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Tarrier
SL0005X
Histoire de la linguistique
Présentation générale
Le thème “ Histoire de la linguistique ” fait partie, avec “ Diversité des langues ” et “ Origine
et développement du langage ”, de l’UE 5 destinée aux étudiants de L1 (Licence1ère année) en
Sciences du langage.
Le Programme de ce thème s’articule autour de six grands chapitres :
I. Port-Royal et la grammaire générale
II. La linguistique historique et la grammaire comparée
III. Ferdinand de Saussure et le Cours de linguistique générale
IV. Le structuralisme européen
V. Le structuralisme américain
VI. La linguistique générative
Introduction à la thématique
L’objectif de ce cours est de présenter un panorama des courants les plus marquants qui ont
pu animer la réflexion et la recherche dans l’étude des langues naturelles et du langage. La
linguistique est trop souvent perçue par les étudiants de façon “ monolithique ”, or les
conceptions, les méthodes, les préoccupations des linguistes (en correspondance avec celles
des penseurs -au sens large- de leur temps) ont sans cesse évolué. Les linguistes ont ainsi pu
aborder différents aspects de l’étude des langues mais toujours en affinant et précisant
davantage leurs outils théoriques. Une science n’est jamais donnée comme telle mais se
construit et se modifie, “ s’autonomise ” tout en construisant et en expérimentant son propre
objet d’étude.
Il ne s’agit pas ici de remonter jusqu’à Platon, ni de prendre en compte l’intégralité des
travaux et des réflexions majeures qui ont pu voir le jour dans l’histoire des civilisations. Le
programme se limite, de façon pragmatique, aux courants les plus récents de la linguistique
occidentale (soit à partir du XVIIe siècle). Leur connaissance s’avère en effet indispensable
pour comprendre pleinement les débats et enjeux actuels de la discipline. De manière plus
précise, il s’agit de partir de la grammaire de Port-Royal qui, avec l’étude du langage, projette
une analyse de la pensée humaine, puis la linguistique historique qui abandonne la perspective
statique des grammairiens de Port-Royal pour introduire une dimension historique dans
l’étude des langues, puis la pensée structuraliste qui marque l’établissement de ce que l’on
appelle la linguistique générale avec les différentes sensibilités ou écoles qui ont pu s’y
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Éléments de bibliographie
Le cours du SED ne constitue qu’une sensibilisation à la thématique. Seules des lectures
personnelles sont susceptibles d’approfondir et d’enrichir cette première approche, aussi est-il
indispensable de ne pas se limiter à la simple lecture du polycopié mais de lire également
quelques ouvrages. La liste ci-dessous n’est nullement exhaustive, elle sera d’ailleurs
ponctuellement complétée tout au long du cours.
AUROUX, S., éd. (1989-2000). Histoire des idées linguistiques, 3 volumes. Bruxelles-
Liège : Mardaga.
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Éditions du Seuil.
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Éditions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Éditions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman.
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Plan du cours
Bibliographie
AUROUX, S., éd. (1990-93). Histoire des idées linguistiques, Tome 2. Bruxelles-Liège:
Mardaga. (en particulier pp. 424-441)
CHOMSKY, N (1966) Cartesian Linguistics. New York : Harper and Row (traduction
française (1969). La linguistique cartésienne. Paris : Editions du Seuil)
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 15-19)
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Editions du Seuil. (pp. 156-189)
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman. (pp.
140-188)
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de parler, expliqués d’une manière claire et naturelle les raisons de ce qui est commun à
toutes les langues et les principales différences qui s’y rencontrent… composée par Claude
Lancelot en collaboration avec Antoine Arnauld, deux professeurs des Petites Écoles de Port-
Royal, ouvrage aussitôt suivi de la publication de la Logique de Port-Royal (1662) écrite par
le même Arnauld mais, cette fois-ci, en collaboration avec Pierre Nicole.
D’une manière très générale, il faut toujours avoir à l’esprit qu’il n’existe pas encore à
cette époque de distinctions très sensibles entre l’étude du langage, la philosophie et la
psychologie.
2. 1 Généralités
L’institution religieuse et éducative des Petites Écoles de Port-Royal1, qui fut un très
important foyer intellectuel (en particulier du jansénisme), accueillit entre 1637 et 1679
plusieurs personnalités appelées les Solitaires de Port-Royal. L’impact de leurs travaux a été
sensible dans de nombreux domaines de la vie intellectuelle, et tout particulièrement dans
l’étude des langues et du langage où ils devaient aboutir à l’établissement des fameuses
“ grammaires ”.
L’objet de la Grammaire écrite par Lancelot et Arnauld est de découvrir et énoncer les
principes universaux auxquels obéissent toutes les langues. Par de nombreux aspects, elle
remet à l’honneur la préoccupation d’Aristote de systématiser l'étude des propositions et des
jugements en élaborant au sein de la logique formelle, une théorie de la phrase.
Elle propose un ensemble d'hypothèses sur la nature du langage considéré comme
découlant des “ lois de la pensée ”. Elle est dite rationaliste car elle explique les faits en
partant du postulat que le langage, image de la pensée, exprime des jugements et que les
réalisations diverses qu'on rencontre dans les langues sont conformes à des principes logiques
universels. Elle est en cela une application de la pensée cartésienne (Descartes 1596-1650) à
l’analyse du langage.
Ces postulats posent, très schématiquement, deux questions : celles de la
représentation et celle de l’universalité.
2. 2 La question de la représentation
“Parler, c’est expliquer sa pensée par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein” dit
la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal. De fait, le langage est à la fois conçu
comme l’image et l’instrument de la pensée qu’il représente au moyen de signes.
L’esprit formerait des idées qui définissent une conception des objets du monde
extérieur. Ces idées formées par l’esprit seraient représentées au moyen de signes, de sorte
qu’il serait possible de retrouver dans ces signes non seulement une image des objets du
monde extérieur, mais également une image de l’esprit :
“ Ainsi le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui représente, l’autre de la
chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première ”
(Logique, I, IV) ;
1
Abbaye de femmes fondée près de Chevreuse (Yvelines) et transportée à Paris en 1625 ; elle regroupe et
accueille les “ intellectuels ” de l’époque, elle est également une institution éducative (Racine en fut l’élève,
Pascal s’y retire en 1654).
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Toutefois, le fait que le langage soit l’image de la pensée ne veut pas dire pour autant
que, pour ces auteurs, il faille voir dans la matérialité des mots une quelconque reproduction
des choses ou des idées. C’est l’organisation des mots et leurs relations au sein d’un énoncé
qui sont censées ici représenter la pensée.
2. 3 La question de l’universalité
La Grammaire générale est conçue comme une théorie du langage qui n’est pas restreinte à
une langue particulière. L’idée d’une grammaire universelle est ici directement liée avec
l’hypothèse que les catégories classiques du discours sont en correspondance avec les
catégories logiques. Du fait que ces catégories logiques participent de la nature même de
l’entendement et que ce dernier est supposé identique à lui-même au travers des diversités
historiques et géographiques, les catégories du discours sont elles mêmes supposées
identiques dans toutes les langues du monde.
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contraintes portant sur la communication. Pour illustrer cet aspect nous prendrons pour
exemples deux phénomènes linguistiques : l’accord de l’adjectif avec le substantif et l’ordre
des mots.
L’accord du substantif et de l’adjectif :
D’un point de vue logique, l’adjectif et le substantif se rapportent à une
seule et même chose. Du point de vue de la communication, la contrainte
avancée est celle de sa clarté ; de fait, la clarté de la communication veut que
l’on sache de quel substantif dépend l’adjectif. Ces deux aspects (logique et
communicationnel) sont a priori valables pour toutes les langues du monde qui
recourent à un accord entre l’adjectif et le substantif, de sorte que cet accord
sera opéré en termes d’identité de nombre, de genre et de cas.
L’ordre des mots :
Lorsqu’une propriété est attribuée à un objet, il est considéré qu’il faut
au préalable se représenter l’objet et que ce n’est qu’une fois cette
représentation établie qu’il sera possible d’affirmer quelque chose à propos de
cet objet. L’ordre naturel (et donc universel) des mots voudra donc que le
substantif soit placé avant l’adjectif et que le sujet soit placé avant le verbe.
3. 4 Syntaxe de la proposition
Pour Port-Royal, la proposition est l’élément de base de la réflexion grammaticale et sa
syntaxe dépend de celle du jugement.
Le jugement, qui est considéré comme la forme principale de la pensée, consiste en
une opération par laquelle on affirme quelque chose à propos de quelque chose d’autre.
L’expression linguistique de cette opération se manifeste par la proposition où le sujet est ce
dont on affirme et l’attribut (ou prédicat) ce qu’on affirme. Chacun des termes de ces éléments
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peut être soit simple, comme dans la terre est ronde, soit complexe comme dans Dieu
invisible a créé le monde visible.
Les structures superficielles complexes peuvent être ramenées à des structures plus
simples. Ainsi, dans l’analyse de la proposition Dieu invisible a créé le monde visible, il sera
possible de distinguer trois propositions : 1) Dieu est invisible (proposition incidente) ; 3) Il a
créé le monde (proposition principale) ; 4) Le monde est visible (proposition incidente),
chacune de ces propositions exprimant un jugement simple.
La théorie du langage de Port-Royal n’est pas ici sans certains liens avec la grammaire
scolastique et celle de la renaissance, en particulier avec la théorie de l’ellipse et des “ types
idéaux ” qui connut son développement le plus important dans la Minerva de Sanctius (1587).
Cependant, pour Port-Royal, le langage n’est pas compris comme un ensemble formel de
termes mais comme un système centré sur la proposition, proposition qui repose sur
l’affirmation d’un jugement.
2
Philosophe français 1715-1780. Selon lui, le langage sert de fondement et de support à la pensée abstraite et
réflexive grâce à l’utilisation de signes (d’où la nécessité d’une langue “ bien faite ”). Certaines des conceptions
de Condillac sur le langage (la langue comme institution humaine, le caractère conventionnel des signes
linguistiques) sont issues des influences conjuguées de Locke et de la Grammaire et la Logique de Port-Royal et
annoncent les théories linguistiques modernes.
3
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers : vaste ouvrage de vulgarisation
scientifique et philosophique dirigé par Diderot et d'Alembert (1751 à 1772)
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1830-1842 : Cours de philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857)
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TEXTE I
ARNAULD, A. et LANCELOT, C. (1660). Grammaire générale et raisonnée. Paris (fac-similé publié à Paris,
1969) (extrait)
“ Jusqu'ici, nous n'avons considéré dans la parole que ce qu'elle a de matériel, et qui est commun,
au moins pour le son, aux hommes et aux perroquets.
Il nous reste à examiner ce qu'elle a de spirituel, qui fait l'un des plus grands avantages de l'homme
au-dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison : c'est l'usage
que nous en faisons pour signifier nos pensées, et cette invention merveilleuse de composer de vingt-
cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n'ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui
se passe dans notre esprit, ne laissent pas d'en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à
ceux qui n'y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons, et tous les divers mouvements de notre
âme.
Ainsi l'on peut définir les mots, des sons distincts et articulés, dont les hommes ont fait des signes
pour signifier leurs pensées.
C'est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont enfermées
dans les mots, qu'on n'ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées, puisque les mots
n'ont été inventés que pour les faire connaître.
Tous les philosophes enseignent qu'il y a trois opérations de notre esprit : CONCEVOIR, JUGER,
RAISONNER.
CONCEVOIR, n'est autre chose qu'un simple regard de notre esprit sur les choses, soit d'une
manière purement intellectuelle, comme quand je connais l'être, la durée, la pensée, Dieu ; soit avec
des images corporelles, comme quand je m'imagine un carré, un rond, un chien, un cheval.
