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Il faut entendre par « termes de voyages » ou « de relation s» (Furetière, 1690) les mots des récits de voyageurs
désignant habitants, paysages, faune et flore, activités, institutions, vie quotidienne, culture des régions concernées.
L’étude de ces termes permet d’améliorer les datations d’entrée de ces vocables dans la langue française, d’offrir des
précisions sur l’étymologie, la morphologie ou la prononciation, de fournir des indications sur les langues d’emprunt et le
mécanisme d’emprunt de ces termes (et le rôle de langues intermédiaires, en l’occurrence, l’espagnol et le portugais). Ce
troisième groupe de remarques est le plus significatif. L’emprunt représente la solution la plus évidente, la plus
paresseuse, mais aussi la plus efficace, car il neutralise partiellement les différences interlinguistiques et respecte ainsi la
notion originelle, plus aisément repérée. Un dépouillement exhaustif de dictionnaires et de récits de voyage, pour la
période donnée et pour cette catégorie lexicale délimitée, permettra de déterminer la date d’apparition du mot « voyageur
» dans la langue française, de retracer son histoire et de contribuer ainsi à la mise en évidence de certains courants
commerciaux ou intellectuels, ainsi que des faits de culture et de civilisation.
Villain-Gandossi Christiane. Les emprunts linguistiques du français aux langues d’Amérique : contribution à l’étude des
termes de relations ou de voyage (depuis 1500). In: La langue française : vecteur d’échanges culturels. Actes du
133<sup>e</sup> Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Migrations, transferts et échanges de part
et d’autre de l’Atlantique », Québec, 2008. Paris : Editions du CTHS, 2012. pp. 41-54. (Actes des congrès nationaux des
sociétés historiques et scientifiques, 133-5);
https://www.persee.fr/doc/acths_1764-7355_2012_act_133_5_2150
Christiane Villain-Gandossi
Directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique
Dans toute étude de lexique se pose d’abord le problème des coupes : délimitation d’une
catégorie de faits de vocabulaire et délimitation d’une époque. Il faut entendre par « ter-
mes de voyages » ou par « termes de relations », selon l’usage de cette expression chez
Furetière (en 1690), les vocables particuliers aux récits de voyageurs. C’est-à-dire les mots
désignant les habitants, les paysages, la faune et la flore des contrées lointaines ou ceux
concernant leurs activités, leurs institutions ; en un mot, les termes relatifs à la vie quoti-
dienne de la culture des régions concernées à travers les différentes expressions de cette
culture.
Avant 1500, rares sont les Français qui se sont risqués à faire de lointains voyages mari-
times. En Afrique occidentale, le Portugal, pour une trentaine d’années encore, garde le
monopole du commerce que lui accorde le traité d’Alcáçovas (1479). Au Brésil, il faut
attendre 1504 pour voir les premiers Français pratiquer des échanges commerciaux. Quant
aux pêcheurs normands, bretons et basques qui se rendent régulièrement, vers 1500, aux
bancs de Terre-Neuve, les résultats de leurs découvertes ne sont connus que de leur port
d’attache. En tout cas, on ne possède à cette date aucun récit d’exploration rédigé par un
Français ; quant aux récits des voyages des Portugais et des Espagnols, ils n’ont pas été
traduits dans notre langue.
Vers 1720, en revanche, les Français possèdent des comptoirs en Afrique occidentale ainsi
qu’à Madagascar, ils trafiquent avec l’Inde, ils sont maîtres d’une bonne partie du Canada
et des Antilles, situation qui se maintiendra dans son ensemble une cinquantaine d’an-
nées. De plus, ils ont rapporté maints récits de voyage et procédé à de nombreuses traduc-
tions de relations d’expéditions. Il paraît donc logique de « découper » cette période pour
privilégier l’étude de son vocabulaire. C’est ce qu’a fait Raymond Arveiller1 dans son
étude des mots exotiques : le terminus post quem étant 1505, date du récit de l’expédition
au Brésil du capitaine de Gonneville, le terminus ad quem étant 1722, date du récit du père
Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique, source essentielle pour l’histoire, la géogra-
phie, la lexicographie (pour notre propos, nous irons plus avant dans le xviiie siècle, voire
le xixe siècle).
de problèmes de définitions, ni d’évolution de sens, mais que la manière dont ils naissent
et se font place dans notre langue mérite un examen sérieux2.
