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CNRS

Éditions
Histoire de la langue française 1880-1914 | Gérald
Antoine, Robert Martin

Préface
Gérald Antoine
p. 1-10

Texte intégral
1 Ce vingt-quatrième volume de l’Histoire de la Langue
française ouvre une série nouvelle. Son ambition est de
prolonger le dessein qu’au début du siècle Ferdinand
Brunot conçut, puis mit en œuvre avec le concours de
quelques-uns, au prix d’un peu imaginable labeur.
2 Dix tomes, en dix-huit volumes, furent édités de son
vivant : ils embrassent la période allant des origines de
notre langue à 1815, à la seule exclusion de la vie du
français hors de France, sous la Révolution, le Consulat
et l’Empire. Cependant, cette lacune même s’offrait à
être comblée, l’auteur ayant laissé en manuscrit
l’essentiel du tome XI. Celui-ci forme deux parties,
publiées l’une en 1969, l’autre en 1979.
3 Pour sa part Ch. Bruneau, successeur immédiat du
Maître, produisit en 1952-53 deux tomes – XII et XIII –
intitulés l’Époque romantique (1815-1852) et l’Époque
réaliste (1852-1886)1. Il s’agit là toutefois, on l’a déjà
signalé, non d’une véritable suite donnée à l’œuvre de
Brunot, mais d’une galerie de portraits consacrés aux
figures les plus marquantes de deux grandes Écoles
littéraires.
4 Devant cette situation que convenait-il de projeter et de
faire ? – Essayer de répondre fut l’objet d’une « Table
ronde » tenue en mars 1975 et qui, fort opportunément,
réunit des grammairiens de toutes tendances, des plus
aux moins historicistes, des moins aux plus linguistes.
5 Un accord ne tarda pas trop à se dégager sur un certain
nombre de points décisifs. D’abord sur l’intérêt – fût-il
d’ordre avant tout intellectuel et moral – qu’il y avait à
rouvrir un chantier d’une telle importance et de si haute
notoriété. Ensuite sur la reconnaissance du caractère
spécifique de l’apport dû à Ch. Bruneau : essai suggestif
de stylistique appliquée à des œuvres et à des groupes
d’écrivains, mais non point inventaire de la langue
commune. D’où une première résolution : il nous faudra
de toute manière renouer le fil de l’histoire à compter
de l’avènement de la Restauration, charnière maîtresse
à quantité d’égards.
6 Autre constat, désolant mais trop clair : étant donné les
distances qu’a prises depuis la dernière guerre (c’est-à-
dire, en fait, depuis la disparition de Brunot) la
linguistique par rapport à l’histoire, aucune des Écoles
de Grammaire actuelles, en France, ne se trouve avoir
vocation naturelle à prendre en charge le type de
recherches qu’implique la continuation de l’œuvre
interrompue.
7 Parallèlement, force est à chacun de l’admettre : les
développements spectaculaires des formes multiples
revêtues durant les trente dernières années par la
linguistique synchronique – même si telles d’entre elles
paraissent aujourd’hui remises en question – ont révélé
des exigences auxquelles ne répond que très peu ou pas
du tout une histoire de la langue conduite selon les
principes et les méthodes de F. Brunot. Redisons2 d’un
mot le principal : Brunot s’attache à suivre,
continûment, le fil de l’histoire de la langue pris dans la
trame de l’Histoire tout court – celle des faits, des idées,
des sentiments et, de plus en plus à partir du xviiie siècle,
celle de la société qui s’exprime au moyen de cette
langue, patrimoine recueilli, exploité (bien ou mal),
légué de génération en génération sans nulle rupture.
Selon cette perspective, ce sont bien entendu, et de plus
en plus à mesure qu’on se rapproche de l’époque
présente, le vocabulaire et son évolution qui attirent le
regard.
8 Là-devant les grammairiens d’aujourd’hui, le plus
souvent marqués (spécialement en France) par
l’aventure structuraliste, exigent au moins et à bon droit
d’une part que soient pratiquées des coupes de nature
synchronique à l’intérieur de cet immense écoulement
d’histoire. Et puisque Brunot fut sensible au phénomène
de prise de relais par les générations successives,
pourquoi ne pas choisir, de loin en loin, moyennant une
analyse poussée de « périodisation », quelques paliers
privilégiés voués à une description de type horizontal ?
9 En second lieu et de façon corollaire, à la faveur de ces
coupes synchroniques apparaîtront des « registres »
distinctement marqués au sein des matériaux écrits et
parlés, dont la réunion constitue en définitive ce qu’il
est convenu d’appeler la langue à un moment donné de
son destin.