JUGER, c'est affirmer qu'une chose que nous concevons est telle, ou n'est pas telle : comme
lorsqu'ayant conçu ce que c'est que la terre, et ce que c'est que rondeur, j'affirme de la terre, qu'elle est
ronde.
RAISONNER, est se servir de deux jugements pour en faire un troisième : comme lorsqu'ayant
jugé que toute vertu est louable, et que la patience est une vertu, j'en conclus que la patience est
louable.
D'où l'on voit que la troisième opération de l'esprit n'est qu'une extension de la seconde ; et ainsi il
suffira, pour notre sujet, de considérer les deux premières, ou ce qui est enfermé de la première dans la
seconde car les hommes ne parlent guère pour exprimer simplement ce qu'ils conçoivent, mais c'est
presque toujours pour exprimer les jugements qu'ils font des choses qu'ils conçoivent.
Le jugement que nous faisons des choses, comme quand je dis, la terre est ronde, s'appelle
PROPOSITION ; et ainsi toute proposition enferme nécessairement deux termes ; l'un appelé sujet, qui
est ce dont on affirme, comme terre ; et l'autre appelé attribut, qui est ce qu'on affirme, comme
ronde ; et de plus la liaison entre ces deux termes, est.
Or il est aisé de voir que les deux termes appartiennent proprement à ma première opération de
l'esprit, parce que c'est ce que nous concevons, et ce qui est l'objet de notre pensée ; et que la liaison
appartient à la seconde, qu'on peut dire être proprement l'action de notre esprit, et la manière dont nous
pensons.
Et ainsi la plus grande distinction de ce qui se passe dans notre esprit, est de dire qu'on peut
considérer l'objet de notre pensée, et la forme ou la manière de notre pensée, dont la principale est le
jugement : mais on y doit encore rapporter les conjonctions, disjonctions, et autres semblables
opérations de notre esprit, et tous les autres mouvements de notre âme, comme les désirs, le
commandement, l'interrogation, etc.
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Il s'ensuit de là que, les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans
leur esprit, il faut aussi que la plus générale distinction des mots soit que les uns signifient les objets
des pensées, et les autres la forme et la manière de nos pensées, quoique souvent ils ne la signifient pas
seule, mais avec l'objet, comme nous le ferons voir.
Les mots de la première sorte sont ceux que l'on a appelés noms, articles, pronoms, participes,
prépositions et adverbes ; ceux de la seconde sont les verbes, les conjonctions, et les interjections ; qui
sont tous tirés, par une suite nécessaire, de la manière naturelle en laquelle nous exprimons nos
pensées, comme nous allons le montrer.”
TEXTE II
“ Le meilleur moyen pour éviter la confusion des mots qui se rencontrent dans les langues
ordinaires est de faire une nouvelle langue, et de nouveaux mots qui ne soient attachés qu'aux idées
que nous voulons qu'ils représentent. Mais pour cela il n'est pas nécessaire de faire de nouveaux sons,
parce qu'on peut se servir de ceux qui sont déjà en usage, en les regardant comme s'ils n'avaient
aucune signification, pour leur donner celle que nous voulons qu'ils aient, en désignant par d'autres
mots simples, et qui ne soient point équivoques, l'idée à laquelle nous les voulons appliquer. Comme si
je veux prouver que notre âme est immortelle, le mot d'âme étant équivoque, comme nous l'avons
montré, fera naître aisément de la confusion dans ce que j'aurai à dire : de sorte que pour l'éviter je
regarderai le mot d'âme comme si c'était un son qui n'eût point encore de sens, et je l'appliquerai
uniquement à ce qui est en nous le principe de la pensée, en disant, j'appelle âme ce qui est en nous le
principe de la pensée.
C'est ce qu'on appelle la définition du nom, definitio nominis, dont les Géomètres se servent si
utilement, laquelle il faut bien distinguer de la définition de la chose, definitio rei.
Car dans la définition de la chose, comme peut-être celle-ci : l'homme est un animal raisonnable, le
temps est la mesure du mouvement, on laisse au terme qu'on définit comme homme ou temps son idée
ordinaire, dans laquelle on prétend que sont contenues d'autres idées, comme animal raisonnable, ou
mesure du mouvement ; au lieu que dans la définition du nom, comme nous avons déjà dit, on ne
regarde que le son, et ensuite on détermine ce son à être signe d'une idée que l'on désigne par d'autres
mots.
Il faut aussi prendre garde de ne pas confondre la définition de nom dont nous parlons ici, avec
celle dont parlent quelques Philosophes, qui entendent par-là l'explication de ce qu'un mot signifie
selon l'usage ordinaire d'une langue, ou selon son étymologie.
Mais ici on ne regarde au contraire que l'usage particulier auquel celui qui définit un mot veut qu'on
le prenne pour bien concevoir sa pensée, sans se mettre en peine si les autres le prennent dans le même
sens.
Et de-là il s'ensuit, que les définitions de noms sont arbitraires, et que celles des choses ne le sont
point. Car chaque son étant indifférent de soi-même et par sa nature à signifier toutes sortes d'idées, il
m'est permis pour mon usage particulier, et pourvu que j'en avertisse les autres, de déterminer un son à
signifier précisément une certaine chose, sans mélange d'aucune autre. Mais il en est tout autrement de
la définition des choses. Car il ne dépend point de la volonté des hommes, que les idées comprennent
ce qu'ils voudraient qu'elles comprissent ; de sorte que si, en les voulant définir nous attribuons à ces
idées quelque chose qu'elles ne contiennent pas, nous tombons nécessairement dans l'erreur. ”
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Plan du cours
0. Introduction
1. Origines et débuts du comparatisme
1. 1 Deux pôles d’influences
1. 2 Les prémices, la fin du XVIIIe siècle
1. 3 Les premiers travaux du XIXe siècle
2. La grammaire comparée, quelques points méthodologiques et théoriques
2. 1 Le changement linguistique
2. 2 La méthode comparative
2. 3 La “ décadence ” des langues comme principe d’évolution
3. Les développements
3.1 Les néo-grammairiens
3.2 L’intérêt pour les langues romanes
3.3 La sémantique historique
4. Conclusion
TEXTE I : BOPP, F.
TEXTE II : HUMBOLDT, W.
TEXTE III : SCHLEICHER, A.
Bibliographie
Ouvrages généraux :
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 20-28)
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Editions du Seuil. (pp. 190-214)
MALMBERG, B. (1991). Histoire de la linguistique de Sumer à Saussure. Paris : PUF,
Fondamental. (pp. 253-453)
MOUNIN, G. (1967). Histoire de la linguistique, des origines au XXe siècle. Paris : P.U.F.
(pp.156-217)
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Editions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman. (pp.
189-221)
Également (à titre seulement indicatif, on trouvera des listes plus exhaustives dans les ouvrages précédemment
cités) :
BOPP, F. (1833-1852). Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechisten,
Lateinischen, Litauischen, Gotischen, und Deutschen. Berlin (trad. fr. Grammaire
comparée des langues indo-européennes, par BREAL, M., Paris, 1885).
BREAL, M. (1890). Essai de sémantique : science des significations. Paris. (réédité en fac-
similé à Genève aux Editions Slaktine en 1976).
GRIMM, J.L.C. (1822-1837). Deutsche Grammatik. Göttingen.
HUMBOLDT, W. von (1859). De l’origine des formes grammaticales et de leur influence
sur le développement des idées, trad. fr. Paris. (rééditée à Bordeaux en 1969).
SCHLEICHER, A. (1866). Compendium der vergleichenden Grammatik der
indogermanischen Sprachen. Weimar.
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0. Introduction
Il a été vu que, pour les grammairiens généralistes, le langage était perçu comme un “ miroir
de l’esprit ” qui en reflétait les propriétés essentielles, aussi la démarche alors adoptée était
d’appliquer les idées concernant la nature de l’esprit à l’étude du langage.
À une démarche de type universaliste et systématique qui conçoit l’étude du langage à
travers celle de la logique et de la pensée, va succéder une autre démarche mettant, elle,
l’histoire et la transformation des langues au centre de ses préoccupations. De fait, avec le
XIXe siècle, la réflexion linguistique est modifiée par le développement d’une nouvelle
approche : la linguistique historique.
Tout en essayant d’établir les relations susceptibles d’exister entre les langues (plus
particulièrement les langues européennes), ce courant va tenter de dégager différentes familles
linguistiques et de permettre ainsi la constitution de modèles hypothétiques de langues (des
langues mères) d’où seraient dérivées les langues attestées (les langues filles). Pour cela, il se
fonde sur une méthode, la méthode comparative, d’où l’appellation de linguistique
comparative qui lui est souvent associée.
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Société asiatique (1786), avait pu constater que le persan, le grec, le latin, le celtique
présentaient des ressemblances communes avec le sanskrit, évoquant une parenté qui “ ne
saurait être attribuée au hasard ”. Ces constatations l’ont conduit, dès 1786, à émettre
l’hypothèse selon laquelle ces langues pourraient avoir une même origine6.
Quelques années plus tôt, le français Turgot (1727-1781) avait, quant à lui, publié dans
l’Encyclopédie son article Etymologie où transparaissaient déjà des idées fondamentales qui
ne cesseraient d’être développées au siècle suivant. Des propos de cet article apparaissait, en
particulier, l’idée que toute langue obéit à un “ principe interne ” de changement. En effet, une
langue ne se transformerait pas uniquement de par la volonté consciente des hommes, mais
également en raison de lois qui lui seraient propres. De plus, le changement linguistique serait
régulier et respecterait l’organisation interne des langues.
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2. 1 Le changement linguistique
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2. 2 La méthode comparative
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3. Les développements
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les recherches linguistiques sont profondément
influencées par le développement des sciences et la doctrine positiviste8. Elles tendent à
s’écarter davantage de considérations philosophiques générales et laissent entrevoir quelques
prémices d’une science linguistique autonome.
7
Langue isolante : langue dans laquelle les mots sont réduits à un radical sans variation morphologique et où les
rapports grammaticaux sont marqués par la place des termes (par ex. le chinois, le tibétain).
Langue agglutinante : langue qui exprime les rapports grammaticaux en juxtaposant au radical des affixes
distincts (par ex. le turc, le finnois, le basque).
Langue flexionnelle : langue qui ajoute à la racine du mot des affixes exprimant des catégories grammaticales
(genre, nombre, personne) ou des fonctions syntaxiques (cas).
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Issue du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857), cette doctrine récuse les a priori
métaphysiques et affirme que l’esprit humain ne peut connaître l’être même des choses, elle fonde la
connaissance sur l’observation et l’étude expérimentale des phénomènes, en sciences naturelles comme en
sciences humaines.
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Etude des sons du langage dans leur production et leur substance physique.
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que les mots et les phrases peuvent être regroupés par les locuteurs dans des classes selon des
critères d’identité de sens ou de sonorité. De sorte que la création d’un nouveau mot ou d’une
nouvelle phrase pourrait s’opérer par analogie à un autre mot ou une autre phrase appartenant
à la même classe. Par exemple, si l’on prend le mot solutionner (qui double le mot résoudre),
sa formation (sur la base solution) pourrait être expliquée par l’analogie établie par les
locuteurs avec le modèle rencontré dans additionner ou auditionner (qui sont respectivement
formés sur les bases addition et audition). Cette place conférée à la psychologie élargie la
conception que l’on se faisait jusqu’alors de la langue : en envisageant d’autres modèles
d’explication que le simple modèle biologique, c’est aussi reconnaître qu’une langue est plus
qu’un simple organisme naturel.
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SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
4. Conclusion
Après s’être essentiellement attaché à l’étude de la parenté génétique entre les langues et avoir
positionné ainsi les études linguistiques comme études des langues pour elles-mêmes12, la
linguistique comparative et historique a, à partir des années 1870, intégré une pratique plus
rigoureuse. Il s’agissait, dès lors, d’étudier avec plus de précision l’évolution, étape par étape,
de chacune des langues pour lesquelles on possédait des documents anciens.