L’étude de ces termes empruntés aux langues amérindiennes, parmi lesquelles le que-
chua, le tupi guarani, le nahuatl, l’arawak, le caraïbe, l’algonquin, l’inuit, permet d’abord
d’améliorer les dates d’entrée de ces vocables dans la langue française ; ensuite d’offrir
des précisions sur l’étymologie, la morphologie ou la prononciation ; enfin de fournir des
indications sur les langues d’emprunt et le mécanisme d’emprunt de ces termes de rela-
tions (et le rôle des langues intermédiaires, en l’occurrence l’espagnol et le portugais). Ce
troisième groupe de remarques est le plus significatif : l’emprunt représente la solution la
plus évidente, la plus paresseuse, mais aussi la plus efficace internationalement, car il neu-
tralise partiellement les différences interlinguistiques et respecte ainsi la notion originelle,
plus aisément repérée.
Face à des réalités nouvelles, face à des objets inconnus jusqu’alors, il va falloir se les
approprier au bénéfice du prestige, du commerce, de la science. La stratégie possible d’ap-
propriation est double. On a affaire soit à l’adoption de noms vernaculaires, moyennant
quelques aménagements phonétiques, autrement dit l’emprunt, soit à la « fabrication » de
mots nouveaux, si l’on sait tirer parti des possibilités novatrices de sa langue maternelle.
Ce procédé est le plus inventif3.
La stratégie la plus simple, mise en œuvre systématiquement au xvie siècle, et la plus
courante consiste donc à emprunter ces mots qui, capturés in vivo par les conquérants,
transmis par l’espagnol et le portugais qui ont pu jouer leur rôle de langue véhiculaire,
arrivent déformés en français. Ils vont être assimilés au prix de nouveaux aménagements
phonétiques, la forme définitive adoptée ayant souvent été précédée de plusieurs formes
éphémères.
Le premier stade de l’emprunt est le xénisme, mot étranger cité, non acclimaté, intégré
dans la phrase française avec sa graphie d’origine ou transcrit phonétiquement.
Ainsi copaiba, du guarani : « […] il y a d’abondant une espece de plante appelles copaibas
dont l’escorce estant incisee en este, vient decouler une liqueur de baulsme donnant la
plus delicate et soefve odeur du monde […] », remarque de Pierre Bertius4 sur le Brésil
(1600).
Ainsi toucan, qui signifie « bec osseux », en tupi guarani : « Sur la coste de la marine, la
plus fréquente marchandise est le plumage d’un oyseau qu’ils appellent en leur langue
Toucan », chez Thevet (1557)5.
Copaiba et toucan sont des xénismes, tout comme par ailleurs igloo, sachem, totem.
Quand on lit dans un lexique de Pigafetta de 1525 traduit par Fabre : maiz = millet, maiz ne
peut en aucune façon être tenu pour un mot français, puisqu’il a besoin d’être traduit. En
revanche, si le mot pourvu de l’article français, quand la forme de la phrase le requiert, est
utilisé avec la même fonction grammaticale du mot français, il appartient déjà au lexique
de notre langue : « Les femmes des Criolos mangent meme de cette terre », selon Thomas
Gages6.
Pour résumer, on pourrait dire que le mot étant à la fois une forme et un sens, un nom et
une chose désignée, un signifiant et un signifié, cela permet de distinguer différents types
d’emprunts : l’emprunt du nom et de la chose, l’emprunt du nom sans la chose, l’emprunt
de la chose sans le nom, la francisation du nom, la francisation de la chose7.
La langue de passage est souvent difficile à préciser, avant une stabilisation définitive,
et l’adoption par les dictionnaires est tardive. Prenons l’exemple de cacahuete. La langue
de passage a laissé des traces. Le français a emprunté à l’espagnol cacahuete le mot que
l’espagnol avait emprunté au nahuatl tlcacahuatl. Ce qui explique la curieuse orthographe
du mot français, écrit cacahuete, mais prononcé cacaouete. Le mot est attesté en français en
1801.