10 Quant aux éléments qui composent la langue en emploi
dans chacune de ces situations où sont impliqués autant
de types d’usagers, ils se répartissent entre un petit
nombre de larges rubriques dès longtemps cataloguées
où l’historien tend à privilégier le lexique, parce qu’il est
le domaine le plus fourni et le plus mobile, cependant
que le linguiste se sent davantage sollicité vers les
ensembles phonologiques, morphologiques,
syntaxiques, moins instables et par là se prêtant à une
analyse systématique dans le cadre d’une synchronie,
même pourvue d’une certaine épaisseur, autrement dit
s’inscrivant en quelque mesure dans la perspective de
l’histoire.
11 Ainsi se trouvait dépassée l’opposition qu’on eût pu
croire irréductible entre « diachronistes » et
« synchronistes », mis en face de ce problème d’ordre à
la fois épistémologique et concret : est-il licite, et si oui
est-il possible, compte tenu des orientations récentes de
la linguistique, de prolonger l’entreprise de F. Brunot,
sans trop nuire d’un côté à sa cohérence, mais en faisant
droit de l’autre aux impératifs d’une discipline
profondément renouvelée ?
12 La conclusion qui s’est dégagée du débat en 1975 est, on
l’a deviné, positive dans le principe ; mais elle s’assortit
de conditions relativement faciles à énoncer dans un
préambule doctrinal, moins aisées à remplir lorsqu’il
s’agit d’entrer en besogne. Refusant de transformer leur
rencontre en une « Journée des dupes », les participants
se rallièrent à la formule d’un cheminement en deux
étapes. La première, de caractère résolument
pragmatique, a pour objectif de conduire l’ouvrage de
Brunot jusqu’à l’horizon du troisième Millénaire, ses
responsables gardant présente à l’esprit une double
règle de fidélité : d’une part à l’inspiration généreuse du
premier Maître d’œuvre et, dans toute la mesure
possible, à l’entraînante limpidité de son style ; d’autre
part aux exigences fondamentales des linguistes actuels
– tant il est vrai que Brunot, novateur déterminé en son
temps, le serait encore du nôtre.
13 Cela posé, chacun admit que, sans transiger sur
l’essentiel, les chercheurs appelés à travailler à cette
« suite » devraient se préserver d’appétits excessifs et
veiller à respecter de convenables délais. L’un de nous
risqua même un terme qui ces temps-ci fait fortune :
celui de « bricolage » non point tant idéologique, mais
pratique. Cela pour un triple motif : trop donner aux
sollicitations de la linguistique synchronique, serait
risquer de graves distorsions par rapport à l’axe de
visée qui doit commander l’œuvre de bout en bout ;
briguer l’exhaustivité qu’implique le primat du
quantitatif est peu conciliable en matière d’histoire de la
langue avec l’ampleur multiforme des champs à
explorer dès lors qu’on aborde la période moderne et
contemporaine ; enfin (disons-le sans rougir)
l’impatience du public cultivé... et de l’éditeur ne permet
guère d’étendre cette étape « toute d’exécution » au-delà
de limites de temps assez strictes.
14 La contrepartie de cet empirisme avoué fut la décision
de prévoir, dans l’éventail des missions confiées à
l’Institut de la Langue française, la préparation et
l’élaboration d’une nouvelle Histoire de la Langue
française, reprise à compter de ses origines et fondée
entre autres sur les dépouillements des laboratoires de
Besançon, Nancy, Saint-Cloud, réorientés en fonction de
cette vocation inédite. Ce sera, beaucoup plus que la
nôtre, la tâche de nos successeurs.
15 Voici, en attendant, le premier dans l’ordre de la
publication d’une série de quatre tomes envisagés aux
fins de couvrir en gros cent soixante dix ans de l’histoire
de notre langue – de 1815 à 1985. Le pragmatisme
évoqué à l’instant se manifeste avec une liberté
particulière dans la façon dont ce large espace de temps
a été divisé. Ainsi ne manquera-t-on pas de s’interroger
sur le rôle peut-être excessif dévolu aux deux dernières
guerres dans le mode de périodisation adopté : 1815 -
1880 - 1914 - 1940 - 1985. Cela dit, la taille des deux
conflits et leurs implications furent telles que, chaque
fois, la faille événementielle fut doublée d’ébranlements
sociaux, économiques, technologiques... et linguistiques
incontestables. La césure de 1880 s’imposait avec moins
d’évidence, et plusieurs participants à la rédaction du
présent livre se sont appliqués soit à la justifier, soit à
indiquer sa valeur relative. Du point de vue de l’histoire
de la langue prise globalement, l’annonce des Lois
scolaires de J. Ferry est un seuil entre tous décisif ; au
regard des grands courants littéraires et artistiques, les
années 1880-85 représentent un moment presque aussi
crucial ; s’il s’agit en revanche de la langue des sciences
et des techniques, le pas est moins net.