Dans le même temps, l’introduction de méthodes exactes et expérimentales dans
l’étude des langues (particulièrement dans le domaine de la phonétique), l’extension des
préoccupations des chercheurs qui ne se limitaient plus à l’analyse des évolutions
phonétiques, ont contribué à ce que l’évolutionnisme du début du siècle se développe de
façon à s’orienter vers une science générale de l’étude du langage.
Pour la linguistique historique et comparée la langue est finalement envisagée comme
un système de signes, ce que pensaient déjà les Solitaires de Port Royal et les
Encyclopédistes, cependant, à la différence de ces derniers, ils ne le font pas reposer sur les
catégories de la logique mais sur l’analyse directe des données linguistiques à travers
l’histoire des langues.
10
Par exemple le mot maîtresse qui jusqu’au XIXème siècle désignait la jeune fille ou la femme aimée, renvoie
à partir du XIXème à une image péjorative de la femme qui se donne à un homme de façon illégitime.
11
Adoucissement, affaiblissement du sens.
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“ Les langues dont traite cet ouvrage sont étudiées pour elles-mêmes, c’est à dire comme objet, et non comme
moyen de connaissance ” écrit Franz Bopp dans la préface de sa Grammaire comparée.
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TEXTE I
TEXTE II
TEXTE III
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Plan du cours
0. Introduction
1. 1. Les orientations générales
1. 1 Continuités et ruptures
1. 2 La matière et les tâches de la linguistique
2. Les concepts fondamentaux
2. 1 Langue/parole
2. 2 Synchronie/diachronie
2. 3 Une théorie du signe : signe/valeur/système
2. 4 Syntagme/paradigme
3. Portée et limites de ces distinctions
3. 1 Difficultés dans la pratique des découpages
3. 2 Oppositions langue/parole, synchronie/diachronie
3. 3 L’opposition de Meillet
3. 4 La remise en question “ labovienne ”
4. L’héritage du cours
TEXTES I
Langage, langue, parole
TEXTE II
La nature du signe linguistique
TEXTE III
L'arbitraire du signe
TEXTE IV
Le signe considéré dans sa totalité
TEXTE V
La langue comme pensée organisée dans la matière phonique
Bibliographie
BENVENISTE, E. (1966). “ Saussure après un demi-siècle ”, in Problèmes de linguistique
générale chap. 3. Paris : Gallimard
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 29-34)
FUCHS, C. et LE GOFFIC, P. (1992). Les linguistiques contemporaines. Paris : Hachette
(pp. 15-22)
GODEL, R. (1957). Les sources manuscrites du “ Cours de linguistique générale ” de F. de
Saussure. Genève, Paris.
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Editions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman. (pp. 222-
225)
SAUSSURE, F. (1916). Cours de linguistique générale. (édition critique préparée par
Tullio de Mauro, Paris, Payot, 1972)
22
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
0. Introduction
Le Cours de linguistique générale (désormais C. L. G.), attribué au linguiste genevois
Ferdinand de Saussure (1857-1913), est “ traditionnellement ” considéré comme l’un des
ouvrages instaurant la linguistique moderne (i. e. la linguistique générale en tant qu’étude
scientifique de la langue). Cependant, l’apport de l’enseignement de Saussure ne peut être
véritablement compris que si l’on considère qu’il représente à la fois un aboutissement des
travaux linguistiques antérieurs de même qu’un certain nombre de ruptures par rapport aux
“ traditions ” antérieures.
Tout en réfutant, comme les néo-grammairiens, certaines des conceptions de la
linguistique du XIXe siècle, le C. L. G. reprend et précise certaines idées qui avaient pu déjà
être dégagées à l’issue de cette période, par exemple la réfutation par l’américain W. D.
Whitney (1827-1894) d’une théorie organiciste de la langue, de même que son insistance sur
l’aspect social de la langue en tant qu’institution, ou encore l’idée de la forme et le concept de
phonème présentés par Albert Sechehaye. Chez ces linguistes, de même que chez d’autres
comme Baudouin de Courtenay (1845-1929) ou encore Kruszewski pour ne citer qu’eux,
l’idée d’une “ théorie générale de la langue envisagée en elle-même et pour elle-même ” est
déjà présente. Il reste que le C. L. G. énonce une vision et une réflexion synthétiques sur les
fondements, la nature et l’objet d’une linguistique conçue en tant que discipline autonome. Un
de ses apports novateurs est de fournir un cadre à la fois général et propre à la discipline et de
permettre d’envisager la théorisation des faits de langue.
En fait, cet ouvrage n’a pas été écrit par Ferdinand de Saussure lui-même mais à été
élaboré par deux de ses collègues, Charles Bally et Albert Sechehaye, sur la base de notes
manuscrites prises par eux-mêmes et par les étudiants durant la série de cours donnés à
l'université de Genève, entre 1906 et 1911. Publié en 1916 après la mort de Saussure, le
C. L. G. représente une vision synthétique mais aussi interprétative de ses cours.
1. 1 Continuités et ruptures
23
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13
C. L. G., p. 14.
14
Cf. ci-dessous la section 2. 2 Synchronie/diachronie
24
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social ou encore le produit d’une institution sociale. Par conséquent, la tâche de la linguistique
est de décrire cet outil de communication ainsi que son fonctionnement. Il insiste notamment
sur l’idée que le langage est organisé selon une structuration de signes arbitraires.15
On retrouve également dans le C. L. G. l’écho des réflexions du philosophe et logicien
américain Charles Sanders Peirce (1839-1914) qui, sous le terme de sémiotique, avait amorcé
une théorie préfigurant, par certains points, le projet saussurien de sémiologie.
2. 1 Langue/parole
Le langage est présenté comme une faculté qui consiste à pouvoir s'exprimer au moyen de
systèmes symboliques, notamment sonores. Elle est définie comme un ensemble comprenant
différents domaines :
Pris dans son tout, le langage est multiforme et hétéroclite; à cheval sur
plusieurs domaines, à la fois physique, physiologique et psychique, il
appartient au domaine individuel et au domaine social.18
De fait le langage s’incarne selon deux aspects : celui de la langue et celui de la parole. Cette
opposition s’articule ici triplement.
15
Whitney est également préoccupé par l’étude, chez l’enfant, de l’apprentissage du langage ; celle-ci est en
effet en mesure de fournir des éléments fondamentaux sur le fonctionnement du système.
16
C. L. G., pp. 20 et sv.
17
Cette insistance sur l’homogénéité de l’objet étudié s’inscrit au demeurant dans la logique des préoccupations
néo-grammairiennes qui, pour éviter les effets de lois antagonistes, visaient à établir des états descriptifs les plus
homogènes possibles.
18
C. L. G., p. 25.
25
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2. 1. 1 Opposition : social/individuel
La langue est définie par Saussure comme un produit social de la faculté de langage et un
ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social 19, elle est la partie sociale
du langage, extérieure à l’individu..., elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé
entre les membres de la communauté 20 ; quant à la parole, elle serait le versant individuel du
langage.
2. 1. 3 Opposition : homogène/hétérogène
La langue, phénomène social, est également présentée par le C. L. G. comme une entité
homogène, elle est envisagée comme un système ou code invariant. Dès lors, tout ce qui serait
hétérogène, tous les aspects qui montreraient de la variation (par exemple, selon les régions
nous ne parlons pas le français de la même manière, de même selon notre appartenance
sociale ou encore le contexte de l’énonciation) ne seraient pas d'ordre social mais seulement
individuel. Autrement dit, toujours d'après Saussure, les variations et distinctions (notamment
sociales) au sein d'une même langue ne concerneraient pas la langue elle-même, ne
concerneraient pas son aspect social, mais concerneraient l'acte individuel de parole.
2. 2 Synchronie/diachronie
26
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21
C. L. G., p. 138.
22
C. L. G., pp. 124 et sv.
27
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2. 3. 2 La théorie du signe
La théorie du signe s’inscrit dans cette conception. Le cours caractérise le signe linguistique
par une double identité, à la fois conceptuelle et acoustique. Cependant, le signe n’est pas
pour autant l’union d’un terme avec une “ chose ”, il est en revanche l’association d’un
concept avec une image acoustique26, image acoustique qu’il ne faut nullement confondre
avec le son matériel lui-même mais qui est l’empreinte psychique de ce son. Afin de souligner
l’autonomie de la langue comme système formel et la démarquer des substances (sons et
idées) en écartant une terminologie empreinte de psychologisme, le concept est appelé signifié
et l’image acoustique signifiant.
23
Par exemple, le fait qu’il se produit et se produira toujours des changements phonétiques est en soi un principe
très général vérifiable en tout temps et par la même une loi panchronique ; en revanche, tel ou tel changement
particulier ne constitue pas en soi un phénomène intemporel et ne peut donc correspondre à une loi
panchronique.
24
C. L. G., p. 134.
25
C. L. G., pp. 155 et sv.
26
Voir le TEXTE II en annexe.
28
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2. 3. 3 La notion de valeur
Au centre de cette conception se situe la notion de valeur qui est encore l’occasion de
souligner le caractère formel et non substantiel de la langue. Selon Saussure, la valeur d’une
unité linguistique est définie par les positions relatives de cette unité à l’intérieur du système
de la langue. La notion de valeur est ici distinguée de celle de signification, cette dernière est
en effet définie en référence au monde matériel (la substance) alors que la première ne l’est
pas. Afin d’expliciter la notion de valeur, le C. L. G. fait une nouvelle fois appel à la
métaphore du jeu d’échecs. Chacune des pièces de l’échiquier ne représente rien par elle-
même mais trouve sa définition -sa valeur- dans sa position au sein de la règle du jeu et dans
ses relations vis-à-vis des autres pièces. Si l’on remplace “ en substance ” la pièce du fou par
un dé à coudre ou un taille-crayon, cela n’aura aucune répercussion sur le jeu lui-même tant
que l’on conservera les mêmes relations et positions formelles déterminées par la règle. De la
même façon, un signe linguistique s’inscrit dans un réseau de relations avec d’autres signes
linguistiques ; la valeur de chaque signe, comme celle de chaque pièce du jeu d’échecs,
dépend de sa position dans le système par rapport aux autres signes. En outre, la langue peut
présenter des différences et des identités. Ainsi, un mot pourra être prononcé de façon variable
avec, par exemple, différentes intonations, ou encore être affecté de nuances diverses de sens,
il n’en restera pas moins qu’il sera toujours perçu comme étant le même mot. Ce sentiment de
l’identité du mot, tant dans sa prononciation que dans son sens, est directement lié aux
différences perçues par rapport à la prononciation ou la signification d’autres mots, de sorte
que la valeur d’un signe linguistique sera déterminée par tout le réseau de ressemblances et de
différences spécifiant la position et les relations de ce signe à l’égard des autres. C’est en cela
que la réalité du signe linguistique est inséparable de sa situation dans le système.
À titre d’exemple, prenons dans la langue française le sous-système des noms
appellatifs au singulier, soit madame, mademoiselle, monsieur. On dira que la valeur de
monsieur n’est pas comparable à celle de madame puisqu’il n’existe pas au masculin, pour
marquer l’opposition marié/non marié, un terme équivalent à mademoiselle (*mondamoiseau
étant inusité).
2. 4 Syntagme/paradigme
Il a été vu que les unités d’une langue sont définies par leurs relations mutuelles dans le
système. Ces relations peuvent s’établir selon deux axes : un axe horizontal où s’organisent
les combinaisons ; un axe vertical où s’organisent les associations.
27
Voir le TEXTE III en annexe.
