Leduc, M. Prenant,
G. Cogniot, opposent la démarche scientifique dans les pays socialistes à la
« science bourgeoise » telle qu'elle est pratiquée en Occident).

1. la Pensée , n° 33, p. 101.


2. la Nouvelle Critique : Jean-T. Desànti, « La langue, la conscience et la lutte de
classe », (I) et (II), n° 21 (pp. 61-72) et n° 22 (pp. 85-98) ; « Sur les lettres de Staline »,
n0# 22-23 (pp. 106-107). M. Rodinson, * Quand M. Laurat fait de la linguistiqu e »
n° 29 (pp. 49-111). la Pensée : G. Cogniot, « De nouveaux progrès de la science sovié-
tique. J. Staline et la linguistique », n° 32 (pp. 33-41).

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Comme corollaire à cette idée, l'intervention de Staline sur la linguis-
tique est mise sur le même plan que l'intervention sur la biologie et les œuvres
de Mitchourine (c'est la fameuse affaire Lyssenko). On remarquera que
sur ce point M. Cohen défend un point de vue sensiblement différent, puis-
qu'il souligne que les marristes ont vu dans la péripétie Mitchourine un
encouragement à leur thèse sur « la science prolétarienne » radicalement
opposée à la « science bourgeoise occidentale » ; et M. Cohen de montrer que
l'expérimentation en linguistique n'a guère sa place comme en biologie
mitchourinienne.
C'est ensuite une réflexion philosophique sur l'articulation infrastruc-
ture-superstructure, reprenant en les développant (ou en les précisant dans
des démonstrations plus convaincantes) les arguments de Staline.
C'est enfin la défense de la liberté de la recherche scientifique, de la
critique et de l'autocritique en matière de recherche, principes que le débat
de la Pravda illustre, selon eux, de façon exemplaire.
Aucun d'entre ces philosophes n'aborde franchement les problèmes
proprement linguistiques. Seul G. Cogniot 1 croit voir, dans la conception
stalinienne de la langue « création du peuple tout entier », une attaque contre
ce qu'il estime être la conception « aristocratique » de la langue dans la lin-
guistique historique française (M. Bréal, J. Vendryes) et oppose curieuse-
ment à la tradition linguistique française les thèses de Damourette.
4 . 3. Après cette intervention remarquée d'un théoricien respecté du mar-
xisme, la peur de voir la linguistique abandonner le point de vue social sur les
problèmes du langage, que nous avons cru déceler dans les articles de
M. Cohen, n'était pas sans fondement. Ala suite de celle-ci allait s'ouvrir une
époque d'études linguistiques avant tout synchroniques excluant de leurs
visées toutes mises en rapport avec* les données sociales.
Et c'est alors qu'on peut trouver étrange que M. Cohen, quelques
semaines après l'intervention de Staline, ait cru bon de faire paraître une
étude significativement intitulée : « Vaugelas et le français de classe a ».
N'était-ce pas là le signe d'une volonté de ne pas enterrer complètement
l'œuvre de Marr et des marristes, et de continuer à envisager en marxiste
les problèmes du langage ?

5. Le triomphe posthume dvun certain SAUSSURE.

En fait, l'intervention de Staline venait s'insérer dans un débat plus


vaste, à l'échelle internationale, qui agitait la « communauté internationale
des linguistes ». L'après-guerre est en effet dominée par l'essor des théories de
linguistique générale, sous la forme de linguistique générale et de linguistique
fonctionnelle. On pourrait bien sûr faire remonter ce mouvement à la publi-
cation du Cours par certains des élèves de Saussure en 1931, mais les
suggestions du maître ne s'organiseront en système épistémologique domi-
nant que dans les années 50.

1. la Pensée , n° 32, sept.-oct. 1950, note p. 35.


2. dans Grammaire et Style, Paris 1954, paru d'abord dans Les Lettres Fran -
çaises, 27 juillet 1950.

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5.1. De cette nouvelle conjoncture théorique rend bien compte l'article
ďĚ. Benveniste 1 paru en 1954. On y trouvera un réquisitoire contre la
méthode historico-comparative, définie par « la successivité comme principe
d'explication » et « sa manière d'atomiser la langue et de mécaniser l'histoire ».
On proclame la nécessité de rétablir la diachronie « dans sa légitimité, en tant
que succession de synchronies ». É. Benveniste va même jusqu'à estimer
que certains essais de mises en rapport de faits linguistiques et de constitu-
tions sociales ont fait faillite et que, par conséquent, certaines formulations
de Meillet (« Il faudra chercher à découvrir les causes sociales du change-
ment linguistique... ») ne sont pas justifiées ; l'histoire est donc conçue
comme cadre et non comme causalité. La dernière phrase du Cours , comme
on le voit, prend ici toute sa valeur : « La linguistique a pour unique et
véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même. »
Les thèses marristes, on l'a vu, s'étaient heurtées essentiellement à
l'école historico-comparative. Dans la Pravda une bonne part du débat est
occupée par ce problème et Staline soulignera la validité des découvertes
sur la parenté des langues indo-européennes. Mais au moment où Marr
quitte la scène en U. R. S. S., ce n'est pas Meillet qui triomphe, mais
Hjelmslev, la phonologie pragoise, la problématique structuraliste ; un
vaste champ de recherche s'ouvre à l'étude de la langue « en elle-même et
pour elle-même » en Europe comme en Union soviétique ; et le B. S. L. ouvre
plus libéralement ses colonnes aux comptes rendus des travaux de la linguis-
tique soviétique.
Y a-t-il encore place dans cette conjoncture pour une «linguistique
marxiste»?