Le xvie siècle sera une période de création verbale sans précédent. Pour les contemporains,
la perfection de la langue se mesure à l’étendue de son vocabulaire8. C’est Ronsard qui
écrivait : « Plus nous aurons de mots dans notre langue, plus elle sera parfaicte » (Abrégé
de l’art poétique). Mais Mireille Huchon cite également Peletier du Mans, L’Art poétique
d’Horace (1541) :
« Les moz nouveaux et naguere tissuz
Seront en pris pourvu qu’ils soient issuz
Des moz latins sans trop les desguiser9. »
C’est que – il faut le noter – les pics d’activité du purisme coïncident toujours avec les
périodes où les emprunts sont massifs et voyants. Les anglicismes contemporains sus-
citent des réactions tout aussi effarouchées que les italianismes de la Renaissance. Henri
Estienne, en 1578, dans ses Deux dialogues du nouveau langage françoy italianisé et autrement
desguizé, peste contre « ces mauvais mesnagers qui […] empruntent de leurs voisins ce
qu’ils trouveroient chez eux, s’ils vouloient prendre la peine de le chercher10 ».
Ce n’est pas le cas, semble-t-il, pour les emprunts faits aux langues d’Amérique. Que ce
soit directement ou par l’entremise de l’espagnol ou du portugais, nous y avons procédé à
deux sortes d’emprunts. Aux xvie et xviie siècles, les mots concernant les réalités naturelles
dominent. Plus tard, à partir du xviiie et aujourd’hui encore, ceux qui concernent les réa-
lités culturelles ou folkloriques sont majoritaires. En pleine époque classique, la politique
linguistique française consistera à brider l’exubérance lexicale et à contenir le flot effréné
d’emprunts qui déferlent sur la langue française, en provenance d’Italie notamment.
Comment expliquer alors la tolérance classique vis-à-vis de cette cohorte de mots qui nous
viennent des Amériques ? C’est qu’on avait très envie de connaître des choses jusqu’alors
inconnues ; les animaux, les plantes, les denrées évoqués au travers des récits de voyage
Nous avons opéré une classification des termes selon les catégories suivantes : monde
végétal, monde animal, paysages du Nouveau Monde, dénominations de l’Autre, monde
maritime, noms d’objets, noms de denrées.
Monde végétal
– Acajou (1575), au sens d’« anacarde » (acaiou, 1558). Emprunté du portugais acaju, caju,
fruit du cajueiro, du tupi caju ou acaju ;
– Ananas (1578), J. de Léry, amanas (1544), emprunté par l’intermédiaire du portugais
ananas, anana, de nana, anânâ du guarani ;
– Avocat (1684), emprunté de l’espagnol abogado, du nahuatl auacatl ;
– Cacahuete, voir ci-dessus ;
– Cacao (1532), A. Fabre, emprunté de l’espagnol cacao, du nahuatl cacahuatl « cacao de
terre » ;
– Campêche (1603), de Campêche, ville du Mexique ;
– Caoutchouc (1736), emprunté de ca-hut-chu, d’une langue du Pérou, par l’intermédiaire
de l’espagnol caucho ;
– Catalpa (1771), Schmidlin, emprunté de l’anglais catalpa, xviiie siècle, lui-même emprunté
de la langue des Indiens de la Caroline ;
– Chocolat, chocolate (1591), emprunté de l’espagnol chocolate, du nahuatl xocolâtl ;
– Coca, cocca (1568), Fumée, emprunté de l’espagnol coca, cuca, emprunté lui-même de cuca,
coca de l’aimara (Est de l’Argentine) ou du quechua ;
– Copahu (1578), Lévy, emprunté de coupaheu, des Caraïbes ;
– Genipa (1557) ;
– Goyave (1601), guau (1525), Fabre, de l’arawak guayaba par l’espagnol ;
– Haricot, feves d’aricot (1628), Figuier, du nahuatl ayacotl ;
– Hévéa, hévée (1751), encycl., emprunté du quechua ;
– Maïs (1535), emprunté de l’espagnol mais, de l’arawak mahiz ;