29
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
28
Le terme associatif sera par la suite remplacé par le terme paradigmatique ; un paradigme sera donc un
ensemble d’unités linguistiques entretenant entre elles un rapport virtuel de substituabilité.
29
La discrétion est la propriété selon laquelle des unités linguistiques sont définies comme distinctes les unes des
autres au sein du système relationnel qui les constitue.
30
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3. 2. 1 Le primat de la synchronie
En ce qui concerne le primat de la synchronie, il a pu être objecté que la langue change
continuellement et qu’il est par conséquent arbitraire, sinon illusoire, de vouloir observer un
état sans tenir compte des changements auquel il est soumis. Comment alors déterminer que
l’on passe d’un état de langue à un autre ?
En fait, ce n’est pas tant la distinction synchronie/diachronie qui est véritablement ici
en question (distinction qui même ‘arbitraire’ n’en reste pas moins indispensable pour
l’analyse linguistique) que la manière dont elle est pensée, c’est-à-dire comme distinction de
l’homogène de l’hétérogène. Cette distinction est, nous l’avons vu, immédiatement corrélée à
la dichotomie langue/parole. La langue, dans une perspective synchronique, est définie par le
C. L. G. comme un système homogène ; ce n’est que dans la diachronie qu’elle manifestera,
sous les effets des actes individuels de parole, un aspect d’hétérogénéité et ce de par les
changements qui la transformeront en ‘états’ de langue successifs.
Il est clair qu’il est infiniment plus commode de définir comme objet d’étude une
entité homogène plutôt qu’hétérogène. Maintenant, il reste à savoir si cette définition, au delà
de cette simple commodité évoquée, n’est pas réductrice dans sa limitation et, par conséquent
préjudiciable à la conception même de l’objet et, finalement, à la scientificité de la discipline.
Pour l’exprimer autrement, est-il légitime de déployer triplement (système/manifestation du
système, social/individuel, homogène/hétérogène) l’opposition langue/parole comme le fait le
C. L. G. ?
3. 3 L’opposition de Meillet
C’est précisément sur cet aspect du C. L. G. que, très tôt, un élève de Saussure, Antoine
Meillet (1866-1936), s’oppose au délaissement de cette réalité. Toutefois, la contestation de
Meillet ne porte pas tant sur les définitions conceptuelles mêmes du C. L. G. que sur
l’opposition de celui-ci entre linguistique interne et linguistique externe. Pour Meillet, ces
deux linguistiques ne doivent pas être opposées mais associées pour n’en constituer qu’une
seule. De même, ce n’est pas tant l’opposition langue/parole qu’il discute que la distinction
synchronie/diachronie ; en effet, selon lui, la structure de la langue doit être expliquée par
l’histoire.
30
C. L. G., p. 105.
31
C. L. G., p. 108.
31
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4. L’héritage du cours
Il est certainement significatif que Saussure n’ait pas rédigé lui-même le C. L. G., de même
qu’il ait détruit un grand nombre de ses notes de cours manuscrites. De fait, il pourrait être
permis de penser qu’il était conscient du caractère encore approximatif de son enseignement
ainsi que des contradictions qu’il pouvait comprendre. Quoi qu’il en soit, le C. L. G. va
modeler et alimenter durablement la réflexion linguistique. C’est ainsi que de nombreux
linguistes vont reprendre son enseignement tout en le précisant ou en le développant de
manières parfois divergentes.
Son influence marquera toute les tendances de la linguistique européenne de type
structurale : la glossématique (1931) fondée notamment par L. Hjelmslev et H. J. Uldall,
l’école de Prague (1926) avec N. S. Troubetzkoy, R. Jakobson et S. Karczevski, ou encore
l’école fonctionnaliste française avec A. Martinet et G. Gougenheim.
De la conception du C.L.G. comme quoi il n’y a de structure que dans ce qui unifie la
communauté sociale, découlera l’insistance de la linguistique structurale sur la fonction de
communication de la langue (comprise comme fonction structurée et structurante), au
détriment de toutes ses autres fonctions sociales comprises à la fois comme lieu, instrument et
enjeux des rapports sociaux.
32
Pour une explicitation plus approfondie, on pourra se reporter à l’introduction de Pierre Encrevé à la
traduction de l’ouvrage de William Labov, Sociolinguistique, 1976.
32
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TEXTES I
Langage, langue, parole
Texte manuscrit 160 B, cité par Tullio de Mauro dans son édition critique du C. L. G., note
63, p.419.
“ La langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre
l'usage de la faculté du langage chez les individus <définition>. La faculté du langage est un fait
distinct de la langue, mais qui ne peut s'exercer sans elle. Par la parole on désigne l'acte de l'individu
réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qui est la langue <définition>. ”
SAUSSURE, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris (édition critique de Tullio de MAURO, 1972,
Paris, Payot). Pp.30-31.
“ En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est
individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.
La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre
passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que pour l'activité
de classement (...).
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de
distinguer : l° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue
d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces
combinaisons. ”
TEXTE II
La nature du signe linguistique
SAUSSURE, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris (édition critique de Tullio de MAURO, 1972,
Paris, Payot). Pp.98-100.
“ Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique.
Cette dernière n'est pas le son matériel, chose purement physique, mais l'empreinte psychique de ce
son, la représentation que nous en donne le témoignage de nos sens ; elle est sensorielle, et s'il nous
arrive de l'appeler “ matérielle ”, c'est seulement dans ce sens et par opposition à l'autre terme de
l'association, le concept, généralement plus abstrait.
Le caractère psychique de nos images acoustiques apparaît bien quand nous observons notre propre
langage. Sans remuer les lèvres ni la langue, nous pouvons nous parler à nous-mêmes ou nous réciter
mentalement une pièce de vers. C'est parce que les mots de la langue sont pour nous des images
acoustiques qu'il faut éviter de parler des “ phonèmes ”, dont ils sont composés. Ce terme, impliquant
une idée d'action vocale, ne peut convenir qu'au mot parlé, à la réalisation de l'image intérieure dans le
discours. En parlant des sons et des syllabes d'un mot, on évite ce malentendu, pourvu qu'on se
souvienne qu'il s'agit de l'image acoustique.
Le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces, qui peut être représentée par la
figure :
33
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
Ces deux éléments sont intimement unis et s'appellent l'un l'autre. Que nous cherchions le sens du
mot latin arbor ou le mot par lequel le latin désigne le concept “ arbre ”, il est clair que seuls les
rapprochements consacrés par la langue nous apparaissent conformes à la réalité, et nous écartons
n'importe quel autre qu'on pourrait imaginer.
Cette définition pose une importante question de terminologie. Nous appelons signe la combinaison
du concept et de l'image acoustique : mais dans l'usage courant ce terme désigne généralement l'image
acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n'est
qu'en tant qu'il porte le concept “ arbre ”, de telle sorte que l'idée de la partie sensorielle implique celle
du total.
L'ambiguïté disparaîtrait si l'on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui
s'appellent les uns les autres tout en s'opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour
désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ;
ces derniers termes ont l'avantage de marquer l'opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total
dont ils font partie. Quant à signe, si nous nous en contentons, c'est que nous ne savons par quoi le
remplacer, la langue usuelle n'en suggérant aucun autre. ”
TEXTE III
L'arbitraire du signe
SAUSSURE, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris (édition critique de Tullio de MAURO,
1972, Paris, Payot). Pp.100-101
“ Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par
signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus
simplement : le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi l'idée de “ sœur ” n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert
de signifiant; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre : à preuve les différences
entre les langues et l'existence même de langues différentes : le signifié “ bœuf ” a pour signifiant b-ö-f
d'un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l'autre. (…)
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l'idée que le signifiant dépend
du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu'il n'est pas au pouvoir de l'individu de rien changer
à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu'il est immotivé, c'est-à-
dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité. ”
34
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
TEXTE IV
Le signe considéré dans sa totalité
SAUSSURE, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris (édition critique de Tullio de MAURO, 1972,
Paris, Payot). Pp.166-167.
“ (... ) dans la langue il n'y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des
termes positifs entre lesquels elle s'établit ; mais dans la langue il n'y a que des différences sans termes
positifs. Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui
préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des
différences phoniques issues de ce système. Ce qu'il y a d'idée ou de matière phonique dans un signe
importe moins que ce qu'il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d'un
terme peut être modifiée sans qu'on touche ni à son sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que
tel autre terme voisin aura subi une modification.
Mais dire que tout est négatif dans la langue, cela n'est vrai que du signifié et du signifiant pris
séparément; dès que l'on considère le signe dans sa totalité, on se trouve en présence d'une chose
positive dans son ordre. Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec
une série de différences d'idées; mais cette mise en regard d'un certain nombre de signes acoustiques
avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c'est
ce système qui constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l'intérieur de
chaque signe. Bien que le signifié et le signifiant soient, chacun pris à part, purement différentiels et
négatifs, leur combinaison est un fait positif ; c'est même la seule espèce de faits que comporte la
langue, puisque le propre de l'institution linguistique est justement de maintenir le parallélisme entre
ces deux ordres de différences. ”
TEXTE V
La langue comme pensée organisée dans la matière phonique
SAUSSURE, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris (édition critique de Tullio de MAURO, 1972,
Paris, Payot). Pp.155-157.
“ Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n'est qu'une
masse amorphe et indistincte. Philosophes et linguistes se sont toujours accordés à reconnaître que,
sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et
constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement
délimité. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue.
En face de ce royaume flottant, les sons offriraient-ils par eux-mêmes des entités circonscrites
d'avance? Pas davantage. La substance phonique n'est pas plus fixe ni plus rigide ; ce n'est pas un
moule dont la pensée doive nécessairement épouser les formes, mais une matière plastique qui se
divise à son tour en parties distinctes pour fournir les signifiants dont la pensée a besoin. Nous
pouvons donc représenter le fait linguistique dans son ensemble, c'est-à-dire la langue, comme une
série de subdivisions contiguës dessinées à la fois sur le plan indéfini des idées confuses et sur celui
non moins indéterminé des sons (…)
La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso; on
ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne
saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son ; on n'y arriverait que par une abstraction dont
le résultat serait de faire de la psychologie pure ou de la phonologie pure.
La linguistique travaille donc sur le terrain limitrophe où les éléments des deux ordres se
combinent ; cette combinaison produit une forme, non une substance. ”
35
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
IV - Le structuralisme européen
Plan du cours
0. Introduction
1. Le cercle linguistique de Prague
1. 1 Une théorie fonctionnaliste
1. 2 Les travaux de phonologie
2. Roman Jakobson
2. 1 L’unité ultime de l’analyse phonologique est le trait distinctif
2. 2 La question de l’universalité des traits distinctifs
2. 3 La binarité des traits distinctifs
2. 4 Bref descriptif
2. 5 Héritage
3. Martinet et le fonctionnalisme français
3. 1 La double articulation
3. 2. Définition de la langue
3. 3 La grammaire fonctionnelle, son objet
TEXTE I
Le langage est l’instrument de la communication
et l’acte de parole est la communication d’un message
TEXTE II
Les fonctions du langage
TEXTE III
La double articulation du langage
TEXTE IV
Il ne faut pas confondre le langage avec son usage instrumental
Bibliographie
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 35-48)
FUCHS, C. et LE GOFFIC, P. (1992). Les linguistiques contemporaines. Paris : Hachette
(pp. 23-52)
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Editions du Seuil. (pp. 215-235)
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Editions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman.
A titre consultatif :
BENVENISTE, E. (1966). Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard.
JAKOBSON, R. (1963). Essais de linguistique générale. Paris : Les Editions de Minuit.