5.2. Significative à cet égard une étude de G. Mounin parue dès 1951 2,
tirant jusqu'à ces plus extrêmes conséquences la nouvelle orientation « saus-
surienne » cautionnée par l'autorité théorique de Staline ; certains passages
d'une note-réponse à R. Maublanc et J. Varloot, qui opposaient à l'auteur
un certain point de vue a sociolinguistique », et faisant suite à l'étude,
retiennent particulièrement l'attention pour notre propos : « Ces simples
camarades parisiens (des ouvriers mettant en avant la séparation du code
écrit et du code oral) disant cela [...] savaient d'instinct que, parmi les pro-
priétés de la langue, il y avait sa grande stabilité d'une part, et son unité
d'autre part, nécessaires afin que la langue demeure un moyen de communi-
cation entre les hommes. Tandis que toutes les manipulations formalistes
que la bourgeoisie décadente inflige à sa langue en font, selon ses théoriciens
mêmes, les Paulhan, les Blanchot, les Sartre, un moyen de solitude entre
les hommes 8. » Et plus loin : « L'examen de la langue selon la méthode
marxiste montre le pouvoir fixateur, unificateur, frénateur d'évolution de
facteurs très nouveaux qui s'épanouissent encore en société socialiste : école,
extension de l'école, extension de la culture, séparation entre travail manuel
et travail intellectuel abolie graduellement, disparition des classes, qui
donnent des éléments nouveaux, qualitativement et quantitativement, à

1. « Tendances récentes en linguistique générale », Journal de psychologie, 1-2,


pp. 130-145.
2. « Langue vulgaire et langue écrite », la Pensée , n° 38.
3. G Mounin, ibid., p. 109.

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l'étude marxiste des problèmes posés par Staline : nécessité d'une unité
et d'une fixité relatives de la langue. C'est seulement de ce point de vue qu'on
pourra résoudre les problèmes linguistiques abandonnés par la science bour-
geoise, notamment : perfectionnement, perfectibilité des langues, langues
parfaites ou dégénérescence des langues » l.

6. La N. T. L. après 1950 : un débat faussé par les impli-


cations politiques.
La conjoncture théorique ne se prêtait guère à une résistance des
thèses marristes. D'autre part, la linguistique française n'avait pas vraiment
eu connaissance de toutes les pièces du dossier ; pour le chercheur français,
la « nouvelle théorie » se réduisait à la construction fantastique de Mark
et à ce qu'en avait pu dire Staline. La conjoncture politique tournant autour
autour de la personnalité controversée du dirigeant soviétique contribua à
obscurcir le problème.

6.1. Du côté des opposants à l'Union Soviétique, l'aversion pour Staline


pousse certains à justifier Marr contre Staline. Le pamphlet de Lucien
Laurat : Staline , la linguistique et l'impérialisme russe ne présente pas
grand intérêt pour le linguiste. C'est avant tout un réquisitoire contre le
régime soviétique qui prend prétexte du débat scientifique. L'auteur,
autrefois, s'était fait le propagateur de la doctrine de Marr (voir supra)
mais surtout du projet espérantiste qu'il voyait implicitement justifié
par la théorie « stadiale ». En 1951, il ne défend plus une doctrine qu'il
estime « mal décantée » et avance les témoignages des linguistes marxistes
français pour mettre en accusation... Staline, coupable d'avoir « couvert »
les errements de Marr. Mais simultanément il reproche à Staline d'aban-
donner un point dé vue marxiste « de classe » sur le langage en invoquant
pêle-mêle A. Dauzat, K. Renner, O. Bauer, A. Meillet, Engels et
Kautsky.
Les remarques d'A. J. Greimas sont d'un autre poids scientifique.
A partir d'un compte rendu 2 du livre de M. Cohen Pour une sociologie du
langage , pour la revue Arguments, qui développait dans les années 50 une
critique « marxienne » du marxisme « officiel », l'auteur est amené à évoquer
le problème de la « confrontation de la linguistique française avec le mar-
xisme » pour estimer que M. Cohen l'esquive, à rappeler les positions lin-
guistiques de Staline pour les condamner et à présenter assez favorablement
les thèses « marristes » :
« Quelles étaient donc les erreurs reprochées à Marr ? En premier
lieu son affirmation que la langue est une superstructure sociale. Car si
« le langage, comme l'affirmait Marx, est la réalité immédiate de la pensée »,
si « l'histoire de la pensée (c'est) l'histoire du langage », comme le notait
Lénine - avec un point d'interrogation, il est vrai - dans ses Cahiers
sur la dialectique de Hegel , Marr était en droit de concevoir la langue
- en rejoignant du même coup, et probablement sans le vouloir, F. de

