Vous êtes sur la page 1sur 433

Regards croisés sur la guerre sainte.

Guerre, idéologie et religion dans l’espace


méditerranéen latin (XIe-XIII e siècle)
Méridiennes

Directeur: Maurice Berthe

Série Études Médiévales Ibériques


Coordinateur: Daniel Baloup

Depuis plus d'un siècle, l'intérêt des médiévistes français pour la péninsule
Ibérique a suscité de nombreux travaux, soutenus par un réseau d'institutions parmi
lesquelles l'Université de Toulouse et, plus récemment, le laboratoire FRAMESPA
(UMR 5136) ont joué un r ôle de premier plan. Créée au sein de la collection
Méridiennes , sous l'égide de FRAMESPA , la série Études Médiévales Ibériques a pour
vocation de mettre en évidence la persistance de cette tradition et son
renouvellement. Il ne s'agit pas seulement de donner à connaître les réalisations du
pôle toulousain mais, plus largement, de créer un espace commun à l'ensemble des
chercheurs qui, en France, se consacrent à l'étude des sociétés et des littératures
ibériques du Moyen Âge. Conçue comme un lieu de rencontre et d'échanges, la
série recevra également la contribution de spécialistes espagnols et portugais dont les
textes seront traduits en français, sous la forme de recueils thématiques, afin de
permettre une meilleure diffusion de ce côté des Pyrénées. Aux côtés des travaux
inédits, la série Études Médiévales Ibériques est ouverte aux actes de colloques et de
séminaires et aux éditions de sources. La publication de recueils d'articles, qui
complète le dispositif, est destinée à faciliter l'accès à la production de chercheurs
confirmés dont l'œuvre fait référence.

Dans la même série

Philippe SÉNAC (éd.), De la Tarraconaise à la Marche Supérieure d’Al-Andalus (IV e-XI e


siècle). Les habitats ruraux , Toulouse, 2006, 238 pages. ISBN 2-912025-23-0 (EMI –
ACT1)

Prochaines parutions

Sandrine V ICTOR, La construction et les métiers de la construction à Gérone au XVe siècle


(EMI – TR1, 2006)
Patrick HENRIET , Les clercs, l’Église et les saints en péninsule Ibérique (VIIIe-XIII e siècle).
Discours et action (EMI – REC1, 2006)
François FORONDA et Ana Isabel CARRASCO M ANCHADO (éd.), Amitiés, alliances et
genèse de l’État moderne en péninsule Ibérique. Actes du Séminaire d’Études
Médiévales de Madrid , 2005-2006 (EMI – ACT3, 2006)
Amaia ARIZALETA (éd.), Poétique de la Chroniqu e. L’écriture des textes historiographiques
au Moyen Âge (péninsule Ibérique, France). Actes du colloque de Toulouse, 20-21 avril
2006 (EMI – ACT4, 2007)

Diffusion: voir en fin de volume


Contact: framespa@univ-tlse2.fr
Daniel BALOUP et Philippe JOSSERAND (éd.)

R EGARDS CROISÉS SUR LA GUERRE SAINTE.

GUERRE, IDÉOLOGIE ET RELIGION DANS L ’ESPACE


e e
MÉDITERRANÉEN LATIN (XI - XIII SIÈCLE )

Actes du Colloque international


tenu à la Casa de Velázquez (Madrid) du 11 au 13 avril 2005

CNRS - Université de Toulouse-Le Mirail


Collection « Méridiennes »
Série “Études Médiévales Ibériques”

2006
Illustration de couverture : la prise d’Antioche, dans Guillaume de Tyr,
Histoire d’Outremer (Bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer, ms. 142,
fol. 49). © Bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer.

Mise en page : Nathalie Vitse.

Collection «Méridiennes», 2006


ISBN : 2-912025-30-3
ISSN : 1950-0130

FRAMESPA (UMR 5136)


Maison de la Recherche
Université Toulouse II-Le Mirail
5, allées Antonio Machado
F-31058 Toulouse Cedex 9
Tél. : 05 61 50 44 17
Fax : 05 61 50 49 64
E-mail : framespa@univ-tlse2.fr

Ouvrage publié avec le soutien de la Casa de Velázquez.


Abréviations utilisées dans ce volume

CCCM: Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis


CCSL: Corpus Christianorum. Series Latina
CSEL : Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum
MGH: Monumenta Germaniae Historica
MGHE: Monumenta Germaniae Historica. Espistolae
MGHLL: Monumenta Germaniae Historica. Libelli de lite imperatorum et
pontificum
MGHSS: Monumenta Germaniae Historica. Scriptores
PG : Patrologie Grecque
PL: Patrologie Latine
PMHS: Portugaliae Monumenta Historica. Scriptores
RHC-DA: Recueil des Historiens des Croisades. Documents Arméniens
RHC-HOc: Recueil des Historiens des Croisades. Historiens Occidentaux
RHGF: Recueil des Historiens des Gaules et de la France
RIS : Rerum Italicarum Scriptores
Présentation

En vérité, il paraît bien difficile de présenter les actes d’un colloque sur la
guerre sainte sans faire état de la richesse et des ambiguïtés de la tradition
historiographique attachée à ce thème. L’abondance des travaux publiés
depuis plus d’un siècle témoigne de son écho profond dans les sociétés
occidentales, alimenté par l’expérience brutale et douloureuse de l’expansion
coloniale puis de son reflux. Leur ambivalence et la virulence des débats
s’expliquent par ce même contexte mais aussi, de façon plus technique, par un
délicat problème de définition. La rigueur n’est pas un acquis récent de la
discipline historique et on trouve, à toutes les époques, des savants soucieux
du sens des mots qu’ils utilisent. Néanmoins, il ne fait pas de doute que le
besoin de définir exactement les notions employées et l’objet même de la
recherche est beaucoup plus répandu aujourd’hui qu’il y a quelques
décennies. Encore dans les années 1950, il n’était pas rare de voir d’excellents
historiens choisir le mot croisade pour désigner des campagnes antérieures à
l’appel de Clermont ou encore parler de guerres saintes à propos de n’importe
quelle forme de conflit opposant des belligérants de confessions différentes.
Cette façon d’user du vocabulaire sans véritablement peser le poids des mots
est, de nos jours, largement condamnée. Pour autant, l’effort consenti depuis
une vingtaine d’années pour préciser leur sens et fixer les définitions n’a pas
abouti. La question du vocabulaire étant posée, l’historiographie s’est révélée
incapable de créer un consensus autour de réponses qui seraient unanimement
admises, au point que les historiens spécialistes de ce sujet semblent parfois
condamnés à un dialogue absurde et sans fin. Les raisons de cette situation
sont bien connues. Les mots croisade et guerre sainte n’apparaissent guère dans
la documentation médiévale, ou bien de façon tardive. Il ne s’agit donc pas,
pour ceux qui s’attellent à cette tâche, de définir des notions utilisées par les
contemporains des phénomènes étudiés mais de donner un sens à des
vocables forgés bien après l’apparition de ces phénomènes et dont la légitimité
historiographique ne tient qu’à l’usage qu’en ont fait les médiévistes depuis le
XIXe siècle.
Faute de pouvoir s’accorder sur des bases documentaires et
méthodologiques indiscutables, la communauté savante, sans renoncer à ses
controverses, a fini, néanmoins, par trouver un point d’équilibre. Dans la
plupart des travaux, le mot croisade est réservé aux expéditions ordonnées par
la papauté à partir de 1095. Les historiens plus sensibles à l’autorité du droit
considèrent que toutes les guerres pontificales méritent le nom de croisade,
sans tenir compte de leur destination et de leur objet, à condition que les
10 Présentation

participants se voient garantis les bénéfices spirituels et matériels


progressivement définis par les juristes de la Curie. D’autres spécialistes
adoptent une pratique plus restrictive. Pour eux, la vérité du phénomène, son
authenticité, doivent être recherchées dans ses premières expressions. L’appel
de Clermont contiendrait donc la seule définition valable du mot croisade qui
ne pourrait servir qu’à désigner les expéditions dirigées vers Jérusalem. Pour
les uns comme pour les autres, la notion de guerre sainte reste beaucoup plus
imprécise. Elle apparaît, en effet, sensiblement plus diffuse, dépourvue de
bases institutionnelles ou juridiques, et se voit sollicitée par les historiens dans
des contextes très différents. Le discrédit dont elle souffre aux yeux de certains
chercheurs tient probablement à sa très grande souplesse. Pourtant, elle a
montré son utilité lorsqu’il s’agit d’élargir le champ d’étude, soit pour
analyser la généalogie de l’idéologie de croisade, soit pour comparer la
dimension religieuse et sacrée de la guerre dans différentes aires de
civilisation.

En organisant ce colloque, nous n’avons pas cherché à esquiver les


questions touchant à la signification des termes croisade et guerre sainte, et à
leur destinée dans l’historiographie aux époques modernes et contemporaines.
Le lecteur trouvera dans ce volume plusieurs contributions qui nous semblent
susceptibles de nourrir utilement le débat. Nous n’avons pas souhaité pour
autant figer les concepts. Les chercheurs qui ont accepté de participer à la
rencontre n’ont pas reçu d’indications particulières sur le sens à donner à la
notion de guerre sainte qui figurait pourtant dans son titre. Il ne s’agit pas
d’une négligence des organisateurs mais bien d’un choix qui fonde en partie
notre projet. En effet, nous pensons que les incertitudes qui entourent la
définition de guerre sainte, si souvent perçues comme un handicap, peuvent se
révéler de véritables atouts. Il ne s’agit certes pas de renoncer à la rigueur du
vocabulaire et d’abandonner les acquis récents en matière d’éclaircissement
des notions. Mais un usage trop strict de définitions dont la formulation reste
toujours sujette à caution nous apparaît, finalement, contre-productif. Les
sociétés chrétiennes ont élaboré de façon très précoce des cadres idéologiques
à l’intérieur desquels la guerre se trouvait justifiée, l’autorité du chef renforcée
et l’engagement de ses troupes récompensé. Dieu, maître de toutes choses,
donnait la victoire comme une récompense ou la défaite comme un châtiment,
la bataille devenant une véritable épreuve de vertu. Le rassemblement des
troupes s’accompagne, dès le haut Moyen Âge, d’un appareil de signes et de
rites qui manifeste la dimension transcendantale de la guerre. Enfin, le
principe d’une rétribution spirituelle est progressivement affirmé. La
documentation carolingienne et wisigothique, mais aussi les chroniques
asturiennes, pour s’en tenir aux exemples les mieux connus, témoignent de
cette histoire. Assurément, la papauté joue par la suite un rôle essentiel. Dès le
Présentation 11

XIIe siècle, l’interprétation que les juristes romains donnent de la guerre sainte
devient un référent universel pour tous ceux qui prétendent investir leur
combat d’une valeur surnaturelle et sanctificatrice. Mais il convient de bien
mesurer l’influence réelle de ce référent. Les lettres pontificales et les sources
normatives produites dans l’entourage des papes montrent que la notion de
croisade ne s’est jamais figée. Au fil des décennies, au gré des circonstances,
l’Église de Rome justifie la sainteté des causes et la délivrance des privilèges
promis aux milites Christi sans jamais arrêter une série de critères obligés. Le
modèle pontifical de guerre sainte, ce que nous appelons la croisade, devient
un référent pour toute la chrétienté latine dans le courant du XII e siècle mais ce
repère ne cesse de se déplacer.
Si l’on s’éloigne de la Curie, les choses ne sont pas plus claires. La papauté
n’est pas seule à avoir trouvé intérêt à une sacralisation des activités
guerrières, au moins contre certaines catégories d’ennemis. En dépit de
l’opposition du clergé byzantin qui refuse de lui donner une valeur canonique,
l’idée d’une rétribution surnaturelle du combat mené contre les infidèles
traverse à un moment la chrétienté orientale. Elle affleure aussi dans les
mondes ibériques où la persistance de l’affrontement avec les musulmans et
des systèmes idéologiques hérités de l’époque wisigothique contribue à
donner à la guerre une dimension sacrée. Plutôt que de regarder l’apparition
de la croisade, vers 1095, comme une nouveauté absolue dans un contexte
déserté depuis plusieurs siècles par l’idée de guerre sainte, il apparaît donc
tentant d’interpréter le projet pontifical comme une tentative pour rénover à
son profit un idéal encore vivace, au moins sur certains confins de la
chrétienté. On le sait, les appels à récupérer les Lieux saints, puis à lutter
contre les hérétiques et contre les ennemis de l’Église de Rome, furent un
moyen d’affirmation de l’autorité pontificale. Il est moins souvent admis que
face à ce désir d’affirmation, d’autres projets existaient qui visaient également
à appuyer sur le service armé de Dieu une légitimité et un pouvoir. Le fait a
été montré pour la partie occidentale de la péninsule Ibérique où le modèle
pontifical de guerre sainte a rencontré de fortes résistances: les rois léonais et
castillans, dont l’autorité était en partie fondée sur la conduite de l’œuvre
sainte de Reconquête, n’avaient aucune intention de céder les bénéfices
symboliques du conflit au pape. Parfois repoussée au profit d’un modèle
alternatif, l’idée de croisade s’est aussi vue soumise à des processus
d’adaptation, sinon d’appropriation. De ce point de vue, le cas italien, qui
montre la capacité des élites citadines à insérer le projet de croisade dans un
dispositif idéologique visant à l’affirmation de l’identité civique et à la défense
de ses intérêts commerciaux, est sans doute exemplaire. Faut-il regarder le
modèle ibérique de guerre sainte comme un résidu archaïque et dénoncer le
peu de foi des marchands pisans qui passaient des contrats avec l’Infidèle tout
en se réclamant de la défense de la chrétienté? N’est-il pas plus pertinent
d’admettre la fluidité de la notion de guerre sainte, d’admettre la diversité de
ses usages et de renoncer à hiérarchiser ses manifestations? Car, dans les
12 Présentation

travaux des historiens, le problème de la définition du mot cache toujours un


projet, souvent inconscient, de hiérarchisation. En affirmant, par exemple, que
les croisades vers Jérusalem au XIIIe siècle constituent la forme la plus
accomplie de la guerre sainte dans le domaine chrétien, on se condamne à
dénigrer les croisades politiques d’Innocent III, à parler de détournement de la
croisade à propos des expéditions conduites contre les Albigeois et à décrire
les campagnes contre les Turcs aux XIVe et XVe siècles en termes de déclin.
Au risque de tomber dans d’autres ornières méthodologiques, nous avons
souhaité, dans le cadre de ce colloque, promouvoir un type d’approche
différent. Nous proposons de lire l’histoire de la guerre sainte de façon moins
linéaire que de coutume, en acceptant les ruptures, les discontinuités et les
nombreux aménagements qui ont été rendus nécessaires par les usages
multiples, contradictoires et parfois concurrents de cette notion. Nous pensons
qu’à partir d’un fonds commun de principes, surgis à la charnière de
l’Antiquité et du Moyen Âge, contenus dans les traditions politiques et
religieuses des royaumes chrétiens, l’idée de guerre sainte a été
périodiquement ravivée et chaque fois reconstruite à la mesure des besoins de
ceux qui la sollicitaient et de leur environnement historique. Elle s’est aussi
enrichie. L’appel de Clermont ne marque pas la fin de cette histoire, ni le
début de la fin. Certes, il devient sans doute impossible, à partir de 1095,
d’échapper au modèle romain de guerre sainte, d’autant plus qu’au XIIe siècle,
l’institution pontificale accapare progressivement les mécanismes de
sanctification et de pénitence. Néanmoins, comme nous l’avons dit, le référent
pontifical (la croisade) reste relatif car mobile et il demeure accessible à tous
les aménagements. Chaque occurrence devrait donc être étudiée pour elle-
même et dans son contexte, c’est-à-dire en relation avec le dispositif
idéologique et l’environnement politique et social dans lequel elle s’inscrit.
Ainsi, en admettant la diversité de l’objet et en croisant les regards portés sur
lui, nous pouvons espérer mieux apprécier sa véritable importance historique.

Nous souhaitons remercier tout particulièrement les participants à ce


colloque qui ont tous apporté des contributions de grande qualité et qui se
sont pliés à un calendrier relativement exigeant pour permettre la publication
rapide des actes. Notre gratitude va également aux institutions dont le soutien
matériel et scientifique a permis cette rencontre: la Casa de Velázquez, au
premier chef, qui a patronné le colloque et mis à disposition ses locaux; le
laboratoire FRAMESPA (UMR 5136, Toulouse), le CRHIA (EA 1163, Nantes) et
le SIREM (GDR 2378, Lyon) qui ont apporté une contribution financière et
humaine déterminante. Enfin, nous remercions l’UMR 5136 pour avoir accepté
d’accueillir ce volume dans la collection Méridiennes.

Daniel BALOUP & Philippe JOSSERAND


Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 13-32.

La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge:


un malentendu

Jean-Claude CHEYNET*

Les chrétiens se sont départis de leur hostilité à l’égard des activités


militaires lorsque l’Empire fut devenu chrétien au cours du IVe siècle, d’autant
plus aisément que la conversion de Constantin était liée à la vision qui lui
avait promis la victoire. Lorsqu’ils contrôlèrent l’État romain, ils furent
contraints de le défendre contre les adversaires qui se pressaient nombreux à
ses frontières. Le point de départ est donc commun pour l’Occident et l’Orient.
C’est à un Latin, saint Augustin, qu’on attribue la justification théorique de la
participation des chrétiens au combat. Au moment où l’Empire, qui se
confond désormais avec le monde chrétien, est attaqué de toutes parts,
Augustin reconnaît la nécessité de sauver un gouvernement légitime. La
guerre –toujours un mal–, devient licite lorsqu'elle n’est pas menée pour
satisfaire des intérêts personnels, mais pour restaurer l’Empire chrétien, reflet
imparfait de celui des Cieux1. La conception “augustinienne” ne fut
probablement pas transmise directement dans l’Empire d’Orient, mais au
cours des premiers siècles de l’Empire, la position déclarée vis-à-vis de la
guerre ne divergeait point: un mal qui ne se justifie que pour sauver le peuple
élu de ses ennemis. Or, près de sept siècles plus tard, l’approche de la guerre
sainte est profondément différenciée entre les deux parties de la chrétienté,
alors même qu’elles affrontaient depuis longtemps un adversaire commun, les
musulmans. Alors qu’en Orient la notion de guerre juste reste prédominante,
en Occident, la Papauté, progressivement émancipée de ses tuteurs laïques, a
participé, semble-t-il, à la sacralisation de la guerre, en confortant le zèle des
soldats qui se battaient en son nom, leur donnant l'assurance qu’ils ne seraient
pas souillés par les homicides commis lors de la bataille. Dès l’époque
carolingienne, les papes, promouvant la défense du domaine de Saint-Pierre
contre les musulmans, suggèrent que le guerrier qui succombe pour la Patrie

* Université de Paris-IV.
1
En réalité, Augustin n’a pas vraiment élaboré la théorie que les auteurs postérieurs lui prêtent,
cf. en dernier lieu, James J. O’DONNELL, Augustine: a new biography, New York, 2005, p. 259. Je
remercie Béatrice Caseau pour cette référence.
14 Jean-Claude Cheynet

des chrétiens fait son salut, voire gagne le royaume des cieux2. Une nouvelle
étape fut franchie lorsque le pape Léon IX, sans participer au combat,
conduisit contre les Normands une armée qui fut décimée à Civitate en juin
1053. Les morts tombés pour la défense de l’Église sont alors considérés par
nombre de contemporains comme des martyrs3.
Les musulmans avaient, de leur côté, construit une doctrine de la guerre
sainte qui trouvait ses racines dans l’action même de Mahomet, le fondateur
de la nouvelle religion. Le prophète a personnellement conduit ses hommes au
combat et donné des instructions précises de lutte contre les infidèles. Il
s'agissait, à l’origine, de ceux qui ne reconnaissaient pas le caractère divin de
sa mission, mais la définition s'est ensuite étendue à tous ceux qui ne se
soumettaient pas au califat. On retrouve quelques points communs avec la
guerre juste. Les musulmans doivent se battre le cœur pur, non dans l’espoir
du butin ou de la gloire personnelle. L’innovation la plus radicale réside dans
cette promesse que ceux qui tombent au cours du jihâd ne doivent pas être
considérés comme des défunts ordinaires, mais qu'ils participent
immédiatement, sans attendre le jugement dernier, aux félicités du Paradis. Le
Coran affirme: «Ne croyez pas que ceux qui sont morts dans le chemin
d’Allah sont morts; ils sont vivants auprès de leur Seigneur» 4 et, selon le
hadith: «Le Paradis est à l’ombre des épées» 5.
Chez les historiens de Byzance, selon qu'ils se tournent vers le modèle
occidental ou celui du monde musulman, la définition de la guerre sainte ne
fait pas l’unanimité6. Pour les Latins, nous sommes aidés dans cette tâche par
les travaux de Jean Flori qui a consacré une bonne partie de son œuvre à
appréhender ce concept et son développement par la croisade. Athina Kolia-
Dermitzaki, auteur du seul –et important– ouvrage consacré à la guerre sainte
selon les Byzantins, a souligné qu’on ne peut exiger que la guerre sainte soit
définie selon les seuls critères en vigueur en Occident, en soulignant les
différences entre croisade et jihâd. Elle considère que Byzance aussi a
développé une théorie de la guerre sainte, dont elle donne les caractéristiques,
l’appel de l’empereur à la défense des chrétiens, l’assurance du soutien divin
et le caractère offensif de fait des campagnes, aussi arrête-t-elle son étude en
1204, jugeant que l’Empire, après cette date, ne se trouve plus qu’en position
défensive. Sur ce dernier point, on peut immédiatement remarquer que la

2
Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001,
pp. 47-54.
3
Ibid., pp. 176-183.
4
Coran, III-163.
5
Marius CANARD, «La guerre sainte, dans le monde islamique et dans le monde chrétien»,
Revue africaine, 1936, pp. 606-623, repris dans Byzance et les musulmans du Proche Orient,
Londres, 1973, n. VIII.
6
Pour un résumé commode de la position des savants concernant la guerre sainte à Byzance, cf.
Tia M. KOLBABA, «Fighting for Christianity. Holy War in the Byzantine Empire», Byzantion,
68 (1988), pp. 194-221.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 15

position de l’auteur n’est pas aussi solide, puisqu'elle traite, par ailleurs, de la
guerre sainte face aux Perses et aux Arabes aux VIIe et VIIIe siècles, époque où
l’Empire n’était vraiment pas en bonne posture. Enfin elle ne tient pas les
récompenses spirituelles, rémission complète des péchés et accès au paradis,
pour essentielles, position que je crois critiquable. Le point de vue de
l'empereur LéonVI pour qui cette lacune représentait pour ses sujets un
handicap majeur, paraît plus conforme à ce qu'on entend par guerre sainte.
A.Kolia-Dermitzaki enfin, ne juge pas nécessaire que l’autorité religieuse
suprême, le patriarche, cautionne la guerre. Ce point est délicat, puisque
l’empereur n’est pas un simple laïc, mais l’oint du Seigneur et, à ce titre, sans
appartenir au clergé, il a des droits particuliers dans l’Église7. Dans les faits
cependant, l’empereur, qu’il fût ou non présent, apparaît toujours comme le
chef de l’armée. Cet élément n’est donc pas déterminant pour décider si une
guerre est sainte.
Du côté de Byzance, les occasions de développer une théorie de la guerre
sainte n’ont en effet pas manqué puisque, plus encore que les Occidentaux, les
armées byzantines ont affronté constamment les “négateurs du Christ”. Les
canons des premiers conciles, héritiers de toute une tradition de l’Église qui se
refusait à ce qu’un chrétien versât délibérément le sang, position qui trouvait
sa légitimité dans le refus du Christ d'être défendu par Pierre qui avait tiré
l'épée, n’étaient pas a priori favorables au métier des armes, mais il n’y a pas
de raison de croire que les soldats byzantins aient été handicapés par cette
obligation de pénitence pour avoir versé le sang de l’ennemi et aient combattu
leurs adversaires avec moins de fougue8. En effet, à côté du canon de saint
Basile qui estime que le sang versé entraîne nécessairement pénitence, celui
attribué à Athanase, qui certes condamne le meurtre, estime légal (ennomos)
que les soldats tuent leurs ennemis et ajoute même que c’est une action digne
d'éloge. Au reste c'est la position des canonistes du XIIe siècle, Jean Zônaras
aussi bien que Théodore Balsamôn, qui doutent de la validité du canon de
Basile et lui opposent celui d'Athanase9. Il est vrai que le XIIe siècle est celui
des Comnènes, les empereurs qui luttent personnellement sur tous les fronts
menacés, aussi bien contre les Turcs musulmans que contre les Normands et
les Hongrois chrétiens. L'argument des canonistes est simple: si le canon de
Basile était appliqué, les ennemis l'emporteraient et toute piété (chrétienne)
disparaîtrait. Donc, verser le sang est condamnable pour un individu, mais
s'abstenir de le faire aboutirait à un plus grand malheur collectif.

7
Gilbert D AGRON , «Byzance entre le djihâd et la croisade: quelques remarques», dans Le
Concile de Clermont de 1095 et l’appel à la croisade, Rome, 1997, pp. 328-329.
8
Sur ce point, voir les remarques pertinentes de Athina KOLIA-DERMIZAKI, The Byzantine "Holy
War". The Idea and Propagation of Religious War in Byzantium, Athènes, 1991, pp. 126-141 (en
grec).
9
Geo—rgios Alexandrou RHALLÈS et Michae—l POTLÈS , Syntagma to—n the—i o—n kanono—n kai hiero—n
kanano—n to—n hagio—n kai paneuphe—mo—n apostolo—n, 4, Athènes, 1854, pp. 131-132.
16 Jean-Claude Cheynet

La première tentation d’en appeler à la guerre sainte est antérieure à


l’apparition des musulmans. L’empereur Héraclius, après ses victoires qui
purent paraître miraculeuses tant le retournement de la situation militaire face
aux Perses fut spectaculaire, exalte le triomphe de l’Empire chrétien à travers
la reprise de la Vraie Croix que l’empereur prit soin de ramener à Jérusalem. Je
ne cite pas Héraclius par hasard, puisque Guillaume de Tyr le considérait
comme le précurseur des croisades10. Georges de Pisidie et Théophane nous
rapportent à plusieurs reprises les paroles que le souverain aurait prononcées
devant ses soldats, alors qu’ils allaient affronter les Perses. Ces discours, qui
sont naturellement des œuvres de fiction, pourraient refléter le contenu des
bulletins qu’Héraclius veillait à envoyer à Constantinople, pour entretenir la
fidélité de la capitale. La venue de l’Islam n’a probablement pas modifié la
position traditionnelle, car, d’une part, le caractère irréversible de la conquête
arabe n’a pas été immédiatement perçu et, d'autre part, la nature de l’islam
comme religion nouvelle n’a été comprise qu’après plusieurs décennies.
Cependant le texte le plus ancien qui se réfère à ce nouvel adversaire des
Byzantins, la Doctrina Jacobi rédigée vers 640, fait allusion à un prophète
musulman, claire allusion à Mahomet, qui encourage les massacres,
témoignage très précoce sur le jihâd11, et évoque peut-être le carnage des
troupes byzantines qui serait survenu lors de la bataille décisive du Yarmouk,
en août 63612. Les rares textes byzantins postérieurs qui traitent des attaques
musulmanes font peu d’allusions au jihâd. Les Byzantins n’étaient donc pas
prêts à adopter une telle doctrine, puisque c’était un des points sur lequel ils
fondaient leur différence avec l’Islam, puisque le thème du musulman buveur
de sang est repris jusqu’à l’époque des croisades dans les milieux
ecclésiastiques13.
À la même époque, du côté carolingien, on en reste également, sauf cas
exceptionnel14, à la définition de la guerre juste qui vise à protéger les
chrétiens. Toutefois, attitude nouvelle, l’emploi de la violence était justifiée
pour soutenir l’activité, comme en témoigne la conversion de la Saxe. En
Orient, l'appui divin pour sauver l'Empire chrétien est revendiqué15. Le

10
Guillaume de TYR, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum (CCCM, 163A), éd. Robert B.
C. Huygens, Turnholt, 1986, pp. 105-107.
11
Vincent DÉROCHE, «Juifs et Chrétiens dans l’Orient du VIIe siècle: Doctrina Jacobi nuper
baptisati », Travaux et Mémoires, XI (1991), pp. 210-211: «… j’ai appris de ceux qui l’ont
rencontré qu’on ne trouve rien d’authentique chez ce prétendu prophète: il n’est question que
de massacres. Il dit aussi qu’il détient les clés du paradis, ce qui est incroyable».
12
Walter E. KAEGI, Byzantium and the early Islamic conquests, Cambridge, 1995, pp. 135-144.
13
La Panoplie dogmatique d’Euthyme Zigabènos, qui reproduit les mêmes accusations contre
les musulmans, a été rédigée sous le règne d’Alexis Comnène et est donc contemporaine de la
Première croisade. Sur tous ces textes, cf. Adel Théodore KHOURY, La polémique byzantine contre
l’Islam (VIIIe-XIIIe siècle), Leyde, 1972, pp. 243-259.
14
Cf. supra, p.13.
15
Cette conviction se fonde sur les textes vétérotestamentaires, notamment l’histoire du roi
David, auquel l’empereur byzantin est explicitement assimilé. Les victoires de David sont un
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 17

principal corps de bataille qui accompagne l'empereur n'est-il pas appelé le


théophylakton (gardé de Dieu) Opsikion? Il est certain que nous sommes privés
de la littérature de propagande des empereurs isauriens, puis amoriens, en
raison de la damnatio memoriae qui les frappe pour leur adhésion à
l'iconoclasme. Mais selon ConstantinV, imité au siècle suivant par Théophile,
les victoires remportées par ses armées qu'il conduisait en personne,
soulignaient de manière éclatante l’appui divin et confirmaient la justesse de
ses positions sur les images. La Croix est exaltée comme manifestation de la
volonté divine de sauver les chrétiens. Une inscription écrite sur l'image de la
croix placée par LéonV au-dessus de la Chalcè confirme que nous restons
dans les thèmes de la guerre juste: «Je mets en fuite les ennemis et je massacre
les barbares» 16, preuve aussi, s’il en était besoin, que verser le sang de
l’ennemi ne troublait pas outre mesure les consciences17. Ces souverains ont
donc retrouvé les accents des campagnes d’Héraclius, mais ils n’ont pas
promis leur salut aux soldats tombés au combat, sinon leurs adversaires
n’auraient pas manqué de critiquer cette attitude qui eût été contraire à la
doctrine traditionnelle.
À la fin du IXe siècle, alors que la situation de l’Empire s’améliore face aux
musulmans, nous avons la première indication claire que les milieux
dirigeants de l’Empire s'inquiétaient de l’efficacité de la propagande du djihâd
qui mobilisait contre les armées byzantines de nombreux volontaires
musulmans qui grossissaient les rangs des troupes régulières des émirs de la
frontière, ceux de Tarse et d'Alep, les derniers à mener régulièrement
l'expédition d'été, en principe annuelle, en territoire chrétien. Il s’agit du
célèbre passage des Tactica de LéonVI 18, l’empereur qui cherchait à
comprendre les ressorts des victoires musulmanes.

Si, aidés par Dieu qui combat avec nous, bien armés et en bonne formation
tactique, les affrontant franchement et vaillamment pour le salut de notre âme,

des motifs favoris des orfèvres qui créent l’argenterie de l’Antiquité tardive, comme en
témoigne la magnifique série de plats datés du VIIe siècle, trouvés en Chypre et actuellement
conservés au Metropolitan Museum (Steven WANDES , « The Cyprus Plates: The Story of
David and Goliath », Metropolitan Museum Journal, 8 (1973), pp.83-104).
16
La défaite suivie du massacre des barbares vaincus constitue un thème romain par excellence
qu’illustraient les colonnes commémoratives dressées par les empereurs victorieux. Les
Constantinopolitains pouvaient ainsi admirer celle de Théodose (Raymond J A N I N ,
Constantinople byzantine. Développement urbain et répertoire topographique, Paris, 1964, pp. 81-82).
17
C’est une épigramme iconoclaste copiée par Théodore Stoudite (PG, 99, col. 476-477), citée par
Mark Diederik LAUXTERMANN, Byzantine Poetry from Pisides to Geometres. Texts and Contexts,
Vienne, 2003, p. 276. Cette épigramme pourrait avoir déjà été en place du temps de LéonIII
(Paul SPECK, Artavasdos. Die rechtgläubige Vorkämpfer der göttichen Lehren, Bonn, 1981, pp.376-
378).
18
Sur la pensée de LéonVI exprimée dans les Tactica, cf. Gilbert DAGRON , «Byzance et le
modèle islamique au Xe siècle à propos des Constitutions Tactiques de l’empereur LéonVI»,
Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (avril-juin 1983), pp.219-
242.
18 Jean-Claude Cheynet

persuadés que nous combattons pour Dieu lui-même, pour ceux de notre race et
tous nos frères chrétiens, si donc nous nous en remettions sans hésiter à Dieu, nous
n'échouerions pas, mais réussirions et nous remporterions contre eux, à coup sûr, la
victoire19.

Quelques décennies plus tard, l'empereur Nicéphore Phocas, ancien


général auréolé de ses victoires contre les Agarènes, dont la moindre n’était
pas la reprise de la Crète, proposa officiellement que l’Église accordât aux
soldats tombés dans les guerres contre les infidèles le statut de martyrs20. La
demande fut vigoureusement rejetée par le patriarche Polyeucte qui se référa
fort opportunément au canon de saint Basile. Cette position officielle suffit-elle
à clore le débat, en montrant l’imperméabilité des Byzantins à toute
sacralisation de la guerre? Répondre à une telle question implique de
reconstituer l’évolution de la pensée byzantine qui ne s'exprime pas seulement
par le biais de la position des clercs, mais aussi par ce qu'on peut percevoir de
l'opinion des officiers. Il y a peu de sources directement exploitables, mais
certains indices offrent des suggestions.

1. Le culte des saints militaires


Au cours des premiers siècles du Moyen Âge, le culte des saints militaires
s’est vigoureusement développé. Dans la partie occidentale de l'Empire,
prédominaient Démétrius et, en Orient, les deux Théodore, le Tirôn (soldat du
rang) et le Stratèlate (le général), ainsi que Georges et le chef des armées
célestes, Michel, pour n’évoquer que les plus notables. L’essor de ces cultes
prend évidemment place dans un mouvement d’ensemble, lorsque la
population, désespérée par l'accumulation des défaites et des catastrophes
naturelles, se tourna vers des intercesseurs susceptibles d'apaiser la colère
divine.
Lorsque saint Démétrius, au cours des VIe et VIIe siècles, se porta au
secours de sa ville, Thessalonique, assiégée par les Avars et les Slaves, il
apparut en tenue de saint martyr lors de quelques interventions décisives.
Ainsi, il sut prévenir les habitants, qui faillirent être surpris par une attaque
nocturne de l'élite des Sklavènes, en laissant éclater un incendie dans son
sanctuaire. La population, réveillée et mobilisée pour éteindre les flammes,

19
Tactica..., XVIII, 133 (traduction de G. Dagron dans Gilbert DAGRON et Haralambie MIHÀESCU,
Le traité sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas, Paris, 1986, p. 148).
20
Notons un point qui relie, certes de façon ténue, les Phocas aux empereurs iconoclastes, le
culte de la Croix. Sans aucun doute, par le décor des églises qu’ils ont commandité, les Phocas
étaient aussi attachés aux images, mais assez curieusement, plusieurs d’entre eux ont fait
figurer sur leurs sceaux des monogrammes cruciformes à une époque où la mode en était
passée (Jean-Claude CHEYNET, «Quelques remarques sur le culte de la croix en Asie Mineure
au Xe siècle», dans Histoire et culture chrétienne. Hommage à Monseigneur Yves Marchasson, Paris,
1992, pp. 67-78).
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 19

occupa les remparts et fit une sortie victorieuse contre les barbares21. Une autre
fois, le saint désobéit ouvertement à l'ordre de Dieu d'abandonner sa ville et
de laisser les ennemis détruire Thessalonique22. Au milieu du VIIIe siècle, sous
ConstantinV, saint Théodore, à cheval et en armes, défendit la ville de son
sanctuaire, Euchaïtes, contre un raid arabe, jusqu'à ce que Dieu lui demande
de se retirer, mais il obtint, après de dures négociations, que les habitants se
réfugient dans la forteresse voisine et que son sanctuaire soit épargné23. Les
saints pratiquent la guerre défensive et offrent à leurs fidèles le salut, sans
nécessairement donner la victoire, puisque les Arabes s’emparèrent
d’Euchaïtes. Au Xe siècle, dans un contexte tout différent puisque les armées
byzantines triomphaient sur tous les fronts, saint Théodore intervint à
nouveau lors d’une bataille indécise. Jean Tzimiskès, successeur de Nicéphore
Phocas, dut mener une campagne très difficile contre les Russes du prince
païen Sviatoslav et, au cours d’un combat décisif, alors que la fortune des
armes avait alternativement favorisé l’un ou l’autre des protagonistes, des
soldats rapportent qu'un cavalier blanc armé avait dispersé la première ligne
ennemie24. Skylitzès, qui nous transmet cet épisode, s'est sans doute inspiré du
communiqué de victoire envoyé à Constantinople par l'empereur.
Ces secours célestes confirment l’appui divin à la guerre menée et, dans le
cas de Tzimiskès, légitime son usurpation. Après l’iconoclasme, lorsque le
culte des images se répandit sans entrave, on remarque que, progressivement,
beaucoup d’officiers décidèrent de faire figurer sur les sceaux qu’ils
apposaient sur leur correspondance ou sur les ordres qu’ils donnaient, l’image
d’un saint soldat. Il est ainsi possible de déterminer le degré de popularité des
saints militaires aux XIe et XIIe siècles. Ces officiers attendaient de leur
protecteur l'intervention qui sauverait leur vie dans les batailles. Parfois aussi,
les combattants portaient des enkolpia enfermant des reliques de saints25. Plus
étonnant encore, dans une harangue à ses guerriers partant combattre les
troupes de Sayf ed-Dawla, l’empereur ConstantinVII mentionne le myrôn
extrait des reliques du Christ qu'il leur envoyait, pour les investir d’une

21
Paul LEMERLE, Les plus anciens recueils des miracles de saint Démétrius, 1, Paris, 1979, pp. 120-129.
22
Ibid., pp. 159-165.
23
Constantin ZUCKERMAN , «The reign of ConstantineV in the miracles of St. Theodore the
Recruit (BHG 1764)», Revue des études byzantines, 46 (1988), pp. 191-210.
24
«De plus, un homme apparut à toute l’armée des Romains, monté sur un cheval blanc,
combattant en première ligne, ébranlant et désorganisant les bataillons ennemis. Personne ne
l’avait vu avant ni ne le revit après et l’on dit qu’il s’agissait de l’un des deux Théodore, les
martyrs victorieux, que l’empereur toujours avait avec lui pour combattre et pour le protéger
contre ses ennemis. De fait, il se trouva que ce combat eut lieu le jour même où nous avons
l’habitude de fêter la mémoire du Stratélate» (Ioannis Scylitzae Synopsis Historiarum [CFHB V,
Series Berolinensis], éd. I. Thurn, Berlin - New York, 1973, p. 308).
25
Brigitte PITARAKIS, Les croix-reliquaires pectorales byzantines en bronze (Bibliothèque des Cahiers
archéologiques, 16), Paris, 2006, pp. 140-141.
20 Jean-Claude Cheynet

puissance divine et leur donner la victoire26. Cette recommandation ne resta


pas lettre morte puisque des soldats de l’armée défendant Thessalonique
s’enduisirent du myrôn émanant des reliques de saint Démétrius avant
d’affronter les Bulgares révoltés qui marchaient contre leur ville27. Cet épisode
atteste que l’emploi du myrôn n’était pas réservé aux combats contre les
Agarènes. Les empereurs eux-mêmes n’hésitaient pas à enrôler les puissances
célestes, car ils partaient en campagne, accompagnés non seulement de la
Croix protectrice, mais également de précieuses icônes. Tzimiskès, après sa
victoire finale sur les Russes, organisa dans la capitale un triomphe et fit placer
devant son char une image de la Vierge, reconnaissant avec humilité que la
Mère de Dieu était la vraie triomphatrice28.

2. Les officiers martyrs


Même en laissant de côté les saints militaires dont les carrières se perdent
dans la légende, on remarque que les Byzantins honorèrent certains de leurs
officiers comme martyrs. Ainsi le stratège des Cibyrrhéotes, Théophile,
capturé au cours d’un combat naval, aurait été exécuté par Haroun al-Rachid
pour avoir refusé d’apostasier29, mais les plus fameux de tous sont les martyrs
d’Amorion. Ces néo-martyrs ne furent pas seulement recrutés lors des
affrontements contre les Arabes, mais on en rencontre quelques-uns dans les
guerres menées contre les Turcs, c'est-à-dire à une époque postérieure à la
décision de Polyeucte. Lorsqu’on observe les conditions de leur exécution,
celle-ci prend place à un moment bien distinct du combat. Les martyrs
d’Amorion furent capturés, alors qu’ils commandaient l’armée défendant la
puissante forteresse d’Amorion, alors capitale du thème des Anatoliques face
aux troupes du calife Al Mu’tasim. Ils furent ensuite emmenés à Bagdad où ils
croupirent quelques années avant que le calife exigeât leur conversion à
l’islam. Ayant refusé d’apostasier, ils furent exécutés30. Le sort de Théodore
Gabras, tel qu’il nous est rapporté, paraît assez semblable. Lors de l’avance des
Turcs en Anatolie, il organisa avec succès la résistance dans la région de
Trébizonde, sur les bords de la mer Noire. Cependant il fut capturé, refusa lui

26
Rezsõ V ÁRI , «Zum historischen Excerptenwerke des Konstantinos Porphyrogenetos»,
Byzantinische Zeitschrift, 17 (1908), p. 83.
27
Ioannis Scylitzae..., p. 413.
28
Ibid., p. 310. En 610, le futur empereur Héraclius, quittant Carthage pour se diriger vers
Constantinople, avait fait placer sur les mâts de son navire des reliques et des icônes de la
Vierge (Theophanis Chronographia 1-2, éd. Carl de Boor, Leipzig, 1883-1885, p. 298).
29
Synaxarium ecclesiae Constantinopolitanae e codice Sirmondiano nunc Berolinensi adiectis synaxariis
selectis opera et studio (Propylaeum ad Acta Sanctorum Novembris), éd. d’Hippolythe
Delehaye, Bruxelles, 1902, col. 434.
30
Il y a de nombreuses variantes du récit des Quarante (ou Quarante-deux) martyrs d’Amorion.
À titre d’exemple: «Martyre des XLII Martyrs d’Amorion (BHG 1214c)», éd. de François
Halkin dans Hagiologie byzantine: textes inédits publiés en grec et traduits en français, Bruxelles,
1986, pp. 153-161.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 21

aussi d’apostasier et fut décapité31. Ces deux exemples prouvent que ces
officiers ne furent pas honorés comme martyrs en tant que combattants, mais,
comme les martyrs traditionnels, en défenseurs de leur foi. Au reste, ils ne
furent jamais évoqués comme protecteurs sur les sceaux des officiers.
Cependant ces récits n’exposent pas les raisons pour lesquelles les califes
pour les premiers d’entre eux et l’émir danishmendide dans le cas de Gabras
ont voulu obliger leurs prisonniers à se convertir, contrairement à la tradition
musulmane. On peut se demander si ces hagiographies ont été adaptées pour
être conformes à la doctrine officielle de l’Église. Un autre événement apporte
encore plus de confusion: lors du combat de 811 contre les Bulgares, alors
païens, qui se termina par la mort sur le champ de bataille de l’empereur
Nicéphore et d’une bonne partie de ses officiers, des soldats tombés furent
considérés comme des martyrs. Le synaxaire de Constantinople mentionne en
effet comme tels certains d’entre eux, mais leur statut exact n’est pas clair32. En
tout cas, leur exemple ne fut pas retenu comme précédent lors de la
controverse avec Nicéphore Phocas. Sur une épitaphe qui rapporte la mort
face à des Hongrois, sans doute en 943, d'un stratège de Thessalonique nommé
Katakalôn, le poète se demande si l’on doit appeler ce héros un général ou un
martyr? Dans un autre poème il est plus net, il le qualifie de martyr kallinikos
(à la belle victoire) 33. Nous ne savons pas si Katakalôn était originaire d'Asie
Mineure. Ce serait le cas si le nom était une variation de Katakoilas, famille
dont nous savons qu'elle était apparentée à la dynastie amorienne.

3. L’exaltation du culte de la Croix


Les armées byzantines, depuis Constantin le Grand, combattent sous la
protection de la Croix. Les empereurs iconoclastes ont particulièrement
célébré la Croix, instrument de la victoire sur les barbares. Selon le
chroniqueur Étienne Asolik de Tarôn, Léon III aurait répliqué au commandant
des Arabes qui assiégeaient Constantinople en 717: «Si le bâton de Moïse qui
est l'archétype de la Croix du Christ a permis d'engloutir dans les flots
Pharaon, alors imaginez à quel degré le vexillum de la sainte Croix causera
votre destruction» 34. À l’inverse, lors d’une grave défaite en 883 où le
domestique des scholes trouva la mort, les Arabes de Tarse, vainqueurs,
emportèrent comme trophée les croix captives dans leur forteresse ; Nicéphore

31
Cf. en dernier lieu, Anthony BRYER, Archibald DUNN et John W. NESBITT, «Theodoros Gabras,
Duke of Chaldia (†1098) and the Gabrades Portraits, Sites and Seals», dans Byzantium, State
and Society. In Memory of Nikos Oikonomides, Athènes, 2003, pp. 55-59.
32
Synaxarium ecclesiae..., col. 837-838 et 846-848. Bonne analyse du dossier dans Iannis
THÉODORAKOPOULOS, Saint ou soldat? La sainteté et la guerre à l’époque byzantine (première moitié
du IVe - deuxième moitié du XIe siècle), thèse inédite de l’Université de Paris-I, 2005, pp. 109-130.
33
Néos Hellenomnèmôn, 16 (1922), pp. 53-54.
34
Asolik de Tarôn cité d’après Stephen GERO, Byzantine Iconoclasm during the Reign of LeoIII with
particular Attention to the Oriental Sources, Louvain, 1973, p. 135.
22 Jean-Claude Cheynet

Phocas tira gloire du retour à Constantinople des croix, lors de la chute de


Tarse près d’un siècle plus tard 35. Au Xe siècle, sur un reliquaire destiné à
recevoir un morceau de la Croix, commandité par Basile le parakoimomène
qui fut régent de l’Empire pour ses petits-neveux, BasileII et ConstantinVIII,
le poème suivant fut gravé:

De même qu'autrefois le Christ, ayant brisé par ce bois les portes de l'Enfer, a
ressuscité les morts, ainsi les souverains couronnés qui l'ont orné maintenant
écrasent grâce à lui l'audace des barbares 36.

4. Les nouveaux thèmes de la rhétorique militaire


À partir du début du VIIe siècle, la guerre se transforma en affrontement
presque permanent, car les généraux de l’Empire furent chaque année
contraints de faire campagne, de plus en plus rarement avec succès, mais nous
ne disposons pas de documents de propagande qui datent de ces années
noires. Il faut attendre le moment où la reconquête byzantine se déploie plus
nettement pour découvrir les thèmes que, selon le conseil d’un stratégiste du
Xe siècle, le général en chef ou un officier qui avait une belle voix et du talent
se devait de développer devant l’armée avant le combat. Nous avons
également conservé deux proclamations envoyées aux armées par
ConstantinVII Porphyrogénète37, le modèle de discours d’encouragement au
combat proposé dans des Tactica de LéonVI et quelques harangues prêtées
par les chroniqueurs à des stratèges victorieux et censées avoir été prononcées
devant leurs troupes avant une journée décisive38. Leurs thèmes rappellent
ceux qu’a pu développer la propagande d’Héraclius lors de son triomphe sur
les Perses: Dieu, qui seul donne la victoire, soutient ses fidèles et démontre la

35
Nicole THIERRY , «Le culte de la croix dans l’empire byzantin du VIIe au Xe siècle dans ses
rapports avec la guerre contre les infidèles. Nouveaux témoignages archéologiques», Rivista
di Studi Bizantini e Slavi, 1 (1981), pp. 205-228.
36
André FROLOW , La Relique de la Vraie Croix: recherches sur le développement d’un culte, Paris,
1961, p. 235.
37
Ces textes ont été publiés par R. Vári («Zum historischen Excerptenwerke...») et Hélène
AHRWEILER, «Un discours inédit de ConstantinVII Porphyrogénète», Travaux et Mémoires, 2
(1967), pp. 393-404 repris dans Études sur les structures administratives et sociales de Byzance,
Londres, 1971, n. XII. Ils ont été traduits et commentés par Eric MC G EER , «Two Military
Orations of ConstantineVII», dans J. W. Nesbitt (éd.), Byzantine Authors : Literary Activities
and Preoccupations. Texts and Translations Dedicated to the Memory of Nicolas Oikonomides, Leyde-
Boston, 2003, pp. 111-135. ConstantinVII, fils de LéonVI, lorsqu’il régna personnellement à
partir de 945, rappela Bardas, le fils de Nicéphore Phocas l’Ancien, comme chef de l’armée. En
raison des échecs de Bardas face au Hamdanide Sayf ed-Dawla, le souverain promut alors
domestique des scholes à la place de Bardas, son fils lui-aussi prénommé Nicéphore, le futur
empereur.
38
Cf. aussi Athina KOLIA-DERMITZAKI, «Byzantium at war in sermons and letters of the 10th and
11th centuries. An ideological approach» dans N. Oikonomides (éd.), Byzantium at War (en
grec), Athènes, 1997, pp. 213-238.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 23

supériorité de la Croix sur le Démon et Mahomet. Seule nouveauté


apparemment datant de l'époque macédonienne, les empereurs pour attirer le
soutien divin demandent aux moines de prier collectivement pour le triomphe
des armes impériales39. Dans la seconde de ces lettres, ConstantinVII donne
une liste plus développée des arguments censés ranimer le courage des
combattants: les étrangers qui servent dans l’armée admirent le courage des
soldats qui ont mené les campagnes antérieures; l’empereur embrassera les
corps blessés pour l’amour du Christ; l’empereur envoie de l’eau sanctifiée
par le contact des saintes reliques dont il donne une longue énumération. Les
soldats sont aspergés comme s’ils en étaient oints; la sainte Trinité enverra les
anges conduire leur chemin et les protéger. Dans ce contexte d'exaltation
croissante des armées impériales en lutte contre les Agarènes, comment
interpréter la demande de Nicéphore Phocas et son rejet?
Le refus du patriarche Polyeucte d'accéder à la demande de l'empereur ne
reflète pas seulement une différence de conception sur la place des soldats
dans leur combat contre les infidèles, mais aussi des lignes de fracture au sein
de la société byzantine. Les Phocas devaient leur extraordinaire ascension
sociale, outre leurs dons stratégiques, au soutien constant des premiers
empereurs macédoniens, dont LéonVI. Dotés de vastes biens fonciers en
Cappadoce, alliés par mariage aux grandes lignées micrasiatiques, ils étaient
devenus les porte-parole de l’aristocratie d’Asie Mineure. Ce groupe s’était
forgé au cours des affrontements séculaires avec les musulmans depuis la
seconde moitié du VIIe siècle. Ce monde de la frontière, évoqué encore à
l’époque des Comnènes dans l’épopée du Digénis Akritas, était défendu par
des soldats qui connaissaient parfaitement les combattants ennemis, leur
stratégie, leurs motivations et donc étaient des familiers du jihâd. Cette élite
militaire de la frontière en vint à considérer que la propagande du jihâd par les
milieux piétistes avantageait leurs adversaires par l’esprit agressif que leur
inculquait cette littérature et par les promesses très matérielles qu’elle offrait
aux combattants. Elle permettait de recruter massivement hors des frontières
des émirats musulmans, dont en premier lieu celui d’Alep.
Cet intérêt jaloux pour le jihâd a été pour la première fois clairement
exprimé par LéonVI qui pourtant n’a jamais quitté le Grand Palais, mais qui
prenait conseil lors de la rédaction de ses Tactica d’un stratège, Nicéphore
Phocas l’Ancien. Ce dernier, appelé par Léon «mon général», influença
l’empereur en lui présentant le point de vue des populations de la frontière40.
C'est sans doute pour cette raison que LéonVI, dans ses Tactica, ose proposer
que les soldats morts au combat soient déclarés «perpétuellement

39
Jean DARROUZÈS, Épistoliers byzantins du Xe siècle, Paris, 1960, pp. 146-147 et p. 149: Syméon le
logothète du drome (chef de la poste impériale et responsable des affaires étrangères) ordonne
aux moines de l’Olympe (de Bithynie), du Kyminas, du Latros et de l’Athos de prier pour le
succès des armées contre le Hamdanide et lors de l’expédition contre les Arabes en Calabre.
40
G. DAGRON, «Modèle islamique…», p. 219.
24 Jean-Claude Cheynet

bienheureux, parce qu'ils ont sacrifié leur vie à leur foi et à leurs frères» 41.
C'est à la même époque probablement qu'est rédigé un office pour ceux qui
sont morts à la guerre où sont exprimées des idées similaires, notamment le
souhait que les âmes des morts trouvent le repos dans le sein d'Abraham et
que ces serviteurs du Christ voient la gloire des saints et qu'ils soient
spirituellement comblés de la joie du Christ42. La comparaison avec les martyrs
est implicite:

Roi de l'univers, tes armées qui affrontèrent les dangers pour la foi en toi et en
ton nom, installe-les dans les tentes de leurs premiers parents (c'est-à-dire le
paradis), pour avoir pris le relais des martyrs par leur conduite43.

Tout naturellement, Nicéphore Phocas le Jeune qui commandait les armées


byzantines avant de parvenir sur le trône en 963 et qui jouissait d’une
immense popularité auprès de ses soldats, dont une bonne partie était encore
originaire des thèmes frontaliers d’Asie Mineure, était porteur des mêmes
idées. Pour lui la guerre contre les musulmans restait l’objectif prioritaire.
Alors qu’en tant que domestique des scholes il avait déjà remporté de grandes
victoires sur l’émir hamdanide d’Alep Sayf ed Dawla et qu’il avait repris la
Crète, il considérait que l’avance byzantine avait été retardée par l’apport des
volontaires du jihâd aux troupes de l’émir. Devenu empereur, il lança de
grandes offensives victorieuses contre les Alépins, leur reprenant Tarse et la
Cilicie, puis la Syrie du Nord et la ville d’Antioche, avant de réduire Alep au
rang d’État tributaire. Cette politique exigeait une armée nombreuse et donc,
d’une part beaucoup d’argent, ce qui explique la politique fiscale rigoureuse et
impopulaire de ce souverain, et d’autre part un recrutement abondant, qui,
selon Nicéphore, aurait été facilité par la perspective de récompenses
spirituelles.
Le patriarche Polyeucte rejeta cette requête. Bien entendu, le canon 13 de
saint Basile évoqué pour s’opposer au projet de l’empereur appartenait bien
au corpus canonique. De même, la tradition ecclésiastique du refus de la
violence, qui l’avait toujours conduit à excommunier tout prêtre ayant pris les
armes même en état de légitime défense contre les musulmans, était bien
établie. Rappelons que cette interdiction avait aussi été respectée en Occident,
précepte que les conciles carolingiens rappelaient encore. Comme l’a noté fort
justement George Dennis, l'Église menait sa propre guerre contre les démons
et leur chef suprême Satan44. Le changement d’attitude en Occident entre les

41
Leonis imperatoris Tactica, éd. Rezso— Vári, Budapest, 1922, XIV, p. 35.
42
Théocharis E. DÉTORAKIS et Justin MOSSAY , «Un office byzantin inédit pour ceux qui sont
morts à la guerre dans le Cod. sin. Gr 734-735», Le Muséon, 101 (1988), pp. 183-211,
particulièrement p. 188.
43
Ibid., p. 196.
44
George DENNIS , «Defenders of the christian people: Holy war in Byzantium», dans A. E.
Laiou et R. P. Mottahedeh, The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World,
Washington, 2001, pp. 36-37.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 25

IXe et XIe siècles est perceptible à travers la réaction de Michel Cérulaire. Ce


patriarche (1043-1059), issu d'une grande lignée de la capitale, mais aussi
enclin à participer à la vie politique de son temps, n'omit pas dans la liste de
ses critiques à l'égard des Latins le fait que leurs clercs souillaient leurs mains
de sang45. Cependant, on peut aussi voir dans l’attitude de Polyeucte et du
synode des motifs plus politiques. Le haut clergé était issu, dans sa grande
majorité, des familles de l’aristocratie civile dont le plus grand nombre étaient
établies dans la capitale. Ce groupe était totalement imperméable à l’idée de
guerre sainte, puisque, même aux pires moments des assauts arabes contre
Constantinople, aucune suggestion dans ce sens ne semble avoir été avancée.
Il est probable également que les Byzantins qui vivaient dans les Balkans et
n’étaient pas en première ligne face aux musulmans n'étaient guère séduits
par les idées des Orientaux. Le Xe siècle marque l’approfondissement des
divergences entre les deux moitiés de l’Empire46. En Europe, les guerres contre
les Slaves et les Bulgares, pourtant longtemps restés païens, n’avaient pas
instillé l’esprit de guerre sainte parmi les régiments d’Occident, même si, à
l’occasion, il est rappelé qu’ils combattaient pour les chrétiens.
Les familles de l’Orient, qui avaient émergé du long combat contre les
envahisseurs, ne s’étaient pas encore profondément mêlées à l’aristocratie de
la capitale, comme ce fut le cas au siècle suivant et avaient moins d’influence
sur les esprits. La population de Constantinople qui n’avait plus vu d’armée
arabe approcher de ses murailles depuis des siècles, sans être insensible à la
gloire militaire, était davantage gagnée par le ressentiment contre les Phocas,
accusés d’augmenter la pression fiscale et de vouloir militariser l’Empire.
Cette hostilité, qui avait conduit l’empereur à renforcer les murailles du Grand
Palais par crainte d'une révolte urbaine, a contribué au rejet de sa
proposition47. Nicéphore Phocas n'était pas isolé dans sa démarche. Lorsqu'il
fut assassiné, un culte se développa qui trouva son principal point d’appui à
Lavra, sur le Mont Athos. Cette émergence dans la partie occidentale de
l’Empire ne doit pas surprendre, car le monastère est encore largement peuplé
d’Orientaux, à commencer par l'higoumène, Athanase, originaire de
Trébizonde et père spirituel de Nicéphore. Le monastère avait aussi accueilli
un temps Tornikios et tout un groupe de nobles ibères, qui furent de ceux qui

45
PG, 120, col. 793A.
46
Ainsi, le vocabulaire militaire était unifié lorsque les armées d’Asie Mineure fournissaient le
gros des troupes. À la fin du Xe siècle, les commandos opérant derrière les lignes portent un
nom arménien au sein des troupes d’Orient et un nom bulgare chez celles d’Occident:
G.D AGRON, Traité..., pp. 253-254.
47
On ignore à quel moment de son règne Nicéphore a fait sa proposition en faveur des soldats
défunts, si c’est au début du règne, quand il est encore auréolé de ses victoires ou à la fin,
lorsque son gouvernement eut attisé le mécontentement à Constantinople.
26 Jean-Claude Cheynet

soutinrent les entreprises des Phocas48. Un office en son honneur est conservé
où sont soulignées les campagnes victorieuses contre les barbares, et donc
l'aspect militaire du règne, ce qui ne constituait pas un obstacle pour une
partie des moines athonites à la proclamation de la sainteté du souverain49.
A. Kolia-Dermitzaki souligne qu’on ne rencontre pas d’écho de guerre
sainte lors des guerres du troisième grand empereur soldat, BasileII qui régna
personnellement de 985 à 1025. Selon l’auteur, l'explication provient des buts
de guerre de Basile puisque le souverain a consacré le gros de ses efforts à
abattre la Bulgarie. C’est indéniable, mais BasileII n’a pas négligé l’Orient,
puisqu’il est intervenu à plusieurs reprises dans la région d’Antioche et aux
confins arméniens50. Cette absence d’intérêt pour toute propagande de guerre
sainte peut trouver plusieurs explications. BasileII, qui avait dû surmonter la
rébellion renouvelée et redoutée des Phocas, ne pouvait reprendre leur thème
favori. D’autre part, l’empereur était allié à plusieurs dynasties musulmanes
situées à la périphérie de l’Empire, qu’il espérait attirer durablement dans
l’orbite de l’Empire, et considérait sans doute ses propres campagnes et celles
de ses généraux à la frontière orientale plutôt comme des opérations de police.
Cette attitude réservée explique le sang-froid avec lequel il accueillit la
nouvelle de la destruction du Saint-Sépulcre par le calife fatimide Al-Hakim
en 1009.
Les successeurs de BasileII n'eurent aucun scrupule à enrôler des Turcs
musulmans pour combattre éventuellement des chrétiens rebelles. Il est vrai
qu'au XIIIe siècle, des Latins s'étaient mis au service des sultans seldjoukides.
La différence religieuse importait peu dans le choix des maîtres servis. Enfin,
les violentes critiques d'Anne Comnène contre les croisés lorsque des prêtres
latins prirent part au combat ont été tenues pour preuves de l'aversion absolue
de ses contemporains à l'égard de l'idée de guerre sainte51. S'il est vrai que les
Grecs ont toujours refusé aux clercs l'emploi des armes, Alexis Comnène laisse
entendre dans plusieurs de ses lettres envoyées en Occident qu'il percevait
avec faveur les motivations des croisés et leur espoir de rémission de leurs
péchés s'ils étaient tués au cours de leur pèlerinage52. Sous le règne de Manuel
Comnène, une affaire fut portée devant le synode à propos de soldats qui se

48
Actes d’Iviron, 1, «Des origines au milieu du XIe siècle» (Archives de l’Athos, XIV), éd. de
Jacques LEFORT, Nicolas OIKONOMIDÈS , Denise P APACHRYSSANTHOU , Hélène MÉTRÉVÉLI,
Paris, 1985, pp. 19-20.
49
Louis PETIT, «Office inédit en l’honneur de Nicéphore Phocas», Byzantinische Zeitschrift, 13
(1904), pp. 398-420.
50
Sur BasileII, voir en dernier lieu le remarquable ouvrage de Catherine HOLMES, Basil II and the
Governance of Empire (976-1025), Oxford, 2005.
51
Angeliki LAIOU, «On Just War», dans J. Langdon and alii (éd.), To Ellenikon. Studies in Honor
of Speros Vryonis Jr., 1, «Hellenic Antiquity and Byzantium», New York, 1996, pp. 155-177.
52
Voir l’analyse de Jonathan SHEPARD, «Aspects of Byzantine Attitudes and Policy towards the
West in the tenth and eleventh Centuries», dans J. Howard-Johnston (éd.), «Byzantium and
the West, c. 850-c. 1200», Byzantinische Forschungen, 13 (1988), p. 109.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 27

présentèrent à Sainte-Sophie pour savoir s’ils encouraient une pénitence pour


avoir poursuivi et tué des brigands. Le synode décide que celui qui tue sur
ordre supérieur est digne de louanges plutôt que de punitions. Toutefois, pour
ne pas contredire les canons, il sera éloigné de la communion, pendant trois
ans53.

5. Quel rôle a joué Jérusalem?


La possession de Jérusalem et du Saint-Sépulcre joua aussi bien chez les
chrétiens d’Occident que chez les musulmans un rôle majeur dans la
définition ou le renouveau de la guerre sainte. Qu’en est-il pour Byzance?
Notons immédiatement que la possession de Jérusalem ne pouvait revêtir la
même signification pour les Byzantins, car dès avant la chute de la ville en 638
aux mains des Arabes, ils voyaient en Constantinople une seconde Jérusalem,
sentiment qui se renforça, lorsque les reliques de la Ville sainte y furent
transférées54. Cependant, l'accès à la Jérusalem terrestre ne fut pas négligé par
les empereurs. Une source hagiographique, la Passion des soixante martyrs de
Jérusalem, texte traduit du syriaque en grec, rapporte que l'empereur LéonIII,
vainqueur des Arabes en 718, aurait conclu une trêve pour sept ans en
précisant que pendant toute sa durée les Byzantins auraient accès aux Lieux
saints de Palestine55.
Lors de la reconquête du Xe siècle, après la reprise d’Antioche, siège d’un
des trois patriarcats orientaux, s’emparer de Jérusalem cessa d’être une utopie,
en dépit de l’établissement en Égypte de la dynastie fort active des Fatimides.
Vers 966, les Arabes accusaient le patriarche de Jérusalem d'inciter Nicéphore
Phocas à les attaquer après ses campagnes triomphales en Cilicie56. Le pontife
fut brûlé vif et le patriarche d'Antioche fut également massacré57. La
campagne menée par Jean Tzimiskès en direction du sud de la Syrie, qui fit de
Damas une ville tributaire, a des allures de pré-croisade. Dans la lettre que
l’empereur aurait envoyée à son allié, le roi AshotIII d’Arménie, Tzimiskès
souligne son désir de délivrer le tombeau du Christ des mains des Fatimides.
Cette lettre nous a été transmise par un auteur arménien du XIIe siècle,

53
Les Regestes des actes du patriarcat de Constantinople, fasc. II et III, «Les Regestes de 715 à 1206»,
éd. de Venance Grumel, seconde édition revue et corrigée par Jean Darrouzès, Paris, 1989, n.
1037.
54
Sur ce thème, voir en dernier lieu, Évelyne PATLAGEAN, «La double terre sainte de Byzance
autour du XIIe siècle», Annales Histoire, Sciences Sociales (mars-avril 1994, 2), pp. 459-469.
55
Les martyrs sont issus des rangs d’un pèlerinage qui aurait compté soixante archontes
accompagnés d’une escorte lourdement armée; cf. S. G ERO , Byzantine Iconoclasm…, pp. 176-
179.
56
Pour la date, voir la mise au point dans Franz DÖLGER, Regesten der Kaiserurkunden des
oströmischen Reiches. Teil 1. Zweite Auflage neu arbeitet von A. Müller unter verantwortlicher
mitarbeit A. Beihammer, Munich, 2003, n. 707i.
57
Ioannis Scylitzae..., pp. 287-279 (Jean Skylitzès, Empereur de Constantinople, trad. B. Flusin et
annot. J.-Cl. Cheynet, Paris, 2003, p. 234).
28 Jean-Claude Cheynet

Matthieu d’Édesse, qui aura pu être influencé par les chevaliers occidentaux
résidant désormais dans le comté d’Édesse. Ce qui reste sûr, c’est que
Tzimiskès évita prudemment d’exposer son armée trop loin de ses bases à une
attaque fatimide massive, mais des sources affirment qu’il conservait l’espoir
de venir se recueillir sur le tombeau du Christ. Seule sa mort soudaine en
janvier 976 lui interdit de faire ce pèlerinage.
Les empereurs comnènes ont manifesté systématiquement leur intérêt pour
Jérusalem. On peut y voir l’émulation de la croisade, mais aussi la
continuation de la politique du Xe siècle, qu’on retrouve également dans la
prétention répétée de refaire de l’Euphrate, la limite orientale de l’Empire,
sans doute pour se poser en véritables héritiers de la dynastie macédonienne.
Les empereurs byzantins s'estimèrent responsables de la reconstruction du
Saint-Sépulcre sous Romain Argyre et Constantin Monomaque58. Alexis
Comnène comprit que l’armée impériale, affaiblie comme elle l’était, ne
suffirait pas à chasser les Turcs. Lorsqu’il lança un appel destiné à recruter des
chevaliers francs dans l'armée byzantine, le souverain évoqua la perspective
d’une campagne qui les conduiraient jusqu’à Jérusalem59. L’empereur aurait
songé, à la fin de sa vie, à se rendre à Jérusalem. À tout le moins, il croyait qu'il
mourrait dans la ville sainte en laissant sa couronne ; il serait le dernier
empereur romain qu’annonçait l'apocalypse du Pseudo-Méthode60. Au
moment même de la croisade, il ne fait guère de doute qu’il prévoyait de se
rendre avec son armée à Antioche, puis d’accompagner les pèlerins jusqu’à
Jérusalem61. JeanII, au-delà de la restauration du pouvoir byzantin sur le
duché d’Antioche, visait à placer les États croisés sous la protection de
Byzance, programme en bonne partie réalisé par son fils Manuel62 et lui-même
souhaitait effectuer le pèlerinage au Saint-Sépulcre, qui fut restauré sous
Manuel.

58
Histoire de Yaya— ibn-Sa’i—d al-Anta—k i—, Continuateur de Sa’i—d ibn-Bitri—q (Patr. or., 47), éd. par
I.Kratchovsky, trad. française annotée par F. Micheau et G. Troupeau, fasc. 4, Turnhout, 1997,
p. 165. Sur les phases de la reconstruction du Saint-Sépulcre au XIe siècle, notamment par les
efforts des empereurs byzantins, cf. le chapitre «The Byzantines and the Holy Sepulcre in the
Eleventh Century», dans Mark B IDDLE, The tomb of Christ, Thrupp-Stroud, 1999, pp. 74-88.
59
Théodore S KOUTARIOTÈS , Mesaionikè Bibliothèkè, éd. de Konstantinos Sathas, VII, réimpr.
anastatique, Hildelsheim-New York, 1972, pp. 184-185. Ce passage a déjà été relevé par Peter
CHARANIS, «Byzantium, the West and the Origin of the First Crusade», Byzantion, 19 (1949),
p. 31 repris dans Social, Economic and Political Life in the Byzantine Empire, Londres, 1973,
n.XIV. Des lettres de même tonalité sont mentionnées dans une chronique latine: Gilbert de
MONS, Chronicon Hanonensie, 40, cité par Jonathan RILEY-SMITH, The First Crusaders, 1095-1131,
Cambridge, 1997, p. 61.
60
Anne COMNÈNE, Alexiade, éd. de Bernard Leib, Paris, 1967, VI, p. 55; Annae Comnenae. Alexias.
Pars prior. Prolegomena et textus, rec. de Diether R. Reinsch et Athanasios Kambylis, Berlin-New
York, 2001, pp. 179-180: Guiscard avait aussi bénéficié d’une prédiction selon laquelle il
mourrait à Jérusalem. Mais il comprit que sa mort était proche quand il apprit qu’à Ithaque, là
où il se trouvait, autrefois une grande ville nommée Jérusalem avait existé autrefois.
61
Paul MAGDALINO, The Byzantine Background to the First Crusade, Toronto, 1996, p. 37.
62
Ralph-Johannes LILIE, Byzantium and the Crusader States: 1096-1204 , Oxford, 1993, pp. 142-221.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 29

Lorsque, en 1176, le même souverain conduisit sa grande expédition contre


les Turcs qui se termina par l’échec de Myrioképhalon, il présenta l’entreprise
comme une croisade, dans le sens où l’élimination du sultanat seldjoukide
préludait et conditionnait une intervention massive des Byzantins en Terre
sainte63. Il recruta ainsi de nombreux Latins qui se comportèrent vaillamment
à Myrioképhalon. Nous avons une idée de l’atmosphère que Manuel
souhaitait faire régner à sa cour par un discours d’Eustathe de Thessalonique
prononcé à l’Épiphanie 1176, quelques mois avant le lancement de la
campagne; l’empereur se présente comme un combattant contre l’infidèle au
péril de sa vie, que ses soldats doivent suivre. L’empereur prit l’initiative de
l’expédition et sa direction, mais les trois patriarches orientaux, qui devaient
en fait leur nomination à Manuel, ceux de Constantinople, Antioche et
Jérusalem, étaient présents64. Cependant il ne faut pas voir l'adoption par
Manuel de l'esprit de la guerre sainte latine, mais seulement un moyen
d’attirer des troupes latines dans son armée et une manifestation de sa
compréhension des objectifs des Latins d’Orient. Cet intérêt renouvelé pour
Jérusalem à partir du Xe siècle ne peut être dissocié de l’atmosphère
eschatologique liée au passage du milieu du VIIe millénaire de Byzance65. Les
successeurs des Comnènes revinrent à une conception plus classique où la
piété de l’empereur assure le salut des armées impériales66.

6. La position des canonistes du XIIe siècle: Alexis Aristènos, Jean


Zônaras et Théodore Balsamôn
Les commentaires des trois grands canonistes byzantins sur le canon de
Basile offrent une vue sur les courants de pensée qui traversent l'Église
byzantine sous les Comnènes. Aussi bien Zônaras que Balsamôn, qui rédigent
leurs commentaires au temps de Manuel Comnène, insistent sur le fait que le
canon de Basile qui écarte de la communion les soldats n'avait qu'une valeur
de conseil et que priver de la communion les soldats qui combattent au nom
de l'État (politeuma) et de la religion constituerait un châtiment insupportable.
Théodore Balsamôn, tout en étant soucieux des droits de l'Église, était sensible
au rôle de l'empereur dans l'Église, auquel il a reconnu plus qu'aucun autre
canoniste des prérogatives, notamment celle d'épistémonarque67. L'opinion de

63
Ibid., pp. 211-214.
64
Andrew STONE, «Eustathian panegyric as a historical source», Jahrbuch der österreischischen
Byzantinistik, 51 (2001), pp. 225-258.
65
Paul MAGDALINO, «The Year 1000 in Byzantium», dans P. MAGDALINO, Byzantium in the year
1000, Leyde-Boston, 2003, pp. 233-270; Ihor ÒEV©ENKO, «Unpublished Byzantine texts on the
End of the World about the year 1000 AD», Travaux et Mémoires, 14 (2002), pp. 561-578.
66
Nicétas Chôniatès se moque à loisir de l’attitude d’IsaacII confiné dans son palais, priant, au
lieu de réagir énergiquement aux attaques ennemies.
67
Comme son nom l’indique l’épistémonarque est à la fois un expert et une autorité. Il exerce un
pouvoir disciplinaire dans l’Église y compris dans les questions dogmatiques. Sur l’empereur
30 Jean-Claude Cheynet

Balsamôn reflète donc sûrement ce que Manuel Comnène estimait être la


doctrine convenable. Ce souverain, si conscient de la puissance des Latins et
des musulmans, qui avaient, à cette date, les uns et les autres une doctrine de
la guerre sainte efficace, ne pouvait, comme LéonVI avant lui, admettre que
les soldats byzantins souffrent d'un handicap moral.
Comme je l’ai dit plus haut, il ne faut pas arrêter une étude sur la guerre
sainte en 1204. Après la chute de la ville, en effet, une partie des Byzantins se
sont établis en Asie Mineure sous l’autorité de Théodore Lascaris. Celui-ci
affronta les Latins, mais aussi les Turcs seldjoukides en une bataille
mémorable à Antioche du Méandre en 1211 où il remporta la victoire grâce au
sacrifice de son contingent latin. Le patriarche, choisi par lui, Michel
Autôreianos, a accepté de considérer les soldats morts au champ d’honneur
comme des martyrs68. C’est le seul moment de l’histoire byzantine où nous
pouvons parler d’une doctrine officielle de guerre sainte. Comment expliquer
cette exception? D’une part les populations d’Orient, depuis longtemps
confrontées aux incursions turques, avaient de nouveau développé une
défense des frontières assez comparable à celle mise au point contre les
Arabes, avec des combattants acritiques stimulés par le butin que leur
rapportaient leurs heureuses razzias et comme leurs prédécesseurs sensibles
aux thèmes de la guerre sainte.
D'autre part, on peut imaginer un renforcement des idées occidentales que,
paradoxalement, les Byzantins, déjà sous l’influence des Latins depuis Manuel
Comnène, ont encore davantage tenues comme modèles, après le sac de 1204,
car cette victoire même montrait la supériorité latine et il fallait donc user de
leurs propres armes pour un jour tenir la revanche. Nous avons des
témoignages dans d’autres domaines, d’autant plus que l’élite de l’armée de
Lascaris était composée de mercenaires latins. Enfin les élites
constantinopolitaines, notamment ecclésiastiques, avaient été dévalorisées par
la médiocre défense de la Reine des villes en 1204 et n’étaient pas en mesure à
cette date de maintenir l’idéologie politiquement correcte. Le poids des
provinciaux d’Asie Mineure, exceptionnel dans le gouvernement nicéen,
permit de mieux mettre en valeur leurs traditions. Le métropolite de Cyzique,
Constantin Stilbès, ecclésiastique éduqué à Constantinople où il était
professeur avant 1204 a rédigé un mémoire sur les erreurs des Latins où il
rappelle que ces derniers sont à condamner parce qu’ils prétendent que ceux
qui sont tués dans la bataille sont sauvés et gagnent immédiatement le Ciel,
«même s’ils ont succombé en combattant par avarice, par cruauté meurtrière

Manuel dans ce rôle, cf. par ex. Michael ANGOLD, Church and Society in Byzantium under the
Comneni, 1081-1261, Cambridge, 1995, pp. 99-103.
68
Nicolas OIKONOMIDÈS , «Cinq actes inédits du patriarche Michel Autôreianos», Revue des
études byzantines, 25 (1967), pp. 115-119, repris dans Documents et études sur les institutions de
Byzance: VII e-XVe siècle, Londres, 1976, n. XV.
La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge: un malentendu 31

ou quelque autre excès de malice» 69. Cette dernière précision renvoie sans
doute aux événements de la Quatrième croisade et laisse entendre, a contrario,
que si les motifs étaient purs, l’erreur des Latins serait plus excusable.
Après 1261 et le retour à Constantinople, l’Asie Mineure fut rapidement
perdue et sa population captive ou dispersée et, à ma connaissance, les guerres
contre les Ottomans et autres émirs ont fourni quelques néo-martyrs, mais
n’ont provoqué aucun appel nouveau à la guerre sainte, à une exception près,
sans doute parce que les Occidentaux, vecteurs de cette idéologie,
apparaissaient tout aussi bien comme des alliés contre les Turcs que comme
des ennemis potentiels. Cette exception concerne quelques défenseurs de la
ville de Philadelphie en Asie Mineure tués lors d'une tentative d'Umur
d'Aydin pour s'emparer de la ville. Comme l'a bien noté Nicolas
Oikonomidès, le synaxaire célébrant ces martyrs n'a jamais été pris en compte
par l'Église de Constantinople et n'a eu qu'une portée locale70. Remarquons
toutefois qu'il s'agit à nouveau d'une population d'Asie Mineure et que
Philadelphie fut longtemps la capitale du thème des Thracésiens et le principal
point d'appui de la résistance aux Turcs.

En conclusion, soulignons d’abord un paradoxe, l’enthousiasme pour la


guerre sainte chez les Byzantins comme chez les musulmans n’est jamais aussi
vigoureux qu’au moment où la victoire favorise leurs combattants. Dans la
seconde moitié du VIIe siècle, l’effondrement de l’Empire provoqua la
floraison de textes apocalyptiques, qui prévoyaient la fin du monde, mais non
des appels à défendre le peuple chrétien. De même, lorsque les musulmans
furent submergés en Orient par les Byzantins, le jihâd perdit en intensité et ne
fut guère employé contre l’occupant byzantin de la Syrie du Nord.
Les Byzantins n’ont jamais officiellement développé une théorie de la
guerre sainte, car au moment où le secours d’une telle doctrine était pressant,
ils ont vilipendé le jihâd des musulmans, ce qui leur interdisait d’adopter une
attitude symétrique. Ils en sont restés à la position traditionnelle qui fut aussi
celle de l’Occident jusque sous les premiers Ottoniens. Ils n’ont même pas
considéré la guerre comme un moyen de diffuser la religion chrétienne, dont
ils reconnaissent le caractère universel, à la différence des Occidentaux,
puisque, dès le règne de Charlemagne, les opérations militaires fort rudes
menées contre les Saxons ont été justifiées par la nécessité de convertir ces
païens obstinés. Cependant, une vaste partie de la société micrasiatique,
conduite par les Phocas depuis la fin du IXe siècle, avait compris la nature du
jihâd et le profit qu’en avaient longtemps tiré les musulmans et était disposée à

69
Jean D ARROUZÈS , «Le mémoire de Constantin Stilbès contre les Latins», Revue des études
byzantines, 21 (1963), p. 77.
70
Nicolas OIKONOMIDES , «The Concept of Holy War Peace and War», dans T. S. Miller et
J.Nesbitt (éd.), Byzantium: essays in honor of George T. Dennis , Washington, 1995, p. 66.
32 Jean-Claude Cheynet

adopter une position similaire, à l’exception des récompenses trop matérielles.


Mais elle ne réussit pas à entraîner l'adhésion de l'ensemble de la société. À la
fin du XIe siècle, les Turcs avaient bouleversé l’Asie Mineure et une partie de
l’ancienne aristocratie s’était réfugiée à Constantinople, dans l’espoir de jours
meilleurs qui ne sont pas venus, du moins en ce qui concerne la Cappadoce.
Toutefois la présence de vieilles familles anatoliennes à la cour d’Alexis
Comnène invite à penser que, sous leur influence, l’empereur et ses conseillers
ont été aptes à comprendre les buts des croisés.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 33-66.

Regards croisés sur l’élaboration du jihad


entre Occident et Orient musulman (VIIIe-XIIe siècle).
Perspectives et réflexions sur une origine commune

Christophe PICARD*

Depuis trois décennies, une abondante production sur les premiers siècles
du Proche-Orient musulman à propos du jihad, montre que ce terme fait
toujours problème pour les historiens. Si cette floraison de la production de la
fin du XXe siècle, essentiellement anglo-saxonne, n’est certainement pas sans
rapport avec l’actualité, elle est également liée aux incertitudes que ce terme
laisse encore aujourd’hui planer dans les esprits, malgré la profusion des
études menées sur le concept de jihad, et peut-être aussi à cause de cette
abondance. L’une des raisons de la difficulté à définir le jihad tient déjà au
sens que les premiers musulmans ont accordé à ce terme qui, dès la naissance
de l’islam, donne lieu à plusieurs interprétations et définitions de la part des
lettrés. Du coup, la notion qu’induit ce terme, que R. Humphreys définit
comme un «concept malléable, utilisable à des fins variées pour des buts
divers» 1, reste impossible à fixer de manière précise. Dans le cadre de
l’historiographie contemporaine, la traduction par l’expression “guerre sainte”
illustre bien cette difficulté: ainsi, pour Patricia Crone, cette manière de
traduire le “jihad mineur” (jihâd al-asghar) renvoie plutôt à une conception
antique, proche-orientale, du rapport entre la guerre et Dieu, nous éloignant
du sens “coranique” de ce mot tel qu’il est donné dès le VIIIe ou le IXe siècle
par les juristes de Bagdad2. Quant au rapport avec la guerre sainte des Latins,
un tel rapprochement paraît encore plus suspect, même s’il a existé des
similitudes au XIIe siècle. En plus de ces rapports ambigus avec d’autres
périodes, les héritages byzantin et sassanide n’ont pas manqué de peser sur
l’élaboration de son contenu, dès les premières décennies de l’Islam. Il semble
donc difficile d’établir un sens précis du concept tiré de la racine J.h.d.

* Université de Paris-I.
1
R. Stephen HUMPHREYS,«Ayyubids, Mamluks and the Latin East in the Thirteenth Century»,
Mamluk Studies Review, 2 (1998), pp. 1-18, p. 4.
2
Patricia CRONE, Medieval Islamic Thought, Edimbourg, 2004, p. 363.
34 Christophe Picard

(«effort»), utilisé dans plusieurs dérivés par le Coran puis par la tradition
musulmane, et qui occupent une place essentielle dans l’exégèse musulmane3.
Pour tourner ces obstacles, plusieurs chercheurs se sont penchés à la fois
sur le discours des textes arabes primitifs se rapportant au jihad, et sur les
contextes historiques qui ont accompagné leur élaboration. Tout d’abord, on
note dans le Coran que son usage vise un domaine très large mais qui est en
même temps particulier, le jihâd étant fondamentalement lié à l’idée d’effort
dans le sens du rapport entre le croyant et Dieu; c’est dans ce contexte
qu’apparaît la différence faite par l’islam entre jihâd al-akbar, le jihad majeur, et
jihâd al-asghar, le jihad mineur consacré à la guerre4. Toutefois, le déroulement
proprement dit de la guerre et tout ce qui s’y rapporte sont distincts du jihad,
avec l’usage d’un vocabulaire adapté: le combat, al-qitâl, de qâtala, qui peut-
être considéré comme un acte détestable pour l’homme5, harb désignant la
guerre, avec un sens plutôt neutre, par opposition au jihâd, la guerre qui se fait
au nom de Dieu, et la fitna, la division et donc, la guerre civile, sont des termes
qui distinguent bien l’acte et le déroulement de la guerre, du jihad qui en est la
raison légale. Cette distinction initiale ne disparaît jamais par la suite dans les
textes arabes, qu’ils soient d’essence juridique ou “politique”. Les travaux ont
également montré que l’évolution du concept, telle qu’on peut la mesurer
dans les textes arabes, est intimement liée au cadre historique. Hugh Kennedy6
et, surtout, Michael Bonner ont mis en parallèle l’évolution du jihad7 et le
contexte événementiel que les textes donnent à voir. De même, les acteurs ne
sont pas toujours les mêmes: ses premières manifestations, liées à la conquête,
le relient aux tribus arabes qui forment rapidement une aristocratie militaire,
gardiens de l’empire et attachée aux califes rashîdûn puis aux Omeyyades. A
partir du VIIIe siècle, le jihad est sollicité aussi bien par le califat que par les
ulémas qui s’emparent du concept dans leurs écrits au moment même où des
juristes, savants et hommes pieux d’Irak et d’Orient, le mettent en pratique et
s’établissent sur la frontière du Taurus. Ainsi, la frontière, vite associée au
ribat, devient une zone sacralisée en association avec le jihad. Dans le même
temps, le concept devient également un domaine réservé du califat abbasside;
Hârûn al-Rashîd (786-809), al Ma’mûn (813-833) et al-Mu‘tasim (833-842), les

3
Fred DONNER, «The Sources of Islamic Conceptions of War», dans J. Kelsey et J. Turner (éd.),
Just War and Jihad, Westport, 1991, pp. 31-70 et pp. 36-42.
4
Alfred MORABIA, Le gihad dans l’Islam médiéval, le «combat sacré» des origines au XIIe siècle, Paris,
1993.
5
Coran, II-216.
6
Hugh KENNEDY , «Caliphs and their chroniclers in the Middle abbassid period (3th/9th
century)», dans C. Robinson (éd.), Texts, Documents and Arterfacts. Islamic Studies in Honor of D.
S. Richards, Leyde, 2003, pp. 17-35.
7
Le terme est ici francisé, car devenu un terme courant de notre langue, tout comme le mot
uléma ou hadith.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 35

“califes-ghâzî”, tentent d’en faire une des bases de leur légitimité8. La défense
du dâr al-Islâm et la garde de la frontière ainsi que les expéditions menées dans
les zones à conquérir, le dâr al-harb – termes qui apparaissent dans la
littérature arabe également à la fin du VIIIe siècle– 9 sont du ressort du
souverain. Un effort de mise aux normes juridiques accompagne la politique
califale menée à propos de la frontière et ces principes, énoncés dès la fin du
VIIIe siècle, se retrouvent ensuite dans des traités de gouvernement: le plus
célèbre est celui du juriste du XIe siècle, al-Mawardî, qui rédige ses Ahkâm al-
Sultâniyya10 justement au moment où le calife n’est plus en mesure d’assumer
cette tâche.
Entre-temps, les divisions politiques de l’Islam avaient entraîné une
modification du fonctionnement du pouvoir, désormais dévolu à des
souverains détachés de l’autorité directe du calife et qui avaient en charge un
territoire limitrophe du territoire ennemi; maîtres de la guerre frontalière, ils
continuent de se réclamer du modèle califal, et annexent à leur tour le devoir
de jihad en son nom, fondement de leur légitimité par procuration. De même,
les hommes pieux et savants – les volontaires du jihad (al-muttawi‘ûn,
volontaires, al-mujâhidûn, hommes du jihad, al-murâbitûn, hommes du ribat),
par opposition aux soldats formant l’armée “régulière” et soldée – perpétuent
la tradition et le souvenir des compagnons du Prophète qui ont connu le
martyre (shahîd) et la rétribution divine promise par Dieu lors des conquêtes;
surtout, ils poursuivent la tradition de la retraite dans les régions de marches,
plus précisément dans les ribats, pour pratiquer le jihad sous toutes ses
formes. L’essor du martyre est également à mettre en relation avec un
environnement apocalyptique qui gagne de nombreux adeptes dans tout le
Proche-Orient depuis le VIe ou le VIIe siècle, avant l’avènement de l’islam,
dans le contexte de guerre et de crise touchant toute la Méditerranée11. Du
coup, le fait de traduire jihâd par “guerre sainte”, ajoute à la confusion dans la
mesure où les référents ont été longtemps ceux de la réforme grégorienne du
XIe siècle et non les formes de piété élaborées à Médine ou à Bagdad, depuis
l’hégire12. De la même façon, Patricia Crone met en garde contre les
rapprochements avec l’antiquité dans la mesure où, si certaines formes de la
guerre sacrée ont pu influencer les premiers musulmans, aucun rituel
sacrificiel, ni sanctuaire dédié à la guerre n’accompagnent la guerre de jihad
dont le caractère de «sainteté repose entièrement dans le fait que le souhait de
Dieu a été accompli» 13. La seule rétribution, aspect majeur des premières

8
Michael BONNER, Aristocratic violence and holy war: studies in the Jihad and the Arabo-Byzantine
frontier (American Oriental Series, 81), New Haven, 1996.
9
F. DONNER, « The Sources…», p. 50.
10
AL-MAWARDI, Kitâb al-Ahkâm al-Sultâniyya, Le Caire, 1909. Trad. d’Edmond Fagnan dans Les
statuts gouvernementaux, Alger, 1984.
11
Etan KOHLBERG, «Shahîd», Encyclopédie de l’Islam, 9, 203b (C.D. Rom).
12
Michael BONNER, Le jihad. Origines, interprétations, combats, Paris, 2004, pp. 18-19.
13
P. CRONE, Medieval Islamic Thought…, p. 363.
36 Christophe Picard

formes de définition du jihad, durant les conquêtes arabes, est celle promise
dans l’au-delà.
La période qui suscite depuis très longtemps le plus grand nombre de
travaux, est celle qui commence à la fin du XIe siècle lorsque la “Reconquista”
dans la péninsule Ibérique et la croisade en Orient font apparaître, pour la
première fois de manière profonde, les faiblesses militaires de l’Islam face à la
chrétienté, en attendant la conquête mongole! Cette crise entraîne
logiquement un examen de conscience de la part des élites intellectuelles qui
dénoncent l’état de division politique des régions attaquées par les forces
latines; elle provoque à son tour des changements profonds du rapport entre
jihad et pouvoir, devenant un enjeu majeur de la souveraineté musulmane. Si
des questions demeurent également pour cette période, des études
nombreuses, déjà anciennes comme celle, toujours d’actualité, d’Emmanuel
Sivan, ou plus récentes, à l’instar du beau livre de Carole Hillenbrand, ont
largement permis de déblayer le terrain des questions de l’évolution du
jihad14. En Occident, ce sont les travaux de Dominique Urvoy, Vincent
Lagardère, Pedro Chalmeta et, plus récemment, Cristina de la Puente qui ont
ouvert la voie à une nouvelle réflexion et à un approfondissement de l’étude
du phénomène de jihad dans cette région15. Toutefois et malgré des sources
nettement plus abondantes par rapport aux premiers siècles de l’Islam et, pour
certaines, contemporaines des événements, de nombreuses questions restent
posées qui concernent toujours les contenus du jihad ou qui abordent le
problème délicat, en al-Andalus en particulier, de l’impact du jihad sur la
population16.
Ce débat reste largement ouvert; deux livres récents sur Ibn Abî ‘Âmir al-
Mansûr (976-1002)17 illustrent bien les problèmes que pose toujours l’étude de
l’évolution de la notion de jihad en al-Andalus et au Maghreb et de son impact
sur la population. En contraste avec la période du calife omeyyade al-Hakam

14
Emmanuel SIVAN, L’Islam et la croisade : idéologie et propagande dans les réactions musulmanes aux
Croisades, Paris, 1968; Carole HILLENBRAND , The Crusades, Islamic Perspectives, Edimbourg,
1999.
15
Pedro CHALMETA , «Al-Andalus: la época de Ibn Ezra», dans Abraham Ibn Ezra y su tiempo.
Actas del Simposio Internacional, Tudela-Toledo, 1989, Madrid, 1990, pp. 59-72; Dominique
URVOY, «Sur l’évolution de la notion de jihâd dans l’Espagne musulmane», Mélanges de la
Casa de Velázquez, 9 (1973), pp. 335-371; Vincent LAGARDÈRE, Les Almoravides. Le djihâd andalou
(1106-1143), Paris, 1998; Cristina DE LA PUENTE, «El Úihâd en el califato omeya de al-Andalus
y su culminación bajo HishâmII», dans F. Valdés Fernandez (éd.), Almanzor y los terrores del
milenio. Actas II Curso sobre Península Ibérica y el Mediterráneo durante los siglos XI y XII, Aguilar
de Campoo, 1999, pp. 224-238.
16
Pierre GUICHARD, Les musulmans de Valence et la reconquête, XIe-XIIe siècles, 2 vol., Damas, 1990-
1991, 1, pp. 92-100. Voir la synthèse très complète de Pascal BURESI, La frontière entre chrétienté
et Islam dans la péninsule Ibérique du Tage à la Sierra Morena (fin XIe-milieu XIIIe siècle), Paris, 2004,
pp. 269-281.
17
Laura BARIANI, Almanzor, Madrid, 2003 et Philippe SÉNAC, Al-Mansûr, le fléau de l’an mil, Paris,
2006.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 37

II (961-976), qui n’a jamais conduit de campagne militaire, al-Mansûr incarne


la figure du chef de guerre qui “sème la terreur” dans les territoires chrétiens.
Il apparaît plus particulièrement comme le souverain qui, à la tête de ses
troupes, symbolise le mieux l’esprit du jihad à l’époque du califat omeyyade,
tranchant avec l’image du calife “immobile” dans son palais. Toutefois,
plusieurs questions demeurent: cette vision contrastée nous vient de sources
postérieures, au mieux du XIe siècle et plutôt des décennies suivantes, dans la
mesure où les propos sur le règne du hâjib, émanant d’Ibn Hayyân (m. 1076)
notre principal informateur, n’ont été que très partiellement retrouvés,
essentiellement dans l’œuvre d’Ibn Bassâm al-Shantarînî, commencée vers
493/110018. Sinon c’est le Bayân d’Ibn ‘Idârî, mort au début du XIVe siècle, qui
donne accès à une information plus fournie19. Du coup, les propos se
rapportant au règne du grand chef de guerre sont ceux d’auteurs ayant une
perception du jihad qui a largement évolué, ne permettant pas de savoir, par
exemple, si la terminologie qu’ils utilisent est la même que celle de l’époque
du hâjib. L’autre problème que soulève Laura Bariani, en analysant la
documentation, est celui de la nature des textes qui rendent compte des
exploits militaires et du jihad mené par le souverain ‘amiride. Elle constate
que ce sont essentiellement des récits des campagnes et leur comptabilité qui
préoccupent les auteurs, plus que l’affirmation théorique du jihad, dont le mot
apparaît d’ailleurs peu, sinon chez des auteurs tardifs comme Ibn al-Khatîb,
Grenadin du XIVe siècle20. L’écart est grand entre l’affirmation d’une politique
de jihad, menée par al-Mansûr, et la manière dont elle apparaît dans les
textes: en effet, la lecture des sources induit une confusion entre le
comportement du chef musulman dans le cadre du jihad, et le déroulement de
la guerre, dans le contexte d’al-Andalus. Cela signifie que la définition du
jihad était subordonnée à la façon dont la guerre était menée, et non à une
proclamation théorique.
Les études concernant le Proche-Orient ont donc montré la voie et ouvrent
à une meilleure perception du phénomène; c’est la nature et le lieu du
discours qui font sens, variant selon le contexte historique et politique: le
propos du juriste est différent de celui du chroniqueur chargé de rendre
compte de l’effort de guerre du souverain, ou du panégyrique du poète; du
coup, les aspects du jihad qui y sont développés, le vocabulaire qui est utilisé,
même s’il n’y a jamais étanchéité totale, différent selon le type de récit. A
partir de ce constat, il faut analyser ces différentes formes de discours pour,
ensuite, parvenir à mieux évaluer les variations de ces approches du jihad, en

18
IBN BASSÂM AL-SHANTARÎNÎ, Al-Dhakhîra fî mahâsin al-Jazîra, Le Caire, 1939-1945, I-1 et IV-2;
éd. I ‘Abbâs, 4 parties en 8 vol., Beyrouth, 1975-1979.
19
Émile FRICAUD, Ibn ‘Idhârî al-Marrâkushî (m. début XIVe s.) historien marocain du Maghrib et d’al-
Andalus, bilan d’un siècle et demi de recherches sur al-Bayân al-Mughrib, Lille, 1994.
20
L. BARIANI, Almanzor…, pp. 209-224; IBN AL-KHATÎB, Kitâb a‘mâl al-a‘ lâm, éd. d’Évariste Levi-
Provençal dans Histoire de l’Espagne musulmane, Beyrouth, 1956, pp. 85-86.
38 Christophe Picard

particulier en al-Andalus. Pour en faire état, nous examinerons d’abord les


liens qui unissent les discours orientaux et occidentaux sur ce domaine.
Ensuite il convient de s’intéresser à la filiation des formes de discours entre
l’époque des califes omeyyades et celles de leurs successeurs, jusqu’au XIIe
siècle, pour reconnaître les changements dans la façon dont les historiens
arabes rendirent compte du jihad.

1. Les principes juridiques du jihad entre Orient et Occident musulman:


des liens étroits et durables
Il faut d’abord rappeler la constance des relations entre les personnes qui se
sont intéressées dès les débuts de l’Islam à la définition du jihad, d’une
extrémité à l’autre de la Méditerranée, par l’intermédiaire des hommes et des
textes qui circulent entre les deux parties du monde musulman. Toutefois, la
source conceptuelle est au Proche-Orient.
Michael Bonner a étudié la frontière arabo-byzantine, comme un site
privilégié du développement du jihad. Les dernières décennies de la période
omeyyade furent l’occasion d’une première phase d’installation de
personnages, proches des souverains, considérés comme “savants”, qui
participèrent à des campagnes dans cette région. La nouveauté sous les
Abbassides, à partir de la deuxième moitié du VIIIe siècle, tient au fait que ce
furent des “savants-ascètes”, cette fois-ci sans relation directe avec le pouvoir,
qui s’établirent sur la frontière pour combattre comme murâbit, c’est-à-dire
hors du cadre de l’armée enrôlée et soldée par le gouvernement. Les ouvrages
biographiques permettent de constater une montée en puissance de ce
phénomène dans les places frontalières, en particulier Tarse, qui devint un
haut lieu de ribat21. Parmi ces ascètes, deux d’entre eux sont des auteurs
d’ouvrages consacrés au jihad: Abû Ishâq al-Fazârî (m. après 802) dont la
réputation comme «maître de la sunna et de la ghazwa» 22 ne cessa de grandir
chez les auteurs, à partir du troisième siècle de l’hégire, de génération en
génération. Ce titre honorifique vaut autant pour son action comme homme
de ribat, que pour sa réputation d’auteur d’un ouvrage intitulé Livre du droit de
la guerre (kitâb al-siyar). Ce genre littéraire avait vu le jour à l’époque omeyyade
et contenait les règles de la conduite de la guerre, basées sur le Coran et les
hadiths; l’originalité de l’ouvrage d’al-Fazârî tient au fait qu’il y ajouta des
récits des combats de conquête, sur le modèle des maghâzî, livres des
expéditions de Muhammad et de ses compagnons. L’autre ouvrage qui connut
un grand renom fut celui d’Ibn al-Mubârak (m. 181/797), le premier Livre du
jihad (Kitâb al-jihâd) connu. Cette exhortation au martyre est à rattacher au
genre des ouvrages de hadiths, mettant en avant le mérite (fadl) de

21
M. BONNER, Aristocratic violence…, pp. 107 et s. et ID., Le jihad…, pp. 124-128.
22
Sâhib sunna wa ghazw: Expression d’Ibn Sa‘d, historien de la première moitié du IXe siècle.
M.B ONNER, Aristocratic violence…, p. 110.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 39

Muhammad, ‘Umar b. al-Khattâb et des compagnons du Prophète. Un


troisième personnage, Ibrâhîm b. Adham al-Balkhî, lui aussi originaire des
régions orientales de l’empire, a également joui d’une grande réputation et sa
biographie fut largement diffusée.
Ces personnages sont connus par des œuvres ou des versions remaniées de
leur propre œuvre, plus tardives, au mieux de la seconde moitié du IXe siècle;
or ces écrits connurent une renommée plus grande encore en al-Andalus. La
version la plus ancienne du Livre du jihad d’Ibn al-Mubârak est d’ailleurs
andalouse, connue sous le titre de Livre du mérite du jihad (Kitâb fadl al-jihâd),
qui se diffusa dans la péninsule à partir de la deuxième moitié du IXe siècle. C.
de la Puente a bien étudié la propagation et la portée de ces écrits et de la
réputation de ces personnages sur les Andalous à partir de la fin du IXe
siècle23. Al-Fazârî demeura la figure de proue du combattant de la frontière, y
compris dans la Grenade nasride. L’ouvrage d’al-Mubarâk inspira à son tour
des ouvrages sur la guerre, à l’instar du Modèle du combattant (Qidwat al-ghâzî)
d’Ibn Abî Zamaynan (m. 398/1008). En fin de compte, ces écrits orientaux ont
rendu populaires les genres qui les avaient inspirés en Orient: hadith/s,
biographies (sîra) et maghâzî, remontant à la Prophétie et permettant de relier
le combat des volontaires d’al-Andalus à l’époque des conquêtes (futûh) de
l’Islam, par l’intermédiaire de ces premières générations de combattants de la
frontière sur le front byzantin. Tout comme en Orient, ou au Maghreb, il met
en valeur le martyre et l’acte individuel, dans une œuvre militaire à caractère
collectif, de l’homme pieux.
Cette diffusion en al-Andalus au cours du IXe siècle est probablement à
mettre en relation avec l’essor des ribats. En effet, c’est à partir de cette période
qu’apparaît dans les sources la trace d’un développement de cette institution,
en particulier sur le front côtier à l’occasion des attaques vikings24, mais
également sur les frontières avec la chrétienté25. Quelques traces
archéologiques confirment cette émergence: le ribat de Dunas de Guardamar,
à l’embouchure du rio Segura, fut occupé à partir du IXe siècle au moment de
la diffusion des écrits liés au jihad26. Les fouilles ont révélé un dispositif de

23
C. DE LA PUENTE, «El Úihâd en el califato omeya…».
24
Christophe PICARD , L’océan Atlantique musulman de la conquête arabe à l’époque almohade.
Navigation et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal, Espagne,
Maroc), Paris, 1997, pp. 82 et s.
25
IBN HAYYÂN, Kitâb al-Muqtabis fi ta’rîkh rijal al-Andalus ; Al-Muqtabas min anba: ahl al-Andalus,
éd. de Mahmeid ‘Alî Makki, Beyrouth, 1973, pp. 383-384.
26
Parmi la profusion des travaux sur les ribats, voir Jacqueline CHABBI , «Ribât», dans
Encyclopédie de l’Islam, 8, pp. 510-523; Christophe PICARD et Antoine BORRUT, « Râbata, Ribât,
Râbita: une institution à reconsidérer», dans Ph. Sénac et N. Prouteau (éd.), Chrétiens et
musulmans en Méditerranée médiévale (VIIIe-XIIIe siècle). Échanges et contacts, Poitiers, 2003, pp.
33-65. Pour al-Andalus, Carmén MARTINEZ, El ribât en el Mediterráneo Occidental: Ifrîqiya y al-
Andalus. Dos ejemplos de religiosidad (siglos IX-XI d. C.), Universidad Autónoma de Madrid,
1994 (thèse que je n’ai pu consulter). Pour un aperçu des publications, avant 1990, voir la
40 Christophe Picard

cellules individuelles alors que la fonction défensive y apparaît très


secondaire, rappelant ce que les textes évoquent à propos des régions où les
murâbitûn s’établissent à la même époque, comme la zone d’Arrábida, au sud
de Lisbonne27, la région d’Almería ou encore la ligne du Douro; plutôt que
des postes fortifiés, ce sont les régions où ils se retirent qui intéressent les
volontaires, des ascètes guerriers, et des ulémas volontaires, qui sont les
principaux animateurs des lieux de ribat comme en Orient. S’il est difficile de
connaître le rôle de ‘Abd al-Rahmân II (822-852) dans la promotion d’un
mouvement en faveur des ribats, à l’heure des offensives vikings, l’institution,
récupérée et mise sous la tutelle du califat omeyyade, nous est mieux connue à
partir du Xe siècle. L’évolution est sensiblement la même au Maroc; ainsi, le
récit d’al-Bakrî (m. 1094) de la fondation du ribat d’Arzila, souligne bien que
ce n’est pas le souverain idrisside qui est à l’origine de l’institution mais des
tribus berbères de la côte inquiets des descentes vikings; de même, les
géographes arabes rapportent le nombre élevé de volontaires qui s’établissent
comme murâbitûn à Salé, face à la dissidence des Berbères Barghawâta,
dénoncés comme hérétiques et rebelles à l’islam; le rôle des émirs Ifrinides
reste au second plan28. Cette insistance à mettre en avant le volontariat des
populations, plutôt que le rôle des souverains rappelle assez exactement le
mouvement qui s’est développé plus tôt en Ifrîqiya, animé par les ulémas et
autres hommes pieux, contemporains de Sahnûn (777-855), le grand juriste qui
introduisit le malikisme dans l’Occident musulman et qui pratiqua
assidûment le jihad dans des lieux de ribat29. Quel que pût être le rôle des
autorités, Omeyyades, Aghlabides, il y a une coïncidence chronologique en
Occident entre, d’une part, la diffusion des traités de jihad orientaux, et celle
d’une jurisprudence malikite traitant, entre autres, ces sujets et, d’autre part,
l’essor d’un mouvement de ribat animé par des volontaires. Manuela Marín a

bibliographie de Mikel D E EPALZA dans la Revue de l’Occident de la Méditerranée Musulmane


(1994); sinon, Rafael AZUAR RUIZ , «Atalayas, Almenaras y Rábitas», dans Al-Andalus y el
Mediterráneo, 1995, Barcelone, pp. 67-85; Christophe PICARD , «Les ribâts au Portugal à
l’époque musulmane: sources et définitions», dans Mil anos de fortificações na Península Ibérica
et no Magreb (500-1500): Actas do Simpósio Internacional sobre Castelos, Lisbonne, 2001, pp. 203-
212. Pour l’archéologie, Rafael AZUAR RUIZ (éd.), La Rábita de las Dunas de Guardamar, Madrid,
1997 et ID ., «Una Rábita hispanomusulmana del siglo X (Guardamar del Segura, Alicante,
España)», Archéologie Islamique, 1 (1991), pp. 109-122; Carlos ESCÓ, Josep G IRALT et Philippe
SÉNAC, Arqueología islámica en la Marca Superior de al-Andalus, Saragosse, 1988.
27
Christophe PICARD et Isabel C. FERREIRA FERNANDES , «La défense côtière au Portugal à
l’époque musulmane: l’exemple de la presqu’île de Setúbal», Archéologie Islamique, 8-9 (1999),
pp. 67-94.
28
AL-BAKRÎ, Kitâbu l-masâlik wa l-Mamâlik, éd. et tr. de M. Gukin de Slane : Description de l’Afrique
septentrionale par Abou Obeïd el-Bekri, Paris, 1965; éd. p. 111, trad p. 220. IBN HAWQAL, Kitâb
Surat al-ardh, éd. de Johannes H. Kramers dans Viae et regna. Descriptio ditionis moslemicae, Leyde,
1938-1939 ; tr. de Johannes H. Kramers et Gaston Wiet : Configuration de la Terre, 2 vol., Paris-
Beyrouth, 1964, éd. pp. 81 et s., trad. pp. 112 et s.
29
Manuela MARÍN , «El ribat en al-Andalus y el Norte de Africa», dans La Rápita islámica:
historia institucional i altres estudis regionals, San Carles de la Rápita, 1994, pp. 121-130.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 41

montré le lien étroit entre ces deux phénomènes pour l’Ifrîqiya, tout aussi
valable pour al-Andalus. À la période suivante, le califat omeyyade reprend à
son compte cette dynamique. C. de la Puente indique en effet que le nombre
de volontaires issus des milieux des ulémas andalous, n’avait jamais été aussi
élevé qu’au cours du règne d’al-Hakam II, période il est vrai, mieux servie par
les sources que celles qui précèdent et qui lui succèdent.
L’autre lien générique qui unit l’Orient à l’Occident, est donc celui des
écoles juridiques. On a vu que les écrits hérités de la période de la Prophétie et
de la conquête avaient connu une grande diffusion et accompagnèrent l’essor
du jihad des ulémas. Parallèlement, les liens entre Orient et Occident ont
favorisé la circulation des contenus définissant le jihad, par le biais de
l’introduction du malikisme. Il est vrai que des incertitudes planent sur les
sujets dictés à ses disciples à Médine par Malik b. al-Nâs (m. 795): son
enseignement, transmis et diffusé vers l’Irak par al-Shaybanî (m. 805), ne
contient pas de passage dévolu au jihad; en revanche, dans la version
retrouvée à Cordoue, émanant d’al-Masmûdî (m. 848), un chapitre est
consacré au jihad et ressemble par beaucoup de points à l’œuvre d’al-
Mubârak. En conséquence, les origines des liens entre malikisme médinois et
le jihad restent incertaines. En revanche, par Sahnûn à Kairouan ou par la
version de la Muwatta d’al-Masmûdî à Cordoue, il ne fait guère de doutes que
le malikisme fit voyager le concept de jihad, né en Orient et dont on retrouve
la trace dans les écrits diffusés vers le Maghreb et al-Andalus dès la première
moitié du IXe siècle, au moment où le mouvement du ribat prend de
l’ampleur30.
À côté de cette filière juridique, un autre courant se développe, toujours
dans le même sens, qui réunit également les deux rives de la Méditerranée
musulmane sur la conceptualisation du jihad. A partir de la fin de la période
omeyyade et surtout à l’époque abbasside, commence une nouvelle forme de
diffusion de la théorie du jihad, cette fois-ci, sous le contrôle des califes. Selon
M. Bonner, l’obligation qu’ont les califes abbassides d’intervenir sur la
frontière arabo-byzantine dès leur accession au pouvoir, au milieu du VIIIe
siècle, a donné une nouvelle impulsion à ce qu’on peut appeler un “jihad
d’État”, ayant des effets durables sur l’évolution de son contenu. C’est plus
spécialement à partir du règne de Hârûn al-Rashîd, le “calife-ghâzî”, que les
juristes déterminent les contenus du jihad, à partir de nouvelles expériences.
En particulier, à la demande du calife dont il est un proche conseiller, al-Shafi‘î
(m. 820), fondateur d’une des écoles (madhâhib) juridiques sunnites, développe
sa conception du jihad en s’appuyant sur la tradition coranique et surtout sur
celle des hadiths, pour établir une étroite relation entre le jihad et le souverain,
à qui incombe de mener la guerre contre l’infidèle. C’est au même moment,
30
Sur la diffusion du malikisme et de ses contenus au Maghreb et en al-andalus, Vincent
LAGARDÈRE, Histoire et société en Occident musulman au Moyen Âge. Analyse du Mi‘yâr d'al-
Wansharîsî, Madrid, 1995.
42 Christophe Picard

vers la fin du VIIIe siècle, qu’apparaît dans les textes juridiques la notion
binaire de domaine de l’islam (dâr al-islâm) opposé au domaine de la guerre ou
de l’infidélité (dâr al-harb, dâr al-kufr)31, qui consacre l’existence d’une frontière
séparant la terre du salut de celle à conquérir et à soumettre à la loi de l’islam;
s’appuyant sur le fait que la guerre fut toujours assujettie à l’autorité
souveraine, du Prophète d’abord, de ses successeurs ensuite, l’association
étroite entre jihad et sultân (pouvoir) devient une base essentielle de l’autorité
du calife abbasside. Cette mise au point coïncide avec l’implication
personnelle de Hârûn al-Rashîd dans la politique frontalière, surtout après
l’élimination des Barmakides en 187/803. Il apparaît à la tête de ses troupes
comme mujâhid – on ignore si le terme est utilisé –, sur le front byzantin. Dans
le même temps, il réforme la marche frontalière (Thughûr), désormais désignée
sous le nom d’al-‘Awâsim, et fait écrire à ses secrétaires des traités de
gouvernement, des poèmes et une chronographie qui encadrent la diffusion
du jihad califal et mettent en valeur l’image du calife-ghâzî; cet effort porté
sur la relation directe entre souverain et guerre contre l’infidèle induit
l’affirmation selon laquelle le jihad est désormais devenu une des sources de la
légitimité califale32. En même temps, la frontière arabo-byzantine, barrière
fortifiée et défendue par le souverain, dressée entre la “maison” (dâr) de
l’Islam et celle de l’infidélité et de la guerre, est devenue le lieu où se concentre
à la fois les espoirs de martyre des volontaires et l’expression d’un jihad mené
par le souverain. Lorsque les califes abbassides ne peuvent plus prétendre
contrôler la frontière, c’est aux princes qui gouvernent ces régions qu’incombe
la responsabilité du jihad; toutefois, leur légitimité passe par une
reconnaissance formelle mais indispensable, du califat sur leur habilitation à
conduire le jihad, toujours au nom de l’émir des croyants.
Dès la deuxième moitié du IXe siècle, les souverains de Bagdad perdent en
effet l’initiative de la guerre sur la frontière, mais la doctrine shafiite demeure,
reprise par les souverains frontaliers; on la retrouve par la suite sous
plusieurs formes. Le texte le plus célèbre qui rappelle que la défense de la
frontière est un des devoirs essentiels du calife, est celui du juriste al-Mawardî
(974-1058) :

[Le calife doit] approvisionner les places frontières et y mettre des garnisons
suffisantes pour que l’ennemi ne puisse, profitant d’une négligence, y commettre de
méfait ou verser le sang soit d’un musulman, soit d’un allié […] Combattre ceux
qui, après y avoir été invités, se refusent à embrasser l’islam, jusqu’à ce qu’ils se
convertissent ou deviennent tributaires, à cette fin d’établir les droits d’Allâh en
leur donnant la supériorité sur toute autre religion33.

31
F. DONNER, «The Sources…», pp. 50-52
32
M. BONNER, Aristocratic violence…, pp. 97-106.
33
AL-MAWARDI, Les statuts gouvernementaux…, pp. 30-31.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 43

Si le calife n’a plus le pouvoir de mener la guerre contre les ennemis de


l’islam, il est toujours considéré théoriquement comme le souverain légitime,
successeur du Prophète, seul apte à proclamer le jihad. L’établissement de
cette définition dite défensive du jihad remonte également au règne de Hârûn
al-Rashîd; son cadi, Abû Yûsuf Ya‘qûb (m. 798) en traite à propos de la
conquête dans le livre d’administration qu’il rédige à la fin du VIIIe siècle et le
sujet est relayé par Qudâma b. Ja‘far dans son Kitâb al-Kharâj, livre
d’administration écrit pour le calife de Bagdad environ un siècle plus tard
avec des termes plus précis34.
C’est dans cet esprit que des fuqahâ’ syriens hanafites s’adressent d’abord
au calife al-Mustazhir pour qu’il proclame le jihad contre les croisés, l’année
même où les Francs arrivent; il n’envoya pas de troupes mais en 491/1097-
1098, il avait donné l’ordre au chef turc Barkyârûq, basé en Syrie, de combattre
les Francs; une délégation revient en 500/1106-1107, sans plus de résultat et
malgré une promesse du souverain, et ce n’est qu’en 506/1112-1113 que le
calife consent à envoyer des troupes turques, après la venue d’une nouvelle
délégation d’Alépins; on peut supposer que c’est avant tout l’échec des
sultans frontaliers face aux assauts des croisés qui pousse les élites savantes de
Syrie à se tourner vers le calife35. De toute façon, la démarche auprès d’un
souverain légitime mais sans pouvoir réel indique combien la doctrine
demeure forte dans l’esprit de beaucoup de contemporains.
Al-Sulamî, juriste damascène, auteur du premier traité de jihad
contemporain des croisades, daté de 499/1105, dénonce l’attitude des
souverains syriens face à l’agression chrétienne, et entend pousser ces derniers
à assumer leur devoir en lançant le jihad. Or, sa démarche s’inscrit elle aussi
dans la tradition bagdadienne. Il rappelle d’abord l’obligation faite à chaque
musulman de mener la guerre au nom de l’islam puis celle du souverain
frontalier d’organiser la défense du territoire de l’Islam, en s’appuyant sur le
souvenir d’un jihad initié par les califes rashîdûn:
Les quatre [premiers] califes, aussi bien que tous les compagnons [de
Muhammad], se sont mis d’accord, après la mort du Prophète, [sur le fait] que le
jihâd est le devoir de tous [les musulmans]. En effet, aucun des quatre ne le
négligea au cours de son règne, son exemple étant suivi par les califes postérieurs à
leur tour. Tous les ans, le souverain menait personnellement des incursions [contre
le territoire des infidèles] ou bien il chargeait quelqu’un de les mener à sa place. Les

34
ABÛ YÛSUF YA‘QÛB, Le Livre de l’impôt foncier, trad. d’Edmond Fagnan, Paris, 1921; QUDÂMA
IBN JA ‘FAR , Kitâb al-Kharâj wa Sinâ‘ ât al-kitâba, éd. et trad. partielle de Michaël J. de Goeje,
Leyde, 1889 (rééd. : 1967); trad. espagnole de Jorge Lirola Delgado dans El poder naval de al-
Andalus en la época del califato omeya, Grenade, 1992, pp. 397-399.
35
E. S IVAN , L’Islam et la croisade…, pp. 23-35; C. HILLENBRAND , The Crusades…, pp. 69 et s. ;
Carole HILLENBRAND, «Al-Mustazhir», Encyclopédie de l’Islam, 7, 754b (C.D. Rom).
44 Christophe Picard

choses furent ainsi jusqu’à ce qu’un certain calife négligeât ce devoir à cause de sa
faiblesse36.

Ainsi, les deux rameaux du jihad sont réunis et subordonnés l’un à l’autre
et l’on constate que les liens qui unissent le jihad au califat restent forts dans
l’esprit des juristes, même si les Abbassides n’ont plus les moyens de conduire
la guerre: sa caution reste nécessaire, mais l’effort doit venir des chefs de
guerre frontaliers. Nous verrons que cette position établie au temps des
premiers Abbassides eut également une forte résonance dans les chroniques
d’al-Andalus.
Après l’époque d’élaboration, le jihad est instrumentalisé par les
souverains frontaliers, particulièrement lorsqu’un danger menace le dâr al-
Islâm : l’exemple le plus célèbre est celui des Hamdanides et plus
particulièrement de Sayf al-Dawla (940-967) qui combattit Nicéphore Phokas,
à un moment où les Byzantins lançaient des offensives en Syrie et plaçaient
eux-mêmes le combat contre les musulmans dans une dimension sacrée37.
Cette célébrité tient largement à la qualité exceptionnelle des poètes de sa cour
– al-Mutannabî, Abû l-Firâs – et du prédicateur Ibn Nubâta, mis à contribution
pour propager les mêmes arguments qui visent essentiellement à relever les
mérites du souverain. Son échec importe peu. Toutefois, la Syrie n’est pas la
seule région concernée: la Méditerranée dans son ensemble est devenue terre
et mer de jihad, or les arguments en sa faveur ne diffèrent pas dans le fond de
ceux que les juristes du Proche-Orient avançaient depuis la fin du VIIIe siècle.
Les Aghlabides en font un des piliers de leur politique au IXe siècle. Selon
Mohamed Talbi, la justification des opérations militaires, en particulier
l’attaque de la Sicile, a entraîné une large propagande mettant étroitement en
avant le souverain et son autorité dans la conduite du jihad, après une révolte
qui avait failli l’abattre; on en retrouve la trace, tardive certes, dans les
chroniques et les descriptions géographiques de l’Ifrîqiya38. Ibn ‘Idhârî
rapporte une anecdote qui rend compte de la volonté de Ziyâdat Allâh (817-
838), le promoteur de la conquête de la Sicile, de laisser une image d’émir
voué au jihad. Il déclara vouloir trouver le pardon de Dieu par quatre œuvres
pies dont la principale avait été la fondation du ribât de Sousse, alors que
l’édifice généralement désigné comme tel avait déjà été érigé à la fin du siècle
précédent: en réalité, c’est la ville entière qu’il considérait comme un ribat et
qu’il enrichit de travaux de fortification; surtout il en fit le port
d’embarquement des murâbitûn pour la Sicile39. La nomination à la tête de

36
Emmanuel SIVAN, «La genèse de la contre-croisade: un traité damasquin du début du XIIe
siècle», Journal Asiatique, 254 (1966), pp. 197-224; p. 41.
37
E. SIVAN, L’Islam et la croisade…, pp. 11-13, qui cite les travaux de Marius Canard.
38
Mohamed TALBI, L'émirat aghlabide (184-296/800-909). Histoire politique, Paris, 1966, pp. 21-24,
380 et s.
39
IBN ‘IDHÂRÎ, Kitâb al-Bayân al-Mughrib (I et II): texte arabe des parties relatives au Maghreb et à
l’Espagne de la conquête au XIe siècle, éd. de Reinhart Dozy, revue par George S. Colin et
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 45

l’expédition sicilienne de 211/827, du vieux Asad b. al-Furât, cadi de l’émir,


n’ayant aucune expérience du commandement militaire, peut effectivement
passer pour une volonté de mettre en avant le mouvement de jihad qui
inspirait l’expédition. Les appels au volontariat et le nombre important de
personnages qui s’embarquèrent pour cette entreprise, mentionnés par les
sources biographiques, semblent confirmer l’intention du souverain de
proclamer un jihad offensif en terre infidèle, initiative bien perçue par les
milieux de lettrés. Signal tout aussi significatif du succès de cette politique,
l’effort dans la durée (827-902) – n’empêchant pas des moments d’accalmie
alternant avec de nouvelles phases offensives – pour mener à terme la
conquête de la grande île, exigeant un investissement important et régulier, en
particulier pour équiper les escadres qui amenaient les marins et le
ravitaillement sur l’île; il montre assurément l’attachement du pouvoir
aghlabide à l’aboutissement d’une telle entreprise.
Un tel succès doit également être associé au travail de fond de Sahnûn qui
consacra plusieurs passages de sa Mudawwana au jihad. Formé à Médine et en
Égypte, il reprit les préceptes malikites qu’il adapta à l’Ifrîqiya; on en trouve
la confirmation lorsqu’il aborde de nouveaux sujets comme les problèmes
maritimes, de peu d’intérêt pour les gens de Médine. En même temps, cette
adaptation d’un courant juridique né à Médine puis éprouvé en Égypte,
renforce les liens entre la tradition orientale et le malikisme maghrébin. L’une
des fatwas consacrées au jihad rendues par celui qui fut le grand cadi des
Aghlabides, le montre bien: il répond à une question posée sur le
commandement des troupes de volontaires, envoyées en Sicile. A ce sujet, il
défend l’idée du caractère individuel de l’engagement du volontaire mujâhid,
comme acte de piété choisi indépendamment du pouvoir et du
commandement, mais il conclut en indiquant que seul le sultân a la capacité de
mener à bien le jihad, nécessitant que ce soit l’émir qui en ait la charge et la
direction40. Ainsi, il reprend les mêmes fondements du jihad que ceux établis
par les shafiites, en distinguant d’une part le caractère individuel de
l’engagement, et d’autre part le cadre collectif de la direction politique du
jihad. C’est à partir de cette base qu’il adapta la jurisprudence malikite à de
nouveaux domaines et qu’il constitua, par exemple, l’ébauche d’un droit
maritime musulman qui prenait en considération le jihad mené sur mer41.
En s’appuyant sur son travail, les malikites, à partir de Kairouan, ont donc
établi et diffusé les règles d’un jihad dont le contenu paraît très proche de celui
énoncé en Orient par les fuqahâ’. Ils reprirent les principes issus de la politique

Évariste Lévi-Provençal, 2 vol., Leyde, 1948-1951; tr. d’Edmond Fagnan: Histoire de l’Afrique et
de l’Espagne intitulée al-bayano l-mogrib, 2 vol. Alger, 1901-1904: I, éd. p. 99, tr. p. 135. Sur la
dénomination de ribat, à propos de Sousse et Monastir, Ch. PICARD et A. BORRUT, « Râbata,
Ribât, Râbita… », pp.36-42.
40
M. TALBI, L’émirat aghlabides…, p. 417. SAHNÛN, al-Mudawwana, Le Caire, 1905, 3, p. 5.
41
M. TALBI, L’émirat aghlabides…, pp. 534-535.
46 Christophe Picard

menée par les gouverneurs abbassides de la fin du VIIIe siècle, à qui on


attribue la fondation des ribats de Monastir et de Sousse, puis par les
Aghlabides, dont le premier membre fut envoyé par Hârûn al-Rashîd en
Ifrîqiya pour rétablir l’ordre califal; mais surtout ils purent profiter de la
diffusion d’une source commune d’inspiration élaborée par les juristes
orientaux, et qui avait pour exemple originel la frontière arabo-byzantine, sous
contrôle du califat de Bagdad, à une époque où Malik b. al-Nâs exposait ses
propres théories à Médine. Ainsi, la conquête de la Sicile, dernier avatar des
“conquêtes arabes”, pouvait prendre l’allure d’un jihad “offensif”, s’inspirant
d’un modèle élaboré dans le cadre de la politique frontalière des Abbassides.
Par la suite, les traces du devenir du jihad dans les textes juridiques sont
difficiles à suivre, tant le sujet paraît peu abordé: en Ifrîqiya, après les
Aghlabides, ce sont les Fatimides qui s’accaparent la direction du jihad, sans
que l’on ait de détail concernant l’attitude des juristes malikites, ennemis des
califes ismaïliens. On peut tout juste noter quelques allusions, comme ce
propos du juriste malikite maghrébin Ibn Abî Zayd qui déclarait en 326/938:
«le jihâd est une obligation d’institution divine […] De deux choses l’une: ou
bien ils [l’ennemi] se convertissent à l’islamisme, ou bien ils paieront la
capitation, sinon on leur fera la guerre», propos qui rappellent à peu près
textuellement ceux des jurisconsultes abbassides, repris par al-Mawardî42.
L’évolution du discours juridique sur le jihad en al-Andalus est tout aussi
difficile à percevoir. Au-delà des affirmations générales consacrant la
péninsule Ibérique comme terre de jihad par le biais d’un hadith attribué à
Muhammad, et de mentions diverses de volontaires et de martyrs, la nature
des sources ne permet pas de préciser le rôle des fuqahâ’ dans l’évolution du
jihad dans cette région. En réalité, comme l’a montré Gabriel Martinez-Gros,
les sources de l’histoire des Omeyyades d’al-Andalus, rédigées ou réécrites
tardivement, au mieux à partir du Xe siècle et surtout après, sont dédiées à la
glorification des califes omeyyades de Cordoue. Elles consacrent le califat
sunnite d’Occident, avec tous ses attributs de la légitimité dont l’origine
remonte à l’établissement des descendants des califes syriens dans la
péninsule Ibérique; du coup, le jihad paraît “confisqué” par les souverains
arabes dès l’installation de ‘Abd al-RahmânI er à Cordoue en 139/756:
l’histoire de la conquête, sous la direction des califes syriens, puis la défense
du territoire d’al-Andalus sous l’émirat omeyyade, sont présentés comme des
phases qui annoncent le califat; reprise par les historiens et penseurs du XIe
siècle, nostalgiques de l’âge d’or du califat, l’histoire des Omeyyades devient
un modèle de gouvernement face aux divisions de l’âge des taifas43. Dans ces

42
Dans V. LAGARDERE, Les Almoravides…, p. 165.
43
Gabriel MARTINEZ GROS , L'idéologie omeyyade. La construction de la légitimité du Califat de
Cordoue (Xe-XIe siècles), Madrid, 1992, p. 134. Pour la frontière, voir Emilio MANZANO
MORENO, La frontera de al-Andalus en época de los Omeyas, Madrid, 1991; Philippe SÉNAC , La
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 47

conditions, seuls les califes de Cordoue incarnent le jihad, consistant en une


guerre de défense de l’Islam, menée sur les frontières chrétiennes d’al-
Andalus. Du coup, le rôle des malikites paraît également voué à la promotion
du jihad des Omeyyades, mais ils ne sont pas sollicités, sinon pour rappeler le
lien étroit entre le souverain et la direction de la guerre. Les études menées sur
le milieu des ulémas à partir des ouvrages biographiques, d’abord par
D.Urvoy puis par M. Marín ont permis de constater une adhésion de leur part
à la doctrine omeyyade et, selon C. de la Puente, une forte volonté d’y
participer. Cette pesanteur du pouvoir politique, comme à Bagdad au IXe
siècle, ou au Caire à l’époque fatimide, sur la promotion de la pratique du
jihad est encore plus manifeste sous le gouvernement d’Ibn Abî ‘Âmir al-
Mansûr et il faut attendre la crise politique du XIe siècle et l’affaiblissement des
souverains d’al-Andalus pour que ce soit les juristes qui apparaissent comme
d’actifs promoteurs du jihad44.
La disparition du califat omeyyade en 422/1031, laissait des souverains
musulmans sunnites d’Occident démunis: le souvenir des Omeyyades permit
à nombre d’émirs andalous du XIe siècle de s’appuyer sur cette légitimité
posthume et même de contester celle de l’émir almoravide lorsqu’il décida
d’annexer leurs principautés45; dans ces conditions, après sa victoire sur les
Castillans à Zallâqa en 479/1086, puis le désaccord entre les émirs andalous et
le chef almoravide, il paraît logique que Yûsuf b. Tâshfîn ait fait appel au seul
souverain sunnite qui pouvait lui reconnaître une légitimité face aux rois de
taifas d’al-Andalus, le souverain de Bagdad. Cela établi, l’appui des fuqahâ’
malikites à la cause almoravide dès le début du mouvement dans le sud
saharien, leur poids dans la décision de Yûsuf b. Tâshfîn de débarquer en terre
andalouse, après une longue hésitation de sa part, rendent évident le fait que
la caution que l’émir obtint du shafiite al-Ghazâlî, alors grand cadi de Bagdad,
n’était envisageable que dans le cadre d’un total accord de vue sur le jihad
entre malikites et shafiites. Or, même si de nombreux trous nous privent des
moyens de mesurer l’étroitesse des évolutions des points de vue sur le jihad
d’un bord à l’autre de la Méditerranée, on constate qu’il existait une unanimité
sur le concept du jihad. L’évolution esquissée plus haut sur l’élaboration
juridique du jihad explique, au moins en partie, cette similitude46. Les

frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècle). Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de
la reconquête aragonaise, Paris, 2000.
44
Pour s’en tenir à deux exemples du poids du politique sur les milieux savants : Évariste LÉVI-
PROVENÇAL, L’Espagne musulmane au Xe siècle. Institutions et vie sociale, Paris, 1932 (rééd. : 1996),
pp. 138-139; Pierre GUICHARD, De la expansión árabe a la Reconquista : esplendor y fragilidad de al-
Andalus, Grenade, 2002.
45
François CLÉMENT, Pouvoir et légitimité en Espagne musulmane à l'époque des Taifas (Ve/XIe siècle).
L'imam fictif, Paris, 1997, en particulier pp. 291 et s.
46
Le cas du jihad est loin d’être unique. Pour les problèmes de l’élaboration du droit musulman
dans le cadre des différentes écoles juridiques sunnites, se reporter à Joseph SCHACHT,
Introduction au droit musulman, Paris, 1999 (1964).
48 Christophe Picard

nombreuses interventions des juristes rédigées sur ce sujet à partir de la fin du


XIe siècle, permettent de mesurer plus encore cette concordance, d’une rive à
l’autre de la Méditerranée, démontrant l’influence de l’avis des shafiites sur ce
sujet, depuis le règne des premiers califes abbassides.
Pour la fin du XIe et le début du XIIe siècle, trois traités et recueils de fatwas
bien connus et largement étudiés, permettent de retrouver les thèmes évoqués
plus haut qui montrent que le discours qui est livré par les fuqahâ’, s’appuie
sur les bases juridiques de l’époque abbasside. Il fallait d’ailleurs que le
discours fût conservateur pour qu’il trouve sa légitimité; c’est ce sur quoi
insiste l’ensemble des auteurs concernés: le Syrien al-Sulamî, l’Irakien al-
Ghazâlî, tous deux shafiites, l’Andalou et malikite al TurtûÒî, tous trois ayant
donné leur avis au même moment, c’est-à-dire celui où les Latins attaquent47.
Nous avons déjà vu que le premier propos d’al-Sulamî portait sur la
doctrine d’un jihad conduit par le souverain depuis la période de la Prophétie
et qu’il dénonçait la perte d’une pratique que les émirs et sultans syriens
devaient reprendre à leur compte. Le rappel d’al-Sulamî sur l’obligation
individuelle de chaque musulman de mener le jihad lorsque le péril menace
l’Islam, n’est pas une spécificité shafiite, puisqu’elle est complémentaire et
assujettie à la conduite de la guerre par les souverains qui lèvent le nombre de
troupes nécessaires, selon la nature du danger. En faveur de Yûsuf b. TaÒ fîn,
les deux juristes sollicités, al-Ghazâlî et al-Turtû Ò î, reprennent bien
naturellement l’idée que le souverain qui contrôle des territoires limitrophes
du dâr al-harb, doit entreprendre et conduire le jihad. La différence des
contextes de la demande faite par l’émir aux juristes, explique des
justifications différentes, mais complémentaires et aboutissent au même
constat. Selon al-Ghazâlî,
Dieu garde ceux qui se mettent sous sa protection, car reconnaître le calife est ce
que doit faire toute personne détenant une autorité sur quelque territoire
musulman, tant en Orient qu’en Occident […] Si un tel gouvernant (malik) en
exercice proclame sa fidélité au califat abbasside, tous, sujets et autorités, doivent le
respecter avec soumission, se sentir obligés de l’écouter et de lui obéir […] L’émir
[almoravide] et ses gens doivent combattre ses insoumis, spécialement quand ils
ont demandé aide aux chrétiens polythéistes, leurs alliés, devenant ennemis de
Dieu par opposition au Musulmans qui sont les alliés de Dieu48.

Quant à al-Turtûshî, répondant à la sollicitation de l’émir depuis sa retraire


d’Alexandrie, après avoir rappelé que le jihâd était une obligation qui

47
E. SIVAN, «La genèse de la contre-croisade…», pp. 197-224; p. 41.
47
E. SIVAN, «La genèse de la contre-croisade…» et L’Islam et la croisade… ; Maria Jesús VIGUERA
MOLÍNS, «Las cartas de al-Ghazâlî y al-Turtûshî al soberano almoravid Yûsuf b. Tâshfîn», Al-
Andalus, 42/2 (1977), pp. 361-374.
48
M. J. VI G U E R A MO L Í N S, «Las cartas de al-Ghazâlî y al-Turtûshî…», pp. 353-356;
V.L AGARDERE, Les Almoravides…, p. 171.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 49

incombait à tous les musulmans (farada l-jihâd ‘alâ kâffati l-muslimîn), il


déclarait: «le jihâd contre les mécréants est une obligation pour toi sur les
frontières du pays d’al-Andalus dont tu es proche, car tu es le roi musulman le
plus proche d’elles »49. On le constate, les deux avis, partis de bases
différentes, aboutissent aux mêmes conclusions.
Comme le note J.-M. Mouton à propos des fuqahâ’ de Damas à la même
époque, ce qui différencie les écoles juridiques ne tient pas à la doctrine sur le
jihad, mais à la réaction des hanafites et hanbalites d’un côté, et des Shafiites
de l’autre, face aux succès des croisés. Les premiers, en général originaires de
régions orientales de l’empire, se rendent à deux reprises à Bagdad pour
obtenir de l’aide du calife abbasside, en 492/1099, juste avant la chute de
Jérusalem, et en 523/1129. Les seconds, originaires de Damas à l’instar d’al-
Sulamî, préfèrent adresser un vibrant appel au jihad au souverain et à la
population de la capitale syrienne. Toutefois, c’est lorsque les souverains
artuqides décident de prendre à leur compte cette promotion du jihad afin de
renforcer leur pouvoir et de consolider leur légitimité – Tughtakîn est atabeg
du prince Saljoukide Duqâq et n’a donc aucune légitimité – que l’utilisation du
jihad connaît un tournant, dans la mesure où, selon J.-M. Mouton, il «n’est
plus alors une obligation imposée de l’extérieur par le sultan ou par le calife
fatimide, [mais] il fait partie désormais des obligations du prince et compte
ainsi, pour la première fois, au nombre des recommandations que le
souverain, en l’occurrence Tughtakîn, adresse à son fils sur son lit de mort [en
1128]» 50. C’est également à partir de 523/1119, l’année de la victoire de Darb
Sarmâna (Ager Sanguinis des Francs) qu’apparaît le titre de Nâsir al-mujâhidîn
dans la titulature de Tughtakîn. Sur une inscription funéraire, les titres de
mujâhid et de murâbit lui sont associés51. C’est donc sous l’impulsion des
fuqahâ’ que la situation évolue au Proche-Orient, plus de vingt ans après
l’arrivée des Francs; toutefois, cette modification porte sur l’attitude du prince
qui a veillé à sa postérité en s’appuyant sur l’avis des juristes mais aussi en
sollicitant les poètes pour faire émerger une nouvelle image du souverain, en
relation avec la situation particulière de la Syrie. L’attitude des successeurs
bourides, plus préoccupés par le danger que représente à leurs yeux la
dynastie zankide d’Alep, conduit à l’abandon de leur part de titres se
rapportant au jihad; ce sont désormais les émirs d’Alep qui prennent le relais,
surtout après que Zankî se soit emparé d’Édesse. L’évolution du jihad se
mesure, dans les sources, par rapport à l’attitude des princes, et non au
nombre de volontaires, même si ceux-ci sont de plus en plus nombreux à
Damas et jouent un rôle particulier lors de l’attaque de la capitale syrienne par
les croisés en 543/1148.

49
M. J. VI G U E R A MOLÍNS, «Las cartas de al-Ghazâlî y al-Turtûshî…», p. 341-353; V.
LAGARDERE, Les Almoravides…, p. 172.
50
J.-M. MOUTON, Damas et sa principauté…, p. 62.
51
Ibid., p. 62.
50 Christophe Picard

En Occident, comme en Orient, dans la ligne d’une tradition solidement


établie depuis l’époque abbasside et relayée par les malikites, le caractère
individuel du jihad n’a jamais disparu et, selon C. de la Puente, le volontariat
demeurait vivace tout au long du Xe siècle; mais là encore, l’exercice du
m u t t â w i ‘ ou du m u j â h i d est assujetti, selon les juristes malikites, à
l’organisation collective animée par le pouvoir légitime. Le reflet des attitudes
de la population andalouse paraît d’autant plus subjectif que c’est là aussi le
comportement des souverains qui est mis en exergue par des auteurs acquis à
leur cause, et non celle des volontaires qui sont intégrés aux contingents des
armées régulières du prince. De ce fait, comme l’indique à juste titre Pascal
Buresi, c’est «la victoire [qui] consacre le jihad» et l’on pourrait ajouter que la
défaite ou la faiblesse du souverain entraînent l’absence de référence au jihad
de la part du pouvoir, laissant la place à des juristes et lettrés critiques52. Si la
sollicitation au jihad par le souverain fut amorcée plus tôt en Occident qu’en
Orient, c’est à cause du moment des événements qui motivèrent ce recours:
l’attaque castillane commence en 466/1064 avec la prise de Coïmbre et connaît
un tournant avec la chute de Tolède en 487/1085, quatorze ans avant que les
croisés n’arrivent sous les murs d’Antioche.
L’autre différence entre Maghreb et Mashreq tient à la situation particulière
qui découle de la victoire almoravide à Zallâqa en 479/1086 contre
AlphonseVI de Castille et de l’échec des musulmans coalisés devant la
forteresse d’Aledo, deux années plus tard: ce sont les dissensions avec les
mulûk al-tawâ’if d’al-Andalus qui motivèrent l’appel de l’émir Yûsuf b. Tashfîn
à un soutien du calife pour légitimer un jihad interne sur le territoire andalou
contre d’autres musulmans, et non sa victoire sur les chrétiens, fêtée
unanimement par l’Islam entier53. Toutefois, là encore, le recours au jihad pour
combattre des musulmans considérés comme hors la loi, n’est pas une
nouveauté: par exemple, selon Ibn ‘Idhârî, l’émir aghlabide Ziyâdat Allâh III
fit condamner les Fatimides en 291/903-4 par les juristes malikites d’Ifrîqiya,
rassemblés pour la circonstance:

Les juristes proclamèrent l’anathème (yal‘ana) contre lui, le [Abû ‘Abd Allâh al-
Tâ‘î] déclarèrent hors la loi, engagèrent le peuple à le combattre et rendirent des
consultations proclamant le jihâd. Ziyâdat Allâh envoya au calife abbasside des
présents […] dont une inscription formée par des deux vers: […] En toutes choses,
Dieu t’a donné pour aide suffisante Ziyâdat Allâh b. ‘Abd Allâh, l’épée de Dieu,
qu’il suffit de dégainer pour la protection du calife54.

52
P. BURESI, La frontière…, p. 280.
53
Vincent LAGARDÈRE , Le Vendredi de Zallâqa, 23 octobre 1086, Paris, 1989 ; Les Almoravides
jusqu’au règne de Yûsuf b. Tâshfîn (1039-1063), Paris, 1989.
54
IBN ‘IDHÂRÎ, Kitâb al-Bayân al-Mug˘rib (I et II) : texte arabe des parties relatives au Maghreb et à
l’Espagne de la conquête au XIe siècle, éd. de Reinhart Dozy, revue par George S. Colin et Évariste
Lévi-Provençal, 2 vol., Leyde, 1948-1951 ; tr. d’Edmond Fagnan, Histoire de l’Afrique et de l’Espagne
intitulée al-bayano l-mogrib, 2 vol., Alger, 1901-1904 ; éd. p. 137, trad. p. 185.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 51

Les juristes malikites de Kairouan, avec la bénédiction du calife sunnite,


s’opposent aux shiites par une fatwa proclamant le jihad; le principe et le
mécanisme sont, d’un point de vue juridique, strictement les mêmes que ceux
qu’utilise l’émir almoravide pour disqualifier les rois de taifas. Selon V.
Lagardère, c’est l’initiative des fuqahâ’ andalous, sollicités par les émirs de
taifas ayant besoin de l’armée almoravide pour empêcher AlphonseVI de
s’emparer de leurs territoires, qui amorça le mécanisme aboutissant aux
fatwas rendues par al-Ghazalî en faveur de l’émir almoravide; leur attitude à
l’égard des rois de taifas indique qu’ils continuèrent à soutenir l’émir berbère
et favorisèrent sa démarche, accomplie par le plus compétent d’entre eux, Ibn
al-‘Arabî. Aussi bien en Ifrîqiya qu’en al-Andalus, l’accord paraît total entre
pouvoir politique et pouvoir juridique, mais ce sont les politiques qui décident
en fin de compte.
Ce sont plus les circonstances qui expliquent les différences de démarches
entre souverains occidentaux et orientaux. En revanche, le fait que les émirs
maghrébins n’hésitent pas à faire appel à la protection institutionnelle du
calife oriental et aux préceptes juridiques des shafiites, rappelle la concordance
des principes sur le jihad, qui découle du long temps de maturation et
d’évolution des opinions juridiques suscitées par les gouvernements, puisant à
une source commune élaborée à Bagdad entre le VIIIe et le IXe siècle, depuis
l’avènement abbasside et des madhâhib – les écoles juridiques de l’islam
sunnite. Au XIe siècle, ce qui pousse le souverain almoravide à faire appel au
calife, c’est la situation politique qui laisse l’Occident sunnite sans base
légitime depuis la disparition du califat omeyyade: à l’image des Aghlabides
au IXe siècle, ou des émirs et sultans d’Orient, il fait reconnaître son autorité en
s’appuyant sur la légalité califale. Entre-temps, le jihad est devenu, sous la
pression des chrétiens, le gage d’une conduite du souverain qui légitime son
action et donc son pouvoir; ce qui conditionne le moment où le souverain fait
appel au jihad, c’est l’instant du danger qu’incarne l’agressivité chrétienne
alors que l’appartenance à une école juridique importe peu.
L’autre différence qui apparaît, tient à la nature de la propagande:
l’adoption du titre de mujâhid dans la titulature des princes orientaux paraît
effectivement étrangère à l’Occident. Est-ce un héritage de la documentation –
particulièrement celle monumentale et épigraphique – déficiente en Occident,
comme le pense P. Buresi55? Pour une part cela fait peu de doutes; toutefois, il
faut aussi s’intéresser à la nature du discours qui accompagne l’effort pour le
jihad, affiché par les souverains orientaux et occidentaux. A ce titre, nous
retrouvons également une tradition établie en Islam depuis ses débuts, dans
les récits “épiques” dont il a déjà été question. En effet, le jihad représente un
devoir de nature religieuse qui concerne tous les croyants; le rôle du
souverain qui fait face à l’ennemi, est de conduire cette guerre, soit pour

55
P. BURESI, La frontière…, p. 41.
52 Christophe Picard

étendre le dâr al-Islâm, soit pour en défendre l’intégrité. Plus que la théorie des
juristes, par ailleurs nécessaire, ce sont alors les récits de règne, véhiculés par
la chronographie, qui servent de support principal à cette idéologie. Or, il
apparaît que si les milieux de juristes continuent, à la demande de leurs
souverains ou parce qu’ils en ressentent la nécessité face à un danger, de se
réserver la définition du jihad, les chroniques ont, pour leur part, comme les
ouvrages géographiques dans un autre registre, un rôle de mise en valeur du
devoir de jihad du souverain à jouer.

2. Les chroniques, support essentiel d’un “jihad d’État” ?


Les traités de juristes du XIe siècle sont les premiers à faire du récit de la
guerre un argument majeur en faveur du jihad: cette association entre les
principes religieux du jihad et la conduite de la guerre légitimant celui qui
conduit l’armée n’est pas un effet du hasard, car elle remonte aux sources
mêmes de la conception du jihad. Il est frappant de constater que parmi les
juristes cités, deux des plus éminents propagateurs du jihad ont construit leur
argumentation sur la capacité militaire des souverains à mener le combat.
Comme on l’a constaté, dès le préambule, al-Sulamî rappelle que le jihad est
devenu réalité au début de l’Islam, lorsque les califes en prirent la direction56.
Il entend ainsi rappeler que c’est bien le fait de mener la guerre qui fait du
souverain un combattant du jihad. Les récits des expéditions qui rythment les
chroniques arabes médiévales, témoignent donc de la capacité militaire du
souverain. C’est pourquoi le juriste syrien consacre une bonne partie de son
traité à la façon de conduire la guerre, aux tactiques des Francs et à la manière
dont les souverains musulmans devaient en faire usage pour réussir à
renverser la tendance, favorable à ce moment-là aux chevaliers francs. Comme
le montre E. Sivan, les deux parties, juridique et tactique, sont
complémentaires. La même démarche se retrouve chez le juriste andalou al-
Turtûshî.
Pierre Guichard, dans le cadre d’une étude sur l’identité frontalière et sa
représentation, a mis en exergue l’importance que le juriste, originaire de la
région frontalière de l’Ebre, accorde à l’armement et aux tactiques des Francs,
qu’il juge supérieurs sur le champ de bataille, et des musulmans, dans son
célèbre Sirâj al-muluk57. Les longs passages consacrés à ce thème se situent
exactement dans le même registre que ceux rédigés par al-Sulamî; la
remarque qu’adresse al-Turtûshî dans sa réponse à Yusûf b. Tâshfîn, à propos

56
E. SIVAN, «La genèse de la contre-croisade…», p. 41.
57
Pierre GUICHARD, «Combattants de l’Occident chrétien et de l’Islam. Quelques remarques sur
leurs images réciproques (fin Xe s.-XIIe s.)», dans C. de Ayala Martínez, P. Buresi et Ph.
Josserand (éd.), Identidad y representación de la frontera en la España médiéval, Madrid, 2001, pp.
223-251; AL-TURTÛSHÎ, Abû Bakr, Sirâj al-mulûk, trad. esp. de Maximiliano Alarcón: Lámpara
de los príncipes por Abubéquer de Tortosa, Madrid, 1930, 2 vol.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 53

de sa légitimité à conduire le jihad, puise aussi son argumentation dans la


capacité du souverain à conduire la guerre:

Le jihâd contre les mécréants (kuffâr) est une obligation pour toi […] car tu es le
roi musulman le plus proche d’elles [les frontières] et tu as des chevaux, des armes,
des effectifs, des machines de guerre, des armées musulmanes, des soldats, tous à
tes ordres58.

Comme al-Sulamî, al-Turtûshî explique clairement que le seul souverain à


mériter le titre de mujâhid, est celui qui a la capacité à mener la guerre et à
battre l’ennemi. Au contraire, s’il détaille l’armement franc, en prenant
l’exemple de sa région natale, c’est pour affirmer la faiblesse des musulmans
d’al-Andalus. Nous retrouvons cette prise de conscience d’une supériorité
militaire des Francs à la même époque, chez d’autres auteurs occidentaux
comme l’émir ziride ‘Abd Allâh de Grenade59, ou en Orient, de la part
d’Usâma b. Munqîdh60. Elle représente le premier pas vers un possible
renversement de la situation et explique cette identification du jihad à
l’aptitude à remporter la victoire que l’on retrouve également dans le fait que
plusieurs auteurs arabes utilisent le terme jihâd pour affirmer aussi l’énergie
combative des ennemis: «En fait, ils [les Francs] mènent encore avec zèle le
jihâd contre les musulmans» déclare al-Sulamî qui ne réserve pas le mot
“jihad” aux seuls combattants musulmans61. La légitimité par la victoire, sorte
de vérité universelle du monde médiéval dans son ensemble, plonge ses
racines dans les récits antiques qui ont largement façonné la pensée
musulmane, en particulier à propos de la guerre62. Le récit de la guerre sert
également à démontrer ce qu’est la “guerre juste”, par opposition à la fitna ; là
encore, on ne peut parler ni de rupture ni d’une évolution nouvelle puisque,
parmi les premiers écrits historiques arabes, figurent les récits épiques – les
m a g h â z î , puis les futûh racontant la conquête arabe – particulièrement
nombreux et sources des premières chroniques, les akhbâr, puis des chroniques
proprement dites.
Hugh Kennedy analyse les récits des expéditions et des combats dans
l’œuvre d’al-Tabârî (m. 923), pour montrer la façon dont, à partir de sources

58
M. J. VI G U E R A MO L Í N S, «Las cartas de al-Ghazâlî y al-Turtûshî…», pp. 361-374 ;
V.L AGARDERE, Les Almoravides…, p. 172.
59
‘A BD ALLÂH , «Les mémoires de ‘Abd Allâh, dernier roi ziride de Grenade», éd. d’Évariste
Lévi-Provençal dans Al-Andalus, 3/2 (1935), pp. 233-344, 4/1 (1936-1939), pp. 29-143 et 6
(1941), pp. 1-63. Ed. intégrale, intitulée Tibyân ou Mudhâkarât al-amîr ‘Abd Allâh, Le Caire, 1955.
Trad. d’Évariste Lévi-Provençal et Emilio García Gomez: El siglo XI en primera persona (las
memorias de ‘Abd Allâh), Madrid, 1980.
60
U SÂMA b. MUNQÎDH , Kitâb al-I‘tibâr, éd. de Philip K. Hitti, Princeton, 1930, trad. d’André
Miquel: Des enseignements de la vie, Souvenirs d’un gentilhomme syrien du temps des croisades,
Paris, 1983.
61
E. SIVAN, «La genèse de la contre-croisade…», p. 42.
62
Idée défendue en particulier par P. Crone (voir note 2).
54 Christophe Picard

écrites du IXe siècle, il écrit une histoire qui se démarque des précédentes par
le fait qu’elle est dédiée au pouvoir et qu’elle met en valeur, avant tout, la
capacité militaire des souverains, afin de «montrer que la participation au
jihad et la défense des musulmans constituait désormais (fin du IXe siècle) la
principale revendication à la légitimité des Abbassides» 63. Cette inflexion du
récit historique, toujours selon le même auteur, n’est pas marquée par une
augmentation du nombre de récits de faits militaires, mais par la manière dont
il met en lumière le rôle des souverains qui les dirigent et de ses protagonistes,
dont les portraits qui sont dressés justifient le jihad. Ce n’est pas, par exemple,
le récit de l’expédition qui aboutit à la prise d’Amorium en 223/838, qui
importe à l’historien al-Tabârî, mais c’est le fait de montrer la compétence de
commandement du calife al-Mu‘tasim, qui conduisit l’entreprise, alors que le
rôle principal semble avoir été joué par l’un de ses généraux, AÒ inâs; au siège
d’Amorium, tous les ordres, toutes les initiatives, sont le fait du seul calife64.
C’est donc l’attitude du souverain en campagne, tel qu’il apparaît dans le récit,
qui est le véritable enjeu du compte rendu; l’accent donné à la conduite des
expéditions militaires, explique finalement que le terme jihâd apparaisse
beaucoup moins souvent que dans le contexte juridique ou idéologique. Ce
qui importe dans ce type de récit, c’est la façon dont le souverain mène la
guerre: alors il est question de soldats, d’armée en marche, de l’efficience des
commandants, et les termes qui définissent ce cadre sont ceux de ghazwa ou de
sayfa. On a vu, grâce à M. Bonner, que c’est la guerre sur les marches de la
frontière arabo-byzantine qui sert de toile de fond à cette construction du récit
du jihad65. On a vu qu’al-Mawardî définit le jihad par le biais des mesures
militaires que doit prendre le calife, pour assurer la défense du dâr al-Islâm66.
En Occident, il en va de même: les chroniques que l’on possède sur l’histoire
des émirs omeyyades, reposant sur des récits antérieurs, renvoient l’image de
souverains guerriers.
La littérature chronographique, telle qu’elle nous est parvenue, écrite à
partir du Xe siècle et après, se définit, selon G. Martinez-Gros, comme
l’affirmation d’une identité andalouse liée aux Omeyyades. Dans cette
«tragédie omeyyade» qu’il décrypte à partir des grands textes du XIe siècle, la
symbolique l’emporte sur l’information. Néanmoins, dans ces “récits”, il note
que le poids de la culture orientale, volontairement utilisée comme modèle,
pèse de toutes ses forces sur le style et les critères de l’écriture. Dans ces
conditions, le Muqtabis d’Ibn Hayyân, témoin majeur du temps omeyyade,
offre la possibilité de retrouver des modes de représentation du souverain au
combat qui sont liés au jihad. Quel que soit le sens qu’il a voulu donner à

63
H. KENNEDY, «Caliphs and their chroniclers…», p. 35.
64
Ibid., pp. 24-25.
65
M. BONNER, Aristocratic violence…
66
AL-MAWARDI, Statuts gouvernementaux…, pp. 30-31 en particulier le passage cité plus haut. Sur
la guerre frontalière qui suivit la conquête, M. BONNER, Aristocratic violence…
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 55

l’histoire des Omeyyades, Ibn Hayyân, puisant dans les chronographies


commandées par les califes de Cordoue, utilise les canons de l’écriture de
l’histoire arabe, adaptée au lieu et au temps qui est le sien, forgé par les
Omeyyades eux-mêmes. Il reste à trouver les moyens utilisés pour établir la
relation entre le souverain et le jihâd, qui s’exprime à l’occasion du récit des
campagnes militaires. Dans la partie consacrée au règne de ‘Abd al-
RahmânIII (912-961), aussi bien que dans celle qui concerne les années 971-
975 du règne de son fils al-HakamII, le terme jihâd est peu utilisé mais surtout
il apparaît réservé à certaines circonstances et à des supports scripturaires
particuliers.
Ainsi, pour le règne de ‘Abd al-RahmânIII, le terme jihâd est mentionné
deux fois dans une lettre insérée dans le récit, lue en chaire dans la mosquée
de Cordoue, rédigée par le secrétaire ‘Abd al-Rahmân b. Badr b. Ahmad pour
mobiliser des volontaires contre une offensive lancée en 307/919 par
OrdoñoII, roi de León. La lettre précise que le souverain prendrait la tête de la
contre-offensive dans le cadre du jihad (mujâhadat) et qu’il «prit la ferme
détermination de combattre en personne ce tyran» 67. Selon le Muqtabis, cette
campagne dirigée vers Muez, l’année qui suivit, fut la première expédition
contre les chrétiens dont le souverain prit lui-même la tête; jusque là il avait
combattu des musulmans, les rebelles à son autorité, en particulier Ibn
Hafsûn, et avait laissé à ses généraux et à ses vizirs la conduite de la guerre sur
les frontières contre les chrétiens, avec des fortunes diverses. La lettre, reprise
par l’auteur du XIe siècle, mentionne ce moment particulier où le souverain
décide de diriger lui-même l’armée contre les infidèles: il est à la fois
combattant du jihad, à titre personnel, et celui qui dirige le jihad, au titre de
souverain. En revanche, Ibn Hayyân utilise un tout autre vocabulaire lorsqu’il
décrit l’expédition (sayfa) proprement dite. Une nouvelle mention du jihad
apparaît à l’occasion de la chute et de la destruction en 315/928 de Bobastro, la
capitale du rebelle Ibn Hafsûn68; là encore, c’est dans une lettre envoyée par le
souverain aux provinces, annonçant et commentant la chute de la place qui
avait défié, en la personne d’Ibn Hafsûn, la dynastie musulmane, qu’apparaît
l’usage du mot jihâd. La lettre fait apparaître que la justification du jihad est
liée à l’apostasie du rebelle et que Bobastro, située au sud de Cordoue, abritait
donc des infidèles et non des dhimmî, intégrés à la société musulmane69. Une
fois de plus, le support énoncé où figure le terme jihâd et le caractère
particulier de l’ennemi concerné, qui avait mis en danger la dynastie,
expliquent l’emploi de ce terme, dans la logique du texte; l’expédition elle-
67
IBN HAYYÂN (Muqtabis V), Kitâb al-Muqtabis fi ta’rîkh rijal al-Andalus. Trad. esp. : Crónica del califa
‘Abd al-Rahmân III al-Nâsir entre los años 912-942, éd. de Pedro Chalmeta, Federico Corriente et
Mahmud Subh, Madrid, 1979 ; trad. de Maria Jesús Viguera et Federico Corriente, Saragosse,
1981 ; éd. pp. 156-157, trad. pp. 125-126.
68
Sur ces événements, Manuel ACIÉN ALMENSA, Entre el feudalismo y el Islám. ‘Umar Ibn Hafsûn en
los historiadores, en la fuentes y en la historia, Jaén, 1994 (rééd. : 1997).
69
IBN HAYYÂN, Muqtabis V, éd. p. 195, trad. pp. 125-126.
56 Christophe Picard

même, comme celles qui précèdent, révèle la nature de celui qui est combattu,
mais le vocabulaire décrivant l’expédition est celui de la guerre, parce qu’il
touche au déroulement militaire qui met en valeur les vertus de
commandement du calife.
Les conditions d’emploi du terme jihad sont similaires dans la partie
consacrée à trois des années de règne d’al-HakamII: il est également très
ponctuel dans le Muqtabis VII et il n’apparaît qu’en des occasions particulières.
En 362/973, le calife envoie par lettre une réponse au chef de son armée,
l’amiral ‘Abd al-Rahmân b. al-Rumâhis, lancée contre le rebelle berbère Hasan
b. Ghanûn al-Hasanî, qui s’est révolté contre le souverain omeyyade dans le
nord du Maroc. Le souverain considère le rebelle comme un hérétique parce
qu’il a semé la discorde au sein de la communauté musulmane, et de citer à
l’appui le passage du Coran invitant les musulmans à combattre celui des
croyants qui mène un combat injuste (XLIX, 9). On retrouve sa mention dans
une lettre écrite par un secrétaire du calife, envoyée l’année suivante, aux
gouverneurs et aux généraux des provinces d’al-Andalus; le texte revient sur
les victoires du général Ghâlib obtenues contre le même rebelle berbère et sur
la sécurisation du territoire berbère; en réalité, ce message est une
démonstration de la légitimité du califat omeyyade à l’adresse du monde
musulman dans son ensemble70. La partie de cette longue lettre qui invoque le
jihad, est consacrée à son combat contre les polythéistes, les shiites et les
hérétiques, coupables d’innovations illicites, catégorie dans lesquelles le
rebelle Ibn Ghanûn trouve sa place71. Une troisième fois, le mot jihâd apparaît à
l’occasion de la campagne de Gormaz, qui eut lieu entre avril et juillet
364/975, dans un récit particulièrement long; or ce terme n’y est utilisé qu’une
fois:

Le Premier de Ramadan/15 mai, des groupes de soldats volontaires, parmi les


habitants de Cordoue, commencèrent à se mettre en chemin en direction de la
Frontière Supérieure avec pour objectif d’aider les garnisons assiégées. Jour après
jour, désireux de participer au jihâd, ils se déplaçaient avec leurs gens et leurs
biens72.

Ailleurs, quelque soit la phase rapportée de cet épisode guerrier, c’est un


vocabulaire adapté à la sayfa qui est utilisé et le mot jihâd n’est pas directement
mentionné. Outre la rareté de l’emploi de ce terme, plutôt galvaudé à notre
époque, ce sont les circonstances de son usage dans le texte qui importent. Le
terme est associé aux passages de propagande qui concernent la personne du

70
G. MARTINEZ GROS, L'idéologie omeyyade…, où il montre, tout au long de sa démonstration,
l’affirmation toujours défendue de la vocation universelle – c’est-à-dire de l’islam – du califat
de Cordoue.
71
I BN HAYYÂN , Al-Muqtabis VII fi Akhbâr balad al-Andalus, éd. de ‘Abd al-Rahmân Hajjî,
Beyrouth, 1965; trad. d’Emilio García Gomez, Anales Palatinos del Califa de Cordoba al-HakamII ,
Madrid, 1967, p. 219.
72
Ibid., éd. p. 127, trad. p. 267.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 57

souverain, le plus souvent dans des lettres de harangue, ou bien, en une


circonstance particulière comme le départ spontané de volontaires
(muttawi‘ûn) pour aller aider les troupes régulières. L’utilisation du mot est en
quelque sorte un moyen de dramatiser un moment exceptionnel du combat
mené contre les rebelles à l’Islam, mais surtout il apparaît dans un type de
récit particulier, distinct du discours militaire.
Finalement, l’essentiel des mentions concernant la capacité du souverain à
mener le jihad, tient dans la description des campagnes militaires initiées par
le pouvoir. Le titre même du jihad n’apparaît pas ou rarement dans ce type de
récit et, comme dans les sources orientales, c’est un vocabulaire approprié qui
accompagne la description de la sayfa. La façon de mettre en évidence le seul
acteur important, à savoir le calife, explique l’ordonnancement du récit,
parfaitement décrit par G. Martinez-Gros dans son ouvrage sur L’idéologie
omeyyade. Si les premiers temps du règne de ‘Abd al-RahmânIII sont marqués
par sa propre participation aux campagnes, à l’instar de celle de Muez, à partir
de la défaite de Simancas en 237/939 le souverain omeyyade dirige les
campagnes depuis son palais. L’exemple de sa politique maritime exprime
clairement cette évolution. Ainsi, durant la première phase, l’auteur souligne
la présence du souverain sur les lieux de l’opération, en particulier lorsqu’il
lutte contre Ibn Hafsûn ou lorsqu’il réorganise la flotte pour empêcher celui-ci
de se ravitailler au Maghreb:

Al-Nâsir fit son entrée dans Algeciras le 1er juin 914 (4 dhû l-qa‘da 301) […]
Durant son séjour à Algeciras, il prit ses dispositions pour établir son autorité sur la
mer (amr al-bahr) et défendre l’accès de celle-ci aux gens des deux rives. Il ordonna
que tous les navires de mer basés à Málaga, Séville et les autres places en son
pouvoir, apportent avec leurs équipages qui étaient sûrs, leur équipement […] et se
rendent à l’entrée d’Algeciras. […] Depuis ce temps il gouverna la mer (fa-malaka l-
bahr mundhu hadhâ l-waqt)73.

Durant la deuxième phase, le récit est toujours centré sur le souverain, mais
il commande les opérations depuis sa capitale; du coup, tous les mouvements
partent de Cordoue ou Madînat al-Zahra et y aboutissent, du début à la fin des
opérations, même si c’est Almería, fondé pour devenir l’arsenal et l’amirauté
des Omeyyades, qui est le point de départ des opérations:
Au début de muharram 321 (janvier 933) de cette année, al-Nâsir destitua ‘Abd
al-Malik b. Sa‘îd, connu sous le nom d’Ibn Abî Hamâma de Pechina, et nomma à sa
place Ahmad b. ‘Îsâ b. Ahmad b. Abî ‘Abda, à la place de son gouvernement de la
kûra d’Elvira dont il fut dégagé; il lui confia la réparation de la flotte qui était
établie dans l’arsenal d’Almería; il la répara, l’augmenta et l’équipa avec tout ce qui
était nécessaire, toute chose dont il s’occupa prestement à Almería, à la perfection.
Quand ce fut terminé, al-Nâsir lui envoya des mercenaires depuis Cordoue, [sous le
commandement] des généraux Sa‘îd b. Yûnus et ‘Amr b. Maslama al-BâJî, pour

73
IBN HAYYÂN, Muqtabis V , éd. pp. 87-88, trad. p. 76-77.
58 Christophe Picard

qu’ils conduisent l’expédition qu’il avait ordonnée. Ibn Yûnus […] se dirigea vers le
pays franc […] A son général Sa‘îd b. Yûnus il lui ordonna de renforcer [la défense]
à Ceuta74.