HJELMSLEV, L. (1943). Omgring sprogteoriens grundloeggelse. Copenhague (tr. fr.,
1968, Prolégomènes à une théorie du langage, avec la Structure fondamentale du
langage, Paris : Ed. de Minuit)
MARTINET, A. (1960). Eléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin
(réédition 1991).
TROUBETZKOY, N. S. (1939). Grundzüge der Phonologie. Prague (tr. fr. par J.
Cantineau, 1949, Principes de phonologie, Paris : Klincksieck, réimpr. 1967)
36
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
0. Introduction
Après Saussure, l’organisation inhérente de la langue est désormais appelée structure, terme
que le linguiste genevois n’avait jamais utilisé pour lui préférer celui de système. Dès lors,
toute démarche théorique qui envisagera la langue comme un ensemble d’éléments
entretenant des relations formelles sera dite structuraliste.
Le structuralisme tient désormais pour acquise l’idée que la linguistique a pour unique
et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même. Il n’en demeure pas
moins que la notion de structure pourra être perçue avec un éclairage différent selon les
linguistes. Alors que l’“ on entend par structure, particulièrement en Europe, l’arrangement
d’un tout en parties et la solidarité démontrée entre les parties du tout qui se conditionnent
mutuellement ; pour la plupart des linguistes américains, ce sera la répartition des éléments
telle qu’on la constate et leur capacité d’association ou de substitution ”.33 On comprendra
donc que sous l’appellation de linguistique structurale de nombreuses sensibilités et tendances
puissent exister. Nous nous intéresserons dans ce chapitre aux courants européens et
reporterons la présentation du structuralisme américain au chapitre suivant.
Il est particulièrement difficile de dresser, en quelques pages, un panorama exhaustif
des différentes tendances. Nous nous limiterons ici à la présentation du Cercle de Prague avec
ses développements ultérieurs constitués, d’une part, par les travaux de Jakobson et, d’autre
part, par les travaux de l’école fonctionnaliste française, en privilégiant dans celles-ci
quelques-uns de leurs aspects les plus marquants.
1. 1. 1 La notion de fonction
Le C.L.G. abordait la notion de fonction de manière essentiellement "négative" en affirmant
que la fonction de la langue "n’est pas" de représenter une pensée qui existerait
indépendamment d’elle, ou encore que, contrairement à ce que pensaient les comparatistes, la
fonction de communication de la langue "n’est pas" une cause de désorganisation.
33
Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale, 1. Paris : Gallimard. (p. 9).
37
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
Cette notion est maintenant reprise de manière "positive" en ce que l’étude des langues
est présentée comme une recherche des fonctions qui, au sein de la communication, sont
exercées par les éléments, les classes, les mécanismes de ces langues. Ces fonctions seraient
censées organiser la structure des langues. Une telle idée est importante en ce que
l’explication des phénomènes linguistiques ne sera plus exclusivement envisagée de manière
diachronique. L’étude d’un état de langue pourra également apporter, au delà de la simple
description synchronique, des éléments explicatifs. Mais, comme il a été précisé ci-dessus,
l’intérêt de l’analyse historique n’est pas pour autant écarté.
1. 1. 2 Le programme du cercle
Le programme du cercle est intitulé :
“ Problèmes de méthodes découlant de la conception de la langue comme système et
importance de ladite conception pour les langues slaves (la méthode synchronique et ses
rapports avec la méthode diachronique, comparaison structurale et comparaison génétique,
caractère fortuit ou enchaînement régulier des faits d’évolution linguistique). ”
Il définit la langue comme “ un système de moyens d’expression appropriés à un but ” et
affirme à son sujet que “ la meilleure façon de connaître l’essence et le caractère d’une
langue, c’est l’analyse synchronique des faits actuels, qui offrent seuls des matériaux
complets et dont on peut avoir le sentiment direct ”. Plus encore, il est impossible de
considérer les changements transformant une langue “ sans tenir compte du système qui se
trouve affecté par lesdits changements…D’un autre côté, la description synchronique ne peut
pas non plus exclure absolument la notion d’évolution, car même dans un secteur envisagé
synchroniquement existe la conscience du stade en voie de disparition, du stade présent et du
stade de formation ; les éléments stylistiques sentis comme archaïsmes, en second lieu la
distinction des formes productives et non productives sont des faits de diachronie, que l’on ne
saurait éliminer de la linguistique synchronique. ”
Il s’intéresse en premier lieu à l’étude de l’aspect phonique des langues. Pour le son,
deux aspects sont distingués : “ comme fait physique objectif, comme représentation et
comme élément du système fonctionnel ”. Lorsque c’est le second aspect qui est envisagé, la
dénomination de phonème est alors employée.
Il approche également la question de la variation de la réalisation des phonèmes en
fonction de la structure morphologique où ils apparaissent34 : “ Le morphonème, image
complexe de deux ou plusieurs phonèmes susceptibles de se remplacer mutuellement, selon
les conditions de la structure morphologique à l’intérieur d’un même morphème (par
exemple, en russe, le morphonème dans le complexe =), joue un rôle
capital dans les langues slaves. ”
Une théorie des procédés syntagmatiques est également envisagée : “ L’acte
syntagmatique fondamental, qui est en même temps l’acte même créateur de la phrase, est la
prédication. ”
L’étude de tous ces points de vue n’est pas envisagée d’une manière abstraite mais est
consacrée à la langue concrète appréhendée à travers ses manifestations concrètes dans la
communication.
34
Ce que l’on appelle la morphophonologie.
38
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
1. 2. 3 La notion de phonème
Il reprend et précise la notion de phonème. Le C.L.G. utilisait déjà le terme de phonème mais,
bien que sa théorie structurale de la langue appliquée à la phonologie formulait assez
clairement le concept de distinction phonémique, il désignait par ce terme un son physique ou,
pour le dire autrement, une occurrence phonétique39. Pour Troubetzkoy, le phonème est
définit dans les atomes de la chaîne parlée comme une image sonore à la fois représentative et
différentielle, et non pas comme une réalité physique (i.e. l’ensemble des caractéristiques d’un
son). Tout en insistant sur la différence entre le phonème et le son concret : “ Les sons
concrets qui figurent dans le langage sont plutôt de simples symboles matériels des
phonèmes ”, il écarte les conceptions psychologiques40 de la notion (le sentiment linguistique
35
Remarques sur l’évolution phonétique du russe comparée à celle des autres langues slaves, TCLP II, 1929
36
Principes de phonologie, p.11
37
d’après la terminologie de K. Bühler.
38
Principes de phonologie, pp. 11-12
39
réalisation matérielle, substantielle.
40
Notamment celle du linguiste polonais J. Baudouin de Courtenay (1845-1929) pour qui le phonème était
“ l’équivalent psychologique du son du langage ” ; pour une critique approfondie cf. Principes de phonologie, p.
41 et suivantes.
39
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
de l’usager) pour souligner que “ le phonème est avant tout un concept fonctionnel, qui doit
être défini par rapport à sa fonction ”.41
41
Principes de phonologie, pp. 43
40
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
2. Roman Jakobson
Jakobson avait contribué à lancer le Cercle linguistique de Prague en 1926 et avait collaboré
très étroitement avec Troubetzkoy. Néanmoins, surtout à partir du décès prématuré de ce
dernier en 1938, Jakobson commença à rejeter un certain nombre de présupposés partagés par
les saussuriens et les praguois.
2. 2. 2 La position de Jakobson
Jakobson ne nie évidemment pas que des contraintes générales pèsent sur les systèmes
phonologiques. Au contraire, il va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs en rejetant le
principe de l’arbitraire du signifiant phonique. La récurrence des traits dans la constitution des
inventaires de phonèmes des langues, dans leurs combinaisons, dans les processus
synchroniques et diachroniques qui les affectent, dans l’acquisition de la phonologie et dans
sa dissolution aphasique, le fait pencher vers une autre hypothèse non pas relativiste mais
universaliste. Il postule, en effet, un ensemble universel de traits distinctifs dans lequel
chaque langue vient puiser un sous-ensemble universel de traits distinctifs pour constituer son
système phonologique.
42
Joos (1957). Readings in Linguistics. Washington D.C. : American Council of Learned Societies, p. 96
41
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
2. 4 Bref descriptif
Les traits jakobsoniens sont présentés et défendus dans divers travaux dont les plus connus
sont Preliminaries to Speech Analysis de Jakobson, Fant et Halle (1952) et Fundamentals of
Language de Jakobson et Halle (1956). Si on laisse de côté les traits dits prosodiques (par
exemple, long/bref), les traits distinctifs sont au nombre de douze : 1) vocalique/non-
vocalique, 1) consonantique/non-consonantique, 3) compact/diffus, 4) tendu/lâche, 5)
voisé/non-voisé, 6) nasal/oral, 7) discontinu/continu, 8) strident/mat, 9) bloqué/non-bloqué,
10) grave/aigu ; 11) bémolisé/non-bémolisé, 12) diésé/non-diésé. Cette approche est
importante car elle signale une remontée de la substance en phonologie. En effet, si Jakobson
et ses collaborateurs ne rejettent pas l’aspect fonctionnel, ils intègrent la phonologie au circuit
de la communication envisagée comme acte neuro-psychologique et physique (articulatoire,
acoustique et auditif).
2. 5 Héritage
L’approche universaliste et binariste de Jakobson et de ses collaborateurs s’est, comme toute
approche novatrice, heurtée à de nombreuses résistances. Il faut noter que les deux hypothèses
(universalisme et binarisme) sont indépendantes l’une de l’autre. De nombreux chercheurs
continuent à souscrire à l’idée que la structure sonore des langues du monde est construite à
partir d’un ensemble de dimensions phonologiques en nombre limité sans forcément adhérer
au binarisme. L’œuvre de Jakobson est considérable et ne saurait être réduite à ses travaux sur
la phonologie. Elle envisage également le langage des enfants, l’étude le l’aphasie, les
fonctions du langage jusqu’à la langue poétique. Il est l’auteur de très nombreux travaux dans
tous les domaines de la linguistique44 et de la théorie littéraire.
43
Tous les contre-exemples apparents (par exemple, les points d’articulation des consonnes et l’échelle de
hauteur des voyelles) seront analysés à partir de compositions de relations binaires plus primitives.
44
Par exemple, les articles de Essais de linguistique générale, I et II
42
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
communication linguistique. Là encore, le rôle du phonème est essentiel dans ces travaux. La
phonologie y est appelée phonétique fonctionnelle.
3. 1 La double articulation
Martinet pose (en 1960) comme fondamental à l’étude du langage l’existence de deux plans
qu’il appelle première articulation et deuxième articulation.
3. 1. 1 La 1ère articulation
“ La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d’expérience à
transmettre s’analyse en une suite d’unités douées chacune d’une forme et d’un sens ”. Ainsi,
pour reprendre un de ses exemples, j’ai mal à la tête se décompose en six unités de la
première articulation (j’, ai, mal, à, la, tête) qui ont chacune une forme (un signifiant) et un
sens (un signifié). Martinet appelle ces signes des monèmes.45 Ces unités de première
articulation ne peuvent s’analyser en unités successives plus petites douées de sens : le mot
tête veut dire “ tête ” et l’on ne peut attribuer à ses sous-parties successives (par exemple, tê-
et –te) des sens distincts dont la somme serait équivalente à “ tête ”.
3. 1. 2 La 2e articulation
En revanche, la forme phonique est analysable en une succession d’unités dont chacune
contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante ou terre. C’est ce
que Martinet désigne comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, on
pourrait par exemple représenter ce mot par la transcription phonémique .
3. 2. Définition de la langue
La définition qu’énonce Martinet pour la langue repose précisément sur cette conception :
“ Une langue est un instrument de communication selon lequel
l’expérience humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté, en
unités douées d’un contenu sémantique et d’une expression phonique, les
monèmes ; cette expression phonique s’articule à son tour en unités distinctives
et successives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque langue, dont la
nature et les rapports mutuels diffèrent aussi d’une langue à une autre. ”46
45
D’autres parlent à ce propos de morphème.