1. Ibid., p. 110.
2. Arguments, n° 56, 1957.

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Saussure - comme une dimension sociale réelle, recouverte par des signes
linguistico-culturels et saisissable à travers eux. »
Greimas souligne ainsi l'enjeu culturel et politique de la doctrine
marriste :
« Proclamant ainsi l'autonomie d'une superstructure des signes linguis-
tiques à l'intérieur desquels fusionnent de façon indissoluble la forme
phonique et le contenu sémantique, la doctrine de Mark ne pouvait que
heurter de front le dogme stalinien de la distinction de la forme et du
contenu qui permettait d'affirmer que la culture est nationale dans sa
forme et socialiste dans son contenu, et remettait du même coup en question
toute la politique des nationalités telle qu'elle est conçue et pratiquée en
U. R. S. S. »
Mais Greimas admet cependant que la doctrine prête le flanc à la cri-
tique tant pour le mécanisme des rapports envisagés entre base et super-
structure que pour sa paléontologie linguistique :
« Il faut reconnaître que si, dans les cadres de la théorie de Marr,
le développement historique de la superstructure qu'était pour lui la langue
allait de soi, sa conception de ce développement paraissait pour le moins
suspecte. En effet, sans parler de la partie de sa doctrine qui se prête le
plus à la critique et dans laquelle il s'était lancé à la recherche des origines
communes plus qu'hypothétiques de toutes les langues du monde, sa
conception du procès historique des langues qui, dépendant directement,
mécaniquement des structures économiques de base, s'effectuait par des
mutations brusques, semblait trop rigide, disons le mot, trop staliniste... »
Greimas voit dans le concept d'écriture de Barthes l'affirmation d'une
« autonomie globale de la superstructure linguistique ». Il est ainsi amené
à élargir son propos :
« Ici comme ailleurs, l'enjeu dépasse les cadres d'une querelle linguis-
tique. L'autonomie des superstructures et leur conditionnement global
par les bases économiques une fois admis, les mêmes postulats s'appli-
queraient à tous les langages, au métalangage littéraire d'abord, mais aussi
aux autres systèmes sémiologiques : peinture, musique, etc., qu'on devrait
considérer, au même titre que la langue, comme des superstructures auto-
nomes, à signification historique propre. »
On passera sur certains « brevets de marxiste » accordés de façon fort
suspecte à Marr alors que ni Cohen, ni Staline ne bénéficient de la même
indulgence, pour s'interroger sur le sens d'une telle prise de position. L'au-
teur ne souhaite pas « la révision du procès de Marr », mais alors pourquoi
déclarer que la N. T. L. « ouvrait, par sa conception de la superstructure,
de vastes possibilités épistémologiques aux différentes sciences de
l'homme »? Et s'il y avait selon Greimas, dans la théorie de Marr, des
« vues pleines d'avenir », on est en droit de se demander pourquoi cet
avenir n'a pas vu l'auteur lui-même illustrer cette orientation, ce dont
son œuvre ultérieure ne témoigne guère.

6.2. Du côté communiste, après le XXe Congrès du P. C. U. S., personne


n'ose se déclarer « stalinien », fût-ce en matière linguistique ; mais tout se
passe comme si Staline avait mis un point final à la discussion des pro-
blèmes soulevés par le marrisme.
Il revenait à L. Althusser d'évoquer incidemment le problème pour

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le situer « dans notre mémoire politique » (celle des communistes français)
à la place des faux pas dont il fallait tirer les leçons théoriques. Le philo-
sophe replaçait la controverse au milieu des grands débats sur « science
bourgeoise/science prolétarienne » qui avaient accompagné l'affaire Lys-
senko : « Paradoxalement, il ne fallut pas moins de Staline, dont le
contagieux et implacable système de gouvernement et de pensée provoquait
ces délires, pour plier cette folie à un peu de raison. Entre le lignes de
quelques pages simples où il blâmait le zèle de ceux qui prétendaient à toute
force faire de la langue une superstructure, nous entrevîmes que l'usage
du critère de classe n'était pas sans bornes, et que l'on nous faisait traiter
la science, dont le titre couvrait les œuvres mêmes de Marx, comme la
première idéologie venue 1 : » La folie étant opposée à la raison, l'idéologie
à la science, l'auteur ne laissait pas de choix bien équilibré et n'incitait
guère le lecteur curieux à reprendre la question.
Comme chez Althusser, le propos d'É. Balibar 2, présentant une
réédition du texte de Staline. A propos du marxisme en linguistique ,
n'était pas directement linguistique. D'autre part la réédition d'articles
de Staline et de Mao n'était pas, à l'époque, sans arrière-pensée politique.
Ce numéro de la revue des étudiants communistes de l'E. N. S. d'Ulm
allait servir à alimenter la polémique avec la direction du P. C. F. et servir
de « rampe de lancement » au groupe maoïste de l'U. J. C. (M. L.). La visée
politique oblitérait là encore le débat théorique. On trouve néanmoins dans
l'article de Balibar une condamnation du « pseudo-marxisme » de Marr
et de ses thèses, qu'il qualifie de « gauchistes », quoique en note l'auteur
nuance, par un jugement sur l'œuvre des successeurs de Marr : « La litté-
rature de cette période n'est pas à rejeter entièrement. Dans leur désir d'être
« sociaux », les linguistes de l'école de Marr (qui ne le suivaient pas toujours
en tout) ont donné des contributions qu'on peut utiliser en exerçant la
critique nécessaire. »
Toutefois, c'est, grosso modo , un accord avec les thèses de Staline
sur la langue qui s'exprime, quoique l'auteur remarque assez justement que
certains concepts avancés par Staline posent problème au philosophe
marxiste : « Staline est donc parfaitement justifié de délimiter une problé-
matique du marxisme en linguistique. En tant que science, la linguistique
n'est pas plus « marxiste » qu'aucune autre science positive. Mais les ques-
tions soulevées font intervenir le marxisme à un double titre : comme
matérialisme historique, science des instances de la formation sociale, comme
matérialisme dialectique ou philosophie. Il faut reconnaître que ces deux
disciplines... ne sont pas ici clairement distinguées. Il se contente de men-
tionner l'appartenance de la linguistique au domaine des « sciences sociales »
et de suggérer ainsi que le marxisme est une théorie des phénomènes
« sociaux », qui peuvent être soit rapportés aux concepts de base et de
superstructure, constitutifs du matérialisme historique, soit relativement
indépendants (comme dans le cas de la langue). On voit donc intervenir ici
un concept de « société » qui ne suffirait pas à définir les concepts fondamen-