16 Plus que par ce bornage sujet (autant que d’autres) à
caution, le lecteur risque d’être surpris par la priorité
accordée à la tranche chronologique 1880-1914. Ce choix
est le résultat d’une enquête menée auprès d’un public
réputé représentatif, plus désireux (ce fut clair) de lire
les chapitres consacrés au dernier siècle écoulé de la vie
de notre langue que d’être exactement instruit de ses
mutations et de son image antérieures. De là notre
calendrier de publication : d’abord la séquence : 1880-
1914 ; 1914-1940 ; 1940-1985. Puis le volume qui viendra
combler la lacune demeurée béante, au moins en ce qui
regarde les aspects non littéraires du français : 1815-
1880.
***
17 Il reste à dire quelques mots sur l’économie générale du
présent livre et sur les contenus des quatre grands
chapitres entre lesquels il se partage. Sur la manière
aussi dont les tâches furent distribuées parmi les trente
coéquipiers qui ont bien voulu répondre à l’appel des
deux maîtres d’ouvrage, Robert Martin et le signataire
de ce préambule.
18 Le vœu avait été exprimé, en 1975, de voir chacun des
tomes à venir s’ouvrir sur un large panorama des faits
et surtout des traits saillants de la vie quotidienne,
sociale, politique qui ont exercé une influence sur les
destins de la langue au long de la période considérée.
Celle qui est ici en cause apparaît à cet égard fortement
significative : l’instauration d’une école primaire et d’un
service militaire obligatoires est un double facteur
d’une extrême portée. Le progrès des sciences, la
croissance industrielle, la montée des « nouvelles
couches » sociales (Gambetta), l’intensité du débat
politique qui en découle, le prodigieux développement
de la presse, parisienne et plus encore provinciale, sont
autant de manifestations majeures hors desquelles les
mouvements de la langue ne sauraient prendre sens. M.
J.-M. Mayeur a bien voulu se charger de brosser cette
toile de fond : entreprise délicate entre toutes qui
requérait sa compétence d’historien attentif au jeu des
corrélations entre les événements, les mentalités et
leurs multiples révélateurs, faits de langue compris.
19 A l’examiner de près, cette fresque liminaire recèle un
certain nombre de « clés » qui commandent les entrées
suivantes. La première nous dirige vers les principales
« tendances nouvelles » de la langue, à la fois dans
l’ordre de la prononciation, du code graphique, du
vocabulaire, de la syntaxe. Précisons-le une fois pour
toutes (car ceci vaut pour l’ensemble des volumes à
paraître) : il ne pouvait être question de tout dire et l’on
a dû se résoudre à faire des choix, en particulier dans le
champ indéfini des savoirs et des techniques. R.-L.
Wagner nous avait prévenus : « voir juste ne veut pas
toujours dire voir grand ». Depuis lors, la sagesse d’une
maxime africaine3 est venue corroborer ce conseil :
« Plus n’est pas mieux ». Pour ne prendre qu’un
exemple, l’étonnante densité des apports lexicaux
imputables aux démarches successives de la recherche
pastorienne consolera sans peine de la quasi-absence de
relevés propres aux sciences mathématiques. On
regrettera davantage certains vides relatifs aux discours
des sciences humaines et sociales, pour une part dus à
une fâcheuse carence interdisciplinaire qu’il serait
urgent de combler. Encore ces creux sont-ils
relativement compensés d’abord par la présence de
deux rubriques stimulantes consacrées l’une à la langue
de la spiritualité, l’autre à celle des philosophes, ensuite
par l’ensemble du dernier chapitre traitant de quatre
aspects d’une science humaine et sociale entre toutes,
puisqu’il s’agit de celle du langage.
20 Certains lecteurs éprouveront un autre regret : celui de
ne pas déceler un suffisant effort en vue de faire
apparaître entre les multiples facettes de ces
« tendances nouvelles » un réseau de corrélations et,
pour tout dire, un ensemble de systèmes coordonnés.
Nous répondrons, là encore une fois pour toutes, en
reprenant une conclusion de F. Braudel : « le
« structuralisme » d’un historien n’a rien à voir avec la
problématique qui tourmente, sous le même nom, les
autres sciences de l’homme. Il ne le dirige pas vers
l’abstraction mathématique des rapports qui
s’expriment en fonctions. Mais vers les sources mêmes
de la vie, dans ce qu’elle a de plus concret, de plus
quotidien, de plus indestructible, de plus anonymement
humain4 ».