46
Martinet, A.(1960). Eléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin (p. 20)
43
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
TEXTE I
Le langage est l’instrument de la communication
et l’acte de parole est la communication d’un message
TEXTE II
Les fonctions du langage
MARTINET, A. (1960). Eléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin (réédition 1991). Pp. 9-10.
Toutefois, dire que le langage est une institution ne renseigne qu'imparfaitement sur la nature de ce
phénomène. Bien que métaphorique, la désignation d'une langue comme un instrument ou un outil
attire très utilement l'attention sur ce qui distingue le langage de beaucoup d'autres institutions. La
fonction essentielle de cet instrument qu'est une langue est celle de communication : le français, par
exemple, est avant tout l'outil qui permet aux gens “ de langue française ” d'entrer en rapport les uns
avec les autres. Nous verrons que, si toute langue se modifie au cours du temps, c'est essentiellement
pour s'adapter de la façon la plus économique à la satisfaction des besoins de communication de la
communauté qui la parle.
On se gardera cependant d'oublier que le langage exerce d'autres fonctions que celle d'assurer la
compréhension mutuelle. En premier lieu le langage sert, pour ainsi dire, de support à la pensée, au
point qu'on peut se demander si une activité mentale à qui manquerait le cadre d'une langue mériterait
proprement le nom de pensée. Mais c'est au psychologue, non au linguiste, de se prononcer sur ce
point. D'autre part, l'homme emploie souvent sa langue pour s'exprimer, c'est-à-dire pour analyses ce
qu'il ressent sans s'occuper outre mesure des réactions d'auditeurs éventuels. Il y trouve, par la même
occasion, le moyen de s'affirmer à ses yeux et à ceux d'autrui sans qu'il y ait véritablement désir de
rien communiquer. On pourrait également parler d'une fonction esthétique du langage qu'il serait
44
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
difficile d'analyser, tant elle s'entremêle étroitement aux fonctions de communication et d'expression.
En dernière analyse, c'est bien la communication c'est-à-dire la compréhension mutuelle, qu'il faut
retenir comme la fonction centrale de cet instrument qu'est la langue. Il est, à cet égard, remarquable
que les sociétés répriment par la raillerie le soliloque, c'est-à-dire l'emploi du langage à des fins
purement expressives. Celui qui veut s'exprimer sans crainte de censure doit se trouver un public
devant lequel il jouera la comédie de l'échange linguistique. Tout indique d'ailleurs que la langue de
chacun se corromprait vite, n'était la nécessité de se faire comprendre. C'est cette nécessité permanente
qui maintient l'outil en bon état de marche.
TEXTE III
La double articulation du langage
MARTINET, A. (1960). Eléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin (réédition 1991). Pp. 13-14.
On entend souvent dire que le langage humain est articulé. Ceux qui s'expriment ainsi seraient
probablement en peine de définir exactement ce qu'ils entendent par là. Mais il n'est pas douteux que
ce terme corresponde à un trait qui caractérise effectivement toutes les langues. Il convient toutefois de
préciser cette notion d'articulation du langage et de noter qu'elle se manifeste sur deux plans
différents : chacune des unités qui résultent d'une première articulation est en effet articulée à son tour
en unités d'un autre type.
La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d'expérience à transmettre,
tout besoin qu'on désire faire connaître à autrui s'analysent en une suite d'unités douées chacune d'une
forme vocale et d'un sens. Si je souffre de douleurs à la tête, je puis manifester la chose par des cris.
Ceux-ci peuvent être involontaires ; dans ce cas ils relèvent de la physiologie. Ils peuvent aussi être
plus ou moins voulus et destinés à faire connaître mes souffrances à mon entourage. Mais cela ne
suffit pas à en faire une communication linguistique. Chaque cri est inanalysable et correspond à
l'ensemble, inanalysé, de la sensation douloureuse. Tout autre est la situation si je prononce la phrase
j'ai mal à la tête. Ici, il n'est aucune des six unités successives j', ai, mal, à, la, tête qui corresponde à
ce que ma douleur a de spécifique. Chacune d'entre elles peut se retrouver dans de tout autres
contextes pour communiquer d'autres faits d'expérience : mal, par exemple, dans il fait le mal, et tête
dans il s'est mis à leur tête. On aperçoit ce que représente d'économie cette première articulation : on
pourrait supposer un système de communication où, à une situation déterminée, à un fait d'expérience
donné correspondrait un cri particulier. Mais il suffit de songer à l'infinie variété de ces situations et de
ces faits d'expérience pour comprendre que, si un tel système devait rendre les mêmes services que nos
langues, il devrait comporter un nombre de signes distincts si considérable que la mémoire de l'homme
ne pourrait les emmagasiner. Quelques milliers d'unités, comme tête, mal, ai, la, largement
combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pourraient le faire des millions
de cris inarticulés différents.
La première articulation est la façon dont s'ordonne l'expérience commune à tous les membres d'une
communauté linguistique déterminée. Ce n'est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement
limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d'individus, qu'on communique
linguistiquement. L'originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu
des unités. L'expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s'analyse en une succession
d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra
vers plus de spécificité que par l'adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs
à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. C'est dans ce
cadre que peut s'exercer la créativité de celui qui parle.
Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l'avons vu, un sens et une forme vocale
(ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens :
l'ensemble tête veut dire “ tête ” et l'on ne peut attribuer à tê- et à -te des sens distincts dont la somme
serait équivalente à “ tête ”. Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d'unités dont
45
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d'autres unités comme bête, tante ou terre. C'est ce
qu'on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au
nombre de trois ; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre
barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d'économie cette seconde articulation : si
nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique
et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes
articulatoires et la sensibilité auditive de l'être humain. Grâce à la seconde articulation, les langues
peuvent se contenter de quelques dizaines de productions phoniques distinctes que l'on combine pour
obtenir la forme vocale des unités de première articulation : tête, par exemple, utilise à deux reprises
l'unité phonique que nous représentons au moyen de /t/ avec insertion entre ces deux /t/ d'une autre
unité que nous notons /e/.
TEXTE IV
Il ne faut pas confondre le langage avec son usage instrumental
46
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
V - Le structuralisme américain
Plan du cours
0. Introduction
1. Edward Sapir et l’ethnolinguistique
2. Bloomfield et le distributionnalisme
2. 1 L’antimentalisme
2. 2 L’analyse en constituants immédiats
2. 3 L’analyse distributionnelle
3. Conclusion
TEXTE I
Un exemple d’analyse distributionnelle
TEXTE II
Chaque langue possède sa propre structure grammaticale
qui détermine une vision du monde particulière
Bibliographie
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 49-56)
FUCHS, C. et LE GOFFIC, P. (1992). Les linguistiques contemporaines. Paris : Hachette
(pp. 53-63, sur le distributionnalisme et le transformationnalisme)
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Editions du Seuil. (pp. 235-247)
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Editions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman.
A titre consultatif :
47
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
0. Introduction
Au début du XXe siècle, la linguistique américaine s’oriente, avec les travaux de Boas, Sapir,
Bloomfield, vers une linguistique de type structurale. Toutefois, le structuralisme développé
sur ce continent différera parfois sensiblement du structuralisme européen. La situation
linguistique du continent américain se caractérise par une certaine spécificité. On y trouve
quelques 150 familles de langues amérindiennes soit plus de milles langues. Une telle
situation est particulièrement préoccupante tant pour les administrateurs que pour les
ethnologues et anthropologues47. En effet, toutes ces langues se présentent sous un aspect
exclusivement oral et non codifié et la plupart sont peu ou pas comprises. Il est donc assez
explicable que les tendances philologique, historique et comparative soient assez peu
représentées. Il est de même tout aussi compréhensible que, devant la tâche de description qui
incombe aux linguistes, un effort particulier soit entrepris afin d’élaborer des méthodes
descriptives neutres qui, non seulement permettent de faire abstraction de la propre langue du
chercheur, mais tiennent également compte de ce que la manière de penser des informateurs
leur est (partiellement ou totalement) inconnue. C’est d’abord dans le cadre de
l’anthropologie que la linguistique américaine va d’abord se développer. Dans cette pratique,
elle sera très vite influencée par la théorie du béhaviorisme48. Cette dernière crée une
psychologie comportementale objective ne faisant pas intervenir le recours à l’introspection. .
47
Anthropologie : étude des institutions, des croyances, des coutumes et traditions des différentes sociétés
humaines.
Ethnolinguistique : étude du langage des peuples sans écriture et des relations chez ces peuples entre le langage,
la culture et la société.
48
Watson J. B. (1924). Behaviorism. Weiss, A. P. (1925). A Theoretical Basis of Human Behavior.
49
Modèle d’une structure.
48
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
de la façon suivante : “ Le langage en tant que structure constitue, par son aspect intérieur, le
moule de la pensée ”.
Son ouvrage de synthèse Language : an Introduction to the Study of Speech (1921),
insiste sur le caractère systématique des faits linguistiques. Sapir exercera une influence
considérable sur la linguistique américaine. Tout comme son contemporain Bloomfield, il
propose une linguistique synchronique, mais contrairement à ce dernier, il tient compte du fait
anthropologique et donne toute son importance aux considérations sémantiques et lexicales.
Insistant sur le caractère symbolique du langage et sur sa fonction première de
communication, Sapir s’oppose aux conceptions et méthodes mécanistes inspirées du
béhaviorisme.
2. Bloomfield et le distributionnalisme
Leonard Bloomfield (1887-1949), va profondément marquer le développement de la
linguistique aux États-Unis et dans le monde. Né à Chicago, il étudie la grammaire et la
philologie germanique à Harvard puis séjourne une année en Allemagne où il suit les cours
des grands comparatistes de l’époque (Brugmann, Leskien…). De 1909 à 1927 il enseigne
dans plusieurs universités américaines. Il est professeur de philologie germanique à
l'université de Chicago de 1927 à 1940, il est ensuite nommé à l'université de Yale où il
succède à Edward Sapir à la chaire de linguistique générale.
Après des travaux de phonologie et de morphologie indo-européennes, il publie une
introduction à l’étude du langage (1914) et étudie les langues des peuples de Polynésie et des
Indiens d'Amérique (particulièrement celles du groupe algonquin). Il fait œuvre de pionnier
avec la publication des Tagalog Texts (1917), où il présente ses recherches sur le tagalog,
langue des Philippines. Ses talents de descripteur et de comparatiste lui permettent de
produire une œuvre qui, avec les travaux de ses grands contemporains Boas et Sapir, restera
parmi les classiques de ce domaine : les Menomini Texts (1928), les Plains Cree Texts
(1934), son célèbre ouvrage Linguistic Structures of Native America (1946) et Menomini
Morphophonemics (1939)
Il est l’un des fondateurs de la Linguistic Society of America (Société américaine de
linguistique) et de sa revue Language en 1925. Il publie en 1933 un important travail de
synthèse en linguistique générale : Language. Ses positions sont alors fondées sur celles de la
psychologie du comportement, le béhaviorisme. Cette théorie, strictement déterministe50 et
matérialiste51, repose sur la considération des seuls comportements observables, elle les
ramène à des réponses à des stimulants, ce sont les réflexes conditionnés. La communication,
notamment linguistique, est ainsi réduite à des schémas de type stimulus~réponse.
Pour Bloomfield, une analyse scientifique de la langue ne doit prendre en compte que
ce qui est directement observable : analyse phonologique, analyse de la phrase en Immediate
Constituants (i.e. les constituants immédiats). L’influence de ses conceptions antimentalistes
et de ses travaux s’exercera profondément et durablement sur la linguistique américaine,
particulièrement à travers le distributionnalisme.