– Manioc (1555), du tupi (Brésil) ;
– Nopal (1587), Fumée, emprunté de l’espagnol nopal du nahuatl nopalli ;
– Palétuvier (1643), altération de appariturier, lui-même altération du tupi aparahiwa ;
– Palissandre (début xviiie), du néerlandais palissander, d’une langue de la Guyane ;
– Papaye (1579), Benzoni, bot., emprunté du caraïbe des Antilles papaya ;
– Patate (1599), batate (1519), Pigafetta, emprunté de l’espagnol batata, patata, de l’arawak
d’Haïti ;
– Pécan (1824), emprunté de l’algonquin ;
– Peyotl (1880), emprunté de l’espagnol, du nahuatl ;
– Quinquina (1661), G. Patin, kinakina (1653), emprunté de l’espagnol quinaquina, du que-
chua kinakina ;
– Quinoa (1816), du quechua ;
– Sapote (1666), Thevenot, bot., çapote (1598), Acosta, emprunté de l’espagnol zapote, du
nahuatl tzapoll ;
– Sassafras (fin xvie siècle), emprunté de l’espagnol sasafras, d’une langue d’Amérique du
Sud ;
– Sequoia, voir ci-dessus ;
45 Les emprunts linguistiques du français aux langues d’Amérique…
– Tabac (1555), tabaco, Oviedo, (1600) tabacs, O. de Serres, emprunté de l’espagnol tabacco,
de l’arawak d’Haïti tabaco, « tuyau recourbé servant à l’inhalation de la fumée » ou « gros
cigare » ;
– Tapioca (1651), tapiocha, Roulox, emprunté du portugais tapioca, du tupi-guarani ;
– Tomate (1598), Acosta, emprunté de l’espagnol tomata, du nahuatl tomatl ;
– Topinambour (1680), Richelet (1578), Tououpinambaoults, nom d’une peuplade du Brésil ;
– Yucca (1555), Oviedo, emprunté de l’espagnol yuca de l’arawak d’Haïti.
Monde animal
plus gros […] On la laissa mourir dans les fossez de Saint-Germain-en-Laye, a faulte d’eau et
d’autres commoditez14. »
Comme le note avec raison Marie Treps, deux siècles après les Grandes Découvertes, il
n’est plus question d’emprunts sauvages, le processus est désormais contrôlé par les natu-
ralistes du xviiie siècle15.
Le mot jaguar est fixé sous cette forme par Buffon en 1754, directement emprunté au tupi
sous deux formes : iarnare, véhiculée par les premiers historiens du Nouveau Monde et
janowara, prise en compte par deux naturalistes hollandais et allemand, dont Buffon s’est
inspiré16.
Le mot ocelot (1640) vient d’un mot nahuatl. Ce mot aztèque est composé de tlalli et de
ocelotl. Buffon, en 1765, a laissé tomber un élément déterminant pour identifier l’animal.
Ainsi donne-t-on par confusion le nom mexicain et espagnol du tigre et du jaguar à un
autre félin, dont le pelage n’est ni uniforme, comme celui du jaguar, ni rayé, comme celui
du tigre, mais tacheté17.
On peut avoir affaire à une étymologie fantaisiste. Ainsi, le français importe en 1640
lamantin, mot espagnol d’origine caraïbe manati et le transforme sous l’influence de lamen-
ter, les marins ayant observé que ce mammifère marin au corps de poisson émet des cris
plaintifs.
Les lettres de jésuites ou certains récits de voyageurs reflètent des conceptions ethnocen-
triques. On relève ainsi :
– Cannibale (1515), Redouer, emprunté à l’espagnol canibal, altération de caribal, qui vient
lui-même de caribe, mot de la langue des Caraïbes (ou Caribes) des Antilles, qui passe pour
signifier proprement « hardi » et qui sert à les désigner ;
– Créole. C’est aux Antilles que le mot créole (1680) (ou criole, 1676, Beaulieu), apparaît
en français, emprunté à l’espagnol criollo, lui-même pris au portugais du Brésil crioulo,
« nourri », « élevé », du verbe criar, du latin creare. L’esclave crioulo était celui qui était né
et avait été élevé chez le maître, par opposition à ceux qui étaient récemment importés.