1. L. Althusser, Pour Marx , Paris, 1965 (Préface, pp. 12-13).


2. E. Balibar, « Marxisme et linguistique », Cahiers marxistes-léninistes, n0> 12-13,
juillet-octobre 1966, pp. 19-25.

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taux du matérialisme historique » et plus loin : « Qu'est-ce donc que ce
concept de « société » qui n'est pas identique au concept scientifique de
formation sociale ? »
En fait, à notre avis, ce n'est pas seulement au philosophe marxiste
que les thèses avancées par Staline posent un problème. La linguistique
d'aujourd'hui a aussi son mot à dire sur la conception d'une langue « sensi-
blement » la même pour tout le monde. Une génération de linguistes
marxistes a pu ainsi se contenter d'un certain nombre « d'évidences » sur
« l'avatar marriste » et d'avoir accès à l'information par Staline, lorsque
ce n'était pas par Althusser ou Balibar, pour qui, nous l'avons vu,
«l'affaire était entendue ». R. Robin, dans un ouvrage qui se réclame du
marxisme (Histoire et linguistique), mentionne en passant le nom de Marr
sans vraiment prendre la peine de présenter les termes du débat.
M. Pêcheux, 1 dans deux courtes notes en bas de page, expédie la question.
Le problème se pose d'autant plus qu'un certain nombre de marxistes
ont pu voir dans le récent développement des études sociolinguistiques le
moyen de réintroduire le social, l'histoire à l'horizon de leur problématique.
On a dit ailleurs 2 combien le cadre théorique de la linguistique occidentale
est contraignant et même se heurte à des contradictions insurmontables.
On est d'autant plus étonné de constater les réticences de certains à reprendre
vraiment le dossier du marrisme. Il ne s'agit nullement d'un procès en réhabi-
litation mais de satisfaire aux régies normales du débat scientifique qui,
lorsqu'on envisage une question (ici marxisme et linguistique) imposent un
rappel et une discussion des positions antérieurement exprimées.
Ainsi E. Balibar et P. Macherey, dans la « Présentation » qui précède
l'étude de R. Balibar et D. Laporte le Français national (Paris, 1974),
livre qui a pu paraître apporter de l'eau au moulin « marriste », n'abordent
pas vraiment les problèmes posés par l'école de Marr ; ayant à donner leur
position sur le problème que pose « l'analyse des effets que produit sur
la forme des pratiques linguistiques (et par là sur la constitution de la langue
elle-même) leur place dans le fonctionnement des rapports sociaux de la
superstructure idéologique », ils se contentent d'une note en bas de page
pour évoquer la question du marrisme :
« Ces formulations, encore indicatives, permettent cependant de compren-
dre pourquoi la problématique du « caractère de classe » de la langue
et la question de savoir si « la langue » constitue ou non une « superstructure »
est une problématique mal constituée, conduisant à des problèmes insolubles.
Apparue à diverses reprises dans l'histoire du marxisme, une première
fois chez Laforgue (qui, dans « La langue française avant et après la Révo-
lution », Ère nouvelle , janv.-févr. 1894, parle de «la brusque révolution
linguistique qui s'accomplit de 1789 à 1794 ») et surtout en U. R. S. S.
(lors de la controverse soulevée par les travaux de Marr et « réglée » par
l'intervention célèbre de Staline A propos du marxisme en linguistique ,
1950), cette problématique rend malheureusement inutilisables aussi bien

1. M. Pêcheux, « La sémantique et la coupure saussurienne >, Langages ,


n° 24, déc. 1971. « L'analyse du discours », Langages , n° 37, mars 1975.
2. Voir Marcellbsi-Gardin, Introduction à la sociolingmstiqiie, pp. 89-101, et aussi
D. Baggioni, i Orientations actuelles en sociolinguistique », la Pensée , août 1975.