21 Cela vaut pour l’historien de la langue au moins autant
que pour un autre. Ainsi M. Tournier et son équipe sont-
ils conduits à nous faire voir comment l’essor de types
nouveaux d’organisation sociale détermine une
« recomposition du vocabulaire socio-politique ». Ainsi
Eveline Martin montre-t-elle comment au progrès de la
médecine mentale se trouve lié « un nouveau regard sur
la folie », à la fois parmi le peuple, surtout des villes, et
chez les écrivains en quête d’un thème rajeuni. Ainsi
encore Cl. Savart nous invite-il à comparer les rythmes
différents auxquels obéit l’évolution de la langue,
suivant que ses usagers sont élevés dans le courant du
siècle ou en sont retranchés par la loi des clercs. Toutes
ces observations, que l’on pourrait multiplier, vont dans
le sens d’une structuration du donné concret – et cela
tranche par rapport aux volumes antérieurs, – mais
elles se tiennent à distance d’une systématisation
globale dangereusement simplifiante.
22 Le chapitre II – « Variétés et diffusion du français » –
réunit de propos délibéré deux ordres de recherches
que F. Brunot avait choisi d’isoler l’un de l’autre en se
fondant sur un principe de distinction, solennellement
proclamé lors de sa célèbre leçon inaugurale, entre
« l’histoire interne » et « l’histoire externe » de la langue.
Par le fait, il ne s’agit pas simplement de distribuer les
matières selon un plan différent, mais de mettre mieux
en lumière la richesse et la bigarrure croissantes des
aspects pris par la langue française, en fonction des
lieux, milieux et situations où elle se trouve pratiquée, et
cela tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’« Hexagone ».
23 Ce choix de méthode étant reçu, on sera peut-être
surpris, mais non point heurté de voir se côtoyer des
études consacrées à des sujets tels que : le français à
l’école ; le parler du peuple de Paris ; ceux des provinces
et des terroirs ; le français en Belgique, en Suisse
romande, au Canada ; l’usage ou plutôt les usages de
notre langue dans ce qui était à l’époque les « colonies »
et « territoires français » ; enfin et par extension les
modalités d’assimilation du français au sein des divers
créoles.
24 Seule au bout du compte la dernière branche – non la
moindre – de cet éventail progressivement éployé relève
de l’histoire externe du français au sens où l’entendait F.
Brunot : il s’agit du bilan, puisé aux meilleures sources
par A. Salon, de « la diffusion du français hors des pays
francophones ».
25 Un préfacier se rendrait suspect, à vouloir trop louer
l’ouvrage qu’il a charge d’introduire. Mais on le
blâmerait s’il n’usait du droit d’appeler l’attention sur
quelques-uns de ses points forts ou caractéristiques.
L’un d’eux est la place libéralement faite en cette année
de centenaire au « français de l’Etat républicain institué
dans l’École primaire en 1881 », à la fois acte de génie
social et « coup de force »5 qui va contrarier notre
langue dans sa marche naturelle. Le lecteur fera bien, à
ce propos, de rapprocher l’étude de Renée Balibar et le
passage du chapitre IV où Simone Delesalle évoque
l’Esthétique de la langue française de R. de Gourmont.
26 Autres pages qui, avec un air de n’y point toucher,
dardent des clartés vives et fines sur un objet jusqu’ici
laissé dans une pénombre douteuse : les parlers
régionaux. A la faveur d’un heureux voisinage, leur
analyse, conduite par J. Chaurand, précède
immédiatement celle que M. Piron nous offre du
français en Belgique. Or cette dernière se présente
comme la plus palpable illustration des vues émises sur
les relations entre français central ou codifié, parlers
locaux et régionaux. Voilà une convergence qui, sans
rien devoir aux impératifs « structuralistes », fait
pourtant ressortir une homogénéité certaine dans le jeu
des tendances, des influences et des interactions. Or
n’est-ce pas l’essentiel de ce qui constitue, aux yeux des
théoriciens avides de généralisations, un « système » ? –
L’historien de la langue, plus attiré par la saveur du fait
vrai, goûtera davantage les mises à jour de choses
vécues mais jusqu’ici non ou peu relatées. Par exemple
le glissement, entre 1880 et 1914, du français régional
vers le français parisien sous l’influence du milieu
urbain provincial et, en retour, la déformation du
français de la capitale « où se déversaient les parlers de
tous les milieux et de toutes les provinces » : double
effet de la mobilité commençante des populations et des
brassages sociaux.