La dissociation entre le gouvernement de l’arsenal et la construction des


navires, d’une part, et la prise de commandement et le départ des troupes
soldées qui se fait à Cordoue, d’autre part, permet de montrer que le
projecteur reste braqué sur le souverain, acteur unique et le seul décideur
lorsqu’une campagne est programmée.
Toutefois, c’est le règne de son fils al-HakamII qui marque la période
d’immobilisme total du calife, qui ne bouge jamais au moment où les troupes
partent en campagne. Le «califat immobile» de G. Martinez-Gros, selon ce
que nous rapporte Ibn Hayyân d’après le chronographe officiel du souverain,
Ahmad al-Râzî, n’en reste pas moins l’ordonnateur unique du jihad: la
campagne de Gormaz, déjà évoquée, occupe plus d’une vingtaine de pages,
alors que la portée militaire de l’événement, qui dure moins de trois mois et
qui fait apparaître, de surcroît, la faiblesse du califat qui doit se battre sur deux
fronts, au Maghreb et contre les chrétiens, est à peu près nulle. Pourtant la
mise en scène qui a pour cadre Madînat al-Zahra et occupe l’essentiel du récit,
distingue un apparat grandiose qui vise à mettre en exergue les mérites du
souverain; G. Martinez-Gros montre comment le palais du calife demeure le
point de fixation de toute la campagne. Le récit contient également tous les
éléments constitutifs d’une grande expédition (sayfa), et dévoile la capacité du
souverain à entreprendre le jihad. L’accent est d’abord mis sur l’adversaire qui
rompt la trêve et dont l’existence comme «polythéistes (mushrikûn) parjures et
ennemis de Dieu», et «infidèles» (kuffâr) est là pour rappeler la nécessité du
jihad; c’est la raison pour laquelle, précise le texte, le calife mobilise chaque
année une sayfa. Le théâtre des opérations est le thaghr, la frontière, lieu par
excellence du jihad et la forteresse de Gormaz est présentée comme l’une des
clefs du dispositif défensif.
Toutefois, le centre de la mise en scène reste le palais tout au long de la
campagne, et c’est le souverain qui orchestre l’ensemble des opérations: c’est
là qu’aboutissent toutes les informations et de là que partent tous les ordres;
malgré la place faite à Ghâlib, il n’est qu’un exécutant des décisions prises
dans la salle des cérémonies. La capacité du calife à mener le jihad est
démontrée par l’excellence de l’organisation militaire qui permet de mettre à
terre la dangereuse coalition formée par le comte de Castille et le roi de León.
La résistance des assiégés, la capacité à mobiliser des troupes malgré
l’engagement important au Maghreb dans le même temps, démontrent la
supériorité militaire d’al-Andalus et illustrent très exactement les propos d’al-
Turtûshî, dans sa lettre adressée à l’émir almoravide sur la correspondance

74
Ibid., éd. p. 312, trad. p. 220. Sur la fondation d’Almería, voir J. LIROLA DELGADO, El poder naval
de al-Andalus… , pp. 187 et s.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 59

entre la légitimité du prince et sa capacité à mener le combat victorieux contre


les chrétiens. Le moment le plus important se déroule, non pas sur le champ
de bataille au moment où le général fait reculer les chrétiens, mais auparavant,
dans la salle de réception, lorsque le calife, entouré des plus hauts dignitaires,
octroie le titre d’ «[homme] aux deux épées» (dhû l-sayfayn) à Ghâlib, car c’est
la décision que prend le souverain de faire confiance et d’honorer son meilleur
général qui permet la victoire. Ensuite, l’autre moment important, comme
pour chaque grande expédition, c’est celui du départ des troupes de Cordoue,
«défilé solennel et parfait, un départ imposant et admirablement organisé,
avec une foule d’une densité extraordinaire». L’énumération des forces qui
constituent les différents corps expéditionnaires, envoyés au fur et à mesure
que des renforts sont demandés, fait également partie des moments forts des
récits d’expéditions, qu’il s’agisse de l’armée régulière, de contingents de
mercenaires ou de volontaires; plus la diversité est grande, plus elle démontre
la capacité du souverain universel. La mention du ravitaillement, comme de
l’argent envoyé sur des routes sûres, renforce le sentiment d’une organisation
parfaite. Tous les ordres donnés, par lesquels Ibn Hayyân débute chaque
moment de la campagne, émanent du souverain, tandis qu’il est informé en
permanence par les courriers qui convergent à Cordoue. Pour finir,
l’humiliation des tyrans chrétiens qui marque la fin de la campagne, est
proclamée en chaire, dans les mosquées du Vendredi de Cordoue et de
Madînat al-Zahra, par la lecture d’une lettre triomphale composée par le vizir
et qâ’id Ghâlib lui-même75.
Quels que soient les attendus de ce récit qui clôt cette partie du Muqtabis,
dans le cadre d’une compréhension d’une «identité omeyyade», telle que l’a
décrite G. Martinez-Gros, les récits des campagnes lancées contre les chrétiens
ou contre les Fatimides et leurs représentants, rappellent par leur construction
et par les objectifs visés par le narrateur, la chronographie orientale mise au
service du souverain. Ce sont les récits de ces campagnes qui légitiment
véritablement le souverain mujâhid, plus encore que les rappels des
dispositions du jihad dans des traités théoriques. Ces compte rendus
n’utilisent pas les mêmes procédés que les rapports des juristes sur le devoir
du jihad, mais ils visent le même objectif: légitimer l’action du prince. On a le
sentiment, à confirmer par une enquête plus systématique, que le vocabulaire
lui-même est propre à chaque genre, jusqu’au mot de jihâd qui ne semble
trouver sa place dans les chroniques consacrées au souverain, que dans des
circonstances particulières et bien délimitées76. On peut supposer que l’on
retrouve les mêmes barrières dans la poésie: les poèmes qui sont insérés dans
la chronique et qui sont voués à la gloire guerrière du souverain omeyyade, ne
contiennent pas non plus de mention du mot “jihad”. Pourtant, une partie très

75
IBN HAYYÂN, Muqtabis VII, éd. pp. 122v.-135r., trad. pp. 258-281.
76
C’est là un sentiment et non une affirmation; en effet, une étude plus systématique serait
nécessaire.
60 Christophe Picard

importante du Muqtabis est consacrée aux expéditions militaires et donc,


s’attache à dévoiler la capacité des souverains omeyyades à conduire la guerre
légale et nécessaire pour l’Islam. Décrire par le menu ces campagnes
représente donc aux yeux du chroniqueur arabe le meilleur moyen de qualifier
le bon combat et de disqualifier la mauvaise guerre.
A la lumière de ces récits, les rapports de l’activité militaire d’Ibn Abî
‘Âmir al-Mansûr sont donc les héritiers directs de cette tradition omeyyade du
récit de la guerre/jihad. La grande différence, connue de tous, réside dans
deux faits: le nombre de campagnes qu’il engage et son implication
personnelle à la tête de ses troupes. Les ouvrages récents et nombreux qui lui
ont été consacrés à l’occasion de l’anniversaire de la mort du hâjib, ont raison
de reprendre le portrait du personnage dans les sources chrétiennes puis dans
l’historiographie contemporaine, à la manière de Jacques Le Goff dans sa
biographie de Saint-Louis77, car ces passages démontrent finalement le peu
d’impact qu’eut l’extraordinaire effort de guerre du ‘Amiride, poursuivi par
son fils jusqu’en 399/1008, auprès des chrétiens. Cela s’explique peut-être par
l’absence presque totale d’un gain territorial, qui se limita au repeuplement de
Coïmbre après 377/987; aussi, on peut se demander sur quoi repose ce
“tapage médiatique”, si l’on peut dire, aboutissant à la fabrication d’une figure
mythique du jihad; la question est d’autant plus valable que la légitimité
qu’al-Mansûr cherchait à obtenir par le jihad, ne semble pas avoir eu de prise
sur les élites andalouses. Il nous manque, pour répondre à cette question, les
sources qui permettraient de comparer l’appareil de propagande du hâjib pour
apparaître comme souverain-ghâzî, ou m u j â h i d , en particulier une
connaissance archéologique suffisante de son palais, Madînat al-Zâhira.
Toutefois, même tardive, la trace chronographique des “exploits” d’al-
Mansûr laisse penser que la réputation du grand guerrier, plus que les échos
perçus chez les chrétiens au sud et au nord des Pyrénées78, a tenu à sa capacité
à organiser sa propre propagande. Du moins, le récit de ces campagnes dont
on retrouve des morceaux ou des abrégés chez des écrivains postérieurs,
surtout Ibn Bassâm et Ibn ‘Idhârî, largement inspirés par Ibn Hayyân qu’ils
citent intégralement à plusieurs reprises, ou encore l’oriental Ibn al-Athîr, fort
bien renseigné79, est très proche dans sa forme, de celle dont il est question
chez les Omeyyades. Ce sont, une fois de plus, les comptes rendus des
expéditions qui sont les meilleurs témoignages de l’effort de jihad du

77
Par exemple, Ph. SÉNAC, Al-Mansûr…, p. 150.
78
Voir Jean FLORI, Guerre sainte, jihad et croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’Islam,
Paris, 2002. Pour l’utilisation politique de la terreur qu’inspirait al-Mansûr, Michel
Z IMMERMAN , «La prise de Barcelone par al-Mansûr et la naissance de l’historiographie
catalane», Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 97/2 (1980), pp. 191-218.
79
IBN AL-ATHÎR, Kitâb al-Kâmil fî ta’rîkh, éd. de Charles Tornberg, Leyde, 1851-1876, 14 vol.; trad.
par Edmond Fagnan des passages relatifs au Maghreb et à l’Espagne dans « Annales du
Maghreb et de l’Espagne », Revue Asiatique, 233-234 (1899).
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 61

souverain, même si, là encore, le terme lui-même apparaît peu, semble-t-il80.


Le récit majeur est bien évidemment celui de la campagne qui aboutit à la
prise de Saint-Jacques de Compostelle en 387/997, en particulier chez Ibn
‘Idhârî81. On y retrouve la trame des récits antérieurs, les mêmes sujets qui
composent les différents tableaux de l’expédition, mais dans ce cas, al-Mansûr
est présent du début à la fin de l’expédition; par conséquent le lieu d’action, la
marche frontalière, est aussi le centre du récit, à l’endroit où le héros se
trouve; l’autre différence tient à l’objectif attaqué et à sa portée émotionnelle,
toute aussi visible dans les propos rapportés; la sainteté du lieu, soulignée par
plusieurs anecdotes, ne fait que renforcer la dimension du jihad qu’al-Mansûr
a mené jusqu’en une terre qu’aucun conquérant musulman n’avait atteinte à
ce jour82.
Sa présence à la tête de la plupart de ces expéditions a d’autant plus
d’importance que ces campagnes et les mérites qui en découlent, ne pouvaient
être proclamées qu’au nom du calife fantoche, HishâmII; l’arme dont dispose
le hâjîb est donc la plume par laquelle il inverse le postulat du jihad, en
focalisant le récit sur celui qui dirige effectivement l’expédition, et non plus
sur le souverain qui demeure dans son palais. Le nombre de campagnes,
souligné par tous les auteurs, oscillant de 52 à 56, est un autre signe de cette
volonté d’utiliser les formes ancestrales du récit de guerre pour faire émerger
l’image du souverain-combattant du jihad. Si al-Hakam fit faire une sayfa par
an au moins, selon al-Râzî, le hâjib en doubla le nombre, à condition de croire
au total de 56 campagnes annoncées83, équivalent à deux par année de règne:
c’est comme si l’illégitimité originelle du chef en campagne, requerrait un
effort deux fois supérieur à celui du souverain légitime mais absent, pour le
surpasser.
Ainsi, au XIe siècle, le cadre définitif du récit et de la définition du jihad est
fixé dans deux registres littéraires différents mais complémentaires. L’un est
juridique,mais comme en Orient, ce sont les récits de l’action du souverain ou
de son représentant qui mettent véritablement en valeur cette action sacrée
consistant à défendre la communauté. Après l’effondrement du califat
omeyyade, les émirs andalous tentent de conserver ce lien par l’invention d’un
calife fictif, ressuscité ou en adoptant des laqab/s – ou titres de règnes – califaux
sunnites84. Les témoignages des chroniques se rapportant à l’histoire des taifas,

80
La postériorité des sources, d’époque tardive et leur caractère très incomplet pour son règne,
ne permettent pas de vérifier cette hypothèse.
81
IBN ‘IDHÂRÎ, Bayân, II, éd. pp. 294-297, trad. pp. 491-498.
82
Sur cette expédition, voir Christophe PICARD, «Quelques aspects des relations entre chrétiens
et musulmans dans les zones de confins du Nord-Ouest de la péninsule Ibérique (IXe-XIe
siècle)», Études d’Histoire de l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 1990, pp. 5-26; Cristina
D E LA PUENTE, «La campana de Santiago de Compostela (387-997), Úihâd y legitimación del
poder» (à paraître).
83
L. BARIANI, Almanzor…, p. 216.
84
Sur la légitimité des mulûk al-Tawâ’if, voir F. CLÉMENT, Pouvoir et légitimité en Espagne…
62 Christophe Picard

semblent accréditer l’effort de la poursuite du jihad, en particulier mais sans


exclusive de la part de l’émir de Denia qui lance une attaque contre la
Sardaigne depuis les Baléares en 406/101585. L’exemple le plus probant est
celui de la coalition des émirs pour reprendre Barbastro aux chrétiens, un an
après sa chute, en 457/106586. L’opinion de ‘Abd Allâh, telle qu’il l’exprime
dans ses mémoires, témoigne de la force de cette tradition du jihad, dans la
politique des émirs. Enfin, on la retrouve au moment où Yûsuf b. TaÒfîn veut
annexer les émirats arabes de la péninsule, au nom précisément du jihad, par
la réponse faite par les souverains qui refusent de poursuivre la guerre sous la
direction de l’émir almoravide: «Nous n’accompagnerons au jihâd qu’un
Imam de la descendance de Quraysh et tu ne l’es pas, ou le représentant d’un
Imam et tu ne l’es pas davantage» 87. Les émirs de taifas se présentent comme
les héritiers du calife omeyyade, au moins à égalité avec l’émir berbère qui ne
réussit pas à les convaincre qu’il agit au nom du calife abbasside. Al-Ghazâlî
lui apporte la justification officielle du calife de Bagdad de la conquête des
royaumes de taifas, déjà achevée; al-Turtûshî, celle faite au chef de guerre qui
a seul les moyens de conduire le jihad; dans un cas comme dans l’autre, les
arguments s’inscrivent dans la droite ligne de la propagande califale, basée sur
la légalité juridique et chronographique. Au contraire, il semble que les émirs
andalous aient perdu la bataille juridique, comme s’en plaint amèrement ‘Abd
Allâh de Grenade. Les critiques d’Ibn Hayyân ou d’Ibn Hazm cependant,
portent surtout sur leur gouvernement, la lourdeur des impôts ou leurs
rivalités internes88.
Du côté almoravide, les moyens de propagande sont les mêmes, comme en
témoigne le long communiqué de la victoire de Zallâqa que rédige Yûsuf b.
TaÒfîn à l’adresse de l’émir ziride Tamîm, à Mahdiyya, qu’il intitule «sa
traversée du détroit vers al-Andalus, afin d’y mener le jihâd». Cette longue
lettre décrit très minutieusement chaque phase de l’événement, des préparatifs
à la victoire. Son titre est évocateur par l’utilisation du mot jihâd, mais le récit
qui décrit son accomplissement et chaque étape qui mène l’émir almoravide et
ses alliés andalous, incarnés par al-Mu‘tamid, émir de Séville et véritable héros
de la bataille, à la victoire, n’utilise pas ce mot; l’accent est mis sur les
caractéristiques du jihad, par la description des différents moments de l’action
de guerre: l’enthousiasme des guerriers berbères, l’alliance de tous les
musulmans contre l’ennemi de l’Islam, l’offre faite à AlphonseVI de se
convertir et de payer la jizya, le martyr des meilleurs soldats; du coup, la

85
Pierre GUICHARD, L’Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Lyon, 1990, pp. 69-70.
86
Ph. SÉNAC, La frontière…, pp. 391-398.
87
V. LAGARDERE, Les Almoravides…, p. 170.
88
Alfred-Louis de PRÉMARE et Pierre GUICHARD, «Croissance urbaine et société rurale à Valence
au début de l’époque des royaumes de taifas (XIe siècle de J.-C.). Traduction et commentaire
d’un texte d’Ibn Hayyân», Revue de l’Occident Musulman Méditerranéen, 31 (1), pp. 15-29;
P.G UICHARD, L’Espagne et la Sicile…, pp. 106-107.
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 63

terminologie employée appartient au vocabulaire de la bataille dont la victoire


assure la légitimité des Almoravides.

Conclusion
Les formes par lesquelles le jihad est énoncé dans le monde musulman, à
partir du XIe siècle, paraissent ouvrir une nouvelle voie, liée au renversement
de tendance sur le champ de bataille méditerranéen en faveur des chrétiens.
Les juristes, soit par leur propre initiative en Syrie, soit à la demande des
souverains qui subissent la poussée latine en al-Andalus, ravivent le jihad et
poussent les souverains qui sont aptes à inverser cette conjoncture, à rentrer
en action. En réalité, la forme et le fond de ces appels n’ont rien de nouveau et
empruntent aux récits fondateurs et, surtout, à une tradition juridique et
chronographique, l’essentiel de leurs arguments. Ce fonds commun à la
Méditerranée musulmane, né en Orient et plus précisément à Bagdad durant
le premier siècle abbasside, explique l’unanimité des juristes sunnites sur la
définition du jihad. L’appel au jihad s’adresse à l’ensemble des musulmans,
par le volontariat et en contrepartie d’une rémunération divine; cette forme de
jihad s’est développée d’abord sur la frontière syrienne dès le VIIIe siècle, pour
gagner ensuite l’ensemble des zones frontalières, terrestres et maritimes, de la
Méditerranée, par le biais des ulémas qui ont développé une littérature
consacrée au jihad et dont on retrouve la trace dans les ouvrages
biographiques. Dans le cadre du ribat, puis avec le soufisme, le jihad n’a cessé
d’évoluer tout au long du Moyen Âge et au-delà. Parallèlement, c’est la
conduite de la guerre légale, par opposition à la fitna, qui a surtout permis aux
souverains de s’approprier la direction du jihad, alors que les fuqahâ’ prenaient
le relais au moment où les dirigeants étaient en position de faiblesse.
Les questions qui se sont posées aux historiens ont surtout porté sur
l’évolution du concept du jihad et sur l’écho de la propagande jihadiste,
auprès des souverains ou des élites, mais également auprès des populations.
Le sentiment qui domine est que, dans les régions comme al-Andalus ou la
Sicile, du fait des contacts permanents qu’ils eurent avec leurs ennemis, les
habitants n’ont pas suivi les nouvelles forces vives de l’Islam, venues du
Maghreb et épaulées par les juristes malikites d’al-Andalus, dans une forme
radicalisée du jihad qui entendait stopper l’avance chrétienne. Au contraire, la
montée en puissance du jihad des sultans orientaux, originaires de milieux
militaires, aurait trouvé un écho beaucoup plus favorable face aux croisés en
Syrie. En réalité, les moyens d’étudier ces phénomènes de résonance de la
propagande basée sur le jihad, demeurent très limités par la quantité et
surtout par la nature des sources dont nous disposons: nous ne savons pas
jusqu’à quel point les voix lançant ces appels étaient entendues ni par qui! De
plus, même si l’espoir d’enrichir la documentation existe, rien que le
déséquilibre et la disparité des sources d’information entre l’Occident et
l’Orient musulman ne facilitent pas la comparaison entre les deux zones. C’est
64 Christophe Picard

encore plus vrai pour les régions islamiques qui sont éloignées du front,
comme le Maghreb. En revanche, les études récentes sur l’écriture de l’histoire
du Proche-Orient, durant les premiers siècles de l’islam, de Médine à Bagdad
en passant par Damas et le front arabo-byzantin, permettent de mieux
appréhender la façon dont l’historiographie arabe médiévale a rendu compte
de ce phénomène. Les travaux comme ceux de M. Bonner sur la frontière
arabo-byzantine offrent la possibilité de replacer l’étude du jihad dans une
perspective nouvelle, y compris en Occident musulman.
Ainsi, la vision du jihad s’en trouve modifiée dans la mesure où, au tableau
de périodes d’accélération et de brusques assoupissements, créant des
fractures temporelles contrastées dans l’évolution du jihad89, s’est substituée la
représentation d’une évolution sinon continue, du moins par laquelle le jihad
a toujours occupé, dans le cadre de la gouvernance islamique, une place
éminente90. L’intérêt des historiens s’est porté du domaine de la définition
historique et théorique du jihad, comme celle qu’Alfred Morabia a
excellemment établie91, à une lecture attentive des textes qui en font état. Pour
l’Occident musulman, les données fournies par l’historiographie orientaliste et
les premières recherches menées dans le même sens, en particulier par G.
Martinez-Gros, laissent une ouverture à de nouvelles pistes de recherche qui
passent par le même appareil critique que celui utilisé pour l’Orient. C’est
dans cette perspective que cette brève étude a été entreprise, sachant qu’il
s’agit de réflexions largement basées sur les travaux qui ont précédé et qui
sont à approfondir considérablement.
Deux voies semblent s’ouvrir. La première est une relation étroite entre
Occident et Orient, dans l’élaboration progressive du concept de jihad. En
effet, deux des formes principales de l’expression du jihad, les traités
juridiques et la chronographie, pris ici comme exemples, montrent l’absence
de barrières qui seraient liées à des opinions juridiques divergentes sur la
définition du jihad, sous sa forme la plus courante, la forme “mineure”. En
effet, l’identité de vues ne date pas du XIe siècle, époque pour laquelle tout le
monde accepte comme un fait normal et accompli, qu’un émir malikite
s’adresse à un juriste shafiite. La démarche est possible, naturelle même, parce
que les juristes de ces écoles ont établi les critères de la guerre légale à partir
d’une origine commune, conçue entre Médine et surtout Bagdad. La position
des autres écoles ne paraît guère éloignée. En revanche, les comportements
89
Grossièrement, selon ce point de vue, les conquêtes arabes puis la Reconquista et les croisades
constituèrent des moments d’intensité du jihad, favorisant de nouvelles formulations, et
alternent avec la longue période abbasside, où la guerre de frontière, éloignée de la capitale,
conduit à une sorte d’escamotage du jihad, placé sous la conduite de souverains dont les
préoccupations sont très loin des combats frontaliers. D’où une image un peu convenue et
finalement peu satisfaisante d’un jihad offensif et d’un jihad défensif.
90
C’est également le grand intérêt des études de Fred Donner et de Hugh Kennedy sur les
formes d’écriture des chroniques omeyyades et abbassides.
91
A. MORABIA, Le gihad dans l’Islam médiéval…
L’élaboration du jihad entre Occident et Orient musulman 65

des juristes divergent en fonction des lieux et des événements, par exemple
lorsque les origines régionales des membres des quatre écoles, à Damas en
particulier, peuvent provoquer des réactions différentes. Quant à la
chronographie, son élaboration repose également sur une base conceptuelle
commune, née cette fois-ci entre Damas et Bagdad, au cours du VIIIe siècle. Le
jihad y trouve une place particulièrement importante du fait des relations
étroites des premiers califes de Bagdad avec la frontière dans la région du
Taurus et la guerre contre les Byzantins. M. Bonner a montré l’existence de
deux voies parallèles entre l’organisation des marches par l’administration
abbasside et l’évolution d’une image littéraire du souverain-ghâzî qui atteint
un sommet avec Hârûn al-Rashîd, al-Ma’mûn puis al-Mu‘tasim. C’est à ce
moment qu’est élaborée, sur les bases établies durant les décennies
précédentes, une conception du jihad qui attribue au seul souverain légitime la
charge de la guerre. Cette forme de jihad, par la place réelle et surtout
symbolique des combats entre Byzantins et Arabes, s’identifie à un lieu
particulier qu’est la frontière. C’est cette conception que l’on retrouve dans les
sources occidentales, peut-être parce que la situation stratégique des
Omeyyades de Cordoue n’est pas éloignée de celle des Abbassides en Syrie,
plus sûrement parce qu’à la filiation juridique d’une définition du jihad,
s’ajoute une forme de description du devoir de jihad assumé par le souverain
légitime qui s’inspire du modèle chronographique abbasside, même si ce
dernier reste un ennemi. Chaque type d’ouvrage possède sa forme
conventionnelle, plus ou moins souple, de représentation du jihad, expliquant
un emploi très différent du mot lui-même, selon qu’il provient de traités de
gouvernement, de miroirs des princes ou de fatwas d’un côté, ou bien de
chroniques et de géographies de l’autre.
C’est également sur ces bases que les juristes comme les chroniqueurs et les
souverains du XIe siècle s’appuient pour réagir au danger chrétien: le rapport
entre jihad et pouvoir change parce que les conditions politiques se sont
modifiées, en particulier avec la disparition des califats ou leur
marginalisation dans la lutte contre les chrétiens. Les formes prises par le jihad
aux périodes suivantes ne sont nouvelles que parce qu’elles concernent des
souverains non légitimés par leur titre ou leur origine, ce qui revient au même.
En effet, les juristes prolongent ainsi les définitions du jihad établies par leurs
prédécesseurs en les adaptant à la situation des souverains, émirs ou sultans,
non légitimés par leur ascendance. De même, les princes qui veulent affirmer
leur légitimité par le jihad, vont naturellement affirmer leur valeur par le récit
des campagnes (ghazwa ou sayfa), moyen essentiel utilisé par les califes pour en
faire un outil de propagande, et déjà utilisé par le glorieux Hârûn al-Rashîd,
mais aussi pour être reconnus comme les uniques souverains à pouvoir
conduire la guerre juste, par opposition aux factieux qui provoquent la fitna.
Ces observations rapides sur la nature du récit, plus que sur leur contenu,
permettent d’ouvrir des pistes de réflexion sur l’évolution du jihad, également
66 Christophe Picard

en Occident, et de mieux relier la tradition chronographique omeyyade, et


‘amiride puisque c’est la même, à celle qui se développe à partir de l’époque
des souverainetés berbères: il semble que si les conditions de gouvernance ont
changé, les supports idéologiques et de propagande sont globalement restés
les mêmes.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 67-90.

Entre historiographie et histoire :


aux origines de la guerre sainte en Occident1

Thomas DESWARTE*

De la non-violence à la guerre juste, puis à la guerre sainte: ainsi se trouve


souvent résumée l’évolution de l’attitude de l’Église à l’égard de la guerre
entre l’Antiquité et la première croisade. Assurément, le respect de la vie
humaine, créée à l’image de Dieu, constituait un impératif moral décisif pour
les premiers chrétiens. Tandis que la pseudo Tradition apostolique – règlement
ecclésiastique d’origine plutôt orientale (troisième siècle?) 2 – interdisait aux
juges chrétiens d’utiliser le droit du glaive, aux catéchumènes et aux fidèles de
s’enrôler dans l’armée et de tuer à la guerre (c. 16), Tertullien estimait dans son
traité De corona «qu’il faut plutôt se demander si le service militaire convient
en totalité aux chrétiens», en raison du serment à prêter, de l’interdiction de se
venger et de la condamnation par le Christ de celui qui use de l’épée3. En
revanche, à la fin du XIe siècle, UrbainII prêchait la croisade, guerre dotée
d’objectifs religieux et dirigée par un légat pontifical.
L’Église connut-elle pour autant un bouleversement doctrinal, qui l’aurait
fait passer du pacifisme au bellicisme? Peut-on affirmer avec Jean Flori que
«la croisade est une guerre sainte qui, répondant au jihad qu’elle rejoint au
terme de cette révolution doctrinale de mille ans, tourne le dos à la doctrine de
l’Évangile et de l’Église primitive pour puiser dans les “Guerres de l’Eternel”
rapportées dans l’Ancien Testament des arguments destinés à nourrir sa
nouvelle attitude» 4? Il faut tout d’abord comprendre à sa juste mesure l’idéal
pacifique de l’Évangile. Rappelons à ce sujet que la compréhension des Saintes

* Université de Poitiers. Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale – UMR 6223.


1
Je remercie bien amicalement Alain Rauwel (Université de Bourgogne) et Xavier Storelli
(Université de Poitiers) pour leur relecture de cet article et leurs utiles conseils.
2
Marcel METZGER, «Nouvelles prespectives pour la prétendue Tradition Apostolique», Ecclesia
orans, 5 (1988), pp. 241-249. Bernard Botte l’avait attribuée à Hippolyte de Rome: La Tradition
apostolique de saint Hippolyte: essai de reconstitution, Münster, 1963. Edition synoptique par
Jean-Michel Hanssens: La liturgie d’Hippolyte, 2, «Documents et études», Rome, 1970.
3
TERTULLIEN, De Corona, XI, 1-2, éd. de Jacques FONTAINE, Paris, 1966, pp. 132-136. Traduction
par Alfred Vanderpol dans La doctrine scolastique du droit de guerre, Paris, 1919, p. 175.
4
Contra: Jean F LORI , La guerre sainte: la formation de l’idée de croisade dans l’occident chrétien,
Paris, 2001, p. 357.
68 Thomas Deswarte

Écritures est indissociable de l’exégèse patristique, qui, à partir du sens littéral,


propose une lecture allégorique, tropologique et anagogique du message
divin5. De la sorte, la paix du Christ est d’abord une paix intérieure, fruit de la
grâce, une paix entre l’homme et Dieu, scellée par le rejet du mal. Certes, cette
paix a aussi une dimension sociale et des implications politiques. Mais
déboucha-t-elle chez les premiers chrétiens sur une doctrine pacifiste? En fait,
dans la théologie pré-constantinienne, la question de la légitimité de la
violence ne fut jamais essentielle: les écrits paléochrétiens étaient d’abord
dirigés contre l’idolâtrie et les pratiques païennes. Les quelques préceptes non-
violents à l’occasion énoncés étaient donc d’une importance très relative6:
ainsi, quand saint Cyprien déclarait, dans une lettre d’exhortation au martyre,
que l’homicide était défendu aux chrétiens7, il voulait en fait les fortifier dans
leur foi jusqu’à la mort, bien évidemment sans tuer, sans se révolter contre le
pouvoir légitime; de même, Tertullien déclara son célèbre «quant à nous,
l’homicide nous est défendu une fois pour toutes» (Apologeticum IX, 8) afin de
dénoncer l’avortement. En outre, ces écrits, circonstanciels, étaient destinés à
des soldats et à des juges chrétiens, alors même que l’Église souffrait de
régulières persécutions; il s’agissait donc d’empêcher que les chrétiens ne se
trouvassent partagés entre le respect de leur engagement militaire, l’idolâtrie
du culte impérial et les fréquentes persécutions religieuses. L’idéal de non-
violence procédait aussi d’un refus circonstanciel et d’un modèle martyrial,
comme dans le cas des martyrs de la légion thébaine qui, d’après la Passio
Agaunensium écrite au Ve siècle par Eucher de Lyon, refusèrent de combattre
d’autres chrétiens8.
Enfin, loin de remettre radicalement en cause le droit du glaive, les pères
cherchaient à prouver aux autorités païennes leur reconnaissance de la
légitimité impériale. Ainsi, selon Origène, les chrétiens, véritable classe
sacerdotale, combattaient en priant, tandis que les soldats romains se battaient
“justement”:

Mais voici ce qu’on pourrait dire aux étrangers à la foi qui nous demandent de
combattre en soldats pour le bien public et de tuer des hommes. Même ceux qui,
d’après vous, sont prêtres de certaines statues et gardiens des temples de vos
prétendus dieux, ont soin de garder leur main droite sans souillure pour les
sacrifices, afin d’offrir à ceux que vous dites dieux les sacrifices traditionnels avec
des mains pures de sang et de meurtre. Et sans doute, en temps de guerre, vous

5
Henri de LUBAC, Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 4 vol., 1959-1964.
6
Matthieu LEFRANÇOIS, La peine de mort et l’Église en Occident, d’après les sources chrétiennes, de
Tertullien à Hincmar de Reims (197-882), Thèse de Doctorat en Droit, Université Montesquieu-
Bordeaux IV, 2003, pp. 87-92.
7
SAINT CYPRIEN, Epistola IV, 1, c. LVIII, éd. et trad. du chanoine Bayard, Correspondance, Paris,
1961-1962, 2, p. 162.
8
John FRANCE, «Holy War and Holy Men: Erdmann and the Lives of the Saints», dans M. Bull
et N. Housley (éd.), The Experience of Crusading, 1, «Western Approaches», Cambridge, 2003,
pp.193-208.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 69

n’enrôlez pas vos prêtres. Si donc cette conduite est raisonnable, combien plus celle
des chrétiens! Pendant que d’autres combattent en soldats, ils combattent comme
prêtres et serviteurs de Dieu: ils gardent pure leur main droite, mais ils luttent par
des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui
règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent
justement, puisse être vaincu9.

Seuls les traités rédigés par Tertullien à la fin de sa vie témoignèrent d’un
rigorisme moral, d’une radicalisation de sa pensée sous l’influence du
montanisme10. Alors que son Apologeticum ne formulait pas de si virulentes
réserves à l’encontre de la violence légale, son traité sur l’idolâtrie, vers 206,
précisait bien que le chrétien investi d’un pouvoir ne devait jamais condamner
à mort, enfermer ni torturer, et qu’il ne pouvait devenir soldat, afin d’éviter
l’idolâtrie et le sang versé. Mais, encore une fois, cette non-violence n’était pas
au centre de sa réflexion: ainsi, son traité sur la couronne, écrit vers 211,
ambitionnait de défendre auprès des autres chrétiens l’attitude intransigeante
d’un soldat, martyrisé pour avoir refusé de porter la couronne de laurier et
avoir déposé ses armes aux pieds du tribun. Surtout, malgré ce durcissement,
Tertullien ne contestait pas «en elle-même la peine de mort ou les autres
mesures nécessaires à la sauvegarde l’État ou, plus généralement, de la vie en
société»; mais, dans le cadre de cet État païen et persécuteur, il laissait «aux
seuls païens le soin de l’appliquer» 11.
Si les premiers intellectuels chrétiens ne furent pas systématiquement
opposés à la violence étatique, il ne faudrait pas pour autant écraser toute
chronologie et nier toute évolution. À partir du règne de Constantin, les lettrés
réfléchirent sur les relations entre le christianisme et l’État dans un nouveau
contexte, marqué par la paix de l’Église et sa progressive officialisation. Selon
saint Ambroise et, surtout, saint Augustin, le chrétien pouvait utiliser le glaive
et verser le sang au nom de l’État, comme juge ou comme soldat, à condition
que fussent respectés les critères de la guerre juste12. Les notions de guerre et
de sainteté, pendant longtemps divergentes, convergèrent à partir du IVe
siècle (I), avant de se rejoindre durant l’époque carolingienne, quand le thème
du martyre au combat fit son apparition (II).
Mais peut-on alors parler de guerre sainte? Selon la plupart des historiens,
ce nouveau type de guerre – dont le paradigme serait la croisade – apparut en
Occident suivant les avis entre les IXe et XIe siècles. Or, autant cette expression

9
O RIGÈNE , Contre Celse (Sources chrétiennes, 150), VIII, 73, éd. et trad. de Marcel Borret, 4
(Livres VII et VIII), Paris, 1969, pp. 346-347.
10
M. LEFRANÇOIS, La peine de mort et l’Église en Occident…, pp. 92-98, 153 et s.
11
Claude RAMBAUX , Tertullien face aux morales des trois premiers siècles (Collection d’études
anciennes), Paris, 1979, p. 271.
12
M. LEFRANÇOIS, La peine de mort et l’Eglise en Occident…, notamment pp. 158-171; Robert A.
MARKUS, «Saint Agustine’s Views on the “Just War”», dans W. J. Shiels (éd.), The Church and
War (Studies in Church History, 20), Cambridge, 1983, pp. 1-15.
70 Thomas Deswarte

de “guerre sainte” est couramment utilisée depuis le XVIe siècle, autant elle
n’apparaît que rarement – dans son sens historiographique consacré – au sein
de la documentation médiévale: désignant le combat spirituel de l’homme
contre le mal, le bellum sanctum ne prit un sens temporel qu’à partir de la
seconde moitié du XIe siècle, notamment dans les Dei Gesta per Francos de
Guibert de Nogent13. L’étude de la guerre sainte ne saurait certes se
restreindre à celle de son expression. Pourtant, cette dernière peut nous
fournir une solide base de travail: alors que cette notion souffre diverses
définitions dans l’historiographie contemporaine, l’abbé de Nogent proposa
pour la première fois une réflexion sur la guerre sainte, entendue comme une
guerre sanctifiante.
Il convient alors de se demander non pas si la croisade fut une guerre
sainte, mais pourquoi Guibert la décrivit comme telle, et s’il fut en la matière
un novateur. Étudier les origines de la guerre sainte nous oblige dès lors à
focaliser notre attention sur la place accordée à l’activité guerrière dans le
processus de sanctification personnelle. L’objet de ce travail est donc plus
restreint que ne le serait une analyse du phénomène de christianisation ou de
sacralisation de la guerre, magistralement étudié par Carl Erdmann ou Jean
Flori14. En fait, loin d’être le fruit d’une interprétation littérale des passages les
plus belliqueux de l’Ancien Testament, la notion de guerre sainte résulta tout
à la fois d’un message ecclésiastique original – l’appel à la croisade d’UrbainII
en 1095 – (III) et de sa réception ; d’une innovation – la guerre pénitentielle – et
de son interprétation, en particulier par Guibert de Nogent (IV).

1. “Guerre” et “sainteté” (IVe-VIIIe siècles)


L’opposition entre la guerre et la sainteté – et, plus généralement, l’Église –,
formulée par C. Erdmann pour la période antérieure à l’an mil, doit
assurément être considérablement relativisée. Certes, la plupart des
pénitentiels du haut Moyen Âge attribuaient un caractère peccamineux à tout
homicide durant une guerre – même si la pénitence était beaucoup plus légère
(souvent quarante jours) que pour un meurtre commis sponte15. Au XIe siècle,
le cardinal Pierre Damien rappelait encore à un évêque qu’«il n’est jamais

13
Thomas DESWARTE , «La guerre sainte en Occident: expression et signification», dans M.
Aurell et Th. Deswarte (éd.), Famille, violence et christianisation. Mélanges offerts à Michel Rouche
(Cultures et civilisations médiévales, 31), Paris, 2003, pp. 331-349.
14
Carl ERDMANN, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Stuttgart, 1935 (traduction anglaise de
M. W. Baldwin et W. Goffart, The Origin of the Idea of Crusade, Princeton, 1977); J. FLORI, La
guerre sainte…. Pour une approche plus rapide, Herbert E. J. COWDREY, «Christianity and the
Morality of Warfare during the First Century of Crusading », dans M. Bull et N. Housley (éd.),
The Experience of Crusading…, 1, pp. 175-192.
15
Raymund KOTTJE, «Tötung im Krieg als rechtliches und moralisches Problem im früheren
und hohen Mittelalter (7.-12. Jh.)», dans H. Hecker (éd.), Krieg in Mittelalter und Renaissance,
Düsseldorf, 2005, pp. 17-39.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 71

permis de prendre les armes pour la défense de la foi», encore moins «pour
les biens terrestres et transitoires de l’Église», et que «les saints ne tuent en
aucune manière les hérétiques et les adorateurs d’idoles» 16.
Cependant, saint Augustin avait parfaitement exposé les critères de la
guerre juste, accomplie par ces hommes «qui ont reçu mandat de tuer, soit en
général par une loi juste, soit en particulier par Dieu» 17; ainsi, la guerre
auctore Deo menée par les Juifs lors de la prise de Haï (Jos 8) fut bien un bellum
justum18. Le concept augustinien de guerre juste fut exposé de manière plus
systématique par Hincmar de Reims, puis, au tournant des XIe et XIIe siècles,
par Anselme de Lucques et Yves de Chartres dans leurs collections
canoniques19. La guerre est juste – rappela l’évêque de Chartres en citant
Augustin – si elle est menée sur ordre de Dieu ou d’un pouvoir légitime,
notamment par les «rois chrétiens» pour «défendre leur mère l’Église» 20, de
sorte que «quand un homme est tué justement, c’est non pas toi mais la loi qui
le tue» 21. En réponse au comte Boniface, qui souhaitait savoir ce qu’il fallait
faire pour être sauvé, l’évêque d’Hippone écrivit vers 418 une lettre22, où il
rappelait la loi de charité (Mt XXII,37,39 et 40), tout en précisant que le soldat
«peut plaire à Dieu» 23; puis il cita plusieurs exemples, notamment ceux de

16
Epistolae, lib. IV, 9, PL, 144, col. 316: « Si ergo pro fide, qua universalis vivit Ecclesia, nusquam
ferrea corripi arma conceditur, quomodo pro terrenis ac transitoriis Ecclesiae facultatibus loricatae acies
in gladios debacchantur? Porro, sancti viri cum praevalent, haereticos idolorumque cultores
nequaquam perimunt; sed potius ab eis pro fide catholica perimi non refugiunt». Cité par Herbert E.
J. C OWDREY , «The Genesis of the Crusades: the Springs of the Holy War», dans Th. P.
Murphy (éd.), The Holy War, Columbus, 1976, p. 19, reproduit dans ID ., Popes, Monks and
Crusaders, Londres, 1984, XIII.
17
SAINT AUGUSTIN, La Cité de Dieu. De Civitate Dei (Œuvres de Saint Augustin, 33), I, XXI, éd. et
trad. de Bernhard Dombart, Alfons Kalb, Gustave Bardy, Gustave Combes, 1 (Livres I-V),
Paris, 1959, pp. 260-263: « His igitur exceptis, quos vel lex justa generaliter vel ipse fons justitiae
Deus specialiter occidi jubet, quisquis hominem vel se ipsum vel quemlibet occiderit, homicidii crimine
innectitur».
18
ID., Quaestionum in Heptateuchum libri septem, Liber VI : Quaestiones in Jesum Nave, lib. VI, c. 10,
dans PL, 34, col. 547-824, col. 781: « Sed etiam hoc genus belli sine dubitatione justum est, quod
Deus imperat, apud quem non est iniquitas, et novit quid cuique fieri debeat. In quo bello ductor
exercitus vel ipse populus, non tam auctor belli, quam minister judicandus est».
19
Georges HUBRECHT, «La juste guerre dans la doctrine chrétienne des origines au milieu du
XVIe siècle», Recueils de la Société Jean Bodin, 15/2 (1961), «La Paix», pp. 111-114.
20
YVES DE CHARTRES, Décret, pars X, c. 59 et 99, dans PL, 161, col. 707-709, col. 722: « Quod reges
christiani defendere debent matrem Ecclesiam».
21
Ibid., c.110 et 104, col. 724-726: « Cum homo juste occiditur, lex eum occidit, non tu».
22
SAINT AUGUSTIN, Lettre au comte Boniface, c. 1, dans PL, 33, n. 189, col. 854: « Qui cum ipsas
litteras quas jam feceram, accepisset tuae benevolentiae perferendas, suggessit mihi multum te
desiderare ut aliquid tibi scriberem quod te aedificet ad sempiternam salutem, cujus tibi spes est in
Domino nostro Jesu Christo».
23
Ibid., c. 5, col. 855: « Majoris quidem loci sunt apud Deum, qui omnibus istis saecularibus actionibus
derelictis, etiam summa continentia castitatis ei serviunt».
72 Thomas Deswarte

«saint David» et du centurion, qui obtint du Christ la guérison de son


serviteur (Mt 8, 5-13)24.
Par ailleurs, Jacques Fontaine et, plus récemment, John France ont bien
montré que, dans la plupart des cas, la littérature religieuse antérieure à l’an
mil ne condamna en soi ni le statut de soldat, ni la guerre, y compris contre
des chrétiens25. La non-violence de nombreux saints participait en fait d’un
rejet plus général par le saint des activités mondaines – bien qu’en soi non
peccamineuses: Damase, Ambroise et Prudence, dont les poèmes hagio-
graphiques célébraient l’objection de conscience des martyrs militaires tués
pour avoir refusé après leur conversio de verser le sang et de pratiquer
l’idôlatrie, ne considérèrent jamais la militia armata comme intrinsèquement
perverse26. À la fin du Xe siècle, Ælfric d’Eynsham soulignait encore l’idéal
pacifique chrétien dans ses Vies de saints et dans ses Homélies, car les clercs ne
peuvent manier d’armes. De même, d’après sa passion de saint Edmond, le roi
d’East-Anglie refusa de fuir ou de se soumettre aux Danois païens, car il
préférait mourir «pour sa patrie»: surpris par les troupes du roi Hingwar, il
déposa les armes, puisque le Christ avait interdit à Pierre de prendre l’épée
contre les Juifs; capturé (869), il fut amené devant son vainqueur comme Jésus
devant Pilate, criblé de flèches à l’instar de saint Sébastien, puis, refusant de
renier sa foi, entra comme «roi martyr» au paradis27. Pourtant, ce même
Ælfric précisait dans son homélie sur les Maccabées, qu’il existait bien un
justum bellum «contre les cruels hommes de mer ou contre tous les autres
peuples qui souhaitent détruire le pays» 28. Si donc la guerre ne fut jamais
pensée de manière monolithique par les chrétiens, ils en acceptèrent
cependant largement la légitimité, naturellement sous conditions, ainsi que
celle du métier de soldat.

24
Ibid., c. 4, col. 855: « Noli existimare neminem Deo placere posse, qui in armis bellicis militat. In his
erat sanctus David, cui Dominus tam magnum perhibuit testimonium. In his etiam plurimi illius
temporis justi In his erat et ille centurio, qui Domino dixit: “Non sum dignus […]“ (Mt 8, 8-10). In
his erat et ille Cornelius ad quem missus angelus dixit […] (Ac 10, 4-8). In his erant et illi qui
baptizandi cum venissent ad Joannem, sanctum Domini praecursorem et amicum sponsi, de quo
Dominus ipse ait: “In natis mulierum non surrexit major Joanne Baptista“ (Mt 11, 11), et quaesiissent
ab eo quid facerent. Respondit eis: “Neminem concusseritis, nulli calumniam feceritis; sufficiat vobis
stipendium vestrum“ (Lc 3, 14). Non eos utique sub armis militare prohibuit; quibus suum stipendium
sufficere debere praecepit».
25
J. FRANCE, «Holy War and Holy Men…».
26
Jacques FONTAINE, «Le culte des martyrs militaires et son expression poétique au IVe siècle:
l’idéal évangélique de la non-violence dans le christianisme théodosien», dans V. Saxer (éd.),
Ecclesia orans. Mélanges offerts à A. G. Hamman, Rome, 1980, pp. 141-171.
27
Ælfric’s Lives of Saints, éd. et trad. de Walter W. Skeat, Londres, 1966, 2, pp. 314-335, surtout
pp. 321-323. Passion reprise par ABBON DE FLEURY, Passio sancti Eadmundi regis et martyris, c. 8,
dans PL, 139, col. 507-520, col. 514.
28
Hugh M AGENNIS, «Warrior Saints, Warfare, and the Hagiography of Aelfric of Eynsham»,
Traditio, 56 (2001), pp. 41-42.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 73

Néanmoins, la pratique de la guerre ne fut guère valorisée comme une


activité vertueuse avant l’époque carolingienne, comme en témoigne la Vita
Martini écrite par Sulpice Sévère à la fin du IVe siècle: Martin, soldat depuis
l’âge de quinze ans, baptisé à dix-huit, fut contraint par son tribun, catholique,
de demeurer dans l’armée jusqu’à vingt; sans jamais condamner per se l’usage
des armes, le futur ermite demanda pourtant son congé à l’empereur Julien en
lançant son célèbre « Christi ego miles sum: pugnare mihi non licet» 29. Les Saintes
Écritures ne furent d’ailleurs pas plus invoquées en faveur d’un idéal
"pacifiste" que d’une guerre sainte. À la suite d’Origène, le «combat saint» de
la Bible fut exclusivement compris avant le XIe siècle comme la lutte de
l’homme contre le mal30. Ainsi, le célèbre exégète alexandrin proposa une
interprétation totalement spirituelle de la prise et du sac de la ville de Haï:
«ils les frappèrent du tranchant du glaive, dit l’Écriture, jusqu’à ce qu’il ne
restât ni un survivant, ni un fugitif» (Jos 8, 22-24). Selon Origène,

à la lecture de ce passage, les Juifs deviennent cruels et avides de sang humain, car
ils pensent que c’est là une marque de vraie piété d’avoir ainsi frappé les habitants
de Haï, de manière à ne laisser «ni un survivant, ni un fugitif »; ils ne comprennent
pas que dans ces textes sont préfigurés des mystères; le sens à en tirer, c’est plutôt
que nous ne devons laisser vivre aucun de ces démons, habitants du chaos et
maîtres de l’abîme, mais que nous devons les tuer jusqu’au dernier31.

Et d’ajouter: «Comprends que les guerres des justes doivent s’entendre


des guerres qu’ils livrent contre le péché»; en effet, «n’est-ce pas de toute
évidence ce que veut indiquer la divine Écriture dans ces paroles qui lui sont
habituelles: “Sanctifiez la guerre” (Joël 4, 9) et “Vous combattrez le combat du
Seigneur” (I Sam 18, 17)» 32? En résumé, «ces guerres charnelles» étaient «la
figure de guerres spirituelles» 33, selon une interprétation plus tard reprise par
Augustin, par exemple dans son analyse du combat de David contre Goliath (I
Sam 17, 47)34. Ce n’est qu’à partir de l’époque carolingienne que la guerre
chrétienne fut à l’occasion présentée comme une activité vertueuse.

2. Saint guerrier et guerrier saint (IXe-XIe siècles)


À partir du VIIIe siècle, l’activité guerrière connut dans l’espace franc une
mise en valeur religieuse inconnue jusqu’alors, notamment par la

29
SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin (Sources chrétiennes, 133), 4, 1, éd. et trad. de Jacques
Fontaine, Paris, 1967, pp. 260-261.
30
Th. DESWARTE, «La guerre sainte en Occident…», pp. 336-337.
31
ORIGÈNE (trad. Rufin), Homélies sur Josué (Sources Chrétiennes, 71), VIII, 7, éd. et trad. d’Annie
Jaubert, Paris, 1960, pp. 234-235.
32
Ibid., VIII, 7, pp. 238-9 et 240-241.
33
Ibid., XV, 1, pp. 330-1.
34
Th. DESWARTE, «La guerre sainte en Occident…», p. 334.
74 Thomas Deswarte

christianisation des rituels guerriers35, commencée dans l’Espagne


wisigothique du VIIe siècle36. Hincmar justifia même l’usage des armes par les
clercs, contre le droit canon, afin de défendre l’État protecteur de l’Église37.
Sainteté et violence étaient dès lors plus convergentes qu’elles l’avaient été
jusqu’alors. Si l’on en croit les Gestes des évêques d’Auxerre, initialement
composées entre 872 et 875, avant leur rédaction définitive à la fin du XIe
siècle, le prélat Hainmar combattit en Aquitaine contre les Sarrasins et le duc
Eudes, avant d’être emprisonné par jalousie, puis martyrisé alors qu’il tentait
de s’enfuir38. La violence des saints s’exprimait à l’occasion post mortem, à
l’exemple de Benoît dans le premier livre de ses Miracula (820-878)39.
Surtout, apparut l’idée d’une guerre martyriale dans une fameuse lettre du
pape LéonIV. À vrai dire, la définition du martyr n’impliquait a priori aucun
rejet de la violence. Selon Isidore de Séville, «les martyrs en grec sont dits
témoins en latin (…) car ils souffrent pour rendre témoignage au Christ et
luttent pour la vérité jusqu’à la mort» 40. Or, afin d’obtenir un soutien militaire
contre les raids musulmans, LéonIV envoya en 853 une lettre à l’armée des
Francs assimilant quasiment ses soldats à des martyrs: «Le royaume des
cieux ne sera pas refusé à celui qui sera mort fidèle à Dieu dans cette guerre
(…) pour la vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des chrétiens» 41.
Cette missive eut une belle postérité, puisqu’elle fut insérée dans la collection
canonique d’Yves de Chartres42 et dans le Décret de Gratien43.

35
David S. BACHRACH, Religion and the Conduct of War, c. 300-c. 1215, Woodbridge, 2003, pp. 32-
63.
36
Alexander P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg: die Deutung des Krieges im christlichen
Spanien von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert, Münster, 1998, pp. 47-82.
37
Janet L. N ELSON , «The Church’s Military Service in the Ninth Century: a Contemporary
Comparative View?», dans ID . (éd.), Politics and Ritual in Early Medieval Europe, Londres,
1986, pp. 117-132.
38
Les Gestes des évêques d’Auxerre (Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 42), c. 27,
éd. de Michel Sot, 1, Paris, 2002, pp. 128-130.
39
J. FLORI, La guerre sainte…, pp. 115 et s.
40
ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologies (Biblioteca de Autores Cristianos, 434), VII, 11, éd. et trad. de
José Oroz Reta et Manuel Antonio Marcos Casquero, 2, Madrid, 1993, p. 676.
41
LÉON IV, Epistolae et decreta, dans PL, 115, col. 655-657: « Omni timore ac terrore deposito, contra
inimicos sanctae fidei et adversarios omnium regionum viriliter agere studete. Ubi usque nunc parentes
vestri publicum moverunt procinctum, semper victores exstiterunt, nullaque eos multitudo populi
superare potuit. Non enim audivimus ut aliquando sine fama victoriae reversi fuissent. Omnium
vestrum nosse volumus charitatem, quoniam quisquis, quod non optantes dicimus, in hoc belli
certamine fideliter mortuus fuerit, regna illi coelestia minime negabuntur. Novit enim Omnipotens, si
quilibet vestrum morietur, quod pro veritate fidei, et salvatione patriae, ac defensione christianorum
mortuus est; ideo ab eo praetitulatum praemium consequetur ».
42
YVES DE CHARTRES, Décret, pars X, c. 87, dans PL, 161, col. 719-720. Voir aussi la Panormia (VIII,
30) et la Tripartita (I, 60, 14).
43
G RATIEN , pars II, c. XXIII, q. 8, c. IX (Omni timore […] consequetur), et q. 5, c. XLVI (omnium
vestrum […] negabuntur ; faussement attribué au pape Nicolas), éd. d’Emil Friedberg, Corpus
juris canonici, 1, Leipzig, 1879, col. 955 et 944.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 75

En 878, JeanVIII s’exprima sur un problème similaire, quand les évêques


du royaume de Louis le Bègue lui demandèrent «si ceux récemment tombés à
la guerre pour la défense de la Sainte Église de Dieu, et pour le maintien de la
religion chrétienne et de la chose publique, ou qui y tomberont à l’avenir [très
certainement contre les Normands] peuvent recevoir le pardon de leurs
péchés». Avant de concéder une absolution collective44, la réponse du pape
fut: «Le repos de la vie éternelle accueille ceux qui, en combattant
vaillamment contre les païens et les infidèles, tombent à la guerre avec la piété
de la religion catholique», à l’instar du bon larron «qui mérita le paradis par
sa seule confession», et du roi Manassé qui, après avoir été jeté en prison, fit
pénitence pour ses fautes et retrouva ensuite son trône grâce à Dieu (II Ch 33,
11 sqq); car, citant Ezéchiel (18, 21-22), «si le pécheur se convertit, quelle que
soit l’heure, je ne me souviendrai plus de ses iniquités» 45. À l’évidence,
comme l’affirmait déjà le chanoine Étienne Delaruelle, «les origines
théologiques de pareilles promesses [...] se rattachent à la théologie du
martyre» 46, sans qu’il soit question d’aucune œuvre pénitentielle47.
L’idée d’un martyre au combat fit ensuite son chemin, comme en témoigne
peut-être la lettre de SergeIV (1009-1012), dans laquelle, après avoir évoqué la
destruction en 1009 du Saint-Sépulcre par le calife al-Hakim, le pape appelait
pour «restaurer le saint tombeau du rédempteur» à une croisade vers
Jérusalem, qui permettrait d’obtenir le «pardon» et le «royaume éternel» 48.

44
Registrum Johannis VIII papae, éd. d’Erich Caspar, dans MGHE, 7-I, Berlin, 1912, n. 150, pp. 126-
127: « Nostra prefatos mediocritate, intercessione beati Petri apostoli, cujus potestas ligandi atque
solvendi est in celo et in terra, quantum fas est, absolvimus præcibusque illos Domino commendamus».
45
Ibid.: « Quia veneranda fraternitas vestra modesta interrogatione sciscitans quesivit, utrum hi, qui pro
defensione sancte Dei ecclesie et pro statu christiane religionis ac rei publice in bello nuper ceciderunt
aut de reliquo pro eadem re casuri sunt, indulgentiam possint consequi delictorum, audenter Christi
Dei nostri pietate respondemus, quoniam illi qui cum pietate catholice religionis in belli certamine
cadunt, requies eos eterne vite suscipiet contra paganos atque infideles strenue dimicantes, eo quod
Dominus per prophetam dignatus est dicere: “Peccator quacumque hora conversus fuerit, omnium
iniquitatum illius non recordabor amplius“, et venerabilis ille latro in una confessionis voce de cruce
meruit paradysum; Manasses quoque impurissimus quondam rex captus carcerique artissimo religatus
ibi penitentiam agens cum perfectione indulgentie etiam regni pristini propter Domini misericordiam,
quia inmensa est circa genus humanum, adeptus est solium».
46
Etienne DELARUELLE, «Essai sur la formation de l’idée de croisade», dans ID., L’idée de croisade
au Moyen Âge, Turin, 1980, pp. 1-127, en particulier p. 40.
47
Contra: Cyrille VOGEL, «Le pèlerinage pénitentiel», Revue des Sciences religieuses, 38 (1964), p.
147, repris dans ID., En rémission des péchés. Recherches sur les systèmes pénitentiels dans l’Église
latine, Aldershot, 1994, VII.
48
Hans-Martin SCHALLER, «Zur Kreuzzugsenzyklika Papst Sergius’IV», dans H. Mordek (éd.),
Papsttum, Kirche und Recht im Mittelalter. Festschrift für Horst Fuhrmann zum 65. Geburstag,
Tübingen, 1991, pp. 151-152: « Sciat igitur christiana intentio, quia ego, si Domino placuerit, per
memetipsum cupio pergere ex marino litore, et omnes Romani seu Itali cum Tuscis vel qualiscumque
christianus nobiscum volunt pergere ad gentem Agarenam, Domino auxiliante, cum omnes hostiliter
desidero interficere et sanctum redemptoris sepulchrum volo restaurare incolume. […] Istum etenim
seculum transituri sumus, ita pugnemus contra inimicos Dei, ut cum ipso gaudere valeamus in celo.
[…] Venite, filii, defendite Deum et regnum acquirite aeternum. Spero, credo et certissime teneo, quia
76 Thomas Deswarte

En effet, si l’on en croit Hans Martin Schaller, ce document de 1010, copié au


XIe siècle sur un parchemin à l’abbaye de Moissac, doit être considéré comme
authentique – et non comme un faux postérieur à la croisade pour inciter au
départ des chevaliers49. Le thème du martyre au combat se répandit aussi dans
la littérature religieuse. Ainsi, dans un sermon, Abbon de Saint-Germain
incitait les chrétiens à combattre les Normands au moyen d’une telle
promesse: «Combattez pour votre patrie, n’ayez pas peur de mourir dans la
guerre de Dieu ; à coup sûr, si vous y trouvez la mort, vous serez saints
martyrs» 50. Il fallut cependant attendre l’an mil pour que fût proposé un tel
modèle hagiographique51. Ainsi, dans la vita d’Oswald écrite par Ælfric, le roi
de Northumbrie, battu par les païens de Mercie en 642, déposa les armes et
mourut en priant52.
Mais c’est vraisemblablement le moine clunisien Raoul Glaber qui
mentionna pour la première fois des martyrs morts les armes à la main:
d’après son deuxième livre des Histoires, rédigé entre 1016 et 1030, un moine
eut la vision d’hommes vêtus de blanc et portant des étoles pourpres, tués par
les Sarrasins au combat pour la défense de leur «pays» et du «peuple
catholique» 53. Un tel martyre réapparut non dans les Annales de Quedlinburg54,

per virtutem domini nostri Jhesu Christi nostra erit victoria, sicut fuit in diebus Titi et Vespasiani, qui
Dei filii mortem vindicaverunt et adhuc baptismum non receperunt, sed post victoriam ad imperialem
honorem Romanorum pervenerunt et de suis peccatis indulgentiam receperunt. Et nos si taliter
fecerimus, sine dubio in vitam eternam permanemus».
49
Contra: Aleksander G IEYSZTOR, «The Genesis of the Crusades : the Encyclical of SergiusIV
(1009-1012)», Medievalia et Humanistica, 5 (1948), pp. 3-23, et 6 (1950), pp. 3-34, et Herbert E. J.
COWDREY, «Pope UrbanII’s Preaching of the First Crusade», History, 55 (1970), pp. 177-188,
en particulier p. 185, repris dans ID., Popes, Monks and Crusaders…, XVI.
50
Cité et traduit par J. FLORI ., La guerre sainte…, p. 156 (Sermo 6: Adversus raptores bonorum
alienorum, éd. d’Ute Önnerfors, Abbo von Saint-Germain-des-Prés : 22 Predigten, Kritische Ausgabe
und Kommentar [Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters, 16], Francfort, 1985, pp. 94
et s.).
51
H. MAGENNIS, «Warrior Saints, Warfare…», pp. 43-45.
52
Ælfric’s Lives of Saints…, 2, pp. 135-137.
53
RAOUL GLABER, Histoires, II, 19, éd. et trad. de Matthieu Arnoux, Turnhout, 1996, pp. 128-129:
« Cui satis leniter tale dederunt responsum: “Professionem, inquiunt, Christianitatis gestamus, sed ob
tutelam patrie catholiceque plebis defensionem gladius nos in bello Sarracenorum separavit ab
humanorum corporum habitatione. Idcirco nos omnes pariter divina vocatio nunc transfert in sortem
beatorum“».
54
En effet, contrairement à l’opinion de J. Flori (La guerre sainte…, p. 157), ces annales, rédigées à
partir de 1008, ne rapportent pas le martyre de soldats de Saint-Maurice de Magdebourg dans
leur guerre en 1015 sous la direction de l’empereur HenriII contre les Polonais. Certes, après
avoir décrit cette guerre, l’annaliste – peut-être une moniale – énumère diverses personnes
qui, «avec de nombreuses autres, vivent dans les cieux», puis le décès de l’évêque de Metz.
Mais, il n’associe pas ces décès à la guerre précédente et, surtout, mentionne parmi les morts
quatre femmes, Adélaïde, Ira, Gera et Doda – en fait très certainement des moniales du
monastère de Quedlinburg: « Certant deinde quam plurimi pro patria fratribusque, et maxime
milites Mauriciani, sectatores Domini, procumbunt fortiter, illi obsequendo, ut conspiraverant
constanti animo. Adelheid, Ira, Thietmer et Gera, Doda et Volcmer, cum aliis multis felicius vivant in
Aux origines de la guerre sainte en Occident 77

mais dans la Vita du pape LéonIX écrite entre la fin de l’année 1048 et 1066
par le pseudo-Wibert, en fait un clerc anonyme de l’entourage de Brunon55:
après avoir décrit la bataille de Civitate, qui vit l’armée conduite par le pape
écrasée par les Normands, ce texte nous apprend que, «puisque c’est pour
leur foi dans le Christ et la libération d’un peuple oppressé qu’ils [les soldats
du pape] avaient voulu saintement donner leur vie, la grâce divine manifesta
clairement, par plusieurs révélations, qu’ils jouissaient du bonheur éternel
dans le royaume des cieux» 56. Comme chez Raoul Glaber, la lutte était bien ici
menée pour libérer l’Église des païens – ici le «peuple indiscipliné et hostile
des Normands», agressant «avec une rage inouie et cruelle, et une impiété
plus que païenne» les «églises de Dieu» et la «chrétienté» 57. Plus tard, le
chef militaire des Patarins de Milan, Erlembald, mourut martyr au combat,
d’après GrégoireVII (1073-1085)58 et Bonizon de Sutri dans son Liber ad
amicum, écrit entre 1085 et 1088/959.
Si ce nouveau modèle hagiographique rendait compte d’une progressive
sacralisation de la guerre menée contre les musulmans, pour la papauté et la
réforme de l’Église, il dénotait aussi une valorisation de la sainteté laïque, très
nette depuis le Xe siècle dans les milieux clunisiens puis réformateurs, et
participait d’un renouveau plus général de l’idéal martyrial. Cet idéal fut
particulièrement valorisé par GrégoireVII, qui le premier incita au martyre

coelis. Eido Miseniensis episcopus depositum fidele reddidit coelo», Georg Heinrich PERTZ (éd.),
MGHSS, 3, Hanovre, 1839, p. 84; 2e éd. par Martina G IESE, Die Annales Quedlinburgenses,
MGHSS, 72, Hanovre, 2004. Comme souvent, ce récit annalistique juxtapose donc des faits
historiques indépendants les uns des autres.
55
La vie du pape Léon IX, éd. de Michel Parisse et trad. de Monique Goullet, Paris, 1997, pp. XXIII-
XXXIII.
56
Ibid., 2, 21, p. 115: « Et quoniam pro fide Christi afflictaeque gentis liberatione devotam mortem
voluerunt subire, multiplicibus revelationibus monstravit eos divina gratia in coelesti regno perenniter
gaudere». D’après la chronique d’Aimé du Mont-Cassin, LéonIX conféra l’absolution à tous
les chevaliers avant la bataille et remit la pénitence due pour les péchés: si donc la guerre
n’était pas en soi méritoire (Jonathan RILEY-SMITH, The First Crusaders, 1095-1131, Cambridge,
1997, p. 49), elle ne nuisait pas au salut. Il est cependant difficile de suivre cette œuvre,
uniquement connue par une traduction du XIVe siècle.
57
Ibid., 2, 20, pp. 110-112: « Videns indisciplinatam et alienam gentem Normannorum crudeli et
inaudita rabie et plus quam pagana impietate adversus ecclesias Dei insurgere […] Nos quoque
divinum adjutorium nobis affore et humanum non defore confidentes ab hac nostra intentione
liberandae christianitatis non deficiemus».
58
Gregorii VII Registrum, 6, 56, éd. d’Erich Caspar, dans MGH, Das Register Gregors VII. (Epistolae
Selectae, 2), Berlin, 1923, 2, pp. 400-406 (trad. angl. Herbert E. J. COWDREY, The Register of Pope
Gregory VII, 1073-1085, Oxford, 2002).
59
BONIZON D E SUTRI, Liber ad amicum, lib. II, éd. d’Ernst Dümmler, dans MGHLL, 1, Hanovre,
1891, p. 605: « Post Pascha vero derepente congregato exercitu et multitudine conjuratorum
Herlimbaldum nihil mali suspicantem invadunt eumque bellare temptantem in media platea
interficiunt aliosque persecuntur et depredantur eumque ignominiose nudatum, obliti generis ejus et
dignitatis, ad ignominiam totius christianitatis per totum diem relinquunt inhumatum».
78 Thomas Deswarte

dans une guerre offensive60: en 1074, dans son projet de guerre contre les
Turcs, il affirmait ainsi à la comtesse Mathilde de Toscane «comme il est noble
de mourir pour notre pays (Horace, Carmina, 3.2.13), il est encore plus noble et
méritoire de donner notre chair corruptible (Sénèque, Epistolae, 122.4) pour le
Christ, qui est la vie éternelle» 61; dans sa dernière lettre sur le sujet, il précisa
que «pour l’ouvrage d’un moment» les combattants pouvaient gagner «la
récompense éternelle» (II Cor 4,17)62. Après 1076, il reprit ce discours
martyrial dans sa lutte contre l’empereur HenriIV, en s’inspirant notamment
de saint Paul (2 Tim 3,12 et sqq.)63. Cette guerre religieuse, pour la réforme,
pouvait alors mener au martyre64, car «tous ceux qui meurent pour la justice
seront rangés parmi les martyrs», selon Bruno de Segni vers 109065. Mais,
comme le remarque très justement Jonathan Riley-Smith, dans ces guerres
martyriales c’était la mort qui sanctifiait, non le combat en lui-même66.
En outre, GrégoireVII n’hésita pas à encourager ses partisans en leur
concédant des absolutions collectives, qui assuraient le mort du salut: il
promit en 1075 aux fidèles de Chiusi le «pardon des péchés» et le salut s’ils
expulsaient le prévôt de leur église et restauraient cette dernière67; en 1080, un
concile romain donna une absolution générale aux partisans de Rudolf contre

60
James A. BRUNDAGE, «Holy War and the Medieval Lawyers», dans Th. P. Murphy (éd.), The
Holy War, Columbus, 1976, pp. 104-105, repris dans ID., The Crusades, Holy War and Canon Law,
Aldershot, 1991, X ; Herbert E. J. COWDREY , «Pope Gregory and Martyrdom», dans M.
Balard, B. Z. Kedar et J. Riley-Smith (éd.), Dei gesta per Francos. Études sur les croisades dédiées à
Jean Richard, Aldershot, 2001, pp. 3-11.
61
Grégoire VII à Mathilde de Toscane, dans Herbert E. J. COWDREY , The Epistolae vagantes of
Pope Gregory VII, Oxford, 1972, n. 5, p. 12: « Quia si pulchrum est, ut quidam dicunt, pro patria
mori, pulcherrimum est ac valde gloriosum carnem morticinam pro Christo dare, qui est aeterna vita».
62
Gregorii VII Registrum…, II, 37, 1, p. 173: « Nam per momentaneum laborem aeternam potestis
acquirere mercedem». Sur ce projet, voir Herbert E. J. CO W D R E Y , «Pope Gregory VII’s
“Crusading” Plans of 1074», dans B. Z. Kedar, H. E. Mayer et R. C. Smail (éd.), Outremer:
Studies in the History of the Crusading Kingdom of Jerusalem presented to Joshua Prawer, Jérusalem,
1982, pp. 27-40, repris dans ID., Popes, Monks and Crusaders…, X.
63
Gregorii VII Registrum…, IV, 7, 1, p. 305.
64
Herbert E. J. C OWDREY , «Martyrdom and the First Crusade», dans P. W. Edbury (éd.),
Crusade and Settlement, Cardiff, 1985, pp. 46-56.
65
BRUNO DE SEGNI , Libellus de symoniacis, c. 5, dans MGHLL, 2, Hanovre, 1892, p. 550: « Sive
moriantur sive vivant, bonum est illis. Quicquid eis accidat bonum est illis. Omnia eis cooperantur in
bonum, et melius quidem mors, quam vita talibus operatur. Preciosa est enim in conspectu Domini
mors sanctorum ejus. Firmissime enim credendum est et nullatenus dubitandum, quod omnes qui pro
justicia moriuntur inter martyres collocantur (Ps 112,8). Collocet eos Dominus cum principibus
populi».
66
J. RILEY-SMITH, The First Crusaders…, p. 48.
67
Gregorii VII Registrum…, II, 47, 1, p. 187: « Si vero, ut decet christianos viros, operam studebitis dare
eo expulso ecclesiam Dei matrem utique vestram ad pristinum statum revocare, inter sanctos Dei in
superno regno incorruptibilem possidebitis hereditatem adepti peccatorum indulgentiam per ineffabilem
Dei clementiam».
Aux origines de la guerre sainte en Occident 79

HenriIV 68. Certes, quand un légat transmettait en personne l’absolution aux


soldats, la guerre était clairement légitimée et reconnue comme non
peccamineuse. Mais, ainsi que l’a parfaitement montré Norman Housley69, elle
n’en était pas pour autant reconnue comme un «élément de sanctification» 70
ou comme une «guerre pénitentielle» 71. Ainsi, lors de la conquête normande
de la Sicile, GrégoireVII demanda en 1076 à l’archevêque Arnald d’Acerenza
d’aller au devant du comte Roger et de ses soldats, pour les absoudre de tous
leurs péchés; en échange de quoi ils devaient faire pénitence, s’abstenir des
crimes capitaux et étendre la chrétienté72. De même, en 1080, il prescrivit aux
évêques d’Apulie et de Calabre d’absoudre Robert Guiscard et ses chevaliers
lors de sa campagne en Grèce, pour soutenir l’empereur byzantin déposé,
MichelVII; mais là non plus, aucun lien explicite ne fut établi entre la guerre,
la pénitence et les bonnes œuvres futures73. Tout au plus le pape cherchait-il
peut-être à donner une dimension morale à la guerre74.
Si donc le grand pape réformateur put être accusé par Wenrich de Trier
d’inciter les laïcs soucieux du pardon de leurs fautes à verser le sang75, ni son
discours martyrial, ni ses absolutions collectives ne faisaient de ces conflits des
guerres saintes. Comme l’a bien prouvé John Gilchrist, les origines du bellum
sanctum ne résident donc ni dans l’œuvre de GrégoireVII, ni dans les
collections canoniques – qui ne traitent que de la guerre juste et ignorent la

68
Ibid., VII, 14a, 2, p. 486: « Ut autem Rodulfus regnum Teutonicum regat et defendat, quem Teutonici
elegerunt sibi in regem ad vestram fidelitatem, ex parte vestra dono largior et concedo, omnibus sibi
fideliter adherentibus absolutionem omnium peccatorum vestramque benedictionem in hac vita et in
futuro vestra fretus fiducia largior».
69
Norman HOUSLEY, «Crusades Against Christians: their Origins and Early Development, c.
1000-1216», dans P. W. Edbury (éd.), Crusade and Settlement…, p. 19.
70
Contra: Herbert E. J. C OWDREY , «Pope Gregory VII and the Bearing of Arms», dans B. Z.
Kedar, J. Riley-Smith et R. Hiestand (éd.), Montjoie. Studies in Crusade History in Honour of Hans
Eberhard Mayer, Aldershot, 1997, p. 34.
71
Contra: J. R ILEY-SMITH, The First Crusaders…, p. 50.
72
Gregorii VII Registrum…, III, 11, 1, p. 271-272: « Noverit fraternitas tua, quoniam Rogerius comes,
frater Roberti ducis, apostolice sedis benedictionem et absolutionem requirit ejusque filius vocari et esse
desiderat. Quapropter pastorali cura hoc laboris onus tibi imponimus, immo ex parte beati Petri
imperamus, ut postposita omni torporis desidia illum adeas eumque hujus nostri precepti auctoritate
fultus, si nobis parere sicut pollicitus est voluerit et penitentiam, ut oportet christianum, egerit, ab
omni peccatorum suorum vinculo tam illum quam etiam suos milites, qui cum eo contra paganos, ita
tamen ut agant penitentiam, pugnaturi sunt, peccatis maxime absolvas. Addimus preterea, ut eum pia
admonitione admoneas, quatenus se a capitalibus criminibus custodiat et christiani nominis culturam
inter paganos amplificare studeat, ut de eisdem hostibus victoriam consequi mereatur».
73
Ibid., VIII, 6, 2, p. 524: « Dilectioni quoque vestre nichilominus precipiendo mandamus, ut eos, qui
cum eodem duce et predicto imperatore transfretaturi sunt, diligentissime, ut vestrum officum exigit,
moneatis condignam penitentiam agere et rectam fidem, sicut decet christianos, circa illos servare, in
omnibus actibus suis timorem Dei et amorem pre oculis abere et in bonis operibus perseverare. Sicque
illos fulti nostra auctoritate immo beati Petri potestate a peccatis absolvite».
74
H. E. J. COWDREY, «Pope Gregory VII and the Bearing of Arms…», pp. 28-29.
75
Epistola sub Theoderici episcopi Virdunensis nomine composita, éd. d’Ernst Dümmler, dans
MGHLL, 1, p. 296.
80 Thomas Deswarte

croisade76. C’est UrbainII (1088-1099) qui modifia profondément la nature de


la guerre en prêchant la croisade.

3. UrbainII et la croisade: une guerre pénitentielle


La première croisade inaugura une conception de la guerre radicalement
différente. Les actes du concile réuni à Clermont le 27 novembre 1095,
reconstitués par Raymonde Sommerville à partir de diverses traditions
manuscrites, sont le document essentiel sur la pensée du pape, ainsi que ses
lettres aux habitants de Bologne et de Flandre. En revanche, malgré les efforts
de Dana Munro et Penny Cole77, toute reconstitution du sermon pontifical
demeure fort hypothétique: il n’est connu que par des chroniques
postérieures à la première croisade (Guibert de Nogent, Foucher de Chartres,
Robert le Moine et Baudri de Dol), dont les propos furent le fruit d’une
récriture.
UrbainII prêcha tout à la fois une expédition armée à Jérusalem78 et un
pèlerinage: «quiconque aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer
l’Église de Dieu, pourvu que ce soit par piété et non pour gagner honneur ou
argent, ce voyage lui sera compté pour toute pénitence» affirmèrent les pères
du concile de Clermont79. UrbainII demandait aux chevaliers d’effectuer un
pèlerinage armé, «afin de libérer les Églises d’Orient […] pour la rémission de
tous leurs péchés» comme il le déclara l’année suivante aux fidèles de
Flandre80. Après confession, ce pèlerinage valait pour toute pénitence81:
«Nous remettons l’entière pénitence des péchés pour ceux qui auront fait une
vraie et parfaite confession», précisa-t-il ainsi aux fidèles de Bologne82. De fait,

76
John GILCHRIST , «The Erdmann Thesis and the Canon Law», dans P. W. Edbury (éd.),
Crusade and Settlement…, pp. 37-45.
77
Dana C. MUNRO , «The Speech of Pope Urban II at Clermont, 1095», American Historical
Review, 2 (1906), pp. 231-242, et Penny J. COLE, The Preaching of the Crusades to the Holy Land,
1095-1270, Cambridge, 1991.
78
H. E. J. COWDREY, «Pope Urban II’s Preaching…».
79
Concile de Clermont (1095), dans Annuarium Historiae Conciliorum, Suppl. 1, «The Councils of
Urban II», vol. 1, «Decreta Claramontensia», éd. de Raymonde Sommerville, 1972, p. 74:
« Quicumque pro sola devotione, non pro honoris vel pecunie adeptione, ad liberandam ecclesiam Dei
Hierusalem profectus fuerit, iter illud pro omni penitentia ei reputetur [reputabitur]».
80
Lettre d’Urbain II aux fidèles de Flandre (1096), dans Die Kreuzzugsbriefe aus den Jahren 1088-
1100, éd. de Heinrich Hagenmeyer, Innsbruck, 1901, n. II, p. 136: « cui calamitati pio contuitu
condolentes Gallicanas partes visitavimus ejusque terrae principes et subditos ad liberationem
orientalium ecclesiarum ex magna parte sollicitavimus et hujusmodi procinctum pro remissione
omnium peccatorum suorum in Arvernensi concilio celebriter eis injunximus».
81
C. VOGEL, «Le pèlerinage pénitentiel…», pp. 147-148.
82
Lettre d’Urbain II aux Bolonais (1096), dans Die Kreuzzugsbriefe…, n. III, p. 137: « Nonnullos
vestros in Hierusalem eundi desiderium concepisse audivimus, quod nobis plurimum complacere
noveritis, sciatis autem eis omnibus, qui illuc non terreni commodi cupiditate sed pro sola animae suae
salute et ecclesiae liberatione profecti fuerint, paenitentiam totam peccatorum, de quibus veram et
perfectam confessionem fecerint».
Aux origines de la guerre sainte en Occident 81

les lettres de croisés et les chartes rédigées au moment du départ, présentaient


souvent les croisés comme des pèlerins pénitents partant pour la rémission de
leurs péchés, pour le salut de leur âme et de celle de leurs proches, et/ou
comme des combattants du Christ allant lutter contre les païens83: ces milites
Christi et peregrini partaient pour une expeditio, une peregrinatio, une via ou un
iter.
Le principe d’une commutation générale obtenue par un pèlerinage existait
au XIe siècle84. En 1089, UrbainII utilisa ce procédé pour encourager la
restauration de l’Église de Tarragone, toujours aux mains des musulmans:
«Pour votre pénitence et pour le pardon de vos péchés, nous vous chargeons
donc d’agir très pieusement et très vigilamment, avec tout votre pouvoir et
toutes vos richesses, pour la restauration de cette Église. Nous conseillons à
ceux qui, en esprit de pénitence et de piété, sont sur le point de partir en
pèlerins à Jérusalem ou en quelque autre endroit, de consacrer les dépenses et
les efforts de ce voyage à la restauration de l’Église de Tarragone»; en effet,
«en vertu de la miséricorde divine, nous promettons ce même pardon que
celui mérité s’ils accomplissaient ce long voyage» 85.
Si, en prêchant la croisade, UrbainII eut présent à l’esprit le projet avorté
de GrégoireVII en 107486, il innova cependant profondément en associant
explicitement la remissio peccatorum à une entreprise guerrière et à un
pèlerinage en plein développement. Comme le déclare si justement J. Riley-
Smith, «UrbainII ne concédait pas un privilège spirituel», c’est-à-dire la
future indulgence; «il proclamait une guerre pénitentielle» 87, qui bénéficiait à
tous les combattants, et pas seulement aux morts88. Alors même que les

83
Giles CONSTABLE, «Medieval Charters as a Source for the History of the Crusades», dans P.
W. Edbury (éd.), Crusade and Settlement…, pp. 73-89; Jonathan RILEY-SMITH , «The Idea of
Crusading in the Charters of Early Crusaders, 1095-1102», dans Le concile de Clermont de 1095
et l’appel à la croisade (Collection de l’École Française de Rome, 236), Rome, 1997, pp. 155-166 ; J.
FLORI, La guerre sainte…, pp.325-332.
84
Jean RICHARD, «Urbain II, la prédication de la croisade et la définition de l’indulgence», dans
E. D. Hehl et F. Staab (éd.), "Deus qui mutat tempora”: Festschrift für Alfons Becker zu seinem 65.
Geburtstag, Sigmaringen, 1987, pp. 129-135, repris dans ID ., Croisade et États latins d’Orient,
Londres, 1992.
85
Demetrio MANSILLA R EOYO , La documentación pontificia hasta Inocencio III (965-1216), Rome,
1955, n. 29, pp. 46-47: « Vobis ergo in penitentiam peccatorumque remissionem mandamus, ut
potentia et divitiis vestris in restitutionem ejusdem ecclesie devotissime et intentissime desudetis. Eis
autem, qui vel in Hierusalem, vel in partes alias penitentie spiritu vel devotionis ituri sunt, suademus,
totam illam vie et sumptus operam restitutioni ecclesie Tarraconensis impendere; quatenus, auxiliante
Domino, et cathedra inibi tuto habeatur episcopalis et civitas eadem Sarracenorum opposita populis in
murum et antemurale christicole populi celebretur, quibus eandem ex Dei misericordia indulgentiam
pollicemur, quam promererentur, si indicte vie prolixitatem explerent […] Iterum iterumque vos,
carissimi filii, admonemus, ut fratrem nostrum Berengarium in restitutionem Tarraconensis ecclesie
adjuvetis, quatenus et in presenti gloriam et in futuro vitam percipiatis eternam».
86
Louis DUCHESNE, Liber Pontificalis, 2, Paris, 1892, p. 293.
87
J. RILEY-SMITH, «The Idea of Crusading …», p. 162, et I D., The First Crusaders…, pp. 68-69.
88
J. RILEY-SMITH, «The Idea of Crusading …», pp. 162-163, et I D., The First Crusaders…, p. 71.
82 Thomas Deswarte

pénitentiels conféraient toujours à l’acte guerrier un caractère peccamineux, la


croisade offrit «une nouvelle voie de pénitence» d’après Ekkehard, abbé
d’Aura en Bavière, dans son récit de la croisade écrit au début du XIIe siècle
après un voyage en Terre sainte89. Plus tard, cette commutation fut comprise
comme une “indulgence” au sens technique du terme, c’est-à-dire comme la
remise des peines temporelles dues pour les péchés pardonnés90.
Précisons que, en l’état actuel de la recherche, la lettre envoyée par
AlexandreII (1061-1073) au clerus Vulturnensis ne peut témoigner d’une guerre
pénitentielle antérieure à la croisade. En effet, ce résumé destiné à une
collection canonique et copié dans un manuscrit italien du début du XIIe siècle,
à partir d’un original des environs de 109091, demeure énigmatique: le pape y
exhortait «ceux qui ont décidé de s’avancer en Espagne» d’achever ce qu’ils
avaient décidé de faire, à savoir se confesser et recevoir une pénitence; puis il
levait cette dernière et leur concédait la rémission des péchés92. Or,
contrairement à l’opinion de nombreux historiens93, cette lettre ne concernait
très certainement pas les combattants chrétiens engagés dans l’éphémère
reconquête de Barbastro (1064-1065): ce document non daté, mais que Paul
Ewald suppose de 1063, ne décrivait pas les bénéficiaires comme des soldats et
ne supposait aucun risque imminent de mort94; en outre, nous savons que
l’expédition de Barbastro fut menée indépendamment de Rome95. Cependant,
contrairement à l’hypothèse de Marcus Bull, cette lettre ne pouvait pas non
plus être destinée aux pèlerins de Saint-Jacques, dont on ne voit pas pourquoi

89
Hierosolymita, c. XXXV, dans RHC-HOc, 5, Paris, 1895, p. 39: « Nec mirandum, sed venerandum,
post ablata saxis duriora cordium ethnicorum scandala, de via Domini catholicam unanimiter ecclesiam
ad fontem sui exortus et ad cunabula primitivae suae institutionis, ac specialem veri panis domum nova
poenitentiae via contendere» (nouvelle édition de Franz-Josef Schmale et Irene Schmale-Ott dans
Frutolfs und Ekkehards Chroniken und die Anonyme Kaiserkronik, Darmstadt, 1972, p. 330).
90
Contra: Hans Eberhard MAYER , The Crusades, Oxford, 1988, pp. 30-37 et n. 15 pp. 293-295
(trad. angl. de : Geschichte der Kreuzzüge, Stuttgart, 1965).
91
BL Add. Ms 8873, fol. 48. Sur cette œuvre, voir Paul FOURNIER, Gabriel LE BRAS, Histoire des
collections canoniques en Occident depuis les Fausses décrétales jusqu’au Décret de Gratien
(Bibliothèque d’histoire du droit, 5), 2, «De la réforme grégorienne au décret de Gratien»,
Paris, 1932, pp. 155-163.
92
Epistolae pontificum romanorum ineditae, éd. de Samuel Loewenfeld, Leipzig, 1885, n. 82, p. 43:
« De proficiscentibus in Ispaniam. Clero Vulturnensi. Eos qui in Ispaniam proficisci destinarunt,
paterna karitate hortamur, ut, que divinitus admoniti cogitaverunt ad effectum perducere, summa cum
sollicitudine procurent; qui juxta qualitatem peccaminum suorum unusquisque suo episcopo vel
spirituali patri confiteatur, eisque, ne diabolus accusare de inpenitentia possit, modus penitentiae
imponatur. Nos vero auctoritate sanctorum apostolorum Petri et Pauli et penitentiam eis levamus et
remissionem peccatorum facimus, oratione prosequentes» .
93
J. FLORI, La guerre sainte…, pp. 277-284.
94
Marcus BULL, Knightly Piety and the Lay Response to the First Crusade. The Limousin and Gascony,
c. 970-c. 1130, Oxford, 1993, pp. 72 et s.
95
Alberto FERREIRO, «The Siege of Barbastro (1064-65): A Reassessment», Journal of Medieval
History, 9 (1983), pp. 129-144.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 83

ils bénéfieraient en début de pèlerinage d’une levée de pénitence et d’une


rémission des péchés96.
Quoi qu’il en soit, ce mystérieux document d’AlexandreII n’atteste aucune
guerre pénitentielle; UrbainII demeure bien un novateur en la matière. Mais,
dans son esprit, cette guerre pénitentielle assurait-elle le martyre ou le salut,
comme le pense J. Flori97? Certes, comme le remarque J. Riley-Smith98, ni
Clermont, ni les lettres pontificales de 1096, ni les chartes antérieures à
l’expédition, ni même les récits contemporains du concile de Clermont, ne le
mentionnent. Pourtant, à une occasion, UrbainII associa une semblable
commutation de pénitence à l’obtention automatique du paradis: dans une
lettre adressée aux comtes catalans entre 1096 et 1099 selon C. Erdmann99, il les
encouragea à ne pas lutter contre les musulmans en Asie mais à rester dans la
péninsule, afin de restaurer «la ville et l’Église de Tarragone»; cette œuvre,
faite «en rémission des péchés», permettrait d’obtenir la même commutation
que celle du pèlerinage à Jérusalem: «dans cette expédition, si quelqu’un
mourrait pour l’amour de Dieu et de ses frères, que, par la très clémente
miséricorde de Dieu, il ne doute assurément pas trouver le pardon de ses
péchés et la vie éternelle» 100. Ce ne fut pourtant pas cette promesse de salut
qui constitua le cœur du nouveau concept de guerre sainte proposé par
Guibert de Nogent.

4. Le proelium sanctum de Guibert de Nogent


Dans le premier livre de ses Dei Gesta per Francos (1109), l’une des parties
les plus personnelles de son œuvre, Guibert fut le premier à explicitement
présenter la première croisade comme une guerre sainte. Selon l’abbé de

96
H. E. J. COWDREY, «Pope Gregory VII and the Bearing of Arms…», p. 28, n. 31.
97
Jean FLORI, «Guerre sainte et rétributions spirituelles dans la seconde moitié du XIe siècle:
lutte contre l’islam ou pour la papauté?», Revue d’Histoire Ecclésiastique, 85 (1990), pp. 642-646.
98
Jonathan RILEY-SMITH, «Death on the First Crusade», dans D. Loades (éd.), The End of Strife,
Édimbourg, 1984, pp. 14-31, et ID., The First Crusade and the Idea of Crusading, Londres, 1986, p.
116.
99
C. ERDMANN , Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens…, p. 294, n. 37. P. Kehr la place de
manière erronée en 1089/1091(datation reprise par J. Riley-Smith).
100
Lettre d’Urbain II aux comtes Bernard de Besalú, Hugues d’Empúries et Guislebert de
Roussillon: Paul K EHR (éd.), Papsturkunden in Spanien (Abhandlungen der königlichen
Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen, Philologisch-Historische Klasse. Neue Folge,
18-2), Berlin, 1926, n. 23, pp. 287-288: « Pro Tarraconensi urbe vel ecclesia nobilitatem vestram
ostentius deprecamur et in peccatorum remissionem precepimus, ut ad ejus restitutionem modis
omnibus insistatis. Scitis enim quanta Christi populi propugnatio, quanta Saracenorum perveniat
impugnatio, si illius egregie civitatis status largiente Domino restauretur. Si ergo ceterarum
provinciarum milites Asiane ecclesia subvenire unanimiter proposuere et fratres suos ab Saracenorum
tyrannide liberare, ita et vos unanimiter vicine ecclesie contra Sarracenorum incursus patientius
succurrere nostris exortationibus laborate. In qua videlicet expeditione si quis pro Dei et fratrum
suorum dilectione occubuerit, peccatorum profecto suorum indulgentiam et eterne vite consortium
inventurum se ex clementissima Dei nostri miseratione non dubitet».
84 Thomas Deswarte

Nogent, le proelium sanctum était un nouveau type de combat, qui succédait à


la guerre juste:

Si [ces hommes] assumaient la tâche de protéger la liberté ou de défendre la


chose publique, ils pourraient certes y trouver une justification honorable. Lorsque
l’on redoute les attaques des nations barbares ou de la gent païenne, aucun
chevalier ne peut se détourner du droit des armes; à défaut de telles circonstances,
[ces hommes] ont toujours eu l’habitude de légitimement mener des guerres pour la
seule défense de la sainte Église101.

Or, la croisade était une guerre instituée par Dieu, pour offrir un nouveau
mode de sanctification:

Mais ce pieux dessein en est venu à se perdre dans les esprits, et l’envie effrénée
de posséder s’est emparée de tous les cœurs; c’est pourquoi Dieu, de nos jours, a
institué des guerres saintes, afin que l’ordre des chevaliers et le peuple qui les suit,
jusqu’ici occupés à s’entre-tuer à l’imitation du paganisme antique, pussent y
trouver un nouveau moyen d’acquérir leur salut, sans être pour autant contraints,
comme c’était jusqu’alors de rigueur, de quitter le siècle en choisissant la
conversion monastique ou quelque autre profession religieuse; et afin qu’ils
obtinssent jusqu’à un certain point la grâce de Dieu, mais en demeurant dans la
liberté habituelle et l’état de leur fonction102.

Le discours d’UrbainII au concile de Clermont dissociait lui aussi


nettement la guerre sanctifiante des guerres de l’Ancien Testament du bellum
justum:

Alors, ô très chers frères, vous devez consacrer les plus grands efforts à purifier
la sainteté de la ville et la gloire du Sépulcre des souillures que lui inflige, autant
qu’il est en son pouvoir, la présence d’un si grand nombre de gentils. Vous le ferez,
si vous aspirez à l’Auteur de cette sainteté et de cette gloire, si vous chérissez, si
vous voulez connaître les traces de sa présence sur la terre, avec Dieu pour guide,
Dieu qui combattra pour vous. Si la piété des Maccabées, qui combattirent pour des
cérémonies et pour un temple, mérita autrefois les plus grandes louanges; s’il vous
est permis, ô chevaliers chrétiens, de prendre les armes pour défendre la patrie; si
vous pensez que l’on doive répandre des flots de sueur pour se rendre dans les

101
G UIBERT DE NOGENT, Dei Gesta per Francos (CCCM, 127A), I, 1, éd. de Robert B. C. Huygens,
Turnhout, 1996, p. 87: « Si enim pro libertate tuenda aut pro publica re defendenda sumerent causam,
excusationem utique pretendere possent honestam; ubi autem aut barbararum gentium aut metuitur
gentilitatis incursus, ab armorum jure nullus debet miles arceri, et si ista defuerint, pro sola sanctae
aecclesiae tuitione consueverunt quam legitime bella tractari» . Je reprends la traduction de
Monique-Cécile Garand, en la modifiant parfois: Geste de Dieu par les Francs. Histoire de la
première croisade, Turnhout, 1998.
102
Ibid., I, 1, p. 87: « At quoniam in omnium animis haec pia desivit intentio et habendi cunctorum
pervasit corda libido, instituit nostro tempore prelia sancta Deus, ut ordo equestris et vulgus oberrans,
qui vetustae paganitatis exemplo in mutuas versabantur cedes, novum repperirent salutis promerendae
genus, ut nec funditus, electa, uti fieri assolet, monastica conversatione seu religiosa qualibet
professione, seculum relinquere cogerentur, sed sub consueta licentia et habitu ex suo ipsorum officio
Dei aliquatenus gratiam consequerentur».
Aux origines de la guerre sainte en Occident 85

temples des saints apôtres et de tout autre saint – pourquoi vous refuser à relever la
croix, le sang du Christ et son tombeau, à les visiter, à racheter vos âmes en les
relevant? 103

Ajoutons que l’expression même de guerre sainte, qui désignait


initialement le combat spirituel contre le mal, donnait ipso facto à ce combat
terrestre une extraordinaire force religieuse. La guerre sainte n’était pas
seulement une guerre chrétienne, une guerre de religion, une guerre de Dieu,
une guerre sacralisée ou une guerre martyriale: elle était une guerre en soi
sanctifiante, car elle opérait l’essentiel de la sanctification, comme le confirme
la suite du sermon d’UrbainII, avant son absolution et sa bénédiction des
participants104:

Aujourd’hui, nous vous proposons des combats qui portent en eux-mêmes la


glorieuse récompense du martyre, des combats auxquels s’attache un titre de gloire
pour le présent et pour l’éternité105.

Selon Guibert, les croisés menaient des «combats entrepris et livrés dans
un but entièrement spirituel», à la différence des «guerres menées par Israël
selon la chair, afin de se remplir le ventre» 106. La croisade était donc une
guerre sainte instituée par Dieu nostro tempore, pour permettre aux laïcs de se
sanctifier comme le moine dans le monastère ; à ce titre, elle constituait un
«nouveau moyen de salut» propre à l’ordo des laïcs. Une telle équivalence ne
pouvait s’expliquer que par le caractère pénitentiel des deux vies, celle du
moine107 et celle du croisé, en vertu de la commutation instituée par UrbainII.
De fait, l’abbé de Nogent décrivit la première croisade comme un « military
monastery on the move» selon la juste expression de J. Riley-Smith108, où les
pratiques religieuses étaient caractéristiques de l’ascèse monastique – jeûne,
confession, prières et abstinence sexuelle109: les croisés «menaient une vie non
pas militaire, mais monacale, pour tout ce qui touchait à la pénitence et à la

103
Ibid., II, 4, p. 113: « quid crucem, quid sanguinem, quid monumentum eruere, quid visitare, quid pro
his eruendis animarum precia impendere detrectatis? ».
104
Ibid., II, 5, p. 117: « Peroraverat vir excellentissimus et omnes qui se ituros voverent beati Petri
potestate absolvit, eadem ipsa apostolica benedictione firmavit».
105
Ibid., II, 4, p. 113: « Nunc vobis bella proponimus, quae in se habent gloriosum martirii munus,
quibus restat presentis et aeternae laudis titulus».
106
Ibid., VII, p. 267: « De his itaque spirituali solum desiderio ceptis patratisque preliis, divina, quae a
seculo numquam acciderit, tempora moderna insigniri virtute letemur nec Israhelis carnalia pro
ventrium plenitudine bella miremur».
107
Alain BOUREAU , «Le vœu monastique et l’émergence de la notion de puissance absolue»,
Cahiers du Centre de recherches historiques, 21 (1998), pp. 23-34.
108
J. RILEY-SMITH, The First Crusade…, p. 2.
109
James A. BRUNDAGE, « Crusades, Clerics and Violence : Reflections on a Canonical Theme»,
dans M. Bull et N. Housley (éd.), The Experience of Crusading…, pp. 147-156.
86 Thomas Deswarte

sainteté» 110. Chez Guibert, l’originalité de la guerre sainte ne résidait donc ni


dans le caractère automatique du salut, ni dans la notion de martyre – bien
qu’elle ne les contredît pas et même les encourageât – mais dans le mode de
sanctification.
Or, si le proelium acquit chez Guibert un rôle déterminant dans le processus
de sanctification, c’est que, de manière implicite, il attribua à la guerre
pénitentielle le rôle essentiel dans la rémission des péchés. Cette interprétation
était conforme à la théologie sacramentaire et au droit canon de l’époque,
selon lesquels la réconciliation se faisait graduellement: comme l’affirmait
Raban Maur au IXe siècle, «la confession des péchés provient de la
componction, la pénitence de la confession, et la rémission des péchésde la
pénitence» 111. Le pénitentiel d’Halitgaire (†830) recommandait ainsi au prêtre
d’imposer après la confession un jeûne pénitentiel et ajoutait: «Dis au
pénitent qu’à la fin du jeûne imposé par le confesseur, il sera purifié de ses
péchés» 112. Dans le cadre d’une pénitence publique, la réconciliation
solennelle des pénitents le Jeudi Saint officialisait cette remissio peccatorum:
dans le pontifical romano-germanique du Xe siècle, l’évêque administrait après
la confession une première absolution, imposait une pénitence puis renvoyait
le fidèle avant l’absolution finale113. En outre, s’il n’y eut avant le XIIe siècle
aucune réflexion doctrinale systématique sur la pénitence, les théologiens et
canonistes insistaient néanmoins sur l’importance du repentir, de la confession
au prêtre et de l’actio poenitentiae, et restreignaient le rôle du prêtre à celui d’un
ministre imposant la satisfaction et déclarant le pardon accordé par Dieu114.
Cette théologie sacramentaire “cumulative” valorisait de facto la pénitence,
dernière étape avant la remissio peccatorum. Ainsi, dans la plupart des récits
hagiographiques du haut Moyen Âge, l’absolution ou la rémission des péchés
découlaient des œuvres de mortification corporelle et spirituelle – alors que les
absolutions conférées in extremis et les aveux suivis immédiatement de
l’absolution étaient nettement plus rares115: à l’issue d’un pèlerinage, par
exemple, les chaînes forgées avec l’arme du crime et portées par le pénitent
110
GUIBERT DE NOGENT, Dei Gesta per Francos…, VI, p. 233: « cum hi non militarem sed monachilem,
quantum ad parsimoniam sanctimoniamque pertinet, vitam ducerent». Cité par J. RILEY-SMITH, The
First Crusade…, p. 150.
111
R A B A N MA U R , De ecclesiastica disciplina, pars III, lib. 3, dans PL, 112, col. 1257: « De
compunctione confessio peccatorum, de confessione poenitentia, de poenitentia vero proveniet
delictorum indulgentia».
112
Cyrille VOGEL, Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, 1969, pp. 218-220.
113
Ibid., pp. 213-218.
114
Paul ANCIAUX, La Théologie du sacrement de pénitence au XIIe siècle (Dissertationes ad gradum
magistri series II, 41), Louvain-Gembloux, 1949, pp. 7-55 ; Elphège VACANDARD, «Absolution
au temps des Pères» et «Absolution dans l’Église latine», dans Dictionnaire de Théologie
Catholique, 1, Paris, 1903, col. 159-160 et 164-166.
115
Cyrille V OGEL , «La discipline pénitentielle en Gaule des origines au IXe siècle: le dossier
hagiographique», Revue des Sciences religieuses, 30 (1956), pp. 1-26 et 157-186, repris dans ID.,
En rémission des péchés…, VI.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 87

tombaient miraculeusement sur la tombe du saint, manifestant par là-même le


pardon de Dieu116. Qui plus est, au XIe siècle, la spiritualité insistait
particulièrement sur l’ascèse, la pénitence, le pèlerinage et, plus généralement,
le comportement117.
Puisque la guerre pénitentielle de croisade conférait la remissio peccatorum,
et que, selon GrégoireVII, la «vraie pénitence» permettait de «parvenir à la
vie éternelle» 118, Guibert comprit ce proelium comme l’élément sanctifiant;
l’importance de la pénitence dans la remissio peccatorum et celle de la guerre
dans l’actio poenitentiae expliquent donc cette nouvelle théologie embryonnaire
de la guerre sainte. Naturellement, l’abbé de Nogent n’ignorait pas la doctrine
sacramentaire et la nécessité de suivre l’ensemble de la discipline pénitentielle
pour obtenir le pardon: il précisa que cette guerre sainte permettait d’obtenir
la grâce de Dieu «jusqu’à un certain point», aliquatenus.

Conclusion
Selon Guibert, la guerre sainte était une guerre sanctifiante. Dans les Dei Gesta
per Francos, la guerre sainte se définissait comme un mode de sanctification, à
l’instar du monastère: le pèlerin miles intégrait un état, celui de pénitent,
comme le moine faisait profession de vie monastique, et tous deux devenaient
soldats du Christ – l’un par les armes, l’autre par la prière. En revanche, si ce
nouveau concept devait favoriser le salut ou le martyre des croisés, il ne
l’impliquait pas automatiquement; ainsi, parmi les quatre grandes chroniques
de la première croisade, les Dei Gesta contiennent le plus de mentions de
martyrs, tout en ne représentant que 36% des morts au combat 119.
La notion de guerre sainte découla d’une interprétation du message d’UrbainII.
Le concept de guerre sainte résultait de l’interprétation donnée par Guibert à
la guerre pénitentielle pour la première fois prêchée par le pape: en assimilant
de manière implicite la pénitence à l’exercice de la guerre, et son
accomplissement à la remissio peccatorum, l’abbé de Nogent fit de la première
croisade une guerre sainte, c’est-à-dire une guerre sanctifiante, nouvellement
instituée par Dieu. Cette interprétation était profondément tributaire du
contexte théologique, canonique et liturgique de l’époque, qui minorait
l’importance de l’absolution sacerdotale dans la rémission des péchés et
valorisait le rôle de l’actio poenitentiae, dernière étape avant d’obtenir le
pardon. Si cette nouvelle notion fut bien le fruit d’une relecture théologique,
116
ID., «Le pèlerinage pénitentiel…», pp. 130-132.
117
M. BULL, Knightly Piety…, pp. 155-249. Pour une approche plus générale, Patrick HENRIET, La
parole et la prière au Moyen Âge (Bibliothèque du Moyen Âge, 16), Paris, 2000.
118
Synode de Rome de 1078, dans Gregorii VII Registrum…, VI, 5b, 2, p. 404: « Ideoque quicunque
miles vel negotiator vel alicui officio deditus, quod sine peccato exerceri non possit […] recognoscat se
veram penitentiam non posse peragere, per quam ad eternam vitam valeat pervenire».
119
Jean F LORI, «Mort et martyre des guerriers vers 1100: l’exemple de la première croisade»,
Cahiers de civilisation médiévale, 34 (1991), pp. 126-127.
88 Thomas Deswarte

elle ne s’enracinait donc ni dans une «idéologie semi-populaire forgée durant


les traumatismes de l’expédition» 120, ni dans une relecture littérale des
passages les plus belliqueux de l’Ancien Testament. En outre, malgré le
témoignage de Guibert, rien n’autorise à dire qu’UrbainII, en prêchant une
guerre pénitentielle, pensa la première croisade comme une guerre sainte.
La guerre sainte constituait une nouveauté dans l’histoire du salut. Cette
innovation participait de la valorisation de la guerre dans l’enseignement
religieux et les modèles de vie chrétienne depuis le IXe siècle. Mais, cette
nouveauté ne fut pas le fruit d’une "révolution doctrinale", tant les
intellectuels chrétiens ne furent jamais fondamentalement opposés à la
violence légitime – tandis que les pénitentiels lui conservèrent longtemps un
caractère peccamineux. Guerre pénitentielle et guerre sainte constituaient en
un sens deux innovations disciplinaires: selon Guibert, le proelium sanctum
était une nouvelle institution dans l’histoire du salut et avait toute sa place
dans l’histoire de ce nouveau peuple élu des Francs, qui réalisait les
prédictions vétéro-testamentaires – en vertu de l’exégèse historico-
prophétique de la Bible proposée par l’abbé de Nogent121.
Le concept de guerre sainte participait d’une propagande pour la croisade. En
proposant au croisé la possibilité d’une sanctification directe, sans médiation
ecclésiastique explicite, la guerre sainte reflétait l’importance accrue accordée
au comportement et à la pénitence dans la spiritualité de l’époque; en
omettant les aspects canoniques, elle valorisait la relation directe entre le fidèle
et Dieu, comme le firent souvent les chansons de geste du XIIe siècle122.
Au XIIIe siècle, cette nouvelle notion de guerre sainte semble décliner au
moins dans le milieu clérical, notamment en raison d’une nouvelle théologie
du sacrement de pénitence: cette dernière insistait plus nettement sur
l’importance de l’aveu, qui, en raison de la honte provoquée, constituait
l’essentiel de l’œuvre expiatoire123, et sur l’absolution, qui pardonnait la faute,
tandis que la pénitence rachetait les peines temporelles et conférait la pleine
remissio peccatorum. La sanctification était d’abord l’œuvre de la confession,
alors que la pénitence permettait d’acquérir des mérites. L’on comprend
aisément qu’une telle théologie sacramentaire détruisait de l’intérieur la
notion antérieure de guerre sainte.

120
Contra: J. R ILEY-SMITH, The First Crusade…, pp. 134-152.
121
Jay RUBENSTEIN , Guibert of Nogent. Portrait of a Medieval Mind, New York-Londres, 2002,
pp.95-101.
122
Martin GOSMAN, «La propagande de la croisade et le rôle de la chanson de geste comme
porte-parole d’une idéologie non officielle», Memorias de la Real Academia de Buenas Letras de
Barcelona, 21 (1990), pp.291-306.
123
Cyrille VOGEL , «Composition légale et commutations dans le système de la pénitence
tarifiée», Revue de Droit canonique, 9 (1959), pp. 356-359, repris dans ID ., En rémission des
péchés…, V.
Aux origines de la guerre sainte en Occident 89

D’ailleurs, dans ses Questiones Quodlibetales, saint Thomas d’Aquin se


demanda si un croisé mort en route vers Jérusalem avait la pleine rémission
des péchés. Selon lui, cela était bien le cas, car le croisé était resté fidèle à son
vœu: en remettant les peines dues pour les péchés commis, l’indulgence
pontificale tenait lieu de satisfaction punitive; mais elle ne dispensait ni de la
contrition, ni de la confession, puisqu’elle ne concernait pas la faute124. Ce qui
importait pour le croisé n’était pas de combattre ou de mourir en martyr, mais,
après la confession, d’accomplir sa pénitence, c’est-à-dire d’aller à Jérusalem:
dans ses Questiones, il considérait ainsi clairement que le croisé décédé sur le
chemin du retour était dans un meilleur statut que celui mort durant l’aller
«comme un martyr» 125. En clair, la démarche sacramentelle et pénitentielle
l’emportait définitivement sur la guerre sainte ou la guerre martyriale.
Manifestement, l’expression de guerre sainte ne pénétra guère dans la
littérature théologique ou dans la documentation canonique. Les grands
conciles œcuméniques du XIIIe siècle parlaient ainsi de la croisade comme
d’un «saint projet» (Latran IV, 1215, et Lyon I, 1245) ou d’une «œuvre pieuse
et sainte» (Lyon II, 1274) – bien qu’il s’agît toujours d’une expédition armée
pour libérer la Terre sainte assortie du pardon plénier des péchés et qui leur
assurait «lors de la rétribution des justes un accroissement de salut
éternel» 126: selon les pères conciliaires, ce n’était pas la guerre en soi, mais

124
THOMAS D ’A QUIN , Quaestiones quodlibetales, Quodlibetum 2, q. 8, a. 2, éd. de Raimondo
Spiazzi, Turin, 1956, pp. 36-38: « Utrum crucesignatus qui moritur antequam iter arripiat
transmarinum, plenam habeat peccatorum remissionem. […] Praeterea, solum Deus remittit peccatum
quantum ad culpam. Cum ergo papa dat indulgentiam omnium peccatorum, hoc non est referendum ad
culpam, sed ad universitatem poenarum. Ille ergo qui accipit crucem secundum formam litterae papalis,
nullam poenam patietur pro suis peccatis ; et sic statim evolabit, plenam remissionem peccatorum
consecutus […] Quia indulgentia non excusat a contritione et confessione, sed cedit in locum
satisfactionis. […] Et tamen indulgentia non se extendit ad remissionem culpae, quia non est
sacramentalis […] Indulgentia ergo supplet locum satisfactionis, in quantum est punitiva».
125
Ibid., Quodlibetum 5, q. 7, a. 2, p. 106: « Utrum in meliori statu moriatur ille (crucesignatus) qui
moritur in via eundi ultra mare, quam ille qui moritur in redeundo. […] Qui enim moritur in eundo,
moritur quasi prosequendo votum suum, ut se exponat morti pro Christo, et ita moritur tamquam
martyr ; qui autem moritur in redeundo, non moritur in proposito se exponendi pro Christo, et ita
moritur quasi confessor. Sed major est status martyrum quam confessorum […] Et ideo, ceteris
paribus, melius moritur ille qui moritur redeundo ; quamvis ire sit magis meritorium quam redire,
genus operis considerando. Ad primum ergo dicendum, quod illud propositum exponendi se morti
propter Christum, habuit etiam iste in eundo ; nec hoc meritum perdidit, si se a peccato immunem
custodivit».
126
Concile de Latran IV, § [71], dans Les conciles œcuméniques, éd. de Giuseppe Alberigo, II-1,
«Les décrets de Nicée à Latran V», Paris, 1994, p. 568: « Ad liberandam Terram sanctam de
manibus impiorum, ardenti desiderio adspirantes […] ubi et nos personaliter Domino annuente
disposuimus tunc adesse, quatenus nostro concilio et auxilio exercitus christianus salubriter ordinetur,
cum benedictione divina et apostolica profecturus» ; pp. 568-570: « Ne igitur hoc sanctum
propositum impediri vel retardari contingat» ; pp. 574-576: « omnibus qui laborem propriis personis
subierint et expensis, plenam suorum peccaminum, de quibus liberaliter fuerint corde contriti et ore
confessi, veniam indulgemus, et in retributione justorum salutis aeternae pollicemus augmentum».
Concile de Lyon I, § [5], pp. 626-627. Concile de Lyon II, § [1c], pp. 650-651: « Omnibus etiam
90 Thomas Deswarte

l’ensemble de la croisade qui sanctifiait, car le croisé devait alors vivre


chrétiennement, grâce à l’enseignement des prêtres et des clercs, la pénitence
(«s’ils viennent à tomber dans le péché, qu’ils se relèvent rapidement par une
vraie pénitence»), l’abstinence, la modestie vestimentaire et la charité
fraternelle127.

À l’issue de ce travail, plusieurs problèmes demeurent:


1/ La première croisade fut-elle toujours comprise comme un appel à la
guerre sainte, notamment par les chroniqueurs contemporains? Si cela n’est
peut-être pas le cas chez Foucher de Chartres, présent à Clermont, l’auteur
anonyme des Gesta Francorum, qui achève sa rédaction entre 1099 et 1101 (juste
après sa participation à la croisade)128, semble bien déjà partager cette nouvelle
conception de la guerre; il met dans la bouche de Bohémond, s’adressant à
son connétable Girard lors du siège d’Antioche: «Va aussi vite que tu peux
comme un vaillant homme. Secours avec énergie la cause de Dieu et du Saint-
Sépulcre, et sache que cette guerre n’est pas charnelle, mais spirituelle» 129.
2/ Les chroniques de la croisade assurèrent-elles le succès du bellum
sanctum en Occident? Malgré d’évidentes réticences, les cisterciens, saint
Bernard en tête, et les Templiers jouèrent aussi un rôle essentiel dans l’essor de
cette nouvelle conception de la guerre, qui se détacha alors progressivement
de l’indulgence de la croisade.
3/ L’expression de guerre sainte ne s’imposa probablement que plus tard,
dans l’historiographie moderne, avec un sens très général, bien éloigné de
celui de Guibert: celui d’une guerre religieuse130. S’il convient, au moins pour
la période médiévale, de remettre en cause une telle signification, poten-
tiellement trompeuse et source d’une profonde confusion historiographique, il
reste aussi à en expliquer la genèse.

pie proficientibus in hoc opere pia et sancta universalis synodus orationum et beneficiorum suffragium
impertitur» .
127
Concile de Latran IV, § [71], pp. 568-569.
128
Histoire anonyme de la première croisade, éd. de Louis Bréhier, Paris, 1964, pp. VIII-XII.
129
Ibid., pp. 84-85: « Vade quam citius potes, ut vir fortis, et esto acer in adjutorium Dei Sanctique
Sepulcri, et revera scias quia hoc bellum non est carnale, sed spirituale».
130
Th. DESWARTE, «La guerre sainte en Occident…», pp. 345-349.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 91-113.

En busca de la guerra santa.


Consideraciones acerca de un concepto muy amplio
(el caso de la Península Ibérica, siglos VII-XI)

Alexander Pierre BRONISCH*

1. El término de “guerra santa”

I understand holy war to mean a war that is not only just, but justifying; that is,
a war that confers positive spiritual merit on those who fight in it. This requires
some positive action, in turn, from a religious authority, accepted as having the
requisite power to grant official sanction to a holy war, to confer its particular
sacred character upon it. Commonly, though not invariably, such a war will be
rather closely directed by religious authorities, fought with the purpose of
achieving some religious goal. But the outstanding characteristic of the holy war, I
repeat, is that it is viewed as securing personal religious merit for those who
participate in it1.

Si se define la guerra santa como en esta cita de una obra conocida de


James A. Brundage, se estaría de acuerdo en el mundo científico en que no
hubo guerra santa en los reinos cristianos de la Península Ibérica antes del
surgimiento de la idea de las cruzadas. Pero otra cita, ésta de Peter Partner,
señala en dirección contraria:

There was, of course, Christian holy war in the Iberian peninsula, and at times
in other parts of the Latin Mediterranean, before the appearance of the Crusade2.

* Warngau.
1
James A. BRUNDAGE , «Holy War and the Medieval Lawyers», en Th. P. Murphy (ed.), The
Holy War, Columbus, 1974, p.116.
2
Peter PARTNER, «Holy War, Crusade and Jihad: an attempt to define some problems», en M.
Balard (ed.), Autour de la Première Croisade. Actes du Colloque de la Society for the Study of the
Crusades and the Latin East. Clermont-Ferrand, 22-25 juin 1995 (Byzantina Sorbonensia, 14),
Paris, 1996, p.334. Véase también James A. BRUNDAGE, Medieval Canon Law and the Crusader,
Madison, 1969, p.25, n.91 – sin embargo contradiciendo su propia definición posterior que se
cita arriba: «One of the most essential characteristics of the crusades is the fusion in them of
the holy war and pilgrimage traditions; of this there is no sign in the Spanish wars of the
92 Alexander Pierre Bronisch

Las dos citas representan en cierto sentido los dos extremos al definir o al
emplear el término “guerra santa”: por un lado la restricción en el ámbito
cristiano al fenómeno de las cruzadas a partir de las postrimerías del siglo XI,
por otro lado un trato despreocupado que denomina toda guerra con algunos
atributos de la esfera religiosa y toda guerra contra infieles una guerra santa
sin ocuparse de diferenciaciones.
Las cruzadas son un fenómeno histórico del que – dejando aparte la
cuestión si sólo las expediciones a Tierra Santa eran verdaderas cruzadas3 –
resulta relativamente fácil formarse un concepto. Se reconocen a primera vista
sus apariencias indispensables: la conexión con el concepto de peregrinación
por el voto del cruzado, por el otorgamiento de bordón y zurrón de romero y
la concesión de privilegios espirituales y mundanos en contrapartida. No hay
duda que la cruzada es generalmente aceptada como una especie de guerra
santa cristiana. Pero la guerra santa cristiana antes del surgimiento de la idea
de las cruzadas es una quimera. Sabemos dónde localizarla, encontramos sus
huellas acá y allá. Pero su figura es fugitiva y vaga. Al buscar pruebas de su
existencia discutimos sobre los criterios y métodos adecuados. Sobre todo la
concepción borrosa provoca la falta de contorno de este fenómeno. Lo enuncié
hace algunos años como punto central en una monografía sobre la
Reconquista y la guerra santa, y es preciso volver a decirlo4: la investigación
del contenido que los diversos historiadores ponen al término “guerra santa”
lleva a resultados muy diferentes. Entonces investigué en obras ejemplares de
miembros destacados de nuestra profesión el significado de “guerra santa”
que se muestra en el uso de este término y pude agrupar tendencias
irreconciliables una con otra. Una tendencia entiende por guerra santa una
expedición militar para la que la religión es la causa específica. Otra tendencia
pone el peso en la teoría de la “guerra justa” que supuestamente desde San
Agustín formaba la base para la doctrina cristiana de la guerra. Algunos
historiadores remiten al Antiguo Testamento y al concepto de la guerra de
Dios que entienden como la forma básica de la guerra santa cristiana. Otro
grupo de historiadores pone el peso en las cruzadas como expresión casi única

eleventh century. Certainly they were holy wars; just as certainly they were not
pilgrimages». Herbert E. J. COWDREY, « The Genesis of the Crusades : The Springs of Western
Ideas of Holy War », in Th. P. Murphy (ed.), The Holy War, Columbus, Ohio, 1976, p.16: «So,
in the eleventh century, the Church encouraged knights to take part in the Reconquest in
Spain by holy wars against the Muslims there».
3
La discusión sobre la cuestión si la liberación de Tierra Santa era el objetivo indispensable de
una verdadera cruzada sigue sin resultado. Véanse Jean FLORI, «De Barbastro à Jérusalem:
plaidoyer pour une redéfinition de la croisade», en Ph. Sénac (ed.), Aquitaine – Espagne. VIIIe-
XIIIe siècle (Civilisation médiévale, 12), Poitiers, 2001, pp.129-146, y I D ., «Pour une
redéfinition de la croisade», Cahiers de Civilisation médiévale, 47 (2004), pp.329-350.
4
Alexander P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen
Spanien von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert (Spanische Forschungen der
Görresgesellschaft, 2a Serie, 35), Münster, 1998, pp.202-221. Una traducción española será
publicada en 2006 por la Universidad de Granada.
En busca de la guerra santa 93

de la guerra santa cristiana. Insisten en el desarrollo de la idea de la


recompensa espiritual como elemento importante de la protohistoria de las
cruzadas y como elemento indispensable de la guerra santa. A este grupo
pertenecen aquellos que, más consecuentes, califican la participación o
iniciativa de la Iglesia y del papado como una parte integral de la guerra
santa. Finalmente forman parte de esta enumeración incompleta de grupos de
definiciones diferentes aquellos que usan este término como si fuera lo mas
normal del mundo. Resumiendo se puede constatar: la guerra santa en el
estado actual de la discusión es un concepto muy amplio.
La causa es sin duda que la conexión de las palabras “guerra” y “santo” es
relativamente tardía. El bien conocido proelium sanctum, es decir batalla santa –
una adaptación de la expresión proelium Domini del Antiguo Testamento –, de
los Gesta Dei per Francos es uno de los ejemplos mas tempranos que conozco5.
Hay que insistir en que la guerra según el antiguo concepto cristiano no puede
ser en ningún momento algo santo6. Hablar de guerra santa en el ámbito
cristiano en la época antes de las cruzadas es por consiguiente en cada caso un
anacronismo y con derecho se puede preguntar si sería mejor abstenerse de
este término de una vez para siempre7. El problema general consiste no sólo en
lo difuso del término sino en que hablando de la guerra santa siempre y a la
vez pensamos por una especie de dialéctica natural en la realidad de una
“guerra profana” (se entienda como se entienda este término)8. Sin embargo, la
posibilidad de una guerra profana en sociedades arcaicas y tradicionales

5
GUIBERTUS DE NOUIGENTO, Historia quæ inscribitur Dei gesta per Francos (CCCM, 127A), ed. de
Robert B. C. Huygens, Turnhout, 1996, lib.I, cap.1, línea 64: « At quoniam in omnium animis
haec pia desivit intentio et habendi cunctorum pervasit corda libido, instituit nostro tempore prelia
sancta deus, ut ordo equestris et vulgus oberrans, qui vetustae paganitatis exemplo in mutuas
versabantur cedes, novum repperirent salutis promerendae genus, ut nec funditus, electa, uti fieri
assolet, monastica conversatione seu religiosa qualibet professione, seculum relinquere cogerentur, sed
sub consueta licentia et habitu ex suo ipsorum officio dei aliquatenus gratiam consequerentur» .
6
Roland Herbert BAINTON, «The Early Church and War», Harvard Theological Review, 39 (1946),
p.212; Frederick H. RUSSELL, The Just War in the Middle Ages (Cambridge Studies in Medieval
Life and Thought, Third Series, 8), Cambridge, 1975, pp.11 y ss.; Louis J. S WIFT, The Early
Fathers on War and Military Service (Message of the Fathers of the Church, 19), Wilmington,
1983, pp.57 y ss. Sobre San Agustín y el concepto de guerra véanse entre otros Juan Fernando
O RTEGA , «La paz y la guerra en el pensamiento agustiniano», Revista española de derecho
canónico, 20 (1965), pp.5-35; Louis J. SWIFT, «Augustine on War and Killing: Another View»,
Harvard Theological Review, 66 (1973), pp.369-383; Josef RIEF, "Bellum" im Denken und in den
Gedanken Augustins (Beiträge zur Friedensethik, 7), Barsbüttel, 1990.
7
Véase por ejemplo E. D. HEHL, Reseña de A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., en
Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 58 (2002), pp.437-439, en particular p.438:
«Vielleicht sollte man doch auf eine Definition des Heiligen Krieges an und für sich
verzichten und es bei den zeitgenössischen Erklärungsmodellen und ihren einzelnen
Elementen, wie B. sie herausgearbeitet hat, belassen».
8
Sobre esto, desde la perspectiva de la filosofía de la religión: C. COLPE , Über das Heilige.
Versuch, seiner Verkennung kritisch vorzubeugen, Frankfurt am Main, 1990, pp.59y ss., p.74.
94 Alexander Pierre Bronisch

arraigadas en la religión es cosa bastante dudosa9. Aplicando esta hipótesis a


las primeras sociedades cristianas surge la pregunta si la “guerra santa” era la
normalidad en la Edad Media, «guerre nécessairement chrétienne dans une
société chrétienne», como lo articuló Patrick Henriet en relación con la
cuestión si es lícito denominar la Reconquista antes de las cruzadas una guerra
santa10. Aceptando esta hipótesis nos enfrentamos con el problema que ya no
podemos diferenciar con palabras los diferentes tipos de guerra y de
escenarios de guerra. Entonces aceptaríamos como un hecho que en el mundo
de ideas de los seres humanos de estas épocas no hubo diferencia referido a la
calidad trascendental entre guerras contra infieles y guerras entre cristianos.

2. La interpretación de la guerra en los siglos X y XI


Para los dominios cristianos en la Península Ibérica, quizás con excepción
del ámbito catalán, la segunda parte del siglo XI supone una transición. Tuvo
lugar un cambio fundamental que afectó la totalidad de las relaciones político-
ideológicas y culturales. Achim Arbeiter habla para el campo de los artes
incluso de una “ruptura”. Esta expresión, de la pluma de un historiador del
arte, muestra de forma idónea hasta qué punto se considera este cambio
general y profundo11. Es probable, por consiguiente, que también hubiera un
cambio en el carácter de la guerra contra los sarracenos. El campo espiritual e
ideológico estaba labrado cuando estalló el movimiento de masas de la
Primera Cruzada. La semilla cayó en terreno abonado.
Pero el movimiento de las cruzadas era el resultado de un desarrollo que
no arraigó en España. Quien pregunte por el significado original de la guerra
en la Península Ibérica debe tornar la mirada desde la mitad del siglo XI hacia
atrás. El resultado, sin embargo, es parco. Los documentos conservados del
siglo XI son escasos en palabras que podrían aclarar el horizonte espiritual de
los contemporáneos. Carlos Laliena Corbera coleccionó en una recién
publicada contribución a un coloquio en Poitiers algunos testimonios

9
Véase Helmut BEUMANN, «Kreuzzugsgedanke und Ostpolitik im hohen Mittelalter», en ID.
(ed.), Heidenmission und Kreuzzugsgedanke in der deutschen Ostpolitik des Mittelalters (Wege der
Forschung, 7), Darmstadt, 1963, p.121: «Auf der Frühstufe der Völker, im Zeitalter der vor-
und außerchristlichen Nationalreligionen, ist letzten Endes jeder Krieg heilig, da der nationale
Gott sein Volk zum Siege führt. Profaner und heiliger Krieg sind hier noch nicht
auseinandergetreten».
10
Patrick HENRIET, «L'idéologie de guerre sainte dans le haut Moyen Âge hispanique», Francia.
Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, 29 (2002), p.220.
11
Achim A RBEITER , «Der Umbruch des 11. Jahrhunderts in der Christlichen Kunst der
Iberischen Halbinsel. Von regionalen Traditionen zu europäischen Zusammenhängen», en
J.Valdeón, K. Herbers y K. Rudolf (ed.), España y el "Sacro Imperio". Procesos de cambios,
influencias y acciones recíprocas en la época de la "europeización". Siglos XI-XIII (Historia y
Sociedad, 97), Valladolid, 2002, p. 394: «Was anderwärts, etwa im Reich der Ottonen und
Salier, in recht sanften Übergängen vonstatten geht, das geschieht hier mit einer Wucht, die
nur durch die Vokabel des Bruchs korrekt beschrieben ist».
En busca de la guerra santa 95

referentes al ámbito navarro y aragonés. El autor habla a base de estos


testimonios de «una impregnación creciente de la idea de que el
enfrentamiento contra los musulmanes derivaba de un deseo divino, las
victorias constituían el símbolo del apoyo de Dios y ambas cosas
conjuntamente eran la demostración palpable de que estaba teniendo lugar un
cambio trascendental en la relación de Dios con su pueblo» 12. Basándose en la
opinión parecida de Philippe Sénac declara: «la guerra se revistió en los años
centrales del siglo XI de un aspecto nuevo: se trataba de una guerra justa, para
la “liberación del pueblo cristiano de la opresión de los ismaelitas”» 13. C.
Laliena Corbera no duda en denominar la contienda con los musulmanes en el
noreste de la Península Ibérica una guerra santa14. Ahora: ¿Se trata de un
desarrollo en el curso de la europeización general; o consiguió nuevo vigor lo
que existió desde mucho tiempo y que fue escondido durante momentos
difíciles de la historia15? Debemos mirar más allá de lo inmediato e intentar
averiguar el mundo de ideas en el que se encontraban implicados los hombres
del siglo XI.
Las fuentes conservadas del siglo X dan igualmente rara vez informes
sobre cómo se veía la contienda contra los sarracenos. La crónica del obispo
Sampiro escrita en el umbral del siglo X al siglo XI es la única fuente narrativa
para el espacio de tiempo entre 866 y el año 100016. Sampiro enfoca la lucha de
los reyes leoneses contra los sarracenos y la reorganización del orden cristiano
en toda España. Menciona formulariamente y con regularidad la ayuda de
Dios en la batalla y con citas bíblicas retrata los hechos con colores
antiguotestamentarios. De esta manera se pone de manifiesto el antagonismo
entre cristianos y musulmanes. Los sarracenos se caracterizan como enemigos
que pretenden estropear la Iglesia. Según las categorías del Antiguo

12
Carlos LALIENA CORBERA, «Guerra sagrada y poder real en Aragón y Navarra en el
transcurso del siglo XI», en Th. Deswarte y Ph. Sénac (ed.), Guerre, pouvoirs et idéologies dans
l'Espagne chrétienne aux alentours de l'an mil. Actes du Colloque international organisé par le Centre
d'Etudes Supérieures de Civilisation Médíevale Poitiers-Angoulême (26, 27 et 28 septembre 2002),
Turnhout, 2005, pp.99 y 107.
13
Ibid., p.109.
14
Ibid., pp.109 y ss.
15
En un artículo anterior, C. Laliena Corbera reconoce la vitalidad de esta cuestión
fundamental: «Pero la intensidad alcanzada por este fenómeno ideológico entre las elites
aristocráticas hispanas a mediados del siglo XI pertenece a otra dimensión distinta, y justifica
que se pueda discutir si se trata de la formación de una versión actualizada de la guerra
santa». Véase Carlos L ALIENA CORBERA , «¿Fue la campaña de Barbastro de 1064 una
“protocruzada”? Guerra santa y conquista feudal en la frontera del Ebro a mediados del siglo
XI», en L. García-Guijarro Ramos (ed.), La conquista de la ciudad soñada: Jerusalén. Segundas
Jornadas Internacionales sobre la Primera Cruzada, Facultad de Huesca, Universidad de Zaragoza,
(Huesca, 7-11 de septiembre de 1999), en prensa. Agradezco al autor su amabilidad al permitirme
la consulta de este trabajo antes de su publicación.
16
Justo PÉREZ DE URBEL, Sampiro, su crónica y la monarquía leonesa en el siglo X (CSIC, Estudios,
26), p.253.
96 Alexander Pierre Bronisch

Testamento son enemigos de Dios17. Sin embargo, la crónica está elaborada a


base de las crónicas asturianas. Por consiguiente, si no se toman en cuenta los
rasgos de aquéllas, la imagen que da la crónica de Sampiro es incompleta.
Ahora bien, partiendo del cuadro que ofrece el siglo X, ¿qué podemos
decir sobre la guerra santa cristiana en la Península Ibérica? La escasa o
incluso deficiente reflexión, ¿es la prueba mejor de que los contemporáneos
contemplaron la contienda con los sarracenos bajo criterios puramente
profanos sin ningún significado espiritual como una lucha por poder y botín?
¿Acaso no se veía ninguna necesidad de señalar en los documentos y en los
textos litúrgicos e historiográficos con palabras evidentes el significado de la
lucha militar y política con los reinos islámicos? Las citas del Antiguo
Testamento, ¿son únicamente puras fórmulas típicas para una época marcada
de la cultura cristiana sin ningún significado profundo? Si esto es así, ¿son los
ejemplos de C. Laliena del siglo XI realmente algo nuevo?
Hace más de 20 años Christophe Picard escribió un artículo sobre los
mozárabes en el occidente de la Península Ibérica. Constató que las fuentes
prácticamente no dicen nada sobre la existencia de mozárabes en esta región.
Sólo pequeñas notas en obras de geografía escritas en árabe permiten la
deducción que había una cifra mayor de cristianos en esta zona dominada por
los musulmanes, cristianos que guardaron fielmente su religión y sus ritos.
Estos cristianos, dice, se caracterizaban por un conservadurismo
extraordinario que probablemente fue el secreto de su subsistencia. Chr.
Picard concluye sus explicaciones con la observación que este
conservadurismo religioso fue acompañado de una pasividad intelectual
igualmente profunda. Hubo una revigorización del fenómeno de la
peregrinación bajo la dominación islámica, eso sí, pero en el campo de los
estudios y de la literatura no hubo nada parecido. En esto, según el autor, no
se distingue el occidente del resto de al-Andalus18; y tampoco de las regiones

17
Véase detallado en A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp.159y ss.
18
Christophe PICARD, «Les mozarabes dans l'Occident ibérique (VIIIe-XIIe siècles)», Revue des
études islamiques, 51 (1983), pp.77-88, en particular p.82: «On doit aussi remarquer l'atonie
intellectuelle, sinon artistique, dans le même temps des groupes chrétiens, au moins dans la
région»; y p. 88: «Il faut ajouter que ce conservatisme religieux s'est accompagné d'une
grande passivité intellectuelle de la part des chrétiens; si l'on assiste à une vivification du
phénomène des pélerinages, rien n'est venu l'acompagner, à notre connaissance, en matière
d'études et d'écrits. En ce sens, la situation de l'Occident ibérique ne differe guère de celle qui
prévalait dans le reste de l'Andalus». Para los mozárabes de Córdoba véase por ejemplo la
valoración siguiente de Pedro Pablo HERRERA ROLDÁN , Cultura y lengua latinas entre los
mozárabes cordobeses del siglo IX, Córdoba, 1995, pp. 137 y ss.: «Por otra parte, ante los
numerosos influjos a que estaba expuesta, la cultura cristiana se había replegado sobre sí
misma antes que aceptar cualquier novedad sospechosa. La pervivencia de las formas
anteriores no puede ser, pues, más manifiesta, pero ese mismo hecho lleva a un completo
anquilosamiento y, perdida ya toda capacidad de iniciativa u originalidad, a su inevitable
reducción; sobre todo cuando enfrente empieza a despuntar la cultura árabe, mucho más
activa y atrayente. En la actividad de los círculos cultos cordobeses de mediados del s. IX,
En busca de la guerra santa 97

cristianas en el norte, como me atrevo de añadir. Sin querer disminuir la


fascinación por ejemplo de los códices de Albelda y de San Millán o de los
diversos manuscritos del comentario al Apocalipsis de Beato, hay que aceptar
que estos ejemplos tan famosos del arte del libro ibérico-cristiano contienen
sobre todo textos de los siglos VII y VIII. Incluso los modelos para las
miniaturas en los códices Albeldense y Emilianense remontan, según los
expertos, a la época visigoda y bizantina19. El número de textos nuevos en el
campo de la liturgia y de la hagiografía también es bastante reducido.
Entiéndaseme bien: no se trata de menospreciar los méritos culturales de esta
época. Pero si extraemos del conocido Index scriptorum de Manuel Díaz y Díaz
las obras que proceden de épocas anteriores, luego aquellos que arraigan en
Cataluña (que ha experimentado, como es bien sabido, un desarrollo
diferente), no queda mucho para el siglo X, así que me parece justa la
expresión “pasividad intelectual”. En cambio, la cantidad de referencias a la
época visigoda es una buena prueba para el ya mencionado conservadurismo
profundo. Por esto me parece indispensable para sondear el mundo de ideas
de los seres humanos del siglo X explicar las condiciones que se pusieron en
los siglos VII, VIII y IX.

3. La ideología imperial de los visigodos y su apogeo en el reino de


Asturias
Exponer todas las facetas de la ideología imperial de los visigodos dentro
del marco de esta conferencia y en unas pocas páginas es imposible. Remito al
libro de María R. Valverde Castro que ofrece un análisis impresionante con el
que estoy de acuerdo en líneas generales aunque yo llego a conclusiones más
concisas20. Me restrinjo a explicar las peculiaridades de la ideología imperial

aunque muy intensa, son palpables ya los síntomas de la asficia: en su mayoría los textos de
nuestros mozárabes no saben ni quieren salir de ese mundo cerrado sobre sí mismo que
consiste en la lectura, meditación e interpretación de la tradición anterior. Es cierto que hay un
momento en que en la obra de Álvaro y la actitud vital de Eulogio es visible un tímido intento
por ampliar ese estrecho campo de intereses, pero ya resulta tardío e inútil».
19
Soledad de SILVA Y VERÁSTEGUI, Iconografía del siglo X en el reino de Pamplona-Nájera, Pamplona,
1984, p.412: «De todos modos, es evidente que estos manuscritos del siglo X, son copias de
otros más antiguos, lo más lógico, teniendo en cuenta los datos anteriores, es que los
miniaturistas hayan copiado también las ilustraciones o al menos se hayan inspirado en ellas.
Se deduce así la importancia de estos códices najerenses no sólo como últimos eslabones de
una arte que tuvo sus orígenes probablemente en la España visigoda sino también y
fundamentalmente como únicos testimonios del mismo».
20
María R. VALVERDE C ASTRO , Ideología, simbolismo y ejercicio del poder real en la monarquía
visigoda: un proceso de cambio (Acta Salmanticensia. Estudios Históricos y Geográficos, 110),
Salamanca, 2000. Alexandre P. BRONISCH, «Sakralkönigtum (Westgoten)», Reallexikon der
Germanischen Altertumskunde, Berlín-Nueva York, 26 (2004), pp. 247-251; y ID ., «Die
westgotische Reichsideologie und ihre Weiterentwicklung im Reich von Asturien», en F.-R.
Erkens (ed.), Das frühmittelalterliche Königtum. Ideelle und religiöse Grundlagen,
(Ergänzungsbände zum Reallexikon der Germanischen Altertumskunde, 49), Berlín-Nueva
98 Alexander Pierre Bronisch

visigoda que son fundamentalmente importantes para la busca de la


caracterización de la guerra dentro del mundo de ideas del siglo X y XI.
El rey tuvo el papel central. El tercer concilio de Toledo (589) le reconoció
haber sido inspirado directamente de Dios – «divino flamine plenus » – cuando
decretó la conversión de los visigodos. El clero católico aclamó entusiasmado
al rey como «sanctissimus princeps »21. La idea de que el rey era especialmente
capaz de recibir la inspiración divina se mantuvo también en la época después
de Recaredo. La posición excepcional que tuvo el rey frente a Dios se
manifiesta de manera intensa en cartas del rey Chindasvinto (642-653) y del
obispo Braulio de Zaragoza. El rey había reclamado al archidiácono Eugenio,
un colaborador de Braulio, como nuevo metropolitano de Toledo. Braulio
pidió a Chindasvinto que revisara su decisión. Pero éste remitió a su
capacidad real de reconocer la voluntad de Dios y a su deber de cumplirla.
Braulio aceptó y confirmó esta postura al defender a su rey con este mismo
argumento frente al papa Honorio I que acusó a los visigodos de tratar los
judíos bautizados y relapsos con suavidad22.

York, 2005, pp.161-189. Respecto a la ideología imperial de los visigodos véanse también las
valoraciones perspicaces sobre los cánones de los concilios nacionales de Toledo en época
visigoda de Aloys SUNTRUP, Studien zur politischen Theologie im frühmittelalterlichen Okzident.
Die Aussage konziliarer Texte des gallischen und iberischen Raumes (Spanische Forschungen der
Görresgesellschaft. 2a Serie, 36), Münster, 2001.
21
III concilio de Toledo (589): «sanctissimus idem princeps. divino deinceps flamine plenus ».
Gonzalo MARTÍNEZ DÍEZ y Félix RODRÍGUEZ (ed.), La colección canónica hispana, 5, « Concilios
hispanos, segunda parte» (Monumenta Hispaniæ sacra. Serie canónica, 5), Madrid, 1992 (=
CCH), p.50, línea 13, y p.52, líneas 34-35; José VIVES GATELL , Tomás MARÍN MARTÍNEZ,
Gonzalo MARTÍNEZ DÍEZ, Concilios visigóticos e hispano-romanos (España Cristiana. Textos, 1),
Barcelona-Madrid, 1963, pp.107y ss.; Concilio de Zaragoza (592), Ibid., p.154.
22
Dietrich C LAUDE , Adel, Kirche und Königtum im Westgotenreich, Sigmaringen, 1971, pp.126 y
ss.; Epistolario de San Braulio (Anales de la Universidad Hispalense. Serie Filosofía y Letras,
31), ed. de Luis Riesco Terrero, Sevilla, 1975, n. 31 y. n. 32, líneas 15-16: «Adeo, si ista in Dei
voluntate ut confidimus persistunt, alia nos quam quod ipsi conplacet facere non debemus » ; ibid.,
líneas 27-29: «Ergo, beatissime vir, quia aliut quam quod Deo est placitum non credas me posse
facturum… »; n. 21, líneas11-13: «Oc quidem iam olim altissimo inspiramine et sacra meditatione
gloriosissimi et clementissimi filii vestri, principis nostri, Chintilanis regis insederat animis ». M. R.
Valverde Castro menciona tambíen el uso esporádico en diplomas regios de la formulación
nostrae gloria y el giro in Dei nomine como expresión de la posición del rey cerca a Dios: ID.,
«Simbología del poder en la monarquía visigoda», Studia Historica. Historia Antigua, 9 (1991),
p. 142, e ID., Ideología, simbolismo y ejercicio del poder..., p. 203. Véase Leges Visigothorum, ed. de
Karl Zeumer (Leges Nationum Germanicarum, I, MGHLL, t. I, 1), Hannover-Leipzig, 1902,
reimpr. Hannover, 1973, XII, 1, 3: Edita lex in confirmatione concilii Toleto sub die idus Nov. era
DCCXXI, anno quoque feliciter quarto regni glorie nostre, in Dei Nomine Toleto. Cfr. LV XII, 2, 17 y
XIII Concilio de Toledo (CCH, 6, p.224, líneas 105-106; Concilios visigóticos..., p.414). Más
ejemplos en las actas de los concilios toledanos en Joaquín MELLADO RODRÍGUEZ, Léxico de los
concilios visigóticos de Toledo, Córdoba, 1, 1990, p. 291.
En busca de la guerra santa 99

En la Historia Wambæ el concepto de la inspiración por Dios está ampliada


por la idea de la predestinación divina del rey23. La prueba de que no se trata
de una construcción literaria se encuentra en las actas de los concilios de
Toledo. En el tomus regius el rey Recesvinto (653-672) declara frente a los
participantes al octavo concilio de Toledo (653) que tiene su poder
directamente de Dios sin mencionar ninguna elección por los padres
conciliares24. Y en las actas del decimosegundo concilio de Toledo (681) la
sucesión al trono de Ervigio está legitimada por la idea de la predestinación
divina ampliada a la designación por el predecesor real, que, desde luego,
también estuvo inspirado de Dios25. De tal manera se precisó el estatus del rey
visigodo subordinado inmediatamente a Dios, que Paul David King
caracterizó como una « quasi-divinity of the king» 26.
Con la sacralización del rey corresponde la equiparación de los godos con
el pueblo bíblico de Dios. Isidoro de Sevilla vincula los godos con la historia
bíblica deduciendo la denominación “godo” de Magog, el segundo hijo de
Jafet y nieto de Noe27. Añade al origen bíblico de los godos una descripción de

23
Wilhelm Levison (ed.), Sancti Iuliani Toletanae sedis episcopi historia Wambæ regis, en Jocelyn
Nigel Hillgarth (ed.), Sancti Iuliani Toletanae sedis episcopi opera, pars I (CCSL, 115), Turnhout,
1976, 2, líneas11-16: «Adfuit enim in diebus nostris clarissimus Wamba princeps, quem digne
principari Dominus voluit, quem sacerdotalis unctio declaravit, quem totius gentis et patriae
communio elegit, quem populorum amabilitas exquisivit, qui ante regni fastigium multorum
revelationibus celeberrime praedicitur regnaturus ». Abilio BARBERO DE AGUILERA y Marcelo VIGIL
P ASCUAL , La formación del feudalismo en la Península Ibérica, Barcelona, 1991, p.197; Suzanne
T EILLET, Des Goths à la nation gothique. Les origines de l'idée de nation en Occident du V e au VIIe
siècle, Paris, 1984, pp. 588 y ss.
24
VIII Concilio de Toledo (CCH, 5, pp. 367 y ss., líneas 27-32; Concilios visigóticos..., p.261):
«Etsi summus auctor rerum me divae memoriae domni et genitoris mei temporibus in regni sede
subvexit atque ipsius gloriae participem fecit, nunc tamen, cum ipse requiem aeternarum adeptus est
mansionum, ea quae in me totius regiminis transfusa iura relinquit, ex toto divina mihi potentia
subiugavit ». M. R. VALVERDE CASTRO, Ideología, simbolismo y ejercicio del poder…, p. 210.
25
XII Concilio de Toledo (CCH, 6, p. 154, líneas 235-237; Concilios visigóticos..., p. 387):
«[Ervigium] quem et divinum iudicium in regno praeelegit et decessor princeps successurum sibi
instituit et – quod super est – quem totius populi amabilitas exquisivit ». El que se subraye el
consentimiento del pueblo se debería a la situación especial, la renuncia al trono de Wamba, y
tendría por objeto evitar la sospecha de que Ervigio se había arrogado el trono.
26
Paul David KING, Law and Society in the Visigothic Kingdom (Cambridge Studies in Medieval
Life and Thought. Third Series, 5), Cambridge, 1972, p. 47; M. R. V ALVERDE CASTRO,
«Simbología del poder en la monarquía visigoda...», p.142, habla del «carácter casi sagrado
de su persona, que le viene dado por ser el agente de Dios en la tierra». Lo mismo ha sido
subrayado por P. C. DÍAZ y M. R. VALVERDE CASTRO, «The Theoretical Strength and Practical
Weakness of the Visigothic Monarchy of Toledo», en F. Theuws y J. L. Nelson (ed.), Rituals of
Power. From Late Antiquity to the Early Middle Ages (The Transformation of the Roman World,
8), Boston-Colonia-Leiden, 2000, p. 79: «[…] the almost divine position reached by the
monarch, based on theocratic postulates legitimating temporal power». XVI Concilio de
Toledo (693), canon 9; Concilios visigóticos..., p.507: «bonum est post Deum regibus, utpote iure
vicario ab eo praeelectis, fidem promissam […] servare ».
27
SAN ISIDORO D E SEVILLA , Las historias de los Godos, Vándalos y Suevos de Isidoro de Sevilla.
Estudio, edición crítica y traducción (Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 13), ed. de
100 Alexander Pierre Bronisch

España como tierra prometida de los godos que la conquistan después de años
de migración28.
La equiparación de los godos con el pueblo de Dios llegó a la perfección en
la Historia Wambae. Wamba es descrito con elementos estilísticos del género de
las vidas de los santos como un rey santo29 y se pone por algunos detalles y
coincidencias en paralelo con el rey bíblico Saúl30. Así se retrata al rey godo
como un rey y sacerdote antiguotestamtentario y conforme a eso al ejército
godo como el pueblo de Israel31. Correspondiendo con este concepto, la mayor

Cristóbal Rodríguez Alonso, León, 1975, De origine Gothorum, 1: «Gothorum antiquissimam esse
gentem, quorum originem quidam de Magog Iafeth filio suspicantur a similitudine ultimae syllabae; et
magis de Ezechiele propheta id colligentes. Retro autem eruditi eos magis Getas quam Gog et Magog
appellare consueverunt. 661-3: Gothi de Magog Iapheth filio orti cum Scythis una probantur origine
sati, unde nec longe a vocabulo discrepant. Demutata enim ac detracta littera Getae quasi Scythae sunt
nuncupati ». Véase también SAN ISIDORO DE SEVILLA, Etimologías. Edición bilingüe. Texto latino,
versión española y notas (Biblioteca de Autores Cristianos, 433 y 434), ed. de J. Oroz Reta y M.-
A. Marcos Casquero, Madrid, 2 vol., 1993-94, IX, 2.27 y IX, 2.89, t.I, pp.745 y 757; IVX, 3.31,
t.II, pp. 173 y s.; Cf. Gen. 9, 18 y 10, 2. S. TEILLET, Des Goths à la nation gothique…, p. 490:
«L' Historia Gothorum apparait alors comme l'épopée à la fois antique et biblique de la gens
Gothorum, brièvement résumée de nouveau à la fin de l'ouvrage».
28
ISIDORUS HISPALENSIS, «De laude Spaniae », pp. 168 y ss.; Crónica del moro Rasis romanzada para
el rey don Dionís de Portugal hacia 1300 por Mahomad, Alarife, y Gil Pérez, clérigo de don perianes
porçel (Fuentes cronísticas de la Historia de España, 3), ed. de Diego Catalán y M. S. de
Andrés, Madrid, 1975, p. 30: «[…] es claro que, en la España de Sisebuto y Suíntila, ese
“provincialismo” sólo podía entenderse al servicio de la exaltación de una gens, la nación
goda, que, según el modelo judaico, había encontrado en Hispania su tierra de promisión».
Véase la discusión detallada en A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 49 y ss.
Véase también Ana María JIMÉNEZ G ARNICA , «Los judíos en el reino de Tolosa entre la
tolerancia y el proselitismo arriano», Espacio, Tiempo y Forma, Serie II. Historia Antigua, 6
(1993), pp.574y ss., quien atribuye a los visigodos ya en época arriana una conciencia especial
israelítica. Compara a los godos arrianos y los judios contemporáneos y declara: «Les unía
igualmente la convicción de ser, cada uno por separado, pueblos elegidos, los únicos
profesadores de la verdadera religión y, por ello, perseguidos y dispersados. La obra del
obispo arriano Maximino apoyaba este pensamiento. Además, ambas comunidades tenían en
su historia un período migratorio de cuarenta años llenos de esfuerzos, penalidades y batallas
tras los cuales los judíos habían conseguido en el pasado la Tierra Prometida y los visigodos
habían recibido Aquitania».
29
S. TEILLET , Des goths à la nation gothique…, p. 603: «Wamba apparaît à son tour, dans son
Historia, comme le type du “roi saint” et légitimement par Dieu, face au démon de la tyrannie:
il est le religiosus princeps […]. Le vocabulaire et le style en sont bien souvent ceux du genre de
la Vita. Wamba nous est présenté comme un personnage d'hagiographie, selon une formule
d'introduction du genre: “ Adfuit enim in diebus nostris clarissimus Wamba princeps”».
30
Ibid., pp. 418 y ss., 599 y ss.; Gregorio G ARCÍA HERRERO, «Julián de Toledo y la realeza
visigoda», en A. González Blanco, F. J. Fernández Nieto y J. Remesal Rodríguez (ed.), Arte,
sociedad, economía y religión durante el bajo imperio y la antigüedad tardía. Homenaje al profesor Dr.
D. José María Blazquez Martínez al cumplir 65 años (Antigüedad y Cristianismo. Monografías
históricas sobre la Antigüedad tardía, 8), Murcia, 1991, pp. 228 y ss.
31
D. CLAUDE, Adel, Kirche und Königtum..., pp. 158-159; S. TEILLET, Des goths à la nation gothique...,
pp. 507 y ss., 555 y ss., 585 y ss., 599 y ss., 603, 614 y ss.; A. P. BRONISCH, Reconquista und
Heiliger Krieg..., pp. 57 y ss.; G. GARCÍA HERRERO, «Julián de Toledo y la realeza visigoda...»,
En busca de la guerra santa 101

incriminación a Paulus en el Iudicium es que, levantándose contra Wamba, a la


vez se había dirigido contra la voluntad de Dios. Paulus confiesa ser culpable
de haber actuado a incitación del diablo. La sublevación contra Wamba era
por consiguiente una ofensa a Dios32.
Una escena clave es la declaración de Wamba concerniente a la pureza
espiritual de todo el ejército como base de la victoria. Sólo en estado puro rey
y ejército godo pueden servir de instrumentos de Dios y vencer a los enemigos
del Señor. El rey debe castigar con severidad las infracciones contra esta
pureza, que sirve a la vez de pacto con Dios para evitar la derrota del ejército y
para evitar el castigo de Dios en la persona del rey según el ejemplo del
sacerdote Heli en el Antiguo Testamento33. El caso de guerra significaba al
mismo tiempo un examen (examen pugnae) y una sentencia de Dios (iudicium
belli) sobre el comportamiento de su pueblo34. Para nuestro contexto es
importante que este concepto en la Historia Wambae, que el pecado y el
sacrilegio rompen el pacto con Dios y conducen a la derrota en la batalla,
corresponde con un párrafo en el canon 75 del cuarto concilio de Toledo (633)
donde se dice: «De aquí procede el que la ira del cielo haya trocado muchos
reinos de la tierra de tal modo que a causa de la impiedad de su fe y de sus
costumbres, ha destruido a unos por medio de otros» 35.

p. 240: «El pueblo hispanogodo se concibe así a la manera, metafórica tal vez pero de
significado rico e importante, de un nuevo pueblo elegido».
32
«Iudicium in tyrannorum perfidia promulgatum », en J. Nigel Hillgarth (ed.), Sancti Iuliani
Toletanae sedis episcopi opera, pars I, 2, líneas 42 y ss.: «Post haec, quod nefas est dici, regnum
contra voluntatem Dei arripuit et populos in hac nefaria electione sibimet iurare coegi ». 6 Z. 130 y ss.:
«Ego tamen diaboli instinctu provocatus id feci ». D. CLAUDE, Adel, Kirche und Königtum..., p.161:
«En el relato de Julián aparece la expedición de Wamba contra Paulus como una lucha entre
el bien y el mal, actuando el rey como instrumento de Dios, el usurpador como aliado del
diablo». G. GARCÍA HERRERO, «Julián de Toledo y la realeza visigoda...», pp. 223 y s., p. 221:
« Peccatum, peccare, peccator… etc. son términos que podemos encontrar unas 360 veces en las
obras del obispo toledano, en las que apenas es posible encontrar otro sentido que el de ofensa
directa a Dios. Y precisamente en este sentido encontramos el término utilizado una vez más
en la Historia Wambæ : “Ay, hemos pecado contra el cielo y contra ti sacratísimo príncipe…”,
equiparando el pecado de rebelión contra el ungido del Señor a una falta cometida
directamente contra el cielo». Véase IULIANUS TOLETANUS , Historia Wambæ regis..., 21,
líneas559-560 : « Heu! peccavimus in caelum et coram te, sacratissime princeps ».
33
IULIANUS TOLETANUS, Historia Wambæ regis..., 10, líneas 242-253; Cf. 1 Sam. 2,12-4,18. Ideas
parecidas existieron entre los ostrogodos en el siglo VI. No se puede excluir por consiguiente
que Julián de Toledo se refiriera a ideas antiguas arraigadas en la época arriana incluyéndolas
en el contexto antiguotestamentario. Véase A. GOLTZ, «Sakralkönigtum, §14 Ostgoten»,
Reallexikon der Germanischen Altertumskunde, Berlin-Nueva York, 2a ed., 2004, 26, p. 245.
34
IULIANUS TOLETANUS, Historia Wambæ regis..., 10, líneas 243-247: «Ecce! iam iudicium imminet
belli et libet animam fornicari? Et credo, ad examen pugnae acceditis ». Juliani Toletani episcopi vita
seu elogium auctore Felice Toletano etiam episcopo (PL, 96, col. 450).
35
Concilios visigóticos..., p. 218, y CCH, 5, IV Concilio de Toledo (633), canon 75, p. 250, líneas 117-
121: «Inde est quod multa regna terrarum caelestis iracundia ita permutavit ut per inpietatem fidei et
morum alterum ab altero solveretur. Unde et nos cavere oportet casum huiusmodi gentium ne similiter
plaga feriamur praecipiti et poena puniamur crudeli ».
102 Alexander Pierre Bronisch

La equiparación de rey y pueblo con el pueblo de Dios de la Biblia se


encuentra también en el ordo litúrgico para la salida a la guerra, el llamado
«Ordo quando rex cum exercitu ad prelium egreditur ». Después de la postración
ante el altar de la iglesia palatina que se debe entender como un rito de
purificación espiritual, el rey recibe una cruz de oro con un fragmento de la
Vera Cruz. Como entonces el rey bíblico y el pueblo de Israel guiados por Dios
en el Arca de Alianza van ahora el rey visigodo con el «populus y exercitus
Gothorum » a la guerra guiados por Dios mismo en la cruz como símbolo
visible de su presencia. Las citas de textos antiguotestamentarios en oraciones
y antífonas confirman este simbolismo36.
La Iglesia reconoció la autoridad del rey, cuya responsabilidad frente a
Dios también tocaba a asuntos religiosos y morales y cuya competencia se
extendió incluso a la esfera eclesiástica. Por otro lado, la Iglesia tuvo en
ocasiones el suficiente poder para dar instrucciones a los reyes con el
instrumento de las leyes eclesiásticas37. No en vano eran obispos, es decir el

36
Le Liber Ordinum en usage dans l'église wisigothique et mozarabe d'Espagne du cinquième au onzième
siècle (Monumenta Ecclesiæ Liturgica, 5), ed. de Marius Férotin, Paris, 1904, col. 150-155. Para
esto véase en detalle A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 66 y ss.; Cf. Gregorio
GARCÍA HERRERO, «El reino visigodo en la concepción de Julián de Toledo», en A. González
Blanco, E. Conde Guerri, M. Molina Martos y R. González Fernández (ed.), Lengua e Historia.
Homenaje al profesor Dr. D. Antonio Yelo Templado al cumplir 65 años (Antigüedad y
Cristianismo. Monografías históricas sobre la Antigüedad tardía, 12), Murcia, 1995, p. 407:
«No obstante, hemos de apuntar que, con las obras de Julián, nos hallamos ante un paso más
en la interpretación literal de las ideas de Gregorio Magno e Isidoro de Sevilla a propósito de
los deberes del monarca respecto de unos súbditos, contemplados, no sólo ya como cuerpo
místico de Cristo, sino también como sustitutos excluyentes del pueblo elegido de la
Escritura». Sin embargo, el auor vacila en sacar la conclusión definitiva: «¿Considera Julián
al pueblo hispanogodo el abanderado de ese pueblo de Dios? Y dijimos que no llega a ese
extremo de forma explícita» (ibid., p. 414). Julían no dice explícitamente que los godos sean el
nuevo pueblo de Dios, pero en todo su lenguaje simbólico no deja duda sobre este asunto,
sobre todo si se le compara con sus predecessores ideológicos Juan de Biclaro y Isidoro de
Sevilla. En la mente de Julián, puede ser que otros pueblos junto con sus reyes tengan por su
religión cristiana la potencia de ser también pueblo de Dios. Pero la denominación
sorprendente en la Historia Wambæ regis de los francos aliados con el usurpador Paulus como
bárbaros demuestra que dentro de los conceptos de Julián estaban muy lejos de este estatus.
Es arbitraria la interpretación de G. García Herrero de la denominación barbarus como simple
sinónimo arcaizante para externa gens (ibid., p. 398, en contra de la opinión de S. TEILLET, Des
goths à la nation gothique..., p. 558), cuanto más ya que Julián era sin duda consciente del
significado peyorativo de la palabra y denominaba como bárbaros a aquellos que se habían
aliado con el usurpador perjuro Paulus y con la provincia renegada de Gallia. Obviamente,
García Herrero se distanció en este punto de su opinión originaria y – en mi opinión –
correcta. Cf. «Julián de Toledo y la realeza visigoda...», p. 239: «Aparece así constituido
como un nuevo pueblo elegido. Un pueblo que ocupa el centro de un mundo en el que los
demás regna (de los que se ocupa poco nuestro autor, exepción hecha de los merovingios) son
considerados por oposición al propio, en una concepción que deja tralucir el uso del término
barbarus».
37
Alexander P. BRONISCH, «Convergencias y diferencias entre reyes visigodos y alta clerecía: el
caso de la política judiega», en P. Henriet (ed.), Sacralité royales en péninsule Ibérique: formes,
En busca de la guerra santa 103

metropolitano de Toledo, quien por la indispensable unción proporcionaba la


aptitud de reinar a los reyes. Con esta unción el Espíritu Santo descendía sobre
el ungido, que en adelante era capaz de recibir la inspiración divina, y lo ponía
así por encima de los obispos38. En definitiva los dos poderes estaban
íntimamente engranados en la responsabilidad por el reino católico. También
en caso de guerra se divisa la distribución de funciones y oficios: el clero se
ocupaba de la purificación espiritual del rey y del ejército al salir a la guerra,
entregándoles un fragmento de la Vera Cruz como reliquia aseguradora de la
victoria y los estandartes de los suboficiales. Durante la guerra los sacerdotes
celebran misas por la victoria del rey y del ejército como había ordenado bajo
pena de excomunión el sínodo provincial de Mérida39.
Esta visión antiguotestamentaria del cosmos y de la colaboración de Dios
con el rey y el pueblo se encuentra también en la Crónica de Alfonso III (866-
910). Parece que la conquista del reino visigodo por los musulmanes no sólo
hubiera confirmado la vitalidad de la antigua ideología imperial sino que
hubiera posibilitado su perfeccionamiento por la realización de la ira de Dios
que hasta entonces se tuvo en consideración solamente en teoría40. El relato de
Covadonga41 cuenta que con los últimos dos reyes visigodos Witiza (702-710)

limites, modalités (1). Auxerre, 26-27 septembre 2003, en prensa. Véase también I D ., D i e
Judengesetzgebung im katholischen Westgotenreich von Toledo (Forschungen zur Geschichte der
Juden, Abteilung A 17), Hannover, 2005, pp. 145 y ss.
38
P. C. DÍAZy M. R. VALVERDE CASTRO, «The Theoretical Strength and Practical Weakness…»,
p. 81: «The contradiction between those positions was nothing but the reflection of the
paradoxical attitude of the Church with regard to the monarchy».
39
III Concilio de Mérida (666), Concilios visigóticos..., p. 327: «Ob hoc ergo instituit sanctum
concilium, ut quandoque eum causa progredi fecerit contra suos hostes, unusquisque nostrum in
ecclesia sua hunc teneat ordinem, ita ut omnibus diebus per bonam dispositionem sacrificium
omnipotenti Deo pro eius suorumque fidelium atque exercitus sui salute offeratur, et divinae virtutis
auxilium impetretur, ut salus cunctis a Domino tribuatur, et victoria illi ab omnipotenti Deo
concedatur. Tamdiu hic ordo tenendus est quamdiu cum divino iuvamine ad suam redeat sedem.
Quisquis huius institutionis modum implere distulerit, sciat se a suo metropolitano esse
excomunicandum. »
40
Un breve resumen del estado de la investigación de las crónicas asturianas en A. P. BRONISCH,
Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 124 y ss.
41
La cuestión de la fecha de origen del relato de Covadonga, de sus diversas redacciones y de la
filiación de las crónicas asturianas no se puede tratar aquí. Véase para esto detalladamente A.
P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 124-139, 225 y ss. y 371 y ss. Las primeras
reacciones a mis tesis sobre el relato de Covadonga se encuentran en Klaus HERBERS,
«Covadonga, Poitiers und Roncesvalles. Das Abendland und sein islamisches Feindbild?»,
en R. C. Meier-Walser y B. Rill (ed.), Der europäische Gedanke. Hintergrund und Finalität,
Múnich, 2001, pp. 101 y ss.; P. HENRIET, «L'idéologie de guerre sainte...», pp.190 y ss., 214 y
ss.; Véase también Alexander P. B RONISCH , «Reconquista und Heiliger Krieg. Eine kurze
Entgegnung auf eine Kritik von Patrick Henriet», Francia. Forschungen zur westeuropäischen
Geschichte, 31 (2004), pp. 199-206. Un problema fundamental para la interpretación del relato
de Covadonga es la opinión didáctica del “neovisigotismo”. Según esta tesis se interpretan las
tradiciones visigóticas en la crónica de AlfonsoIII como un reanudamiento tardío y artificial
para la legitimación del imperio real asturiano y de sus intentos de expansión territorial.
104 Alexander Pierre Bronisch

y Rodrigo (710-711) llegaron al trono soberanos frívolos. Witiza no sólo se


comportó él mismo de manera detestable sino que además invalidó cánones
conciliares. Ordenó a los sacerdotes y diáconos que se casaran para que no
pudieran condenarle en un concilio. El hecho de que reyes y sacerdotes se
extraviaran del camino de Dios llevó al abandono de los godos por parte de
Dios, que a su vez tuvo por consecuencia la derrota del ejército godo y la
pérdida del reino42. Dios privó a la totalidad de su pueblo de su gracia y le
envió enemigos terribles. Los godos sucumbieron en la batalla a la culpa de
sus pecados43 y perdieron la Tierra de Promisión, la «terra desiderabilis », como
se denomina explícitamente España en el relato de Covadonga44. La
denominación de los musulmanes con el nombre de caldeos, de su monarca
como «rex babylonicus » subraya el cuadro de interpretación antiguo-
testamentario y la equiparación de los godos con el pueblo de Israel45. Todo
este modelo explicativo está conforme al concepto arriba mencionado del
canon 75 del cuarto concilio de Toledo y de la «Historia Wambae ». Digno de
atención es también el relato primitivo de la lucha de liberación en el relato de
Covadonga en tonos bíblicos y la equiparación de los hechos con la lucha de

Aceptar una datación temprana del relato de Covadonga significa como poco reducir el peso
de la tesis del neovisigotismo. Los defensores del neovisigotismo se basan hasta ahora en las
tesis de A. Barbero y M. Vigil que formularon en los años setenta como reacción a la tesis de
continuidad orgánica hasta entonces preeminente y fomentada politicamente (Abilio BARBERO
DE AGUILERA, Marcelo V IGIL PASCUAL, Sobre los orígenes sociales de la Reconquista, Barcelona,
1974; I D ., La formación del feudalismo...). Últimamente y respaldada por resultados
arqueológicos se vuelve a reconocer cada vez más la continuidad – más o menos intensa –
entre los reinos visigodo y asturiano. Los protagonistas son entre otros Julia Montenegro y
Arcadio del Castillo, Juan Ignacio Ruiz de la Peña y Amando Besga Marroquín. La discusión
está caracterizada por dos fenómenos: los defensores del neovisigotismo muchas veces no
toman en cuenta nuevos argumentos o los pasan sin más a la orden del día mientras entre los
defensores de la tesis de continuidad se nota de vez en cuando un tono acerbo y airado en
demasía. Para la discusión véanse por ejemplo algunas contribuciones y protocolos de
discusión en La época de la monarquía asturiana. Actas del simposio celebrado en Covadonga (8-10 de
octubre de 2001), Oviedo, 2002.
42
Chroniques asturiennes (fin IXe siècle), ed. de Yves Bonnaz, Paris, 1987; Crónicas asturianas.
Introducción, edición crítica y traducción (Universidad de Oviedo. Publicaciones del
Departamento de Historia Medieval, 11), ed. de Juan Gil Fernández, José L. Moralejo y Juan I.
Ruiz de la Peña, Oviedo, 1985; Jan PRELOG, Die Chronik Alfons'III. Untersuchung und kritische
Edition (Europäische Hochschulschriften. Reihe III, 134), Frankfurt am Main, 1980. Aquí se cita
según la edición de Y. Bonnaz; Redacción Rotense, cap. 4, pp. 35 y s.: «Et quia reges et
sacerdotes Domino deliquerunt, ita cuncta agmina Spaniae perierunt ».
43
Redacción Rotense, cap. 5, 2; cf. redacción Ovetense, cap. 5: «Sacerdotum vero vel suorum
peccatorum mole opressi… ».
44
Redacción Rotense, cap. 5, 2: «Et quia dereliquerunt Dominum non servirent ei in iustitia et
veritate, derelicti sunt a Domino ne habitarent terram desiderabilem ». Cf. Crónica Profética, cap. 5:
«Et quia dereliquerunt praecepta Domini et sacrorum canonum instituta, dereliquit illos Dominus ne
possiderent desiderabilem terram ».
45
Redacciones Rotense y Ovetense, cap. 6, 1. Sobre la cantidad de las diversas denominaciones
para los conquistadores – caldeos, sarracenos, árabes, ismaelitas y paganos – véase A. P.
BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., p. 134.
En busca de la guerra santa 105

Judit y de los Macabeos, libros de los que se conservan algunas citas en el


texto actual46. Sólo por la confianza incondicional del princeps Pelayo en Cristo
los cristianos recuperan la gracia y la misericordia de Dios47.