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le marxisme que la linguistique. Le marxisme, parce que le rapport de la
base à la superstructure reste défini comme une disjonction (ou un reflet)
mécanique, parce que la domination de l'idéologie de la classe dominante
n'est conçue que de façon psycho-sociologique, comme la règle d'une
« conscience » en elle-même unifiée, sans contradictions internes. La lin-
guistique, parce que, faute de chercher vraiment à construire un objet
d'étude pertinent dans le champ du matérialisme historique, cette question
reste dépendante de la catégorie (idéologique) sous laquelle les grammai-
riens, puis les linguistes pensent l'objet de leurs investigations (scienti-
fiques) : « la langue », son évolution, ses stades. »
On notera que ces formulations « encore indicatives » risquent fort de
ne jamais être menées à terme et que, par le concept de « pratique linguis-
tique », le problème du statut du concept de « langue » est évité (le terme est
présent chez Balibar et Macherey - entre guillements, il est vrai, à la
fin de la note - mais son emploi ne semble pas poser de problème).
M. Pêcheux qui, on l'a vu plus haut, ne s'était guère attardé précé-
dement sur « l'épisode marriste », revient sur la question dans sa dernière
étude sur les rapports entre « linguistique, sémantique, philosophie »
(les Vérités de la Palice , Paris, 1975) : « Il convient de répondre sans ambiguïté
à de telles appréhensions (la peur de voir la linguistique sollicitée hors de
son domaine, ici la peur de la voir exploitée par une philosophie, le maté-
rialisme - parenthèse ajoutée par nous, D. B.) dans la mesure où elles
constituent (théoriquement et politiquement) le nœud de problèmes impor-
tants : nous dirons pour commencer que ce qui se fait jour ici, dans l'objec-
tion qui précède, c'est une conception idéaliste projetée sur la philosophie
matérialiste, et qui n'est pas sans ávoir eu de désastreux effets, en linguis-
tique comme ailleurs. Le pseudo-marxiste Nicolas Marr, qui était aussi
un pseudo-linguiste, faillit bien entraîner les chercheurs soviétiques dans
une sorte d'« affaire Lyssenko » linguistique : il avait entrepris de recons-
truire les langues , qu'il identifiait à des superstructures idéologiques, de
sorte que la grammaire devenait l'enjeu d'une « lutte de classes ». L'idéalisme
de cette conception réside à la fois dans une erreur philosophique et politique
(l'idée que la philosophie matérialiste peut fournir - ou imposer - à une
science ses résultats ; en quelque sorte faire le travail à la place de cette
science), et dans une erreur théorique (considérer la langue comme appar-
tenant à la superstructure idéologique d'une formation sociale). En ce double
sens, on peut bien dire que c'était l'idéalisme, et non le matérialisme qui
« exploitait » la linguistique, en simulant-refoulant cette science elle-même »
(P. 79).
Comme on le voit, la violence polémique compense parfois la rigueur
dans l'information. Disons tout de suite que les critiques que nous présen-
tons contre ces formulations ne remettent pas en cause l'orientation et les
analyses qu'on trouve ailleurs dans ce livre qui se propose d'aborder en
marxiste l'épineuse « question du sens », question que la linguistique (mais
non la linguistique « marriste ») a toujours refoulée « aux frontières ».
Nous pensons seulement que, sur ce point précis (le « marrisme »), encore
une fois, un manque d'information aboutit à traiter en quelques formules
lapidaires un point d'histoire de la linguistique soviétique qu'aucun linguiste
en France n'a véritablement examiné. Pour donner la réplique à M. Pêcheux,
nous nous appuierons sur la très utile étude de D. Lecourt : Lyssenko :

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histoire réelle d'une « science prolétarienne » x. Nous remarquerons tout
d'abord que dans son avant-propos L. Althusser, dix ans après la préface
de Pour Marx , ne reprend pas son interprétation mettant en parallèle le
« marrisme » et l'affaire Lyssenko (« une affaire Lyssenko en linguistique »,
dit carrément M. Pêcheux). D. Lecourt non plus ne l'aborde pas au long
de son étude mais montre comment le lyssenkisme dérive d'une certaine
conception (la conception ontologique stalinienne) du matérialisme dialectique
appliquée aux sciences de la nature. Nous approuvons pleinement cette
prudence. L'histoire du marrisme n'est en rien parallèle à celle du lyssen-
kisme. Au moment où Lyssenko triomphe à l'Académie des Sciences (1948),
les « marristes » 8 font face à une offensive des antimarristes, qui triomphe-
ront deux ans plus tard après l'intervention personnelle de Staline. S'il
fallait parler d'une « affaire Lyssenko » en linguistique, ce serait bien plutôt
à propos des adversaires des « marristes ». Chez les « marristes », c'est le
matérialisme historique qui est en cause ; la conception qu'ils en ont est
certainement critiquable. Chez eux aussi, on peut trouver (comme chez
Lyssenko) « l'erreur philosophique et politique » que dénonce justement
M. Pêcheux (et G. Mounin) : «l'idée que la philosophie matérialiste peut
fournir - ou imposer - à une science ses résultats... » conception effective-
ment idéaliste, déviation dogmatique, gauchiste , dirons-nous pour la situer
rapidement. Mais sur un autre point, capital celui-là, les « marristes » sont
à l'opposé du lyssenkisme, qui, comme le montre D. Lecourt, est la théori-
sation hâtive de résultats pratiques obtenus en agriculture, érigée en
« réponses » à une série de problèmes graves mais scientifiquement non
maîtrisés (pour des raisons tantôt scientifiques, tantôt politiques). Les
« lyssenkistes » se présentaient avec des succès limités mais réels, ce qu'au-
raient bien été en peine de faire les « marristes », qui n'avançaient comme
perspective pratique que la chimère de la « langue universelle » des temps
futurs. Or, comme pour l'agriculture, des problèmes graves de politique
linguistique se posaient aux dirigeants de cet état multinational qu'est
l'U. R. S. S. On sait quelle fut la réponse de celui qui avait déjà réfléchi
sur « la question nationale ». Une conception unifiante de la langue appa-
raissait bien plus conforme à la théorisation (hâtive) de cette politique
d'unification linguistique (sur les bases nationales). Comme D. Lecourt
nous le montre, le « technicisme » de Staline s'accordait fort bien avec la
démarche lyssenkiste, déviation droitièrey toute orientée vers les résultats
pratiques justifiant et sollicitant la « théorie » ; on ne voit guère ce qu'il
pouvait attendre des disciples de Marr, plus préoccupés de spéculations
que d'applications concrètes.
A supposer que la démarche « marriste » soit aussi « délirante » que
celle des « lyssenkistes », nous en tirerons un argument supplémentaire
pour nous intéresser à « l'histoire réelle » de cette « science prolétarienne »,
Comme Althusser dans son Avant-propos, nous poserons la question :
« Car enfin, comment prétendre sérieusement « rectifier » une erreur qu'on
ne connaît pas ? [...] Quand on se tait sur une erreur, c'est qu'elle dure. A

1. Paris, Maspéro, 1976.


2. Et non Marr, mort, rappelons-le, en 1934 I. Le « marrisme », lui, sera effective-
ment dominant pendant 20 ans avant que Lyssenko triomphe...

