Vous êtes sur la page 1sur 7

Archives et documents de la

Société d'histoire et
d'épistémologie des sciences du
langage

Le Dictionnaire de l'Académie française (1694) : Initiation d'une


pratique normative
Francine Mazière

Citer ce document / Cite this document :

Mazière Francine. Le Dictionnaire de l'Académie française (1694) : Initiation d'une pratique normative. In: Archives et
documents de la Société d'histoire et d'épistémologie des sciences du langage, Seconde série, n°11, 1995. La genèse de la
norme. Colloque de la SHESL, janvier 1994. Textes réunis par Francine Mazière. pp. 12-17;

doi : https://doi.org/10.3406/hel.1995.3398

https://www.persee.fr/doc/hel_0247-8897_1995_num_11_1_3398

Fichier pdf généré le 16/01/2019


Archives et documents (1995) © Société d'Histoire et d'Épistémologie des Sciences du langage.

LE DICTIONNAIRE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE (1694) :

INITIATION
NORMATIVE
D'UNE PRATIQUE

Francine Mazière

Deux opinions complémentaires prévalent parmi les historiens de la lexicographie


sur le Dictionnaire de l' Académie, paru en 1694 : (1) c'est un ouvrage officiel,
commandé par le pouvoir pour « régler » la langue, et donc un outil répressif,
censurant, en d'autres termes idéologiquement normatif ; (2) c'est un travail un peu
ridicule : plus de quarante ans d'efforts pour accoucher d'un ouvrage moins
intéressant et surtout moins riche que le Furetière qui le précède de quatre ans et
sort contre l'Académie (en dépit du privilège de la Compagnie et contre ses options
langagières). Ces opinions se nourrissent de données historiques. Quand Richelieu
crée l'Académie Française à partir de l'assemblée de Conrart, en 1635, c'est pour
lui confier immédiatement la rédaction d'un dictionnaire et d'une grammaire. Le
dictionnaire est entrepris sur le plan de Chapelain, mais par et autour de Vaugelas
jusqu'à sa mort, en 1650, où sont confisqués ses cahiers, pour dettes. L'ultime
relecture
ni à huis clos.
se fera de 1688 à 1694. Près de soixante ans en fait. Mais pas en continu,

Le Dictionnaire de l'Académie dédié au Roy est sans doute, des outils


linguistiques, le plus sensible au politique et à la société mondaine. Les
académiciens de la Commission du Dictionnaire sont des lettrés, pour certains très
liés au cartésianisme et Port-Royalisme, des mondains et des parlementaires, des
grands commis de l'État. Ils ne vont pas traiter d'une langue employée par le Roi
(cf. Dédicace), utilisée pour s'adresser au Roi ou agir dans le monde en un temps
de création de l'État, comme les dictionnaires de l'Academia délia Cruzca ou de
Covarrubias listent les mots de Dante ou Cervantès. L'Académie va fournir un
dictionnaire en synchronie sur l'usage, souvent discuté, du français tel qu'il se
parle autour du Louvre. Faut-il rappeler que sur dix-sept millions de Français, trois
millions parlent « le » français ? Que beaucoup moins le lisent ? Que parmi les
Table ronde 13

lecteurs, beaucoup le parlent « comme des provinciaux » (le motif officiel pour
refuser d'admettre Pierre Corneille, dans un premier temps, est sa façon provinciale
de parler, à laquelle il pourrait remédier par de plus longs séjours à Paris) ? Que la
variation et la tolérance sont infiniment plus amples qu'aujourd'hui, tant dans
l'orthographe, que dans les constructions, que la querelle de l'uniformisation est
ouverte, et que l'enjeu est la maîtrise du discours d'État en passe de se stabiliser,
alors que la langue française ne préside pas à tous les actes officiels : on discute
encore des mérites respectifs du latin et du français pour la rédaction des devises du
royaume.
Dans ce contexte, l'Académie va inventer un ouvrage fondateur.