4. La Reconquista: una guerra santa


En cuanto a los pasajes sobre la guerra en las obras de San Agustín declaró
Jean Flori que las guerras de Dios en el Antiguo Testamento según la opinión
del Santo eran indudablemente santas al ser ordenadas directamente por Dios.
Pero en época de Agustín ya no existía este tipo de mandamiento divino por lo
que la época de la teocracia había terminado48. No así según la ideología
imperial de los visigodos. El rey llegaba a sus decisiones por inspiración
divina sin intercesión de profetas y sacerdotes. De tal manera es un gestor
administrativo, un instrumento ejecutivo de Dios, con lo cual sus guerras son
guerras de Dios, es decir – siguiendo la definición de J. Flori que se acaba de
mencionar – guerras santas49. Es un hecho que la ruina del reino de los godos y

46
Ibid., pp. 245 y ss.
47
Redacción Rotense, cap. 6, 4: «Iam denique, tunc, reddita est pax terris, et quantum crescebat Christi
nominis dignitas, tantum tabescebat Chaldaeorum ludibriosa calamitas ».
48
Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l'idée de croisade dans l'Occident chrétien, Paris, 2001,
p. 268: «L'argumentation de saint Augustin porte donc avant tout sur le principe d'autorité,
qui vient de Dieu. Or, Dieu n'a pas écarté l'usage de la guerre. Il l'a même jadis ordonnée. Les
guerres de l'Éternel, menées sur son ordre, étaient saintes, nul ne peut en douter. Et si Dieu ne
parle plus aujourd'hui directement à Moïse, ou par les prophètes, il a cependant laissé des
instructions et des exemples pour guider son peuple. Ces exemples permettent à saint
Augustin de justifier les opérations militaires entreprises par un pouvoir impérial laïque, mais
néanmoins chrétien. La guerre sainte, dans son argumentation, est évidemment première,
fondamentale, irréfutable. La guerre juste est seulement pour lui une concession faite au
pouvoir laïque, en l'absence d’ordres directs de Dieu, puisque l'époque de la théocratie a
disparu pour laisser la place au “temps de l'Église”. La guerre juste dérive de la notion de
guerre sainte, et non pas l'inverse». ID., Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le
christianisme et l'islam, Paris, 2002, pp. 45 y ss.: «La guerre que mène le “gouvernement civil”
est juste parce que l'autorité qu'il représente vient de Dieu, et qu'il remplit ainsi sa fonction
d'ordre et de justice sur cette terre. Mais l'empereur n'a pas l'autorité en lui-même; elle lui est
seulement déléguée par Dieu. Seul l'ordre direct et indiscutable de Dieu sacraliserait
pleinement une guerre, comme dans le cas des “guerres de l'Éternel” des temps bibliques. La
guerre ordonnée directement par Dieu, en effet, ne peut être que sainte. Celle que proclament
les autorités légales peut seulement atteindre un certain degré de légitimité: elle est juste si
elle sert la justice. La guerre sainte, ainsi, précède la guerre juste, chronologiquement et
logiquement. Elle résulte de la sainteté de Dieu, qui seul peut en donner l'ordre directement,
car Lui seul discerne parfaitement le Bien et le Mal. Mais à l'époque d'Augustin, malgré la
menace barbare, cet ordre direct de Dieu fait défaut sur terre: la théocratie d'Israël n'existe
plus, les prophètes ont disparu, la Révélation est close».
49
Sancti Aureli Augustini Quaestionum in Heptateuchum libri VII. Locutionum in Heptateuchum libri
VII. De octo quaestionibus ex Veteri Testamento (CCSL, 33), ed. de Johannes Fraipont, Turnhout,
1958; Queast. in Hept. lib. VI: Quaest. Iesu nave, X, líneas 262-266: «Sed etiam hoc genus belli
sine dubitatione iustum est, quod deus imperat, apud quem non est iniquitas et novit quid cuique fieri
106 Alexander Pierre Bronisch

la lucha de Pelayo y de los astures según el relato de Covadonga se


considerara totalmente como guerra incitada por autoría de Dios según los
ejemplos antiguotestamentarios. Esta lucha era « bellum Deo auctore »50 en
castigo de los pecados de Su pueblo y como oportunidad para el pueblo de
recuperar la misericordia de Dios lo que conllevaba la victoria. J. Flori
caracteriza la ideología de la guerra en las crónicas asturianas «assimilée à
une guerre sainte» 51. En este punto casi coincinde la opinión del autor francés
con la mía.
Como J. Flori da por terminado el obrar directo de Dios en el mundo del
Nuevo Testamento, se concentra en otra forma de guerra santa. Si he leído y
entendido correctamente las obras de este autor, la diferencia decisiva consiste
en la importancia que da a la recompensa espiritual de cada guerrero en la
guerra santa: «La guerre sainte se caractérise aussi, et peut-être surtout, par
les récompenses spirituelles accordées aux combattants» 52. Soy de distinto
parecer. La idea de la remuneración personal es en mi opinión la consecuencia
de un proceso de creciente individualización. David S. Bachrach mostró al filo
de los diferentes ritos religiosos y litúrgicos que preparaban y acompañaban la
guerra, como la idea de la confessio y absolución personal delante de una
batalla ganó importancia en el reino de los francos en los siglos VIII y IX53. Con
esta evolución, el concepto de guerra empezó a alejarse de las tradiciones
arcaicas y del modelo del Antiguo Testamento y a desarrollarse una auténtica
ética cristiana de la guerra y de los guerreros. Pero tomar esta
individualización como elemento indispensable de la guerra santa me parece
un estrechamiento innecesario del concepto. Quiero caracterizar la
interpretación de la guerra en la parte cristiana de la Península Ibérica como
expresión de una espiritualidad colectiva orientada hacia este mundo. Ya
existe la idea de la recompensa celeste en la sacralización de los reyes
asturianos especialmente enérgicos en la lucha contra los moros54. Pero nunca

debeat. In quo bello ductor exercitus vel ipse populus non tam auctor belli quem minister iudicandus
est ».
50
Para la iunctura bellum Deo auctore véase Sancti Aureli Augustini De civitate Dei libri I-X (CCSL,
47), ed. de Bernard Dombart y Alphons Kalb, Turnhout, 1955, I, 21, líneas 5-7: «Et ideo
nequaquam contra hoc praeceptum fecerunt, quo dictum est: "Non occides", qui Deo auctore bella
gesserunt».
51
J. FLORI, La guerre sainte…, p. 252.
52
Ibid., p. 272: «La guerre sainte se caractérise aussi, et peut-être surtout, par les récompenses
spirituelles accordées aux combattants. Seule l'Église, dans ce cas, pouvait les promettre, ce
qui valorise plus encore le rôle de la papauté, par ailleurs impliquée pour des raisons
matérielles, dans la reconquête chrétienne en Espagne comme dans d'autres régions
occidentales occupées par les Arabes. C'est donc vers ces régions qu'il convient de chercher la
meilleure expression de la guerre sainte avant la croisade proprement dite, qui fait intervenir
des caractères nouveaux par sa destination propre».
53
Davis S. BACHRACH, Religion and the Conduct of War, c. 300-c. 1215, Rochester, 2003, pp. 32-63.
54
A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 135-139.
En busca de la guerra santa 107

se convirtió en un motivo autónomo para la guerra contra los sarracenos55.


Más bien muestra como en esta época la reconquista fue considerada una tarea
colectiva bajo el caudillaje del rey y no como medio para el guerrero particular
de conseguir la salvación en el más allá.
Cierto, lo que acabo de escribir sobre la guerra santa aquí y más aun en mi
libro sobre Reconquista y guerra santa se basa fuertemente en la valoracion de la
guerra bíblica para época cristiana hecha por San Agustín. Se puede suponer
con buena razón que sus escritos más importantes fueron leídos por el clero
formado en el reino visigodo y en los reinos cristianos de la Reconquista56.
Pero debemos notificar que en ningún lugar se encuentran rastros de su
concepto de «bellum Deo auctore » en relación con la lucha contra los
sarracenos. Si las obras de Agustín influyeron en la interpretación de la guerra
contra los musulmanes en la Península Ibérica, lo hicieron de manera
subliminal57. Pero tampoco es preciso recurrir a consideraciones teológicas
para denominar la Reconquista una guerra santa. Para un jefe del ejército de
los siglos VII a XI, el Antiguo Testamento era una fuente de información
importante para entender el trato correcto con este Dios y su comportamiento

55
I b i d ., pp. 368 y ss.; Cf. H. B EUMANN , «Kreuzzugsgedanke und Ostpolitik im hohen
Mittelalter...», p. 122: (sobre la guerra contra paganos) «Der Kampf des Kriegers ist profan
wie bei jedem anderen Krieg, lediglich in der Person des Herrschers fließen Krieg und
Mission zu einem einheitlichen Begriff zusammen: sein Ziel ist die Erweiterung des
universalen christlichen Weltreiches, die Verbreitung der pax Christiana».
56
Véase por ejemplo Manuel Cecilio DÍAZ Y DÍAZ, «San Agustín en la alta Edad Media española
a través de sus manuscritos», Augustinus, 13 (1968), pp. 141-151, y ID., «La transmisión de los
textos antiguos en la Península Ibérica en los siglos VII-XI», en La Cultura Antica nell'Occidente
Latino dal VII al'XI secolo (Settimane di Studio del Centro Italiano di Studi sull'Alto Medioevo,
22), Spoleto, 1975, pp. 133-178; Claudio SÁNCHEZ-ALBORNOZ, «Notas sobre los libros leídos
en el reino de León hace mil años», Cuadernos de Historia de España, 1-2 (1944), pp. 223-238;
Johannes DIVJAK , «La présence de saint Augustin en Espagne», en Actas del coloquio sobre
circulación de códices y escritos entre Europa y la Península en los siglos VIII-XIII, Santiago de
Compostela, 1988, pp. 9-34.
57
Véase por ejemplo el giro « facere ultionem de inimicis» (cf. Sab 5, 18-19) en San Agustín y en las
fuentes visigodas y asturleonesas. Para el uso en San Agustín véase Frederick H. RUSSELL,
«Love and Hate in Medieval Warfare: The Contribution of Saint Augustine», Nottingham
Medieval Studies, 31 (1987), pp. 111 y ss., y Juan R. E. BLIESE, «The Just War as Concept and
Motive in the Central Middle Ages», Medievalia et Humanistica, 17 (1991), pp. 11 y ss.; para el
uso en las fuentes ibéricas véanse Vitas sanctorum patrum emeretensium (CCSL, 116), ed. de
Antonio Maya Sánchez, Turnhout, 1992, lib.V, cap.XII: 21-24, p. 93: «Post hec igitur, nulla
mora intercurrente, sublimis atque omnipotens Deus hostibus suos superno bracchio repugnans,
precibus excellentissimi Reccaredi principis sanguinem innocuum ulciscens rumpheali iudicio protinus
de inimicis mirificam fecit ultionem »; Le Liber Ordinum..., col. 152, 17-19: « Accipe de manu
Domini pro galea iudicium certum, et armetur creatura ad ultionem inimicorum tuorum » ; Crónica de
Albelda, cap. 47, 6, p. 27: «Clarus in Astures, fortis in Vascones, Ulciscens Arabes et protegens
cives ». Crónica Profética, cap. 8, p. 9: «expectabitur ultio inimicorum advenire et salus
christianorum adesse ». Crónica de Sampiro, cap. 30, p. 172: «Rex celestis memorans misericordie
sue, ultionem fecit de inimicis suis: morte quidem subitanea et gladio ipsa gens agarenorum cepit
interire, et ad nichilum cotidie pervenire ».
108 Alexander Pierre Bronisch

en caso de guerra. En los relatos del Antiguo Testamento se encontraban las


instrucciones y líneas de conducta. De tal manera, las guerras de Jahweh son
básicas para la justificación cristiana medieval de la guerra, que tenía mala
base en los textos del Nuevo Testamento y las escrituras teológicas de los
primeros siglos después de Cristo. Los textos del Antiguo Testamento son de
esta manera también básicos para el concepto popular de la guerra. Es lógico
que se marcara sobre todo el concepto de guerra contra infieles debido a que
en el Antiguo Testamento también eran paganos quienes luchaban contra el
pueblo de Dios. Más débil es en el Antiguo Testamento la justificación de
guerra contra miembros de la propia religión. De ahí que las guerras entre
cristianos mantuvieron durante largo tiempo el carácter de ordalías y
quedaran vinculadas al antiguo pensamiento mágico. Un ejemplo por
antonomasia es la carta seudo-agustiniana «Gravi de pugna ». En este caso no
es Dios mismo quien ordena la lucha, aquí se le presenta a Dios un pleito con
el instrumento de la lucha. Y la sentencia de Dios se comunica por el resultado
de la batalla: «quia quando pugnatur, Deus apertis caelis prospectat et partem,
quam inspicit iustam, ibi dat palmam »58.

5. La interpretación de pasajes de fuentes del siglo XI


Volvamos al siglo XI, a un ejemplo que da C. Laliena Corbera para mostrar
cómo el rey navarro GarcíaIII (1035-1054) entendía de forma religiosa la lucha
contra los infieles. El rey relata en un documento la conquista de Calahorra y
recurre a la ruina de España hace mucho tiempo debido a los pecados de sus
antepasados y a la consiguiente pérdida de la ayuda divina59. Lo que no
menciona C. Laliena es que esta cita es una alusión al antiguo mito
fundacional asturiano. La culpa de los antepasados que menciona García es la
culpa de los reyes godos Witiza y Rodrigo y la tierra que considera García
como reserva para conquistas futuras es el terreno del antiguo reino de los
godos. La formulación del pensamiento está tomada sin duda de las dos
redacciones de la Crónica de AlfonsoIII . García dice: «Quia multa mole
peccaminum pressi, vinclisque viciorum male constricti, parentes nostri et ob id divina
protectione nudati, desiderabilem terram Ispaniarum multo iam exacto tempore misere
et orribiliter perdiderunt »60. En la redacción Rotense se encuentra la frase: «Et
quia dereliquerunt Dominum ne servirent ei in iustitia et veritate, derelicti sunt a

58
PSEUDO-AUGUSTINUS, Epistola13 (PL,33), col.1098: «Gravi de pugna conquereris: dubites nolo,
utile tibi tuisque dabo consilium: arripe manibus arma; oratio aures pulset Auctoris: quia quando
pugnatur, Deus apertis caelis prospectat, et partem quem inspicit iustam, ibi dat palmam ».
59
C. LALIENA CORBERA, «Guerra sagrada y poder real en Aragón y Navarra...», p. 100 y nota
13.
60
Ildefonso RODRÍGUEZ R. DE LAMA, Colección diplomática medieval de la Rioja. 923-1168 (Biblioteca
de Temas Riojanos, 22), 2.ª edición revisada y aumentada por Eliseo Sáinz Ripa y Ciriaco
López de Silanes, Logroño, 1992, n. 7 (03.03.1046, Calahorra).
En busca de la guerra santa 109

Domino ne habitarent terram desiderabilem ». Y en la redacción Ovetense :


«Sacerdotum vero vel suorum peccatorum mole oppressi» 61.
C. Laliena da otros ejemplos del fin del siglo XI y principios del siglo XII
para el nuevo concepto sagrado de la guerra contra los sarracenos. PedroI de
Aragón (1094-1104) da las gracias a Dios por la victoria sobre los infieles que
había concedido como antaño las victorias de los israelitas sobre los egipcios.
Se regalaron bienes a la Iglesia en recompensa por la ayuda divina «y para
reclamar la protección divina sobre la persona del rey, que encarna al pueblo
escogido para desasirse del poder de los paganos». Después C. Laliena
declara: «También de forma inseparable, la guerra santa se relacionaba con el
desarrollo del poder real» 62. Habla «de la sacralidad que rodeaba a los
monarcas y que se acrecentaba con la guerra contra los musulmanes» 63.
Todo esto está probado ya para el siglo IX, en parte también para el siglo
VII. El himno In profectione exercitus por ejemplo contiene referencias a la
ayuda de Dios a los israelitas cuando huyeron de Egipto y la idea de que la
victoria es un don divino64. Cuando Ermengol de Urgel en 1048 reza por la
ayuda de Dios en la contienda contra los sarracenos y declara «et ut nobis (…)
felices mereamur vivere in hoc seculo et contra populo agarenico victores effici
mereamur protegente Domino et post discessu nostro de istius seculo cum sanctorum
choro adscisci mereamur celorum regno » 65, entonces esta idea corresponde
perfectamente con el concepto en las crónicas asturianas de la sacralidad de

61
Redacciónes Ovetense y Rotense, cap. 5, 2.
62
C. LALIENA CORBERA, «Guerra sagrada y poder real en Aragón y Navarra...», pp. 110 y ss.;
Antonio DURÁN GUDIOL, Colección diplomática de la Catedral de Huesca, Zaragoza, 1965, 1, n. 30
(05.04.1097): «Tandem vero miserantis omnipotens Dei inffabilis bonitas, velut quondam israelitice
illius gentis in Egipto laborantis, gemitum respiciens nostrum, deprimens grave pepulit iugum et quod
dominabatur subiegit imperium ».
63
C. LALIENA CORBERA, «Guerra sagrada y poder real en Aragón y Navarra...», p. 112.
64
Antonio UBIETO ARTETA, Colección diplomática de PedroI de Aragón y Navarra, Zaragoza, 1951, n.
117 (12.1102), citado de C. LALIENA CORBERA , «Guerra sagrada y poder real en Aragón y
Navarra...», p. 111, n. 52: «Universis miserationibus Domini multiplices gratiarum debemus
actiones, qui nostris temporibus, collata celitus victoria, dedit nobis facultatem adiutandi suam sanctam
ecclesiam… ». Clemens BLUME , Hymnodia gotica. Die Mozarabischen Hymnen des alt-spanischen
Ritus (Analecta Hymnica Medii Aevi, 27), Leipzig, 1897 (reimpr. Nueva York-Londres, 1961),
n. 195, In Profectione exercitus, versos 4 y 5; verso 15: « Victricem tribue, Christe, de hostibus/
Palmam christicolis caelitus regibus ». Véase también Le Liber ordinum..., Item orationes de regressu
regis, col. 154, líneas 8-9: «Ita nunc presit populis, ut coronetur post transitum cum electis »; Ordo
missæ votive de rege, col. 295, línea 38-col. 296, línea 6: «tantoque moderamine temporalis regni
gubernacula teneat, ut per ministerium regni presentis sempiternam felicitatem et gloriam regni celestis
adquirat. Quatenus regnum eius, tam sit stabile semper, ut numquam decidat, sed ad melius
transferatur: ut, qui nunc inter homines sublimitatem possidet culminis gloriosi, post longam
temporum seriem, de regno terreno ad celeste transeat regnum, atque inter sanctos perenniter regnet, et
ymnum debite laudationis tibi cum eis sine cessatione decantet ».
65
Cebrià BARAUT , «Els documents, dels anys 1036-1050, de l'Arxiu Capitular de la Seu
d'Urgell», Urgellia, 5 (1982), p. 138, n. 615 (04.04.1048).
110 Alexander Pierre Bronisch

aquellos reyes que se habían acreditado en la lucha contra los caldeos66.


Incluso la formulación concuerda con el modelo tradicional – elaborado a base
de costumbres visigóticos –67, por ejemplo en el Testamento de AlfonsoII – «et
futuro seculo feliciores cum angelis celestia regna possideant » 68 – y en las dos
redacciónes de la crónica de AlfonsoIII, donde se dice de OrdoñoI: «Felicia
tempora duxit in regno, felix extat in caelo, et qui hic nimium dilectus fuit a populis
nunc autem laetatur cum sanctis angelis in caelestibus regnis »69, y sobre todo en
los versos en honor de AlfonsoIII en la Crónica de Albelda que rezan:
«Ulciscens Arabes et protegens cives/ Cui principi sacra sit victoria data,/ Christo
duce iuvatus, semper clarificatus,/ Polleat victor saeculo, fulgesat ipse caelo,/ Deditus
hic triumpho, praeditus ibi regno »70.
Quiero añadir otro ejemplo para poner en claro que es preciso agudizar la
vista a la hora de caracterizar elementos especiales en fuentes escritas del siglo
XI como indicios de nuevos desarrollos o como rasgos de la tradición hispana
originaria. En su disertación doctoral Thomas Deswarte menciona la Translatio
Isidori en un manuscrito del siglo XI como ejemplo de que entonces se
contemplaba la historia del hundimiento del reino visigodo un acontecimiento
oscuro e inexplicable71. Porque en el párafo introductorio a la Translatio se
dice: «Omnis gens gotorum occulto dei iudicio gentili gladio ferienda est tradita » 72.
Efectivamente, esto es raro, ya que la sentencia de Dios no era inexplicable
según la tradición histórica sino claramente justificada para cualquiera.
Además el escriba oculta la culpa del rey Witiza y de todos los sacerdotes
mencionando sólo la fragilidad del rey Rodrigo73. Llama la atención que en
este texto el día de la llegada a León de las reliquias de san Isidoro se data «ab

66
A. P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg..., pp. 135-139.
67
Véase por ejemplo en el IV Concilio de Toledo (633) el canón 75, p. 221: «Protegat illum usque
ad ultimam senectutem summi Dei gratia, et post praesentis regni gloriam ad aeternum regnum
transeat, et sine fine regnet qui intra seculum fideliter imperat ». Véase también Le Liber ordinum...,
Item orationes de regressu regis, col. 154, líneas 8 y ss.: «Ita nunc presit populis, ut coronetur post
transitum cum electis »; Ordo missæ votive de rege, col. 295, línea 38-col. 296, línea 6.
68
Antonio FLORIANO CUMBREÑO, Diplomática española del período astur, Oviedo, 1, 1949, p. 122, n.
24 (16.11.812), líneas 25-29: «( …) et victrici manu contra adversarios fidei victores efficias, clementie
tue dono ita iustifices ut cuncti, qui hic operantes ad recuperacionem domus tue obedientes extiterunt
suorum omnium abolitione excipiant peccatorum (…) et futuro in seculo feliciores cum angelis celestia
regna possideant».
69
Redacciones Rotense y Ovetense, cap. 16, 3.
70
Crónica de Albelda, cap. 47, 6.
71
Thomas DESWARTE, De la destruction à la restauration. L'idéologie dans le royaume d'Oviedo-Léon.
VIIIe-XIe siècles (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 3), Turnhout,
2003, pp. 30 y 33: «En ce sens, “l'histoire de cette époque” est bien, pour reprendre les termes
de la Translation de saint Isidore, “lugubre”, car “tout le peuple des Goths, par un jugement
occulte de Dieu, fut livré pour être frappé par le glaive gentil”».
72
Historia Silense (Textos latinos de la Edad Media española. Sección primera. Crónicas, 2), ed.
de Francisco Santos Coco, Madrid, 1921, p. 93; véase también PL, 81, col.47.
73
Ibid.: «Sed quia praefatus rex neglecta religione divina vitiorum se dominio mancipaverat protinus in
fugam versus et omnis exercitus fere ad internitionem usque gladio deletus est. »
En busca de la guerra santa 111

incarnatione Domini nostri Iesu Christi» 74. Esto es otro detalle que se sale de lo
normal porque en la parte cristiana de la Península Ibérica la datación según el
sistema de la era siguió generalmente vigente hasta el siglo XIV, en parte
incluso hasta el siglo XV75. Por esta razón y por coincidencias estilísticas con
otro relato de traslación de reliquias de mano de un monje cluniacense
llamado Hebrelmus, los padres bolandistas supusieron que también la
Translatio Isidori fuera obra del mismo autor76. Esto podría explicar la
discrepancia con el modelo tradicional del ocaso del reino visigodo77. Llama
también la atención que el canónigo que elaboró a finales del siglo XII la
Translatio Isidori amplió el texto con la mención hasta entonces ausente de la
perversidad del rey Witiza añadiendo además a la datación incarnatione
Domini la datación según la era y mejorando el texto por el cambio de la
formulación occulto Dei iudicio en el giro correcto y lógico «iusto Dei iudicio »78.
El escriba del primer relato de traslación era según las apariencias un testigo

74
Ibid., col. 43: «Reliquie vero beati confessoris ab hyspalensi urbe translata atque Legionem sunt
delata; Anno ab incarnatjone domini nostri Ihesu Christi I. LX. III ». Nota del editor: « Era I. C. I.:
Atravesada al margen esta última cláusula de la era, como subsanando un olvido» . Cf. PL, 81,
col. 50, aquí sin la indicación de la nota marginal.
75
Santos GARCÍA LARRAGUETA , « Historische Chronologie II.(3) Spanien», en Lexikon des
Mittelalters, 2, Múnich, 2002, col. 2042. Para la datación según el sistema de la era en los
diplomas de AlfonsoVI, véase también Andrés GAMBRA, AlfonsoVI. Cancillería, curia e imperio,
1, « Estudio» (Fuentes y Estudios de Historia Leonesa, 62), León, 1967, pp. 262-272. Véanse las
dataciones de los diplomas de FernandoI en Pilar BLANCO LOZANO, Colección diplomática de
FernandoI (1037-1065), León, 1987. Para la datación en fuentes epigráficas véase Mário Jorge
BARROCA, Epigrafía medieval portuguesa. 862-1422 (Textos universitários de ciências sociais e
humanas), Lisboa, 2000, 1, pp. 207 y ss.
76
Acta Sanctorum, Appendix para el 4 de abril, p. 891; en las pp. 891-892, otra edición de las
actas de la Traslación. Cf. PL, 81, col. 45 y s. Es igualmente raro que el autor de las Actas de la
Traslación declare que la fiesta de la dedicación de la iglesia y de la traslación del santo tuvo
lugar en el décimo día ante las calendas de enero (23 de diciembre), mientras consta que ya
entonces tuvieron lugar el duodécimo día ante las calendas (21 de diciembre). Historia
Silense..., p. 98: «hodieque X° kalendarum ianuarii dies dedicatjonis ecclesiae, et translatjonis beati
antistitis festive annuatim celebratur ». Acta Sanctorum, Appendix para el 4 de abril, p. 892; PL,
81, col. 46.
77
Llama la atención que junto con la supresión de Witiza se oculte también el antiwitizanismo.
¿Suponía acaso un problema para el escriba poco experto en las tradiciones hispanas que los
reyes leoneses remontan a su origen gótico, mientras la línea real de los godos era
desacreditada por la fragilidad de toda la estirpe de Witiza?
78
« Historia translationis sancti Isidori», ed. de Juan A. Estévez Sola, en Chronica Hispana sæculi
XIII (CCCM, 73), Turnhout, 1997, p. 145: « […] donec flagitiosus Witiza Yspaniarum regnum
infeliciter est adeptus. Qui, cum esset probrosus moribus, etiam alios suis pravis actibus subesse coegit.
[…] Igitur in huiusmodi tyranno Witiza et ceteris superbiae fulcimentis et a Romana Ecclesia seiuncto,
mortuo, Rudericus Theudefredi filius in regnum successit Gotorum, vita et moribus Victize non
dissimilis. Qui non, ut debuit, virgulta nefaria extirpavit, sed luxuriae irrectitus dissolutione magis ac
magis augmentavit ». Ibid., pp. 159 y ss.: «Facta est translacio era milesima centesima prima, anno ab
incarnatione Domini Nostri Ihesu Christi millesimo sexagesimo tertio, Indictione prima, concurrente
tectio ». Sobre el autor y la fecha (finales del siglo XII o principios del siglo XIII) de la Historia
translationis sancti Isidori, véase Ibid., pp. 134 y ss.
112 Alexander Pierre Bronisch

personal de los hechos en León y obtuvo sus informaciones sobre la traslación


de relatos personales de los participantes79. Pero como prueba para la visión
hispana originaria del siglo XI de los hechos históricos que condujeron a la
desaparición del reino visigodo este documento debe ser sometido a juicio
siguiendo la propuesta del proprio Deswarte «de replacer chaque document
historique dans le contexte de sa rédaction» 80. Por consiguiente calificaría a la
Translatio Isidori de testimonio para los cambios en el modelo tradicional de la
interpretación de la historia que se hacen notar por las crecientes influyencias
transpirenáicas.
Estos dos ejemplos, los giros en diplomas del siglo XI y la interpretación
histórica en la Translatio Isidori enseñan que hay que contemplar cada texto
minuciosa y detalladamente antes de ponerlo como ejemplo en el marco de la
difícil búsqueda de la visión que tuvieron los contemporáneos cristiano-
ibéricos del carácter de la guerra contra los musulmanes en España. Como una
piedra de mosaico, el mencionado diploma del rey GarcíaIII, de todas formas,
completa los argumentos con que se prueba que el mundo de ideas y las
categorías de pensamiento para la interpretación de la guerra contra los
musulmanes en España siguieron vigentes durante siglos dentro del marco de
la ideología imperial visigoda y astur-leonesa y que se trasladaron desde
Asturias a la zona navarra, aragonesa y pirenaica, como prueban los ejemplos
del rey PedroI y de Ermengol de Urgel. El ejemplo del diploma de GarcíaIII
enseña también que existen expresiones en las fuentes del siglo XI que no se
pueden entender adecuadamente sin las condiciones previas. Una de estas
condiciones es el mito de Covadonga que se puede calificar sin exageración de
ser uno de los mitos más longevos y efectivos en la historia de Occidente.
Desde luego, después del auge astur en el siglo IX se nota una clara
decadencia del antiguo mito en las pocas fuentes del siglo X y luego en el siglo
XI. Pero el mito siguió vivo, como muestra el mencionado ejemplo y no en
último lugar la supervivencia todavía en el siglo XII a través de laHistoria
Silense y la Crónica Najerense, por no hablar de la historiografía posterior81.
Por supuesto, C. Laliena Corbera menciona que «hasta cierto punto esta
nueva legitimidad confluía con la adaptación de modelos anteriores, que se
remontaban al período visigodo y tardorromano». Pero esto en mi opinión no
es suficiente. Se trata de mucho más. Tampoco quiero negar que hubiera

79
Historia Silense..., p. 98: «Haec ab illis qui audiere me recolo audivisse » (cf. PL, 81, col. 42). Véase
Patrick HENRIET, «Un exemple de religiosité politique : saint Isidore et les rois de León (XIe-
XIIIe siècles)», en M. Derwich y M. Dmitriev (ed.), Fonctions sociales et politiques du culte des
saints dans le sociétés de rite grec et latin au Moyen Âge et à l'époque moderne. Approche comparative
(Opera ad historiam monasticam spectantia. Series I. Colloquia, 3), Wroclaw, 1999, p.79.
80
Th. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p.3.
81
Historia Silense, ed. de Justo Pérez de Urbel y A. González Ruiz-Zorilla (Consejo Superio de
Investigaciones Científicas. Escuela de Estudios Medievales. Textos, 30), Madrid, 1959, cap.
14-17, pp. 125 y ss.; Chronica Naierensis, ed. de J. A. Estévez Sola (CCCM, 71 A), Turnhout,
1995.
En busca de la guerra santa 113

nuevos elementos, por ejemplo, que la promesa de salvación del rey por su
lucha contra los sarracenos se aplicara también a la alta nobleza como indica el
ejemplo de Ermengol de Urgel y lo que C. Laliena enseña explícitamente82.
Pero hace falta averiguar en detalle a partir de la mitad del siglo XI qué
formulaciones pertenecen al mundo de ideas tradicional y cuáles testimonian
de un nuevo espíritu que al fin y al cabo desemboca en el movimiento de las
cruzadas.

Con estas reflexiones hemos vuelto al punto de partida de mis


consideraciones: las definiciones múltiples y en parte contradictorias del
término “guerra santa” y la diferenciación entre la idea de guerra santa y la
idea de las cruzadas. Concluyendo, y para justificar una vez más el término
“guerra santa” que yo aplico explícitamente a los primeros siglos de la
Reconquista quiero citar de un artículo de David Little:

The category “holy war” has the advantage of potentially encompassing


religious wars in traditions beyond the Old Testament, whereas the categories
“Yahweh war” or “war of the Lord” do not. It would simply remain to specify the
defining characteristics of a holy war as a generic term (wherever it came from) in
order to determine, for comparative purposes, whether examples can be found in
different traditions83.

A pesar de lo difícil que es realizar esta exigencia simple y convincente en


la práctica, hay que constatar: mientras en el mundo científico no haya
conformidad sobre el significado y el contenido del término “guerra santa”, no
habrá un resultado generalmente aceptado sobre la cuestión si la lucha
cristiana contra los infieles en la Península Ibérica antes del nacimiento de la
idea de la cruzada fue guerra santa; o se tendrá que ir en busca de nuevas
denominaciones como hizo Claudio Sánchez-Albornoz, quien introdujo el
término “guerra divinal” para denominar las características del combate entre
cristianos y musulmanes en la Península Ibérica84, un término que al fin y al
cabo no fue aceptado generalmente entre los medievalistas.

82
C. LALIENA CORBERA, «Guerra sagrada y poder real en Aragón y Navarra...», pp. 108-109 y
112.
83
David L ITTLE , «“Holy War” Appeals and Western Christianity: a Reconsideration of
Bainton's Approach», en J. Kelsay y J. Turner Johnson (ed.), Just War and Jihad. Historical and
theoretical perspectives on war and peace in western and islamic traditions. Papers presented at four
conferences held at Rutgers University in the winter and spring of 1988-1989 (Contributions to the
Study of Religion, 28), Londres-Nueva York-Westport, 1991, p. 127.
84
Claudio SÁNCHEZ-ALBORNOZ, España, un enigma histórico, Barcelona, décima edición, 1985, 1,
p. 310.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 115-131.

La papauté entre croisade et guerre sainte


(fin XIe-début XIIIe siècle)

Alain DEMURGER*

Guerre juste, guerre sacrée, guerre sainte, croisade… Ces mots et


expressions différents désignent-ils des réalités différentes, ou bien une même
réalité seulement éclairée de regards croisés?
Hyppolite Pissard, auteur en 1912 de La guerre sainte en pays chrétien,
intitule son chapitre 2 de la manière suivante: «La première croisade contre
les Albigeois, première guerre sainte contre les hérétiques». Il écrit quelque
part qu’il importe de «distinguer les croisades au milieu des guerres saintes»,
intention louable malheureusement non suivie d’effet. Autre exemple, le livre
de José Goñi Gaztambide, Historia de la bula de la cruzada en España, paru en
1958, qui fait de toute expédition menée en péninsule Ibérique contre les
Maures une croisade, ce qui aboutit à distinguer une croisade cismarine d’une
croisade outre-mer, la première étant même antérieure à la seconde, ce qui,
personnellement, me paraîtra toujours absurde. Car un mot est un mot et un
synonyme reste un synonyme, c’est-à-dire un mot proche mais différent. Une
défaite peut être ou ne pas être une déroute. Tout est question de contenu, de
contexte, de lieux, de formes ou de propagande. Je partirai donc du postulat
suivant: il y a une différence entre une croisade et une guerre sainte. Le
problème cependant n’est pas ce que je pense. Il est de savoir ce qu’en ont
pensé les hommes du temps: font-ils ou ne font-ils pas une différence entre la
guerre sainte et la croisade? Problème mal posé d’ailleurs puisque si, au XIIe
siècle, l’expression “guerre sainte” était déjà – mais rarement – employée, le
mot “croisade”, lui, n’existait pas, ni en latin ni en vernaculaire, mais cruce
signatus, dont nous faisons “croisé”, existait1.
Quels mots utilisait-on alors pour désigner ces choses que nous appelons
“guerre sainte” ou “croisade” ? Foucher de Chartres parle de l’expeditio, de

* Université de Paris-I.
1
L’article de James A. BRUNDAGE , «Crusaders and Jurists. The Legal Consequences of
Crusader Status», dans Le concile de Clermont et l’appel à la croisade, Rome, 1997, pp. 141-154,
quoique centré sur le développement et l’élaboration des privilèges des croisés, a beaucoup de
points communs avec ce que je vais dire. Dommage pour moi, il a été écrit avant!
116 Alain Demurger

«ceux qui marcheront à cette expédition» (p. 19); Adhémar de Monteil prend
la tête de l’«armée de Dieu»; les «pèlerins» cousent sur l’épaule la croix, etc.
Guibert de Nogent parle de la «sainte expédition» (II, 7, p. 86) et nous dit que
Dieu a suscité des «guerres saintes». Autres expressions utilisées, celles qui se
réfèrent aux «guerres de l’Éternel» de la Bible: «guerre de Dieu», «guerre
du Seigneur», etc. À la fin du XIIe siècle, Ambroise, intitule Estoire de la guerre
sainte le récit, en vers et en langue vernaculaire, des exploits de Richard Cœur-
de-Lion à la Troisième croisade. Pourtant, le terme le plus communément
utilisé pour désigner la croisade de Jérusalem était le mot peregrinatio. PascalII
écrit aux évêques en 1100 pour contraindre ceux qui ont pris la croix
d’accomplir leur pèlerinage2. À la fin du siècle, une quæstio canonique posée à
Londres sur le cas du roi Richard prisonnier de l’empereur dit ceci: «Le roi
d’Angleterre alors qu’il revenait du pèlerinage de Jérusalem a été fait
prisonnier par l’empereur allemand» 3. Les mots les plus fréquemment utilisés
pour désigner la croisade en Orient au cours des XIIe et XIIIe siècles sont liés au
pèlerinage, au voyage: transfretare, via, passagium, iter, «saint voyage», etc. De
même le mot peregrinus est-il le plus souvent employé pour désigner le croisé,
bien qu’une expression plus spécifique, liée à la prise de croix, cruce signatus,
soit apparue dès le concile de Clermont. Plus général, le terme de miles Christi
peut s’appliquer au croisé, mais il est le plus souvent réservé à ces guerriers
qui, au service de l’Église ou dans l’intérêt de l’Église, de la foi, de la
chrétienté, combattent sur d’autres fronts que celui de Jérusalem4. Quel usage
la papauté a t-elle fait de ces mots? Quel contenu leur a-t-elle donné au cours
d’un long XIIe siècle où j’examinerai successivement les mots utilisés par
GrégoireVII, EugèneIII et InnocentIII?

1. GrégoireVII
La publication récente de la traduction anglaise des lettres de GrégoireVII
par Herbert E. J. Cowdrey permet de faire rapidement le tour des
préoccupations du grand pape réformateur, d’autant que Jean Flori a déjà cité
largement et commenté en détail la plupart de ces textes5. Je ne ferai que le
suivre. C’est peu de dire que la réforme et la lutte contre les «branches
pourries» du clergé a été la priorité de GrégoireVII. Parmi ses autres

2
Jean-François MICHAUD, Bibliothèque des croisades, 2, Paris, 1829, p. 472.
3
« Rex anglie cum a peregratione ierosolimitano rediret ab imperatore alemanie captus est». James A.
BRUNDAGE, «The Crusade of RichardI. Two Canonical Quæstiones», Speculum, 38 (1963),
p.443.
4
David H. T ROTTER , Medieval French Litterature and the Crusades (1100-1300), Genève, 1987.
Michael MARKOWSKI , « Cruce signatus: its Origins and Early Usage», Journal of Medieval
History, 10 (1984), pp. 157-165.
5
Herbert E. J. C OWDREY , The Register of Pope Gregory VII (1073-1085). An English Translation,
Oxford, 2002 (cité désormais G. VII). Pour l’original latin, voir Das Register Gregors VII, éd. de
Erich Caspar, MGHE, 2, Berlin, 1920-1923; Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l’idée de
croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001.
La papauté entre croisade et guerre sainte 117

préoccupations, la défense de l’Église face à HenriIV et, peut-être plus encore,


même si cela paraît moins spectaculaire, la défense du patrimoine de Saint-
Pierre face aux Normands d’Italie du Sud, sont les plus évidentes. Mais
d’autres terrains ont également amené le pape à intervenir: les affaires
d’Orient, l’Espagne, l’Afrique du Nord. Attachons-nous aux questions où le
pape envisage l’usage de la force et fait appel à l’ensemble des fidèles du
Christ contre les ennemis de l’Église et de la foi chrétienne.
Dans la lutte contre les évêques simoniaques, GrégoireVII use d’un
vocabulaire martial, et il passe des mots à la pratique. Contre l’évêque de
Milan, en 1073, il mène la «bataille du Christ»; il fait l’éloge du chevalier
Erlembaud, ce «très fort chevalier du Christ» et appelle les fidèles à
combattre avec lui dans la «guerre de Dieu» 6. En 1080, il s’en prend à
l’archevêque de Ravenne, qu’il a déposé pour simonie, mais qui résiste: il
envisage alors de conduire en personne une armée pour «libérer» Ravenne,
faisant appel aux fidèles pour qu’ils soutiennent le nouvel archevêque
réformateur7. Dans une autre lettre, il fait un parallèle explicite entre l’aide
due par les fidèles à l’Église contre les hérétiques (les évêques simoniaques
sont des hérétiques) et l’aide due par le vassal à son seigneur8.
La péninsule Ibérique est présente dans les registres du pape, mais la
Reconquête est peu évoquée. Elle l’est directement dans une lettre adressée au
chevalier français Ebles de Roucy; le pape, selon un accord passé avec ce
chevalier, lui accorde tout ce qu’il pourra conquérir aux dépens des païens à
condition de tenir ces acquisitions au nom de saint Pierre; ceux qui se
joindront à lui, dans la même intention d’honorer le siège de saint Pierre,
recevront d’Ebles aide et juste récompense9. La Reconquête est indirectement
mentionnée dans une lettre où GrégoireVII dénonce les querelles entre les
princes chrétiens, ce qui contribue à les affaiblir face à la haine très grande des
Sarrasins impies. D’autres lettres adressées au roi AlphonseVI de Castille
traitent uniquement des problèmes de la réforme (et de sa conduite) dans le
royaume; au même souverain, il reproche enfin de laisser des juifs gouverner
ses sujets chrétiens, ce qui aboutit à «opprimer l’Église de Dieu et à exalter la
synagogue de Satan» 10.
Lorsque GrégoireVII accède au pontificat, l’irruption des Turcs
seldjoukides sur la scène proche-orientale remonte à deux ans; c’est en 1071
que les Byzantins ont subi la désastreuse défaite de Mantzikert et ont dû

6
G. VII, I-12, pp. 13-14, et I-27 et 28, pp. 32-33.
7
Ibid., VIII-7, pp. 372-373, et VIII-14, pp. 380-381.
8
Ibid., I-43, pp. 47-48 (février 1074).
9
Ibid., I-7, pp. 7-8. Ce texte est un élément du dossier de revendication de la propriété de la
péninsule Ibérique par le Saint-Siège, dossier examiné largement par J. FLORI , La guerre
sainte…, pp. 206-210. D’autres textes de Grégoire VII y font référence. Je n’envisage ici que les
textes de ce pape liés à l’action militaire de Reconquête.
10
G. VII, IX-2, pp. 399-401.
118 Alain Demurger

abandonner pratiquement toute l’Asie mineure. Il semblerait pourtant que


GrégoireVII n’ait eu connaissance de ces faits qu’en 1074. Le 9 juillet 1073, il
écrit à l’empereur MichelVII Doukas (1071-1078) pour lui parler du retour à la
concorde entre l’Église de Rome et sa «fille» de Constantinople11. Le 2 février
1074, il écrit au comte de Bourgogne, prêt à venir avec ses chevaliers aider le
pontife contre les Normands rebelles, pour lui dire que, pour l’instant, cela
n’est pas la peine car il pense pouvoir les ramener à la paix en se servant des
seuls chevaliers qui sont avec lui (les milites sancti Petri?); en revanche, cette
affaire terminée, il faudra aller à Constantinople pour aider les chrétiens
menacés et affligés par les Sarrasins; alors l’aide du comte sera utile12. Le 1er
mars suivant, le pape a pris la mesure de ce qui s’est passé en Orient et dans
une lettre adressée cette fois «à tous ceux qui veulent défendre la foi
chrétienne», il décrit les horreurs de la conquête turque, les «chrétiens
massacrés comme du bétail», formule qu’il reprendra par la suite, et appelle
les fidèles à «agir pour la libération de nos frères», annonçant qu’il se prépare
à aider l’«empire chrétien» 13. Et l’on en arrive à cette lettre du 7 décembre
1074 adressée à l’empereur HenriIV, où le pape se dit prêt à prendre la tête
d’une armée au secours de Byzance. Il a lancé un appel en ce sens et beaucoup
ont répondu: «déjà plus de 50 000 hommes font leurs préparatifs», dit-il,
désireux, si le pape les conduit, d’aller «en armes contre les ennemis de Dieu
et de parvenir jusqu’au tombeau du Seigneur» 14. D’autres lettres suivent à la
fin 1074 et au début 1075 dans lesquelles le pape précise que ceux qui
prendront part à ce dur labeur gagneront une récompense éternelle.
Dans le commentaire qu’il fait de ces diverses lettres de l’année 1074,
J.Flori montre bien que si Jérusalem est évoquée comme but final, le
pèlerinage pénitentiel, lui, ne l’est pas; c’est d’une guerre sainte qu’il s’agit.
Néanmoins, conclut-il, GrégoireVII est un précurseur: «Vingt ans avant
UrbainII, il envisage d’organiser et de diriger une opération militaire
considérée comme action pieuse assortie de privilèges spirituels, destinée à
reconquérir jusqu’à Jérusalem les territoires perdus, libérant ainsi les
chrétiens, leurs églises et le Sépulcre du Sauveur» 15. Je voudrais insister sur un
point de la lettre du 7 décembre 1074. Le pape dit que d’autres motifs que la
compassion l’ont poussé à prendre cette initiative : « l’Église de
Constantinople qui se sépare de nous au sujet du Saint-Esprit, espère la
concorde avec le siège apostolique; les Arméniens aussi qui sont presque tous
éloignés de la foi catholique, et presque tous les Orientaux attendent que la foi
de l’apôtre Pierre puisse trancher entre leurs opinions divergentes».
GrégoireVII ne perd pas de vue la question du schisme et il faut noter qu’il

11
Ibid., I-18, pp. 20-21.
12
Ibid., I-46, pp. 50-51.
13
Ibid., I-49, pp. 54-55.
14
Ibid., II-31, pp. 122-124; J. F LORI, La guerre sainte…, pp. 306-307.
15
J. FLORI, La guerre sainte…, p. 309.
La papauté entre croisade et guerre sainte 119

distingue dans l’Église orientale, les schismatiques grecs, des hérétiques –


récupérables? – de l’Église arménienne et des Églises orientales, c’est-à-dire
melkites, jacobites, coptes et nestoriennes. Il n’y a pas de raison de penser
qu’UrbainII, reprenant ce thème de l’aide aux chrétiens orientaux, n’ait pas eu
en vue toute la diversité du monde chrétien oriental. GrégoireVII s’adressera
d’ailleurs un peu plus tard au catholicos arménien pour lui demander une
profession de foi16.
Je ferai deux remarques concernant la gestion des affaires orientales par
GrégoireVII. La première concerne toujours Byzance. Le pape signale que
l’empereur MichelVII a été déposé; son successeur est excommunié. Le bruit
court que MichelVII s’est réfugié en Italie du Sud, ce qui est inexact; en 1080,
le pape lance un appel pour que les chrétiens l’aident à rétablir l’empereur
déchu sur le trône de Constantinople: à la clé, l’absolution des péchés! Pour
rétablir MichelVII, le pape fait appel aux… Normands. Robert Guiscard, en
effet, a fait la paix avec le pape; l’année suivante, après octobre 1081,
GrégoireVII félicite Robert Guiscard pour sa victoire à Durazzo. L’union des
Églises emprunte un chemin qui connaîtra, comme disent les sismologues, une
belle «réplique» quelque cent vingt ans plus tard17! Le seconde remarque,
que l’on peut voir de façon tout aussi anecdotique, me semble pourtant riche
de signification. Au début de juin 1076, GrégoireVII écrit au clergé et au
peuple de Bougie in Mauretania Sitifensis pour leur recommander Servandus
comme archevêque, leur intimant de lui obéir «pour que les Sarrasins qui
vous entourent puissent voir la sincérité de votre foi et la pureté de la charité
divine et l’amour fraternel qui vous unit afin que par vos bonnes œuvres se
développe l’émulation plutôt que le mépris envers la foi chrétienne», et il
invoque Paul, l’apôtre des Gentils18. Un peu plus tard en 1076, il s’adresse
directement à al-Nâsir, le roi (émir) de la province de Maurétanie sétifienne en
Afrique19: «Votre Grandeur nous a envoyé cette année une lettre nous
demandant de bien vouloir ordonner le prêtre Servandus comme évêque». Le
pape considère cette demande comme juste et raisonnable; l’émir, en cadeau,
a libéré des chrétiens captifs et promis d’en libérer d’autres. Et GrégoireVII
d’ajouter: «car nous croyons et confessons le même Dieu, même si c’est par
un chemin différent et, chaque jour, nous le louons et l’honorons comme le
créateur des âges et le gouverneur de ce monde». Grégoire termine sa lettre
en recommandant l’émir pour le restant de ses jours à la félicité du sein du très
saint patriarche Abraham20. Dans une lettre adressée un peu avant à
l’archevêque de Carthage, GrégoireVII rappelait que l’Afrique du Nord avait
été jadis une terre chrétienne, riche de sièges épiscopaux; la situation a bien

16
G. VII, VIII-1, p. 361.
17
Ibid., VIII-6, p. 371 et IX-17, p. 417.
18
Ibid., III-20, pp. 202-203.
19
Émir hammâdide de Bougie de 1062 à 1089/90.
20
G. VII, III-21, pp. 203-204.
120 Alain Demurger

changé, se lamente le pape. Pourtant, il ne semble pas la considérer comme


terre à “libérer”21. Le thème de la “récupération”, qui est une des justifications
de la guerre juste et qui sera invoqué par UrbainII et d’autres après lui pour
justifier la croisade, n’est-il pas ébauché ici? Avec en plus, une distinction
entre territoires à récupérer et territoires qui ne le sont pas? Il n’est pas
question d’une guerre totale contre l’Islam22.
Du point de vue qui nous occupe, le pontificat de GrégoireVII me semble
très riche d’idées et de potentialités, mais pauvre en réalisations car, après
1076, il ne se passe rien: la lutte contre les clercs simoniaques, contre les
Normands et contre l’empereur absorbe totalement la papauté. Il me semble
que le concept de guerre sainte est sinon formalisé, du moins en grande partie
élaboré quant à son contenu: une mobilisation des fidèles au service de la
papauté, de la foi et de la chrétienté considérée dans son unité, avec promesse
de récompenses spirituelles. En revanche, malgré les perspectives ouvertes par
la lettre de décembre 1074, la croisade n’existe pas encore23.

2. La bulle d’Eugène III et la Deuxième croisade


Je passe rapidement sur UrbainII. De son appel à Clermont et de la
réponse qui y fut donnée est née la croisade, un objet historique nouveau,
produit de l’amalgame d’éléments préexistants: guerre sainte pour libérer les
églises d’Orient, pèlerinage à Jérusalem, récompenses spirituelles. Le pape a
su créer dans son auditoire de laïcs cette onde de choc qui a bouleversé
l’ensemble de l’Occident latin et romain et conduit à la première croisade, à la
libération de Jérusalem et à la création des États latins. UrbainII ne négligeait
pas les autres terrains: la réforme, la paix (le concile de Clermont est concile
de réforme et concile de la paix de Dieu); il suivait avec attention les affaires
d’Espagne où la conquête almoravide mettait les royaumes chrétiens sur la
défensive. Aussi interdit-il aux chevaliers de la péninsule de prendre la croix
pour aller à Jérusalem; mais il dut rappeler trois fois cette interdiction, ce qui
est la preuve de l’enthousiasme général pour la Terre sainte. En outre, il
accorda aux guerriers combattant en Espagne, les mêmes récompenses
spirituelles que celles qui étaient accordées pour les combattants de la
Première croisade.
En 1123, le pape CalixteII place sur le même plan, quant aux récompenses
spirituelles, Jérusalem et l’Espagne. Mais le dixième canon du concile de
LatranI, réuni par ce pontife, montre bien la distinction faite entre les deux
destinations. À ceux qui partent pour Jérusalem défendre le peuple chrétien, la
rémission des péchés est accordée et, se référant à UrbainII, le texte esquisse

21
Ibid., III-19, p. 202.
22
Tomáz MASTNAK, Crusading Peace. Christendom, the Muslim World and Western Political Order,
Berkeley, 2002, pp. 85-87, fait sur ce point une analyse pertinente.
23
Ibid., p. 89: «la croisade est la guerre d’Urbain II, pas de Grégoire VII».
La papauté entre croisade et guerre sainte 121

une législation de croisade, insistant sur la protection des personnes et des


biens durant le voyage et sur l’excommunication pour ceux qui oseront mettre
la main sur eux. L’Espagne n’est évoquée que secondairement: ceux qui ont
cousu la croix sur leur vêtement pour se rendre soit à Jérusalem soit en
Espagne et qui, n’ayant pas accompli le voyage, l’ont enlevée, doivent la
prendre à nouveau et achever leur voyage dans l’an qui vient sous peine de
sanctions24. Le concile de LatranII, en 1139, n’évoque pas la croisade. Le canon
18 toutefois, traitant des incendiaires, précise que ceux-ci peuvent être absous
s’ils ont réparé leurs méfaits et s’ils ont accompli comme pénitence de
demeurer un an au service de Dieu à Jérusalem ou en Espagne25. C’est le seul
cas, dans les décrets des conciles œcuméniques des XIIe et XIIIe siècles, où une
valeur pénitentielle est accordée à la guerre sainte en Espagne.
J’en viens à la Deuxième croisade et d’abord à la bulle de croisade
d’EugèneIII qui, en 1145-1146 lance la prédication. La bulle Q u a n t u m
prædecessores, datée du 1er décembre 1145 mais renouvelée en mars 1146,
commence par un rappel du passé: la libération de l’Église orientale, le rôle
d’UrbainII qui sut rassembler les guerriers d’Occident pour libérer Jérusalem.
Puis le pape évoque la chute d’Édesse et les dangers que courent désormais
l’Église de Dieu et la chrétienté tout entière. Il lance donc un appel à tous les
fidèles pour qu’ils s’engagent à aider l’Église d’Orient qu’autrefois leurs pères
avaient libérée. Et à ceux qui partent dans une intention pieuse pour ce saint
voyage (sanctum iter), il promet le pardon des péchés, mesure déjà instituée
par UrbainII; il place sous la protection de l’Église leurs familles et leurs
biens; il décrète la suspension des procès, des dettes et du paiement des
intérêts et délie les croisés de tout serment à ce sujet; il les autorise enfin à
donner leurs biens en gages auprès d’églises, de clercs ou d’autres. Il réitère,
pour finir, la promesse que quiconque aura accompli totalement le saint
voyage ou y sera mort recevra l’absolution de tous les péchés confessés – en
fait, la remise de la pénitence des péchés26. Ce qu’on appelle la bulle de
croisade, présente donc un double caractère, celui d’une promulgation de
l’expédition et celui d’une codification des privilèges de celui qui fait vœu
d’aller au secours de la Terre sainte ou d’entreprendre le pèlerinage.
L’importance de ce texte a souvent été soulignée; la plupart des bulles de
croisade postérieures s’en sont inspirées, voire l’ont plagié. Le 27 juillet 1169
par exemple, AlexandreIII fait référence à UrbainII et à EugèneIII, et précise
bien que le croisé obtient la remise de la pénitence des péchés («le voyage lui
tiendra lieu de satisfaction pour la rémission de ses péchés») à condition qu’il
parte pour deux ans; s’il ne s’engage que pour un an, il ne bénéficiera que de

24
Giuseppe ALBERIGO, Les conciles œcuméniques, 2-1, «Les décrets», Paris, 1994, pp. 418-
421:« vel pro Hierosolymitane vel pro Hispanico itinere cruces sibi in vestibus posuisse noscuntur et
eas dimisse».
25
Ibid., pp. 440-443.
26
PL, 180, col. 1064.
122 Alain Demurger

la moitié de la rémission. Il fait aussi un sort spécial aux purs pèlerins: à ceux
qui veulent visiter le Sépulcre, il conseille, dans les circonstances présentes, de
faire le pèlerinage à titre de pénitence, en marque d’obéissance et pour
renoncer à tous leurs péchés27. GrégoireVIII en 1187, InnocentIII, d’autres
après lui reprendront ces thèmes et ce schéma.
La Deuxième croisade cependant – ce que l’historiographie désigne sous ce
nom – est un processus plus complexe ne se réduisant pas à ce premier appel
du pape en faveur de la Terre sainte. Le roi de France, LouisVII, à qui le pape
s’est adressé en premier lieu, avait des mobiles personnels pour s’engager: il
voulait aller en pèlerinage à Jérusalem pour expier ses péchés. Le pape a
confié à saint Bernard le soin de diriger la prédication de cette croisade et,
avant même l’intervention effective de l’abbé de Clairvaux, on sait que, en
France, mais aussi dans l’Empire, des fidèles ont déjà pris la croix; l’abbé de
Clairvaux est en Allemagne à la fin 1146 et il obtient le vœu du roi des
Romains, ConradIII. D’autres objectifs que la Terre sainte ont été ajoutés dans
les mois précédant le départ de LouisVII et ConradIII (mai-juin 1147)28. Il
s’agit d’abord de la demande formulée en mars 1147 par les seigneurs
allemands, lors d’une diète d’Empire réunie à Ratisbonne, de consacrer leur
vœu de croisade à la défense du territoire saxon contre les incursions des
Wendes, peuple païen d’au-delà de l’Elbe. Satisfaction leur est accordée lors
d’une nouvelle diète, à Francfort, où saint Bernard est présent et approuve.
EugèneIII, alors en France, valide cette décision par la bulle D i v i n a
dispensatione du 11 avril 114729. Dans le même texte, le pape soutient également
les entreprises des souverains ibériques contre les Maures, mais il rappelle
aussi – il commence même par là – la priorité de l’objectif de la Terre sainte
après la chute d’Édesse. Revenant au fait précis qui motive sa lettre, EugèneIII
écrit que ceux qui ne voudront pas aller à Jérusalem mais qui iront contre les
Wendes (il faut comprendre qu’ils on déjà pris la croix et fait vœu de se rendre
en Terre sainte avec ConradIII), se verront accorder la même rémission des
péchés que s’ils allaient à Jérusalem30. Dans les faits, les Saxons restèrent en
Allemagne pour combattre les Wendes. Des croisés flamands et rhénans
partirent par mer et, avec des Anglais, participèrent à la prise de Lisbonne en
1147. En Espagne, le roi de Castille, soutenu et encouragé par le pape s’empara
du port d’Almería; enfin, en 1148, des Anglais en route pour la Terre sainte
combattirent avec les Catalans et les Aragonais à Tortosa.

27
PL, 200, col. 599-601. La bulle Inter omnia a été publiée et traduite par Jean RICHARD, L‘esprit de
la croisade, Paris, 2000, pp. 69-73.
28
Voir la chronologie établie par Marco MESCHINI, San Bernardo e la seconda crociata, Milan, 1998,
pp. 73-74.
29
PL, 180, col. 1203.
30
Ibid.: « omnibus illis qui crucem eamdem Hierosolymam non acceperunt, et contra sclavos ire, et in
ipsa expeditione sicut statutem est, devotionis intuitu manere decreverunt, illam remissionem
peccatorum quam prædecessor noster felicis memoriæ papa Urbanus Hierosolymam transeuntibus
instituit ».
La papauté entre croisade et guerre sainte 123

Problème: la Deuxième croisade serait-elle, dès les premiers moments, une


vaste opération concertée d’expansion de la chrétienté face aux musulmans en
Terre sainte et en Espagne et face aux païens de l’Europe centre-orientale?
C’est l’interprétation de Martin Hoch et Jonathan Phillips31. Ou bien faut-il
voir dans cet événement une croisade pour le secours de la Terre sainte, dont
le champ se serait progressivement et pragmatiquement étendu à des terrains
très différents de l’Orient latin en faveur duquel la mobilisation a eu lieu32? La
chronologie montre que l’initiative du pape n’est évidente que pour la bulle
Quantum prædecessores de 1145-1146. Pour le reste, il répond à des sollicitations
diverses: du roi AlphonseVII de Castille en 1146; des seigneurs saxons en
mars 1147; quant à la prise de Lisbonne, elle a été d’un bout à l’autre conduite
par le roi de Portugal. Le pape encourage, soutient, concède les indulgences
«comme pour ceux qui vont à Jérusalem». Autrement dit, le manteau de la
croisade de Terre sainte couvre des actions locales qui auraient de toute façon
eu lieu; ces actions y gagnent un surcroît de prestige; on peut donc espérer
un surcroît d’efficacité de la rémission des péchés qui les accompagnent.
Croisade? Guerre sainte? Seule l’entreprise de Jérusalem est une croisade; les
autres sont des guerres saintes, mais elles sont tellement liées à la croisade
qu’il vaut mieux les considérer comme des rameaux dérivés de celle-ci. Le
vocabulaire employé par le pape dans ses écrits le suggère. Dans Quantum
prædecessores, on trouve les thèmes urbanistes de libération des églises
d’Orient, de la cité du Christ polluée par les païens, de la rémission des péchés
jadis accordée par la papauté à ceux qui entreprirent le saint voyage. Un an
après dans Divina dispensatione, Terre sainte, Espagne et lutte contre les
Wendes sont évoqués dans les termes suivants: libération des Églises
orientales; contre les Sarrasins d’Espagne; le saint labeur contre les Slaves et
autres païens qu’il s’agit de soumettre à la religion chrétienne. Et pour finir, le
pape promet la protection de l’Église à tous ceux qui recevront la croix pour
cette sainte expédition33.
Au printemps 1147, au moment où ConradIII d’abord, LouisVII ensuite
prennent le chemin de l’Orient par la route, on pouvait englober d’un seul
regard l’intense effort de la chrétienté occidentale contre ses ennemis
extérieurs, infidèles et païens: en Terre sainte, en péninsule Ibérique, en
Allemagne. C’est ce regard qu’ont saint Bernard et le pape alors; c’est ce
regard qu’auront quelques chroniqueurs écrivant peu après: Ermold dans sa
Cronica slavorum ou le rédacteur des Annales rodenses34. Mais avaient-ils ce
même regard en mars 1146 quand Quantum prædecessores fut connue?
31
Martin H O C H et Jonathan PHILLIPS (éd.), The Second Crusade. Scope and Consequences,
Manchester, 2001.
32
Tel est le point de vue de M. MESCHINI , San Bernardo…, pp. 167-176. Il a été également
exprimé par Rudolf Hiestand dans sa contribution au colloque cité à la note précédente.
33
PL, 180, col. 1204: « Illos autem qui ad tam sanctam espeditionem crucem acceperint et bona eorum
sub beati Petri et nostra protectione manere decernimus».
34
M. MESCHINI, San Bernardo…, p. 117.
124 Alain Demurger

UrbainII n’avait-il pas cette même vue d’ensemble lorsqu’il écrivait: « De nos
jours, par l’intermédiaire des chrétiens, Dieu a combattu en Asie contre les
Turcs et en Europe contre les Maures». Point n’est besoin de confondre
croisade et guerre sainte pour autant. On retrouve dans la seconde croisade les
mêmes dualités (plutôt qu’ambiguïtés) que dans la première: croisade
officielle et croisade spontanée (avec la prédication sauvage de Raoul en terres
rhénanes en 1146); croisade matérielle et croisade spirituelle (la croisade
«pour le salut des âmes» de saint Bernard), soit, en pratique, croisade
réservée aux seuls combattants ou croisade s’adressant à tous. Pour finir, on
retrouve les problèmes de définition de la croisade: la conception pluraliste de
la croisade (qui privilégie l’initiative, celle du pape) dans la définition de la
croisade rend-elle mieux compte que la définition dite traditionnelle (qui
privilégie l’objectif, Jérusalem) de la complexité de la seconde croisade? J’en
doute: l’initiative pontificale n’est patente que dans la bulle Q u a n t u m
prædecessores, celle qui justement fixe comme objectif la Terre sainte et qui
développe, pour cet objectif, la première codification de la croisade. Tout le
reste est le produit d’initiatives locales approuvées par le pape, mais non
décidées par lui. En revanche, si l’on part de l’objectif premier, la Terre sainte,
Jérusalem, on peut légitimement englober dans la croisade des entreprises
secondaires, régionales ou locales qui toutes se réfèrent à Jérusalem, tout en
répondant à des objectifs et en empruntant des chemins différents. L’échec de
la seconde croisade ne concerna pas seulement la Terre sainte. La croisade
wende ne se trompa-t-elle pas d’objectif en s’égarant au siège de Stettin, ville
chrétienne35?
À partir du moment où l’on voit se préciser et s’institutionnaliser une
pratique, le champ d’application de celle-ci peut s’élargir. Le pape peut très
bien décider d’appliquer à une autre entreprise que celle du «secours à la
Terre sainte», les privilèges ainsi définis, dont il ne faut pas oublier qu’ils ont
pour origine les privilèges accordés aux pèlerins dont le but de pèlerinage
n’était pas uniquement Jérusalem. Maureen Purcell a bien défini cette
tendance dualiste dans la croisade: délivrance de la Terre sainte et
développement de principes et de moyens qui permettent de viser d’autres
objectifs tout aussi vitaux pour l’Église36. Est-il pertinent pour autant de tout
confondre? Pourquoi, disposant de deux mots – croisade et guerre sainte –
l’historien ne s’en servirait-il pas? InnocentIII pourrait bien nous permettre
de répondre à cette question qui n’est pas de pure rhétorique.

3. InnocentIII
Trois croisades à son actif: contre Markward d’Anweilher en 1199, la
Quatrième croisade, la croisade contre les Albigeois. Ajoutons-y la Cinquième

35
Ibid., p. 116.
36
Maureen PURCELL, Papal Crusading Policy, 1244-1291, Leyde, 1975, pp. 5-6.
La papauté entre croisade et guerre sainte 125

croisade qu’il lance et prépare mais dont la conduite et la réalisation seront le


fait de son successeur, HonoriusIII. Et on lui doit la mise au point, lors du
quatrième concile œcuménique de Latran, de ce que l’on présente comme la
première élaboration cohérente du droit de la croisade.
Les quatre croisades sont de nature différente: une est une croisade
“politique” ; une autre est dirigée contre les hérétiques; et deux ont pour
objectif la Terre sainte, mais l’une d’elle fut détournée sur Constantinople.Je
ne compte évidemment pas les croisades d’Espagne! Mais j’y reviendrai.
Concernant la Quatrième croisade, on sait que InnocentIII, s’il a fini par en
accepter les conséquences (résolution du schisme de l’Église, pensait-il), n’a
pas admis l’action des croisés et des Vénitiens sur Byzance. C’était une
croisade dont l’objectif était bien la Terre sainte, mais elle a été déviée. Pour les
entreprises de 1199 et 1209, en revanche, n’y a-t-il pas des précédents? Le
canon 27 du concile de LatranIII (1179) traite de l’hérésie. Il fait l’assimilation
entre hérétiques et mercenaires ou routiers de toute sorte qui ravagent le
Languedoc; il fait appel au peuple chrétien pour les combattre, par la force, en
tant que complices des hérétiques. Cela vaudra aux participants la rémission
des péchés et la sauvegarde de leur personne et de leurs biens par l’Église; à
ce sujet, référence est faite à la Terre sainte: «Nous plaçons sous la protection
de l’Église, comme ceux qui se rendent au sépulcre du Seigneur, ceux qui dans
l’ardeur de leur foi auront entrepris cette œuvre (labor) pénible» 37.
Naturellement, il y a de l’idéologie des mouvements de paix dans cette
entreprise: hérétiques et routiers brisent la paix de Dieu, comme Markward
d’Anweilher. Mais l’assimilation avec la croisade en Terre sainte est très forte
puisque c’est l’une des rares fois, à ma connaissance, où, dans un appel ne
concernant pas la Terre sainte, une claire allusion est faite à la protection et à la
sauvegarde de l’Église. Dans la lignée du canon 27 de LatranIII, InnocentIII
est bien l’initiateur de la croisade contre les Albigeois. Précisons ici que le
concile de LatranII (1139), lorsqu’il évoquait l’hérésie, envisageait des
sanctions spirituelles mais, pour le reste, s’en remettait au bras séculier (canon
23)38. À LatranIII, le recours au bras séculier n’est pas mentionné. Une action
directe de l’Église est envisagée. Il y aura d’ailleurs un début de réalisation
avec la prise de Lavaur – où s’est abrité Roger de Béziers – réalisée par Henri,
cardinal d’Albano et légat du pape39. InnocentIII lui aussi s’adresse à tous les
fidèles, sans tenir compte des pouvoirs laïques, au demeurant réticents ou
hostiles, comme Philippe-Auguste40. Le pape toutefois devra faire machine
arrière à ce sujet et le troisième canon du concile de LatranIV renvoie au bras
séculier le cas des hérétiques condamnés. Le décret accorde que les
«catholiques qui, ayant pris la croix, se seront armés pour expulser les

37
G. ALBERIGO, Les conciles œcuméniques…, 2-1, pp. 482-485.
38
Ibid., p. 444.
39
Hyppolite PISSARD, La guerre sainte en pays chrétien, Paris, 1912, rééd. New York, 1980, p. 34.
40
Ibid.
126 Alain Demurger

hérétiques, jouiront de l’indulgence et seront protégés par le saint privilège


qui est concédé à ceux qui vont porter secours à la Terre sainte» 41.
C’est la reprise de la formulation de LatranIII et l’assimilation la plus
poussée d’une “croisade” hors Terre sainte à celle de Terre sainte. Mais le
troisième canon Des hérétiques n’est pas le canon 71, De expeditio pro
récuperatione Terræ sanctæ! Toutefois, avant d’examiner ce dernier titre,
venons-en aux affaires d’Espagne.
InnocentIII a-t-il organisé des croisades en Espagne? Oui, répond J. Goñi
Gaztambide, qui n’envisage même pas qu’on puisse en douter! Et pourtant!
Examinons le rôle joué par InnocentIII dans les deux années qui ont précédé
la bataille de Las Navas de Tolosa. Le 16 février 1210, il écrit à l’archevêque de
Tolède (Exempla miserabilis) le priant d’inciter le roi de Castille à se joindre au
roi d’Aragon qui se dispose «à attaquer virilement les ennemis de la
chrétienté»; du moins à ne pas empêcher ses sujets d’y aller; des indulgences
seront accordées à tous ceux qui combattront42. Le roi de Castille
AlphonseVIII ne renouvelle pas les trêves avec les Almohades et son fils aîné,
Fernando, va prendre la tête d’une offensive contre eux. À la demande de
Fernando, InnocentIII, le 10 décembre 1210 (Significavit nobis), soutient
l’entreprise (opus) pour «exterminer les ennemis du Christ». La rémission des
péchés sera accordée, y compris aux peregrinos qui, par pure dévotion,
viendraient d’un peu partout participer à cette entreprise43. Le 22 février 1211,
le pape s’adresse aux évêques castillans pour les inviter à relancer les autres
rois ibériques qui, à l’exception du roi d’Aragon, sont réticents sinon hostiles
comme le roi de Léon (Cum personam tuam)44.
La guerre est alors engagée; le 16 mai 1211, Salvatierra est assiégée et, trois
mois plus tard, sa garnison calatravaise doit se rendre. Le roi AlphonseVIII
défie le sultan almohade sur le champ de bataille pour la Pentecôte 1212. Il
envoie l’évêque élu de Ségovie à Rome pour demander l’aide du pape. Le 4
février 1212, le pape lui répond par une nouvelle bulle (aussi Cum personam
tuam); il évoque la lettre du roi et l’ambassade de l’évêque pour la promotion
de l’affaire (negotio); il accorde la rémission des péchés pour la guerre qui se
prépare (campestrum bellum indixeris), aux sujets du roi comme aux peregrinos
qui les rejoindront45. La formule « Pari quoque remissione gaudere concedimus
preregrinis…» est répétée dans toutes les lettres postérieures du pape. Le
même jour, Innocent III écrit à l’archevêque de Sens pour l’inviter à
promouvoir l’expédition d’Espagne. Le 5 avril 1212, il s’adresse aux
archevêques de Compostelle et de Tolède (Quanta nunc): à nouveau il les
invite à presser les souverains ibériques de s’unir contre «les ennemis de la
41
G. ALBERIGO, Les conciles œcuméniques…, 2-1, p. 495.
42
José GOÑI GAZTAMBIDE, Historia de la bula de la cruzada en España, Vitoria, 1958, p. 110.
43
PL, 216, col. 355.
44
Ibid., col. 371.
45
Ibid., col. 513.
La papauté entre croisade et guerre sainte 127

croix du Christ» dans une entreprise qui ne concerne pas que la péninsule car,
si par malheur l’Espagne était détruite, les autres terres de la chrétienté
seraient à leur tour en grand danger46. Le roi de Léon est menacé de sanctions
spirituelles. La campagne de Las Navas se fera sans lui. Passons sur quelques
péripéties peu glorieuses (les croisés étrangers quittant la croisade parce qu’on
ne les laisse pas massacrer les infidèles; le roi de Castille, avant même
d’affronter les Almohades, voulant détourner l’entreprise contre le roi de
Léon) pour ne retenir que la décision du pape d’ordonner à Rome, pendant la
semaine de Pentecôte, prières et processions « pro pace universalis ecclesiæ ac
populi christiani» 47. Puis c’est la victoire et, dans les mois qui suivent,
l’irrésistible poussée chrétienne vers le Sud. Le 15 février 1213, InnocentIII
révoque les récompenses spirituelles accordées à ceux qui combattaient les
hérétiques pour ne les réserver qu’à ceux qui combattent les Sarrasins en Terre
sainte et en Espagne (cum jam captis)48. Puis, le 19 avril 1213, c’est l’encyclique
Quia major, qui lance ce qui deviendra la Cinquième croisade; elle est adressée
à tous les fidèles de la chrétienté latine; le pape y suspend tous les privilèges
et toutes les récompenses spirituelles accordés à ceux qui combattaient en
Espagne49.
J. Goñi Gaztambide qualifie toutes ces lettres indistinctement de «bulles de
croisade» et, à propos de Quia major, écrit: «Pour la première fois dans
l’histoire, le pape annule une croisade espagnole en faveur de la croisade
palestinienne» 50. Or, à l’exception de Quia major, aucune des bulles que j’ai
mentionnées ne peut être considérée comme une bulle de croisade. Déjà pour
une raison que J. Goñi Gaztambide donne lui-même en soulignant à juste titre
que le roi de Castille a l’initiative de la croisade, qu’il en organise la
propagande et qu’il dirige l’entreprise. Le rôle du pape est réduit: il ne lance
pas la croisade; ses bulles n’ont aucun caractère de promulgation et encore
moins de codification; il seconde, il encourage, il s’efforce surtout d’unir et
d’entraîner tous les souverains ibériques dans l’affaire. Bref, comme EugèneIII
lors de la Deuxième croisade, InnocentIII se contente de donner l’approbation
de l’Église de Rome (en concédant les indulgences) à une entreprise qui, de
toute façon, aurait été engagée par le roi de Castille. Le roi d’ailleurs n’utilise
pas le vocabulaire de la croisade. Il mène une guerre (bellum). Ce n’est que
lorsque la victoire fut acquise qu’il parla dans une lettre de «guerre du
Seigneur», gagnée seulement par le Seigneur et pour le Seigneur: «Dieu a
donné la victoire à ceux qui portaient la croix…». S’agit-il seulement de la
croix que les combattants de Las Navas avaient pris soin de coudre sur leur

46
Ibid., col. 553.
47
Ibid., col. 698.
48
Ibid., col. 744.
49
Ibid., col. 817.
50
J. GOÑI GAZTAMBIDE, Historia de la bula…, p. 132.
128 Alain Demurger

vêtement avant la bataille? Ou bien de la vraie croix (un fragment bien sûr!)
qui a été portée sur le champ de bataille51?
Il apparaît donc, à l’examen de ces textes pontificaux, qu’une claire
distinction est faite entre la croisade de Terre sainte et la Reconquête. Accorder
des indulgences ne signifie pas qu’il s’agit d’une croisade; cela vaut aussi
pour une guerre sainte. L’encyclique Quia major est, elle, un appel à la croisade
en Terre sainte. Son long préambule reprend et développe tous les thèmes
antérieurement énoncés pour justifier l’entreprise et inciter tous les fidèles à
agir, comme le vassal le ferait envers son seigneur, ces thèmes qu’on
chercherait en vain dans les bulles publiées à l’occasion de la Reconquête ou
de la guerre contre les Albigeois. Les privilèges accordés aux croisés, la
rémission des péchés y sont mentionnés avec précision. On va les retrouver
dans la constitution Ad liberandam du quatrième concile de Latran. Au même
moment le pape écrivait au sultan du Caire pour lui proposer un accord:
rendez aux chrétiens Jérusalem, libérons tous les captifs; et vivons en paix:
«Quand tu l’auras rendue et que, de part et d’autre, on aura libéré les captifs,
nous oublierons tous les griefs que ces combats ont fait naître…» 52. L’objectif
est bien la libération de Jérusalem et pas autre chose.
Les canons du concile de Latran ont une exceptionnelle importance. Le
troisième canon est consacré aux hérétiques et le canon 71, le dernier, très
développé, à la libération de la Terre sainte (Ad liberandam). Ce texte solennel
se situe, comme une simple bulle, dans le contexte concret de la préparation
d’une croisade. Le mot n’est toujours pas utilisé, inventé. Mais InnocentIII
invente le mot “croisé” : pour la première fois cruce signatus est un substantif.
Les croisés donc, sont appelés à se préparer et se rassembler l’année suivante
1216 à Messine et à Brindisi. Le pape est prêt à conduire en personne
l’entreprise. L’accent est mis sur:
- L’universalité de l’entreprise qui n’est pas réservée aux seuls combattants,
mais doit concerner tous les chrétiens. Cela est justifié par la passion du
Christ. Les hommes ont une dette envers le Christ.
- Le rôle de direction et d’encadrement de l’Église: la prédication bien sûr,
mais aussi la direction effective durant l’entreprise, par le pape ou ses légats.
On en revient à la Première croisade.
- La question du vœu de croisade est particulièrement détaillée et
novatrice. Sa durée est portée à trois ans. Mais surtout est introduite la
possibilité de racheter son vœu. Voilà qui permet de faire le tri entre les croisés
et de ne retenir pour le saint voyage que ceux dont on a besoin, au premier
rang desquels figurent les combattants.

51
Ibid., p. 128, n. 66.
52
PL, 216, col. 830-832.
La papauté entre croisade et guerre sainte 129

- Les privilèges du croisé durant son absence, qui sont repris sans grand
changement des textes antérieurs.
- La question des récompenses spirituelles et des indulgences.
- Des sanctions contre ceux qui continueraient à pratiquer le commerce
avec les infidèles sont également précisées; sont reprises ici des dispositions
que l’on trouvait déjà dans les canons du concile de LatranIII.
La constitution conciliaire ajoute, cela est nouveau, toute une série de
dispositions concernant le financement de la croisade et les conditions
préalables à sa réussite: le renforcement du camp chrétien par la paix et
l’union. La croisade est l’expression de la paix et de l’unité de la chrétienté et
le moyen de les renforcer. On retrouve ici le message d’UrbainII.
Cette constitution Ad liberandam, que l’historiographie présente comme une
codification complète et systématique du droit de la croisade, n’a pas une
portée abstraite, générale. Elle est élaborée dans le but de réunir en un tout
cohérent des mesures déjà existantes et d’autres qui sont nouvelles, en vue
d’une expédition de récupération de la Terre sainte. Elle ne concerne a priori
ni la Reconquête, ni la lutte contre les Albigeois Pour favoriser le succès de
l’entreprise, le pape a décidé de suspendre les récompenses spirituelles
similaires accordées pour la guerre des Albigeois et la Reconquête. Ce qui
signifie que l’objectif prioritaire est Jérusalem; mais aussi que les règles
édictées dans Ad liberandam peuvent être appliquées, en tout ou en partie (et
c’est d’ailleurs très souvent le cas) à d’autres terrains que Jérusalem, des
terrains où l’Église a appelé les fidèles à combattre. Quels terrains? Plaçons-
nous en 1216, date de la mort d’InnocentIII. Ce sont ceux où l’on affronte les
infidèles et les païens: la péninsule Ibérique; la Prusse et les régions
baltiques; mais pas ceux où le christianisme était jadis florissant, mais où l’on
ne guerroie pas: la Sicile, l’Afrique du Nord. Il n’est pas envisagé de récupérer
ces anciennes terres chrétiennes. La continuité est frappante de GrégoireVII à
InnocentIII. Les terres chrétiennes? Contre les schismatiques grecs? Non.
Contre les hérétiques? Oui. Il s’agit de défense de la foi. L’hérésie albigeoise
est une menace pour la chrétienté, mais le schisme, non: c’est tout au plus un
“poil à gratter” parce qu’il porte atteinte à l’unité chrétienne. La Quatrième
croisade est bien, définitivement, une vraie croisade, déviée de son objectif,
dont le résultat accidentel – le rétablissement de l’unité chrétienne – n’a été
qu’un leurre.

Conclusion
Dans cette extension du champ d’application des règles définies dans Ad
liberandam (mais reprise d’UrbainII, EugèneIII et AlexandreIII), s’agit-il
toujours de croisade? Tout serait croisade, alors? La guerre sainte aurait-elle
disparu?
130 Alain Demurger

Dans un article un peu provocateur, Christopher Tyerman a voulu


démontrer que la croisade n’a réellement existé qu’à partir de la formulation
d’Ad liberandam de LatranIV. Le XIIe siècle ne serait qu’un dark age de la
croisade, où tout est encore confus et incohérent. L’absence de mot pour la
désigner, le recours à des mots déjà existants et désignant autre chose, seraient
la preuve la plus nette de l’inexistence d’un concept de la croisade53. Il me
semble au contraire que de GrégoireVII à InnocentIII, en passant bien
évidemment par UrbainII, il y a – dans la pensée des papes au moins – une
continuité et une cohérence des idées. La croisade est le résultat d’une
mystérieuse alchimie qui, à partir d’éléments préexistants, a produit cet objet
historique nouveau que nous appelons “croisade” et que, justement parce
qu’il était nouveau, les contemporains d’UrbainII et d’InnocentIII ont eu
peine à nommer. Ce n’est pas par incohérence et confusion d’esprit qu’ils se
sont servi d’autres mots – pèlerinage, passage, guerre sainte, etc. – mais parce
qu’ils avaient conscience de la nouveauté et de la singularité de la chose.
Et si l’on inversait la problématique de Chr. Tyerman? Y-a-t-il encore des
croisades après 1215? En élargissant la définition de la croisade à l’ensemble
des expéditions, certaines commandées par le pape, mais bien d’autres
seulement avalisées ou soutenues par lui (définition pluraliste de la croisade)
ne se retrouve-t-on pas tout simplement à définir la guerre sainte? Qu’est-ce
qui différencie croisade et guerre sainte? Ni les indulgences, ni la sauvegarde
accordée par l’Église; ni le fait de combattre les musulmans ou les païens. Cela
se retrouve, séparément ou non, dans une guerre sainte. Alors quoi? tout
simplement Jérusalem. Dans la croisade, il y a Jérusalem et le pèlerinage
pénitentiel. Dans la guerre sainte, non54. D’ailleurs, c’est toujours par rapport à
Jérusalem que sont définies les indulgences accordées par l’Église à telle ou
telle expédition de guerre sainte Cela ne disqualifie pas la proposition de M.
Purcell déjà mentionnée, à savoir que la croisade de Jérusalem a permis la
maturation rapide de principes, de règles et d’institutions que la papauté a pu
utiliser sur d’autres terrains. Je compléterai en disant que ce sont les terrains
où se livrent des guerres saintes.
Les mots employés dans les textes émanant de la chancellerie pontificale
ont un sens précis. On n’emploie pas les mêmes pour une croisade à Jérusalem
et pour une guerre sainte ailleurs. Mais on doit faire attention, car il peut y
avoir contamination (par exemple lors de la Deuxième croisade) lorsqu’il y a
concomitance, volontairement ou non, d’actions engagées sur ces différents
terrains. Le mot peregrinus par exemple est utilisé deux fois par InnocentIII
pour désigner les croisés étrangers qui sont appelés à rejoindre les souverains

53
Christopher TYERMAN , «Were There Any Crusades in the Twelfth Century?», English
Historical Review, 110 (1995), pp. 553-577, repris dans Thomas F. MADDEN (éd.), The Crusades,
Oxford, 2002, pp. 99-126.
54
Voir dernièrement la mise au point sans équivoque de Jean FLORI, «Pour une redéfinition de
la croisade», Cahiers de civilisation médiévale, 47 (2004), pp. 329-349.
La papauté entre croisade et guerre sainte 131

ibériques à Las Navas. Cela ne doit pas nous empêcher, nous historiens qui
avons la chance de disposer de deux mots que les contemporains d’UrbainII
ne connaissaient pas (croisade), ou utilisaient peu (guerre sainte), de les
utiliser en leur donnant une définition précise mais non arbitraire, car
appuyée sur une étude du vocabulaire employé à l’époque. En oubliant
Jérusalem et en négligeant l’étude des mots, les tenants de la définition
pluraliste de la croisade n’ont fait que définir la guerre sainte55.
Tout est donc question de mot; voire de jeux de mot comme le suggère le
titre, dans sa version française, de notre colloque: «Regards croisés sur la
guerre sainte» ne peut-il pas s’entendre «Regards [de] croisés sur la guerre
sainte»?

55
Ibid. Dans la dernière note de son article, qui est une véritable note conclusive, J. Flori renvoie
sans ménagement dans la catégorie “guerre sainte”, Reconquête ibérique, guerres
missionnaires de la Baltique et opérations contre les hérétiques, schismatiques et adversaires
politiques en tout genre de la papauté. J’adhère totalement à ses vues.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 133-157.

La formation des concepts de guerre sainte


et de croisade aux XIe et XIIe siècles:
prédication papale et motivations chevaleresques

Jean FLORI*

1. La problématique: comment définir un concept?


Qu’est-ce qu’une croisade? Qu’est-ce qu’une guerre sainte? Peut-on
définir de manière simple ces deux concepts? Le titre du colloque qui nous
réunit ici, comme sa raison d’être et la diversité des opinions émises montrent
assez la difficulté et la précarité d’une telle entreprise.
La raison en est double. D’une part, les définitions proposées par les
historiens diffèrent assez largement selon leur époque, leurs préoccupations et
leur arrière-plan idéologique et religieux; d’autre part, l’objet de l’étude
échappe à toute tentative de définition simple à cause même de sa complexité
et des fluctuations de sens qu’il revêt selon les époques considérées.
De plus, et c’est sans doute l’essentiel, ces termes ne désignent plus
seulement des phénomènes historiques réels et concrets dont les historiens
peuvent étudier les divers aspects avec quelques chances de s’accorder sur
l’essentiel. Le sujet qui me concerne ici, en effet, n’est pas l’étude de l’une ou
l’autre des croisades ou des guerres sacralisées, mais bien celle des concepts
que l’on traduit par les termes de “guerre sainte” et de “croisade”. Or, ces
concepts sont ambigus, et il est illusoire, me semble-t-il, d’espérer se défausser
du problème en mettant seulement ces termes entre guillemets, procédé
commode qui traduit seulement notre embarras devant un concept dont les
contours nous échappent.
Une première remarque s’impose: le concept de croisade – et plus encore
le terme qui le désigne – ne peut en aucun cas apparaître avant le phénomène
lui-même. Le mot naît du concept, et celui-ci prend seulement forme lorsque le
phénomène qui en est l’origine a atteint dans la pensée commune
suffisamment de consistance et d’ampleur pour exiger l’emploi d’une
terminologie particulière. Il est donc vain de compter ici sur le vocabulaire

*
CNRS (Poitiers).
134 Jean Flori

pour nous fournir des indications précises sur la naissance de ce concept.


Ainsi, l’expression guerre sainte apparaît pour la première fois, à ma
connaissance du moins, chez Guibert de Nogent, bien après que cette notion se
soit imposée aux esprits, et au moment où elle se transforme précisément en
croisade, notion qui dépasse celle de guerre sainte. De même, le terme
“croisade” naît et s’impose au cours du XIIIe siècle seulement, précédé des
termes “se croiser” (crozavere se) au cours du XIIe siècle, lui-même précédé de
“croisé” (crucesignatus) dans la première moitié de ce siècle et probablement
peu après la première expédition1. Ces termes sont donc créés lorsque le
concept est déjà bien en place et se généralisent à l’époque où le phénomène
qui est à l’origine du concept et de son terme générique est à son tour en voie
de disparition. De l’absence des termes il est donc vain de déduire
l’inexistence des concepts qu’ils désignent.
Cette distanciation chronologique entre le phénomène originel, son concept
et sa dénomination spécifique a pour conséquence que toute définition trop
univoque de la guerre sainte et, dans une moindre mesure, de la croisade
serait à la fois spécieuse, anachronique et dangereusement réductrice. Il faut
aller plus loin encore et concéder que le concept, par nature, n’a pas
véritablement d’existence. Il faut donc bien se garder d’identifier le concept au
phénomène qui lui a donné naissance et qui, seul, reflète une réalité vécue. La
chose est plus évidente encore à propos de deux notions sur lesquelles je me
suis longtemps penché, celle de chevalerie (dont j’ai souligné l’ambiguïté, la
complexité et la variance), et celle d’amour courtois, dont on peut aller jusqu’à
dire qu’il n’a jamais existé en tant que fait, en dehors du discours qui
l’exprime.
Pourtant, malgré ces réserves, l’usage et la définition d’un concept sont
indispensables à l’historien. À condition, toutefois, de ne pas en donner une
formulation trop rigide ou dogmatique, surtout si celle-ci est fondée sur les
traits définitifs que le concept a fini par prendre au cours de son évolution,
voire au terme de celle-ci. Ce serait tomber dans le piège redoutable de
l’anachronisme ou, pis encore, dans celui du confessionnalisme2. Je plaide
donc ici pour une formulation évolutive, voire évolutionniste de la notion de

1
On trouve par exemple chez Bernard Itier, qui rédige à partir de 1189, le susbtantif “croisé”
(crozatus) en 1215 et 1218, le verbe “se croiser“ (crozavere se) à propos de LouisVII en 1147, et
de Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion en 1188; BERNARD ITIER, Chronique, éd. et trad.
de Jean-Loup Lemaître, Paris, 1998. Peregrinus et cruce signatus apparaîssent déjà chez ALBERT
D ’A IX, I, 26, RCH-HOc, 4, Paris, 1874, p. 292, qui rédige peut-être cette première partie vers
1106 ou 1108. Sur l’emploi de ce terme, il convient de se référer à l’étude de Michael
MARKOWSKI, « Crucesignatus : its Origin and Early Usage», Journal of Medieval History, 10
(1984), pp. 157-165.
2
C’est dans ce double piège, me semble-t-il, que tombe la définition pluraliste de la croisade.
Pour une critique méthodologique de cette position, voir Jean FLORI, «Pour une redéfinition
de la croisade», Cahiers de Civilisation Médiévale, 47 (2004), pp. 329-350.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 135

guerre sainte. Je m’en explique: si l’on me permet cette comparaison osée, je


dirais volontiers que le processus d’hominisation étudié et décrit par les
théoriciens de l’évolution des espèces peut, mutatis mutandis, servir utilement
de modèle conceptuel aux historiens des mentalités et des idéologies. Les uns
et les autres étudient en effet des phénomènes de longue durée (sans
commune mesure bien entendu!) que l’on ne peut espérer comprendre et
“définir” à partir de concepts pré-établis et de définitions dogmatiques posées
après-coup par les spécialistes, au terme de l’évolution. Cette évolution, en
effet, agit par des ruptures au sein d’une continuité. Ces deux éléments sont
indissociables et indispensables. Le facteur de continuité induit les traits de
permanence qui fondent une lignée (celle des hominidés par exemple), tandis
que le facteur évolutif (mutations) introduit dans la lignée de nouveaux traits
qui, ajoutés aux précédents, fondent de nouveaux types, aboutissant à l’homo
dit sapiens-sapiens. Il en va de même, selon moi, de la formation idéologique
qui aboutit à la notion de croisade, elle-même issue de celle de guerre sainte
qui lui est antérieure; elle aussi résulte d’une évolution dont il faut considérer
à la fois les traits permanents et les traits novateurs introduits par des sortes
de “mutations idéologiques” qui modifient le modèle antérieur et créent un
nouveau concept.
136 Jean Flori

En ce qui concerne la “lignée évolutive” aboutissant, dans l’Occident


chrétien, à la notion de croisade, on peut, me semble-t-il, dégager plusieurs
phases successives qui n’ont pas toujours donné lieu à des définitions
conceptuelles précises, et que je me contenterai donc de schématiser comme
suit (voir fig. 1):
- La phase A est celle de la condamnation de la violence armée et de la
guerre (grosso modo les trois premiers siècles de l’Église). Elle est exprimée très
nettement par plusieurs textes parmi lesquels ceux d’Origène, de Tertullien et
d’Hippolyte de Rome. Pour eux, la participation d’un chrétien à une guerre ou
à une action violente conduisant à la mort d’un être humain est impensable. Il
faut évidemment exclure du concept le combat purement spirituel du chrétien
contre les “forces du mal”, elles aussi conçues comme spirituelles. Il s’agit là, à
l’évidence, d’une attitude pacifiste, d’une résistance purement morale aux
tentations et sollicitations mondaines, malgré le vocabulaire très militaire
employé déjà par saint Paul, en particulier dans son Épître aux Éphésiens3. On
ne saurait donc arguer de l’usage originel des termes bellum Dei, bellum
sanctum ou des allusions à l’usage des armes de la foi dans le combat contre le
mal mené par les milites Dei ou milites Christi pour insérer cette notion
éminemment spirituelle et pacifiste dans la notion de guerre sainte qui, au
contraire, postule l’usage des armes matérielles. De telles expressions ne
peuvent en aucun cas être tenues pour l’expression “en germe” de l’attitude
ultérieure de l’Église à l’égard de la guerre. Elles témoignent au contraire de la
révolution doctrinale accomplie au cours du premier millénaire qui, en jouant
sur les mots utilisés dans les expressions métaphoriques, a permis d’insérer
l’usage de la violence armée dans le combat purement spirituel mené par les
chrétiens des premiers temps4. Ce rejet de la violence (et à plus forte raison de
la notion de guerre, licite, morale ou sainte) est manifeste dans la plupart des
écrits des trois premiers siècles. C’est pourquoi un soldat peut se faire chrétien
à condition de s’engager à ne pas tuer, fût-ce sur ordre de ses chefs, mais en
revanche un chrétien ne saurait en aucun cas se faire soldat, sous peine
d’excommunication définitive5. Cette “lignée” d’attitude rigoriste disparaît
progressivement et ne subsiste plus que dans quelques Églises et mouvements
dissidents mal connus.

3
Ephésiens, 6:10-20.
4
En cela, je ne peux suivre Thomas Deswarte dans sa tentative d’unification de la théorie de la
guerre sainte, dont la dimension initiale de “combat sacré contre le mal” pourrait inclure le
combat mené par l’orthodoxie contre l’hérésie, combat “spirituel” qui se traduit en réalité par
une guerre menée contre les hérétiques, ce qui est évidemment très différent. Thomas
DESWARTE, «La “guerre sainte” en Occident: expression et signification», dans M. Aurell et
T. Deswarte (éd.), Famille, violence et christianisation au Moyen Âge, Mélanges offerts à Michel
Rouche, Paris, 2005, pp. 331-349.
5
Je renvoie sur ce point aux textes que j’ai cités et analysés dans Jean FLORI, Guerre sainte, jihad,
croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris, 2002, ch. 1, pp. 15-30.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 137

- La phase B est celle de l’acceptation pratique de la guerre comme nécessaire


à la défense, protection ou dilatation d’un empire romain, devenu chrétien à
partir de Constantin (313); elle se prolonge jusqu’à la phase suivante qui la
relaie dans une partie au moins des élites ecclésiastiques.
- La phase C est celle de la justification doctrinale de l’attitude précédente.
Elle est illustrée en particulier par Augustin d’Hippone et Isidore de Séville
qui, à partir du Ve siècle, tentent de concilier la nécessité de fait aux principes
évangéliques en concédant au pouvoir civil chrétien de l’empire romain le
droit de mener une guerre “juste” selon certaines conditions bien connues
qu’il est inutile de répéter ici.
- La phase D est celle de la valorisation idéologique de certaines guerres et de
certains guerriers dans l’exercice de leur mission armée. Cette phase occupe,
en Occident, une période qui s’ouvre au Ve siècle et se prolonge bien au-delà
de l’apparition des phases qui nous intéressent plus spécialement ici – à savoir
celle de la guerre sainte et de la croisade – pour aboutir à la formation de
l’idéologie chevaleresque, notion elle-même fort complexe6.
- La phase E est celle de la sacralisation descendante de certaines guerres,
dont les textes affirment qu’elles ont été menées pour la cause de Dieu, avec
son aide et celle des saints, voire des légions célestes. C’est cette protection
venant d’En-Haut, réalisée particulièrement par la participation directe des
saints, qui sacralise les combats physiques menés pour la cause de Dieu et de
l’Église. Il faut ici parler de guerre sacralisée plutôt que de guerre sainte, car
c’est la présence des saints du paradis – martyrs pacifistes, confesseurs ou
moines – venant en aide directe ou indirecte aux guerriers terrestres, qui
apporte au combat cette dimension de sacralité. En d’autres termes, il y a alors
des saints-guerriers, mais pas encore de guerriers saints7. Cette phase de
sacralisation s’étend sur une très large période, couvrant la quasi totalité du
Moyen Âge, avec une intensité croissante.
- La phase F est celle de la sacralisation ascendante, que l’on peut cette fois
qualifier sans crainte de guerre sainte. Elle occupe grosso modo une période qui
s’étend du VIe au XIe siècle, mais qui, elle aussi, se poursuit bien au-delà de
l’apparition de la “mutation” suivante, créatrice d’un nouveau concept.
- La phase G résulte de la “mutation” qui rend possible la fusion de la
guerre sainte précédente et du pèlerinage aux Lieux saints. Cette fusion crée la
notion nouvelle de croisade qui, sous sa forme authentique, se prolonge elle
aussi bien au-delà de la phase précédente dont elle est issue en 1095.

6
Voir principalement sur ce point Franco CARDINI, Alle radici della cavalleria medievale, Florence,
1982, Jean FLORI, L’idéologie du glaive. Préhistoire de la chevalerie, Genève, 1983, et ID., L’essor de la
chevalerie, XIe-XIIe siècles, Genève, 1986.
7
Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001,
pp. 59-124.
138 Jean Flori

- La phase H, enfin, est celle de l’instrumentalisation de la croisade par la


papauté et de son élargissement à des zones géographiques et à des objectifs
nouveaux qui n’ont plus guère de rapport avec ceux qui ont permis la
mutation précédente. Certains historiens (les pluralistes) tendent à confondre
cette phase avec la précédente dans l’appellation unique de croisade appliquée
à toutes les entreprises désignées comme telles par la papauté. Il s’agit là, me
semble-t-il, d’une erreur d’ordre méthodologique, car cela revient à définir la
croisade de manière rétroactive, à partir de traits constitutifs qui se sont
imposés par suite de cette instrumentalisation même – c’est-à-dire au terme de
l’évolution – et non plus à partir des traits nouveaux apparus lors de la
“mutation” conduisant à cette phase, comme il semble logique de le faire
lorsque l’on étudie les concepts et l’évolution des idéologies.
Seules nous concernent ici, pour l’essentiel, les phases F et G qui
correspondent aux concepts de guerre sainte et de croisade.

2. Qu’est-ce qu’une guerre sainte?


Ce qui différencie la guerre juste de la guerre sainte, c’est avant tout
l’autorité qui la décide. C’est cette autorité, en effet, qui conditionne son degré
de sacralité. Pour être juste, selon Augustin et Isidore de Séville, la guerre doit
être proclamée par l’autorité légitime civile (l’empereur) et menée pour
rétablir la justice, sans haine ni intérêts personnels8. Il s’agit là d’une
concession d’autorité faite au pouvoir civil.
Pour être sainte, en revanche, la guerre doit être perçue comme ordonnée
par Dieu. La notion de guerre sainte est donc étroitement liée à la notion de
pouvoir théocratique. Disparue à l’époque du christianisme primitif, alors que
l’Église n’a aucun pouvoir dans le monde, on la voit réapparaître lorsque
l’Église et le pouvoir s’allient. Elle s’affirme lorsque la papauté tente de
réinstaurer une forme de pouvoir de type monarchique à forte dimension
théocratique. C’est ce que l’on constate au cours du XIe siècle. La guerre sainte
aboutit à la croisade au terme d’un processus croissant de sacralisation.
On peut affirmer que le concept de guerre sainte existe lorsque sont réunis
les éléments caractéristiques suivants: sacralisation des combattants, aspect
religieux et méritoire de l’entreprise, récompenses spirituelles à ceux qui la
mènent, autorité divine invoquée pour la prêcher ou pour le moins la
cautionner9. Toutes ces dimensions semblent acquises dès le milieu du XIe

8
Voir en particulier A UGUSTIN D’HIPPONE, Quaestiones in Heptateuchum, Lib. VI, q. 10, éd.
d’Iosephus Zycha, CSEL, 1895; De Civitate Dei, Lib. I, 8, Paris, 1960, p. 277; Épitre 189 à
Boniface, dans Epistolae, éd. d’A. Goldbacher, CSEL, 57, 1911, pp. 133-134; Contra Faustum,
XXII, éd. d’I. Zycha, CSEL, 25, 1891, pp. 73-81; ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologies, XVIII, 1, éd. et
trad. de Marc Reydellet, Paris, 1984 (= PL, 82, col. 639).
9
La violence fanatique des combats, la volonté d’exterminer l’adversaire ou de le convertir par
la force sont parfois présentes, mais ne constituent pas, en revanche, des traits caractéristiques
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 139

siècle dans la pensée des papes et des théologiens. La guerre sainte l’est plus
encore, peut-être, dans la mentalité populaire, exprimée dans des milieux
proches des chevaliers, dont elle va modifier l’idéologie.
On peut suivre l’apparition de cette notion à travers les nombreux textes
que j’ai analysés et commentés ailleurs, et dont je ne mentionne ici que les plus
importants pour notre propos10.

3. La guerre sanctifiée
La sacralisation “descendante” (phase E) est perceptible dans les
bénédictions sur les armes et sur les guerriers qui, invoquant la protection de
Dieu et des saints dans les combats, apparaissent dès le VIIIe siècle et se
généralisent aux Xe et XIe siècles11; ou encore dans les inscriptions figurant à la
même époque sur des lames d’épées. Dans l’Orient byzantin, qui n’a pourtant
jamais, dit-on, accepté l’idée de guerre sainte et moins encore de croisade, les
saints militaires figurent sur les bannières des armées du basileus, et on attend
d’eux une aide puissante dans les combats menés pour la cause de l’empire
chrétien. Cette sacralisation est plus nette encore dans les vies de saints et
autres récits de miracles qui affirment l’action protectrice des bienheureux du
paradis dans des combats menés sur terre par les guerriers qui se réclament
d’eux. Quelques exemples suffiront à établir cette dimension. On la trouve
déjà à la fin du IXe siècle dans la chronique d’AlphonseIII qui, relatant la
mythique bataille de Covadonga, affirme que la Vierge Marie renvoyait contre
les assaillants musulmans (les Chaldéens) les pierres que ceux-ci projetaient
contre les chrétiens réfugiés dans une grotte qui lui était dédiée12. En 915, saint
Pierre et saint Paul apparaissent à leur tour pour soutenir les guerriers grecs et
latins unis protégeant l’église de Rome des déprédations des infidèles. Avec
leur appui, les chrétiens sont victorieux et aucun des païens ne leur échappe13.
À la fin du Xe siècle, lors de la bataille de Talers, saint Sever, monté sur un
cheval blanc et revêtu d’une brillante armure combat et tue des milliers de
Normands, procurant ainsi la victoire au duc Guillaume-Sanche14.

de la guerre sainte, qu’il ne faut pas confondre avec la guerre de religion ou la guerre
missionnaire.
10
J. F LORI , La guerre sainte…, pp. 125-293. L’ensemble des textes relatifs à la guerre sainte
mentionnés dans le présent article y font, ainsi que beaucoup d’autres, l’objet d’analyses.
11
ID., «Chevalerie et liturgie: remise des armes et vocabulaire chevaleresque dans les sources
liturgiques du IXe au XIVe siècle», Le Moyen Âge, 84 (1978), pp. 247-278 et pp. 409-442, et
L’essor de la chevalerie…, pp. 42-115.
12
Chronique d’AlphonseIII , éd. et trad. d’Yves Bonnaz dans Chroniques asturiennes (fin IXe siècle),
Paris, 1987, pp. 31-596, en particulier 3, p. 42.
13
LIUTPRAND DE CRÉMONE , Antapodosis, éd. de Joseph Becker, dans Die Werke Liudprands von
Cremona (MGHSS, 41), Hanovre, 1915 (3e éd.), II, 54, p. 62.
14
Récit de la bataille de Taller dans le fonds de Saint-Sever (982?), texte et trad. de Renée
Mussot-Goulard, dans M. Zimmermann (éd.), Les sociétés méridionales autour de l’an mil, Paris,
1992, p. 319.
140 Jean Flori

Cette idée d’une participation directe des saints aux “bons combats” des
guerriers terrestres est également présente dans les très nombreux “miracles
de châtiment” analysés par Pierre-André Sigal15, y compris ceux d’une femme,
sainte Foy (elle punit de mort ceux qui ont nui aux intérêts de son monastère
de Conques)16 et, plus précisément encore, dans les récits qui racontent
comment les saints ont pris part en personne à ces combats. C’est le cas par
exemple dans un récit des miracles de saint Benoît, rédigé aux alentours de
l’an mil, à propos d’un combat qui aurait eu lieu vers 878, et au cours duquel
le saint moine apparut parmi les guerriers de l’avoué du monastère de Fleury,
abattant de son bâton plusieurs guerriers normands qui s’attaquaient à son
monastère17. Vers 1041, André de Fleury raconte comment saint Michel, saint
Pierre et même la Vierge Marie combattirent vingt mille guerriers musulmans
aux côtés de quatre comtes catalans; chacun des saints abattit cinq mille
Sarrasins, laissant le soin aux chevaliers chrétiens de terrasser les cinq mille
qui restaient18. En 1063, selon Geoffroy de Malaterra, saint Georges aida
puissamment les Normands dans leur reconquête de la Sicile en conduisant
leurs armées en chevalier revêtu d’armes splendides et monté sur un cheval
blanc, tenant en main une lance munie d’un étendard (vexillum) blanc et
surmonté d’une croix étincelante19.
Dans tous ces cas, la guerre se trouve extrêmement valorisée par la
participation des bienheureux aux opérations, mais elle ne confère encore
aucune sainteté à ceux qui y prennent part. Elle est sanctifiée “de l’extérieur”,
pourrait-on dire, mais elle n’est pas encore sainte en elle-même, donc pas
sanctifiante. Cette “mutation” a lieu au cours de la phase G, qui correspond à
la période au cours de laquelle la participation à certaines guerres permet à
ceux qui y prennent part de recevoir des bénédictions spirituelles, en
particulier la récompense du paradis pour ceux qui viendraient à y périr en
“martyrs”. C’est cette dimension “sanctifiante” qui caractérise la guerre sainte.
On ne peut aucunement soutenir l’idée selon laquelle toute guerre juste et
légitime aux yeux de l’Église serait tenue par elle comme guerre sainte. Preuve
en est la persistance, dans les pénitentiels, des jours de jeûne imposés aux
guerriers ayant tué des ennemis dans des combats “publics”, sous la direction
de leur roi, c’est-à-dire en des guerres justes20. En 1066 encore, après la bataille

15
Pierre-André SIGAL, L’homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècles), Paris, 1985.
16
BERNARD D’ANGERS, Liber miraculorum sancte Fidis, éd. d’A. Bouillet, Paris, 1897, I, 6; I, 12; III,
13.
17
Adjonction d’Adelerius à ADREVALD DE FLEURY, Miracula sancti Benedicti, éd. d’E. de Certain,
Paris, 1858, Lib. I, c. 41, pp. 86-89.
18
ANDRÉ DE FLEURY, Miracula sancti Benedicti…, Lib. IV, c.10 et 11, pp. 189-190.
19
GEOFFROY DE MALATERRA, De rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae comitis et Roberti Guiscardi
ducis fratris eius (RIS, V,1), éd. d’Ernesto Pontieri, Bologne, 1924, II, 33, p. 44.
20
Ainsi, au VIIe siècle, le pénitentiel de Bède stipule pour «le soldat qui tue au cours d’une
guerre, quarante jours de jeûne» (Pénitentiel de Bède, éd. et trad. de Cyrille Vogel dans Le
pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, 1969, pp. 73 et s.). Au IXe siècle encore, le canon 97
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 141

d’Hastings pourtant remportée par les chevaliers normands combattant sous


la bannière pontificale, pour une cause considérée comme juste, et commandés
par un prince légitime, les évêques normands et le légat du pape imposent aux
guerriers vainqueurs des pénitences tout à fait proches de celles qui sont
prescrites au début du siècle dans le Decretum de Burchard de Worms, à savoir
un an pour avoir tué un ennemi, quarante jours pour l’avoir seulement
blessé21. C’est dire qu’au XIe siècle encore, même la guerre “juste” est encore
tenue comme plus peccamineuse que sanctifiante.

4. La guerre sanctifiante
Les plus anciens textes connus mentionnant des récompenses spirituelles
aux guerriers morts au combat se situent au milieu du IXe siècle, lorsque les
papes, menacés à Rome par les incursions des pirates sarrasins, font appel
pour leur défense aux guerriers de l’empire franc. En 846, un de leurs raids les
amène jusque dans la ville où ils saccagent l’église Saint-Pierre. Selon son
habitude, le pape appelle les armées du roi franc à son secours, et rassure les
guerriers quant à leur sort éternel au cas où ils viendraient à mourir: les
royaumes célestes, écrit LéonIV, «ne leur seront pas refusés», car «le Tout
Puissant sait que si l’un d’entre vous venait à mourir, il serait mort pour la
vérité de la foi, le salut de la patrie et la défense des chrétiens» 22. Tout en étant
bien réelle, la promesse, on le voit, est ici seulement esquissée. Elle affirme en
effet que la participation à un tel combat, loin d’être un obstacle au salut du
guerrier qui viendrait à y périr, lui serait au contraire plutôt bénéfique. On
retrouve ce même caractère dans la réponse faite quelques années plus tard
par le pape JeanVIII, dans des circonstances presque identiques, aux évêques
de Germanie qui lui posaient une question précise concernant ceux qui
mourraient pour la défense de Rome contre les Sarrasins. Sa réponse se veut
cette fois pleinement rassurante: en se mettant – même tardivement – au

du Paenitentiale Merseburgense (recensio Me1) prescrit: « Si quis in praelio cum regem hominem
occiderit, XL dies peneteat»; le canon 160 est plus précis encore: « Si quis per iussionem domini
sui hominem occiderit, XL, et qui occiderit hominem in publico bello cum rege, XXX dies peneteat». À
la fin du Xe siècle encore, Burchard de Worms se montre tout aussi strict en imposant une
pénitence même en cas de guerre juste ordonnée par un prince légitime dans le but de
restaurer la paix (BURCHARD DE WORMS, Liber decretorum, dans PL, 140, col. 769 et s.).
21
Herbert E. J. COWDREY, «Bishop Ermenfrid of Sion and the Penitential Ordinance following
the battle of Hastings», Journal of Ecclesiastical History, 20 (1969), pp. 225-242; ID ., Pope
GregoryVII, 1073-1085, Oxford, 1998, pp. 507-513; ID ., «Christianity and the Morality of
Warfare during the First Century of Crusading», dans M. Bull et N. Housley (éd.), The
Experience of Crusading, 1, «Western Approaches», Cambridge, 2003, pp. 175-192.
22
LÉON IV, Ep. I, « Ad exercitum Francorum », dans PL, 115, col. 655-656. La version procurée par
l’éditeur des MGHE, 5 (Karolini Aevi, III), Berlin, 1899, p. 601, est un peu différente. Sur
l’analyse de ces deux versions, voir J. FLORI, La guerre sainte…, pp. 47-48.
142 Jean Flori

service de la cause de Dieu et non plus de celle du siècle, ils obtiendront,


comme le larron sur la croix, l’assurance d’entrer au paradis23.
Comme on le voit, l’idée se fait jour d’une dimension idéologique positive
des combats menés pour la défense des chrétiens, des églises, et en particulier
du Saint-Siège. Comment de tels combats pourraient-ils être tenus pour
peccamineux alors même que les saints du paradis y prennent part, comme on
l’a vu plus haut? Combattre pour la cause de Dieu et non plus pour des
princes ou des seigneurs terrestres n’équivaut-il pas, pour les milites, à une
sorte de “conversion” ? C’est ce que semble dire Abbon de Saint-Germain, au
début du Xe siècle, dans un sermon ad milites: ce sont leurs rapines et leurs
pillages qui ont entraîné, affirme-t-il, les ravages des païens (Normands). Mais
s’ils changent de conduite et résistent vaillamment à ces païens dans cette
«guerre de Dieu», le Seigneur saura les récompenser de la couronne des
martyrs s’ils viennent à y mourir24.
Pour la première fois, à ma connaissance du moins, se trouve ici clairement
affirmée, en Occident, une pleine assimilation aux martyrs de la foi au profit
des guerriers morts au combat pour la cause chrétienne. En Orient, bien que
cette doctrine ait été farouchement rejetée par le clergé orthodoxe, elle semble
être apparue plus tôt encore dans certaines mentalités laïques puisque le
basileus Nicéphore Phocas, au milieu du Xe siècle, tenta (vainement) de faire
admettre par l’Église l’assimilation aux martyrs des guerriers morts au combat
contre les ennemis de l’Empire romain de Byzance. La réponse du patriarche
et des évêques à cette demande souligne les raisons doctrinales et canoniques
de ce rejet25. Elle n’en avait pas moins été proposée par un empereur.

23
JEAN VIII, Lettre 150, «A tous les évêques du royaume de Louis le Bègue», dans MGHE, 7,
p.126. Je cite ici la traduction d’Étienne DELARUELLE, L’idée de croisade au Moyen Âge, Turin,
1980, pp. 38-41: «Confiant dans la juste bienveillance du Christ notre Dieu, nous osons
répondre que ceux qui tombent sur le champ de bataille, avec en eux l’amour de la religion
catholique, entreront dans le repos de la vie éternelle en guerroyant vaillamment contre les
païens et les infidèles, car le Seigneur a daigné dire par son prophète : “Quelle que soit l’heure
à laquelle il se repent, je ne me souviendrai plus de toutes ses iniquités”, et le bon larron, sur
la croix, a mérité le paradis par sa seule confession de foi». Il s’agit donc bien d’une
“conversion” de la part de ces guerriers, qui les purifie avant leur mort éventuelle.
24
A BBON DE SAINT-GERMAIN , Sermo 6, « Adversus raptores bonorum alienorum» (appelé ailleurs
« Sermo ad milites»), éd. de Ute Önnefors, dans Abbo von Saint-Germain-des-Prés 22 Predigten,
Kritische Ausgabe und Kommentar (Lateinische Sprache und Literatur des Mittelalters, 16),
Francfort-Berne-New York, 1985, pp. 94-95: «Ne laissez pas vos ennemis croître et multiplier,
mais au contraire, comme le commande l’Écriture, combattez pour votre patrie, n’ayez pas
peur de mourir dans la guerre de Dieu (bello Dei) ; à coup sûr, si vous y trouvez la mort, vous
serez saints martyrs».
25
Alain DUCELLIER, Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge, VIIe-XVe siècle, Paris, 1996, p. 248:
«Comment pourrait-on considérer ceux qui ont tué ou ont été tués à la guerre comme des
martyrs, ou comme égaux aux martyrs, alors que les saints canons les soumettent à la
pénitence en les écartant pour trois ans de la sainte et vénérable communion?».
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 143

Dans tous les cas jusqu’ici mentionnés, soulignons-le, l’ennemi à combattre


est un envahisseur païen (les Normands) ou considéré comme tel (les
Sarrasins). C’est aussi le cas dans le texte souvent cité de Raoul Glaber qui,
vers 1035, raconte comment, dans l’Espagne septentrionale, peu après la
poussée musulmane d’al-Mansour (fin du Xe siècle), des moines furent
contraints, faute de guerriers, de prendre eux-mêmes les armes. Ils le firent,
souligne l’auteur, par amour fraternel et non par vain désir de gloire. C’est
pourquoi ceux qui moururent ainsi les armes à la main contre les Sarrasins
furent jugés dignes de la couronne des martyrs et de partager le sort des
bienheureux, car ils périrent pour protéger leur patrie et défendre le peuple
chrétien26.
Cette idée du martyre des guerriers se répand et se popularise au cours du
XIe siècle. En témoigne par exemple le récit de Bernard d’Angers, peu avant
1020: il loue le comportement d’un prieur de Conques qui, ancien chevalier,
conservait en permanence au pied de son lit son équipement guerrier pour
aller plus promptement guerroyer contre les pillards et spoliateurs des terres
du monastère. Il entraînait derrière lui d’autres combattants, n’hésitant pas à
promettre les récompenses du martyre à ceux qui viendraient à mourir dans
de tels combats, plus méritoires à ses yeux que la lutte contre les infidèles27.
Cette comparaison prouve du même coup que la guerre menée par les
chrétiens contre les Sarrasins en Espagne était alors tenue pour sainte, c’est-à-
dire sanctifiante, capable de procurer les palmes du martyre à ceux qui y
perdraient la vie. Soulignons que dans ces deux derniers cas il s’agissait de
moines combattant pour la cause de l’Église, lointains précurseurs des moines-
soldats des ordres religieux militaires28.
Il était relativement aisé d’étendre ces promesses à ceux qui combattaient
pour la cause de l’Église contre des adversaires qui, bien que n’étant pas
païens, pouvaient leur être assimilés par le fait même de leur attitude hostile à
l’Église. Ce fut particulièrement le cas de la part de la papauté, dont le
caractère monarchique se renforce au XIe siècle. On en a la preuve lorsque les
guerriers pontificaux de LéonIX, tués en 1053 par les Normands de Robert
Guiscard sur le champ de bataille de Civitate, sont tenus pour des martyrs
admis au paradis, comme l’affirme le pape en se référant à une vision divine29.

26
RAOUL GLABER, Historiae, III, 4, § 15, et II, 9, § 18-20, éd. de John France, Oxford, 1989, pp. 82-
84 et pp. 118-120.
27
BERNARD D’ANGERS, Liber miraculorum sancte Fidis, éd. d’A. Bouillet, I, 26, pp. 66-67.
28
Sur les ordres militaires, la meilleure étude est à ce jour celle d’Alain DEMURGER, Chevaliers du
Christ. Les ordres religieux-militaires au Moyen Âge (XIe-XVIe siècles), Paris, 2002. Cf. aussi ID., Les
Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen Âge, Paris, 2005. Sur la spiritualité guerrière qui a
mené à ces ordres, voir Jean FLORI , «Sacre milizie e guerra santa. La spirito degli ordini
militari», dans F. Cardini (éd.), Monachi in armi, Rome, 2004, pp. 41-52.
29
Sur l’assimilation des guerriers de Civitate aux martyrs, voir en particulier De obitu sancti
LeonisIX , dans PL, 143, col. 527; BONIZON DE S UTRI , Liber ad amicum, V, dans MGHLL, 1,
pp.589 et 618; BRUNO DE S EGNI , Libellus de symoniacis, II, § 5-6, dans MGHLL, 1, p. 550;
144 Jean Flori

On le voit plus encore en 1075, lorsque le miles Christi Erlembaud, champion


de la cause pontificale dans sa lutte armée contre les “schismatiques”, est tué à
Milan et à son tour assimilé aux martyrs, puis béatifié30.
À la veille de la croisade, l’idée de guerre sainte est donc bien établie dans
les milieux ecclésiastiques comme dans les milieux laïques et guerriers. Les
chansons de geste, dès leur apparition, en témoignent abondamment.
Combattre pour la cause de l’Église, c’est combattre pour le Seigneur Dieu. Les
seigneurs terrestres récompensent leurs milites par des rémunérations
matérielles. De la même manière, le roi des cieux, par le truchement de saint
Pierre (portier du paradis) et du pape, son lieutenant, saura récompenser par
des rémunérations spirituelles ceux qui combattent pour sa cause: s’ils
meurent au combat, ils seront admis au paradis parmi les martyrs. Dans
plusieurs de ses lettres, le pape GrégoireVII fait lui-même cette éclairante
comparaison entre les deux services et leurs récompenses, soulignant au
passage que les rémunérations de saint Pierre sont plus sûres et plus
avantageuses que celles, limitées et transitoires, des seigneurs terrestres que
les milites servent pourtant fidèlement31.

5. La croisade: guerre saintissime et pèlerinage


Comme dans les cas précédents, les croisés d’UrbainII mènent une guerre
sainte. On peut même la qualifier de “saintissime” puisqu’il ne s’agit plus
cette fois de protéger seulement des monastères ou des églises, fût-ce Saint-
Pierre de Rome, mais de libérer le tombeau du Christ et de délivrer les
chrétiens d’Orient de l’oppression des infidèles. Ce trait de guerre sainte est
évoqué par les contemporains, dans les chroniques de croisade, les lettres des
croisés et même dans certaines de leurs chartes de départ32. Selon Foucher de
Chartres, le pape y aurait également fait allusion dans sa prédication, en
opposant deux formes de militiae, celle du monde et celle du Christ. La

PSEUDO-WIBERT, Vita sancti Leonis, dans PL, 143, col. 500. Sur cette bataille et son interprétation
par Guillaume de Pouille, voir GUILLAUME DE POUILLE, La geste de Robert Guiscard, II, v. 148 et
s., éd. de Marguerite Mathieu, Palerme, 1961, pp. 141 et s., et Huguette TAVIANI-CAROZZI,
«Une bataille franco-allemande en Italie: Civitate (1053)», dans Cl. Carozzi et H. Taviani-
Carozzi (éd.), Peuples du Moyen Âge: problèmes d’identification, Aix-en-Provence, 1996, pp. 181-
211.
30
LANDULF SENIOR, Historia Mediolanensis, III, dans MGHSS, 8, pp. 32-100 (PL, 147, col. 805-954)
et RIS, IV, 2A, Bologne, 1942; ANDRÉ DE STRUMI, Vita sancti Arialdi, dans MGHSS, 30, 2, pp.
1064-1065; B ONIZON DE SUTRI, Liber ad amicum, VII et IX, dans MGHLL, 1, pp. 605 et 620.
31
Voir sur ce point Jean FLORI, «Réforme- reconquista-croisade. L’idée de reconquête dans la
correspondance pontificale d’AlexandreII à UrbainII», Cahiers de Civilisation Médiévale, 40
(1997), pp. 317-335, et ID ., «Le vocabulaire de la reconquête chrétienne dans les lettres de
GrégoireVII», dans C. Laliena Corbera et J. Francisco Utrilla Utrilla (éd.), De Toledo a Huesca.
Sociedades medievales en transición a finales del siglo XI (1080-1100), Saragosse, 1998, pp. 247-267.
32
ID., Pierre l’ermite et la première croisade, Paris, 1999, pp. 179-199.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 145

première combat au péril de son âme. La seconde mérite au contraire des


récompenses éternelles33.
Guibert de Nogent traduit sans doute ce que ressentaient la plupart des
croisés: il y a des guerres injustes et périlleuses pour l’âme (les guerres privées
par exemple), des guerres justes où l’on prend les armes pour défendre sa
liberté, le pays menacé par les Barbares, ou la sainte Église par les pillards; il y
a enfin des guerres saintes, qui sont de véritables moyens de salut offerts aux
guerriers, dans leur ordre34. On peut donc gagner le ciel les armes à la main.
Cette croyance est magistralement illustrée par le récit de plusieurs
chroniqueurs de la croisade à propos de la bataille d’Antioche remportée par
les croisés sur les armées de Karbuqa, en juin 1098. Dans une telle guerre
sainte, toutes les forces célestes et terrestres sont impliquées, et la frontière
entre le ciel et la terre se trouve comme abolie: les élus du paradis, en
particulier les saints militaires, descendent sur terre pour combattre aux côtés
des chrétiens. Les croisés tués précédemment par les musulmans les
accompagnent, après avoir gagné au combat leur couronne de martyrs. Les
croisés morts sont donc devenus des saints du paradis, et les saints se sont
mués en croisés35. Peut-on trouver meilleure illustration d’une guerre sainte?
Mais la croisade n’est pas seulement une guerre sainte, elle est aussi un
pèlerinage et prend ainsi valeur rédemptrice pour les guerriers laïques. C’est à
cette nouvelle dimension que la croisade doit à la fois son succès et ses traits
ambigus qui conditionnent sa définition même, aujourd’hui encore débattue
chez les médiévistes. C’est là une nouvelle “mutation” qui, greffée sur la
guerre sainte (phase F), fait apparaître une nouvelle “lignée”, celle de la
croisade (phase G) par son caractère nouveau de pèlerinage aux Lieux saints.
Les traits de guerre sainte n’en subsistent pas moins, et sont peut-être
prépondérants dans les motivations des croisés, malgré l’accent sur
l’indulgence mise aujourd’hui par la plupart des historiens dans leur tentative
de donner une définition uniforme et doctrinale de la croisade. L’examen des

33
F OUCHER DE CHARTRES, Historia Hierosolymitana, I, 3, RHC-Hoc, 3, p. 323: «Qu’ils se fassent
maintenant milites Christi, ceux qui jusqu’alors n’étaient que des brigands! Qu’ils combattent
à juste titre contre les barbares, ceux qui jadis se battaient contre leurs frères et leurs parents!
Ce sont des récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour
quelques misérables sous».
34
G UIBERT DE N OGENT, Dei gesta per Francos (CCCM, 127A), éd. de Robert B. C. Huygens,
Turnhout, 1996, I, 1: «Dieu, en notre temps, a institué des guerres saintes afin que l’ordre des
chevaliers et le peuple qui les suit, jusqu’ici occupés à s’entretuer à l’imitation du paganisme
antique, puissent y trouver un nouveau moyen d’acquérir leur salut, sans être pour autant
contraints, comme c’était jusqu’alors de rigueur, de quitter le siècle en choisissant la
conversion monastique ou quelque autre profession religieuse; et qu’ainsi ils puissent, dans
une certaine mesure, obtenir la grâce de Dieu dans l’exercice même de leur fonction, tout en
conservant leurs coutumes et leur manière de vivre».
35
Jean FLORI, «Les héros changés en saints... et les saints en héros. Sacralisation et béatification
du guerrier dans l’épopée et les chroniques de la première croisade», PRIS-MA, 30 (1999),
pp.255-272.
146 Jean Flori

motivations des croisés semble pourtant conduire à ne pas trop majorer cette
dimension d’indulgence.

6. La prédication papale et ses thèmes incitatifs: la dimension


pénitentielle
Pro remissione peccatorum
Cette expression est présente dans la plupart des documents
ecclésiastiques, non seulement à propos de la croisade, mais aussi à propos
des pèlerinages, donations, renonciations, legs ou pénitences. Plus
généralement, elle s’applique à toute œuvre pieuse, destinée à plaire à Dieu et
à l’Église en satisfaisant à sa justice. UrbainII l’utilise à propos des futurs
croisés dans sa lettre aux Flamands: «Lors d’un concile tenu à Clermont, nous
leur avons ordonné solennellement, pour la rémission de tous leurs péchés, de
participer à cette expédition» 36.
Cette expression relativement vague montre au moins que les croisés
recevaient l’assurance que leur action était méritoire et pouvait dans une
certaine mesure contribuer à contrebalancer les fautes qu’ils avaient commises.
On ne peut guère en tirer davantage.

Le concile de Clermont
Le deuxième canon du concile de Clermont établit que l’expédition vers
Jérusalem se substitue, au moins pour certains, à toutes les autres pénitences
qui leur auraient été prescrites pour “expier” leurs péchés confessés. Il stipule
en effet: «À quiconque, mû par sa seule piété, et non pour gagner honneur ou
argent, aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, son
voyage lui sera compté pour seule pénitence» 37.
La chose paraît normale, voire évidente dans la mesure où UrbainII avait
prêché une expédition dont le but était la délivrance des Lieux saints. Il
s’agissait donc du même coup d’un pèlerinage, armé certes, mais pèlerinage
tout de même, au moins à son terme. C’est bien ainsi que l’avaient perçu de
nombreux participants non-combattants, laïcs (femmes ou encore inermes) ou
ecclésiastiques (moines et clercs) qui désiraient partir en (véritables) pèlerins.
Il n’était guère possible de les en empêcher dans la mesure où il s’agissait bien
en effet d’un pèlerinage aux Lieux saints, dont on connaît la faveur éminente
dans la spiritualité de l’époque en Occident.

36
U RBAINII, «Lettre aux Flamands», dans Die Kreuzzugsbriefe aus den Jahren 1088-1100, éd. de
HeinrichHagenmeyer, Innsbruck, 1901, n. II, pp. 136-137.
37
Le texte a été publié par Raymond SOMERVILLE , The Councils of UrbanII, 1, «Decreta
Claramontensia» , Amsterdam, 1972, pp. 71-81.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 147

La lettre aux Bolonais


Toutefois, en 1095, le pape ne voulait pas lancer sur les chemins une masse
de pèlerins accompagnés d’hommes armés chargés de les défendre. Il voulait
susciter une expédition militaire composée de guerriers professionnels,
comme le démontrent plusieurs de ses lettres. Dans sa lettre aux Bolonais, par
exemple, il reprend presque mot pour mot le décret de Clermont dont il
précise la portée: «Sachez cependant que, pour tous ceux qui iraient là-bas,
non pas par désir de profit terrestre, mais pour le seul salut de leur âme et
pour la libération de l’Église […] nous avons remis la complète pénitence des
péchés pour lesquels ils auraient fait une confession véritable et complète,
parce qu’ils ont mis en péril leurs biens et leurs personnes pour l’amour de
Dieu et de leur prochain» 38.
S’agit-il là d’une simple commutation de pénitence, ce “pèlerinage armé”
se substituant à toute autre peine qui aurait été auparavant prescrite par les
autorités religieuses au pécheur contrit39? La formulation de Clermont,
précisée par la lettre aux Bolonais, semble aller dans ce sens40.

7. Croisés et/ou pénitents: les chartes de départ


Le pèlerinage à Jérusalem, armé ou non, était prescrit pour les péchés les
plus odieux et les plus graves, homicides ou sacrilèges; il est peu probable que
ceux qui ont répondu avec enthousiasme aux cris de “Dieu le veut” aient tous
considéré leur participation à l’expédition comme un acte pénitentiel.
Jonathan Riley-Smith et Marcus Bull, qui privilégient à juste titre les
motivations religieuses des croisés sur lesquelles nous reviendrons plus loin,
me semblent en revanche trop majorer cette dimension pénitentielle, au
demeurant indubitable pour une partie au moins des participants. Ils
s’appuient pour cela sur les déclarations des croisés eux-mêmes dans les

38
U RBAIN II, «Lettre aux Bolonais», dans Die Kreuzzugsbriefe…, n. III, pp. 137-138, et «Lettre
aux moines de Vallombreuse», dans Papsturkunden in Florenz. Nachrichten von der Gesellschaft
der Wissenschaften zü Göttingen, éd. de W. Wiederhold, Göttingen, 1901, pp. 313 et s.
39
Voir à ce sujet Nikolaus PAULUS, Geschichte des Ablasses im Mittelalter vom Ursprunge bis zur
Mitte des 14. Jahrhunderts, Paderborn, 1922 et, plus récemment, Jean RICHARD, «L’indulgence
de croisade et le pèlerinage en Terre sainte», dans Il concilio di Piacenza e le crociate, Plaisance,
1996, pp. 213-223; sur la formation de l’idée de purgatoire, voir Jacques LE GOFF, La naissance
du purgatoire, Paris, 1981, à nuancer par Brian P. McGUIRE, «Purgatory, the Communion of
the Saints, and Medieval Change», Viator, 20 (1989), pp. 61-84.
40
Peut-on alors parler, dès cet instant, d’indulgence “plénière” ? Oui, si l’on entend par ce terme
que la participation à l’expédition est jugée suffisante pour “se substituer à toute autre peine
exigée”. Mais il s’agit ici, soulignons-le, des peines ecclésiastiques à subir sur cette terre pour
obtenir la pleine rémission des péchés confessés, et non de l’indulgence plénière au sens
ultérieur du terme, à savoir la remise des peines que le pécheur aurait à subir dans l’autre
monde, dans un “purgatoire” qui, à cette date, est encore bien flou dans la pensée même des
théologiens.
148 Jean Flori

chartes rédigées à l’occasion de leur départ41. Elles expriment souvent, la chose


est manifeste, une réelle componction et une conscience du péché du croisé
qui dit agir “en rémission de ses péchés”, “pour le salut de son âme”, etc.
On peut se demander, toutefois, s’il convient d’accorder un total crédit aux
termes employés dans les chartes. Leur langage traduit-il fidèlement les
motivations réelles des croisés? On peut en douter, car ce langage est avant
tout celui des moines qui les ont rédigées. Or, ce langage déforme et oriente
triplement la réalité:
- Il la déforme une première fois en assimilant pleinement ces nouveaux
“Jérusalémites” aux pèlerins et pénitents antérieurs à 1095. Nos sommes ici
avant la formation du concept de croisade et sa réception par la communauté
chrétienne, principalement monastique. En l’absence d’un tel concept, les
moines n’avaient aucune raison ni aucun exemple pour distinguer les croisés
des pèlerins. À leurs yeux, ces personnages qui concédaient des chartes avant
leur départ ne différaient en rien des pèlerins qui, pour des raisons identiques,
concédaient auparavant des chartes de même nature.
- Il la déforme une seconde fois en assimilant précisément leurs ventes,
renonciations et mises en gage concédées pour obtenir des subsides, à des
donations pieuses “spontanées” exprimant un désir de repentance et de
rachat. Certes, on peut admettre que dans de nombreux cas ces donations
pouvaient résulter d’un réel désir de “se mettre en règle avec Dieu” avant de
partir pour un long et périlleux voyage. Il ne fait aucun doute cependant – et
tous les historiens en conviennent – que ces chartes de donation sont pour la
plupart des actes de vente ou de mise en gage déguisés. Le langage employé
dans les chartes, traditionnel et quelque peu stéréotypé, est celui d’une
donation pieuse suscitée par la repentance, mais la raison d’être de ces actes
est avant tout d’obtenir, par vente, mise en gage ou emprunt, les subsides
nécessaires à l’accomplissement de cette expédition fort coûteuse pour les
familles.
- Il la déforme une troisième fois, par association et juxtaposition des deux
actions, en attribuant à l’expédition elle-même tout autant qu’aux donations
dûment enregistrées le mérite d’avoir été faites “en rémission des péchés” ou
“pour le salut de leur âme”. En réalité, l’expédition peut avoir été motivée par
des raisons fort différentes de la donation qui fait l’objet de l’acte, donation
qui, on l’a vu, se trouve déjà elle-même surchargée de valeurs religieuses de
piété, de componction, de repentance.

41
Voir en particulier Marcus B ULL , «The Roots of Lay Enthousiasm for the First Crusade»,
History, 78 (1993), pp. 353-372; ID., Knightly Piety and the Lay Response to the First Crusade. The
Limousin and Gascony (c. 970- c. 1130), Oxford, 1993; ID., «Origins», dans J. Riley-Smith (éd.),
The Oxford Illustrated History of the Crusades, Londres, 1995, pp. 13-33; Jonathan RILEY-SMITH,
The First Crusaders, 1095-1131, Cambridge, 1997; ID., «The Idea of Crusading in the Charters
of Early Crusaders, 1095-1102», dans Le Concile de Clermont de 1095 et l’appel à la Croisade,
Rome, 1997, pp. 155-166.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 149

L’accent bien réel mis sur les péchés des donateurs et sur leur désir de
pénitence me semble donc devoir être surtout mis au compte de la
formulation monastique traditionnelle des actes précédant les départs
antérieurs pour Jérusalem bien plus, dans certains cas au moins, que sur une
réelle motivation de pénitence42. Par ailleurs, on l’a dit, les chartes confèrent
valeur méritoire et rédemptrice à la donation, qui est à l’origine de l’acte écrit,
tout autant qu’à l’expédition qui en est pourtant la raison d’être par les besoins
financiers qu’elle nécessite, mais qui peut avoir été suscitée par des mobiles
très divers. Nous sommes ici encore, pour une part au moins, en présence
d’un état de spiritualité de “rachat” intermédiaire entre l’aumône-donation et
le pèlerinage. Ce dernier est en passe de l’emporter définitivement mais la
première, à la fin du XIe siècle, conserve encore toute sa valeur et continue à
imprégner le vocabulaire des scribes43.
En bref, les croisés étaient décrits en pèlerins, pénitents allant à Jérusalem
pour la rémission de leurs péchés. Mais eux-mêmes se percevaient
probablement davantage en combattants de la foi, en milites Christi, mettant
leur vaillance et leur épée au service de leur Seigneur, par amour, certes, mais
attendant aussi de lui des récompenses spirituelles pour prix de leur service,
comme les chevaliers du siècle servant par les armes leur seigneur temporel44.
L’aspect pénitentiel, rappelons-le, résulte de la destination de l’expédition qui
permet de l’assimiler à un pèlerinage. Or, les guerriers pouvaient être poussés
à aller combattre les musulmans en Orient pour de tout autres raisons. Celles-
ci apparaissent dans les documents qui, bien que d’origine ecclésiastique, sont
moins imprégnés que les précédents de la doctrine monastique selon laquelle
on ne peut se sauver que dans l’état de moine ou de pénitent. Les lettres des
croisés, les récits des chroniqueurs et même, dans une certaine mesure, les
recompositions des appels pontificaux – pourtant issus de milieux
ecclésiastiques – mettent l’accent avant tout sur les motivations guerrières
issues de l’idéologie chevaleresque en voie de formation, à composantes
beaucoup plus laïques, voire profanes45.

42
Le besoin d’argent ou de soutien de toute nature conduisait par ailleurs certains croisés à
accepter de se voir ainsi désignés comme repentants et pénitents, en des termes parfois très
humiliants.
43
Colette BLANC, «Les pratiques de piété des laïcs dans les pays du Bas-Rhône aux XIe et XIIe
siècles», Annales du Midi, 72 (1960), pp. 137-147.
44
Voir à ce sujet Jean F LORI , «Jérusalem terrestre, céleste et spirituelle: trois facteurs de
sacralisation de la première croisade», dans L. García-Guijarro Ramos (éd.), Segundas jornadas
internacionales sobre la Primera Cruzada (Huesca, 7-11 de septiembre de 1999), à paraître.
45
Pour ne rien dire ici des motivations mises en avant par les prédicateurs populaires, dont
nous ignorons presque tout, mais qui pouvaient être fort différentes de l’esprit de
componction, de repentance et de pèlerinage.
150 Jean Flori

8. Les motivations sociales


Les termes du canon de Clermont, repris par UrbainII dans ses lettres,
affirment, on l’a vu, que le voyage entrepris sera tenu pour pénitence à
condition d’avoir été motivé par la seule piété, et non par désir de gagner
argent ou gloire. Le pape était donc parfaitement conscient de l’existence de
tels mobiles dans la mentalité des croisés, y compris de ceux qui
entreprenaient le voyage à titre de pénitence. Et que dire des autres,
probablement majoritaires? Leurs motivations pouvaient être d’une tout autre
nature, plus proche des valeurs traditionnelles de la chevalerie louées dans
tous les textes qui mettent en scène des chevaliers et qui, sans aucun doute,
reflétaient leurs goûts et leur mentalité.

Le souci de gloire?
La renommée acquise par les croisés est manifeste dès l’origine. La quête
de gloire personnelle est donc sans aucun doute présente chez beaucoup de
chevaliers. Elle semble manifeste dans quelques cas précis, comme celui de
Bohémond de Tarente ou du prince troubadour GuillaumeIX d’Aquitaine46. Il
est difficile d’en évaluer la part dans les motivations des croisés “de base”,
dont certains partaient d’ailleurs au service de leur seigneur pour des
motivations à forte composante vassalique ou personnelle. Cette dimension
s’accentue au cours du XIIe siècle, tant dans l’argumentaire des prédicateurs
de croisade que dans les motifs évoqués par les poètes47. Le thème de la gloire
se mêle ainsi au thème de la vengeance de l’affront fait au Seigneur suprême,
et le service d’amour de la Dame à celui du service de Dieu.

La soif de richesses?
Les croisés ont-ils été poussés vers l’Orient par des mobiles matériels?
Quelques sources le suggèrent en soulignant la pauvreté et l’exiguïté des
terres occidentales et la misère de ses habitants, exaltant au contraire la
richesse de l’Orient réputé fastueux. Certains chroniqueurs placent même ce
type de discours parmi les arguments utilisés par UrbainII à Clermont48. Nous
n’avons guère de raisons d’exclure totalement cette éventualité.

46
La meilleure étude de ce personnage hors norme reste celle de Jean-Charles PAYEN, Le prince
d’Aquitaine. Essai sur GuillaumeIX et son oeuvre érotique , Paris, 1980.
47
Ainsi Conon de Béthune, vers 1188, affirme que c’est en Syrie que l’on doit “faire chevalerie”,
pour de pas faillir à son Seigneur et gagner le paradis, mais aussi pour acquérir « et pris et los
et l’amor de s’amie» (C ONON DE B ÉTHUNE , Les chansons de Conon de Béthune, éd. d’A.
Wallensköld, Paris, 1921, pp. 6-7).
48
ROBERT LE MOINE, Hierosolomytana expeditio, I, 1, dans RHC-HOc, 3, p. 729. Ce thème est déjà
présent dans la (pseudo?) lettre d’Alexis à Robert de Flandre (cf. note 61), dont UrbainII
semble avoir repris plusieurs éléments.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 151

Quelques historiens sont allés plus loin et ont supposé que la croisade avait
pu constituer une sorte de “débouché” économique pour certaines familles
aristocratiques, en particulier pour les chevaliers cadets, privés de terre par le
système d’héritage qui se met alors en place en Occident, et qui les
marginalise49. Cette hypothèse a été à juste titre réfutée par J. Riley-Smith et,
en partie, par M. Bull, avec des arguments convaincants, bien que parfois
excessifs50. Il faut admettre, en effet, que la plupart des croisés avaient pris des
dispositions pour revenir chez eux et n’avaient donc pas l’intention de
s’installer en Orient; quant aux rescapés, presque tous sont revenus, vivants
certes, mais généralement plus pauvres qu’à leur départ. Sur ce plan toutefois,
l’argumentation paraît plus contestable. Car même si l’espérance
d’enrichissement est à nos yeux “mathématiquement infime”, elle pouvait en
effet être pourtant incitatrice51. De plus, l’espérance du butin dans un Orient
réputé riche et fastueux, joint à l’attirance de Byzance, à l’attrait de l’exotisme
et au goût de l’aventure pouvait constituer une tentation mobilisatrice. Il ne
faut donc pas exclure la dimension matérielle des motivations plus ou moins
secrètes des croisés. Ce n’est pourtant là, très probablement, qu’une dimension
mineure que le pape, pourtant, envisage et condamne, pour les pénitents du
moins.
Soulignons aussi l’attrait considérable que constitue l’Orient pour une
société avide de reliques, véritables talismans protecteurs non seulement de la
famille qui les a ramenées, mais des communautés religieuses ou villageoises
auxquelles ces reliques sont remises. Il s’agit là d’une motivation à la fois
matérielle et religieuse qui est loin d’être négligeable52.

49
Cette thèse a été attribuée en grande partie à tort – et en tout cas avec excès – à Georges Duby
qui, dans sa thèses sur le Mâconnais et dans quelques articles, suggérait que le changement
des habitudes successorales dans l’aristocratie de la fin du XIe siècle avait pu pousser de
nombreux “jeunes” et cadets de famille sans terres vers l’aventure, la reconquête, la croisade.
Voir sur ce point, par exemple, Georges DUBY, «Au XIIe siècle : les “jeunes” dans la société
aristocratique», Annales ESC., 20 (1964), pp. 835-846.
50
Voir en particulier Jonathan RILEY -SMITH , «The Motives of the Earliest Crusaders and the
Settlement of Latin Palestine, 1095-1188», English Historical Review, 98 (1983), pp.721-736; ID.,
«Early Crusaders to the East and the Costs of Crusading, 1095-1130», dans M. Goodich, S.
Menache et S. Schein (éd.), Cross Cultural Convergences in the Crusader Period. Essays Presented to
Aryeh Graboïs on his Sixty-fifth Birthday, New York, 1995, pp. 237-257; ID., «The State of Mind
of Crusaders to the East, 1095-1300», dans ID . (éd.), The Oxford Illustrated History of the
Crusades, Londres, 1995, pp. 66-90.
51
Tous les joueurs savent bien qu’ils ont une chance infime de gagner, et de très fortes chances
de perdre, ce qui ne les empêche pas d’espérer.
52
La dimension matérielle est en revanche prédominante dans les campagnes dirigées contre les
hérétiques ou les païens de Baltique, ce qui les différencie à nouveau, précisément, du modèle
originel de la croisade.
152 Jean Flori

9. Les mérites de la guerre sainte


Les récompenses spirituelles aux soldats de Dieu
En 1095, les chevaliers ont déjà pris conscience de l’utilité de leur
profession. Ils ne sont plus totalement convaincus de la nécessité de se faire
moines pour accéder au salut éternel. UrbainII, comme avant lui GrégoireVII,
reconnaît la dignité du métier de guerrier lorsqu’il se met au service de la
bonne cause, celle de l’Église, du pape et, plus encore, du Christ. Il n’est plus
ici question de pénitence, mais bien de valeur positive.
L’état d’esprit des chevaliers devant cette dignité reconnue de leur état
semble bien reflété dans la réflexion que Raoul de Caen prête à Tancrède. Il le
montre inquiet de l’opposition entre les principes de paix de l’Évangile et les
préceptes de la chevalerie, qui poussent à combattre et à s’emparer. La
croisade mit fin à son dilemme, car elle lui fournissait l’occasion de servir le
Christ, par les armes, tout en restant chevalier53. L’appel de Clermont
réaffirmait avec force, publiquement, la dignité de la fonction des guerriers et
la possibilité pour eux de se sauver, non seulement malgré leur état et l’usage
des armes, mais bien par lui et grâce à cet usage.

La couronne du martyre?
UrbainII a-t-il promis la couronne du martyre à ceux qui viendraient à
périr au cours de l’expédition? Les avis sont partagés sur ce point. J.Riley-
Smith le nie, je l’affirme pour ma part, tandis que Herbert E. J. Cowdrey et
Colin Morris hésitent entre ces deux thèses opposées54. L’essentiel est que les
croisés, eux, en aient été persuadés. Or les chroniqueurs et les croisés eux-
mêmes, dans leurs lettres, font clairement référence à cette croyance55.
La perspective de mourir en martyr était-elle mobilisatrice? Elle peut
aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales laïques et matérialistes, paraître
d’un bien faible attrait. Il n’en allait pas de même dans une société médiévale
où la religion – mais aussi la familiarité avec la mort – était omniprésente et
qui vivait partagée entre la crainte de l’enfer et l’espoir de la vie éternelle. Les
guerriers, surtout, connaissaient les périls de leur profession, ce qui ne les

53
RAOUL DE CAEN, Gesta Tancredi, c. 1, RHC-HOc, 3, pp. 603-606
54
Jonathan RILEY-SMITH, «Death on the First Crusade», dans D. Loades (éd.), The End of Strife,
Édimbourg, 1984, pp. 14-31; Herbert E. J. COWDREY , «Martyrdom and the First Crusade»,
dans P. W. Edbury (éd.), Crusade and Settlement, Cardiff, 1985, pp. 47-56; Colin MORRIS,
«Martyrs on the Field of Battle before and during the First Crusade», Studies in Church
History, 30 (1993), pp. 93-104; Jean FLORI, «Mort et martyre des guerriers vers 1100: l’exemple
de la première croisade», Cahiers de Civilisation Médiévale, 34 (1991), pp. 121-139; ID ., «Les
héros changés en saints... et les saints en héros…».
55
Cette croyance ne s’oppose nullement à leurs demandes de prières pour les défunts, ne serait-
ce que par respect de la décision souveraine de Dieu à leur égard ; voir sur ce point Jean
FLORI, Pierre l’ermite…, Paris, 1999, pp. 216 et s.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 153

empêchait pas de l’exercer parfois avec délectation. La prédication de la


croisade comme guerre saintissime ne valorisait pas seulement leur état, elle
leur apportait l’espérance d’obtenir, par l’exercice de leur métier au service du
Christ, la félicité éternelle et l’accès direct au paradis. Il ne faut donc pas
négliger la portée attractive de cette perspective, assez comparable à celle que
professent aujourd’hui les “martyrs” du jihad islamique.

10. Motivations socio-religieuses


Il existe par ailleurs d’autres motivations moins doctrinales mais qui n’en
sont pas moins d’ordre religieux. Elles ont peut-être eu auprès des masses une
force de persuasion plus grande encore que les précédentes.

La solidarité religieuse?
Plusieurs thèmes, issus des Évangiles, ont été abordés par UrbainII dans
son sermon: Jésus a donné sa vie sur la croix pour sauver les siens; en retour,
il demande aujourd’hui que l’on prenne sa croix pour libérer son tombeau et
délivrer ses fidèles de l’oppression. Il n’y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses frères; or, les chrétiens d’Orient sont persécutés par les
musulmans, les Lieux saints sont profanés, les églises souillées; les secourir
est un devoir d’amour fraternel, servir le Christ, un devoir de fidèles.
Ces raisons ont très probablement été comprises par les chevaliers dans
une perspective plus proche de la solidarité clanique et de la vengeance (faide)
que de l’amour du prochain comme le prêchait Jésus56. Sous ses diverses
formes recomposées par les témoins, ce discours fait en tout cas clairement
appel aux valeurs qui touchaient le plus profondément les chevaliers: le sens
de la communauté fondée sur la religion (la notion de chrétienté naît et se
développe au XIe siècle), le réflexe identitaire par opposition à un adversaire
“étranger” par sa religion, donc “étrange”, et autres sentiments diffus et
viscéraux que l’on peut retrouver en partie aujourd’hui dans les communautés
qui se développent dans les banlieues de nos grandes villes. Le réflexe
xénophobe n’est pas loin. Il est exprimé par les termes qui désignent les
adversaires musulmans comme une “race abominable et perverse”, assimilés
aux païens de l’Antiquité, et diabolisés à la fois par leur religion “impie” et par
leur comportement décrit comme indigne, cruel et pervers. Ce thème du
Sarrasin “abominable” est très en faveur auprès des chevaliers, dont il stimule
l’ardeur et valorise le combat, comme le démontre son omniprésence dans les

56
Voir par exemple Jonathan R ILEY -S MITH , «An Approach to Crusading Ethics», Reading
Medieval Studies, 6 (1980), pp. 3-19; ID., «Crusading as an Act of Love», History, 65 (1980), pp.
177-192.
154 Jean Flori

épopées et dans les romans57. Ce type d’argument était très mobilisateur


auprès des foules médiévales dont l’émotivité était profonde58. Il l’est encore
de nos jours dans les sociétés à forte identité religieuse.

Une dimension eschatologique?


Je ne m’attarderai pas ici sur la motivation eschatologique de la croisade,
jadis surestimée par Paul Alphandéry, et trop minimisée par la suite dans le
sillage de Bernard McGinn et de Jonathan Riley-Smith. Des études, récentes et
en cours, peuvent renouveler notre perception de ce thème que Guibert de
Nogent n’hésite pas à placer dans l’argumentaire d’UrbainII 59. Il se situe dans
le droit fil de sa conception de l’histoire comme pédagogie divine, comme l’a
montré Alfons Becker60. On le retrouve aussi dans la lettre d’Alexis à Robert de
Flandres; fausse ou non (on en discute), elle peut être rangée parmi les
documents de propagande destinés précisément à mobiliser les croisés61. La
portée de l’argument est donc loin d’être négligeable. On discerne d’ailleurs
de telles attentes eschatologiques non seulement dans la Première croisade,
mais dans presque toutes les expéditions majeures Outre-mer62. Ce thème est
évidemment lié à Jérusalem et à la Terre sainte, lieu présumé du combat final
de l’Histoire contre l’Antéchrist et ses séides. Il n’a guère de raison
d’apparaître dans les autres guerres saintes assimilées par la suite à la
croisade, mais qui ne sont en réalité que des guerres saintes, voire seulement
des guerres sacralisées, car il leur manque pour le moins la dimension de
pèlerinage aux Lieux saints qui a permis l’apparition de la croisade et la
caractérise.

Convertir les infidèles?


La conversion des musulmans (assimilés aux païens), en revanche, n’a
guère été envisagée dans la propagande de la Première croisade. Il n’est

57
Cf. Jean FLORI, «La caricature de l’islam dans l’Occident médiéval: origine et signification de
quelques stéréotypes concernant l’islam», Aevum, 2 (1992), pp. 245-256, et John TOLAN, Les
Sarrasins. L’islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, 2003.
58
Paul ROUSSET, «Recherches sur l’émotivité à l’époque romane», Cahiers de Civilisation
Médiévale, 1959, pp. 65 et s.
59
G UIBERT DE NOGENT, Dei gesta per Francos…, II, 4, p. 138. D’après lui, le pape aurait en effet
suggéré aux chevaliers que leur victoire en Terre sainte était nécessaire à l’accomplissement
prochain du plan de Dieu prophétiquement annoncé, puisque l’Antéchrist doit combattre les
chrétiens à Jérusalem. Voir sur ce point J. FLORI, Pierre l’ermite…, notamment pp. 493-500, et
Guy LOBRICHON, 1099, Jérusalem conquise, Paris, 1998, en particulier pp. 130 et s.
60
Alfons BECKER, Papst UrbanII. (1088-1099), Stuttgart, 1964-1988 (2 vol.), notamment 2, pp. 322-
376.
61
Die Kreuzzugsbriefe…, n. I, pp. 129-136.
62
Jean FLORI, Islam et fin des temps: la place de l’islam dans les prophéties médiévales, à paraître en
janvier 2007 aux éditions du Seuil.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 155

question que de combattre, repousser, vaincre ou éventuellement massacrer


les infidèles, et non de les convertir. Les chroniqueurs signalent pourtant
quelques cas de conversion de musulmans, récemment étudiés63. Il s’agit, dans
la majorité des cas, de décisions utilitaires répondant à des intérêts ponctuels.
La conversion des infidèles ne peut donc pas être tenue pour une véritable
motivation, même minime, de la Première croisade, sauf sous l’angle d’un
ralliement des “païens” à la “vraie religion” devant l’évidence de la
supériorité du “vrai Dieu” qui donne la victoire aux chrétiens, en une sorte
d’ordalie ou de “jugement de Dieu”64.

Conclusion
Les mobiles de départ des croisés traduisent ainsi les diverses perceptions
de la croisade par les participants. Pour les uns, il s’agit d’une guerre sainte et
même saintissime par sa destination même (la recouvrance de Jérusalem et la
délivrance des Églises d’Orient), capable à ce titre de procurer des
récompenses spirituelles à ceux qui s’y engagent, en particulier la couronne
des martyrs pour ceux qui mourraient dans cette expédition. Pour les autres, il
s’agit avant tout d’un pèlerinage (armé) au Sépulcre du Christ, premier des
Lieux saints de la chrétienté, et qui, à ce titre, peut être tenu pour une
pénitence satisfactoire aux péchés confessés. Ces deux conceptions sont
exprimées par la phase G, celle de la croisade, qui naît en 1095 et se prolonge
dans les faits jusqu’en 1291, bien au-delà au niveau des idéologies.
Une troisième opinion se fait jour au fil du temps: celle qui admet comme
croisade toute expédition ainsi qualifiée par la papauté dispensatrice des
privilèges énoncés par UrbainII à l’occasion de la première expédition. Cette
tendance est particulièrement perceptible à partir de la Quatrième croisade
(phase H) 65, La papauté, en effet, parvient à instrumentaliser la croisade et à
l’utiliser contre des objectifs qui n’ont plus guère de rapports avec les deux
traits majeurs qui, jadis, en faisaient l’originalité. En assortissant des privilèges
de croisade les expéditions contre les Maures d’Espagne, les Vendes des

63
Jean FLORI, «La croix, la crosse et l’épée. La conversion des infidèles dans la Chanson de Roland
et les chroniques de croisade», dans “Plaist vos oïr bone cançon vallant?” Mélanges de Langue et
de Littérature Médiévales offerts à François Suard, Lille, 1999 (2 vol.), 1, pp. 261-272; ID .,
«Première croisade et conversion des “païens” », dans M. Balard et A. Ducellier (éd.),
Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècles), Paris, 2002, pp. 449-457; Svetlana
LUCHITSKAJA, «L’idée de conversion dans les chroniques de la première croisade», Cahiers de
Civilisation Médiévale, 45 (2002), pp. 39-53.
64
Il n’en va pas de même des croisades ultérieures. Voir sur ce point Elizabeth SIBERRY ,
«Missionaries and Crusaders, 1095-1274: Opponents or Allies?», Studies in Church History, 20
(1983), pp. 103-110; Benjamin Z. KEDAR, Crusade and Mission. European Approaches toward the
Muslims, Princeton, 1984.
65
Jean FLORI, «Saint-Siège et guerre sainte. Le rôle de la papauté dans la formation de l’idée de
guerre sainte en Occident», dans Quarta Crociata: la partecipazione europea, le reazioni, la
rizonanza, Actes du colloque international de Venise (5-6 mai 2003), à paraître.
156 Jean Flori

régions baltiques, les “hérétiques” du Languedoc, les rois et princes


réfractaires aux décisions pontificales ou les souverains du voisinage,
possesseurs de territoires convoités par le Saint-Siège, la papauté ne faisait en
réalité qu’infléchir la phase H en direction de la phase F, celle de la guerre
sainte, qu’elle rejoint en y ajoutant seulement des privilèges nouveaux issus de
la croisade (cf. fig. 2, p. 157).
L’historien n’est nullement tenu d’admettre cette dénomination contre
nature. De telles expéditions, en effet, n’ont plus aucun des traits “génétiques”
caractéristiques de la croisade. Elles n’ont pour “mériter” ce titre que le
discours pontifical qui, de manière récurrente et explicite, les gratifie
abusivement “des mêmes privilèges que ceux accordés par UrbainII” pour la
véritable croisade66, celle qui a pour objectif le secours aux chrétiens d’Orient
menacés et la délivrance des Lieux saints de la chrétienté, en particulier le
Saint-Sépulcre de Jérusalem67.

66
Cette constante référence des papes, pour toutes les expéditions ultérieures quelles qu’en
soient les destinations, aux privilèges et indulgences attribués par UrbainII aux participants
de la Première croisade souligne à l’évidence le caractère normatif de celle-ci, un caractère
fondé, comme on vient de le voir, sur ses objectifs, à savoir la recouvrance de Jérusalem et du
Saint-Sépulcre. Cette destination seule en fait à la fois une guerre saintissime et un pèlerinage
méritoire. Aucune des autres expéditions affublées de l’appellation “croisade” ne possède ces
caractères distinctifs.
67
Les interventions réitérées des papes pour exhorter les Espagnols à renoncer à leur projet de
croisade en Orient pour combattre plutôt les Maures dans la péninsule Ibérique montrent bien
que pour les Espagnols la croisade (vers les Lieux saints) conservait une valeur suréminente,
que n’avait pas la guerre sainte (en Espagne), malgré l’identité des indulgences et les privilèges
accordés par les pontifes aux deux théâtres d’opération. L’indulgence n’était donc pas majeure
dans leurs motivations.
Les concepts de guerre sainte et de croisade aux XIe et XIIe siècles 157
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 159-185.

Pro negotio crucesignatorum


Innocenzo III e il sostegno della guerra santa

Marco MESCHINI*

È indubbio che InnocenzoIII abbia progettato, lanciato e minacciato un


numero significativo di guerre sante: dalla Terrasanta alla Spagna, dalla
Sicilia alla Linguadoca durante il suo pontificato sono stati diversi gli exercitus
christianorum che hanno combattuto il prelium Domini contro gli inimici crucis1.
Si tratta di tematiche ampiamente trattate dalla storiografia per la rilevanza
del papato innocenziano. Gli studi di Andrea, Cardini, Cipollone, Gilchrist,
Kennan, Maccarrone, Martini, Moore, Powell, Roscher – per citare solo alcuni
storici e senza contare i passi dedicati da molti altri studiosi dell’intero
movimento crociato – hanno ben messo in luce il ruolo e gli apporti di papa
Lotario alle crociate, come all’idea di crociata e di guerra santa.
Qui intendo rivisitare alcune iniziative crociate volute da InnocenzoIII, in
particolare a sostegno dei negotia crucesignatorum che egli sollecitò lungo tre
direzioni: la Terrasanta, il Regnum Siciliae e la Linguadoca2. Le pagine che
seguono non hanno l’ambizione di cogliere tutte le componenti dell’azione
innocenziana; esse si concentrano solo su alcuni aspetti cruciali, cercando nel

* Università Cattolica del Sacro Cuore (Milano).


1
Tra le circa 5.500 lettere regestate da Potthast almeno 200 concernono la guerra santa e la
crociata, con esclusione di quelle relative agli ordini monastico-cavallereschi e alla Terrasanta
in genere o all’Impero latino d’oriente ; si può dunque stimare a poco meno del 4% l’incidenza
di questa tipologia all’interno del processo di memorizzazione della cancelleria pontificia. Per
un parallelo : le lettere riguardanti l’eresia e il negotium pacis et fidei rappresentano poco meno
del 5% del totale sopra ricordato. Se da queste stime puramente approssimative è lecito trarre
qualche indicazione di carattere generale, si può dire che la crociata e la guerra santa furono
problemi al centro dei pensieri innocenziani.
Per il distinguo tra “guerra santa” e “crociata” rinvio a Jean FLORI, La guerre sainte. La formation
de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001. L’espressione « pro negotio
crucesignatorum » ricorre una volta nel Registro innocenziano (PL, 214, col. 1175D).
2
Restano quindi escluse dal presente discorso le guerre sante volute da Innocenzo nei riguardi
dei mori in Spagna e dei pagani del nord Europa, così come quelle minacciate contro Milano,
l’Inghilterra e altre ancora.
160 Marco Meschini

contempo di tenere presenti i caratteri generali del pontificato innocenziano3 e


le condizioni materiali del suo operato, ivi compresi i limiti – di informazione4,
di tempistica e di salute, per esempio – cui dovette soggiacere. Non un esame
complessivo, dunque, ma una serie di spunti, riflessioni e paralleli sorti dal
confronto tra questi diversi ambiti di impegno crociato del pontefice.
Ciò premesso, le domande di fondo di questo lavoro sono le seguenti: cosa
ha fatto e cosa non ha fatto il papa a favore di quelle crociate, « pro illis negotiis
crucesignatorum »? E inoltre: quali conseguenze ha generato presso i
contemporanei? L’azione pro-crociata di InnocenzoIII può infatti essere letta
alla luce non solo dei suoi interventi e delle sue parole, ma anche dei suoi
silenzi e dei contributi mancati, oltre che delle reazioni sollevate.