Le mot a pris plusieurs valeurs selon les lieux : à La Réunion et aux Seychelles, créole est
celui ou celle qui est né(e) dans l’île, sans considération de couleur de peau ; ailleurs, on
n’admet pas la même désignation pour les Blancs et pour les Noirs : aux Antilles, le mot
ne qualifie que les Blancs nés sur place ; à Maurice, seuls les Noirs et les métis sont des
créoles, jamais les Blancs. Vers la fin du xviiie siècle, on parle de patois créole pour désigner
un parler local jugé inférieur : le mot s’applique alors à toutes les colonies à plantation et
à main-d’œuvre déportée d’Afrique24 ;
– Cacique (1515), Redouer, « seigneur », « chef », de l’arawak d’Haïti, emprunté à l’italien
chiachichio, cacichi, lui-même de l’espagnol cacique ;
– Marron. L’esclave nègre fugitif est dénommé marron (1667), altération de l’espagnol
d’Amérique, cimarron, dérivé de l’ancien espagnol cimarra, « fourré », qui se disait peut-
être d’abord des animaux domestiques qui se sont enfuis dans les bois : « On a commencé
[à la Martinique] a avoir des pourceaux, dont quelques-uns se sont faits marons, c’est-à-
dire qu’ils ont fuy dans les bois25. »
– Squaw, attesté en 1688, vient de l’algonquin par l’anglais d’Amérique. Et gaucho est
attesté en 1842, chez Gautier, mot emprunté à l’espagnol d’Argentine, de l’arawak ou du
quechua cachu, « camarade ». Sachem qui désigne le « chef de paix » est attesté fin xviiie
chez Chateaubriand et provient du mot iroquoien ou algonquien sachim. Sagamo, du proto-
algonquien saakimaawa désigne le chef de tribu ou le « petit chef », en dessous du sachem.
Quant au manitou, divinité tutélaire, son nom vient de l’objibwé wanutoo ou du proto-
algonquien mamitoowa.
Monde maritime
24. A. Rey, F. Duval et G. Siouffi, Mille ans de langue française : histoire d’une passion, p. 1163.
25. J. Bouton, Relation de l’establissement des Français en l’île de la Martinique, l’une des Antilles de l’Amérique, des
mœurs des sauvages, de la situation et des autres singularitez de l’île, p. 69.
49 Les emprunts linguistiques du français aux langues d’Amérique…
« [Les Brésiliens] ont barcques dung seul arbre nommées canoes, cauees auecques congnées
de pierre […] Ilz peuent en une canoe trente ou quarante hommes, et naigent auecques une
palle comme une pelle de four26 » (1525).
« [Les Noirs de La Marguerite, non loin du Pérou] après s’estre mis dans des petits bateaux
faits d’escorce d’arbres, appellez Canots, portent leurs huistres27 » (1599).
– Pirogue (1640), auparavant pirague (1555, J. Poleur) est emprunté de l’espagnol piragua,
des Caraïbes de la côte. Le doris (1874) serait un emprunt du mosquito, langue des Hon-
duras. C’est à l’inuit que kayak a été emprunté (1841, Duponchel). On a acclimaté la chose
et gardé le nom. Peut-on dire la même chose de l’umiak ? Demeurent une réalité amérin-
dienne des objets comme le piperi, « radeau » : « […] certains radeaux qu’ils nomment
piperis », chez J. de Léry (1578)28.
À bord, on trouve le hamac, de l’arouak d’Haïti, par l’espagnol, et le « baragouin » des
petites Antilles, hamaca (1545), hamacque (1568), hamat (1640), amac (1658), hamac (1659) :
« Il est vray qu’à présent ils [les Caraïbes] traitent avec les Navigateurs et Marchands des
branles ou hamacs de cotton29. »
Et la cabouille (1724), « câble de navire », de l’arawak des Taïnos d’Haïti caboya.
Noms d’objets
– Mocassin, dès 1615, chez un auteur français sous la forme mekezen, en 1707, mocassin,
mais cité comme des mots des Indiens. Emprunté de l’algonquin mockasin, makisin, par
l’intermédiaire de l’anglais mocassin ;
– Parka, « peau », de l’inuktitut des Aléoutiennes par l’intermédiaire du russe ;
– Poncho (1716), emprunté de l’espagnol, de l’araucan pantho ;
– Tipi, de l’américain tepee, du sioux ou du dakota tipi ;
– Toboggan (1890), Coubertin, emprunté de l’anglais du Canada, de la langue des Algon-
quinst ;
– Tomahawk (1707), Histoire de la Virginie, emprunté de l’anglais tomahawk, de la langue des
Algonquins tomahacan ;
– Totem (1794), J. Long, emprunté par l’intermédiaire de l’anglais de totem, mot d’une lan-
gue indienne d’Amérique du Nord ;
– Wigwam (1688), Blome, emprunté de l’anglais wigwam, de l’algonquin wikiwam.
