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Alain Rey: "La langue sert de conservatoire des idées d'avant"

"Le prince et le poète, voilà les deux personnages clés qui font une langue", soutient Alain
Rey, ici le 28 octobre 2015.

afp.com/JOEL SAGET

Alain Rey vient de publier une nouvelle version augmentée de son cé-
lèbre Dictionnaire historique de la langue française. Le lexicographe le
plus célèbre de France y célèbre la richesse d'un idiome "mutant" qu'il
estime aujourd'hui menacé par l'invasion du "californisme." Conversa-
tion avec un "détective du langage."

La première édition de votre Dictionnaire historique de la langue française date de


1992. Qu'est-ce qui a motivé ce projet singulier?

J'avais envie depuis très longtemps de raconter l'histoire des mots comme on raconte
l'histoire tout court. En 1989, j'ai écrit un livre entier sur le mot "révolution". Et j'avais
montré alors qu'on pouvait très facilement écrire trois ou quatre cents pages sur le su-
jet sans délayage, tant il y a de choses à dire sur un mot, ses origines, son évolution.

Remonter dans le passé aussi loin qu'on peut, comprendre à quel moment un mot
entre dans une langue, essayer de suivre ses mouvements, son adaptation à la socié-
té nouvelle, ses changements de perspective... J'ai eu l'intuition que si on faisait cela
pour tous les mots courants de la langue française, nous disposerions d'une biblio-
thèque qui montrerait à la fois l'histoire de la langue, à travers ses mots, mais aussi
l'histoire tout court d'une société, à travers la fenêtre que ceux-ci représentent.

Vous citez d'ailleurs cette phrase de Paul Valéry en préface: "Et les mots y laissent
voir dans une profondeur assez claire toute la population de leur histoire."

Quand il dit "profondeur assez claire", Valéry est optimiste! Souvent, elle n'est pas
claire du tout. Mais le français est une langue qui permet de creuser son histoire,
comme l'anglais, ou le chinois. L'idée était d'abord de faire un dictionnaire où l'étymolo-
gie des mots ne serait pas simplement un rappel de la provenance directe. Si je vous
dis que "rose" vient du latin rosa, ça ne vous apprend pas grand-chose.

Mais si on s'intéresse au mot rosa en latin, on s'aperçoit que ce n'est pas un mot ita-
lique, mais très probablement un emprunt oriental au persan, qui est une langue indo-
européenne. Ce qui est culturellement significatif, étant donné le pouvoir symbolique
de la fleur dans la tradition persane. Beaucoup plus près de nous, il est intéressant de
relever l'étymologie des mots empruntés à l'anglais. "Tennis" par exemple renvoie au
"tenez" des joueurs du jeu de paume, quand ils lancent la balle. Etymologie d'ailleurs
contestée par les étymologistes anglais eux-mêmes...

Même les étymologies populaires réinventées sont intéressantes à rappeler, d'abord


pour dire qu'elles sont fausses et ensuite pour comprendre comment elles ont surgi.
Prenez le mot "bistrot": on croit souvent qu'il vient des Cosaques qui occupaient Paris
en 1814 et disaient bystro (vite) pour être servis dans les cabarets. C'est une invention
du XIXe siècle d'un type qui avait de l'imagination et qui a proposé cette explication. Et
comme il n'y en avait pas d'autres, on a trouvé cela épatant!

On a négligé le fait qu'en 1815 il n'y a pas de mot "bistrot", qu'il n'apparaît que vers
1840-1845, dans le nord de la France. Il est beaucoup plus vraisemblable qu'il soit ap-
parenté à "bistouille", mot familier désignant un mauvais alcool, et pour lequel on dis-
pose d'une étymologie sûre. Tout cela permet de se promener dans l'histoire des mots,
une promenade géographique et temporelle, qui leur donne une tout autre dimension
que leur simple ancienneté.

Vous employez même l'expression le "roman des mots", comme si chacun de ces
mots avait une aventure qui méritait d'être racontée...

Ils racontent tous une histoire. Et je précise que ce dictionnaire n'a rien d'une fiction,
mais qu'il peut se lire "comme un roman". Il n'existerait pas s'il n'y avait pas eu depuis
le XVIe siècle un travail de déblaiement de l'origine des mots français absolument
considérable; à commencer par le très sous-estimé Gilles Ménage, le premier grand
étymologiste du français, qui a eu le coup de génie de comprendre que le français ne
venait pas du latin de Cicéron, mais d'un latin parlé par des gens qui étaient souvent
d'origine germanique, ou celtique, et qui lui ont donné une forme tout à fait différente.