1. Il vocabolario e l’idea
Innanzitutto va ricordato che Innocenzo ha rifondato il linguaggio crociato.
Già Markowsky ha evidenziato come egli abbia, per la prima volta nella storia
del papato, fatto un uso estensivo e ufficiale del termine crucesignatus5 ; va poi
a Cipollone il merito di aver setacciato con ampio spettro la terminologia
crociata del papa, isolando le occorrenze di una gamma abbastanza ampia di
termini e significati: così, accanto ai generici bellum, guerra, prelium e negotium,
se ne trovano di più caratterizzanti come iniuria, vindicta e obsequium Crucifixi
(e simili: crucis Christi, etc.)6.
È inoltre noto che egli non fece ricorso al termine cruciata, che sarebbe
divenuto comune – non esclusivo – solo con il prosieguo del XIII secolo; però
fu sotto il suo pontificato e in relazione a una crociata cismarina che la parola
fece capolino nelle fonti in lingua volgare, in particolare nella Canso di
Guglielmo di Tudela7.
Vi è un ulteriore piano di linguaggio – e relativo ambito concettuale – sul
quale Innocenzo fece leva nel suo impegno a favore della crociata: quello

3
E cioè almeno il suo essere pontefice romano, politico e giurista (Elisabeth KENNAN,
«Innocent and the first political crusade: a comment on the limitations of papal power»,
Traditio, 27 [1971], p. 232), uomo di fede e teologo (Wilhelm IMKAMP , Das Kirchenbild Papst
Innocenz’III [1198-1216], Stuttgart, 1983, p. 330).
4
Si veda per es. Die Register Innocenz’ III., ed. O. Hageneder et alii, Graz-Köln-Rom-Wien, 1964
[= Reg.] II, 180 (189), p. 346, r. 29-33: « … et statum Ierosolimitane provincie nobis per litteras
vestras frequenter et veraciter intimetis: Sicut enim expedit, ut veri nobis rumores sepius exponantur,
sic est utile, ut hii supprimantur penitus, qui mixturam sapiunt falsitatis ».
5
Michael M ARKOWSKY , «Crucesignatus: its origins and early usage», Journal of Medieval
History, 10 (1984), p. 160.
6
Giulio CIPOLLONE, Cristianità-Islam: cattività e liberazione in nome di Dio. Il tempo di InnocenzoIII
dopo “il 1187", Roma, 1992, pp. 135-154. Per quanto riguarda l’“istituzione” crociata cf.
Christopher TYERMAN, L’invenzione delle crociate, Torino, 2000, pp. 60-69.
7
Cf. ibid., pp. 48-49.
Pro negotio crucesignatorum 161

della lesa maestà8. Nel dicembre del 1199, con la lettera Nuper ad nos
indirizzata a FilippoII, egli vi ricorse per scuotere la ritrosia del re francese di
fronte ai propri piani crociati che, già lanciati nell’agosto dell’anno precedente,
stentavano a concretizzarsi. Secondo Innocenzo il re avrebbe dovuto mostrare
il suo obsequium verso Cristo ammonendo e spingendo a partire quanti si
erano fatti crociati nel suo regno, oltre a inviare un « competentem in expensis
tuis […] numerum bellatorum, quasi decimas saltem Christo persolvens; ita quod ex
hoc divinam gratiam possis plenius promereri ». Per sostenere il proprio invito il
pontefice ricorse quindi a un parallelo: se un re terreno fosse stato fatto
prigioniero e i suoi uomini non avessero combattuto in tutti i modi per
liberarlo e se il primo fosse stato restituito alla libertà e avesse fatto giustizia,
non avrebbe dovuto giudicare i secondi come infedeli, traditori e rei di lesa
maestà (« infideles… proditores regios et velut lese magestatis dampnabiles »),
passibili quindi della pena capitale? Similmente Cristo avrebbe potuto
giudicare il re («[…] de ingratitudine vitio et velud infidelitatis crimine te
dampnaret »)9.
Innocenzo, benché conscio del fatto che Filippo si fosse già impegnato in
passato in una crociata, non esitava ad accusare il re – sia pure in maniera
ipotetica – del crimine più grave possibile e immaginabile, sul duplice piano
del corpo e dell’anima, del potere temporale e spirituale. Si era a pochi mesi di
distanza da un’altra lettera che aveva poggiato sul medesimo presupposto
culturale e giuridico, la celebre Vergentis in senium, destinata ad alterna fortuna
ma comunque di sommo rilievo di “sistema”10. In quel caso le disposizioni
pontificie avevano avuto di mira l’eresia o per meglio dire il mondo
paraereticale; la vicinanza e somiglianza non sembrano coincidenze fortuite,
tanto più che Innocenzo avrebbe applicato il vocabolario e l’idea di crociata
anche alla lotta contro i fautori degli eretici e quindi, lato sensu, contro l’eresia
in quanto tale. Si può quindi dire che, al tramonto del XII secolo, il papa
cominciasse ad avvicinare i problemi all’interno di un quadro generale di
compiti, doveri e relative conseguenze inerenti ai poteri laici ed ecclesiastici
della Cristianità11.

8
Cf. G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., pp. 147-149. Sulla lesa maestà si rinvia almeno a Jacques
C HIFFOLEAU , «Dire l’indicibile. Osservazioni sulla categoria del “nefandum” dal XII al XV
secolo», in La parola all’accusato, Palermo, 1991, pp. 42-73.
9
Reg. II, 241 (251), pp. 460-461. Cf. ibid., 259 (271) dove viene ripresa la stessa immagine ma il
concetto non viene esplicitato.
10
Ovidio C APITANI , «Legislazione antiereticale e strumento di costruzione politica nella
decisioni normative di InnocenzoIII», Bullettino della Società di Studi Valdesi, 140 (1976),
pp.31-53 ; Marco MESCHINI, «Validità, novità e carattere della decretale Vergentis in senium di
InnocenzoIII (25 marzo 1199)», Bulletin of the Medieval Canon Law, 25 (2002-2003), in stampa.
11
Per quel che riguarda la lotta all’eresia rinvio a ID ., «L’evoluzione della normativa
antiereticale di InnocenzoIII dalla Vergentis in senium (1199) al IV concilio lateranense (1215)»,
Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 106/2 (2004), pp. 207-231. Per la crociata
d’Oltremare: G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., p. 148; però si deve far notare che il concetto
162 Marco Meschini

Un altro punto, che riguarda i modelli seguiti da Innocenzo, può essere


ripreso: è noto che egli attinse all’eredità “crociata” di Bernardo di
Clairvaux12. Dall’abate cistercense il papa trasse un denso vocabolario
imperniato sulla pregnante espressione negotium Christi, associato a una
precisa idea della crociata, quella dell’occasio salutis offerta da Dio a tutti i
cristiani per la redenzione delle colpe. Ma è forse possibile aggiungere ancora
qualcosa. Bernardo è giustamente ricordato come il santo che ha segnato una
svolta fondamentale nel culto cristiano verso la Vergine Madre di Dio, tanto
che si è potuto parlare di una mariologia bernardiana inscritta nella sua
cristologia13. È forse lungo questa linea che si può avanzare la congettura di
un’ulteriore liaison tra i due uomini di Chiesa, il santo e il pontefice: in effetti,
nelle lettere crociate del dicembre 1208 indirizzate ai fedeli di Lombardia e
della Marca trevigiana era contenuto anche un riferimento all’icona femminile
per eccellenza della storia e della teologia cristiane, appunto la Madre di
Cristo, descritta nella condizione di esilio dal “presepe” della Terrasanta
(« quandoquidem puerpera virgo de paupere presepii diversorio cum puero vagiente
depellitur »)14. Le metafore cristologiche assunte dal papa per qualificare l’opus
crociato si ampliavano così a comprendere la puerpera virgo e il puer vagiens : la
sorte di Cristo, del « rex regum et Dominus dominantium », non interpellava
solamente i nobili e i potenti, né unicamente la forza e la virilità dei suoi fedeli,
ma anche e persino la fragilità – della condizione femminile e infantile – e la
povertà dell’intera Cristianità.
Circa questa relazione tra Bernardo e Innocenzo si potrebbe anche
aggiungere che il secondo – nell’assumere personalmente il ruolo di
predicazione della nuova crociata voluta tra il 1213 e il 1215 – si
“bernardinizzò” ancor più, anche se non va certo sottovalutato il modello
rappresentato dal primo pontefice predicatore della crociata, e cioè
ovviamente Urbano II e dai suoi successori15.
Nel contesto dell’idea di crociata assume poi un’importanza notevole la
lettera indirizzata da Innocenzo a Safadino, il sultano d’Egitto al-Adil,
nell’aprile del 121316. Il pontefice gli comunicò la prossima realizzazione di
una spedizione per la liberazione della Terrasanta con lo scopo di suggerire
una soluzione diplomatica consistente nella restituzione di Gerusalemme e
della Terrasanta ai cristiani. Ciò avrebbe permesso di evitare ulteriore
spargimento di sangue (« maxime ne propter violentam detentionem prefate

di lesa maestà andò anche in questo caso rastremandosi, sino a scomparire nella Ad liberandam
del 1215.
12
Cf. in generale Helmut ROSCHER, Papst Innocenz III. und die Kreuzzüge, Göttingen, 1969.
13
Jean LECLERCQ, Bernardo di Chiaravalle, Milano, 1992, pp. 135-142.
14
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., n. 37, p. 524.
15
Michele M ACCARRONE , Studi su Innocenzo III, Padova, 1972, pp. 86-163; James M. POWELL,
Anatomy of a crusade (1213-1221), Philadelphia, 1987, pp. 51-65.
16
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., n. 46, pp. 543-544. Per un nuovo tentativo nel 1216 si veda
PL, 216, col. 831-832 (37); cf. M. M ACCARRONE, Studi..., pp. 120-122.
Pro negotio crucesignatorum 163

provincie plus adhuc umani sanguinis effundatur »). Si deve rilevare la posizione
di umile richiesta assunta dal pontefice in questo scritto (« cum humiliter hoc
petamus et suppliciter imploremus ») e, nel contempo, il fatto che nessuna
contropartita fosse offerta all’avversario, similmente a quanto accaduto tra
RiccardoI d’Inghilterra e lo stesso al-Adil – intermediario di suo fratello
Saladino – durante la terza crociata; ed è risaputo come quelle trattative non
avessero sortito effetti positivi17. Ma torniamo a Innocenzo: scrivendo quella
lettera poco tempo dopo la diffusione della Quia maior nunc e della Vineam
Domini Sabaoth, egli tentava di sfruttare il periodo intercorrente tra il 1213 e la
data futuribile di partenza della spedizione – che comunque non sarebbe stata
prima del 1216-1217 – per sondare un’altra strada, che potremmo definire di
natura diplomatica pur con le limitazioni indicate. Mi sembra un aspetto
rilevante, soprattutto perché mostra in maniera non equivoca come la natura
della crociata dal punto di vista del papa (ma non solo) fosse armata per
necessità e non per volontà: era la resistenza attuata dagli infedeli in
Terrasanta ad armare la mano della Cristianità dietro la guida del suo vertice
ecclesiastico e non un’indistinta volontà di potenza ed espansione a danno
dell’“altro”. Nel cercare una soluzione alternativa alle armi per la questione
della Terrasanta, dunque, Innocenzo delimitava chiaramente e una volta di
più l’ambito proprio della crociata o meglio del negotium crucis di Terrasanta:
il recupero di quel particolare proprium cristiano, evidentemente alienum in
mano musulmana. Innocenzo insomma fissò in maniera inequivocabile il
senso e i limiti stessi di quella che sarebbe stata chiamata, nel prosieguo del
XIII secolo, crux transmarina18. E se si connette questa riflessione all’esito
fallimentare della crociata lanciata proprio nel 1213, la lettera di Innocenzo
assurge a criterio e giudizio della condotta del legato Pelagio nel 1219-1221: fu
in parte lui a voler tentare di trasformare la crociata, operazione di riconquista,
in un’impresa di conquista, in quel caso verso Il Cairo e forse oltre19. Ed è
curioso notare come, storicamente, lo snaturamento del senso e dello scopo
della crociata si sia accompagnato con il suo netto fallimento.
C’è poi, in quella lettera al sultano, un’altra frase carica di significato: « De
cuius [la Terrasanta] quidem detentione preter quandam inanem gloriam forte plus
difficultatis quam utilitatis accrescit » 20. Non solo sembra completamente
ignorata l’eventuale ragione di interesse da parte musulmana per il possesso
dei Luoghi Santi ma soprattutto, se si applicano le parole del papa alla
Cristianità, si può trovare un’involontaria negazione dell’idea stessa di
crociata: quale vantaggio derivava alla Cristianità dal possesso materiale della
Terrasanta? Non era forse il papato a parlare di onore e disonore in rapporto
al possedimento della terra ubi steterunt i piedi di Cristo? Nell’aprirsi sul

17
John GILLINGHAM, Richard Cœur de Lion, London, 1994, pp. 183-189.
18
Per il distinguo tra cismarini e ultramarini cf. Reg. V, 25 (26), p. 47, r. 23-24 e p. 48, r. 5 e 22-23.
19
J. M. POWELL, Anatomy..., pp. 175-193.
20
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., n. 46, p. 543.
164 Marco Meschini

fronte diplomatico, in certo senso, Innocenzo sfiorava i limiti e le


contraddizioni insite in un’azione che, senza essere originaria e restando
distinta dalla missione, si era radicata in profondità nel tessuto della
Christianitas. Infine, si può rilevare la curiosa profezia adombrata in quelle
parole al sultano, scritte non « ad terrorem, sed potius ad cautelam »
dell’interlocutore: al-Adil sarebbe morto per il «terrore» causatogli dalla
conquista di Damietta, nel 1218, proprio a opera della quinta crociata.

2. L’impegno personale
Nella visione di InnocenzoIII, il voto in generale e il voto di crociata in
particolare è libero e volontario. Una volta assunto, comporta impegni da
assolvere in linea di principio personalmente, ma che possono anche essere
trasferiti su altri, soprattutto con il riscatto del voto medesimo, attraverso il
mantenimento di un congruo numero di armati a sostegno della Terrasanta,
ovvero con il versamento di una somma corrispondente alle spese che il
crociato avrebbe sostenuto in caso di scioglimento personale del voto. Voto
che restava pertanto valido sino alla cancellazione per compimento,
remissione o riscatto e che poteva essere adempiuto anche dopo
commutazione. Ne conseguiva che esso era ereditabile e diventava parte degli
oneri che, al fianco degli onori, si lasciavano agli eredi21.
Il voto poteva dunque essere differito, riscattato o commutato22, ovvero
rimesso da una legittima autorità23; in ogni modo, comunque, doveva esserne
rispettata l’intenzione originaria, tanto che il suo mancato rispetto comportava
naturaliter la scomunica, con relative conseguenze24. Per questi aspetti mi
sembra rilevante una lettera del primo anno del Registro dalla quale
apprendiamo che in merito alla gestione del voto di crociata (in questo caso di
un ecclesiastico) Innocenzo considerava tre diversi e complementari aspetti:
« Quid liceat, quid deceat, quid expediat » 25. Dunque oltre al mero rispetto degli
elementi “tecnici” connessi con il voto di crociata, era rilevante anche l’aspetto
personale e quello pubblico – nel duplice senso di impatto sull’opinione
pubblica e di ruolo della gerarchia ecclesiastica – anche perché non si
fornissero esempi negativi ai fedeli26. Tale dimensione pubblica della crociata –
in questo caso nella sua sfaccettatura personale – è fondamentale e dovremo

21
James A. BRUNDAGE, «The votive obligations of the crusaders. The development of canonistic
doctrine», Traditio, 24 (1968), pp. 77-118, in particolare p. 117; cf. per es. Reg. I, 10.
22
Per es. Reg. I, 439, in particolare p. 663, r. 15-16: « Quia igitur votum, cum requirit necessitas,
potest et debet in pietatis opus aliud commutari ». Cf. V, 15 (16) e G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam...,
n. 37, p. 527. Non è chiaro a quale caso vada ascritto quello di Gualtieri di Brienne
(E.K ENNAN, «Innocent...», p. 244).
23
Sono significativi in questo senso vari passaggi di Reg. I, 69.
24
Si veda per es. Reg. II, 23.
25
Reg. I, 69, p. 101, r. 27.
26
Ibid., p. 102, r. 4-8.
Pro negotio crucesignatorum 165

tornarvi sopra; sin da ora annotiamo però l’attenzione specifica che vi


dedicarono il pontefice e la curia, come traspare dalla difesa delle persone e
dei beni dei crociati27 e da un altro passaggio significativo:

Non curantes, quid os iniqua loquentium loquatur, dum tamen non recedamus a tramite
veritatis, cum secundum apostolum gloria nostra sit testimonium conscientie nostre, et
scandalum non curantes, presertim quia non in tenebris sed in luce procedimus28.

Innocenzo cercò anche di mettere mano al distinguo tra partecipazione alla


crociata in quanto occasione di remissione dei peccati – e dunque in quanto
tempo favorevole – e partecipazione fisica alla spedizione. Qualunque
cristiano avrebbe cioè potuto fare il voto di crociata salvo poi commutarlo e
riscattarlo in base alla sua effettiva condizione. Questa idea è chiaramente
espressa nelle lettere crociate del 1213: Innocenzo, fors’anche scosso dalla
tragica esperienza della cosiddetta “crociata dei fanciulli”, voleva un esercito
di uomini abili nell’esercizio delle armi e nelle indispensabili attività
logistiche, affiancati da alcuni chierici per le necessità religiose. Gli inermi e i
deboli, ivi compresa la maggioranza degli uomini di Chiesa, dovevano
rimanere a casa, partecipando alla crociata con pratiche pie ed elemosine29.
Del resto queste tipologie di persone avrebbero rischiato di indebolire
piuttosto che rafforzare la spedizione. Si tratta di una questione a lungo
dibattuta, non solo in sede storiografica ma anche dagli uomini dei secoli XI-
XIII: se ne trova traccia già in relazione alla prima crociata e alla seconda; il
problema si pose anche per la terza crociata e l’atteggiamento dei sovrani
coinvolti fu essenzialmente quello di dissuadere gli inermi, anche a forza di
decreti, dal partecipare al viaggio30. Innocenzo recepì queste istanze
suggerendo il riscatto dei voti per quanti fossero impediti per varie ragioni –
età, sesso, condizioni fisiche, ragioni di opportunità e altro ancora – tentando
di distinguere, all’interno della comune partecipazione al negotium crucis, i
compiti e gli apporti di ciascuno, con i conseguenti vantaggi materiali e
spirituali31.
Questa visione – sia pure non espressa in maniera così articolata – si
trovava già nelle lettere crociate del 1198-1199 che insistevano sul lato militare
della spedizione32; e se pure sappiamo che Folco di Neuilly, il grande
predicatore di quegli anni, distribuì croci in enormi quantità a svariate
tipologie di persone – uomini e donne, giovani e anziani, poveri e potenti –

27
Per es. Reg. I, 13 e VII, 18.
28
Reg. I, 69, p. 103, r. 11-14.
29
Cf. G. C IPOLLONE , Cristianità-Islam..., p. 141. Questo distinguo tra impegno personale e
supporto materiale era valido anche al livello delle corone cristiane, come si evince da Reg. II,
241 (251), p. 461, r. 15. Il duplice piano di res e personae si ritrova anche ibid., 258 (270).
30
Elizabeth SIBERRY, Criticism of Crusading, 1095-1274, Oxford, 1985, pp. 25-26.
31
Ibid., p. 50.
32
Reg. I, 69, p. 102, r. 12 e 28-30; I, 302, p. 433, r. 10-14.
166 Marco Meschini

dobbiamo riconoscere che il papa chiarì il suo pensiero in proposito in più


circostanze. In particolare per tramite del suo legato Pietro Capuano che, sul
lido veneziano nell’estate del 1202, mandò a casa tutti gli inermes, “purgando”
l’armata degli elementi che avrebbero potuto fiaccarla; e in effetti nelle fonti
scompare, da lì in poi, ogni accenno a questa problematica33. Le conseguenze
quanto all’efficienza dell’armata furono senz’altro benefiche: come esercito,
quello principale della quarta crociata fu senza dubbio efficace.
Questo discorso consente di tornare brevemente su quel modello
bernardiano di cui ho parlato più sopra. Secondo una vulgata storiografica
ancora in voga Bernardo avrebbe snaturato la concezione della crociata di
EugenioIII e LuigiVII arruolando, oltre ai cavalieri, uomini e donne di
qualunque età e grado, indirizzandoli lungo l’iter crociato come aveva fatto, a
suo tempo, Pietro l’Eremita. Se ciò fosse vero, Innocenzo avrebbe rigettato in
questo la concezione e l’esempio bernardiani, ma non è così: l’abate di
Clairvaux aveva diretto la sua predicazione e la sua esortazione solo ai
cavalieri, rimanendo cioè all’interno del perimetro tracciato dal re e dal papa, e
l’ampliamento della partecipazione agli inermes – che pure vi fu – non gli va
ascritta se non, al massimo, in maniera indiretta34. Dunque, anche sotto questo
profilo, l’ascendenza bernardiana su InnocenzoIII mi sembra vada confermata
piuttosto che smentita, pur se differenze e soprattutto evoluzioni anche
notevoli intercorrano tra le posizioni dei due.
Infine, da tradizione, Innocenzo chiese ai partecipanti di tenere una
condotta di vita consona con il proprio status, dal momento che il prelium
Domini richiedeva purezza di cuore e di corpo35.

3. Il finanziamento
I primi crociati avevano risolto il problema del finanziamento della
spedizione con soluzioni improvvisate, soprattutto vendite e ipoteche.
Durante il XII secolo si fece strada «l’obbligo prima morale, poi talvolta anche
giuridico, d’assistere i crociati: era infatti considerato giusto che i fedeli, i
quali affrontavano pericoli e disagi per la salute e l’onore dei cristiani tutti,
fossero sollevati almeno dal fardello delle preoccupazioni materiali» 36. E
questo valse – con innovazioni di notevole momento – sia sul versante laico sia

33
Con esclusione delle prostitute, che però non possono certo essere ricondotte all’interno del
quadro qui delineato (cf. Marco MESCHINI, 1204: l’incompiuta. La quarta crociata e le conquiste di
Costantinopoli, Milano, 2005, pp. 67-69 e 157).
34
Come ho cercato di mostrare in un mio precedente lavoro: San Bernardo e la seconda crociata,
Milano, 1998. Cf. J. A. BRUNDAGE, «The votive obligations...», p. 93.
35
Reg. I, 13, p. 22, r. 29-35. Cf. E. SIBERRY, Criticism..., p. 107.
36
Giuseppe MARTINI, «Innocenzo III e il finanziamento della crociata», Nuova Rivista Storica, 65
(1981), p. 192.
Pro negotio crucesignatorum 167

su quello ecclestiastico, dove il pontificato di Innocenzo rivestì, anche in


questo campo, un ruolo di spicco, come hanno mostrato bene alcuni studi37.
Del suo vasto, modulato e cangiante programma economico-finanziario a
sostegno della crociata la storiografia ha generalmente sottolineato la
grandiosità e l’esemplarità; qualche storico ne ha però anche rilevato i limiti,
compreso il fatto che vi furono notevoli problemi38 e – com’è quasi naturale
attendersi – scandali, tra i quali il furto perpetrato da alcuni colleghi di Folco
di Neully39.
Quel che vorrei far notare è un certo grado di astrattezza insito nei progetti
pontifici di questo tipo: se pure Innocenzo sembrava prevedere tutti i casi
possibili, in realtà finiva talvolta con il creare confusione e ampi margini
d’incertezza, come si evince da una significativa lettera del novembre 1198,
dalla quale apprendiamo che le disposizioni impartite nelle litterae generales
dell’agosto precedente avevano generato confusione presso i destinatari. In
particolare, l’arcivescovo di Pisa, il vescovo di Urbino e i priori di Camaldoli e
di San Frediano di Lucca avevano frainteso i comandi pontifici circa la
gestione delle elemosine da raccogliersi per la Terrasanta: dovevano essere
inviate a Roma oppure no? Il grado di incoscienza di Innocenzo rispetto a
questo possibile risvolto pratico dei suoi piani teorici si evince dalla risposta:
la sua intentio era stata quella di conoscere tramite lettere l’ammontare delle
somme raccolte che avrebbero però dovuto essere gestite direttamente
dall’episcopato locale, coadiuvato da rappresentanti templari e ospedalieri per
le necessità (in particolare gli stipendia) dei crociati e della Terrasanta. Lettera
significativa, dicevo, per questa frase del papa:

Unde, si quid forsan in litteris nostris, quas vobis direximus, continetur, per quod
congregatam pecuniam ad nos mandaverimus destinari, id non ex intentione nostra sed
nimia occupatione processit, qui quanto intendimus pluribus, tanto minus sollicite
possumus de singulis cogitare40.

Per sua stessa ammissione, quindi, Innocenzo riconosceva i limiti dei suoi
mandata: egli era occupato in alti piani, non poteva occuparsi dei dettagli.
Un tratto di questo irrealismo si trova anche nel braccio di ferro che oppose
papa e ordini monastici esenti, cistercensi in testa, proprio sulla questione
della tassazione generale a favore della crociata41. In questa sede non interessa

37
Ibid. ; cf. E. SIBERRY, Criticism..., pp. 111-149.
38
Ibid., pp. 127-128 e 146.
39
M. MESCHINI , 1204: l’incompiuta..., p. 36. Per un caso simile cf. E. KENNAN , «Innocent...»,
pp.243-244.
40
Reg. I, 409, p. 613, r. 12-16. Cf. nel c. 71 del IV concilio lateranense il passaggio: « d e
contingentibus » (Conciliorum Oecumenicorum Decreta, Bologna, 1991, p. 268, in particolare r. 10
ss.).
41
Gli unici esenti da questa imposizione fiscale furono i monaci cistercensi, i canonici
premostratensi, gli eremiti di Grandmont e quelli della Chartreuse (Reg. II, 257-258). Costoro
168 Marco Meschini

valutare il contenuto ecclesiastico – di giurisdizione e di potestas – del


problema, bensì sottolineare come le previsioni pontificie venissero frustrate
proprio su un terreno dove egli riteneva di avere campo libero: e quanto
peggio avrebbe potuto essere al di fuori di quel raggio d’azione?
Si potrebbe obiettare che tutta l’attenzione mostrata da Innocenzo al
denaro occorrente per le spedizioni crociate fosse parte costituente delle
necessità stesse di quelle imprese42; è vero, e tuttavia mi sembra che si possa
ravvedere in questo aspetto una tipica sfocatura innocenziana. Nella bolla
Quia maior nunc dell’aprile 1213, proprio quando egli rilanciò il grande
progetto della crociata orientale, si trova un passaggio illuminante: « Quia pro
certo speramus quod personae non deerunt, si expensae non desint» 43. Mi sembra
che questa frase indichi un ribaltamento di prospettiva quanto alla concezione
della crociata stessa: certamente la crociata veniva ancora pensata e proposta
come impresa comune di tutta la Cristianità ma, mentre si confessava di
attendere una scarsa risposta da parte di alcune tipologie di interlocutori, si
confondeva la conseguenza con la causa. E cioè: il finanziamento sarebbe
derivato dal coinvolgimento diretto e profondo delle componenti vitali della
Cristianità, non il contrario. Innocenzo, certo scosso dalle conseguenze nefaste
della mancanza di denaro patita dalla spedizione principale della quarta
crociata, avrebbe concentrato molti sforzi su questo aspetto senza
comprendere che quell’ammanco era stato prima di tutto di origine politica:
oltre all’improvvida previsione del 1201 circa le possibilità reali di
mobilitazione della crociata, era stata soprattutto l’incapacità dei comandanti
politici dell’impresa di far convergere a Venezia tutti i contingenti mobilitatisi
durante gli anni 1199-1202 a creare lo sbandamento della crociata44. È stato
infatti calcolato che, sui 33.500 uomini previsti dal contratto crociato-
veneziano del 1201, un sesto (ovvero circa 4-5.000 uomini) rispettò
effettivamente il proprio voto in maniera indipendente dall’esercito principale,
quello confluito sul lido veneziano. E poiché il terzo lì riunito (cioè altri 11-
12.000 uomini circa) fu in grado di pagare i due terzi della somma
preventivata (55.000 marchi sugli 85.000 di totale), si può ritenere che, qualora
anche gli altri contringenti si fossero recati a Venezia, tutto il debito sarebbe

avrebbero dovuto versare una somma “appropriata” in favore della crociata, che Innocenzo
stimava pari “almeno” alla quinquagesima. Vi furono resistenze in particolare da parte dei
cistercensi, tanto che si aprì un dissidio con il papa chiuso solo nel 1201, quando i vertici
dell’ordine versarono 2.000 marchi pro subsidio Terrae sanctae, somma certo inferiore a quanto
sperato dal papa e comunque largamente insufficiente per le necessità della crociata. Cf. E.
S IBERRY , Criticism..., p. 111 e Guido CARIBONI , « Huismodi verba gladium portant. Raniero da
Ponza e l’Ordine cistercense», Florensia, 11 (1997), pp. 122-133.
42
E basti questa frase icastica del Policraticus di Giovanni di Salisbury: « Nemo potest sine
stipendiis militare » (MGHSS, 17, p. 48).
43
PL, 216, col. 819C.
44
M. MESCHINI, 1204: l’incompiuta ..., pp. 202-216.
Pro negotio crucesignatorum 169

stato saldato, a parte fosse una residua somma sicuramente meno impegnativa
per la crociata e il suo futuro45.
Qualcosa di simile si può ritrovare nella crociata albigese. Per sostenere
Simone di Montfort, il mons fortis sul quale si appoggiò la Chiesa per la sua
lotta contro i fautori degli eretici in Linguadoca, Innocenzo fece ricorso –
anche adeguandosi alle pressanti richieste dei legati – a misure economico-
finanziarie straordinarie, permettendo ai legati di servirsi persino della
scomunica di fronte agli ecclesiastici reticenti. Ma il problema derivava dalla
scelta da lui fatta a monte, ovvero quella di servirsi, per i suoi scopi, del
baronato cattolico anche a costo di una rinuncia al supporto regio francese e
persino d’uno scontro con quello. Era stata la svolta politica impressa al
negotium pacis et fidei nel 1208 a generare quei problemi, e non l’inverso.
Se ora torniamo al problema che stavamo esaminando, si può dire che
Innocenzo confuse almeno in qualche occasione il problema tecnico – le pur
ingenti necessità economiche di un’impresa militare – con quello politico,
ovvero la necessità vitale, per le crociate da lui ideate e promosse, di una
coesione politica superiore ai diversi contingenti arruolati.

4. L’impegno della sede apostolica


L’impegno del papa e della sede apostolica a favore delle crociate come
delle necessità della Terrasanta e di altri fronti crociati non fu esiguo: legati
(cardinali, ma non solo) per il ducatus delle spedizioni46, giudici delegati, nunzi
e lettere, impegni internazionali47, rinunce48, soldi e vettovaglie, armati e navi49
rappresentarono gli strumenti operativi principali, senza dimenticare
l’impegno diretto del pontefice come predicatore della santa intrapresa a
partire dalla fine del 121550.
A ogni modo, pur reputandosi il capud sommo dell’impresa51 e nonostante
qualche spia intenzionale52, Innocenzo non cedette al fascino di
un’implicazione in prima persona sul terreno operativo nella conduzione degli
affari crociati. Molte ragioni possono averlo indotto a tenere questa posizione:

45
Ibid., pp. 153-155 e 166-168.
46
Reg. I, 406, p. 608, r. 26 (ducatus), che precisa il più generico «[legati] qui exercitum Domini
humiliter et devote precedant » contenuto ibid. I, 336, p. 502, r. 15-16. Cf. Reg. II, 258 (270), p. 493,
r. 20 (capud) e 259 (271), p. 500, r. 12 (caput).
47
Per es. Reg. I, 437 e 487.
48
Si veda il caso del suddiacono pontificio Pietro Marco (PL, 216, col. 690-691 [167]).
49
Reg. II, 180 (189).
50
In Reg. I, 406 si trova un interessante compendio delle attività che, a inizio pontificato,
Innocenzo stesso si attribuiva in merito alla crociata di Terrasanta.
51
Reg. II, 258 (270), p. 493, r. 18-20: «[legati] qui exercitum Domini vices nostras exequendo
precedant, et ad eos tamquam ad unum capud universi recurrant », da cui si può ricavare l’idea che
l’“unico capo” della spedizione fosse appunto il pontefice, essendo i legati suoi alter ego.
52
Reg. I, 516. Cf. H. ROSCHER, Papst Innocenz..., e M. MACCARRONE, Studi..., p. 114.
170 Marco Meschini

la coscienza del proprio ruolo e della propria funzione sacerdotale e altro


ancora; ma fors’anche l’intuizione dei numerosi rischi connessi. In questo
senso l’esempio infausto dell’azione militare condotta da papa Leone IX
contro i normanni nel 1053, terminata con la dura e amara sconfitta di Civitate,
potrebbe aver costituito un modello negativo da non imitare, così come la
sconfitta di Innocenzo II sul Garigliano nel 1139 o la morte violenta di LucioII
nel 1145.
Tuttavia il suo personale coinvolgimento, anche emotivo, nel negotium
Christi non fu frutto solo del ruolo ricoperto: pur con tutta la prudenza che è
doveroso usare quando si maneggiano fonti ufficiali come il Registro
pontificio, queste parole:

In afflictione terre sancte, quam Dominus precioso sanguine comparavit, nos


vehementer affligimur et dolor noster cotidie innovatur, donec eam pristine restitutam
cognoverimus libertati53.

e la costante soglia elevata di attenzione rivolta alle necessità della Terrasanta


cristiana e delle altre “frontiere” calde della Cristianità54 certificano su un altro
piano un assunto di fondo di questo lavoro, ovvero la centralità della crociata
– intesa come strumento – nel pensiero e nell’azione di papa InnocenzoIII.

5. Il coinvolgimento della Cristianità


Perché la Cristianità si coinvolgesse nella crociata pontificia era necessaria
la pace o almeno una tregua tra i popoli cristiani, in primis tra Francia e
Inghilterra55. Questo, almeno, sembra essere il pensiero del pontefice all’inizio
del suo regno, da associare al più ampio discorso sulla pax nella riflessione di
Innocenzo, che indusse Maccarrone a parlare di una sua “teologia della
pace”56.
Per quanto riguarda la crociata di Terrasanta, una lettera dell’autunno del
1199 al patriarca di Gerusalemme, al vescovo di Lydda e ai maestri del Tempio
e dell’Ospedale mostra bene questo presupposto concettuale:

Que licet propter guerras et discordias, que peccatis exigentibus fortius et frequentius
solito pullulant in popolo Christiano, aliquandiu differatur […]. Credimus etiam quod,
principibus et populis Christianis obtata tranquillitate concessa, expectatum in Christo
subsidium sentietis57.

Per quel che attiene la crociata albigese, invece, la commistione tra l’ambito
proprio della pax e quello della fides fu un elemento caratterizzante sin da

53
Reg. I, 438, p. 661, r. 30-32.
54
Per il termine frontaria in Innocenzo si veda PL, 216, col. 740B.
55
Reg. II, 23-25.
56
Michele MACCARRONE, Nuovi studi su Innocenzo III, Roma, 1995, p. 220. Cf. Reg. I, 355.
57
Reg. II, 180 (189), p. 346, r. 1-2 e 24-26.
Pro negotio crucesignatorum 171

subito quel particolare negotium, che ricevette il proprio nome in codice


appunto dall’unione di questi due aspetti: negotium pacis et fidei58.
Tuttavia, sia Roscher sia Maccarrone hanno mostrato come la pace fosse in
ultima analisi il fine supremo dell’azione politica e crociata di InnocenzoIII,
tanto che egli, verso la fine del suo pontificato, avrebbe finito con il
subordinare la seconda alla prima: non più la pace come condizione per lo
svolgimento della crociata, ma questa come strumento per raggiungere
quella59.
Può essere che un simile ribaltamento di prospettiva – che a ogni modo
non mi sembra alternativo, ma semmai complementare e come su di un piano
superiore – gli fosse derivato dall’esito inatteso della quarta crociata, a seguito
della quale un’apparente – e frastornante – unità era stata “conquistata” a
spese dei fratelli greci; la qual cosa aveva peraltro indotto il papa a un ardito e
sottile tentativo di tributarsi parte del merito – con e dopo l’Onnipotente –
della vittoria sui greci, scaturita da una lotta che il papa non solo non aveva
voluto, ma contro la quale aveva preso netta posizione60. A ogni modo fu
Innocenzo stesso a porre in parallelo le esperienze della quarta crociata e di
quella albigese, da entrambe le quali avrebbe potuto derivare una nuova e più
duratura “pace” alla Chiesa61. Questa stessa mentalità si rifece viva poco dopo
la vittoria cristiana in Spagna nel 1212 a Las Navas: anche in quel caso la pace
venne riconquistata con le armi, permettendo così di liberare energie per il
raggiungimento delle altre paci che ancora necessitavano alla Cristianità62.
Vi sono poi altri due ambiti fondamentali che concernono il rapporto tra la
Cristianità nel suo complesso e la crociata: da una parte il sostegno garantito
dal pontefice agli ordini religioso-cavallereschi63, dall’altra una dimensione di
tipo più strettamente spirituale e liturgico. In effetti Innocenzo supportò le
“sue” crociate mediante processioni, digiuni, elemosine, preghiere e
invocazioni, atti di pietà e carità, atteggiamenti di contrizione e umiltà di

58
Sia permesso rinviare a un altro mio lavoro: Innocenzo III e il «negotium pacis et fidei» in
Linguadoca (1198-1215), Roma, 2006, in stampa.
59
H. ROSCHER, Papst Innocenz..., pp. 87 e 275, nota 38 e M. MACCARRONE, Nuovi studi..., p. 220.
Cf. anche John T. GILCHRIST , «The Lord’s war as the proving ground of faith : Pope
InnocentIII and the propagation of violence (1198-1216)», in M. Shatzmiller (ed.), Crusader
and Muslims in Twelfth-Century Syria, Leiden, 1993, pp. 65-83 e James M. POWELL, «InnocentIII
and the Crusade», in ID. (ed.), Innocent III: Vicar of Christ or Lord of the World? , Washington,
1994, pp. 121-134.
60
M. M ESCHINI, 1204: l’incompiuta..., pp. 194-195 e nota 24. Per un parallelo interessante si può
ricordare la posizione assunta dal pontefice a seguito della vittoria di Las Navas nel 1212 (G.
CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., n. 43, pp. 534-536).
61
Lo si può ricavare da PL, 215, col. 1049-1051 (208) ma anche da PL, 216, col. 513-514 (154).
62
Ibid., col. 698-704 (182-183). Su Las Navas si veda María Dolores ROSADO LLAMAS e Manuel
Gabriel LÓPEZ PAYER, La batalla de las Navas de Tolosa: Historia y Mito , Jaén, 2001.
63
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam... e Alain DEMURGER, Chevaliers du Christ, Paris, 2002.
172 Marco Meschini

spirito. Anche il tempo e i gesti liturgici venivano così in parte orientati al


supporto dell’azione crociata64.
Questo piano di carattere spirituale – che si sommava all’attenzione pratica
verso la cooperazione anche tra diversi ordini ecclesiastici –65 va poi affiancato
a un altro livello, questa volta di tipo profetico, forse con influenze di
Gioacchino da Fiore66.
Perché però il coinvolgimento delle forze vive della Cristianità fosse ampio
e convinto era fondamentale l’esempio fornito dai religiosi. In questo senso va
letta una missiva del papa al vescovo di Siracusa e all’abate di Sambucina nel
gennaio del 1199, dalla quale si evince che alcuni prelati si erano mostrati
negligenti di fronte alle richieste pontificie finendo con l’essere sopravanzati
dalla liberalitas laicorum, benché questi ultimi non fossero stati minacciati, a
differenza dei primi67. Innocenzo cioè avvertiva anche su questo punto quel
piano di immagine sul quale torneremo più avanti; ora è necessario riandare
allo scontro che vide contrapposti il papa e i cistercensi uniti ai premostratensi
per la questione del finanziamento della quarta crociata. Come accennato,
dietro quelle contese dure e prolungate vi era un attrito di fondo, relativo ai
rapporti istituzionali tra il papato e gli ordini esenti; ma vi si celava anche
un’altra ragione profonda che investiva il carattere statutario, ecclesiologico e
propagandistico della crociata stessa, come si può evincere da queste parole
del pontefice:

Ne autem si Cistercienses et Praemonstratenses, quorum opera plurimis sunt doctrina,


colla humilitatis ab hoc opere pietatis excuterent, aliqui, prave interpretantes et credentes
eos non temporalium rerum expensas, de quibus multum curare non debent, sed animarum
dispendium evitare, (quasi non liceret armis et viribus propulsare violentiam paganorum ac
defendere terram quam Dominus noster suo sanguine comparavit), revocarentur a subsidio
terrae sanctae, aliique viri religiosi, eorum exemplo, se ab his eximere niterentur ; mitius
agentes cum eis, quinquagesimam omnium proventuum et reddituum quorum integre
colligi jussimus et in opus tam pium fideliter custodiri68.

La reticenza dei cistercensi e dei premostratensi, fungendo da modello,


avrebbe cioè potuto generare – o forse l’aveva già prodotto? – un diffuso

64
Reg. I, 11. Cf. E. SIBERRY, Criticism..., p. 94; Christoph T. MAIER , «Crisis, Liturgy and the
Crusade in the Twelfth and Thirteenth Centuries», Journal of Ecclesiastical History, 48 (1997),
pp. 638-640 ; G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., p. 153.
65
Reg. I, 398.
66
Gian Luca POTESTÀ , Il tempo dell’Apocalisse. Vita di Gioacchino da Fiore, Roma-Bari, 2004;
Felicitas SC H M I E D E R , «Two unequal brothers split and reunited. The Greek in Latin
eschatological perceptions of politics and history before and after 1204», nel convegno La
presa di Costantinopoli e le conseguenze per la cultura e l’arte, Venezia, 7 maggio 2004 e Christoph
E GGER , «Die Kreuzzugsidee Innocenz’III», nel convegno The Fourth Crusade Revisited. An
International Symposium on the Fourth Crusade [1204], Andros, 27-30 maggio 2004.
67
Reg. I, 508.
68
PL, 214, col. 934-936 (47), in particolare col. 935A-B.
Pro negotio crucesignatorum 173

irrigidimento del clero davanti alla esosa richiesta del papa e, in sovrappiù,
avrebbe potuto indurre un ragionamento altamente in contrasto con alcuni
principi fondanti la guerra santa cristiana rilanciata da Innocenzo: poiché quei
modelli di vita cristiana rifiutavano di concorrere all’impresa militare, forse
quest’ultima difettava di leicità. In altre parole la guerra santa del pontefice
poteva essere considerata non giusta su un piano teoretico, così come non
particolarmente rilevante poteva essere ritenuta la difesa e il recupero della
Terrasanta.
Queste parole pontificie ci riportano inaspettatamente e anticipatamente su
quel piano dell’idea di crociata che abbiamo sopra richiamato in connessione
con la lettera del 1213 al sultano d’Egitto: per un paradosso inatteso, il rilancio
della crociata rischiava così di generare un suo indebolimento teoretico. Dal
che deriva pure che, una volta lanciata, la crociata di Innocenzo esigeva
necessariamente la sua realizzazione e il coinvolgimento delle forze fondanti
l’autocoscienza cristiana, dal momento che un fallimento prematuro, ovvero
già nella fase organizzativa, avrebbe comportato ripercussioni gravi sul piano
dell’idea stessa della crociata.
Un’altra conseguenza di grande momento e connessa con questo discorso
attiene il rapporto tra coinvolgimento, partecipazione e vittoria. Non sfuggirà
infatti come, nel quadro appena delineato, Innocenzo avesse bisogno di una
vittoria per mostrare che il Signore appoggiava i piani del suo vicario in terra.
Fu forse anche per questo che egli, pur non avendola voluta, cercò di attribuire
a Dio – e questo va da sé – e alla sede apostolica il “successo” clamoroso della
quarta crociata, come abbiamo già rilevato. Ma qui il punto che mi preme
sottolineare è un altro: certamente la condanna dei fallimenti precedenti
serviva a pungolare l’umiltà e, in singolare contemporaneità, l’amor proprio
dei laici, in particolare del mondo nobiliare e cavalleresco; tuttavia la
prospettiva della vittoria non poteva essere taciuta, pena uno svilimento del
ragionamento stesso posto al fondo dell’invito innocenziano. Fu forse anche
per questo che il pontefice affinò i vantaggi materiali per i crociati, per
concedere almeno l’impressione che la sottomissione a uno sforzo comune in
vista della vittoria futura fosse facilitato in termini immediati69.
Lungo questa falsariga si può collocare anche il modificarsi della durata
dell’impegno militare previsto nei diversi teatri operativi: se per la quarta
crociata si passò da due anni a uno – nel senso quindi di un ridimensio-
namento inteso a facilitare e favorire la risposta da parte dei laici – in
occasione della preparazione alla quinta crociata Innocenzo tornò a innalzare
quel termine, portandolo addirittura a tre anni70. La necessità di una vittoria –
e delle condizioni perché questa giungesse – passava quindi in primo piano.

69
Cf. J. A. BRUNDAGE, «The votive obligations...», p. 94; E. SIBERRY, Criticism..., pp. 83-84.
70
Reg. I, 336, p. 501, r. 31-35; II, 258 (270), p. 495, r. 27-35 e p. 496, r. 20-21; II, 259 (271), p. 501,
r.6; PL, 216, col. 819C.
174 Marco Meschini

Se ci spostiamo poi sul fronte linguadociano, notiamo come il papa non fissò
immediatamente un periodo di tempo necessario perché il voto di crociata
albigese fosse ritenuto espletato; fu solo infatti in un secondo momento che
venne istituita la “quarantina” necessaria per fruire dell’indulgenza e dei
connessi vantaggi temporali71. Il che però non significa che egli non avesse
fatto delle previsioni quanto alla durata complessiva dell’impegno crociato
nella regione, aspettative che peraltro si sarebbero rivelate errate e non di
poco.
C’è poi un altro aspetto chiave legato all’oggetto di questo paragrafo: le
norme elaborate dal pontefice e dalla curia, sicuramente intese a supportare i
crociati e per ciò stesso favorirne il reclutamento, incontravano il favore dei
laici? È possibile, almeno in linea generale, rispondere positivamente, dal
momento che non pochi di essi le accettarono; ma va segnalata almeno una
voce dissenziente: è quella di OdoneIII, duca di Borgogna, il quale nel 1205
scrisse una lettera a re FilippoII criticando le disposizioni pontificie, per la
ragione che esse parevano intromettersi indebitamente nel campo del potere
temporale72. La crociata, insomma, con il suo corredo di norme accessorie e
qualificanti lo status dei crucesignati, veniva interpretata come lesiva
dell’autonomia del potere temporale. E sembra ancora più degno di rilievo il
fatto che, a eccepire sul problema, fu un vassallo regio e non già il re, che anzi
– a quanto pare di capire – aveva implicitamente avallato le idee pontificie
trasmettendone le missive ai propri vassalli.
Forse alla luce di questa lettera si può comprendere meglio – anche se non
ancora pienamente – la posizione che il duca aveva assunto davanti alle offerte
dei crociati nel 1201: alla morte del conte di Champagne, primo promotore
laico della quarta crociata, i baroni crociati avevano cercato di coinvolgere
nell’impresa il duca borgognone, senza successo. E la cosa è rilevante – per
quanto incongruente – anche se si pon mente al fatto che OdoneIII fu proprio
uno dei baroni che avrebbe preso parte alla crociata albigese, nonostante in
quell’occasione il re francese si opponesse al papa proprio per l’ingerenza in
questioni temporali. Il che suggerisce cautela nell’assegnare a singoli
personaggi monolitiche posizioni politiche e ideologiche.
Due ultimi aspetti relativi al coinvolgimento della Cristianità: se è pur vero
che Innocenzo si pensò come capud dell’impresa, non per questo escluse in
maniera assoluta le teste coronate d’Europa, come spesso si ripete73; inoltre il

71
Già Roscher (Papst Innocenz III..., pp. 233-234) aveva notato questa indeterminatezza presente
nelle prime lettere del papa per la crociata linguadociana ; ho approfondito queste
problematiche in «Note sull’assegnazione della viscontea Trencavel a Simone di Montfort nel
1209», Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 116/2 (2004), pp. 635-655.
72
Léopold DELISLE, Catalogue des actes de Philippe-Auguste, Paris, 1856, n. 946; Layettes du Trésor
des chartes, 1, Paris, 1869, pp. 292-293. Cf. Michel ROQUEBERT , L’épopée cathare, 1, Paris-
Toulouse, 2001, p. 131.
73
Si riprendano Reg. I, 302, in particolare p. 431, e II, 241 (251).
Pro negotio crucesignatorum 175

pontefice guardò anche a oriente, pensando alla crociata come a un elemento


di unione, e non disunione, tra le diverse componenti dell’unica Christianitas74.
Fu dunque una vera e propria eterogenesi dei fini quella che vide
Costantinopoli cadere sotto i colpi di un esercito crociato riunito a fatica da
Innocenzo e il cui controllo gli era completamente sfuggito.

6. Le ragioni reali e le ragioni apparenti


Uno dei problemi che si presentano a un qualsivoglia centro di potere che
desideri coinvolgere altri in un suo progetto è quello di offrire argomenti
convincenti rispetto a quel progetto e alla lettura della realtà che esso
presuppone. A una simile logica non è sfuggito neppure il papato
innocenziano, come dimostrano almeno due snodi importanti.
Nel novembre del 1199 Innocenzo invitò i baroni e il popolo di Sicilia a
lottare contro Marcovaldo di Anweiler, tratteggiandone la figura come quella
di un alius Saladinus, un homo iniquus e uno spiritus inmundus, circondato da
« alii spiritus nequiores »75. Ai suoi molteplici crimini egli aveva aggiunto
l’alleanza con i saraceni dimoranti sull’isola, divenendo peggiore degli infedeli
(« factus infideli deterior »). Ciò che si può sottolineare non è tanto l’effettivo
svolgimento della cosa – confermata da altre fonti – ma la necessità, per il
papa, di trovare un appiglio nella realtà siciliana per corroborare il suo
discorso e coagulare un moto di contrasto all’azione di Marcovaldo. Questo
piano del problema emerge con chiarezza da un’altra frase di Innocenzo: « Si
nobis non creditis, operibus credite! »76. Il nocciolo di questa problematica non è
tanto la minaccia costituita da Marcovaldo, quanto le motivazioni e le
argomentazioni con le quali il papa tenta di coinvolgere i fedeli di Sicilia nella
lotta comune. Ed è rispetto a questo scopo che la lettera insiste sulla
dimensione di “nemico pubblico” ravvisabile nel e attribuibile al tedesco, « qui
contra omnes insurgit et inimicis crucis se iungit » 77. Per rendere ancora più
congruente questa presentazione della situazione e più allettante lo schierarsi
dalla parte pontificia, Innocenzo concesse a quanti avrebbero combattuto
contro Marcovaldo la stessa venia peccatorum solitamente concessa ai crociati di
Terrasanta78. La lotta per il regnum Sicilie diveniva così una crociata? Non è
chiarissimo: mancava soprattutto il riferimento alla protezione apostolica,
però il linguaggio si avvicinava sempre più al modello orientale, dal momento
che il papa chiamava in causa l’iniuria Crucifixi79 e che, nella contemporanea

74
Reg. II, 202 (211) e 211 (220). Cf. anche Reg. II, 244 (254) e V, 102 (103).
75
Reg. II, 212 (221), p. 411, r. 34-35 e p. 412, r. 1, 4.
76
Ibid., p. 413, r. 19.
77
Ibid., r. 25 e p. 414, r. 1.
78
Ibid., p. 414, r. 17-24. Cf. E. KENNAN, «Innocent...» e Norman HOUSLEY, «Crusades against
Christians : their Origins and Early Development, c. 1000-1216», in P. W. Edbury (ed.),
Crusade and Settlement, Cardiff, 1985, pp. 17-36.
79
Reg. II, 212 (221), p. 413, r. 25.
176 Marco Meschini

lettera agli isolani di fede musulmana, avrebbe minacciato di “deviare” la


quarta crociata proprio contro i tedeschi e i loro alleati saraceni in Sicilia80.
Ma va sottolineato che l’idea di concedere quell’indulgenza agli oppositori
di Marcovaldo si era affacciata alla mente del pontefice almeno a partire dal
gennaio di quello stesso 119981; e dunque si può pensare che l’alleanza tra il
tedesco e i musulmani di Sicilia fosse la “ragione” che Innocenzo attendeva e
per così dire cercava per ricorrere a quell’indulgenza così alta e preziosa.
Questa ipotesi è rinforzata dal fatto che il papa prospettasse in quell’occasione
la definitiva perdita della Terrasanta qualora la Sicilia fosse caduta in mano ai
musulmani, dal momento che l’isola rappresentava una base ideale per il
soccorso della provincia Ierosolimitana ; ma quale reale pericolo di una simile
evenienza poteva esservi nella Sicilia del 1199? Per quanto ne sappiamo, ben
poco, tanto più che, per quanto riguarda il problema del trasporto delle
truppe, Innocenzo aveva già da tempo indicato in Venezia il trampolino di
lancio per la crociata d’oltremare che stava organizzando e non i porti
dell’Italia meridionale o dell’isola sicula. Il che induce a pensare che
Innocenzo abbia artatamente fatto ricorso a uno scenario fosco e solo
relativamente plausibile più per sostenere il suo impiego di quell’arma che per
reali esigenze geopolitiche. E semmai sarebbe stato vero il contrario ovvero
che, per la lotta siciliana, Innocenzo avrebbe accettato di distogliere energie
dal progetto crociato principale, come mostra il caso di Gualtieri di Brienne82.
Questa disponibilità del papa a estrapolare i dati della realtà che potessero
accentuare o sostenere i suoi progetti si ritrova in un altro affaire di prima
importanza, ovvero l’omicidio del legato per la Linguadoca Pietro di
Castelnau, avvenuto nei pressi di Trinquetaille, sul Rodano, il 14 gennaio
120883. In quella circostanza il partito interventista della Chiesa e il papa
addossarono la responsabilità ultima del crimine sul conte di Tolosa
Raimondo VI, il quale fu accusato e condannato come mandante
dell’assassino-esecutore materiale. Raimondo fu per questo nuovamente
scomunicato e le sue terre furono “esposte in preda” alla conquista da parte
dei fedeli cattolici. La storiografia ha a lungo dibattuto circa il reale peso di
quell’evento in rapporto alla crociata albigese, che prese le mosse proprio a
seguito del tragico episodio: evento che finiva con l’essere interpretato come il
pretesto per l’intervento armato, ovvero come la sua causa o, anche, come il
“catalizzatore” di una tensione previa. Nessuna di queste ipotesi interpretative
credo tenga conto sino in fondo del contesto all’interno del quale si collocò
quel grave accadimento, ovvero il negotium pacis et fidei voluto da Innocenzo in
Linguadoca. Infatti il papa aveva già lanciato, nel novembre del 1207, la

80
Ibid., 217 (226), p. 422, r. 21-27.
81
Reg. I, 555 (558), p. 809, r. 12-17.
82
M. MESCHINI, 1204: l’incompiuta ..., pp. 49-50.
83
Cf. Jacques PAUL, «Le meurtre de Pierre de Castelnau», Cahiers de Fanjeaux, 2003, pp. 257-288
e M. MESCHINI, Innocenzo III..., c. II, § 4 e 20.2.
Pro negotio crucesignatorum 177

crociata contro i fautori degli eretici84; ciò di cui però difettava era una prova
lampante e schiacciante delle sue tesi. Ebbene, l’omicidio del legato si presentò
come il “necessario” soprassalto fattuale, politico ed emotivo per mostrare al
mondo feudale cattolico che gli allarmi lanciati da vari anni dal papato erano
veritieri e che la soluzione già indicata sul finire dell’anno precedente era
l’unica ormai possibile: la crociata come extrema ratio trovava così la sua
giustificazione “evidente”, anche se, dal punto di vista schiettamente
giuridico, la colpevolezza del conte tolosano non sarebbe mai stata
dimostrata85. La notizia della morte del legato, abilmente gestita dal pontefice
e dai suoi uomini, rappresentò insomma la perfetta smoking gun o – per usare
un gioco di parole – smoking sword in grado di attivare la risposta del mondo
feudale, sino ad allora reticente in pratica più che in teoria.
È quindi su un piano di propaganda, che si somma a quello della politica
reale, che si può leggere una parte dell’azione “crociata” di papa
InnocenzoIII: il quale, fra i dati presenti nella realtà del tempo, raccoglieva
quelli utili a convogliare verso i suoi piani le energie della Cristianità, come
mostrano due ulteriori esempi.
Per spronare i cristiani alla riconquista della Terrasanta Innocenzo agitava
davanti ai loro occhi il pericolo della perdita completa e definitiva della
hereditas Domini, ma questo non corrispondeva alla realtà immediata della
situazione. Non solo le forze musulmane del Vicino Oriente e dell’Egitto erano
divise fra loro a seguito della morte di Saladino ma, come egli stesso sapeva
almeno dalla seconda metà del 1199, nel luglio del 1198 era stata siglata una
tregua quinquennale tra cristiani e saraceni. Nonostante ciò Innocenzo decise
di rilanciare la crociata nel dicembre del 1199, fidando proprio nelle divisioni
interne al mondo musulmano86. Va riconosciuto che la situazione presentava
dei vantaggi almeno potenziali, ma anche che essa nascondeva altrettante
insidie: se ne accorsero quei crociati che, tra non poche difficoltà, giunsero in
Terrasanta a seguito degli appelli pontifici di quegli anni. Mi riferisco ai
contingenti salpati da porti diversi rispetto a Venezia e ai crociati guidati da
Simone di Montfort: tutti costoro raggiunsero l’Oltremare latino ma il loro
contributo alla causa Christi non poté che essere nullo, dal momento che un
loro eventuale attacco contro i musulmani avrebbe comportato la rottura della
tregua in atto e ulteriori perdite per i cristiani. Anche sotto questa angolatura,
dunque, va rilevata la mancanza di determinazione mostrata dal papa durante
le peripezie della spedizione principale della quarta crociata: se egli aveva
voluto profittare del momento propizio, si era fatto sfuggire l’occasione.

84
ID., «Innocenz III. und der Kreuzzug als Instrument im Kampf gegen die Häresie», Deutsches
Archiv, 61/2 (2005), pp. 537-583.
85
È il “processo impossibile” di cui ha parlato Roquebert (L’épopée…, 1, pp. 213-215 e 563-572).
86
Reg. II, 180 (189) e 241 (251). Cf. Michael MENZEL, «Kreuzzugsideologie unter InnocenzIII.»,
Historisches Jahrbuch, 120 (2000), pp. 39-79 e, per la clausole della tregua, Jean RICHARD, La
grande storia delle crociate, Roma, 1999, p. 250.
178 Marco Meschini

Specularmente, ma anche similmente, si potrebbe dire per quanto attiene la


preparazione della quinta crociata a partire dal 1213, dal momento che il regno
di Gerusalemme aveva stretto una nuova tregua quinquennale con
l’avversario musulmano nel 1212. Come suggerisce Powell, forse ciò influenzò
la sua progettazione a lungo periodo della nuova spedizione87; eppure, pur
rinunciando a fissare un termine preciso per la partenza della nuova
spedizione e anzi demandando la determinazione di questo aspetto al concilio
indetto contemporaneamente per la fine del 1215, Innocenzo non rinunciò a
esordire il suo rinnovato appello con un elemento di pressante necessità:
« Quia maior nunc instat necessitas quam unquam institerit ut terre sancte
necessitatibus succurratur […] »88. L’impellenza dell’esigenza di un rimedio
coincideva certamente con un profondo desiderio del pontefice, ma meno con
la situazione reale. Si può quindi dire che, per lanciare le sue guerre sante,
Innocenzo impiegò ampie risorse di propaganda, intesa soprattutto a
utilizzare “prove” che fossero convincenti rispetto al suo pubblico.
Questo piano di propaganda si somma però necessariamente con quello
dell’immagine di un potere in azione su simili strettoie: già Graham Leigh ha
rilevato come il problema dell’immagine della Chiesa, implicata nelle
complicate e tormentate spire della crociata albigese, stesse a cuore al papa
(per esempio in relazione alla triste fine del visconte Trencavel)89; ma si
ricordi che una simile preoccupazione era presente al suo spirito – e al suo
ruolo di guida della Chiesa – sin dai primi appelli per la crociata d’Oltremare,
come segnalano alcune parole inserite nelle bolle di appello per la spedizione:

Verum ne nos aliis onera gravia et importabilia imponere videamur, digito autem nostro
ea movere nolimus, dicentes tantum et aut nichil aut minimum facientes… ut et nos, qui
licet immeriti vicem eius exercemus in terris, bonum aliis prebeamus exemplum, in personis
pariter et in rebus terre sancte decrevimus subvenire90.

Un (uomo di) potere non deve solo essere corretto, deve anche sembrare
tale: e questo aspetto dei problemi connessi con le crociate non sfuggiva al
pontefice.

7. La gestione delle spedizioni e delle crisi


Che prova diede di sé il pontefice alla guida dei negotia crociati che volle e
organizzò? Seguendo l’impostazione di questo lavoro, non tenterò un bilancio
complessivo della sua gestione; cercherò semmai di porre in evidenza taluni
momenti salienti di questa funzione di direzione e controllo che egli avocò a

87
J. M. POWELL, Anatomy..., pp. 15-50.
88
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., n. 44, p. 536.
89
Elaine G RAHAM -LEIGH , «Morts suspectes et justice papale. InnocentIII, les Trencavel et la
réputation de l’Église», in La Croisade Albigeoise, Carcassonne, 2004, pp. 219-233.
90
Reg. I, 336, p. 502, r. 5-10; Cf. ibid., 406, p. 608, r. 19-22 e PL, 216, col. 98C.
Pro negotio crucesignatorum 179

sé, senza dimenticare che la sua azione non si svolse in un vuoto pneumatico
ma anzi dovette tener conto degli altri problemi – certo non minori – che
interessarono il pontefice e la curia romana in concomitanza con le crociate
oggetto della nostra indagine.
Nel 1201 il papa fu chiamato a ratificare l’accordo stretto fra i comandanti
crociati e i veneziani per la realizzazione della crociata. Il contratto prevedeva
l’allestimento di una flotta per il trasporto e il vettovagliamento di 33.500
uomini e 4.500 cavalcature. Si trattava di numeri imponenti che, come è ben
noto, non sarebbero mai stati raggiunti. Eppure non sembra che il papa
eccepisse91, nonostante anch’egli si fosse cimentato, tra la fine del 1198 e
l’inizio del 1199, nella complicata arte di raccogliere un esercito. Si trattava
allora di fronteggiare la minaccia portata da Marcovaldo nell’Italia
meridionale, contro il quale Innocenzo aveva cercato di riunire più schiere di
armati: non solo aveva invitato la Lombardia, la Toscana, il Lazio, la
Campania e altre regioni a fornire uomini, ma aveva anche concordato con
alcuni rectores Tuscie, convocati appositamente a Roma, la raccolta di 1.500-
2.000 cavalieri (« sine solidis, in moderatis tamen expensis ») e di un adeguato
numero di fanti e arcieri92. Programma ambizioso, che era poi sfociato quasi in
nulla e che avrebbe potuto consigliare al papa una certa prudenza nel 1201
davanti all’altrettanto ambizioso piano crociato-veneziano: certamente le
responsabilità specifiche circa quest’ultimo vanno ascritte ai comandanti
crociati, ma il silenzio che si può registrare in merito da parte del papa
suggerisce una sottostima delle possibili incongruenze tra i progetti e la realtà,
che peraltro l’esperienza avrebbe già dovuto presentare al pontefice.
Ma fu soprattutto nei momenti di crisi che le scelte di Innocenzo
mostrarono il loro carattere più marcato. Prenderemo in esame le deviazioni
subite dalla quarta crociata a Zara e a Costantinopoli e l’atteggiamento del
papa di fronte alla crociata albigese negli anni 1209 e 1213.
Innocenzo vietò categoricamente l’attacco contro la cristiana Zara, per
giunta possedimento di un re crociato. Egli riuscì persino, con una lettera a noi
non pervenuta, a far intendere la sua voce nel concitato consiglio riunito sotto
la tenda del doge davanti alla città dalmatica, all’inizio di novembre del 1202,
nonostante il breve tempo a sua disposizione. Suo portavoce – a parte
ovviamente gli zaratini – fu solo l’abate di Vaux-de-Cernay, spalleggiato da
pochi nobili di primo rango come Simone di Montfort. È però significativo il
silenzio da parte dei vescovi presenti nell’armata e, ancora di più, l’assenza del
cardinale Capuano, espressamente incaricato dal papa come legato a latere per
il ducatus della spedizione. I veneziani – è vero – avevano rifiutato di
riconoscerlo in tale veste, ma è possibile che questa loro presa di posizione
fosse stata bastevole per piegare la determinazione del pontefice e del suo

91
M. MESCHINI, 1204: l’incompiuta ..., pp. 168-170.
92
Reg. I, 554 (557), p. 804, r. 3-9 e p. 805, r. 38-p. 806, r. 9.
180 Marco Meschini

legato? In effetti Innocenzo gli diede facoltà di scegliere se raggiungere di


persona l’esercito crociato ovvero inviarvi un suo messo, ma come non vedere
l’abisso che separava le due possibilità? È appena poi il caso di aggiungere
che il legato scelse la seconda opzione, con le conseguenze del caso: tutto
veniva in sostanza rimesso alla buona volontà degli interlocutori crociati e
veneziani e in questo modo il legato e, dietro di lui, il papa mostravano una
sconcertante carenza di efficacia pratica nella gestione di una crisi93.
Questa caratteristica si ritrova, con proporzioni sempre maggiori, nel
periodo seguente, tra il 1203 e il 1204. Il papa scomunicò i veneziani e quei
crociati che li avevano aiutati a conquistare Zara dimostrandosi però aperto a
perdonare i secondi quando una loro ambasceria si recò appositamente a
Roma, pur cercando di vincolarli a un giuramento di “soddisfazione” con
valenza ereditaria. Poiché però i veneziani non chiesero in alcun modo
perdono per l’accaduto, il papa confermò la loro scomunica, permettendo
comunque ai crociati di “comunicare” con loro per raggiungere l’Egitto o la
Terrasanta. Innocenzo cercò, così facendo, di tenere insieme due opposti,
scegliendo una via intermedia che doveva però rivelarsi quasi del tutto
inefficace, soprattutto perché imponeva al legato di non stare presso i
veneziani – affinché anche la semplice frequentazione non desse adito a
interpretazioni errate (« ne illorum videaris nequitie consentire ») – e, nel
contempo, gli permetteva di stare con i crociati: ma questa seconda possibilità
contrastava manifestamente con la prima disposizione. La contraddizione era
così evidente che il legato scelse di non ricongiungersi con l’esercito crociato –
l’avrebbe raggiunto solo nel 1204, a seconda conquista avvenuta – privando
una volta di più la crociata di quel riferimento che pure il papa pretendeva
essa rispettasse. Come conseguenza logica i comandanti crociati, in particolare
Bonifacio di Monferrato, poterono permettersi di tenere nascosta all’armata la
conferma della scomunica dei veneziani, svuotando quindi di significato tutto
l’astruso ragionamento del pontefice, il cui perdono finì con l’essere
strumentalizzato94.
L’inefficacia delle soluzioni adottate da Innocenzo prestava quindi il fianco
a un ulteriore risvolto, ovvero lo sfruttamento di tali ancipiti decisioni da parte
dei detentori del potere reale sulla spedizione. È quindi estremamente
significativo notare come, nel 1204, i vescovi e i capi crociati poterono
sostenere che l’attacco contro Costantinopoli fosse non solo giusto, ma persino
voluto dal pontefice; così facendo essi snaturarono completamente un’altra
concessione fatta dal papa, ormai quasi impotente di fronte all’evolversi degli
eventi, e che risaliva alla metà del 1203 quando, nel celebre « consilium sine
bulla », aveva permesso ai crociati di saccheggiare – certo, « sine personarum
lesione » – le terre dell’Impero bizantino nel caso in cui l’imperatore greco non

93
M. MESCHINI, 1204: l’incompiuta ..., pp. 67-81 e 188-195.
94
Ibid., p. 201 e Reg. VI, 48, p. 71, r. 28.
Pro negotio crucesignatorum 181

li avesse foraggiati spontaneamente95. Si trattava di un’ampia deroga fatta ai


princìpi crociati, giustificata dalla necessità e dalla superiore causa crociata;
ma, in mancanza di un chiaro e deciso rappresentante pontificio presso
l’armata, si tramutò in uno strumento nelle mani di quanti preferirono piegare
i superiori interessi della spedizione ai propri, pretendendo di avere un
“mandato apostolico” circa l’attacco del 1204 contro Costantinopoli96.
Certamente, come si lasciò sfuggire in più di una circostanza, Innocenzo
ricorse a tutti questi artifici per «tenere unito l’esercito», ma la realtà era
un’altra: quell’esercito ideale cui il papa pensava non esisteva da tempo e così
facendo il papa finiva con il lavorare per i progetti di altri. Gli sgangherati
rimedi apposti ai problemi sollevati dalla spedizione, non supportati da una
concreta e concertata azione sul terreno, condussero il papa in un vacuum ricco
di belle parole cucite addosso ad alti ideali, ma destinate a incrinare nel tempo
la nettezza di questi stessi.
L’incapacità del papa di gestire la crisi zaratina e le sue conseguenze ebbe
infatti almeno un ulteriore strascico. Nel 1208-1209 un gruppo di veneziani
“deviò” in azioni contro altri cristiani tra la Grecia e Creta alcuni crociati che si
erano imbarcati sulle loro navi per raggiungere la Terrasanta. Si trattava, su
scala minore, di quanto già visto tra Zara e Costantinopoli, con un aggravio
derivante dalle giustificazioni morali elaborate dai comandanti crociati – e
insieme a loro, c’è da crederlo, dai veneziani – in vista della conquista della
capitale bizantina nel 1204: ovvero che il volgere le armi crociate contro degli
scismatici fosse in sé cosa meritoria. E si confronti questa posizione con il
seguente passo innocenziano:
Quidam eorum [dei veneziani] in contrarium spei nostrae nonnullos peregrinos ad
terram properantes eamdem [scilicet la Terrasanta] in suis navibus receptantes, eos a
propria intentione frustratos deduxerunt, non solum in Graeciam, sed in Cretam. Quin
tandem corde sicut et itinere deviantes, propositum quod contra crucis inimicos
conceperant, in servorum crucis oppressionem convertunt, Christianos partium adjacetium
ad ducum quorum offendendo suasum, qui eamdem indulgentiam mentiuntur a nobis taliter
procedentibus esse concessam, quae concessa est illis qui ad defensionem terrae sanctae
procedunt97.

I precedenti zaratini e costantinopolitani avevano cioè creato le condizioni


– se non altro di incertezza – perché qualcuno potesse millantare credenziali
pontificie inesistenti, perpetuando nel tempo la debolezza della sede
apostolica a governare il “suo” negotium Christi. Certamente la responsabilità
prima di queste falsità va ascritta a quegli specifici veneziani, ma il dato di
fondo mi pare essere la mancanza di lungimiranza da parte di Innocenzo il

95
Ibid., 102, in particolare p. 167, r. 33-34.
96
Geoffroy de VILLEHARDOUIN, La conquête de Constantinople, ed. a cura di Edmond Faral, Paris,
1938-1939, § 224-225.
97
PL, 216, col. 11-12 (2), in particolare col. 11B-C.
182 Marco Meschini

quale, nel cercare soluzioni sghembe ai problemi sollevati dalla quarta


crociata, pose le premesse per finire strumentalizzato a più riprese98.
Su questo piano dovette influire anche il ritardo e la mancanza di fermezza
mostrati dal papa nel punire i trasgressori dei suoi mandata. L’esempio forse
più evidente è ancora relativo alla città lagunare: in vista della crociata
d’inizio pontificato Innocenzo aveva cercato l’appoggio di Venezia inviandovi
il cardinale Soffredo di S. Prassede. Si dovette probabilmente alle trattative che
ne erano seguite una concessione pontificia del dicembre 1198 grazie alla
quale i veneziani avevano ottenuto di poter continuare, per il tempo della
guerra, i loro commerci con i saraceni, con esclusione del materiale sensibile99.
Il papa sperava così di ottenere un aiuto maggiore per la Terrasanta ma, nel
concedere quella gratia, Innocenzo l’aveva limitata nel tempo (« sustinemus ad
tempus, donec scilicet aliud vobis dederimus in mandatis ») e aveva minacciato la
scomunica in caso di abuso da parte veneziana. Stupisce pertanto che – stando
alla nostra documentazione – quel privilegio non finisse con l’essere revocato
subito dopo il misfatto di Zara. Nonostante la scomunica che li aveva colpiti,
infatti, i veneziani sarebbero stati puniti in maniera più concreta solo nel
giugno del 1204, allorché il papa avrebbe bloccato la conferma dell’eletto al
patriarcato di Grado100. Ma perché Innocenzo non ritirò – magari prima del
1204 – il beneficio relativo al commercio con i musulmani? Si può pensare che
esso fosse decaduto automaticamente data la condizione di scomunica dei
veneziani, ma perché non usare esplicitamente e legittimamente il potere di
cui disponeva come strumento di pressione? Del resto anche le misure prese a
partire da quella data si rivelarono di scarso momento e mostrano un papa
tentennante e indeciso, per non dire fiacco.
A fronte di tali gravi difficoltà suona quindi come un atto di debolezza la
richiesta del pontefice ai veneziani di contribuire alla nuova crociata in via di
realizzazione nel 1213101. Egli poteva poggiarsi sul fatto che il loro voto
crociato doveva ancora essere compiuto, ma la realtà di quegli anni dimostra
come fosse il pontefice a necessitare del loro aiuto e non viceversa.
A questo punto possiamo esaminare altri casi. Tra il 1207 e il 1209 il papa
lanciò e organizzò una crociata contro i fautori dell’eresia in Linguadoca,
nonostante l’atteggiamento più prudente e attendista del re di Francia. I
contingenti che si riunirono sotto le insegne crociate, tuttavia, difettavano di

98
Il carattere “pubblico” dei misfatti zaratini e costantinopolitani è ammesso dallo stesso
Innocenzo in un passaggio di quella medesima lettera: « Quantum enim dudum [i veneziani]
offenderint abducendo peregrinos damnabiliter et damnose a subsidio terrae sanctae, non est, sicut
credimus, vobis [il patriarca di Aquileia e il vescovo di Padova] incognitum, cum toti pene sit
Ecclesiae manifestum » (Ibid., col. 11A). Ma ciò comportava, implicitamente, riconoscere che
anche la mancanza di fermezza dimostrata dalla sede apostolica fosse “manifesta”.
99
Reg. I, 536 (539).
100
Reg. VII, 75 (74). Cf. ibid., 127, pp. 207-208.
101
PL, 216, col. 830 (35) e 963-964 (179). Cf. J. M. POWELL, Anatomy..., p. 27.
Pro negotio crucesignatorum 183

unità, soprattutto a livello di comando. Davanti a questa crisi, che rischiava di


ripresentare le stesse difficoltà incontrate lungo il percorso incompiuto della
quarta crociata, Innocenzo decise di modificare la sua tattica, accogliendo la
richiesta di perdono presentata a Roma dal conte di Tolosa e “deviando” la
crociata albigese contro altri bersagli di minore entità, in primis la viscontea
Trencavel102. Si trattò di una mossa mal calcolata, che generò una serie di
complicazioni sottostimate a livello feudale (il coinvolgimento diretto e senza
preavviso del re d’Aragona, per esempio, sovrano feudale dei Trencavel) e
soprattutto differì nel tempo, rendendolo molto meno agevole, l’attacco contro
RaimondoVI, che anzi poté fregiarsi, agli occhi dei linguadociani, del suo
successo diplomatico presso il pontefice. Dunque il perdono concesso al conte
faceva parte di un piano volto al proseguimento della crociata, al suo
rafforzamento; ma di fatto rappresentò un indebolimento della crociata stessa,
sia perché impedì la subitanea sconfitta dell’unica persona accusata e
condannata pubblicamente per il reato di favoreggiamento dell’omicida del
legato Pietro di Castelnau e di connivenza con l’eresia, sia perché concesse del
tempo ai linguadociani per comprendere la vera natura dell’impresa crociata e
organizzare la risposta.
Inoltre il perdono si rivelava anche in questo caso un’arma a doppio taglio:
se certo mostrava il volto misericordioso della Chiesa – sempre rammentato
dal pontefice, anche nei momenti di più duro attrito con il conte e non solo con
lui103 – nel contempo ne svigoriva l’iniziativa politica pratica. Quella
sospensione del giudizio, cui di fatto diede adito il perdono del 1209, aprì un
lungo contenzioso giudiziario circa le responsabilità del conte nell’omicidio
del legato: ma, come abbiamo detto, l’omicidio non era nella sostanza la causa
della crociata né il suo pretesto e quindi subordinare la spedizione al nodo
dell’omicidio era miope e fatale per l’impresa stessa.
Anche la crisi del 1213, intercorsa tra i legati pontifici per il negotium pacis et
fidei e il papa, mostra elementi similari. Innocenzo accettò le profferte di
intervento “pacificatore” del re d’Aragona perché apparentemente
sembravano offrire una buona soluzione alla complicata situazione creatasi
nella regione: protettorato aragonese sulla Linguadoca e in particolare sulla
contea di Tolosa, affidata non più all’ormai compromesso RaimondoVI ma al
suo rampollo RaimondoVII, ovviamente sotto tutela e garanzia da parte di
PietroII. Soluzione che però smontava d’un colpo le premesse della crociata
antiereticale, ledendo per giunta i diritti feudali del re di Francia, dominus
principalis della contea tolosana. Una tale soluzione avrebbe dovuto essere
accettata dai contendenti sul terreno per via politico-diplomatica, ma come

102
Marco MESCHINI, « Diabolus... illos ad mutuas inimicitias acuebat: divisions et dissensions dans le
camp des croisés au cours de la première croisade albigeoise (1207-1215)», in La Croisade
albigeoise..., pp. 171-196.
103
Eppure il perdono non funzionò in più di una occasione, ovvero con Marcovaldo (E. KENNAN,
«Innocent...», p. 239), i crociati del 1202-1204 e appunto Raimondo VI.
184 Marco Meschini

poté il papa non accorgersi che lo scontro politico-militare era dietro l’angolo e
persino preventivato dal re aragonese104? Inoltre, ancora una volta Innocenzo
non dava contenuto pratico – per esempio nominando subito un nuovo legato
per la Linguadoca – alla sua decisione, rendendola di fatto impraticabile, con
la conseguenza che il papa stesso finiva in un angolo di insignificanza, lui che
pure avrebbe voluto essere riconosciuto come mediatore e giudice supremo105.
Insomma si può dire che tutte queste soluzioni ideate da Innocenzo
mancarono di realismo e pretesero di tenere insieme elementi inconciliabili:
una volta imboccata una strada, sembra che il papa non volesse precludersene
altre ma così facendo rischiava di smarrire i suoi passi lasciando ad altri
l’iniziativa. Con un’aggravante: non solo le sue reazioni rasentavano
l’irrilevanza, ma comportavano anche una lesione dell’immagine pontificia
per il futuro. In tal modo egli finiva per essere uno di quei ciechi di cui
parlavano le Scritture e cui egli faceva volentieri riferimento nelle sue lettere106.

Conclusioni aperte
«Si potrebbe essere indotti a esagerare il dinamismo della leadership di
InnocenzoIII. Egli codificò e articolò delle tendenze in atto, piuttosto che
crearne di nuove. Nondimeno, il suo contributo alle crociate potrebbe essere
definito come una sorta di creazione» 107. Questo giudizio di Tyerman mi
sembra condivisibile ancorché parziale: come giustamente egli afferma, anche
nel tentativo di “razionalizzazione” di qualcosa che si riceve in eredità vi è un
aspetto creativo; tuttavia l’impatto del pontificato innocenziano sulla storia
delle crociate mi sembra talmente rilevante che sarebbe esagerato sminuirne la
portata.
Semmai, ricollegandomi al titolo di questo lavoro, vorrei sottolineare – con
una certa dose di paradossalità108 e una punta ironica di provocazione – come
il gran lavoro di Innocenzo a favore dei negotia crociati che abbiamo
sinteticamente esaminato abbia finito con il causare un forte logorio della
crociata stessa.
Non insisto sugli errori, ripetuti e gravi, imputabili alla sua gestione, che
mi indurrebbero a parlare di inefficacia e persino, almeno in parte, di
incapacità pratica dimostrata dal pontefice, temperata comunque dalla sua
104
Martín ALVIRA CABRER, El Jueves de Muret (12 de Septiembre de 1213), Barcelona, 2002, p. 161 e
M. MESCHINI, Innocenzo III..., c. II, § 18.
105
Ibid., § 19. Si può aggiungere che il pontefice non sembrava rendersi conto di come, avallando
l’interpretazione aragonese secondo cui i crociati avrebbero allungato le mani su terre non
infettate dall’eresia, un giudizio negativo avrebbe giocoforza interessato anche gli uomini di
Chiesa che li avevano da sempre spalleggiati e inviati, vale a dire i legati, il clero
linguadociano e in ultima analisi il papa stesso.
106
Per es. Reg. I, 69, p. 103, r. 16-17, con riferimento a Mt 15, 12-14.
107
Ch. TYERMAN, L’invenzione..., p. 60.
108
Di paradosso ha parlato anche Tyerman (ibid., p. 69).
Pro negotio crucesignatorum 185

attenzione alle qualità dei partecipanti e alle modalità di partecipazione;


preferisco evidenziare quel notevole – a mio avviso – grado di irrealismo che
caratterizzò la sua pianificazione teorica : mancanza di realismo che si
manifestò nelle previsioni di coinvolgimento dei fedeli ecclesiastici e laici, di
raccolta dei fondi necessari, delle tempistiche di esecuzione, nelle premesse
logistiche come negli obiettivi finali e intermedi109, nelle conseguenze pratiche
di sue disposizioni temporali e spirituali110, nella gestione della complessità
ovvero della contemporaneità di più imprese similari111, nelle ricadute
ideologiche delle sue posizioni politiche, ardite nell’enunciazione ma fiacche
nella realizzazione112.
In definitiva credo che il papa sia stato vittima di un abbaglio teoretico
originario: ovvero ritenere che la crociata fosse essenzialmente un gladius di
competenza pontificia, ovviamente con delega al resto della Chiesa e della
Cristianità. Certamente la crociata e le crociate non sono comprensibili senza
che venga posto in evidenza il ruolo del papato; tuttavia reputo che la crociata
fosse la risultante dell’interazione tra due aspetti paritetici, ecclesiastico e laico
– all’interno di un quadro che era contemporaneamente religioso, spirituale,
politico, giuridico, militare, economico e insomma in un contesto di “storia
totale” – e che dunque gli errori innocenziani fossero figli di un assunto previo
destinato necessariamente a ingarbugliarsi.
È proprio su quest’ultimo – ma appunto primario – piano che vorrei
rilanciare la ricerca nel senso di una evoluzione graduale e faticosa delle
posizioni del papa stesso113. Innocenzo, tra il 1198 e il 1213-1215 e dopo
svariate esperienze di natura crociata, passò da un modello schiettamente
pontificio a uno pontificio-episcopale, anzi ecclesiale e, forse, di sistema,
ovvero di Cristianità, addirittura saggiando una via alternativa a quella
militare per la soluzione del problema crociato per eccellenza, ovvero la
riconquista della Terrasanta. Dopo tutti i suoi sforzi, dopo la vittoria ambigua
della quarta crociata, quella luminosa di Las Navas de Tolosa e quella ancipite
della crociata albigese, dopo che nessuno scontro di un certo rilievo si era
avuto in Terrasanta con il nemico musulmano114, Innocenzo si mise con una
certa umiltà al servizio della “pace” da raggiungersi con la croce sulle spalle,
perdendo in quel servizio la vita.

109
Fa specie osservare come due regioni reputate da Innocenzo come prioritari trampolini di
lancio delle crociate d’Oltremare, la Sicilia e Costantinopoli, risultassero invece problemi seri
che distolsero energie dalla Terrasanta, invece che darle sostegno.
110
Cf. per es. Simon D. LLOYD, English Society and the Crusade (1216-1307), Oxford, 1988, pp. 17-21.
111
Si tratta di un aspetto che meriterebbe un approfondimento ; rinvio solo a PL, 216, col. 152-153
(123) e, per alcuni paralleli, a Ch. TYERMAN, L’invenzione..., pp. 58 e 74-75.
112
Anche Maccarrone ha scritto dell’« astrattismo » del papa (Studi..., p. 122).
113
Egger ha giustamente parlato di una «idea di crociata in evoluzione» in Innocenzo III («Die
Kreuzzugsidee...»).
114
G. CIPOLLONE, Cristianità-Islam..., p. 137.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 187-229.

Del Sepulcro y los sarracenos meridionales


a los herejes occidentales.
Apuntes sobre tres “guerras santas”
en las fuentes del sur de Francia (siglos XI-XIII)1

Martín ALVIRA CABRER*

En 1969, en el Coloquio de Fanjeaux dedicado a la Paz de Dios y la Guerra


Santa en Languedoc en el siglo XIII, la especialista belga Rita Lejeune hablaba de
la participación de los franceses meridionales en las “Cruzadas de España”
(Reconquista) asegurando que «si ha habido alguna vez un espíritu
permanente de cruzada en las regiones de Francia durante la Edad Media, y
esto durante siglos, es justamente en las [regiones que se extienden] desde los
Pirineos a los Alpes – Rosellón, Languedoc, Provenza –» 2. Catorce años más
tarde, en el Coloquio de Fanjeaux de 1983 dedicado al tema Islam y cristianos
del Midi, otro gran especialista, Pierre Guichard, decía prácticamente lo
contrario al analizar la participación de los franceses meridionales en la
reconquista del reino de Valencia: «... dudo un poco que [el espíritu de
cruzada y de lucha contra el infiel] haya estado muy vivo en la Francia
meridional» 3.

* Laboratorio FRAMESPA-UMR 5136 (Toulouse); Universidad Complutense de Madrid.


1
Agradezco a mi buen amigo Laurent Macé sus comentarios y consejos a este trabajo.
2
«Tout le Midi de la France a été directement touché – et en profondeur – par le problème de la
reconquête et de la conquête sur le monde arabe; il a participé aux Croisades d´Espagne,
phénomène beaucoup plus vital pour lui que pour les provinces du Nord. Aussi, s´il y a
jamais eu un esprit permanent de croisade dans les régions de France au Moyen Âge, et cela
pendant des siècles, c´est bien dans celles […] des Pyrénées aux Alpes – Roussillon,
Languedoc, Provence», Rita LEJEUNE, «L’esprit de la Croisade dans l’épopée occitane», en
Paix de Dieu et Guerre Sainte en Languedoc au XIIIe siècle (Cahiers de Fanjeaux, 4), Toulouse,
1969, pp. 143-173, esp. p. 164.
3
«L’esprit de croisade et de lutte contre l’infidèle, dont je doute un peu qu’il ait été très vif
dans la France du Midi…», Pierre GUICHARD, «Participation des Méridionaux à la Reconquista
dans le royaume de Valence», en Islam et chrétiens du Midi, XIIe-XIVe s. (Cahiers de Fanjeaux,
18), Toulouse, 1983, pp. 115-131, esp. p. 129. Sobre la participación de ultramontanos en la
Reconquista sigue siendo útil el estudio de Marcelin DÉFOURNEAUX, Les Français en Espagne aux
XIe et XIIe siècles, París, 1949.
188 Martín Alvira Cabrer

Como puede observarse por estos testimonios, la idea de guerra santa en


las tierras del sur de Francia no es asunto fácil de analizar. Con esta
comunicación no aspiro ni mucho menos a resolver una cuestión muy
compleja y que merece un estudio amplio aún por realizar. Aquí me limitaré a
ofrecer algunos apuntes, más que sobre la idea de guerra santa, sobre el
impacto que causaron las tres “guerras santas”4 que afectaron directamente al
sur de Francia en los siglos centrales del Medievo:
- las Cruzadas de Ultramar: guerras por la protección o la liberación del
Sepulcro (en palabras de los trovadores)5
- las “Cruzadas de España”: campañas de Reconquista contra los sarracenos
meridionales
- la Cruzada Albigense: guerra decisiva en el destino de la Francia
meridional librada entre 1209 y 1229 contra los herejes occidentales6.
Las fuentes susceptibles de análisis al abordar este tema deberían ser todo
lo amplias y variadas que fuera posible (historiográficas, histórico-literarias,
hagiográficas, documentales, etc.). Aquí, por ello, prefiero centrarme en dos
tipos concretos con los que tengo una cierta familiaridad: las fuentes literarias
e históricas provenzales u occitanas, en su mayoría de origen trovadoresco, y
los anales y cronicones.
Las primeras son ineludibles cuando se trata de la historia medieval del sur
de Francia. El trovador es el referente cultural más conocido y significativo de
estas tierras occitanas. No pocas composiciones trovadorescas, además, están
dedicadas al tema de la guerra contra los musulmanes (pensemos en las
célebres “canciones de cruzada”)7.

4
No entro en el debate sobre los conceptos de guerra santa, cruzada, etc., ni en el de la
distinción entre un tipo u otro de cruzadas y guerras santas, ni en si deben o no aplicarse estos
términos a la Reconquista o a otras empresas santificadas del Pleno Medievo, remitiendo al
lector a las obras y las comunicaciones de los especialistas participantes en este coloquio.
5
Por ejemplo Fuentes I, n. 19 y 46.
6
Tomo estas dos últimas expresiones – sarracenos meridionales y herejes occidentales – de un viejo
conocido, el cisterciense de origen catalán Arnau Amalric, arzobispo de Narbona (y gran
experto en guerras santas), que fue protagonista de la cruzada de Las Navas de Tolosa (1212)
y líder espiritual de la Cruzada Albigense entre los años 1209 y 1213 (Carta de Arnau Amalric,
arzobispo de Narbona y legado apostólico en Provenza al abad de Cîteaux y al capítulo general de la
Orden del Císter sobre la gran victoria cristiana en la campaña de Las Navas de Tolosa, Toledo, 11
agosto 1212, RHGF, XIX, París, 1880, pp. 250-254).
7
Sólo para las tierras de Provenza, Damien Carraz habla de unas 50 composiciones de unos
doce autores que aluden a Oriente, si bien concluye que ésta no fue la principal preocupación
de los poetas («Ordres militaires, croisades et sentiments politiques chez les troubadours. Le
cas de la Provence au XIIIe siècle», en As Ordens Militares e as Ordens de Cavalaria na Construçâo
do Mundo Occidental. Actas do IV Encontro sobre Ordens Militares, Lisboa, 2005, pp. 93-111, esp.
p. 96).
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 189
190 Martín Alvira Cabrer

Al mismo tiempo, las voces de los trovadores, apasionadas y casi siempre


inmersas en la vida política de aquel tiempo, son – según Saverio Guida –
«expresión no tanto de una élite política, espiritual o cultural, como de esa
gran población analfabeta que también formaba parte del auditorio al que se
dirigían sus composiciones en lengua vulgar» 8. En cuanto a las fuentes
analísticas, proporcionan noticias breves, mínimas la mayoría de las veces,
aunque en no pocas ocasiones de notable valor histórico. Ofrecen una visión
eclesiástica y muchas veces monástica de los acontecimientos, por lo que es
posible contraponerlas a las noticias de origen trovadoresco, cuya perspectiva
está, por lo general, mucho más cerca del mundo laico9.
El impacto de estas tres “guerras santas” (Ultramar, Reconquista y Cruzada
Albigense) en estas fuentes del sur de Francia se analizará a partir de varias
tablas de forma conjunta, si bien centraré mi atención en las fuentes dedicadas
a estas dos últimas, mucho más cercanas a mi campo de trabajo.

1. “Guerras santas” y fuentes histórico-literarias occitanas (siglos XI-XIII)

Fuentes
La primera tabla se inspira en la realizada por la especialista británica
Linda Paterson en un reciente trabajo dedicado a la literatura occitana y Tierra
Santa10. Analiza aquí 152 composiciones trovadorescas y sitúa 131 en una tabla
cronológica que permite observar la evolución de la lírica provenzal en
relación con las Cruzadas de Oriente (barras en color azul)11. Siguiendo este
modelo, completamos estas referencias sobre Ultramar con aquellas que
mencionan directa o indirectamente la Reconquista. La propia Paterson ofrece
un elenco de 25 fuentes sobre este tema12, a las que añadimos otras 18 que

8
Saverio G UIDA, « Le canzoni di crociata francesi e provenzali », en VV. AA., Militia Christi e
Crociata nei secoli XI-XIII. XIa Settimana Internazionali di Studi Medievali, Milán, 1992, pp. 403-442,
esp. p. 437. Sobre el tema, véanse las opiniones enfrentadas de este autor (« Canzoni di crociata
ed opinione pubblica del tempo », en A. M. Babbi, A. Pioletti, F. Rizzo Nervo y C. Stevanoni
(ed.), Medioevo romanzo e orientale : Testi e prospettive storiographiche. Colloquio Internazionale,
Verona, 4-6 aprile 1990, Rubbettino, 1992, pp. 41-52) y Elisabeth Siberry (« Troubadours,
Trouvères, Minnesingers and the Crusades », Studi Medievali, 29, 1988, pp. 19-43, y Criticism of
Crusading, 1095-1274, Oxford, 1985).
9
Véase el trabajo clásico de Bernard GUENÉE, « Histoires, annales et chroniques. Essai sur les
genres historiques au Moyen Âge », Annales. ESC, 28/3-4 (1973), pp. 997-1016.
10
Linda M. PATERSON, « Occitan Literature and the Holy Land », en M. Bull y C. Léglu (ed.), The
World of Eleanor of Aquitaine. Literature and Society in Southern France between the Eleventh and
Thirteenth Centuries, Woodbridge, 2005, pp. 83-99.
11
L. M. PATERSON, « Occitan Literature…», Apendice 1 (Texts referring to crusades or Holy Land),
pp. 97-98 y Apéndice 2 (References to Crusades in Troubadour Lyrics), p. 99. El listado completo
puede consultarse en Linda M. PATERSON, Lyric allusions to the crusades and the Holy Land,
www2.warwick.ac.uk/fac/arts/french/about/staff/lp/lyrical.lus.
12
L. M. PATERSON, « Occitan Literature…», Apéndice 1 ( Reconquista), p. 98.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 191

también podrían formar parte de esta relación, resultando un total de 43


(barras en color rojo)13. Las barras amarillas representan a 35 fuentes
provenzales que aluden directa o indirectamente a la Cruzada Albigense. La
mayoría son poesías críticas con esta operación antiherética, aunque también
se incluyen las favorables14. Finalmente, las barras en color marrón
representan a 19 fuentes posteriores a la Cruzada Albigense cuyos autores se
mostraron hostiles a la dominación franco-eclesiástica del Mediodía de Francia
establecida en 1229 – esa falsa paz de clérigos y franceses censurada por algunos
trovadores15. En la parte inferior de la tabla se indican los porcentajes totales.
Entre las fuentes provenzales incluimos tanto las composiciones líricas
clásicas (cansó, sirventés, tenson…) como los poemas narrativos o históricos
(Cansó d’Antioca, Cansó de la Crozada, La Guerra de Navarra) y los textos en prosa
(vidas y razós)16. Advertimos, por ello, que damos un sentido amplio al término
“trovadoresco”. Tampoco dejamos aparte a los autores catalanes e italianos
que cultivaron la lírica provenzal17. Aquellas fuentes que hacen referencia a
dos “guerras santas” simultáneamente (por lo general Reconquista y Cruzada
Albigense) forman parte de ambos listados.
Las noticias de estas fuentes son muy diferentes unas de otras. Hay breves
alusiones a una u otra “guerra santa”, referencias directas o indirectas a sus
protagonistas o a sus episodios principales, así como canciones de cruzada
compuestas con ánimo de promover la guerra en Oriente o España e incluso
poemas históricos dedicados por entero a la Cruzadas de Oriente y a la
Cruzada Albigense.

Cronología
Seguimos las pautas de Paterson al señalar las grandes cruzadas oficiales y
establecer entre ellas una serie de momentos intermedios (Post IIa Cruzada, Post
IIIa Cruzada, etc.). En el caso de la Reconquista, nos ajustamos al
enfrentamiento de los cristianos con los almorávides (1137-1145), con los
almohades hasta la derrota de Alarcos (1149-1195), el período entre las batallas
de Alarcos y Las Navas de Tolosa (1195-1212), los años posteriores a Las
Navas (1224-1228), la Gran Reconquista (1229-1248) y tres etapas posteriores a
ésta (1248-1265, 1276 y 1280-1282). En cuanto a la Cruzada Albigense, una
guerra de veinte años con fases bastante diferentes, proponemos las

13
Véase el listado de fuentes manejadas en mi Apéndice 1.
14
Véase Apéndice 2.
15
Véase Apéndice 3.
16
Las vidas son biografías de trovadores compuestas en el siglo XIII cuando se elaboraron
cancioneros; las razós servían de presentación e introducción preliminar a la composición que
se quería interpretar.
17
Guillem de Berguedà y Raimon Vidal de Besalú (Fuentes I, n. 40 y 78) ; el genovés Lanfranc
Cigala y el mantuano Sordel (Fuentes I, n. 46 y 79-80).
192 Martín Alvira Cabrer

siguientes: las primeras conquistas de los cruzados (1209-1213), la batalla de


Muret y sus consecuencias inmediatas (1213-1215), la revuelta occitana hasta la
muerte de Simon de Montfort (1216-1218), la llamada “reconquista occitana”
(1218-1226) y la intervención de los reyes de Francia hasta los tratados de
Meaux-París (1226-1229)18. Las composiciones trovadorescas que alentaron un
cambio de la situación política del Mediodía de Francia apelando a otros
poderes, en especial el rey de Aragón JaimeI el Conquistador, figuran bajo el
epígrafe Post Cruzada Albigense, que se divide en tres momentos (1236-1242,
1244-1266 y h. 1275)19.

Cruzadas de Ultramar
De esta primera tabla se deduce que las cruzadas de Oriente despertaron el
mayor interés entre los trovadores (casi 60 %). A las cruzadas oficiales se
dedicaron de 7 a 13 poesías, salvo a la Va Cruzada (4) y al momento posterior a
la Ia (3)20. La IIIa Cruzada es, sin duda alguna, el momento de máxima
producción (28 composiciones). Dicho esto, hay que insistir con Siberry y
Paterson en que el interés por el fenómeno cruzado fue estable y constante en
la literatura provenzal hasta el siglo XIV (13, 11, 9, 7, 4 y 11 composiciones en
los momentos intermedios; y 11, 8 y 9 para las tres últimas cruzadas del siglo
XIII)21.

18
Para el desarrollo de los hechos, véase Michel ROQUEBERT, L’Épopée Cathare, 2 vol., reed. :
París-Toulouse, 2001.
19
Tres buenos estudios recientes sobre los trovadores y los reyes catalano-aragoneses son Isabel
de RIQUER, « Presencia trovadoresca en la Corona de Aragón », Anuario de Estudios Medievales,
26/2 (1996), pp. 933-966; Stefano ASPERTI, « I trovatori e la corona d’Aragona. Riflessioni per
una cronologia di riferimento», Mot so razo, 1 (1999), pp. 12-31; y www.chez.com/lengadoc/
jacme1.htm ; y Antonio M. ESPALADER, « El casal de Barcelona i la poesia trobadoresca », en
Càtars i Trobadors. Occitània i Catalunya : renaixença i futur, Barcelona, 2003, pp. 106-123.
20
Entre las fuentes posteriores a la I Cruzada incluimos: las canciones de Guilhem de Peitieu
referidas a Tierra Santa tal como figuran en el listado de Paterson; la Cansó d’Antioca (h. 1106),
poema histórico compuesto por el caballero Gregori Bechada (ed. Paul MEYER, « Fragment
d´une Chanson d´Antioche en provençal », Archives de l’Orient latin, 1883, pp. 467-509 ; y ed. ingl.
Carol Sweetenham y Linda Paterson, The “Canso d’Antioca”. An Epic Chronicle of the First
Crusade, Aldershot-Burlington, 2003; sobre esta obra, puede verse R. LEJEUNE, «L’esprit de la
Croisade… », pp. 144-155; y L. M. PATERSON, « Occitan Literature…», pp. 83-85 y 96); y la
Chanson des Chétifs (ed. G. Myers, The Old French Crusade Cycle, 5, Tuscaloosa, 1981), poema
épico escrito en la corte ultramarina de Ramon, conde de Poitiers (m. 1137), en francés
antiguo, si bien Paterson cree que el original pudo ser una versión occitana (« Occitan
Literature…», pp. 85-89, esp. p. 87).
21
E. SIBERRY, Criticism of Crusading…, p. 21 ; y L. M. PATERSON, « Occitan Literature…», p. 90.
Con todo, Carraz pone el acento en el desánimo que cundió desde mediados del siglo XIII tras
los fracasos en Oriente (« Ordres militaires, croisades... », p. 95).
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 193

Reconquista
La relación de los trovadores con la Reconquista resulta menor, casi una
quinta parte de la producción que alude a “guerras santas” (19 %). Si hasta
mediados del siglo XII contamos con dos composiciones de Marcabrú22, la
segunda mitad de esta centuria es un momento importante (11) por la
coincidencia de la ofensiva almohade en la Península Ibérica y la afluencia de
grandes trovadores a las cortes de los reyes hispanos, en especial AlfonsoVII,
AlfonsoVIII, Alfonso el Trovador y Pedro el Católico23. Con todo, las
referencias más numerosas a la Reconquista se sitúan durante la crisis bélica de
los años 1195-1212 (14)24. El impacto de la batalla de Las Navas de Tolosa fue
grande, como lo prueba que el clérigo y poeta de origen navarro Guillermo
Guilhem de Tudela tuviera la intención de dedicarle un poema histórico, así
como su recuerdo en composiciones tardías25. Los versos de Guilhem Ademar
ilustran el clima de estos años:

Si el rey Alfonso [VIII de Castilla], a quien temen los almohades,


y el mejor conde de la cristiandad [Ramon VI de Tolosa]
movilizasen la hueste, aunque todavía no lo han hecho,
en nombre de Dios, harían gran bondad
combatiendo a los paganos sarracenos traidores… (est. VII, vv. 49-53)26.

Después de 1212 el interés por la guerra peninsular parece decaer, algo que
también se observa en las fuentes historiográficas europeas27. Hay dos
composiciones hasta 1228 y otras 6 para los años de la Gran Reconquista,
incluida la razó de un poema de Folquet de Marselha que recuerda Las Navas,
una Vida dedicada al rey Alfonso de Aragón, llamado el Trovador, y varias
alusiones a la guerra contra los sarracenos en autores críticos con el rey JaimeI
por su pasividad ante las conquistas francesas en tierras occitanas. En las
décadas siguientes se datan 3 composiciones referidas a las conquistas de
Granada y Murcia, así como el planh o lamento por la muerte de Jaime el
Conquistador de Matieu de Caersí, que resume bien varios elementos de la
idea de cruzada:

Todo el mundo ha de lamentar y sentir


la muerte del rey con derecho y con razón

22
Véase abajo Fuentes I, n. 48 y 49.
23
Fuentes I, n. 50, 51, 66, 67, 40, 24, 69, 25, 20, 43 y 68.
24
Fuentes I, n. 22, 19, 23, 29, 75, 70, 78, 30, 71, 42, 41, 4, 74, 77 y 73.
25
Qu’en ne cug encar far bona cansó novela / Tot en bel pergamin (Fuentes I, n. 41, laisse 5, vv. 16-24);
Fuentes I, n. 85 y 34.
26
Fuentes I, n. 30.
27
Véase Derex W. LOMAX, «La conquista de Andalucía a través de la historiografía europea de
la época», en Andalucía entre Oriente y Occidente (1236-1492). Actas del V Coloquio Internacional
de Historia Medieval de Andalucía, Córdoba, 1988, pp. 39-41, esp. p. 41.
194 Martín Alvira Cabrer

pues nunca hubo príncipe mejor


en nuestro tiempo aquende ni allende el mar,
ni que tanto haya hecho contra la gente perra,
ni que tanto haya enaltecido la cruz
en la que Jesucristo fue puesto por todos nosotros.
¡Ay, Aragón, Cataluña, Cerdaña
y Lérida, venid a doleros conmigo,
pues bien debéis tener tanto dolor
28
como por Artús tuvieron los de Bretaña!(est. III, vv. 23-33)

Otras 3, incluido un recuerdo lejano de Las Navas de Guilhem Anelier de


Tolosa, se datan en los primeros años ochenta del siglo XIII29.
Frente a este volumen relativo, sí cabe decir que prima la calidad. Algunas
de las más célebres cansós de crozada se compusieron para alentar a los
caballeros cristianos a participar en la Reconquista hispana. Es el caso del
célebre Folquet de Marselha, animando a dar la vida por Cristo para evitar
una nueva “pérdida de España”, o del no menos famoso Gavaudan, asociando
derrota militar y pecado, uno de los pilares de la idea de guerra santa30. Y
cómo no recordar al gran Marcabrú, considerado el mejor creador de
canciones de cruzada, alentando a franceses e hispanos a combatir juntos
contra los almorávides:

Con el valor de Portugal,


e también el del rey navarro,
con tal que Barcelona se vuelva
hacia la imperial Toledo,
seguro podremos gritar “¡Real!”,
y a la gente pagana derrotar. […]
Ya que Francia, Poitou y Berrí
se inclinan ante un solo señorío,
[que] venga aquí a servir a Dios con su feudo.
(est. VIII, vv. 43-48 y est. X, vv. 55-58)31

Cruzada Albigense
En cuanto a la Cruzada Albigense, el porcentaje de obras es algo menor
que el de la Reconquista (15 %). Si pensamos que esta guerra ocupó solamente
veinte años, esta cifra nos da idea de su impacto32. A los primeros sucesos

28
Fuentes I, n. 52 ; y 58, 1, 85, 88, 18, 5, 9, 37, 46, 72 y 44.
29
Fuentes I, n. 34, 45 y 47.
30
Folquet de Marselha: « …que·l Sepulcre perdet premeiramen [en 1187] / et ar sufre qu’Espanha·s vai
perden…» (Fuentes I, n. 19, est. I, vv. 6-7). Gavaudan: « Senhors, per los nostres peccatz / Creys la
forsa dels Sarrazis» (Fuentes I, n. 23, est. I, vv. 1-2).
31
Fuentes I, n. 49.
32
Sobre la cuestión son imprescindibles los excelentes estudios de Eliza Miruna GHIL, L’Âge de
Parage. Essai sur la poétique et la politique en Occitanie au XIIIe siècle, Nueva York-Berna-
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 195

(1209-1212) se refieren 5 composiciones, sobresaliendo el planh o lamento de


Guilhem Augier por la muerte del vizconde Ramon Roger Trencavèl y, sobre
todo, la primera parte de la Cansó de la Crozada de Guillermo de Tudela, fuente
esencial para la comprensión de este conflicto33. Otras 6 están directamente
relacionadas con la intervención del rey de Aragón Pedro el Católico y su
derrota en la batalla de Muret, a las que sumamos otras 2 datadas hacia 121534.
A la rebelión occitana dirigida por los condes de Tolosa desde 1216 se refieren
un total de 13 composiciones: 5 hasta 1218 y otras 8 hasta 1226. Entre éstas
incluimos la segunda parte de la Cansó de la Crozada, obra capital de un poeta
tolosano anónimo, así como dos poesías de Albertet y Pèire Cardenal, ambas
de data incierta35. Estos textos son de gran interés histórico, pues expresan ya
la idea de que la Cruzada Albigense era una falsa croisada36, una operación
ilegítima que perjudicaba a la verdadera cruzada (la de Oriente):

Poca tiene en Dios esperanza


quien el Sepulcro abandona,
porque los clérigos y los de Francia,
se preocupan [tan] poco por la deshonra
de Dios, que de ellos tomará venganza. (est. VII, vv. 43-47)37

En efecto, hacia 1230 los autores clericales de tierras occitanas habían


asimilado las campañas contra los herejes y contra los musulmanes de Oriente
bajo el término común cruzada, pero – como también asegura Ghil – no parece
que los occitanos asumieran que la Cruzada Albigense fuera una cruzada en
esos mismos términos38.

Frankfurt-París, 1989, esp. pp. 9-89; y Martín AURELL, La vielle et l’épée. Troubadours et politique
en Provence au XIIIe siècle, París, 1989. Buenos trabajos son también Robert H. GERE , The
Troubadours, Heresy and the Albigensian Crusade, Ph. D. Columbia, 1955, Michigan Univ.
Microfilms (Public. n. 15.628, Microfilm AC-1), 1956; Linda PATERSON , The World of the
Troubadours: Medieval Occitan Society c. 1100-c. 1250, Cambridge, 1993; y los recientes trabajos
de Damien Carraz: «Ordres militaires, croisades...» y Ordres militaires, croisades et sociétés
méridionales. L’ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312), Thèse de Doctorat,
Université Lumière-Lyon II, 2003, 4 vol. (en prensa).
33
Fuentes I, n. 35, 21, 41, 64 y 65. Sobre estas dos últimas composiciones, véase E. M. GHIL, L´Âge
de Parage..., pp. 221-229 y 91-149.
34
Fuentes I, n. 4, 6, 74, 77, 12, 76, 16 y 63. Sobre la batalla de Muret y sus circunstancias, Martín
ALVIRA CABRER, El Jueves de Muret. 12 de Septiembre de 1213, Barcelona, 2002.
35
Fuentes I, n. 59, 81, 39, 28 y 83 ; y n. 3, 2, 60, 61, 12, 27, 62 y 82. Sobre la segunda parte de la
Cansó de la Crozada, véase E. M. GHIL, L´Âge de Parage..., pp. 151-218.
36
Fuentes I, n. 82 y 38.
37
Fuentes I, n. 83 (trad. mía).
38
Eliza Miruna G HIL , « Crozada. Avatars of a Religious Term in Thirteenth-Century Occitan
Poetry», Tenso, 10 (1995), pp. 99-109, esp. pp. 102-104; y M. AURELL, La vielle et l’épée..., pp. 39-
64. Sobre el tema, véase también Étienne DELARUELLE, «La critique de la guerre sainte dans la
littérature méridionale», en Paix de Dieu et Guerre Sainte…, pp. 128-139; y E. SIBERRY, Criticism
of Crusading…, pp. 158-168. Algunos trabajos anteriores son Palmer A. THROOP, «Criticism of
196 Martín Alvira Cabrer

La virulencia de las críticas, que en ningún caso debe contemplarse como


simpatía hacia la herejía, se acentuó en las 9 composiciones de los últimos años
de la Cruzada (1226-1229), por ejemplo en la famosa D´un sirventes far de
Guilhem Figueira:

Roma, sabed bien que vuestro vil mercadeo


y vuestra necedad hicieron que se perdiera Damieta [...]
Roma, poco daño hacéis a los sarracenos,
pues entregáis a vuestra carnicería a griegos y latinos. […]
¿En qué libro habéis encontrado escrito que deba matarse,
Roma, a los cristianos? (est. V, vv. 29-30, est. VII, vv. 43-44 y est. IX, vv. 59-60) 39

Entre los trovadores críticos hay que destacar al gran Pèire Cardenal. En
sus 9 composiciones, más que ningún otro autor, expresa duras y agrias
críticas contra los franceses y los clérigos, responsables máximos de la
Cruzada desde los planos político-militar e ideológico-espiritual40.
Pero aunque la censura sea mayoritaria, los trovadores no tuvieron una
posición homogénea frente a los avatares políticos de su tierra41. Algunos
autores apoyaron abiertamente la lucha contra la herejía. Es el caso del clérigo
Guillermo de Tudela, cuya actitud pasó del apoyo entusiasta a un cierto
desencanto42, y de la trobairitz Gormonda de Montpelhièr, quien no dudó en
responder duramente a Guilhem Figueira defendiendo la política pontificia:

Roma, [que] el Rey grande […]


a los falsos Tolosanos,
dé gran malaventura,
porque contra sus mandamientos
hacen tan gran desmesura... (est. XI, vv. 1-6)43

Papal Crusade Policy in Old French and Provençal», Speculum, 13 (1938), pp. 379-412; ID .,
Criticism of the Crusade: A Study of Public Opinion and Crusade Propaganda, Amsterdam, 1940
(reed. : Philadelphia, 1975); George B. F LAHIFF , « Deus non vult: A critic of the Third
Crusade», Medieval Studies, 9 (1947), pp. 162-188; Steven RUNCINAM, «The Decline of the
Crusading Idea», en Storia del Medioevo. Relazioni del X Congresso Internazionale di Scienze
Storiche, 3 (Bibliotheca Storica Sansoni, n. s. XXIV), Florencia, 1955, pp. 637-652. Para el ámbito
de la Francia septentrional, véase David A. TROTTER , Medieval French Literature and the
Crusades (1100-1300), Ginebra, 1987.
39
Fuentes I, n. 38 ; y n. 7, 10, 26, 55, 56, 57, 80 y 82. Véase E. M. GHIL, L’Âge de Parage..., pp. 91-
149.
40
Fuentes I, n. 56, 57, 59, 60, 61, 62, 63, 64 y 65. Véase E. M. GHIL, L’Âge de Parage..., pp. 270-277.
41
E. SIBERRY, Criticism of Crusading…, p. 159.
42
Sobre esta cuestión puede verse Étienne DELARUELLE, «L’idée de Croisade dans la Chanson
de Guillaume de Tudèle», en La bataille de Muret et la civilisation médiévale d’Oc. Actes du
Colloque de Toulouse (9-11 septembre 1963), Annales de l’Institut d’Études Occitanes (1962-1963),
pp. 49-63; reed. en L’idée de Croisade au Moyen Âge, Turín, 1980, pp. 173-187.
43
Fuentes I, n. 26 (trad. mía). Sobre este célebre debate, véanse las reflexiones de E. M. GHIL ,
L’Âge de Parage..., pp. 236-250 ; y E. M. GHIL, « Crozada...», pp. 104-105.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 197

En los trovadores es posible percibir también los sentimientos de quienes


se vieron más afectados por esta larga guerra. Aún con su carga literaria de
dramatismo, los tan citados versos de Bernart Sicart de Maruèjols (h. 1230)
siguen siendo el mejor botón de muestra:

¡Ay, Tolosa y Provenza,


y la tierra de Argensa,
Béziers y Carcassés,
44
cómo os vi y cómo os veo!(est. II, vv. 27-30)

En cuanto a las composiciones posteriores a la Cruzada Albigense


representan solamente un 8 % del total. Para los años 1236-1242, período en el
que el conde RamonVII luchó por revisar los acuerdos de paz de 1229 que
favorecían al rey de Francia, contamos con 9 composiciones, 3 de las cuales
son textos en prosa que en ocasiones se han atribuido a Uc de Sant Circ45. Estas
composiciones trataron de movilizar al conde de Tolosa y a los reyes de
Aragón e Inglaterra contra el dominio capeto de las tierras occitanas. La
revuelta tuvo lugar, pero fue rápidamente controlada por el rey de Francia46.
La posición expresada entonces por el provenzal Duran Sartre o Sartor,
también llamado Pèire Duran de Paernas, resulta de lo más interesante para el
estudio de la idea de guerra santa: « Pero, ¿cómo los aragoneses no
abandonan su empresa contra el rey de Valencia para arrebatar a los franceses
sus conquistas? »47.
Hasta bien entrado el siglo XIII, los trovadores que apoyaban la
intervención catalano-aragonesa a favor de la nobleza occitana no negaron la
bondad de la Reconquista: « …y pues allí ha conquistado tanto –decía un trovador
anónimo al rey Pedro el Católico en vísperas de la batalla de Muret–, acuérdese
de aquí »48. Duran Sartre, en cambio, dio prioridad a los intereses políticos y las
obligaciones feudales del rey de Aragón en el sur de Francia frente el deber
religioso de combatir contra los enemigos de la fe en España. Al hacerlo,
estaba negando la sacralidad que pudiera haber en esta guerra.
Otras 7 composiciones responden también a sentimientos antifranceses y
anticlericales, así como al malestar por la falta de apoyo que los provenzales
recibían de JaimeI, opción política que culminaría en el tratado de Corbeil

44
Fuentes I, n. 10.
45
Fuentes I, n. 79, 17, 18, 86, 84, 87, 89, 9 y 36. Sobre esta última cuestión, Charles ANATOLE, «Le
souvenir de la bataille de Muret et de la dépossession des comtes de Toulouse dans les Vidas
et les Razos», en La bataille de Muret…, pp. 11-22 ; y E. M. GHIL, L’Âge de Parage..., pp. 34-62.
46
Véase Alfred JEANROY , «Le soulèvement de 1242 et la poésie des troubadours», Annales du
Midi, 16 (1904), pp. 311-329; y M. ALVIRA CABRER, El Jueves de Muret…, pp. 551-553. Sobre los
condes de Tolosa, es imprescindible la consulta de Laurent MACÉ, Les comtes de Toulouse et leur
entourage (1112-1229), Toulouse, 2000 (reed. : 2004).
47
Fuentes I, n. 18.
48
Fuentes I, n. 4. También E. SIBERRY, «Troubadours, Trouvères...», p. 42.
198 Martín Alvira Cabrer

(1258). Algunas de estas severas críticas de trovadores como Guilhem de


Montanhagol, Bonifaci de Castellana y Paulet de Marselha se sitúan ya en el
contexto del creciente dominio de Provenza por parte del conde Carlos de
Anjou, hermano de LuisIX de Francia49. Las últimas 3 composiciones se datan
hacia 1276 y son obra del tolosano Guilhem Anelier, trovador que conoció la
Cansó de la Crozada, que frecuentó la corte del rey de Aragón Pedro el Grande y
que fue también muy crítico con una dominación francesa lograda gracias a la
abierta complicidad de la Iglesia:

A la Iglesia le falla su saber,


porque quiere a los Franceses situar allí
donde no tienen ningún derecho…(est. VI, vv. 41-43) 50

Si sumamos las fuentes relativas a la Cruzada Albigense y a sus


consecuencias políticas (problemas que afectan únicamente al siglo XIII), el
porcentaje resultante (23 %) es casi una cuarta parte de todas las
composiciones provenzales que mencionan “guerras santas”. Parece un dato
suficiente para comprobar el impacto que los avatares políticos de las tierras
del sur de Francia produjeron en los trovadores.

2. “Guerras santas” y fuentes analísticas (siglos XI-XIII)

Fuentes
La segunda tabla aborda el impacto de estas tres “guerras santas” en las
fuentes analísticas del sur de Francia. Manejamos 18 anales y cronicones,
además de 3 necrologios. No son todos los que hay, pero sí los más accesibles
e importantes. Geográficamente, cubren la práctica totalidad del territorio
meridional de Francia, desde Burdeos a Marsella y desde Narbona a Limoges,
en el extremo norte de las tierras occitanas y casi más en el centro que
propiamente en el sur del país (véase Mapa)51.

49
Fuentes I, n. 37, 13, 8, 14, 15, 53 y 54. Sobre el tema, véase M. AURELL, La vielle et l’épée…, pp.
149-232; más brevemente M. Alvira Cabrer, El Jueves de Muret..., pp. 553-557; y la tesis
doctoral de Carraz.
50
Fuentes I, n. 32 (trad. mía); y n. 31 y 33. Sobre este autor, véase Richard E. F. STRAUB, « Les
sirventes de Guilhem Anelier de Tolosa », en L. Rossi (ed.), Cantarem d’aquestz trobadors. Studi
occitanici in onore di Giuseppe Tavani, Alessandria, 1995, pp. 127-168, esp. pp. 132-142. A Pedro
el Grande le dedicó el sirventés Vera merce e drectura sofranh (PC 204.4), ed. y trad. fr. R. E. F.
STRAUB, « Les sirventes de Guilhem Anelier...», pp. 155-157.
51
No incluimos los anales y cronicones del antiguo Rosellón, considerando que estas tierras
catalanas formaban parte de la Corona de Aragón.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 199
200 Martín Alvira Cabrer
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 201

El color gris indica el volumen total de noticias relacionadas con “guerras


santas”. Los colores son los mismos que en la tabla anterior: azul para las
Cruzadas de Ultramar; rojo para la Reconquista; y amarillo para la Cruzada
Albigense. El rosa (Otras) se refiere a la campaña dirigida por el rey de Francia
FelipeIII contra la Corona de Aragón en 1285 con el aval espiritual del
Papado, más conocida con el nombre de “Cruzada de Cataluña”.
El texto analístico que proporciona más noticias es el importante Chronicon
del cluniacense Bernart Itier (34), seguido de la crónica urbana de Montpellier
titulada Thalamus Parvus (31) y de las crónicas del monasterio benedictino de
San Víctor de Marsella y de las ciudades de Tolosa y Béziers II (25-28)52. Entre
15 y 19 noticias ofrecen la crónica condal llamada Crónica languedociana de
Tolosa, la Crónica de Béziers I, el Cronicón de la iglesia de San Pablo de Narbona y
las crónicas de San Marcial de Limoges53. Hay aquí otro escalón notable
respecto al Cronicón de la iglesia de Santa Coloma de Burdeos (7) y el cronicón de
la ciudad de Nimes (6)54. El resto dan menos de 5 noticias55. Hay otros tres
cronicones –los eclesiásticos de San Esteban de Narbona y Maguelone, y la
muy tardía Brevis historia comitum Provinciae, ex familia comitum Aragonensium–
en los que no encontramos ninguna noticia56 ¿Qué “guerra santa” tuvo mayor
impacto en estas fuentes analísticas?

Cruzadas de Ultramar
Por éstas se interesaron algo más del 60 % (13/21). Las que más noticias
ofrecen son Bernart Itier y las crónicas de Montpellier y San Víctor de
Marsella57. Los necrologios no incluyen ninguna –algo que parece lógico–,
como tampoco los cronicones de San Justo y San Esteban de Narbona,
Maguelone y Berdoues58. Muy escaso puede considerarse el interés de los
cronicones de Santa Coloma de Burdeos y Nimes, del llamado Códice
Cluniacense Occitano y de la Crónica del Consulado de Montpellier59.

52
Véase abajo Fuentes II, n. 1, 21, 3, 15 y 6. La crónica de Guilhem de Puèglaurenç (Fuentes II, n.
22) ofrece 39 noticias, pero no la incluimos en esta tabla.
53
Fuentes II, n. 11, 5, 13 y 12. Unificamos en una sola fuente y una sola entrada (Crónicas de San
Marcial de Limoges) los distintos cronicones de la abadía de San Marcial de Limoges : las
continuaciones del Chronicon de Bernart Itier del prior Estefe de Salvanhec (1224-1264) y del
bibliotecario y chantre Elias de Brolio (1264-1297), los dos cronicones anónimos atribuidos al
prior Elias d´Autenc (1276-1284), el Brevissimum Chronicon anónimo (1251-1299) y las noticias
dispersas de los siglos XI-XIII reunidas en los Varia Chronicorum Fragmenta (Fuentes II, n. 12).
54
Fuentes II, n. 14 y 10.
55
Fuentes II, n. 4, 8, 9, 17, 18, 19 y 20.
56
Fuentes II, n. 7, 16 y 2.
57
Fuentes II, n. 1, 21 y 3.
58
Fuentes II, n. 17, 18, 19, 8, 16 y 4.
59
Fuentes II, n. 14, 10, 20 y 9.
202 Martín Alvira Cabrer

Reconquista
Más de la mitad da alguna noticia sobre esta “guerra santa” (11/21). Por lo
general, son más importantes que las referidas a Oriente. Mucho menor interés
que por las cruzadas de Ultramar demuestran Bernart Itier, la Crónica de
Béziers II y el Cronicón languedociano de Tolosa60. Un interés algo menor se
observa en el Cronicón de Tolosa y las crónicas de San Pablo de Narbona y San
Marcial de Limoges, siendo el mismo en el Cronicón de Nimes61. Más interés por
la Reconquista que por Ultramar tuvieron los autores de las crónicas de
Montpellier, San Víctor de Marsella, Béziers I y Santa Coloma de Burdeos62.

Cruzada Albigense
Estos resultados son, quizá, los más interesantes. Casi tres cuartas partes de
las fuentes analísticas manejadas (71 %) ofrecen alguna noticia (15/21). Cinco
de estos textos –las crónicas de Béziers II y Tolosa, el cronicón de Burdeos, el
languedociano de Tolosa y el Códice Cluniacense Occitano– demuestran un
mayor interés por este conflicto que por los otros63. Más o menos el mismo por
las tres “guerras santas” se observa en Bernart Itier y las crónicas de
Montpellier, Limoges y San Pablo de Narbona64. Escaso interés demuestran las
crónicas de Béziers I y San Victor de Marsella65. En los tres necrologios –San
Nazario de Carcasona, Cassan y San Nazario de Béziers–, así como en la
crónica del monasterio cisterciense de Berdoues (esta filiación no es un dato
menor), la Cruzada Albigense es la única mencionada66.

Cruzada de Cataluña
Su presencia es minoritaria: sólo figura en las crónicas narbonesas de San
Justo y San Pablo, y en las de San Marcial de Limoges67.

60
Fuentes II, n. 1, 6 y 11.
61
Fuentes II, n. 15, 13, 12 y 10.
62
Fuentes II, n. 21, 3, 5 y 14.
63
Fuentes II, n. 6, 15, 14, 11 y 20.
64
Fuentes II, n. 1, 21, 12 y 13.
65
Fuentes II, n. 5 y 3.
66
Fuentes II, n. 17, 18, 19 y 4. Berdoues se sitúa en el antiguo condado de Astarac (Dep. Gers).
67
Fuentes II, n. 8, 13 y 12.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 203
204 Martín Alvira Cabrer

3. Noticias sobre “guerras santas” en fuentes analísticas (siglos XI-XIII)

En esta tercera tabla se da idea de los acontecimientos con mayor impacto


en estos relatos breves. La cronología sigue el modelo de la tabla de las fuentes
provenzales, aunque se han separado algunos sucesos específicos por su
especial significación, como la pérdida de Jerusalén (1187), la batalla de Muret
(1213) o la muerte de Simon de Montfort (1218). En los datos de esta tabla sí
incluimos las noticias procedentes de la crónica del tolosano Guilhem de
Puèglaurenç, obra capital en la historiografía meridional cuya filiación con los
textos analísticos ha sido puesta de manifiesto por Patrice Cabau68.

Cruzadas de Ultramar
Las noticias sobre Oriente representan un 30 %, esto es, un tercio del total
de las referidas a “guerras santas”. Un primer episodio muy recordado fue la
Ia Cruzada y la conquista de Jerusalén (10 noticias), lo que resulta lógico
teniendo en cuenta la activa participación en esta empresa de los provenzales
al mando del conde RamonIV de Tolosa:

Anno .M.CLXXX[X].VIIII. pres R[amons], coms de Sant Geli, Iherusalem, per vertut
de Deu69.

Tal protagonismo tuvo una importante plasmación historiográfica local,


como lo prueban la célebre Crónica del monasterio de San Pedro de Puy (h. 1128)70
y, sobre todo, la Historia Francorum qui ceperunt Iherusalem de Raimon
d’Aguilers, capellán del conde y canónigo de la catedral de Puy71.

68
Fuentes II, n. 22; y Patrice CABAU, «Deux chroniques composées à Toulouse dans la seconde
moitié du XIIIe siècle», Mémoires de la Société Archéologique du Midi de la France, 56 (1996), pp.
75-120, esp. pp. 78-79.
69
Fuentes II, n. 11 ; y n. 1, 3, 5, 10, 12, 13, 15, 21 y 22. Sobre la importancia de la Ia Cruzada para
el sur de Francia y, más concretamente, para los condes de Tolosa, véase John H. HILL y
Laurita HILL, «Justification historique du titre de Raymond de Saint-Gilles: Christiane Milicie
excellentissimus princeps», Annales du Midi, 2 (1954), pp. 101-112; ID ., Raimond IV, comte de
Saint-Gilles, 1041 (ou 1042)-1105 (Bibliothèque Méridionale, 35), Toulouse, 1959; y Jean
RICHARD, « Les Saint-Gilles et le comté de Tripoli» , en Islam et chrétiens du Midi…, pp. 65-75.
Para su impacto en otros territorios meridionales, Marcus BULL, Knightly Piety and the Lay
Response to the First Crusade. The Limousin and Gascony, c. 970-c. 1130, Oxford, 1993.
70
Se trata de un relato de la Ia Cruzada centrado en la figura del legado apostólico Ademar,
obispo de Puy, que está insertado en el Cartulaire de Maguelonne, ed. HGL, V (1875), n. 4, col.
14-27, esp. 24-27.
71
Raimon d’AGUILERS, Historia Francorum qui ceperunt Iherusalem (RHC-HOc, 3), París, 1866;
trad. ing. John H. Hill y Laurita Hill, Philadelphia, 1968; y ed. John H. HILL y Laurita HILL
(introducción y notas de Philippe Wolff), Le “Liber” de Raymond d’Aguilers, París, 1969. Sobre
esta crónica de la Ia Cruzada, véase el análisis de Jean RICHARD, « Raymond d’Aguilers,
historien de la Première Croisade », Journal des Savants, 1971, pp. 206-212, reed. : Les relations entre
l’Orient et l’Occident au Moyen Âge. Études et documents, Londres, 1977, n. XX ; y el estudio
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 205

Hasta casi mediados del siglo XII, en cambio, los anales y cronicones
prestaron más interés a la Reconquista que a las cruzadas de Oriente, de las que
sólo tenemos 2 noticias referidas a la fundación de la Orden del Temple72. De
la IIa a la IVa Cruzada encontramos 21 noticias bastante repartidas, destacando
el fuerte impacto causado por la pérdida de Jerusalén en 1187 (un tercio):

Anno Domini millesimo centesimo octuagesimo septimo fuit capta Hierusalem civitas,
cum omnibus civitatibus, per Sarracenos; et Crux, cum Lancea, Corona et Clavis, que maior
pars fuit Parisiis [¿Damasco?] deportata73.

Durante la primera mitad del siglo XIII las noticias son solamente 8, si bien
algunas especialmente interesantes, como ésta sobre la IVa Cruzada del
siempre bien informado Bernart Itier:

Anno gracie Mº CCº IIIIº […] Hoc anno, tradidit Dominus in manus Francorum et
Latinorum urbem famosissimam Constantinopolim, et terram Grecorum, et sublimatus est
ibi de nobilibus Francorum latinus imperator comes Flandrensis Balduinus, cui successit
frater Henricus; et restituta est ad matrem filia et Grecorum Ecclesia sub obedientia
Ecclesie Romane vel invita74.

Se observa un fuerte repunte para la Va Cruzada (6), casi el mismo que para
la VIIIa, última de las oficiales75.
Si la IIIa Cruzada fue la que más interesó a los trovadores, la que más
impacto causó a los autores de anales y cronicones fue la VIIa, primera dirigida
por el rey de Francia LuisIX (19 noticias)76. La desproporción con respecto a
otros episodios históricos sobre el papel más relevantes resulta significativa e
interesante ¿Tanta fue la importancia de esta campaña? Este gran número de
noticias se explica porque los anales recogen varios momentos de una misma
operación, de modo que algunos autores dan 2 y hasta 3 noticias: la mayoría
menciona la partida del rey Luis desde el puerto de Aigües Mortes y su
regreso en 1254; otras también los sucesos ocurridos en Damieta. Sirva de
ejemplo la Crónica de Béziers II:

El An. M.cc.xlviij, el mes d´aost en Dimars, Loys rey de Fransa passet otra mar.

comparativo de John FRANCE, « The Anonymus Gesta Francorum and the Historia Francorum qui
ceperunt Iherusalem of Raymond of Aguilers and the Historia de Hierosolymitano itinere of Peter
Tudebode : An Analysis of the Textual Relationship between Primary Sources for the First
Crusade», en M. Hamman (coord.), L’Occident musulman et l’Occident chrétien au Moyen Âge,
Rabat, 1995, pp. 39-69.
72
Fuentes II, n. 1 y 20.
73
Fuentes II, n. 13 ; y 1, 3, 11, 14, 15 y 21.
74
Fuentes II, n. 1.
75
Fuentes II, n. 3, 5, 6, 9, 11, 12, 13, 15, 21 y 22.
76
Fuentes II, n. 6, 11, 13, 15, 21 y 22.
206 Martín Alvira Cabrer

El An. M.cc.xlix., en aost, lo Coms de Toloza, e Na Johana sa molher, Robert e Carles,


frayres del rey, passero otra mar e seguiro´l rey, e preyro Damiata, e foro prezes; e moric
Robert; e redero Damiata per issir de prizo. [...]
El An. M.cc.liiij., en Jun, tornet lo rey de Fransa d´outra mar on avia estat .vij. ans
mens .ij. mezes77.

Si ello puede hablarnos de la impresión causada en tierras occitanas por


esta cruzada y su protagonista, el prestigioso San Luis, no es menos cierto que
las fuentes del sur de Francia dispusieron de una mayor cercanía a los hechos
y, por tanto, de una mayor y mejor información.
Del final de la presencia latina en Oriente sólo tenemos una noticia,
recogida en el detallado cronicón de la iglesia de San Pablo de Narbona :

Anno MCCXCI, fuit capta et destructa civitas Acon et totum regnum suum78.

A ésta hay que sumar otras dos noticias de las crónicas de Limoges sobre
hechos posteriores79.

Reconquista
El porcentaje total de noticias asciende casi a una cuarta parte (22 %). La
proximidad de las tierras provenzales a la Península Ibérica, sus intensas
relaciones político-culturales, en especial durante el siglo XII, y la
preocupación –en la dirección apuntada por Lejeune– por un Islam que se
percibía entonces “a las puertas de los Pirineos” explicarían este interés80. Las
noticias sobre España están, por lo general, más espaciadas que las referidas a
las cruzadas de Ultramar, si bien se observan varios momentos de gran
impacto.
Las primeras menciones son del siglo XI (2), relativas a las conquistas de
Huesca, en la que hubo numerosa presencia de tropas procedentes del sur de
Francia81, y de Barcelona (?)82. Más importantes son las referidas a las

77
Fuentes II, n. 6. Tres noticias bien informadas aparecen asimismo en el Cronicón de San Pablo de
Narbona y en la Crónica de Béziers II (Fuentes II, n. 13 y 6) ; y dos noticias dan los cronicones de
Tolosa y Béziers I (Fuentes II, n. 15 y 5).
78
Fuentes II, n. 13.
79
Fuentes II, n. 12.
80
Jugando con el título del estudio sobre el vizcondado de Bearn de Pierre TUCOO-CHALA,
Quand l´Islam était aux portes des Pyrénées. De Gaston IV le Croisé a la Croisade des Albigeois (XIe-
XIIIe siècles), Biarritz, 1994.
81
Fuentes II, n. 3. El vizconde Gaston de Bearn, el conde de Tolosa, el señor de Montpellier, el
arzobispo de Burdeos y los obispos de Oloron y Lescar, además del normando Rotrou du
Perche, tomaron parte en esta campaña, M. DÉFOURNEAUX, Les Français en Espagne…, pp. 149-
150.
82
En l´an M LXXXVIII, preseron Crestians Barsalona (Fuentes II, n. 21). Quizá se trata de una
confusión con 988, fecha de la recuperación de Barcelona por el conde Borrell.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 207

campañas cristianas del primer tercio del siglo XII en la parte oriental de la
Península: Mallorca (1114), Zaragoza (1118) y hasta el desastre sufrido por
Alfonso el Batallador en 1134:

En l´an de M e C e XXXIII, fon lo desbarat de Fraga, e fon pres lo rei d´Aragon83.

Esta memoria tiene que ver con la importante participación de nobles y


tropas de la Francia meridional en la Reconquista84. Las campañas del conde de
Barcelona Ramon BerenguerIV a mediados de la centuria –Almería, Tortosa e
incluso Lérida y Fraga– también tuvieron gran eco en estas fuentes breves85.
Por el contrario, durante la segunda mitad del siglo XII se observa un vacío
absoluto de noticias sobre la Reconquista, buen reflejo de la brusca caída de la
ayuda ultramontana a los reinos ibéricos86.
Como en las fuentes provenzales de origen trovadoresco, resulta innegable
el fuerte impacto causado por la cruzada de Las Navas de Tolosa (14 noticias),
campaña que Défourneaux consideró el último gran momento de la
participación francesa en la Reconquista87. Desde Marsella a Burdeos, pasando
por Montpellier, Béziers, Toulouse y la norteña Limoges, los principales
cronicones del sur de Francia dejaron constancia de esta gran victoria. En la
Crónica de Béziers I se dice:

El An. M.ccc.xij. en julitt, la festa de sant Jacme, fo la batalha entro lo mirmanioli, el


Rey de Castela, el Rey d´Arago, el Rey de Navarra, e fon desbaratatz, e fon pres a Calatrava
et Obeda88.

El mayor número de noticias se corresponde, con todo, con los años de la


Gran Reconquista (15). Se relatan con cierto detalle las conquistas de Mallorca
y Valencia, campañas en las que hubo participación occitana y que fueron
dirigidas por un rey, JaimeI de Aragón, muy cercano a la realidad del sur de
Francia89. También la conquista de Sevilla a manos del rey FernandoIII de

83
Fuentes II, n. 3, 5, 10, 13 y 21 ; 3 ; y 21.
84
Según M. Défournaux, 1100-1125 fue el período de apogeo de la presencia de franceses en la
Reconquista (Les Français en Espagne..., pp. 148-170, esp. p. 148). Para sus relaciones con el
reino de Aragón, véase el excelente estudio de Carlos LALIENA CORBERA, « Larga stipendia et
optima praedia : Les nobles francos en Aragon au service d'Alphonse le Batailleur», Annales du
Midi, 230/112 (2000), pp. 149-169.
85
Fuentes II, n. 3, 10 y 21. También M. DÉFOURNEAUX, Les Français en Espagne…, pp. 174-177.
86
Las razones las explica M. DÉFOURNEAUX, Les Français en Espagne…, pp. 170-171.
87
Ibid., pp. 182-193.
88
Fuentes II, n. 5 ; también 1, 3, 11, 14, 15, 21 y 22. El cronicón de Burdeos (n. 14), el
languedociano de Tolosa (n. 12) y el de Béziers II (n. 6) mencionan únicamente la conquista de
Calatrava, pero no la batalla.
89
Fuentes II, n. 3, 5, 15 y 21. Sobre el tema, véase Charles de TOURTOULON , Les Français aux
expéditions de Majorque et de Valence sous Jacques le Conquérant (1229-1238), 1816 ; P. GUICHARD,
«Participation des Méridionaux…», pp. 115-131; Álvaro SANTAMARÍA, «Comunidades
208 Martín Alvira Cabrer

Castilla tuvo un amplio recuerdo en estas fuentes, aunque no así la conquista


de Córdoba, que ni siquiera aparece mencionada90. Las últimas seis noticias se
refieren a la revuelta de los mudéjares, la conquista de Murcia, la primera gran
ofensiva benimerín en la Península y el fallecimiento de Jaime el
Conquistador91. La muerte de un hijo de este monarca a manos de los
benimerines en 1275 fue recogida así la Crónica de Montpellier:

Et en aquel an, mori don Sancho, fill de mon senher en Jacme rei d´Aragon, arcivesque
de Toleto, per Sarrazins92.

Cruzada Albigense
Se trata, sin duda alguna, del acontecimiento que causó un mayor impacto
en las fuentes analísticas (40 %). La campaña inicial de esta operación
antiherética dejó una huella enorme (23 noticias). Entre ellas figura el asesinato
del legado apostólico Pèire de Castelnau93, la prisión y muerte del vizconde
Ramon Roger Trencavèl94 y, sobre todo, la masacre de Béziers y la conquista
de Carcasona a manos de los cruzados. La primera fue recordada así por la
Crónica de Montpellier :

E l´an de M e CC e VIIII, la festa de Sancta Maria Magdalena, fon Bezers pres, els
homes morts e las femenas e los enfants: e fes ho lo duc de Bergonha el coms de Nivers el
coms de Sant Paul95.

Y la segunda se narra con detalle en la Crónica de la iglesia de San Pablo de


Narbona :

occitanas en la conquista y repoblación de Mallorca», en IV Jornades d’Estudis Locals. El regne


de Mallorca i el Sud francés, Palma, 1986, pp. 9-20 ; ID., «El patrimonio de las comunidades de
Marsella y de Montpellier en el Repartimento de Mallorca», en Montpellier, la Couronne
d’Aragon et les pays de Langue d’Oc (1204-1349). XII Congreso de Historia de la Corona de Aragón,
Montpellier, 1987, pp. 105-133; David ABULAFIA , «Narbonne, the lands of the Crown of
Aragon, and the Levant trade», en Montpellier, la Couronne d´Aragon…, pp. 189-207; y Ricard
SOTO I COMPANY, «Conquesta, repartiment i colonització de Mallorca durant el segle XIII : un
estat de la qüestió», Anuario de Estudios Medievales, 26/2 (1996), pp. 605-646.
90
Fuentes II, n. 3, 5, 14, 15 y 21.
91
Fuentes II, n. 13, 22 ; 3, 12, 21 ; y 12. Sobre estos episodios, véase Manuel GONZÁLEZ JIMÉNEZ,
«Andalucía, Granada y el Estrecho de Gibraltar en tiempos de Alfonso X», en Actas del III
Congreso Internacional: El Estrecho de Gibraltar, 3, Madrid, 1995, pp. 1-25; y Francisco GARCÍA
FITZ, «Los acontecimientos político-militares de la frontera en el último cuarto del siglo XIII»,
Revista de Historia Militar, 32 (1988), pp. 9-71.
92
Fuentes II, n. 21.
93
« Anno gracie Mº CCº VIIIº ab Incarnatione [...] obiit Petrus de Chastenou, lancea percussus inter
hereticos ; erat legatus apostolice sedis et honeste vite, et miracula similiter facit, apud Sanctum
Egidium tumulatus» (Fuentes II, n. 1) ; también n. 18 y 22.
94
Fuentes II, n. 6 y 17.
95
Fuentes II, n. 21.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 209

Eodem anno, in die Assumptionis sancte Marie, capta fuit per eosdem civitas
Carcassone et burgus qui tunc temporis se tenebant et erant contigui et muri annexi, sed
postmodum anno MCCXL destructus fuit burgus Carcassone, pro eo qui vicecomes
Carcassone et Biterris [...] homines burgi Carcassone cum trebuchis et aliis armis
impugnabant civitatem, et venit succursus de Francia velociter et destruxerunt burgum
funditus et homines aufugerunt et post homines de voluntate domini regis Francie redierunt
et construxerunt de novo burgum illum in loco ubi nunc est, ultra flumen Atacis96.

Las operaciones posteriores dirigidas por el noble francés Simon de


Montfort –Lavaur, Moissac, Tolosa…– también se narran con bastante buena
información (13 noticias)97. La batalla de Muret, que marcó un antes y un
después en este conflicto, aparece en 8 ocasiones (incluido el relato amplio de
Guilhem de Puèglaurenç). En el Cronicón de Tolosa se dice:

Anno millesimo ducentesimo decimo tertio, rex Aragonum, cum exercitu suo et populo
Tolosano, mortuus est in obsidione Murelli98.

En otras 7 se recuerda la sumisión posterior de los occitanos99. La revuelta


contra Simon de Montfort organizada por los condes de Tolosa (1216-1226)
tuvo también un gran eco en estos relatos (32 noticias en total), no escapando a
sus autores la virulencia del conflicto:

En l´an M CC XVII, pres en Symon coms de Montfort Bernis, e pendet los homes100.

Destacan por su interés las 10 noticias sobre la famosa muerte del caudillo
cruzado ante las murallas de Tolosa:

VII. kal. Julii, anno MCCXVIII, 2ª feria, Symon comes Montisfortis fuit occisus in
obsidione Tolosae cum capite margonelli [lapide mangonelli]101.

No menos llamativa es la noticia de la Crónica de Béziers II sobre el asedio


de Tolosa que llevó a cabo el ejército del rey LuisVIII de Francia ab la gran
guerra de crozada102.

96
Fuentes II, n. 13 ; y n. 3, 5, 6, 11, 14, 15, 17, 20, 21 y 22.
97
Fuentes II, n. 1, 6, 11, 15, 20, 21 y 22.
98
Fuentes II, n. 15.
99
Fuentes II, n. 1, 3, 11, 14, 20, 21 y 22.
100
Fuentes II, n. 21. Se refiere a la toma de Bernis (Dep. Gers) durante la represión de la revuelta
occitana.
101
Fuentes II, n. 17. Según la Crónica de Béziers II: « El An. M.cc.xviij., vi dias a la issida de jun,
lendema de Sant Johan aussis hom de trabuquet lo comte de Montfort a Toloza » (Fuentes II, n. 6). La
noticia del necrologio de Cassan es también sumamente interesante: « VII kal. julii obiit
domnus Simon comes Montisfortis et frater noster » (Fuentes II, n. 18). También n. 1, 3, 11, 14, 15,
19, 21 y 22.
210 Martín Alvira Cabrer

Los últimos años del conflicto se recogen en 9 noticias, entre las que
sobresale la conquista de Avignon por las tropas francesas en 1226103. El punto
final de la Cruzada Albigense sólo fue narrado, de nuevo con gran precisión,
por la Crónica de Béziers II :

El An. M cc.xxix. le Coms R[amonVII de Tolosa], filh de la regina Johana, .xij. dias
de Abril, lo dia del venres sant, cobrec l´amor de rey de Fransa e de la glieya, e pres la Crotz
a Paris; e fo fayta la patz 104.

Es interesante señalar que a diferencia de las composiciones trovadorescas,


las fuentes analísticas apenas dan cuenta de los hechos posteriores a la
Cruzada (3%). Contamos solamente con 7 noticias que no sobrepasan los años
centrales del siglo XIII. Mencionan la revuelta antifrancesa de Carcasona
(1240)105, la matanza de los inquisidores dominicos en Avignonet a manos de
caballeros cátaros (1242)106 y la gran hoguera de herejes posterior a la
conquista del célebre castillo de Montségur (1244):

Anno M CCXLIIII, mense martii, fuit captum castrum Montissecuri, et fuerunt ibidem
inventi CCV haeretici utriusque sexus, atque ibidem juxta pedem praedicti montis
combusti107.

Cruzada de Cataluña
Algunas fuentes analísticas también informan sobre la cruzada de 1285
(5%). Pese a los reparos que hoy pueda producirnos esta operación político-
militar, los autores eclesiásticos de la época no dudaron en interpretarla como
una auténtica cruzada. Así, los monjes de San Marcial de Limoges dejaron
escritas 7 noticias sobre esta campaña, entre ellas esta versión del prior Elias
d’Autenc:

[Pedro el Grande] per papam privatur regno Aragonie et sententia condempnatur.


[…] Crux contra ipsum Petrum predicatur. Rex Francie Philippus cum filio suo, rege

102
« El An. M. cc. xix., viij dias devant sant Johan, en jun, lo Rey de Fransa Loduc mes seti a Toloza ab la
gran guerra de crozada, quel avia, C melia homes d´armas, estiers que ja avia .xi. melia cavaliers et
esteroi .vij. setmanas» (Fuentes II, n. 6).
103
Fuentes II, n. 3, 4, 5, 14, 15, 21 y 22.
104
Fuentes II, n. 6. Para un relato cronístico de los hechos, Fuentes II, n. 22.
105
Fuentes II, n. 6 y 13.
106
« Anno [Domini] millesimo ducentesimo quadragesimo secundo interfecti sunt ab inimicis Fidei, apud
Avinionem, Tolose diocesis, Frater Guillelmus Arnaldi et Frater Stephanus, inquisitores Fidei, et Frater
Raimundus Carboneirus, de Ordine Minorum, et Frater Bernardus de Rupe Forti, et Frater Garcias, de
Ordine Predicatorum, et Raimundus de Costirano, canonicus Sancti Stephani Tolose, et quidam
monachus, prior de Avinione, et quatuor alii ; hoc fuit factum tertio [quarto] kalendas iunii, in nocte
Ascensionis Domini » (Fuentes, II, n. 15). También n. 6 y 22.
107
Fuentes II, n. 4 y 15.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 211

Navarre, et multis aliis crucesignatur. […] Eodem anno, papa regnum Aragonie filio regis
Francie dat ; ipsum Petrum et fautores suos excomunicat.

El mismo autor, que anotó que el vizconde de Turena y su esposa tomaron


la cruz en esta ocasión, también se hizo eco del paso del rey de Francia camino
de las tierras catalano-aragonesas:

Anno Domini Mº.CCº.LXXXº. quarto, in vigilia Pasche [24 marzo 1285] venit
Lemovicas Philippus, rex Francie, et duo filii sui, videlicet Philippus, rex Navarre, et
Karolus, rex Aragonie, ut dicebatur, pugnaturi contra Petrum Aragonie, crucesignati cum
domino legato J. [Jean Cholet] in Francia ; et fuit apud nos in abbatia cum duobus filiis
suis per viii. dies108.

Con todo, son los cronicones narbonenses los que más y mejor informan
del desarrollo de esta campaña. El de la iglesia de los Santos Justo y Pastor
dice así:

Felipe [III], rey de Francia [...], puesto que el Papa MartínIV le había dado el
reino de Aragón después de deponer a Pedro [el Grande], que había sido rey de
Aragón, entró en Narbona con más de 300.000 hombres de a pie y de a caballo, que
habían tomado la cruz (...) para ganar el reino de Aragón...109.

La destrucción de Elna a manos de las tropas francesas, la toma de Girona


y la muerte de Felipe el Atrevido también figuran en el cronicón de la iglesia
de San Pablo110.

Conviene insistir en el interés histórico de unas fuentes a veces


consideradas menores, como son las composiciones de origen trovadoresco y
analístico. Aunque situadas en los márgenes de la gran historiografía
cronística, sus autores nos siguen proporcionando informaciones y, en el caso
de los trovadores, sentimientos que en otras fuentes apenas son perceptibles.
Aquí hemos propuesto un elenco de las relacionadas con las tres “guerras
santas” (Cruzadas de Oriente, Reconquista y Cruzada Albigense) que marcaron
la historia del Mediodía de Francia durante los siglos XI-XIII. Esperamos que
ello anime nuevas reflexiones mucho más serenas y profundas que las aquí
hemos podido presentar.

108
Fuentes II, n. 12 (n. VI, pp. 178, 179 y 180 ; también n. II, p 128).
109
Fuentes II, n. 8.
110
« Anno MCCLXXXV, in die sancti Urbani, destructa fuit Elnensis civitas per dominos reges Franciae
et Navarrae et exercitum eorumdem, qui quidem ibi venerunt cruce signati de mandato ecclesiae
Romanae, pro capiendo regno Aragonie » (Fuentes II, n. 13).
212 Martín Alvira Cabrer

En lo que a la noción de guerra santa se refiere, poetas y autores de anales


dieron visiones muy diferentes. Ello responde a la propia esencia de sus
textos, pero también a sus respectivos puntos de vista. Trovadores y poetas
tomaron partido, implicándose en la dinamización de unas empresas
guerreras que consideraron sagradas, además de necesarias, para el futuro del
mundo cristiano. El deseo de liberar el Sepulcro de manos infieles, la tristeza
sentida ante reyes y señores que combatían entre sí en lugar de hacerlo contra
el enemigo común musulmán o la admiración por quienes cumplían como
buenos caballeros cristianos son elementos comunes a la literatura
trovadoresca. Parece claro que las cruzadas de Tierra Santa fueron las más
importantes para estos autores. Ello no es óbice para que las guerras
antimusulmanas de los reyes hispanos fueran cantadas con igual entusiasmo y
similar sentido sagrado, pues al hacerlo también servían a Dios y enaltecían la
Cruz.
El entusiasmo por Ultramar no disminuyó durante el siglo XIII. Con todo,
una mentalidad cruzada muy arraigada y un contexto bélico especialmente
atribulado a principios de la centuria impulsaron de nuevo el interés por la
Reconquista. El estallido de la Cruzada contra los Albigenses haría del conflicto
político –que no religioso– contra clérigos y franceses un tema recurrente de la
literatura trovadoresca (casi una cuarta parte de las composiciones
manejadas), amén de apasionante desde el punto de vista histórico. Si de
guerra santa se trata, es en las composiciones críticas con la política pontificia
donde puede observarse el desgaste del término crozada, su identificación con
una empresa exclusivamente antimusulmana e incluso la desacralización de la
Reconquista, considerada por algún trovador menos digna de ser luchada que
la justa defensa de los derechos feudales del rey de Aragón en el sur de
Francia. A la Cruzada Albigense se dedicaron poemas narrativos de enorme
importancia historiográfica, como la Cansó de la Crozada, cuyo modelo era –no
lo olvidemos– la Cansó d’Antioca, obra dedicada a la Cruzada de Oriente. Pero
si el clérigo-poeta Guilhem de Tudela hubiera escrito, como era su intención,
otro poema de similar calibre sobre Las Navas de Tolosa, ¿diríamos hoy las
mismas cosas sobre la importancia de la Reconquista en la literatura occitana?
En cuanto a los anales y cronicones, contamos con textos cluniacenses y
benedictinos más que cistercienses, si bien son dominantes los elaborados por
iglesias urbanas. Junto a los eclesiásticos, las ciudades también recogieron sus
propias noticias analísticas. Las informaciones de unos y de otros, en ocasiones
desesperadamente parcas, demuestran la existencia de unos flujos de
información más que notables. La variedad es también la norma en este tipo
de fuentes. De las conservadas y manejadas, algunas ni siquiera aportan una
sola noticia; otras, en cambio, dan informaciones amplias y detalladas,
fundamentales en ocasiones. A diferencia de los trovadores y los poetas, los
autores de cronicones pocas veces se implicaron o dejaron ver sus ideas o sus
sentimientos. El monje, el canónigo o el “cronista urbano” era, más que nada,
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 213

el testigo mudo y neutro de una historia que pasaba ante sus ojos regida por la
voluntad de Dios.
También en estas fuentes, el interés por los sucesos de Tierra Santa se
mantuvo vivo durante los tres siglos, si bien de forma irregular. Las noticias
de España, una tierra próxima y estrechamente vinculada a la realidad
religiosa y política occitana, preocuparon mucho a estos autores, sobre todo
cuando se trataba de grandes victorias y conquistas territoriales sobre los
temidos sarracenos. Pero ni las Cruzadas de Oriente ni la Reconquista
recibieron en estos relatos breves la atención que mereció la Cruzada
Albigense. El volumen de noticias y, en no pocos casos, la calidad de las
mismas nos dan idea del impacto de esta operación antiherética sobre las
poblaciones del sur de Francia. Sus autores tampoco aquí mostraron
abiertamente sus inclinaciones. Los partidarios, casi siempre eclesiásticos,
vieron la mano de Dios en las victorias de los cruzados; los detractores se
limitaron a hacerse eco de los desastres de la guerra, deslizando así una
censura soterrada a una empresa que había ido más allá de sus propósitos
religiosos.
Terminada la Cruzada Albigense en 1229, los autores de anales y
cronicones apenas recordarían sus consecuencias. El clima de rebelión que
alimentaron los trovadores hasta finales del siglo XIII no existe en estas
fuentes, más allá de alguna noticia aislada. Cierto interés despertó, en cambio,
una última “guerra santa”, la cruzada dirigida en 1285 por el rey de Francia
para desposeer de sus tierras al excomulgado rey de Aragón. Como tal fue
concebida en los medios eclesiásticos occitanos que se hicieron eco de estos
hechos.

Quisiera recordar, por último, a otro viejo conocido varias veces


mencionado: el cluniacense Bernart Itier, hermano bibliotecario de la abadía
de San Marcial de Limoges (Sant Marsal de Llemotges habría que decir) y
verdadero arquetipo del monje curioso que anotaba en los márgenes de los
libros las noticias que vio y oyó contar a lo largo de su vida111. Cuando el
cardenal Robert de Courçon acudió a Limoges en agosto de 1214 para predicar
la cruzada de Ultramar (la Vª), Bernart Itier cuenta que tomaron la cruz el
abad de San Marcial, el abad de San Martín y más de 30 hombres y mujeres de
la villa. Recuerdo este episodio para ponerlo en relación con el que había
ocurrido sólo dos años antes durante la predicación de la cruzada de Las

111
Sobre este autor, véase Jean-Loup LEMAÎTRE, «Le combat pour Dieu et les croisades dans les
notes de Bernard Itier, moine de Saint-Martial de Limoges (1163-1225)», en Militia Christi e
Crociata…, pp. 729-751, esp. pp. 729-730 y 751; y la introducción a su crónica Jean-Loup
L EMAÎTRE (ed.), Chronique de Bernart Itier (Les Classiques de l’histoire de France au Moyen
Âge, 39), París, 1998.
214 Martín Alvira Cabrer

Navas de Tolosa. Dice Bernart Itier que en 1212 marcharon a España ocho
monjes de San Marcial y «más de 300 hombres de Limoges» 112. No creo que
esta comparación permita extraer grandes conclusiones, pero es un dato más
que insiste en la complejidad de un problema – el del espíritu y la idea de
guerra santa en el sur de Francia – que habrá que seguir analizando.

APÉNDICES

I. Composiciones provenzales con referencias a la Reconquista

Nº DATA AUTOR TÍTULO PC PAT ALV


Bel m´es quan
48 […-1137] Marcabrú s´esclarzis l´onda 293.12a [14]
Emperaire, per mi
49 [1143-1145] Marcabrú mezeis 293.22 [15]
Ges l´estornels non
50 1149 Marcabrú s´oblida 293.26 [16]
51 1149 Marcabrú Pax in nomine Domini 293.35 [17]
66 [1149-1168] Pèire d’Alvernha Al dessebrar del païs 323.3 [19]
Bel m´es quan la roza
67 1157-1158 Pèire d’Alvernha floris 323.7 [20]
Guillem de Consiros cant e planc e
40 [1184] Berguedà plor 210.9 [7]
24 [1183/86-1191] Giraut de Bornelh Quar non ai 242.28 [9]
Plus que·l paubres,
69 [1186-1199] Pèire Vidal quan jai el ric ostal 364.36 [23]
25 [1187-1191] Giraut de Bornelh Si soutils senz 242.74 [10]
Ja non volgra qu´hom
20 1190-1192 Folquet de Marselha auzis 155.12 [3]
Ges sitot m´ai ma
43 1191-1194 Guiraut del Luc voluntat fellona 245.1 [12]
A per pauc de chantar
68 1193-1194 Pèire Vidal no·m lais 364.35 [22]
Patz passien ven del
22 [1195] Gavaldà/Gavaudan Senhor 174.9

112
« Anno gracie MCCXXII [...] plusquam CCC homines de castro Lemovicesi pergunt ad Hispanias, et
IIII ex monachis nostris contra Sarracenos, et alii IIIIOR. [...] Anno Mº CCº XIIIIº [...] In mense
augusto, venit apud nos magister Rotbertus de Corso, presbyter cardinalis tituli Sancti Stephani in
Monte Celio, propter cruces faciendas ad terram Jerosolymam recuperandam ; et fecerunt cruces abbas
noster et B. abbas Sancti Martini Lemovicensis et plusquam triginta homines utriusque sexus apud
Lemovicas castrum, et decem et fratribus nostris » (Fuentes II, n. 1).
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 215

Hueimais no·y conosc


19 1195-1196 Folquet de Marselha razo 155.15 [4] 134
Senhor, per los nostres
23 [1195-1212] Gavaldà/Gavaudan peccatz 174.10 [5] 148
Si be·m partetz, mala
29 [1196-…] Gui d’Ussel dompna, de vos 194.19 133
Raimbaut de
75 1201 Vaqueiras Ara pot hom conoisser 392.3
Pos ubert ai mon ric
70 1204-1207 Pèire Vidal thesaur 364.38 [24] 145
Raimon Vidal de Abril issi´e mais
78 [1209-1213] Besalú intrava 411, III 34
Non pot esser sofert ni
30 […-1212] Guilhem Ademar atendut 202.9 [6] 152
71 [1212] Perdigon Entr´amor e pessamen 370.5 153
Guiraut de
42 [1212-…] Calanson Belh senher Dieus 243.6 [11] 154
Guillermo/Guilhem
41 1212-1213 de Tudela Cansó de la Crozada 167
Vai, Hugonet, ses
4 1213 Anónimo bistensa 461.247 168
So c´om plus vol e plus
74 1213 Pons de Capduelh es volontos 375.22 172
Bel m´es q´ieu chant e
77 1213 Raimon de Miraval coindei 406.12 [25] 171
En hoinor del pair´en
73 [1213-1214] Pons de Capduelh cui es 375.8 173
De sirventes sueilh
58 1214-1228 Pèire Cardenal servir 335.18 [21] 185
1 [1220] Albertet Donna pros e richa 16.11
Razó de “Huei mais no·i conosc
85 [1229-1242] [Uc de Sant Circ] razo” 196
Vida de Anfos
88 [1229-1242] [Uc de Sant Circ] d´Aragon 192
Duran Sartre/Sartor
18 1239 de Paernas Vil sirventes 126.2
Anónimo [Bertran Un sirventes farai
5 [1240] de Born lo Filhs] novel plazen 80.42 [2] 188
Ja no vuelh do ni
9 1242 Bernart de Rovenac esmenda 66.3 [1]
Guilhem de Ges, per malvastat q´er
37 1246-1249 Montanhagol veya 225.5 [8]
Si mos chanz fos de ioi
46 [1235-1257] Lanfrac Cigala ni de solatz 282.23
216 Martín Alvira Cabrer

72 1258-1259 Perseval Doria Felon cor ai et enic 371.1


Guilhem de Mur, que
44 1265 Guiraut Riquier cuja far 248.37 [13]
Tant suy marritz que
52 1276 Matieu de Caercí no·m puesc alegrar 299.1 [18]
Guilhem Anelier de
34 [1280] Tolosa La Guerra de Navarra 204 (nota) 219
S´ieu ja trobat non
45 1280 Guiraut Riquier agues 248.79
Senh´Enric, us reys ·I·
47 [1282] Lo Seigner d´Alest ric afar 18.1

PC = PILLET y CARTENS, Bibliographie der Troubadours.


PAT = PATERSON, «Occitan Literature and the Holy Land», Apéndice 1, Reconquista,
p. 98 [Numeración mía : 1-25].
ALV = ALVIRA, Pedro el Católico, Parte II: «Testimonios».

II. Composiciones provenzales con referencias a la Cruzada Albigense

Nº DATA AUTOR TÍTULO PC PAT ALV


Quascus plor et planh
35 1209 Guilhem Augier son dampnatge 205.2
A la plus langa nuech
21 [1211] Gavaldà/Gavaudan de l´an 174.1
Guillermo Guilhem
41 1212-1213 de Tudela Cansó de la Crozada 167
Un sirventes ai en cor
64 1212-1213 Pèire Cardenal que comens 335.65
Un sirventes trametrai
65 1212-1213 Pèire Cardenal per messatge 335.68
Vai, Hugonet, ses
4 1213 Anónimo bistensa 461.247 168
Bernart Arnaut de
6 1213 Moncuc Er can li rozier 170
So c´om plus vol e plus
74 1213 Pons de Capduelh es volontos 375.22 [130] 172
Bel m´es q´ieu chant e
77 1213 Raimon de Miraval coindei 406.12 171
Bertran de Born lo
11 [1213] Filh Guerra 166
Aissi cum es genser
76 [1213] Raimon de Miraval pascors 406.2 169
Duran Coms de Tolsan, ja non
16 [1215] Sartre/Sartor er quieus o pliva 307.1
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 217

63 [1215-…] Pèire Cardenal Tartarassa ni voutor 335.55


59 1216 Pèire Cardenal Falsedatz et desmezura 335.25
A tornar m´er enquer
81 1216 Tomier e Palaizí al premier us 231.1a 176
39 [1216] Guilhem Figueira Nom laissaria per paor 217.5
Seigneiras e cavals
28 1216-1218 Gui de Cavalhon armatz 192.4
Si co·l flacs molins
83 1217-1218 Tomier e Palaizí torneia 442.2 [144]
3 1218/1228 Anónimo Cansó de la Crozada 179
Monges, cauzetz, segon
2 [1194-1221] [Albertet] vostra siensa 16.17 181
60 [1211/1229-…] Pèire Cardenal L´afar del comte Guio 335.28
L´arcivesques de
61 [1212-1225] Pèire Cardenal Narbona 335.29 155
Ja non creirai d´En Gui
12 [1220] Bertran Folcon de Cavaillon 83.2
Doas coblas farai en
27 [1220] Gui de Cavalhon haches son 192.2
Mon chanter vueil
62 [1222-…] Pèire Cardenal retraire 335.37
82 1226 Tomier e Palaizí De chantar farai 442.1 [143]
38 1227-1229 Guilhem Figueira D´un sirventes far 217.2 [66]
Gormonda de
26 [1227-1229] Montpelhièr Greu m´es a durar 177.1 [56]
Foilla ni flors, ni
chautz temps ni
7 [1229] Bernart de la Barta freidura 58.4
80 [1229] Sordel de Goito Pois no·m tenc 437.25
Ab votz d´angel,
lengu´esperta, non
56 [1229-…] Pèire Cardenal bleza 335.1
57 1229-1230 Pèire Cardenal Clergue si fan pastor 335.31 [114]
Bernart Sicart de
10 [1230] Maruèjols Ab greu cossire 67.1
55 [1230] Pèire Basc Ab greu cossire 327.1
Anónimo [Bertran Un sirventes farai
5 [1240] de Born lo Filhs] novelh plazen 80.42 188

PC = PILLET y CARTENS, Bibliographie der Troubadours.


PAT = PATERSON, «Occitan Literature and the Holy Land», Apéndice 1, Texts
referring to crusades or Holy Land, pp. 97-98 [Numeración mía : 1-152]
ALV = ALVIRA, Pedro el Católico, Parte II: «Testimonios».
218 Martín Alvira Cabrer

III. Composiciones provenzales con referencias posteriores a la Cruzada


Albigense

Nº DATA AUTOR TÍTULO PC PAT ALV


Planher vuelh en Blacatz en
79 1236 Sordel de Goito aquest leugier so 437.24
Duran
Sartre/Sartor de En talent ai q´un sirventes
17 1239 Paernas encoc 126.1 [32]
Duran
Sartre/Sartor de
18 1239 Paernas Vil sirventes 126.2
86 [1240] Uc de Sant Circ Un sirventes vuelh far 457.42 190
Razó de “Bel m´es qu´ieu
84 [1229-1242] [Uc de Sant Circ] chant e coindei” 199
87 [1229-1242] [Uc de Sant Circ] Vida de Ademar lo Negre 194
89 [1229-1242] [Uc de Sant Circ] Vida de Perdigon 193
Bernart de
9 1242 Rovenac Ja no vuelh do ni esmenda 66.3 [11]
Guilhem de Bel m´es quan d´armatz aug
36 1242 Montanhagol refrim 225.3
Guilhem de
37 1246-1249 Montanhagol Ges, per malvastat q´er veya 225.5
Bonifaci de
13 [1252] Castellana Era, pueis yverns es e·l fil 102.1 203
Bernart de D´un sirventés m´es grans
8 [1253] Rovenac voluntatz preza 66.2 [10]
Bonifaci de
14 1260 Castellana Gerra e trebailh e brega·m plaz 102.2
Bonifaci de Si tot no m´es fort gaya la
15 1262 Castellana sazos 102.3
Paulet de
53 1262 Marselha Aras qu´es lo gays pascors 319.2
Paulet de L´autrier m´anav´ab cor
54 1265-1266 Marselha pensiu 319.6
Guilhem Anelier
31 1276 de Tolosa Ara farai, no·m puesc tener 204.1
Guilhem Anelier El nom de Deu qu´es paire
33 [1270-1276] de Tolosa omnipotens 204.3
Guilhem Anelier
32 [1270-1280] de Tolosa Ar faray, sitot no·m platz 204.2

PC = PILLET y CARTENS, Bibliographie der Troubadours.