50
Déterminisme : conception philosophique selon laquelle il existe des rapports de cause à effet entre les
phénomènes physiques, les actes humains, etc.
51
Matérialisme : conception qui affirme que rien n’existe en dehors de la matière et que l’“ esprit ” est lui-même
entièrement matériel ; selon elle, la matière constituerait tout l’être de la réalité.
49
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
2. 1 L’antimentalisme
La linguistique de Bloomfield est profondément ancrée dans la psychologie béhavioriste qui
triomphe aux États-Unis à partir de 1920. Avec le béhaviorisme, la psychologie devient une
science naturelle qui étudie le comportement humain comme un ensemble d’excitations
(stimuli) et de réponses (actions). Ici, les termes relatifs à l’activité mentale comme “ savoir ”
et “ penser ” sont considérés comme non scientifiques. Le comportement est expliqué par
quelques lois d’apprentissage qui reposent sur des mécanismes de stimulus et réponse (on les
étudie avec des rats qui appuient sur des leviers et des chiens qui salivent en réponse à des
sons…)
Selon cette théorie, le comportement humain est entièrement explicable et prévisible à
partir des situations dans lesquelles le comportement apparaît. Cette explication et cette
prévisibilité sont ici absolument indépendantes de tout facteur interne comme, par exemple,
les sentiments, les croyances, les intentions du sujet. Conformément à cette approche,
Bloomfield envisage l’explication de la parole non pas en ce que celle-ci serait un effet des
pensées du locuteur (attitude mentaliste), mais par les conditions externes de son apparition.
A une position mentaliste il oppose une position mécaniste.
2. 1. 3 La tâche du linguiste
Conformément à cette vision antimentaliste, la tâche des linguistes est d’établir sur la base des
seules données observables une description formalisable, non psychologique et rigoureuse des
faits de langue. Par l’étude objective du comportement, Bloomfield veut faire de la
linguistique une science positive. Il reste que, du fait qu’il est impossible pour le linguiste de
recourir à la signification, il lui faut donc disposer de méthodes qui lui permettent d’analyser
les langues indépendamment du domaine sémantique. Pour mener à bien cette entreprise,
50
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
2. 2. 1 Un modèle taxinomique
Le modèle d’analyse linguistique que propose Bloomfield est un modèle taxinomique. Il
s’agit, au moyen d’une procédure de découverte, de classer l’ensemble des constructions
d’une langue donnée. La procédure consiste à décomposer une phrase en ses constituants les
plus larges, appelés alors constituants immédiats de la phrase, puis à décomposer à leur tour
chacun de ces constituants en ses propres constituants immédiats, et ainsi de suite jusqu’à
parvenir aux éléments les plus petits représentant les constituants ultimes de la phrase, les
morphèmes. Ainsi, une phrase comme “ l’artiste peignait un tableau ” peut être décrite
comme se composant de deux constituants immédiats : un syntagme nominal (SN) l’artiste et
un syntagme verbal (SV) peignait un tableau. Le SN l’artiste se décompose à son tour en
deux constituants : un déterminant (Det) le et un nom (N) artiste ; et le SV peignait un
tableau comprend lui un verbe (V) peignait et un SN un tableau qui se décompose lui-même
en un Det un et un N tableau, et ce jusqu’aux constituants ultimes.
2. 3 L’analyse distributionnelle
Le principe de l’analyse distributionnelle consiste à délimiter et classer les éléments suivant la
place qu'ils peuvent occuper dans la chaîne parlée. Elle doit ainsi permettre d’aboutir à une
description totale d’un état de langue en synchronie. L’idée qui sous-tend ce principe
d’analyse est que les différentes parties d’une langue s’associent de manière, non pas
51
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
2. 3. 1 Un corpus fini
L’observation porte sur un corpus fini considéré comme représentatif de la langue étudiée. Ce
corpus est constitué selon un certain nombre de critères qui permettent d’en garantir à fois la
représentativité et l’homogénéité et ce, en écartant toute variation contextuelle.
2. 3. 4 Description de l’environnement
Lorsque les unités ont été dégagées, on procède alors à la description de leur environnement,
c’est-à-dire celle des éléments se situant sur leur droite ou leur gauche. La somme des
environnements d’un élément dans un corpus est appelé sa distribution. Les éléments sont
également définis en fonction des restrictions imposées à la combinaison des éléments de rang
inférieur qui les composent.
52
A titre d’exemple et pour une explicitation de la procédure, on se reportera au TEXTE I en annexe.
52
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
des généralisations. La grammaire d’une langue est obtenue à travers ce que l’on appelle une
procédure de découverte : l’analyse distributionnelle appliquée aux données du corpus
produira la grammaire de la langue étudiée. Selon une telle approche, il ne peut y avoir pour
une langue qu’une et une seule grammaire. Les principes de l’analyse distributionnelle seront
systématisés et développés par le linguiste américain d’origine russe Zellig Sabbetai Harris.
Le TEXTE I ci-après vous donne un exemple concret d’une application de la démarche
distributionnelle.
3. Conclusion
Si l’on excepte E. Sapir, une des spécificités du structuralisme américain est donc de
considérer, contrairement aux idées de Saussure et de ses “ successeurs ” européens, qu’il
n’est pas possible de définir le sens et d’envisager la relation du locuteur au monde réel. En
effet, à partir de Bloomfield, les structuralistes américains estiment qu’il est impossible de
prendre en compte tous les facteurs impliqués dans les phénomènes de parole. Les méthodes
proposées sont de nature à fournir une description formelle des langues mais sans que soit
pour autant envisagée une explication des phénomènes rencontrés. Sur la base de ces
méthodes, les structuralistes américains se consacreront exclusivement à la description de la
structure de la langue en embrassant toutes les unités linguistiques la composant (i.e.
phonologiques, morphologiques, phrastiques).
53
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
TEXTE I
Un exemple d’analyse distributionnelle
CHISS, J. L., FILLIOLET, J., MAINGUENEAU, D. (1993). Linguistique française. Paris : Hachette (pp. 67-
68).
“ Une manipulation simple va nous permettre d'éclairer la procédure distributionnelle.
Soit une langue fictive, représentée par le corpus suivant où les lettres symbolisent par exemple des
mots et les suites de lettres des phrases de cette langue :
gab, eab, epb, eaqb, epdb, gacea, epcga, gpcep, gadcea, gaqcea, epcgpq.
Nous voudrions voir s'il est possible de dégager de ce corpus des classes distributionnelles : pour ce
faire, il faut regrouper dans la même classe les éléments qui ont le même environnement, dans un
deuxième temps, on verra quelles séquences de ces classes se rencontrent dans le corpus (= les
formules distributionnelles).
Une première méthode consiste à dresser un inventaire complet des environnements de chacun des
éléments, de manière à comparer entre elles leurs caractéristiques distributionnelles.
-a -b -c -d e g p q
g-b ga- ga-ea ep-b -ab -ab e-b ea-b
e-b ea- ep-ga ga-cea -pb -acea e-db ga-cea
e-qb ep- gp-ep -aqb epc-a e-cga epcgp-
g-ce- eaq- gad-ea -pdb -pcep g-ce-
epcg- epd- gaq-ea gac-a -adcea e-cg-q
g-dce- ep-gpq -pcga -aqcea
g-qce- gpc-p epc-pq
gadc-a
gaqc-a
-pcgpq
On rangera dans la même classe les lettres ayant des environnements communs : c'est le cas de d et
q (ayant en commun le contexte ga-cea) ; on nommera X cette classe. De même e et g ont -ab en
commun : cette classe sera dite Y. En outre, a et p partagent les contextes e-b et g-ce-, définissant une
classe Z. On peut dès lors remplacer, dans ce corpus, les occurrences des lettres par les classes ainsi
dégagées. Opérer ainsi, c'est en quelque sorte substituer à fermer, pousser, donner, etc., la catégorie
“Verbe” ou à p, f, t... la catégorie “Consonne”, en se fondant uniquement sur une étude
distributionnelle ; en d'autres termes, on remplace les constantes (fermer, pousser, p, f ...) par des
variables (X, Y ... ). On obtient ainsi une simplification de la diversité apparente des phrases du
corpus : au lieu de manipuler des éléments particuliers, on manipule des classes d'éléments.
La réécriture du corpus donne le résultat suivant : YZb, YZb, YZb, YZXB, YZXB, YZCYZ,
YZCYZ, YZCYZ, YZXCYZ, YZXCYZ, YZCYZX. Ce qui correspond à cinq formules
distributionnelles, YZb, YZXB, YZCYZ, YZXCYZ, YZCYZX. On peut même aller plus loin :
puisque tout Y est suivi d'un Z et que tout Z est précédé d'un Y (ce que Z. Harris nomme dépendance
sérielle), on peut en faire un élément unique W, d'où : Wb, WXb, WcW, WXCW, WCWX. Pour une
interprétation, on peut par exemple remplacer a par enfant, p par bébé, e par ce, g par mon, c par aime,
b par pleure, d par jeune, q par triste. C'est là, évidemment, un corpus très élémentaire. ”
54
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
TEXTE II
Chaque langue possède sa propre structure grammaticale
qui détermine une vision du monde particulière
WHORF, B. L. (1956) Language, Thought and Reality. New York : Wiley (trad. fr., 1969,
Linguistique et anthropologie, par C. Carme, Paris : Denoël-Gonthier, pp. 125-126, 139).
On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne
constituait pas seulement “ l'instrument ” permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait
bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans
lequel s'inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait
enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans
l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de
façon très variable d'une grammaire à l'autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées par
notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s'y
trouvent pas tels quels, s'offrant d'emblée à la perception de l'observateur. Au contraire, le monde se
présente à nous comme un flux kaléidoscopique d'impressions que notre esprit doit d'abord organiser,
et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une
sorte de découpage méthodique de la nature, nous l'organisons en concepts, et nous lui attribuons telles
significations en vertu d'une convention qui détermine notre vision du monde, -convention reconnue
par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre
langue. Il s'agit bien entendu d'une convention non formulée, de caractère implicite, mais ELLE
CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous ne sommes à même de parler qu'à la condition
expresse de souscrire à l'organisation et à la classification des données, telles qu'elles ont été élaborées
par convention tacite.
Ce fait est d'une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu'aucun individu
n'est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu'il est contraint de tenir compte de
certains modes d'interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait
le moins dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes
linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu'ici aucun linguiste ne s'est trouvé
dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous amène à tenir compte d'un nouveau principe de
relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les observateurs,
qui de ce fait n'aboutissent pas à la même représentation de l'univers, à moins que leurs infrastructures
linguistiques soient analogues ou qu'elles puissent être en quelque sorte normalisées. (... )
On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le “ principe de relativité linguistique ”, en vertu duquel les
utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types
d'observations différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents
en tant qu'observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. (... )
A partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision
scientifique explicite, du fait d'une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales
qui ont engendré la vision première et implicite. Ainsi l'univers de la science moderne découle d'une
rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales.
Évidemment, la grammaire n'est pas la CAUSE de la science, elle en reçoit seulement une certaine
coloration. La science est apparue dans ce groupe de langues à la suite d'une série d'événements
historiques qui ont stimulé le commerce, les systèmes de mesure, la fabrication et l'invention technique
dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes.