27 J. Chaurand ne dédaigne pas à ce propos de recourir aux
ressources des œuvres littéraires de type
« régionaliste », d’autant plus que souvent leurs auteurs
se font les premiers glossateurs de leurs emprunts aux
parlers soit rustiques, soit provinciaux, et de leur niveau
de singularité ou au contraire de voisinage par rapport
à l’idiome commun.
***
28 Cette incursion dans le domaine des écrivains ménage
les voies vers le IIIe chapitre – Aspects de la langue
littéraire – celui qui sans doute possède le plus de
nouveauté, mais aussi qui a posé aux uns et aux autres
le plus de questions. A commencer par celle-ci : existe-t-
il une « langue littéraire » et peut-on, à l’intérieur même
de cet ensemble aux confins insaisissables, traiter d’une
langue de la poésie, ou du roman, ou du théâtre, etc. ?
29 Il suffit de lire et de rapprocher les premières lignes des
essais consacrés successivement à ces modes
d’expression esthétique pour mesurer les difficultés,
voire les tourments éprouvés par chacun. Pourquoi le
cacher ? La confidence pourra servir aux historiens de
l’épistémologie : plusieurs d’entre nous ont connu la
tentation de l’abandon. S’ils ont finalement écarté leurs
scrupules, c’est avant tout pour trois raisons : d’abord la
production littéraire est un donné linguistique dont il
n’est pas concevable que l’historien de la langue feigne
l’oubli. Cela d’autant moins que toute œuvre, si modeste
soit-elle, atteste une élaboration à partir de moyens
puisés dans la langue. Qu’ensuite les frontières et donc
la nature spécifique de l’expression littéraire soient
incertaines ne doit pas inquiéter. C’est le propre de la
langue elle-même de ne pouvoir mieux se définir que
comme une somme ouverte, impossible à circonscrire,
aussi longtemps qu’elle demeure vivante. L’obstacle le
plus sévère est ailleurs : il réside dans le fait que plus le
caractère et la valeur littéraires d’une œuvre sont
irrécusables, plus elle échappe aux normes des modes
collectifs d’expression, c’est-à-dire de la langue : entre
les moyennes de langue et les moyens d’art un abîme se
creuse qu’on nomme le « style ». Le risque est dès lors
évident – et Charles Bruneau ne se cache pas d’y avoir
cédé : au lieu d’un chapitre d’histoire de la langue,
analysant méthodiquement ses modes d’exploitation à
des fins esthétiques, on compose une série d’études
stylistiques appliquées à des créations littéraires. La
marge est à coup sûr étroite et les deux perspectives
sont constamment menacées de superposition. Le seul
moyen d’y échapper est clair, du moins dans son
principe, et par bonheur il rejoint un point de méthode
sur lequel on souhaiterait désormais fonder toute
recherche historique sur la langue : comme il existe
différents « niveaux » et « registres » au sein de la
langue dite commune, en fonction des types de situation
et d’emploi où elle prend forme, ainsi existe-t-il
différents « niveaux » et « registres » au sein de la
langue dite littéraire, celle-ci ne représentant pas autre
chose, en son ensemble, qu’une gamme ou une somme
de variétés d’emplois de la langue générale assujettis à
des conditions typologiques spéciales, variables selon
l’époque, le genre, la « famille » esthétique, etc.
30 Ici comme là, il s’agit d’inventorier, d’analyser, de
caractériser des « types de discours », pour employer
une locution courante aujourd’hui chez les linguistes. La
seule différence, de taille il est vrai, est que dans le
second cas la présence du « style », et les connotations
plus ou moins magiques dont elle se revêt, complique et
brouille tout aux yeux de la plupart. Sans rouvrir si peu
que ce soit l’intarissable débat sur les problèmes de
style et la légitimité d’une approche calculée de ses
ressources, l’historien de la langue, demeurant sur son
terrain, a seulement deux choses à dire.
31 D’une part il ne voit pas pourquoi les notions de « style
d’époque », « style d’école » appliquées à des réalités si
nettement perceptibles en matière de musique, ou de
peinture, ou d’architecture, ne seraient pas applicables
aux réalités de l’ordre littéraire. Or le « style » d’époque,
ou d’école, appartient à une collectivité, par opposition à
un « style » d’auteur, et nul observateur ne saurait les
confondre, sauf dans cette appellation fâcheusement
unique. Le style d’époque est une moyenne, et regarde
vers la langue ; le style d’auteur est un spécimen
singulier, contenant certains éléments irréductibles à
cette moyenne (cependant que les autres, en fait la
plupart, y rentrent) et par là n’intéresse que ce que dans
l’art on nomme talent, ou génie, selon le degré de force
et d’unicité justement.