PAT = PATERSON, «Occitan Literature and the Holy Land», Apéndice 1, Texts
referring to crusades or Holy Land, pp. 97-98 [Numeración mía : 1-152]
ALV = ALVIRA, Pedro el Católico, Parte II: «Testimonios».
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 219

FUENTES Y BIBLIOGRAFÍA

I. Fuentes provenzales “trovadorescas”

1. A LBERTET , Donna pros e richa, ed. y trad. fr. : J. Boutière, « Albertet... »,


n.V, pp. 47-50.
2. [ALBERTET], Monges, cauzetz, segon vostra siensa, ed. y trad. fr. : J. Boutière,
« Albertet... », n. I, pp. 94-97; ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores...,
II, cap. lxi, n. 227, pp. 1135-1138.
3. A NÓNIMO , Cansó de la Crozada. Continuación anónima, ed. y trad. fr. :
E.Martin-Chabot, La Chanson de la Croisade Albigeoise, II y III, París, 1957 y
1961, laisses 131-214, pp. 192-551.
4. A N Ó N I M O , Vai, Hugonet, ses bistensa, ed. y trad. : M. de Riquer, L o s
Trovadores..., III, cap. cxxii, n. 367, pp. 1702-1704.
5. ANÓNIMO [Bertran de BORN Lo Filhs], Un sirventes farai novelh plazen, ed. :
M. Raynouard, Choix..., IV, n. xxi, pp. 180-183; y ed. : Ll. Nicolau d’Olwer,
« Jaume I... », p. 393.
6. B ERNART A RNAUT DE M ONCUC, Er can li dossier, ed. y trad. ingl. : F. M.
Chambers, « Three Troubadour Poems… », n. II, pp. 48-51.
7. BERNART DE LA BARTA, Foilla ni flors, ni chautz temps ni freidura, ed. y trad.
ingl. : F. M. Chambers, « Three Troubadour Poems… », n. III, pp. 51-54.
8. BERNART DE ROVENAC, D’un sirventés m’es grans voluntatz preza, ed. :
M.Raynouard , Choix…, IV, n. xxxiv, pp. 205-207; ed. y trad. : M. Milá, De
los trovadores en España..., pp. 177-180.
9. ID., Ja no vuelh do ni esmenda, ed. : M. Raynouard, Choix..., vol. IV, n. xxxiii,
pp. 203-205; ed. y trad. : M. Milá, De los trovadores en España..., pp. 176-177.
10. BERNART SICART DE M ARUEJOLS, Ab greu cossire, ed. y trad. : M. de Riquer,
Los Trovadores..., III, cap. lxxi, n. 241, pp. 1203-1206.
11. B ERTRAN DE BORN L O F ILHS , Guerra, ed. : M. Raynouard, Choix…, IV,
n.xxxi, pp. 199-201; y ed. : G. Gouiran, L’Amour et la Guerre…, II, n. 45,
pp. 830-833.
12. BERTRAN FOLCON, Ja non creirai d’En Gui de Cavaillon, ed. : M. Raynouard,
Choix…, IV, n. xxxvii, pp. 209-210.
13. B ONIFACI DE CASTELLANA, Era, pueis yverns es e·l fil, ed. y trad. it. :
A. Parducci, « Bonifazio di Castellana... », n. I, pp. 495-502.
14. ID., Gerra e trebailh e brega·m plaz, ed. : A. Parducci, « Bonifazio di
Castellana... », n. II, pp. 502-507.
15. ID., Si tot no m’es fort gaya la sazos, ed. : A. Parducci, « Bonifazio di
Castellana... », n. III, pp. 507-511 ; y ed. y trad. : M. de Riquer, L o s
Trovadores..., III, cap. xciv, n. 281, pp. 1383-1385.
220 Martín Alvira Cabrer

16. DURAN SARTRE/Sartor de Paernas, Coms de Tolsan, ja non er quipus o pliva,


ed. y trad. fr. : C. Chabaneau, «Poésies inédites…», pp. 157-158.
17. ID., En talent ai q´un sirventes encoc, ed. y trad. fr. : A. Jeanroy, «Le
soulèvement de 1242…», pp. 315-320.
18. ID., Vil sirventes, trad. fr. : C. F. X. Millot, Histoire..., II, pp. 229-230 ; trad.
fragm. : M. Milá, De los trovadores en España..., p. 167 ; y trad. fragm. : I. de
Riquer, « Presencia trovadoresca... », p. 940.
19. F OLQUET DE M ARSELHA , Hueimais no·y conosc razo, ed. y trad. : M. de
Riquer, Los Trovadores..., I, cap. xxvii, n. 112, pp. 599-603.
20. ID., Ja non volgra qu’hom auzis, ed. : S. Stronsky, Folquet de Marseille...,
n.XXIII, pp. 95-96.
21. G AVALDÀ /G AVAUDAN , A la plus langa nuech de l´an, ed. y trad. fr. : A.
Jeanroy, «Gavaudan…» , n. I, pp. 504-507; y ed. y trad. it. : S. Guida,
Gavaudan…, pp. 397-416.
22. ID., Patz passien ven del Senhor, ed. : M. Raynouard, Choix…, IV, n. iii,
pp. 402-405 ; ed. y trad. fr. : A. Jeanroy, «Gavaudan… », n. VIII, pp. 529-
534; ed. y trad. : F. J. Oroz, La lírica religiosa..., n. 17, pp. 178-185; y ed. y
trad. it.: S. Guida, Gavaudan…, pp. 231-262.
23. ID., Senhor, per los nostres peccatz, ed. y trad. : M. de Riquer, Los
Trovadores..., II, cap. lii, n. 208, pp. 1049-1052; y ed. : S. Guida,
Gavaudan…, pp. 264-285.
24. GIRAUT DE BORNELH, Quar non ai, ed. y trad. ing. : R. V. Sharman, Giraut
de Borneil…, n. XXXV, pp. 206-211.
25. ID., Si soutils senz, ed. y trad. ing. : R. V. Sharman, Giraut de Borneil…, n. L,
pp. 293-297.
26. G ORMONDA DE MONTPELHIER, Greu m'es a durar, ed. : M. Raynouard,
Choix…, IV, n. xxix, pp. 319-327 ; y ed. : V. de Bartholomaeis, Poesie
Provenzali..., II, p. 106.
27. G UI DE CAVALHON , Doas coblas farai en haches son, ed. : M. Raynouard,
Choix…, IV, n. xxxv, pp. 207-208 ; y ed. y trad. : M. de Riquer, L o s
Trovadores..., III, cap. lxix, p. 1188.
28. ID., Seigneiras e cavals armatz, ed. : M. Raynouard, Choix…, IV, n. xxxvi, pp.
208-209 ; ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap. lxix, n. 237,
pp. 1189-1190; y ed. y trad. fr. : M. Aurell, La vielle et l´épée…, pp. 253-256.
29. GUI D’USSEL, Si be·m partetz, mala dompna, de vos, ed. y trad. fr. : J. Audiau,
Les poésies…, n. II, pp. 30-33; ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., II,
cap. l, n. 201, pp. 1017-1020; y ed. y trad. : M. de Riquer, La poesía de los
trovadores..., n. 45, pp. 268-271.
30. G UILHEM A DEMAR , Non pot esser sofert ni atendut, ed. : M. Raynouard,
Choix…, III, n. iii, pp. 196-198 ; y ed. : K. Almqvist, Guilhem Adémar…,
p.134.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 221

31. G UILHEM A NELIER DE TO L O S A , Ar faray, sitot no·m platz, ed. :


M.Raynouard , Choix…, IV, n. xii, pp. 271-272 ; y ed. y trad. fr. : R. E. F.
Straub, « Guilhem Anelier de Tolosa… », pp. 151-155.
32. ID., Ara farai, no·m puesc tener, ed. : M. Raynouard, Choix..., IV, n. xiii,
pp. 272-274 ; y ed. y trad. fr. : R. E. F. Straub, « Guilhem Anelier de
Tolosa… », pp. 147-151.
33. ID., El nom de Deu qu’es paire omnipotens, ed. y trad. fr. : R. E. F. Straub,
« Guilhem Anelier de Tolosa… », pp. 144-147.
34. ID., La Guerra de Navarra, ed. : J. Santano Moreno, La Guerra de Navarra,
vol. 1, « Edición facsimilar del manuscrito de la Academia de la Historia »
y vol. 2, « Estudio crítico y edición del texto original occitano y de las
traducciones al castellano y al euskera », Pamplona, 1995, pp. 86-88.
35. GUILHEM A UGIER, Quascus plor et planh son dampnatge, ed. y trad. : M. de
Riquer, Los Trovadores..., II, cap. lxviii, n. 235, pp. 1178-1180.
36. G UILHEM DE MONTANHAGOL , Bel m’es quan d’armatz aug refrim, ed. :
M.Raynouard , Choix..., IV, n. xxxix, pp. 212-214 ; y ed. y trad. cat. :
F.Zambon, Paratge..., pp. 124-127 y 151-152.
37. ID., Ges, per malvastat q’er veya, ed. : J. Coulet, Guilhem Montanhagol..., n. V,
pp. 95-103; y ed. : P. T. Ricketts, Guilhem Montanhagol..., p. 103.
38. G UILHEM F IGUEIRA, D´un sirventes far, ed. : M. Raynouard, Choix..., IV,
n. xxviii, pp. 309-318 ; y ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap.
lxxix, n. 256, pp. 1272-1279.
39. ID., Nom laissaria per paor, ed. : M. Raynouard, Choix..., IV, n. xxvii, pp. 307-
309 ; y ed. : E. Levy, Guilhem Figueira..., p. 44.
40. G UILLEM DE B ERGUEDA , Consiros cant e planc e plor, ed. y trad. : M. de
Riquer, Guillem de Berguedà..., II, n. XIV, p. 129; y ed. y trad. : M. de
Riquer, Los Trovadores..., I, cap. xxi, n. 95, pp. 535-537.
41. GUILLERMO/G UILHEM DE TUDELA , Cansó de la Crozada, ed. y trad. fr. :
E.Martin-Chabot, La Chanson de la Croisade Albigeoise, I, París, 1931
(reimpr. 1960), laisses 1-130.
42. GUIRAUT DE CALANSON, Belh senher Dieus, ed. y trad. : M. de Riquer, Los
Trovadores..., II, cap. lv, n. 285, 1085-1087.
43. G UIRAUT DEL LUC , Ges sitot m’ai ma voluntat fellona, ed. y trad. : M. de
Riquer, Los Trovadores..., I, cap. xxiii, n. 99, pp. 550-552.
44. GUIRAUT RIQUIER, Guilhem de Mur, que cuja far, ed. : Ll. Nicolau d’Olwer,
« Jaume I... », pp. 403-404; y ed. y trad. fr. : R. Nelli, Écrivains…, pp. 306-
309.
45. ID., S´ieu ja trobat non agues, ed. : V. de Bartholomaeis, Poesie Provenzali...,
II, n. CLXXIX, pp. 283-286; ed. y trad. fragm. : C. Alvar, T e x t o s
trovadorescos..., pp. 171-174.
222 Martín Alvira Cabrer

46. LANFRANC C IGALA, Si mos chantz fos de ioi ni de solatz, ed. : Branciforti,
Lanfranc Cigala..., n. XX, pp. 199-200; ed. y trad. fragm. : C. Alvar, Textos
trovadorescos..., p. 201.
47. LO S EIGNER D’ALEST, Senher Enric, us reys·I ric afar, ed. : C. A. F. Mahn, Die
W e r k e ..., n. XCV, p. 249; ed. y trad. fragm. : C. Alvar, T e x t o s
trovadorescos..., p. 21.
48. MARCABRÚ, Bel m’es quan s’esclarzis l’onda, ed. y trad. fr. : J. M. L.
Dejeanne, Marcabru…, n. XIIbis, pp. 49-52 y 224; y ed. : S. Gaunt,
R.Harvey y L. Paterson, Marcabru…, p. 165.
49. ID., Emperaire, per mi mezeis, ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., I,
cap. iv, n. 19, pp. 199-202.
50. ID., Ges l’estornels non s’oblida, ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., I,
cap. iv, n. 23, pp. 216-219.
51. ID., Pax in nomine Domini o Vers del Lavador, ed. y trad. : M. de Riquer, Los
Trovadores..., I, cap. iv, n. 21, pp. 206-210.
52. M ATIEU DE C AERSI, Tant suy marritz que no·m puesc alegrar, ed. y trad. :
M.de Riquer, Los Trovadores..., III, cap. cviii, n. 325, pp. 1541-1544.
53. PAULET DE MARSELHA, Aras qu’es lo gays pascors, ed. : E. Levy, « Paulet de
Marseille… », n. IV, pp. 274-276 ; y ed. y trad. cat. : I. de Riquer, Paulet de
Marselha…, n. IV, pp. 93-99.
54. ID., L’autrier m’anav’ab cor pensiu, ed. : E. Levy, « Paulet de Marseille… »,
n. VIII, pp. 280-284 ; ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap. ci,
n. 304, pp. 1449-1454; ed. y trad. fr. : M. Aurell, La vielle et l’épée…, pp. 278-
284 ; y ed. y trad. cat. I. de Riquer, Paulet de Marselha…, n. V, pp. 101-111.
55. PÈIRE BASC, Ab greu cossire, ed. : M. Raynouard, Choix…, V, pp. 297-298;
ed. y trad. fragm. : M. Milà, De los trovadores en España..., pp. 186-187 ; y
ed. : Ll. Nicolau d’Olwer, « Jaume I... », pp. 397-398.
56. P ÈIRE CARDENAL, Ab votz d’angel, lengu’esperta, non bleza, ed. y trad. fr. :
R.Lavaud, Peire Cardenal..., n. XXVIII, pp. 160-168; y ed. y trad. : M. de
Riquer, Los Trovadores..., III, cap. civ, n. 318, pp. 1508-1511.
57. ID., Clergue si fan pastor, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.XXIX, pp. 170-177; y ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap.
civ, n. 317, pp. 1505-1507.
58. ID., De sirventes sueilh servir, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.LI, pp. 308-313.
59. ID., Falsedatz et desmezura, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.XVII, pp. 78-84.
60. ID., L’afar del comte Guio, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.XVIII, pp. 86-94.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 223

61. ID., L’arcivesques de Narbona, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.XIX, pp. 86-102; y ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap.
civ, n. 314, pp. 1497-1499.
62. ID., Mon chanter vueil retraire, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.LX, pp. 388-397.
63. ID., Tartarassa ni voutor, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire Cardenal...,
n.LXXIV, pp. 490-493; y ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III,
cap. civ, n. 315, pp. 1500-1501.
64. ID., Un sirventes ai en cor que comens, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire
Cardenal..., n. XXVII, pp. 154-159.
65. ID., Un sirventes trametrai per messatge, ed. y trad. fr. : R. Lavaud, Peire
Cardenal..., n. XXVI, pp. 144-153.
66. P ÈIRE D’A L V E R N H A , Al dessebrar del païs, ed. : R. Zenker, Peires von
Auvergne…, p. 107; y ed. : A. del Monte, Peire d'Alvernha…, n. II, p. 135.
67. ID., Bel m’es quan la roza floris, ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., I,
cap. xv, n. 45, pp. 321-322.
68. PÈIRE VIDAL, A per pauc de chantar no·m lais, ed. y trad. fr. : J. Anglade,
Peire Vidal..., n. XXXII, pp. 101-104; y ed. : D. S. Avalle, Peire Vidal..., n. VI,
pp. 67-70.
69. ID., Plus que·l paubres, quan jai el ric ostal, ed. y trad. fr. : J. Anglade, Peire
Vidal..., n. XVIII, pp. 56-59 ; ed. : D. S. Avalle, Peire Vidal..., p. 325.
70. ID., Pos ubert ai mon ric thesaur, y ed. y trad. fr. : J. Anglade, Peire Vidal...,
n.XLV, pp. 143-148 ; ed. : D. S. Avalle, Peire Vidal..., p. 283.
71. PERDIGON, Entr’amor e pessamen, y ed. y trad. fr. : H. J. Chaytor, Perdigon...,
n. V, pp. 14-18.
72. P ERSEVAL D ORIA , Felon cor ai et enic, ed. y trad. : M. de Riquer, L o s
Trovadores..., III, cap. xciii, n. 280, pp. 1377-1380.
73. P ONS DE CAPDUELH , En hoinor del pair´en cui es, ed. : M. Raynouard,
Choix..., IV, n. iii, pp. 87-90; y ed. : M. v. Napolski, Pons de Capduoill...,
n.XXVI, pp. 89-91.
74. ID., So c’om plus vol e plus es volontos, ed. : M. Raynouard, Choix…, IV, n. v,
pp. 92-94; ed. : M. v. Napolski, Pons de Capduoill..., n. XIII, pp. 67-68; y ed.
y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., III, cap. lxxviii, n. 255, pp. 1267-
1269.
75. RAIMBAUT DE VAQUEIRAS, Ara pot hom conoisser, ed. : L. Linskill, Raimbaut
de Vaqueiras…, pp. 216-225.
76. R AIMON DE MIRAVAL, Aissi cum es genser pascors, ed. y trad. fr. : L. T.
Topsfield, Raimon de Miraval..., n. XXXV, pp. 285-293; y ed. y trad. ing. :
M. L. Switten, Raimon de Miraval…, n. 1, pp. 144-147.
77. ID., Bel m’es q’ieu chant e coindei, ed. y trad. fr. : P. Andraud, Raimon de
Miraval…, pp. 155-158; ed. y trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., II, cap.
224 Martín Alvira Cabrer

xlix, n. 199, pp. 1003-1008; ed. y trad. fr. : L. T. Topsfield, Raimon de


Miraval..., n. XXXVII, pp. 300-309; ed. y trad. ing. : M. L. Switten, Raimon
de Miraval…, n. 5, pp. 160-163.
78. RAIMON VIDAL DE BESALU, Abril issi’es mays intrava, ed. y trad. ingl. : W. H.
W. Field, Raimon Vidal…, II, pp. 11-59; ed. y trad. fr. : J. Ch. Huchet,
Nouvelles Occitanes..., pp. 37-139; y trad. y notas de : J. D. Rodríguez
Velasco, Castigos..., pp. 163-219.
79. SORDEL DE GOITO, Planher vuelh en Blacatz en aquest leugier so, ed. y trad. :
M.de Riquer, Los Trovadores..., III, cap. cii, n. 306, pp. 1464-1467.
80. ID., Pois no·m tenc, ed. : M. Boni, Sordello..., p. 123.
81. TOMIER e PALAIZÍ , A tornar m’er enquer al premier us, ed. : I. Frank,
«Tomier et Palaizi...», n. I, pp. 70-72; y ed. y trad. : M. de Riquer, Los
Trovadores..., II, cap. lxiv, n. 231, pp. 1157-1160.
82. ID., De chantar farai, ed. : I. Frank, «Tomier et Palaizi...», n. III, pp. 74-76;
y ed. y trad. fr. : M. Aurell, La vielle et l’épée…, pp. 257-260.
83. ID., Si co·l flacs molins torneia, ed. : I. Frank, «Tomier et Palaizi...», n. II,
pp.72-74.
84. [U C DE S ANT C IRC], Razó de “Bel m’es qu’ieu chant e coindei” de Raimon de
Miraval, ed. : P. Andraud, Raimon de Miraval…, p. 224; ed. : J. Boutière y
A. H. Schutz, Biographies..., n. LXXXVII, E, pp. 304-306; y ed. y trad. : M.
de Riquer, Los Trovadores..., II, cap. xlix, pp. 1003-1004.
85. ID., Razó de “Huei mais no·i conosc razo” de Folquet de Marselha, ed. :
J.Boutière y A. H. Schutz, Biographies..., n. XXXIV, E, pp. 103-104; y ed. y
trad. : M. de Riquer, Los Trovadores..., I, cap. xxvii, pp. 599-600.
86. ID., Un sirventes vuelh far, ed. : A. Jeanroy y J. J. Salverdà de Gravre, Uc de
Saint-Circ..., n. XXIII, pp. 96-99.
87. ID., Vida de Ademar lo Negre, ed. : J. Boutière y A. H. Schutz, Biographies...,
n. I, p. 1.
88. ID., Vida de Anfos d’Aragon, ed. : J. Boutière y A. H. Schutz, Biographies...,
n.IX, p. 13; y ed. : J. Boutière, «Les vidas des troubadours catalans…», n.
II, pp. 343-344.
89. ID., Vida de Perdigon, ed. : H. J. Chaytor, Perdigon..., pp. 46-47; y ed. :
J.Boutière y A. H. Schutz, Biographies..., n. LXXX, A y B, pp. 252-255.

Colecciones

C. ALVAR (ed.), La poesía trovadoresca en España y Portugal, Barcelona, 1977.


ID. Textos trovadorescos sobre España y Portugal, Barcelona, 1978.
ID. Poesía de trovadores, trouvères y minnesinger, Madrid, 1995.
M. ALVIRA CABRER, Pedro el Católico, Rey de Aragón y Conde de Barcelona (1196-
1213). Documentos, Testimonios y Memoria Histórica (con la transcripción de
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 225

la tesis doctoral [1932] de Mª. Á. Ibarra y Oroz), Zaragoza y Toulouse, en


prensa.
V. de BARTHOLOMAEIS, Poesie Provenzali storiche relative all’Italia, Roma, 1931,
2vol.
J. BOUTIÈRE , «Les vidas des troubadours catalans», Estudis Universitaris
Catalans, XXII (1936), pp. 339-346.
ID. y A. H. SCHUTZ, Biographies des troubadours. Textes provençaux des XIIIe et
XIVe siècles (Bibliothèque Méridionale, 1e Série, XXVII), Toulouse-París,
1950.
C. CHABANEAU , «Poésies inédites des troubadours du Périgord», Revue des
Langues Romanes, 27 (1885), pp. 157-161.
F. M. C HAMBERS , «Three Troubadour Poems with Historical Overtones»,
Speculum, 66-1 (1979), pp. 42-54.
S. GAUNT y S. KAY, The Troubadours. An Introduction, Cambridge, 1999.
J. H. HUCHET, Nouvelles Occitanes du Moyen Âge, París, 1992.
M. MILÁ Y FONTANALS, De los trovadores en España, 2ª ed. en : M. Menéndez y
Pelayo (ed.), Obras Completas del Doctor D. Manuel Milá y Fontanals, vol. II,
Barcelona, 1889.
C. F. X. MILLOT, Histoire Littéraire des Troubadours, París, 1774, 3 vol.
R. NELLI, Écrivains anticonformistes du Moyen Âge occitan, París, 1977, 2 vol.
Ll. NICOLAU D’OLWER, «Jaume I y los trovadors provensals», en Jaime I y su
época. Memorias del I Congreso de Historia de la Corona de Aragón, 1ª parte,
Barcelona, 1908 y 1910, pp. 389-407.
F. J. O ROZ A RIZCUREN , La lírica religiosa en la literatura provenzal antigua,
Pamplona, 1978.
A. PILLET y H. CARTENS, Bibliographie der Troubadours, Halle, 1933.
M. R AYNOUARD , Choix de poésies originales des Troubadours, París, 1816-1821
(reimpr. : Ginebra-París, 1982), 6 vol.
RIALTO (Repertorio informatizzato dell’antica letteratura trobadorica e occitana),
<www.rialto.unina.it> [textos con referencias completas y sin notas]
I. de RIQUER , «Presencia trovadoresca en la Corona de Aragón», Anuario de
Estudios Medievales, 26-2 (1996), pp. 933-966.
I. y M. de RIQUER, La poesía de los trovadores, Madrid, 2002.
M. de RIQUER, Los Trovadores. Historia literaria y textos, Barcelona, 1975 (reed. :
Barcelona, 2001), 3 vol.
<www.trobar.org/troubadours/> [textos sin referencias ni notas]
<www2.warwick.ac.uk/fac/arts/french/about/staff/lp/lyrical.lus> [listado
de textos sobre las Cruzadas de Linda Paterson]
F. ZAMBON, Paratge: els trobadors i la croada contra els càtars, Barcelona, 1998.
226 Martín Alvira Cabrer

Trovadores y obras

K. ALMQVIST, Poésies du troubadour Guilhem Adémar, Uppsala, 1951.


P. ANDRAUD , La vie et l’œuvre du trobadour Raimon de Miraval. Étude sur la
littérature et la société méridionales à la veille de la guerre des Albigeois, París,
1902 (reimpr. anast. : Ginebra-Marsella, 1973).
J. ANGLADE, Les poésies de Peire Vidal, París, 1913.
J. AUDIAU, Les poésies des quatre troubadours d’Ussel, París, 1922.
D. S. AVALLE, Peire Vidal. Poésie, Milán-Nápoles, 1960.
M. BONI, Sordello, La Poesie, Bolgari, 1954.
J. BOUTIÈRE, « Les poésies du troubadour Albertet », Studi Medievali, 10 (1937),
pp. 1-129.
H. J. CHAYTOR , Les chansons de Perdigon (Les Classiques Français du Moyen
Âge, 53), París, 1926.
J. C OULET, Le troubadour Guilhem Montanhagol (Bibliothèque Méridionale, IV),
Toulouse, 1898.
J. M. L. DEJEANNE , Poésies complètes du troubadour Marcabru, Toulouse, 1909
(reed. : Nueva Yok-Londres, 1971).
W. H. W. FIELD, Raimon Vidal, Poetry and Prose, Chapel Hill, 1971, II, pp. 11-59
(trad. cat. : Raimon Vidal de Besalú. Obra poética, Barcelona, 1989-1991, 2 vol.).
I. FRANK, «Tomier et Palaizi, troubadours tarasconnais (1199-1226)», Romania,
LXXVIII (1957), pp. 46-85.
S. GAUNT, R. HARVEY y L. PATERSON, Marcabru: a Critical Edition, Woodbridge,
2000.
G. GOUIRAN, L’Amour et la Guerre. L’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence-
Marsella, 1985, 2 vol.
S. GUIDA, Il trovatore Gavaudan, Módena 1979.
A. JEANROY, «Le soulèvement de 1242 et la poésie des troubadours», Annales
du Midi, 16 (1904), pp. 311-329.
ID., «Poésies du troubadour Gavaudan», Romania, XXXIV (1905), pp. 479-539.
ID. y J. J. SALVERDÀ DE GRAVE, Poésies de Uc de Sant-Circ (Bibliothèque
Méridionale 1ª Serie, t. 15), Toulouse, 1913 (reprod. anast. : Nueva York-
Londres, 1971).
R. LAVAUD , Poésies complètes de Peire Cardenal (Bibliothèque Méridionale, 1),
Toulouse, 1957.
E. LÉVY, Guilhem Figueira, ein provenzalischer Troubadour, Berlín, 1880.
ID., « Le troubadour Paulet de Marseille », Revue des Langues Romanes, XXI
(1882), pp. 261-289.
L. LINSKILL, Raimbaut de Vaqueiras. Poems, La Haya, 1964.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 227

C. A. F. MAHN, Die Werke der Troubadours in provenzalischer Sprache, Berlín,


1846-1886, 3 vol.
A. del MONTE, Peire d'Alvernha: Liriche, Turín, 1955.
M. von NAPOLSKI, Leben und Werke des Trobadors Pons de Capduoill, Halle, 1879.
A. PARDUCCI, « Bonifazio di Castellana », Romania, XLVI (1920), pp. 478-511.
P. T. RICKETTS, Les poésies de Guilhem Montanhagol, Toronto, 1964.
I. de RIQUER, Paulet de Marselha : un provençal a la cort dels reis d’Aragó, Barcelona,
1996.
M. de RIQUER , Guillem de Berguedà. Estudio histórico, literario y lingüístico
(Scriptorium Populeti, 5), Abadía de Poblet, 1971.
J. D. RODRÍGUEZ V ELASCO , Castigos para celosos, consejos para juglares, Madrid,
1999.
R. V. SHARMAN, The Cansos and Sirventes of the Troubadour Giraut de Borneil,
Cambridge, 1989.
R. E. F. STRAUB, « Les sirventes de Guilhem Anelier de Tolosa », en Cantarem
d’aquestz trobadors. Studi occitanici in onore di Giuseppe Tavani, ed. L. Rossi,
Alessandria, 1995, pp. 127-168.
S. STRONSKY, Le troubadour Folquet de Marseille, Cracovia, 1910.
M. L. SWITTEN, The Cansos of Raimon de Miraval, París, 1985.
L. T. TOPSFIELS, Les Poésies du Troubadour Raimon de Miraval, París, 1971.
R. ZENKER, Peires von Auvergne, Erlangen, 1900.

II. Fuentes analísticas

1. BERNART ITIER, Chronicon, ed. H. Duplès-Agier, Chroniques de Saint-Martial


de Limoges, París, 1874, n. II, pp. 28-119; RHGF, XVIII (1879), pp. 223-238 ;
ed. fragm. J.-L. LEMAÎTRE, «Le combat pour Dieu et les croisades dans les
notes de Bernard Itier, moine de Saint-Martial de Limoges (1163-1225)»,
en VV.AA., Militia Christi e Crociata nei secoli XI-XIII. XIa Settimana
Internazionali di Studi Medievali, Milán, 1992, pp. 729-751; y ed. y trad. fr. :
J.-L. LEMAÎTRE, Chronique de Bernart Itier (Les Classiques de l'histoire de
France au Moyen Âge, 39), París, 1998.
2. Brevis historia comitum Provinciae, ex familia comitum Aragonensium, RHGF,
XII (1877), pp. 361-363 y XIX (1880), p. 231.
3. Crónica o Anales de la abadía de San Víctor de Marsella, ed. J. H. Albanès,
École Française de Rome. Mélanges d´archéologie et d´histoire, 6 (1886), pp. 64-
90, 287-326 y 454-465, esp. pp. 316-326; MGHSS, 23 (1874), pp. 2-7; ed. A.
M. ALBAREDA, «Els manuscrits de la Biblioteca Vaticana Reg. Lat. 123,
Vat. Lat. 5730 i el scriptorium de Santa Maria de Ripoll», Catalonia
Monastica. Recull de documents i estudis referents a monestirs catalans,
Monasterio de Montserrat, 1927, I, pp. 23-96, esp. pp. 34-46 (39-40).
228 Martín Alvira Cabrer

4. Crónica de Berdoues, HGL, III (1737), n. 4, «Chronique tirée d´un ancien


manuscrit de de [sic] l´Abbaye de Berdoüez, au diocèse d´Auche», col.
112-114, reed. VIII (1879), n. 3, col. 214-216.
5. Crónica de Béziers I, ed. H ENRIC , «Chronique de Béziers», Bulletin de la
Société Archéologique de Béziers, 3 (1839), pp. 82-84.
6. Crónica de Béziers II, ed. H ENRIC, «Chronique de Béziers», Bulletin de la
Société Archéologique de Béziers, 3 (1839), pp. 84-89.
7. Crónica de la colegiata de San Esteban de Narbona, HGL, VIII (1879), n. 6,
col. 251-258.
8. Crónica de la iglesia de los Santos Justo y Pastor de Narbona, HGL, VIII (1879),
n. 5, col. 216-251.
9. Crónica del Consulado de la ciudad de Montpellier, HGL, III (1737), cols. 111-
112, reed. VIII (1879), n. 3, col. 212-213.
10. Crónica de Nimes, HGL, V (1875), n. 5 (3), col. 29-30.
11. Crónica languedociana de Tolosa, ed. P. CA B A U , «Deux chroniques
composées à Toulouse dans la seconde moitié du XIIIe siècle», Mémoires
de la Société Archéologique du Midi de la France, LVI (1996), pp. 75-120, esp.
pp. 83-119.
12. Crónicas de San Marcial de Limoges, ed. H. Duplès-Agier, Chroniques de
Saint-Martial de Limoges, París, 1874, n. II (Estefe de SALVANHEC [1224-
1 2 6 4 ] y Elias de B ROLIO [1264-1297], Continuación del “Chronicon” de
Bernart Itier), pp. 119-129; n. V (Elias d’AUTENC, Anonymum S. Martialis
Chronicon [1235-1277]), pp. 155-171; n. VI (ID ., Anonymum S. Martialis
Chronicon [1274-1284]), pp. 172-183; n. VII (Brevissimum Chronicon [1251-
1299]), pp. 184-185; y n. VIII (Varia Chronicorum Fragmenta [848-1658]),
pp. 186-216, esp. pp. 186-199.
13. Cronicón de la iglesia de San Pablo de Narbona, pub. G. Catel, Histoire des
comtes de Tolose... avec quelques Traités et Chroniques anciennes concernans la
même Histoire, Toulouse, 1623, lib. I, «Chronicon ecclesiae S. Pauli
Narbonensis», pp. 165 y ss.; HGL, V (1875), n. 9, col. 37-49; RHGF, XIX
(1880), «Ex chronico Narbonensis ecclesiae Sancti-Pauli ab anno 809 ad
1498 (anni 1187-1226)», p. 237.
14. Cronicón de la iglesia de Santa Coloma de Burdeos, RHGF, XVIII (1879),
«Chronicon Sanctae Columbae Burdegalensis», p. 245.
15. Cronicón de Tolosa, ed. P. C ABAU , «Deux chroniques composées à
Toulouse dans la seconde moitié du XIIIè siècle», Mémoires de la Société
Archéologique du Midi de la France, LVI (1996), pp. 75-120, esp. pp. 83-119.
16. Cronicón Viejo Magalonense, HGL, V (1875), n. 12, col. 55-60.
17. Necrologio de la iglesia de San Nazario de Carcasona, HGL, II, col. 15-16,
reed.: V (1875), n. 8, col. 35-36.
Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales 229

18. Necrologio del priorato de Cassan, HGL, II, cols. 15-16, reed. : V (1875), n. 8,
cols. 36-37.
19. Necrologio Viejo de la catedral de San Nazario de Béziers, HGL, VIII (1879),
n.7, col. 259-261.
20. « Notas históricas de un códice de un monasterio cluniacense occitano » ,
MGHSS, 17 (1861), «Notae Cluniacenses (Cód. de París N. 5030)», p. 722.
21. Thalamus Parvus o Crónica romance de Montpellier, ed. F. P EGAT , La
Chronique Romance de Montpellier, Montpellier, 1838; ed. Thalamus parvus.
Le Petit Thalamus de Montpellier, Montpellier, 1840; reprod. : J. MORAN I
OCERINJAÚREGUI, Cronicó de Perpinyà (segle XIII). Estudi filològic i lingüístic,
Barcelona, 1998, pp. 29-38.

Otras crónicas

G UILHEM DE PUÈGLAURENÇ/Guillaume de PUYLAURENS, Chronica, ed. y trad.


fr.: J. Duvernoy, Toulouse, 1996.

Abreviaturas

BNF: Bibliothèque Nationale de France (París)


HGL : C. DEVIC y D. J. VAISSÈTE , Histoire Générale du Languedoc, París, 1730-
1745, 5 vol.; reed. A. Molinier, Toulouse, 1872-1915, 16 vol.
MGHSS: Monumenta Germaniae Historica. Scriptores, ed. : G. H. Pertz, G. Waitz,
W. Wattenbach, E. Dümmler y O. Hölder-Egger, Hannover, 1826-1904,
31vol.
RHGF : Recueil des Historiens des Gaules et de la France, ed. : L. Delisle,
M.Bouquet, M. M. J. Brial y P. C. F. Daunou-Naudet, París, 1737-1904, 25
vol.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 231-253.

Gens Saracenorum perit sine laude suorum


L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes
du XIe au XIIe siècle

Enrica SALVATORI*

Les célèbres expéditions contre les Sarrasins que menèrent Pise et Gênes au
XIe siècle en Méditerranée occidentale eurent-elles ou non un caractère
religieux? Furent-elles ou non envahies par un esprit de “précroisade”? De
quel poids l’idée de guerre sainte pèse-t-elle dans les sources qui en portent
témoignage? Qu’en est-il dans les chroniques qui suivirent? Faut-il
interpréter cette prise de position idéologique – quand elle existe – comme
l’expression des véritables sentiments de la société citadine ou n’y voir qu’une
enveloppe doctrinale, pour l’essentiel étrangère aux intérêts de la civitas et ne
servant qu’à dissimuler des enjeux d’une autre nature? Pour Franco Cardini,
l’utilisation de la notion de “précroisade” souvent observée par le passé pour
désigner ces expéditions devrait être abandonnée parce que «ces expéditions
n’eurent ni le caractère de guerre ni celui de vœu reconnu comme tel par les
autorités ecclésiastiques des croisades» 1. Pourtant, comme l’a avancé
Giovanna Petti Balbi, «la lutte contre les infidèles, la guerre sainte qui souvent
masquait des intérêts de nature essentiellement économique» était
particulièrement chère aux Génois et aux Pisans jusqu’à devenir «le thème
d’inspiration de leurs premiers monuments littéraires» 2; et Max Seidel
affirme en écho que les témoignages relatifs aux expéditions pisanes reflètent
tous l’idéologie des croisades3.
Enfin, dans un ouvrage célèbre sur Pise, l’islam et la première croisade, paru
en 1981, Marco Tangheroni exhortait à creuser davantage les relations entre les
deux mondes (Pise et l’Islam), à abandonner certaines prises de positions
toutes faites sur la présence ou l’absence d’un caractère de précroisade dans

* Université de Pise.
1
Franco CARDINI, «La crociata», dans Il Medioevo, 2, Turin, 1986, p. 399.
2
Giovanna PETTI B ALBI , Caffaro e la cronachistica genovese, Gênes, 1982, pp. 13-16. Voir aussi
Elena BELLOMO, A servizio di Dio e del Santo Sepolcro. Caffaro e l’Oriente latino, Padoue, 2003.
3
Max SEIDEL, «Dombau Kreuzugsidee und Expansionpolitik. Zur Ikonographie der Pisaner
Kathedralbauten», Frühmittelalterliche Studien, 7/9 (1977), pp. 340-369.
232 Enrica Salvatori

les expéditions du XIe siècle contre les Sarrasins et à insérer les données sur le
commerce, les relations diplomatiques et les conflits guerriers «dans le
contexte plus vaste de la Méditerranée où différentes forces agissaient dans un
entrelacs complexe et changeant fait tantôt de coïncidences tantôt
d’oppositions et d’intérêts, de mobiles, de buts […] autant de réalités que seule
peut saisir une vision historique d’ensemble» 4. M. Tangheroni disait en
substance qu’avant de disserter sur le caractère plus ou moins religieux ou
plus ou moins commercial que pouvaient avoir revêtu les différentes étapes de
la “reconquista” chrétienne en Méditerranée, il fallait replacer ces étapes dans le
complexe réseau de rapports qui reliait les différentes “puissances”
méditerranéennes de l’époque, que l’on devait mieux situer les événements,
pris un par un, dans leur contexte pour les ressaisir ensuite dans le cadre
d’une vision unitaire, si possible. Plus simplement, il fallait chercher à en
savoir davantage avant de coller sur telle ou telle expédition une étiquette
politique ou religieuse ou purement économique5.
Quand Daniel Baloup m’a aimablement invitée à parler à ce colloque et m’a
proposé comme thème l’idée de guerre sainte dans les sources médiévales
pisanes, je savais bien que le sujet avait déjà rempli bien des pages dans les
livres d’histoire. J’ai cependant accepté avec enthousiasme pour deux raisons.
Tout d’abord, je savais que le message de M. Tangheroni n’était pas resté sans
suite. Ces vingt-cinq dernières années, les études sur l’expansion de Pise en
Méditerranée ont avancé à pas de géant. Les travaux de Graziella Berti sur les
données archéologiques et ceux de Catia Renzi Rizzo sur les sources écrites
ont permis d’apporter un éclairage notable sur la présence de Pise en
Méditerranée durant le haut Moyen Âge6. Grâce à ces travaux, à présent nous
savons:

4
Marco TANGHERONI, « Pisa, l’Islam, il Mediterraneo, la prima crociata», dans F. Cardini (éd.),
Toscana e Terrasanta, Florence, 1981, pp. 31-54.
5
Déjà en 1977 Gabriella Rossetti soutenait que les entreprises pisanes « vanno riguardate come
altrettante tappe dell’espansione economica pisana, ma più ancora come occasioni di autonoma
iniziativa politica» parce que dans ces occasions « l’assemblea dei cittadini decise, finanziò, armò e
organizzò le spedizioni militari, elesse dei consoli cui diede poteri decisionali sui tempi e le modalità di
attuazione». Gabriella ROSSETTI, «Storia familiare e struttura sociale e politica di Pisa nei secoli
XI e XII» , dans Id. (éd.), Forme di potere e struttura sociale in Italia nel Medioevo, Bologne, 1977, p.
238.
6
Graziella B ERTI et Liana TONGIORGI, I bacini ceramici medievali delle chiese di Pisa, Rome, 1981;
Graziella BERTI, «Pisa - A seafaring Republic. Trading relations with islamic countries in the
light of ceramic testimonies (2nd half of 10th to middle 13th c.), with a report on mineralogical
analysis by Tiziano Mannoni», dans R. P. Gayraud (éd.), Colloque International d’Archéologie
Islamique (IFAO), Le Caire, 1998, pp. 301-317; ID., «Pisa: Ceramiche e commerci (2° metà X-
metà XIV s.)», dans S. Gelichi (éd.), Pre-tirages del I Congresso Nazionale di Archeologia
Medievale, Florence, 1997, pp. 346-351; Catia RENZI R IZZO , « I rapporti Pisa-Spagna (al-
Andalus, Maiorca) tra l’VIII e il XIII secolo testimoniati dalle fonti scritte», dans Penisola
Iberica e Italia: rapporti e influenze nella produzione ceramica dal Medioevo al XVII secolo. Atti del
XXXI convegno internazionale della ceramica, Florence, 1999, pp. 255-264. Marco TANGHERONI,
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 233

– que Pise, entre l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge garda «une
certaine capacité à naviguer», c’est-à-dire une flotte et un précieux savoir-
faire dans le domaine de la navigation et des différents commerces;
– que cette capacité maritime fut probablement utilisée à plusieurs reprises
par les papes romains, par les ducs de Lombardie, par les rois du Royaume
d’Italie et par les marquis de Tuscia pour défendre les côtes, récupérer des
matières premières, maintenir les liaisons avec la Corse et la Sardaigne et
pour communiquer avec les autres puissances de la Méditerranée, surtout
celles de l’Islam;
– que, grâce à cette ouverture sur la mer, les marchands pisans
commencèrent à fréquenter les principaux centres commerciaux du monde
musulman au moins à partir du Xe siècle.
Les “précédents” de la puissance de Pise ne sont pas les seuls à avoir fait
l’objet d’une enquête approfondie. L’évolution sociale et institutionnelle entre
le XIe et le XIIe siècle, c’est-à-dire en une période cruciale où la ville se rendit
politiquement autonome et devint une grande puissance en Méditerranée, a
bénéficié de l’attention continue des spécialistes. En particulier, dans leurs
travaux, Gabriella Rossetti et Mauro Ronzani ont analysé en détail les relations
de la civitas avec l’empire, la papauté et la Marche de Tuscia et ont su établir
les contextes politiques, institutionnels et socio-économiques où se formèrent
les différentes expéditions du XIe et XIIe siècle contre les Sarrasins7. Pour ce qui

Catia RENZI R IZZO, Graziella B ERTI, «Pisa e il Mediterraneo occidentale nei secoli VII-XIII:
l’apporto congiunto delle fonti scritte e di quelle archeologiche», dans Interactions culturelles
en Méditerranée occidentale pendant l’antiquité tardive, le moyen âge et les temps modernes, Actes du
colloque international (Paris, 7-9 décembre 2000), sous presse; repris dans Graziella BERTI,
Catia RENZI RIZZO, Marco TANGHERONI (éd.), Il mare, la terra, il ferro. Ricerche su Pisa medievale
(secoli VII-XIII), Pise, 2004, pp. 109-142; Catia R ENZI RIZZO, « I rapporti diplomatici fra il re
Ugo di Provenza e il califfo ‘Abd ar-Raman III : fonti cristiane e fonti arabe a confronto», Reti
Medievali, 3/1 (2002); ID., « Pisarum et Pisanorum descriptiones in una fonte araba della metà del
XII secolo», Bollettino Storico Pisano, 72 (2003), pp. 1-30; Graziella BERTI, «La decorazione con
“bacini ceramici”», dans M. L. Ceccarelli Lemut et S. Sodi (éd.), Nel segno di Pietro. La Basilica
di San Piero a Grado da luogo della prima evangelizzazione a meta di pellegrinaggio medievale, Pise,
2003, pp. 157-173; ID ., «I “bacini” islamici del Museo Nazionale di San Matteo – Pisa:
vent’anni dopo la pubblicazione del Corpus», dans M. V. Fontana et B. Genito (éd.), Studi in
onore di Umberto Scerrato per il suo settantacinquesimo compleanno, Naples, 2003, pp. 121-151;
Catia RENZI R IZZO, « Pisa nell’altomedioevo : alcune considerazioni in margine al dibattito
sulle città nei secoli VI-VIII», Bollettino Storico Pisano, 74 (2005), pp. 479-502.
7
Gabriella ROSSETTI, « Storia familiare...», pp. 233-246; ID., «Ceti dirigenti e classe politica»,
dans G. Rossetti (éd.), Pisa nei secoli XI-XII. Formazione e caratteri di una classe di governo, Pise,
1979, pp. XXV-XLI; ID ., «Il lodo del vescovo Daiberto sull’altezza delle torri: prima carta
costituzionale della repubblica pisana», dans Pisa e la Toscana occidentale nel Medioevo, 2. A
Cinzio Violante nei suoi 70 anni, Pise, 1991, pp. 25-48; ID ., «I vescovi e l’evoluzione
costituzionale di Pisa tra XI e XII secolo», dans M. L. Ceccarelli Lemut et S. Sodi (éd.), Nel IX
Centenario della metropoli ecclesiastica di Pisa. Atti del convegno di studi, Pise, 1995, pp. 81-93; ID.,
«Pisa e l’impero tra XI e XII secolo. Per una nuova edizione del diploma di Enrico IV ai
Pisani», dans C. Violante (éd.), Nobiltà e chiese nel medioevo e altri saggi. Miscellanea di scritti in
234 Enrica Salvatori

est de la Première croisade et du rôle qu’y a joué Pise, les récentes études de
Michael Matze sur Daibert ont fort bien mis en évidence les différentes
fonctions de l’archevêque de Pise en cette occasion: bras droit d’UrbainII
dans la préparation de la croisade, «co-promoteur et trésorier» de cette même
croisade, ductor et rector de l’expédition armée de Pise, patriarche de
Jérusalem, «responsable du succès du premier pèlerinage armé en Terre
sainte ainsi que de la longue durée de l’installation latine» en Orient 8.
La seconde incitation à traiter le thème qui nous réunit ici m’est venue d’un
travail que j’ai terminé récemment, non encore publié, et qui est consacré à un
corsaire pisan du XIIe siècle9. Ce corsaire fut banni de la ville pour avoir
commis un crime «abominable» contre les Sarrasins et la condamnation fut si
lourde, sans appel, qu’elle fut insérée dans la première – et la plus impor-
tante– rubrique du bref des consuls de 116210. Le crime et la condamnation
qui s’ensuivit remontent aux années 50 du XIIe siècle, donc un peu plus de
trente ans après la rédaction du Liber Maiorichinus, un poème qui relate la
dernière expédition des Pisans contre les Sarrasins et qui est littéralement
envahi par l’idée de guerre sainte11. Comment se peut-il, me suis-je demandé,

onore di Gerd. G. Tellenbach, Rome, 1993, pp. 159-182; ID., «Pisa: alle radici del diritto cittadino
e internazionale», dans G. Rossetti (éd.), Legislazione e prassi istituzionale a Pisa (secoli XI-XIII).
Una tradizione normativa esemplare, Naples, 2001, pp. 181-199; Mauro RONZANI, «“La nuova
Roma”: Pisa, Papato e Impero al tempo di san Bernardo», dans O. Banti et C. Violante (éd.),
Momenti di storia medievale pisana: discorsi per il giorno di S. Sisto, Pise, 1991, pp. 61-77; ID.,
Chiesa e “Civitas” di Pisa nella seconda metà del secolo XI. Dall’avvento del vescovo Guido
all’elevazione di Daiberto a metropolita di Corsica (1060-1092), Pise, 1997; ID ., « Dall’edificatio
ecclesiae all’“Opera di S. Maria”: nascita e primi sviluppi di un’istituzione nella Pisa dei
secoli XI e XII», dans M. Haines et L. Riccetti (éd.), Opera. Carattere e ruolo delle fabbriche
cittadine fino all’inizio dell’età moderna, Florence, 1996, pp. 1-70; ID., «Pisa fra papato e impero
alla fine del secolo XI: la questione della Selva di Tombolo e le origini del monastero di San
Rossore», dans Pisa e la Toscana..., pp. 173-230; ID ., «Vescovi e città a Pisa nei secoli X e XI»,
dans Vescovo e città nell’alto medioevo: quadri generali e realtà toscane. Convegno internazionale di
studi, Pistoia, 2001, pp. 93-132.
8
Michael MATZKE, «Daiberto e la prima crociata », dans M. L. Ceccarelli Lemut et S. Sodi (éd.),
Nel IX Centenario..., pp. 95-130; ID., Daibert von Pisa : zwischen Pisa, Past und erstem Kreuzzug,
Sigmaringen, 1998; ID ., «Pisa, l’arcivescovo Daiberto e la I Crociata» dans M. Tangheroni
(éd.), Pisa e il Mediterraneo. Uomini, merci, idee dagli Etruschi ai Medici, Milan, 2003, pp. 145-150.
9
Enrica SALVATORI, «Corsair’s Crew and Cross-Cultural Interactions : The Case of the Pisan
Trapelicinus in the Twelfth Century », dans Kathryn Louise Reyerson (éd.), The ethnic
Composition of Ship’s Crews in the Middle Ages, Minneapolis (sous presse).
10
«[..] ad honorem et salutem Pisane civitatis tractabo et faciam, exceptis illis qui sceleratissimum et
abnominabile maleficium in nave Trapilicini de Saracenis commiserunt» (Ottavio BANTI, I brevi dei
consoli del Comune di Pisa degli anni 1162 e 1164. Studio introduttivo, testi e note con un’appendice
di documenti, Rome, 1997, pp. 45-46).
11
Liber Maiolichinus de gestis Pisanorum illustribus, éd. de Carlo Calisse, Rome, 1904; Giuseppe
SCALIA, Intorno ai codici del Liber Maiorichinus, Rome, 1957; ID., «Oliverius e Rolandus nel Liber
Maiorchinus», Studi Mediolatini e Volgari, 4 (1956), pp. 1-17; ID., «Per una riedizione del “Liber
Maiolichinus”» , Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo e Archivio Muratoriano, 72
(1959), pp. 79-112. Il faut voir aussi Gioacchino VO L P E, «Il Liber Maiolichinus de gestis
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 235

qu’un facteur d’une durée aussi longue que la mentalité collective soit passé
en quelques décennies de la ferveur de la croisade à la condamnation sans
appel d’un citoyen coupable d’avoir nui aux Sarrasins? Une des voies
possibles pour résoudre cette énigme pouvait justement être de relire les
sources citadines en tenant compte des périodes et des différentes façons dont
l’idée de guerre sainte y figure puis de relier ces données aux résultats les plus
récents des études sur Pise.

Notre point de départ est donc obligé, quoique loin d’être facile: ce sont les
témoignages sur les expéditions du XIe siècle contre les Sarrasins précédant la
première croisade. Pise, on le sait, mena seule ou avec Gênes et d’autres
puissances italiennes, une série d’expéditions navales contre les territoires
musulmans de la Méditerranée: en 970, elle soutint l’empereur OttonI er à
Reggio de Calabre pour combattre les musulmans de Sicile et d’Afrique du
nord; l’expédition de Messine remonte à 1005 et fut suivie de celles de
Sardaigne (1015-1016), de Bône (1034), de Palerme (1064), d’al-Mahdiya et de
Zawila (1087). Cette période se clôt avec la grande expédition contre les
Baléares qui eut lieu cependant quatorze ans après la Première croisade; j’en
parlerai un peu plus loin12.
Les textes les plus anciens rappelant ces expéditions sont, pour l’essentiel:
deux épigraphes en vers sur la façade de la cathédrale de Pise13; un poème

pisanorum illustribus e l’ordinamento militare di una città marinara», dans G. Volpe (éd.),
Medioevo italiano, Florence, 1961, pp. 87-210.
12
Sur l’expansion de Pise: Giuseppe ROSSI SABATINI, L’espansione di Pisa nel Mediterraneo fino alla
Meloria, Florence, 1938. Archibald Ross LEWIS, Naval Power and Trade in the Mediterranean. A.D.
500-1100, Princeton, 1951, pp. 22-239; Karl-Heinz ALLMENDINGER, Die Beziehungen zwischen
der Kommune Pisa und Aegypten im hohenMittelalter, Wiesbaden, 1967, pp. 16-23; Rammah
M OURAD, «Aspects de l’évolution de l’économie ifriqiyyenne au moyen-âge, du Xe au XIIIe
siècle» , dans L’Italia e i Paesi Mediterranei. Vie di comunicazione e scambi commercialie culturali al
tempo delle Repubbliche Marinare, Pise, 1988, pp. 117-126; Marco TANGHERONI, «La prima
espansione di Pisa nel Mediterraneo: secoli X-XII. Riflessioni su un modello possibile », dans
G. Rossetti et G. Vitolo (éd.), Medioevo Mezzogiorno Mediterraneo. Studi in onore di Mario Del
Treppo, Naples, 2000, pp. 3-23.
13
Annexes 1 et 2. Giuseppe SCALIA, «Epigraphica Pisana. Testi latini sulla spedizione contro le
Baleari dal 1113-1115 e su altre imprese antisaracene del secolo XI», Miscellanea di studi
ispanici, 6 (1963), pp.234-286; ID ., «Ancora intorno all’epigrafe sulla fondazione del Duomo
pisano», Studi Medievali, s. 3ª, 10 (1969), pp. 483-519; ID ., «“Romanitas” pisana tra XI e XII
secolo. Le iscrizioni romane del Duomo e lo statua del console Rodolfo», Studi medievali, s. 3ª,
13 (1972), pp. 791-843; ID ., «Tre iscrizioni e una facciata. Ancora sulla Cattedrale di Pisa» ,
Studi medievali, s. 3ª, 33 (1982), pp. 817-859; Ottavio BANTI, «A proposito di un recente lavoro
sulle epigrafi pisane del secolo XI» , Bollettino Storico Pisano, 31-32 (1962-1963), pp. 249-254;
ID., «Note di epigrafia medioevale a proposito di due iscrizioni del secolo XI-XII situate sulla
facciata del duomo di Pisa» , Studi Medievali, s. 3ª, 22 (1981), pp. 267-282; ID ., Monumenta
epigraphica pisana saeculi XV antiquiora, Pise, 2000; ID ., «La giustizia, la guerra giusta e la
missione storica di Pisa in tre epigrafi del secolo XII» , Bollettino Storico Pisano, 70 (2001), pp.
43-53; Chiara FRUGONI, «L’autocoscienza del’artista nelle epigrafi del Duomo di Pisa» , dans
236 Enrica Salvatori

célébrant l’expédition contre al-Mahdiya et Zawila14; deux petites chroniques,


les Annales Pisani Antiquissimi et le Chronicon Pisanum15. Pour le type d’analyse
que nous avons adopté, toutes ces sources présentent une caractéristique qui
rend leur interprétation difficile: leur datation est incertaine, aucune ne peut
être datée du XIe siècle avec certitude, il est même fortement probable qu’elles
remontent toutes aux premières décennies du siècle suivant.
Les deux épigraphes de la cathédrale qui louent la grandeur de Pise et
célèbrent ses actions guerrières ont fait l’objet de nombreuses enquêtes qui en
ont examiné les données paléographiques, stylistiques, architecturales,
littéraires et historiques. Le résultat est une série d’estimations bien différentes
les unes des autres et souvent fortement opposées, qui ne nous permettent pas
d’adopter une position solide quant à la date de leur rédaction. Il n’est pas
besoin de rappeler ici les données de la question. Disons très brièvement que
certains spécialistes considèrent qu’elles ont été gravées peu après la fondation
de la cathédrale (1064) et peu avant l’expédition contre Al-Mahdiya et Zawila
(1087); d’autres, au contraire, pensent que l’ensemble des épigraphes figurant
sur la façade de la cathédrale est le résultat d’une “mise en page” unitaire,
voulue comme telle, datable du XIIe siècle, plus précisément de 1120 à 113516.
Des problèmes de datation analogues surgissent à propos du poème célébrant
l’expédition contre al-Mahdiya et Zawila de 1087: il fut écrit par un témoin
oculaire, mais fut inséré dans un code composé entre 1119 et 1120. Enfin il faut
dire que les Annales Pisani Antiquissimi et le Chronicon sont certainement de la
première moitié du XIIe siècle. En substance, toutes les sources qui nous
parlent des “précroisades” de Pise ont, très probablement sinon certainement,
été écrites une fois achevé, avec grand succès, le premier pèlerinage armé en
Terre sainte. Leur orientation idéologique ne pouvait donc pas ne pas être
influencée par les échos de cette expédition menée par la chrétienté tout
entière. Mais le cœur de la question est: de quelle façon en fut-elle influencée?
Jusqu’à quel point se l’appropria-t-elle? Sur ce point, les sources énumérées
plus haut fournissent des informations problématiques.

L’Europa dei secoli XI e XII fra novità e tradizione: sviluppi di una cultura. Atti della X Settimana
internazionale di studi (Mendola, 25-29 agosto 1986), Milan, 1989, pp. 277-204.
14
Annexe 3; Giuseppe SCALIA, «Il carme pisano sull’impresa contro i Saraceni del 1087» , Studi
di filologia romanza in onore di S. Pellegrini, Padoue, 1971, pp. 565-627; ID., «Contributi Pisani
alla lotta anti-islamica nel Mediterraneo Centro-Occidentale durante il secolo XI e nei primi
decenni del XII», Anuario de estudios medievales, 10 (1980), pp. 135-141.
15
Francesco NOVATI, « Un nuovo testo degli Annales Pisani Antiquissimi e le prime lotte di Pisa
contro gli arabi» , Centenario della nascita di Michele Amari: scritti di filologia e storia araba, di
geografia, storia, diritto della Sicilia, studi bizantini e studi giudaici relativi all’Italia meridionale nel
Medioevo, Palerme, 1910, pp. 11-20; Chronicon pisanum seu fragmentum auctoris incerti (RIS, VI,
2, pp. 97-104), éd. de Michele Lupo Gentile, Bologne, 1936. Cf. Annexe 4 pour le texte des
Annales.
16
Cf. note 13. Pour la “mise en page” voir C. FRUGONI, «L’autocoscienza del’artista... ».
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 237

Dans les Annales et le Chronicon comme dans le texte des épigraphes de la


cathédrale, je ne parviens pas à identifier clairement l’expression de l’idée de
“guerre sainte”. Je me rends bien compte que je m’éloigne de l’opinion de
nombreux commentateurs faisant autorité. Cependant, les informations
énumérées dans les Annales ont la pauvreté typique de ce genre de sources,
qui ne permet pas de grandes spéculations17. Lisons ensemble ce qui est écrit
dans les Annales: 1005, les Pisans vainquirent les Sarrasins à Reggio de
Calabre; 1006, les Pisans vainquirent le roi Mudjahid en Sardaigne; 1034, ils
vainquirent Bône, ville d’Afrique et à cette époque Pise fut brûlée; 1064, ils
portèrent la guerre dans le port de Palerme; 1065, la veille de Noël, il y eut un
grand tremblement de terre qui apparut miraculeux; 1087, le jour de la saint
Sixte, ils conquirent Sibilia et le jour suivant, Almadia; 1098, ils détruisirent
Leucate, ville de Grèce (cet événement eut lieu durant la Première croisade);
1113, ils se rendirent à Majorque18. Comme on peut le voir, il n’y a aucun signe
de condamnation des Sarrasins en tant que tels, mais une liste d’objectifs
différents, situés ça et là en Méditerranée, conquis avec succès: c’est une liste
de triomphes militaires et qui n’ont pas tous été remportés sur les Sarrasins;
on ne trouve même pas l’expression gratia Dei qui figure en revanche dans le
Chronicon, uniquement quand il s’agit d’expéditions contre les Sarrasins19.
Le laconisme des Annales est, sans aucun doute, idéologiquement enrichi
dans les épigraphes de la façade mais pas dans un sens expressément
religieux20. La première épigraphe qu’il faut lire est celle dite “historique”, où
sont énumérées les trois premières expéditions contre Reggio, contre la

17
Michael MCCORMICK, Les Annales du Haut Moyen Âge (Typologie des sources du Moyen Âge
occidental, 14), Turnhout, 1975.
18
Cf. Annexe 4.
19
Chronicon pisanum...: «[..] MVI. Fecerunt Pisani bellum cum Saracenis ad Regium et gratia Dei
vicerunt illos in die Sancti Sixti. MXII. Stolus de Ispania venit Pisam, et destruxit eam. MXVI.
Fecerunt Pisani et Ianuenses bellum cum Mugieto et vicerunt illum. MXVII. Fuit Mugietus reversus
in Sardineam et cepit ibi civitatem edificare ibi, atque homines vivos in cruce murare. Et tunc Pisani et
Ianuenses illuc venere, et ille propter pavorem eorum fugit in Africam; Pisani vero et Ianuenses reversi
sunt Turrim, in quo loco insurrexerunt Ianuenses in Pisanos et Pisani vicerunt illos. [..] MXXXV.
Pisani fecerunt stolum in Africam ad civitatem Bonam, gratia Dei vicerunt illam. [..] MLXV. Pisani
profecti fuerunt Panormum; gratia Dei vicerunt illos in die Sancti Agapiti. [..] MLXXXVIII. Fecerunt
Pisani et Ianuenses stolum in Africa, et ceperunt duas munitissimas civitates, Almadiam et Sibiliam, in
die Sancti Sixti. In quo bello Ugo Vicecomes, filius Ugonis Vicecomitis, mortuus est. Ex quibus
civitatibus, Saracenis fere omnibus interfectis, maximam predam auri, argenti, palliorum et
ornamentorum abstraxerunt. De qua preda thesauros Pisane Ecclesie in diversis ornamentis mirabiliter
amplificaverunt, et ecclesiam beati Sixti in Curte Veteri edificaverunt. MXCIX. Concremata est pene
tota Kinthica VI nonas Iulii et stolus Pisanus in Ierusalem ivit cum navibus CXX; de quo stolo
Daibertus eiusdem Ecclesie Archiepiscopus fuit ductor et dominus, qui tunc temporis in Ierusalem
Patriarcha remansit. MC. Ierusalem a Christianis capta est XVIII kal. Augusti.». Pour l’importance
des Annales voir G. SCALIA, «Ancora intorno all’epigrafe...», p. 485.
20
Les épigraphes de la cathédrale de Pise sont nombreuses: voir G. SCALIA , « Epigraphica
Pisana...» et O. BANTI, « Monumenta epigraphica pisana...» .
238 Enrica Salvatori

Sardaigne et contre Bône21. Après l’éloge de Pise, urbs clara sur laquelle aucune
autre ne l’emporte par la valeur, à la première strophe, le texte rappelle
l’expédition dans le détroit de Sicile qui parvient à plier les Sicules, coupables
d’avoir voulu jouer le premier rôle et d’avoir nui à la ville, qui les poursuit
jusque sur leur territoire et qui les tue. Ce furent donc des représailles, c’est
ainsi du moins que les habitants de la ville décidèrent de commémorer
l’événement et de le rappeler à la mémoire de la population. La deuxième
strophe est consacrée à la Sardaigne où Pise se distingua par des actions plus
grandes encore et où les Sarrasins moururent sine laude suorum, c’est-à-dire
dans le discrédit de leurs concitoyens. Ce qui, à première vue, pourrait passer
pour un premier signe de la condamnation des Sarrasins en tant que tels est,
en réalité, historiquement confirmé par les sources arabes qui nous
apprennent la conduite déshonorante du roi Mudjahid22. Venons-en enfin à
l’Afrique, «troisième partie du monde à porter les marques du triomphe de
Pise» qui, par iusta ratione, se venge et s’empare de la ville de Bône. Là encore,
la «juste raison» n’a apparemment rien à voir avec un mandat divin
présupposé: l’expédition est juste parce qu’elle venge un tort, même s’il ne
nous est pas donné de le connaître.
Passons rapidement à présent à l’épigraphe dite “de la fondation” qui est
entièrement consacrée à l’expédition de Palerme (1064) et au riche butin
conquis là-bas et qui servit à construire cette même cathédrale. Malgré
l’importance évidente de cet épisode pour la population, vu que la
magnificence même de la cathédrale était due au succès financier de
l’expédition, nous chercherions en vain la moindre trace d’idée de “guerre
sainte”. Il n’y en a aucune malgré la description fort détaillée de l’événement23.
On m’objectera que c’est le choix même des événements (tous contre les
infidèles dans le cas des épigraphes et presque tous pour les Annales) qui
exprime l’idéologie des croisades. Pour Max Seidel, l’emplacement même des
épigraphes sur la façade de la plus importante église de la ville donnerait aux
textes et à la construction même de la cathédrale le sens d’un ex voto pour les
victoires sur les Sarrasins et reflèterait l’idée que Pise a été choisie par Dieu
pour la lutte contre les infidèles24. Selon Giuseppe Scalia, l’expédition de
Palerme plongerait ses racines «dans le climat spirituel particulier de

21
Annexe 1.
22
G. SCALIA, «Contributi pisani...».
23
Annexe 2. Les Pisans se dirigent avec une nombreuse flotte vers la Sicile, parviennent à
Palerme; une fois entrés dans le port, après avoir brisé la chaîne qui le défendait, ils
s’emparent de six grands navires chargés de toutes les richesses possibles (grâce à la vente de
l’un d’entre eux, on élèvera les murs de la cathédrale). Après avoir quitté le port, ils se
pressent à l’embouchure de l’Oreto et débarquent ; ils repoussent l’attaque des Sarrasins
accourus sur les lieux, ils les poursuivent jusqu’aux portes et font un grand massacre, ils
montent leurs tentes et après avoir tout dévasté dans les alentours, ils reprennent la mer et
rentrent à Pise sains et saufs.
24
M. SEIDEL, «Dombau Kreuzugsidee und Expansionpolitik...» .
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 239

l’époque», racines qui se chargeraient d’une «signification religieuse et d’une


charge idéelle non négligeables si l’on pense que, de fait, cela se traduisait par
la transformation de richesses de provenance musulmane en un temple sacré,
le plus grand temple de la ville» 25. Sans vouloir nier l’importance des
composantes idéelles, il faut néanmoins rappeler que l’emploi de matériaux
musulmans pour décorer les façades des églises était déjà pratiqué au Xe siècle
et qu’il n’avait – du moins d’après ce qu’en disent les études – aucune valeur
idéologique sinon, peut-être, celle du «bon usage des richesses» 26. En effet,
comme l’a bien montré Giacomo Tosdeschini, déjà chez saint Augustin on
trouve l’idée selon laquelle soustraire des biens aux “infidèles” est chose juste
dans la mesure où les “infidèles” sont des possesseurs incapables et pervers
alors que les “fidèles” sont à même d’en faire bon usage27. Si, à cette
prescription augustinienne on ajoute la conception même de l’Église au sujet
de la possession, sans péché dans la seule mesure où elle peut devenir “utile”
à la communauté des fidèles, nous comprenons parfaitement que l’emploi des
richesses ravies aux Sarrasins pour orner le plus grand temple de la ville – qui,
par ailleurs, représentait l’ensemble des citoyens – entrait parfaitement dans la
mentalité de l’époque et ne manifestait pas forcément l’idée de guerre sainte.
La présence d’épigraphes à caractère “civil” et “historique” sur la façade de
l’église, comme l’usage des richesses conquises suite à des actes de guerre aux
dépens d’un ennemi commun, avait donc certainement un caractère religieux,
mais qui provenait d’un contexte où il n’y avait pas de véritable distinction
entre la civitas et son ecclesia, où l’évêque était le guide spirituel, politique et
militaire de la classe dirigeante de la ville, où il n’existait pas – et où il
n’existera pas jusqu’à la fin du XIIe siècle – de véritable divergence d’intérêts
entre la civitas et son prélat28. En réalité, le “metteur en page” de la façade de la
cathédrale de Pise voulait rendre manifeste aux yeux de ses concitoyens et des
visiteurs de marque de l’époque plus d’un message29; l’élément religieux les
pénétrait tous mais n’était pas particulièrement empreint de l’idée de guerre
sainte. Le message qui s’impose de toute évidence, comme peut s’en rendre
compte même le lecteur le moins averti et comme de nombreux spécialistes
l’ont montré, est celui de l’orgueil civique, de la grandeur de la civitas à travers
les actions de tous les citoyens, des membres de l’armée à l’assemblée des cives
(maiores, medii pariterque minores lit-on sur l’épigraphe “de la fondation”), de
l’évêque aux consuls. Cette grandeur, admirablement représentée par la

25
G. SCALIA, «Ancora intorno all’epigrafe...», p. 506.
26
On peut souligner, par exemple, l’emploi des bacini musulmans sur les façades des églises
pisanes (G. B ERTI et L. TONGIORGI, « I bacini ceramici...»; G. BERTI , «La decorazione con
“bacini ceramici”...»; ID., «I “bacini” islamici del Museo Nazionale di San Matteo... »).
27
Giacomo TODESCHINI, I mercanti e il tempio: la società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza
fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, 2002.
28
Sur ce thème voir G. ROSSETTI , «I vescovi e l’evoluzione costituzionale...» ; ID ., «Il lodo del
vescovo Daiberto...»; I D., « Pisa e l’impero tra XI e XII secolo...».
29
C. FRUGONI, « L’autocoscienza del’artista...».
240 Enrica Salvatori

magnificence même de l’édifice, est véritablement due aux expéditions menées


par Pise contre les Sarrasins, grâce aux richesses qui furent soustraites alors à
ces derniers, comme en raison du rôle de police internationale attribué à Pise,
en lieu et place de Rome.
L’évocation de la Romanitas est, en effet, l’autre grand message de ces
témoignages30. En vengeant les attaques lancées contre les côtes italiennes, en
bloquant dès le départ les tentatives d’expansion des Sarrasins en Sardaigne,
en reprenant les prisonniers chrétiens, en affirmant sa force contre l’ennemi
extérieur, Pise avait, d’après ses citoyens, rempli son devoir de protection de la
chrétienté, devoir qui, par le passé, incombait à la Rome impériale. Pise avait
donc joué le rôle de “nouvelle Rome” et c’est effectivement en qualité de
capitale “ajoutée” de la chrétienté tout entière, la Rome altera du Liber
Maiorichinus, qu’elle se présentait aux autres31.
Bien que les expéditions contre les Sarrasins aient eu lieu à la suite de faits
éloignés dans le temps et différents les uns des autres, elles se prêtaient
parfaitement à cette relecture de la part de la société de la ville du XIIe siècle de
son proche passé. Comme je l’ai rappelé précédemment, déjà durant le haut
Moyen Âge la flotte de Pise avait servi les autorités civiles et ecclésiastiques
pour des opérations de protection de la côte: l’expédition en Calabre de 970 fit
partie de la suite d’OthonI er32, la victoire dans le canal de Sicile en 1005 fut la
réponse nette et immédiate à l’attaque subie l’année précédente, les deux
expéditions lancées entre 1015 et 1016 contre le roi Mudjahid, seigneur de
Denia et des Baléares, furent organisées à la fois par Pise et par Gênes
probablement avec l’appui du pape BenoîtVIII et furent, elles aussi, menées
en réaction à l’attaque des Sarrasins contre Luni, d’une part, et à l’occupation
de la Sardaigne par Mudjahid, d’autre part, c’est-à-dire dans le but
d’empêcher la création d’une tête de pont des Sarrasins en mer
Tyrrhénienne33. On sait peu de choses de l’intervention contre Bône (en
Afrique du nord) qui devait abattre le puissant Moezz-ibn-Badis, de la
dynastie zirite, mais il est probable que des navires génois et provençaux y
aient également participé34. L’assaut contre Palerme en 1064 fut, comme l’a
expliqué Pino Petralia, «une action de démonstration voulue par le pape
AlexandreII, par Béatrice de Toscane et par son mari Geoffroy le Barbu pour
administrer à l’empereur HenriIV la preuve de la capacité qu’avait la papauté

30
On la retrouve développée dans les productions poétiques successives. Voir G. SCALIA ,
«“Romanitas” pisana...».
31
Pour le contenu du Liber voir plus loin. Comparaisons entre Pise et Rome aux vers 445-448,
517-520, 583-585.
32
M. TANGHERONI, C. RENZI RIZZO et G. BERTI, «Pisa e il Mediterraneo occidentale…» .
33
G. S CALIA , «Contributi pisani...»; Giovanna P ETTI B ALBI , «Lotte antisaracene e “militia
Christi” in ambito iberico », dans Militia Christi e crociata nei secoli XI-XII, Atti della XI settimana
internazionale di studio (Mendola 1989), Milan, 1992, p. 525; E. BELLOMO, Al servizio di Dio...,
p.11.
34
G. SCALIA, «Contributi pisani...».
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 241

réformatrice de mener le combat contre les Sarrasins dans la Medinah


sicilienne, là où les Normands eux-mêmes n’avaient encore pu parvenir» 35.
Ces expéditions virent le jour, nous le répétons, à des moments et dans des
contextes différents mais, en les reconsidérant afin de mieux caractériser son
histoire, son identité et son propre programme politique, l’ensemble des
citoyens n’eut pas de peine à y découvrir le thème commun, le leitmotiv qui
les reliait toutes. On ne pouvait banalement reconnaître ce lien dans
l’opposition avec les infidèles ni le réduire à un programme mal défini de
domination commerciale en Méditerranée, les entreprises guerrières pouvant
avoir eu, dans certains cas, des effets contraires. C’est ce qui vient à l’esprit
lorsqu’on considère le fait que les marchands pisans étaient déjà présents dans
les centres commerciaux musulmans au Xe siècle, qu’en 1063 à al-Mahdya
comme à Alexandrie, en Égypte, on utilisait normalement des monnaies en
cours à Pise et que Pise, au début du XIIe siècle, était, selon le moine Donizone,
une «ville indigne» car «des païens, des Turcs, des Libyens, des Parthes
même et de sombres Chaldéens» déambulaient au long de ses rivages36. En
revanche, la ville vit le dénominateur commun dans la portée “publique” que
revêtirent de telles entreprises, dans le fait qu’elles furent menées dans
l’intérêt commun pour appuyer plus ou moins ouvertement la volonté
d’autorités publiques – l’empereur, le pape, la Marche – dans des conflits que
nous qualifierions aujourd’hui, tranquillement, d’“internationaux”.
Les expéditions menées à la fois dans l’intérêt de la ville et de la chrétienté
tout entière donnaient en effet à Pise un rôle de premier plan sur l’échiquier
méditerranéen et, dans les intentions de la civitas, ce rôle devait être
récompensé par des privilèges impériaux et des concessions papales. En 1077,
GrégoireVII concéda à l’évêque Landolfo la légation en Corse, en 1092,
UrbainII, éleva l’Église de Pise au rang de siège métropolitain de la province
ecclésiastique de Corse et lui concéda probablement la légation apostolique en
Sardaigne37. La domination sur mer passait évidemment par le contrôle des
plus grandes îles de la Méditerranée. Pise n’obtint jamais ce contrôle mais
35
Giuseppe P ETRALIA , «Le “navi” e i “cavalli”: per una rilettura del Mediterraneo
pienomedievale» , Quaderni storici, 103 (2000), pp. 201-219, p. 209. Voir aussi Mauro RONZANI,
«Da aula cultuale del vescovato a ecclesia maior della città : note sulla fisionomia istituzionale
e la rilevanza pubblica del Duomo di Pisa», dans O. Banti (éd.), Amalfi Genova Pisa e Venezia.
La cattedrale e la città nel Medioevo. Aspetti religiosi istituzionali e urbanistici, Pise, 1993, pp. 71-
102.; M. R ONZANI, «Dall’edificatio...», p. 10.
36
« Qui pergit Pisas, videt illic monstra marina ; haec urbs paganis, Turclis, Libicis quoque Parthis
sordida, Chaldei sua lustrant litora tetri». DONIZONIS PRESBYTERIS, Vita Mathildis, celeberrimae
principis Italiae (RIS, V, 2), éd. de Luigi Simeoni, Bologne, 1940, p. 53, vv. 1370-1372.
37
Cinzio VIOLANTE, «Le concessioni pontificie alla Chiesa di Pisa riguardanti la Corsica alla fine
del secolo XI», Bullettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medioevo e Archivio Muratoriano, 75
(1963), pp. 43-56; Marco T A N G H E R O N I , «Pise en Sardaigne. De la pénétration à la
colonisation: stratégie et tactique multiples», dans M. Balard et A. Ducellier (éd.), Coloniser au
Moyen Âge, Paris, 1995, pp. 35-39 et 46-47; M. RONZANI, Chiesa e “Civitas” di Pisa...; S. P. P.
SCALFATI, « Pisa e la Corsica...», dans Pisa e il Mediterraneo..., pp. 203-208.
242 Enrica Salvatori

assurément le rechercha avec ténacité au moyen d’une habile politique


d’équilibre entre les plus grandes puissances de l’époque. Au cours du XIe et
jusqu’à la fin du XIIe siècle environ, la société citadine agit avec une habileté
consommée, sans jamais adopter de position nette et définitive entre
l’empereur, les marquis et le pape mais en cherchant précisément à obtenir le
plus possible de l’un sans trop mécontenter l’autre. Ainsi s’explique, par
exemple, l’expédition contre al-Mahdiya et Zawila en 1087 organisée pour
“remédier”, en un certain sens, au trop grand rapprochement de la classe
dirigeante et des chanoines de la cathédrale avec l’empereur. En effet, elle fut
organisée par une ville sans évêque et fortement désireuse de raccommoder
l’accroc institutionnel entre la marquise Mathilde de Canossa et le souverain
pontife. Gabriella Rossetti n’exclut pas non plus que cette expédition ait
représenté le “prix du pardon” demandé à la ville et au clergé de la cathédrale
par les deux autorités et qu’elle ait donc eu, bien plus que les expéditions
précédentes, un commanditaire précis voire exclusif38.
Une telle analyse nous permet de considérer d’un œil critique l’orientation
idéologique marquée dont est empreint le Carmen pisanum, poème célébrant
l’expédition. L’idée de guerre sainte y est assurément forte et l’on y trouve
tous les traits distinctifs39:

– la volonté divine: « Destruxerunt, occiderunt, sicut Deus voluit »;


– la comparaison entre les soldats et les apôtres qui, par la volonté de Dieu
oublient le monde: « Non curant de vita mundi nec de suis filiis, pro amore
Redemptoris se donant periculis »;
– le signe de la croix sur les poches que portent les soldats et l’aide de saint
Pierre qui combat à leur côté et qui figure probablement sur les étendards
de guerre: « Altera ex parte Petrus cum cruce et gladio Genuenses et Pisanos
confortabat animo, et conduxerat huc princeps cetum apostolicum: nam videbat
signum sui in scarsellis positum »;
– la pénitence et l’eucharistie avant le combat: « Offerunt corde devoto deo
Penitentiam et communicant vicissim Christi eucharistiam »;
– l’assimilation de la mort au combat à un martyre40;
– l’appui officiel et concret du pape: « His accesit Roma potens potenti
auxilio »;
– l’insulte à l’ennemi: les Sarrasins sont un peuple impie qui trouble le
monde par sa perfidie (« sunt quasi bestia ») et leur chef est comme
l’Antéchrist, un dragon cruel41 ;

38
G. ROSSETTI, «I vescovi e l’evoluzione costituzionale...», pp. 87-90.
39
Voir Annexe 3, strophes 17, 11, 34, 12, 38, 39 et passim
40
On peut le voir dans l’épisode de la mort de Ugo Vicecomes, strophes 44-48.
41
L’ennemi est méprisable mais il faut dire aussi qu’il est puissant et habile à combattre (Annexe
3, strophe 6): on doit lutter contre lui pour libérer des centaines de milliers de prisonniers
chrétiens capturés un peu partout (strophe 8).
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 243

– la violence féroce exercée sans distinction par les chrétiens sur les
populations sarrasines: « Occiduntur mulieres virgines et vidue et infantes
alliduntur, ut non possit vivere »;

On y retrouve cependant d’autres éléments qui sont, d’ailleurs, ceux que


nous avons lus sur la façade de la cathédrale de Pise: l’orgueil civique,
l’héritage de Rome, la tâche de protection internationale dont la ville s’est
chargée42.
A quoi doit-on, cependant, une telle insistance sur la mission divine et , de
ce fait, l’acceptation totale, enthousiaste de l’idée de guerre sainte? Il faut, je
crois, considérer deux facteurs:
– D’abord, jamais comme en cette occasion Pise n’a agi en réponse à une
demande précise du pape, dans le but d’obtenir de lui le “pardon” ainsi que
l’extension des concessions sur la Corse et la Sardaigne.
– Si l’on considère que ceux qui avaient vraiment besoin du pardon étaient
les chanoines de la cathédrale, qui avaient obtenu de l’empereur de vastes
privilèges, le fait que le Carmen pisanum ait été composé précisément à
l’époque de la Première croisade par un membre du clergé de la ville, peut-
être même un chanoine de la cathédrale, acquiert un sens précis43. Il s’agissait
bien de quelqu’un qui avait parfaitement conscience des intérêts en jeu. En
outre, en tant que clerc, il connaissait parfaitement l’appareil idéologique et
doctrinal qui s’était développé dans l’entourage du pape à propos de la lutte
contre les infidèles et il avait été témoin, au lendemain de l’expédition en
Afrique, du grand pèlerinage armé vers Jérusalem; il possédait donc les outils
idéologiques et culturels adéquats pour transformer l’expédition de al-
Mahdiya et de Zawila en une “précroisade”.
Je ne veux pas dire par là qu’il exprimait des sentiments radicalement
différents voire opposés de ceux de ses concitoyens mais qu’il accusa
davantage le trait sur le facteur religieux; le contexte décrit plus haut ainsi que
sa formation culturelle le rendirent plus fort, plus conscient, mieux à même
d’organiser sa pensée. D’où la nette différence d’avec les messages de la
façade de la cathédrale.

À partir de 1085, la grande convergence d’intérêts que nous avons vu se


réaliser entre Pise et la papauté dura jusqu’à la fin des années 30 du XIIe siècle.
L’expédition suivante fut en effet la croisade où Daibert, archevêque de Pise,
joua un rôle de premier plan. Puis, quinze ans plus tard environ, nous avons la
dernière grande expédition contre les Sarrasins des Baléares dont parle le

42
Voir Annexe 3, strophes 1, 4, 8, 53 et 60.
43
Craig B. FISHER, «The Pisan Clergy and an Awakening of Historical Interest in a Medieval
Commune», Studies in Medieval and Renaissance History, 3 (1966), pp. 143-219.
244 Enrica Salvatori

célèbre Liber Maiorichinus. Les ressemblances entre l’entreprise de 1087 et celle


contre les Baléares sont considérables, ainsi qu’entre l’idéologie qui imprègne
le Carmen et celle exprimée dans le Liber.
Comme en 1087, en 1113 Pise se mit à la tête d’une coalition internationale
pour libérer des milliers de prisonniers chrétiens. Elle obéit promptement à la
volonté du pape qui donna à la flotte pisane crucem romanaque signa. Comme
ce fut le cas lors de l’expédition d’al-Mahdiya et celle de Zawila, ainsi que
durant la libération de Jérusalem, les chefs spirituels et militaires furent des
prélats (l’évêque de Pise, Pierre, et le légat du pape, Bosone). Les aspirations
secrètes de Pise, qui cherchait à acquérir par la faveur pontificale le contrôle
des îles tyrrhéniennes, étaient les mêmes. Enfin, dernière ressemblance
importante: comme celui du Carmen, l’auteur du Liber Maiorichinus était un
clerc qui déversa tant et plus dans les 3.526 vers qui le composent son
inébranlable adhésion à l’idée de guerre sainte44.
Nous trouvons en effet dans le Liber tous les ingrédients que nous avons
relevés dans le Carmen : l’insulte à l’endroit de l’ennemi bestial, la violence
juste et aveugle qui le frappe, la volonté de Dieu exprimée par le mandat et
par les signa donnés par le pape à l’armée. Nous y retrouvons encore le rappel
de la Romanitas et le rôle de police internationale que Pise pense jouer en
sauvant les prisonniers chrétiens (et pas seulement les Pisans) et en punissant
leurs geôliers45. Un scénario connu, donc, si ce n’est que nous y voyons aussi
quelques éléments supplémentaires. En effet, en de nombreux endroits du
Liber, on perçoit une sorte d’insistance forcée sur l’idéologie de guerre sainte,
forcée non parce que l’auteur ne la partageait pas, mais parce qu’elle suscitait
dans cette armée composite, toscane, catalane et provençale, de plus en plus
de résistances. Nombreux sont les passages où les combattants et leurs chefs
sont saisis d’un frémissement d’inquiétude: ils ne supportent pas d’être si
longtemps loin de chez eux (l’expédition dura trois ans), non plus que les
pertes considérables et les investissements plus considérables encore en
comparaison de résultats peu exaltants. À chaque fois, quand sur le camp

44
Ibid. et supra note 11.
45
Liber Maiolichinus..., vers 25-37: « Milia captorum plus quam ter dena fuerunt, quos pariter Baleri
vinxit tenuitque tirampnus, preter ad ignotas quos per comercia gentes transtulit, aut atrox obitus de
carne resolvit. Fama mali tanti per plures cognita terras commovet extimplo sitientes prelia Pisas.
Concitat ira senes, qui Punica vincere regna, subdere quique suo gentes potuere tributo. Hi, memorant
dum facta Bone, dum bella Panormi victaque per varios quam plurima prelia casus, accendunt animos
iuvenum, quibus orrida facta et labor et sudor et duri gloria Martis divitiis et delitiis potiora fuerunt »;
vers. 1216-1218: « Haut secus heroum gladiis pagana fugantur agmina. Tunc relique succurrunt
undique turme nulli parcentes, sexus iugulantur et etas »; vers. 71-75: « Horum consilio clari cum
presule digno legati Romam vadunt, quos papa colendus nomine Paschalis multo suscepit honore,
pontifici tribuendo crucem, romanaque signa militie ducibus, que presens Atho recepit». Les mêmes
éléments figurent aussi sur l’épigraphe de Saint-Victor à Marseille (G. SCALIA,
«Epigraphica...», pp. 268-269) et sur celle de la Porta Aurea à Pise (Ibid., pp. 269-272): les
deux sont liées à l’expédition contre les Baléares.
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 245

chrétien souffle un vent de rébellion, voici qu’intervient le prélat pisan ou le


légat du pape qui rappelle aux soldats les souffrances endurées par les
prisonniers ainsi que la sainte mission à laquelle ils sont appelés46. Les
autorités des Baléares, cependant, tentent par tous les moyens de négocier:
elles offrent d’énormes richesses et promettent la libération des prisonniers;
elles en viennent finalement à reconnaître leur défaite en échange de la
garantie que donnerait un accord47. Quand cela se produit, les commandants
de la coalition demandent aux Pisans des explications quant à leur
comportement, apparemment irrationnel. Pourquoi refusent-ils d’écouter les
propositions des Sarrasins? Pourquoi ne se contentent-ils pas de libérer les
prisonniers et de recevoir des souverains baléares une indemnité
substantielle? Pourquoi acceptent-ils des ordres venant des clercs48? Mais les
Pisans, fermes dans leurs intentions, répondent qu’ils agissent conformément
au serment prêté au souverain pontife et fait summo sub principe Christo49.
Cependant, l’esprit d’ensemble et l’unité de l’équipe pisane ne sont
qu’apparents. C’est justement dans les pages du Liber que se fait jour une autre
“vision” des rapports avec le monde musulman. C’est une vision sans
chantres et qui ne put jamais s’exprimer sous une forme théorique claire et
consciente, mais elle existait et c’était celle de la pratique du commerce,
habitée par l’habitude de conclure des marchés, de dialoguer. Nous
reconnaissons cette vision dans l’histoire de Pietro Albizzone, notable pisan,
proche de l’empereur comme de la dynastie qui gouvernait les Baléares.
Pietro, dirait-on aujourd’hui, est l’homme du dialogue. Ses ancêtres, après
l’expédition de Sardaigne en 1015, veillèrent sur le fils de Mudjahid,
prisonnier des Pisans. Ils livrèrent d’abord le jeune homme à l’empereur puis
en reprirent la garde et le rendirent à sa famille50. En raison de leur attitude, ils
furent fort bien vus des autorités baléares de 1115 qui adressèrent à Pietro
Albizzone, en tant qu’héritier d’une telle famille et en tant que personne
sachant dialoguer, des appels pleins de détresse pour qu’on leur concédât une
capitulation honorable51. Dans l’affaire des Baléares, la “ligne” de Pietro
Albizzone est assurément perdante, plus, elle n’est mentionnée par l’auteur
qui, évidemment, ne la juge absolument pas digne d’être prise en
considération, que dans le seul but de rappeler à tous la grande dette de la
Sardaigne, liberata ab antiquo des Sarrasins, à l’endroit de Pise, son sauveur.
Mais il ne maîtrise pas son exemple. Dans son récit de l’otage capturé puis
rendu, l’auteur dessine un tableau à ce point différent des rapports entre

46
Liber Maiolichinus..., vers 1570-1594, 1977-1987, 2386-2426, 3060-3064, 3270-3292.
47
Ibid., vers 1977-1987, 2696-2699, 2912-2934.
48
Ibid., vers 2697-2744.
49
Ibid., vers 2745-2768, 3093-3099.
50
Laura TICCIATI, « Strategie familiari della progenie di Ildeberto Albizo – i Casapieri – nelle
vicende e nella realtà pisana fino alla fine del XIII secolo», dans Pisa e la Toscana occidentale nel
Medioevo..., 2, pp. 49-150. Liber Maiolichinus..., vers 924-974.
51
Ibid., vers 919-923, 2912-2936
246 Enrica Salvatori

Pisans et Sarrasins, rapports marqués par le respect réciproque, par


l’observation des accords, par l’existence même de ces accords écrits et conclus
sous serment réciproque, que le retour au champ de bataille paraît
excessivement brusque, forcé, sans transition et surtout sans motif52.
En réalité, dans la figure de Pietro Albizzone, nous trouvons l’autre visage
de la conquête pisane en Méditerranée: celle des armateurs et des marchands,
menée à coup d’accords, de pactes commerciaux, de concessions douanières.
C’est la pratique du dialogue qui, durant les années mêmes de la rédaction du
Liber, conduisait jusqu’à Pise les bandes de «païens, de Turcs, de Libyens, de
Parthes même et de sombres Chaldéens», au grand scandale du moine
Donizone, qui enrichissaient la société de la ville autant sinon plus que les
expéditions guerrières contre les ports musulmans53; pratique qui, d’ailleurs,
avait elle aussi, tout autant que les expéditions, une tradition respectable qui
apparaît, par exemple, dans les contacts diplomatiques entre la marquise
Berthe de Toscane et Muktafî, calife de Bagdad (906)54. Attention, la classe
sociale qui se devine derrière les expéditions militaires comme derrière les
accords était la même et les deux pratiques – guerrière et diplomatique –
coexistaient dans la société citadine sans contradictions ni traumatismes. Elles
coexistaient parce que l’idéologie qui, en réalité, les soutenait toutes deux
n’était pas celle de la guerre sainte, mais celle de la grandeur matérielle et
politique de la civitas, qui ne jugea plus utile de recourir à l’épreuve de force
qu’à certains moments et sous des poussées bien précises55.

L’époque de la Première croisade est, incontestablement, un de ces


moments en raison, nous l’avons dit, de l’extraordinaire convergence entre les
intérêts de la papauté et ceux de la ville. L’idéologie de la guerre sainte
constitua pour celle-ci une caisse de résonance idéale que toutefois, ne
l’oublions pas, les clercs étaient pratiquement seuls à faire résonner.
Quand les laïcs prennent la parole, la musique change. Dans les annales de
Bernardo Maragone, juriste et ambassadeur56, il n’y a pas trace de l’idée de
guerre sainte: elle n’est pas combattue mais pas mise en valeur non plus, alors
que continue – comme véritable motif de base et comme un feu qui anime – le
thème de l’orgueil civique, l’admiration pour la grandeur de la ville. C’est sur
ce ton et, encore une fois, sans contradiction aucune que Maragone rappelle

52
Ibid., vers 2934-2938
53
Cf. note 36.
54
Catia RENZI RIZZO, «Riflessioni sullla lettera di Berta di Toscana al califfo Muktafî : l’apporto
congiunto de dati archeologici e delle fonti scritte», Archivio Storico Italiano, 159 (2001), pp. 3-
47.
55
G. ROSSETTI, «Ceti dirigenti e classe politica...»; I D., «Pisa e l’impero tra XI e XII...».
56
Maria Luisa CECCARELLI LEMUT, «Bernardo Maragone “provisor” e cronista di Pisa nel XII
secolo», dans Legislazione e prassi istituzionale..., pp. 181-199, repris dans Maria Luisa
CECCARELLI LEMUT, Medioevo Pisano, Pise, 2005.
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 247

les expéditions contre les Sarrasins, la participation à la Première croisade


ainsi que les ambassades envoyées par Pise vers les différentes possessions
musulmanes en Méditerranée57.
Après les Baléares, la ligne de Pietro Albizzone l’emporta, il n’y eut plus
d’expéditions; au contraire, Pise refusa de participer à d’autres missions
contre les Sarrasins et peu à peu disparurent son espoir d’obtenir le contrôle
de la Sardaigne et de la Corse avec l’aide du pape et, par conséquent, le besoin
de répondre aux appels de ce dernier; en revanche, la mise en œuvre d’un
dense réseau d’accords diplomatiques avec le Maghreb, Al-Andalus ainsi
qu’avec les Baléares, fut encouragée. Ce réseau permit à Pise d’être – entre le
XIe et le XIIe siècle – un interlocuteur indispensable pour le commerce entre le
monde chrétien et l’Islam58. Cette ligne ne prit pas la forme d’une idée
politique consciemment opposée à celle de la croisade: c’était au contraire une
pratique qui s’accordait mieux que l’idée de croisade avec l’idée – toujours
présente, elle – qu’il faut toujours et dans tous les cas rechercher le bien-être et
la grandeur de la ville.
…Voilà pourquoi il n’y a chez Maragone aucune nuance de reproche à
l’endroit des Sarrasins, voilà pourquoi entre 1154 et 1162, le corsaire
Trapelicino, coupable d’avoir trahi les accords avec le sultan d’Égypte et
d’avoir traîtreusement tué des marchands égyptiens qu’il avait accueillis sur
son vaisseau fut banni de la ville avec une mesure extrêmement grave59. Son
action ignominieuse avait nui à la ville tout entière dans ce qui, depuis
longtemps désormais, était sa véritable richesse: un formidable réseau de
rapports avec les domaines mulsulmans de toute la Méditerranée.

ANNEXES

1. <1064-1118>
Épigraphe “historique” sur la façade de la cathédrale de Pise, dédiée aux
entreprises contre les Sarrasins de la première moitié du XIe siècle (G. SCALIA,
«Tre iscrizioni e una facciata...», p. 825).

† Ex merito laudare tuo te, Pisa, laborans


nititur e propria demere laude tua.
Ad laudes, urbs clara, tua laus sufficit illa,
quod te pro merito dicere nemo valet.

57
Bernardo MARAGONE, « Annales Pisani (1100-1196)», dans M. Lupo Gentile (éd.), RIS, 6/2,
Bologne, 1936, pp. 1-74, en particulier pp. 3, 6-8, 19, 22, 39, 44, 49.
58
G. ROSSI S ABATINI , L’espansione di Pisa...; M. TA N G H E R O N I , « Pisa, l’Islam...»; Enrica
S ALVATORI , “Boni amici et vicini”. Le relazioni tra Pisa e le città della Francia meridionale dall’XI
secolo agli inizi del XIV, Pise, 2002.
59
Cf. note 9.
248 Enrica Salvatori

Non rerum dubius successus neque secundus


se tibi pre cunctis fecit habere locis:
qua re tanta micas quod te qui dicere temptat,
materia pressus, deficiet subito.
Ut taceam reliqua, quis dignum diceret illa
tempore preterito qui tibi contigerint?

Anno Dominice Incarnationis MVI


Milia sex decies Siculum, prostrata potenter,
dum superare volunt, exsuperata cadunt.
Namque tuum Sicula cupiens gens perdere nomen
te petiit fines depopulata tuos.
unde, dolens nimium, modicum disferre nequisti,
in proprios fines quin sequereris eos.
Hos ibi conspiciens cunctos Messana perire,
cum gemitu quamvis, hec tua facta refert.

Anno Dominice Incarnationis MXVI


His maiora tibi post hec ur<b>s clara, dedisti,
viribus eximiis cum superata tuis
gens Saracenorum periit sine laude suorum:
hinc tibi Sardinia debita semper eritt.

Anni Domini MXXXIIII


Tertia pars mundi sensit tua signa triumphi,
Africa, de celis presule rege tibi.
Nam, iusta ratione petens ulciscier, inde
est, vi capta tua, urbs superata Bona

2. <1064-1118>
Épigraphe sur la façade de la cathédrale de Pise, dédiée a l’entreprise
contre les Sarrasins de Palerme de 1064 (Monumenta epigraphica pisana…,
pp.47-48).

† Anno quo Christus de virgine natus ab illo


Transierant mille decies sex treque subinde,
Pisani cives, celebri virtute potentes,
Istius ecclesie primordia dantur inisse.
Anno quo Siculas est stolus factus ad oras,
quo simul armati, multa cum classe profecti,
omnes maiores medii pariterque minores
intendere viam primam sub sorte, Panormam.
Intrantes rupta portum pugnando catena,
Sex capiunt magnas naves opibusque repletas,
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 249

Unam vendentes, reliquas prius igne cremantes,


Quo pretio muros constat hos esse levatos;
Post hinc digressi parum, terraque potiti,
qua fluvii cursum mare sentit solis ad ortum,
mox equitum turba peditum comitante caterva,
armis accingunt sese, classemque relinquunt.
Invadunt hostes contra sine more furentes,
sed prior incursus, mutans discrimina casus,
istos victores, illos dedit esse fugaces:
quos cives isti ferientes vulnere tristi
plurima pre portis stravernt milia morti,
conversique cito tentoria litore figunt,
ignibus et ferro vastantes omnia circum.
Victores, victis sic facta cede relictis,
Incolumes multo Pisam rediere triumpho.

3. Le Carmen in victoriam , écrit entre le XIe et le XIIe siècle, raconte


l’entreprise menée en 1087 par Pise et Gêne contre les villes zirites de al-
Mahdiya e Zawila (G. SC A L I A , «Il carme pisano sull’impresa contro i
Saraceni...», pp. 565-627).

Extraits
1.
Inclitorum Pisanorum scripturus istoriam,
antiquorum Romanorum renovo memoriam:
nam extendit modo Pisa laudem admirabilem,
quam recepit olim Roma vincendo Cartaginem.
2.
Manum primo Redemptoris collaudo fortissimam,
qua destruxt gens Pisana gentem impiissimam.
Fit hoc totum Gedeonis simile miraculo,
quod perfecit sub unius Deus noctis spatio.
3.
Hic cum tubis et lanternis processit ad prelium,
nil armorum vel scutorum protendit in medium:
sola virtus Creatoris pugnat terribiliter,
inter se Madianitis cesis mirabiliter
4.
Sunt et [hi] Madianite signati ex nomine,
hos in malo nam Madia nutrebat omine,
sita pulchro loco maris, civitas hec impia,
que captivos costringebat plus centena milia.
250 Enrica Salvatori

5.
Hic Timinus presidebat, Saracenus impius,
similatus Antichristo, draco crudelissimus,
habens portum iuxta urbem factum artificio,
circumseptum muris magnis et plenum navigio.
6.
Hic tenebat duas urbes opibus ditissimas
et Saracenorum multas gentes robustissimas
stultus et superbus nimis, elatus in gloria,
qua de cusa Pisanorum fit clara victoria.
7.
Hic cum suis Saracenis devastabat Galliam,
captivabat omnes gentes que tenent Ispaniam
et in tota ripa maris turbabat Italiam,
predabatur Romaniam usque Alexandriam.
8.
Non est locus toto mundo neque maris insula,
quam Timini non turbaret orrenda perfidia:
Rodus, Ciprus, Creta [simul], simul et Sardinia
vexabantur, et cum illis nobilis Sicilia. [..]
11.
Convenerunt Genuenses virtute mirabili
et adiungunt se Pisanis amore amabili.
Non curant de vita mundi nec de suis filiis,
pro amore Redemptoris se donant periculis.
12.
His accesit Roma potens potenti auxilio,
suscitata pro Timini infami martirio:
renovatur hinc in illa antiqua memoria,
quam illustris Scipionis olim dat victoria. [..]
17.
Accesserunt huc econtra mirandi artifices
et de lignis nimis altis facte sunt turricule.
Destruxerunt, occiderunt, sicut Deus voluit,
et fecerunt quod a mundo nunquam credi potuit. [..]
24.
«Preparete vos ad pugnam, milites fortissimi,
«et pro Christo omnes mundi vos obliviscimini.
«Maris iter restat longum, non potestis fugere,
«terram tenent quos debetis vos hostes confundere. [..]
26.
«Inimici sunt Factoris, qui creavit omnia,
«et captivant Christianos pro inani gloria.
«Mementote vos Golie, gigantis eximii,
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 251

«quem prostravit unus lapis David, parvi pueri. [..]


28.
«Vos videtis Pharaonis fastum et superbiam,
«qui contempnit Deum celi regnantem in secula,
«Dei populum affligit et tenet in carcere.
«Vos coniuro propter Deum, iam nolite parcere».
29.
His incitamentis claris [et] multis silmilibus
inardescunt omnes corde, irritantur viribus;
offerunt corde devoto Deo penitentiam
et communicant vicissim Christi eucharistiam. [..]
34.
Altera ex parte Petrus cum cruce et gladio
Genuenses et Pisanos confortabat animo,
et conduxerat huc princeps cetum apostolicum:
nam videbat signum sui in scarsellis positum. [..]
36.
Misit namque Deus celi angelum fortissimum,
qui Senacherib percussit in nocte exercitum.
Quod cum vident hi qui stabant intra muros fieri,
obserarunt portas illis qui fugebant miseri.
37.
Occiduntur et truncantur omnes quasi pecudes,
non est illis fortitudo qua possint resistere.
Perimuntur in momento paganorum milia,
antequam intrarent portas et tenerent menia.
38.
Postquam desuper et subter intrarunt fortissime,
pervagantur totam urbem absque ulla requie.
Occiduntur mulieres virgines et vidue
Et infantes alliduntur, ut non possit vivere.
39.
Non est domus neque via in tota Sibilia,
que non esset rubicunda et sanie livida:
tot Saracenorum erant cadavera misera,
que exalant iam fetorem per centena milia. [..]
44.
Hic imponunt illum scuto et ad naves deferunt.
Plangunt omnes super illum, quasi unigenitum:
«O decus et dolor magnus Pisanorum omnium!
«O confusio triumphi et magnum incommodum !
45
«O dux noster atque princeps cum corde fortissimo!
«Similatus es Grecorum regi nobilissimo,
252 Enrica Salvatori

«qui sic fecit, ut audivit responsum Apollinis:


«nam ut sui triumpharent sponte mortem subiit.
46.
«Sic infernus spoliatur et Sathan destruitur,
«cum Iesus, redemptor mundi, sponte sua moritur.
«pro cuius amore, care, et cuius servicio
«martyr pulcher rutilabis venturo iudicio.
47.
«Non iacebis tu sepultus hac in terra pessima,
«ne te tractent Saraceni, qui sunt quasi bestia.
«Pisa nobilis te ponet in sepulcrum patrium,
«te Italia plorabit, legens epitaphium.
48.
«Erimus in domo tua fideles et placidi
«et vivemus apud tuos titores et baiuli.
«Nullus umquam contra tuos levabit audaciam,
«quia tu, care, pro Pisa posuisti animam». [..]
52.
Alii petunt meschitam pretiosam scemate,
mille truncant sacerdotes qui erat Machumate,
qui fuit heresiarcha potentior Arrio.
cuius error iam permansit longo mundi spatio.
53.
Alii confundunt portum factum mirabiliter,
darsanas et omnes turres perfringunt similiter,
mille naves traunt inde que cremantur litore.
quarum incendium Troie fuit vere simile. [..]
58.
Et iam isti fatigati pausabant in requie,
ipsa rex misellus nimis pacem cepit petere.
Donat auri et argenti infinitum pretium,
ditat populum Pisanum atque Genuensium.
59.
Iuravit per Deum celi, suas leges litteras:
iam ammodo Christianis non ponet insidias
et non tollet tulineum his utrisque populis,
serviturus in eternum eis quasi dominis.
60.
Terram iurat Sancti Petri esse sine dubio,
et ab eo tenet eam iam absque conludio,
unde semper mittet Romam tributa et premia;
auri puri et argenti nunc mandat insignia. [..]
L’idée de guerre sainte dans les sources pisanes du XIe au XIIe siècle 253

4. Les Annales Pisani Antiquissimi, écrits probablement avant le milieu du


XIIe siècle. F. NOVATI, «Un nuovo testo degli Annales…», pp. 11-20. Les dates
sont en style pisan; il faut retrancher un an pour obtenir le style commun.

Anno millesimo quinto civitas Pisana capta fuit a Saracenis.


Millesimo VI Pisani vicerunt Saracenos ad Regium.
Millesimo XVI. Pisani vicerunt Murgetum regem in Sardiniam.
Millesimo XXXV. Pisani vicerunt Bonam, urbem Africe. Eodem tempore
Pisa combusta est.
Millesimo LXV. Pisani fecerunt bellum in portum Palarmi.
Millesimo LXVI in vigilia natalis Domini ingens terremotus factus est et
mirabiliter apparuit.
Millesimo LXXXVIII. die sancti Xisti Pisani ceperunt Sibiliam. Alia die
ceperunt Almadiam.
Millesimo XCVIIII Pisani destruxerunt Luccatam urbem Grecie.
Millesimo CXIIII iverunt Pisani Maioricam.
Millesimo CXVII ingens terremotus fuit quod multe Pisanorum turres
corruerunt.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 255-275.

Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo :


da Gerusalemme alla presa di Almeria e Tortosa
(secc. XI-XII)

Marina MONTESANO*

Stretta fra la montagna e il mare, priva d’un entroterra nel quale espandersi
e collegata al resto della penisola quasi solo mediante la via del Bisagno che le
permetteva le comunicazioni con Piacenza, Genova dovette capire fin dal suo
primo sorgere che l’avvenire stava nelle onde del Tirreno. Essa si preoccupò
quindi di sgombrare il mare dal pericolo dei corsari saraceni, e in
quest’operazione si trovò alleata Pisa, che operava in una zona limitrofa alla
sua ed era minacciata dai suoi stessi nemici. Unite, le due città affrontarono
dal 1015 al 1021 un capo corsaro delle Baleari, Mogehid (il Mugettus o
Musettus o Musetus delle nostre cronache) che aveva preso a infestare la
Sardegna. Vintolo, iniziò senz’altro la loro disputa per l’egemonia sul Tirreno;
la prima guerra per il predominio in Sardegna scoppiò infatti nel 1066 e
terminò solo nel 1077 grazie alla mediazione di papa VittoreIII che, secondo le
fonti pisane, già pensava all’impresa di al-Mahdiah.
Intanto, limitati a sud dalla potenza pisana, i genovesi ambivano a
estendere la loro egemonia su tutto l’arco di mare da Lerici alla Catalogna: per
questo nel 1092 accettarono di entrare nella lega di AlfonsoVI contro la città di
Valencia ch’era allora nelle mani di Rodrigo Diaz, il Cid. Fallita la spedizione
contro Valencia, essi si affrettarono ad assediare Tortosa nel 1093 con il conte
di Barcellona e con Sancio d’Aragona. Anche quest’operazione fu vana, ma ciò
non diminuisce il valore storico di questi primi assaggi genovesi alle coste
spagnole: essi avranno, com’è noto, un notevole sviluppo nel secolo seguente.
Del resto, già fino da allora Genova era riuscita a far convergere su di sé
una grande massa di interessi commerciali che andavano da quelli francesi
(non essendo i porti provenzali all’altezza di assolvere funzioni economiche di
troppo ampio respiro) a quelli lombardi; e il suo stesso essere praticamente
priva d’entroterra l’assicurava da eventuali colpi di mano e ne facilitava
l’indipendenza da ogni troppo rigida autorità continentale. Essa poté così ben

*
Università di Genova.
256 Marina Montesano

presto, com’era già avvenuto a Pisa da alcuni anni, darsi a partire dal 1098 o
1099 una forma di governo più o meno autonoma: a ciò provvide la
Compagna, associazione delle diverse compagne di quartiere preesistenti, con
la quale Caffaro fa partire il racconto dei suoi Annali, che si snoda poi subito
nelle imprese genovesi in Terrasanta.
A questa densa attività nel Mediterraneo occidentale Genova non affiancò
subito un’efficace penetrazione nel bacino orientale; ed era logico che, con
tanti pericoli ancora nel Tirreno, non si potesse pensare a Costantinopoli o alla
Siria. Ciò non significa però che i naviganti genovesi si astenessero in senso
assoluto dallo spingersi verso est; anzi, ciò era forse molto più frequente di
quanto la scarsezza delle fonti rimasteci induca a pensare. Se non altro per il
fatto che nell’XI secolo, specie nella seconda metà, i pellegrinaggi verso i
Luoghi Santi si andavano facendo più intensi e quanti potevano permettersi di
viaggiare per mare (soprattutto dalla Francia) preferivano pagare il nolo di
traversata ai genovesi piuttosto che affrontare i disagi della via Francigena o i
pericoli della via ungherese, del resto aperta solo dai primi dell’XI secolo,
quando il re Stefano si era convertito al cristianesimo con il suo popolo.
La narrazione di un pellegrinaggio normanno effettuato tra il 1063 e il 1065
c’informa senza possibilità d’equivoco che i genovesi erano presenti
nell’Oriente siriano, nel quale svolgevano attività commerciale: una schiera di
pellegrini inglesi, fiamminghi e tedeschi guidata dagli arcivescovi di Magonza
e di Ratisbona e dai vescovi di Utrecht e di Bamberga visitarono nel 1063 la
Terrasanta e in primavera s’imbarcarono su uno « stolus ianuensis » che li portò
a Brindisi1. Se teniamo presente che tra 1062 e 1063 il califfo Al-Mustanser
aveva accordato un quartiere ai cristiani di Gerusalemme e che questa
circostanza aveva molto contribuito all’affluenza dei pellegrini, non possiamo
stupirci di trovare navi genovesi sul litorale di Terrasanta.
Caffaro riferisce inoltre la leggenda del pellegrinaggio a Gerusalemme che
Goffredo di Buglione e Roberto di Fiandra avrebbero compiuto, prima della
crociata2, sulla nave genovese “La Pomella”3. In effetti, pare che Roberto di
Fiandra, padre del condottiero crociato omonimo, si sia recato in Terrasanta
tra il 1083 e il 1085, e a ciò si fa risalire una lettera a lui scritta dal basileus e che
è stata in seguito ritenuta a lungo una prova del fatto che sarebbe stato il

1
INGULFI Chronicon, in Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, Londra, 1858-1911, 1, p. 904.
2
Ci serviremo del termine crociata per convenzione, ben consci dell’anacronismo commesso,
come sottolineato da Franco CARDINI , Studi sulla storia e sull’idea di crociata, Roma, 1993;
Christopher TYERMAN, L’invenzione delle crociate, Torino, 2000; Franco C ARDINI, «Guerra e
crociata», in Dizionario ragionato dell’occidente medievale, Torino, 2004.
3
CAFARI De liberatione civitatum orientis, in RHC-HOc, 5, Paris, 1841-1904, p. 47. Sui nomi delle
navi genovesi, cf. Giovanna PETTI BALBI, «I nomi di nave a Genova nei secoli XII e XIII», in
Miscellanea di storia ligure in memoria di G. Falco, Genova, 1966, pp. 65-86.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 257

sovrano bizantino a chiedere l’intervento militare ai signori d’Occidente4. Si


tratta comunque di una leggenda di tipo eziologico: essa fa risalire le cause
della crociata a un’offesa che Goffredo avrebbe ricevuto, sulla soglia del Santo
Sepolcro, da un guardiano arabo. E’ interessante confrontarla con la storia
narrata da Michele il Siriaco che ha per protagonista proprio un provenzale5:
«Saint-Gilles », cioè Raimondo di Tolosa (lo chiamavano così gli stessi arabi),
il quale sarebbe stato angariato dai guardiani del Sepolcro che gli avrebbero
persino cavato un occhio; che egli raccolse e conservò per mostrarlo poi a
Roma e incitare alla crociata. La versione genovese parrebbe quindi riflettere
la medesima storia con protagonisti (e dunque presumibilmente origini
geografiche) diversi.
Al di là della scarsa credibilità della leggenda, almeno così come viene
presentata, ci sembra che essa indichi nondimeno una certa familiarità tra
naviganti genovesi e Terrasanta, come tra genovesi e mondo franco.
Familiarità che dovette ben valutare UrbanoII quando, tra il luglio e il
settembre del 1096, si dette a incitare i genovesi a partecipare alla spedizione
militare della quale aveva parlato nei concili dell’anno precedente, prima
scrivendo loro in tal senso, poi inviando a predicare in città i vescovi Ugo di
Grenoble e Guglielmo d’Orange6. A rigore, si potrebbe dubitare di questa
sollecitudine papale nei confronti di Genova, dato che essa ci è attestata solo
da fonti locali: se il pontefice pensava vi fosse bisogno di un massiccio
appoggio navale, perché non rivolgere il medesimo invito a Venezia e Pisa? E
perché, se i genovesi erano disposti a prestare aiuto, le colonne che si
muovevano verso la Terrasanta presero tutte vie di terra?
Una risposta definitiva non è possibile. Tuttavia, si può ipotizzare
l’esistenza di accordi preliminari precisi fra i genovesi e alcuni dei comandanti
della spedizione; il trasporto di truppe non è tutto sommato né l’unico né il
principale servizio che una flotta può rendere a un esercito. Infatti, le relazioni
con la Provenza erano ottime e cospicue, e noi sappiamo, per esempio, che
Raimondo di Tolosa fu, sin dagli inizi, il più zelante sostenitore della
spedizione7. Inoltre, le squadre franco-normanno-fiamminghe che
nell’autunno del 1096 percorsero la Via Francigena avrebbero potuto
incontrare emissari genovesi a Piacenza e accordarsi con loro: è soltanto

4
LAMBERTUS HERSFELDENSIS, Annales, in MGHSS, 5, ed. di Georg Heinrich Pertz, Hannover-
Berlin, 1826-1934, p. 181; GUIBERTUS DE N OVIGENTI , Gesta Dei per Francos, in RHC-HOc, 4,
p.181.
5
MICHELE IL SIRIACO, Cronaca, in RHC-HA, 1, Paris, 1841-1904, p. 327.
6
CAFARI De liberatione civitatum orientis…, p. 49; un riferimento anche nella Vita di Ugo di
Grenoble: Vita Hugonis, in Acta Sanctorum. April., Antuerpiae, 1643, 1, pp. 36 e s. E’ Jacopo da
Varazze a riferire della lettera di UrbanoII : IACOBUS A VARAGINE, Chronica civitatis Ianuensis,
ed. di Giovanni Monleone, Roma 1941, II. Cf. anche Paul RIANT , «Inventaire critique des
lettres historiques des croisades», in Archives de l’Orient latin, 54 (1881), p. 119.
7
Così René GROUSSET , Histoire des croisades, Paris, 1934-1936, 1, p. 5, che riferisce anche del
ruolo dei genovesi.
258 Marina Montesano

un’ipotesi, una delle tante che si potrebbero formulare per sostenere la tesi di
un accordo preventivo.
Comunque, senza pensare ad accordi precisi, diviene difficile spiegare la
strana sincronia dell’arrivo in Siria, tra il 1097 e il 1098, delle flotte genovese,
inglese e fiamminga. Caffaro ci ha tramandato nel suo De liberatione civitatum
orientis memoria dettagliata delle spedizioni genovesi alla prima crociata: egli
afferma che, quando i due vescovi mandati dal papa ebbero predicato
l’impresa nella chiesa di San Siro, si interessarono alla spedizione alcuni fra i
maggiorenti che, a quanto sembra con il beneplacito della Compagna,
armarono una flotta di dodici galee e un sandalo (cioè una nave attrezzata per
il trasporto di cavalli) che salpò nel luglio 1097.
I genovesi approdarono a Porto S. Simone (l’antica Solinum, la Suwaidiya
degli arabi, alla foce dell’Oronte), il porto di Antiochia, un mese dopo che i
franchi avevano posto l’assedio alla grande città siriaca. Poiché l’inizio
dell’assedio è del 21 ottobre 1097, i genovesi sarebbero, a quanto pare, giunti
verso la fine di novembre; questa data è più attendibile di quella fornitaci da
Guglielmo di Tiro8, il quale anche da altri particolari (per esempio sostiene che
sarebbe giunta una sola nave genovese) si dimostra piuttosto male informato
su quest’episodio. Invece, prezioso per integrare la versione di Caffaro risulta
Raimondo di Aguilers9, testimone oculare di questi fatti.
I soccorsi in uomini e viveri giungevano a proposito: i franchi costruirono
un ponte di barche sull’Oronte per meglio mettersi in contatto con i nuovi
venuti, presso i quali fu inviato Boemondo con un centinaio di armati per
scortarli al campo crociato. A tal scopo i genovesi si divisero in due squadre,
di cui una restava a guardia delle navi mentre l’altra, di 600 uomini circa (cioè
più o meno la metà del totale degli equipaggi, che non doveva superare di
molto il migliaio di uomini) si incamminò con Boemondo alla volta della città.
Ma, caduto in un’imboscata turca, il gruppo fu quasi totalmente sterminato: a
stento Boemondo con un gruppo di cavalieri poté salvarsi e fuggire alla volta
dell’accampamento per chiedere rinforzi.
Le difficoltà di mantenere efficienti i collegamenti fra la costa e l’interno
dovettero far sì che i genovesi superstiti si acquartierassero vicino alle loro
navi e, nonostante le assicurazioni di Caffaro in senso contrario, si limitassero
a commerciare con i “crociati” senza prendere parte attiva ai combattimenti. Il
fatto che la flotta ligure se ne sia andata tra il febbraio e il marzo 1098, quando
ancora non solo l’assedio non era concluso, ma i crociati si trovavano
addirittura in una situazione estremamente critica per essere stati abbandonati
dal contingente greco del generale Tatikios che fino ad allora li aveva
accompagnati, getta una luce chiara sul fatto che i marinai genovesi dovettero
considerare il loro intervento alla stregua d’un rischioso ma lucroso affare

8
WILLELMUS TYRIENSIS, Historia in partibus transmarinis gestarum, in RHC-HOc, 1, p. 198.
9
RAYMONDUS DE AGUILERS, Historia Francorum qui ceperunt Ierusalem, in ibid., 3, pp. 242 e s.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 259

commerciale. Il fatto che ai primi di marzo sembra giungesse nelle acque


antiochene la flotta corsara degli inglesi Eadgard Aetheling e Robert
Hodvinson potrebbe anche suggerire l’idea d’una sorta di avvicendamento
più o meno ordinato e preordinato tra le flotte rifornitrici dell’armata: è
innegabile che, da Antiochia in poi, le cronache segnalino con frequenza
costante la presenza di flotte soprattutto italiane fiamminghe e inglesi
naviganti in appoggio all’armata di terra.
Sulla via del ritorno, fu quasi certamente questa flotta a prelevare dalla
città licia di Myra le reliquie di san Giovanni Battista. Il fatto è importante
perché mostra il nesso esistente fra le crociate e quel culto delle reliquie che
doveva toccare il parossismo nel secolo seguente. Secondo la Legenda
translationis di Jacopo da Varazze10, i genovesi approdarono a Patara presso
Myra e, siccome sapevano che quest’ultima era stata la sede del celeberrimo
san Nicola, si recarono alla sua chiesa (ma in realtà dovettero invece recarsi al
monastero di S. Sion, fuori città, sede appunto di preziose reliquie) per
prendere le reliquie che sarebbero state meglio venerate a Genova. Nonostante
i tentativi di Jacopo, talora quasi patetici, di nascondere la bruta sostanza della
rapina sotto le edificanti spoglie dello zelo religioso, i genovesi ci appaiono qui
d’una rudezza e d’una insensibilità paurose: li vediamo metter sottosopra
chiesa e convento alla ricerca delle preziose reliquie; si infuriano dinanzi a un
« lavacrum marmoreum, sed vacuum» dove aveva preso posto il corpo di san
Nicola prima di esser prelevato dai baresi circa un decennio prima11; e li
scorgiamo infine, trionfanti, portar verso il mare certe reliquie che essi credono
esser di san Nicola, incuranti del lamentevole pietire dei monaci i quali, alla
fine, svelano che quelle ossa non appartengono a san Nicola bensì al Battista.
Al che i genovesi, « laetiores effecti», si spartiscono le reliquie e salpano; ma si
leva una tempesta che si placa solo quando il corpo è ricomposto. Cariche di
questa mistica preda e d’altre meno religiose ma più concrete ricchezze, le
navi della prima spedizione genovese toccavano il 6 maggio 1098, giorno
dell’Ascensione, il lembo del lido di Genova detto Marina di Pré, dove sorgeva
(e sorge tuttora) un ospizio per i pellegrini in Terrasanta12.
Ma evidentemente non tutti i genovesi rimpatriarono: qualcuno restò con i
crociati, forse per sciogliere un voto di particolare importanza, forse per spirito
d’avventura, ma anche per tutelare alcuni interessi suoi o della sua comunità.
L’impresa del 1097 era privata, cioè sostenuta da un gruppo di armatori che
non rappresentavano ufficialmente la giovanissima autorità cittadina

10
IACOBUS A VARAGINE, Legenda translationis beatissimi Johannis Baptistae Genuam, in ibid., 5, p. 63.
11
ORDERICUS VITALIS, Historia ecclesiastica, in PL, 188, Paris, 1800-1878, col. 539 e s.
12
Il testo di Jacopo fa pensare che l’evento narrato sia accaduto al ritorno dalla spedizione
genovese del 1100-1101 ; ma Caffaro, che pure vi prese parte, non ne parla, e inoltre il Riant ha
dimostrato in modo inoppugnabile che esso è da riferirsi al 1098, cioè al ritorno dalla
spedizione antiochena. Paul RIANT, «Lettre sur la date exacte de l’arrivée à Gênes des reliques
de saint Jean Baptiste», Giornale Ligustico, fasc. 3-4 (marzo-aprile 1884), p. 12.
260 Marina Montesano

genovese (che del resto era a quel tempo ancora confusamente in nuce):
ciononostante essa doveva averne il consenso, ed i vantaggi che ne conseguì
ebbero un carattere pubblico, cioè esteso a tutta la città. Naturalmente, un
discorso del genere ha valore soltanto se si tiene conto non solo del fatto che la
magistratura comunale genovese non era a quel tempo ben fissata, ma anche
della confusione (tipica del resto nei governi comunali, e particolarmente
presente in tutta la storia genovese) che esisteva e che per molto tempo
continuò a esistere tra ciò che era pubblico e ciò che era privato, tra
maggiorenti e governanti, tra Compagna e Comune.
Difatti il 14 luglio 1098 il nuovo padrone di Antiochia, Boemondo
d’Altavilla, dava ai cittadini genovesi il diritto di occupare in città un quartiere
consistente nella chiesa di S. Giovanni con piazza antistante, un fondaco, un
pozzo, trenta case e l’esenzione da ogni tipo di imposta13. Esso era concesso,
con espressione tipica la cui imprecisione è significativa della confusione tra
pubblico e privato cui abbiamo accennato, ai boni homines di Genova. Vi si
legge, fra l’altro: « Sic dono vobis [...] omnia praescripta ut ea cum vestris usibus
commendaveritis »; quindi, pare che fino da allora fosse accordata una certa
libertà di giurisdizione; essa non è tuttavia troppo dichiaratamente fissata, ed
è forse più giusto pensare che rispondesse alla necessità contingente
d’amministrare una zona ancora non troppo bene assestata. Essa non ha
quindi valore d’una vera e propria conquista giurisdizionale dinanzi al potere
signoriale (come invece avranno le giurisdizioni successive), bensì di
situazione transitoria.
I genovesi, per parte loro, si impegnavano a difendere in tutto il principato
d’Antiochia la sovranità di Boemondo contro tutto e tutti, escluso Raimondo
di Saint Gilles, con il quale i liguri non intendevano trovarsi in discordia,
presumibilmente dati i buoni rapporti politici ed economici già istituiti in
patria14. In caso di lotta tra Boemondo e Raimondo (eventualità tutt’altro che
ipotetica, poiché giusto a proposito di Antiochia era scoppiato tra i due un
violentissimo conflitto) i genovesi si impegnavano a far da mediatori.
Il documento del 14 luglio 1098 è di capitale importanza nella storia delle
crociate: esso segna infatti il definitivo svincolamento anche formale dei
franchi dall’alleanza bizantina, e la ricerca di nuove forze sulle quali far
poggiare l’equilibrio politico dei nascenti principati franchi. Boemondo, che
conosceva il mondo orientale in genere e bizantino in particolare, capì per
primo con il suo fine (e molto normanno) senso della concretezza politica che
non bastava conquistare una città, ma bisognava anche farla fiorire: cosa
questa che potrebbe parere ovvia, ma che altri capi crociati impararono solo
13
Codice diplomatico della repubblica genovese, ed. di Cesare Imperiale di Sant’Angelo, 2 vol.,
Genova, 1936-1938, 1, n. 7, p. 11 e s. (una parte del Codice è stata edita nuovamente in anni
recenti secondo criteri diversi; ci serviremo dell’una o dell’altra edizione a seconda dell’utilità
ai fini del nostro tema).
14
Ibid., 1, n. 8, p. 12.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 261

molto più tardi e a proprie spese. Il principe normanno dovette rendersi conto
che le città marinare italiane erano le sole, per posizione geografica e per
potenza di mezzi, a poter assicurare frequenza e regolarità nei contatti politici
e commerciali tra l’Europa e la Terrasanta. Al corrente della decadenza di
Bisanzio come potenza marittima per la mancanza di una flotta efficiente ed
abituato a trattare con le città marittime pugliesi, Boemondo sapeva che
l’unico modo per far sì che Antiochia riacquistasse il suo ruolo di grande nodo
commerciale era interessare alla vita cittadina marinai e mercanti, e i genovesi
erano appunto ciò che ci voleva.
La colonia genovese ad Antiochia, nello strutturarsi primitivo, prese certo
esempio dalle colonie commerciali che Venezia già da tempo aveva a
Bisanzio: pure, già si possono scorgere le premesse della successiva
evoluzione delle colonie di Terrasanta, che saranno molto diverse da quelle
bizantine. In queste ultime, infatti, alle più ampie facilitazioni sul piano
economico farà riscontro un’assenza assoluta di concessioni giuridico-politiche
che le distingueranno nettamente dalle colonie degli stati franchi,
caratteristiche delle quali sarà appunto tutto un sistema non sempre chiaro né
coerente, però alquanto ampio e di fatto iniziatosi ben presto, di autonomie
giurisdizionali e politiche. L’alba di queste autonomie si vede già nel
documento antiocheno, nel quale Boemondo chiede ai genovesi una
partecipazione alla difesa del suo governo: quindi, tutto sommato, dà loro
una certa personalità giuridica de facto. I tempi non erano ancora maturi per
cogliere appieno gli sviluppi di queste premesse; ma essi non tardarono a
mostrarsi chiaramente15.

Gli ultimi anni dell’XI secolo sono fondamentali per la storia interna di
Genova. Tra la prima e la seconda spedizione in Terrasanta era sorto il
governo consolare di Amico Brusco, rovesciato dalla guerra civile del 1098-99,
al termine della quale la Compagna si era stabilita come forza guida della città.
La tensione esistente potrebbe aiutare a spiegare l’esigua portata della
spedizione che, verso la fine del giugno 1099, giunse in Terrasanta sotto la
guida di Guglielmo Embriaco Testadimaglio e di suo fratello Primo. Gli
Embriaci erano certo implicati nelle lotte da cui doveva scaturire il predominio
della Compagna; pure, anche se soltanto con due galee (ma pare che avessero
al seguito anche qualche nave da trasporto, per un totale calcolabile fra i sei e i
nove vascelli), non mancarono di apportare ai franchi un aiuto la tempestività
del quale sembra confermarci l’idea che tra la città ligure e il contingente
crociato i rapporti fossero tutt’altro che casuali e saltuari. Si può anzi

15
Il documento del 14 luglio 1098 è confermato, precisato e in parte modificato da un altro atto,
pubblicato nel Codice diplomatico della repubblica genovese…, 1, n. 12, p. 16; esso costituisce la
conferma dei privilegi genovesi da parte di Tancredi, reggente del principato d’Antiochia,
accordata il 22 novembre 1101.
262 Marina Montesano

ipotizzare che il loro arrivo fosse sintonizzato sulla decisione di Raimondo di


Tolosa, maturata nel gennaio del 1099, di rompere gli indugi, sanare i dissidi
con gli altri capi crociati, e riprendere la sua funzione di guida della
spedizione, puntando contro Gerusalemme.
Guglielmo di Tiro ci informa che, posto da pochi giorni l’assedio a
Gerusalemme, un ambasciatore venne ad avvertire dell’arrivo al porto di
Giaffa (abbandonato, insieme alla cittadella, una settimana prima dinanzi
all’avanzata franca), base marittima della città santa, di una flotta genovese16.
Il cronista aggiunge che, per ordine di Raimondo di Saint-Gilles, fu inviato a
incontrare i nuovi arrivati un contingente di un’ottantina fra cavalieri e fanti
guidati da Galdemaro Carpinel, uno degli uomini di fiducia del tolosano; ma
temendo che questi non fossero sufficienti (ci si ricordava certo del massacro
di Antiochia), fu inviato dietro al gruppo anche un nuovo contingente
comandato da un altro fedelissimo di Raimondo, Raymond Pilet; la scelta fu
sensata, in quanto questi salvò lo scaglione di Galdemaro, rimasto vittima di
un’imboscata fatimita tra Lydda e Ramla. Giunti infine a Giaffa e incontratisi
con i genovesi, i crociati dovettero però sgomberare precipitosamente il porto
perché di notte venne avvistata nelle vicinanze una flotta egiziana proveniente
da Ascalona. Impotenti a fronteggiarla, i genovesi presero tutto l’utilizzabile
dalle navi e poi le smontarono per costruire con il legname così ricavato le
macchine d’assedio (tecnica nella quale erano maestri); s’incamminarono
quindi con i provenzali verso il campo degli assedianti. Soltanto una delle loro
navi, uscita per predare, si trovò la rotta sbarrata dalla flotta nemica e dovette
rifugiarsi a Laodicea.
Presso Gerusalemme i genovesi furono aggregati al campo del conte di
Tolosa, posto a sud della città; e con la sua esperienza di guerriero e di
costruttore di navi non c’è dubbio che « W i l l e r m u s nomine, cognomine
Ebriacus» 17 fu valido aiuto per Raimondo. Altri abili costruttori di macchine
d’assedio presenti nel contingente franco dovevano essere i marinai
fiamminghi e inglesi con l’ausilio dei quali, tra il 9 e il 10 luglio, Goffredo di
Buglione, il conte di Fiandra e il duca di Normandia eressero le loro macchine
e una grande torre di fronte al settore nord-est della città, dove le fortificazioni
erano strategicamente più deboli. Intanto, nel punto più pericoloso per gli
assedianti, la torre di David, Tancredi erigeva le sue macchine e la sua torre di
legno: i marinai pugliesi ch’erano tra le schiere normanne gli saranno stati
assai utili in quest’opera.
Il racconto, fin qui seguito, delle cronache franche trova un riscontro
sostanzialmente fedele nel De liberatione di Caffaro, dal quale apprendiamo
che i genovesi cooperarono alla presa di Gerusalemme (15 luglio), restarono
qualche tempo nella città conquistata, poi presero parte alla battaglia

16
WILLELMUS TYRIENSIS, Historia in partibus transmarinis gestarum…, p. 336.
17
Ibid., p. 540.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 263

d’Ascalona (12 agosto) nella quale il pericolo fatimita fu momentaneamente


rintuzzato e, comprata una galea in sostituzione di quelle impiegate per
costruire le macchine d’assedio, vi caricarono le ricche prede conquistate e
salparono per Genova, dove giunsero alla vigilia di Natale portando con loro
lettere scritte da Goffredo e dal “patriarca” Daiberto.
Il fatto che Daiberto venga da Caffaro chiamato patriarca, mentre fu eletto
tale soltanto alla fine del 1099, cioè quando i genovesi stavano tornando o
erano già tornati a Genova, non deve stupire: Daiberto si sarà incontrato con i
genovesi nella sua qualità di legato papale, ma Caffaro da parte sua partecipò
alla spedizione genovese in Terrasanta nel 1100-1101 e, avendo conosciuto
allora Daiberto come patriarca, tale lo ricordava quando –tornato in patria–
redasse il testo; ciò spiega il piccolo errore cronologico nel quale incorre.
Essendo stata la lettera di Daiberto e degli altri capi crociati redatta in
Laodicea nel settembre 109818, si deve dedurre che i genovesi, partiti
probabilmente da Giaffa in quel mese e fatto un breve scalo a Laodicea,
abbiano ripreso la navigazione giungendo a Genova dopo 2-3 mesi, cioè
appunto nel tempo grosso modo occorrente a coprire la distanza dalla
Terrasanta alla Liguria. Prima di partire, avevano potuto assistere all’elezione
di Goffredo ad advocatus del Santo Sepolcro (22 luglio) e constatare forse
l’amara delusione di Raimondo di Tolosa.
La lettera dei capi crociati fu dai genovesi portata al papa; pare ovvio che
fossero essi i latori della lettera al pontefice, anche se dalle parole di Caffaro
non emerge chiara l’identificazione del messaggio al papa con quello portato
dai genovesi la notte di Natale; inviata a UrbanoII, essa giunse al suo
successore PasqualeII, eletto papa il 13 novembre 1099. Le notizie presero poi
il volo da Genova per gli altri centri d’Italia e d’Europa.
Con la presa di Gerusalemme terminerebbe, secondo un certo limite di
carattere manualistico, la prima crociata; ma vedremo subito che la funzione
dei genovesi, lungi dall’esaurirsi, stava invece per entrare nel pieno. La
spedizione che Guglielmo e Primo Embriaco avevano riportato sana e salva
dalla Terrasanta intorno al Natale 1099 sollevò, nonostante la guerra civile da
cui Genova era dilaniata, un forte interesse specie negli ambienti della
compagna, che erano appunto quelli nei quali Guglielmo Testadimaglio aveva
grande influenza. Dovette esser proprio in quegli ambienti che fu deciso di
intraprendere entro breve scadenza di tempo una nuova e questa volta più
grande spedizione in Oltremare; ma, nonostante essa fosse già stata con ogni
probabilità annunziata dalla primavera19, le contingenze politiche cittadine
non permisero evidentemente di organizzarsi fino all’estate inoltrata.

18
PL, 163, col. 448-451; per i problemi da essa sollevati, cf. P. RIANT, «Inventaire critique des
lettres historiques des croisades… », CXLIV, p. 201.
19
Il Riant (ibid., CLIV) riporta una lettera datata a Roma il 4 maggio 1100 da PasqualeII e diretta
ai crociati per accreditare Maurizio come legato papale. Maurizio risulta esser partito per
264 Marina Montesano

Quando la spedizione partì, il 1° agosto 1100, ospitando il nuovo Legato in


Terrasanta, contava circa una trentina di navi tra galee e navi da carico20. La
presenza di Guglielmo Embriaco in qualità di « consul exercitus Januensium» ci
spinge a osservare che – per quanto sia avventato ritenerla “ufficialmente
autorizzata” dalla magistratura cittadina – questa spedizione poteva essere
armata da privati, ma era in qualche modo posta sotto l’egida della
Compagna.
Giunti a Laodicea verso la fine di settembre, i genovesi vennero a sapere
della morte di Goffredo e della prigionia di Boemondo, e Caffaro sostiene che
essi si fecero subito zelanti difensori dell’ordine e della stabilità degli stati
franchi, incitando Baldovino a prendere il posto di Goffredo, e Tancredi quello
di Boemondo21. In realtà, è più facile che i genovesi abbiano giocato un ruolo
più modesto, cioè quello di fungere da emissari del Legato papale, nonostante
cominciassero a poter vantare diritti per le loro comunità commerciali nelle
città per le quali avevano già ottenuto privilegi.
A Laodicea Baldovino arrivò nell’ottobre successivo, durante la sua marcia
da Edessa a Gerusalemme, e si accordò con i genovesi per una spedizione
sulla costa da effettuarsi l’anno seguente22. Poi, mentre Maurizio procedeva
con Baldovino verso Gerusalemme, si apprestarono a svernare a Laodicea (che
era il posto migliore per il momento nelle mani dei franchi) approfittando di
quel periodo di riposo per corseggiare le coste saracene. E’ in questa occasione
che i genovesi presero 12 colonne di marmo colorato «al palazzo di Giuda
Maccabeo» con l’intenzione di portarle in patria presumibilmente a scopo di
reimpiego, come cominciava a esser di moda a quel tempo, ma la nave che le
trasportava fece naufragio nel golfo di Adalia e il prezioso carico andò
perduto23. Di là si mossero verso il 6 marzo 1101 per dirigersi, sempre
guerreggiando, a Giaffa. Dal racconto di Caffaro traspare chiaramente come
fosse loro intenzione prendersela molto calma prima di giungere a
Gerusalemme, dato che impiegarono 40 giorni per compiere il tragitto fra i
due porti: evidentemente era loro sufficiente arrivare in tempo per la Pasqua.
Presso Caifa –avendo dovuto tirare in secco le navi a causa di una tempesta–
avvistarono durante la notte una flotta di 40 navi saracene che da Ascalona
passavano davanti a Giaffa dirette al porto di Acri; Caffaro sostiene che i
genovesi tentarono di inseguirla (anche se il numero superiore delle navi

Genova – quindi l’accordo per la spedizione era già in atto – e vi è segnalato il 20 luglio come
dimorante in quel luogo da qualche tempo.
20
Caffaro ricorda che la flotta era composta da ventisei navi da guerra e quattro navi « de
peregrinis oneratas » (CAFARI, De liberatione civitatum orientis…, p. 58).
21
Ibid., p. 57.
22
Ibid., p. 59.
23
Ibid., p. 71; per un commento a questo episodio, cf. Marina MONTESANO , Genova e la
Terrasanta. La fondazione del mito, in Memorie genovesi. Gli Annali di Caffaro (1099-1163), ed. di
Gabriella Airaldi, Genova, 2002, pp. 31-48.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 265

saracene lascerebbe supporre il contrario), ma vennero separati da una


tempesta e, proseguendo sulla loro strada, il 15 aprile giunsero a Giaffa.
Era l’inizio della settimana santa: si può pensare a un appuntamento
fissato per quel tempo fra loro e Baldovino, poiché quest’ultimo era infatti ad
attenderli. Il 17 partirono per Gerusalemme, dove giunsero in tempo per
attendere tutta la notte fra il Sabato santo e la Domenica di Pasqua il “miracolo
della luce” nel Santo Sepolcro, dove era noto che ogni anno, appunto in quella
notte, le lampade si accendessero miracolosamente da sole24. Il miracolo
pareva in principio non avvenire, e l’edificante sermone di Daiberto (« Deus
non facit miracula propter fideles, sed propter infideles ») non sarebbe forse bastato
a cancellare la generale delusione, se il prodigio non si fosse alla fine
debitamente verificato25.
Dopo le celebrazioni pasquali e il pellegrinaggio al Giordano i genovesi
concordarono con Baldovino di assalire Arsuf, che infatti riuscirono a
prendere dopo un assedio di 3 giorni26, per il fatto che gli abitanti trattarono la
resa con Baldovino a patto di esser lasciati liberi di uscire dalla città con le
famiglie e i beni. Arsuf era una spina nel fianco per il regno di Gerusalemme;
la sua presa non avrebbe però significato niente di concreto dal punto di vista
strategico se non fosse stata immediatamente seguita da quella di Cesarea,
caduta la quale tutto il litorale palestinese da Caifa a Giaffa sarebbe venuto in
possesso dei franchi.
L’assedio di Cesarea fu più lungo e laborioso del precedente; i genovesi,
tirate in secco le navi e distrutti i giardini circostanti la città, cominciarono a
costruire le macchine belliche per cui andavano famosi; frattanto Baldovino –
che preferiva la città intatta e florida a macerie e cadaveri – cercava di
accordarsi per la resa degli assediati, ma invano. Assalita, la città cadde verso
la metà del mese di maggio, o forse la fine, come da alcuni supposto. Un
migliaio di ricchi mercanti rifugiatisi nella moschea ebbero salva la vita in
cambio degli averi.
E’ opportuno ricordare che il cronista Alberto d’Aquisgrana offre una
versione differente dei fatti. A suo parere, infatti, non sarebbe stato Baldovino

24
Il miracolo della Pasqua del 1101 è narrato in numerose fonti: FULCHERIUS CARNOTENSIS,
Gesta Francorum Hierusalem peregrinantium, in RHC-HOc, 3, pp. 385 e s.; GUIBERTUS DE
NOVIGENTIS, Gesta Dei..., pp. 255-256; EKKEHARDUS URAUGIENSIS, Hierosolymita, in RHC-HOc,
5, p. 36. La descrizione più accurata si trova però in una fonte russa : D ANIIL EGUMENO,
Itinerario in Terra Santa, ed. di Marcello Garzaniti, Roma, 1991, pp.158-165.
25
Arthur S. T RITTON , «The Eastern Fire at Jerusalem », Journal of the Royal Asiatic Society, 10
(1963), pp. 52-74; Marius CANARD, «La destruction de l’église de la Résurrection par le calife
Hakim et l’histoire de la descente du feu sacré », Byzantion, 35 (1965), pp. 16-43; Bernard
MCGINN, « Iter Sancti Sepulchri : the Piety of the First Crusaders», in The Walter Prescott Webb
Lectures: Essays on Medieval Civilization , Arlington, 1978, pp. 33-71.
26
Caffaro la data al 9 maggio (CAFARI De liberatione civitatum orientis…, p. 222), mentre Fulcherio
di Chartres la anticipa alla fine di aprile (FULCHERIUS CARNOTENSIS , Gesta Francorum…,
p.388).
266 Marina Montesano

a voler catturare le due città, bensì i marinai italiani, cui Baldovino si sarebbe
limitato a concederle graziosamente; Alberto (che fa anche un po’ di
confusione sulle diverse imprese genovese) deve qui giustificare in qualche
modo l’alleanza tra Baldovino e gli italiani, da lui profondamente
disprezzati27. Più interessante la sua menzione di navi pisane accanto a quelle
genovesi. E’ probabile che non tutte le navi pisane di Daiberto fossero ripartite
dopo la Pasqua del 1100, ma che alcune fossero rimaste per accumulare altre
ricchezze e per sostenere il patriarca e la colonna pisana di Giaffa, fondata
nell’inverno 1099-1100. Questa notizia è sostenuta dalla menzione di una flotta
pisana in questa e altre occasioni, presente in numerose fonti, e soprattutto dal
fatto che un documento genovese nel quale si ricordano i privilegi accordati
da Baldovino ai genovesi nel 1104 li si dica estesi anche alla famiglia del
pisano Gandolfo28. Assolto così il loro compito i genovesi si congedarono da
Baldovino e, risalendo la costa verso nord, giunsero in un luogo vicino a porto
S. Simeone dove si spartirono il bottino ricavato dalle azioni militari. Esso
dovrebbe essere ingente perché, detratte le decime per la Chiesa e un quinto
del totale per coprire le spese d’armamento nautico, a ciascun uomo
spettarono 48 soldi pittavesi e due libbre di pepe, a parte donativi specifici ai
capi e a coloro che si erano dimostrati più valorosi29.
Da questa spedizione e con le prede di Cesarea, secondo Guglielmo di Tiro,
i genovesi portarono in patria il celebre “sacro catino”, cioè un « vas coloris
viridissimi, in modo parapsidis formatum, quod [ … ] Ianuenses, smaragdinum
reputantes, […] ecclesiae suae pro excellenti obtulerunt ornatu » 30. Caffaro non ne
parla, ma il catino assumerà nel tempo grande importanza, grazie soprattutto
alla volontà del vescovo Jacopo da Varazze31.
Meno immediati ed evidenti dei vantaggi derivati dal saccheggio, ma più
importanti sotto il profilo storico, furono i risultati giuridici che i genovesi
riportarono da questa spedizione: essi provvidero infatti a farsi confermare da
Tancredi i privilegi che Boemondo aveva loro assegnato in Antiochia32 e

27
ALBERTUS AQUENSIS, Historia hierosolimitana, in RHC-HOc, 4, p. 543.
28
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/1, ed. di Antonella Rovere, Genova, 1992, sett. 1104,
p.102.
29
Data la scarsa monetazione del tempo, il pepe era merce di scambio comune ; il suo uso como
moneta a Genova è testimoniato fino al XIV secolo: Francisco CESARETTO , «La moneta
genovese», Atti della società ligure di storia patria, 55 (1928), in particolare pp. 5-6, nota 3.
30
WILLELMUS TYRIENSIS, Historia in partibus transmarinis gestarum…, p. 419. Sul Sacro Catino di
Cesarea cf., anche per la bibliografia precedente, Johann ZAHLEN, «Der Sacro Catino in Genua.
Aufklärung über eine mittelalterliche Gralsreliquie », in Der Gral. Artusromantik in der Kunst
des 19. Jahrhunderts, Monaco, 1995, pp. 22-32; Daniele CALCAGNO , Il mistero del Sacro Catino,
Genova, 2000; Reliquie tra storia e mito. Il Sacro Catino e il Santo Graal, ed. a di Massimiliano
Macconi e Marina Montesano, Genova, 2000.
31
IACOBUS A VARAGINE, Chronica civitatis Ianuensis…, 2, pp. 309-315.
32
Codice diplomatico della repubblica genovese…, 1, n. 12, p. 16. La data riportata è quella del 22
novembre, quando cioè la flotta era già ripartita : ma gli accordi evidentemente dovevano
esser stati presi prima.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 267

stabilirono inoltre con Baldovino alcune cose cui Fulcherio di Chartres sembra
accennare33 e che, pur non essendo in sé rilevanti, formarono forse il primo
nucleo del grande privilegio che Genova ricevette dal re nel 1104. Ne
riparleremo fra breve.
Ripresa verso il 25 luglio la rotta per il ritorno, i genovesi si scontrarono, in
un luogo che Caffaro chiama Val di Compar e che viene identificato con Itaca,
con una flotta greca forte di 60 navi e guidata da un “Cotromil”, nel quale è
forse possibile identificare il Landolfo che già si era scontrato con i pisani nel
1099; nell’affrontamento i genovesi ebbero la meglio 34.
Presso Corfù la flotta di Caffaro fu raggiunta da altre imbarcazioni
genovesi, guidate da due consoli degli anni 1100-1102, dirette alla volta della
Siria per porsi al servizio di Raimondo di Tolosa, tornato in Terrasanta da
Costantinopoli dopo l’umiliante e poco chiara avventura anatolica. Quello che
inizialmente era sembrato il condottiero principale della spedizione, aveva
subito l’umiliazione di essere imprigionato da Tancredi, e liberato solo a patto
di rinunciare alle sue pretese su Antiochia e Laodicea. Invecchiato e affranto,
ma non del tutto domo, era intenzionato a ritagliarsi almeno una signoria
libanese che avesse per centro Tripoli: occorreva per questo riprendere
Tortosa, che gli era appartenuta fino al 1100, ma che era andata perduta
durante la sua assenza.
Si accordò quindi con la nuova flotta genovese, che era giunta a
Gerusalemme in tempo per le feste di Natale, e verso la metà del febbraio 1102
Tortosa venne presa. Caffaro dice che, presa la città, i cristiani vi furono a loro
volta assediati dai saraceni e riuscirono a salvarsi solo grazie a un intervento
miracoloso: le campane di notte avrebbero suonato, le porte della città si
sarebbero aperte, costringendo gli assediati a una sortita che sbaragliò il
nemico35. Ignoriamo cosa Raimondo avesse promesso ai genovesi in cambio
del loro aiuto; certamente il bottino, mentre eventuali privilegi rimangono
un’ipotesi.
Nella primavera del 1103 una nuova flotta genovese si apprestava a solcare
i mari in direzione della Terrasanta: i Gesta Francorum36 parlano di 70 navi,
una forza imponente. Il loro arrivo era atteso in quanto i Gesta ci dicono che
Baldovino, impegnato nell’assedio di Acri, pose momentaneamente fine alle
operazioni per aspettare gli italiani; senza l’appoggio della flotta sarebbe stato
infatti impossibile prendere una città costiera, vista la facilità di comunicare
con Ascalona, la formidabile piazzaforte tenuta dai fatimiti d’Egitto. Se ciò era
valido in generale per tutte le città costiere, lo era in particolare per Acri, una
delle più forti.

33
FULCHERIUS CARNOTENSIS, Gesta Francorum…, p. 127.
34
CAFARI De liberatione civitatum orientis…, pp. 68-69.
35
Ibid., p. 69.
36
FULCHERIUS CARNOTENSIS, Gesta Francorum…, p. 537.
268 Marina Montesano

Nella primavera del 1104 i marinai italiani ripresero le operazioni,


avviandosi da Laodicea verso Gerusalemme, costeggiando il lido siriaco.
Passando dinanzi a Tripoli assediata da Raimondo di Saint-Gilles si
accordarono con lui per assalire Gibeloth, fra Tripoli e Beyruth. La città cadde
alla fine d’aprile e Raimondo concesse ai genovesi un terzo della città, alla
quale essi posero « pro guardia » Ansaldo Corso: non è chiaro se la guardia si
riferisse a un presidio militare o ai diritti giuridici dei genovesi (o magari a
entrambe le cose)37. Procedendo verso meridione la flotta, su richiesta di
Baldovino, pose l’assedio ad Acri: mentre Baldovino assaliva la città dal lato
della terraferma, i genovesi la stringevano con un blocco tanto efficace che
essa non poté ricevere alcun aiuto, non solo da Ascalona, ma nemmeno dai
pur vicinissimi porti musulmani di Tiro, Sidone e Beyruth. Dopo una ventina
di giorni, gli assediati offrirono la città a patto che i franchi permettessero ai
cittadini di evacuare pacificamente con le loro famiglie e i loro beni. Baldovino
accettò e parve convincere anche gli italiani: tuttavia, quando le operazioni di
sgombero ebbero inizio, « vehementer avaritia excaecati » 38, i marinai ruppero
l’accordo e fecero irruzione in città, uccidendo e derubando la popolazione
inerme. Alberto d’Aquisgrana riferisce che l’eccidio fece 4 000 vittime e i Gesta
aggiungono che Baldovino incontrò non poche difficoltà per ristabilire
l’ordine39. A quanto riferisce il cronista di Aquisgrana (che è tuttavia molto
pronto a lodare le gesta di Baldovino), il re avrebbe voluto infliggere una
punizione ai genovesi, e solo l’intercessione del patriarca Ebremaro lo
convinse a non farlo.
E’ probabile tuttavia che, posto dinanzi al fatto compiuto, Baldovino abbia
considerato inopportuno mettersi in urto con i marinai genovesi. Difatti
concesse loro un privilegio che appare riassuntivo di tutti i vantaggi da essi
conseguiti fino a quel momento: una platea (ossia un’area libera da
costruzioni, atta a edificare ex novo o a tenere mercato) a Gerusalemme e una
via a Giaffa; la terza parte delle città di Arsuf e Cesarea, nonché dei territori
circostanti per una lega di raggio, e un casale (cioè una proprietà fondiaria); la
terza parte anche di Acri e del territorio circostante per una lega, oltre alla
terza parte del reddito della città e del porto, e una rendita fissa di 300 bisanti
l’anno. Inoltre, veniva loro promessa la terza parte (con territorio e casale) per
ogni nuova città che avessero aiutato a conquistare. E’ interessante notare che
Baldovino include nella promessa anche la « civitas Babylonia», cioè Il Cairo, a
riprova del fatto che a quel tempo Baldovino si proponeva di scardinare il
califfato fatimita40.
Oltre a questi già cospicui privilegi di natura economica, ve ne erano altri
di natura giuridica sui quali è opportuno soffermarsi: il re prometteva infatti

37
CAFARI De liberatione civitatum orientis…, p. 70.
38
ALBERTUS AQUENSI, Historia hierosolimitana…, pp. 606-607.
39
Ibid. ; FULCHERIUS CARNOTENSIS, Gesta Francorum…, p. 537.
40
Codice diplomatico della repubblica genovese…, 1, n. 15, pp. 20 e s.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 269

che i genovesi non sarebbero stati oggetto di violenza da parte sua o dei suoi
vassalli; dava loro diritto di testamento (cioè prometteva di non intervenire
con pretese di alcun genere sui beni dei genovesi che fossero morti nel suo
territorio) e prometteva di non pretendere nulla dell’eventuale bottino che le
galee genovesi avessero fatto in battaglia. A garanzia di tutto ciò, prometteva
soddisfazione entro trenta giorni in caso di violenza da essi sofferta. Inoltre, i
genovesi non avrebbero pagato alcuna tassa di commercio nei luoghi che
erano già stati conquistati o da allora in poi lo sarebbero stati da parte di
Baldovino. Tali privilegi venivano estesi integralmente agli abitanti di Savona,
di Noli, di Albenga e alla famiglia del già ricordato Gandolfo Pisano.
Il dono era fatto alla comunità genovese, o meglio, secondo l’uso del
tempo, alla chiesa cattedrale di Genova: S. Lorenzo. E fu infatti un canonico di
questa a svolgere almeno nominalmente le funzioni di capo della colonia
genovese di Acri. Per designarne l’ufficio Caffaro usa il termine vicecomes, il
che implicherebbe già un preciso rapporto giuridico tra la colonia genovese, la
madrepatria e il potere regale di Gerusalemme: una questione lungamente
discussa, sulla quale non ci soffermeremo in questa sede.

Ben presto si aprì per i genovesi una nuova possibilità. Come detto,
Raimondo di Saint-Gilles stava prendendo in considerazione la possibilità di
volgersi alla conquista di Tripoli. Insieme a Tortosa e Gibeloth, già nelle sue
mani, gli si sarebbe allora preparata una prospera signoria libanese. Nel 1103
fece quindi costruire una castello per bloccarne l’accesso e preparare l’assedio;
i franchi lo chiamavano Mons peregrinus, gli arabi Qalat Sanijl, castel Saint-
Gilles. Proprio nel castello la morte lo colse nel 1105, senza che ancora fosse
riuscito a compiere l’ultimo programma che si era proposto. Nell’immediato
gli successe un lontano parente del ramo materno, ma la signoria libanese era
ambita da suo figlio Bertrando, che mosse quindi dalla Provenza con un
esercito di 4000 uomini fra cavalieri e fanti. A Genova si incontrò
presumibilmente con i maggiorenti cittadini e chiese loro aiuto promettendo,
si immagina, notevoli vantaggi, il più importante fra i quali era la proibizione
per i mercanti non genovesi di entrare in Saint-Gilles41; evidentemente già in
questi anni i liguri miravano all’egemonia commerciale rispetto alle città
franco-meridionali, una politica che avrebbero portato avanti sempre con
molto accanimento. Bertrando ottenne una flotta ingente, che Caffaro
quantifica in 60 galee, Guglielmo di Tiro in 70, Alberto d’Aquisgrana in 8042.
Durante il viaggio i genovesi non si astennero dalle consuete azioni piratesche
lungo le coste greche.

41
Ibid., 1, n. 22, pp. 28 e s.
42
CAFARI De liberatione civitatum orientis…, p. 70; W ILLELMUS T YRIENSIS, Historia in partibus
transmarinis gestarum…, p. 465; A LBERTUS AQUENSI, Historia hierosolimitana…, p. 664.
270 Marina Montesano

Giunto in Terrasanta, Bertrando condusse subito una politica aggressiva,


reclamando i privilegi che erano stati del padre. Dopo contrasti protrattisi per
qualche tempo si giunse a una accordo – guidato da re Baldovino, che tenne
una dieta reale per porre fine all’anarchia che stava ormai bloccando le
conquiste militari – fra i capi franchi, che decisero di muovere una assalto
collettivo contro Tripoli. La città, lasciata senza rinforzi dal Cairo, trattò la resa
con Baldovino e ottenne per quanti lo avessero voluto il diritto di lasciare
Tripoli con i propri beni, e per gli altri la possibilità di restare indisturbati al
solo prezzo di un tributo: si trattava di un notevole passo in avanti sulla
strada della convivenza fra le parti avversarie. C’è da dire che non tutti
rispettarono in pieno l’accordo: proprio i genovesi si diedero a episodi di
saccheggio nei quartieri più vicini al mare43. D’altra parte, il contributo
militare dei liguri era stato al solito importante e controllarli non era facile. Già
prima della caduta, nel 1109, Bertrando aveva concesso ai genovesi i due terzi
di Gibeloth che ancora non erano in loro possesso44. Inoltre, i genovesi e gli
abitanti del litorale tra Nizza e Portovenere (cioè l’area sotto il controllo del
Comune), nonché i lombardi stretti con i liguri in società commerciale
dovevano andare esenti da ogni tributo nelle terre di Bertrando, con
l’esclusione del trasporto dei pellegrini. Inoltre si concedeva loro un terzo di
Tripoli, dalla parte del porto, e il castello del Conestabile, posto a dieci miglia
a sud della città, fra Nephin e Batrun.
Alla fine del luglio 1109 Tancredi e la flotta genovese conquistarono senza
sforzo le città di Valania e di Gabala; quest’ultima permetteva al principato
antiocheno di comunicare con la signoria tripolitana. E’ molto probabile che
queste operazioni furono compiute dai genovesi sulla via del ritorno in patria,
e che quindi la flotta di cui si parla non sia la stessa che l’anno seguente
sarebbe stata attiva, come diremo fra breve, a Beyruth. Si può pensare che la
collaborazione con Tancredi in queste imprese militari fosse la causa, o magari
il pretesto, del mutare d’atteggiamento di Bertrando nei confronti dei marinai
liguri. Infatti dice Caffaro che egli evitò di rispettare i patti e anzi espulse gli
ambasciatori genovesi da Tripoli. Evidentemente il giovane e irruente
provenzale, avuto ciò che voleva, non si preoccupava di mantenere le
promesse, o più semplicemente non aveva compreso che i marinai genovesi
trattavano con tutti i principi franchi senza preoccuparsi delle inimicizie
esistenti fra questi ultimi e senza curarsi di prendere partito, ma badando
invece unicamente ai vantaggi che potevano ricavarne.
In ogni caso, la concessione di Gibeloth in signoria ai genovesi ebbe
conseguenze interessanti e atipiche: qualche anno dopo, nel 1125, Guglielmo
Embriaco ottenne in feudo dal comune la città. Era l’inizio di un’esperienza

43
Così le testimonianze di ALBERTUS AQUENSI, Historia hierosolimitana…, p. 619, e di FULCHERIUS
CARNOTENSIS, Gesta Francorum…, p. 420.
44
Codice diplomatico della repubblica genovese…, 1, n. 24, p. 32 ; il primo terzo era stato ottenuto
alla conquista del 1104, ed era stato retto da Ansaldo Corso (ibid., 1, n. 14, p. 19).
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 271

che doveva portare prima all’istituirsi di una colonia che versava un tributo
annuo alla madrepatria (lo stesso sarebbe stato fatto qualche anno dopo, per
esempio, in Spagna), poi all’istituirsi di una signoria indipendente che avrebbe
portato gli Embriaci a legarsi e a fondersi, attraverso politiche matrimoniali,
con l’aristocrazia franca45. E’ inoltre da segnalare che il fratello di Gugliemo
Testadimaglio, Nicola, ricevette alle stesse condizioni dalla cattedrale della
madrepatria gli immobili che a Genova spettavano in Antiochia, San Simone,
Laodicea.
Verso la fine del febbraio 1110 Baldovino iniziò l’assedio di Beyruth con
l’aiuto di Bertando e di navi pisane e genovesi. Caffaro parla di 24 galee liguri
che bloccarono il porto impedendo che dalle basi di Tiro e Sidone potesse
giunger loro un aiuto. Le pinete che si estendevano a sud-est offrivano
legname per costruire le macchine da guerra e nel maggio dello stesso anno la
città capitolò. Alberto d’Aquisgrana non manca di segnalare, anche in questo
caso, intemperanze e violenze da parte di marinai italiani46. I genovesi
ottennero un terzo anche di questa città e proseguirono poi la campagna
militare prendendo quasi da soli, evidentemente per conto di Tancredi, la città
bizantina di Mamistra.
Con le imprese del 1110 le guerre dei genovesi intorno e successivamente
alla cosiddetta prima crociata possono dirsi concluse. Genova poteva contare
su piazzeforti, basi commerciali e ricchi privilegi sull’intera costa siro-libano-
palestinese; l’incremento economico per il neonato Comune era immenso, ma
non certo incontrastato. La litigiosità dei franchi in Terrasanta e l’accrescersi
della rivalità con pisani e bizantini gravavano sempre come un’ipoteca su
quanto era stato raggiunto. Senza contare che la riorganizzazione musulmana
in funzione di un’offensiva antifranca era già prossima e si sarebbe
manifestata già nel 1141 con la presa di Edessa. Tuttavia, la città dell’entroterra
non interessava certo i marinai liguri, che infatti si astennero dal prendere
parte alla seconda spedizione crociata. Le loro flotte stavano prendendo una
direzione diversa, puntando piuttosto ad assicurarsi un maggior controllo di
quel Mediterraneo occidentale che rientrava più da vicino nel loro raggio di
interesse.