– Boucan, « viande fumée » et « gril » (1578), J. de Léry, emprunté par le portugais, du tupi
mocaém, mukem (les sons [p], [m] et [b] alternent souvent à l’initiale en tupi et en gua-
rani) ;
– Cacao (1532), A. Fabre, emprunté de l’espagnol cacao, de l’aztèque cacao ;
– Cassave (1599), « sorte de pain fait à partir d’une racine », de l’arawak des Taïnos
d’Haïti ;
– Chiclé (1922), emprunté par l’espagnol, du nahuatl chictli ;
– Chocolat (1666), chocolate (1643), chocholate (1591), emprunté de l’espagnol chocolate, de
l’aztèque chocolatl ;
– Coumarine (1836), Landais, d’une langue de Guyane ;
– Curare (1758), trad. de Gumilla, emprunté de curare la langue des Caraïbes ;
– Guano (1598), Acosta, guana (1785), emprunté de l’espagnol guano, du quechua huano ;
– Ipeca (1802), emprunté du portugais, du tupi ;
– Maté (1633), Baudoin, mati (1700), maté, mot espagnol, emprunté du quichua, proprement
« vase pour la boisson », par extension, « infusion de maté », puis l’arbre lui-même ;
– Petun (1555), Barré, emprunté du portugais petum, du tupi petyma ;
– Pemmican (1836), Acad., mot anglais de l’algonquin pimekan, de pime, « graisse » ;
– Pulqué (1827), Acad., du nahuatl ;
– Quinquina (1661), G. Patin, kinakina (1653), emprunté de l’espagnol, du quechua quina-
quina ;
– Ratafia (1675), tafia (1722), mot créole ;
– Tabac (1600), Oviedo, emprunté de l’espagnol tabaco, de l’arawak d’Haïti ;
– Tabagie (1608), Chapelain, mot algonquin, désignant un festin ; a modifié son sens, dès
1700, sous l’influence de tabac ;
– Taco, « biscuit de farine de maïs », du nahuatl ;
– Tonka (1823), Boiste, mot de la Guyane.
Les informations qui précèdent nous conduisent à observer que la plupart des mots amé-
rindiens sont parvenus à notre langue par des intermédiaires : portugais, espagnol, prin-
cipalement, mais aussi néerlandais, anglais, latin. Toutefois, seulement un certain nombre
de vocables nous paraissent des emprunts directs, par exemple, ceux rapportés du Brésil
par les voyageurs entre 1555 et 1578, tels acajou, agouti, ananas, copaü, genipa, manioc, petun,
piperi, toucan…
Les auteurs de l’ouvrage intitulé L’Indien généreux : ce que le monde doit aux Amériques pro-
pose d’autres emprunts – dont la plupart sont sans doute des xénismes.
51 Les emprunts linguistiques du français aux langues d’Amérique…
Appartiennent au monde animal : ani, oiseau, emprunté de l’espagnol, du tupi ani ; ara-
paima, poisson, emprunté du portugais, du tupi ; cacaoui, petit canard de mer, de l’algon-
quin ; caracara, oiseau de proie diurne, emprunté de l’espagnol caracarà, du tupi ; carcajou,
mammifère carnivore, du montagnais ; chinchilla, rongeur, emprunt de l’espagnol, de l’ay-
mara (Pérou) ; eyra, mammifère carnivore, du tupi eirara ; hoazin, oiseau, du nahuatl uat-
zin ; maringouin, insecte, du tupi mari’üi ; maskinongé, poisson d’eau douce, de l’algonquien
maskinunga ; nandou, gros oiseau grégaire, du guarani ; piranha, emprunté du portugais, du
tupi pi’raia ; wapiti, grand cerf, de l’algonquien wapitik.