Le latin classique par exemple disait equus pour le cheval - qu'on va retrouver dans
"équitation" - mais c'est le mot péjoratif caballus qu'on va retenir et qui va donner "che-
val". Idem pour l'apiculture: tous les mots qui ont trait au commerce et à la consomma-
tion, comme "miel", viennent du latin. Mais la "ruche" vient d'un mot gaulois, qui signifie
"écorce", et qui nous rappelle le caractère paysan de ce peuple.

Du côté de la langue au moins, nos ancêtres ne sont donc pas tous gaulois!

Non, et la langue gauloise a reculé jusqu'à disparaître en cinq ou six générations car
elle n'était pas écrite. Or une langue qui n'a pas d'écriture est extrêmement menacée
dès qu'elle entre en contact avec une langue écrite - c'est le cas de beaucoup de
langues africaines qui sont en train de disparaître en ce moment. C'est un drame, mais
la meilleure résistance dont peut disposer une langue qui est parlée par peu de
monde, c'est d'avoir une écriture, de produire une poésie et une littérature.

Le prince et le poète, voilà les deux personnages clés qui font une langue. La France a
eu la chance d'avoir cet ensemble-là, elle en a profité au-delà du raisonnable, puis-
qu'elle a détruit les autres langues qui étaient sur le même territoire. Et le résultat, que
je regrette d'ailleurs, c'est qu'on se retrouve aujourd'hui un peu monolingue, comme
les Anglais, alors que les Allemands ou les Italiens disposent encore d'une langue gé-
nérale et de dialectes domestiques. Or la réduction des dialectes, c'est aussi la perte
des identités régionales. Ce que j'ai voulu aussi dans le livre, surtout dans cette nou-
velle édition, c'est montrer à quel point la langue française n'était pas réduite aux com-
munautés auxquelles on pense.

D'où vient-elle, cette langue française moderne?

Il y a un lieu commun, qu'on répète sans réfléchir, qui veut que le meilleur français soit
le français de la Loire. Pourquoi? Parce qu'à la Renaissance, c'est là que se tient le
siège du pouvoir. Ensuite, ce sera le français d'Ile-de-France, plutôt que celui de Paris,
car Paris, comme toutes les grandes métropoles, agrège de nombreuses populations,
et donc sa langue s'avère moins pure que la langue des campagnes alentour. Puis le
français va s'exporter. A partir du XVIe siècle, il y a du français de l'autre côté de l'At-
lantique. Au XIXe siècle, en Afrique et au Maghreb. Aux Antilles, va naître un français
créolisé. Il y a aussi des français régionaux qu'on repère par l'accent, mais qui sont
très importants également du point de vue lexical, notamment dans la partie occitane
de la France.

Tous ces phénomènes montrent que le français au cours des siècles est entré en
contact, a été alimenté par plus de langues qu'on ne le pense. Et cela explique que le
français reste quoi qu'on en dise une des langues qui est maîtrisée par plusieurs
cultures sur les cinq continents. Mais on peut craindre aujourd'hui qu'il reçoive trop
d'influence d'une seule source, les "californismes" venus d'Amérique du nord. Ça peut
être un danger pour l'équilibre interne du français.
Dictionnaire historique de la langue française par Alain Rey, deux volumes, 2808p., Le
Robert, 109€.
Le Robert

Cette place du français sur les cinq continents est-elle en péril, au vu de la domination
de la culture anglo-saxonne?

On a l'illusion que le français s'effondre partout, parce qu'on s'accroche aux statis-
tiques. 95% des gens apprennent l'anglais, par exemple, à Milan, sans rapport avec
l'apprentissage du français. Mais essayez de parler aux gens dans la rue, et vous ver-
rez que le français est encore bien présent. Au Maghreb, la résistance du français est
considérable; la meilleure presse s'y écrit en français, l'anglais n'accroche pas. Sans
oublier les références littéraires: à partir du milieu du XIXe siècle apparaissent énormé-
ment de grands écrivains et écrivaines dont la langue maternelle n'est pas le français.
L'exemple de Julien Green ou de Samuel Beckett me suffit pour dire qu'on peut choisir
le français, et qu'une langue choisie est peut-être plus efficace par ses effets qu'une
langue subie.

Employer un mot chargé d'histoire permet de mieux comprendre ce que ce mot dé-
signe. Cela signifie-t-il qu'en employant certains mots anglais, par exemple, dont on ne
connaît pas toujours très bien le sens, notre faculté de compréhension est amoindrie?