Nel corso del XII secolo i genovesi poterono disporre dei porti di Narbona,
Antibes, Fréjus, Marsiglia, e soprattutto del grande emporio di Montpellier, il
cui signore GuglielmoIV avevano aiutato nel 1143 a reprimere una sommossa
comunale, strappandogli in cambio il divieto per gli abitanti di Montpellier di

45
Sulla vicenda rinviamo a Franco CARDINI, « Profilo di un crociato. Guglielmo Embriaco », in
ID., Studi sulla storia di crociata… ; Gabriella AIRALDI, Blu come il mare. Guglielmo e la saga degli
Embriaci, 2006.
46
ALBERTUS AQUENSI, Historia hierosolimitana…, p. 671.
272 Marina Montesano

navigare verso Oriente47. Questo trattato si inseriva nella politica genovese di


repressione dei porti provenzali, volta a impedire il crearsi di un’autonomia
marinara e commerciale, resa particolarmente necessaria soprattutto dopo la
concessione del re di Gerusalemme Folco a Marsiglia, nel 1136, di una serie di
privilegi su Acri, Gerusalemme e Giaffa, miranti a escludere o quantomeno a
equilibrare il potere economico-commerciale delle città italiane.
E’ per tutelare questi avviati interessi che i genovesi preferirono non
impegnarsi nella per loro improduttiva avventura in Terrasanta e volgersi alle
coste spagnole, i cui potentati arabi musulmani minacciavano i traffici della
Catalogna e della Provenza, e le cui ricchezze offrivano possibilità di bottino.
E’ in questa situazione che maturò la prima spedizione verso i saraceni delle
Baleari e di Almeria, guidata dallo stesso Caffaro, che ne inserì il racconto
negli Annali48. Nonostante i toni trionfalistici del narratore, l’impresa di
Almeria non sortì risultati molto felici.
Tuttavia, la città andalusa rimaneva una preda di gran lunga più
interessante. Ricca e florida, celebre per le manifatture tessili, era già entrata in
contrasto diretto con Genova: nel 1133 il suo signore Mohammed-ibn-
Meimûn, con altri signori musulmani del nord Africa, aveva stretto alleanza
con Pisa; è in conseguenza di questo accordo che i genovesi avevano assalito
nel 1136 Bugia, nel 1137 Almeria, nel 1138 avevano stipulato patti con
Marsiglia, Fréjus, Antibes e altre città occitaniche contro i saraceni del
Marocco, al fine di raggiungere con la forza gli stessi privilegi dei pisani49. Ad
alcune di queste imprese, che assumono i caratteri della guerra di corsa,
piuttosto che di vere e proprie spedizioni, accenna in diverse occasioni lo
stesso Caffaro.
Comunque, il sostanziale fallimento della prima operazione militare contro
Almeria convinse i genovesi a cercare alleanze più ampie. AlfonsoVII,
succeduto al padre quale re di Castiglia, ancora all’inizio dell’anno era in
rapporti di collaborazione con il signore di Cordoba, Albengania, che aveva
aiutato contro un rivale; ma durante l’estate i rapporti si erano interrotti. Tra il
24 e il 30 settembre 1146 Alfonso stipulò un patto con i genovesi, in base al
quale Almeria sarebbe stata presa dalle forze di entrambi e al re ne sarebbero
spettati due terzi e a Genova un terzo; inoltre, Genova avrebbe dovuto
ricevere copertura per le spese d’assedio, un fondaco, un forno e una chiesa in
tutte le città che avesse conquistato da sola, e l’esenzione dalle imposte in tutto
il regno di Castiglia50. Dello stesso tenore il trattato stretto con il conte di

47
Codice diplomatico della repubblica genovese…, 1, n. 266, p. 317; cf. anche I Libri Iurium della
repubblica di Genova. I/1…, sett. 1143, pp. 113-114.
48
CAFFARO, Annales, in Annali genovesi, ed. di Luigi Tommaso Belgrano, Roma, 1890; per la
traduzione italiana e il commento cf. ora Memorie genovesi. Gli Annali di Caffaro….
49
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/1…, lugl. 1138, pp. 22-29.
50
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/6, ed. di Maria Bibolini, Roma-Genova, 2000, sett.
1146, pp. 3-7; cf. il testo n. 1 in appendice. Per il punto di vista aragonese sulla medesima
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 273

Barcellona, Raimondo BerengarioIV, a proposito di Tortona, che garantiva il


solito terzo51. Il progetto genovese ricalcava quello messo in atto pochi decenni
prima, durante la presa delle città costiere di Terrasanta
Il momento sembrava davvero favorevole al compimento dell’impresa,
data la guerra che opponeva Almoravidi e Almohadi tanto in Maghreb quanto
in al-Andalus52. La flotta lasciò Genova nel maggio del 1147 e condusse da
protagonista l’assedio contro Almeria, che capitolò nell’ottobre dello stesso
anno. Ottenuto un terzo della città, secondo i patti, i genovesi ripartirono,
lasciando i loro nuovi possedimenti in feudo al cittadino Ottone di
Bonvillano53, che si impegnava a custodirli per il comune, secondo il costume
inaugurato a Gibeloth; si impegnava solo, trascorsi quindici anni, a versare
metà delle entrate al comune; ma la città fu ripresa dai musulmani prima di
tale scadenza, e dunque la convenzione non ebbe seguito. Successivamente la
flotta svernò a Barcellona e poi, nel luglio del 1148, mosse di là diretta a
Tortosa. La città non era importante come Almeria, ma godeva di una buona
posizione, vicina alla foce dell’Ebro.
Si erano dati appuntamento gli aragonesi, il conte di Montpellier e gli
inglesi che l’anno precedente avevano aiutato Alfonso di Portogallo a
prendere Lisbona. Il 30 dicembre Tortosa capitolò: Genova ottenne un terzo
del centro urbano e una piccola isola alla foce dell’Ebro; agli inizi del 1149
Raimondo BerengarioIV accordò loro una esenzione dai dazi sul commercio
nei suoi domini quale compenso per l’aiuto ricevuto54. Contemporaneamente, i
consoli cedevano a un consorzio di privati, che ruotava attorno a personaggi
quasi tutti transitati in quegli anni dalle massime cariche cittadine, gli introiti
dei dazi sulle merci, con poche eccezioni, e l’amministrazione dei
possedimenti in Tortosa55; un anno più tardi, nel gennaio del 1150, anche
questi possedimenti furono ceduti in feudo a un gruppo di cittadini per 125
anni56, che passarono a 129 nel dicembre dello stesso anno, quando il contratto

impresa cf. Daniel BALOUP, «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi Imperatoris (ca.
1150)», Cahiers de Civilisation et de Linguistique Hispaniques Médiévales, 25 (2002), pp. 453-480.
51
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/6…, pp. 8-11.
52
Giovanna PETTI BALBI, «Linee di espansione e traffici nel Mediterraneo. Genova e il Marocco
nell’età medievale », Levante, 48 (2001), pp. 19-32; Bianca GARI, «Genova e i porti islamici del
Mediterraneo occidentale (secoli XI-XII) », in La storia dei genovesi, 12/2, Genova, 1994, pp. 345-
359; Georges JEHEL , Les Génois en Méditerranée occidentale (fin XIe-début XIVe siècle). Ébauche
d’une stratégie pour un empire, Paris, 1993, e ID., «Expéditions navales ou croisade? L’activité
militaire-diplomatique de Gênes dans l’Occident méditerranéen (Xe-XVe siècles) », in Laura
Balletto (ed.), Oriente e Occidente tra medieovo e età moderna. Studi in onore di Geo Pistarino,
Genova, 1997, pp. 229-234.
53
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/1…, nov. 1147, pp. 149-152.
54
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/2, ed. di Dino Puncuh, Roma-Genova, 1996, genn.-
magg. 1149, pp. 57-60.
55
I Libri Iurium della repubblica di Genova. I/1…, febb. 1149, pp. 173-175.
56
Ibid., genn. 1150, pp. 175-176.
274 Marina Montesano

si perfezionò e si pattuì il versamento di un canone di 300 lire annue57. Si tratta


di una cifra molto bassa se si fa un rapido confronto con la quantità di introiti
che si potevano ricavare dalle attività di un porto, com’è testimoniato dal
tariffario genovese del 1149 conservato nel Liber Iurium58.
Sotto il profilo militare l’impresa era riuscita perfettamente, anche se i
genovesi riuscirono a ottenere un miglior controllo del Mediterraneo
occidentale – e alla lunga la vittoria sulla principale rivale: Pisa – grazie a una
politica di più ampio raggio, che unirà le guerre in Spagna, nelle isole e sulle
coste africane, a patti con città tanto cristiane quanto musulmane, che
fruttarono fondaci e privilegi disseminati in molte, strategiche località.
In ogni caso, le spedizioni militari che, come abbiamo visto, si erano
succedute a ritmo serrato fra la fine dell’XI e la prima metà del XII secolo,
condussero Genova a compiere un salto di qualità nel proprio raggio d’azione
e a costruire una impero economico di ampia estensione mediterranea.
Sebbene negli ultimi anni si sia registrata una certa tendenza a riaffermare per
i genovesi l’importanza del fattore religioso nella partecipazione alle
spedizioni contro i vari potentati musulmani d’Oriente e d’Occidente59, la
componente economico-politica sembra assai più marcata. Come si è detto,
anche la spedizione contro Almeria e Tortosa, apparentemente in perdita per il
comune genovese sotto il profilo economico60, consentì ai clan familiari
afferenti al gruppo consolare un arricchimento notevole; che tale
arricchimento andasse poi sostanzialmente a scapito della cosa pubblica, era e
resterà pratica assai comune nelle politiche economiche dei ceti dirigenti
genovesi61.
Lo “spirito di crociata” appare esser stato, nei genovesi, estremamente
secondario rispetto alla loro attitudine a trarre profitti economici dalle
imprese compiute; si tratta di una caratteristica più volte notata, come si è
avuto modo di dire, già da numerosi cronisti contemporanei. Nonostante
57
Ibid., dic. 1150, pp. 175-180.
58
Ibid., 1149, pp. 188-189.
59
Si vedano per esempio i lavori di Elena BELLOMO, «La componente spirituale negli scritti di
Caffaro », Atti della Società Ligure di Storia Patria, 37 (1997) ; John Bryan W ILLIAMS, «The
Making of a Crusade: the Genoese anti-Muslim Attacks in Spain, 1146-1148 », Journal of
Medieval History, 23 (1997), pp. 29-53; Elena BELLOMO, «Galeas … armatas strenue in Syriam
direxerunt: la prima crociata e il regno gerosolimitano del XII secolo nella cronachistica
genovese sino al Duecento», in M. Meschini (ed.), Mediterraneo medievale. Cristiani, musulmani
ed eretici tra Europa e Oltremare, Milano, 2001; ID., A servizio di Dio e del Santo Sepolcro: Caffaro e
l'Oriente latino, Padova, 2003.
60
Hilmar KRUEGER, «Post-war Collapse and Rehabilitation in Genoa (1149-1162)», in Studi in
onore di Gino Luzzatto, Milano, 1950, 1, pp. 119-128; Roberto S. LOPEZ , Genova marinara nel
Duecento. Benedetto Zaccaria ammiraglio e mercante, Milano, 1933 (n. ed. Milano : 1995); Geo
P ISTARINO, «Genova medievale tra Oriente e Occidente », Rivista storica italiana, 81 (1969),
pp.44-73; Gabriella A IRALDI, Genova e la Liguria nel Medioevo, Torino, 1986.
61
La questione è stata discussa approfonditamente in Marina MONTESANO , Memorie genovesi.
Caffaro, storia della presa di Almeria e Tortosa, Genova, 2002.
Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo 275

alcune parole di Caffaro possano talvolta comunicare l’impressione di un


sentimento antimusulmano, si deve ricordare che i conflitti furono sempre
accompagnati da patti commerciali e talvolta militari, nonché da amichevoli
frequentazioni reciproche con il mondo islamico. E la retorica antipisana trova
spazi ben maggiori e toni più accorati, in Caffaro e nei suoi continuatori,
rispetto a quella antimusulmana, proprio perché Genova sapeva di avere un
nemico ben più radicale (in quanto minori erano le possibilità di compromesso
e simili gli interessi) nella correligionaria città rivale.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 277-304.

Du Jourdain au Tage: les croisades


de Terre sainte dans les chroniques de l’Occident
hispanique (fin XIe-milieu XIIIe siècle)

Daniel BALOUP et Philippe JOSSERAND*

Bibliothécaire à l’Archivo Histórico Nacional, María del Carmen Pescador


del Hoyo découvrait il y a un demi-siècle dans la section Diversos du dépôt
madrilène un document d’un intérêt singulier copié sur deux feuilles de
papier écrites à la charnière des XIVe et XVe siècles1. Conservé avec deux
compositions religieuses plus brèves, le poème castillan ¡Ay, Jherusalem! est
en effet la seule chanson de croisade dont on garde la trace à ce jour pour
l’espace occidental de la péninsule Ibérique2. Composé de vingt-deux
strophes, terminées chacune par un refrain qui reprend comme une litanie
tragique le nom de la ville sainte enlevée aux chrétiens3, le texte est loin
d’avoir suscité parmi les médiévistes toute l’attention qu’il mérite4. Analysé le

*
Universités de Toulouse et de Nantes.
1
La transcription initiale de María del Carmen PESCADOR DEL HOYO, «Tres nuevos poemas
medievales», Nueva Revista de Filología Hispánica, 14 (1960), pp. 242-250, a fait l’objet de
corrections philologiques de la part d’Enzo FRANCHINI , « Ay, Iherusalem : ¿una canción de
cruzada castellana?», dans Actas do IV Congresso da Associação Hispânica de Literatura Medieval
(2 vol.), Lisbonne, 2, 1993, pp. 343-346, qui ont facilité la nouvelle édition de Fernando GÓMEZ
REDONDO, Poesía española, 1, «Edad Media», Barcelone, 1996, pp. 165-169.
2
Le fait a été souligné par Philippe JOSSERAND, Église et pouvoir dans la péninsule Ibérique. Les
ordres militaires dans le royaume de Castille (1252-1369), Madrid, 2004, pp. 38-39.
3
Fondé sur l’archétype des Lamentations de Jérémie, le poème pourrait avoir puisé à une
tradition juive, comme l’a fait valoir Paloma D ÍAZ-MAS, «Influencias judías en la literatura
castellana medieval», Revista de Dialectología y Tradiciones Populares, 54 (1999), pp. 140-142, en
s’attachant à en analyser la métrique. Nous tenons à remercier la Dra. Charo Moreno, qui a
attiré notre attention sur cet article et nous en a facilité une copie.
4
La plupart des auteurs qui se sont intéressés au poème ont privilégié une étude philologique
dans la continuité des travaux d’Eugenio ASENSIO, « ¡Ay, Iherusalem! Planto narrativo del
siglo XIII», Nueva Revista de Filología Hispánica, 14 (1960), pp. 251-270, reproduit dans ID .,
Poética y realidad en el cancionero peninsular de la Edad Media, Madrid, 1970, pp. 263-292, de
Henk D E VRIES, «Un conjunto estructural : el Poema del nombre de Dios en la ley (Tres nuevos
poemas medievales: NRFH, XIV, 1960)», Boletín de la Real Academia Española, 51 (1971),
pp.305-325, ou encore d’E. FRANCHINI , « Ay, Iherusalem : ¿una canción de cruzada
castellana?…», pp. 343-348, et I D ., «Prolegómenos para una nueva edición de Ay,
278 Daniel Baloup et Philippe Josserand

plus souvent superficiellement, il s’est trouvé coupé de son contexte oriental,


alors même qu’il fut sans doute rédigé à la suite de la perte de Jérusalem à
l’été 1244 dans le but d’amener l’auditoire du concile œcuménique de Lyon à
se mobiliser pour la recouvrer5. Imaginant totale l’absence d’impact des
événements d’Orient en Castille, les chercheurs intéressés par la chanson ¡Ay,
Jherusalem! ont prétendu que le nom de la ville sainte était uniquement un
simulacre et que la composition visait en réalité à inciter le public à
entreprendre une campagne ibérique6. S’ils diffèrent entre eux sur l’objectif
militaire, partant qu’ils s’affrontent sur la date de rédaction du poème, tous
s’accordent sur l’argument qui les autorise à enlever crédit à une opération
castillane en Terre sainte: unique dans l’Occident péninsulaire7, la chanson
¡Ay, Jherusalem! ne saurait à leur sens avoir résonné comme un appel à la
croisade dans un espace tenu pour habité tout entier par la pensée séculaire de
la Reconquête8. Un tel discours ne fait pas seulement fi de l’évidence textuelle
du poème; il s’inscrit contre toute réalité historique en postulant que dans
l’aire castillane, au milieu du XIIIe siècle, l’intérêt pour la Terre sainte était à
peu près nul9.
Or, cette vision, en dépit d’une fortune historiographique tenace, est
outrancière et à bien des égards erronée. Certes, en Castille, la préoccupation

Iherusalem», dans Actas del VIII Congreso internacional de la Asociación Hispánica de Literatura
Medieval, Santander, 2000, pp. 741-750.
5
La date de la composition du poème a été amplement débattue dans la mesure où il n’est pas
précisé dans le texte auquel des deux conciles de Lyon il est fait référence. L’hypothèse d’Alan
DEYERMOND, « ¡Ay, Jherusalem! , estrofa 22: traductio y tipología», dans Estudios ofrecidos a
Emilio Alarcos Llorach (2 vol.), Madrid-Oviedo, 1, 1977, pp. 283-290, optant pour la réunion de
1245, convoquée à cause de la perte de Jérusalem l’année précédente, me paraît mieux assurée
que celle d’E. ASENSIO, « ¡Ay, Iherusalem! Planto narrativo del siglo XIII…», qui, pour sa part,
incline en faveur de l’assemblée de 1274, postérieure de trente ans à la défaite chrétienne. À
une opinion similaire s’est récemment rallié César DOMÍNGUEZ , «Lírica y cruzadas en el
ámbito hispanomedieval: una lectura de las cantigas gallego-portuguesas desde la literatura
comparada», dans J. C. Rigall et E. M. Díaz Martínez (éd.), Iberia cantat. Estudios sobre poesía
hispánica medieval, Saint-Jacques-de-Compostelle, 2002, p.155.
6
Ainsi ont procédé Juan VICTORIO, « ¡Ay Iherusalem! : la guerra y la literatura», dans Actas del I
Congreso de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval, Barcelone, 1988, p. 600, E. FRANCHINI,
« Ay, Iherusalem : ¿ una canción de cruzada castellana?…», p. 347, ou F. GÓMEZ REDONDO,
Poesía española…, p. 164.
7
Avérée d’un point de vue générique, cette constatation doit toutefois être nuancée comme l’a
relevé C. DOMÍNGUEZ, «Lírica y cruzadas en el ámbito hispanomedieval…», p. 156, du fait
qu’« algunos indicios permiten presuponer la existencia de otras composiciones castellanas
(desconocidas o perdidas actualmente)».
8
Une telle idée a été défendue par J. VICTORIO, « ¡Ay Iherusalem! : la guerra y la literatura…»,
pp. 599-600, E. FRANCHINI, « Ay, Iherusalem : ¿una canción de cruzada castellana?…», p. 347,
et, selon une ligne argumentaire différente, par Pedro TENA TENA, «Nuevas glosas al poema
¡Ay Iherusalem! », dans Actas del V Congreso de la Asociación Hispánica de Literatura Medieval (4
vol.), Grenade, 4, 1995, pp. 383-388.
9
À ce propos, les corrections de F. GÓMEZ REDONDO, Poesía española…, pp. 163-164, demeurent
mineures.
Du Jourdain au Tage 279

des fidèles pour la Terre sainte n’a jamais été aussi sensible que dans l’espace
français ou même catalano-aragonais. L’importance symbolique de Jérusalem
y fut cependant réelle10. Comme partout en Occident, elle a contribué à jeter
sur les routes de l’Orient des groupes d’hommes et de femmes, dont le
nombre, sous l’effet de la croisade, s’est brutalement accru à la charnière des
XIe et XIIe siècles11. De ces départs, liés à des considérations de piété, les
sources narratives dont on dispose pour l’Occident péninsulaire se font
largement écho, à l’instar de l’Historia Compostellana12 ou des corpus
hagiographiques rassemblés à Saint-Jacques-de-Compostelle et à Santa Cruz
de Coïmbre13. Aux pèlerins connus à travers ces textes, la documentation
d’archives offrirait d’en ajouter bien d’autres pour peu que l’on fasse l’effort
de se confronter à son foisonnement14. Surtout, elle semble à même de révéler
que des combattants, dont les chroniques parlent à peine, ont quitté les
royaumes occidentaux de la péninsule Ibérique pour lutter contre les

10
Ainsi l’ont bien souligné Miguel CALLEJA PUERTA, El conde Suero Vermúdez, su parentela y su
entorno social. La aristocracia asturleonesa en los siglos XI y XII, Oviedo, 2001, pp. 462-463, et
Patrick HENRIET, «L’espace et le temps hispaniques vus et construits par les clercs (IXe-XIIIe
siècles)», dans ID. (éd.), À la recherche de légitimités chrétiennes. Représentations de l’espace et du
temps dans l’Espagne médiévale, IXe-XIIIe siècle (Annexes des Cahiers de linguistique et de
civilisation hispaniques médiévales, 15), Lyon, 2003, pp. 109-110.
11
Largement sous-estimés, de tels mouvements restent très méconnus en raison d’une tendance
de l’historiographie espagnole à se concentrer sur la Reconquête, d’autant plus accusée sans
doute que, comme l’a bien rappelé Nikolas JASPERT, «Zwei unbekannte Hilfsersuchen des
Patriarchen Eraclius vor dem Fall Jerusalems (1187)», Deutsches Archiv für Erforschung des
Mittelalters, 60 (2004), p. 489, on observe encore aujourd’hui une « Vernachlässigung der
Iberischen Halbinsel durch die internationale Kreuzzugsforschung» jusqu’à la croisade du roi
JacquesI er d’Aragon, bien étudiée par Reinhold RÖHRICHT, «Der Kreuzzug des Königs Jacob
I. von Aragonien (1269)», Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, 11
(1890), pp. 372-396, et par Fransesc CARRERAS I CANDI , «La creuada a Terra Santa», dans I
Congreso de historia de la Corona de Aragón, Barcelone, 1909, pp. 106-138.
12
Historia Compostellana (CCCM, 70), éd. d’Emma Falque, Turnhout, 1988, lib. I, chap. 112, p. 195,
lib. II, chap. 3, p. 225, chap. 10, p. 240, chap. 42, p. 288, chap. 64, p.353, et lib. III, chap. 8,
p.432. Désormais abrégé HC.
13
Le fait a été signalé par Klaus HERBERS, «Cruzada y peregrinación. Viajes marítimos, guerra
santa y devoción», dans Actas del II Congreso Internacional de Estudios Jacobeos, 2 vol., Saint-
Jacques-de-Compostelle, 2, 1996, p. 37, et Manuel Dí AZ Y D ÍAZ , «Las tres grandes
peregrinaciones vistas desde Santiago», dans P. Caucci von Saucken (éd.), Santiago, Roma,
Jerusalén. Actas del III Congreso Internacional de Estudios Jacobeos, Saint-Jacques-de-Compostelle,
1999, p. 88, tout comme par Saul António GOMES , «Coimbra e Santiago de Compostela :
aspectos de um inter-relacionamento nos séculos medievos», Revista Portuguesa de Historia, 34
(2000), pp. 475-476, ou encore Robert DURAND, «Le souverain vu du cloître. Hagiographie et
idéologie royale au Portugal: le cas de Sainte-Croix de Coïmbre», dans S. Cassagnes-
Brouquet et al. (éd.), Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé Martin,
Rennes, 2003, pp. 56-57.
14
À cet égard, il serait souhaitable de mettre en œuvre à l’échelle de la péninsule Ibérique des
dépouillements aussi systématiques que ceux sur la base desquels Jonathan RILEY-SMITH, The
First Crusaders, 1095-1131, Cambridge, 1997, pp. 196-246, a fourni une liste des Latins partis en
Orient dans les trente-cinq ans après l’appel de Clermont.
280 Daniel Baloup et Philippe Josserand

musulmans en Terre sainte15. Encore en grande partie à étudier16, de tels


mouvements sont sans doute moins insignifiants que l’historiographie tend en
règle générale à le faire accroire17. Dans l’attente de mieux pouvoir évaluer
pareille implication, il nous faut signaler que ce que l’on en perçoit déjà
infirme l’idée d’une indifférence des fidèles de l’Occident hispanique à l’égard
de la croisade18. Au XIIIe siècle encore, de Castille comme du Portugal, de
nombreux chevaliers sont partis pour apporter une aide militaire à l’Orient
latin19, et plusieurs rois eux-mêmes, tenus, à l’instar d’AlphonseX, pour des
soutiens potentiels des États croisés20, ont manifesté une réelle dévotion pour

15
Dans la partie orientale de la péninsule Ibérique, où les croisés furent de toute évidence plus
nombreux, un intérêt ancien existe pour le thème, dont attestent les travaux classiques de
Josep GUDIOL, «De peregrins i peregrinatges religiosos catalans», Analecta Sacra Tarraconensia,
8 (1927), pp. 93-119, ou d’Antonio UBIETO ARTETA, «La participación navarro-aragonesa en la
Primera Cruzada», Príncipe de Viana, 28 (1947), pp. 357-383.
16
Complétée par les récents travaux de Margarita TORRES SEVILLA , «Cruzados y peregrinos
leoneses y castellanos en Tierra santa (siglos XI-XIII)», Medievalismo. Boletín de la Sociedad
Española de Estudios Medievales, 9 (1999), pp. 63-82, et «Nobleza y Cister: un nexo de unión
entre los reinos cristianos peninsulares», Cistercium, 57.238 (2005), pp. 324-326, la vieille étude
de Martín FERNÁNDEZ DE NAVARRETE, Españoles en las cruzadas, Madrid, 1816 (rééd. : Madrid,
1986), reste indispensable malgré ses insuffisances. Au sein des combattants originaires du
Léon et de Castille, dont une recension très intéressante, bien que partielle, a été proposée par
Nikolas JASPERT, « Pro nobis, qui pro vobis oramus, orate. Die Kathedralkapitel von Compostela
und Jerusalem in der ersten Hälfte des 12. Jahrhunderts», dans P. Caucci von Saucken (éd.),
Santiago, Roma, Jerusalén…, pp. 190-193, se détachent les membres du lignage Traba, qui, pour
plusieurs d’entre eux, ont pris la route de Jérusalem, ainsi que l’ont récemment signalé
Margarita TORRES SEVILLA , Linajes nobiliarios de León y Castilla (siglos IX-XIII), Salamanque,
1999, pp. 325 et 335, M. CALLEJA PUERTA, El conde Suero Vermúdez…, p. 470, et José Luis LÓPEZ
SANGIL, La nobleza altomedieval gallega. La familia Froilaz-Traba, Noia, 2002, pp. 44 et 97-98.
17
Philippe JOSSERAND, «Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au XIIe siècle.
Éléments pour une réflexion», dans L’expansion occidentale (XIe-XVe siècles). Formes et
conséquences. Actes du XXXIIIe Congrès des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur
Public, Paris, 2003, p. 76, n. 3.
18
Ainsi l’a bien signalé Nikolas JASPERT, «Frühformen der geistlichen Ritterorden und die
Kreuzzugsbewegung auf die Iberischen Halbinsel», dans Kl. Herbers (éd.), Europa und der
Wende vom 11. zum 12. Jahrhundert. Beiträge zu Ehren von Werner Goez, Stuttgart, 2001, p. 105,
vérifiant les éléments fournis par le Magisterarbeit d’Alexander B RONISCH , Elemente der
Kreuzzugsbewegung in der Reconquista (1045-1250), Constance, 1990, pp. 139-141. De ce travail,
hélas resté inédit, nous tenons à remercier l’auteur de nous avoir procuré une copie.
19
En Castille, de nombreux nobles ont fait vœu de croisade, comme l’a récemment relevé Ana
RODRÍGUEZ LÓPEZ, «Légitimation royale et discours sur la croisade en Castille aux XIIe et XIIIe
siècles», Journal des Savants, 2004, pp. 132-138, et, en leur sein, plusieurs semblent
effectivement s’être embarqués pour l’Orient, à l’image de Fernán Pérez Ponce, dont
l’exemple a été étudié par Ph. JOSSERAND, Église et pouvoir dans la péninsule Ibérique…, p. 41.
20
José Manuel RODRÍGUEZ G ARCÍA et Ana ECHEVARRÍA ARSUAGA , «AlfonsoX, la orden
teutónica y Tierra Santa. Una nueva fuente para su estudio», dans R. Izquierdo Benito et F.
Ruiz Gómez (éd.), Las órdenes militares en la Península Ibérica, 1, «Edad Media», Cuenca, 2000,
pp. 489-509.
Du Jourdain au Tage 281

la Terre sainte, au service de laquelle ils se sont offerts de s’engager21. Tardifs,


ces exemples témoignent qu’à la veille de la chute d’Acre encore, la croisade
continuait d’éveiller un intérêt réel dans l’Occident hispanique.
De cette préoccupation, les sources littéraires dont on dispose pour l’espace
castillan fournissent la preuve. Il y a près de trente ans, Derek Lomax
rapportait déjà que les croisades et, plus largement, l’Orient latin formaient
dans les chroniques hispaniques des XIIe et XIIIe siècles l’un des rares objets de
curiosité étrangers à l’ancienne terre des Goths22. Pour appuyer ses dires, il
notait que le plus vieux texte castillan en prose, La Fazienda de Ultramar, était
une traduction de la Bible organisée à la manière symbolique d’un itinéraire
en Terre sainte, qu’il attribuait, sur la base de l’édition critique de Moshé
Lazar, à la décennie 1150 au plus tard23. Aujourd’hui, sans doute, nul ne
propose plus pour La Fazienda de Ultramar une datation aussi haute24, mais le
fait n’invalide en rien l’intérêt précoce que les sources narratives de l’Occident
hispanique ont prêté à l’expansion latine en Orient. De ce point de vue, la

21
Sensible au sort de la Terre sainte jusqu’à la fin de son règne, ainsi qu’il ressort du projet de
croisade rapporté par la Crónica de Alfonso X, éd. de Manuel González Jiménez, Murcie, 1998,
p. 210, AlphonseX a voulu faire enterrer son cœur à Jérusalem sous l’influence possible de sa
sœur Éléonore, l’épouse d’ÉdouardI er d’Angleterre, avec qui il s’est entretenu lorsqu’elle est
rentrée d’Orient en 1273, comme l’a signalé Bernard HAMILTON, «Eleanor of Castile and the
Crusading Movement», Mediterranean Historical Review, 10 (1995), pp. 101-102. Quelle qu’en
fût la cause véritable, le désir du souverain s’est exprimé avec force dans son testament édité
par Manuel GONZÁLEZ JIMÉNEZ, Diplomatario andaluz de Alfonso X, Séville, 1991, p. 559, doc.
521: « Otrosi mandamos que luego que muriéremos, que nos saquen el coraçon e quel lieuen a la Sancta
Tierra de Ultramar e quel sotierren en Jherusalem en el Monte Caluar, allí do yazen algunos de
nuestros auuelos. E si leuar non lo pudieren, que lo pongan en algun logar ó esté fata que Dios quiera
que la tierra se gane e se pueda leuar en saluo». Le fait qu’un tel vœu n’ait pu être finalement
accompli, ainsi que l’a mis en évidence Denis M ENJOT, «Un chrétien qui meurt toujours. Les
funérailles royales en Castille à la fin du Moyen Âge», dans M. Núñez Rodríguez et E. Portela
Silva (éd.), La idea y el sentimiento de la muerte en la historia y el arte de la Edad Media, 2 vol.,
Saint-Jacques-de-Compostelle, 1, 1988, p. 130, ne doit pas amener à minorer cette dévotion
pour la Terre sainte, qui animait encore au début du XIVe siècle le roi DenisI er de Portugal
(Alexandre FERREIRA, Supplemento historico ou memorias da celebre ordem dos Templarios para a
historia da admiravel ordem de Nosso Senhor Jesu Christ, 2 vol., Lisbonne, 1, 1735, p. 674).
22
Derek LOMAX, La Reconquista, Madrid, 1984 (éd. anglaise originale : The Reconquest of Spain,
Londres, 1978), p. 135. Un tel intérêt n’est pas exactement réversible, comme l’a révélé l’auteur
(ID ., «La conquista de Andalucía a través de la historiografía europea de la época», dans
E.Cabrera Muñoz [éd.], Andalucía entre Oriente y Occidente. Actas del V Coloquio internacional de
historia medieval de Andalucía, Cordoue, 1988, p. 40).
23
Moshé LAZAR, La Fazienda de Ultra Mar. Biblia romanceada et itinéraire biblique en prose castillane
du XIIe siècle, Salamanque, 1965, p. 12, et D. LOMAX, La Reconquista…, p. 135.
24
Se fondant sur l’état de la langue, María del Carmen SANCHÍS CALVO, El lenguaje de L a
Fazienda de Ultramar, Madrid, 1991, p. 568, a attribué à l’époque de FerdinandIII la rédaction
d’une œuvre qui prit modèle sur des textes latins antérieurs, comme l’a montré Benjamin
KEDAR, «Sobre la génesis de La Fazienda de Ultramar», Anales de Historia Antigua y Medieval, 28
(1995), pp. 131-136. Majoritairement admise, cette position a reçu l’assentiment de Fernando
G ÓMEZ R E D O N D O , Historia de la prosa medieval castellana, 1, «La creación del discurso
prosístico: el entremado curial», Madrid, 1998, p. 113.
282 Daniel Baloup et Philippe Josserand

remarque jadis formulée par Derek Lomax conserve une parfaite pertinence.
Elle mériterait simplement d’être davantage circonstanciée que le célèbre
hispaniste britannique a pu le faire. Pour l’espace castillan, certaines avancées
se sont récemment esquissées à la faveur d’études s’attachant à la pénétration
de l’idéologie de croisade dans une terre caractérisée de longue date par
l’empreinte de la Reconquête25. Le regard jeté par les chroniqueurs de
l’entourage royal sur les luttes entre les chrétiens et l’Islam en Méditerranée
orientale a ainsi reçu un début d’explication. Bien des interrogations
demeurent toutefois sur les choix opérés par les historiographes castillans et
sur la manière dont ces derniers ont intégré des événements lointains à une
matière hispanique tendue en priorité vers la célébration de l’autorité
monarchique. Le questionnement, on le voit, est vaste. À bien des égards, il
dépasse l’ambition d’une recherche que nous avons fait le choix de centrer
autour des chroniques latines rédigées en Castille entre la Première croisade et
les décennies centrales du XIIIe siècle.

Lorsqu’à l’automne 1099, la nouvelle de la conquête de Jérusalem atteint


les terres dont, trois ans plus tôt, étaient partis les premiers croisés, l’Occident
hispanique, malgré son peu d’engagement militaire, n’est pas demeuré à
l’écart de l’enthousiasme qui traverse la chrétienté tout entière26. En quelques
mots rapides, la victoire latine prend place dans la plupart des annales
monastiques de l’époque27. Dans la chronique, en revanche, elle n’apparaît pas
avant la première moitié du XIIIe siècle28. Ce silence si longtemps entretenu ne
peut manquer d’intriguer. Il invite à réfléchir au statut conféré aux
événements de Terre sainte dans l’historiographie des royaumes hispaniques

25
Sur ce point, les analyses de Manuel Alejandro RODRÍGUEZ DE LA PEÑA, «La cruzada como
discurso político en la cronística alfonsí», Alcanate. Revista de Estudios Alfonsíes, 2 (2000-2001),
pp. 23-41, et «La figura del obispo cronista como ideólogo de la realeza en León y Castilla : la
construcción de un nuevo modelo de didáctica política en la primera mitad del siglo XIII»,
dans M. Aurell et Á. García de la Borbolla (éd.), La imagen del obispo hispano en la Edad Media,
Pampelune, 2004, pp. 115-152, complètent nos propres travaux: Daniel BALOUP, «Reconquête
et croisade dans la Chronica Adefonsi Imperatoris (ca. 1150)», Cahiers de linguistique et de
civilisation hispaniques médiévales, 25 (2002), pp. 453-480, et «Guerre sainte et violences
religieuses dans les royaumes occidentaux de péninsule Ibérique au Moyen Âge», dans
M.Bertrand et P. Cabanel (éd.), Religions, pouvoir et violence, Toulouse, 2004, pp. 15-32, et
Ph.J OSSERAND , «Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au XIIè siècle…»,
pp.75-85.
26
José G OÑI GAZTAMBIDE , Historia de la bula de cruzada en España, Vitoria, 1958, p. 64, et
M.T ORRES SEVILLA, «Cruzados y peregrinos…», pp. 64-65.
27
Joseph O’CALLAGHAN, Reconquest and Crusade in Medieval Spain, Philadelphie, 2003, pp. 33 et
231, n. 32.
28
Le premier chroniqueur à en faire état est l’archevêque de Tolède Rodrigo Jiménez de Rada:
Historia de Rebus Hispaniae (CCCM, 72), éd. de Juan Fernández Valverde, Turnhout, 1987, lib.
VI, chap. 20, p. 202. Désormais abrégé HDRH.
Du Jourdain au Tage 283

occidentaux, laquelle, tout au long du XIIe siècle, traite la croisade avec une
certaine parcimonie, s’attachant avant tout à en utiliser l’image afin d’exalter
l’entreprise de Reconquête, dont la monarchie s’est emparée comme d’un outil
puissant de légitimation29.
Écrite très certainement dans les années 1170 au plus tôt30, la Crónica
Najerense est le plus tardif des textes historiographiques dont on garde la
mémoire pour l’Occident hispanique du XIIe siècle. S’achevant sur la mort
d’AlphonseVI en 1109, la narration, largement ouverte à des événements
ultérieurs31, ne fait aucune place à la croisade. La guerre contre les musulmans
y est abondamment présente, mais elle reste cantonnée au seul cadre ibérique,
à l’intérieur duquel, en vertu d’une tradition séculaire32, elle est tenue pour
relever de motivations spirituelles qui lui confèrent un caractère de sacralité33.
Sainte si l’on accepte un critère hispanique34, la Reconquête n’est pas une
croisade pour l’auteur de la Najerense qui ne manifeste aucun intérêt pour
l’Orient latin. Évoquant Raymond de Saint-Gilles en raison de son alliance
avec une fille d’AlphonseVI 35, le récit passe sous silence le rôle majeur du
comte de Toulouse dans la conquête de Jérusalem36. Au total, dans la
narration, la ville sainte apparaît à une seule reprise dans un contexte

29
Ainsi l’a bien manifesté Adeline RUCQUOI , «De los reyes que no son taumaturgos: los
fundamentos de la realeza en España», Relaciones. Estudios de Historia y Sociedad, 51 (1992), pp.
55-100, repris dans Temas medievales, 5 (1995), pp. 163-186.
30
Derek LOMAX , «La fecha de la Crónica Najerense», Anuario de Estudios Medievales, 9 (1974-
1979), pp. 405-406, et Juan ESTÉVEZ SOLA, «La fecha de la Cronica Naierensis», La Corónica, 23
(1995), pp. 94-103.
31
La notice la plus récente à prendre place dans la chronique est la mort de l’infante Sancha,
sœur d’AlphonseVII, située par le récit en 1152: Crónica Najerense (Textos Medievales, 15), éd.
d’Antonio Ubieto Arteta, Saragosse, 1985, p. 117. Désormais abrégé CN.
32
Existant depuis l’extrême fin du IXe siècle au moins, l’idéologie hispanique de guerre sainte a
été analysée par Alexandre P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges
im christlichen Spanien von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert, Münster, 1998, comme par
Thomas DESWARTE, De la destruction à la restauration. L’idéologie du royaume d’Oviedo-León
(VIIIe-XIe siècles), Turnhout, 2003. Remarquables dans leur approche, ces deux études
permettent, en dépit de certaines divergences, d’invalider la posture des auteurs qui, à l’instar
de Josep TORRÓ, «Pour en finir avec la “Reconquête”: l’occupation chrétienne d’al-Andalus,
la soumission et la disparition des populations musulmanes (XIIe-XIIIe siècles)», Cahiers
d’histoire. Revue d’histoire critique, 78 (2000), pp. 79-97, s’attachent à nier le caractère religieux
de la lutte entreprise par les chrétiens en péninsule Ibérique.
33
Le fait a été rappelé par J. O’CALLAGHAN, Reconquest and Crusade…, pp. 23-24.
34
Distincte du schéma défini par Rome à partir du IXe siècle, comme l’a mis en relief Ph.
JOSSERAND, «Croisade et reconquête dans le royaume de Castille au XIIe siècle…», pp. 78-81,
la guerre livrée aux musulmans en péninsule Ibérique peut être considérée comme sainte à
condition de rappeler, ainsi que l’a fait Patrick HENRIET, «L’idéologie de guerre sainte dans le
haut Moyen Âge hispanique», Francia. Forschungen zur Westeuropäischen Geschichte, 29.1
(2002), p. 174, qu’elle «obéit pendant longtemps à des objectifs spécifiques et se nourrit
largement de ses propres références».
35
CN, p. 118.
36
Le premier chroniqueur à en faire état est Rodrigo Jiménez, HDRH, lib. VI, chap. 20, p. 202.
284 Daniel Baloup et Philippe Josserand

médiéval. Encore le fait-elle d’une façon que l’on peut dire ambivalente,
partant qu’elle est décrite comme le point de départ d’un pèlerin d’origine
grecque désireux de se rendre à Compostelle37. Célèbre pour avoir donné lieu
à une apparition miraculeuse de l’apôtre Jacques, figuré, sans que cela ne soit
encore topique, sous les traits d’un guerrier équestre38, l’épisode n’a pas été
étudié à travers la représentation qu’il propose de Jérusalem, étonnamment
peu flatteuse à une époque où la ville sainte, pourtant, concentre largement les
aspirations du peuple chrétien.
En s’attachant à un pèlerin venu de Jérusalem prier à Compostelle selon un
itinéraire de dévotion inverse de celui qui est alors communément admis39, la
Crónica Najerense ne fait en rien œuvre originale puisqu’elle reprend presque
littéralement un motif apparu dans la deuxième décennie du XIIe siècle sous la
plume de l’auteur de l’Historia Silense40. Postérieur de quelques années à la
fondation des États latins d’Orient, ce dernier récit projetait à l’origine, dans la
plus pure tradition néogothique, de conduire l’histoire d’Espagne jusqu’à la
mort d’AlphonseVI, dont il eût constitué la geste41. Resté inachevé pour une
raison inconnue42, il prend fin avec les règnes de BermudeIII et de
FerdinandI er, bien qu’il intègre à la faveur d’une narration qui se joue de la
chronologie certains éléments attribuables au tout début du XIIe siècle43. Au
sein de ces derniers, la Première croisade ne trouve pas place. Les Francs, qui,
à la suite de Godefroy de Bouillon et de Raymond de Saint-Gilles, en sont les
grands acteurs, reçoivent même dans l’Historia Silense un traitement qui,
comme l’a bien signalé Thomas Deswarte, les relègue systématiquement dans
le monde barbare44. L’expédition de Charlemagne en péninsule Ibérique est
notamment prétexte à une attaque très dure: corrompue par l’or des
musulmans, l’armée impériale passe pour s’être repliée de manière honteuse
absque ullo sudore pro eripienda a barbarorum dominatione santa ecclesia45. Porté
peu de temps après la conquête latine de Jérusalem, un tel jugement traduit un

37
CN, pp. 99-100.
38
Le fait a été bien signalé par P. HENRIET , «L’idéologie de guerre sainte…», p. 184, et Th.
DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 107.
39
N. JASPERT, « Pro nobis, qui pro vobis oramus, orate…», pp. 188-189.
40
Historia Silense, éd. de Justo Pérez de Urbel et A. González y Ruiz-Zorrilla, Madrid, 1959,
pp.191-193. Désormais abrégé HS.
41
HS, pp. 118-119.
42
Antonio U BIETO ARTETA, «¿Se terminó de escribir la Silense ?», dans Homenaje a Fray Justo
Pérez de Urbel, 2 vol., Silos, 1, 1976, pp. 305-308.
43
Richard FLETCHER, «Reconquest and Crusade in Spain, c. 1050-1150», Transactions of the Royal
Historical Society. Fifth Series, 37 (1987), pp. 40-41, et Th. DESWARTE , De la destruction à la
restauration…, pp. 28-29.
44
Th. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 230.
45
HS, p. 129: « Tunc Carolus […] rex spem capiendarum civitatum in Yspaniam mente concipiens […]
adusque opidum Pampilonensium incolumnis pervenit […]. Inde cum Cesaraugustam civitatem
accessisset, more Francorum auro corruptus, absque ullo sudore pro eripienda a barbarorum
dominatione santa ecclesia, ad propria revertitur».
Du Jourdain au Tage 285

dénigrement de l’aventure croisée en Orient d’autant plus clair qu’aux


dérèglements des Francs s’oppose l’attitude vertueuse des chrétiens
hispaniques qui, sous la conduite de leurs rois, luttent pour la liberté de
l’Église46.
Au moment où l’auteur anonyme de l’Historia Silense interrompt un récit
qui devait être repris, un demi-siècle plus tard seulement, par le compilateur
auquel on doit la Najerense47, un autre historiographe s’attache, comme lui-
même l’a fait, à relire et à recomposer le passé de l’Espagne. Depuis Oviedo,
l’évêque Pelayo s’emploie à toute force à exalter son siège cathédral et à lui
procurer une dignité au moins égale sinon supérieure à celle de ses principaux
rivaux48. Il bâtit pour servir un tel projet deux ensembles composites dont la
finalité s’apparente à celles des textes compostellans inspirés par Diego
Gelmírez: au Liber Testamentorum, qui est un recueil de documents de toute
nature illustrant les droits du diocèse d’Oviedo, s’ajoute une compilation de
matériaux historiques désignée d’ordinaire sous le nom de C o r p u s
Pelagianum49. En attente d’être édité50, ce dernier ensemble, dont Patrick
Henriet a souligné la redoutable complexité51, ne présente à notre
connaissance aucune référence directe à la croisade: pas plus que la chrétienté,
entendue comme corps réuni autour de la figure du pape52, l’Orient latin n’y
est en effet évoqué. Seule la cité de Jérusalem est investie par Pelayo d’un
statut particulier car rattacher l’origine de l’Arca sancta, vénérée dans les
Asturies, au lieu de la Passion permet à l’évêque de renforcer le prestige de
son siège cathédral, où le reliquaire a été acheminé depuis Tolède au moment
de la conquête arabo-berbère de l’Espagne53. Des événements récents qui, au

46
Ibid., pp. 145-146: « Verum qui quorundam Francorum regum mansiones describere pergunt,
animadvertant quia pro nataliciis et pascalibus cibis, quos per diversa loca eos consumpsisse asserunt,
nos labores exercitus Ispanorum regum, pro liberanda santa ecclesia a ritibus paganorum, et sudores,
non convivia et delicata fercula, describimus».
47
Les éléments de filiation des deux textes ont été bien analysés par J. ESTÉVEZ SOLA, «Notas
para una edición de la Historia Silense», dans Homenaje al Profesor Fernando Gascó, Séville, 1997,
pp. 757-764, qui souligne qu’il serait utile de les mettre à profit dans la perspective d’une
réédition du récit le plus ancien.
48
Th. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 122.
49
Présentée par Francisco Javier FERNÁNDEZ CONDE , El libro de los testamentos de la catedral de
Oviedo, Rome, 1971, surtout pp. 50-69, l’œuvre écrite de Pelayo a été réexaminée récemment
par Patrick HENRIET , «Hagiographie et historiographie en péninsule Ibérique (XIe-XIIIe
siècles). Quelques remarques», Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 23 (2000), pp. 67-70.
50
Patrick HENRIET, «Du cosmos à la Chrétienté: images d’évêques dans quelques manuscrits
hispaniques des Xe-XIIIe siècles», dans M. Aurell et Á. García de la Borbolla (éd.), La imagen
del obispo hispano…, p. 90.
51
ID., «Hagiographie et historiographie en péninsule Ibérique…», p. 68.
52
ID., «Du cosmos à la Chrétienté…», p. 92.
53
Rapportée en premier lieu par l’HS, p. 129, la tradition situant la réalisation du coffre à
Jérusalem a été bien étudiée par Th. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 230, qui,
en son sein, signale l’importance de Pelayo, désireux d’assimiler le siège d’Oviedo à la ville
sainte. Ambitieux, le projet de l’évêque qui prétend faire de la cité asturienne une nouvelle
286 Daniel Baloup et Philippe Josserand

tournant des XIe et XIIe siècles, ont marqué Jérusalem, les matériaux réunis par
le prélat ne disent absolument rien, sauf à supposer qu’un faux copié dans le
Liber Testamentorum, rapportant quelque trois cent ans plus tôt le départ de
cavaliers mobilisés à la demande du pape54, ne fasse en réalité écho à la
situation hispanique au moment du déclenchement de la Première croisade55.
Informés des victoires latines remportées en Orient, ni l’évêque Pelayo ni
l’auteur de l’Historia Silense n’en font état dans les constructions
historiographiques qu’ils développent. À l’époque pourtant, non loin
d’Oviedo et de León où ils s’investissent dans leurs travaux, un autre projet
historique prend corps qui, pour sa part, s’ouvre largement à la croisade.
Achevée dans les années centrales du XIIe siècle56, immédiatement après la
mort de l’archevêque Diego Gelmírez, qui, quatre décennies plus tôt, en avait
patronné la rédaction57, l’Historia Compostellana reflète plus qu’aucun récit
l’ayant précédée les avancées de l’idéologie pontificale de guerre sainte dans
l’Occident péninsulaire58. Jérusalem, pour la délivrance de laquelle la croisade
s’est mobilisée59, fait notamment l’objet d’une préoccupation intense dans

Jérusalem, comme l’a mis en relief P. HENRIET, «Hagiographie et historiographie en péninsule


Ibérique…», p. 67, aurait même, d’après l’auteur, reçu une traduction iconographique (ID .,
«Du cosmos à la Chrétienté…», p. 88).
54
Attribué à JeanVIII, le document a été publié par Thomas DESWARTE, « ¿Una nueva
metrópoli en Oviedo? Dos falsas bulas del obispo Pelayo (1098/1101-1130)», dans M. Aurell
et Á. García de la Borbolla (éd.), La imagen del obispo hispano…, pp. 157 et 164-165, ap. 2.
55
Cette hypothèse a été formée pour la première fois par José Luis MARTÍN RODRÍGUEZ ,
«Reconquista y cruzada», Studia Zamorensia. Segunda Etapa, 3 (1996), pp. 215-216, qui signale
à propos de ce faux et d’un autre rédigé à peu de distance que « aunque estas cartas sean en su
totalidad invención de Pelayo, que las utiliza para convertir Oviedo en sede metropolitana del reino
astur desde el lejano siglo IX, el obispo ovetense, rigurosamente contemporáneo de las primeras
cruzadas (¿1068?-1130), recoge en estas cartas las ideas de su época, convertidas en realidad tras el
que se considera ensayo general de las Cruzadas, que tuvo por escenario la localidad de Barbastro». À
de tels mots, il semble possible de souscrire, si l’on excepte l’interprétation donnée par
l’auteur de l’expédition de Barbastro en 1064, qui ne saurait être tenue pour une croisade (Jean
FLORI, «De Barbastro à Jérusalem : plaidoyer pour une redéfinition de la croisade», dans Ph.
Sénac [éd.], Aquitaine-Espagne, VIIIe-XIIIe siècle, Poitiers, 2001, p. 131).
56
Ainsi l’a bien montré l’étude de Fernando LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago de Compostela en
la Alta Edad Media, Saint-Jacques-de-Compostelle, 1988, pp. 82-84.
57
L’initiative du prélat ressort clairement du prologue de l’œuvre (HC, lib. I, chap. 3, p. 17),
comme l’a bien établi son éditrice scientifique Emma Falque (ibid., p. X).
58
Le fait a été relevé par Ph. JOSSERAND , «Croisade et Reconquête dans le royaume de
Castille…», pp. 81-82, en accord avec l’opinion de Richard FLETCHER, Saint James’s Catapult.
The Life and Times of Diego Gelmírez of Santiago de Compostela, Oxford, 1984, pp. 297-298, et
«Reconquest and Crusade in Spain…», pp. 42-43.
59
Signalé jadis par Herbert E. J. COWDREY, «Pope Urban II’s Preaching of the First Crusade»,
History, 55 (1970), pp. 177-188, repris dans ID., Popes, Monks and Crusaders, Londres, 1984, XVI,
le rôle central de Jérusalem dans la croisade, dont on voudrait que l’ensemble des historiens
soient absolument persuadés, a été récemment rappelé par J. F LORI , «De Barbastro à
Jérusalem : plaidoyer pour une redéfinition de la croisade…», p. 145.
Du Jourdain au Tage 287

l’œuvre60. À croire le témoignage des clercs associés au projet de Diego


Gelmírez, d’importants subsides sont envoyés de Compostelle pour venir en
aide au Saint-Sépulcre61. Une confraternité, remarquablement étudiée par
Nikolas Jaspert 62, est même instituée afin de réunir dans une prière mutuelle
les communautés des deux sanctuaires de pèlerinage63. De Galice, mais aussi
de Castille, l’Historia Compostellana rapporte que de nombreux fidèles prennent
le chemin de Jérusalem, précisant qu’eux seuls échappaient à l’insécurité
entretenue sur les routes par le roi d’Aragon64. De tels hommes, pour la
plupart, sont sans doute de simples pèlerins65, mais, à bien lire la narration, il
ressort que certains d’entre eux peuvent être considérés comme des croisés66,
puisque, suivant Rodrigo Vélaz et Fernán Pérez de Traba67, ils ont fait vœu de
lutter contre les musulmans en Terre sainte en dépit des injonctions
pontificales qui prétendaient interdire aux Espagnols un tel combat68.
Témoin du départ de nombre de ses compatriotes pour la croisade, Diego
Gelmírez, à en croire le récit de l’Historia Compostellana, se serait
personnellement employé pour diffuser dans l’Occident péninsulaire, habité
par une tradition séculaire de Reconquête, l’idéal romain de guerre sainte
développé à la faveur de l’expansion latine en Orient69. Intégrée à la narration,

60
Il convient de s’inscrire contre les affirmations de M. DÍAZ Y DÍAZ , «Las tres grandes
peregrinaciones vistas desde Santiago…», pp. 89-90, voire de R. FLETCHER , Saint James’s
Catapult…, p. 298, qui tendent à minorer l’importance de Jérusalem dans l’Historia
Compostellana, alors même que la ville sainte était à la source d’un prestige pour le sanctuaire
galicien, en lien avec l’Orient, que ses rivaux ibériques ne pouvaient lui disputer, ainsi que l’a
bien rappelé Patrick HENRIET, «"Capitale de toute vie monastique", "élevée entre toutes les
églises d’Espagne". Cluny et Saint-Jacques au XIIe siècle», dans A. Rucquoi (éd.), Saint Jacques
et la France, Paris, 2003, p. 441.
61
Mentionnés par Jonathan PHILLIPS, Defenders of the Holy Land. Relations between the Latin East
and the West, 1119-1187, Oxford, 1996, pp. 15-16, de tels transferts ressortissent de HC, lib. II,
chap. 28, pp. 271-272, lib. III, chap. 8, p. 432, et chap. 26, p. 463.
62
N. JASPERT, « Pro nobis, qui pro vobis oramus, orate…», pp. 200-201.
63
HC, lib. II, chap. 28, p. 271, et lib. III, chap. 26, p. 463.
64
Ibid., lib. II, chap. 64, p. 353: « Aragonensis quippe rex […] quoscumque de Gallecia aut Castellana
patria in itinere deprendere poterat, omnes preter Iherosolimitanos male tractari et expoliari faciebat».
65
Signalés par N. JASPERT, « Pro nobis, qui pro vobis oramus, orate…», pp. 191-192, ces flux de
pèlerins sont attestés par HC, lib. I, chap. 112, p. 195, lib. II, chap. 3, p. 225, chap. 10, p.240,
chap. 42, p. 288, chap. 64, p.353, et lib. III, chap. 8, p. 432.
66
Ibid., lib. II, chap. 16, p. 253: « Compluribus Gallecanis, accepta cruce, Iherosolimam adeuntibus».
67
Ibid., lib. II, chap. 42, p. 288, et chap. 86, p. 401.
68
Abondamment mises en avant par l’historiographie espagnole, comme en témoignent les
analyses d’Eloy BENITO RUANO , «España y las cruzadas», Anales de Historia Antigua y
Medieval, 2 (1951-1952), p. 113, de J. GOÑI G AZTAMBIDE , Historia de la bula de cruzada en
España…, pp. 61 et 64-66, ou de J. L. M ARTÍN R ODRÍGUEZ, «Reconquista y cruzada…»,
pp.219-220, ces prohibitions émanent pour une bonne part du récit de HC, lib. I, chap. 9,
pp.24-26, et chap. 39, pp. 77-78.
69
Longtemps méconnu, l’affrontement de ces deux logiques auquel nous nous sommes
récemment attachés (D. B A L O U P , «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», pp. 460-464, et Ph. JOSSERAND , Église et pouvoir dans la péninsule Ibérique…,
288 Daniel Baloup et Philippe Josserand

une lettre du prélat écrite en janvier 1125, au temps de sa légation dans les
provinces métropolitaines de Mérida et de Braga70, exhorte les fidèles de
l’ensemble des régions hispaniques à prendre les armes pour ouvrir en al-
Andalus un itinéraire menant à Jérusalem71. La protection ecclésiastique sous
laquelle l’archevêque place les biens des combattants au cours de l’expédition,
l’indulgence plénière qu’il leur accorde en prenant soin d’en étendre la portée
à tous ceux qui, empêchés de participer à l’entreprise, équiperaient un homme
à leurs frais relèvent clairement des privilèges habituels de la croisade72. En
développant une conception de la guerre assimilable au pèlerinage armé
auquel UrbainII avait appelé jadis les chrétiens à Jérusalem73, Diego Gelmírez
s’inscrit en rupture avec la position beaucoup plus conforme à l’idéologie
traditionnelle de Reconquête dont il s’était fait l’interprète jusque là,
notamment lors de l’assemblée de Burgos en 1113 où la reine Urraca l’avait
prié d’exciter l’assistance à résister aux Almoravides74. Opéré sous l’influence
de Rome, iuxta domini papæ edictum75, l’engagement du prélat au service de la
croisade se double d’une vaste campagne de pédagogie que reflète l’Historia
Compostellana, en détaillant les soins apportés par le dignitaire à la diffusion
d’un message dont il veut qu’il soit expliqué au peuple et adressé aux
principaux représentants politiques de l’Occident hispanique76.

pp.590-591), est signalé par un nombre croissant d’auteurs, parmi lesquels M. A. RODRÍGUEZ
DE LA P EÑA , «La cruzada como discurso político en la cronística alfonsí…», pp. 113-115, et
Patrick HENRIET, «Un bouleversement culturel. Rôle et sens de la présence cléricale française
dans la péninsule Ibérique (XIe-XIIe siècle)», Revue d’histoire de l’Église de France, 90 (2004),
p.75.
70
HC, lib. II, chap. 78, p. 379: « Abicientes itaque opera tenebrarum et inportabile diaboli iugum
iustitie operibus instudeamus et arma lucis iuxta apostoli monitionem unanimiter induamur et,
quemadmodum milites Christi, fideles sancte Ecclesie filii iter Iherosolimitanum multo labore et multi
sanguinis effusione aperuerunt, ita et nos Christi milites efficiamur et, eius hostibus debellatis pessimis
Sarracenis, iter, quod per Hispanie partes breuius et multo minus laboriosum est, ad idem Domini
sepulchrum ipsius subueniente gratia aperiamus».
71
Malgré les dénégations de M. DÍAZ Y D ÍAZ, «Las tres grandes peregrinaciones vistas desde
Santiago…», p. 89, le but fixé par l’archevêque aux guerriers est bien Jérusalem, comme l’ont
établi Michel VILLEY, La croisade. Essai sur la formation d’une théorie juridique, Paris, 1942, p. 199,
et, à sa suite, B. HAMILTON, «Eleanor of Castile and the Crusading Movement…», p. 92, ou
J.R ILEY-SMITH, The First Crusaders…, pp. 79-80.
72
HC, lib. II, chap. 78, p. 379.
73
Bien qu’un débat subsiste encore (J. FLORI, «De Barbastro à Jérusalem…», p. 131), la croisade
peut être raisonnablement tenue pour un pèlerinage armé destiné à rendre les Lieux saints à la
chrétienté.
74
Le fait a été bien souligné par R. FLETCHER, Saint James’s Catapult…, pp. 298-299.
75
HC, lib. II, chap. 78, p. 379.
76
Ibid., lib. II, chap. 78, p. 378: « Cuiusmodi etiam cartam de illa plenaria absolutione ad reges et
comites ceteros que principes, ad milites quoque et pedites direxit, ut uisa plenaria absolutione in
supradictam expeditionem ad Dei obsequium et suorum peccatorum remissionem libentius et deuotius
irent. Archiepiscopis quoque et episcopis atque abbatibus ceterisque sancte Ecclesie prepositis hanc
cartam omni populo predicare, laudare et exponere et eos ad supradictam expeditionem omnibus modis
animare precepit».
Du Jourdain au Tage 289

Par sa nouveauté dans le contexte ibérique, l’ouverture de Diego Gelmírez


à l’idéal pontifical de guerre sainte, dont participe pleinement la construction
historiographique réalisée à la gloire du prélat, mérite sans conteste de retenir
notre attention77. Suffit-elle pour autant à faire de l’archevêque de Compostelle
un croisé? À cette question sur laquelle il a refermé son travail consacré à
l’homme d’Église galicien, Richard Fletcher proposait il y a vingt ans de
répondre de manière négative78. Une étude du regard jeté par l’Historia
Compostellana sur l’expansion latine en Orient ne peut que confirmer la justesse
du sentiment de l’historien britannique. L’indulgence plénière qui s’attache à
la croisade n’est pas tenue dans l’œuvre pour propre à un engagement au
service de la Terre sainte: promise aux guerriers qui combattent aux frontières
d’al-Andalus en vertu d’une équivalence de droit définitivement aboutie lors
du premier concile de Latran 79, elle est étendue en un cas aux fidèles qui
mourraient en s’opposant par les armes aux violateurs de la Paix de Dieu80. Le
pèlerinage à Jérusalem lui-même reçoit dans la narration patronnée par Diego
Gelmírez un traitement ambigu81. Si son prestige apparaît indéniable82,
l’archevêque ne semble pas, malgré les prières du patriarche de la ville
sainte83, avoir résolu d’y sacrifier, comme l’ont fait en son temps les plus hauts
dignitaires de l’Église hispanique84. Mieux, dans un chapitre à la facture
posthume évidente85, Diego Gelmírez passe pour avoir découragé un clerc de
sa cathédrale de se rendre au Sépulcre du Christ86. À bien lire l’Historia
Compostellana, la dévotion pour Jérusalem n’est donc pas nécessairement

77
Ph. JOSSERAND , «Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au XIIe siècle…»,
pp.81-82.
78
R. FLETCHER, Saint James’s Catapult…, p. 299: « Does this make Diego Gelmírez a crusader? Does it
place him among the architects of the idea of St. James’s patronage of the reconquest of Spain? I doubt
it».
79
Le fait a été relevé par J. GOÑI GAZTAMBIDE, Historia de la bula de cruzada en España…, pp. 76-
77, R. F LETCHER , «Reconquest and Crusade in Spain…», pp. 42-43, ou J. O’CALLAGHAN,
Reconquest and Crusade in Medieval Spain…, p. 38.
80
HC, lib. II, chap. 71, p. 370.
81
Ainsi l’a justement relevé M. DÍAZ Y D ÍAZ, «Las tres grandes peregrinaciones vistas desde
Santiago…», p. 90.
82
P. HENRIET, «“Capitale de toute vie monastique”…», p. 441.
83
HC, lib. II, chap. 28, p. 272.
84
N. J ASPERT , « Pro nobis, qui pro vobis oramus, orate…», p. 193, a rapporté les exemples de
l’archevêque de Braga Maurice Bourdin, de l’évêque de Barcelone Oleguer, au voyage duquel
s’est par la suite attaché Martin AURELL , «Prédication, croisade et religion civique. Vie et
miracles d’Oleguer († 1137), évêque de Barcelone», Revue Mabillon, 10 (1999), pp. 126-127, et de
l’archevêque de Tolède Bernard de Sédirac, à qui le pape s’est opposé dans son intention de
partir à Jérusalem (HDRH, lib. VI, chap. 26, p. 209).
85
Ainsi l’a souligné F. LÓPEZ ALSINA, La ciudad de Santiago…, p. 78.
86
HC, lib. III, chap. 8, p. 432: « Beati Iacobi ecclesie thesaurarius nomine B. Ierosolimam ire in Dei
obsequium et suorum excessuum remissionem disposuit. Cumque, preparatis sibi necessariis, ipsum
iter aggressurus esset, Conpostellanus suam ecclesiam multa detrimenta per eius absentiam
incursuram esse videns et ipsius ecclesie opus eius magisterio multum indigere non dubitans eum ab
illo itinere reuocare et reuocatum retinere omnimodo decreuit».
290 Daniel Baloup et Philippe Josserand

investie d’une valeur positive et certains croisés, comme plus tard dans la
Chronica Adefonsi Imperatoris, pourraient même en vertu d’un critère moral
faire figure de parfaits contre-modèles87.
Écrite du vivant d’AlphonseVII, peu après la prise d’Almería qui, en 1147,
forme le point d’orgue de son règne88, la Chronica Adefonsi Imperatoris s’est
trouvée, comme l’Historia Compostellana, dans l’obligation d’offrir à la croisade
une place dans la narration dont les récits hispaniques du début du XIIe siècle
pouvaient encore faire l’économie. Le fait révèle sans doute à l’échelle de
l’Occident péninsulaire la pénétration de l’idéologie pontificale de guerre
sainte à laquelle un nombre croissant d’historiens se sont attachés au cours des
dernières années89. Mais il traduit en même temps, plus encore que pour
l’Historia Compostellana, combien les pratiques nouvelles forgées à l’épreuve de
l’Orient s’inscrivent en terre ibérique dans un modèle guerrier préexistant qui
contribue en grande partie à en réduire la portée. Peu fréquentes, les
références à la croisade de Terre sainte dans la Chronica Adefonsi Imperatoris
n’obéissent pas à une logique fortuite: au nombre de trois, elles s’articulent
autour de deux figures de chefs militaires réputés, que le récit, jouant de leur
désir commun de s’employer au service de Jérusalem, oppose presque terme à
terme90. Ennemi d’AlphonseVII, à la merci duquel le sort des armes l’a
provisoirement réduit91, Rodrigo González de Lara passe dans la narration
pour être parti en Orient à l’annonce d’une possible disgrâce92. À l’inverse,
c’est fort des succès remportés dans la défense de Tolède, dont le souverain lui
avait confié la charge93, que Muño Alfonso est tenu pour avoir envisagé un

87
Tel est le cas des croisés anglais décrits comme pires que les Almoravides (ibid., lib. I, chap. 76,
p. 118), et même du noble galicien Rodrigo Vélaz qui, au retour de Jérusalem, n’hésite pas à
persécuter l’Église compostellane (ibid., lib. II, chap. 42, p. 288).
88
Établie par Antonio U BIETO ARTETA, «Sugerencias sobre la Chronica Adefonsi Imperatoris»,
Cuadernos de Historia de España, 25-26 (1957), p. 325, cette datation a été ensuite acceptée par R.
F L E T C H E R , «Reconquest and Crusade in Medieval Spain…», p. 41, et D. BALOUP,
«Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi Imperatoris…», p. 457.
89
Tirant parti des efforts de l’historiographie récente pour chercher à mieux définir la croisade,
nous avons tenté de pousser l’analyse de R. FLETCHER, «Reconquest and Crusade in Medieval
Spain…», pp. 42-44 (Ph. JOSSERAND, «Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au
XIIe siècle…», pp. 81-82, et D. B ALOUP, «Guerre sainte et violences religieuses…», p. 24).
90
Le parallèle a été souligné par D. BALOUP, «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», pp. 461-463.
91
Chronica Adefonsi Imperatoris, éd. d’Antonio Maya Sánchez et de Juan Gil, dans Chronica
Hispana. Saeculi XII (CCCM, 71), Turnhout, 1990, lib. I, chap. 22, pp. 160-161. Désormais abrégé
CAI.
92
CAI, lib. I, chap. 47, p. 172. La date de 1134, donnée par le récit au départ du comte, a été
corrigée d’un peu plus de deux années par M. TORRES SEVILLA , Linajes nobiliarios de León y
Castilla…, p. 224, dont l’étude doit être prolongée par la réflexion de José GARCÍA PELEGRÍN,
Studien zum Hochadel der Königreiche León und Kastilien im Hochmittelalter, Münster, 1991,
pp.123-124.
93
CAI, lib. II, chap. 48-49, pp. 217-218, et chap. 69-72, pp. 227-229.
Du Jourdain au Tage 291

engagement similaire94. Inspirée par le meurtre d’une fille coupable de s’être


laissée séduire95, sa résolution ne tient pas de la fuite précipitée à laquelle la
Chronica Adefonsi Imperatoris assimile celle de son devancier: elle est
l’émanation d’un repentir profond qui trouve sur le Tage, plutôt qu’à
Jérusalem, le lieu idéal pour s’exprimer96.
Étonnante pour qui refuserait d’entendre qu’une guerre sainte peut au
milieu du XIIe siècle être menée dans l’Occident ibérique hors de la conception
romaine, une telle présentation ne doit absolument rien au hasard. Étranger
sans doute à l’espace castillano-léonais, mais proche d’AlphonseVII, dont il
dresse un panégyrique très éloquent97, l’auteur de la Chronica Adefonsi
Imperatoris s’attache à défendre l’idée que les combats livrés en al-Andalus
offrent aux fidèles qui y perdent la vie la certitude d’obtenir le salut98.
Rapportant la campagne d’Almería, il insiste ainsi à plusieurs reprises sur la
dimension pénitentielle de la lutte entreprise par les chrétiens du nord99. Le
contexte du récit peut sembler particulier en raison de l’indulgence de
croisade dont la papauté avait doté l’expédition100, mais le statut reconnu pour
l’occasion à l’affrontement armé avec les musulmans ne saurait être tenu pour
exceptionnel: corroboré par plusieurs documents de la pratique, comme la
révision des coutumes de Coïmbre arrêtée en 1145101, il ressort d’autres
passages de la narration102. À bien lire la Chronica Adefonsi Imperatoris, la guerre

94
Le fait a été mis en relief par D. BALOUP , «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», pp. 462-463.
95
CAI, lib. II, chap. 90, p. 237.
96
Ainsi l’ont affirmé D. B A L O U P , «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», p. 461, et Ph. J OSSERAND, Église et pouvoir dans la péninsule Ibérique…, p. 592.
97
Attribuée très souvent à l’évêque Arnaldo d’Astorga, dont Luis SÁNCHEZ B ELDA , Chronica
Adefonsi Imperatoris, Madrid, 1950, p. XIX, faisait un clunisien d’origine française, la chronique
serait plutôt l’œuvre d’un clerc catalan, à croire A. UBIETO ARTETA, «Sugerencias sobre la
Chronica Adefonsi Imperatoris…», pp. 317-326. Au-delà de la controverse, les deux auteurs
s’accordent cependant sur le fait que l’auteur devait résider de longue date à la cour impériale
de Léon au moment d’écrire son récit.
98
Ainsi l’a souligné D. B A L O U P , «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», p. 460.
99
CAI, lib. II, chap. 108, p. 247, et lib. III (Prefatio de Almaria), v. 382-383, p. 267.
100
Sans preuve vraiment irréfutable, l’idée de la concession d’une bulle de croisade lors de la
campagne d’Almería a été défendue par J. GOÑI GAZTAMBIDE, Historia de la bula de cruzada en
España…, pp. 83-85, et, plus encore, par J. O’CALLAGHAN, Reconquest and Crusade in Medieval
Spain…, pp. 44-45.
101
Leontina VENTURA, Maria Teresa VELOSO et Avelino de Jesus da COSTA (éd.), Livro Preto da Sé
de Coimbra, 3 vol., Coïmbre, 3, 1979, p. 263, doc. 576: « Ut omnes que voluerint ire Jherosolimam
non habeant licenciam eundi sed in auxilio illius castelli de Leirena et tocius Extremadure. Et
quicumque ibi fuerit mortuus habeat talem remissionem sicuti illi qui migraverit in Jherosolimis». Le
fait a été rappelé par Saul António GOMES, «Coimbra e Santiago de Compostela : aspectos de
um inter-relacionamento nos séculos medievos», Revista Portuguesa de Historia, 34 (2000),
p.476.
102
Le fait a été mis en valeur par D. BALOUP, «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», pp. 460-461.
292 Daniel Baloup et Philippe Josserand

aux frontières septentrionales d’al-Andalus reste, comme deux siècles et demi


plus tôt, une aventure collective qui engage dans l’ici-bas aussi bien que dans
l’au-delà le royaume tout entier derrière le prince. L’assimilation du conflit à
une croisade doit donc être découragée à toute force car elle porte en elle le
risque d’affaiblir la cohésion du peuple et de la noblesse autour d’un roi qui,
concurrencé par le pape, se verrait mis en cause dans sa mission
providentielle103.
Dans un tel schéma, Jérusalem en vient presque à fonctionner comme un
leurre. Aux yeux de l’auteur de la Chronica Adefonsi Imperatoris, la ville ne
saurait en tout cas se prévaloir d’une place prééminente dans l’économie du
salut. La mort de Rodrigo González de Lara, telle qu’elle est rapportée dans le
récit, l’illustre de façon convaincante: survenue en Terre sainte des
conséquences d’une lèpre contractée lors d’un retour peu glorieux en
péninsule Ibérique104, elle contraste avec celle qui est attribuée à Muño
Alfonso, tombé en pleine grâce dans l’affrontement avec les musulmans d’al-
Andalus auquel il a consacré les dernières années de sa vie105. Poussée
jusqu’au trépas, l’opposition développée par la narration entre les deux chefs
de guerre prétend à une valeur exemplaire. À s’y tenir, les croisades orientales
constitueraient en termes de salut une peine finalement inutile106. Est-on fondé
à accorder foi à pareil discours? Peut-on penser qu’il a rencontré l’adhésion
des fidèles de l’Occident péninsulaire dont il prétendait former ou du moins
influencer les représentations? Ce n’est pas le lieu ici de trancher de telles
questions, mais sans doute peut-on avancer qu’il est difficile de leur apporter
une réponse positive. En effet, l’auteur de la Chronica Adefonsi Imperatoris, à
son corps défendant, manifeste l’insuffisance du modèle pénitentiel contenu
dans l’idéologie de la Reconquête: parce qu’elle ne se propose pas de libérer
un lieu saint, la lutte menée en péninsule Ibérique n’a pas valeur de
pèlerinage107. Pareil manque Rodrigo González de Lara et Muño Alfonso l’ont
très profondément ressenti108, puisque, comme les croisés nordiques auxquels

103
Ibid., pp. 470-471.
104
CAI, lib. I, chap. 48, p. 172.
105
Ibid., lib. II, chap. 90, p. 237.
106
Ainsi l’a souligné D. B A L O U P , «Reconquête et croisade dans la Chronica Adefonsi
Imperatoris…», p. 465.
107
Ph. JOSSERAND, «Croisade et Reconquête dans le royaume de Castille au XIIe siècle…», p. 83,
en particulier n. 40, et ID., Église et pouvoir dans la péninsule Ibérique…, p. 592.
108
CAI, lib. I, chap. 48, p. 172, lib. II, chap. 30, p. 209, et chap. 90, p. 237. Pour l’exemple de
Rodrigo González de Lara notamment, l’insistance du récit sur le sens pénitentiel de son
départ pour l’Orient est patente: « Peregre profectus est Hierosolimis, ubi et commisit multa bella
cum Sarracenis fecitque quoddam castellum valde fortissimum a facie Ascalonie, quod dicitur Toron, et
munivit eum militibus et peditibus et escis, tradens illud militibus Templi […] His ita peractis, consul
Rodericus peregrinus factus est et abiit trans mare in Hierosolymis, causa orationis, sicut superius
scripsimus» ( ibid., pp. 172 et 209).
Du Jourdain au Tage 293

s’attache à la même époque le De expugnatione Lyxbonensi109, ils ont cru l’un et


l’autre qu’à Jérusalem, mieux que sur la frontière du Tage, ils pourraient se
laver des péchés qui compromettaient leur salut.
D’un tel espoir, la Chronica Adefonsi Imperatoris ne présente guère que
l’existence. Fidèle à une tradition narrative dominante jusqu’à la fin du XIIe
siècle au moins, elle le tient en effet pour préjudiciable à l’œuvre de
Reconquête à laquelle les chrétiens de l’Occident ibérique, sous la conduite de
leurs rois, doivent se consacrer totalement: servir à la frontière d’al-Andalus
est un devoir impératif et s’en éloigner, fût-ce pour combattre en Terre sainte,
ne saurait ouvrir droit à un mérite plus grand. En fonction de ce principe, les
sources chronistiques taisent le plus souvent les départs de Castillans en
croisade enregistrés tout au long du XIIe siècle. Lorsqu’elles les évoquent, elles
le font à mots comptés et proposent de pareil engagement pour Jérusalem une
lecture faussée, contrastant avec celle qui ressort des rares documents
orientaux110. À partir d’un cas, celui de Rodrigo González de Lara, la narration
hispanique semble même avoir construit un contre-modèle, stigmatisant un
noble qui, à l’autre extrémité de la Méditerranée, fut au contraire célébré au
point de se voir dédier la Description de la Terre sainte écrite au milieu du XIIe
siècle par Rorgo Fretellus111, qui rappelle que, fraîchement débarqué de
Castille, il avait servi aux côtés des Templiers112, auxquels il laissa par la suite
son château de Toron113.

109
Le fait a été bien relevé par Jonathan P HILLIPS , «Ideas of Crusade and Holy War in D e
expugnatione Lyxbonensi (The Conquest of Lisbon)», dans R. N. Swanson (éd.), The Holy Land,
Holy Lands, and Christian History. Papers read at the 1998 Summer Meeting and the 1999 Winter
Meeting of Ecclesiastical History Society, Woodbridge, 2000, p. 131, à partir d’un passage du De
expugnatione Lyxbonensi. The Conquest of Lisbon edited from the unique Manuscript in Corpus
Christi College, Cambridge, with a Translation into English by Charles Wendell David, éd. de
Jonathan Phillips, New York, 2000, pp. 60-61, où des croisés s’inquiètent du détournement de
leur entreprise vers les côtes de la péninsule Ibérique: « Quanti illic penitentes, quanti peccata et
neggligentias cum luctu confitentes et gemitu, peregrinationis sue conversionem utcumque inceptam,
inundatione lacrimarum diluentes, in ara cordis contriti Deo sacrificabant».
110
Geneviève BRESC-BAUTIER, Le cartulaire du chapitre du Saint-Sépulcre de Jérusalem (Documents
relatifs à l’histoire des croisades publiés par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 15),
Paris, 1984, pp. 170-171, doc.72.
111
Le fait ressort du remarquable travail de Rudolf HIESTAND, «Un centre intellectuel en Syrie
du Nord? Notes sur la personnalité d’Aimery d’Antioche, Albert de Tarse et Rorgo Fretellus»,
Le Moyen Âge, 100 (1994), pp. 26-30. À Pierre-Vincent Claverie, expert en l’art de lier ensemble
les divers espaces du bassin méditerranéen, nous tenons à exprimer notre plus vive gratitude
pour avoir attiré notre attention sur cette contribution.
112
L’association du noble castillan avec les frères du Temple appert de la dédicace dont l’a
gratifié Rorgo Fretellus dans la deuxième rédaction de son œuvre (P. C. B OEREN , Rorgo
Fretellus de Nazareth et sa description de la Terre Sainte. Histoire et édition du texte, Amsterdam-
Oxford-New York, 1980, p. 54). Exalté sous le titre emphatique d’« impiger Machabeorum
commilito, hospitatus ante Bethel, regis Salomonis in atrio», Rodrigo González de Lara est lié aux
Templiers, dont le Templum Salomonis est le siège à Jérusalem, comme l’ont relevé R.
H IESTAND , «Un centre intellectuel en Syrie du Nord?…», pp. 30-31, et, à sa suite, Denys
294 Daniel Baloup et Philippe Josserand

Entre l’achèvement de la Chronica Adefonsi Imperatoris, avant 1150, et celui


de la Chronique latine des Rois de Castille, vers 1230, il s’écoule environ trois
quarts de siècle, tout juste interrompus, dans les années 1170, par l’élaboration
de la Crónica Najerense. Les raisons de ce long silence n’ont pas vraiment été
éclaircies, pas plus que n’a été expliquée de façon satisfaisante l’abondance de
la production entre 1220 et 1250. En une trentaine d’années, les royaumes
occidentaux de péninsule Ibérique produisent trois importantes chroniques: la
Chronique latine, déjà mentionnée, attribuée à l’évêque Juan de Osma114,
chancelier du roi FerdinandIII, le Chronicon Mundi de Lucas de Tuy115,
chanoine de la collégiale San Isidoro de Léon, et l’Historia de Rebus Hispaniae de
l’archevêque de Tolède, Rodrigo Jiménez de Rada116. Sans doute fallait-il alors
tirer les leçons des grands règnes d’AlphonseVIII de Castille et d’AlphonseIX
de Léon, et faire face, chacun en fonction de ses intérêts et de ses engagements,
aux promesses et aux menaces contenues dans la réunion des deux couronnes
par FerdinandIII, en 1230 – une réunion qui, au prix de certaines adaptations,
pouvait sembler redonner vie au rêve d’un empire ibérique, incarné par
AlphonseVII jusqu’en 1147 puis brisé avec le morcellement politique de la
seconde moitié du XIIe siècle. Les trois chroniqueurs laissent percevoir leurs
préférences, qui ont souvent été commentées117, pour la Castille ou pour le
Léon, pour la noblesse ou pour le roi, pour AlphonseVIII ou pour
FerdinandIII. Mais, contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne semblent pas
construire leur œuvre dans le seul but d’exalter la mémoire d’un puissant. Ils
écrivent, chacun à sa façon, l’histoire collective d’un groupe humain constitué
en communauté politique, alors que les rapports de force, les pratiques du
pouvoir et la position des royaumes de Léon et de Castille sur la scène
internationale ont considérablement évolué.
Au cœur du discours, constituant l’essentiel de la matière narrative et
structurant le récit, on trouve l’histoire de la Castille chez Juan de Osma, ou

P RINGLE , «Templar Castles between Jaffa and Jerusalem», dans H. Nicholson (éd.), The
Military Orders. Welfare and Warfare, Aldershot, 1998, p. 95.
113
Cette donation est rapportée par la tradition chronistique péninsulaire (CAI, lib. I, chap. 48,
p.172).
114
Cronica Latina de los Reyes de Castilla, éd. et trad. de Luis Charlo Brea, Cadix, 1984. Désormais
abrégé CLRC.
115
Chronicon Mvndi (CCCM, 74), éd. d’Emma Falque, Turnhout, 2003. Désormais abrégé CM.
116
Voir la présentation croisée de ces trois chroniques dans Ana RODRÍGUEZ LÓPEZ, «History and
Topography for the Legitimation of Royalty in three Castilian Chronicles», Majestas, 12 (2004),
pp. 61-81. Sur l’HDRH, voir les actes du colloque organisé à Lyon par Georges Martin dans les
Cahiers de Linguistique et de Civilisation Hispaniques Médiévales (CLCHM), 26 (2003). Sur Lucas
de Tuy et son œuvre, voir les actes de la Table ronde tenue à Paris sous direction de Patrick
Henriet: CLCHM, 24 (2001).
117
A partir des travaux de Georges Martin dont, en particulier: Les Juges de Castilles. Mentalités et
discours historiques dans l’Espagne médiévale, Paris, 1992.
Du Jourdain au Tage 295

plus largement, l’histoire des royaumes occidentaux de la péninsule chez


Lucas de Tuy et chez Rodrigo Jiménez. Mais au travers et à partir de cette
histoire locale, de ce récit national, si l’on veut, les trois chroniqueurs
s’attachent à rétablir un contexte plus ou moins large, toujours suffisamment
étendu pour inclure l’Orient et les possessions latines de Terre sainte. Leur
intérêt pour les affaires d’Outre-mer peut s’expliquer par différentes raisons,
parfois anciennes et profondes, parfois plus conjoncturelles. Les raisons
anciennes sont, au moins, au nombre de deux. Il y a, tout d’abord, l’attraction
ressentie par les élites civiles et ecclésiastiques pour la Terre sainte, dont
témoignent les nombreux pèlerinages, nous l’avons vu. Il y a, ensuite, le
sentiment d’une communauté de destin entre des régions qui ont été
rapprochées par le jeu de l’histoire mais aussi par l’autorité de la papauté qui
s’est employée à accréditer un principe d’équivalence entre les événements qui
se déroulaient aux deux extrémités de la Méditerranée et à nouer ensemble le
sort des royaumes chrétiens ibériques et celui des installations latines
d’Orient. Le rôle acquis par les ordres militaires dans la deuxième moitié du
XIIe siècle, installés aussi bien en Terre sainte qu’en péninsule Ibérique pour
certains, ou bien, pour les ordres ibériques, imités des modèles d’Outre-mer et
éventuellement destinés à partager leurs efforts entre leur terre natale et
l’Orient, n’a pu que renforcer ce sentiment de familiarité, sinon d’égalité entre
les deux situations118. Puis, à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, entre la
déroute castillane d’Alarcos, en 1195, et la victoire de Las Navas de Tolosa, en
1212, un tournant décisif s’opère: sous le coup de la défaite, AlphonseVIII
élabore un projet tout à fait inédit dans la tradition castellano-léonaise, projet
d’une véritable croisade, sollicitée par le souverain mais placée sous le
patronage pontifical dont l’autorité est requise pour mobiliser à travers
l’Occident les troupes dont le renfort est attendu pour repousser les
Almohades. L’organisation de la campagne de 1212 et la publicité donnée à la
victoire par le roi et par son entourage, dont nous ne trouvons pas de
véritables antécédents, marquent une rupture dans la pratique diplomatique
des dynasties léonaise et castillane119. La singularité de la situation ibérique
s’estompe et la papauté ne tarde pas à prendre acte de ce déplacement. En
1215, les prélats des églises locales (parmi eux, Juan de Osma et Rodrigo
Jiménez) répondent en nombre à la convocation d’InnocentIII pour participer
au IVe concile du Latran. Leur assiduité confirme une évolution sensible dans
le positionnement des clergés ibériques vis-à-vis de Rome, même si tous les

118
Cf. Eloy BENITO RUANO, «Las órdenes militares españolas y la idea de cruzada», Hispania, 62-
65 (1956), pp. 10-11 et, plus récemment, Ph. JOSSERAND, Église et pouvoir dans la péninsule
Ibérique…, pp. 43-44
119
Sur la préparation de la bataille, voir: Martín ALVIRA CABRER, Guerra e ideología en la España
medieval: cultura y actitudes históricas ante el giro de principios del siglo XIII. Batallas de Las Navas
de Tolosa (1212) y Muret (1213), Madrid, 2000, pp. 179-181 et surtout 249-262. Sur les effets de la
propagande royale: D. W. LOMAX, «La Conquista de Andalucía a través de la historiografía
europea de la época…», pp. 37-49.
296 Daniel Baloup et Philippe Josserand

différends n’ont pas disparu, comme en témoignent les résistances rencontrées


par le légat Jean d’Abbeville, quelques années plus tard 120. Au Latran, les
affaires d’Orient occupent une place centrale dans les débats et le pape,
affirmant plus fortement que jamais l’universalité du devoir de croisade
requiert la participation économique des royaumes ibériques qui jusqu’alors
en étaient exemptés en raison de la lutte qui les opposait aux infidèles sur leur
propre sol121. Cette exigence, parce qu’elle provoque un vif mécontentement
des églises péninsulaires et qu’elle entraîne un échange nourri de messages122,
relance d’une autre façon la question de la relation entre la péninsule Ibérique
et l’Outre-mer. Dans un contexte traditionnellement favorable, les liens entre
l’Occident péninsulaire et la Terre sainte se trouvent donc fortement resserrés
au début du XIIIe siècle.
La traduction de la Fazienda de Ultramar, sous FerdinandIII, et la place
occupée par l’Orient dans des œuvres comme le Libro de Apolonio ou le Libro de
Alexandre témoignent de cette intensification, à la fois réelle et rêvée, des
rapports entre les deux principaux fronts de la lutte contre l’Islam123. Pourtant,
l’évocation des croisades d’Orient dans les trois chroniques rédigées entre
1220 et 1250, comme dans celles qui avaient précédé, manifeste une ambiguïté
qui ne manque pas de faire problème. Les trois chroniqueurs ont en commun
de passer presque complètement sous silence la contribution ibérique aux
opérations d’Outre-mer. Lucas de Tuy fait remarquer que le cardinal Pélage,

120
Peter LINEHAN, The Spanish Church and the Papacy in the Thirteenth Century, Cambridge, 1971,
pp. 35-53. Les remarques de Peter Linehan sont reprises et prolongées par Antonio GARCÍA y
GARCÍA, «El Concilio IV Lateranense y la Península Ibérica», dans Iglesia, Sociedad y Derecho,
3, Salamanque, 1987, pp. 187-208.
121
P. LINEHAN, The Spanish Church…, pp. 6-7 et A. GARCÍA y GARCÍA, «El Concilio IV…», p. 193.
122
Antonio García y García donne un aperçu de ces échanges dans son article: «Inocencio III y
los problemas peninsulares», dans Estudos en homenagen a Joaquim M. da Silva, Porto, 1999,
pp.723-779 (repris dans Iglesia, Sociedad y Derecho, 4, Salamanque, 2000, pp. 219-232).
123
A propos du lien entre la Fazienda et les croisades d’Orient, Fernando Gómez Redondo écrit:
« No tiene por qué interpretarse La Fazienda como una pieza más de la literatura propagandística que
se escribe con el fin de impulsar el movimiento de las cruzadas, sobre todo porque no parece obra
pensada para ser leída ante una audiencia cortesana, sino para ser utilizada por un clérigo versado en
lecturas y exégesis bíblicas. Pero ne deja de ser menos cierto que es a la alta clerecía a la que corresponde
la propagación de esas bulas reclamando el interés de los occidentales por recuperar los santos lugares;
harían falta argumentos para predicar y difundir el profundo significado que deriva de aquellas lejanas
tierras para la construcción de la fe cristiana; ahí prodría encontrarse el contexto en el que se recibiera
el mensaje de La Fazienda» (Historia de la prosa medieval castellana, 1, «La creación del
discurso…», p. 122). Dans le cas du Libro de Apolonio et du Libro de Alexandre, la diffusion
auprès de la cour et de la noblesse est plus directe et les conditions semblent réunies pour que
la geste des héros renvoie les auditeurs à l’actualité des expéditions d’Outre-mer. En effet,
comme le note Dolores Corbella à propos du premier de ces textes: «Los sucesos de la
antigüedad son reinterpretados aquí en términos que resultaban relevantes a la sociedad medieval,
reflejando a través de la actitud de sus personajes, como hemos dicho, toda la enciclopedia medieval»
(Libro de Apolonio, Madrid, 1992, p. 40). L’écrasement de la distance chronologique permet le
croisement de la légende et de l’histoire vécue. Nous remercions Amaia Arizaleta qui nous a
signalé l’intérêt de ces œuvres pour notre propos.
Du Jourdain au Tage 297

dont on connaît le rôle dans le déroulement de la Ve croisade, était d’origine


hispanique124. Juan de Osma signale que Rodrigo Díaz de Cameros, membre
éminent de la cour de FerdinandIII, avait pris la croix125. Rodrigo Jiménez, à
peine plus loquace, fait également état des intentions du seigneur de Cameros,
ainsi que de l’expédition du comte Thibault de Champagne, roi de Navarre, et
du projet avorté de Bernard de Sédirac, archevêque de Tolède126. Au total,
Rodrigo de Cameros est, dans les chroniques, le seul représentant de la
noblesse castellano-léonaise à concevoir le projet de se rendre en Terre sainte.
Sa figure ne s’en trouve pas particulièrement grandie puisque Juan de Osma et
Rodrigo Jiménez ne retiennent à son sujet que les conséquences de son statut
de croisé sur le contentieux qui l’oppose à FerdinandIII 127. Dans l’ensemble, la
participation aux croisades d’Orient ne semble donc pas apparaître aux yeux
des chroniqueurs comme un ornement susceptible d’accroître la réputation
d’un noble ibérique ou contribuant à l’exaltation collective de la chevalerie
castellano-léonaise. Cette réticence mérite d’autant plus d’être relevée que
Rodrigo Jiménez prend la peine d’évoquer le passage outre-mer de princes
étrangers dont il souhaite dresser un portrait flatteur. Ainsi, il loue la bravoure
de Thibault de Champagne, sa libéralité et sa piété, rappelant la croisade du
roi de Navarre, l’effort financier qu’il a consenti pour soutenir ses compagnons
les moins fortunés et son souci de participer à la libération des otages et des
prisonniers avant de regagner ses possessions128. De la même façon, la mention
de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, à propos de son mariage avec
une fille du roi AlphonseVI de Castille, donne prétexte à une allusion très
avantageuse au rôle qu’il aurait joué à la tête de la Première croisade129. Si leur
contribution à la conquête ou à la défense des Lieux saints participe à illustrer
la valeur des chevaliers francos, le pèlerinage d’Orient n’a, semble-t-il, pas la
même fonction pour les élites castellano-léonaises.
L’évocation des événements de Terre sainte ne met donc jamais en scène
les croisés issus du domaine ibérique. D’une chronique à l’autre, elle apparaît
très inégale, aussi bien par le volume et la précision du récit que par le choix
des épisodes narrés. Lucas de Tuy ne rapporte que la prise puis la perte de
Damiette par les contingents de la Ve croisade130. Rodrigo Jiménez de Rada,
comme nous l’avons vu, survole en quelques lignes le déroulement de
l’expédition qui conduit à la prise de Jérusalem en 1099 et fait état de la
croisade particulière de Thibault de Champagne. En revanche, Juan de Osma,
apporte des indications abondantes et détaillées, à propos de la croisade de

124
CM, lib. IV, chap. 95, p. 335.
125
CLRC, p. 60.
126
HDRH, lib. IX, chap. 11, p. 291; lib. V, chap. 24, pp. 173-174; lib. VI, chap. 26, p. 209.
127
Sur le conflit et son interprétation par les deux chroniqueurs: A. R ODRÍGUEZ LÓPEZ,
«Légitimation royale et discours sur la croisade…», pp. 136-138.
128
HDRH, lib. V, chap. 24, p. 174.
129
HDRH, lib. VI, chap. 20, p. 202.
130
CM, lib. IV, chap. 95, p. 335.
298 Daniel Baloup et Philippe Josserand

l’empereur FrédéricI er, des opérations conduites par Philippe-Auguste et par


Richard Cœur-de-Lion dont il raconte le retour, la captivité et la mort, à
propos aussi du détournement de la croisade prêchée par InnocentIII qui
aboutit à la prise de Byzance et à l’instauration de l’Empire latin d’Orient131.
Les circonstances de la remise de Jérusalem à FrédéricII donnent également
matière à un récit très informé qui inclut les conditions du retour de
l’empereur en Italie et la conclusion du traité de San Germano avec le pape132.
Ces différentes séquences, ainsi que d’autres qui concernent les régions
voisines de la péninsule, sont insérées de façon chronologique au fil du récit
que Juan de Osma consacre à l’histoire de la Castille. L’origine de ces
informations ne semble guère faire de doute. La papauté est toujours partie
prenante dans les événements rapportés et leur déroulement est
systématiquement narré dans un sens favorable à l’institution pontificale. Il
suffit de voir le passage consacré à la prise de Byzance en 1204 ou celui qui
traite de la croisade albigeoise pour s’en convaincre133. Selon toute
vraisemblance, Juan de Osma tient ses informations de l’entourage du pape ou
de la Curie. La place qu’il accorde aux événements de Terre sainte et
l’abondance des détails repris dans sa chronique ne manifestent donc pas
nécessairement un intérêt particulier pour l’Outre-mer et pourrait n’être que la
conséquence mécanique d’un projet visant à mettre en parallèle l’histoire de la
Castille et celle de l’Occident, dans sa version romaine. Cependant, il vaut la
peine de prêter attention à la composition de la chronique de Juan de Osma.
Les épisodes se succèdent dans l’ordre chronologique, nous l’avons dit, mais
ils semblent ne pas être positionnés au hasard. En effet, les références aux
événements d’Orient sont systématiquement insérées dans le récit des
conquêtes opérées par les rois chrétiens sur le sol ibérique. Ainsi, le récit des
IIIe et IVe croisades, associées à la croisade albigeoise, se situe juste après celui
des conquêtes d’AlphonseVIII et de sa mort, et juste avant la mention de la
mort d’InnocentIII et son éloge. Les expéditions dirigées par le pape vers
l’Orient et vers le Midi font ainsi pendant à celles conduites par le roi de
Castille en Andalousie. Suivant un procédé assez proche, la récupération de
Jérusalem par FrédéricII est placée entre les opérations victorieuses des rois
d’Aragon et de Léon contre Majorque et contre Mérida et l’échec du roi de
Castille devant Jaén. On observe un procédé assez comparable dans la
chronique de Lucas de Tuy qui évoque les principaux épisodes de la Ve
croisade après avoir mentionné le développement de l’œuvre pastorale
conduite par les ordres mendiants sur le sol hispanique et avant de passer au
récit des expéditions conduites en Andalousie par FerdinandIII. Sous ce jour,

131
CLRC, pp. 43-46.
132
CLRC, pp. 81-83.
133
Sur le traitement par Juan de Osma de la croisade albigeoise: Daniel BALOUP, «La Croisade
albigeoise dans les chroniques léonaises et castillanes du XIIIe siècle», dans La Croisade
albigeoise. Actes du Colloque du Centre d’Études Cathares (Carcassonne, 4-6 octobre 2002),
Carcassonne, 2004, pp. 91-107.
Du Jourdain au Tage 299

les conquêtes des souverains ibériques semblent participer d’un vaste effort
visant à propager la foi du Christ, la contribution des rois de Castille,
d’Aragon et du Portugal à l’œuvre commune apparaissant d’autant plus
décisive et louable que les nouvelles du front oriental font apparaître la
difficulté éprouvée par les Latins à conserver leurs positions.
Il ressort donc (on pouvait s’y attendre) que l’évocation des événements de
Terre sainte est largement conditionnée par l’image que les chroniqueurs
souhaitent donner de la Reconquête ibérique et des rois qui en sont, au moins
dans les chroniques, les principaux artisans. Les réticences qui se
manifestaient au XIIe siècle demeurent très vivaces: le silence qui entoure la
contribution ibérique aux croisades de Terre sainte et le traitement des
épisodes concernant les entreprises orientales en témoignent. Néanmoins, un
glissement semble s’opérer, qui serait tout à fait justifié par les éléments de
contexte que nous avons rappelés plus haut. Ce glissement est manifeste chez
Juan de Osma: la mise en relation des opérations militaires se déroulant en
Orient et de celles qui ont lieu en péninsule Ibérique, par le procédé de
juxtaposition qui a été décrit, va dans le sens de l’affirmation d’un principe
d’équivalence entre les deux fronts, principe défendu de longue date par la
papauté mais qui n’avait jamais encore trouvé d’expression aussi frappante
sous la plume d’un chroniqueur castillan. Ce glissement est également sensible
dans le De Rebus Hispaniae. Rodrigo Jiménez introduit dans sa chronique
l’épisode du pèlerin grec qui, depuis Jérusalem, gagne le sanctuaire de
Compostelle et qui voit saint Jacques lui apparaître pour annoncer la prise de
Coïmbre134. Il se fait l’écho de l’histoire racontée par Pélage qui situe l’origine
du reliquaire de San Miguel en Terre sainte et explique sa présence dans le
Nord de la péninsule par une suite de déplacements, de Jérusalem à Séville, de
Séville à Tolède et de Tolède à Oviedo, déplacements justifiés par l’avancée
des troupes musulmanes135. Enfin, et ce n’est pas le moins troublant, Rodrigo
Jiménez compare la perte de l’Espagne à la chute de la Jérusalem, sans préciser
cependant s’il fait allusion à la conquête de Ville sainte par les musulmans en
638136. Le lien entre la Terre sainte et la péninsule reste diffus parce que à
l’unicité de Jérusalem répond la multiplicité des villes ibériques qui délimitent
l’espace sacré imaginé par le chroniqueur: Oviedo, Saint-Jacques-de-
Compostelle et Tolède. Néanmoins, un lien est tissé d’une extrémité à l’autre
de la Méditerranée, lien qui n’est pas sans rapport avec la conquête
musulmane, nous l’avons vu. Sur les deux fronts, la lutte contre les infidèles se
trouve donc, naturellement, placée sous la même bannière. À propos de la
Première croisade, dont il ne dit pas grand chose, Rodrigo Jiménez prend la
peine de préciser que le pape UrbainII décida à cette occasion que les
combattants qui s’engageaient pour la libération des Lieux saints porteraient

134
HDRH, lib. VI, chap. 11, p. 190.
135
HDRH, lib. IV, chap. 8, p. 125.
136
HDRH, lib. III, chap. 22, p. 108.
300 Daniel Baloup et Philippe Josserand

une croix cousue sur leur épaule droite. Ce détail revêt une certaine
importance car, dans sa description du rassemblement des troupes à Tolède
avant la victoire de Las Navas de Tolosa, l’archevêque mentionne, de la même
façon, le signe de la croix sur les vêtements des hommes qui affluent.
Il faut se souvenir que, depuis 1218, Rodrigo Jiménez remplissait les
fonctions de légat pontifical, chargé entre autres choses de mobiliser les
royaumes ibériques en faveur des croisades d’Orient. Ses efforts pour
rapprocher les deux champs d’opération n’en apparaissent que plus
compréhensibles. Mais, prenons garde: rapprocher ne signifie pas confondre
ni assimiler. L’exemple de la campagne de 1212 montre très clairement
comment l’archevêque de Tolède cherche à conserver le caractère proprement
ibérique de la victoire dont il attribue le mérite au roi de Castille. Son
application à dénigrer la participation des francos et l’absence de mention à
l’intervention pontificale ont été relevées et commentées137. L’attitude de Juan
de Osma se révèle absolument identique. À propos des croisades de Terre
sainte, il ne manque pas de louer le rôle joué par la papauté mais lorsque le
récit porte sur les opérations en terres ibériques, il n’est jamais question de la
contribution du souverain pontife. La Reconquête reste dans tous les cas
l’affaire du roi de Castille qui en recueille l’ensemble des bénéfices, matériels
mais aussi symboliques. Chez Lucas de Tuy, la mise en scène est différente
mais l’effet obtenu par le chroniqueur ne diffère guère de celui observé dans
les chroniques de Juan de Osma et de Rodrigo Jiménez. Comme l’archevêque,
le chanoine léonais évoque l’épisode du pèlerin grec138 et l’origine orientale du
reliquaire d’Oviedo139. Il se singularise en laissant paraître l’influence
pontificale dans les affaires ibériques. Ainsi, si la mobilisation des royaumes
hispaniques à la veille de la campagne de 1212 est présentée comme le résultat
de l’action diplomatique entreprise par AlphonseVIII, la présence de
contingents étrangers apparaît dans le récit comme le produit d’une initiative
d’InnocentIII qui envoie en mission l’archevêque de Tolède et promet
l’indulgence plénière à tous ceux qui répondent à son appel140. Lucas de Tuy
signale aussi le rôle joué par Jean d’Abbeville, légat du pape GrégoireIX,
attribuant à son influence le réveil des ardeurs belliqueuses d’AlphonseIX de
Léon et la prise de Cáceres, en 1229141. Mais le dévoilement de la participation

137
Voir en particulier: Damian J. SMITH, « Soli Hispani? Innocent III and Las Navas de Tolosa»,
Hispania Sacra, 51 (1999), pp. 487-513.
138
CM, lib. IV, chap. 51, p. 286.
139
CM, lib. IV, chap. 14, p. 233.
140
CM, lib. IV, chap. 88, p. 328.
141
CM, lib. IV, chap. 98, p. 336. Le rapprochement entre la légation de Jean d’Abbeville et la prise
de Cáceres mérite l’attention. On sait qu’Alphonse IX de Léon n’avait pas participé à la
bataille de Las Navas, en raison de ses mauvaises relations avec Alphonse VIII de Castille, et
que son absence assombrissait considérablement le portrait de ce grand roi dont Lucas de Tuy
souhaitait préserver la mémoire. En décrivant la conquête de Cáceres comme la conséquence
de l’intervention de Jean d’Abbeville, Lucas montre le souverain léonais agissant à
Du Jourdain au Tage 301

pontificale à la Reconquête s’accompagne d’un silence presque complet sur les


opérations d’Outre-mer, nous l’avons vu. Il semble que Lucas avait accompli
le pèlerinage de Terre sainte au début des années 1230142. Pourtant, les
événements d’Orient s’effacent, dans sa chronique, devant l’œuvre éclatante
qui s’accomplit en péninsule et la dignité de la lutte engagée sur la frontière
ibérique est affirmée avec force. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le
récit de la rencontre entre AlphonseVII de Léon, incarnation des vertus
royales selon les canons ibériques, et LouisVII de France, dont Lucas ne
mentionne pas l’engagement en Terre sainte, certes postérieur à la rencontre.
Avec une cruauté dont Rodrigo Jiménez s’emploie dans sa propre chronique à
tempérer la violence, le chanoine s’applique à abaisser le souverain français,
héros malheureux de la Deuxième croisade, devant la gloire sans égale du roi
de Léon143.
Les chroniques rédigées entre 1220 et 1250 manifestent à l’égard des
croisades de Terre sainte une indifférence que l’on peut juger feinte. Juan de
Osma en parle abondamment mais comme d’événements lointains et
étrangers. Rodrigo Jiménez se contente de quelques références très dispersées
dans le corps de son récit et qui peuvent sembler accidentelles, au premier
regard. Lucas de Tuy, enfin, ne dit presque rien des expéditions d’Outre-mer.
Pourtant, nous percevons une tendance commune à rapprocher les opérations
conduites sur les deux fronts contre les infidèles, une mise en parallèle qui se
manifeste de façon très claire chez Juan de Osma, plus discrètement mais avec
autant de prégnance chez Rodrigo Jiménez. Nous avons vu que ce
rapprochement conduit à souligner les différences. La Terre sainte est un
théâtre où peuvent briller les princes étrangers dont l’archevêque de Tolède se
plaît à louer les vertus. En péninsule Ibérique, les rois de Léon et de Castille
conduisent leur croisade particulière entourés d’une noblesse qui est
fermement invitée à ne pas s’égarer outre-mer. Avec le Chronicon Mundi, Lucas
de Tuy démontre qu’il est possible, vers 1235, de rédiger une chronique sans
presque jamais mentionner les événements qui se produisent à la même
époque en Orient. Juan de Osma et Rodrigo Jiménez procèdent autrement, ils
traitent des croisades d’Orient comme pour en tempérer la force d’attraction et
en occulter le caractère paradigmatique. Les chroniqueurs s’emploient, chacun
à sa façon, à rappeler la singularité et l’éminente dignité de la Reconquête

l’instigation du pouvoir pontifical contre les ennemis de la foi. D’une certaine manière,
Alphonse, qui n’avait pas répondu à l’appel d’Innocent III en 1212, se rachète en satisfaisant
les attentes du légat de Grégoire IX.
142
Sur la biographie de Lucas et ses incertitudes: Francisco Javier FERNÁNDEZ C ONDE , «El
biógrafo contemporáneo de Santo Martino: Lucas de Tuy», dans Santo Martino de León.
Ponencias del Primer Congreso Internacional sobre Santo Martino en el VIII° Centenario de su obra
literaria (1185-1985), Léon, 1987, pp. 303-335 et Peter LINEHAN, «Dates and Doubts about Don
Lucas», CLCHM, 24 (2001), pp. 201-217; trad. esp.: «Fechas y sospechas sobre Lucas de
Tuy», Anuario de Estudios Medievales, 32/1 (2002), pp. 19-38.
143
CM, lib. IV, chap. 77, pp. 314-316.
302 Daniel Baloup et Philippe Josserand

ibérique, au service de saint Isidore, dans le cas de Lucas de Tuy qui associe
étroitement la dilatation des royaumes chrétiens ibériques à l’intercession du
patron de la collégiale léonaise, et surtout, pour les trois chroniqueurs, au
service du roi, dont la stature peut même se trouver grandie par l’équivalence
désormais assumée entre Reconquête et croisade: Lucas de Tuy, dont on
soupçonne les origines ultramontaines144, met en valeur la collaboration du
pape et du roi; Rodrigo Jiménez s’empare du symbole de la croix pour établir
un parallèle entre la Première croisade et la campagne de Las Navas de
Tolosa; Juan de Osma, enfin, adapte le vocabulaire de la chancellerie
pontificale pour qualifier FerdinandIII de miles Christi dans son récit de la
conquête de Cordoue145. À ce titre, il semble permis de conclure que les
premières décennies du XIIIe siècle marquent une étape importante dans le
processus d’adaptation, ou plutôt d’appropriation de l’appareil symbolique et
discursif qui forme la charpente de l’idée et de l’institution de croisade. Mais
le contenu est élaboré en fonction des exigences de la royauté et sans doute
aussi (mais les deux vont bien ensemble) des besoins conjoncturels du vieil
idéal gothique, sans cesse perdu et sans cesse retrouvé, d’un empire
hispanique.

Au terme de ce parcours, il apparaît que le traitement des événements


d’Outre-mer dans les chroniques léonaises et castillanes n’a pas évolué de
façon continue et linéaire. D’un texte à l’autre, le discours historiographique
sur la Terre sainte et sur les croisades subit des transformations irrégulières,
qui pourraient presque sembler aléatoires. Pourtant, il ressort de notre étude
un profond attrait pour l’Orient. Le projet de Diego Gelmírez d’atteindre
Jérusalem par un chemin tracé au travers d’al-Andalus ou encore le thème
récurrent de la translation de la Terre sainte vers la péninsule Ibérique de
reliques orientales expriment cette fascination. Elles manifestent aussi la
nécessité ressentie par les chroniqueurs de replacer à l’échelle de la chrétienté,
et donc en rapport avec l’Outre-mer, l’œuvre sainte de la Reconquête. En la

144
P. L INEHAN , «Dates and Doubts…». Les hypothèses de l’auteur sont parfois bien fragiles.
Néanmoins, il ne fait pas de doute (son œuvre doctrinale en témoigne) que Lucas est très
ouvert aux influences ultramontaines, au point d’apparaître comme un des premiers
représentants du courant scolastique dans l’Occident péninsulaire.
145
La reprise de symboles et de motifs discursifs propres aux croisades d’Orient dans les
chroniques castillano-léonaises du début du XIIIe siècle a été mise en évidence par Alejandro
RODRÍGUEZ DE LA PEÑA, «La figura del obispo cronista como ideólogo…», pp. 145-152. Mais
Alejandro Rodríguez force le trait lorsqu’il évoque, à propos de l’HDRH, une «versión
nacionalizada de la Cruzada» (p. 149). On peut aussi juger très excessive l’opinion qu’il
exprime à propos de la CLRC dont l’auteur est décrit comme «un clérigo cruzado convencido
como lo habían sido antes de él otros cronistas de las expediciones a Ultramar como Fulcher
de Chartres, Guibert de Nogent o Juan de Tulbia» (p. 150).
Du Jourdain au Tage 303

matière, la politique pontificale mais aussi une certaine évidence historique


imposent un rapprochement et, au-delà, une prise de position. Les enjeux sont
multiples et diversement ressentis selon les engagements et le positionnement
institutionnel de l’auteur. Pour les clercs qui écrivent en péninsule Ibérique au
XIIe et au XIIIe siècle, le problème consiste à conjuguer le service du pape et
celui du prince. De façon évidente, la majorité des chroniqueurs étudiés se
préoccupe avant tout des intérêts du second. Ce choix interdit un traitement
autonome et circonstancié des expéditions orientales, pour une raison simple:
les rois léonais et castillans ne se sont jamais engagés en Terre sainte146.
L’écriture de l’histoire servant avant tout à consolider le socle symbolique et
théorique sur lequel s’appuie la royauté, l’éloge ou le simple récit des
croisades d’Orient serait idéologiquement contre-productif. La Chronica
Adefonsi Imperatoris, vers 1140, illustre parfaitement cette situation.
En l’absence d’évolution linéaire, il est néanmoins possible de distinguer
des seuils dans la façon de traiter les affaires d’Orient. Au début du XIIIe
siècle, un changement se produit, dont les rédacteurs de l’H i s t o r i a
Compostellana ont été les précurseurs. Les trois chroniques datées de cette
époque témoignent d’un effort conjoint d’appropriation des bénéfices
symboliques de la croisade, acclimatés et appliqués à la Reconquête. D’une
certaine façon, la Reconquête est désormais assimilée à une croisade mais pas
dans les termes souhaités par la papauté. En faisant basculer l’édifice imaginé
par GrégoireVII, qui plaçait les princes ibériques en situation de dépendance
vis-à-vis du pouvoir pontifical et à son service147, les rois castillans utilisent à
leur propre avantage l’implication du pontife romain dans la lutte contre les
musulmans d’al-Andalus. Désormais, l’aventure orientale peut être regardée
et décrite avec moins de méfiance; Juan de Osma ne s’en prive pas. Au même
moment, les textes hagiographiques et la poésie s’ornent de vignettes reprises
du cycle français de la croisade148 et, quelques temps plus tard, AlphonseX
préside à la rédaction en castillan, à partir des mêmes sources, de la Gran
Conquista de Ultramar149. Plus tard encore, l’Historia Orientalis de Jacques de
Vitry est traduite. Le plus ancien manuscrit conservé, daté du début du XIVe
siècle, associe cette traduction à une version romane du De Rebus Hispaniae150.
146
Sur la tentation ressentie (ou exprimée) par certains et le vœu d’Alphonse IX de Léon, voir
A.R ODRÍGUEZ, «Légitimation royale et discours sur la croisade…», pp. 147-149.
147
Antonio GARCÍA y GARCÍA, «Reforma gregoriana e idea de Militia Sancti Petri en los reinos
ibéricos», dans La Riforma gregoriana e l’Europa (Salerno, 20-25 maggio 1985), 1, Rome, 1989,
pp.241-262.
148
César DOMÍNGUEZ, «Las cruzadas y el discurso sapiencial. Hacia un panorama de los exempla
hispano-medievales en el marco europeo», Memorabilia, 7 (2003). http://parnaseo.uv.es/
Memorabilia.
149
L’attribution de l’œuvre à AlphonseX est défendue par Cristina GONZÁLEZ, La Tercera Crónica
de Alfonso X: «La Gran Conquista de Ultramar» , Londres, 1992.
150
Miranda C IOBA , «La Historia Orientalis de Jacques de Vitry en manuscritos castellanos
medievales», Revista de Filología Románica, 13 (1996), pp. 153-166. Voir aussi dans le même
volume et sur le même sujet, un article d’Isabel Muñoz Jiménez.
304 Daniel Baloup et Philippe Josserand

Le récit des aventures de Godefroy de Bouillon et de ses continuateurs a


perdu, aux yeux de la royauté castillane, son caractère subversif car elles ne
risquent plus d’apparaître supérieures en dignité à la geste des princes
hispaniques. Les historiographes de la cour ont œuvré en ce sens et l’histoire a
tranché. Alors que l’Orient apparaît définitivement perdu, c’est sur les champs
de bataille occidentaux, sous la bannière des rois de Léon et de Castille, que les
chrétiens justifient les faveurs que Dieu leur prodigue en refoulant ses
ennemis.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 305-321.

Guerra Santa y Tierra Santa en el pensamiento


y la acción del rey Jaime I de Aragón

Damian J. SMITH*

La intención de este artículo es estudiar los temas de la guerra, la ideología


y la religión en la Península Ibérica y la Tierra Santa desde una perspectiva
única. No la perspectiva de un clérigo sentado en su scriptorium, sino la de un
rey; y no un rey cualquiera, sino un rey que participó en más cruzadas que
cualquier otro; un rey nacido pocas semanas después del asesinato de Pedro
de Castelnau1; un rey que perdió a su padre en la batalla de Muret cuando
tenía cinco años; que lanzó un ataque contra los moros de Peñíscola cuando
tenía diecisiete ; un rey que conquistó brillantemente Mallorca cuando tenía
21; que metódicamente, y durante muchos años, conquistó el reino de
Valencia ; que conquistó (quizás aquí puedo decir que reconquistó) el reino de
Murcia ; un rey que en su vejez lanzó una cruzada a Tierra Santa; y no
solamente un rey de tantas cruzadas, sino, además, un rey que fue autor de un
libro, y no de un libro cualquiera, sino de un libro acerca de sus campañas: un
libro acerca de la guerra y de Dios, El Libro de los Hechos2.

Agradezco a Martín Alvira Cabrer y Anne Duggan su ayuda y consejos a este articulo.
* King’s College, Londres.
1
Aunque desgraciadamente no hay ninguna síntesis reciente sobre la vida del Conquistador, si
existe al menos una literatura abundante: Ferran SOLDEVILA , Els primers temps de Jaume I,
Barcelona, 1968; ID., Vida de Jaume I el Conqueridor, Barcelona, 1969; ID., Jaume I, Pere el Gran,
Barcelona, 1985; ID., Pere el Gran, Barcelona, 1995, 2 vol.; Ernest BELENGUER, Jaume I a través de
la història, Valencia, 1984, 2 vol.; Martín ALVIRA CABRER, El Jueves de Muret, Barcelona, 2002,
pp. 509-592; Robert Ignatius B URNS , Jaume I i els valenciens del segle XIII, Valencia, 1981;
Charles de TOURTOULON, Jacme Ier le Conquérant, Montpellier, 1863; Francis DARWIN SWIFT, The
Life and Times of James the First, Oxford, 1894; I Congreso de historia de la Corona de Aragón
(CHCA), Barcelona, 1908-1909, 3 vol.; CHCA, X, Zaragoza, 1979-1982, 3 vol., incluido Luis
FERNÁNDEZ SUÁREZ, «Historiografía y fuentes del reinado de Jaime I, desde 1909 hasta 1975»,
1, pp. 313-340.
2
La mejor edición del texto del manuscrito del año 1343 elaborado en el monasterio de Poblet
es Llibre dels Fets del rei en Jaume, ed. Jordi Bruguera, Barcelona, 1991, 2 vol.; hay traducciones
recientes en catalán, castellano, inglés y, sobre la conquista de Mallorca, en francés: Llibre dels
Fets de Jaume I, trad. Antoni Ferrando i Vicent Josep Escartí, Barcelona, 1995; Jaime I, Libro de
los Hechos, trad. Julia Butiñá Jiménez, Madrid, 2003; The Book of Deeds of James I of Aragon: A
Translation of the Medieval Catalan Llibre dels Fets, trad. Damian Smith y Helena Buffery,
306 Damian J. Smith

A pesar de las dudas razonables de historiadores tan distinguidos como


Jerónimo Zurita y Auguste Molinier, y aunque hay un consenso general en
que no actuó enteramente sin ayuda, hoy hay pocas dudas de que la autoría
del Llibre dels Fets o Libro de Hechos pertenece al rey Jaime I de Aragón. No sólo
porque nadie salvo Jaime podía ser el autor (¿quién sería si no el autor? ¿por
qué lo habría escrito? ¿por qué lo habría escrito como si fuera el rey? ¿quién
tendría conocimiento suficiente de todos los detalles de la vida de Jaime?
¿quién podía tener tal imaginación?), sino porque los sucesos contados, la
manera en la que son contados, el detalle con el que son contados, la
perspectiva desde la que son contados y la intimidad con la que son contados,
son argumentos formidables en favor de la autoría del rey3. En realidad,
podemos estar mucho más seguros de la influencia de Jaime I en la
construcción del Llibre dels Fets que ¡de la influencia de InocencioIII en la
producción de las cartas de Inocencio III4! El problema del Llibre dels Fets no es
la autoría, sino más bien el autor. La autobiografía de Jaime I sólo puede ser
utilizada con mucho cuidado si queremos describir la historia de su reinado.
El rey algunas veces nos dice la verdad, pero raramente nos dice toda la
verdad, y a veces nos dice todo excepto la verdad. No obstante, a pesar de
estos obstáculos, Jaime a menudo nos revela la mentalidad de su época y, por
lo tanto, puede informarnos sobre la ideología, la guerra y la religión de su

Aldershot, 2003; Agnès et Robert Vinas, La conquête de Majorque, Perpignan, 2004, pp. 24-127.
También existió una traducción en latín realizada por fray Pere Marsili en 1313 (La crónica
latina de Jaime I: edición crítica, estudio preliminar e índices, ed. María de los Desamparados
Martínez San Pedro, Almería, 1984).
3
Sobre la autoría del Llibre dels Fets, Ferran SOLDEVILA, Les quatre grans cròniques, Barcelona,
1971, pp. 36-37; Josep PUJOL, «Cultura eclesiàstica o competència retòrica? El Llatí, La Bíblia i
El Rei En Jaume», Estudis Romànics, 23 (2001), pp. 147-172; Stefano ASPERTI, «Il re e la storia.
Proposte per una nuova lettura del Libre dels Feyts di Jaume I», Romanistische Zeitschrift für
Literaturgeschichte, 3/4 (1983), pp. 275-297; The Book of Deeds..., pp. 5-6; A. y R. V INAS , La
conquête de Majorque..., pp. 129-130; Jerónimo ZURITA, Anales de la Corona de Aragón, ed. Ángel
Canellas López, Zaragoza, 1975-1980, 9 vol., 1, II, 63; Auguste MOLINIER , Les sources de
l’histoire de France des origines aux guerres d’Italie (1494), París, 1903, 3, p. 163; Jaume RIERA,
«La personalitat eclesiàstica del redactor del Llibre dels feits», CHCA, X, 3, pp. 575-589.
4
Sobre la construcción del texto del Llibre y la tradición manuscrita, puede consultarse Antonio
BADIA, Coherència i arbitrarietat de la substitució lingüística dins la “Crònica” de Jaume I, Barcelona,
1987; Josep María PUJOL I S ANMARTIN, Sens i conjuntures del Llibre del Rei en Jaume, tesis
doctoral, Universitat de Barcelona, 1991; ID ., «The Llibre del rei En Jaume: A matter of
style», en Alan Deyermond (ed.), Historical Literature in Medieval Iberia, Londres, 1996, pp. 35-
37; Stefano ASPERTI, «Indagini sull’Llibre dels Feyts di Jaume I : Dall’originale all’archetipo»,
Romanistisches Jahrbuch, 33 (1982), pp. 269-285; ID ., «La tradizione manoscritta del Libre dels
Feyts», Romanica Vulgaria, 7 (1984), pp. 107-167; Lola BADIA, «Llegir el Llibre del Rei Jaume»,
Serra d’Or, 385 (1992), pp. 53-56; Llibre dels Fets..., pp. 9-10. Sobre la autoría de las cartas de
InocencioIII, Wilhelm IMKAMP, Das Kirchenbild Innocenz’ III (1198–1216), Stuttgart, 1983, pp.
87-9, y sobre la construcción de los registros pontificios, Othmar HAGENEDER, «Probleme des
päpstlichen Kirchenregiments im hohen Mittelalter (Ex certa scientia, non obstante),
Registerführung», Lectiones eruditorum extraneorum in facultate philosophica universitatis
Carolinae Pragensis factae, 4 (1995), pp. 49-77.
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 307

tiempo. Tenemos que seguir siendo prudentes. En su libro, cuando cuenta su


vida a sus sucesores, Jaime (que se presenta siempre bajo la mejor de las luces)
a veces no les dice exactamente lo que pensaba en tal o cual acontecimiento,
sino lo que pensaba que debía haber pensado; y, en otras ocasiones, no les
dice lo que dijo, sino lo que habría querido decir5.
De una “reconquista”, Jaime, evidentemente, no sabe nada. En realidad la
palabra Reconquista no existió en el siglo XIII y por lo que sabemos
últimamente “la Reconquista” nos dice más acerca de los historiadores y los
políticos del siglo XIX en España y fuera de España que de la época que se
llama (con problemas todavía) Edad Media6. La palabra conquesta aparece 14
veces en el L l i b r e y conquerir 18 veces7. Estas palabras son utilizadas
especialmente para describir las conquistas de Mallorca (13 veces)8, Valencia
(11 veces)9 y también la conquista de Murcia (3 veces)10; la expresión nostra
conquesta es utilizada tres veces para describir las tierras que disputó con el
infante Alfonso de Castilla (Alfonso el Sabio) en la jurisdicción de Játiva11, y la
conquesta del rey de Castella para describir Alicante cuando Jaime entró allí en
126512, y, en 1269, conquerir una vez màs cuando los mensajeros del Ilkan
prometieron a Jaime que «podríamos con ellos conquistar el Sepulcro» 13.
Aunque la palabra reconquesta no forma parte del vocabulario de Jaime, él es
consciente de la restauración de la fe cristiana en las tierras donde esa fe había
existido antes. Hablando de Mallorca en la corte de Barcelona en 1228, Jaime
dice: «Nos emprendemos este viaje confiando en Dios y en busca de los que
no creen en Él; al ir a buscarlos, dos son los objetivos que nos mueven:
primero, convertirles o destruirles; y luego, devolver aquel reino a la fe de

5
Joan Pau RUBIÉS y Josep SALRACH, «Entorn de la mentalitat i la ideologia del bloc de poder
feudal a través de la historiografia medieval fins a les quatre grans cròniques», en J. Portella
(ed.), La formació i expansió del feudalisme català. Actes del col·loqui organitzat pel Col·legi
Universitari de Girona (8-11 de gener de 1985), Girona, 1985-1986, pp. 467-510; Raquel HOMET,
«Caracteres de lo político en el Llibre dels Fets de Jaime el Conquistador», Res Gesta, 32 (1993),
pp. 171-194; Robert I. BURNS, «The Spiritual Life of James I the Conqueror, King of Aragon-
Catalonia, 1208-1276: Portrait and self-portrait», Catholic Historical Review, 62 (1976), pp. 1-35;
Donald KAGAY, «The Line between Memoir and History: James I of Aragon and the Llibre del
Feyts », Mediterranean Historical Review, 11 (1996), pp. 165-176; The Book of Deeds..., pp.6-9.
6
Martín RÍOS SALOMA, «De la Restauración a la Reconquista: la construcción de un mito
nacional. (Una revisión historiográfica. Siglos XVI-XIX)», En la España medieval, 29 (2005),
pp.379-414.
7
Llibre dels Fets..., 1, p. 184.
8
Llibre dels Fets..., cap. 47, 50, 50, 50, 52, 53, 79, 89, 97, 106, 112, 113, 115.
9
Llibre dels Fets..., cap. 128, 128, 128, 237, 237, 241, 241, 275, 292, 295, 408.
10
Llibre dels Fets..., cap. 426, 426, 426.
11
Llibre dels Fets..., cap. 341, 341, 345.
12
Llibre dels Fets..., cap. 415.
13
Llibre dels Fets..., cap. 482: « poríem ab ells ensemps conquerir lo Sepulcre ».
308 Damian J. Smith

nuestro Señor» 14. Así, se acomoda a los deseos expresados por el rey Sancho
Ramírez (1092) en la donación de la iglesia de Montemayor al monasterio de
San Juan de la Peña: « ad recuperandam et dilatandam Xristi ecclesiam, pro
destructione paganorum, Christi inimicorum, atque edificatione vel profectu
Xristicolarum, ut regnum ab Ismaelitas invasum et captivatum, Xristi liberaretur ad
honorem et servicium »15.
Si bien Jaime es consciente de que sus tierras han estado en manos de los
sarracenos durante mucho tiempo, que en Játiva «el nombre de Mahoma ha
sido proclamado e invocado largamente» 16, en general su conocimiento del
pasado no parece impresionante. Es consciente, aunque no está muy bien
informado, del tiempo de su padre, PedroII, de su abuelo, AlfonsoII, y de su
bisabuelo, Ramón BerenguerIV, y también sabe de la existencia de su linaje
durante 14 generaciones17. Sabe también algo de la Biblia, especialmente del
Nuevo Testamento, y que en el Antiguo Testamento, los reyes David y
Salomón habían reinado durante muchos años, como el propio Jaime18. Es
consciente de España. Se refiere a Espanya 16 veces en su texto19; a modo de
ejemplo, consideró a su padre «el rey más generoso que jamás hubo en
España» 20; en 1264, antes de la guerra en Murcia, dijo a la nobleza aragonesa
que «Cataluña es el mejor reino de España» 21 (hubo una guerra con la
nobleza aragonesa después); salió triunfalmente del II Concilio de Lyon
diciendo: «Ya podemos irnos, porque hoy toda España ha sido honrada» 22.
También está enterado de algo más amplio: crestianisme en capítulo 318 o
christianisme en el capítulo 366 (la cristiandad). Jaime debe ganar Játiva por
cristianismo23; advierte a sus nobles del daño que sufriría cristianismo si los
sarracenos de Valencia meridional se sublevaran24. Pero en la época de Don

14
Llibre dels Fets..., cap. 56: « E nós anam en est viatge en fe de Déu e per aquels que no·l creen; e anam
sobr·éls per .II. coses: o per convertir-los ho per destruhir-los e que tornen aquel regne a la fe de nostre
Seyor ».
15
Documentos correspondientes al reinado de Sancho Ramírez, ed. José Salarrullana y Eduardo
Ibarra, Zaragoza, 1904-1913, 2 vol., 1, n. 48, pp. 187-189.
16
Llibre dels Fets..., cap. 361: « a nós plau molt qui alí on longament és cridat e invocat lo nom de
Mahomet serà-y appellat lo nom de nostre Seyor Jhesuchrist ».
17
Llibre dels Fets..., cap. 3, 5-9, 11, 18, 21, 25, 27, 31, 48, 307, 323, 537 (PedroII); cap. 2, 5, 7, 18
(AlfonsoII); cap. 18, 47, 50, 51 (Ramon BerenguerIV); cap. 31 (14 generaciones).
18
Llibre dels Fets..., cap. 562 (David y Salomón). Sobre su conocimiento de la Biblia, Josep María
PUJOL, «Cultura eclesiàstica...», passim.
19
Llibre dels Fets..., cap. 6, 21, 33, 34, 105, 146, 237, 380, 389, 389, 392, 392, 392, 478, 478, 535.
20
Llibre dels Fets..., cap. 6: « Nostre pare, lo rey En Pere, fo lo pus franch rey que anch fos en Espanya ».
21
Llibre dels Fets..., cap. 392: « Cathalunya, que és lo meylor regne d’Espanya ». Sobre la guerra en
Murcia, Juan TORRES FONTES, La Reconquista de Murcia en 1266 por Jaime I de Aragón, Murcia,
1966; Josep-David G ARRIDO, Jaume I i el regne de Múrcia, Barcelona, 1997.
22
Llibre dels Fets..., cap. 535: « Barons, anar-nos-en podem, que huy és honrada tota Espanya ».
23
Llibre dels Fets..., cap. 318: « e semblà’ns que no tan solament per Don Pere Alcalà devíem nós venir
sobre Xàtiva ab nostra ost, mas per haver lo castell per crestianisme ».
24
Llibre dels Fets..., cap. 366: « si per aventura e peccat de christians vengués .I. temps que s’acordassen
los sarraïns qui són delà mar e deçà mar e que·s levassen los pobles dels sarraïns de cada .I. de les viles,
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 309

Rodrigo y de Don Lucas, el rey de Aragón parece saber muy poco de la


historia de España y menos aún de la historia del mundo25. Y en una época de
visiones escatológicas, el único futuro en el que piensa Jaime es en el de unos
moros, traidores e indomables, sublevándose contra él26.
Jaime no habla de la cruzada, aunque la palabra croatam fue utilizada en su
documentación en relación con la guerra en el reino de Murcia27. Lo que más
preocupa, y preocupó mucho al profesor Goñi, es que Jaime «en su crónica –
como escribió el propio Goñi – jamás menciona el apoyo recibido de los
papas» 28. Menciona el papado, aunque pocas veces, y por supuesto no
hablando del papa sino del apostoli, demostrando la conexión íntima en su
pensamiento entre la persona del papa y la persona de San Pedro29. Pero las
únicas cartas papales que Jaime podía recordar eran, en primer lugar, una
mezcla del decreto Per Venerabilem de InocencioIII y la carta que protegía los
derechos de su madre en Montpellier en 1213, y, en segundo lugar, las cartas
de Inocencio llevadas por Pedro de Benevento a Simón de Montfort en 1214
por las que Jaime fue liberado y volvió a Aragón30. Sobre las bulas de
HonorioIII acerca de la Cruzada contra los Albigenses31, sobre las bulas de
Honorio para protegerle de la amenaza de los moros32, sobre las bulas de
GregorioIX en 1229 para la cruzada de Mallorca33, sobre las bulas de Gregorio
para la cruzada de Valencia34, sobre las bulas de InocencioIV para sostener la

tants castells nos tolrien, a nós e al rey de Castela, que tot hom qui u hoís se’n maraveylaria del gran
dan que pendria christianisme ».
25
Rodrigo XÍMENEZ DE RADA, Historia de rebvs Hispanie sive Historia Gothica (CCCM, 72), ed. Juan
Fernández Valverde, Turnhout, 1987; Lucas de TÚY, Chronicon Mundi (CCCM, 74), ed. Emma
Falque, Turnhout, 2003.
26
Llibre dels Fets..., cap. 368, 453; José POU Y M ARTÍ, Visionarios,Beguinos y Fraticelos Catalanes
(Siglos XIII–XV), Alicante, 1996.
27
ACA, cancelleria, Reg. 14, fol. 76v.; Robert I. BURNS , «The Many Crusades of Valencia’s
Conquest (1225-1280): An Historiographical Labyrinth», en D. KAGAY y T. VANN (ed.), On the
Social Origins of Medieval Institutions: Essays in Honor of Joseph F. O’Callaghan, Leiden, 1999, p.
176.
28
José GOÑI GOZTAMBIDE, Historia de la bula de la cruzada en España, Vitoria, 1958, p. 169.
29
Llibre dels Fets..., cap. 4, 10 (InocencioIII); 130, 140 (GregorioIX); 366 (InocencioIV); cap. 523-
537, 542, 547 (GregorioX).
30
Llibre dels Fets..., cap. 4 (Marie), 10 (Pedro de Benevento). Damian SMITH, InnocentIII and the
Crown of Aragon: the limits of papal authority, Aldershot, 2004, cap. 4-5; Martí AURELL, Les Noces
del Comte, Barcelona, 1998, pp. 405-442.
31
La documentación pontificia de HonorioIII (1216–1227), ed. Demetrio Mansilla, Roma, 1965, n. 94,
106-107, 597.
32
La documentación pontificia de HonorioIII... , n. 404, 419.
33
Documentos de GregorioIX (1227–1241) referentes a España, ed. Santiago Domínguez Sánchez,
León, 2004, n. 90, 108, 150, 157, 160, 222; Jaime VILLANUEVA, Viage literario a las iglesias de
España, Madrid, 1803-1852, 22 vol., 21, p. 252 (28 Noviembre 1229).
34
Documentos de GregorioIX..., n. 210, 311-312, 623-624, 626-629, 631, 636-637, 639, 641, 669, 735,
814, 833, 844-845.
310 Damian J. Smith

guerra contra al-Azraq35, sobre las bulas de ClementeIV en la campaña de


Murcia36, sobre todas las bulas desde HonorioIII hasta GregorioX para
animar la participación en las guerras en la Tierra Santa, Jaime no dice ni una
sola palabra37.
¿Por qué no? Es muy posible que afectaran al tema de su soberanía. Quizá
no deseaba que el papado recibiera demasiado mérito por sus acciones. Jaime
nos dice que, en el II Concilio de Lyon, había estado entusiasmado por su
coronación de manos del propio papa, pero que había rechazado la condición
de GregorioX de pagar los atrasos del censo prometido por su padre Pedro el
Católico en 1204, porque «habíamos servido muy bien a Dios y a la Iglesia de
Roma» 38. Pero también puede ser que Jaime diera por sentada la institución
de la cruzada, porque era algo normal y omnipresente; que la razón por la
que está ausente es que siempre estaba ahí. Y siempre estuvo ahí. A veces, las
campañas fueron instigadas por el papado, pero en general lo fueron por el
propio Jaime, siendo Jaime quien buscó en Roma la bula de cruzada. Como ha
demostrado Robert Ignatius Burns, en las cruzadas de Jaime I había
indulgencias papales, la toma de la Cruz, los votos, los privilegios de
protección y a veces el apoyo de legados39. Si sólo hay indicios de todo esto en
el Llibre dels Fets, por ejemplo cuando Jaime se refiere al arzobispo y a los
obispos que tomaron la cruz en su presencia en Monzón en 123640, sobre las
predicaciones realizadas antes y durante sus campañas nos dice algo más,

35
Robert BURNS , «A Lost Crusade: Unpublished Bulls of InnocentIV on al-Azraq’s revolt in
Thirteenth century Spain», Catholic Historical Review, 74 (1988), pp. 440-449; La documentación
pontificia de InocencioIV (1243–54), ed. Augusto Quintano Prieto, Roma, 1987, 2 vol., n. 557-559,
616, 619-620.
36
Documentos de ClementeIV (1265–1268) referentes a España, ed. Santiago Domínguez Sánchez,
León, 1996, n. 20, 37, 41, 43, 47, 74.
37
La documentación pontificia de HonorioIII ..., n. 1-2, 35; Documentos de GregorioIX ..., n. 56, 73, 79,
122, 414, 503, 521; La documentación pontificia de InocencioIV ..., n. 94; Documentos de
ClementeIV ..., n. 127, 171; Documentos de GregorioX , ed. Santiago Domínguez Sánchez, León,
1997, n. 75, 192.
38
Llibre dels Fets..., cap. 537: « car tant havíem nós servit a Déu e a la Església de Roma ». Sobre este
tema, hay Bonifacio PALACIOS MARTÍN, «La bula de InocencioIII y la coronación de los reyes
de Aragón», Hispania, 29 (1969), pp. 485-504; ID ., La Coronación de los Reyes de Aragón
1204–1410: Aportación al estudio de las estructuras medievales, Valencia, 1975; Damian SMITH,
« Motivo y significado de la coronación de PedroII de Aragón» , Hispania, 204 (2000), pp. 163-
179.
39
Robert I. BURNS , «The Many Crusades of Valencia’s Conquest…», pp. 167-177. Aunque
podemos ver que hubo participación internacional en las guerras de Valencia y en su
repoblación (Enric GUINOT , Els fundadors del regne de València, Valencia, 1999, 2 vol.), la
internacionalidad no forma parte, en general, de la definición de cruzada (Jonathan RILEY-
S MITH , What were the Crusades? , Londres, 1992). Sobre la conquista de Valencia podemos
recomendar el magnífico estudio de Pierre GUICHARD , Al-Andalus frente a la Conquista
Cristiana: Los Musulmanes de Valencia (Siglos XI–XIII ), Valencia, 2001.
40
Llibre dels Fets..., cap. 174: « E ab la ajuda de Déu e ab aquels qui tenen nostres feus en Cathalunya e
honors en Aragó e l’archabisbe e els bisbes (que·ns prometeren ajuda quan faem la cort en Montsó e·ns
croam…)».
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 311

especialmente en relación con la conquista de Mallorca, donde podemos oír


parte de los sermones del arzobispo de Tarragona y del obispo de Barcelona
en la corte de Barcelona de 122841; y también podemos conocer la
conmovedora predicación en Mallorca de Miquel de Fabra y Berenguer de
Castellbisbal (antes de que Jaime le cortara la lengua en 1244)42. Aunque
Christoph Maier ha sugerido que las campañas de predicación fueron
restringidas a las cruzadas fuera de la Península, parece que no es del todo
así43. En general, las bulas papales enviadas a las provincias del sur de Francia
para animar la predicación de la cruzada en Valencia también fueron enviadas
al arzobispo de Tarragona, y si no sabemos mucho de la predicación en la
provincia de Tarragona, tampoco sabemos mucho de la predicación en
Francia44. Como Jaime nos dice, estando en el Puig de Santa Maria, en 1238,
cuando los nobles desearon abandonar la campaña y, por tanto, la conquista
de la propia ciudad de Valencia, él consideró la continuación de las
predicaciones de los frailes dominicos, dirigida por fray Pere de Lleida, algo
esencial para el éxito de su empresa45. Asimismo, al lanzar la guerra contra al-
Azraq, a fines de 1247, Jaime dijo al obispo y a los nobles de Valencia:
«Cuando los hombres de nuestro reino y de otras tierras sepan y oigan que
tenemos esta buena propuesta para servir a Dios, vendrán tantas personas que
no será necesario llamar al ejército» 46. Esto parece sugerir que Jaime estaba
esperando una importante campaña de predicación en sus propias tierras.
Jaime no habla de una guerra santa y la frase bellum sanctum no aparece en
su documentación. En realidad guerra santa no aparece en fuentes españoles
antes del siglo XV47. Por supuesto, hay una objeción moral a esta terminología,
porque la táctica favorita de Jaime en sus guerras era la destrucción de
cosechas para provocar el hambre en una población sitiada48; Jaime masacró a

41
Llibre dels Fets..., cap. 52 (arzobispo de Tarragona), 53 (obispo de Barcelona).
42
Llibre dels Fets..., cap. 69. Sobre la vida de Miquel de Fabra, MARSILI, Crónica latina..., II, ch. 24,
p. 187; Robert I. BURNS, The Crusader Kingdom of Valencia, Harvard, 1967, 2 vol., 1, pp. 203-204.
Sobre Berenguer y Jaime, La documentación pontificia de Inocencio IV..., 1, n. 285, 304;
Documentos de Jaime I de Aragón, ed. Ambrosio Huici Miranda y María Cabanes Pecourt,
Valencia-Zaragoza, 1976-1982, 5 vol., 2, n. 432-433, 443-444.
43
Christoph MAIER, Preaching the Crusades : Mendicant friars and the Cross in the thirteenth century,
Cambridge, 1994, p. 82; José Manuel RODRÍGUEZ GARCÍA, «Historiografía de las cruzadas»,
Espacio, Tiempo y Forma, Serie III, 13 (2000), p. 395.
44
Por ejemplo, Documentos de GregorioIX... , n. 312, 626 (al obispo de Barcelona también).
45
Llibre dels Fets..., cap. 236, « Per què us en volets anar? Que molt hinc sots necessari: una, per
prehicar-los, l’altra, que, si negú hi venia a hora de mort, mils los sabríets vós dar penitència que .I.
capelà, que no y sabria re ».
46
Llibre dels Fets..., cap. 365: « E, quan los hòmens del regne nostre e de les altres terres sabran e hoiran
que nós havem aquest bon propòsit en servir a Déu, e de la gent que y venrà, que no·ns cal cridar ost ne
cavalacada, més n’aurem que si fayvem cridar ost ne cavalcada de la nostra gent e de la altra ».
47
Don Rodrigo habló del bellum Domini (De rebus Hispanie, Lib. 8, cap. 9).
48
Sobre la reconquista, O’Callaghan (Reconquest and Crusade in Medieval Spain, Philadelphia,
2004, pp. 9-10) ha escrito recientemente: « Such a war may be described as a holy war, though to do
so is surely a travesty. War, which of its very nature entails the destruction of life, the infliction of
312 Damian J. Smith

la población musulmana de Palma de Mallorca49; y en el sitio de Cullera


apuntó su maquina de sitio para que si los proyectiles no destruían el castillo,
golpearan a las mujeres y los niños50. Pero, indudablemente, podemos incluir
las guerras de Jaime en muchas de las categorías de la “guerra santa
medieval” tal como han sido definidas en tiempos modernos, por ejemplo por
Bronisch51. Jaime se siente un instrumento de Dios. Él compuso su libro «para
que todos los hombres pudieran reconocer y saber (...) los actos que hemos
hecho con la ayuda del Señor Todopoderoso, en quien es verdadera
Trinidad» 52. Complació al Señor reuniendo la corte de Barcelona de 1228 que
decidió la conquista de Mallorca53. Dios dio a Jaime tal gracia que Él le dio a
cambio un reino dentro del mar54. Dios deseó que Jaime emprendiera la
conquista del reino de Valencia55. En el sitio de Burriana, Jesucristo permitió
que Jaime tomara el pueblo sin recibir daño o herida alguna56. En el sitio de
Valencia, un arquero disparó contra Jaime y la flecha «apuntando al capel de
sol y al almófar, nos alcanzó en el borde de la cabeza, cerca de la frente», pero
«Dios quiso que no traspasara el cráneo, aunque la punta de la flecha
sobresalía en medio de la cabeza» 57. Al entrar la catedral de Murcia, después
de la conquista de la ciudad, «nos entró tal devoción por la gracia y merced

extreme harm on human beings, and the ruination of crops, homes, churches, temples, and other
structures, is not holy or sacred. The type of war of which we are speaking was not holy but rather
religious».
49
Llibre dels Fets..., cap. 86: « E els altres sarraïns, quan viren que aquel loch havien esvaït los cavalers
ab cavals armats e·ls hòmens de peu, anaren-se amagar per les cases, cascú con mils podia; e no
s’amagaren tant bé que .XX. míllia no n’i morissen a l’entrar, sí que, cant nós fom a la porta de la
Almudayna, trobam-ne bé .CCC. morts que, cant se cuydaven recuylir en la Almudayna, los altres
tancaven la porta, e venien los nostres christians e oceÿen-los».
50
Llibre dels Fets..., cap. 194: « E dixem-los con la cosa era faedora, que y podíem tirar; e, quant la pedra
erràs lo castell, que no ferís, ferria de la part on nós érem, que era tot ple de fembres e d’infants e de
bestiar ».
51
Alexander Pierre B RONISCH , Reconquista und Heiliger Krieg: Die Deutung des Krieges im
Christlichen Spanien Von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert, Münster, 1998, pp. 201-234;
Jean FLORI, Guerre sainte, jihad, croisade: Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris,
2002.
52
Llibre dels Fets..., cap. 1: « E per tal que·ls hòmens coneguessen e sabessen, can hauríem passada
aquesta vida mortal, ço que nós hauríem feyt ajudan-nos lo Seyor poderós, en qui és vera trinitat, lexam
aquest libre per memòria ».
53
Llibre dels Fets..., cap. 52: « E axí plàcia a nostre Seyor, qui aquest cort ha així ajustada». Jaime puso
el pensamiento en la boca del arzobispo de Tarragona, Aspàreg.
54
Llibre dels Fets..., cap. 105: « pus Déus nos ha feyta tanta de gràcia que·ns ha donat regne dins en
mar».
55
Llibre dels Fets..., cap. 129.
56
Llibre dels Fets..., cap. 174: « Mas nostre Seyor Jhesuchrist sap les coses con se deuen fer e con deu
ésser: a aquels qui ben vol fa’ls fer lo meylor; e aytal se fes a nós, que no volch que preséssem mal ni
colp, e presem la vila».
57
Llibre dels Fets..., cap. 266: «.I. balester tirà’ns e de part lo capel de sol e·l batut donà’ns en lo cap ab lo
cayrel, prop del front. E, Déus que ho volch, no trespassà lo test, e exí’ns bé a la maytat de la testa la
punta de la sageta».
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 313

que Dios nos había otorgado a ruegos de su bendita madre» 58. No hay nada
excepcional en todo esto salvo su exclusividad. Quizá con la única excepción
de su segunda esposa, Violante59, para Jaime casi toda la ayuda que recibió, la
recibió de Dios y de Santa María. Una reflexión quizá triste acerca de la vida
de un hombre que perdió a sus padres cuando tenía cinco años y no pudo
confiar en sus consejeros hasta después de una minoría larga y agitada.
Las guerras estaban reguladas por la Iglesia. En el Llibre, la Misa era un
suceso regular para el rey y sus tropas, y todo el mundo recibía la comunión o
antes de la campaña o antes de la batalla60. El rey se confesaba con regularidad
y ciertamente esperaba a sus hombres para confesarse y hacer penitencia61.
Según Desclot, bien informado sobre la conquista de Mallorca, y como ha
mostrado Alvira, Jaime aconsejó a sus tropas antes de la batalla de Portopí que
«cada uno debe pensar en confesarse y hacer penitencia por sus pecados» 62; y
en el día de Navidad y de fin de año, el rey y su ejército oyeron Misa,
confesaron sus pecados, y recibieron la comunión63. En el Llibre, los soldados
reciben las promesas firmes de los obispos y del propio Jaime de que
obtendrán el paraíso si mueren en la batalla. El obispo Berenguer de
Barcelona, en su sermón antes de la batalla de Portopí, les promete que «los
que mueran en esta acción, morirán por nuestro Señor y alcanzarán el paraíso,
donde tendrán gloria eterna para siempre» 64. El mismo Jaime, mandando al
desgraciado Bernat Guillem d’Entenza a una muerte inevitable en El Puig,
alienta a su primo: «Si Dios os permite cumplir el servicio que os mandamos
que nos hagáis, yo os haré el hombre más venerado de mi reino; y si morís en
servicio de Dios y nuestro, no puede fallar que obtengáis el paraíso» 65. Hay
que decir que los santos, por lo general, están ausentes de las campañas de
Jaime, salvo en la toma de Palma, donde Jaime nos informa que se apareció

58
Llibre dels Fets..., cap. 451.
59
Sobre su vida y su influencia, Oliver BRACHFELD, Violante de Hungría, Barcelona, 1942.
60
Llibre dels Fets..., cap. 19, 22, 31, 61-63, 83-84, 122, 139, 156, 183, 194, 201, 217, 224, 230, 232, 259,
303, 314, 321, 361, 364, 376, 380, 445, 451, 474, 539, 562.
61
Llibre dels Fets..., cap. 224, 426.
62
Bernat DESCLOT, Crònica, ed. Miquel Coll i Alentorn, Barcelona, 1999, cap. 36: « Déus és ab nos
e desbaratar-los hem. E cascú pens de confessar e de penetenciar de sos pecats, e treball-se per nostre
Senyor, que Ell soferí molt gran treball per nós, tro a la mort»; Martín ALVIRA CABRER, «La
conquista de Mallorca según la Crònica de Bernat Desclot», En la España Medieval, 19 (1996),
pp. 37-50.
63
B. DESCLOT, Crònica..., cap. 47: « E tuit anaren oir les misses, e confessaren e combregaren».
64
Llibre dels Fets..., cap. 62: « E devets fer aquest comte: que aquels qui en aquest feyt pendran mort,
que la pendran per nostre Seyor, e que hauran paradís hon auran glòria perdurabla per tots tems; e
aquels qui viuran hauran honor e preu en sa vida e bona fi a la mort».
65
Llibre dels Fets..., cap. 207: « Si Déus vos lexa complir aquel servici que nós vos manam que·ns façats,
jo us faré el pus honrat hom del meu regne ; e, si vós morits en servici de Déu e nostre, parayvs no us pot
falir que vós no l’hajats».
314 Damian J. Smith

San Jorge, aunque él no lo vio66. Aunque las guerras fueran combatidas «al
servicio de Dios» y «por el honor de Dios», como Jaime dice muchas veces67,
y aunque el rey expresa su deseo «de convertir o destruir a los que no creen
en Dios» 68, al mismo tiempo las justificaciones de sus guerras eran a menudo
más mundanas. En el sitio de Valencia, Jaime declaró que había ido contra
Zaén porque «cuando fuimos a Mallorca para conquistarlo, vino a atacar
nuestra tierra» 69. Jaime fue muy feliz cuando algunos de sus caballeros fueron
capturados cerca de Játiva, porque tuvo una excusa para romper todos sus
tratados y atacar la ciudad70. En Mallorca, el mensajero del rey dijo al
gobernador musulmán que le había ofendido porque había robado uno de sus
barcos, y es cierto que aunque Jaime subrayó sus motivos religiosos en la corte
de Barcelona, un testigo de esta misma corte recordó que Jaime había hablado,
sobre todo, de su barco perdido71. Y este motivo lo confirma Desclot72. Lo que
dice el rey y lo que habría querido decir no son siempre la misma cosa.
Jaime habla de la Tierra Santa. Generalmente habla de Oltramar (19 veces) y
una vez habla de Oltramer73. Habla cuatro veces de la sancta terra de Oltramar
(la tierra santa de Ultramar)74, y en el capitulo 526 se refiere a la terra sancta sin
referencia a Oltramar75. ¡Así que Tierra santa existía!; en otras tres ocasiones
Jaime se refiere específicamente al Sepulcro76. La Biblia que tenían en España
era la misma que tenían en todas partes. Los Evangelios que leían en la Misa
cada domingo eran los mismos evangelios. Jesucristo nació, creció, predicó,
sufrió su pasión, murió y resucitó en los mismos lugares. Por esta razón, el
entusiasmo por los Santos Lugares era el mismo, el deseo por verlos era el
mismo, la reverencia por ellos era la misma. Por eso, los peregrinos de
Cataluña visitaron Tierra Santa durante muchos siglos77. Por eso, PedroI de

66
Llibre dels Fets..., cap. 84: « E, segons que·ls sarraïns nos comtaren, deÿen que viren entrar primer a
caval .I. cavaller blanch ab armes blanques; e açò deu ésser nostra creença que fos sent Jordi, car en
estòrias trobam que en altres bataylas l’an vist de christians e de sarraïns moltes vegades».
67
Por ejemplo, Llibre dels Fets..., cap. 388, 390.
68
Llibre dels Fets..., cap. 56.
69
Llibre dels Fets..., cap. 275.
70
Llibre dels Fets..., cap. 361.
71
Llibre dels Fets..., cap. 48, 76. Sobre P. de Castronolo, ciudadano de Barcelona y testigo de la
corte de 1228, Donald K AGAY, «The Emergence of “Parliament” in the Thirteenth-Century
Crown of Aragon: A View from the Gallery», On the Social origins of Medieval Institutions... (n.
27), p. 237.
72
B. DESCLOT, Crònica..., cap. 14; también M ARSILI, Crónica latina..., II, cap. 29, p. 194.
73
Llibre dels Fets..., 1, p. 281
74
Llibre dels Fets..., cap. 476, 523, 526, 527.
75
Llibre dels Fets..., cap. 526: « E dix [GregorioX] que havia gran goyg de nostra venguda e que havia
esperança en Déu que, ab nós e ab los altres, Déus li daria son conseyl, tal, que a la Sancta Terra seria
profitós, e per aquel se goanyaria».
76
Llibre dels Fets..., cap. 476, 482, 527.
77
Josep GUDIOL I C UNILL, «De peregrins i peregrinatges religiosos Catalans», Analecta Sacra
Tarraconensia, 3 (1927), pp. 93-119.
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 315

Aragón en 1100 aceptó la cruz para ir a Jerusalén78. Por eso, cuando PascualII
prohibió a los españoles luchar en la Tierra Santa, los testamentos de Urgell
nos muestran un aluvión de peregrinos que marchan a Oriente79. Por eso, San
Oleguer, y otros, como Diego Gelmírez de Compostela, ligaron la guerra en
España con la batalla por la Tierra Santa80. Por eso tenemos los vínculos entre
los Templarios, los Hospitalarios, y, por supuesto, la Orden del Santo Sepulcro
en Aragón y sus homólogos en Oriente81. Por eso casi todas las crónicas
catalanas de la época hablan de la captura de Jerusalén y todas hablan de su
pérdida en 118782. Por eso, PedroII de Aragón intentó casarse con María de
Montferrato en 1206, prometiendo ayuda militar a la Tierra Santa83. Por eso,
cuando JaimeI capturó la ciudad de Valencia en 1238, al ver su estandarte en
lo alto de una torre, se apeó del caballo, miró hacia Oriente, y, con lágrimas en
los ojos, besó la tierra por la gran merced que Dios le había hecho84.

Ya en 1234 GregorioIX pidió a los reyes cristianos de España su ayuda


para Tierra Santa, e InocencioIV repitió esa llamada a Jaime en el I Concilio de

78
Colección diplomática de Pedro I de Aragón y Navarra, ed. Antonio Ubieto Arteta, Zaragoza, 1951,
n. 6; Antonio UBIETO ARTETA, «La participación navarro-aragonesa en la primera cruzada»,
Principe de Viana, 8 (1947), pp. 357-383; Marcus BULL, Knightly Piety and the Lay Response to the
First Crusade, Oxford, 1993, p. 96.
79
Regesta Pontificum Romanorum, ed. Philipp Jaffé, revised by Samuel Loewenfeld, Leipzig, 1885,
n. 5812, 5863; Cebrià BARAUT, «Els documents, dels anys 1101-1150, de l’Arxiu Capitular de
la Seu d’Urgell», Urgellia, 9 (1988-1989), n. 1191, 1197, 1218, 1233, 1244, 1261, 1265, 1280, 1281,
1292, 1337, 1395, 1396, 1452, 1467, 1478.
80
Sobre la vida de Oleguer, España Sagrada, 19, pp. 472-492; Gener GONZALVO I B OU , Sant
Oleguer (1060-1137): Església i Poder a la Catalunya Naixent, Barcelona, 1998. Sobre Diego
Gelmírez y las cruzadas, Historia Compostellana (CCCM, 70), ed. Emma Falque, Turnhout, 1988,
lib. 2, cap. 78; Richard A. FLETCHER, Saint James’ Catapult. The Life and Times of Diego Gelmírez
of Santiago de Compostela, Oxford, 1984.
81
Alan FOREY, The Templars in the Corona de Aragón, Londres, 1973; María B ONET , La Orden del
Hospital en la Corona de Aragón. Poder y gobierno en la castellanía de Amposta (siglos XII-XV),
Madrid, 1994; Nikolas JASPERT, Stift und Stadt. Das Heiliggrabpriorat von Santa Anna und das
Regularkanonikerstift Santa Eulàlia del Camp im mittelalterlichen Barcelona, 1145-1423, Berlin,
1996; ID., « Capta est Dertosa clavis Christianorum : Tortosa and the crusades», en J. Phillips y
M. Hoch (ed.), The Second Crusade: Scope and Consequences, Manchester, 2001. En 1172, en el
acuerdo entre los hermanos de Santiago y Ávila, se acordó que, después de la derrota de los
musulmanes en España, cruzarían a África para avanzar hacia Jerusalén (J. O’CALLAGHAN ,
Reconquest and Crusade..., p. 54).
82
Por ejemplo, Cronicó de Perpinyà, ed. Josep Moran, Montserrat, 1998, pp. 11-12; Chronicon
alterum Rivipullense, en Jaime VILLANUEVA, Viage literario a las iglesias de España (VL), Madrid,
1803-1852, 22 vol., 5, p. 249; Alterum Chronicon Rotense, VL, 15, p. 332-335; Cronicon Dertusense
I, VL, 5, p. 234; Cronicon Dertusense II, VL, 5, pp. 236, 240.
83
ACA, perg. Pere I, n. 242; Johannes VINCKE , «Der Eheprozess PetersII von Aragon
(1206–1213)», Gesammelte Aufsätze zur Kulturgeschichte Spaniens, 5 (1935), n. 1, pp. 164-166.
84
Llibre dels Fets..., cap. 282: « E, quan vim nostra senyera sus en la torre, descavalgam del caval e
endreçam-nos ves horient e ploram de nostres uyls e besam la terra per la gran mercè que Déus nos
havia feyta ».
316 Damian J. Smith

Lyon de 124585. En aquella ocasión, Jaime estuvo más influenciado por la


apelación del Emperador Latino y mostró su deseo de acudir a
Constantinopla, por lo que Inocencio le otorgó la indulgencia de cruzada en
124686. Pero la guerra con al-Azraq terminó con estas ambiciones, y hasta que
su archienemigo al-Azraq no fue derrotado, Jaime no comenzó a prepararse
para ir a Oriente, en 1260-126187. En esta empresa fue desalentado por su
yerno, AlfonsoX de Castilla88, pero con seguridad fue sostenido por el dinero
de Lleida y Valencia « ad deffensionem Terre Sancte contra populum tartarorum »89.
Esta expedición se frustró, al parecer, por causa del mal tiempo90, y a pesar de
las negociaciones con los embajadores del rey de Armenia en enero de 126591,
hasta después de la conquista de Murcia Jaime no renovó sus ambiciones de ir
a Tierra Santa, con el estímulo de ClementeIV, quien, no obstante, dudó de la
fibra moral y de los recursos financieros del rey92. Aunque el Papa tenía esa
esperanza, una cruzada conjunta de JaimeI y LuisIX de Francia no era
posible. Dada la hostilidad entre las dos coronas después de la Cruzada contra
los Albigenses y el conflicto por Montpellier (ciudad natal de Jaime), en su
política internacional LuisIX no esperaba de Jaime más que su neutralidad.
Además, la situación especialmente peligrosa y complicada entre Carlos de
Anjou y el infante Pedro de Aragón, marido de Constanza (la hija de
Manfredo), anulaba toda posibilidad de una cruzada conjunta de ambos
reyes93.
Para 1267, los mongoles del Ilkan Abaqa y las tropas del suegro de Abaqa,
el emperador bizantino Miguel, eran los aliados más importantes de Jaime,

85
Documentos de GregorioIX... , n. 414; La documentación pontificia de InocencioIV... , 1, n. 88, 94,
104; J. G OÑI GAZTAMBIDE, La bula de la cruzada..., pp. 178-183.
86
La documentación pontificia de InocencioIV… , 1, n. 285; Robert BURNS, «The Loss of Provence.
King James’s Raid to Kidnap its Heiress (1245): Documenting a Legend», C H C A, XII,
Montpellier, 1987-1988, 3 vol., 3, pp. 195-231.
87
Ernest MARCOS H IERRO, Die Byzantinisch-Katalanischen Beziehungen im 12. und 13. Jahrhundert
unter besonderer berücksichtigung der Chronik Jakobs I von Katalonien-Aragon, München, 1996, pp.
217-218; Robert BURNS , «The Crusade against al-Azraq: A Thirteenth-Century Mudejar
revolt in International Perspective», American Historical Review, 93 (1988), pp. 80-106.
88
Colección de documentos inéditos del Archivo de la Corona de Aragón, ed. Prospero de Bofarull y
Mascaró, Barcelona, 1847-1910, 47 vol., 6, 153-154; F. S OLDEVILA, Pere el Gran..., 2, p. 95.
89
Documentos de Jaime I…, 4, n. 1200; Diplomatarium of the Crusader-Kingdom of Valencia: The
Registered Charters of Its Conqueror, Jaume I, 1257-1276, ed. Robert Burns, Princeton, 1985-2001, 3
vol., 2, n. 360a.
90
Llibre dels Fets..., cap. 487.
91
F. SOLDEVILA, Pere el Gran…, 1, pp. 122-123.
92
Documentos de ClementeIV…, n. 127, 171. En una carta al rey Luis de 14 de enero de 1268
(Potthast, 20222), Clemente expresó sus dudas sobre los recursos financieros de Jaime: « ad
regem Aragonum legatum mittere cardinalem, nec decet, nec expedit, quia tenuis esset legatis et
angusta, nec regnorum suorum decima ad X. millia, prout dicitur, librarum ascendit. Paratus tamen
rex esset ad transitum, si pecunia non deesset».
93
E. M ARCOS H IERRO , Die Byzantinisch-Katalanischen Beziehungen…, pp. 346-357; William
Chester JORDAN, LouisIX and the Challenge of the Crusade , Princeton, 1979, pp. 31-32, 199-200.
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 317

mientras que Baybars era su enemigo principal, seguido de Carlos de Anjou94.


Un aliado secundario, AlfonsoX de Castilla y León, a pesar de sus dudas
sobre la expedición y especialmente sobre los mongoles, se entusiasmó
también por los Santos Lugares y por una alianza antiangevina – como ha
explicado Ayala –, de modo que dio dinero (aunque no todo el que Jaime
esperaba) y caballos para esta cruzada95. En cambio, las órdenes militares,
según Jaime, prometieron mucho y dieron poco96. Después de un período
intensivo de reclutamiento en Aragón, Cataluña y las Baleares en 1269, el año
de su reinado en el que viajó más, Jaime creyó que la expedición estaba
preparada para embarcar97. Aparte de las ambiciones religiosas del rey, la
campaña poseyó una lógica interna que incluía los éxitos militares de la
Corona fuera de la península, abrir nuevas rutas comerciales para los

94
Llibre dels Fets..., cap.. 476, 482; Odilo ENGELS, «El rey Jaime I y la política internacional del
siglo XIII», CHCA, X, 1, p. 238. En 1269, hubo negociaciones entre los representantes de los
mongoles, Miguel, el papado, Luis y Carlos (Annales Ianuenses, MGH, 18, p. 264: « Ipso etiam
anno venerunt ad civitatem istam legati soldani Babilonie et nuncii Tartarorum et imperatoris
Grecorum causa loquendi cum summo pontifice et cum regibus Francorum et Sicilie, et in hac civitate
steterunt per multos dies, et postea discesserunt ad partes sicut creditur ad quas missi fuerant: quid
autem fecerint vel quid proposuerint, notum non fuit omnibus»). En 1265, en un tratado entre
Venezia y el Imperador, Miguel había considerado Jaime un enemigo potencial (Gottlieb
TAFEL y Georg THOMAS, Urkunden zur älteren Handels- und Staatsgeschichte der Republik Venedig
2-3, Vienna, 1856-1857, 3, p. 79).
95
Carlos de AYALA MARTÍNEZ, «Reflexiones en torno a la cruzada Aragonesa de 1269», en J. de
la Villa (ed.), Dona Ferentes: Homenaje a F. Torrent, Madrid, 1994, p. 23; Llibre dels Fets, cap.
480: « Rey, esta vostra ida que vos queredes fer, Déus lo sabe que nos pesa d’una part e nos plaç
d’otra. Pésa-nos porque a tan gran ventura queredes meter vostre cuerpo e con tan terribla gent
e tan luny. E plaçnos, si vós tan gran bé podedes haver per christianos como vos cuydades; e
assí placia a Dios que sia. E, pus non lo vos podemos destorbar (tanto lo havedes a coraçó), non
quero que vos hi vaades menos de mi aiuda, car assí lo feystes vós a mi quant menester m’era,
que m’aiudades ; e aiudarvos he de .C. mil morabetins d’oro e de .C. cavalos». En 1269,
Alfonso y el infante Pedro de Aragón estaban negociando alianzas en Italia para disminuir el
poder de Carlos de Anjou (Annales Placentini, MGH, 18, p. 535: « Eodem tempore rex Castelle et
infans dom Petrus primogenitus regis Aragonensis transmiserunt in Lombardiam Raymundinum de
Mastagiis, civem Cremone, cum litteris credencie ad amicos imperii in Lombardia et in Tuscia in
malum et decrementum regis Karoli comitis Provincie. Ille rex Castelle propter regem don Anricum
fratrem suum, quem in carceribus detinet, et infans dom Petrus propter regem quondam Manfredum
socerum eius quem ipse Karolus occidit aufferrendo sibi regnum Sicilie, quod ad se dicit pertinere pro
uxore eius. Qui tantum operatus est in Lombardia pro ipsis regibus, quod amici omnes imperii de
Lombardia suos syndicos et procuratores ad regem Castelle et ad infantem dom Petrum pro factis et
imperii transmiserunt, scilicet Gualterium Rignam civem Papie»).
96
Llibre dels Fets..., cap. 481; C. de AYALA MARTÍNEZ, «Reflexiones ... », pp. 25-26 remarca que,
de hecho, Jaime recibió ayuda de las órdenes dentro y fuera del reino de Aragón.
97
Joaquín MIRET I S ANS , Itinerari de Jaume I ‘El conqueridor’, Barcelona, 1918, pp. 418-434; José
Miguel GUAL LÓPEZ y Juan ZAFRA SERRANO, «Nuevas aportaciones al itinerario de Jaime I el
Conquistador», CHCA, X, 2, pp. 86-87; Jesús Ernesto MARTÍNEZ FERRANDO, La tragica storia
dei re di Maiorca, Cagliari, 1993, p. 44 ; C. de AYALA MARTÍNEZ, «Reflexiones...», p. 25, n. 21;
R. BU R N S , Diplomatarium..., 3, n. 981; E. MARCOS H IERRO, Die Byzantinisch-Katalanischen
Beziehungen..., pp. 376-390.
318 Damian J. Smith

comerciantes catalanes, y dotar con tierras a los hijos bastardos del rey, Pedro
Fernández de Híjar y Fernando Sánchez de Castro98.
Los detalles de la expedición han sido bien tratados en los estudios de
Röhricht, Carreras y, más recientemente, en la tesis de Ernest Marcos Hierro
sobre las relaciones entre Cataluña y el Imperio Bizantino en el siglo XIII, leída
en Munich99. Jaime embarcó en Barcelona el miércoles 4 de septiembre de
1269100. El 5 de septiembre, con el consejo de Ramon Marquet, Jaime regresó a
tierra brevemente porque ya fue separado del resto de la flota y no podría
encontrarla en el mar101. Después de dos días de buen tiempo, el 7 de
septiembre la flota se vio atrapada por las tempestades y los barcos se
dispersaron102. Durante los siguientes cinco días, Jaime no pudo prácticamente
avanzar, de modo que el obispo de Barcelona y los maestres de los Templarios
y los Hospitalarios, con mucha otra gente, aconsejaron a Jaime que no
continuara el viaje103. Jaime dudó e intentó continuar cuando el tiempo mejoró,
pero después de unos breves momentos de esperanza, incapaz de seguir
avanzando, Jaime abandonó la aventura y volvió a Montpellier el 17 de
septiembre, regresando después a Cataluña104.
Sus hijos, sin embargo, con unos 11 barcos y unos 440 caballeros, 20
arqueros de caballo y 163 arqueros de a pie105, continuaron hasta Tierra Santa
(al final, la fuente quizás más interesante de esta expedición es el Llibre de
Racions, que proporciona detalles sobre las necesidades del ejército)106. En
Acre, recibieron ayuda financiera del emperador Miguel107. La reducción en el
número de tropas de Pedro Fernández, ahora jefe de la expedición, entre
septiembre y diciembre puede ser indicativa de una acción militar, aunque lo
cierto es que el 18 de diciembre de 1269, en Acre, hubo una acción significativa
entre el ejército del sultán Baybars y los caballeros de la cruzada, que podemos
reconstruir gracias a El Templario de Tiro, L’estoire de Eracles y los Annales de

98
Charles DUFOURCQ, «Vers la Méditerranée orientale et l’Afrique», CHCA, X, pp. 8-9; también
hubo rumores sobre que Jaime quería casar a una de sus hijas con el rey de los mongoles:
Annales Placentini..., p. 536: « Eodem tempore de mense Augusti proxime preterito rex Aragoni cum
quantitate militum armatorum transivit ultra mare pro danda filia sua in uxorem regi Tartarorum
sicut publice ferebatur, set propter turbationem maris reversus est ad propria quod non potuit ire ».
99
Francesch CARRERAS I CANDI, «La creuada a Terra Santa (1269–1270)», CHCA, I, 1, pp. 106-
138; Reinhold RÖHRICHT, «Der Kreuzzug des Koenigs JacobsI. von Aragonien», Mitteilungen
des österreichischen Instituts für Geschichtsforschung, 11 (1890), pp. 372-395; E. MARCOS HIERRO,
Die Byzantinisch-Katalanischen Beziehungen..., n. 86.
100
Llibre dels Fets..., cap. 484.
101
Llibre desl Fets..., cap. 485.
102
Llibre dels Fets..., cap. 485-486.
103
Llibre dels Fets..., cap. 488.
104
Llibre dels Fets…, cap. 490-494.
105
F. CARRERAS I CANDI, «La creuada...», p. 121.
106
ACA, Reg. 17, fol. 117-144; F. C ARRERAS I CANDI, «La creuada...», pp. 123-38.
107
F. C ARRERAS I CANDI, «La creuada...», p. 122; J. GOÑI GAZTAMBIDE, Historia de la bula...,
p.214.
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 319

Terre Sainte108. Desde una colina situada cerca de las murallas de Acre los hijos
de Jaime pudieron ver un ejército de 3.000 sarracenos e incitaron a los
Templarios y los Hospitalarios que estaban con ellos a atacarlos, pero las
órdenes militares rechazaron esta propuesta109. Y no sin razón, ya que al
mismo tiempo los caballeros de Robert de Crésèques y Oliver de Termes, que
regresaban de una correría contra Montfort, quedaron atrapados en una
emboscada por una fuerza mucho mayor de Baybars, un ejército que había
sido escondido a la visión que los hijos de Jaime tenían desde Acre. Contra el
consejo de Oliver, Robert insistió en luchar contra la fuerza superior de los
sarracenos110. Sabemos que dos caballeros de la Corona lucharon, porque en
marzo de 1271 Jaime compensó a Galceran de Pinós y a la familia de su
hermano, el fallecido Ramon de Saguàrdia, « pro bestiis mularibus quas dicti
milites amisserunt in praelio quod cum sarracenis habuerint »111, y otra vez en
marzo de 1272 por sus pérdidas « in bello quod cum sarracenis habuerint in
partibus Accone » 112. Desde Acre los Templarios y los Hospitalarios, los
caballeros alemanes y Pedro Fernández pudieron ver la batalla y quisieron
intervenir, pero Pedro Fernández, reconociendo la superioridad numérica de
los sarracenos, decidió no entrar en combate con sus tropas y las órdenes
militares para salvar la vida de unos pocos hombres113. Murieron más de 200
cristianos, incluidos Robert, y el hermano de Oliver de Termes114. Parece que
dos sobrinos de Oliver fueron capturados y, con ellos, un caballero catalán
llamado Cordate, aunque no es posible identificar este nombre en el Llibre de
Racions. Cordate escapó, volvió a Acre y pudo informar el patriarca del número
de tropas del sultán, gracias a lo cual se supo que si las fuerzas cristianas
hubieran entrado en combate con el ejército que habían visto, sin duda habrían
sido masacradas115.
Pedro Fernández y sus caballeros volvieron a Cataluña en el verano de
1270 sin gloria116, mientras que Fernando Sánchez ofreció sus servicios a

108
The ‘Templar of Tyre’: Part III of the ‘Deeds of the Cypriots, trad. Paul Crawford, Aldershot, 2003;
L’estoire de Eracles Empereur et la conqueste de la Terre d’Outremer (RHC-HOc, 2), Paris, 1859;
Reinhold RÖHRICHT y Gaston RAYNAUD (ed.), «Annales de Terre Sainte», Archives de l’Orient
Latin, 2 (1884), pp. 427-461; E. MARCOS HIERRO, Die Byzantinisch-Katalanischen Beziehungen…,
pp. 425-429.
109
The ‘Templar of Tyre’…, cap. 350, p. 53.
110
The ‘Templar of Tyre’…, cap. 351, pp. 53-54.
111
J. MIRET I SANS, Itinerari..., p. 447.
112
J. MIRET I SANS, Itinerari..., p. 464.
113
Eracles…, p. 457.
114
«Annales de Terre Sainte…», p. 454; Eracles…, p. 457; The ‘Templar of Tyre’…, cap. 351, p. 54.
Ibn al-Fura—t, (Ayyubids, Mamluks and Crusaders. Selections from the Ta—rikh al-Duwal Wa’l-Mulu—k
of Ibn al-Fura—t, trad. Ursula y Malcolm C. Lyons, Cambridge, 1971, 2 vol., 1, p. 173, 2, p. 138)
habla de la muerte de un sobrino del rey Jaime, pero no hay ninguna mención de esto en las
fuentes cristianas.
115
The ‘Templar of Tyre’…, cap. 351, pp. 53-54.
116
J. MIRET I SANS, Itinerari..., pp. 437-443.
320 Damian J. Smith

Carlos de Anjou, una alianza que le costaría la vida al ganarse la enemistad


implacable del infante Pedro, que le ahogó en el río Cinca en 1275117. Lo
interesante aquí es que el fracaso de Jaime no solamente aparece en el Llibre
dels Fets, sino que hay 18 capítulos y casi 4.000 mil palabras dedicadas a la
participación de Jaime en esta expedición118. Además de todos los pequeños
indicios sobre la autoría del rey, éste es quizás el dato más importante. Nadie
que hablara de los hechos de Jaime habría incluido este fracaso salvo el propio
rey. ¿Y por qué lo hizo? Porque fue herido. Fue herido, no como en el sitio de
Valencia, sino en su corazón. Porque había rumores sobre la razón por la que
había regresado. Es probable que el continuador de Guillermo de Tiro reflejara
una opinión popular al sugerir que Jaime regresó por el amor de Doña
Berenguela, y quizás Guillermo de Puylaurens no fue tampoco el único que
murmuró al decir que el rey se había vuelto « consilio mulieris » 119.
Probablemente Jaime recordaba las palabras que ClementeIV le había escrito
sobre sus relaciones con Berenguela « tantorum victor hostium, a propria carne sic
vinceris »120. Incluso la documentación es contraria al rey, porque hay
evidencia de donaciones enormes de Jaime a su amada Berenguela en estos
años121. Pero Jaime sabía que los rumores eran injustos. Y los rumores eran
injustos, aunque Jaime no podía explicar por qué eran injustos. La expedición
de Jaime fracasó porque había demasiado entusiasmo y poca planificación.
Jaime estaba acostumbrado a campañas en tierra, a sitios y negociaciones, y
verdaderamente sabía muy poco del mar. Se dio prisa con el reclutamiento de
las tropas y después esperó la llegada de más tropas. Por eso se embarcó en
una época del año y por una ruta que invitaban al desastre, como Santiago
Hernández ha explicado sabiamente, y Jaime sólo se salvó de un desastre aún
mayor gracias a sus marineros122.