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supposer qu'on ne « rectifie » pas juste ce qu'il faut pour qu'elle dure en
paix ». A moins qu'on ne considère que les « quelques pages simples » de
Staline suffisent à cette analyse de 1'« erreur ». . .
Les linguistes qui se réclament du marxisme ont trop longtemps vécu
sur une série d'évidences (et l'Idéologie «fonctionne » à l'évidence...) pour
qu'on ne repose pas sérieusement certaines questions dont la réponse n'est
pas si évidente. Ainsi de cette « évidence » qui consiste à se scandaliser, sans
autre examen, de la question de savoir si « la grammaire (peut être) l'enjeu
d'une « lutte de classe ». Et de cette autre « évidence » qui consiste à affirmer
sans discussion que « considérer la langue comme appartenant à la super-
structure idéologique d'une formation sociale » est une « erreur théorique ».

7. Lever l'hypothèque.

Cette enquête nous a ainsi conduit à l'idée que les questions soulevées
par l'école de Mahr, loin d'être dépassées, méritaient d'une part d'être
examinées avec plus de compréhension et d'information, d'autre part
d'être reposées sinon repensées.

7.1. Un rapide coup d'œil sur les manuels d'histoire de la linguistique les
plus couramment utilisés chez nous nous convaincra qu'il n'est guère pos-
sible d'y trouver une information complète et objective sur la « péripétie
marriste » (pour reprendre les termes adoptés par l'un de ceux-ci).
Dans les Nouvelles Tendances de la linguistique ' B. Malmberg consacre
un développement succint au « marrisme », qu'il intercale au milieu des
débats animant les travaux de linguistique historique et comparée. Chrono-
logiquement défendable, cette façon de « placer » les questions soulevées
par le marrisme a pour effet immédiat de réduire considérablement leur
portée. La conclusion qu'on nous propose 2 pour faire le bilan de trente
années de linguistique soviétique nous renforce dans cette pénible impres-
sion : « Aujourd'hui le marrisme est complètement abandonné ; il niait les
faits les plus évidents. Les Français des diverses classes sociales peuvent
directement se comprendre ; ce que ne peuvent faire un travailleur français
et un travailleur russe. Mais le marrisme renfermait un noyau de vérité
dans la mesure où la structure sociale et économique d'une communauté se
reflète plus ou moins dans la langue et où les bouleversements sociaux et
politiques ont souvent des conséquences linguistiques. C'est ainsi que la
Révolution française donna droit de cité à certaines prononciations réservées
jusque-là aux couches inférieures de la population [...]. Le processus de
démocratisation dans plusieurs pays a déjà eu et aura certainement encore
d'importantes conséquences linguistiques, du fait que la voie vers les postes
de commande (et par là aussi vers une valeur normative de leur langue)
est plus largement ouverte que jadis aux personnes d'origines sociales
diverses. Enfin la création de nouveaux types de communautés trans-

1. Paris, 1972.
2. Ibid., p. 41.

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forme les besoins d'expression, ce qui se reflète particulièrement dans le
vocabulaire et dans la structure sémantique des langues. . . »
N'est-ce pas en effet réduire considérablement l'importance des thèses
marristes que de ne poser que la question des causes sociales du changement
linguistique, alors que le marrisme envisageait le problème de la nature
même des faits linguistiques, la question des rapports entre langage et
pensée, entre histoire et développement linguistique ?
G. Mounin, au contraire, a bien vu que le marrisme avait d'autres
ambitions théoriques que celles de la grammaire historico-comparative.
Aussi fait-il un sort particulier à la présentation de la doctrine, en la plaçant
hors chronologie stricte dans le dernier chapitre, consacré à « Marxisme et
linguistique », de son livre la Linguistique du XXé siècle K Mais s'il rend
justice à l'importance des problèmes soulevés par Mark et son école, on
pouvait attendre d'un linguiste qui se réclame de la pensée marxiste plus
de bienveillance dans la présentation des thèses marristes : «Le passé
immédiat est dominé par un avatar soviétique du marxisme en linguistique,
illustré par le nom de Marr (mort en 1934) ». Suit le bref résumé de la théorie
« stadiale » : « Il (Marr) proclame que les langues ont un caractère de classe
[...] Il y adjoint l'idée que les langues elles aussi connaissent les changements
par bonds qualitatifs, et couronne le tout par une théorie comparatiste
selon laquelle toutes les langues du monde seraient issues de quatre racines
primitives : sal, ber, jon, ros, qu'il reconstruit par un véritable roman de
science-fiction. Troubetzkoy, dans une lettre à Jakobson, du 6 novembre
1924, disait déjà que Marr était devenu linguistiquement fou à lier [...]
Sans qu'il soit question de plaider pour une pareille aberration, notons
cependant que la colonisation universitaire n'a pas été le monopole du
régime soviétique [...] Notons aussi que les thèses de Marr sont celles de
son temps, celles de Meillet, celles de son disciple, Sommerfelt [...]
Comme Meillet, Marr a l'ambition de formuler « les causes sociales des
faits linguistiques », et même « de déterminer à quelle structure sociale
répond une structure linguistique donnée » [...] Son aventure illustre seule-
ment les dangers toujours possibles (auxquels le marxisme doit d'autant
plus faire face qu'il est plus militant) qu'il y a à confondre des preuves
scientifiques avec les fabrications hâtives, qu'on croit toujours à tort être
nécessaires pour conforter le marxisme, par impatience idéologique ou
scientifique. Cette situation dure jusqu'en 1950, au moment où l'intervention
personnelle de Staline y met fin. [...] Son intervention dans les débats
animés concernant la linguistique de Marr, en 1950, a été souvent résumée
comme exprimant un pur et simple retour à des positions de bon sens, et
rien d'autre [...] En gros, Staline élimine d'abord la thèse selon laquelle
la langue serait le reflet immédiat d'une classe sociale ; il n'a pas de peine
à montrer que si ceci est relativement vrai pour le lexique (qui est la partie
la plus externe d'une langue), c'est vrai seulement dans le cadre de l'inter-
compréhension assurée par la langue commune, qui est interclasses. Il n'a
pas de peine à montrer non plus que dans les parties les plus structurées de
la langue, phonologie, morphologie, syntaxe, on ne trouve rien de tel
sinon des faits marginaux. . . » 2