Encore faut-il s’entendre sur les notions de « mot français », « mot étranger », « forme
adaptée », « forme vulgarisée32 ». Nous avons beaucoup emprunté à l’espagnol. Mais les
Espagnols, dans l’Amérique du xvie siècle, n’ont pas fourni au français autant de mots
qu’on aurait pu le penser. Il y a plusieurs raisons à cela. Un certain nombre de mots espa-
gnols sont passés dans le « baragouin » commercial des Antilles, auquel le français les a
pris ; les traités savants espagnols, par exemple ceux d’Acosta, de Monardes, de Ximenes,
sont parvenus aux lecteurs français par des intermédiaires en latin. Il faut souligner le rôle
important du latin dans la création du vocabulaire colonial français. Aux xvie et xviie siè-
cles, en effet, presque tous les ouvrages de botanique et de zoologie sont rédigés en latin.
Trois de ces ouvrages ont eu sur notre lanque scientifique une influence considérable : le
recueil publié en 1593 par l’Escluse, la Navigatio de Van Linschoten (1599), le Novus Orbis
de De Laet (1633). En outre, les livres très connus à l’époque de Marcgravius, Pison, Bau-
hin ont été lus par les Français cultivés et ont pu contribuer à faire préférer telle ou telle
forme dans notre langue.
Soulignons aussi que la fréquentation des Portugais au Brésil, ainsi que l’utilisation par les
traducteurs et adaptateurs de sources portugaises, ont contribué à vulgariser en français
un certain nombre de vocables (comme ananas, créole, au sens de la langue…).
Il faut par ailleurs rappeler l’importance des dictionnaires : ils permettent de juger dans
quelle mesure un vocable a désormais échappé à la prison d’un petit nombre de livres très
spécialisés pour déboucher dans ce qu’on pourrait appeler la « langue moyenne ».
« Ajoutons que ce type d’ouvrage, parmi les nombreuses formes que peut revêtir un mot,
selon les auteurs, en choisit parfois deux ou trois, parfois une seule, et contribue ainsi puis-
samment au triomphe de ces formes sur les autres33. »
L’idéal serait, pour chacun des mots étudiés, d’essayer d’établir un schéma partant du
premier emprunt ou des premiers emprunts et aboutissant aux ouvrages qui contribuent
32. R. Arveiller, Contribution à l’étude des termes de voyage en français (1505-1722), p. 547.
33. Ibid., p. 538.
La Langue française, vecteur d’échanges culturels 52
à faire entrer le terme dans la langue commune, ou mieux encore à ceux qui témoignent
que le terme est entré dans cette langue. Un dépouillement exhaustif de dictionnaires et de
récits de voyage, pour une période donnée et pour une catégorie lexicale délimitée, per-
mettrait de déterminer la première date d’apparition du mot « voyageur » dans la langue
française, de retracer son histoire et de contribuer – à travers l’étude de cette formation du
vocabulaire des voyages – à la mise en évidence de courants commerciaux ou intellectuels,
ainsi que de faits de culture et de civilisation.
« Mais ce ne sont jamais les mêmes facteurs qui ont joué de la même manière, au même
moment sur des mots différents. Presque chacun des mots étudiés […] a son histoire person-
nelle qui défie lois et classements34. »
Résumé
Il faut entendre par « termes de voyages » ou « de relations » (Furetière, 1690) les mots des
récits de voyageurs désignant habitants, paysages, faune et flore, activités, institutions, vie
quotidienne, culture des régions concernées.
L’étude de ces termes permet d’améliorer les datations d’entrée de ces vocables dans la lan-
gue française, d’offrir des précisions sur l’étymologie, la morphologie ou la prononciation, de
fournir des indications sur les langues d’emprunt et le mécanisme d’emprunt de ces termes
(et le rôle de langues intermédiaires, en l’occurrence, l’espagnol et le portugais). Ce troi-
sième groupe de remarques est le plus significatif. L’emprunt représente la solution la plus
évidente, la plus paresseuse, mais aussi la plus efficace, car il neutralise partiellement les dif-
férences interlinguistiques et respecte ainsi la notion originelle, plus aisément repérée.
Un dépouillement exhaustif de dictionnaires et de récits de voyage, pour la période donnée
et pour cette catégorie lexicale délimitée, permettra de déterminer la date d’apparition du
mot « voyageur » dans la langue française, de retracer son histoire et de contribuer ainsi à
la mise en évidence de certains courants commerciaux ou intellectuels, ainsi que des faits de
culture et de civilisation.
34. R. Arveiller, Contribution à l’étude des termes de voyage en français (1505-1722), p. 552.
53 Les emprunts linguistiques du français aux langues d’Amérique…
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