117
Alcuni fatti riguardanti Carlo I. Di Angiò, 1252–1270, Naples, 1874, 97, 104-105, 110; Riccardo
FILANGIERI, I registri della cancelleria angioina, Naples, 1950-2003, 47 vol., III, 109 ; IV, 60, 130;
B.D ESCLOT, Crònica..., cap. 70; Llibre dels Fets..., cap. 550; Deno John GEANAKOPLOS, Emperor
Michael Palaeologus and the West 1258-1282: a study in Byzantine-Latin relations, Harvard, 1959,
pp. 219-220; F. SOLDEVILA, Pere el Gran…, 1, pp. 360-375; R. RÖHRICHT, «Der Kreuzzug des
Koenigs JacobsI…», p. 380.
118
Llibre dels Fets..., cap. 476-493.
119
Eracles…, p. 457; Guillaume de P UYLAURENS, Historia Albigensium, RHGF, 20, cap. 50, p. 774.
120
Documentos de ClementeIV... , (05/07/1266) n. 74.
121
Diplomatarium..., 3, n. 817, 838, 893, 903, 976; Alicante y su territorio en la época de JaimeI de
Aragón, ed. José Martínez Ortiz, Alicante, 1993, n. 455, 465-6, 471, 482, 488, 503, 506-7.
122
Santiago H ERNÁNDEZ , «La maltempsada de la Mare de Déu de Setembre de 1269», Acta
Mediaevalia, 10 (1989), pp. 489-516. Las fuentes musulmanas contemplaron la intervención
divina en los vientos que destruyeron las ambiciones de Jaime (Ayyubids, Mamluks and
Crusaders…, 1, p. 173, 2, 137: « But God, great and glorious, sent down troublesome winds which
wrecked a number of their ships, after which no more was heard of them »; AL-MAQRIZ — I—, Histoire des
sultans Mamlouks de l’Egypte, trad. Étienne Quatremère, París, 1837-1845, 2 vol., p. 77: « Mais
Dieu fit souffler un vent violent, que détruisit un grand nombre de ces bâtiments ; et l’on n’entendit
plus de parler des autres vaisseaux, ni des hommes qui les montaient »).
El rey Jaime I de Aragón y la guerra santa 321

Sin embargo, el entusiasmo de Jaime por la cruzada a la Tierra Santa no


disminuyó y en el II Concilio de Lyon mostró otra vez su deseo de ser el líder
de una expedición, planes de nuevo frustrados, en opinión de Jaime, por la
falta de ayuda de las órdenes militares123. Pero ¿qué le había ocurrido al
instrumento de Dios en 1269? Durante la travesía a Mallorca en septiembre de
1229, se produjo una tormenta y los marineros quisieron volverse. Jaime
respondió: «Ya que vamos en el nombre de Dios, tenemos confianza en que
Él nos guiará» 124. Y continuó hacia Mallorca. Durante la travesía a Tierra
Santa, en septiembre de 1269, hubo otra tormenta, esta vez más dura y
prolongada. Los marineros quisieron volverse. Jaime dudó, pero al final
decidió que «a mi me parece que Nuestro Señor no quiere que Nos pasemos a
Ultramar» 125. Y Jaime se volvió. Dios quiere lo que Jaime puede hacer, y Dios
no quiere lo que Jaime no puede hacer. No es posible que Dios quiera algo y
no suceda, porque si fuera así, no sería Dios. Y no puede ser que Dios quiera
algo y Jaime no pueda hacerlo, porque Jaime sería el culpable del fracaso. La
falta de éxito vino porque Dios no quería el viaje del rey a Tierra Santa.
Aunque era muy normal en las crónicas de la época, Jaime no aceptaba que
sus pecados pudieran ser un obstáculo a sus campañas. Ya en diciembre de
1265, antes de la conquista final de la ciudad de Murcia, Jaime se había
confesado a fray Arnau de Segarra. Le confesó el asunto de Doña Berenguela,
pero como no prometió romper con ella, fray Arnau no le dio la absolución. Y
Jaime le respondió: «entraremos en la batalla con esa fe, y nos liberaremos del
pecado mortal de una manera o de otra, y serviremos a Dios tan bien ese día y
en esa conquista que Él nos perdonará. No dirigimos mala voluntad contra
nadie en nada, y eso es suficiente para Dios» 126. Jaime ganó en Murcia y en
1269, en realidad, no fue “el pecado de Berenguela” el que destruyó su
cruzada, sino un comandante imprevisible y con fuerzas incalculables: el mar.

123
Llibre dels Fets..., cap. 528-542; en Julio de 1275 GregorioX recordó a Jaime sus propuestas
criticando al mismo tiempo la vida privada del rey (Documentos de GregorioX... , n. 192).
124
Llibre dels Fets..., cap. 56: « pus en nom d’él anam, havem fiança en él que nos guiarà».
125
Llibre dels Fets..., cap. 487: « sembla-nos que nostre Seyor no vol que nós passem en Oltramar».
126
Llibre dels Fets..., cap. 426.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 323-358.

Las prácticas guerreras en el mediterráneo latino


(siglos XI al XIII).
Cristianos contra musulmanes1

Francisco GARCÍA FITZ*

Desde finales del siglo XI hasta los últimos años del siglo XIII, las tierras
situadas en los extremos oriental y occidental de la cuenca mediterránea
fueron escenario de un violento y prolongado conflicto entre la Cristiandad y
el Islam. En ambas áreas los latinos protagonizaron dos procesos de expansión
frente a sus vecinos “infieles” cuyas evoluciones y finales tuvieron signos
completamente distintos : al cabo de dos siglos, las fronteras que la
Cristiandad latina había intentado construir, dilatar y sostener en Oriente
fueron totalmente barridas ; por el contrario, en la Península Ibérica, a pesar
de las presiones de los diversos imperios norteafricanos que de manera más o
menos intensa se implicaron en la defensa del Islam en al-Andalus –
almorávides, almohades, benimerines –, los reinos cristianos lograron derrotar
y acabar con las expresiones políticas de sus enemigos musulmanes, expandir
las fronteras hacia el sur y arrinconar al Islam residual en las áreas montañosas
del sudeste peninsular, en torno al sultanato de Granada.
No pocos contemporáneos entendieron que aquellos dos procesos
históricos, las cruzadas y la Reconquista, formaban parte de un mismo
“acontecimiento” o que, si se quiere, representaban dos frentes de un mismo
conflicto: el que oponía a la Cristiandad con el Islam por unas tierras que, en
Oriente y en Occidente, los musulmanes habían injustamente arrebatado a los
cristianos y mantenían dominadas sin derecho. Más aún, en algún momento
aquellas fronteras – las hispánicas y las jerosolimitanas – llegaron a
presentarse no como frentes distintos de una misma guerra, sino como dos
escenarios bélicos interconectados, por cuanto que desde uno – el Peninsular –
podía trazarse un camino alternativo que condujera directamente y con mayor
facilidad al Sepulcro del Señor. Dado el paralelismo con el que se percibía la

* Universidad de Extremadura (Cáceres).


1
El presente trabajo se ha realizado en el marco del Proyecto de Investigación sobre «El
discurso militar en la historiografía desde la Antigüedad hasta el Renacimiento», BFF 2003-
05107.
324 Francisco García Fitz

situación de las fronteras de la Cristiandad en el este y en el oeste, se entiende


que ambas confrontaciones fueran incentivadas por los pontífices romanos,
amparadas bajo el signo de la Cruz y cubiertas con los mismos privilegios
espirituales y penitenciales. Y sin embargo, como decimos, el destino de estos
dos frentes, el resultado final de estos dos conflictos bélicos, fue radicalmente
distinto.
No parece necesario advertir que, como cualquier otro proceso histórico,
estos dos que se analizan no pueden ser explicados en función de una única
variable y que la diversa suerte de los latinos frente al Islam en Oriente y en
Occidente no puede responder exclusivamente a factores estrictamente
militares: las diferencias demográficas, geográficas, socioeconómicas, políticas
e incluso ideológicas entre la situación de los antagonistas cristianos y
musulmanes en aquellos dos ámbitos necesariamente deben ser tenidas en
cuenta si se quiere entender el porqué de los éxitos de unos – el de los latinos
en la Península y el de los islamitas en Tierra Santa – y el de los fracasos de
otros – el de los islamitas en al-Andalus y el de los latinos en Tierra Santa. Sin
embargo, siendo conscientes de la complejidad de esta cuestión, tampoco
podemos cerrar los ojos e ignorar que, después de todo, la suerte de los
contendientes se dirimió mediante un conflicto armado, de manera que la
comparación de las realidades bélicas en las dos áreas resulta necesaria para
explicar la divergencia de los destinos de unos y de otros.
Como podrá suponerse, un detallado análisis comparativo de las
estructuras y de las prácticas militares en el Levante mediterráneo y en la
Península Ibérica entre los siglos XI y XIII, en orden a aclarar su influencia
sobre el resultado final de la colisión bélica en cada ámbito, superaría con
creces los límites de esta exposición. Por este motivo, hemos optado por
ofrecer una visión sintética de algunos de los fenómenos que, a nuestro juicio,
resultaron determinantes en la evolución del enfrentamiento armado de la
Cristiandad y el Islam a uno y otro lado del mar.
Al contrastar el destino contrario que tuvieron las partes implicadas en
aquella confrontación e intentar buscar una explicación del mismo en el
terreno militar, quizás sea necesario comenzar por lo más obvio: la manera de
combatir. Tal vez resulte tentador justificar la derrota y el triunfo de los
contendientes en función de las diversas estrategias, de las diferentes tácticas o
de las distintas técnicas militares que se pusieron en práctica en cada ámbito.
Básicamente, desde este punto de vista podría suponerse que el desenlace
último habría dependido del despliegue de unas formas de luchar desiguales
que habrían resultado exitosas en un caso y ruinosas en otro. Por ello, quizás
convenga realizar algunas comparaciones.
En primer lugar, hay que destacar que en los dos escenarios la guerra se
planteó como un conflicto por el control del espacio. Independientemente de
los objetivos que UrbanoII propusiera en el sermón de cruzada que lanzó en
Cristianos contra musulmanes 325

Clermont en 1095, y sin entrar en la centralidad o no de la conquista de los


Santos Lugares entre las metas inicialmente propuestas, lo cierto es que desde
muy pronto los participantes en aquella primera expedición se vieron
envueltos en una dinámica militar que convirtió a la campaña en una sucesión
de anexiones territoriales: las bases conseguidas tras el sometimiento de
Edessa, Antioquía, Marat-an-Numan y Jerusalén, todas ellas entre 1097 y 1099,
se tuvieron que reforzar con las adquisiciones de los puertos mediterráneos
cuyo dominio garantizaba las comunicaciones navales con Occidente – Haifa,
Cesarea, Acre, Beirut, Gibelet, Sidón, Trípoli y Tiro, entre 1100 y 1124. La
reacción de los poderes musulmanes no tardó demasiado tiempo en
concretarse, y cuando ocurrió se vieron obligados a luchar contra unos
enemigos a los que tenían que desalojar del territorio que habían conquistado.
En consecuencia, para los latinos la guerra se convirtió entonces en una
defensa cerrada de los espacios que controlaban, en tanto que los musulmanes
se aplicaron, desde los primeros años del siglo XII hasta la última década del
XIII, a una labor continuada de recuperación de las tierras que habían perdido.
Como en Oriente, en la Península Ibérica también se combatía por controlar
un espacio. A partir de la segunda mitad del siglo XI, una vez que la
expansión hacia el sur de los reinos cristianos les hizo entrar en contacto con
poblaciones realmente dominadas por poderes políticos islámicos – en el valle
de Ebro y en el del Tajo –, la guerra se convertirá en una contienda por el
control del territorio. En adelante, esta sería la pauta del conflicto conforme las
fronteras cristianas se desplacen hacia el sur hasta llegar, a fines del XIII, al
Estrecho de Gibraltar. Por su parte, siempre que los musulmanes del occidente
islámico intentaron dar respuesta a este estado de cosas – así, por ejemplo, con
la intervención de almorávides y de almohades –, sus acciones se dirigieron a
la recuperación de los espacios que sus antecesores habían perdido. Llegados a
este extremo, la reacción militar de los poderes cristianos no fue otra que la
defensa de las tierras adquiridas. No es posible entrar en detalles, así que baste
indicar, por ejemplo, que la dinámica militar en el centro de la Península entre
la década de los ochenta del siglo XI – al menos desde la toma de Toledo en
1085 – y la primera del XIII – hasta después de la batalla de Las Navas de
Tolosa –, fue, en buena medida, un conflicto continuado por el dominio sobre
las tierras situadas entre el Tajo y Sierra Morena, que finalmente se resolvió a
favor de los castellanos.
Tanto en el Levante como en el Poniente mediterráneos, las tierras que eran
objeto del conflicto militar entre cristianos y musulmanes estaban jalonadas de
toda suerte de fortificaciones, castillos, puntos fuertes de muy diversa
consideración y, especialmente, de ciudades amuralladas. En un espacio tan
densamente “encastillado”, cualquier proyecto de dominio político y de
adquisición efectiva de tierras requería la posesión de unos núcleos
fortificados que, al fin y al cabo, eran los centros articuladores de la vida
política, administrativa, fiscal, económica y militar de su entorno. Conviene
326 Francisco García Fitz

insistir en ello porque estamos ante uno de los axiomas de la guerra medieval:
el control permanente de cualquier territorio, de los hombres que lo habitaban
y de las riquezas que producían solo resultaba posible en tanto que se
poseyeran sus lugares fortificados, y ello es tan válido para la situación de los
francos y de los musulmanes en Tierra Santa, como para la de los cristianos,
andalusíes y norteafricanos en el mundo hispánico2. Todo plan de expansión o
de conquista abocaba a sus patrocinadores a emprender una ardua lucha por
la dominación de los principales puntos fuertes : ningún invasor, por nutridas
que fueran sus fuerzas o por destructivas que fueran sus acciones, podía
anexionarse y afianzarse en un espacio determinado en tanto que no tomara
posesión de los centros amurallados; desde el punto de vista contrario,
ningún territorio invadido se perdería en tanto que los agredidos pudieran
conservar sus bases fortificadas.
Se entiende, por tanto, que tanto en el mundo hispánico como en Tierra
Santa, la guerra acabase girando, esencialmente, en torno a la captura o el
mantenimiento de los puntos fuertes, un asunto que, en palabras de
Christopher Marshall, por otra parte plenamente coincidentes con las
apreciaciones de Raymond Smail, se convirtió en la llave de toda la historia
militar del Este Latino desde los orígenes de la presencia cruzada hasta el fin
de la misma3. Sabemos que el fenómeno no es exclusivo de este ámbito,
porque idénticas pautas de comportamiento pueden encontrarse por todos los
escenarios bélicos de Europa occidental durante el período medieval, siendo
esta característica una de las consecuencias más evidentes de lo que Claude
Gaier calificara como “estrategia obsidional”, es decir, de aquel reflejo
defensivo que impelía a cualquier población agredida a buscar la protección
de los recintos amuralladas dejando temporalmente indefenso el campo
abierto, obligando a los agresores que pretendieran conseguir algo más que el
botín o la destrucción de las tierras de sus enemigos, a empeñarse en costosas,
largas y complicadas campañas de conquista4. Y, como hemos indicado, la

2
Así lo demostró ampliamente Raymond C. SMAIL, Crusading Warfare, 1097-1193, Cambridge,
1995, p.65. Para el ámbito hispánico, Francisco GARCÍA FITZ , Castilla y León frente al Islam.
Estrategias de expansión y tácticas militares, Sevilla, 1998, pp. 51-52. Un análisis comparativo de
las funciones militares desarrolladas por las fortalezas en Tierra Santa y en la Península, cuya
solvencia nos exime de profundizar en estos aspectos, ha sido recientemente realizado por
Santiago PALACIOS ONTALVA, «Fortalezas y guerra santa. Un estudio comparado de algunos
aspectos de su funcionalidad en las fronteras de la Cristiandad», Espacio, Tiempo y Forma, Serie
III, Historia Medieval, 14 (2001), pp. 193-217.
3
Christopher MARSHALL, Warfare in the Latin East, 1192-1291, Cambridge, 1992, pp. 6 y 17; R. C.
SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 24-25.
4
Claude GAIER, Art et organisation militaires dans le principauté de Liège et dans le comté de Looz au
Moyen Âge, Bruselas, 1968, pp. 40-46 y 204-217. Sus apreciaciones son perfectamente
trasladables a otros ámbitos medievales, como ya había subrayado Jan Frans VERBRUGGEN,
The Art of Warfare in Western Europe during the Middles Ages. From the Eight Century to 1340,
Amsterdam-Nueva York-Oxford, 1977, pp. 284-289, y, más recientemente, John FRANCE,
Victory in the East. A Military History of the First Crusade, Cambridge, 1994, pp. 26-27, al resumir
Cristianos contra musulmanes 327

realidad militar de la Península Ibérica de los siglos plenomedievales – en el


contexto de la lucha entre reinos feudales y poderes andalusíes o magrebíes –,
tampoco se escapó de este mismo esquema : desde los primeros ataques
almorávides contra las ciudades del valle del Tajo o del Levante hispano, a
fines del siglo XI, hasta las invasiones meriníes del último cuarto del siglo XIII
en el valle del Guadalquivir, pasando por las grandes expediciones almohades
contra el territorio luso durante el siglo XII, por las campañas aragonesas en la
cuenca del Ebro en los siglos XI y XII, o las catalano-aragonesas y castellanas
por tierras valencianas y andaluzas durante la primera mitad del XIII, la lucha
se resolvió en torno a la adquisición o a la defensa de castillos y ciudades
amuralladas5.
Teniendo en cuenta estos presupuestos, no debe extrañar que todas
aquellas operaciones militares destinadas a la expugnación o a la salvaguardia
de los puntos fuertes, todas aquellas actividades relacionadas con los asedios,
asaltos o bloqueos de fortalezas – o con las contramedidas destinadas a
hacerlos fracasar –, tuvieran un protagonismo central en los modos de hacer la
guerra y acabaran caracterizándola de una manera definitiva. En palabras de
Matthew Strickland, bien puede afirmarse que «los castillos dominaban la
guerra medieval», y ello era así en todo el Occidente cristiano, donde el papel
predominante de la guerra de asedios en relación con cualquier otra forma de
actuación bélica – no tanto por su frecuencia, cuanto por su trascendencia
política y territorial – ha sido reconocido por buena parte de la más reciente
historiografía especializada6.
Desde luego, por mucho que la historiografía militar clásica se detuviera
una y otra vez en analizar exclusivamente los grandes choques campales que
fueron jalonando el camino de la Primera Cruzada, desde los primeros
encuentros ante los muros de Nicea – mayo de 1097 – hasta la batalla de
Ascalón – agosto de 1099 – o la de Ramleh – septiembre de 1101 –, pasando
por Dorilea – junio de 1097 – y las dos colisiones habidas en las inmediaciones
de Antioquía – febrero y junio de 1098 –7, lo cierto es que la historia militar de
esta expedición, el destino final de los contendientes y el definitivo
asentamiento latino en Tierra Santa no dependió tanto de aquellos choques,

las características de la guerra en Occidente y poner en perspectiva la victoria militar de los


latinos en Tierra Santa.
5
F. GARCÍA FITZ, Castilla y León frente al Islam…, pp. 171-176.
6
La cita en Matthew STRICKLAND, War and Chivalry. The Conduct and Perception of War in
England and Normandy, 1066-1217, Cambridge, 1996, p. 204. Para diversos contextos véase, por
ejemplo, Philippe C ONTAMINE , La guerra en la Edad Media, Barcelona, 1984, p. 127; Stefen
M ORILLO, Warfare under the Anglo-Norman Kings, 1066-1135, Woodbridge, 1994, p. 136 ; John
FRANCE, Western Warfare in the Age of the Crusades, 1000-1300, Londres, 1999, pp. 9 y 126.
7
Así en Hans DELBRÜCK, History of the Art of War within the Framework of Political History, 3,
«Medieval Warfare», Lincoln-Londres, 1982, pp. 402-411; Charles OMAN, A History of the Art
of War in the Middle Ages, 1924, 2ª ed., 1991, 1, pp. 270-295, y Ferdinand LOT, L'art militaire et les
armées au Moyen Âge en Europe et dans le Proche Orient, París, 1946, 1, pp. 131-137.
328 Francisco García Fitz

como de una sucesión de asedios exitosos sobre grandes ciudades


amuralladas. A este respecto, no deja de ser significativo que la más reciente
historia militar de la Primera Cruzada, la publicada por John France, no haya
sido articulada en torno a un listado de nombres de batalla, sino alrededor de
un reducido número de cercos: Nicea – mayo-junio de 1097 –, Antioquía –
octubre de 1097-junio de 1098 –, Ma’arrat an-Numan – noviembre-diciembre
de 1098 –, Jerusalén – junio-julio de 1099. Y no parece faltarle razón a este
autor, pues a la postre fue la resolución de estos asedios lo que permitió a los
cruzados alcanzar sus objetivos militares e instalarse permanentemente en
aquellas tierras. Por otra parte, basta echar una mirada al último siglo de
presencia latina en el este mediterráneo para comprobar, como ha constatado
C. Marshall, que «el destino de los latinos en Palestina y Siria fue decidido por
una sucesión de campañas de cerco» conducidas por los ejércitos musulmanes
durante las últimas décadas del siglo XII – después de la derrota de los
cristianos en Hattin – y todo el XIII, y de manera muy especial entre los años
1260 y 1291 en que el sultanato mameluco estuvo dirigido por Baybars y sus
sucesores8.
En el otro extremo del Mediterráneo, el factor militar determinante en el
pleito territorial que enfrentó a cristianos y musulmanes durante tres centurias
en la Península Ibérica, tampoco parece residir tanto en el resultado de un
puñado de batallas campales – Zalaca, 1086 ; Uclés, 1108 ; Alarcos, 1195 ; Las
Navas, 1212 –9, cuanto en la capacidad de los reinos cristianos para llevar a
término con solvencia una larga serie de cercos, especialmente sobre grandes
ciudades amuralladas, que fue lo que a la postre condujo al progresivo
desalojo de los poderes islámicos: fueron los éxitos obtenidos en los asedios
sobre Toledo – 1085 –, Lisboa – 1147 –, Huesca, Zaragoza, Tortosa y Lérida –
entre 1096 y 1149 –, Cuenca – 1177 –, Palma de Mallorca – 1229 –, Valencia –
1238 –, Córdoba, Jaén y Sevilla – entre 1236 y 1248 –, junto a otros muchos
sitios de entidades menores, las operaciones clave que propiciaron la
transferencia del valle central e inferior del Tajo, de la cuenca del Ebro, del
tramo superior del Júcar, de las islas Baleares, de la costa levantina o de la
Andalucía Bética10.

8
J. FRANCE, Victory in the East…; C. M ARSHALL, Warfare in the Latin East…, pp. 145 y 210-211.
9
Ambrosio HUICI MIRANDA, Las grandes batallas de la Reconquista durante las invasiones africanas
(Almorávides, Almohades y Benimerines), Madrid, 1956.
10
Para Castilla-León, véase F. GARCÍA FITZ , Castilla y León frente al Islam… ; para Aragón, los
capítulos sobre «Navarra y Aragón» y «Aragón y Cataluña», de Ángel MARTÍN DUQUE y
José Á. SESMA M UÑOZ respectivamente, en M. Á. Ladero Quesada (ed.), La reconquista y el
proceso de diferenciación política (1035-1217), vol. IX de la Historia de España dirigida por Ramón
Menéndez Pidal, Madrid, 1998; para Mallorca y Valencia, F. Xavier HERNÁNDEZ , Història
militar de Catalunya, 2, «Temps de conquesta», Barcelona, 2002, pp. 87-107, y Pierre
GUICHARD, Al-Andalus frente a la conquista cristiana. Los musulmanes de Valencia (siglos XI-XIII),
Madrid-Valencia, 2001, pp. 531-567; para Portugal, R. ROGERS, Latin Siege Warfare in the
Cristianos contra musulmanes 329

En definitiva, las fluctuaciones de las fronteras de la Cristiandad con el


Islam tanto en Oriente y en Occidente dependieron, desde una perspectiva
militar, de la capacidad para resolver los asedios organizados sobre grandes
núcleos amurallados que articulaban el espacio o, en su caso, de la habilidad
para defenderlos. Por otra parte, este paralelismo estratégico se corresponde
con una identidad táctica y técnica : en los dos ámbitos la conquista o la
protección de los puntos fuertes respondían a pautas similares caracterizadas
por la ventaja de los defensores sobre los atacantes, por las extraordinarias
dificultades logísticas, organizativas, económicas y militares que tenían que
superar estos últimos para mantener concentradas a sus fuerzas durante
largos períodos de tiempo y en un ambiente hostil, por la permanente
posibilidad de que, a raíz de una salida de los sitiados o de la llegada de un
ejército de socorro, se tuviera que apostar la suerte de la operación al resultado
siempre incierto de una batalla, y por una tecnología expugnatoria que no
siempre resultaba decisiva para el resultado final.
Son conocidas, por ejemplo, las complicadas vicisitudes por las que hubo
de pasar el ejército cruzado que cercó Antioquía y sus dificultades, a veces
extremas, para mantenerlo durante más de ocho meses – desde octubre de
1097 a junio de 1098 –: a los sufrimientos provocados durante casi todo este
tiempo por los frecuentes ataques de la guarnición contra los expedicionarios,
hay que sumar la gravísima crisis de subsistencia que hubieron de padecer
durante los meses de diciembre y enero, cuando la falta de alimentos en el
campamento sitiador fue la causa de deserciones, desmoralización,
enfermedades y muertes de hombres y de caballos. El fracaso del cerco estuvo
entonces muy cerca, y así lo reconoce un testigo presencial, el anónimo autor
de la Gesta Francorum :

Así, de este modo la más absoluta necesidad cayó sobre nosotros, porque los
turcos nos presionaban por todos los lados, de manera que ninguno se atrevía a
salir del campamento. Los turcos nos amenazaban por un lado y el hambre nos
atormentaba por el otro, pero no había nadie que nos ayudara o trajese ayuda. La
gente común y los que eran muy pobres huyeron a Chipre o Rum o al interior de las
montañas. No nos atrevíamos bajar al mar por temor a los turcos, y en ningún sitio
había una carretera abierta para nosotros.

Desde luego el desastre hubiera sido definitivo si los ejércitos de socorro


enviados por los musulmanes desde Damasco y Alepo – el otro gran peligro
que se cernía sobre los asediantes – no hubieran sido derrotados en campo
abierto al menos en dos ocasiones – en la “batalla del forraje” de diciembre de
1097 y en la batalla del Lago de Antioquía, de febrero de 109811.

Twelfth Century, Oxford, 1992, pp. 182-188, y Mário Jorge BARROCA, Luís Miguel DUARTE y
João Gouveia MONTEIRO, Nova História Militar de Portugal, 2003, 1, pp. 44-45.
11
Gesta francorum et aliorum Hierosolymytanorum (en adelante: GF) en RHC-HOc, 3, París, 1866,
pp. 135-136; RAIMUNDO DE AGUILERS, Historia Francorum qui ceperunt Iherusalem (en adelante:
330 Francisco García Fitz

No es fácil encontrar en el ámbito ibérico un ejemplo en el que los


cercadores sufrieran todos estos padecimientos en el curso de un mismo
asedio, pero también aquí los sitios eran experiencias muy duras para los
organizadores, bien fuera por las inclemencias del tiempo – el frío, la lluvia, el
calor –, por la extensión de enfermedades, por el hambre, por los ataques que
padecían desde el interior de la fortaleza o por la angustia ante la llegada de
una fuerza dispuesta a obligarles a levantar el sitio. Los ejemplos que podrían
ilustrar este tipo de circunstancias son numerosos, pero baste recordar que en
el invierno de 1213-1214, a pesar de contar con la ventaja política, militar e
incluso psicológica de la victoria obtenida el año anterior en la batalla de Las
Navas de Tolosa, AlfonsoVIII tuvo que abandonar el cerco sobre la ciudad de
Baeza como consecuencia de la falta de víveres. Las escenas que entonces se
vivieron en el campamento sitiador dan una idea bastante precisa de las
dificultades que tenía que superar cualquier ejército asediante: « duraron tres
sedmanas de Janero sobre Baeza, e non la prisieron, e murieron y caballos, e mulos, e
mulas, e asnos, e comieron las gientes, e después murieron las gentes de fambre »12.
Como consecuencia de lo anterior, el impulso inicial de toda fuerza
sitiadora venía marcada por el deseo y la necesidad de resolver las conquistas
en el menor tiempo posible. Ello les arrastraba a procurar asaltos rápidos pero
muy costosos en vidas, a construir y emplear diversos tipos de técnicas o
máquinas de asedio para acercarse a las defensas, para sobrepasarlas o para
quebrarlas, todo ello con el fin de forzar una entrada o de arredrar a los
defensores y alcanzar una capitulación: fue el éxito del asalto de los cruzados
contra las murallas de Jerusalén y su habilidad para erigir y manejar algunos
ingenios de guerra – especialmente torres de asedio –, lo que explica su
conclusión en apenas un mes, desde mediados de junio a mediados del julio
de 1099. Esta rápida resolución, que contrasta con el bloqueo de ocho meses al
que había sido sometido Antioquía, no solo conjuró al fantasma del
desabastecimiento de agua y de alimentos, sino que además anuló la
posibilidad de que llegase un ejército de socorro fatimí que hubiera podido

RA), en RHC-HOc, 3, pp.244-245; F ULCHER DE C HARTRES , Historia Iherosolymitana. Gesta


Francorum Iherusalem Peregrinantium, en RHC-HOc, 3, p. 341 (en adelante: FC); Carta de
Anselmo de Ribemont al arzobispo de Reims, en A. C. KREY (ed.), The First Crusade: The Accounts of
Eyewitnesses and Participants, Princeton, pp. 157-160; Carta de Esteban de Blois a su esposa Adela,
en Dana Carlton M UNRO , Letters of the Crusaders. Translations and Reprints from the Original
Sources of European History, 1/4, Philadelphia, 1896, pp. 5-8; J. FRANCE, Victory in the East…,
pp. 197-268. Véase también R. ROGERS, Latin Siege Warfare…, pp. 25-39, y Jim BRADBURY, The
Medieval Siege, Woodbridge, 1992, pp. 109-114.
12
Anales Toledanos I y II, ed. de Julio Porres Martín-Cleto, Toledo, 1993, p. 181; Crónica Latina de
los Reyes de Castilla, ed. de Luis Charlo Brea, Cádiz, 1984, p. 38 (en adelante: CLRC) y RODRIGO
JIMÉNEZ DE RADA, Historia de Rebus Hispanie, ed. de Juan Fernández Valverde, Turnholt, 1987,
lib. VIII, cap. XIV (en adelante: HRH). Otros casos concretos en F. GARCÍA FITZ, Castilla y León
frente al Islam..., pp. 240-277.
Cristianos contra musulmanes 331

prestar auxilio a los cercados y, tal vez, obligar a levantar el asedio13. En la


Península Ibérica, también los asaltos frontales para sobrepasar o para destruir
las murallas mediante la aplicación de todo tipo de técnicas e ingenios – desde
minas hasta torres, pasando por la utilización de escalas y de máquinas de
lanzamiento de piedras – tuvieron una importancia determinante en la
anexión a viva fuerza de la ciudad de Lisboa en 1147, y también aquí la rápida
terminación de las operaciones – un cerco de cuatro meses en el contexto
ibérico y teniendo en cuenta la magnitud de la ciudad ganada resulta
infrecuente – impidió no ya la llegada de refuerzos para los cercados, sino la
desarticulación que se hubiese producido en el ejército asediante si el cerco se
hubiera prolongado y los cruzados hubiesen tenido que retomar su camino
hacia Tierra Santa14.
Pero si el éxito no coronaba de manera más o menos inmediata estas
operaciones de asalto, entonces los atacantes no tenían más remedio que
bloquear durante muchos meses su objetivo, impedir las entradas y salidas,
esperar que los recursos y las esperanzas de los sitiados se agotasen, y que el
hambre, la sed, la enfermedad o la desesperación hicieran lo que las armas no
eran capaces de conseguir, esto es, la rendición. Por ejemplo, en 1094 el Cid,
cuyo cerco sobre Valencia se encontraba muy comprometido por la posible
llegada de un ejército almorávide, intentó en varias ocasiones acelerar la
conquista y tomar la ciudad mediante la expugnación de murallas, lo que
incluyó la utilización de « un engenno » contra una de las puertas y un asalto
directo contra una de las entradas. Sin embargo, en ambos casos la reacción de
los cercados fue lo suficientemente contundente como para hacer fracasar
estas tentativas, así que Rodrigo Díaz se vio obligado a aceptar un largo
bloqueo como única alternativa posible: tras el fracaso del último ataque,
afirma el cronista siguiendo a un testigo presencial, « touo que la mayor guerra
que les podrie fazer seria en dexarlos morir de fambre » 15. Cuatro años después,
pero en el otro extremo del Mediterráneo, volvemos a asistir a un tránsito
similar : del intento frustrado de conquista de una ciudad por la fuerza se pasa
al establecimiento de un bloqueo con el que rendir por hambre al adversario.
Ocurrió en junio de 1098 cuando, tras comprobar que los asaltos contra
Antioquía, que acababa de ser tomada por los cruzados, se mostraban
infructuosos, Kerbogah dio las órdenes precisas para establecer el bloqueo. Así
lo comprendió uno de los protagonistas, que afirma:

13
Para el éxito de la aplicación de máquinas de asalto durante el cerco de Jerusalén, véase RA,
pp. 297-300; GF, p. 160; FC, pp. 357-359. Véase también J. FRANCE , Victory in the East…,
pp.325-366, en especial p. 334, para la carrera contra el tiempo, y R. ROGERS, Latin Siege
Warfare…, pp. 47-63.
14
De expugnatione Olisiponis A. D. MCXLVII, en PMHS 1, Lisboa, 1856, pp. 391-405. Sobre la
expugnación por fuerza en el ámbito castellano-leonés, véase F. GARCÍA FITZ , Castilla y León
frente al Islam…, pp. 223-240.
15
Primera Crónica General, ed. de Ramón Menéndez Pidal, Madrid, 1977, cap. 912 y 915 (en
adelante : PCG).
332 Francisco García Fitz

Cuando vieron [los musulmanes] que no podían dañarnos por ese lado
[mediante los ataques que emprendieron cerca de la ciudadela] nos rodearon por
completo, de tal manera que ninguno de nuestros hombres podía salir o entrar.
Como consecuencia, estábamos todos tan afligidos que muchos de nuestros
hombres, muriéndose de hambre y muchas otras carencias, mataron y se comieron
los caballos y los asnos16.

En cualquier caso, la expugnación de una fortificación o de un conjunto de


puntos fuertes mediante cerco, especialmente si se trataba de grandes
ciudades amuralladas, era una operación militar de notable envergadura, que
requería la reunión de recursos humanos, técnicos y económicos en unas
magnitudes extraordinarias, junto a una capacidad de liderazgo y
organizativa fuera de lo común. La superioridad de lo defensivo sobre lo
ofensivo – otra de las máximas de la guerra medieval – y los riesgos implícitos
en estas operaciones aconsejaban realizar, si era posible, una fase previa de
desgaste del adversario, de erosión de sus fundamentos económicos, de tal
manera que, una vez que se estableciera el cerco, su capacidad de resistir
hubiera disminuido en unos cuantos grados. Es este principio el que da
sentido las campañas de destrucción y de saqueo que precedían, a veces desde
varios años antes, a los grandes asedios.
Desde luego, en todos los ámbitos las cabalgadas que asolaban el territorio
podían tener unos objetivos muy variados, desde la consecución de botín
hasta el castigo de un aliado infiel, pasando por la devolución de un golpe o
por garantizar el abastecimiento de un ejército en campaña, pero en todos
sitios arrasar el territorio circundante de aquel castillo o ciudad amurallada
que pretendía conquistarse se convirtió en un modelo de actuación corriente17.
Por supuesto, así fue en Tierra Santa y en la Península Ibérica: se sabía, y así
lo hicieron constar los tratadistas y pensadores que reflexionaron sobre las
prácticas bélicas, que « correr » la tierra, « hacerle mal como de passada » al
adversario en sus bienes, no solo proporcionaba una vía de enriquecimiento
provechosa y aconsejable, sino que además contribuía poderosamente a
empobrecer al enemigo, colocándolo en una posición favorable para su
destrucción, para vencerlo, para conquistarle sus villas y castillos con mucha
mayor facilidad18.
Es verdad que los grandes asedios de la Primera Cruzada – el de Antioquía
o el de Jerusalén, por ejemplo –, no se atienen a este modelo, puesto que las
singulares condiciones en que se desarrolló la expedición no permitieron a los
latinos disponer ni de tiempo para asolar las inmediaciones de las ciudades en
las que plantaron sus campamentos, ni de las bases que hacían falta para
organizar desde ellas las incursiones que "reblandecían" la voluntad de
16
Citado por J. FRANCE, Victory in the East…, p. 276.
17
Helen NICHOLSON , Medieval Warfare, Nueva York, 2004, pp. 3-4; J. FRANCE , Victory in the
East…, pp. 41-43.
18
ALFONSOX, Espéculo, ed. de Gonzalo Martínez Díez, Ávila, 1985, lib. III, título V, ley V, p. 198.
Cristianos contra musulmanes 333

resistencia de los oponentes. Pero en adelante, una vez que contaron con la
estabilidad de una plataforma territorial, la incursión depredadora se convirtió
en el precedente inmediato del cerco. De hecho, una parte significativa de la
expansión de la presencia latina en el Levante mediterráneo responde a una
pauta de actuación – sobre la que llamó la atención R. C. Smail – en la que se
combinaba la erección de uno o varios puntos fuertes en el entorno inmediato
de la ciudad que se pretendía conquistar, con la realización desde ellos de
continuos ataques que erosionaban los recursos económicos de sus
contrincantes y los aislaban de sus puntos de suministro, hasta colocarlos en
una situación insostenible en la que la rendición era irremediable o la
resistencia muy atenuada.
Este sistema fue puesto en funcionamiento en diversas áreas, pero la mejor
demostración de su efectividad la encontramos en el proceso de conquistas de
las ciudades costeras: por ejemplo, en 1103 el conde de Saint-Gilles construyó
el castillo de Monte Pelegrino a cinco kilómetros de Trípoli, desde donde
algareó sus inmediaciones, arruinó sus fundamentos materiales y acabó con
sus recursos, en un proceso de erosión que duró seis años, hasta que
finalmente se rindió. En expresión de Guillermo de Tiro,

preocupado [Raimundo de Tolosa] por cómo expulsar de aquellas fronteras a los


enemigos del nombre de Cristo, en una colina frente a la ciudad de Trípoli, apenas a
dos millas de distancia de ésta, había fundado una fortaleza, a la que se le llamó
Mons Peregrinus [...] Desde allí casi diariamente infligía sin cesar daño a los
ciudadanos de Trípoli, con el fin de que le entregaran anualmente tributos no sólo
los lugareños de toda la región sino los habitantes de la misma ciudad ; y de que no
le rindieran en todo una obediencia menor que si fuera el dueño de la misma
ciudad, sin oposición ninguna.

Igualmente, el cerco sobre Tiro no culminó hasta 1124, pero las operaciones
habían comenzado casi veinte años antes y básicamente habían consistido en
acciones de saqueo y destrucción emprendidas desde los contra-castillos que
se habían levantado en su entorno – Torón en 1107, a una distancia de quince
kilómetros, y Scandelion, construido en 1117 a solo siete –; Ascalón fue
conquistada por los cristianos en 1153, pero desde dos décadas antes sus
inmediaciones habían sido sistemáticamente destruidas y su población
sometida a una presión constante desde los castillos que sus enemigos habían
construido a su alrededor en Bait Gibrin – Gibelin –, Yibneh – Ibelin –, Tell es-
Safi – Blanche Garde – y Gaza. Las intenciones al construir estas últimas
fortificaciones eran manifiestas: al año siguiente de haber edificado Gibelin e
Ibelin, « contra Ascalonitarum superbiam se plurimum profecisse, et eorum ex
maxima parte represam insolentiam, impetus tardiores, debilitatos conatus, adjiciunt
tertium aedificare [Blanche Garde], ut amplioribus molestiis, et multiplicatis in
gyrum municipiis, urbem affligant, et quasi obsessis, frecuentius terrorem, et cum
terrore pericula incutiant magis repentina », mientras que la reedificación de
Gaza, al sur de Ascalón se hacía « ut sicut a septentrione et ab oriente fundatis in
334 Francisco García Fitz

gyrum municipiis eam quasi obsederant, ita eidem ab austro simul non deesset
stimulus ; et ex ea quoque parte continuis impugnaretur congressionibus, et
frequentibus lacesseretur insidiis ».
Conviene insistir en que, en todos los casos, las prácticas agresivas y
depredadoras puestas en marcha por las guarniciones de los contra-castillos,
articuladas en forma de pequeños ataques sobre personas y bienes, y no
mediante masivos asaltos directos contra las murallas, constituyen no solo la
fase previa de la conquista territorial, sino también la forma habitual del
conflicto bélico. Como ha subrayado R. Rogers, «la guerra en esta área se
centró en cabalgadas, escaramuzas y emboscadas características del “estilo
fronterizo” de guerra». Esta manera de combatir y de aplicar la guerra de
desgaste a los procesos de conquista territorial en Tierra Santa no fue exclusiva
de los cristianos, sino que también formó parte del bagaje militar de los
musulmanes. Tal fue, por ejemplo, la manera de actuar de Saladino en las
campañas casi anuales que emprendió contra el asentamiento latino a finales
de la década de los años setenta y los primeros ochenta del siglo XII. Teniendo
en cuenta el grado de empobrecimiento al que condenó a las posesiones
cristianas con estas acciones, no puede extrañar la magnitud de las
consecuencias territoriales que tuvo la derrota de Hattin en 1187. Igualmente,
los musulmanes desplegaron incursiones devastadoras como parte de su
estrategia para acabar con los estados latinos en la última fase de su historia,
especialmente a partir de 1260, como demuestran las actuaciones contra Tiro,
Trípoli, Antioquía o Acre desarrolladas con una cadencia casi anual, que
precedieron al establecimiento del cerco definitivo sobre estas ciudades19.
Sin duda, los efectos acumulativos de una sucesión de campañas de
destrucción durante varios años en una misma área tenían una incidencia
considerable sobre la riqueza, el abastecimiento, la estabilidad y la moral de
los afectados: cosechas destruidas, árboles arrancados o quemados,
instalaciones agrícolas desmanteladas, sistemas de riego inutilizados, ganado
robado, hombres cautivados o muertos, pequeñas fortificaciones arrasadas...
Tal era el panorama al que debían de hacer frente, a veces durante décadas, los
habitantes de una ciudad antes de que se intentara su conquista definitiva.
Esta pauta de comportamiento tenía grandes ventajas, por cuanto no solo
contribuía a una futura anexión, sino que era también una manera de combatir
perfectamente adaptada a las limitaciones económicas y organizativas de un
ejército medieval: no requería ninguna tecnología sofisticada, ni una

19
Para Trípoli, Torón y Ascalón, GUILLERMO D E TIRO, Historia rerum in partibus transmarinis
gestarum, en RHC-HOc, 1, París, 1844, pp. 441, 459, 638-639, 696-699 y 777-778 (en adelante:
GT). Véase también R. C. S MAIL , Crusading Warfare…, pp. 36, 148-156, 210-212; R. ROGERS,
Latin Siege Warfare…, p. 69. Para los últimos años del asentamiento latino : L’Estoire de Eracles
Empereur et la Conqueste de la Terre D’Outremer, (en adelante: Eracles), en RHC-HOc, 2, París,
1859, pp. 445-447; véase también C. MARSHALL, Warfare in the Latin East..., pp. 36-37, 44-45,
183-185, 188-190, 202-205 y 207-209.
Cristianos contra musulmanes 335

concentración extraordinaria de hombres, ni una financiación onerosa, ni


mecanismos logísticos complejos. Antes al contrario, era un tipo de operación
que podía ser practicada por pocos hombres, durante un tiempo corto – días o
semanas –, que se costeaba a sí misma por la vía del botín y que permitía el
abastecimiento sobre el terreno.
Así las cosas, se entiende que la incursión estacional, la cabalgada
destructiva, deviniera en la forma cotidiana de hacer la guerra durante este
período en todos los ámbitos. Como ya hemos adelantado, en la Península
Ibérica tales prácticas también se encuentran íntimamente asociadas a los
procesos de expansión territorial y a la anexión de grandes ciudades: por
mucho que los historiadores hayan presentado la conquista de Toledo en 1085
como un asedio de siete años, lo cierto es que lo que se desarrolló durante todo
ese tiempo no fue un continuado intento de expugnación de sus murallas, sino
una serie de incursiones devastadoras que fueron debilitando la capacidad de
resistencia de la ciudad hasta que en 1084, una vez que se formalizó el sitio, su
rendición fue inevitable. Como afirma un cronista tardío, « Rex Adefonsus coepit
expugnare ciuitatem Toletum, & per septem continuos annos abstulit ipsi ciuitati
fructus & fruges. Anno autem octauo cum diuino adiutorio cepit ipsam ciuitatem
toletanam, quae olim fuerat mater & gloria regni Gotthorum »20.
Igualmente, la erección de contra-castillos frente a las ciudades
musulmanas del valle del Ebro a lo largo de la segunda mitad del siglo XI por
parte de la monarquía aragonesa – Montearagón y Pueyo de Sancho frente a
Huesca en 1086 y 1095; Pueyo de Barbastro frente a Barbastro en 1099; El
Castellar y Justibol frente a Zaragoza en 1091 y 1101; Gardeny frente a Lérida
en 1123 –, responde a la necesidad de contar con unas bases seguras desde
donde emprender acciones de desgaste que erosionaran su estabilidad,
siguiendo pautas idénticas a las que hemos visto en Tierra Santa21.
No muy distinto se presenta el esquema de actuación militar proyectado
por JaimeI para la toma de Valencia: consciente de la potencia defensiva de la
ciudad, renunció a un cerco directo sobre sus murallas y optó por una
aproximación paulatina que le permitiera hacerse con el control de algunas

20
L UCAS DE T U Y , Chronicon mundi ab origine mundi vsque ad Eram MCCLXXIV (Hispaniae
Illustratae, 4), ed. de Andreas Schott, Francfurt, 1608, p. 100 (en adelante: C M ). Así lo
reconoció también el propio AlfonsoVI, quien caracteriza a las operaciones contra la ciudad
como « ocultis insidiarum » y « apertis incursionum deuastationibus » (José Antonio GARCÍA
LUJÁN, Privilegios reales de la Catedral de Toledo, 1086-1462, Toledo, 1982, 2, p. 17).
21
Antonio UBIETO ARTETA, Colección diplomática de PedroI de Aragón y de Navarra, Zaragoza,
1951, pp. 48-49 y 78-80, y doc. n. 20, p. 104, y n. 63, pp. 115-116. Véase también José María
LACARRA, «La conquista de Zaragoza por AlfonsoI», Al-Andalus, 12 (1947), p. 68, y Francisco
GARCÍA FITZ, «Guerra y fortificaciones en contextos de frontera. Algunos casos hispánicos de
la Plena Edad Media», en I. C. Ferreira Fernandes (ed.), Mil Anos de Fortificações na Península
Ibérica e no Magreb (500-1500). Actas do Simpósio internacional sobre castelos, Lisboa, 2002, p. 525.
El paralelismo también ha sido destacado por S. PALACIOS ONTALVA, «Fortalezas y guerra
santa…», pp. 212-216.
336 Francisco García Fitz

fortificaciones en el norte. Su idea era emprender desde estas bases – Burriana


y el Puig de Cebolla – las operaciones de desgaste precisas para desmantelar la
capacidad de resistencia de los musulmanes valencianos. Como dice el propio
rey tras la toma del Puig: « E d'aquí a cavalcades que farem fer a València, e que la
talarem, quan nós venrem, e sabrem ardit que seram venguts a gran flaquea e a gran
cuyta de fam, metrem-nos sobre els, enans que cúylan lo pa altra vegada ; e assetiar-los
em e ab la volentat de Déu pendrem-los »22.
En fin, por no alargarnos más, baste recordar que las conquistas de algunas
ciudades musulmanas del valle del Guadalquivir a mediados del siglo XIII
estuvieron precedidas por largos períodos en los que las actuaciones militares
castellano-leonesas se concentraron en una destrucción sistemática de sus
líneas materiales y psicológicas de resistencia, todo ello mediante la práctica
de incursiones: el cerco de Jaén culminó en 1246, pero sus inmediaciones
venían siendo asoladas desde 1224; Sevilla sufrió un largo asedio durante año
y medio – 1247-1248 –, pero en realidad las acciones depredatorias se
remontan dos décadas atrás. En este caso, las intenciones de las cabalgadas
también fueron explícitas: «[...] meior era de la correr et de la taiar ante algunas
vezes, et desque la ouiesen bien quebrantada et se viesen essos moros della apremiados,
que la podríen después çercar et auerla en menos tienpo et más sin costa et sin peligro
que si la de luego así cercase »23.
En un escenario como el descrito, en el que los contendientes se proponían
esencialmente metas territoriales, enfrentarse abiertamente con las fuerzas
militares en campo abierto para aniquilar su capacidad bélica no ocupaba un
lugar prioritario. Frente a la historiografía clásica que prestaba toda su
atención al análisis de los comportamientos de los comandantes y de los
guerreros en batallas campales, dejando en la penumbra aquellas acciones que
no involucraban una colisión en campo abierto y que eran, precisamente, las
habituales en la guerra, desde hace décadas los especialistas vienen insistiendo
en la constatación de que las batallas campales eran acontecimientos
excepcionales en la vida de cualquier combatiente medieval y que ello era así,
en no poca medida, por los altos riesgos que una operación como esa
implicaba: buena parte de los recursos militares, incluyendo las vidas de
varios miles de caballeros y peones experimentados y las de los propios
dirigentes, podía perderse en el curso de apenas unas horas en una acción
impredecible, cuyos movimientos eran difícilmente controlables, expuesta a la
22
Llibre dels Fets del Rei En Jaume, ed. de Jordi Bruguera, Barcelona, 1991, pp. 128-131, en especial
p. 130. Véase también F. GARCÍA FITZ, « Guerra y fortificaciones… », pp. 527-529.
23
El texto citado en PCG, cap. 1071. Para Jaén, Francisco GARCÍA FITZ, «Una frontera caliente : la
guerra en las fronteras castellano-musulmanas (siglos XI-XIII)», en C. de Ayala Martínez,
P.Buresi y Ph. Josserand (ed.), Identidad y representación de la frontera en la España medieval
(siglos XI-XIV), Madrid, 2001, pp. 175-177; para Sevilla, ID., «El cerco de Sevilla: reflexiones
sobre la guerra de asedio en la Edad Media», en M. González Jiménez (ed.), Sevilla 1248.
Congreso internacional conmemorativo del 750 aniversario de la conquista de Sevilla por FernandoIII,
rey de Castilla y León, Madrid, 2000, pp. 135-140.
Cristianos contra musulmanes 337

sorpresa, a una orden mal entendida, a cualquier factor no contemplado, en la


que nadie podía asegurar el resultado por mucho que se evaluaran las
condiciones de partida. Se sabía que las consecuencias de una derrota campal
podían ser enormes, y no solo por el drama que causaba la muerte, las heridas
o el cautiverio, sino por las implicaciones políticas y territoriales que podían
llegar a acarrear. La experiencia demostraba que en aquellas partidas se
jugaba, en un abrir y cerrar de ojos, la suerte de una dinastía o el destino de un
reino, y que una victoria alcanzada tras arrostrar un riesgo descomunal podía
no deparar beneficio alguno.
Por eso, en la medida de lo posible, era mejor evitarla. Después de todo, los
objetivos que se perseguían – el control de un espacio y de los hombres que lo
habitaban y de la riqueza que producían – podían alcanzarse con medios que
requiriesen una menor exposición al peligro: se podía hacer fracasar una
invasión reteniendo los puntos fuertes, refugiándose tras las murallas, dejando
que el enemigo saqueara los campos hasta que, tras agotar los recursos de la
zona o una vez llegado el plazo en el que los hombres del ejército invasor
anhelaban volver a sus casas, no tuviera más remedio que alejarse; o se podía,
por el contrario, hostigarle indirectamente, dificultarle los movimientos,
complicarle el abastecimiento, pero desde la distancia, atacando a las partidas
de forrajeadores, vedándoles las fuentes de aprovisionamiento. En ninguno de
los casos era preciso, para acabar con una incursión o para garantizar la
posesión o la integridad de un territorio, hacer frente al riesgo de la batalla.
En no pocas ocasiones los ejércitos de Tierra Santa pusieron en práctica esta
forma “distante” de acercarse a las fuerzas invasoras musulmanas,
obligándolas a retirarse mediante la presión indirecta que ejercían sobre sus
líneas de abastecimiento. Con anterioridad al desastre de Hattin de 1187, por
ejemplo, esta fue una manera habitual de actuación de los contingentes
cristianos para hacer frente a las incursiones de las fuerzas mandadas por
Saladino, siguiendo una pauta que ya está presente entre los latinos desde que
comenzara la reacción islámica a su asentamiento a principios de la primera
década del siglo XII: reunión de un ejército en las inmediaciones del área
invadida, entorpecimiento de los movimientos del enemigo impidiéndole la
conquista de cualquier punto fuerte o la recogida de botín, elusión a toda costa
de la batalla masiva24. En la Península Ibérica, también se podía hacer fracasar
los planes de conquista sin necesidad de arriesgar un encuentro: en el verano
de 1172 una gran expedición almohade se internó en territorio castellano
poniendo sitio a Huete, pero la llegada a las inmediaciones de un ejército de
socorro comandado por AlfonsoVIII vino a incrementar las dificultades de
abastecimiento del gran contingente islámico, que se vio obligado a levantar el
asedio. En esta ocasión los dos ejércitos llegaron a estar encarados, pero
24
La descripción de las campañas de 1182 y 1183 se encuentran en GT, pp. 1087-1101 y 1118-
1124. R. C. SMAIL, Crusading Warfare..., pp. 138-156, tiene el mérito de haber reconocido estas
formas básicas de actuación militar.
338 Francisco García Fitz

finalmente no hubo encuentro – « allegaronse azes con azes, è non lidiaron »,


afirma el analista toledano –: después de todo, una vez alcanzado el objetivo
básico, que era el mantenimiento de la localidad, el monarca castellano no
tendría mayor interés en arriesgarse a la incierta fortuna de una batalla25.
Por supuesto, había ocasiones en las que dos contingentes se encontraban
en campo abierto y tenía lugar una colisión masiva, pero en muy rara ocasión
ello era fruto de una intención deliberada de acabar con el adversario en una
batalla, cuanto de una circunstancia sobrevenida, no esperada ni planificada,
en el curso de aquellas operaciones que realmente tenían un significado
estratégico: el cerco y la incursión. En realidad, difícilmente podemos
encontrar ni en Tierra Santa ni en la Península Ibérica una batalla que no esté
conectada con el desarrollo de un asedio o de una invasión, pudiendo
señalarse al menos tres modelos de acción: uno, la batalla que tenía lugar a
partir de un cerco entre la fuerza asediante y un ejército de socorro que llegaba
en auxilio de los cercados; dos, la que se daba entre sitiadores y sitiados como
consecuencia de una salida de estos últimos; tres, aquella que se producía
entre un contingente invasor y una fuerza decidida a impedir una incursión
cuyo objetivo fuera devastar un territorio o conquistar un punto fuerte.
Muchas de las mayores confrontaciones que tuvieron lugar en el Este
Latino entre cristianos y musulmanes responden al primero de los modelos
indicados : en Nicea – mediados de mayo de 1097 – el primer éxito en campo
abierto de los cruzados frente a los turcos tuvo lugar a raíz del intento de Kilij
Arslan de ayudar a la ciudad que estaba siendo sitiada ; la batalla del Lago de
Antioquía – febrero de 1098 –, fue un encuentro entre una parte del
contingente cruzado que asediaba la ciudad, dirigido por Bohemundo de
Tarento, y un ejército de socorro enviado desde Alepo al mando de Ridwan;
casi un siglo después, el choque de Hattin – julio de 1187 – también ocurrió a
resultas del intento de Guy de Lusignan de auxiliar a la localidad de Tiberias,
sobre la que se había asentado el ejército de Saladino:
El sirviente atacó Tiberias por la mañana, desflorándola con la espada [afirma este
último en la carta en la que da cuenta de su victoria], asaltándola con furia. Su
pueblo fue dispersado, siendo o capturados o matados […] Almacenes, riquezas,
equipos y botín fueron tomados, junto con grandes pilas de oro y plata. […] Por la
tarde, cuando Dios había privado a los infieles de ayuda, las masivas huestes de los
francos llegaron en busca de lo que habían perdido por sus errores […]. [El rey de
Jerusalén] salió hacia Tiberias, decidiendo, por orgullo y arrogancia, tomarse la
revancha26.

25
IBN SëA —HIB AL-SALA—, Al-Mann Bil-Ima—m a, ed. y trad. de Ambrosio Huici Miranda, Valencia,
1969, pp. 215-221 y Anales Toledanos I..., pp. 144-145.
26
Para Nicea, veáse RA, p. 239; GF, pp. 126-127; J. FRANCE , Victory in the East…, pp. 160-163.
Para el Lago de Antioquía, RA, pp. 246-247; GF, pp. 136-137; J. FRANCE, Victory in the East…,
pp. 245-252. Sobre Hattin, véase The Old French Continuation of William of Tyre, 1184-97, ed. y
Cristianos contra musulmanes 339

En la Península Ibérica encontramos algún caso que responde a estas


mismas pautas: en 1082 las tropas del rey taifa de Zaragoza, que contaba con
los servicios del Cid, vencieron en Almenar a las de su hermano, el taifa de
Lérida y a sus aliados, los condes catalanes, dando fin al cerco que habían
establecido sobre aquel castillo; mayores consecuencias políticas tuvo la
batalla de Uclés de 1108, donde murió el heredero al trono castellano, el
infante Sancho, cuando intentaba socorrer a la guarnición de aquel castillo que
estaba siendo asediado por el ejército almorávide27. La frecuencia de este tipo
de encuentros, no solo en los escenarios que aquí se analizan, sino también en
todo Occidente, ha llevado a algún especialista a considerar que, en realidad,
las batallas eran la última fase de un juego bélico de desafío y retirada, en
virtud de cual cuando alguien quería retar a su oponente la táctica más directa
era la de cercar una de sus fortalezas y esperar a que aceptara el envite
mandando un ejército de socorro: si el enemigo no se atrevía a hacerlo los
cercados quedaban abandonados a su suerte y, previsiblemente, se culminaría
la conquista; si, por el contrario, se decidía a ayudar a los cercados y enviaba
una fuerza de relevo, entonces el siguiente movimiento en aquel tablero tenía
que realizarlo el agresor, que se veía en la disyuntiva de aceptar la batalla o
emprender la retirada28.
El segundo modelo de actuación – la batalla que tenía lugar como
consecuencia de una reacción de los cercados – resulta más raro, porque
habitualmente las fuerzas sitiadas preferían soportar la presión detrás de los
muros y no arriesgar su suerte en una salida que les privaba de la
superioridad y seguridad brindada por las murallas. No obstante, en algunas
ocasiones los asediados se decidieron por esta opción tan peligrosa, quizás
porque habían llegado a la convicción de que ni podrían conseguir auxilio
exterior ni podrían resistir durante mucho tiempo el cerco: en 1094, el Cid
venció a las tropas almorávides que le tenían cercado en Valencia mediante
una salida en la que la inferioridad numérica de los sitiados fue compensada
por el efecto sorpresa de su ataque ; cuatro años más tarde, pero en el otro

trad. de Peter W. Edbury en The Conquest of Jerusalem and the Third Crusade, Aldershot, 1998,
pp. 30-32, 34-35, 40-43 (en adelante: Continuatio); De expugnatione Terrae Sanctae per Saladinum
Libellus, ed. de J. Stevenson, Londres, 1875, pp. 218-226 (en adelante: Libellus); Eracles, pp. 45-
68; la carta de Saladino ha sido editada y traducida por C. P. MELVILLE y Malcolm C. LYONS,
«Saladin’s Hatti —n Letter», en Benjamin Z. Kedar (ed.), The Horns of Hatti—n , Jerusalem, 1992,
pp. 208-212, en especial pp. 210-211 para la cita. La bibliografía sobre esta última batalla es
abundantísima, así que baste citar el trabajo clásico de Joshua P RAWER , «The Battle of
Hatti—n », en ID ., Crusader Institutions, Oxford, 1980, pp. 484-500, y la más reciente
reconstrucción de Benjamin Z. KEDAR , «The Battle of Ha tti—n. Revisited», en ID . (ed.), The
Horns of Hattin..., pp. 190-207.
27
Para Almenar, Historia Roderici, ed. de Emma Falque, en Chronica Hispana Saeculi XII,
Turnholt, 1990, 13-16, pp. 52-54; para Uclés, Carta oficial de Abu—- l-Ta—h ir, ed. y trad. de
Ambrosio Huici Miranda, Las grandes batallas de la Reconquista…, pp. 120-133, y Abu—
Muhammad Ibn al Qatta—n, Nazm al-Yfluma—n, ibid., pp. 118-120.
28
J. BRADBURY, The Medieval Siege…, p. 71.
340 Francisco García Fitz

extremo del Mediterráneo, los cruzados conseguían afianzar su dominio sobre


Antioquía, que acababan de conquistar, saliendo de la ciudad y derrotando al
ejército turco que la cercaba29.
El tercer modelo de batalla, aquella que tiene lugar entre un contingente
que lleva a cabo o intenta llevar a cabo una incursión de destrucción y saqueo,
o que aspira a establecer un asedio, y otra fuerza que procura impedirlo, es
también harto frecuente y algunos de los choques que acabaron dejando una
huella más profunda en la historiografía responden a este escenario: en el
verano de 1119, Roger de Antioquía y buena parte del ejército que encabezaba
encontró la muerte en la batalla de Ager Sanguinis cuando, sin esperar a los
refuerzos que se le habían enviado desde Jerusalén y Trípoli, quiso atajar la
expedición que los turcos habían emprendido por su principado. El desastre,
además, estuvo seguido por la pérdida de importantes territorios al este del
Orontes. Aquellas circunstancias recuerdan inevitablemente a las que se
vivieron en Castilla varias décadas más tarde, cuando el rey AlfonsoVIII
decidió encarar en Alarcos – 1195 – al ejército almohade que se dirigía contra
tierras toledanas: también aquí las prisas por detener una incursión
impidieron que se sumaran los refuerzos leoneses y navarros que estaban en
camino y, también aquí, la frontera padeció un fuerte retroceso a raíz de la
debacle. Signo contrario tuvo la batalla de Ascalón – agosto de 1099 –, donde
la victoria de los cruzados sobre el ejército fatimí consiguió parar el avance de
este contra la recién conquistada Jerusalén:

cuando estábamos considerando quién debía gobernar la ciudad y algunos,


movidos por el amor a su tierra y a sus parientes deseaban volver a sus casas
[afirman ciertos protagonistas de excepción], se nos anunció que el rey de Babilonia
había llegado a Ascalón con un innumerable ejército. Su propósito era someter a
cautividad a los francos que estaban en Jerusalén y tomar a la fuerza Antioquía,

por lo que decidieron salir a su encuentro sin esperar a que avanzara. Con las
distancias debidas, el más famoso de los encuentros campales protagonizados
por las tropas de Ricardo Corazón-de-León contra las de Saladino en el marco
de la tercera cruzada – Arsuf, en septiembre de 1191 – igualmente puede
insertarse en este esquema, por cuanto que, después de todo, el objetivo de los

29
Para el Cuarte, Ibn ÔIda—ri— al-Marra—kusÿi—, Al-Baya—n al-mugrib fi ijtisa—r ajba—r muluk al-Andalus wa al-
Magrib, ed y trad. de Ambrosio Huici Miranda, Los Almohades, Tetuán, 1953, 1, pp. 78-84 y 94-
98 (en adelante: Al-Baya—n. I); Historia Roderici…, 62, pp. 87-89. Véase también Francisco
G ARCÍA F ITZ , «El Cid y la guerra», en Actas del Congreso Internacional “El Cid, Poema e
Historia”, Burgos, 2000, pp. 391-402. Para Antioquía, FC, pp. 345-350; RA, pp. 252-261; GF,
pp.142-153; la carta de Godofredo, Raymond de Saint-Gilles y Daimberto de Pisa al papa,
editada por D. C. MU N R O , «Letters of the Crusaders…», pp. 8-11, sugiere que fue la
insostenible posición de los cercados, por falta de víveres, lo que les impulsó a abandonar la
protección de las murallas y salir a dar la batalla; J. F RANCE, Victory in the East…, pp. 269-296.
Cristianos contra musulmanes 341

musulmanes no era otro que el de entorpecer la penetración del ejército


cruzado en su territorio30.
Uno de los tópicos creados por la historiografía clásica sobre la guerra
medieval, es aquel que atribuye a los ejércitos cristianos que intervinieron en
las cruzadas cierta originalidad en los planteamientos tácticos que
desarrollaron en las batallas campales contra turcos y fatimíes. Según este
punto de vista, mantenido entre otros por Oman, los más sonados éxitos
campales obtenidos por los cruzados – así las batallas de Antioquía y Ascalón
durante la Primera Cruzada o Arsuf durante la Tercera – serían consecuencia
de una adecuada combinación de las fuerzas de infantería y caballería, que se
darían apoyo mutuo: los arqueros y ballesteros mantendrían alejados a los
jinetes musulmanes, dando protección a la caballería hasta que las condiciones
fueran las precisas para que los jinetes emprendieran la carga, que a la postre
constituiría el movimiento definitivo. Un contemporáneo anónimo, el autor
del Libellus, describía perfectamente este tipo de formación al referir los
acontecimientos de Hattin:

Cuando los nuestros estuvieron alineados y divididos en acies, ordenaron a los


peones que, dado que los caballeros podían hacer frente de manera más fácil a los
enemigos, aquellos defendieran al ejército disparando sus flechas, de forma que los
caballeros estuvieran protegidos de los arqueros enemigos por los peones, y los
peones se vieran a salvo de los ataques de los adversarios gracias a las lanzas de los
caballeros. Así, mediante la ayuda mutua, ambos estarían a salvo31.

La particularidad de este comportamiento táctico radicaría, supuestamente,


en que la colaboración entre distintas armas resultaba desconocida en la

30
Sobre el Ager Sanguinis, GT, pp. 523-526; R. C. SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 29-30 y 179-
180. Para Alarcos y sus consecuencias, véase CLRC, pp. 13-19; HRH, lib. VII, cap. XXX; Al-
Baya—n. I, pp. 185-203; Crónica General de Espanha de 1344, ed. de Luís Filipe Lindley Cintra,
Lisboa, 4 vol., 1951-1990, 4, cap. 754-755, pp. 310-316; Évariste LÉVI-PROVENÇAL, «Un recueil
des lettres officielles almohades. Étude diplomatique et historique», Hesperis, 27 (1941), doc.
35, pp. 66-67. Véase también A. HUICI MIRANDA, Las grandes batallas de la Reconquista…, pp.
137-216; Francisco GARCÍA F ITZ , «La batalla en su contexto estratégico. A propósito de
Alarcos», en R. Izquierdo Benito y F. Ruiz Gómez (ed.), Congreso Internacional Conmemorativo
del VIII Centenario de la batalla de Alarcos (1195-1995), Cuenca, 1996, pp. 267-282, y el
monográfico que a esta cuestión dedicó la revista Ejército en su número 643, año 54, agosto de
1993. Para Ascalón, GT, pp. 380-383; RA, pp. 302-307; GF, pp. 161-163; FC, pp. 362-363; Carta
de Godofredo, Raymond de Saint-Gilles y Daimberto de Pisa al papa, en D. C. MUNRO,
«Letters of the Crusaders…», pp. 8-11; véase también R. C. SMAIL, Crusading Warfare…,
pp.174-175, y J. FRANCE, Victory in the East…, pp. 360-365. Para Arsuf, Itinerario peregrinorum et
gesta regis Ricardi, ed. de William Stubbs, en Chronicles and Memorials of the Reign of Richard I,
Londres, 1864, 1, pp. 245-278 (en adelante: Itinerarium); Continuatio, p. 131; Carta de Ricardo
de Inglaterra al abad de Clairvaux, en P. W. EDBURY (ed.), The Conquest of Jerusalem…, pp. 179-
181; R. C. SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 162-165; John GILLINGHAM, Richard I, New Haven-
Londres, 1999, pp. 172-178.
31
Libellus, p. 224.
342 Francisco García Fitz

práctica militar de Occidente y que así seguiría siendo incluso después de que
los cruzados volvieran a casa con la experiencia adquirida en Tierra Santa32.
Por ilustrar lo dicho, baste recordar que en Ascalón – agosto, 1099 –, los
tres cuerpos en los que se organizó el ejército cruzado fueron ordenados de tal
forma que los arqueros y demás peones formaron una línea avanzada que dio
protección a la caballería de los primeros ataques fatimíes – « ordinaverunt
quoque pedites et sagittarios, qui praecederent milites », indica Raimundo de
Aguilers –, hasta que en una segunda fase los jinetes cristianos pudieron
lanzar una carga que determinó el resultado de la jornada; igualmente, la
articulación del ejército cruzado encabezado por RicardoI en su marcha hacia
Jaffa y su encuentro con el contingente de Saladino en Arsuf – septiembre,
1191 –, representa otro ejemplo paradigmático de formación combinada en la
que la línea de arqueros y peones forma un muro protector de la caballería,
que solo interviene en un momento posterior empleando una carga. Un año
después, en agosto de 1192 ante las murallas de Jaffa, la formación táctica del
ejército de Ricardo Corazón-de-León también resulta modélica: una primera
fila de lanceros apostados con una rodilla en el suelo, protegidos con escudos,
con el asta de la lanza apoyada en el suelo y la punta dirigida contra el
enemigo:

Ad quorum impetus improbissimos excipiendos [afirma el autor del Itinerarium


Peregrinorum], nostri se prout poterant aptabant, genu dextrum singuli solo figentes, ut sic
firmius cohaererent, et persisterent immobiles, dum pedum dextrorum articulos fixissent in
terra, pedes vero sinistros sinuato poplite habebant; manus sinistrae clypeos protensos
tenebant, et parmas, et scuta, et ancylia : dextrae lanceas, in terra fixis posterioribus
capitibus, anterioribus vero partibus oppositis, ferrata cuspide, perniciter irruentibus
adversariis.

Una segunda línea de ballesteros que, situados entre cada dos escudos y
apoyados por servidores que cargaban las armas para que la cadencia de
disparo fuera lo más rápida posible, debía mantener a los enemigos a
distancia: « inter quoslibet duos sic se clypeis protegentes unum statuit balistarium,
et alterum juxta ipsum, qui protensam expeditius jugiter aptaret balistam, ut videlicet
unius esset officium balistam tenendi, et alterius jugiter pila jaciendi ». Por último,
una pequeña fuerza de caballería, situada en el centro, que pasó al ataque
cuando se constató la debilidad de la presión islámica:

Quos cum rex et gens sua aestimarent non aliter acturos, super ipsorum ultetiori
perfunctorio subterfugio aegre ferentes, rex cum iis qui equos habebant, subditis equis
calcaribus et lanceis demissis, vehementius agebantur in hostium turbam densiorem,
prosternentes a dextris et a sinistris, sellas sessoribus evacuantes et nonnullus
transfodientes.

32
Ch. OMAN, A History of the Art of War…, pp. 296 y 355-358.
Cristianos contra musulmanes 343

A tenor de la descripción ofrecida por esta fuente, el resultado no pudo ser


más satisfactorio:

Nuestra gente se preparó para recibir el impacto [de la carga islámica], unidos
unos a otros, fijando el pie derecho en la arena, de modo que permanecieron
sólidamente inamovibles contra los atacantes con las cabezas de sus lanzas hacia
delante [...] La primera línea de los turcos se aproximó y estuvo a punto de cargar,
pero como los nuestros esperaron sin moverse, de repente retrocedieron y volvieron
sobre sus pasos. Cuando los turcos se retiraron, nuestros ballesteros les
persiguieron con un denso lanzamiento de misiles, con lo cual mataron a muchos
hombres.

Así continuó con las sucesivas cargas musulmanas hasta que finalmente la
caballería cristiana pudo pasar al ataque33.
Actualmente, los especialistas han relativizado bastante la originalidad de
este rasgo, y no solo por el hecho de que no siempre los cruzados combinaron
las dos armas – de hecho en no pocas ocasiones lucharon por separado y,
cuando lo hicieron conjuntamente, fue más fruto de las circunstancias que de
una voluntad expresa –, sino también porque en el resto de Occidente la
coordinación de peones y caballeros no resultaba en absoluto desconocida34.
Desde luego, en las batallas que tuvieron lugar en la frontera occidental de la
Cristiandad contra el Islam la formación habitual de los ejércitos feudales
combinaba peones y caballeros. Hay que reconocer que no es fácil distinguir
los papeles que cada arma desarrollaba, por cuanto que las fuentes son muy
poco descriptivas, pero en todo caso lo que resulta indudable es la presencia
de ambas fuerzas. Más aún, alguna de las formaciones tácticas que son
descritas en las Partidas, como la denominada corral o cerca, recuerdan
vivamente a las empleadas por los cruzados en Tierra Santa35. No deja de ser
interesante, por otra parte, que sean las fuentes musulmanas, al referirse a la
formación de los ejércitos almorávides y almohades, las que más claramente
aludan a la combinación táctica de peones y jinetes para describir la forma de
actuar en campo abierto de estos contingentes. Tal vez haya sido al-Tu—rtusÿi—,

33
Para Ascalón, RA, p. 306; GF, p. 162; FC, p. 362; J. FRANCE, Victory in the East…, pp. 361-365;
para Arsuf y Jaffa, Itinerarium, pp. 262-275 y 415-420, la cita textual en pp. 416-417;
Continuatio, pp. 131, 139-140; Carta de Ricardo de Inglaterra al abad de Clairvaux..., 7c, pp.
179-181; R. C. Smail, Crusading Warfare…, pp. 163-165 y 188-189 respectivamente.
34
Se ha visto en esta formación una tradición mediterránea que no es específica del Medio Este.
Véase David N I C O L L E , Medieval Warfare Source Book, 2, «Christian Europe and its
Neighbours», Londres, 1996, p. 155. También J. F RANCE , Western Warfare in the Age of the
Crusades…, p. 161, constata su presencia en Occidente.
35
F. GARCÍA FITZ, Castilla y León frente al Islam…, pp. 373-383. El corral es una formación cerrada
de « omnes de pie que los paravan en tres azes unos en pos otros, e atavanlos a los pies porque non
pudiessen yr, e fazienles taner los cuentos de las lanças fincadas en tierra, e cuchiellas enderesçadas
contra los enemigos ; e ponen ante ellos piedras o dardos, o ballestas, o arcos con que pudiesen tirar e
defenderse de luenne » (Partidas, II, título 23, ley 15).
344 Francisco García Fitz

conocedor de la realidad militar almorávide en al-Andalus, quien mejor la


haya descrito:

Por lo que al modo de resistir el choque se refiere, hay una excelente táctica que
observamos en nuestro país, y es la más eficaz que hemos puesto en práctica en la
lucha con nuestros enemigos ; consiste en poner en primer término a los infantes
con escudos completos, lanzas largas y dardos agudos y penetrantes. Formaban sus
filas y ocupaban sus puestos, apoyando las lanzas en el suelo a sus espaldas, con las
puntas enfiladas hacia el enemigo. Ellos se echaban a tierra, hincando cada cual su
rodilla izquierda en el suelo, y se ponía ante si el escudo levantado. Tras ellos se
colocan los arqueros escogidos, aquellos cuyas flechas traspasan las cotas de malla y
detrás de éstos la caballería. Al cargar los cristianos contra los musulmanes,
ninguno de los infantes se mueve de la posición en que se encuentra, ni nadie se
pone de pie, y así que el enemigo se aproxima, lanzan contra él los arqueros sus
flechas y los infantes los dardos, y los reciben con las puntas de las lanzas. Hacen
después frente a derecha e izquierda y sale la caballería musulmana por entre los
arqueros e infantes, y consigue contra el enemigo todo cuanto Dios quiere36.

Si los ejércitos cruzados tuvieron que adoptar formaciones que combinaban


la fuerza defensiva de los peones y la ofensiva de la carga de los jinetes, ello se
debió no solo a que tales tradiciones militares eran conocidas en Occidente,
sino también al hecho de que en Tierra Santa hubieron de afrontar una
realidad militar que resultaba desconocida para la mayor parte de ellos y que
les obligó a adaptar su habitual forma de luchar en campo abierto, tal vez no
innovando, pero sí poniendo un énfasis mayor en la coordinación de fuerzas y
en el mutuo apoyo de infantes y jinetes37. El factor militar nuevo al que
tuvieron que encararse desde el primer momento fue a la ligereza y movilidad
de los enemigos con los que se encontraron al llegar al Este: especialmente los
contingentes turcos – en mucha menor medida los fatimíes – presentaban unas
fuerzas de caballería que no solo disponían de unos equipos mucho más
ligeros que los de la pesada caballería occidental, sino que además eran
expertas en el empleo del arco sin necesidad de bajar de la montura, en el
desarrollo de maniobras de envolvimiento, en las retiradas fingidas y en la
organización de emboscadas. El testimonio del autor del Itinerarium
Peregrinorum puede servir para ilustrar esta particular forma de combatir, a la
que gráficamente comparó con la molesta acción de las «moscas fastidiosas»:
Los turcos están casi desarmados, portadores tan solo de un arco, una maza
erizada con púas afiladas, una espada, y también una lanza de caña con la punta de
hierro y una daga ligera. Cuando son perseguidos con mucha vehemencia, huyen

36
AL-TUR — TUSI—, Lámpara de los príncipes, trad. de Maximiliano Alarcón, Madrid, 1930-1931, pp.
332-333. Los almohades pusieron en práctica los mismos dispositivos, como demuestra la
formación que adoptaron en la batalla de Minda—s, en las cercanías de Tremecén, de 1144, Al-
Hulal al-Mawsÿiyya. Crónica árabe de las dinastías almorávide, almohade y benimerín, trad. de
Ambrosio Huici Miranda, Tetuán, 1951, pp. 157-158.
37
J. FRANCE, Victory in the East…, pp. 370-371.
Cristianos contra musulmanes 345

volando con sus velosísimos caballos, que no los hay más ágiles en el mundo, con
su galope tan rápido como el vuelo de las golondrinas. Es costumbre de los turcos
que, cuando se dan cuenta de que sus perseguidores han cesado de seguirlos,
entonces ellos mismos dejan de huir. Como moscas fastidiosas que se alejan
rápidamente si las espantas y vuelven cuando dejáis de hacerlo, los turcos huyen
mientras los perseguís, pero en cuanto desistís están preparados [para
contraatacar]. Así son los turcos : cuando dejas de perseguirlos y te vuelves,
entonces ellos te siguen, si tu les persigues, ellos huyen ; de este modo, mientras el
rey [RicardoI] los perseguía con pertinancia ellos huían, cuando decidía volverse
ellos les amenazaban por la espalda, y así unas veces no escapaban impunes, pero
otras causaban mucho daño a los nuestros38.

La disponibilidad de unos efectivos de estas características en el campo de


batalla, enfrentados a ejércitos de menor maniobrabilidad – como eran los
occidentales –, otorgaba a los musulmanes unas ventajas tácticas que no han
pasado desapercibidas a los especialistas: de forma muy resumida, puede
afirmarse que aquellas condiciones les capacitaba, en primer lugar, para
disparar con sus arcos contra los contingentes cristianos a una distancia
prudencial, retirándose a caballo cuando se producía una reacción de estos y
dejando a la carga de la caballería pesada occidental no solo sin un blanco fijo,
sino también desorganizada, expuesta a cualquier contraataque o envuelta en
una emboscada si emprendía una persecución; en segundo lugar, la mayor
ligereza y movilidad de la que hablamos les permitía desbordar a los efectivos
cruzados por los flancos, atacarles por la retaguardia o envolverlos
completamente. Ante este estado de cosas, el único antídoto posible era el
mantenimiento de la disciplina frente al hostigamiento, la búsqueda de
elementos geográficos que impidieran el flanqueo, la colocación avanzada de
formaciones cerradas de infantería que dieran respuesta con sus lanzamientos
a los arqueros montados y los ataques de la caballería ligera islámica, y el
retraso del lanzamiento de la carga de la caballería pesada feudal hasta que se
estuviera seguro de que el enemigo estaba fijo sobre el terreno o estaba tan
cerca que no tenía posibilidad de emprender una retirada fingida39.
Por todo lo anterior los cruzados presentan muchas veces una manera de
combatir marcada por la prudencia que, en ciertos aspectos, contrasta con la
forma habitual de luchar en campo abierto en Occidente, donde la caballería
pesada acostumbraba a enfrentarse al blanco fijo de las formaciones de jinetes
acorazados enemigos. Pero no es el caso de la Península Ibérica. En este
ámbito las fuerzas armadas musulmanas también se caracterizan por la
ligereza y movilidad de sus jinetes, y prácticas como el desbordamiento por

38
Itinerarium, p. 247.
39
R. C. SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 75-83; C. MARSHALL, Warfare in the Latin East…, pp. 158-
160. Matizaciones interesantes sobre la eficacia de los arqueros montados en Charles R.
B OWLUS , «Tactical and Strategic Weaknesses of Horse Archers on the Eve of the First
Crusade», en M. Balard (ed.), Autour de la Première Croisade, París, 1996, pp. 159-166.
346 Francisco García Fitz

las alas y el envolvimiento del enemigo, las huidas fingidas y las emboscadas
o el empleo de arqueros a caballo o a pie para provocar a sus adversarios, eran
moneda corriente. Los tratadistas y los guerreros experimentados conocían los
riesgos y las precauciones que debían tomarse. Con todo, en Zalaca y en Uclés
los efectivos castellanos fueron derrotados como consecuencia de una
maniobra en la que la caballería almorávide los sobrepasó por las alas y los
encerró; en Alarcos, los efectos de la arquería islámica son presentados por las
crónicas cristianas como devastadores; en Las Navas, por el contrario, se
habían aprendido la lección y no solo rechazaron las provocaciones iniciales
de la caballería ligera almohade y de los arqueros, sino que además evitaron el
flanqueo gracias a la estrechez del terreno escogido y lanzaron las cargas una
vez que el enemigo estaba bien asentado sobre el terreno40.
Después de todo lo que hemos dicho, creemos que bien puede sostenerse
que en las fronteras de la Cristiandad en Oriente y Occidente los antagonistas
combatían de manera similar y hacían uso de unas prácticas guerreras que,
como no podía ser de otra forma, se atenían a unos fundamentos materiales,
sociológicos, institucionales, tecnológicos e ideológicos que no resultaban
diferentes en sus líneas esenciales: los cristianos de ambos extremos del
Mediterráneo compartían unos usos y tradiciones militares comunes, por otra
parte coincidentes en no pocos rasgos con los imperantes en toda la Europa
feudal entre los siglos XI y XIII, aunque tal vez los tuvieran que acondicionar a
la realidad de luchar con un enemigo nuevo y de costumbres diferentes a lo
que conocían hasta entonces. Podrán señalarse matices o particularidades
organizativas o tácticas, pero lo cierto es que, en conjunto, las prácticas
guerreras de los musulmanes de Levante y de Poniente tampoco parecen
diferenciarse esencialmente.
Por tanto, cuando se analizan los factores militares que pueden explicar el
diverso destino que tuvieron las fuerzas cristianas y las islámicas en estos dos
escenarios, quizás haya que renunciar a buscarlos en unas posibles diferencias
estratégicas, tácticas o tecnológicas. No parece posible advertir, o al menos
nosotros no hemos sido capaces de hacerlo, el despliegue de unos usos bélicos
entre los reinos feudales hispánicos que los hicieran militarmente superiores a
sus correligionarios de Tierra Santa, como tampoco parece apreciarse entre los
musulmanes de Oriente unos comportamientos guerreros más eficaces que los
empleados por los poderes islámicos magrebíes o andalusíes.

40
F. GARCÍA FITZ , Castilla y León frente al Islam…, pp. 394-398. Sobre la posible incidencia del
terreno en el resultado final de Las Navas, ID ., Las Navas de Tolosa, Barcelona, 2005, pp. 531-
535. Una clara expresión del conocimiento que los castellanos tenían sobre las formas de
combatir de los musulmanes, basadas fundamentalmente en su movilidad, y al mismo tiempo
una formulación de las maneras más adecuadas de enfrentarse a ellas, a su vez basadas en la
contención, la disciplina y la prudencia, en JUAN MANUEL , Libro de los Estados, ed. de José
Manuel Blecua, en Obras Completas, Madrid, 1982, 1, part. 1, caps. 76-79, pp. 347-356.
Cristianos contra musulmanes 347

Así pues, a nuestro juicio, no es en esta área de la realidad bélica donde


deben buscarse las diferencias de carácter militar que explican la divergente
evolución de los conflictos. Creemos, por el contrario, que donde sí resulta
posible marcar divergencias notables de una frontera a otra es en la diferente
magnitud y disponibilidad de recursos bélicos que las partes implicadas en
ambos conflictos tuvieron a su alcance. Por evidentes razones de espacio
nuestra mirada se va a centrar exclusivamente en la situación de los
contendientes feudales, pero somos conscientes de que este ejercicio debería
también contemplar el lado islámico.
Los especialistas han subrayado y reiterado que el mayor problema al que
tuvieron que hacer frente los latinos asentados en Tierra Santa fue a una
crónica escasez de recursos, tanto humanos como económicos, que les
incapacitaba para dar una respuesta militar eficaz a sus adversarios. Una vez
que la masiva concentración humana con la que se inició la Primera Cruzada
se fue diluyendo como consecuencia de las pérdidas constantes y de las
“repatriaciones” posteriores a la toma de las principales ciudades de Siria-
Palestina, las pocas fuerzas que permanecieron fueron incapaces, primero, de
continuar con el esfuerzo expansivo y, después, de frenar la contraofensiva de
sus enemigos. Conforme el territorio que habían llegado a conquistar – cuya
explotación, no podemos olvidarlo, suponía la base económica de su
estructura militar – fue mermando al ritmo de los avances islámicos, su
capacidad bélica se hizo cada más reducida y sus respuestas más débiles. A
este respecto, no deja de ser significativa la queja de un testigo tan bien
informado como Guillermo de Tiro, que se lamentaba, tras la pérdida de
territorios en el norte de Antioquía a mediados del siglo XII, de que «una
provincia riquísima, fértil en ríos, bosques y pastos, generosa en tierra fecunda
y con abundancia de todo tipo de bienes, que daba suficientes recursos para
mantener a quinientos caballeros (...) cayó en manos enemigas» 41. Los intentos
de crear unas fuerzas que estuvieran permanentemente asentadas en la zona,
que ofrecieran un servicio continuado y experimentado, y que estuvieran
financieramente bien respaldadas – la creación de las órdenes militares en el
siglo XII o la formación del “regimiento francés” en el XIII serían ejemplos de
lo que indicamos –, se mostraron insuficientes para encarar los enormes retos
militares que les plantearon sus vecinos musulmanes42.
Esta escasez crónica de recursos tal vez se podría haber paliado mediante
una aportación militar, humana y económica más o menos estable desde
Occidente que hubiera permitido reemplazar pérdidas, mantener el esfuerzo
militar o incluso acrecentar la potencialidad bélica de los establecimientos

41
GT, p. 789; R. C. S MAIL, Crusading Warfare…, pp. 99-103.
42
Sobre estas materias, resulta esencial C. MA R S H A L L , Warfare in the Latin East…. Sus
conclusiones son verdaderamente reveladoras (ibid., pp. 257-262). Seguimos de cerca sus
consideraciones en los siguientes párrafos, pues ofrecen el punto de referencia necesario para
la comparación con la realidad militar de los cristianos en la Península Ibérica.
348 Francisco García Fitz

latinos de una manera constante. Así se propugnaba, por ejemplo, en algunos


de los proyectos elaborados para la recuperación de Tierra Santa, como el de
Fidencio de Padua, pero sabemos que no ocurrió nada parecido a esto. El
asentamiento cruzado en Tierra Santa fue, desde el principio, un elemento
aislado e incrustado en medio de diversos poderes musulmanes. Tras la
ruptura con Bizancio en los años iniciales de la presencia latina en aquellas
tierras, la única retaguardia posible de la que podía esperarse la cobertura
bélica y económica que se necesitaba en aquella frontera era Europa
occidental. Pero este era un mundo lejano, políticamente fragmentado y
frecuentemente enfrentado, en el que conciliar esfuerzos y combinar recursos
para unas operaciones conjuntas eran tareas verdaderamente complicadas. Tal
vez, en circunstancias particularmente dramáticas, ante la evidencia de que
aquella frontera de la Cristiandad se desmoronaba, instados por la
propaganda pontificia o la emotividad de algunos predicadores, algunos
líderes occidentales podían llegar a convenir una respuesta o, cuando menos, a
tomar una iniciativa por su propia cuenta: la Segunda y la Tercera Cruzada
responden al primer modelo; las de San Luis, ya en el siglo XIII, al segundo 43.
Pero, por importantes que pudieran ser desde un punto de vista
cuantitativo, estos esfuerzos eran discontinuos y, en el mejor de los casos, solo
causaban un quebranto temporal a sus enemigos. Más temprano que tarde
estas fuerzas – o las que quedaran de ellas – volvían a sus tierras y la situación
de partida se recomponía. En consecuencia, las grandes expediciones cruzadas
no solventaban el problema militar de fondo: la imposibilidad de sostener
permanentemente la tensión bélica que hacía falta para mantener el dominio
sobre el territorio. Peor aún: salvo alguna excepción, aquellos punzamientos
extraordinarios contra el Islam no solo resultaban inoperantes e infructuosos,
sino directamente catastróficos, como vinieron a demostrar los resultados de la
Segunda y la Quinta Cruzada, o la campaña en Egipto de 1249-125044. Algún
especialista ha hecho notar la dramática disyuntiva militar que se presentó a
los gobernantes del Este Latino durante estos dos siglos: normalmente
carecían de los recursos suficientes para emprender acciones ofensivas contra
sus enemigos musulmanes y tenían que limitarse a ofrecer una resistencia
desesperada desde los puntos fuertes que todavía conservaban. Pero, cuando
excepcionalmente recibían socorros desde Occidente que les hubieran
permitido reaccionar y lanzar expediciones que se tradujeran en ganancias
territoriales, eran los dirigentes europeos recién llegados los que tenían
capacidad de decisión e imponían sus puntos de vista, lo que habitualmente,
debido a su inexperiencia y desconocimiento del contexto político y militar de

43
Las ideas de Fidencio de Padua y otros autores en relación con el mantenimiento de fuerzas
permanentes en Tierra Santa en C. M ARSHALL, Warfare in the Latin East..., p. 68. Sobre las
circunstancias iniciales de estas cruzadas, véase Carlos de AYALA M ARTÍNEZ, Las cruzadas,
Madrid, 2004, especialmente pp. 175-185, 217-222, 270-274 y 286-287.
44
C. de AYALA MARTÍNEZ, Las cruzadas…, pp. 191-192, 252 y 273-274.
Cristianos contra musulmanes 349

Oriente, conducía directamente al desastre: baste recordar, por ejemplo, que


en el curso de Quinta Cruzada la falta de realismo y de pragmatismo del
legado papal le llevó, primero, a rechazar las propuestas del sultán para
intercambiar Damietta por Jerusalén y otros territorios, y después a atacar el
corazón de Egipto, todo ello en contra de la opinión de quienes mejor conocían
la realidad del Este. Como es bien sabido, aquello provocó un absoluto fracaso
que hizo inútil todo el esfuerzo realizado por los cruzados entre 1218 y 1221, y
desperdició la oportunidad de recuperar una porción significativa de los
territorios que se habían perdido tras la derrota de Hattin45.
En el otro extremo del Mediterráneo, el marco en el que se movían los
reinos feudales en su confrontación con el Islam era muy distinto. Como en
Tierra Santa, los refuerzos masivos, aunque temporales, llegados desde fuera
de la Península amparados bajo el manto de la cruzada, también tuvieron una
incidencia militar que no puede desconocerse: en mayor o menor medida, la
aportación foránea tuvo un peso específico en la conquista de Zaragoza en
1118, en la de Lisboa en 1147 o en la victoria de Las Navas en 1212, por citar
solo algunos casos46. Sin embargo, al contrario de lo que ocurría en Tierra
Santa, la potencialidad militar de estos contingentes foráneos no se veía
mermada por el liderazgo inexperto de sus comandantes, simplemente porque
aquí la dirección de los mismos recayó, habitualmente, sobre los gobernantes
peninsulares que sí eran conocedores del panorama, tales como AlfonsoI de
Aragón en Zaragoza o AlfonsoVIII de Castilla en Las Navas. A este respecto,
no deja de ser interesante constatar la distinta suerte militar que tuvieron
algunas de las fuerzas expedicionarias que tomaron parte en la Segunda
Cruzada según se emplearan en Occidente o en Oriente: en esta última área,
la muy discutible dirección política y militar de los efectivos cruzados, en
manos de unos gobernantes – LuisVII de Francia y ConradoIII de Alemania –
ajenos a los entramados diplomáticos, a los juegos de intereses y a los usos
bélicos de aquel entorno, hizo naufragar lamentablemente las expectativas que
se habían creado con su llegada; por el contrario, la puesta a disposición de la
monarquía portuguesa de una parte de estos mismos contingentes –

45
Para Damietta, Eracles, pp. 326-352; Oliver de Paderborn, The Capture of Damietta, trad. John J.
Gavigan en E. Peters (ed.), Christian Society and the Crusades, 1198-1229, Philadelphia, 1971,
pp.84-86 y 102-133 (en adelante OP); C. Marshall, Warfare in the Latin East…, pp. 71-74 y 145.
46
Para Zaragoza, IBN ABI— ZA Rc, Rawd al-qirtëa —s, ed. y trad. Ambrosio Huici Miranda, Valencia,
1964, pp. 317-318; Historia Compostelana, ed. y trad. Emma Falque, Madrid, 1994, lib. II, cap.
IV, p. 306; J. M. LACARRA, «La conquista de Zaragoza…», especialmente pp. 78-88. Para
Lisboa, De expugnatione Olisiponis..., p. 391-405; Annales Colonienses Maximi, ed. Karl Pertz, en
MGHSS, 17, Hannover, 1861, pp. 723-847; Demetrio MANSILLA, La documentación pontificia de
HonorioIII (1216-1227), Roma, 1965, doc. 95, pp. 76-77. Para Las Navas, HRH, lib. VIII, caps.
IV-VI; CLRC, p. 29; Carta de AlfonsoVIII a InocencioIII sobre la batalla de las Navas de
Tolosa, en Julio GONZÁLEZ, El reino de Castilla en la época de AlfonsoVIII , Madrid, 1960, doc.
897, pp. 566-572; Carta de Arnaldo Amalarico, arzobispo de Narbona, al Capítulo del Cister,
en Gaspar IBÁÑEZ DE S EGOVIA , Memorias históricas de la vida y acciones del rey don Alonso el
Noble, octavo de ese nombre, Madrid, 1783, pp.103-107.
350 Francisco García Fitz

fundamentalmente normandos, renanos, flamencos e ingleses –, que habían


arribado a las costas lusas de manera accidental, demostró ser una eficaz arma
para conquistar Lisboa en el verano de 114747.
En cualquier caso, a la hora de evaluar y contrastar los recursos de los
cristianos en un ámbito y otro, la diferencia fundamental no procede de la
diversa forma en que se gestionaban los medios aportados por las grandes
expediciones cruzadas, sino de la magnitud y disponibilidad de los recursos
que podían llegar a concentrar, precisamente, cuando no se contaba con las
aportaciones extraordinarias venidas de fuera. Y es en este terreno donde la
desemejanza entre la situación militar de los poderes cristianos de Tierra Santa
y de la Península se hace más palpable.
Al contrario que en Oriente, la retaguardia de la frontera de la Cristiandad
en Occidente, esto es, las fuentes de las que debían manar los recursos para
mantener a viva fuerza la presión del Islam, para hacerlo retroceder o para
extirparlo, ni estaban lejos ni dependían de fuerzas políticas o militares ajenas
y distintas a las que se encontraban in situ, en las áreas de fricción de las dos
civilizaciones. Eso quiere decir que en este ámbito la transmisión de recursos
desde la retaguardia hacia las fronteras no estaba supeditada a la posibilidad,
siempre difícil y remota, de realizar largas, complicadas y muy costosas
operaciones de reclutamiento, abastecimiento, organización y traslado de
hombres y de medios, ni tampoco estaba condicionada por el desarrollo de
esporádicos impulsos dramáticos o por la extraordinaria voluntad de algún
líder carismático. Para los reinos hispánicos, el sostenimiento de la guerra en
las fronteras resultaba un fenómeno no solo cercano y profundamente
imbricado en la contextura institucional y social de sus comunidades, sino
también ordinario y cotidiano.
De ahí que en la Península Ibérica la aportación de recursos para “combatir
al Islam”, la disponibilidad de medios aplicados a debelar al adversario,
presente, en una mirada de conjunto, un carácter casi ininterrumpido. Y era
precisamente la constancia del flujo humano y material que se canalizaba
hacia el conflicto en las fronteras meridionales lo que posibilitaba, a su vez, la
continuidad del esfuerzo militar, ya fuera defensivo, ya ofensivo. A nuestro
juicio, este es un factor militar clave para explicar el éxito de los cristianos en
Occidente, entendiendo por “éxito” su capacidad para dilatar sus conquistas
en tiempos de expansión y para mantenerlas en sus líneas básicas en
momentos de repliegue.
Obviamente, la permanencia de esta fluidez dependía de otro hecho básico
que contrasta con la realidad del asentamiento latino en Oriente: mientras

47
Para apreciar el contraste, baste comparar el éxito alcanzado ante las murallas de Lisboa y el
fracaso ante las de Damasco en De expugnatione Olisiponis..., pp. 391-405 y GT, pp. 760-770,
respectivamente. Una síntesis de las claves explicativas del fracaso de la Segunda Cruzada en
C. de AYALA MARTÍNEZ, Las cruzadas…, pp. 187-191.
Cristianos contra musulmanes 351

que, como hemos señalado, en el Este la escasez de recursos era crónica y cada
vez más insoportable, todo parece indicar que en la Península los
fundamentos económicos y demográficos fueron suficientes como para dotar a
los contingentes necesarios, financiar sus actividades, reponer las pérdidas y
afianzar el control de los espacios ganados al enemigo. Los grandes procesos
de repoblación y de colonización de las ciudades y tierras conquistadas al
Islam, a pesar de sus indudables limitaciones, serían una muestra evidente de
la pujanza material y poblacional que está en la raíz del esfuerzo militar.
Frente a lo que pudiera pensarse, esta mayor disponibilidad de recursos no
se traducía necesariamente en enormes diferencias en el tamaño de los
ejércitos cristianos a uno y otro lado del Mediterráneo. Las evaluaciones
realizadas en los dos ámbitos de estudio permiten sugerir, de una manera
muy genérica, que los efectivos que un gobernante peninsular podía poner
sobre el terreno en operaciones militares ordinarias previsiblemente
superarían – aunque no de manera especialmente llamativa – a los que
habitualmente tenían a su disposición los dirigentes cristianos en el Este
cuando no contaban con aportaciones foráneas. No obstante, cuando
excepcionalmente estas se producían – en el marco de las grandes
expediciones cruzadas –, es posible que los ejércitos del Este fueran más
nutridos que los hispánicos. De todas formas, parece claro que no puede
establecerse una relación directa entre el tamaño de un contingente y el signo
de un resultado: recuérdese, si no, que las grandes concentraciones de
guerreros en Tierra Santa con motivo de algunas de las cruzadas – superiores
en muchos casos a las fuerzas de las monarquías hispánicas –, protagonizaron
desastres militares antológicos48.
Así pues, creemos que donde la distinta magnitud de medios humanos y
materiales puestos en liza por los cristianos en Oriente y en Occidente marcan
la diferencia no es en el tamaño de la fuerzas involucradas en las operaciones,
sino en el hecho de que el mayor caudal de recursos que se observa en la
Península permitía dar una continuidad a las acciones militares que no se
aprecia en Tierra Santa. Dicho de otra forma, la raíz de la divergencia habría
que buscarla en el distinto grado de recurrencia o de permanencia con el que
se podía dotar a las actividades bélicas cuyas manifestaciones ya hemos
comentado: asedios, cabalgadas y batallas.
Conquistar un punto fuerte, especialmente una ciudad amuralla, siempre
fue una operación difícil, cara, larga y masiva. En general, requería mantener

48
Para establecer algunas comparaciones véase Jean FLORI, «Un problème de méthodologie. La
valeur des nombres chez les chroniqueurs du Moyen Âge. À propos des effectifs de la
première Croisade», Le Moyen Âge, 99 (1993), pp. 399-422; R. C. Smail, Crusading Warfare…,
pp. 88-120; J. FRANCE , Victory in the East…, pp. 122-142; C. MARSHALL, Warfare in the Latin
East…, pp. 71-72 y 117-120; F. GARCÍA FITZ, Castilla y León frente al Islam…, pp. 136-142, 195 y
353-366; Martín ALVIRA CABRER , «La muerte del enemigo en el pleno medievo: cifras e
ideología (el modelo de Las Navas de Tolosa)», Hispania, 55 (1995), pp. 403-423.
352 Francisco García Fitz

unidos, disciplinados, pagados, abastecidos y técnicamente dotados, a unos


contingentes muy numerosos durante muchos meses. Como ya apuntamos en
anteriores páginas, el despliegue de recursos que resultaba necesario para una
operación de este calibre solía ser superior al que podía desarrollar un
gobernante medio. Cuando el objetivo no era resolver un único asedio, sino la
anexión de un territorio jalonado de fortalezas, la cuestión se complicaba
extraordinariamente y solo era posible mediante una concentración anormal
de medios. Con estos condicionamientos, se comprende que, pasado el
impulso de la Primera Cruzada, tras la fase inicial de conquistas que se
benefició de la convocatoria original de Clermont – tal vez hasta la toma de
Tiro en 1124 –, los cristianos rara vez pudieran llevar a cabo operaciones de
conquista: el cerco de Ascalón de 1153 emprendido por BalduinoIII con
recursos específicamente orientales, tal vez sea la única excepción notable en
este panorama. Por lo demás, solo cuando se producía la llegada de
aportaciones masivas y extraordinarias desde Occidente, los latinos se
encontraban en condiciones de proyectar la anexión de grandes plazas – así
ocurrió con Damasco durante la Segunda Cruzada, con Acre durante la
Tercera o con Damietta en 1218 y 1249 en el marco de la Quinta y la Séptima
Cruzada respectivamente. Pero, como ya hemos comentado, en la mayoría de
estos casos – exceptuamos lógicamente a la conquista de Acre de 1191 – la
inexperiencia de los líderes occidentales solía conducir al fracaso. Por lo
demás, su crónica escasez de recursos, unido a la fortaleza de las guarniciones
musulmanas, obligaba a los cristianos a renunciar a los asaltos directos a viva
fuerza que, si bien en caso de éxito ahorraban el tiempo, los riesgos y los
sufrimientos implícitos de toda operación de larga duración, siempre exigían
unos sacrificios humanos que no estaban en condiciones de permitirse. Así las
cosas, solo dilatados bloqueos – el de Acre duró veintiunos meses ; el de
Damietta de 1218, año y medio – daban algún resultado, pero operaciones tan
prolongadas, precisamente por su alto coste en términos militares y
económicos, no podían formar parte del panorama ordinario de la guerra49.
En contraposición con este estado de cosas, los reinos cristianos
peninsulares no dependían de la concurrencia de fuerzas externas para
emprender largas campañas de conquista que incluían el asedio de uno o
varios puntos fuertes: la anexión del reino de Valencia por la corona catalano-
aragonesa es el resultado de una sucesión de expediciones que se extiende
desde 1233 hasta 1244, en la que tuvieron que resolverse varios cercos mayores
– especialmente el de la propia ciudad de Valencia, pero también otros, como
el de Burriana o el de Játiva –; la del valle del Guadalquivir por FernandoIII

49
Para Ascalón, GT, pp. 798-813. Para Damasco, GT, pp. 760-770. Para Acre, Continuatio, 81-87,
103, 107-109, 119-124; Itinerarium, pp. 60-137 y 210-236; carta de diversos cruzados que
estuvieron presentes en P.W. EDBURY (ed. y trad.), The Conquest of Jerusalem..., 6b, 6c, 6d, pp.
169-172. Para Damietta, Eracles, pp. 326-346; OP, pp. 61-88. Véase también C. MARSHALL ,
Warfare in the Latin East…, pp. 245-248, y R. ROGERS, Latin Siege Warfare…, pp. 212-236.
Cristianos contra musulmanes 353

constituye igualmente un largo proceso que duró un cuarto de siglo y que le


obligó a plantear un buen número de asedios sobre ciudades amuralladas:
Úbeda, Córdoba, Jaén y Sevilla serían ejemplos notables, pero no los únicos50.
En realidad, si lo comparamos con lo que ocurría en Tierra Santa durante
las mismas fechas, lo que llama la atención en el desarrollo de estas grandes
campañas peninsulares no es tanto la conquista aislada de una fortificación
determinada, por mucha que fuera su envergadura, cuanto la capacidad de
estos reinos para prolongar y dar continuidad a sus actuaciones. Valga un solo
ejemplo para ilustrar lo que queremos decir: la conquista de Jaén exigió a los
castellanos el establecimiento de un cerco que duró ocho meses – de agosto de
1245 a marzo de 1246 –, para el cual sin duda se tuvo que realizar un
importante esfuerzo militar, económico y humano, además de no pocos
sacrificios:

çercola [Fernando III] et començo a estar y aturadamiente, con muy fuerte tienpo que fazie
de frios et de muy grandes aguas, ca era en medio del ynvierno. Mas los frios eran tan
grandes et las aguas tan aportunadas, que las gentes se veyen en grant peligro et perdiense
muchas bestias et muchos omnnes [...] sin las otras lazerias et las otras afruentas muy
grandes otrosi que sofrieron en conbatimientos et en torneos et en velares et en otras grandes
lazerias quales conuienen sofrir a los que en tal fecho estan, en que se perdien muchas
gentes.

No obstante, si se quiere valorar en su justa medida la magnitud de este


empeño, debe recordarse que el asedio venía precedido de más dos décadas –
desde 1224 a 1245 – de frecuentes campañas de destrucción por las
inmediaciones de la ciudad: hubo cabalgadas contra aquellas tierras al menos
en 1224, 1225 (en este año se organizó un primer cerco que hubo de
levantarse), 1228, 1229, 1230 (se intentó un segundo asedio que también
fracasó), 1235, así como en los dos años anteriores al último y definitivo cerco,
es decir, en 1244 y en 1245; además, es probable que se la zona se viera
afectada por algunas operaciones realizadas al hilo de las conquistas de
Quesada y de Úbeda en 1231 y 1233 respectivamente ; a ello debe añadirse las
actuaciones de baja intensidad que durante todo ese tiempo previsiblemente
realizaron las guarniciones cristianas de aquellas localidades cercanas a Jaén
que iban siendo anexionadas, como Martos, Andújar, Baeza, Garcíez, Jódar,
Quesada, Úbeda, Iznatoraf, Santisteban y Arjona. Pues bien, quizás lo más
significativo, a la hora de evaluar la capacidad del reino castellano-leonés para
dar continuidad a sus esfuerzos militares, es que apenas unos meses después
de entrar en Jaén, quizás ya en el verano de 1246, FernandoIII comenzara a

50
Para la conquista del reino de Valencia, Llibre dels Fets, pp. 128-131 y 146-232; véase también
P. GUICHARD, Al-Andalus frente a la conquista cristiana…, pp. 531-567. Para las conquistas de
FernandoIII, HRH, lib. IX. cap. XII-XVII; CLRC, pp. 62-76, 86-87 y 93-100; PCG, cap. 1036-
1134; CVR, lib. XIV y XV; Julio GONZÁLEZ, Reinado y Diplomas de FernandoIII , Córdoba, 3 vol.,
1986, 1, pp. 278-394.
354 Francisco García Fitz

planear otra operación de mucho mayor fuste, el asedio de Sevilla, para la cual
no solo necesitaba reunir, armar, mover, pagar y alimentar a un ejército de
grandes proporciones con el que impermeabilizar por tierra a una ciudad bien
amurallada y defendida y mejor comunicada, sino también organizar una flota
que bloquease el río Guadalquivir e impidiese la llegada de socorro por esta
vía desde el norte de África. Solo seis meses después de entrar en Jaén,
durante el otoño de 1246, las tropas castellanas se volvían a poner en
movimiento y efectuaban una primera incursión por tierras sevillanas, en el
curso de la cual atacaron las inmediaciones de Carmona y se anexionaron
Alcalá de Guadaíra. En la primavera siguiente daba comienzo el acercamiento
a Sevilla, ciudad sobre la que estarían las tropas fernandinas desde el verano
de 1247 hasta su capitulación en noviembre de 1248, es decir, durante un año y
medio. La secuencia parece suficientemente elocuente como para extendernos
en mayores comentarios51.
No obstante, esta no es la única manifestación bélica en la que se pone de
relieve la dispar potencialidad militar de los cristianos de uno y otro extremo
del Mediterráneo. Ciertamente, lanzar incursiones para castigar, robar o
erosionar al adversario resultaba factible incluso con unos recursos tan
mermados como los que podían tener los latinos asentados en Tierra Santa. De
hecho, se ha constatado que, a partir de un determinado momento –
especialmente en el siglo XIII –, se trataba del único tipo de operaciones
ofensivas que podían llegar a plantear, precisamente porque estas actuaciones
requerían escasos hombres, pobres medios y poco tiempo. Sin embargo, para
que estas operaciones tuvieran una incidencia decisiva sobre la estabilidad de
los adversarios, desgastara sus recursos de manera significativa y propiciara
su anexión, resultaba necesario que tuvieran constancia y recurrencia, que las
devastaciones fueran sistemáticas y repetidas durante muchas temporadas,
que se aplicaran con continuidad, porque solo a largo plazo sus efectos podían
llegar a ser determinantes. Pero eso era precisamente lo que no podían hacer,
mantener el esfuerzo un año tras otro, entre otras razones porque no estaban
en condiciones de reponer sus propias pérdidas. Por eso, al contrario que las
islámicas, las incursiones que realizaban los latinos del Este rara vez solían
estar relacionadas con algún intento de cerco o de conquista. En consecuencia,
los resultados que podían obtener, al menos en el plano territorial, siempre
eran prácticamente nulos52.
En este terreno, la comparación con lo que ocurría en la Península también
resulta particularmente clarificadora: en tiempos de AlfonsoVII las fuerzas
castellano-leonesas fueron capaces de desarrollar una sucesión casi

51
La cita textual en PCG, cap. 1069. Para la conquista de Jaén véase Manuel BALLESTEROS
G AIBROIS, «La conquista de Jaén por FernandoIII el Santo», Cuadernos de Historia de España,
20 (1953), pp. 63-138; F. GARCÍA FITZ, «Una frontera caliente…», pp. 175-177. Para Sevilla, ID.,
«El cerco de Sevilla…».
52
C. MARSHALL, Warfare in the Latin East…, pp. 44-46, y especialmente pp. 202-209.
Cristianos contra musulmanes 355

ininterrumpida de cabalgadas contra el dominio almorávide en al-Andalus


entre 1130 y 1145. Cada primavera y verano, durante quince años seguidos, las
devastaciones asolaron las tierras musulmanas. Ciertamente, el resultado
territorial fue mediocre – en este tiempo el Emperador solo pudo anexionarse
algunas fortificaciones en el valle del Tajo, como Oreja y Coria –, pero los
efectos políticos fueron determinantes, puesto que contribuyeron a crear un
foso infranqueable entre la población andalusí y los gobernantes
norteafricanos, incapaces de defenderlos, lo que a la postre contribuyó de
manera decisiva al fin de la presencia almorávide en la Península53. Ya hemos
comentado las campañas de depredación que desplegó FernandoIII por las
inmediaciones de Jaén durante veinte años como precedentes corrosivos del
cerco de esta ciudad, pero tal vez convenga recodar que este monarca ni
siquiera tuvo necesidad de llevar a cabo una sucesión de asedios en el valle
medio del Guadalquivir para someter a sus principales poblaciones – entre
ellas Écija, Estepa, Morón y una larga lista –, sino que le bastó aplicar una
política de destrucciones de sus entornos mediante cabalgadas que salían
desde Córdoba, para que finalmente sus habitantes capitularan en 1241, tras
cinco años consecutivos de incursiones54. En este aspecto de la actividad
militar, de nuevo lo que marca la diferencia entre una y otra frontera de la
Cristiandad es el grado de continuidad del esfuerzo bélico.
Una última consideración. Como hemos tenido ocasión de comentar, rara
vez los dirigentes militares buscaban la batalla campal para aniquilar a las
fuerzas armadas del adversario: los riesgos eran muy altos y un resultado
negativo podía llegar a comprometer, de un solo golpe, medios militares
vitales para la propia existencia de los reinos. Eso era así en todos los ámbitos,
y no debe extrañar que precisamente en aquellos en los que los recursos eran
más limitados, y por tanto más preciados – como ordinariamente ocurría en
Tierra Santa – los choques frontales con el enemigo fueran cuidadosamente
evitados. Allí donde los recursos no resultaban tan escasos – caso de los reinos
peninsulares – se era igualmente prudente, pero al menos algún gobernante
podía permitirse asumir los riesgos y proyectar expresamente una campaña
para resolverla mediante una batalla, como hizo AlfonsoVIII en el verano de
1212. Pero de todos modos hay que reconocer que Las Navas de Tolosa fue
una excepción55.

53
Chronica Adefonsi Imperatoris, ed. de Antonio Maya en Chronica Hispana Saecvli XII, Turnholt,
1990, lib. I, 33-42 y 72, lib. II, 24-5, 31-44, 50-61, 64-73, 82 y 92-93; Ibn ÔIda—ri— al-Marra—kusÿi—, Al-
Baya—n al-mugrib. Nuevos fragmentos almorávides y almohades, trad. de Ambrosio Huici Miranda,
Valencia, 1963, pp. 190-191, 201-209 y 216-220. Las consecuencias políticas de estas incursiones
en Francisco GARCÍA F ITZ, Relaciones políticas y guerra. La experiencia castellano-leonesa frente al
Islam. Siglos XI-XIII, Sevilla, 2002, pp. 82-98.
54
PCG, cap. 1048 y 1057; HRH, lib. IX, cap. XVIII.
55
Para Tierra Santa, R. C. Smail, Crusading Warfare…, pp. 28-33 y 37; C. MARSHALL, Warfare in
the Latin East..., pp. 145 y 181-182. Sobre la prudente actitud ante la batalla de los dirigentes
peninsulares, F. GARCÍA FI T Z , Castilla y León frente al Islam…, pp. 311-329. Sobre la
356 Francisco García Fitz

Donde se aprecian las diferencias de un área a otra no es en la actitud


inicial ante la batalla, igualmente comedida en ambas, sino en los efectos de
una derrota: en un mundo de recursos militares escasos, como era el
asentamiento latino en el Este, plantear una colisión masiva en campo abierto
suponía implicar a la mayor parte de los medios bélicos disponibles, lo cual
quería decir que la formación de un gran ejército de campo también absorbía a
los efectivos destinados a la custodia de los puntos fuertes. En tales
circunstancias, un desastre no solo representaba la pérdida de determinados
contingentes de caballeros y peones, sino también dejar a las plazas fuertes sin
posibilidad de una defensa eficaz, de manera que los efectos territoriales de
una derrota campal podían llegar a ser demoledores. A principios del siglo XII
las derrotas de los ejércitos cristianos en campo abierto con frecuencia
acarreaban importantes recortes territoriales – los normandos perdieron todas
las posesiones al este del Orontes como consecuencia de la batalla de Harran
en 1104, y la misma situación se repitió a raíz del fracaso de los dirigentes de
Antioquía y de Edessa en el Ager Sanguinis, en 1119 –, pero en aquella época
los latinos de Tierra Santa todavía disponían de recursos suficientes como para
rehacer sus fuerzas y recuperar las pérdidas. Sin embargo, la unificación de la
Siria musulmana y la progresiva debilidad del asentamiento militar de los
cruzados hicieron que, desde mediados del siglo XII en adelante, los
retrocesos territoriales sufridos tras una batalla fueran ya permanentes, debido
entre otras razones a la incapacidad de los cristianos para contraatacar, como
habían hecho en décadas anteriores: las pérdidas ocasionadas en 1137 y en
1149, tras las derrotas en Ba’rin y en Fons Muratus, ya no pudieron ser
recuperadas56.
A estos efectos, el caso de Hattin es paradigmático : para formar el ejército
que pretendía socorrer a Tiberias, Guy de Lusignan tuvo hacer uso de una
parte significativa de las guarniciones de las ciudades – «Ningún hombre que
pudiera hacer la guerra permaneció en las ciudades, villas o castillos sin que se
le obligara a salir por orden del rey», afirma el autor del Libellus –, de manera
que cuando se consumó la tragedia del contingente cristiano, las tropas de
Saladino pudieron desmantelar la mayor parte del asentamiento latino, sin
desplegar demasiados esfuerzos, tomando Acre, Sidón, Beirut, Cesaresa,
Arsuf, Jaffa, Ascalón y Jerusalén, entre otras muchas localidades. Por lo que
aquí interesa, lo relevante de la situación que se vivió en Tierra Santa tras la
derrota de los Cuernos de Hattin en lo primeros días de julio de 1187 no es
solo la constatación de que la escasez de recursos militares obligaba a disponer
de las guarniciones para formar un ejército de campo, incapacitando con ello
la posibilidad de defender a las fortificaciones – significativamente, cuando el

excepcionalidad de Las Navas de Tolosa, Martín ALVIRA C ABRER , Guerra e ideología en la


España Medieval: cultura y actitudes históricas ante el giro de principios del siglo XIII. Batallas de Las
Navas de Tolosa (1212) y Muret (1213), Madrid, 2000, y F. GARCÍA FITZ, Las Navas de Tolosa….
56
R. C. SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 28-33.
Cristianos contra musulmanes 357

rey de Jerusalén se entrevistó con los pobladores de Ascalón a instancias de


Saladino, para tratar sobre su rendición, sus interlocutores fueron los
burgueses de la ciudad, «puesto que allí no había caballeros» –, sino también
la comprobación de que en las inmediaciones de Tiberias los latinos habían
consumido los pocos medios que tenían, hasta el extremo de hacer imposible
una reacción posterior con sus propios recursos57.
Visto con perspectiva, tal vez eso era lo peor: la postración a la que fueron
condenados los supervivientes. Las aportaciones extraordinarias de la Tercera
Cruzada alcanzaron para recuperar algo de lo perdido, pero después de
Hattin, después de que los cristianos quemaran en una jornada buena parte de
sus recursos ordinarios, nada volvió a ser como antes. Y en esto, de nuevo, las
diferencias con la realidad militar peninsular vuelven a ponerse de
manifiesto: también aquí algunas derrotas campales implicaban retrocesos
territoriales, pero al contrario de lo que ocurría en Tierra Santa los reinos
hispánicos siempre fueron capaces de reaccionar y, por tanto, aquellos nunca
fueron definitivos. Nos centraremos en un caso particularmente ilustrativo:
como se sabe, en 1195 el ejército castellano de AlfonsoVIII fue derrotado en
Alarcos por los contingentes almohades. Aunque no sea posible cuantificar,
las fuentes más cercanas dan la impresión de que las pérdidas cristianas
fueron relevantes y, además, como consecuencia del desastre, la frontera
situada al sur del Tajo se desmoronó y un buen número de fortificaciones pasó
a manos musulmanas, bien como efecto directo de la batalla – Alarcos,
Malagón, Benavente, Caracuel –, bien a raíz de la campaña realizada por las
tropas norteafricanas en el verano siguiente – Montánchez, Trujillo, Santa
Cruz, Plasencia, Piedrabuena58.
No es extraño que, apenas una década después del desastre de Hattin, se
pensara que la frontera occidental de la Cristiandad también iba a sucumbir,

57
Libellus, p. 218. Sobre las conquistas realizadas por Saladino después de la victoria,
Continuatio, 44-71 y 75, de donde procede el testimonio sobre la indefensión de Ascalón, 49, p.
54; Eracles, pp. 72-101, donde también se da una clara idea de la situación del reino tras la
derrota al referir que en Jerusalén no había más que dos caballeros que habían sobrevivido a
la batalla (ibid., p. 70); Itinerarium, pp. 17-30, que igualmente alude – p. 17 – a que « totius
regni » fue convocado a la guerra por el edicto real, quedando solo para la custodia de
castillos y ciudades « quos aetatis et sexus infirmitas armorum prorsus habebat immunes »; Carta a
Archumbald, maestre de los Hospitalarios en Italia y Carta del Patriarca Eraclio al Papa, en
P.W. EDBURY (ed. y trad.), The Conquest of Jerusalem..., 4b y 4c, pp. 161-163. Sobre todo esto
resultan fundamentales las reflexiones de R. C. SMAIL, Crusading Warfare…, pp. 104-106. Véase
también un análisis del comportamiento de Saladino a la luz de la tratadística militar de la
época en William J. HAMBLIN, « Saladin and Muslim Military Theory », en B. Z. Kedar (ed.),
The Horns of Hattin..., en especial pp. 234-238.
58
Véase nota 30. Las diferencias entre las consecuencias a largo plazo de las batallas de Hattin y
de Alarcos también fueron resaltadas por S. PALACIOS O NTALVA , «Fortalezas y guerra
santa…», p. 205.
358 Francisco García Fitz

como había ocurrido en el Este59. Pero no fue así. Por muy grave que hubiera
sido el quebranto sufrido por los recursos militares castellanos en la llanura de
Alarcos, lo cierto es que el remanente, atrincherado tras las murallas de Toledo
y los castillos del norte del valle del Tajo, fue capaz de hacer frente con éxito a
los intentos de anexión que realizaron los almohades en 1196 y 1197. Más aún,
la solvencia de esos recursos, repartidos por todo el reino, permitió afrontar
también las presiones militares leonesas y navarras que se desarrollaron al
mismo tiempo en conjunción con las norteafricanas. Además, y también en
contraste con lo ocurrido en Tierra Santa, la derrota de Alarcos no dejó a
Castilla sin capacidad de respuesta, que de hecho retomó la iniciativa militar
muy poco tiempo después – contra León y contra Navarra – y a medio plazo, a
partir de 1210, reinició la ofensiva contra el imperio norteafricano que
culminaría en la batalla de Las Navas de Tolosa y que daría paso al definitivo
retroceso territorial de al-Andalus60. De nuevo, pues, la diferencia de
magnitudes y de disponibilidades de recursos parece que está en la base de
situaciones militares tan distintas.
Tal vez sea aquí, pues, donde radique la explicación de dos destinos
políticos tan divergentes. En Oriente y en Occidente los cristianos combatían al
Islam con parecido bagaje ideológico, con las mismas tácticas e idéntico
armamento, pero con unos medios y unas posibilidades muy distintas: en el
este, la escasez crónica de hombres y recursos conducía habitualmente a la
inoperancia y, en consecuencia, al paulatino retroceso territorial ; en el oeste,
por el contrario, la suficiencia permitía aplicar continuidad a las acciones
bélicas, y esta parece ser la clave militar de la expansión.

59
«Su venida [la del califa almohade a la Península] espantó a toda la cristiandad», confesaba el
abad de Coggeshall, que estuvo presente en el capítulo del Cister donde se dio cuenta de la
derrota. El texto ha sido citado por Derek LOMAX, «La conquista de Andalucía a través de la
historiografía europea de la época», en E. Cabrera Muñoz (ed.), Andalucía entre Oriente y
Occidente (1236-1492). Actas del V Coloquio Internacional de Historia Medieval de Andalucía,
Córdoba, 1988, p. 38.
60
CLRC, pp. 15-19; HRH, lib. VII, cap. XXX; CM, p. 108; Al-Baya—n. I, pp. 193-203; É. LÉVI -
PROVENÇAL, «Un recueil de lettres almohades…», doc. 35, pp. 66-67. Para la renovación de
las actividades militares de Castilla contra los almohades a partir de 1210, véase CM, p. 109;
HRH, lib. VII, cap. XXXV; CLRC, p. 23 ; Anales Toledanos I..., p. 170.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 359-379.

Ad regem Cordube militandi gratia perrexit.


Remarques sur la présence militaire chrétienne
en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle)

Patrick HENRIET*

Dans les années 1060, un miles du fameux lignage chrétien des Beni Gómez,
fils de la comtesse Thérèse, se rendit à Cordoue. L’hagiographe français qui
nous rapporte l’épisode un bon demi-siècle plus tard, précise qu’il le fit en
compagnie d’une troupe nombreuse et avec un objectif bien établi: ad regem
Cordube militandi gratia perrexit1. Si j’ai choisi cette curieuse expression comme
titre pour ce travail d’approche, c’est sans doute parce que le texte qui la
renferme est encore inédit, mais aussi et surtout parce qu’elle désigne un fait
des plus courants tout au long du Moyen Âge hispanique. Un aristocrate
chrétien décide d’aller combattre pour un temps au service d’un souverain
musulman. Il n’agit pas seul mais entraîne avec lui une troupe de compagnons
d’armes qui sont généralement ses dépendants. Le choix du passage chez les
maures n’est cependant pas définitif et Raoul, le moine français auteur de ce
texte, nous décrit ultérieurement le retour en terre léonaise de ce Ferrandus et
de ses hommes2.
Les textes attestant la présence de combattants chrétiens au service d’un
pouvoir musulman, tels Ferrand et ses compagnons à Cordoue, sont
nombreux entre le Xe siècle et la fin du Moyen Âge. Ils revêtent un intérêt
particulier à partir de la fin du XIe siècle, dans un contexte d’affirmation de
l’esprit de croisade et de valorisation religieuse de la lutte entre chrétiens et
musulmans. Il n’est donc pas inutile de s’interroger sur la place qui peut être

* Université Michel de Montaigne - Bordeaux III.


1
Translatio sancti Zoili, ms Madrid, BN 11556 , fol. 141r. Ce Ferrandus serait mort dans des
combats contre les musulmans dans les années 1080: voir le tableau généalogique de la
famille dans Margarita T ORRES S EVILLA , Linajes nobiliarios de León y Castilla. Siglos IX-XIII,
Valladolid, 1999, p. 349.
2
Ibid., fol. 141r-142v. Sur ce texte encore partiellement inédit, Patrick HENRIET , «Un
hagiographe au travail : Raoul et la réécriture du dossier hagiographique de Zoïle de Carrión
(années 1130). Avec une première édition des deux prologues de Raoul», dans M. Goullet et
M. Heinzelmann (éd.), La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval. Transformations
formelles et idéologiques (Beihefte der Francia, 58), Ostfildern, 2003, pp. 251-283.
360 Patrick Henriet

assignée à ces aventuriers, parfois mais pas toujours considérés comme des
renégats, dans l’histoire de l’idéologie de guerre sainte en Péninsule ibérique3.
Dans une perspective que l’on serait tenté d’appeler “castriste” en référence à
Americo Castro4, on pourrait voir en ces hommes “à cheval” des passeurs.
Passeurs de la frontière, volontairement situés entre des cultures et des
religions supposément inconciliables, ils saperaient la logique des blocs qui se
renforce aux XIe et XIIe siècles.
Cette vision est-elle conforme à la réalité, ou pèche-t-elle au contraire par
idéalisme? En clair, les chrétiens qui vivent un temps chez les musulmans
peuvent-ils être considérés comme plus “libres” que ceux qui, restés à l’arrière,
ne concevraient le rapport entre les confessions qu’en termes d’affrontement?
Inversement, la perception du combattant chrétien au service des musulmans
ne relève-t-elle pas d’un schéma plus ou moins romantique et résolument
moderne, posant l’individu comme libre et finalement seul responsable de ses
choix? Les questions avancées sont ambitieuses et l’on ne fera ici qu’apporter
quelques éléments de réponse, ou à défaut, de discussion. Notre fil directeur
sera celui de l’identité. Dans quelle mesure ces hommes, que les textes
castillans appellent souvent, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, des
“dénaturés”, restent-ils chrétiens? Dans quelle mesure sont-ils perçus et
traités comme des marginaux? Quelle place une société chrétienne souvent
présentée, non sans de bonnes raisons, comme de plus en plus “intolérante” à
partir du XIe siècle, peut-elle encore leur réserver5? Derrière ces quelques
questions, c’est aussi le problème, appliqué à la guerre sainte, du rapport entre
idéologie et réalité qui se trouve posé.

1. Un phénomène structurel
Les pénitentiels de Vigila et de Silos abordent au Xe siècle la question des
milites qui vont combattre sous les ordres d’un pouvoir non chrétien. Ceux qui
acceptent un commandement “barbare” devront faire pénitence, selon le cas,
durant trois ou cinq ans. Cependant, s’ils sont amenés à tuer des chrétiens, ils
devront abandonner le métier des armes et faire pénitence jusqu’à la fin de

3
Histoire dont on remontera le fils grâce à plusieurs publications récentes riches en indications
bibliographiques. Voir en particulier Alexander P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger Krieg.
Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis in frühe 12. Jahrhundert
(Spanische Forschungen der Görresgesellschaft, zweite Reihe 35), Münster, 1998, et Joseph F.
O’CALLAGHAN, Reconquest and Crusade in Medieval Spain, Philadelphie, 2003.
4
Dans cette Espagne “des trois religions”, les contacts sont facilités par le fait que «lo que sin
duda penetró en el pensamiento castellano fue la doctrina alcoránica de la tolerancia, tal como
ésta se encuentra formulada en al Alcorán» (Américo CASTRO, La Realidad histórica de España,
Mexico, 1987 [1ère éd. : 1954], p. 354).
5
Sur le durcissement chrétien à partir du XIIe siècle, Robert I. MOORE , La persécution. Sa
formation en Europe, Xe-XIIIe siècle, Paris, 1991 (1ère éd. : 1987), et les pages d’André Vauchez
dans J. M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Venard (éd.), Histoire du christianisme, 5,
«Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274)», Paris, 1993, pp. 819-822.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 361

leur vie6. Ces dispositions, ainsi que beaucoup d’autres, sont certes reprises
des pénitentiels apparus dans le monde celtique au cours du très haut Moyen
Âge, mais elles ont évidemment un sens particulier dans le contexte
péninsulaire. Dans le pénitentiel de Silos, une glose précise à l’attention de
ceux qui n’auraient pas compris: « a los gentiles paganos mozlemos». A
l’évidence, les pénitentiels se font ici l’écho d’une pratique alors commune.
Transportons-nous maintenant dans les années 1330/1340. L’égyptien Ibn
Fadl Allah al-Umari nous informe qu’à son époque, le sultan de Fès pouvait
compter sur quatre mille cavaliers “francs” qui chevauchaient derrière lui,
sans compter plusieurs centaines de convertis7. Chiffres exagérés dira-t-on8?
Peu nous importe ici leur stricte exactitude. Ils suffisent à rappeler
l’importance, au milieu du XIVe siècle, des contingents de soldats chrétiens
présents en Afrique du nord, dans la lignée de ce qui s’était fait en péninsule
depuis des siècles.
L’installation de soldats chrétiens en terre d’islam remonte sans doute,
ainsi que l’avait jadis souligné Évariste Levi-Provençal, au règne d’al-Hakam
Ier (796-822). Celui-ci s’était entouré de combattants chrétiens surnommés les
“Muets”, ou les “Silencieux”, qui lui étaient totalement dévoués9. C’est un
chrétien mozarabe de Cordoue, Rabi fils de Théodulphe, qui les commandait.
L’importance numérique de cette troupe ne fait pas de doute, puisque son
noyau dur comprenait pas moins de cent cinquante “Narbonnais”. Après la
mort d’al-Hakam, le recrutement de mercenaires se poursuivit sans
discontinuer. Dans les premières décennies du XIe siècle, avec les difficultés du
califat et les innombrables luttes de factions, de nombreux chrétiens surent
tirer parti des divisions internes de l’islam en se faisant recruter à prix d’or par
tel ou tel groupe10. C’est dans ce contexte que doit être située l’action
méconnue de notre Ferrand, fils de la comtesse Thérèse.

6
Francis BEZLER , Paenitentialia Hispaniae saec. VIII-XI (CCSL, 156A), Turnhout, 1998; ID ., Les
pénitentiels espagnols. Contribution à l’étude de la civilisation de l’Espagne chrétienne du haut Moyen
Âge (Spanische Forschungen der Görresgesellschaft, 2 Reihe 30), Münster, 1994, pp. 227-228.
7
Trad. M. Gaudefroid-Demombynes, Paris, 1927, 2, pp. 140-141 et 147; cité par François
CLÉMENT, «Reverter et son fils, deux officiers catalans au service des sultans de Marrakech»,
Medieval Encounters, 9/1 (2003), pp. 79-106, ici p. 82.
8
Simon B ARTON , «Traitors to the Faith? Christian Mercenaries in al-Andalus and the
Maghreb, c. 1100-1300», dans R. Collins et A. Goodman (éd.), Medieval Spain. Culture, Conflict
and Coexistence. Studies in Honour of Angus MacKay, New York, 2002, pp. 23-45, ici p. 34, évalue
les soldats chrétiens en al-Andalus et en Afrique du nord, à la fin du XIIIe siècle, à plusieurs
milliers. En 1226, dans une lettre à Jiménez de Rada, HonoriusIII signalait que les chrétiens se
trouvaient « per diversa et remota loca illius regni » : Demetrio MANSILLA , La documentación
pontificia de HonorioIII, 1216-1227 (Monumenta Hispaniae Vaticana. Sección Registros, 2),
Rome, 1965, n. 595, p. 451.
9
Évariste LÉVI-PROVENÇAL, Histoire de l’Espagne musulmane, 1, Paris, 1950, pp. 164, 189-190, et 3,
pp. 71-73. F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», p. 80, préfère les “Muets” aux “Silencieux”.
10
F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», p. 81, parle d’une «ingérence des pouvoirs castillans,
aragonais et catalans dans les affaires andalouses».
362 Patrick Henriet

Il convient cependant d’établir une différence entre les mercenaires


occasionnels, qui entraient au service d’un pouvoir musulman pour une durée
assez courte, voire pour une campagne, et ceux qui étaient établis en terre
islamique sans limitation de temps. Ces derniers étaient trop liés, sur le long
terme, à un groupe de pouvoir déterminé, pour pouvoir changer de camp si
leur employeur venait à être vaincu. La Chronique d’AlphonseVII rapporte
ainsi qu’en 1147, après la victoire définitive des almohades sur les
almoravides, plusieurs milliers de combattants chrétiens, parmi lesquels
figuraient aussi bien des fantassins que des cavaliers, franchirent la
Méditerranée pour se réfugier à Tolède. Initialement attachés au palais d’Ali
ibn Yusuf, puis à son fils Tashufin ibn Ali, ils arrivèrent en compagnie de
«leur évêque» et d’un grand nombre de clercs11. Cependant, cet exode
n’amena pas la disparition des combattants chrétiens au service de l’islam, les
almohades continuant sur ce point la politique de leurs prédécesseurs.
Quelques années sans doute après la grande victoire de Las Navas de Tolosa
(1212), Jiménez de Rada précisa dans une lettre aux milites des territoires
castillans que de nombreux chrétiens étaient passés du côté des musulmans. Il
les encourageait à confier en la clémence du roi si celui-ci était la cause de leur
exil, mais il les menaçait d’excommunication en cas de refus12. Selon ses
propres termes, certains de ces renégats étaient passés du côte islamique en
solitaires, alors que d’autres l’avaient fait avec leurs seigneurs et leurs amis.
Tous avaient abandonné leur peuple (gens) et leur patria13.
Aux XIe et XIIe siècles, certains de ces mercenaires firent une carrière
remarquable. Le plus connu d’entre eux est assurément le castillan Rodrigo
Díaz de Vivar, dit le Cid († 1099), qui passa cinq ans (1081-1086) au service du
souverain musulman de Saragosse après avoir été banni par le roi
AlphonseVI. Cette situation l’amena entre autres à combattre Sanche Ramírez

11
« Quo tempore multa milia militum et peditum christianorum cum sui episcopo et cum magna parte
clericorum, qui fuerant de domo regis Ali et filii eius Texufini, transierunt mare et venerunt Toletum»,
Chronica Adefonsi Imperatoris (CCCM, 71), éd. d’Antonio Maya Sánchez, II, 110, Turnhout, 1990,
p.248 (désormais CAI).
12
« Si forte dominus rex adversus aliquem vestrum deliquit in aliquo, unde merito de eo debeat conqueri,
proponat querimoniam suam in curia...», éd. d’Atanasio LÓPEZ , «Los obispos de Marruecos
desde el siglo XIII», Archivo Ibero-Americano, 14 (1920), pp. 397-502, ici p. 497 et Javier
GOROSTERRATZU, Don Rodrigo Jiménez de Rada, gran estadista, escritor y prelado, Pampelune,
1925, pp. 241-242; S. BARTON , «Traitors to the Faith?…», p. 25. En 1214, InnocentIII avait
demandé au clergé hispanique d’excommunier les chrétiens combattant leurs coreligionnaires
au côté des sarrasins: Francisco H ERNÁNDEZ , Los cartularios de Toledo. Catálogo documental,
Madrid, 1985, n. 652, et S. BARTON, «Traitors to the Faith?…», pp. 24-25.
13
«Quia igitur prout nobis relatum est alii ex vobis per se, alii cum dominis et amicis relicta
gente sua et patria se confederare Sarracenis attemptant...», éd. d’A. LÓPEZ, «Los obispos de
Marruecos…».
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 363

d’Aragon et le comte de Barcelone Bérenger RaymondII 14. Si Rodrigue eut


ultérieurement la renommée que l’on sait, au point de se convertir au fil des
siècles en l’un des mythes constitutifs de l’identité hispanique, c’est
assurément car en faisant la conquête éphémère de Valence, il put jouer
pendant les cinq dernières années de sa vie le rôle d’un princeps indépendant,
montrant ainsi la possibilité d’une avancée chrétienne après l’époque des
royaumes de taifa. Le fait que plusieurs textes en latin et en langue
vernaculaire lui furent consacrés dès le XIIe siècle consolida très vite sa
notoriété15. Néanmoins, on se demande encore comment beaucoup ont pu voir
en Rodrigue, durant longtemps, le symbole d’une Espagne croisée contre les
forces du mal16. Dès le XIXe siècle, l’orientaliste néerlandais Reinhardt Dozy
avait attiré l’attention sur l’arrivisme d’un personnage qu’il considérait plus
ou moins comme un soudard sans principes17. On sait comment Ramón
Menéndez Pidal, dans son Espagne du Cid, fixa ensuite pour des générations
l’image du castillan noble et libre, aventurier généreux et quintessence d’une
Espagne qui, après les désastres de 1898, devait se relever pour revendiquer
son glorieux passé18. En réalité, il est bien difficile aujourd’hui de ne pas voir
en Rodrigo Díaz de Vivar un aventurier chrétien comme beaucoup d’autres,
simplement gratifié d’un peu plus de chance et de réussite, qui savait que sa
survie dans un premier temps, sa fortune dans un second, ne pouvaient plus
guère se trouver que de l’autre côté de la frontière, en terre musulmane19.

14
Pour un exposé chronologique, on peut désormais partir de Gonzalo MARTÍNEZ DÍEZ, El Cid
histórico. Un estudio exhaustivo sobre el verdadero Rodrigo Díaz de Vivar, Barcelone, 1999, ouvrage
dont il est aussi question en note 19.
15
Soit, dans l’ordre vraisemblable de rédaction, le Carmen Campi Doctoris, l’Historia Roderici et le
Poema de Mio Cid. Viennent ensuite les diverses utilisations du mythe cidien dans
l’historiographie alphonsine et post-alphonsine et les Mocedades. Sur les premières sources
relatives au Cid, bonne mise au point dans Richard A. FLETCHER, The Quest for El Cid, Londres,
1989, app. 2 (trad. esp. : 1989). Sur le mythe cidien dans l’historiographie alphonsine, Marta
LACOMBA, Au-delà du Cantar de Mio Cid. Les épigones de la geste cidienne dans la littérature
historiographique castillane de la fin du XIIIe siècle, à paraître. Sur les Mocedades (vers 1300), la
traduction commentée de Georges M ARTIN, Chansons de geste espagnoles. Chanson de Mon Cid.
Chanson de Rodrigue, Paris, 2005, avec la précieuse introduction des pp. 7-72.
16
Voir par exemple María Eugenia LACARRA, «La utilización del Cid de Ménendez Pidal en la
ideología militar franquista», Ideologies and Literature, 3 (1980), pp. 95-127.
17
Reinhardt DOZY, Le Cid d’après de nouveaux documents, Paris, 1860 (1ère éd. : Leyde, 1849). On ne
suivra cependant pas l’illustre orientaliste lorsqu’il affirme en conclusion que le Cid était
«plus musulman que catholique».
18
Ramón MENÉNDEZ PIDAL, La España del Cid, Madrid, 1929. Voir R. FLETCHER, The Quest for El
Cid..., app. 1.
19
Le Cid est présenté comme un aventurier parmi d’autres, à l’échelle de l’Espagne et de
l’Europe, par R. Fletcher dans son beau livre The Quest for El Cid. On notera tout de même,
sans commentaire, la façon dont G. Martínez Díez présente le personnage dans El Cid
histórico…, p. 433: «Nadie como el infanzón de Vivar supo encarnar en su vida al héroe de la
“guerra divinal”, en expresión de Sánchez-Albornoz, contra el enemigo islámico en la que
nacido se había forjado y crecido el reino astur-leonés y especialmente Castilla, en continua
364 Patrick Henriet

Un autre parcours étonnant, il est vrai privé de cette “happy end” qui
caractérise l’entreprise du Cid, est celui du catalan Reverter († 1145)20. Fils
d’un vicomte de Barcelone, Reverter avait été fait prisonnier vers la fin des
années 1120, lors d’une razzia almoravide sur les côtes catalanes. Il passa le
reste de sa vie au service de ses ravisseurs, alors que, comme le note François
Clément, il aurait eu maintes fois la possibilité de s’échapper21. Proche de
Tashufin ben Ali, qui devint sultan en 1143, il prit rapidement la tête de la
milice chrétienne avant de devenir l’un des principaux chefs militaires
almoravides et de remplacer occasionnellement son employeur. Après s’être
illustré durant plusieurs années au Maroc dans les combats contre les
almohades, Reverter (al-Ruburtayr) mourut en 1145 dans un affrontement
avec un détachement de l’armée d’Al-Mutamin. Si le chroniqueur Al-Baydhaq
rapporte sobrement sa fin, Ibn Khaldun donne de son côté un détail des plus
intéressants: Reverter aurait été crucifié par les almohades, ce qui était sans
doute une façon de rappeler sa religion erronée22. Du côté chrétien, la Chronica
Adefonsi Imperatoris décrit sur un mode très rhétorique le désarroi des chrétiens
maghrébins devant la certitude, désormais établie, de la victoire prochaine des
almohades: «Dans ce temps-là mourut Reverter, le chef des chrétiens captifs
d’outre-mer dans la résidence du roi Téchoufin, et alors tous ces chrétiens, se
couvrant de poussière et de boue, se lamentaient et s’écriaient: “Ô seigneur
Reverter, notre chef, notre bouclier, notre cuirasse, pourquoi nous quittes-tu?
Bientôt les Maçmouda nous subjugueront et nous tueront avec nos femmes et
nos fils!” Et le roi Téchoufin, de même que toute sa maison, pleura la perte de
Reverter» 23.
C’est peu après la mort de Reverter, avec la fin de la domination
almoravide, que doit être placé l’exode massif de mercenaires vers Tolède,
exode dont il a déjà été question. Les almohades, réputés pour leur
intransigeance religieuse ne se firent cependant pas prier pour embaucher à
leur tour des chrétiens. Parmi ceux-ci Geraldo Sempavor (sans peur), parfois

tensión y pugna asumida por todo un pueblo, que comenzó luchando por su supervivencia y
continuaba la batalla por la libertad y reconquista de su solar nacional».
20
Istuán FRANK, «Reverter, vicomte de Barcelone (vers 1130-1145)», Boletín de la Real Academia
de Buenas Letras de Barcelona, 26 (1954-1956), pp. 195-204; Jacinto BOSCH VILÁ, Los Almorávides,
Tetouan, 1956, p. 226 et n. 58, 259, 260 et n. 10 (rééd. : Grenade, 1998). Et surtout, désormais,
F.C LÉMENT, «Reverter et son fils…».
21
F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», p. 87.
22
IBN KHALDUN, Histoire des berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, 2,
Paris, 1927, pp. 177-178. Al-Baydhaq: Evariste LÉVI-PROVENÇAL, Documents inédits d’histoire
almohade: fragments manuscrits du leg. 1919 du fonds arabe de l’Escurial, Paris, 1928, pp. 155-156.
Ibn Idhari, l’une des principales sources pour l’histoire de Reverter, n’offre qu’un récit
lacunaire pour la mort de celui-ci. Voir F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», pp. 93-94.
23
« Et omnis populus captivus Christianorum spargens pulverem et lutum super se lugebat et dicebat:
“O domine Reverter, dux noster, scutum et lorica, cur nos deseris aut quibus nos desolatos relinquis?
Modo invadent nos Muzmuti et occident nos et uxores nostras filiosque pariter”», CAI, 101, p. 244.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 365

surnommé le “Cid portugais”24. Cet aventurier s’était d’abord illustré en


combattant les musulmans dans l’actuelle Extrémadure. Mais après 1172, il se
rendit à Séville et entra au service d’Abu Yaqub, le calife almohade.
Possessionné par les soins de celui-ci dans l’Atlas, il revint en péninsule pour y
trouver la mort avec plusieurs de ses compagnons. A la même époque,
plusieurs membres de la puissante famille des Castro entraient au service des
almohades25. Et nous avons vu ailleurs comment Jiménez de Rada se plaignait
encore, après Las Navas de Tolosa, du grand nombre de chrétiens combattant
du côté musulman.
Le caractère structurel de cet engagement chrétien en faveur d’un pouvoir
islamique ne fait donc aucun doute, les témoignages déjà cités ne constituant
qu’un maigre échantillonnage. Il reste à savoir comment ces hommes ont
conservé, et dans certains cas perdu, leur identité chrétienne en al-Andalus.
Les textes n’offrent pas ici beaucoup de précisions, mais ils permettent tout de
même à qui veut se donner la peine de les rassembler de formuler quelques
remarques.

2. Conserver ou perdre son identité chrétienne en al-Andalus?


Écrite au début du XIIe siècle, la Vita de l’évêque portugais Géraud de
Braga, moine originaire de Moissac et venu en Hispania sur la demande de
l’archevêque de Tolède Bernard de la Sauvetat, décrit à plusieurs reprises les
conflits entre ce prélat réformateur et l’aristocratie locale26. Pour cette seule
raison, elle propose un récit assez exceptionnel du sort dévolu à deux frères,
Paio Pires (Pelagium Petri) et Afonso Pires (Adefonsum Petri), coupables de
«pratiques incestueuses». Méprisant les interdits de consanguinité fixés par
l’Église “grégorienne”, les deux hommes étaient aussi propriétaires, à
l’ancienne mode, d’églises privées desservies par des clercs auxquels ils
interdisaient tout rapport avec Géraud. Les relations des deux frères avec
celui-ci étaient exécrables, Paio affirmant même un jour que la sainteté de
l’archevêque valait «moins qu’un coq» 27. Tombés en disgrâce auprès du

24
David LOPES, «O Cid português: Geraldo Sempavor», Revista Portuguesa de Historia, 1 (1940),
pp. 93-109. Le second tome de l’œuvre d’Ibn Sahib al-Sala, seul conservé, s’achève en
annonçant le récit de l’arrivée à Séville de Geraldo Sempavor: IBN SAHIB AL-SALA, Al-Mann
Bil-Imama (Textos medievales, 24), éd. d’Ambrosio Huici Miranda, Valence, 1969, p. 234.
25
Voir infra, note 56.
26
Éd. Alexandre HERCULANO , PMHS, 1, Lisbonne, 1856, pp. 53-59. Une version présentant
d’assez notables différences mais sans doute aussi ancienne a été publiée par Pedro ROCHA,
L’office divin au Moyen Âge dans l’Église de Braga. Originalité et dépendances d’une liturgie
particulière au Moyen Âge (Cultura medieval e moderna, 15), Paris, 1980, pp. 503-509. Pour une
présentation de ce texte, voir José MATTOSO, «Le Portugal de 950 à 1550», dans G. Philippart
(dir.), Hagiographies, 2, Turnhout, 1996, pp. 83-102, ici pp. 83-85. Je cite d’après l’édition des
PMHS (abrégée VSG).
27
« Multiplices blasphemias ei irreverenter objecit, falsum monachum, hypocritam, simoniacum eum
appellans, et sanctitatem ejus unum gallum affirmans non valere », VSG, § 9, p. 55.
366 Patrick Henriet

comte Henri et de son épouse Thérèse (les parents du futur roi Alphonse
Enriquez), ils choisirent tous deux d’aller chercher fortune du côté musulman,
ce que l’hagiographe interprète comme un châtiment divin28. La description
du “passage” de Paio mérite toute notre attention. Selon l’hagiographe, celui-
ci, dépouillé de toutes ses richesses, avait en effet gagné la terra maurorum à
pied, accompagné en tout et pour tout de son petit garçon et d’un chien
qualifié de gallicus. Quant à son frère Alphonse, nous apprenons qu’il prit la
tête d’une armée de sarrasins et infligea d’importants dommages aux chrétiens
avant de mourir au cours d’un combat29.
Ce texte peu connu invite à s’interroger sur la vie des exilés en territoire
musulman. Paio serait donc mort «chez les maures, et dans leur intimité,
proscrit et presque captif» 30. Dans un premier temps, la formule pourrait
laisser penser à une conversion, mais il n’en est sans doute rien: le moine
partisan de Géraud n’aurait pas manqué de le signaler clairement pour
stigmatiser un peu plus le mauvais laïc. Il faut donc imaginer Paio vivant
parmi les musulmans après avoir sauvegardé ce qui lui était le plus cher: son
fils et son chien. Soit la possibilité de perpétuer son lignage et de pratiquer la
chasse, activité constitutive, avec la guerre, de toute identité aristocratique. On
en vient alors à se demander quelle place tenait pour Paio l’exercice de sa
religion. Pour l’hagiographe, son comportement avait de toute façon fait de lui
une sorte de païen, tout comme son frère: «ils furent pratiquement tenus pour
des païens et des publicains» 31. Mais l’hostilité à l’Église comme institution
est-elle nécessairement indifférence à l’égard du christianisme? Après tout, le
texte laisse entendre que bien que ne fréquentant pratiquement plus que des
musulmans, Paio était resté chrétien. Avait-il rompu tout lien avec le monde
dont il venait? Ce n’est pas si certain, son sort au-delà de la Frontière étant en
tout cas connu en territoire chrétien. Si nous en sommes réduits, en ce qui le
concerne, à des conjectures, d’autres dossiers peuvent d’ailleurs nous montrer
que le combat aux côtés des musulmans pouvait aller de pair avec une volonté
clairement affirmée de rester dans l’Église.
Dans les années 1060, Ferrand, fils de la comtesse Thérèse, avait donc quitté
un temps la région léonaise pour aller combattre au service du roi de Cordoue.
Il avait rapporté ensuite de cette ville les prestigieuses reliques du martyr

28
« Omnipotens itaque, cujus judicia abyssus multa, qui iniquitates hominum in virga et in verberibus
peccata visitat, horum contumaciae arrogantiam ob beati viri reverentiam voluit confundere », VSG,
ibid. Voir aussi la fin du passage: « Certe hujusmodi ultiones a Deo fuisse factas pro sancti viri
reverentia proculdubio reputamus», ibid.
29
« Pelagius Petri solus pedes cum filio suo parvulo et cum cane suo gallico maurorum terram laboriose
appetierit. Alter vero, scilicet Adefonsus frater ejus, idem refugium denique requisivit. Iste nimirum in
christianos ulcisci cupiens, ingentem sarracenorum exercitum super eos adduxit, et bellum cum
christianis sarraceni inierunt, in quo bello interfectus est, cujus corpus vultures et corvi in eremo
comederunt», ibid.
30
« Pelagius autem maurorum conversatione utens, exul et quasi captivus apud eos obiit», ibid.
31
« Quasi ethnici et publicani reputati sunt», ibid.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 367

Zoïle32. Certes, dira-t-on, sa vie de mercenaire en al-Andalus avait sans doute


été brève, le temps de quelques expéditions à la faveur des luttes entre taifas
concurrentes. Mais il est au moins un autre dossier qui révèle exactement les
mêmes préoccupations chez un véritable “dénaturé”, un homme qui avait
vécu une partie de sa vie d’aristocrate en Islam et y était mort. Cet homme est
Pedro Fernández de Castro, qui combattit du côté musulman lors de la bataille
d’Alarcos (1195) et mourut à Marrakech en 121433. Or dans un passage du De
rebus Hispaniae, Jiménez de Rada rapporte que Pedro offrit au monastère royal
de Las Huelgas, près de Burgos, les reliques des saintes sévillanes Juste et
Rufine34. Les faits ne sont pas datés et nous ne possédons aucun récit de la
translation, mais plusieurs éléments nous invitent à accorder du crédit à cette
mention. En effet, en 1063, c’était bien les reliques de la martyre Juste que
convoitait le roi Ferdinand Ier, celles d’Isidore n’ayant alors été rapportées que
par défaut35. Selon la tradition, les restes de Juste et Rufine se trouvaient donc
toujours à Séville. Or dans son exil islamique, Pedro Fernández de Castro avait
longuement séjourné dans cette ville, alors capitale almohade. Dans son
recueil des miracles d’Isidore de Séville, Lucas de Tuy décrit ce séjour en
insistant sur la piété de Pedro36. Il est donc parfaitement plausible que celui-ci
ait profité de ses bonnes relations avec le pouvoir en place, non moins que de
la déliquescence d’une communauté “mozarabe” en voie de disparition, pour
s’emparer des reliques tant convoitées un siècle plus tôt. En 1291 en tout cas, le
pape NicolasIV autorisa le monastère de Las Huelgas à déployer une liturgie
renforcée pour les deux saintes, signe qu’elles y jouissaient bien alors d’une
considération particulière. Ce monastère féminin était sans doute heureux de
posséder la dépouille des deux jeunes filles37.
La “dénaturation” prolongée, si elle n’impliquait aucunement, comme on
le voit, le désintérêt pour la religion maternelle, devait pourtant
32
Voir supra, p.359 et notes 1 et 2.
33
Voir note 58.
34
« Sed quia nostris temporibus corpora sanctarum Iuste et Ruphine revelatione ostensa per petrum
Fernandi nobilem principem sunt translata ad regale monasterium prope Burgis…», Rodrigo
JIMÉNEZ DE R ADA, Historia de rebus Hispanie sive Historia gothica (CCCM, 72), VI, 12, éd. de
JuanFernández Valverde, Turnhout, 1987, p. 192. Désormais DRH.
35
Voir le premier récit de la translation (fin du XIe siècle): PL 81, col. 40c.
36
Lucas de TUY, Miracula sancti Isidori, Archivo de la Real Colegiata de San Isidoro de León, ms
63, fol. 9r-v. Pedro aurait été guéri au sépulcre d’Isidore à Séville et aurait collecté oralement
les miracles du saint en interrogeant les chrétiens locaux (ibid., fol. 9v). Voir Patrick HENRIET,
«Xénophobie et intégration isidoriennes à León au XIIIe siècle. Le discours de Lucas de Túy
(†1249) sur les étrangers», dans L’étranger au Moyen Âge (Congrès annuel de la Société des
Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur, Göttingen, 1999), Paris, 2000, pp. 37-58,
ici pp. 51-52 et note 65. Pour une présentation de ce recueil de miracles, ID ., « Rex, lex, plebs.
Les miracles d’Isidore de Séville à León (XIe-XIIIe siècles)», dans M. Heinzelmann, K.Herbers,
D. Bauer (éd.), Mirakel im Mittelalter. Konzeptionen, Erscheinungsformen, Deutungen (Beiträge zur
Hagiographie, 3), Stuttgart, 2002, pp. 334-350.
37
José Manuel LIZOAIN C ARRIDO (éd.), Documentación del monasterio de Las Huelgas de Burgos
(1284-1306), Burgos, 1987, n. 301, p. 201.
368 Patrick Henriet

s’accompagner d’une certaine acculturation. Le cas des fils de Reverter est à


cet égard saisissant. Le premier d’entre eux resta au Maroc après la mort de
son père et passa au service des almohades. Il s’était converti à l’islam et ne
nous est connu par les textes que sous les noms d’Abu al-Hasan Ali ou Ibn al-
Ruburtayr (fils de Reverter). Peut-être avait-il gardé, comme l’a suggéré
François Clément, des relations privilégiées avec les chrétiens38. En effet,
chargé d’une mission à Majorque en 1184, Abu al-Hasan Ali ne put s’échapper
qu’avec le concours des esclaves chrétiens de l’île. Il les relâcha ensuite «avec
leurs biens, leurs femmes et leurs enfants», allant jusqu’à armer pour eux un
navire39. Rien n’indique cependant qu’il ait jamais regretté sa conversion. Le
frère de ce qâ’id semble avoir eu un destin diamétralement opposé. Divers
documents nous apprennent en effet que ce Berenguer Reverter, non content
de retrouver la terre de ses ancêtres, se fit Templier40. Son éducation marocaine
avait cependant laissé des traces puisqu’il ne savait écrire son nom qu’en
arabe… L’histoire ne dit malheureusement pas comment les deux frères
s’entendaient avant de suivre des voies si différentes. Mais faut-il
nécessairement les opposer en tout? Ils avaient au moins en commun une
certaine culture arabe et le métier des armes. L’un conservait sans doute des
sympathies chrétiennes alors qu’il servait loyalement les almohades, l’autre,
arabisé, n’était peut-être pas totalement à l’aise chez les chrétiens alors même
qu’il se battait pour le Christ et l’expansion de la foi… Les deux hommes
reçurent vraisemblablement la même éducation, ce qui amène ici à penser
l’identité religieuse en termes d’opportunité, de hasard et de contingence…
Il est rare que nous soyons au fait des actions d’un converti aussi
précisément que pour le fils de Reverter. Vraisemblablement, ceux qui
décidaient, par conviction ou par raison, de franchir le pas et d’abandonner
leur foi initiale, durent plus d’une fois éprouver certaines difficultés à être
acceptés. Joinville cite une parole de Saladin selon laquelle les apostats
chrétiens faisaient de mauvais musulmans et inversement41… Derrière cette
parole, que le chroniqueur de saint Louis recueille visiblement avec
sympathie, on devine une certaine hostilité envers les conversions de

38
F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», pp. 95-99.
39
Le récit de ces événements se trouve dans IBN I DHARI , Qism al-Muwahhidin (j’utilise la
traduction donnée par F. CLÉMENT, «Reverter et son fils…», pp. 100-102).
40
Voir Próspero de B OFARULL Y M ASCARÓ (éd.), Colección de documentos inéditos del Archivo
general de la Corona de Aragón, 4, Barcelone, 1849, pp. 234-236 et 267, ainsi que Analecta Sacra
Tarraconensia, 25 (1952), pp. 157-158. L’histoire des fils de Reverter mériterait une étude plus
poussée.
41
« Il me fist amener mes mariniers devant moy, et me dist que ils estoient tuit renoié: et je li dis que il
n’eust jà fiance en aus, car aussi tost comme ils nous avoient lessiez, aussi tost les lairoient-il, se il
véoient ne lour point, ne lour lieu. Et li amiraus me fist response tel, que il s’accordoit à moy; que
Salehadins disoit que on ne vit onques de mauvais crestien bon sarrazin, ne de mauvais sarrazin bon
crestien», Jean de JOINVILLE, Histoire de saint Louis, II, 51. Voir Robert I. BURNS, «Renegades,
Adventurers, and Sharp Businessmen; the Thirteenth Century Spaniard in the Cause of
Islam», American Catholic Historical Review, 58 (1972), pp. 341-366, ici p. 342.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 369

convenance, celles qui permettent à leurs auteurs de se fondre dans des


sociétés supportant mal l’altérité. Inversement, et il n’y a là de paradoxe qu’en
apparence, la rupture recherchée par ceux qui devaient ou voulaient rompre
avec leur passé pouvait s’opérer au cœur même de la religion chrétienne. En
témoigne le cas exemplaire du comte galicien Gómez Nuñez, que l’on voit
donner un monastère à Cluny dès 112642. D’abord partisan d’AlphonseVII,
Gómez prit ensuite le parti d’Alphonse Enriquez, qui devait par la suite
devenir le premier roi du Portugal. Dépossédé de ses terres par le souverain
castillan, notre magnat décida alors non pas de passer du côté musulman,
comme le faisaient nombre d’aristocrates placés dans sa position, mais d’aller
finir ses jours à Cluny. La sincérité de ce choix n’a pas à être mise en cause,
mais elle n’empêche pas le clerc qui la rapporte de préciser que Gómez Nuñez
se rendit à Cluny car «il n’y avait plus aucun endroit pour lui en péninsule» 43.
La seule issue restante était donc celle de la conversion, facilitée par les liens
établis depuis plusieurs décennies avec le monastère bourguignon. La
conversion au sein du christianisme, changement de vie radical et prélude à
un nouveau départ, représentait sans doute ici un dépaysement plus
important que pour nombre de chrétiens hispaniques passant à l’islam.
Le fait que l’entrée au service des musulmans ne menaçait en rien l’identité
chrétienne nous est indiqué par le parcours d’un certain nombre d’aristocrates
qui pratiquèrent une sorte de grand écart religieux, grand écart qui n’en est
sans doute un que pour un observateur moderne. Prenons l’exemple du
magnat Rodrigo González de Lara, qui connut les règnes successifs
d’AlphonseVI, d’Urraca et d’AlphonseVII. Après avoir vaillamment
combattu l’islam péninsulaire, Rodrigue fit le voyage de Terre Sainte et y
affronta les musulmans. De retour en Espagne, il passa par les cours de
Barcelone et de Navarre avant d’entrer un temps au service du roi musulman
de Valence. Il repartit ensuite vers Jérusalem et y mourut44. Un parcours qui, à
certains égards, rappelle au siècle suivant celui de l’infant Pierre de Portugal,
croisé, puis proche de JacquesI er d’Aragon et possessionné lors de la conquête

42
Il s’agit du monastère de San Salvador de Budiño (Galice): Auguste BERNARD et Alexandre
BRUEL (éd.), Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, Paris, 1894, 5, n. 3993, pp. 345-346.
43
« Et transiens fugiendo montes Pirineos, vellet nollet, quia non erat ei locus ad habitandum, fecit se
monachus in monasterio Cluniacensi», CAI, I, 87. Charles J. BI S H K O , Spanish and Portugues
Monastic History, 600-1300, Londres, 1984, 11, pp. 327-331; Peter S E G L , Königtum und
Klosterreform in Spanien: Untersuchungen über die Cluniacenserklöster in Kastilien-Leon vom
Beginn des 11. bis zur Mitte des 12. Jahrhunderts, Kallmünz, 1974, pp. 170-174.
44
CAI, I, 48. Rodrigue ne serait resté que «quelques jours» chez les musulmans et il y aurait
contracté la lèpre après absorption d’un breuvage non identifié: « deinde abiit ad Avenganiam,
sarracenorum principem Valentie, et fuit cum eo per aliquot dies, sed Sarraceni dederunt ei poculum et
factus es leprosus». Voir aussi CAI, II, 30, p. 209. Sur ce personnage, Hilda GRASSOTTI , Las
instituciones feudo-vasalláticas en León y Castilla, 2, «La recompensa vasallática», Spolète, 1969,
pp. 963-965; M. T ORRES SEVILLA, Linajes nobiliarios…, pp. 223-225.
370 Patrick Henriet

de Valence (1238)45. Un engagement pour la croisade et la “Reconquête” qui


n’empêcha pas Pierre de passer deux ans à Marrakech... Cependant, aucun
exemple sans doute n’est aussi éclairant que celui de Fernando Nuñez de Lara,
qui tomba au début du XIIIe siècle dans la disgrâce de FerdinandIII, s’exila lui
aussi à Marrakech et y termina ses jours. Selon Jiménez de Rada, peu avant de
mourir, Fernando s’était fait transporter dans le quartier chrétien d’Elvira et
avait pris l’habit hospitalier des mains d’un familier d’InnocentIII, Gonzalo
García. Son corps avait ensuite été ramené avec les cercueils de plusieurs
autres chrétiens à Puente Fitero (Palencia), où se trouvait un établissement
hospitalier46. Les bonnes relations avec les ordres militaires étaient de mise
dans la famille, puisqu’Alvaro, frère de Fernando, avait de son côté pris l’habit
santiaguiste avant de mourir et de se faire inhumer à Uclès, tête de l’ordre47.
Quant au troisième frère, Gonzalo, il mourut également en al-Andalus et fut
inhumé…dans un établissement templier48.
Ainsi, être successivement au service non seulement de souverains
chrétiens mais encore d’un idéal de croisade, puis d’un pouvoir musulman,
n’était pas vécu comme une contradiction insurmontable par ces aristocrates,
dont rien ne permet d’avancer qu’ils constituaient, de ce point de vue en tout
cas, des personnalités exceptionnelles. AlphonseX de Castille ne décrit-il pas
dans ses Cantigas des soldats chrétiens d’al-Andalus partant au combat en
arborant l’étendard de la Vierge? Tous ces milites restaient bien chrétiens et ce
qui peut nous apparaître comme paradoxal était sans doute vécu comme
parfaitement normal dans le contexte où ils vivaient. Mais n’en tirons pas non
plus la conclusion que les conversions étaient peu courantes. Les sources
chrétiennes ne mettent guère en valeur ce phénomène, mais il eut assurément
beaucoup d’importance. Au début du XIVe siècle, JacquesII d’Aragon
signalait au pape qu’un quart de la population de Grenade était formé par des
apostats chrétiens49. Du côté musulman, signalons ce passage du Rawd al-
Qirtas d’Ibn Abi Zar’, relatif à un traité conclu en 1228 ou 1229 entre le calife
almohade al-Ma’mûn et le roi de Castille FerdinandIII. Le souverain

45
Sur Pierre : Álvaro SANTAMARIA, Mallorca del Medioevo a la modernidad, Palma de Majorque,
1970, pp. 1-84. Colin SMITH, Christians and Moors in Spain, 2, Warminster, 1988, p. 26.
46
D. MANSILLA, La documentación pontificia de Honorio III…, n. 243. « Et dum percepit ex incurabili
morbo interitum imminere, a Gundisalvo fratre Hospitalis, qui Innocencii pape tercii familiaris
extiterat, suscepit habitum Hospitalis, et universe carnis viam ingressus, cum aliis qui ibidem obierant
ad domum Hospitalis, que Pons Fiterii dicitur, in diocesi Palentinensi in sarcofago est delatus et ibidem
ab uxore sua comitissa Maiore et filiis suis Fernando et Alvaro et multis aliis est sepultus », DRH, IX,
9. Sur Gonzalo García, Peter L INEHAN, The Spanish Church and the Papacy in the Thirteenth
Century, Cambridge, 1971, p. 18.
47
«Et inedie anxietate coactus milicie sancti Iacobi sese dedit et ibidem vitam finivit et Uclesii est
sepultus», DRH,IX, 9; M. TORRES SEVILLA, Linajes nobiliarios …, pp. 233-234.
48
DRH, IX, 11. Voir infra, note60.
49
Le document, qui date de 1311, est édité dans Manuel Mariano RIBERA, Centuria primera del
real y militar instituto de la inclita religión de Nuestra Señora de la Merced redempción de cautivos
cristianos, Barcelone, 1726, p. 3. Cité par R. I. BURNS, «Renegades, Adventurers...», p. 343, n. 5.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 371

almohade était aux abois car il devait alors lutter avec un concurrent proclamé
calife à Marrakech. Il aurait donc convenu avec le roi chrétien d'un
arrangement en vertu duquel celui-ci lui accorderait son aide en échange de
dix forteresses et surtout de l’obligation d’édifier une église à Marrakech pour
les soldats chrétiens. Si certains parmi ces derniers passaient à l’islam, ils
devraient être rendus aux chrétiens pour être «jugés selon leur loi». En
revanche, les musulmans pourraient en toute liberté devenir chrétiens. Ainsi
que l’a jadis suggéré Ambrosio Huici Miranda, ce traité est probablement
imaginaire. Il n’en atteste pas moins l’importance accordée par les musulmans
à l’aide militaire chrétienne ainsi que la fréquence des cas de conversion50.
Durant toute la période envisagée, pour le prêtre portugais Martin de Soure
(†1145) aussi bien que pour le valencien Pedro Pascual († 1300), l’effort
pastoral des chrétiens présents en terre d’islam semble d’ailleurs viser, autant
ou davantage que la conversion des musulmans, à dissuader les chrétiens de
passer à l’islam51.
La conversion marquait une rupture et le départ d’une nouvelle vie. Elle
était sans doute le meilleur moyen de réintégrer un organisme social
protecteur et des solidarités de tout ordre sans lesquelles l’individu médiéval
ne pouvait survivre durablement. C’est certainement cette nécessité qui
explique que les mercenaires et les exilés, caressant le projet ou l’espoir de
revenir un jour au sein du groupe qu’ils avaient dû quitter, ne se
convertissaient généralement pas, alors que les captifs le faisaient lorsqu’ils ne
croyaient plus au retour de l’autre côté de la Frontière. Le lien social
conditionne donc la conversion, ce qui n’est pas une surprise. De la même
façon, il explique l’attitude d’hommes qui, dans les cas les plus extrêmes, sont
croisés un jour et serviteurs d’un roi musulman le lendemain. En contexte, ces
comportements ne surprenaient sans doute personne. En revanche, vus de
l’extérieur, ils pouvaient comme on va le voir apparaître scandaleux.