32 La seconde remarque propre à l’historien s’enchaîne
tout naturellement à la précédente, et le lecteur du
chapitre III en découvrira un ensemble éclatant de
confirmations : « la postérité », selon le mot aigu de J.
Renard cité par P. Larthomas, « a un faible pour le
style » (entendons : la marque du génie individuel) ; de
ce fait, elle tend très vite à oublier quantité d’œuvres
qui eurent grand succès à leur date, dans l’exacte
mesure où elles étaient accordées du mieux possible au
goût des lecteurs, c’est-à-dire au « style d’époque ». Le
résultat, c’est un « déchet énorme » (P. Larthomas) où
l’historien des aspects littéraires de la langue trouvera
l’essentiel de son bien – cependant que la stylistique
appliquée à la littérature le délaissera6.
33 Ce déchet, dont le poids dépasse ce qu’on imagine dans
les domaines de la poésie et du roman, apparaît plus
considérable encore dans celui du théâtre. Rien à cela
de surprenant : l’auteur dramatique est beaucoup plus
immédiatement, tyranniquement lié à son public que les
autres, et il lui faut une étrange hauteur d’âme et de
génie pour aller au devant de l’incompréhension de son
époque dans le genre qui est le sien.
34 On pardonnera à cette insistance un peu lourde ; mais
une conclusion ferme était à ce prix : épreuve faite,
nous avons du moins acquis l’assurance qu’une histoire
des aspects littéraires de la langue est licite et possible.
On devine en revanche la rigueur des conditions à
remplir et l’immensité lassante des dépouillements
qu’elle suppose. Le chapitre qui lui est consacré dans le
présent livre n’est qu’une suite d’esquisses et de
suggestions : il eût fallu des équipes, des machines et du
temps pour aller plus avant. Tel quel, il représente
cependant « une première », avec ses chances et ses
risques sur lesquels les rédacteurs seront heureux de
recueillir suggestions et critiques. Puis-je, après
relecture, devancer l’une : sans doute eût-il été déjà
possible de nouer mieux la gerbe, en dénombrant les
mots, formes et tours dont l’emploi se retrouve des
poètes aux romanciers et aux dramaturges, révélant
ainsi, par-delà les marques spécifiques des genres, celles
d’une certaine koinê littéraire ayant cours à la fin du xixe
et au début du xxe siècles.
35 Prévenons encore une autre objection, double mais de
portée restreinte : pourquoi avoir situé la langue de la
philosophie dans ce chapitre, et pourquoi avoir accordé
à Bergson un quasi-monopole ? – Le fait est que ce
dernier éclipse, par l’éclat de son œuvre, les autres
philosophes français dont on a retenu les noms : A.
Fouillée, J. Guyau, G. Séailles etc. ; mais il se trouve en
outre qu’il possède un style d’écrivain. Bientôt Alain,
autre maître à penser, nous posera le même problème
de classement, partagé entre sa chaire de philosophie,
son système des beaux-arts et son propre art d’écrire...
Mais ne quittons pas Bergson sans mentionner, avec A.
Robinet, le colloque « sur la critique et la fixation du
vocabulaire philosophique » de 1901 où il adopta
l’attitude d’un historien de la langue soucieux
d’observer sa constante mobilité, face aux partisans
d’une saisie purement synchronique : rien de plus
frappant que cette cohérence entre la démarche de
l’Évolution créatrice et la réaction du philosophe envers
les problèmes du langage.
***
36 Le quatrième et dernier chapitre dresse le bilan des
progrès accomplis dans les disciplines ayant en charge
l’étude du français sous ses principaux aspects :
historique, géographique, grammatical. A cet égard, nul
ne saurait contester l’importance de la période située à
la rencontre des deux siècles : le célèbre Cours de F. de
Saussure sera professé entre 1906 et 1911 ; M. Bréal
fonde la Sémantique en 1897, cependant que l’abbé
Rousselot découvre la Phonétique expérimentale ; J.
Gilliéron et E. Edmont mènent de 1897 à 1901 les
enquêtes dialcectologiques qui préludent à l’Atlas
linguistique de la France. Enfin, ne l’oublions pas (à tout
seigneur, tout honneur !), c’est en 1901 que F. Brunot
inaugure, à la Sorbonne, la première chaire d’histoire
de la langue française créée pour lui. La moisson est,
décidément, aussi chargée de fruits que de promesses.