1 Ce qui existait
On peut regrouper les outils lexicographiques de l'époque en quatre types de
dictionnaires, multilingues ou monolingues :
• Les bi-ou plurilingues de langues vernaculaires accédant à l'autonomie —
Oudin, Nicot sont ici les grands auteurs pour la France — ou les bilingues de
langue française régionale (provençal / français, toulousain / français, breton /
français, etc.). Le plurilinguisme est le mode de production des lettrés, qu'ils
soient poètes, traducteurs, ou grammairiens et apparaît comme normal, non
seulement pour les langues anciennes, mais aussi pour les vernaculaires.
• Les latin-français, très nettement dominés par le Dictionnaire latin- français,
français-latin d'Estienne, développé par Nicot (les deux sont sur le bureau de
l'Académie). Ceux-ci, dans leur partie français-latin, commencent à insérer
des ébauches de définitions, essentiellement semble-t-il à cause du décalage
diachronique.
• Les florilèges rhétorico-lexicaux : dictionnaires des synonymes, des
meilleures épithètes, des dictons, des illustres proverbes, des curiosités... Ce
sont des recueils de « façons de parler » comiques, familières, burlesques,
triviales, communément admises, c'est à dire des sortes d'enquêtes
linguistiques dont les Académiciens sont très proches, qui « recueillent les
façons de parler » (Préface) en privilégiant les collocations.
• Les dictionnaires de spécialité, très abondants : termes de marine, de vénerie,
de droit, etc., outils qui peuvent être pédagogiques, parfois écrits par les
maîtres en la matière. Et des ouvrages plus nettement encyclopédiques,
proposant des entrées dans le monde des choses par l'illustration et la
définition (les ouvrages de P. Belon, dès le XVIe siècle, associent illustration
et définition descriptive) ou les Indiculi mundi utiles à l'enseignement de la
praelectio jésuite (cf. P. Pommier).
Seuls ces derniers ouvrages, de type encyclopédique, ne semblent pas avoir été
représentés dans la bibliothèque de l'Académie.
14 Francine Mazière

Les Académiciens seront donc les premiers à travailler sur la mise en place
systématique des définitions de tous les mots d'une langue, à partir de leur intuition
linguistique. Ce travail est fondateur et normalisant à plus d'un titre.

2 Ce qui s'invente

2. 1 La synchronie
Au contraire des Académiciens de la Crusca et de Covarrubias, leurs prédécesseurs
italiens et espagnol dans la constitution des premiers monolingues, les
Académiciens français ne construisent pas des définitions philologiques, ils ne
prennent pas appui sur les « Autorités » littéraires, ils ne décrivent pas des emplois
préjustifiés par de grands noms. Le fait qu'ils ne citent pas interdit qu'ils
définissent à partir d'un corpus d'écrits forcément datés : ils débattent du sens à
partir de leur propre usage (cf. la séance sur amitié, en présence de Colbert,
rappelée dans la Préface) , et « dans la vie civile et dans le commerce ordinaire du
monde » (Vaugelas, Remarques, p. 19), « dans le commerce ordinaire des
honnêtes gens, des orateurs [c'est-à-dire des hommes politiques] et des poètes »
(idem, Préface).
Ceci distingue les Académiciens français non seulement des italiens et de la
concurrente Espagne, dont les ouvrages reflètent la langue littéraire du siècle
précédent, mais aussi de Richelet qui déclare s'appuyer sur « nos meilleurs
auteurs » et, par la collaboration de Ménage, ne dédaigne pas le recours au latin, et
même de Furetière, qui cite les auteurs dès qu'il le peut, tendance qui sera
hypertrophiée par son continuateur direct, le Trévoux.

2.2 L'invention d'une définition en langue


Au contraire de Nicot, et même de Richelet (donc aussi de Patru et de Ménage), les
Académiciens prennent la langue française comme une systématicité singulière :
choix de construire une entrée regroupant les dérivés autour de la base
morphologique (à condition qu'elle soit française et non latine), invention de la
définition morphologique (influence de Port-Royal), mise en place de la métalangue
de l'usage (amorcée par Richelet pour les styles) et du domaine, prise en compte
systématique de la collocation comme ordinaire de la langue et/ou contrainte des
aléas de l'usage, usage donné par un exemple forgé aussi près que possible de la
collocation, donc dans le discours ordinaire (Mazière, 1990, 1994, 1995). Furetière
ne les suivra pas : entrées dégroupées, peu de collocations, choix du nom composé
pour traduire des façons ordinaires de nommer (Mazière, 1995), non systématicité
morphologique dans la définition, exemple d'usage parfois doublé par la citation,
parti pris descriptif qui double la définition en langue d'une définition de chose...
Et son continuateur Trévoux s'intitulera Dictionnaire français-latin, revenant à la
Table ronde 15

traduction comme l'un des modes traditionnels de définir en langue, par la


synonymie.