55
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
VI - La linguistique générative
Plan du cours
0. Introduction
1. La critique du structuralisme
2. Le projet de la linguistique générative
3. Quelques notions fondamentales de la linguistique générative
3. 1 Faculté de langage et innéisme
3. 2 Les universaux de langage
3. 3 Compétence/performance
3. 4 La notion de grammaire générative
TEXTE I
Le langage est fondamentalement système d’expression de la pensée
son étude peut être indépendante de sa fonction de communication
TEXTE II
Toutes les langues humaines sont conformes à une grammaire universelle
Bibliographie
DUCROT, O. et SCHAEFFER, J.-M. (1995). Nouveau dictionnaire encyclopédique des
sciences du langage. Paris : Editions du Seuil. (pp. 65-72)
FUCHS, C. et LE GOFFIC, P. (1992). Les linguistiques contemporaines. Paris : Hachette
(pp. 71-91)
KRISTEVA, J. (1981). Le langage cet inconnu. Paris : Editions du Seuil. (pp. 251-260)
ROBINS, R.H. (1976). Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky. Paris :
Editions du Seuil.
ROBINS, R.H. (1997). A Short History of Linguistics, 4th ed.. London : Longman.
À titre consultatif :
CHOMSKY, N. (1957). Syntactic Structures. La Haye : Mouton (tr. fr. Structures
syntaxiques, 1969, Paris : le Seuil.
CHOMSKY, N. (1965). Aspects of the Theory of Generative Grammar. Cambridge,
Mass. : MIT Press (trad. fr. Aspects de la théorie syntaxique, 1971, Paris : Le Seuil.
CHOMSKY, N (1966) Cartesian Linguistics. New York : Harper and Row (tr. fr. La
linguistique cartésienne, suivie de La nature formelle du langage, 1969, Paris : le
Seuil)
POLLOCK, J.-Y. et OBENAUER H.G, éds. (1990). “ Critique et cognition : réponses à
quelques critiques de la grammaire générative ”. Recherche Linguistique de
Vincennes, 29. P.U.V.
RUWET, N. (1967). Introduction à la grammaire générative. Paris : Plon (2e éd., 1970)
56
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
0. Introduction
Pour les structuralistes, la tâche du linguiste consiste à décrire le système d’une langue. Pour
cela, quelles que soient les différences dans les méthodes employées pour dégager les unités,
il s’agit d’observer et analyser la langue de façon à obtenir une classification, une taxinomie
de ses éléments constitutifs. Si une telle démarche descriptive et inductive est nécessaire, il
n’en demeure pas moins qu’elle demeure incomplète dès lors que l’on considère qu’une
science doit également permettre d’expliquer les faits qu’elle constate, et de les prédire.
La linguistique générative, sous l’impulsion de Noam Chomsky, va définir une
nouvelle approche en tentant une démarche de type hypothético-déductif. Dans cette
démarche, elle propose des modèles qui essaient de rendre compte du fonctionnement de la
réalité tout en la simulant.
Traiter de la linguistique générative en quelques pages est une gageure. En effet, ce
courant de recherche se caractérise par une très grande vitalité et, par conséquent, non
seulement par une incessante évolution mais également par de très nombreux travaux où se
manifestent des points de vue parfois sensiblement différents. Aussi, comme nous l’avons fait
pour les autres chapitres, nous nous limiterons à l’exposé de quelques aspects caractérisant ce
mouvement.
1. La critique du structuralisme
La linguistique générative produit un ensemble de ruptures par rapport aux modèles
structuralistes, particulièrement ceux en vigueur aux États-Unis au cours de la période post-
bloomfieldienne.
Tout d’abord, du point de vue épistémologique et méthodologique, Chomsky s’oppose
à l’inductivisme du structuralisme pour lui préférer une approche hypothético-déductive telle
qu’on la trouve chez le philosophe des sciences Karl Popper53. Selon cette conception, les
théories scientifiques ne seraient pas extraites des données au moyen de procédures
mécaniques. Au contraire, l’observation et la construction des données seraient accompagnées
et sous-tendues par les théories scientifiques et peu importe, finalement, la manière dont ces
théories sont découvertes. Dans cette optique, une théorie ne peut pas consister en une
procédure de découverte ; en effet, il n’est pas ici concevable d’induire de l’observation de
l’objet (la langue) l’outil (grammaire) qui permettrait d’en rendre compte.
Dans ce travail de sape épistémologique et méthodologique, Chomsky remet
également en question la notion de corpus. Un corpus est par définition fini. Il ne peut donc
être représentatif de toutes les phrases grammaticales d’une langue puisqu’il ne contient
jamais qu’un sous-ensemble de ces phrases. Aussi long soit-il, un corpus ne pourra jamais
rendre compte de la totalité des énoncés grammaticaux possibles d’une langue donnée. La
notion de corpus conduit à ignorer une des caractéristiques fondamentales du langage, à
savoir que tout locuteur/auditeur peut produire spontanément et comprendre un nombre infini
de phrases qu’il n’a jamais prononcées ou entendues auparavant (c’est ce que Chomsky
appelle la créativité).
53
Karl Raimund Popper, philosophe britannique né à Vienne en 1902. La logique de la découverte scientifique,
1934.
57
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
54
Dont Menomini Morphophonemics (1939) ; cf. à ce sujet Encrevé P. (1997) dans Langages, 125, pp. 100-125.
55
Chomsky (1957). Structures syntaxiques.
58
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
L’explication de cette rapidité d’acquisition est fournie par l’hypothèse d’une faculté
de langage innée qui serait commune à tous les locuteurs et à laquelle le petit enfant aurait
immédiatement recours lors de son apprentissage. Lorsqu’elle tente de démontrer que les
phénomènes langagiers ne sont pas réductibles au schéma stimulus-réponse, la linguistique
générative s’attaque par conséquent à l’approche béhavioriste des structuralistes. Elle va ainsi
tenter de découvrir certaines propriétés des langues naturelles pour lesquelles il n’existe aucun
stimulus dans l’ensemble des données de ces langues. Il s’ensuit que ces propriétés doivent
être innées. Dans cette perspective, la théorie générative opère un retour sur les positions du
mentalisme, avec la redécouverte des idées sur le langage du rationalisme européen, et
spécialement français, des XVIIe et XVIIIe siècles. Au demeurant, les références aux “ idées
innées ” de Descartes et à la Grammaire de Port-Royal sont particulièrement explicites.57
56
Voir à ce propos Chomsky, N. (1966) Cartesian Linguistics.
57
Cf., par exemple, Chomsky, N. (1966).
59
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
3. 3 Compétence/performance
La linguistique générative distingue “ la connaissance que le locuteur-auditeur a de sa
langue ”, la compétence, et “ l’utilisation réelle dans des situations concrètes ”59, la
performance. La compétence est conçue comme la grammaire intériorisée par le sujet parlant
et entendant. Le travail du linguiste est ici de décrire cette compétence, c’est à dire la
grammaire qui regroupe un ensemble fini de “ règles ” et de données qui permettent
d’engendrer un nombre infini de phrases grammaticales. Une telle grammaire est qualifiée de
générative.
La distinction compétence/performance ne doit pas être assimilée à la distinction
saussurienne langue/parole. Alors que la langue était envisagée par le C.L.G. comme un
“ trésor commun ”, un fait collectif dont la parole se distinguait par son individualité, la
compétence est envisagée par Chomsky du point de vue du sujet parlant. La notion de
compétence ne s’appuie pas sur l’idée d’un domaine social qui serait unifié et homogène ; elle
est en fait étrangère à la problématique de la nature sociale et des fonctions sociales de la
langue. L’objet visé par la linguistique générative n’est pas la langue elle-même mais la
faculté de langage, faculté qui est concrétisée dans la grammaire acquise et intériorisée par le
sujet parlant. La linguistique apparaît alors comme une branche de la psychologie.
Contrairement à la dichotomie saussurienne, la compétence chomskyenne n’implique aucun
rejet de la variation sociale. Selon cette conception, le linguiste ne décrit jamais qu’un
dialecte60 (celui du sujet parlant étudié) tout en reconnaissant la multiplicité des dialectes dans
une langue et, par la même, la variation sociale. Le linguiste pourra même proposer un
modèle de relations entre tous les dialectes (i.e. variétés) d’une langue en posant une structure
sous-jacente commune où les différences seront opérées par différentes dérivations.
Enfin, il ne faut pas ici confondre la grammaire, en tant que système intériorisé par le
sujet parlant (sa compétence), avec la description qu’en donne le linguiste, description qui
reçoit elle aussi l’appellation de grammaire. Cette dernière, bien que se posant comme un
modèle de la réalité, ne reste jamais qu’un modèle hypothétique (et donc falsifiable)
58
Cf. TEXTE II
59
Chomsky, N. (1965). Aspects of the Theory of Generative Grammar.
60
Par dialecte, on entendra ici non des parlers distincts de la langue mais des variantes (par exemple régionales)
de la langue
60
SL0005X - Histoire de la linguistique - J.-M. Tarrier
modifications qui font que la phrase La mère finit l'ouvrage devient L'ouvrage est fini par la
mère.
Cette suite va être convertie en une phrase effectivement réalisée par les règles de la
composante phonologique (on dit aussi morphophonologique) et phonétique. Ces règles
définissent les “ mots ” issus des combinaisons de morphèmes lexicaux et de formants
grammaticaux, et leur attribuent une structure phonique. C'est la composante phonologique
qui convertit le morphème lexical “ enfant ” en une suite de signaux acoustiques []. ”
Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris : Larousse, 1994, pp. 215-216
4. Conclusion
La linguistique générative est loin de présenter, en l’état actuel, un aspect d’homogénéité.
Cette situation est, de fait, la contrepartie de la vitalité des travaux de recherche qu’elle inspire
et des débats qu’elle anime. Dans un questionnement permanent, la théorie générative a
connu, depuis ses débuts, de nombreux remaniements. Par ailleurs, si ce courant théorique a
déterminé de manière majeure une grande partie de la réflexion linguistique contemporaine, il
ne faut pas retenir pour autant qu’il représente à lui seul l’ensemble de cette réflexion. Dans
une continuelle remise en question, parfois "réaction" mais le plus souvent dans l’exploration
d’approches nouvelles, de nombreux autres courants coexistent aujourd’hui. Leur approche et
leur connaissance s’inscrira précisément dans votre futur parcours de linguiste.
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TEXTE I
Le langage est fondamentalement système d’expression de la pensée
son étude peut être indépendante de sa fonction de communication
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TEXTE II
Toutes les langues humaines sont conformes à une grammaire universelle
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2. BLOOMFIELD ET LE DISTRIBUTIONNALISME.................................................................................. 49
2. 1 L’ANTIMENTALISME .................................................................................................................................... 50
2. 1. 1 Une position mécaniste ...................................................................................................................... 50
2. 1. 2 La question du sens, pourquoi ne peut-on pas le connaître ? ............................................................ 50
2. 1. 3 La tâche du linguiste .......................................................................................................................... 50
2. 2 L’ANALYSE EN CONSTITUANTS IMMEDIATS ................................................................................................. 51
2. 2. 1 Un modèle taxinomique ...................................................................................................................... 51
2. 2. 2 Organisation hiérarchique de la phrase ............................................................................................ 51
2. 2. 3 Le "découpage" des constituants ........................................................................................................ 51
2. 3 L’ANALYSE DISTRIBUTIONNELLE ................................................................................................................ 51
2. 3. 1 Un corpus fini..................................................................................................................................... 52
2. 3. 2 Différents niveaux d’analyse .............................................................................................................. 52
2. 3. 3 Identification des unités ..................................................................................................................... 52
2. 3. 4 Description de l’environnement ......................................................................................................... 52
2. 3. 5 Établissement de classes distributionnelles ....................................................................................... 52
2. 3. 6 Une méthode inductive ....................................................................................................................... 52
3. CONCLUSION................................................................................................................................................ 53
TEXTE I Un exemple d’analyse distributionnelle ...................................................................................................... 54
TEXTE II Chaque langue possède sa propre structure grammaticale qui détermine une vision du monde particulière
.................................................................................................................................................................................... 55
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1. LA CRITIQUE DU STRUCTURALISME................................................................................................... 57
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