37 S’il fallait détacher de ce faisceau copieux l’élément le
plus caractéristique et en même temps lié à l’histoire de
la langue proprement dite, sans doute devrait-on retenir
la double sollicitation à laquelle se trouvent soumis, soit
successivement, soit conjointement, ceux qui travaillent
alors sur les faits de langage.
38 L’une est la séduction de la biologie, science-vedette
illustrée d’un côté par Lamarck et sa descendance
darwinienne, de l’autre par les progrès de la médecine,
de Cl. Bernard à Pasteur. S. Delesalle et G. Matoré se
rejoignent ici pour souligner cette force d’influence
d’abord sur Littré (qui fit un dictionnaire de la langue
médicale avant d’entreprendre celui de la langue
générale), puis sur Darmesteter et son école. L’autre
sollicitation, demeurée puissante, est celle de l’histoire
doublée par la sociologie qui peut au reste servir de trait
d’union entre l’histoire et les sciences de la vie grâce à la
conception de la société comme « organisme social ».
Rien de plus passionnant que d’observer comment les
chercheurs d’alors, sciemment ou non, balancent entre
le primat de la Nature (plus que jamais mot-clé) et celui
de l’Homme, l’une offrant ses organismes, l’autre
cherchant à imposer son organisation. J. -Cl. Chevalier
nous en convainc : il n’est pas interdit de penser que la
plus constante aspiration de F. Brunot, modèle du
grammairien-citoyen, fut de faire également place et
droit à l’une et à l’autre. De ce point de vue, le livre
qu’on va lire n’est pas totalement irrespectueux de
l’héritage.
39 Robert Martin et moi voudrions remercier ici
l’ensemble de nos coéquipiers, ainsi que le C.N.R.S. Ce
dernier, avec un beau courage, a pris le relais de la
Librairie Armand Colin, contrainte par la dureté des
temps d’abandonner l’édition d’un ouvrage dont le
destin était pourtant lié au sien depuis bientôt un siècle.
Quant aux auteurs qui ont bien voulu se joindre à nous,
chacun gardant sa pleine part de responsabilité, nous
leur devons bien de rendre hommage à leur talent, à
leur dévouement, à leur patience : ils ont accepté que
nous soyons deux à relire séparément leur travail et à
leur suggérer des corrections, fort rarement des
additions, beaucoup plus souvent, hélas ! des
soustractions imposées par le nombre total de pages
imparti et la nécessité de ne pas rompre à l’excès
l’équilibre entre les divers chapitres. Puisse le public
épris des destinées du français accorder à l’ouvrage que
nous lui présentons un accueil favorable : ce sera, pour
tous les membres de la cohorte, le meilleur
encouragement à hâter le pas vers les périodes
suivantes.
***
40 Voici la liste de celles et ceux qui ont collaboré au
présent volume. Elle est dressée suivant l’ordre des
chapitres et sections dont ils se composent.
41 Panorama historique. J.-M. Mayeur.
42 Chapitre I. A. Martinet : Prononciation. – S. Bonnafous
(Mme), J.-P. Honoré, M. Tournier : Vocabulaire du
pouvoir. – H. Cottez : Vocabulaire des savoirs : sciences
biologiques. – E. Martin (Mme) : Id. : la psychiatrie. – A.
M. Loffler-Laurian (Mme) : Vocabulaires techniques :
aviation et cinéma. –J. Gritti : Sports. – D. Bouverot
(Mme) : Mode. – Cl. Savart : Spiritualité. – R. Martin :
Faits de syntaxe. – N. Catach (Mme) : Bataille de
l’orthographe.
43 Chapitre II. R. Balibar (Mme) : français enseigné. – D.
François (Mme) : Langage populaire ; argots. – J.
Chaurand : français régionaux. – M. Piron : français en
Belgique. – P. Knecht : français en Suisse romande. – M.
Juneau : français au Canada. – A. Lanly : français dans
les « colonies » et « territoires français ». – R.
Chaudenson : créoles. – A. Salon : français des pays
francophones.
44 Chapitre III. G. Antoine : langue poétique. – H.
Mitterand : de l’écriture artiste au style décadent. – M.
Autrand : langue romanesque. – P. Larthomas : langue
du théâtre. – M. Arrivé : langage et « pataphysique ». – R.
Fayolle : langue des critiques. – A. Robinet : langue des
philosophes.
45 Chapitre IV. S. Delesalle (Mme) : débuts de la
sémantique. – J. -Cl. Chevalier : histoire de la langue. – J.
Chaurand : dialectologie. – G. Matoré : lexicographie.