2.3 La « Langue commune »


Par politique linguistique, les Académiciens posent la notion de Langue Commune
comme modèle et frontières de la Langue Française, ainsi conçue comme la langue
d'échange des français qui fréquentent salons et Louvre, et ils rejettent des termes
spécialisés et plus particulièrement des termes d'arts et métiers dans le dictionnaire
de Thomas Corneille qui paraît la même année (Collinot et Mazière, 1994). Ils
insistent sur la difficulté de leur tâche première :
« Elle [l 'Académie] a donné la Définition de tous les mots communs de la Langue dont les Idées
sont fort simples ; et cela est beaucoup plus malaisé que de définir les mots des Arts et des
Sciences dont les Idées sont fort composées ; Car il est bien plus aisé, par exemple, de définir le
mot de Télescope, qui est une Lunette à voir de loin, que de définir le mot de voir ; Et l 'on
éprouve même en définissant ces termes des Arts et des Sciences, que la Définition est toujours
plus claire que la chose définie ; au lieu qu'en définissant les termes conununs, la chose définie est
toujours plus claire que la Définition. » (cf. Préface)
Ceci constitue la principale opposition à Furetière, très intéressé par la définition de
chose, au point de la revendiquer comme originalité absolue de son travail. S'il est
évident que cette position de Furetière a pu être une précaution pour tourner le
monopole académique, elle lui a ainsi permis d'inaugurer de façon magistrale une
véritable écriture des classes d'objets dans la langue bourgeoise.
Corrélativement, les académiciens rejettent régionalismes (cf. l'affaire
Corneille évoquée supra) et archaïsmes (auxquels on était plus sensible
qu'aujourd'hui, et que défendaient les plus « classiques » comme Ménage) mais
non les populismes parisiens. Le Dictionnaire des Halles, ouvrage anonyme
(attribué à Artaud), paru à Bruxelles en 1696, le lui reproche assez, qui liste avec
indignation près de mille « expressions basses qui ne conviennent qu'à la lie du
peuple », aux « harangères, gadoûard, goujats d'armée... » relevées dans le
Dictionnaire de l'Académie. Mais Vaugelas n'avait-il pas prévenu, évoquant le style
de la conversation : « un langage composé de mots et de phrases du bon usage
peut être bas et familier et du bon usage tout ensemble » {Remarques, p. 20) et,
distinguant bon et bel usage : « un dictionnaire reçoit toutes sortes de mots,
pourvu qu'ils soient français, encore qu'ils ne soient pas du bel usage et qu'au
contraire ils soient bas et de la lie du peuple » {Remarques, p. 19).
L'hétérogénéité exclue est donc diachronique et régionale, confirmant le parti
pris de recueil d'une langue écrite et parlée en synchronie, par l'élite politique.
C' est ce « retranchement » dans la langue commune qui affecte la nomenclature du
dictionnaire, et que l'on désigne comme purisme, sans prendre garde que là n'est
pas une censure de pédant (Vaugelas préfère l'opinion des femmes à celle des
savants) ou une option sociale (large accueil des mots bas) mais une normalisation
16 Francine Mazière

politique de la langue de communication, pensée comme langue de pouvoir


restreinte et unifiée. Le contexte discursif fait le sens (la valeur) et le mot juste.
L'Académie, par là, ouvre la route au traitement de la synonymie par Girard.