Ah certainement! En réalité, plus un mot est familier, moins on le comprend, car on en


oublie son origine... Un mot comme "vinaigre" par exemple est bien plus souvent atta-
ché à l'huile qu'au vin, alors que c'est juste une dénasalisation minuscule! C'est un
phénomène assez remarquable, car cela colore la manière de voir le monde et de le
juger. La pensée est essentiellement une question de classification. Et la classification
se fait par les mots courants.

Presque tous les noms courants du français ont deux vies distinctes: une pour le grand
public, une pour les spécialistes du domaine auquel ils sont attachés. Par exemple si
vous voyez un mammifère marin que le zoologiste va appeler "cachalot" ou "rorqual",
vous direz: "J'ai vu une baleine!" Dans le ciel d'été, vous verrez des étoiles filantes,
quand l'astronome saura que ce ne sont pas du tout des étoiles.

Est-ce le résultat d'une méconnaissance de la langue?

Non, cela signifie simplement que la langue utilise le passé. Pour la langue, la terre est
toujours plate, le mot renvoie à une idée d'horizontalité. La langue traduit l'inconscient
collectif et sert de conservatoire des idées d'avant. On est obligé de penser avec des
catégories qui ont été formées avec des connaissances qui ont été totalement dé-
truites.

Quand Lavoisier invente la chimie moderne par exemple, il éprouve le besoin avec ses
collègues de fabriquer des mots nouveaux. Alors il invente "oxygène", "hydrogène",
dont l'étymologie ne correspond plus du tout à la nature des corps, mais qui ont l'avan-
tage de procurer des mots nouveaux pour des connaissances nouvelles. Il garde aussi
des mots anciens, comme "acide" ou "base", mais avec un sens qu'ils n'avaient pas
avant.

LIRE AUSSI >> Rencontre avec Alain Rey, l'amoureux des dicos

Le meilleur exemple encore, c'est le mot "alcool". Les alcools sont une famille de corps
définis par une structure atomique particulière. Mais nous ne pensons plus qu'à l'alcool
éthylique et à ses dérivés comme l'alcoolisme. La connaissance progresse ainsi plus
vite que les mots avec lesquels on la décrit. J'étudie aussi dans ce dictionnaire l'inva-
sion des termes avec le préfixe "bio-", qui ont été parasités par un emploi très spéci-
fique qui est ce qu'on appelle le bio aujourd'hui. La langue a cela d'extraordinaire
qu'elle permet ainsi au mot d'acquérir une autonomie totale à partir du moment où il
est accepté comme étant le support d'une connaissance, d'une idée, ou d'un sentiment
même.

Qu'est-ce qui justifiait de rédiger cette nouvelle édition du Dictionnaire, plus de vingt
ans après la première édition?

Deux choses. D'une part l'évolution du langage, qui est de plus en plus rapide. De
l'autre un rattrapage des éléments qu'on essayait jusque-là de supprimer de la plupart
des publications - argot populaire, mots obscènes, injures... Certains dictionnaires par
exemple ont choisi de supprimer pratiquement toutes les injures racistes du français.
Or la meilleure façon de lutter contre quelque chose, ce n'est pas de faire comme si
cela n'existait pas.

"Bougnoule", ça existe, qu'on le veuille ou non! Mais pour en rendre compte, il faut
avoir un appareil critique qui est beaucoup plus facile à réaliser quand il s'agit d'un dic-
tionnaire raconté, comme celui-ci, où le côté sec et télégraphique des dictionnaires tra-
ditionnels est remplacé par un discours qui s'approche d'un dialogue avec le lecteur.

Comment expliquez-vous que la langue évolue plus vite que par le passé?

C'est propre à des facteurs qui dépassent tout à fait les langues et qui ont trait notam-
ment aux moyens de communication. En cela, l'informatique est une vraie révolution,
bien plus importante que celle de Gutenberg. Alors qu'il fallait cent ans au Moyen Age,
vingt ans au XIXe siècle pour qu'un mot se répande, désormais c'est dans la minute
que ça se passe. Des phénomènes comme l'arrivée de "selfie" ou de "burkini" n'ont
pas d'équivalent dans le passé par exemple.

"Il y a deux catégories de langues: les langues malades et les langues mortes" , af-
firme Alain Rey. (Photo d'illustration)
iStockphoto/Nicoolay

Ces mots nouveaux, arrivés si vite, ne vont-ils pas disparaître aussi rapidement?