1. Paris, 1972.
2. G. Mounin, la Linguistique du XX • siècle, pp. 236-240.

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On ne s'attardera pas sur les formulations polémiques1 («avatar»...
«il proclame»..., «il y adjoint l'idée»..., «pareille aberration»...) dans
la présentation de l'œuvre de Mark, encore qu'il soit utile de remarquer
que l'auteur manifeste plus de sérénité dans la présentation d'autres
doctrines. On remarquera simplement qu'il est abusif, comme nous pensons
l'avoir montré plus haut, de ramener les thèses de N. Y. Marr à «celles
de son temps, celles de Meillet... » On ne peut bien sûr que souscrire aux
conseils de prudence pour l'extension de la problématique marxiste à un
domaine scientifique, mais le linguiste marxiste doit-il pour autant se
contenter des « matériaux pour une interprétation marxiste » qu'apporte
toute pratique scientifique en linguistique (pour G. Mounin il s'agit de
celle de Martinet et de bien d'autres, avant et « depuis 1930 ») ? L'argu-
ment de « l'intercompréhension assurée par la langue commune», pour
repousser l'idée de « langues de classes » (« Les Français des diverses classes
peuvent directement se comprendre », affirme un peu rapidement B. Malm-
berg) est-il bien solide ? Le schéma saussurien de la communication est
une vision bien «théorique » chaque fois démentie par les faits ; d'autant
que l'intercompréhension étendue à toute la « communauté linguistique »
(les sujets parlants d'une « langue » commune) est un postulat et non une
vérité établie par des études précises.
On retiendra surtout de la présentation du conflit de 1950 l'idée que la
page est définitivement tournée (« Il n'a pas de peine à montrer... », « Sta-
line élimine d'abord la thèse... », « un pur et simple retour à des positions
de bon sens... ») et qu'il n'y a pas lieu, pour les linguistes et singulièrement
pour les linguistes marxistes, de s'attarder plus longtemps sur les problèmes
soulevés par le marrisme.

7 . 2. Pour conclure ce tour d'horizon de la connaissance que les linguistes


français ont pu avoir du marrisme jusqu'à une date récente, nous sommes
en droit d'estimer que cette doctrine est victime d'une double réduction :
d'une part, réduction des travaux de l'école marriste aux thèses les moins
défendables du seul Marr, d'autre part, réduction des problèmes posés
à des rapports mécaniques (ce qui n'est pas le cas dans certaines recherches
marristes), qui, dans les termes où on les pose, aboutissent soit à des
évidences (la langue n'est pas une superstructure comme une quelconque
institution juridique ou politique) soit à de fausses ouvertures à cette
pseudo-problématique : la reconnaissance d'une liaison entre faits sociaux
et faits linguistiques, un vague intérêt pour l'approche « sociologique »
des faits de langage.
Inversement, l'intervention de Staline est d'autant mieux comprise
qu'elle fonctionne sur une série de présupposés bien ancrés dans l'idéologie
linguistique occidentale : la reconnaissance d'une langue « sensiblement
la même pour tout le monde », le découpage en « niveaux » avec une place
à part réservée au lexique ; alors qu'on « passe » sur des affirmations que
le linguiste informé ne peut retenir : la variation linguistique niée, le discours
moral sur la langue (les « écarts » par rapport à la norme étant repoussés

1. R. L'Hermitte, dans son introduction à « La Linguistique soviétique », Lan-


gages y il0 15, n'échappe pas non plus à certaines formules brutales lorsqu'il évoque la
« péripétie marriste ».

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dans le « jargon »). Il est vrai qu'aucun linguiste français ne s'affirme
« stalinien », car ce texte est appréhendé comme un texte politique. D'où les
réticences que nous avons cru déceler chez les linguistes à vouloir exhumer
ces questions, en une époque, pourtant, où la linguistique s'interroge sur
son passé, trouve un intérêt à revenir sur les thématiques anciennes. Staline
n'aurait-il fait qu'éliminer des questions non-pertinentes pour le linguiste ?
C'est ce qu'il semble ressortir du black-out observé jusqu'à ce jour