46 Bibliographie. Index. F. Helgorsky (Mme).
***
47 Remarque importante
48 Bien malgré nous, cinq ans et plus se sont écoulés
depuis la rédaction de cet ensemble. Certains chapitres
souffrent plus que d’autres de ce trop long délai : les
auteurs en sont à plaindre, non à blâmer !

Du bon usage de la bibliographie


49 Le lecteur trouvera à la fin du volume (p. 610-632) une
Bibliographie générale dont les rubriques
correspondent aux différents chapitres. Destinée à
donner un aperçu global des publications portant sur la
langue française et son histoire dans la période 1880-
1914, elle accueille les travaux d’une certaine généralité,
excluant les études ou les sources trop particulières
mentionnées dans chaque contribution.
50 Les références des ouvrages cités dans le texte sont
toujours données en note, au bas de la page. Elles le sont
intégralement pour les titres non repris dans la liste
générale. Pour les autres, le renvoi comporte le nom de
l’auteur (ou du titre dans le cas des ouvrages collectifs
ou anonymes) suivi, entre parenthèses, de la date de
publication à laquelle on a ajouté en italique le numéro
de la section de la liste générale où l’on trouvera la
référence entière. Par exemple : J. Ajalbert (1938, 3.1)
renvoie à la Bibliographie en fin de volume où la
référence complète figure dans la section 3. 1 : Aspects
de la langue littéraire. Etudes générales (p. 627).

Notes
1. Ch. Bruneau n’eut pas le loisir de rédiger complètement la
seconde Partie du Tome XIII. Maurice Piron a pu, non sans vaincre
beaucoup de scrupules, la mettre au net et la confier à l’éditeur en
1972.
2. Cf. « L’histoire de la langue : problèmes et méthodes » dans Le
Français Moderne d’avril 1981.
3. Choisie comme titre d’un livre par Béseat Kiflé Sélassié (Paris,
1976).
4. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe
II, 4e éd., Paris, A. Colin, 1979.
5. P. Knecht, évoquant le système d’enseignement mis de la même
manière en place dans la Suisse romande, va jusqu’à parler de
« répression scolaire ».
6. Souvent à tort du reste – car si un style d’écrivain peut être fait
d’« écarts », selon le mot connu de Paul Valéry, ceux-ci sont à
évaluer par rapport à deux bases de référence : la langue commune
certes, mais en outre et davantage encore ce « style d’époque » pris
dans un genre donné. Mais l’objectif n’est plus du ressort qui nous
occupe ici.

Auteur

Gérald Antoine
Du même auteur

La langue poétique in Histoire


de la langue française 1880-
1914, CNRS Éditions, 1999
Histoire de la langue française
1880-1914, CNRS Éditions, 1999
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Référence électronique du chapitre


ANTOINE, Gérald. Préface In : Histoire de la langue française 1880-
1914 [en ligne]. Paris : CNRS Éditions, 1999 (généré le 07 novembre
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/editionscnrs/9257>. ISBN :
9782271091222. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.9257.
Référence électronique du livre
ANTOINE, Gérald (dir.) ; MARTIN, Robert (dir.). Histoire de la langue
française 1880-1914. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : CNRS
Éditions, 1999 (généré le 07 novembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/editionscnrs/9255>. ISBN :
9782271091222. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.editionscnrs.9255.
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Histoire de la langue française 1880-1914


Ce livre est cité par
(2017) Usages du peuple. DOI: 10.4000/books.pulg.2575
Hutchinson, Ben. (2011) Modernism and Style. DOI:
10.1057/9780230343207_4
(2020) Culture et Société Le peuple à l’écrit. DOI:
10.3917/puv.wolf.2019.01.0199
Bourdon, Étienne. (2017) La forge gauloise de la nation. DOI:
10.4000/books.enseditions.7923
Pierron, Sylvie. (2005) Ce beau français un peu individuel. DOI:
10.4000/books.puv.916
Wakely, Richard. (2000) Des yeux étrangers vous regardent :
l’enseignement du français vu de l’extérieur. Documents pour
l'histoire du français langue étrangère ou seconde. DOI:
10.4000/dhfles.2915
Renard, Raymond. (2007) Dégâts linguistiques collatéraux du
français à Istanbul. Documents pour l'histoire du français
langue étrangère ou seconde. DOI: 10.4000/dhfles.362
Moliner, Olivier. (2011) Les communistes français et la
promotion des langues régionales dans la période avant et
après la Seconde Guerre mondiale. Arborescences. DOI:
10.7202/1001944ar

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