2.4 «La » Langue française


Par politique linguistique encore, les Académiciens reprennent la mise en parallèle
avec une mythique Langue Latine, celle de Cicéron. L' Académie théorise la langue
vernaculaire sur une langue latine littéraire et fixée, déclarée « à son plus haut degré
d'excellence » (Collinot et Mazière, 1994). C'est le geste le plus idéologique,
cause la plus nette de l'impression normative. L'arrêt, corollaire de la notion
d'excellence, qui suppose un idéal de « netteté » (le terme de « clarté » est moins
employé alors), d'efficience, un rapport direct entre langue et sens, signe et pensée
(le mot-idée de Port-Royal), et donc une théorie de la langue « une », est senti
comme très violent par notre époque, ambivalente quant à la variation (cf. article de
F. Gadet). Les Académiciens sont alors les défenseurs d'une langue française en
cours de fixation, surtout au niveau des constructions, et, tout en le reconnaissant
(en soixante ans, la langue a changé), ils minimisent le changement et souhaitent le
limiter. Il s'agit d'une position politique sur la langue qui sera retravaillée,
autrement, par les continuateurs lexicographes comme Féraud (cf. article de S.
Branca) et surtout, politiquement, par la Révolution, autour de la problématique de
l'abus des mots (cf. article de J. Guilhaumou et sa bibliographie ; D. Maldidier et
J. Guilhaumou) et reconduite dans toute la lexicographie française jusqu'à une date
très récente. Le dictionnaire est l'outil linguistique normatif qui a sans doute le plus
contribué à faire intérioriser par les locuteurs francophones l'idée d'«une » langue
française. Un avènement pour la conscience linguistique, qui peut s'interpréter
comme « événement linguistique ».

Le Dictionnaire de l'Académie n'est pas l'œuvre linguistique d'un lexicographe


attelé à la tâche, mais un produit élaboré par à coups, par des particuliers
pensionnés par l'État, en charge d'en fixer la langue, et usant de la langue qu'ils
sont chargés d'outiller, par des particuliers contraints à s'interroger à partir de leurs
pratiques à une époque où la référence au dictionnaire ne peut rien trancher. C' est
donc aussi une commande dont beaucoup se seraient passés. La norme qu'ils
donnent à lire n'est pas une épuration, c'est l'élaboration laborieuse et hétérogène
d'un objet convenu d'émancipation identitaire, un objet historiquement investi par
le pouvoir : le syntagme la langue française, auquel ils ont donné un référent dans
le monde du XVIIe siècle. Invités à « travailler à un dictionnaire de la Langue
Française », ils produisirent! Dictionnaire de l'Académie Française. L'article
défini inclus dans le titre est à lui seul un programme. (Collinot, 1990)
Recopié par ses concurrents mêmes, il a initié une longue tradition pour toute
la lexicographie française, ce qui signifie qu'il est l'outil par excellence de la
Table ronde 17

normalisation de l'hypéronymie discursive et de la phraséologie du français, l'outil


qui règle en partie encore, dans la France monolingue d'aujourd'hui, le discours
qui pense sa négation, et la façon de la penser.
Au XVIIIe siècle, l'Académie sera encore le foyer des grammairiens de la
grammaire générale et c'est au XIXe siècle seulement qu'apparaît académisme, qui
fonctionnera comme insulte intellectuelle.

Adresse de l'auteur
URA 381 - Histoire des théories linguistiques
Paris VII
Département de linguistique
Paris XIII 93430 Villetaneuse

Références

Collinot, A. (1985). L'ouverture des dictionnaires. Lexique, n° 3. Lille, PUL, p. 11-29.


Collinot, A. ; Mazière, F. (1993). Une autre lecture du Dictionnaire de l'Académie. Dans : S. Moirand et
al. (dir. publ.). Parcours linguistiques de discours spécialisés. Berne, Peter Lang.
— . ; — . (1994). A lingua francesa : pré-construîdo e acontecimento lingiiîstico. Dans : E. Orlandi (dir.
publ.), Gestos de leitura. Da histôua no discurso. Campinas, Editorada da Unicamp, p. 185-200.
Mazière, F. (1990). Les marques de FABRIQUE. Marquage et marques dans les dictionnaires classiques (du
Furetière au dernier Trévoux). Lexique, n° 9. Lille, PUL.
— . (1994). Invention de la définition du nom abstrait dans le premier Dictionnaire de l'Académie. Actes
du Colloque international « Les noms abstraits ». Dunkerque, septembre 92. Lille, PUL.
— (1994). « On » dans les dictionnaires. Faits de langue. Paris, PUF.
.

— (1995a). Elaboration d'un dictionnaire de langue: Le dictionnaire de l'Académie (1694) et la


.

préédition de 1687. Mélanges Chevalier, Armand Colin, Paris.


— (19956). Le Dictionnaire de l'Académie un pacte linguistique. Construction de l'article de
.

dictionnaire de langue. Actes du Colloque international « Le dictionnaire de l'Académie


française», Paris, l7-t9novembre 1994.

Vous aimerez peut-être aussi