7.3. Dans Y Introduction à la sociolinguistique2, J. B. Marcellesi et


B. Gardin sont les seuls, à notre connaissance, à ouvrir véritablement le
dossier, à poser nettement la question centrale pour un marxiste : « La
langue est-elle une superstructure et un phénomène de classe ? », et à ne
pas se contenter de « bon sens » en la matière. C'est l'occasion pour eux de
montrer que la linguistique soviétique d'avant 1950 ne se réduit pas à
Marr ni à sa théorie des quatre éléments, mais que pendant cette période
des travaux tout à fait remarquables ou méritant, au moins, d'être pris en
considération, ont pu voir le jour et que, par conséquent, un marxiste ne
peut ignorer.
Nous renvoyons le lecteur à la 2e partie de V Introduction à la socio-
linguistique, consacrée entièrement à la reprsie du débat sur les super-
structures. Outre une information riche sur les travaux marristes de cette
période, les thèses de la N. T. L. et une critique serrée des interventions
de Staline de l'été 1950, le lecteur trouvera rassemblés et commentés les
différents textes consacrés aux problèmes du langage dans «les œuvres
fondatrices du marxisme » (Marx, Engels, Lénine) ainsi qu'un abondant
compte rendu de l'étude de P. Lafargue. La Langue française avant et
pendant la Révolution française . Rien que par cet apport d'une information
plus complète sur le marrisme, ce livre fait, à notre avis, date pour la linguis-
tique en France. Une critique sévère des conceptions linguistiques sous-
jacentes dans l'intervention de Staline manquait aussi à une meilleure
connaissance des fondements sur lesquels s'appuyaient jusque là ceux qui
voyaient dans cette intervention « un simple retour au bon sens ». Il est
vrai que les récents travaux sociolinguistiques ont fait voler en éclats le
moule théorique saussurien (et sa variante chomskyenne) que Staline
adopte inconsciemment. Pour les linguistes comme pour les marxistes, il
est grand temps de rouvrir le dossier et ce n'est pas seulement au philosophe
marxiste (selon une remarque d'E. Balibar) que certains concepts avancés
par Staline posent problème.
7.4. Toutefois, les auteurs de Y Introduction à la sociolinguistique , s'ils
interviennent avec bonheur pour remettre à jour certaines recherches
marristes, critiquer les bases de la position stalinienne, nous semblent, par
excès de prudence, répondre insuffisamment aux questions soulevées de
nouveau. Est-ce répondre que « d'affirmer » par double négation : « Io il

1. De ce point de vue la linguistique française ne semble pas faire exception. Dans


une histoire de la linguistique due à un auteur allemand de la R. D. A., qui consacre
pourtant un long développement à la linguistique soviétique, nous n'avons pas trouvé
la moindre mention de l'école marriste. Cf. G. Helbig, Geschichte der neueren Sprach-
wissen Schaft, Leipzig, 1970.
2. Paris, Larousse, 1974.

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n'est pas vrai que la langue ne soit pas déterminée partiellement par la
superstructure ; il n'est pas vrai non plus que la langue ne soit qu'une
superstructure ; 2° il n'est pas vrai que la langue ne soit qu'un phénomène
de classe ; il n'est pas vrai en sens inverse que la langue ne serve jamais
des intérêts de classe. » (P. 248) ?
La problématique reste donc ouverte mais des éléments de réponse
nous semblent promis à des développements fructueux dans cette conception
de la langue « reflet du reflet, reflet de l'activité linguistique elle-même
reflet de l'activité sociale ». Certes cette idée est « dans l'air » aussi bien par
le concept de « pratique linguistique » (cf. R. Balibar et D. Laporte)
que celui de « discours » (du moins tel qu'il se dégage de certains travaux
français en Analyse de discours). Il n'en demeure pas moins que beaucoup
reste à faire pour que la linguistique, en France, s'oriente résolument dans
la voie d'une théorie matérialiste des faits de langage.
Bien sûr en reprenant systématiquement les passages des classiques
du marxisme relatifs aux problèmes du langage, les auteurs de l'Introduction -
invitent les linguistes marxistes à plus de responsabilité théorique dans leur
pratique scientifique, car les œuvres fondatrices du marxisme ne laissent pas
le linguiste « entièrement démuni pour aborder les problèmes de sa disci-
pline du point de vue du matérialisme historique » (p. 57) ; mais sur cette
procédure certaines remarques nous semblent s'imposer. Il nous est apparu
que chez Marx, par exemple, les textes relatifs aux problèmes du langage
ont souvent une valeur illustrative et viennent appuyer une démonstration
touchant à l'étude de tel ou tel phénomène « superstructurel ». Si bien que
les problèmes du langage chez Marx sont indissociables de l'étude générale
des formes de la vie sociale ; il nous faut donc chercher chez Marx moins
une « théorie du langage » que les éléments d'une théorie de la vie des
superstructures, éléments au demeurant très suggestifs pour l'étude du
langage. C'est peut-être chez Gramsci, dans des textes plus proprement
« linguistiques », que les linguistes marxistes trouveront les indications les
plus intéressantes pour une approche marxiste du phénomène langagier.
L'école marriste, peut-être maladroitement, avait tenté cette approche.
Mal connue des linguistes occidentaux, la N. T. L., nous l'avons vu, n'a pu
exercer aucune véritable influence en France ; et pourtant toute une
tradition en linguistique française a manifesté et manifeste un vif intérêt
pour tout ce qui touche aux rapports langue-société, langage et idéologie
(il n'est que d'évoquer les nombreux travaux français sur le discours
politique). Une linguistique inspirée du marxisme, soucieuse à la fois d'une
réflexion sur les fondements théoriques des concepts qui lui servent de base
et d'études concrètes des faits de langage, retrouvera fatalement les ques-
tions auxquelles ont voulu répondre (peut-être avec trop d'impatience)
les linguistes de l'école de Marr.

Directeur de la publication : Henri DIDIER.


Imprimerie JOUVE, 17, rue du Louvre, 75001 PARIS
Dépôt légal : 2* trimestre 1977 Printed in France

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