Ah non, pas forcément! C'est tout à fait imprévisible. Ça ne dépend pas de la langue,
mais du besoin de nommer les choses. Si la chose à nommer devient commune, le
mot peut tenir le coup, même s'il est absurde, même s'il est difficile à écrire! En re-
vanche, il y a tout un vocabulaire de mode, très majoritairement anglophone, qui n'a
pas forcément une espérance de vie très longue, mais qui est intéressant dans ce qu'il
dit du monde.

Et dans ce cas-là, il peut être intéressant de faire de l'étymologie anglaise, revenir à


l'origine de ces mots, voir par exemple que "hashtag" renvoie au verbe "hacher".
Ce Dictionnaire, ce n'est pas seulement l'exploration de la langue française, mais aus-
si de tout ce que le français a reçu, en essayant de l'expliciter.
Parmi les apports essentiels à la langue française, il y a bien sûr le grec et le latin. Re-
grettez-vous que leur enseignement soit aujourd'hui peu à peu abandonné?

Je le regrette, oui. Avec Gilles Siouffi, j'ai écrit un petit livre, De la nécessité du grec et
du latin, non pas pour dire pourquoi nous aimons le grec et le latin, la question n'est
pas là, mais pourquoi nous en avons besoin. Il ne s'agit pas de faire traduire du Virgile
ou du Horace à tous les collégiens de France, cela n'aurait aucun sens, surtout au vu
de la densité des programmes scolaires.

LIRE AUSSI >> La grande aventure du français

Mais d'une part certains de ces élèves auront besoin de connaître ces langues, pour
étudier l'histoire, la philosophie, la pensée grecque par exemple; de l'autre, il est né-
cessaire d'apprendre aux enfants que le français et les mots qu'ils emploient ont des
racines. La science contemporaine est fabriquée avec des catégories de pensée qui
sont des mots d'origine grecque à 90%, y compris la science américaine. Ce n'est plus
une question de langue française, c'est une question de culture occidentale.

Pour rester dans les sujets qui fâchent, que pense le lexicographe que vous êtes de la
simplification de l'orthographe? Est-ce un mépris de l'histoire des mots, ou l'évolution
naturelle d'une langue vivante?

Les deux! Mais la réforme dont on a tant parlé cette année est en réalité très margi-
nale, au regard des difficultés que rencontrent tant d'élèves à maîtriser le français. Le
fait d'écrire imbécillité avec un ou deux l n'a rien à voir avec le fait de confondre l'infini-
tif et le participe passé comme le font maintenant la plupart des gens qui écrivent sur
Internet! Car, dans ce cas, cela veut dire qu'on ne sait plus quelle est la structure lo-
gique de la phrase.

De façon plus large, on s'échine à apprendre à écrire aujourd'hui d'une manière hyper
correcte en considérant comme fautifs tous les écarts, ce qui n'était pas du tout le cas
au XVIIe siècle par exemple... Racine ou d'autres écrivaient avec une certaine sou-
plesse, il y avait des accommodements, qui n'existent plus du tout aujourd'hui.

On apprend à écrire, alors qu'on n'apprend pas à parler. Et dans l'oralité on trouve des
éléments qui font bouger la langue, certains très positifs, qui l'enrichissent, d'autres
évidemment qui la perturbent. Mais de toute façon, j'affirme qu'il y a deux catégories
de langues: les langues malades et les langues mortes. Un organisme vivant est tou-
jours un organisme qui se défend contre des agressions extérieures. S'il n'a plus à se
défendre, c'est qu'il est mort.[...]
Biobibliographie
Né en 1928 à Pont-du-Château, dans le Puy-de-Dôme, Alain Rey étudie à la Sor-
bonne avant de répondre en 1952 à une petite annonce passée par Paul Robert. Ins-
tallé en Algérie, il devient son premier collaborateur pour le Dictionnaire alphabétique
et analogiqueet rencontre dans la même équipe sa future épouse, Josette Debove. En
1964 paraît le tout premier Robert, suivi du Petit Robert trois ans plus tard.

Rédacteur en chef des éditions Le Robert, Alain Rey y défend une langue française
moderne. Vulgarisateur, il n'hésite pas à défendre sa passion des mots dans les mé-
dias. Commandeur des Arts et des Lettres, il publie en 2005 le Dictionnaire culturel en
langue française.

Dictionnaire historique de la langue française par Alain Rey, deux volumes, 2808p., Le
Robert, 109€.

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