3. Le “dénaturé” entre l’Église hispanique, le pape et le roi


Les chrétiens partis combattre du côté musulman ont été nombreux depuis
le haut Moyen Âge. Cependant, la condamnation systématique de leurs
50
IBN ABI ZAR‘, Rawd Al-Qirtas, 2, trad. d’Ambrosio Huici Miranda, Valence, 1964, pp. 485-486,
et commentaire de la note 1, p. 486. R. I. BURNS, «Renegades, Adventurers…», p. 344.
51
Martin de Soure:Aires A. NASCIMENTO (éd.), Hagiografia de Santa Cruz de Coimbra, Lisbonne,
1998, p. 240. Pedro Pascual: Obras de san Pedro Pascual, mártir, obispo de Jaén y religioso de la
Merced, en su lengua original con la traducción latina y algunas anotaciones, éd. de P. Armengol
Valenzuela, 4 vol., Rome, 1905-1908, IV (Sobre la seta mahometana). Pedro Pascual signale que
certains des pires adversaires des chrétiens sont en fait des néo-convertis. On pense ici au cas
fameux d’Anselme de Turmeda, mais aussi à nombre de figures du judaïsme converties au
christianisme, comme Paul Christiani lors de la dispute de Barcelone (1263) ou Jérôme de
Santa Fé lors de celle de Tortosa (1413-1414). Robert I. BURNS , The Crusader Kingdom of
Valencia: Reconstruction on a Thirteenth-Century Frontier, Cambridge, 1967, 2, app. 2, met en
doute l’attribution du Sobre la seta mahometana à Pedro Pascual.
372 Patrick Henriet

agissements ne semble vraiment prendre corps qu’à partir de la fin du XIIe


siècle. L’une des pièces maîtresses de ce dossier encore mal connu dans sa
dimension diachronique est certainement la bulle d’excommunication
fulminée par CélestinIII à l’encontre du roi AlphonseIX de Léon et du magnat
Pedro Fernández de Castro (1196)52. La désastreuse bataille d’Alarcos, qui
s’était terminée par la défaite des chrétiens face aux almohades, avait eu lieu
un an plus tôt. Le pape s’en prend donc avec virulence au roi de Léon, accusé
de s’être allié aux musulmans, mais un autre coupable est nommément
désigné: Pedro Fernández de Castro, sur le conseil de qui le souverain aurait
agi53. Les deux hommes sont excommuniés, car selon les paroles du pape un
membre pourri doit être amputé du corps sain afin de ne pas gangrener les
autres membres54. Or le parcours de Pedro, éminent représentant du grand
lignage des Castro, nous est assez bien connu. Inscrit dans la continuité d’une
politique initiée par son père et poursuivie un temps par son fils, il montre
particulièrement bien comment les combattants chrétiens d’al-Andalus
pouvaient faire l’objet de jugements contrastés au sein même de l’Église.
Dès le début des années 1160, Fernando Rodríguez de Castro, chef de l’une
des plus importantes familles castillanes, s’était exilé en Léon après avoir
perdu la partie dans la lutte qui l’opposait aux Lara55. Il avait ensuite épousé
Stéphanie, fille du roi FerdinandII, mais l’historien arabe Ibn Sahib al-Sala
rapporte comment en 1167 (en réalité sans doute en 1174), il était arrivé à
Séville en compagnie de ses frères. Son but aurait alors été de servir le calife
almohade et de se «séparer du parti des infidèles». Passant ensuite à
Marrakech, Fernando y serait resté cinq mois, aurait reçu de grandes faveurs
et aurait été sur le point de se convertir à l’islam56. Les informations livrées par
Ibn Sahib sont loin d’être irréprochables, en particulier du point de vue de la
chronologie, mais elles permettent néanmoins de remonter aux origines d’une
association qui, à la fin du XIIe siècle, ne contribua sans doute pas peu aux
bonnes relations entre les rois léonais et les almohades. Pedro Fernández, fils
de Fernando, est donc la figure sur laquelle se concentre l’indignation
pontificale à la fin du XIIe siècle. Il se trouve de fait au côté des musulmans
lors de la bataille d’Alarcos, bataille à laquelle ne participe pas, il convient de
le rappeler, le souverain léonais. Pedro n’est pas véritablement un exilé car il

52
Éd. de Fidel FITA dans «Bulas históricas de Navarra en los postreros años del siglo XII»,
Boletín de la Real academia de la Historia, 26 (1895), pp. 417-459, ici pp. 423-424.
53
« Quod rex Legionensis instinctu et suasione Petri Ferrandi, qui prout demonstrat in factis suis de Dei
videtur penitus misericordia desperare…», ibid.
54
« Quum igitur membrum putridum est ab integritate corporis separandum ne fortis ipsius sanies
generare possit in membris aliis corruptelam…», ibid.
55
Exposé des événements dans Julio GONZÁLEZ, El reino de Castilla en la época de Alfonso VIII, 3
vol., Madrid, 1960, ici 1, pp. 321-336.
56
I BN S AHIB AL-SALA , Al-Mann bil-Imama…, p. 135; I BN I DARI , Al-Bayan al-Mugrib (Textos
medievales, 8), éd. et trad. d’Ambrosio Huici Miranda, Valence, 1963, pp. 401-402 (copie Ibn
Sahib al-Sala).
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 373

semble ne jamais s’être brouillé durablement avec AlphonseIX. Il réussit


même, au début du XIIIe siècle, à se réconcilier un temps avec AlphonseVIII
de Castille, et c’est peut-être à ce moment qu’il offre au monastère de Las
Huelgas les reliques de Juste et Rufine57. Quoi qu’il en soit, Pedro est à
nouveau du côté musulman à la fin de sa vie et il meurt à Marrakech deux ans
après la bataille de Las Navas de Tolosa58. A ces deux personnalités
d’exception, il faut encore adjoindre le fils de Pedro, Alvar Petri, qui combat
lui aussi aux côtés des almohades avant de rentrer en grâce auprès de
FerdinandIII, avec lequel il participe à la conquête de l’Andalousie59. La
“dénaturation” s’est donc étendue sur trois générations, les contacts noués par
l’ancêtre Fernando ayant de toute évidence servi ensuite à son fils et à son
petit-fils. Nous avons sans doute là le reflet d’une situation qui se reproduisit
plus d’une fois. Les choses sont-elles, en effet, tellement différentes pour les
Lara, grands rivaux des Castro? Nous avons vu Rodrigo González s’exiler un
temps à Valence au milieu du XIIe siècle, et nous savons que quelques
décennies plus tard Fernando Nuñez vient mourir à Marrakech, son frère
Gonzalo s’éteignant quant à lui à Baena, près de Cordoue60…
Comment tous ces aristocrates étaient-ils perçus et traités par l’Église? Au
moment de proposer quelques éléments de réponse, il importe d’abandonner
les idées préconçues. Distinguons soigneusement, dans un premier temps,
l’Église et les églises, qu’elles soient “nationales” ou locales. En effet, derrière
la rhétorique de croisade, normale et courante à la fin du XIIe siècle, les intérêts
d’un siège épiscopal ou d’un monastère hispanique n’étaient pas les mêmes en
tout point que ceux de Rome. Revenons par exemple au texte qui donne son
titre à ce travail: lorsque l’hagiographe Raoul décrit pour le compte du
monastère léonais de Saint-Zoïle de Carrión le voyage à Cordoue du miles
Ferrand, il emploie l’expression militandi gratia61. Celle-ci rappelle
évidemment, et l’on peut penser que notre moine en était conscient, le gratia
orandi qui sert couramment à désigner la piété des pèlerins62. Nous n’en
tirerons évidemment pas la conclusion que le pèlerinage et le mercenariat sont

57
Voir supra, p.367.
58
Anales Toledanos, éd. d’Enrique Flórez dans España Sagrada, 23, p. 400: « Murio Pedro Fernand,
fillo de Fernand Roiz, en Marruecos, en XVIII dias de Agosto, era MCCLII ».
59
Chronica latina regum Castellae, éd. de Luis Charlo Brea, Turnhout, 1997, 47, p. 90, 65, pp. 107-
108, 71, pp. 113-114, 74, pp. 117. Je n’ai pas encore pu consulter Simon BARTON , «From
Mercenary to Crusader : the career of Alvar Pérez de Castro (d.1239) reconsidered», dans J.
Harris et T. Martin (éd.), Church, State, Vellum and Stone: Essays on Medieval Spain in Honor of
John Williams (The Medieval and early modern Iberian world, 26), Leyde-Boston, 2005.
60
« Et dum in partibus Cordube moraretur, in villa que Baena dicitur infirmitate gravissima contigit
ipsum mori, et delatus a suis sepultus est in Cephinis, ubi habent oratorium fratres Templi», DRH, IX,
11. Pour Fernando Nuñez de Lara, voir supra, note146.
61
Voir note 1.
62
L’expression gratia militandi (ou militandi gratia) n’a d’ailleurs rien d’habituel. Elle n’apparaît
pas une seule fois dans l’édition électronique de la Patrologie latine.
374 Patrick Henriet

mis sur le même plan, ce qui serait absurde63, mais nous pouvons tout de
même retenir, au minimum, que l’action guerrière de Ferrand n’est pas
valorisée négativement. Cette remarque amène à poser la question du
jugement porté par les clercs chroniqueurs sur les nombreux “passages” en al-
Andalus dont ils se font l’écho. Ainsi que l’a très justement remarqué Simon
Barton, les auteurs ne formulent en général aucun jugement de valeur
lorsqu’ils mentionnent ces « cross-border movements» 64. La seule exception
semble être constituée par les cas où les exilés participent à des expéditions
menaçant directement les territoires et les royaumes dont ils sont issus. Le
reste du temps, les mercenaires, les exilés, les dénaturés restés chrétiens,
appartenaient toujours à cette société vers laquelle ils entendaient bien revenir.
Ils restaient intégrés à des réseaux d’amitié soudés par le don, les translations
de reliques constituant sans doute la partie la plus spectaculaire de ce système.
Or ces réseaux n’étaient pas concevables sans des points d’appui
ecclésiastiques qui jouaient en particulier un rôle mémorial et funéraire.
Rodrigo Díaz de Vivar, le Cid, est inhumé à Cardeña. Les Beni Gómez sont liés
à Carrión. Les Lara se font inhumer au début du XIIe siècle dans des
établissements hospitalier ou templier. Mais le cas le plus intéressant, là
encore, pourrait bien être celui des Castro. Il semble que l’année même où il
arrivait en grande pompe à Séville, Fernando Rodríguez fit une donation à
l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Son fils Pedro avait une certaine
prédilection pour l’ordre de Santiago, mais il fit aussi des donations à
Calatrava, dont il apparaît en 1204 comme un familier65. Nous sommes là bien
après la fameuse excommunication de 1196. Pedro Fernández mourut à
Marrakech, mais nous voyons pourtant son nom figurer dans les nécrologes
de la cathédrale et de Saint-Isidore de Léon, le monastère royal où était
inhumée sa mère aux côtés du roi FerdinandI er († 1065) et de la reine Urraca
(†1126). Cette dernière était d’ailleurs son arrière grand-mère. Visiblement,
prier pour un personnage excommunié qui, à la fin du XIIe siècle, représentait
un scandale vivant pour la papauté, ne posait aucun problème aux chanoines
léonais. Lucas de Tuy, qui est au début du XIIIe siècle le grand promoteur du
culte d’Isidore de Séville, rappelle les liens de Pedro avec la collégiale et ne
parle de cet étonnant personnage qu’en termes élogieux66. À la troisième
génération le fils de Pedro, Alvar Petri, devint l’un des principaux soutiens de

63
Même si le fait d’avoir obtenu les reliques de Zoïle à Cordoue s’apparente finalement à une
sorte de pèlerinage…
64
S. BARTON, «Traitors to the Faith?...», p. 36.
65
J. GONZÁLEZ, El reino de Castilla…, 1, pp. 332, 334, 335.
66
Voir supra, p.367 et note36 Pour Lucas, le souverain almohade a pu remporter la bataille
d’Alarcos car il avait à ses côtés Pedro Fernández, un “goth”: « Erat tunc cum rege barbaro
Petrus Fernandi de Castella potentissimus miles, cuius consilio rex barbarus eo tempore se regebat.
Unde notandum est Gotos fere numquam fuisse a barbaris victos, nisi Gotorum exulum secum haberent
consilium et auxilium», Lucas de TUY , Chronicon mundi (CCCM, 74), éd. Emma Falque,
Turnhout, 2003, p. 322.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 375

FerdinandIII, non sans avoir servi dans un premier temps les almohades. Il
fut inhumé au monastère cistercien de Valbuena, peut-être comme son père.
Le piquant de l’affaire est que Valbuena est l’un des rares lieux qui propose au
XIIIe siècle un cycle ambitieux de fresques illustrant la lutte contre les
musulmans. Ce n’était peut-être pas, on en conviendra, le thème le plus
adapté à la famille des Castro67…
Les principes, ceux par exemple qui soutenaient la croisade et l’idéal de
dilatatio christianitatis, étaient une chose, la réalité factuelle en était une autre.
Pour la papauté elle-même, il pouvait être nécessaire de composer. En clair,
tout n’était pas inadmissible et les chrétiens qui militaient sous la bannière de
l’islam pouvaient être excusés dans une certaine mesure s’ils s’abstenaient de
combattre les chrétiens. Tel n’était pas le cas d’un Pedro Fernández à Alarcos,
ce qui explique l’excommunication68. Mais pour ceux qui étaient simplement
exilés, la volonté pontificale de ne pas amoindrir le populus christianus était
plus importante que le désir de réprimer. Sans cela, on ne comprendrait pas
l’intérêt de Rome pour les chrétiens d’Afrique, intérêt qui poussa divers papes
à écrire à des souverains musulmans69. Nécessité pouvait faire loi, à tel point
qu’en 1223, HonoriusIII n’hésita pas à absoudre des combattants chrétiens au
service du pouvoir almohade qui, obligés d’assister à un banquet de victoire,
avaient dû consommer de la viande un vendredi70… Les mercenaires chrétiens
pouvaient d’ailleurs, «par l’exemple et les mérites d’une vie louable, amener
les infidèles eux-mêmes au salut» 71. Mais NicolasIV, qui professait cette idée
pieuse en 1290, y croyait-il lui-même?
À partir du XIIIe siècle, les raisons religieuses justifiant la condamnation
des combattants chrétiens au service de l’islam se doublèrent de raisons

67
Valbuena est une fondation de Stéphanie Armengol, arrière grand-mère de Pedro Fernández
de Castro. Celui-ci y fut sans doute inhumé après sa mort à Marrakech: Julio GONZÁLEZ,
Reinado y diplomas de Fernando III (1217-1254), 1, Cordoue, 1980, p. 140 et n. 74. Sur Valbuena,
fondé en 1143/1151, voir une riche bibliographie dans Isidro BANGO TORVISO (éd.), Monjes y
monasterios. El Cister en el medievo de Castilla y León, Valladolid, 1998, pp. 492-493. Présentation
et analyse du cycle (avec reproductions) par Antonio GARCÍA FLORES, «Fazer batallas a los
moros por las vecindades del reyno», dans C. de Ayala Martínez, P. Buresi et Ph. Josserand
(éd.), Identidad y representación de la frontera en la España medieval, siglos XI-XIV (Colección de la
Casa de Velázquez, 75), Madrid, 2001, pp. 267-291.
68
« Christianis quibus viriliter suum prestare debuerat [sujet: rex Legionensis] auxilium et favorem,
multipliciter infert molestiam et gravamen, et nomen Dei sui prout videtur oblitus, christianitatis in se
fidem per operis exhibitionem evacuans ab aliene gentis se convertit auxilium, et cum eo et per eum
multam christiani pro posse suo sustinent assidue lesionem», éd. de F. Fita dans « Bulas
históricas…», p. 423.
69
James MULDOON , Popes, Lawyers and Infidels, Liverpool, 1979, pp. 40-41, 52-56; S. BARTON,
«Traitors to the Faith?...», pp. 36-37.
70
D. MANSILLA (éd.), La documentación pontificia de Honorio III…, n. 439, pp. 318-319.
71
« Laudabilis vite meritis et exemplis, infideles etiam protrahant ad salutem », éd. de Louis de MAS
LATRIE dans Traités de paix et de commerce et documents divers concernant les relations des chrétiens
avec les arabes de l’Afrique septentrionale au Moyen Âge, Paris, 1866, n. XVIII, p. 17.
376 Patrick Henriet

politiques. De même qu’il était inadmissible pour les chrétiens de combattre


leurs coreligionnaires, il était impardonnable pour les sujets d’un roi de se
trouver en conflit armé avec celui-ci. Deux textes, les Furs de Valence et les
Siete Partidas d’AlphonseX, nous renseignent fort bien sur cette orientation,
qui apparaît clairement liée à l’affirmation de la majesté royale. Dans les Furs
de Valence, composés juste après la conquête de la ville (1238), JacquesI er
traite le cas de ceux qui passent au service de l’armée ennemie dans un
chapitre consacré au crime de lèse-majesté72. Le contexte est évidemment celui
de la “Reconquête”, mais aucune différence n’est faite entre les ennemis
musulmans et les ennemis chrétiens. Sur le principe, c’est bien l’atteinte à la
majesté royale qui fait le crime, et non pas le rapprochement avec les tenants
d’une religion ennemie. Les Furs affirment aussi que les renégats seront brûlés,
mais les convertis sont bien différents de ceux que l’on commence au XIIIe
siècle à nommer “dénaturés”.
Les Siete Partidas sont certainement l’un des tous premiers textes à utiliser
systématiquement le terme de “dénaturé” (desnaturado) pour désigner ceux qui
combattent au côté des musulmans. L’apparition du terme reflète le
durcissement du discours. Jusqu’alors, les clercs ne disposaient d’aucun mot
particulier renvoyant à ce groupe spécifique. Quelques décennies plus tôt,
Rada avait signalé l’existence d’un terme qui, détail significatif, venait tout
droit de la langue vernaculaire: iniciatus73. Mais dans les Siete partidas, c’est
plutôt desnaturado qui s’impose. Pourquoi ce terme? La quatrième partie (titre
XXV, loi XIII) est remarquablement claire:

Lorsqu’un Ricohombre quitte sa terre de par sa volonté propre et non parce que
le roi le bannit, s’il rejoint la terre des maures, ses vassaux ne doivent pas le suivre
car il fait doublement acte de trahison: d’abord contre Dieu, car il va aider les
ennemis de la foi. Mais aussi contre son seigneur naturel, en lui faisant la guerre et
en ravageant sa terre. Ses vassaux, s’ils le suivaient et l’aidaient, seraient également
coupables de trahison74.

Le desnaturado tire donc son nom du fait qu’il s’oppose à son seigneur
“naturel”, un concept fondamental dans une idéologie politique, celle

72
« Qui urbem vult tradere inimicis […] vel qui profugit ad hostes, vel qui hostes juvat armis pecunia vel
consilio […] quod nullus possit passare ad suos inimicos postquam guerra incoata fuerit vel esset
publica fama quod guerra esse debetur. Et qui hoc faciet vel ea que continentur in casis supradictis, in
hoc contentis, iudicamus ipsum crimen lese maiestatis comisisse et amitat caput et omnia bona sua que
in terra nostra habuerit…», Fori antiqui Valentiae, CXXI. Voir R. B URNS , «Renegades,
adventurers...», p. 357.
73
« Sed viri diabolici, qui nunc dicuntur iniciati et solebant arabibus christianorum proposita
denudare….», DRH, VI, 19.
74
« Por su voluntad saliendo algunt ricohome de la tierra non lo echandon el rey, si se fuere a tierra de
moros, non lo deben seguir sus vasallos, et esto porque face traycion en dos maneras: la una contra
Dios, porque va a ayudar a los enemigos de la fe; la otra contra su señor natural, faciendol guerra et
daño en la tierra: et en esta mesma traycion caerien sus vasallos si se fuesen con el et le ayudasen»,
Siete Partidas, 4, tit. XXV, loi XIII.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 377

d’AlphonseX, qui pose de façon déjà moderne le rapport entre des sujets et un
roi “naturel” qui n’est plus un souverain féodal75. Comme dans les Furs, c’est
donc bien la notion de lèse-majesté qui sous-tend le crime de dénaturation.
Cette construction n’en laisse pas moins quelque espace aux desnaturados qui
sont partis par nécessité et ne se dressent pas contre leur roi. D’après la
Chronique d’AlphonseX, le souverain aurait même manifesté une certaine
indulgence envers les alliés chrétiens des almohades à la fin du XIIe siècle, soit
des hommes tels que Fernando Rodríguez de Castro et ses fils, l’infant Pierre
du Portugal ou SancheVII de Navarre76. Les dénaturés pouvaient être
doublement traîtres, comme nous l’explique Alphonse dans les Partidas, mais
l’atteinte à la majesté du roi semble finalement plus grave que l’injure faite à
Dieu…

Dans le double contexte d’une “logique de chrétienté” de plus en plus


prégnante et de l’affirmation d’un pouvoir royal exercé sur des sujets
“naturels”, la situation des combattants chrétiens d’al-Andalus est
théoriquement devenue plus problématique à partir de la fin du XIIe siècle.
Jiménez de Rada s’en fait parfaitement l’écho avant 1218, lorsque dans un
raccourci saisissant, il s’adresse ainsi aux milites castillans:
Nous avons été informés que certains d’entre vous, soit de leur propre chef soit
en compagnie de leurs seigneurs et de leurs amis, délaissant leur peuple et leur
patrie, cherchent à s’associer aux sarrasins afin s’ils le peuvent de combattre le
peuple chrétien et de s’opposer à lui. Dans la situation où nous sommes, nous vous
demandons à tous et en Dieu d’abandonner ce propos et de ne pas vous joindre à ce
peuple néfaste, mais au contraire de constituer un mur pour défendre la maison
d’Israël, et s’il le faut, de mourir pour les lois du royaume, pour votre peuple et
pour votre patrie77.

75
Sur le “naturel” chez AlphonseX, voir Georges MARTIN, «Alphonse X ou la science politique.
Septénaire, 1-11 (suite)», Cahiers de linguistique hispanique médiévale, 20 (1995), pp. 7-33, ici pp.
16-27. Pour une réflexion sur le rapport entre le “naturel” et la notion de majesté, Jacques
C H I F F O L E A U , «Sur le crime de majesté médiéval», dans Genèse de l’État moderne en
Méditerranée (Collection de l’École française de Rome, 168), Rome, 1993, pp. 183-313.
76
Chronique d’AlphonseX , éd. de Manuel González Jiménez, Murcie, 1998, p. 146, et S. BARTON,
«Traitors to the Faith?…», pp. 35-36
77
« Quia igitur, prout nobis relatum est, alii ex vobis per se, alii cum dominis, alii cum dominis et amicis
relicta gente sua et patria se confederare sarracenis attemptant, ut cum eis si potuerint populum
impugnent et oppugnent christianum, universitatem vestram rogamus in Domino et monemus
quatinus in tanto necessitatis articulo ab hoc proposito desistatis, et illi nephanda genti non presumatis
adherere, imi sicut atlethe Christi et sui nominis et fidei catholice defensores, vos murum domo domo
Israel opponatis, pro patriis legibus et gente et patria si necesse fuerit morituri» (voir note 13). Sur le
concept de patria chez les chroniqueurs castillans, voir Ariel GUIANCE, «To Die for Country,
Land or Faith in Castilian Medieval Thought», Journal of Medieval History, 24 (1998), pp. 313-
332. Pour un exemple de christianisation de la patria contemporain du texte cité, Patrick
378 Patrick Henriet

Un mot, patria, revient trois fois dans ces quelques lignes. La patria de Rada,
c’est à la fois une communauté politique dont il faut respecter les lois, une
communauté chrétienne conçue comme une réplique d’Israël, et le sentiment
d’appartenance à un peuple, une gens, que l’on ne peut combattre sous peine
de trahison. Nous avons pourtant vu ailleurs que dans sa chronique, Rada lui-
même savait, de même que bien d’autres clercs hispaniques, se montrer
indulgent pour les chrétiens exilés en al-Andalus.
De fait, au XIIIe siècle encore, lorsque toutes les portes se sont refermées, les
territoires musulmans peuvent constituer pour bien des laïcs chrétiens non
seulement un refuge, mais aussi le moyen de conserver un groupe
d’appartenance. A défaut de la société islamique à laquelle, faute de
conversion, ils restent sans doute en partie au moins étrangers, ce groupe sera
celui de chrétiens exilés qui conservent tout ou partie de leurs relations avec la
société chrétienne dont ils sont issus. Pour ces “dénaturés” le fait de combattre
au service des musulmans, éventuellement contre leurs frères de religion, n’est
en rien contradictoire avec le fait de rester chrétien. La “religion” apparaît
donc ici comme une pratique éminemment “sociale”, qui permet d’affirmer
l’appartenance aux groupes et l’intégration à des réseaux de solidarité
matérielle et spirituelle. Si les solidarités sont rompues, si l’on croit qu’elles
peuvent être reconstituées de l’autre côté de la Frontière, alors la conversion
devient possible. Elle est dans tous les cas préférable à l’isolement.
La recherche d’un “homme de la frontière”, qui choisirait de vivre entre
deux mondes, apparaît finalement illusoire en ce qui concerne le Moyen Âge.
Si cet homme existe, c’est à l’époque contemporaine qu’il apparaît, dans des
sociétés qui ont fait l’apprentissage d’un concept forgé à l’époque moderne et
que l’on peut alors, sans anachronisme, appeler de son nom: “tolérance”.
«Car la frontière n’est pas seulement un lieu de séparation où s’affirme la
différence; elle peut être aussi un espace d’échange et d’enrichissement, où
peuvent se forger des identités plurielles. C’est là qu’on fait des rencontres
qu’on ne pourrait faire nulle part ailleurs, car, bien au chaud au sein de son
village ou au cœur de sa tribu, on a toutes les chances de ne croiser que des
copies conformes à soi-même, de s’entendre parler dans la bouche des autres
et se conforter dans ses certitudes». Ces paroles sont celles de Michel
Warschawski, dans un remarquable livre intitulé Sur la frontière78. Mais elles
sont impossibles au Moyen Âge. Les desnaturados que nous avons rencontrés
n’aspiraient à rien d’autre qu’à rester membres d’une “tribu” qui leur conférait
une identité. Rien d’étonnant à cela, car dans la lignée des travaux de Louis
Dumont, les sociétés médiévales peuvent être qualifiées de “holistes”:
l’individu n’existe que par rapport à un ensemble auquel il appartient. Il
importe ici de bien marquer l’une des différences irréductibles entre les

HENRIET, « Sanctissima patria. Points communs entre les trois œuvres de Lucas», Cahiers de
linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, 24 (2001), pp. 249-278.
78
Michel WARSCHAWSKI, Sur la frontière, Paris, 2002.
La présence militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle) 379

sociétés anciennes et les sociétés contemporaines, ce que plus d’un siècle de


recherche sociologique nous aide à faire. Durkheim écrivait en effet que
«notre société nous fait une obligation d’être libres». Tout au contraire, celle
des “dénaturés” leur faisait une obligation de ne pas l’être trop. Partir en terre
d’islam était certes un choix, mais celui-ci ne remettait pas un instant en cause
la volonté d’appartenir encore et toujours à un groupe. La conversion elle-
même peut être interprétée selon cette même logique, poussée jusqu’à son
point le plus extrême: elle est alors un basculement résolu dans un autre
système de réseaux, ce qui implique une sorte de mutation identitaire.
Dira-t-on pour terminer que les combattants chrétiens d’al-Andalus
n’éprouvaient aucun intérêt pour l’esprit de croisade? Nous avons vu qu’il
n’est même pas possible de raisonner en ces termes. S’ils n’étaient pas
gouvernés en tout instant, c’est le moins que l’on puisse dire, par un idéal de
guerre sainte et d’expansion chrétienne, nos dénaturés ne lui étaient pas non
plus vraiment hostiles. Ils étaient simplement, bien souvent, à côté de celui-ci,
et ils l’utilisaient ou s’en éloignaient au gré des circonstances et selon leurs
besoins, voire selon leurs possibilités. Plasticité du réel.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 381-398.

L’Empire et la guerre sainte


(Xe-début XIIIe siècle)1

Florent CYGLER*

Les paroles que, narrant dans sa célèbre Chronica Slavorum le siège de la


place forte obodrite de Dobin par les Saxons et Danois partis en croisade

* Université de Nantes.
1
La présente contribution, qui reprend en majeure partie le texte présenté le mardi 12 avril 2005
et dont l’appareil de notes a été à dessein réduit au minimum, n’a d’autre ambition,
conformément aux souhaits de Daniel Baloup et Philippe Josserand, que d’offrir en français, à
des fins d’information, de mise en perspective et éventuellement de comparaison, une rapide
présentation générale et narrative. Je remercie beaucoup D. Baloup, Ph. Josserand, Marco
Meschini et Kristjan Toomaspoeg, les premiers pour leur sollicitude et leur patience, les
derniers pour les utiles remarques qu’ils ont bien voulu m’adresser. Pour ce qui est de la
trame événementielle et pour de premières synthèses analytiques, on pourra commodément
se reporter, tout d’abord en ce qui concerne l’histoire de l’Allemagne, aux usuels suivants,
tous dotés de bibliographies de base plus ou moins amples et, en fonction de leurs dates de
parution, actuelles: 1. Herbert GRUNDMANN (éd.), Handbuch der deutschen Geschichte, 1,
«Frühzeit und Mittelalter», Stuttgart, 1970, réimpr. 1973 (il s’agit ici de la dernière
actualisation du très classique “Gebhardt”, dont une refonte complète ou “nouveau
Gebhardt” est en cours de parution; actuellement, le Moyen Âge n’est cependant couvert que
par trois volumes, dont seulement deux intéressent les périodes qui seront ici évoquées:
Rudolf SCHIEFFER, Die Zeit der Karolinger, 714-887 [Handbuch der deutschen Geschichte, 2],
Stuttgart, 2005 et Alfred HAVERKAMP, Das 12. Jahrhundert, 1125-1198 [Handbuch der deutschen
Geschichte, 5], Stuttgart, 2003); 2. Friedrich P RINZ , Grundlagen und Anfänge. Deutschland bis
1056 (Neue Deutsche Geschichte, 1), Munich, 1993 et Alfred HAVERKAMP, Aufbruch und
Gestaltung. Deutschland, 1056-1273 (Neue Deutsche Geschichte, 2), Munich, 1993; 3. Hans K.
S CHULZE , Vom Reich der Franken zum Land der Deutschen. Merowiger und Karolinger, Berlin,
1987; ID., Hegemoniales Kaisertum. Ottonen und Salier, Berlin, 1991,et Hartmut BOOCKMANN,
Stauferzeit und spätes Mittelalter. Deutschland, 1125-1517, Berlin, 1987 (ces trois volumes
appartiennent à la sous-série «Das Reich und die Deutschen» de la bien connue «Siedler
Deutsche Geschichte»). La dernière histoire de l’Allemagne médiévale parue en français, fort
bonne, peut elle aussi être utilisée, mais il faudra garder à l’esprit qu’elle est aussi bien
rapide: Michel PARISSE, Allemagne et Empire au Moyen Âge, Paris, 2002. Pour ce qui est d’autre
part des croisades, on pourra consulter par exemple, en fait de bonnes monographies
“compactes”: Nikolas J ASPERT , Die Kreuzzüge, Darmstadt, 2003; Hans Eberhard MAYER ,
Geschichte der Kreuzzüge (Urban-Taschenbücher, 86), Stuttgart-Berlin-Cologne, 2000 ; Jean
RICHARD, Histoire des croisades, Paris, 1996, ou Steven RUCIMAN , A History of the Crusades, 3
vol., Cambridge, 1951 (réimpr. : 1988); traduction française en un vol.: Histoire des croisades,
Paris, 1998.
382 Florent Cygler

contre les “Wendes” en 11472, le curé Helmold de Bosau dans le Holstein (†


après 1177) prête aux vassaux des grands princes d’Empire concernés, en
l’occurrence le jeune duc de Bavière et de Saxe Henri le Lion († 1195) et le
margrave Albert l’Ours († 1170), sont bien connues:

Dixerunt autem satellites ducis nostri et marchionis Adelberti adinvicem: “Nonne


terra, quam devastamus, terra nostra est? Quare igitur invenimur hostes nostrimet et
dissipatores vectigalium nostrorum? Nonne jactura haec redundat in dominos nostros?”
Ceperunt igitur a die illa facere in exercitu tergiversationes et obsidionem multiplicatis
induciis alleviare3.

Ainsi y avait-il eu profonde (et effective!) remise en cause, par une bonne
partie des milites qui étaient censés la mener, d’une véritable (bien que
spécifique) entreprise de “guerre sainte” lancée comme telle aux confins
orientaux de la Germanie. En d’autres termes: à une époque où, passé la
Première croisade et la seconde en cours, l’idée de guerre sainte, quelle que
soit la conception que l’historien peut en avoir4, était arrivée en Occident

2
Sur cette croisade, “produit dérivé” de la seconde croisade, voir infra.
3
Hemoldi presbyteri Bozoviensis Cronica Slavorum. Editio tertia, éd. de Bernhard Schmeidler,
Hanovre, 1937, p. 122 (livre I, chap. 65). Cf. aussi le récit du chanoine Vincent de Prague (†
après 1170), qui, pour sa part, rapportant les mots des ambassadeurs de la ville poméranienne
de Stettin assiégée par un contingent de croisés bien qu’une grande partie de ses habitants fût
déjà chrétienne, stigmatise les (véritables) motivations selon lui tout sauf “saintes” des
croisés; Vincentii Pragensis Annales, éd. de Wilhelm Wattenbach, dans MGHSS, 17, Hanovre,
1861 (réimpr.: Leipzig, 1925), pp. 658-683, ici p. 663: « Pomerani autem cruces super castrum
exponentes, legatos suos una cum episcopo suo nomine Alberto, quem domnus felicis memorie Otto
Bambergensis ecclesie episcopus, qui primo eos ad fidem christianam convertit, eis dederat, ad eos [les
croisés] mittunt: Quare sic armata manu venerint, causam exquirunt. Si pro confirmanda fide
christiana venerunt, non armis sed predicatione episcoporum hoc eos facere debuisse referunt. Sed quia
Saxones potius pro auferenda eis terra quam pro fide christiana confirmanda tantam moverant
militiam, […]».
4
Voir notamment, outre l’étude pionnière de Carl ERDMANN, Die Entstehung des
Kreuzzugsgedankens (Forschungen zur Kirchen- und Geistesgeschichte, 6), Stuttgart, 1935
(réimpr.: Darmstadt, 1980), Norman DANIEL, «The Legal and Political Theory of the
Crusade», dans H. W. Hazard et N. P. Zacour (éd.), A History of the Crusades, 6, «The Impact
of the Crusades on Europe», Madison-Londres, 1989, pp. 3-38; Étienne DELARUELLE, «Essai
sur la formation de l’idée de Croisade», Bulletin de littérature ecclésiastique, 42 (1941), pp. 24-45
et 86-103, 45 (1944), pp. 13-46 et 73-90, 54 (1953), pp. 226-239,et 55 (1954), pp. 50-63, repris
dans ID., L’idée de croisade au Moyen Âge, Turin, 1980, pp. 1-127; Jean FLORI, La guerre sainte. La
formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, 2001; ID ., Guerre sainte, jihad,
croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris, 2002; Jonathan RILEY-SMITH,
The First Crusade and the Idea of Crusading, Londres, 1986; I D ., What were the Crusades? ,
Basingstoke, 2002 ; Michel VILLEY, La croisade: essai sur la formation d’une théorie juridique
(L’Église et l’État au Moyen Âge, 6), Paris, 1942. Il est presque inutile de préciser que les vues
de ces auteurs divergent les unes des autres, parfois fortement: voir, même s’ils ne sont pas
eux-mêmes dénués d’arrière-pensées, l’aperçu et la discussion critiques, qui débouchent sur
une nouvelle définition, d’Alexander Pierre B RONISCH , Reconquista und heiliger Krieg. Die
Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert
(Spanische Forschungen der Görresgesellschaft, 2. Reihe, 35), Münster, 1998, pp. 201-234:
L’Empire et la guerre sainte 383

chrétien à une indéniable maturité, elle faisait semble-t-il encore, au bas mot,
quelque peu problème en terre d’Empire, du moins lorsqu’il s’agissait de
l’appliquer à la lutte des Germaniques, chrétiens, contre les Slaves, païens.
De fait, la question de la concrétion de l’idée de guerre sainte en Empire a
déjà été à plusieurs reprises posée, aussi pour ce qui est des XIe-XIIIe siècles5.
En effet, cette période fut comme l’on sait marquée par l’expansion continue et
dynamique de la chrétienté6, laquelle prit en Europe centrale, dès la seconde
moitié du Xe siècle, la forme d’une “poussée” ou d’un “élan vers l’est” des
Germaniques, l’aussi fameux que problématique Drang nach Osten de
l’historiographie allemande (mais pas seulement!) “traditionnelle”7,
aujourd’hui volontiers remplacé par des concepts plus neutres, en premier lieu
celui de “colonisation allemande de l’Est” (Deutsche Ostsiedlung)8 – un

«Die Wertung der Reconquista. Reconquista und Heiliger Krieg». Pour ma part, je reprendrai
ici commodément la courte définition d’Alain DEMURGER , La croisade au Moyen Âge. Idées et
pratiques (Collection 128, 218), Paris, 1998, p. 20, selon laquelle la guerre sainte(chrétienne) est
une «guerre juste […] menée au nom du Christ, contre ses ennemis, les païens, les Infidèles»,
cependant que la croisade naît de la rencontre (qui n’est pas nécessairement “synthèse”) entre
guerre sainte et pèlerinage pénitentiel, en l’occurrence armé, vers Jérusalem. Pour ce qui est de
la guerre sainte, il faut cependant aussi insister sur le fait qu’elle doit être d’une façon ou
d’une autre rédemptrice pour celui qui y participe (martyre, promesse de récompenses
spirituelles, absolution des péchés commis, indulgence…); cf. ID ., Chevaliers du Christ. Les
ordres religieux-militaires au Moyen Âge (XIe-XVIe siècle), Paris, 2002, p. 25: «La guerre sainte est
la guerre juste par excellence; c’est une œuvre méritoire, une œuvre pie, car elle s’applique
aux ennemis de la foi et de l’Église chrétienne: elle vaut à celui qui y meurt la palme du
martyre».
5
Voir notamment Helmut BEUMANN (éd.), Heidenmission und Kreuzzugsgedanke in der deutschen
Ostpolitik des Mittelalters (Wege der Forschung, 7), Darmstadt, 1973 – plus particulièrement les
contributions suivantes: Margret BÜNDING-N AUJOKS , «Das Imperium christianum und die
deutschen Ostkriege vom zehnten bis zum zwölften Jahrhundert», pp. 65-120 (première
publication: 1940); Helmut BEUMANN , «Kreuzzugsgedanke und Ostpolitik im hohen
Mittelalter», pp. 121-145 (première publication: 1953); Hans-Dietrich KAHL, «Zum Geist der
deutschen Slawenmission des Hochmittelalters», pp. 156-176 (première publication: 1953),et
Wilhelm BERGES , «Reform und Ostmission im 12. Jahrhundert», pp. 317-336 (première
publication: 1955/1956). Pour des études de date plus récente, voir par exemple Odilo
E NGELS, «Mission und Frieden an der Reichsgrenze im Hochmittelalter», dans H. Mordek
(éd.), Aus Kirche und Reich. Studien zu Theologie, Politik und Recht im Mittelalter. Festschrift für
Friedrich Kempf zu seinem fünfundsiebzigsten Geburtstag und fünfundfünfzigsten Doktorjubiläum,
Sigmaringen, 1983, pp. 201-224, ou, surtout, Friedrich LOTTER, «The Crusading Idea and the
Conquest of the Region East of the Elbe», dans R. Bartlett et A. MacKay (éd.), Medieval
Frontier Societies, Oxford, 1989 (réimpr.: 1992), pp. 267-306.
6
C’est notamment tout le sujet du beau livre de Robert B ARTLETT , The Making of Europe.
Conquest, Colonization and Cultural Change, 950-1350, Londres, 1993.
7
Cf. l’excellente petite mise au point de Wolfgang W IPPERMANN, Der “deutsche Drang nach
Osten”. Ideologie und Wirklichkeit eines politischen Schlagwortes (Impulse der Forschung, 35),
Darmstadt, 1981.
8
Cf. par exemple Charles HIGOUNET, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge,
Paris, 1989 (cette étude fut tout d’abord publiée en allemand: Die deutsche Ostsiedlung im
Mittelalter, Berlin, 1986); Walter SCHLESINGER (éd.), Die deutsche Ostsiedlung des Mittelalters als
Problem der europäischen Geschichte (Vorträge und Forschungen, 18), Sigmaringen, 1975.
384 Florent Cygler

phénomène complexe et original qui n’est pas sans présenter de nombreuses


similitudes avec la non moins célèbre et tout aussi complexe et originale
Reconquista menée en péninsule Ibérique. Toutefois, force est de reconnaître
que l’historiographie, lorsqu’elle associe guerre sainte et/ou croisade et
Empire, le fait bien plutôt pour les XIIIe-XVe siècles, l’époque des grandes
“croisades baltiques”9. Peut-on alors, pour la période ici considérée, vraiment
parler de “guerre(s) sainte(s)” en Empire?
L’une des conditions majeures y est en tout cas constamment remplie
depuis l’époque de sa formation, c’est-à-dire en définitive l’époque
carolingienne: l’Empire est situé, tout comme la péninsule Ibérique, à la
frontière entre chrétienté et monde(s) non chrétien(s). Aux musulmans établis
en péninsule à partir de 711 correspondent ou auront correspondu ici les
païens germains (par exemple les Saxons), scandinaves, hongrois ou, surtout,
slaves occidentaux (Westslawen)10, contre lesquels des guerres à tout le moins
particulièrement chrétiennes et sacralisées ont déjà été menées. Celles-ci sont
selon Carl Erdmann de deux sortes, du moins idealiter : les “guerres
missionnaires” (Missionskriege) ou “guerres contre les païens” (Heidenkriege),
par définition offensives, et les guerres défensives, qui sont néanmoins
susceptibles de se transformer en guerres offensives si les circonstances s’y
prêtent11. Pour le haut Moyen Âge, les deux principaux exemples de telles
guerres en Empire sont bien connus. Il s’agit d’une part des “guerres de Saxe”
(Sachsenkriege) menées par Charlemagne entre 772 et 804 et, d’autre part, du
combat contre les envahisseurs hongrois, finalement remporté en une seule et
très célèbre bataille par Otton Ier († 973), celle du Lechfeld près d’Augsbourg
en 955, laquelle arrêta net les raids dévastateurs des cavaliers des steppes en
les rejetant vers les plaines du moyen Danube, où ils finirent par s’établir
durablement.

9
Voir Eric CHRISTIANSEN, The Northern Crusades, Londres, 1997 (n’ayant pu avoir accès à cette
seconde édition, j’ai ici dû utiliser la première: The Northern Crusade. The Baltic and the Catholic
Frontier, 1100-1525, Londres-Basingstoke, 1980, qui a par ailleurs fait l’objet d’une hélas bien
mauvaise traduction française: Les croisades nordiques. La Baltique et la frontière catholique, 1100-
1525, Lorient, 1996); Alan V. MURRAY (éd.), Crusade and Conversion on the Baltic Frontier, 1150-
1500, Aldershot et al., 2001; Edgar N. JOHNSON, «The German Crusade on the Baltic», dans
H. W. Hazard (éd.), A History of the Crusades, 3, «The Forteenth and Fifteenth Centuries»,
Madison-Londres, 1975, pp. 545-585, et William U RBAN , The Baltic Crusade, Chicago, 1994.
Parmi ces ouvrages, seul celui d’E. Christiansen réserve au XIIe siècle dans son ensemble un
traitement substantiel.
10
Sur les Slaves en général pendant l’ensemble de la période ici considérée, voir rapidement
Eberhard B OHM , «Elb- und Ostseeslaven», dans Lexikon des Mittelalters, 3 (1986), col. 1779-
1788, et, en plus détaillé, Joachim HERRMANN (éd.), Die Slawen in Deutschland. Geschichte und
Kultur der slawischen Stämme westlich von Oder und Neiße vom 6. bis 12. Jahrhundert. Ein
Handbuch. Neubearbeitung (Veröffentlichungen des Zentralinstituts für Alte Geschichte und
Archäologie der Akademie der Wissenschaften der DDR, 14), Berlin, 1985.
11
C. ERDMANN , Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens…, pp. 1-29 («Einleitung») et 86-106
(«Heidenkriege und erster Kreuzzugsplan»).
L’Empire et la guerre sainte 385

1. Les “précédents” (fin VIIIe-milieu Xe siècle)


Les “guerres de Saxe” furent comme l’on sait à l’origine punitives et donc
défensives. Lorsqu’en 772, il s’enfonça avec ses troupes jusqu’au cœur du pays
saxon et détruisit le sanctuaire de l’Irminsul, Charlemagne n’avait d’autre but
que de durement châtier les Saxons qui, franchissant la Lippe, le fleuve
marquant la frontière avec le royaume franc, se livraient à des incursions
répétées en territoire franc et, accessoirement, massacraient systématiquement
les missionnaires chrétiens qui s’aventuraient chez eux. Il s’agissait donc pour
le souverain franc avant tout de sécuriser la frontière nord de son royaume.
L’effet obtenu fut cependant inverse: la destruction de l’Irminsul provoqua
une vive réaction offensive des Saxons, dont, entre autres, le monastère et les
moines de Fritzlar furent les victimes – sacrilège que les Francs ne pouvaient
laisser impuni. Ce fut alors l’engrenage, qui conduisit à une “guerre totale”.
En 777, lors de la diète de Paderborn, Charlemagne lui assigna de nouveaux
buts: la soumission et la conversion des Saxons. La région à annexer fut ainsi
d’ores et déjà divisée en évêchés et comtés, puis la conquête impitoyablement
conduite par l’armée franque et les nombreux clercs qui l’accompagnaient. La
très dure Capitulatio de partibus Saxoniae de 782 en sanctionna le presque
achèvement: outre la révolte, elle punissait la fidélité au paganisme de mort.
Les Saxons furent donc placés devant l’alternative: “le baptême ou la mort”.
Les pacification et christianisation définitives de la Saxe, qui deviendrait par la
suite un grand “duché national” (Stammesherzogtum) de Francie orientale, puis
de Germanie, passèrent ensuite, dans les années 790, par l’atténuation de la
rigueur du premier capitulaire de 782 (Capitulare Saxonicum de 797), mais aussi
par des déportations massives de populations saxonnes en territoire franc,
l’implantation d’évêchés (Osnabrück, Brême, Münster…) et/ou de monastères
missionnaires (par exemple Corvey), une certaine reconnaissance des usages
du peuple vaincu (rédaction de la Lex Saxonum en 802/803) et l’intégration de
ses élites déjà christianisées à la noblesse franque (baptême du chef saxon
Widukind dès 785) – autant de traits qui se retrouveront en totalité ou partie
en d’autres temps et lieux. Protecteur attitré de l’Église de Rome et de son
chef, vainqueur des païens avars et saxons, Charlemagne fut couronné
empereur en 800 et prit en charge les destinées de la chrétienté (occidentale)
dont il se proclama le défenseur attitré.
Un degré supplémentaire dans la “sacralisation” de la guerre fut franchi à
l’occasion des “invasions païennes” des IXe et Xe siècles, qui virent en
Germanie la disparition précoce de la dynastie carolingienne à la mort de
l’infortuné Louis l’Enfant en 911 et l’avènement de la dynastie saxonne en 919.
Ses premiers représentants, HenriI er († 936) et son fils OttonI er, reprirent la
politique offensive aux frontières qui avait été celle de Charlemagne. Cette
fois-ci, ce furent presque exclusivement les Slaves qui furent visés. En 928/929
et 932-934, HenriI er entreprit une série de campagnes victorieuses à l’est de
son royaume, où il parvint à établir une ceinture d’États tributaires, dont la
386 Florent Cygler

Bohême, susceptibles cependant de se révolter contre leur puissant voisin


tutélaire à tout moment. Otton poursuivit l’Ostpolitik initiée par son père –
”simple” sécurisation des frontières par l’imposition de tributs aux voisins
slaves et païens – à partir de 936, tout en y apportant quelques nouveautés,
dont certaines lui confèrent une empreinte résolument chrétienne qu’elle
n’avait peut-être pas auparavant. En 937, deux premières “marches” (Marken),
confiées aux comtes ou “margraves” (Markgrafen) Gero († 965) sur la basse
Elbe et Hermann Billung († 973) sur l’Elbe moyenne et la Saale, furent créées
pour garder la frontière orientale du royaume. Surtout, Otton fonda des
centres missionnaires situés grosso modo sur l’Elbe et ses principaux affluents:
en 937 fut fondé le monastère Saint-Maurice de Magdebourg, érigé en
archevêché en 967/96812; suivirent Brandebourg et Havelberg sur la Havel en
948, Oldenbourg en 968, qui fut rattaché au doyen des archevêchés
missionnaires de Germanie, Hambourg-Brême, ainsi que Merseburg, Zeitz
(plus tard: Naumburg) et Meissen. Dans ces diverses opérations, il n’y a à vrai
dire rien qui ne ressemble de près ou de loin à une quelconque “guerre sainte”
ou même seulement “religieuse”; c’est bien plutôt pacifiquement que devait
être menée, à partir des marches, l’évangélisation des païens slaves contenus
aux marges du royaume. Il en alla tout autrement avec les envahisseurs
hongrois, qui commencèrent leurs incursions sous le règne d’HenriI er. Ce
dernier était certes parvenu à contenir et même à repousser les Scandinaves,
mais avait échoué, en dépit de quelques victoires comme à Riade en 933, face
aux Magyars.
En 955, ceux-ci, lors d’un nouveau raid, ravagèrent le sud de la Germanie
et mirent le siège devant Augsbourg. Bénéficiant des encouragements du pape
et des bénédictions de ses légats, OttonI er se porta à leur rencontre et les
écrasa avec des effectifs réduits le 10 août au Lechfeld, la Sainte Lance qu’avait
remise à son père en 926 RodolpheII de Bourgogne († 937) à la main. Avant de
lancer ses troupes, le roi avait fait dire des messes et prié saint Laurent, dont
c’était le jour de fête. Immédiatement après, il s’en alla retrouver le reste de
son armée occupé à réprimer une nouvelle révolte slave en Mecklembourg et
remporta une autre victoire sur ces païens à Recknitz. Le retentissement de la
victoire d’OttonI er sur les Hongrois fut immense; la Sainte Lance, insigne
royal depuis 926, faisait de la royauté saxonne une royauté sacrée, et sa
présence sur le champ de bataille avait donné au combat mené par son porteur
une dimension sainte certaine. Sept ans après le Lechfeld, OttonI er, souverain
le plus puissant d’Occident, incontesté, auréolé de la gloire de ses victoires,
qui rappelaient celles de Charlemagne, fit un second voyage en Italie à l’appel
(au secours) du pape JeanXII (955-964), qui le couronna empereur.

12
Sur cet archevêché particulièrement important, voir Dietrich CLAUDE, Geschichte des Erzbistums
Magdeburg bis in das 12. Jahrhundert, 2 vol. (Mitteldeutsche Forschungen, 67), Cologne-Vienne,
1972 et 1975.
L’Empire et la guerre sainte 387

Avançons maintenant légèrement dans le temps pour considérer la


situation d’ensemble aux frontières septentrionales et orientales de la
Germanie à la fin du Xe et au XIe siècle.

2. Germains chrétiens et Slaves païens (fin Xe-XIe siècle)13


Tout d’abord, l’Empire est entouré de royaumes ou principautés
chrétiennes qui se trouvent plus ou moins dans sa mouvance et lui paient
parfois tribut. Il s’agit du Danemark scandinave, royaume le plus
anciennement christianisé et aussi le plus indépendant, ainsi que, surtout, de
la Bohême et de la Pologne slaves, aux confins est et sud-est desquelles se
dessine la Hongrie. La christianisation de ces trois entités débuta sous le règne
d’OttonI er et fut menée à partir de l’Empire une fois les princes concernés
convertis au christianisme. Les nouveaux États chrétiens se couvrirent peu à
peu d’évêchés “nationaux” et de monastères, les premiers étant très souvent
rattachés à un siège métropolitain de Germanie (par exemple Prague, fondé
dans le dernier tiers du Xe siècle et rattaché à Mayence). L’empereur fut
souvent en conflit avec les turbulents maîtres de ces contrées, qui se
combattaient occasionnellement les uns les autres et n’hésitaient pas à se mêler
de politique germanique, par exemple en soutenant les adversaires du roi-
empereur du moment. Mais il s’agissait là somme toute de conflits bien
“ordinaires” entre princes chrétiens. Reste l’important domaine des Slaves
païens, génériquement appelés “Wendes”, à l’est de l’Elbe, situé entre
Danemark, Germanie et Pologne et recouvert (mais non pas contrôlé) en partie
par les diverses marches, dont les contours avaient été entre-temps remaniés
(“marche du Nord”, “marche de Lusace”, “marche de Meissen”). Du nord au
sud, puis d’ouest en est se succèdent Wagriens et Polabes, des peuplades
obodrites, dans le Holstein oriental et sur la basse Elbe, Obodrites proprement

13
Voir pour commencer l’aperçu de Gerd ALTHOFF , «Saxony and the Elb Slavs in the Tenth
Century», dans T. Reuter (éd.), The New Cambridge Medieval History, 3, «c. 900-c. 1024»,
Cambridge, 1999, pp. 267-292 (bibliographie: pp. 772-778), puis, pour des exemples d’études
aussi bien “classiques” que plus actuelles, Albert BRACKMANN, Gesammelte Aufsätze, Cologne-
Graz, 1967, pp. 39-258 («Reichspolitik und Ostpolitik»: 9 articles); Christian LÜBKE (éd.),
Struktur und Wandel im Früh- und Hochmittelalter. Eine Bestandsaufnahme aktueller Forschungen
zur Germania Slavica (Forschungen zur Geschichte und Kultur des östlichen Mitteleuropa, 5),
Stuttgart, 1998; Herbert LUDAT , Slaven und Deutsche im Mittelalter. Ausgewählte Aufsätze zu
Fragen ihrer politischen, sozialen und kulturellen Beziehungen (Mitteldeutsche Forschungen, 86),
Cologne, 1982; ID., An Elbe und Oder um das Jahr 1000. Skizzen zur Politik des Ottonenreiches und
der slavischen Mächte in Mitteleuropa, Weimar-Cologne-Vienne, 1995. Enfin, je signale que, pour
appréhender l’histoire des Slaves et celle de leurs relations avec l’Empire aux Xe et XIe siècles,
l’historien dispose depuis les années 1980 d’un incomparable instrument de travail: Christian
L ÜBKE , Regesten zur Geschichte der Slaven an Elbe und Oder (vom Jahr 900 an), 5 vol.
(Osteuropastudien der Hochschulen des Landes Hessen, Reihe 1: Gießener Abhandlungen
zur Agrar- und Wirtschaftsforschung des europäischen Ostens, 131, 133, 134, 152 et 157),
Berlin, 1984-1988 (voir en particulier le premier volume: «Verzeichnis der Literatur und der
Quellensigel»).
388 Florent Cygler

dits en Mecklembourg, Rugiens sur la grande île de Rügen, L(i)utices ou


Wilzes et Havellanes entre Elbe et Oder et, enfin, Sor(a)bes entre Saale, Spree
et moyenne Elbe. Derrière les Liutices se profilent, jusqu’à la Vistule, les
Poméraniens et les Poméréliens. Au-delà commence le monde baltique
(oriental) avec entre autres, d’ouest en est et du sud au nord, les Prusses ou
Prutènes, les Lituaniens, les Coures, les Lettons, les Lives et les Estoniens –
tous farouches païens.
Slaves païens de l’Ouest (Wendes) et du Nord (Poméraniens) surent former
de puissants États ou confédérations14. C’est ainsi qu’émergea une principauté
poméranienne ou que Liutices et Obodrites se fédérèrent en 983 contre
l’Empire. 983 est en effet la date de la première grande révolte des Wendes15:
les évêchés missionnaires d’Oldenbourg, Brandebourg et Havelberg furent
détruits – et avec eux, pour près d’un siècle, une grande partie du legs
d’OttonI er. En dépit des réactions éventuelles des pouvoirs locaux concernés, à
savoir le roi du Danemark et le duc de Saxe, ces révoltes se reproduisirent par
la suite, par exemple et notamment en 1018, avec un soulèvement liutice qui
s’accompagna d’une repaganisation prononcée. Au milieu du XIe siècle, le
prince obodrite Gottschalk († 1066) accepta de se faire baptiser et de coopérer
avec le duc de Saxe et l’archevêque Adalbert de Hambourg-Brême († vers
1100), qui put alors fonder ou refonder les sièges d’Oldenbourg,
Mecklembourg et Ratzeburg. En 1066, les Obodrites se soulevèrent à nouveau,
renversèrent leur prince chrétien et le remplacèrent par un païen convaincu,
Cruto († 1090), cependant qu’ils s’en allaient dévaster le Holstein. En 1093,
Henri († 1127), le fils de Gottschalk, battit son rival Cruto et restaura la
dynastie chrétienne des Nakonides; il se garda bien toutefois d’œuvrer à la
conversion de son peuple.
Les révoltes slaves aux frontières de l’Empire prenaient ainsi aussi souvent
l’aspect de réactions païennes16. Ce n’est pas pour autant, du moins semble-t-
il, que les réponses venues d’Empire prenaient celui de “guerre sainte”. Les
conflits entre Slaves et princes chrétiens d’Empire ressemblaient bien plutôt à
de “simples” conflits frontaliers. Sans compter que les Slaves, même s’ils
étaient et restaient païens, pouvaient faire de bons alliés. Ainsi HenriII
(†1024) bénéficia-t-il dans sa longue et âpre lutte contre le duc (puis roi) de

14
Cf. notamment Wolfgang BRÜSKE, Untersuchungen zur Geschichte des Lutizenbundes. Deutsch-
wendische Beziehungen des 10.-12. Jahrhunderts (Mitteldeutsche Forschungen, 3), Cologne et al.,
1983.
15
Voir plus particulièrement Wolfgang H. FRITZE, «Der slawische Aufstand von 983 – eine
Schiksalswende in der Geschichte Mitteleuropas», dans E. Henning (éd.), Festschrift der
Landesgeschichtlichen Vereinigung für die Mark Brandenburg zu ihrem hundertjährigen Bestehen,
1884-1984, Berlin, 1984, pp. 9-55.
16
Cf. Geneviève BÜHRER -T HIERRY , « Les “réactions païennes” dans le nord de l’Europe au
milieu du XIe siècle », dans L’expansion occidentale (XIe-XVe siècles). Formes et conséquences.
XXXIIIe Congrès de la SHMES (Madrid, Casa de Velázquez, 23-26 mai 2002) (Histoire ancienne et
médiévale, 73), Paris, 2003, pp. 203-214.
L’Empire et la guerre sainte 389

Pologne BoleslavI er le Vaillant († 1025) de l’appréciable soutien militaire des


Liutices: le premier défenseur de la chrétienté s’était allié à des païens pour
combattre un prince chrétien! Peu avant sa mort en martyr chez les Prusses en
avril 1009, Bruno de Querfurt, dont l’action missionnaire était soutenue par
BoleslavI er, adressa à HenriII une lettre restée fameuse, dans laquelle il
demandait à son roi de faire au plus vite la paix avec son voisin chrétien, mais
aussi le tançait ouvertement pour s’être entendu avec des païens17. Le
souverain chrétien a pour tâche éminente, soulignait Brun, de travailler à
l’évangélisation des païens, qu’il faut au besoin «contraindre d’entrer»
(« compellere intrare») dans le giron de la vraie foi, comme le commande
l’Évangile (Lc 14, 23: parabole du festin, que saint Augustin avait déjà utilisée,
mais à propos des hérétiques donatistes). C’est néanmoins sans peine que
l’historien constate le “splendide isolement” de cet appel à la guerre
missionnaire prononcé par un clerc lui-même missionnaire, qui resta à
proprement parler lettre morte. On peut aussi par ailleurs en relever le
caractère traditionnel, tout empreint de l’idée qu’en l’occurrence la “guerre
missionnaire” est l’affaire exclusive du roi – conception aisément rattachable
au césaropapisme qui fut jadis développé par Charlemagne, puis repris à leur
compte par les Ottoniens. Or le XIe siècle, qui s’acheva sur l’appel de Clermont
de 1095 et l’ébranlement de la Première croisade, fut aussi celui de la
maturation d’une notion de guerre sainte peu compatible avec cette
conception qui, mutatis mutandis, avait toujours cours en Empire même si,
d’évidence, elle n’était plus guère utilisée.
La “guerre sainte”, comme l’a dernièrement encore remarqué Jean Flori18,
est un concept dont la sémantique évolue en s’enrichissant et se densifiant: la
“guerre juste” est de plus en plus “sacralisée”, et cette “sacralisation” de plus
en plus poussée est l’œuvre continue des clercs en général et du premier
d’entre eux, le pape, en particulier, qui tend nettement à monopoliser à la fois
la définition et l’usage de la “guerre sainte”, c’est-à-dire à se faire, en quelque
sorte, le souverain de celle-ci. Ce dernier trait n’est certes pas sans importance
pour notre question si l’on considère l’identité des pontifes qui ont le plus
contribué à “enrichir” et “densifier” le concept: GrégoireVII (1073-1085) et
UrbainII (1088-1099), soit, d’une part, le “champion” de la réforme qui porte
son nom et, d’autre part, son digne successeur et continuateur en matière de
réforme et de “libération” de l’Église et, bien sûr, l’auteur de l’appel de
Clermont. Or, de quoi le pape voulait-il libérer sa personne, ses Étatset
l’Église? La réponse est on ne peut plus claire: avant tout de la tutelle

17
Voir en particulier la longue étude de Hans-Dietrich K AHL , « Compellere intrare. Die
Wendenpolitik Bruns von Querfurt im Lichte hochmittelalterlichen Missions- und
Völkerrechts», dans H. Beumann (éd.), Heidenmission und Kreuzzugsgedanke…, pp. 177-274
(première publication: 1955).
18
J. FLORI, La guerre sainte…, pp. 191-226 («Grégoire VII et la libération de l’Église») et 261-297
(«Guerre sainte et reconquête chrétienne après l’an mil»).
390 Florent Cygler

impériale, désormais tenue pour insupportable. La longue querelle entre


Sacerdoce et Empire commença par la confrontation directe, d’une rare
violence, de GrégoireVII et du Salien HenriIV († 1106): en 1076, le pape – fait
alors inouï – excommuniait le souverain germanique. En 1095, alors
qu’UrbainII lançait son appel, HenriIV, qui entre-temps (en 1084) avait été
couronné empereur par “son” pape, ClémentIII († 1100), et savait pouvoir
compter sur son clergé, était cependant toujours sous le coup de la seconde
excommunication fulminée contre lui par feu GrégoireVII en 1080 pour des
raisons autrement plus fondamentales que celles qui avaient conduit UrbainII
à excommunier en 1094 PhilippeI er de France († 1108) – excommunication que
d’ailleurs le pape réitéra à Clermont, avant de la lever un an plus tard.
C’est là sans doute l’une des principales raisons pour lesquelles la Première
croisade – et, partant, l’idée en quelque sorte achevée de guerre sainte sur
laquelle elle se fondait en partie – ne toucha guère l’Empire19, si l’on excepte
les incontrôlables déchaînements meurtriers de la “croisade populaire”
emmenée par Pierre l’Ermite, Gauthier sans Avoir et le passablement obscur
comte Emicho ou Emmerich de Leiningen – déchaînements dont les
communautés juives de la vallée du Rhin firent les frais et qui choquèrent les
prélats allemands concernés –, ainsi que la participation de l’encore peu connu
Godefroy de Bouillon († 1100), duc de Basse-Lorraine et donc vassal
d’HenriIV, et de quelques-uns de ses propres vassaux à la “croisade des
princes”. Toutefois, la situation évolua quelque peu au XIIe siècle.

3. Le XIIe siècle20
Désormais – et ce dès le début du siècle –, les entreprises de mission, dont
le succès restait toujours très mitigé, se doublèrent d’entreprises de
colonisation des terres de l’Est par des paysans appelés de Flandre, de
Hollande, de Westphalie, de Basse-Saxe et, dans une moindre mesure, de
Franconie. De nouvelles églises furent fondées, non seulement à des fins de
mission, mais aussi d’encadrement religieux des nouveaux arrivants chrétiens.
Sur le plan politique, ensuite, les périodes de troubles en Germanie furent
fréquentes. En 1106, HenriV († 1125) donna la Saxe, c’est-à-dire le grand
duché-frontière, à Lothaire de Supplinburg († 1137), qui alors l’autonomisa,
s’allia aux Welfes de Bavière et fut élu roi en 1125; roi, LothaireIII continua à
s’intéresser à son ancien duché, ce qui n’avait pas trop été le cas de ses
prédécesseurs. C’est lui qui, notamment, nomma Albert l’Ours margrave et

19
Cf. par exemple, dans des registres différents, Hans-Werner GOEZ, «Der erste Kreuzzug im
Spiegel der deutschen Geschichtsschreibung», dansF. Staab (éd.), Auslandsbeziehungen unter
den salischen Kaisern. Geistige Auseinandersetzung und Politik. Referate und Aussprachen der
Arbeitstagung vom 22.-24. November 1990 in Speyer (Veröffentlichungen der Pfälzischen
Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaften in Speyer, 86), Spire, 1994, pp. 139-165, et
Jonathan RILEY-SMITH, The First Crusaders, 1095-1131, Cambridge, 1997.
20
Voir les titres cités supra, n. 4.
L’Empire et la guerre sainte 391

qui, un court moment, pu confier la direction du royaume obodrite à des


Germains ou des Danois. À sa mort en 1137, les électeurs préférèrent à son
successeur plus ou moins désigné, son gendre welfe Henri le Superbe, duc de
Saxe et de Bavière († 1139), le grand rival de celui-ci, le Hohenstaufen Conrad
(III) († 1152). S’ensuivit une guerre entre Welfes et Hohenstaufen: Henri
perdit son duché de Saxe, qui fut confié à Albert l’Ours, le Holstein occidental
étant alors donné à Henri de Badwide († vers 1164). Ce conflit entre les deux
familles les plus puissantes de l’Empire paralysa toute initiative germanique
aux frontières. Pire, il favorisa l’invasion et la dévastation du Holstein
occidental par l’Obodrite nakonide Pribislav († après 1156). Cette partie du
duché ne dut son salut qu’à la réaction énergique du comte Henri de Badwide,
qui partit dévaster sans son duc le Holstein oriental slave. En 1143, la guerre
entre le clan welfe et ConradIII prit fin: la Saxe était rendue au fils et héritier
d’Henri le Superbe, Henri le Lion. À cette date, l’évangélisation des païens
n’avait qu’un seul succès durable dont faire état: la conversion des
Poméraniens dans les années 1120, symbolisée par celle de leur duc Wartislav
(† 1147/1148) et obtenue grâce aux deux campagnes missionnaires de l’évêque
Otton de Bamberg († 1139), la première initiée par BoleslavIII de Pologne (†
1138) et la seconde par LothaireIII et Albert l’Ours21. Partout ailleurs, elle
piétinait. La conjonction de cet insuccès, qui était en définitive celui de la
politique de mission pacifique de préférence pratiquée depuis OttonI er, de
l’exaspération provoquée entre autres par le dernier raid obodrite en Holstein
occidental et de l’enthousiasme suscité par le succès de la Première croisade
auront néanmoins sans doute renforcé l’idée qu’il fallait en finir par les armes
avec les païens slaves et que cette entreprise serait une “guerre sainte”.
Que l’esprit de guerre sainte et de croisade soufflât en Empire plus fort
qu’au siècle précédent est en tout cas attesté par un étonnant document de
1107/1108 rappelant l’appel d’UrbainII, dont l’authenticité n’est aujourd’hui
plus discutée et qui témoigne au moins d’un changement de mentalité chez
certains clercs impériaux. Vraisemblablement rédigé par un clerc originaire de
Flandre, il se présente comme un appel de l’archevêque Adelgot de
Magdebourg († 1119), de ses suffragants de Merseburg, Naumburg, Meissen,
Havelberg et Brandebourg, ainsi que de comtes et de clercs de Saxe orientale
adressé à des prélats et princes de Saxe occidentale, Franconie, Lorraine et

21
Voir notamment Eberhard DE M M , Reformmönchtum und Slawenmission im 12. Jahrhundert.
Wertsoziologisch-geistesgeschichtliche Untersuchungen zu den Viten Bischofs Ottos von Bamberg
(Historische Studien, 419), Lübeck-Hambourg, 1970; Klaus GUTH, «Kreuzzug, Heidenfahrt,
Missionsreise. Die Pommern-Mission Bischof Ottos I. von Bamberg im Horizont der
Kreuzzugsbewegung des 11./12. Jahrhunderts», dans L. Bauer et al. (éd.), Bischof Otto I. von
Bamberg. Reformer – Apostel der Pommern – Heiliger (1139 gestorben, 1189 heiliggesprochen).
Gedenkschrift zum Otto-Jubiläum 1989 (125. Bericht des Historischen Vereins Bamberg),
Bamberg, 1989, pp. 147-158, et ID ., «The Pomeranian Missionary Journeys of Otto I of
Bamberg and the Crusade Movement of the Eleventh to Twelfth Centuries», dans M. Gervers
(éd.), The Second Crusade and the Cistercians, New York, 1992, pp. 13-23.
392 Florent Cygler

Flandre22. La cruauté des païens slaves y est d’abord évoquée: ceux-ci


tourmentent les chrétiens et violent les lieux consacrés. Suit une exhortation à
réagir: les princes chrétiens doivent prendre les armes contre les ennemis du
Christ pour libérer cette autre Jérusalem qu’est l’Église de Saxe asservie par les
gentils (« Hierusalem nostra ab initio libera, gentilium crudelitate facta est
ancilla »23; cf. 1 Macc 2, 11). Un plan de campagne est ébauché: le roi du
Danemark, des princes voisins, mais aussi et surtout le roi de Germanie
réuniront leurs forces à Merseburg et en d’autres endroits proches. Enfin et
surtout, les combattants feront leur salut (« animas vestras salvificare» 24) tout en
en acquérant de bonnes terres à coloniser (« optimam terram ad inhabitandum
acquirere» 25). Cet appel, qui expressis verbis liait croisade et colonisation, ne
connut pas de suite immédiate. Quarante ans plus tard, en 1147, s’ébranlait
toutefois la “croisade contre les Wendes” (Wendenkreuzzug)26.
Comme l’on sait, la nouvelle de la chute d’Édesse (décembre 1144) avait
provoqué un choc en Occident et conduit le pape cistercien EugèneIII (1145-
1153) à appeler de ses vœux une nouvelle (seconde) croisade et à en confier la
prédication à Bernard de Clairvaux († 1153) en 114627. Ce dernier, sans doute
22
Urkundenbuch des Hochstifts Merseburg. Erster Theil (962-1357), éd. de Paul Fridolin Kehr
(Geschichtsquellen der Provinz Sachsen und angrenzender Gebiete, 36), Halle, 1899, pp. 75-77,
n. 91. Ce document, très connu, a souvent été discuté: voir, en dernier lieu,Giles CONSTABLE,
«The Place of the Magdeburg Charter of 1107/08 in the History of Eastern Germany and the
Crusades», dans F. J. Felten et N. Jaspert (éd.), Vita religiosa im Mittelalter. Festschrift für Kaspar
Elm zum 70. Geburtstag (Berliner Historische Studien, 31; Ordensstudien, 13), Berlin, 1999, pp.
283-299; Marian DYGO, «Crusade and Colonization. Yet Another Response to the Magdeburg
Charter of 1108 A.D.», Quaestiones medii aevi novae, 6 (2001), pp. 319-325, et Peter KNOCH ,
«Kreuzzug und Siedlung. Studien zum Aufruf der Magdeburger Kirche von 1108», Jahrbuch
für die Geschichte Mittel- und Ostdeutschlands, 23 (1974), pp. 1-33.
23
Urkundenbuch des Hochstifts Merseburg…, p. 76.
24
Ibid., p. 77.
25
Ibid.
26
Voir en particulier Hans-Dietrich KAHL , «Zum Ergebnis des Wendenkreuzzugs von 1147.
Zugleich ein Beitrag zur Geschichte des sächsischen Frühchristentums», dans H. Beumann
(éd.), Heidenmission und Kreuzzugsgedanke…, pp. 275-316 (première publication: 1957/1958);
ID., «Wie kam es 1147 zum ‘Wendenkreuzzug’?», dans K.-D. Grothusen et K. Zernak (éd.),
Europa slavica – Europa orientalis. Festschrift für Herbert Ludat zum 70. Geburtstag (Osteuropa-
studien der Hochschulen des Landes Hessen, Reihe 1: Gießener Abhandlungen zur Agrar-
und Wirtschaftsforschung des europäischen Ostens, 100), Berlin, 1980, pp. 286-296; F. LOTTER,
Die Konzeption des Wendenkreuzzuges. Ideengeschichtliche, kirchenrechtliche und historisch-politische
Voraussetzungen der Missionierung von Elb- und Ostseeslawen um die Mitte des 12. Jahrhunderts
(Vorträge und Forschungen, Sonderband, 23), Sigmaringen, 1977; Inge SKOVGAARD -
P ETERSEN , «Wendenzüge – Kreuzzüge», dans M. Müller-Wille (éd.), Rom und Byzanz im
Norden. Mission und Glaubenwechsel im Ostseeraum während des 8.-14. Jahrhunderts. Internationale
Fachkonferenz der Deutschen Forschungsgemeinschaft in Verbindung mit der Akademie der
Wissenschaften und der Literatur Mainz, Kiel, 18.-25. September 1994, 1 (Akademie der
Wissenschaften und der Literatur. Abhandlungen der geistes- und sozialwissenschaftlichen
Klasse, 3/1), Berlin, 1997, pp. 279-285.
27
Sur la seconde croisade en général, voir plus particulièrement Virginia Gingerick BERRY, «The
Second Crusade», dans M. W. Baldwin (éd.), A History of the Crusades, 1, «The First Hundred
L’Empire et la guerre sainte 393

autant pour renvoyer dans son abbaye son agité coreligionnaire et concurrent
Radulf, qui en Rhénanie provoquait de nouveaux pogroms, que pour essayer
de convaincre ConradIII, qu’EugèneIII aurait selon toute vraisemblance
préféré faire venir à Rome pour qu’il y restaure l’autorité pontificale, de
participer à la croisade, se rendit en terre d’Empire28. La scène de son prêche
devant le roi et les princes allemands rassemblés dans la cathédrale de Spire
pour fêter Noël en décembre 1146 est bien connue: d’abord éminemment
réticent, ConradIII se laissa soudain convaincre par les paroles enflammées de
l’abbé de Clairvaux et se croisa. Tout aussi connu est le résultat de la diète
réunie à Francfort par le roi en mars 1147 pour préparer l’expédition – diète à
laquelle Bernard, revenu en Empire pour l’occasion, assista: au contraire de
leur souverain, les Saxons présents, craignant pour la sécurité de leurs
frontières qui se retrouveraient sans défense face aux Slaves s’ils devaient se
rendre en Terre sainte, ne succombèrent pas au discours de Bernard; il fut
alors décidé qu’ils partiraient en croisade non vers la Terre sainte, mais vers
les terres de leurs voisins slaves et païens, où ils obtiendraient les mêmes
récompenses spirituelles que ceux qui suivraient Conrad en Orient.
AlphonseVII de Castille et León († 1157) avait déjà bénéficié, l’année
précédente, d’un “arrangement” similaire pour son expédition d’Almería.
Comme l’écrivit le chroniqueur Saxo Grammaticus († vers 1220) dans ses Gesta
Danorum: « Singulae autem Catholicorum provinciae confinem sibi barbariem
incessere iubebantur» 29.

Years», Madison-Milwaukee-Londres, 1955 (réimpr.: Madison-Londres, 1969), pp. 463-512;


Giles CONSTABLE, «The Second Crusade as seen by Contemporaries», Traditio, 9 (1953), pp.
213-279, repris dans ID., Religious Life and Thought, 11th-12th Centuries (Collected Studies Series,
89), Londres, 1979, X, et Jonathan PHILIPPS et Martin HOCH (éd.), The Second Crusade. Scope and
Consequences, Manchester, 2001 (notamment la contribution de J. PHILIPPS, «Papacy, Empire
and the Second Crusade», pp. 15-31). Sur l’implication de saint Bernard, voir Peter
DINZELBACHER, Bernhard von Clairvaux. Leben und Werk des berühmten Zisterziensers, Darmstadt,
1998, pp. 284-307; Marco MESCHINI, San Bernardo e la seconda crociata, Milan, 1998, et Jürgen
MIETHKE, «L’engagement politique: la seconde croisade», dans Bernard de Clairvaux. Histoire,
mentalités, spiritualité. Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon (Sources chrétiennes, 380), Paris, 1992,
pp.475-503.
28
Sur les deux voyages successifs de Bernard en terre d’Empire, voir plus particulièrement
Adriaan Henrik BREDERO, «Studien zu den Kreuzzugsbriefen Bernhards von Clairvaux und
seiner Reise nach Deutschland im Jahre 1146», Mitteilungen des Instituts für österreichische
Geschichtsforschung, 66 (1958), pp. 331-343; Michel PARISSE, «Les relations avec l’Empire»,
dans Bernard de Clairvaux…, pp. 401-427, et Hansmartin SCHWARZMAIER , «Bernhard von
Clairvaux am Oberrhein. Begegnungen und Zeugnisse aus den Jahren 1146/47», Zeitschrift
für die Geschichte des Oberrheins, 147 (1999), pp. 61-78.
29
Saxonis Gesta Danorum, éd. de Jørgen Olrik et Hans Raeder, 2 vol., Copenhague, 1931 et 1951,
1, p. 376 (livre 14, chap. 3, § 5). Cf. aussi le récit d’Helmold de Bosau; Hemoldi presbyteri
Bozoviensis Cronica…, p. 115 (livre I, chap. 59): « Visum autem fuit auctoribus expedicionis [la
croisade] partem exercitus unam destinari in partes orientis, alteram in Hyspaniam, terciam vero ad
Slavos, qui iuxta nos habitant».
394 Florent Cygler

La lettre (457) qu’adressa immédiatement Bernard « ad universos


christianos» pour promouvoir la “croisade contre les Wendes” qui s’annonçait
est elle aussi bien connue30. Après avoir placé l’entreprise dans une
perspective clairement eschatologique en la présentant comme une guerre
juste voulue par Dieu contre les païens levés contre les chrétiens par le diable,
l’abbé de Clairvaux écrivait notamment:

[…] ad delendas penitus aut certe convertendas nationes illas [les “nations” slaves]
signum salutare suscipere […]. Illud […] interdicimus, ne qua ratione ineant foedus cum
eis […], donec auxiliante Deo aut ritus ipse aut natio deleatur […]31.

Les Wendes, qui pourtant se tenaient alors plutôt tranquilles, ne se rendant


coupables que d’incursions pirates occasionnelles sur les côtes danoises, ne
devraient donc avoir le choix qu’entre “le baptême ou la mort” (au moins
“collectivement” en tant que natio, c’est-à-dire en tant qu’entité politique
autonome)32. Cette alternative radicale disparut, comme du reste toute
considération eschatologique, dans l’encyclique Divini dispensatione
d’EugèneIII relative à cette croisade du Nord, qui en outre appointait le
prémontré Anselme, évêque d’Havelberg et futur archevêque de Ravenne
(†1158), légat pontifical33. En revanche, Bernard de Clairvaux et le pape
partageaient la même inquiétude quant aux éventuels esprits de
compromission et cupidité des croisés, prenant tous deux la peine
d’expressément interdire tout pacte, traité ou exigence de tribut.
Le déroulement de la croisade – qui était bel et bien une opération de
guerre sainte – est lui aussi connu: deux corps principaux34 aux effectifs
considérables se formèrent, qui partirent l’un vers le nord et l’autre vers le
sud; le premier, dirigé par le duc Henri le Lion et ConradI er de Zähringen
(†1152), dont Henri épousa la fille Clémence peu après, et rejoint par la flotte
danoise, alla assiéger Dobin, cependant que le second, comprenant Albert

30
S. Bernardi opera, éd. de Jean Leclercq et Henri Rochais, 8, Rome, 1977, pp. 432-433.
31
Ibid., p. 433.
32
Pour une large discussion de fond (contradictoire), voir avant tout Hans-Dietrich KAHL, «Die
Ableitung des Missionskreuzzugs aus sybillinischer Eschatologie (Zur Bedeutung Bernhards
von Clairvaux für die Zwangschristianisierungsprogramme im Ostseeraum)», dans Z. H.
Nowak (éd.), Die Rolle der Ritterorden in der Christianisierung und Kolonisierung des Ostseegebietes
(Ordines militares, 1), Torun, 1983, pp. 129-139; ID ., « ”Auszujäten von der Erde die Feinde
des Christennamens”. Der Plan zum “Wendenkreuzzug” von 1147 als Umsetzung
sibyllinischer Eschatologie», Jahrbuch für die Geschichte Mittel- und Ostdeutschlands, 39 (1990),
pp. 133-160; ID ., «Crusade Eschatology as seen by St. Bernard in the Years 1146 to 1148»,
dans M. Gervers (éd.), The Second Crusade…, pp. 35-47, et F. LOTTER , Die Konzeption des
Wendenkreuzzuges…, pp. 10-43 («Der ideengeschichtliche Kontext»).
33
Eugenii III pontificis Romani epistolae et privilegia, dans PL, 180, col. 1013-1642, ici col. 1203-1204.
34
Une troisième corps constitué de Polonais et de Moraves alla combattre les Prusses. On ne sait
toutefois rien de ce qu’il advint de cette expédition.
L’Empire et la guerre sainte 395

l’Ours, le comte palatin Hermann († 1155) et le légat Anselme35, faisait de


même devant Stettin, qui pourtant était déjà chrétienne. Le siège de Dobin fut
levé après que le prince nakonide Niclot († 1160) eut fait sa soumission et,
surtout, vaguement promis d’œuvrer à la conversion de ses sujets
obodrites.Quant à celui de Stettin, il le fut aussi après que les habitants eurent
paré leurs murs de croix et envoyé leur évêque Albert négocier avec les
assiégeants36. Les croisés s’en retournèrent alors.
Le contraste entre les buts assignés par Bernard de Clairvaux et EugèneIII
à l’expédition et ses résultats immédiats, proprement nuls si l’on excepte la
promesse de Niclot et, l’année suivante, celle du duc poméranien Ratibor
(†1155/1156) de pousser la conversion de son peuple, ainsi que la restauration
d’Havelberg, dont Anselme reprit possession, puis, en 1149, d’Oldenbourg et
de Mecklembourg, ne saurait être plus grand et patent – comme le note
laconiquement Helmold de Bosau:

Ad ultimum nostris iam pertesis conventio talis facta est, ut Slavi fidem Christianam
reciperent […]. Multi igitur eorum falso baptizati sunt, […]. Taliter illa grandis expedicio
cum modico emolumento soluta est. Statim enim postmodum in deterius coaluerunt; nam
neque baptisma servaverunt […]37.

Tout comme la croisade en Terre sainte, la première véritable guerre sainte


jamais lancée en Empire avait été un échec complet – dont Helmold, comme
on l’a vu38, rendit à mots couverts responsables des chefs saxons beaucoup
plus préoccupés par leurs intérêts à la fois politiques et économiques du
moment que par la conversion des païens. Auraient-ils donc refusé de faire la
“guerre sainte”, préférant leurs intérêts temporels aux récompenses
spirituelles promises par le pape?
La question peut être posée. En 1147, avant le déclenchement des hostilités,
le duc AdolpheII de Holstein († 1164), le fondateur de Lübeck, avait fait
montre d’une certaine hésitation. De plus, la croisade avait étrangement
épargné le pays liutice, il est vrai réduit à une enclave autour de Havelberg
par les grignotages permanents des princes obodrites, des ducs poméraniens
et polonais, des archevêques de Magdebourg et des comtes wettiniens et
ascaniens. Le prince liutice Pribislav-Henri de Brandebourg, en tout cas, avait
fait d’Albert l’Ours son successeur désigné. À sa mort en 1150, ce dernier
entendit occuper Brandebourg pour prendre possession de l’héritage promis,
mais fut “doublé” par le Slave chrétien Jaxa de Köpenick; il dut alors se lancer
à la conquête de la place et n’y parvint qu’en 1157, date à partir de laquelle il

35
Sur Anselme et la croisade, voir Pegatha TA Y L O R , «Moral Agency in Crusade and
Colonization. Anselm of Havelberg and the Wendish Crusade of 1147», The International
History Review, 22 (2000), pp. 757-784.
36
Voir le récit de Vincent de Prague donné supra, n. 3.
37
Hemoldi presbyteri Bozoviensis Cronica…, p. 123 (livre I, chap. 65).
38
Voir supra, n. 3.
396 Florent Cygler

fit venir de l’ouest de nombreux colons en même temps qu’il favorisait


l’installation de monastères cisterciens et prémontrés. Au milieu du XIIIe
siècle, la marche de Brandebourg, chrétienne, était pleinement formée.
Quoi qu’il en soit, les objectifs qui avaient été ceux de la “croisade contre
les Wendes” furent pleinement atteints une dizaine d’années plus tard, dans
les années 1160, sous le règne de FrédéricI er Barberousse († 1190), cousin et
(encore) ami d’Henri le Lion, mais sans la moindre croisade ou guerre sainte.
Henri le Lion fut invité à reprendre les hostilités par un WaldemarI er du
Danemark († 1182) excédé par les raids des pirates obodrites qui continuaient
sur ses côtes. Il s’agit alors, in fine, de faire disparaître ce qui restait de la
principauté obodrite de Niclot, entre-temps décédé. Henri le Lion y arriva sans
peine: de nouveaux comtés furent érigés à Schwerin et Mecklembourg, et les
fils et héritiers de Niclot, Pribislav († 1178) et Wartislav, destitués. En 1167,
Henri rendit cependant à Pribislav l’héritage de son père en échange de sa
totale soumission. De son côté, Waldemar porta ses efforts sur Rügen. En 1168,
avec l’aide de Pribislav dépêché par Henri, il en effectua la conquête,
détruisant le grand sanctuaire païen d’Arkona et obtenant la soumission et la
conversion des Rugiens et de leur chef Jaromir. À l’instar de ce que pratiquait
Albert l’Ours en Brandebourg, Henri le Lion et Waldemar invitèrent colons,
moines (cisterciens) et chanoines (prémontrés) à venir s’installer dans les
territoires qu’ils avaient soumis. Aux portes de l’Empire, maintenant
repoussées jusqu’à l’Oder, il n’y avait plus de principautés slaves
indépendantes, et le paganisme avait été éradiqué, plus sous l’effet conjoint
des ultimes campagnes, de la mission, de la colonisation et de l’intégration des
élites slaves que sous celui d’une véritable “guerre sainte”. La seule question
qui resta en suspens, après la disgrâce et la destitution d’Henri le Lion en
1180/1181, fut celle de la puissance tutélaire: Empire ou royaume du
Danemark? Profitant pour ainsi dire du vide créé par la chute du duc Henri,
les souverains danois purent dans un premier temps s’assurer de la
domination sur le Mecklembourg et la Poméranie, mais la question ne fut
définitivement tranchée – en faveur de l’Empire – qu’en 1227, à l’issue de la
bataille de Bornhöved, lors de laquelle WaldemarII du Danemark († 1241) fut
battu par une coalition des princes du nord de l’Allemagne.

4. Et la guerre sainte?
La papauté, grande promotrice de la “guerre sainte”, avait brillé par son
absence dans les années 1150-1160. En 1171, elle reprenait l’initiative avec la
bulle Non parum animus par laquelle AlexandreIII (1159-1181) appelait en
premier lieu les Scandinaves à prendre la croix cette fois contre les païens de la
Baltique orientale. Ce nouvel appel à la croisade ne rencontra cependant pas le
moindre écho tant ses destinataires, les princes chrétiens du Nord, étaient
alors occupés à se combattre. En 1199, InnocentIII (1198-1216) accordait un
privilège de croisade aux Saxons qui iraient soutenir les efforts, entamés une
L’Empire et la guerre sainte 397

bonne dizaine d’années auparavant, d’implantation chrétienne en Livonie. La


“croisade de Livonie”, qui bénéficia de la mobilisation suscitée en Saxe par les
préparatifs de la nouvelle croisade en Terre sainte à laquelle HenriVI avait
appelé et s’affairait lorsqu’il mourut subitement (en septembre 1197), faisant
du même coup avorter le projet, permit en premier lieu la fondation en 1201
de Riga sur la Düna par Albert de Buxhöv(e)den († 1229), qui y transféra son
évêché de Livonie, suffragant de Brême. L’année suivante, Albert installait une
confrérie de chevaliers saxons, qui fut reconnue et transformée en ordre
militaire par InnocentIII en 1204: les chevaliers porte-glaives39. Ceux-ci furent
chargés de défendre son jeune évêché, d’encadrer les croisés qu’il ramenait
constamment d’Allemagne du Nord et d’étendre la terre chrétienne. Une
chose similaire se produisit juste un peu plus tard plus au sud, à savoir en
Prusse, où le duc polonais Conrad de Mazovie († 1247), avec le soutien de
l’évêque missionnaire cistercien Christian († 1244), fonda l’ordre des
chevaliers de Dobrin, qui seraient eux aussi presque exclusivement recrutés en
Germanie. Le pape GrégoireIX (1227-1241) approuva cette initiative en 1228.
Une nouvelle dynamique d’expansion prenait ainsi forme en Baltique
orientale, résolument fondée sur la “guerre sainte” missionnaire déclarée
croisade par le pape et sur le recours à ceux que l’on pourrait qualifier de
professionnels de celle-ci.
En 1225/1226, le duc Conrad invita les chevaliers teutoniques à venir
combattre les Prusses à partir de Kulm (Chelmno) et de sa région (Kulmerland),
qu’il leur donna. Le grand maître Hermann de Salza († 1239) se fit confirmer
cette donation, ainsi que la pleine souveraineté de son ordre sur tous les
territoires à conquérir par l’empereur FrédéricII († 1250) en 1226 (bulle d’or de
Rimini, dont il faut peut-être repousser la date de rédaction au début des
années 1230). En 1230, GrégoireIX donnait son aval au projet. Les chevaliers
arrivèrent alors – et, en eux proprement incarnée, la “guerre sainte”, ce
d’autant plus que porte-glaives et chevaliers de Dobrin leur furent intégrés
dans les années qui suivirent; dans le même temps, la conquête de la Prusse
était entamée. Enfin, l’appel de Bernard de Clairvaux de 1147 ou, bien plutôt,
celui des Saxons orientaux de 1107/1108 avait été entendu. Non seulement le
concept de “guerre sainte” avait ainsi fini par être dûment reçu en Empire,
mais il serait désormais aussi concrétisé de façon quasi permanente aux
confins voire au-delà de ses frontières – à tel point qu’Empire et “guerre
sainte” devinrent un temps d’une certaine manière indissociables, avant tout

39
Là-dessus et sur ce qui suit, voir le commode et récent aperçu (accompagné de la
bibliographie de base afférente) d’A. DEMURGER, Chevaliers du Christ…, pp. 67-78 («Du côté de
la Baltique. Croisade missionnaire et ordres religieux-militaires») et 319-320 (notes et
références bibliographiques).
398 Florent Cygler

grâce aux “voyages de Prusse” (Preußenreisen) effectués et affectionnés par


nombre de jeunes nobles durant tout le XIVe siècle40.

40
Voir Werner PARAVICINI, Die Preußenreisen des europäischen Adels, 2 vol. (Beihefte der Francia,
17), Sigmaringen, 1989 et 1995.
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 399-412.

La guerre baltique au regard des sociétés de l’Europe


méditerranéenne à la fin du Moyen Âge

Kristjan TOOMASPOEG*

La Baltique et le monde méditerranéen sont à juste titre perçus par les


historiens du bas Moyen Âge comme deux espaces avec peu d’éléments en
commun, qui abritent des structures politiques et sociales très différentes et
sont opposés par leurs ambitions économiques réciproques. En conséquence,
les traditions historiographiques locales balte et méditerranéenne se sont
formées sur des bases distinctes et se sont rapprochées seulement au cours de
la seconde moitié du XXe siècle. Ce rapprochement s’explique avec l’influence
des études générales sur le Moyen Âge menées par les historiens anglo-
saxons, français et allemands, avec l’intérêt porté par des historiens des pays
Baltes, de la Finlande et de la Scandinavie aux liens de leurs pays avec le Sud
européen, en particulier avec l’Italie1, et, récemment aussi, avec les recherches
des historiens du Sud, comme Luigi De Anna qui travaille en Finlande sur la
Baltique2.
Les points communs entre ces deux grands espaces du bas Moyen Âge sont
à chercher surtout dans le cadre des activités institutionnelles de l’Église
romaine (n’oublions pas que l’Archivio Segreto Vaticano abrite une grande
partie des documents utiles pour l’étude de l’histoire médiévale de la
Baltique)3, mais aussi à travers des déplacements réguliers de personnes –
croisés, étudiants, marchands, ecclésiastiques, artistes et autres – entre le
Nord-Est et le Sud de l’Europe. Les échanges entre les deux régions devinrent

* Université de Lecce.
1
Un rôle essentiel dans le rapprochement entre les historiens du Nord et du Sud est joué par les
instituts de recherche finnois et scandinaves à Rome qui permettent à un grand nombre des
chercheurs de ces pays un accès direct aux archives et à la bibliothèque du Vatican. Dans le
cas des historiens des pays Baltes, il reste encore difficile à réaliser des projets d’étude en Italie
et, pour l’instant, leurs réseaux de collaboration scientifique se trouvent exclusivement dans le
monde germanophone et anglophone.
2
Cf., par exemple, Luigi DE A NNA , Il mito del Nord : tradizioni classiche e medievali (Nuovo
Medioevo, 43), Naples, 1994.
3
Leonid ARBUSOW , «Römischer Arbeitsbericht I-IV », Acta Universitatis Latviensis. Latvijas
universitatis raksti, 17 (1928), pp. 285-423 et 20 (1929), pp. 475-657 ; Filologijas un Filosopijas
fakultates serija, 1 (1929-1931), pp. 65-160 et 4 (1931-1933), p. 279-398.
400 Kristjan Toomaspoeg

particulièrement intenses au cours du XVe siècle lorsque l’Ultima Christianorum


Provintia baltique, reliée aux routes commerciales asiatiques, contesta à la
Méditerranée sa position de centre économique de l’Europe médiévale.
Le point de départ de ma communication est la volonté d’ajouter un
argument nouveau à la problématique des liens entre ces deux espaces
géographiques, et, aussi, de trouver une explication à quelques informations
que nous transmettent les sources de l’Italie méridionale. Il s’agit pour ces
dernières, j’ai le devoir d’en avertir, d’éléments très isolés qui sont à
considérer d’abord comme des manifestations de surface d’un phénomène
plus ample. Il est donc question d’un sujet qu’il convient d’aborder en partant
d’un cadre général et en établissant un lien entre les études consacrées à
l’histoire des croisades, au monde baltique et aux rapports entre le Nord et le
Sud de l’Europe médiévale4.

4
Les premiers à associer sans équivoque les opérations de guerre et de conversion qui se sont
déroulées en Baltique aux croisades en Terre sainte étaient les historiens anglo-saxons Eric
Christiansen et William Urban dans deux monographies publiées en 1980 et 1981: Eric
CHRISTIANSEN, The Northern Crusades. The Baltic and the Catholic Frontier 1100-1525, Londres,
1980 (la traduction française Les Croisades nordiques: la Baltique et la frontière catholique, 1100-
1525, Lorient, 1996, contient des erreurs) place les événements qui se sont déroulés dans
l’Europe du Nord-Est dans le cadre global des croisades, terme qu’il utilise dans un sens très
large, en y comprenant non seulement les guerres contre les Wendes, les Prussiens, les Lives,
Lettons et Estoniens, mais aussi les expéditions suédoises contre Novgorod et la guerre
opposant la Lituanie et la Prusse teutonique. Son livre, destiné à un large public, servit donc à
créer un concept de croisade “nordique”, appliqué aussi dans une autre œuvre, moins connue,
de William URBAN , The Livonian Crusade, Washington, 1981. L’auteur traite uniquement la
Livonie, en présentant un exposé plus approfondi sur l’argument, mais en y incluant quelques
erreurs qui concernent le contexte local (les toponymes, les localisations, etc.). Les concepts
d’E. Christiansen et de W. Urban, en soi plutôt convaincants, doivent être complétés par les
donnés de l’historiographie allemande, la plus abondante sur le thème, à commencer par
Friedrich B ENNINGHOVEN , Der Orden der Schwertbrüder. Fratres Milicie Christi de Livonia
(Ostmitteleuropa in Vergangenheit und Gegenwart, 9), Cologne-Graz, 1965, et par un grand
nombre d’œuvres écrites dans les pays qui ont fait l’objet de la guerre baltique.
L’historiographie polonaise ou balte traditionnelle traite plus les aspects politiques et
économiques de la guerre et moins son idéologie, avec certaines ouvertures à partir de 1988.
En atteste Suler VAHTRE, Muinasaja loojang Eestis. Vabadusvõitlus 1208-1227, Tallinn, 1990, qui
reste à mi-chemin entre les interprétations marxistes et nationalistes et la lecture du cadre
général de l’histoire européenne. L’historiographie balte a connu d’importants progrès au
cours des dernières décennies, depuis la publication de volumes comme Jüri KIVIMÄE et Juhan
KREEM (éd.), Quotidianum estonicum. Aspects of Daily Life in Medieval Estonia (Medium Aevum
Quotidianum, Sonderband 5), Krems, 1996 et, pour la première fois, on assiste aussi à une
collaboration entre les historiens estoniens, lettons et lituaniens, symbolisée par la publication
d’une brève histoire des pays Baltes par une équipe mixte de spécialistes: Zigmantas KIAUPA
et al. (éd.), The History of the Baltic Countries, Tallinn, 1999. Les ouvertures d’esprit qui ont eu
leurs débuts sous l’influence de l’intérêt porté aux aspects de la vie quotidienne ou à l’histoire
des mentalités se sont traduites par une analyse plus “européenne” de la guerre baltique,
visible dans les articles de divers historiens baltes contenus dans Alan V. M URRAY (éd.),
Crusade and Conversion on the Baltic Frontier 1150-1500, Aldershot, 2001. Pour un aperçu de
l’historiographie relative à la guerre baltique, on peut se reporter au travail de Juhan KREEM,
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 401

1. La chronologie et l’espace de la guerre


Avant tout, il nous faut déterminer ce qu’était la guerre baltique, du
moment qu’il est question d’une région qui se trouve pendant toute la période
médiévale dans une grande agitation. Je propose de prendre comme point de
départ la notion de “croisade”, ce qui permet de placer les événements qui se
sont déroulés dans la Baltique dans le contexte de l’ensemble de la chrétienté
occidentale5.
Si nous appliquons le terme de “croisade” non aux simples expéditions
contre les païens, mais seulement aux opérations militaires dont les
participants bénéficient explicitement des privilèges octroyés par le Saint-
Siège, la première croisade dans la Baltique correspond à la guerre proclamée
en 1147 par EugèneIII contre les Wendes. Cette croisade est à considérer
comme un échec sur le plan militaire; une série d’expéditions contre les Slaves
lui ont succédé, mais celles-ci ont été organisées sans autorisation spécifique
de la papauté6. Puis, en 1195 et 1198, les papes CélestinIII et InnocentIII
préparèrent le terrain pour la grande croisade contre les païens baltes et finno-
ougriens de ce qui deviendra la Livonie, qui se réalisa entre 1200 et 12287, et,
en 1230, GrégoireIX autorisa les chevaliers teutoniques à entrer en Prusse où
étaient déjà en cours des tentatives de conversion forcée. Les Teutoniques
menèrent en Prusse une croisade qui dura dans sa phase active une quinzaine
d’années, même si la région ne fut véritablement soumise que dans les années
12808: pour être plus précis, selon Pierre de Dusburg, la conquête de la Prusse
finit et la guerre contre les Lituaniens commença en 12839.
Aux trois croisades que nous avons citées s’ajoutent les expéditions
conduites par les Suédois pour la conquête et la conversion de la Finlande. Les
premières expéditions, menées à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle,
n’impliquèrent pas l’intervention de la papauté– InnocentIII se limitait à

«The Teutonic Order in Livonia : Diverging Historiographic Traditions», dans Z. Hunyadi et


J. Laszlovszky (éd.), The Crusades and the Military Orders. Expanding the frontiers of Medieval
Latin Christianity, Budapest, 2001, pp.467-479.
5
En faisant ce rapprochement, je m’appuie sur les œuvres citées d’E. CHRISTIANSEN, The
Northern Crusades…, et de W. URBAN, The Livonian Crusade…
6
Sur la croisade des Wendes, je renvoie à la communication de Florent CYGLER, «L’Empire et
la guerre sainte (XIe-début XIIIe siècle)», publiée dans ce volume.
7
W. URBAN, The Livonian Crusade…, et S. VAHTRE, Muinasaja loojang…
8
Sur la conquête de la Prusse, il existe une monographie de William URBAN , The Prussian
Crusade, Lanham, 1980, mais je conseillerais plutôt la lecture de l’ouvrage classique de Bruno
SCHUMACHER, Geschichte Ost- und Westpreussens, Würzbourg, 1959. En français, on peut se
reporter au récent travail de Sylvain GOUGUENHEIM, «L’ordre teutonique en Prusse au XIIIe
siècle. Expansion de la chrétienté latine et souveraineté politique», dans L’Expansion
occidentale (XIe-XVe siècles). Formes et conséquences. XXXIIIe Congrès de la Société des Historiens
Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (Madrid, Casa de Velázquez, 23-26 mai 2002), Paris,
2003, pp. 97-113.
9
Theodor HIRSCH, Max TOEPPEN et Ernst STREHLKE (éd.), Scriptores Rerum Prussicarum, Leipzig,
1861, 1, p.147, cité par E. C HRISTIANSEN, The Northern Crusades…, pp. 132-133.
402 Kristjan Toomaspoeg

apprendre qu’«un certain pays, appelé Finlande [...] a récemment été converti
à la foi» 10 – et une croisade au vrai sens du terme fut entreprise dans ce pays
seulement en 1240, dans un contexte complètement différent, celui de la lutte
contre les orthodoxes. Le pouvoir suédois fut capable de se servir habilement
de l’idée de la croisade pour défendre ses intérêts face à la principauté de
Novgorod, en menant en 1240, 1249 et 1292 des expéditions militaires, tenues
avec une certaine exagération pour les «première, deuxième et troisième
croisade de Finlande» 11. À ces entreprises militaires s’ajoute la longue guerre
menée par les Suédois contre Novgorod entre 1295 et 1378, alors que la
Finlande était déjà solidement acquise à la religion chrétienne12. Cette guerre
gagna le nom de croisade en premier lieu grâce à l’intervention de sainte
Brigitte qui, sur ce plan, développa une argumentation assez proche de
Bernard de Clairvaux13.
Enfin, après la défaite des chevaliers teutoniques face aux Lituaniens dans
la bataille de Durbe en 1260, la papauté d’AlexandreIV et de ses successeurs
prêta un appui particulier à la lutte de l’ordre teutonique contre les païens de
la Baltique, donc contre la Lituanie, une lutte que les chevaliers surent
transformer avec grande habilité en une guerre sans fin ou, pour reprendre les
mots d’Éric Christiansen, en une « croisade interminable» 14, qui dura jusqu’à
la bataille de Tannenberg en 141015. Comme on peut le constater, je procède,
dans la définition de la guerre ou de la croisade baltique, d’une manière
proche de celle de l’historiographie anglo-saxonne, en fixant comme limites
chronologiques de ce phénomène les dates de 1147 et 1410 et en étendant
l’espace baltique à toutes les régions autour de la mer, de l’Allemagne nord-
orientale jusqu’à la Finlande et à l’embouchure de la Neva.

2. La guerre baltique et les croisades en Terre sainte


Les croisades menées dans l’espace baltique furent dès leurs débuts liées au
contexte des “vraies” croisades conduites dans la Méditerranée. En étudiant
les raisons profondes à l’origine des croisades de 1147, 1200 et 1230, nous
pouvons constater que, d’une part, il s’agissait d’opérations militaires
destinées à résoudre le problème de la conversion des peuples païens et à
ouvrir les routes commerciales du Nord-Est, mais, d’autre part, que les causes

10
Alfred KRARUP (éd.), Bullarium Danicum, Copenhague, 1931, p. 73.
11
E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…, p. 112.
12
Sur ce sujet, il faut se reporter à l’article de Jean-Marie MAILLEFER, «La croisade du roi de
Suède Magnus Eriksson contre Novgorod», dans L’Expansion occidentale…, pp. 87-96.
13
Sur Brigitte, cf. par exemple Tore NYBERG (éd.), Birgitta, hendes vaerk og klostre i Norden,
Odense, 1990. Pour la bibliographie plus récente, voir aussi Arne JÖNSSON (éd.), St. Bridgets’
Revelations to the Popes: an Edition of the so-called Tractatus de summis pontificibus, Lund, 1997.
14
E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…, pp. 132-170.
15
Sven EKDAHL, Die Schlacht bei Tannenberg 1410. Quellenkritische Untersuchungen (Berliner
historische Studien, 8), Berlin, 1982.
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 403

de ces expéditions sont aussi à chercher dans la politique générale des


croisades.
Ainsi, quand Bernard de Clairvaux et EugèneIII organisèrent en 1146 la
croisade destinée à la reconquête d’Édesse, ils se heurtèrent à la volonté des
princes de l’Allemagne septentrionale, d’une part, et des pouvoirs ibériques,
de l’autre, de mener une croisade dans leurs propres régions. Les hommes du
Nord, c’est-à-dire les Saxons mais aussi les Danois et les Polonais, avaient déjà
participé aux croisades en Terre sainte et le fait de les utiliser dans leurs
propres terres représenta aux yeux du pape une possibilité d’élargissement et
de généralisation de la notion même de croisade. Cela motiva EugèneIII pour
émettre, en avril 1147, la bulle Divina dispensatione qui donna aux croisés du
Nord un statut identique à leurs homologues de l’Orient16. Le monde des
croisades se divisait donc désormais en trois: la Terre sainte, la péninsule
Ibérique et le Nord-Est de l’Europe, une division qui, sur le plan idéologique,
devint très visible au XIIIe siècle quand on ajouta à la Palestine, la Terre du
Fils, la Livonie, définie comme la “Terre de Marie”, Marienland17.
Les causes de la croisade livonienne de 1200 furent encore plus liées au
contexte général et furent certainement influencées par les événements qui se
déroulèrent, entre 1189 et 1198, dans la Méditerranée. Le départ de FrédéricI er
Barberousse pour la croisade avait provoqué dans le monde germanique une
très grande mobilisation que l’on peut expliquer par l’écho de la chute de
Jérusalem en 1187. Après la mort de l’empereur en Asie Mineure, beaucoup de
croisés allemands étaient restés en Méditerranée, fondant des hôpitaux
allemands à Brindisi, Messine et Saint-Jean-d’Acre, probablement aussi
ailleurs18. Les projets de croisade du fils de Barberousse, HenriVI 19,
provoquèrent le même enthousiasme et, entre 1194 et 1197, plusieurs grandes
unités de combattants allemands se concentrèrent en Italie méridionale,
permettant aux Staufen de rétablir leur contrôle sur le royaume de Sicile, avant
de se diriger à la fin de l’été 1197 en Terre sainte20. La mort inattendue de
l’empereur interrompit la croisade et nous savons que la majorité des
participants fit retour en Allemagne entre 1198 et 1199. Il est donc permis de
penser que la croisade livonienne a été une conséquence de ce retour et de la

16
Fl. CYGLER , «L’Empire et la guerre sainte…», et E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…,
p.51.
17
Au sujet de l’appellation de “Terre de Marie”, j’ai consulté mon collègue Juhan Kreem
(Tallinna Linnaarhiiv) qui m’a confirmé que cette tradition commence avec la chronique
d’Henri de Lettonie qui est le premier à utiliser ce terme (HENRICUS LETTUS, Chronicon
Livoniae. Livländische Chronik, éd. de Leonid Arbusow et Albert Bauer, Darmstadt, 2e édition,
1959; Heinrici Chronicon Livoniae. Henriku Liivimaa kroonika, éd. d’Enn Tarvel, Tallinn, 1982).
18
Sur ces hôpitaux des croisés allemands, voir Kristjan TOOMASPOEG, Les Teutoniques en Sicile.
1197-1492 (Collection de l’École française de Rome, 321), Rome, 2003, pp. 101-107.
19
Claudia NAUMANN, Der Kreuzzug Kaiser Heinrichs VI, Francfort-sur-le-Main, 1994.
20
Cf. Norbert K AMP , «Die Deutsche Präsenz im Königreich Sizilien (1194-1266)», dans
T.Kölzer (éd.), Die Staufer im Süden. Sizilien und das Reich, Sigmaringen, 1996, pp. 141-185.
404 Kristjan Toomaspoeg

volonté d’hommes, qui avaient fait vœu de croisade, de maintenir leurs


promesses. Les fondateurs des hôpitaux allemands de Brindisi et Acre étaient
originaires de Brême et Lubeck, tout comme les participants à la croisade
livonienne, voulue fortement par l’Église de Brême. Il exista donc, dans ce cas,
un lien direct entre l’Orient et la Baltique, tout comme en 1230 quand la
croisade fut entreprise par une grande institution méditerranéenne, l’Hôpital
des frères de Sainte-Marie-des-Teutoniques de Jérusalem. Les premiers
combattants teutoniques de Prusse vinrent en effet de Terre sainte, menant la
lutte selon les modalités de l’Orient et construisant des bourgs avec des noms
“importés”, comme Thorn (Torun)21.
Depuis InnocentIII (1198-1216), un lien direct unissait le monde baltique à
Rome et au Saint-Siège et les papes intervenaient d’une manière plutôt active
dans les croisades livonienne et prussienne. À ce point, je voudrais rappeler
un épisode de la croisade de la Livonie que l’on peut dater de 1203 ou de 1204
et qui est décrit dans la chronique d’Henri de Lettonie22. À l’époque, le
Cistercien Didier, abbé de Dunamunde (aujourd’hui Daugavgriva, en
Lettonie) et futur évêque d’Estonie (évêché dans la partie septentrionale de
l’actuelle république) conduisit en Allemagne et en Italie Kaupo de Turaida, le
chef des Lives. Kaupo, qui s’était converti à la religion chrétienne, était le
premier et principal allié des croisés en Livonie et il est décrit par Henri de
Lettonie comme un « quasi rex et senior» . Didier de Dunamunde est à son tour
cité plusieurs fois dans la chronique comme l’envoyé à Rome du chef de la
croisade, l’évêque de Riga Albert de Bekeshovede. Le chef des Lives rencontra
à Rome le pape InnocentIII, qui lui donna un baiser de paix ou de bienvenue
et eut avec lui une conversation sur les peuples de la Livonie. Après un séjour
de quelques jours à Rome, en se préparant au départ, Kaupo reçut de la part
du pape sa bénédiction et cent pièces d’or (centum aureos).
Les papes menaient donc une politique livonienne et le Saint-Siège fut
obligé d’intervenir directement dans le conflit qui opposa l’ordre des frères de
la Milice du Christ, connus comme les Porte-Glaive23, aux Danois de l’Estonie
septentrionale et à l’évêque de Riga. Cette intervention fut menée avec l’aide
des légats pontificaux24, et surtout du cardinal Guillaume, évêque de Sabine
puis de Modène, qui était un Italien, un ancien notaire du pape et un ancien
Chartreux, sympathisant des Dominicains. Il accomplit des missions en
Livonie en 1225-26, 1228-30 et 1234-42 et son nom est quelquefois associé à la
thèse de la volonté des papes de créer dans la région une espèce d’État de

21
Sur l’histoire générale de l’ordre teutonique, on peut se reporter à Klaus M ILITZER , Die
Geschichte des Deutschen Ordens, Stuttgart, 2005, et en français, à Kristjan TOOMASPOEG, Histoire
des chevaliers teutoniques, Paris, 2001.
22
Heinrici Chronicon Livoniae…, pp. 42-43.
23
F. BENNINGHOVEN, Der Orden der Schwertbrüder….
24
E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…, pp. 120-121.
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 405

l’Église, soumis directement à Rome25. On peut mentionner aussi les légats


Baudouin d’Aulne, actif en Livonie entre 1231 et 1234, et Jacques Pantaléon,
archidiacre de Liège, présent en Prusse de 1247 à 1249. Ces hommes
garantirent la continuité des liens entre Rome et le Nord-Est de l’Europe et la
circulation des informations sur l’état de la Prusse et de la Livonie, et ce fut
grâce à eux que l’on parvint à mettre provisoirement fin aux conflits
régionaux, en soumettant les Porte-Glaive, décimés par les Lituaniens en 1236,
aux chevaliers teutoniques et en rendant aux Danois leurs terres occupées.
La croisade baltique resta toutefois encore un fait marginal aux yeux du
monde méditerranéen, concentré sur la défense de la Terre sainte. Ainsi,
HonoriusIII demanda à l’archevêché de Riga, pourtant à peine fondée et
située dans une région encore fragile, des sommes pour la reconquête de
Jérusalem26. Le fait que la croisade baltique ait été un succès militaire et
religieux, à la différence des croisades d’Orient, n’éveilla pas dans les zones
centrales du monde médiéval l’intérêt pour le Nord-Est de l’Europe à propos
duquel on disposait au XIIIe siècle seulement d’informations fragmentaires.

3. Le rôle des Teutoniques dans la diffusion des informations sur la


Baltique
La Baltique et sa guerre ne commencent à être perçues avec plus de
précision par les sociétés méditerranéennes qu’à partir du XIVe siècle, une
époque que l’on peut considérer comme un vrai “laboratoire” des
informations et des conceptions relatives à l’Europe du Nord-Est.
L’impulsion pour un tel changement fut donnée lorsque les deux “âmes”
de la croisade baltique, cistercienne et teutonique, entrèrent en conflit. Ce
conflit datait en réalité de l’époque de la croisade de Prusse quand, en 1240, le
Cistercien Christian s’était opposé aux Teutoniques au sujet de la création des
diocèses dans la région: Christian voulut devenir l’évêque unique de la Prusse
entière, comme Albert de Riga était devenu évêque de la Livonie, mais les
Teutoniques parvinrent à diviser la Prusse en petits évêchés qui étaient de fait
incorporés dans l’ordre, du moment que leurs chanoines en étaient membres.
Quelques années plus tard, en 1258, les Teutoniques furent accusés, cette fois-
ci sans doute par l’intermédiaire des principautés polonaises voisines, d’avoir
opprimé des Prussiens convertis27.
Au rythme des difficultés de la Terre sainte et surtout à partir du moment
de la chute d’Acre en 1291, on assiste, comme le prouve Helen Nicholson, à

25
L’étude principale sur Guillaume reste celle de Gustav Adolf DONNER, Kardinal Wilhelm von
Sabina. Bischof von Modena 1222-1324. Päpstlicher Legat in den nordischen Ländern (+ 1251),
Helsinki, 1929.
26
E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…, p. 122.
27
Helen NICHOLSON , Templars, Hospitallers and Teutonic Knights. Images of the Military Orders,
1128-1291, Leicester-Londres-New-York, 1993, p. 39.
406 Kristjan Toomaspoeg

une vague de reproches contre les ordres militaires qui perdent en estime à
tous les niveaux de la société28. Cette impopularité aurait été l’une des causes
de la chute des Templiers et aurait également affecté d’une manière grave les
Hospitaliers et les Teutoniques. À vrai dire, en Italie, les ordres militaires
continuent à bénéficier des donations et du soutien général de la population
locale y compris après 1291 et, quelquefois, la chute d’Acre ne fit
qu’augmenter ce soutien29. Toutefois, l’évolution générale défavorisait les
ordres militaires, surtout sur le plan de leurs rapports avec le Saint-Siège.
Cette constatation vaut aussi pour l’ordre teutonique qui avait au XIIIe siècle,
malgré les conflits cités de 1240 et 1258, toujours maintenu d’excellentes
relations avec la papauté et qui, à la différence des Templiers et des
Hospitaliers, avait reçu plus d’éloges que de reproches de la part des
chroniqueurs tels Matthieu Paris30 et des écrivains de l’Église. Ainsi, Jacques
de Vitry fit dans son Historia orientalis la louange des Teutoniques qui, selon
lui, auraient été encore libres des erreurs qui sévissaient chez les Templiers et
les Hospitaliers, comme l’orgueil, l’opulence et les disputes31. Les Teutoniques
furent appréciés aussi par des hommes comme Bruno, évêque d’Olomouc, et
Olivier le Scolastique32.
Cependant, depuis l’époque de BonifaceVIII, les Teutoniques, qui se
comportaient en Prusse comme des princes féodaux et se lançaient dans des
guerres civiles et des escarmouches avec les villes et les évêchés de la Livonie,
furent souvent accusés par leurs concurrents d’avoir préféré la violence à une
conversion pacifique des païens et d’avoir commis des crimes – beaucoup
d’entre eux en réalité attribuables aux anciens Porte-Glaive – durant la
croisade baltique. En 1301, un chanoine de Carcassonne et chapelain du pape,
Isarnus, fut envoyé à Riga pour vérifier ces accusations33. En conséquence, les
Teutoniques durent, entre 1300 et 1312, intervenir pour la défense de leurs
intérêts, en rédigeant des œuvres qui décrivaient l’origine, l’histoire et les
mérites de l’ordre en Baltique, comme la réponse aux accusateurs écrite par les
Teutoniques de Livonie en 130634. La phase décisive du débat sur le rôle de
l’ordre teutonique se déroula en Avignon sous le pontificat de BenoîtXII

28
Ibid.
29
De ce soutien témoignent par exemple les nombreuses donations en faveur de l’ordre
teutonique en Italie (cf. Kristjan TOOMASPOEG, «Base économique de l’expansion des bourgs
siciliens. Exemple des possessions de l’Ordre Teutonique dans la zone Corleone-Vicari-
Castronovo, 1220-1310», dans El món urbà a la Corona d’Aragó del 1137 als decrets de Nova Planta
(Actas del XVII Congreso de Historia de la Corona de Aragón, Barcelona-Lleida, 7-12 septiembre
2000), Barcelone, 2003, 1, pp.595-604, et ID., «La fondazione della provincia di “Lombardia”
dell’Ordine dei Cavalieri Teutonici (secoli XIII-XIV)», Sacra Militia, 3 (2003), pp. 111-159.
30
H. NICHOLSON, Templars, Hospitallers and Teutonic Knights..., p. 11.
31
Ibid., p. 49.
32
Ibid., p. 48.
33
W. URBAN, The Livonian Crusade…, pp. 45-46.
34
Friedrich Georg von BUNGE (éd.), Liv-, Esth- und Curländisches Urkundenbuch nebst Regesten,
Reval-Riga, 1853-1910, 2, pp. 15-20.
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 407

(1334-1342). Un frère de l’ordre qui résida probablement auprès de la curie


papale, Ulrich, rédigea alors une œuvre théologique, intitulée Epistola fratris
Ulrici ad Benedictum papam, qui justifie l’existence de l’ordre teutonique qu’il
tient pour «le paradis sur terre, Jérusalem et l’arche de Noë» 35.
En outre, depuis qu’en 1309 les grands maîtres de l’ordre choisirent comme
résidence Marienbourg en Prusse et que les entreprises militaires des
Teutoniques dans la Méditerranée cessèrent, les frères se trouvèrent
confrontés à la nécessité de transformer les bases de leur idéologie. Les grands
maîtres du XIVe siècle, surtout Karl de Trèves, encouragèrent alors un
mouvement de prise de conscience religieux et idéologique au sein de l’ordre,
connu comme la Frömmigkeitsbewegung. Ce mouvement accomplit deux
tâches: d’abord, à travers l’écriture d’œuvres théologiques, historiques et
littéraires, il parvint à convertir l’idée de la croisade en Terre sainte en croisade
baltique, menée contre les Lituaniens; ensuite, il rapprocha l’idéologie de
l’ordre et de la croisade de l’esprit de la noblesse laïque, en transformant les
valeurs des Minnesinger en valeurs religieuses. On assiste également à la
création d’œuvres littéraires qui exaltent l’ordre teutonique par des auteurs
allemands qui ne furent pas directement liés à lui, comme Ulrich d’Etzenbach
(Wilhelm von Wenden), des œuvres qui bénéficient d’une large diffusion dans le
monde germanique36.
La Frömmigkeitsbewegung avait deux conséquences principales: d’une part,
grâce à la circulation des œuvres que les Teutoniques avaient rédigées ou
influencées, ceux-ci commencèrent à être connus dans leur rôle de défenseurs
de la Baltique et, à partir du milieu du XIVe siècle, l’ordre fut de plus en plus
souvent appelé, par exemple en Italie, “l’ordre de Prusse” ou “l’ordre des
Teutoniques de Prusse”; d’un autre côté, la collaboration des Teutoniques
avec l’aristocratie européenne se renforça et, la croisade contre les Lituaniens
étant alors la seule vraie croisade qui existait encore, un grand nombre de
nobles se rendit presque annuellement en Prusse pour y participer.

35
Hubert H O U B E N , «Eine Quelle zum Selbstverständnis des Deutschen Ordens im 14.
Jahrhundert : der Codex Vat. Ottobon. lat. 528», dans R. Czaja et J. Sarnovsky (éd.), Selbstbild
und Selbstverständnis der geistlichen Ritterorden (Universitas Nicolai Copernici. Ordines
Militares. Colloquia Torunensia Historica, XIII), Torun, 2005, pp. 139-153. Codex Vat. Ottobon.
lat. 528, fol. 3 : « cibos spirituales tue apostolice sanctitati et auctoritati offero et presens expositiones et
similitudines spirituales de terreno paradyso de civitate Ierosolimitana et de Noe archa in sacra tua
domo theotunica secundum eius regulam, consuetudines, statuta et privilegia apostolica [...] te more
Psalmiste satiari et repleri desidero ». Le manuscrit d’Ulrich est actuellement en cours de
transcription en vue de sa publication.
36
Sur la littérature de l’ordre teutonique, cf. Mary FISCHER, ”Di himels rote”. The idea of Christian
chivalry in the chronicles of the Teuthonic Order (Göppinger Arbeiten zur Germanistik, 525),
Göppingen, 1991, Karl HELM et Walther Z IESEMER, Die Literatur des Deutschen Ritterordens
(Giessener Beiträge zur Deutschen Philologie, 94), Giessen, 1951 et Jaroslaw WENTA, «Über
die ältesten preussischen Annalen», Preussenland, 1 (1994), pp. 1-15.
408 Kristjan Toomaspoeg

À mon avis, la connaissance de la guerre baltique dans la société


méditerranéenne est due en premier lieu au rôle de la noblesse et à ces
“voyages de Prusse”, étudiés par Werner Paravicini37. Pendant plusieurs
décennies, les Teutoniques ont maintenu un lien fort entre leur nouvelle patrie
et la noblesse de toutes les régions européennes qui considérait le fait de
participer à la croisade comme l’un des plus grands honneurs dans la vie d’un
homme, surtout s’il était fait chevalier à cette occasion. Le rôle de l’autre
croisade baltique, celle, suédoise, contre Novgorod, et de la pensée de sainte
Brigitte est plus difficile à évaluer. Les liens de Brigitte avec Rome ont sans
doute contribué à la propagation de sa conception de croisade, vue comme un
moyen pour purifier l’esprit, dont on trouve des traces surtout dans ses
Révélations posthumes38, mais il est douteux que cela ait véritablement
amélioré les connaissances sur le monde baltique. On parla de nouveau
beaucoup de la Baltique et de l’ordre teutonique durant le concile de
Constance entre 1414 et 1418. À cette époque, les Teutoniques traversaient une
crise idéologique et militaire profonde: la Lituanie, leur ennemi principal,
s’était depuis quelques décennies convertie au catholicisme et Jagellon de
Lituanie, devenu roi de Pologne, avait écrasé les Teutoniques d’Ulrich de
Jungingen dans les champs de Tannenberg en 1410. Cette fois-ci, ce furent les
Teutoniques qui prirent une posture d’accusateur face aux Polonais, en
cherchant à obtenir le secours de l’Église et des puissances occidentales39.
Le débat qui se conclut avec la victoire des Polonais, dès lors que la
croisade baltique à défaut de païens n’avait plus de sens et qu’il semblait plus
raisonnable à tous de mobiliser les forces pour arrêter l’avancée des Turcs
dans la Méditerranée, fut accompagné de la rédaction de plusieurs œuvres où
les juristes des Teutoniques et des Polonais défendirent les intérêts des deux
parties40. Le concile de Constance et la défaite de l’ordre teutonique en Prusse,
région qui durant les décennies suivantes fut en proie à une guerre civile entre
les frères et les villes locales, mirent certes fin au mécanisme de collaboration
entre les chevaliers et la noblesse à la faveur de la croisade baltique, mais des
éléments d’information continuaient à circuler en Europe sur la Prusse et la
Livonie, qui toutefois avaient tendance à rester anachroniques et assez
mythifiés.

37
Werner PARAVICINI, Die Preussenreisen des europäischen Adels (Beihefte der Francia, 17, 1-2),
Sigmaringen, 1989-1995, 2 vol.
38
Consalvus DURANTUS (éd.), Revelationes S. Brigittae, Anvers, 1611, et Jacques FERRAIGE (trad.),
Les Révélations célestes et divines de Ste Brigitte de Suède, Paris, 1624.
39
E. CHRISTIANSEN, The Northern Crusades…, pp. 223-228.
40
Cf. Erich WE I S E (éd.), Die Staatschriften des Deutschen Ordens (Veröffentlichungen der
Niedersächsischen Archivverwaltung, 27), Göttingen, 1970, pp. 65-11, 118-120 et 121-162.
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 409

4. Les témoignages méditerranéens


En nous déplaçant du contexte général à celui de la Méditerranée et, par
exemple, de l’Italie méridionale que j’ai moi-même étudié, nous pouvons
obtenir une confirmation des impressions reçues.
Pendant tout le XIIIe siècle, les sources, y compris celles qui proviennent
des lieux où était présent l’ordre teutonique, ne mentionnent presque jamais la
Livonie ou la Prusse dans le cadre de la croisade. Ainsi, les indulgences
concédées par les pouvoirs ecclésiastiques locaux du royaume de Sicile aux
pèlerins qui se rendaient au-delà des Alpes, liées à l’influence des
Teutoniques, ne concernaient pas la Baltique: en 1283, l’archevêque Romuald
de Bari et l’évêque Jean de Siponto concédèrent des indulgences à ceux qui ont
visité la chapelle de Sainte-Cunégonde construite par l’ordre teutonique à
Graz en Autriche41. De même, les personnes qui effectuèrent des donations en
faveur des Teutoniques furent motivées en premier lieu par les activités
caritatives des chevaliers au niveau local, c’est-à-dire italien, ou bien par leurs
combats en Terre sainte et, visiblement, dans la population, on ignore
complètement la présence de l’ordre dans la Baltique42. Ce ne fut qu’au cours
du XIVe siècle que la guerre baltique entra dans l’esprit des habitants des
régions méditerranéennes, grâce aux informations qui circulaient dans la
noblesse à propos de la guerre entre les Teutoniques et les Lituaniens.
En Italie du Sud, ces connaissances sont illustrées par deux exemples
principaux, issus de contextes différents. Le premier exemple provient, en
réalité, de l’espace géographique aragonais et date de la fin du XIVe siècle.
Quand le duc Martin de Montblanc, le futur roi d’Aragon MartinI er, prépara la
conquête de la Sicile, qui se déroula entre 1392 et 1399, il forma dans ce but un
petit ordre chevaleresque43, car alors, comme l’a bien souligné Henri Bresc,
«c’est la nébuleuse des ordres de chevalerie et de l’emblématique qui a été
appelée à renforcer la solidarité autour d’un prince sans royaume» 44. Le texte
des statuts de cet ordre, l’Empresa de la Correge, permet, toujours d’après
H.Bresc, de le considérer comme un ordre curial et royal, voué en particulier à

41
7 mai 1283, Vienne, Deutschordens Zentralarchiv, Ordenspergamenten, Raimundus DUELLIUS,
Historia ordinis equitum Teutonicorum, Vienne, 1727, 3, p. 90, regeste dans Gaston von
P ETTENEGG (éd.), Die Urkunden des Deutsch-Ordens Zentralarchives zu Wien, Prague-Leipzig,
1887, 1, doc. 614; 9 mai 1283, Vienne, Deutschordens Zentralarchiv, Ordenspergamenten, reg.
ibid., doc. 615.
42
Sur la motivation des donateurs, cf. K. TOOMASPOEG, «Base économique de l’expansion des
bourgs siciliens…», et ID ., « Confratres, procuratores, negociarum gestores et factores eorum...
Storia dei familiares dei Cavalieri Teutonici in Sicilia (1197-1492)», Sacra Militia, 1 (2000),
pp.149-163.
43
Les statuts de l’ordre (conservés en copie à Barcelone, dans l’Archivo de la Corona de Aragón,
Pergaminos de Juan II, apéndice) ont été publiés et étudiés dans Henri BRESC, « L’Empresa de la
Correge et la conquête de la Sicile: le royaume errant de Martin de Montblanc», Anuario de
Estudios Medievales, 23 (1993), pp. 197-220.
44
Ibid., p. 198.
410 Kristjan Toomaspoeg

la défense des dames, et que l’on peut insérer dans toute une série
d’institutions similaires45, ces petits ordres de la noblesse formés au XIVè
siècle, connus surtout dans l’espace allemand où le phénomène a été étudié
par Holger Kruse, Werner Paravicini et Andreas Ranft46, mais présents dans
toute l’Europe occidentale, y compris la péninsule Ibérique.
Les statuts de l’Empresa, mis au point entre 1385 et 1390 et modifiés en
1392, contiennent 19 chapitres, dont un, le neuvième, consacré à l’attribution
des récompenses symboliques, des plaques émaillées, pour des mérites
particuliers. Un de ces mérites est la participation aux guerres de Prusse et de
Niflant (de Livland, Livonie) qui, selon les statuts de l’ordre, vaut plus qu’un
pèlerinage en Terre sainte et permet d’obtenir une plaque verte47. L’Empresa
s’inspire naturellement des modèles préexistants, anglais, français et ibériques,
et il est à noter que les statuts de plusieurs des ordres chevaleresques princiers
de l’époque contiennent une clause identique qui concède des bénéfices à ceux
qui partent pour la Baltique. Répétons-le, avant la menace turque, la seule
vraie croisade qui existait était aux yeux de la noblesse celle qui fut entreprise
dans la Baltique. Il est à noter que les statuts de l’ordre de Martin de
Montblanc utilisent la forme allemande du nom de la Livonie, Livland, et non
pas le terme latin, Livonia, ce qui indique que les voies de la diffusion des
informations sur la région passaient par le monde germanique. Il est
important de vérifier si le neuvième chapitre des statuts de l’Empresa et les
exemples équivalents intéressant le monde méditerranéen étaient des simples
répétitions de modèles préexistants ou au contraire s’ils possédaient un
contenu réel, c’est-à-dire si les nobles du Sud se rendaient effectivement en
Prusse et en Livonie pour gagner la fameuse plaque verte.
Notre second exemple donne quelques informations sur cette participation
effective aux événements de la Baltique. Il s’agit d’une lettre, écrite le 3 mai
1403 par le procureur général de l’ordre teutonique à Rome, Johann de Felde,
au grand-maître Konrad de Jungingen48. Le procureur demande des nouvelles
de la guerre contre les Lituaniens et dit avoir reçu une lettre du commandeur
provincial des Teutoniques dans les Pouilles qui lui parlait d’un grand intérêt
des nobles du royaume de Sicile pour cette entreprise, ajoutant que dans la
région «il y a beaucoup de grand seigneurs qui se sont rendus en Prusse et en
Lituanie et y sont devenus chevaliers», et que ces seigneurs demandent
ensuite des informations sur la situation en Baltique. Et le procurateur
d’ajouter:

45
Ibid.
46
Holger K RUSE , Werner PARAVICINI et Andreas R ANFT , Ritterorden und Adelsgesellschaften in
spätmittelalterlichen Deutschland, Francfort-sur-le-Main, 1991.
47
H. BRESC, « L’Empresa de la Correge…», p. 216.
48
Kurt FORSTREUTER et Hans KOEPPEN (éd.), Berichte der Generalprokuratoren des Deutschen Ordens
an der Kurie (Veröffentlichungen der Niedersächsischen Archivverwaltung, 12, 13, 21, 32 et
37), Göttingen, 5 vol., 1960-1976, 1, doc. 269, pp. 378-379.
La guerre baltique et l’Europe méditerranéenne 411

le plus puissant des princes de ce pays après le roi de Naples, appelé Raynaldus de
Ursinis, a été en Prusse et y est devenu chevalier. Il est un confrère [donc un associé
laïque] de notre ordre et porte la croix de l’ordre au cou; on le compare à un
seigneur ecclésiastique et il est un protecteur de l’ordre dans le royaume. Quand il
rencontre le commandeur provincial, il demande des nouvelles de la Prusse et
voudrait bien savoir comment va l’ordre.

Dans la suite du courrier, le procureur rapporte également l’intérêt des


Napolitains pour la prochaine expédition en Prusse et évoque une autre lettre
avec demande d’informations qu’il avait reçue du commandeur provincial en
Sicile. Raynaldus de Ursinis était bien sûr Raimondello Del Balzo Orsini,
prince de Tarente, chef de l’une des plus importantes familles de la noblesse
du royaume de Sicile continentale, à l’époque l’homme le plus puissant du
royaume après le roi. Très lié à l’ordre teutonique, il est connu comme un
homme de guerre, un politicien et un mécène. Il mourut peu après, en février
1406, et sa veuve Marie d’Enghien épousa le roi Ladislas de Naples.
Dans le passé Raimondello s’était donc rendu en Prusse, comme beaucoup
d’autres nobles de l’Italie méridionale, pour participer à une expédition contre
les Lituaniens, et y avait obtenu l’insigne honneur d’être fait chevalier sur le
champ de bataille. Le principal vecteur de la diffusion des informations sur la
guerre baltique était la noblesse et il est à noter que nous ne trouvons pas
d’éléments sur ce thème dans les chroniques européennes non-germaniques
des XIVe et XVe siècles à l’exception de l’œuvre de Froissart, la plus attachée à
l’esprit chevaleresque49. Dans le même temps, toutes les connaissances sur la
Baltique passaient par les activités d’une seule institution, l’ordre teutonique.
Au cours du XVe siècle, malgré l’intensification des rapports commerciaux
entre la Baltique et la Méditerranée et malgré la défaite des Teutoniques face
aux Lituaniens, la situation ne subit pas de mutations. La Baltique se résumait
à l’ordre teutonique et, en 1492 encore, quand le vice-roi de Sicile, Ferdinand
de Acuña, rencontra à Messine un représentant de l’institution, la conversation
porta sur la guerre de Prusse qui l’intéressait beaucoup50. Le fait que la
connaissance de la guerre baltique ait été diffusée par les Teutoniques
s’explique par le succès de la nouvelle idéologie élaborée par les chevaliers
dans la première moitié du XIVe siècle, mais aussi par l’importance de la
présence des possessions de l’ordre dans les régions méditerranéennes. En
effet, depuis le XIIIe siècle, les Teutoniques possédaient deux provinces
(bailliages) dans le royaume de Sicile, “la Sicile” et “les Pouilles”, des terrains
à Rome et dans le Latium attachés à l’office du procureur de l’ordre auprès de
la curie papale, une province en Italie centrale et septentrionale, “la

49
Jean FROISSART, Chroniques, éd. de Peter F. Ainsworth, George T. Diller et Albert Varvaro,
Paris, 2001-2004.
50
8 octobre 1492, copie dans: Vienne, Deutschordens Zentralarchiv, Handschriften, 164, p. 386.
412 Kristjan Toomaspoeg

Lombardie”, et une autre dans le Tyrol méridional51. En Provence, les


Teutoniques eurent pour quelques décennies des possessions en Arles et à
Montpellier et, dans la péninsule Ibérique, ils étaient présents à La Mota en
Castille. Outre cela, l’ordre teutonique conserva au XIVe siècle encore des
possessions en Chypre et dans le Péloponnèse52.
Ce furent surtout les possessions italiennes des Teutoniques, présents dans
plus de deux cents localités différentes et propriétaires de leurs quartiers dans
des villes comme Palerme, Messine, Barletta, Manfredonia ou Padoue, qui
jouèrent un rôle décisif dans la diffusion des informations sur la Baltique.
Toutefois, jusqu’au dernier quart du XIVe siècle, la majorité des Teutoniques
des provinces italiennes de l’ordre provenait des régions de l’Allemagne
occidentale où l’on ignorait en grande partie les événements qui se déroulaient
en Baltique. C’est seulement ensuite que les frères rhénans, alsaciens et
lorrains cédèrent progressivement la place à d’autres qui furent le plus
souvent originaires de Hesse et de Franconie, mais dont plusieurs avaient
aussi servi ou même étaient nés en Prusse53. La présence des frères prussiens
dans les provinces de Sicile, de Pouilles et de Lombardie, dans la charge de
procureur de l’ordre à Rome et parmi les étudiants des universités de Bologne
et Padoue54, tout comme l’intervention des Teutoniques dans les échanges
commerciaux entre Venise et l’Europe du Nord-Est, favorisaient sans doute la
circulation des informations. Or, la guerre baltique se trouvait à cette époque
déjà dans sa phase finale et ce n’est pas par hasard que l’exemple apulien que
j’ai cité se rapporte aux années qui précèdent immédiatement la défaite de
Tannenberg.
Nous sommes donc obligés de constater que la perception de la guerre
baltique par les sociétés méditerranéennes était un phénomène très isolé sur le
plan chronologique, car, avant le dernier quart du XIVe siècle, dans le monde
méditerranéen on ignorait presque tout de la Baltique et, après 1410, la lutte
des Teutoniques contre les Lituaniens, le principal vecteur de connaissances,
perdit son importance.
51
Sur les possessions de l’ordre teutonique en Italie, voir Hubert HOUBEN (éd.), L’Ordine
Teutonico nel Mediterraneo. Atti del Convegno internazionale di studio Torre Alemanna, Cerignola-
Mesagne-Lecce 16-18 ottobre 2003 (Acta Theutonica, 1), Galatina, 2004.
52
Cf. Kurt FORSTREUTER, Der Deutsche Orden am Mittelmeer (Quellen und Studien zur Geschichte
des Deutschen Ordens, 2), Bonn, 1967 et H. HOUBEN (éd.), L’Ordine Teutonico…
53
Le personnel de l’Ordre Teutonique en Italie fait actuellement l’objet d’une étude de
prochaine publication. Sur ce thème, on trouve des notices dans Kristjan TOOMASPOEG ,
«L’Ordine Teutonico in Sicilia: una minoranza fra le altre», Quellen und Forschungen aus
italienischen Archiven und Bibliotheken, 85 (2005), pp. 104-126.
54
Sur les procureurs de l’ordre teutonique à Rome, voir Jan-Erik BEUTTEL, Der Generalprokurator
des Deutschen Ordens an der römische Kurie. Amt, Funktionen, personelles Umfeld und Finanzierung
(Quellen und Studien zur Geschichte des Deutschen Ordens, 55), Marbourg, 1999; sur les
étudiants envoyés par l’ordre en Italie, on trouve de très nombreuses informations dans K.
FORSTREUTER et H. KOEPPEN (éd.), Berichte der Generalprokuratoren des Deutschen Ordens an der
Kurie…
Regards croisés sur la guerre sainte, pp. 413-429.

La Reconquista: una invención historiográfica


(siglos XVI-XIX)

Martín RÍOS SALOMA*

1. ¿Conquista, Reconquista o Restauración?: un debate abierto


Ya en 1954, don Antonio Maravall, tal vez sin proponérselo, ponía en
evidencia la complejidad semántica de un término para entonces consagrado
no sólo por el uso cotidiano y la propaganda del nacional-catolicismo, sino
también por la historiografía española, tanto la oficial como la académica1. En
el capítulo VI de su célebre libro El concepto de España en la Edad Media,
Maravall aseguraba que la leyenda construida en torno a los orígenes del
movimiento de resistencia cristiano frente al invasor musulmán se había
convertido en un «factor capital» de la propia historia peninsular y añadía
que por medio de tal leyenda encontraba un cauce de expresión «…el aspecto
político de la Reconquista, que, por medios de guerra o de cualquier otra
naturaleza, se ha orientado siempre a la meta de la recuperación del señorío
político de la península. Recuperación, restablecimiento, restauración: son las
palabras a las que hemos de acudir –según nos son dadas por los mismos
documentos de la época– para caracterizar la acción de los principados
cristianos […] que no se traduce tan sólo en una actividad bélica
conquistadora, sino más propiamente en el desarrollo de una empresa política
[…] de Reconquista» 2.
Desde entonces, numerosas generaciones de medievalistas han trabajado
infatigablemente con el objetivo de caracterizar y definir de la mejor forma
posible el enfrentamiento secular entre musulmanes y cristianos en la
península Ibérica. Sin embargo, a pesar del mejor conocimiento de las fuentes
escritas, de las aportaciones hechas desde el campo de la arqueología y de la
apertura de los presupuestos epistemológicos operada tras el final del

* Universidad Complutense de Madrid.


1
Este trabajo ha sido elaborado con el apoyo de una beca doctoral en Humanidades, área de
Historia, concedida por la Fundación Caja Madrid para el periodo 2005-2006.
2
Antonio MARAVALL, El concepto de España en la Edad Media, Madrid, 1957, p. 252.
414 Martín Ríos Saloma

franquismo3, lo cierto es que hoy en día no existe un acuerdo total sobre el


significado que tuvo tal contienda, como lo demuestra la gran cantidad de
trabajos que en los últimos años han ofrecido diversas propuestas de
caracterización, definición o reinterpretación. En el año 2000, por ejemplo,
Manuel González se preguntaba, al hacer un balance historiográfico sobre el
tema que nos ocupa, si podía hablarse de una Re-conquista y concluyó que en
el reinado de Alfonso III «la reconquista era algo más que un proyecto
nebuloso» 4 y que, además, era un hecho histórico con una dimensión
espiritual, material y económica5. Por su parte, Joseph Torró6 publicó el mismo
año un artículo en el que criticó el uso político del término Reconquista en
tanto que no representaba una realidad histórica –ya que, según sus palabras,
lo que hubo en la práctica fue una «conquista», es decir, la « occupation
territoriale et destruction d’une societé différente et vaincue» 7 – ni había sido
utilizado nunca en las crónicas cristianas, por lo que, siguiendo a Pascal
Buresi, proponía centrar el debate en el hecho de si esta expansión era una
particularidad hispana o, por el contrario, era una fase más del proceso
general de expansión de la sociedad medieval occidental.
Dos años después, en el coloquio intitulado Guerre, pouvoirs et idélogie dans
l’Espagne chrétienne aux alentours de l’an mil, organizado en el Centre d’Études
Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers a iniciativa de Thomas
Deswarte y Philippe Sénac, Jorge López Quiroga proponía, con el desacuerdo
de Adeline Rucquoi, emplear el término etnogénesis para referirse al proceso de
expansión y autodefinición de los reinos hispano-cristianos8. Finalmente, en el
año 2003, el propio Thomas Deswarte publicó la versión resumida de su tesis
doctoral bajo el título De la destruction à la restauration. L’idéologie du royaume
d’Oviedo-León (VIIIe-XIe siècles), en la que, además de ofrecer varios datos sobre
la gestación del término Reconquista, afirmaba que la ideología creada en los
reinos astur y leonés obedecía a una concepción particular del mundo y de la

3
Una buena síntesis sobre la evolución del medievalismo español en el siglo XX puede verse en
Emilio MITRE, «La historiografía sobre la Edad Media», en J. Andrés-Gallego (éd.), Historia de
la historiografía española, Madrid, 1999, pp. 67-116. Un estudio historiográfico de conjunto de
gran envergadura puede encontrarse en: XXV Semana de Estudios Medievales de Estella. La
historia medieval en España. Un balance historiográfico (1968-1998), Pamplona, 1999.
4
Manuel GONZÁLEZ, «¿Re-conquista? Un estado de la cuestión», en Tópicos y realidades de la
Edad Media, Madrid, 2001, pp. 157-178, p. 161.
5
Ibid., p. 158.
6
Josep TORRÓ, «Pour en finir avec la Reconquête. L’occupation chrétienne d’al-Andalous, la
soumission et la disparition des populations musulmanes (XIIe-XIIIe siècles)», Cahiers
d’Histoire. Revue d’histoire critique, 78 (2000), pp. 79-97.
7
Ibid., p. 85.
8
Las actas han sido publicadas recientemente: Jorge LÓPEZ QUIROGA , «El mito-motor de la
Reconquista como proceso de etnogénesis socio-política», en T. Deswarte y Ph. Sénac (éd.),
Guerre, pouvoirs et idélogie dans l’Espagne chrétienne aux alentours de l’an mil. Actes du colloque
internacional organisé par le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, Poitiers-
Angoulême (26, 27, 28 sept 2002), Turnhout, 2005, pp. 113-121.
La Reconquista: una invención historiográfica 415

historia anclada en el pensamiento tardo-romano y agustiniano y


condicionada por la herencia política visigoda, de tal suerte que, según el
autor, el programa ideológico de las monarquías no buscaba tanto conquistar
militarmente un territorio como restaurar no sólo el dominio político cristiano
sobre Hispania, sino también la organización política, eclesiástica y territorial
del reino; en consecuencia, el autor señalaba que « parler de Reconquête n’est
donc pas fondamentalement faux, mais nettement insuffisant et potentiellement
trompeur, car l’utilisation de ce terme peut conduire à oublier l’œuvre de
Restauration, dont la reconquête n’est qu’une partie »9.
El debate –del cual sólo hemos señalado de forma esquemática las
principales líneas de interpretación– está lejos de ser un debate puramente
académico. Muy al contrario, las distintas interpretaciones y lecturas que se
hacen sobre el conflicto entre musulmanes y cristianos en la Edad Media
determina en ciertas ocasiones las actuaciones políticas y, por qué no decirlo,
la forma en que el español de a pie entiende su propia historia y asume la
presencia de comunidades islámicas cada vez más numerosas dentro del
territorio hispano. Así pues, tanto el momento histórico como el debate
académico forman el marco ideal para realizar un análisis del proceso de
gestación del término Reconquista, empleado por vez primera dentro del
contexto de la guerra contra el Islam a finales del siglo XVIII. Ello nos
permitirá estudiar, por una parte, la forma en que el mito de la Pérdida y
Restauración de España fue actualizado a lo largo de cuatro centurias en
función de las claves culturales y de los presupuestos historiográficos de cada
época; por la otra, analizar el proceso por medio del cual el término
Reconquista desplazó a lo largo de la segunda mitad del siglo XIX al término
Restauración, convirtiéndose así en un elemento fundamental tanto del
discurso histórico como de la propia identidad nacional española. Creemos
sinceramente que estas líneas pueden enriquecer no sólo las investigaciones
historiográficas hechas desde el medievalismo –como las de los propios
Torró, Deswarte o Patrick Henriet– 10, sino también los estudios recientes que
desde el ámbito del modernismo y de la historia contemporánea han realizado
autores como José Álvarez-Junco11, Fernando Wulff12, Benoît Pellistrandi13,

9
Thomas DESWARTE, De la destruction à la restauration. L’idéologie du royaume d’Oviedo-León (VIIe-
XIe siècles), Turnhout, 2003, p. 321.
10
Véase especialmente su artículo «Moines envahisseurs ou moines civilisateurs? Cluny dans
l’historiographie espagnole (XIIIe-XXe siècles)», Revue Mabillon. Revue internationale d’histoire et
de litterature religieuses, 72 (2000), pp. 135-159.
11
José ÁLVAREZ JUNCO, Mater Dolorosa. La idea de España en el siglo XIX, Madrid, 2002.; ID., « The
formation of spanish identity and its adaptation to Ages of Nations», History and Memory, 14
(2002), pp. 13-36
12
Fernando WULFF , Las esencias patrias. Historiografía e historia antigua en la construcción de la
identidad española (siglos XVI-XX), Barcelona, 2003.
13
Benoît P ELLISTRANDI , Un discours nacional? La Real Academia de la Historia entre science et
politique (1847-1897), Madrid, 2004; ID., «Escribir la historia de la nación española: proyectos
416 Martín Ríos Saloma

Serafín Fanjul14, Carolyn Boyd15, Aurora Rivère16, Jaime Aurelle17 y Ricardo


García18 en torno a la escritura de la historia y su utilización en la creación de
un discurso y una identidad nacionales.

2. La « pérdida y restauración de España » en la historiografía de los


siglos XVI y XVII
Para explicar satisfactoriamente el proceso de invención y consolidación
del término Reconquista, debemos remontarnos a los siglos XVI y XVII y
recordar que a lo largo de estas dos centurias, historiadores como Florián de
Ocampo19, Ambrosio de Morales20, Alonso de Zurita21, Juan de Mariana22,
Jerónimo Pujades23 o Francisco Saavedra Fajardo24 concibieron la lucha entre
cristianos y musulmanes en los mismos términos que los autores del siglo XIII,
es decir, como una penitencia mediante la cual se purificaban los pecados de
desobediencia al papa, lujuria y traición cometidos por los últimos reyes
visigodos y al final de la cual se restaurarían tanto el antiguo esplendor de la
monarquía visigoda como la libertad de aquellos cristianos que se vieron
obligados a vivir bajo el yugo musulmán. La atenta lectura de las obras más
importantes de estos siglos nos permite apuntar algunos rasgos significativos
del discurso re-construido por estos autores.
En primer término, se observa que en el esquema interpretativo de la
« destrucción y restauración de España », articulado en claves
providencialistas y religiosas, la imagen de Pelayo y la batalla de Covadonga
desempeñaron un papel fundamental: el primero por ser la antítesis de los
reyes Witiza y Rodrigo, causantes de todos los males y viva encarnación de
todos los vicios; la segunda por ser el acontecimiento que dio principio a ese
proceso de purificación y restauración que culminaría con la restitución de la

y herencia de la historiografía de Modesto Lafuente y Rafael Altamira», Investigaciones


Históricas, 17 (1997), pp. 137-159.
14
Serafín FANJUL, Al-Andalus contra España. La forja del mito, Madrid, 2002.
15
Carolyn B OYD , Historia patria. Política, historia e identidad nacional en España: 1875-1975,
Barcelona, 2000; ID ., «The second battle of Covadonga. The politics of commemoration in
Modern Spain», History and Memory, 14 (2002), pp. 37-65.
16
Aurora RIVIÈRE, Orientalismo y nacionalismo español. Estudios árabes y hebreos en la universidad de
Madrid (1843-1868), Madrid, 2000.
17
Jaime A URELLE , «La formación del imaginario histórico del nacionalismo catalán, de la
Renaixença al Noucentisme (1830-1930)», Historia contemporánea, 22 (2001), pp. 257-258.
18
Ricardo GARCÍA et al., La construcción de las Historias de España, Madrid, 2004.
19
Florián de OCAMPO, Los cinco primeros libros de la crónica general de España, Medina del Campo,
1553.
20
Ambrosio de MORALES, Crónica general de España, Alcalá de Henares, 1574.
21
Alonso de ZURITA , Gestas de los reyes de Aragón. Desde comienzos del reinado al año 1410,
Zaragoza, 1572.
22
Juan de MARIANA, Historia general de España, Toledo, 1601.
23
Jerónimo de PUJADES Crónica universal del principado de Cataluña, Barcelona, 1609.
24
Francisco SAAVEDRA, Corona gótica, castellana y austriaca, Amberes, 1658.
La Reconquista: una invención historiográfica 417

libertad del pueblo cristiano sometido al yugo musulmán y por haber sido, al
mismo tiempo, una clara muestra del respaldo que Dios daba a los suyos. En
segundo lugar, se percibe el hecho de que la identificación de los grupos que
participaron en la batalla de Covadonga y en el resto de los hechos de armas
se hizo siempre en términos religiosos ya que se establecía que en ella
pelearon cristianos contra musulmanes. Cuando los autores hicieron alguna
distinción entre los grupos cristianos, la identificación se hizo en términos
étnicos, de tal suerte que se hablaba de astures, cántabros, vascones y
visigodos, exaltando la histórica resistencia de los primeros frente a todo
intento de dominación y el noble linaje de los últimos. Por otra parte, es
patente que los términos que se utilizaron en estas obras para referirse a la
conquista de otras plazas, villas y ciudades tras la muerte de Pelayo fueron
«conquistar», «tomar» o «ganar» y siempre se resaltó el hecho de que tras
esa conquista militar hubo una restauración del dominio cristiano, de la
población y de la organización civil y eclesiástica. El cuarto aspecto a resaltar
es que nunca se cuestionó la veracidad de la batalla de Covadonga ni su
primacía frente a otros movimientos de resistencia, como los iniciados en el
Pirineo aragonés por Iñigo Arista o en el Pirineo catalán por el mítico Otger
Cataló, aunque aragoneses y catalanes emplearon litros de tinta en exaltar sus
propias gestas y en resaltar su contribución al proceso general de restauración
frente al desprecio mostrado por los autores castellanos.
Finalmente, debe señalarse el hecho de que frente a la ausencia de noticias
históricas fidedignas, la versión tradicional de los acontecimientos del siglo
VIII se mostró capaz de satisfacer las inquietudes históricas de los lectores de
los siglos XVI y XVII, razón por la cual los escritores se encargaron de
actualizar y mantener vigente dicha versión llenando los vacíos informativos
con suposiciones e invenciones de todo tipo25. Con ello, más que elaborar una
historia, los distintos autores contribuyeron a reelaborar un mito fundacional:
el de la pérdida y restauración de España.

3. La Restauración de España en el siglo XVIII: una interpretación en


claves ilustradas
En un siglo XVIII preocupado por combatir las tinieblas de la ignorancia
con la luz de la razón, era lógico que el relato tradicional de la invasión
musulmana y el alzamiento de Pelayo fuera sometido a un exhaustivo análisis
crítico con un triple objetivo: desechar las noticias fabulosas, encontrar la
verdad y establecer una cronología precisa de los acontecimientos. Por otra

25
Fray Juan de Villaseñor, por ejemplo, dedica varias fojas a las apariciones de la Virgen y de la
Santa Cruz que ocurrieron en el transcurso de la batalla de Covadonga. Juan de VILLASEÑOR,
Historia general de la restauración de España por el santo rey Pelayo, apariciones de cruces bajadas del
cielo, varias noticias históricas de imágenes en diferentes reinos…, Madrid, 1684. Al lector no
escapará la atribución de la santidad a Pelayo por parte del autor.
418 Martín Ríos Saloma

parte, la instauración de la casa de Borbón generó la necesidad de lanzar


nuevas miradas sobre el pasado de España y fue en esta revisión del proceso
histórico de la monarquía española en donde surgieron novedosas
interpretaciones sobre la lucha contra el Islam. De esta suerte, en el relato
sobre la batalla de Covadonga aparecieron dos planteamientos hasta entonces
desconocidos: primero, entender el enfrentamiento contra el Islam como una
lucha por la recuperación del territorio y, segundo, identificar a los cristianos
del norte de la península como a un solo pueblo, de tal suerte que ya no se
hablaba de astures, cántabros, vascos y visigodos, sino de españoles. La
aparición de estos dos elementos refleja el surgimiento de una nueva
conciencia identitaria entre las elites ilustradas con respecto a las otras
monarquías europeas. Si bien es cierto que aún no puede hablarse de
“nacionalismo”, tal y como lo vivió y lo entendió el siglo XIX, creemos que sí
puede percibirse ya una clara conciencia de identidad colectiva en términos
modernos o, para decirlo en palabras de Álvarez Junco, de “etno-
patriotismo”26.
Son cuatro las obras que muestran claramente esta nueva conciencia
identitaria y el cambio que se produce en la forma de concebir la lucha contra
el Islam. La primera es la Sinopsis histórico cronológica de España o historia de
España reducida a compendio y a debida cronología de Juan de Ferreras, publicada
a partir de 170027. En ella se concibe por vez primera a la Restauración como
una lucha por recuperar los territorios perdidos tras la invasión musulmana y
ya no sólo como una lucha por restaurar el esplendor visigodo y la libertad de
los cristianos. Por otra parte, el autor identifica claramente a los habitantes del
norte peninsular como españoles. Así, en su dedicatoria al príncipe de
Asturias, Ferreras señalaba que:

Los primeros reyes, que después de inundada nuestra España y dominada casi
del todo de las armas de los califas de Damasco, empezaron a liberarla del pesado
yugo Mahometano, más armados de la fe que del valor […], no tuvieron otro título
que el de Asturias, porque el dominio del primer restaurador de las ruinas del
Imperio Gótico don Pelayo, sólo se ciñó a las asperezas de las Asturias […]
peleando por los cristianos la tierra, el aire y el agua, para que por todos se
reconociese cuan estable había de ser la monarquía cuyos cimientos eran tan
soberbios prodigios.
Añadió al título de Asturias el de Galicia Don Alonso el Católico, que no sólo
restauró la mayor parte de esta provincia, sino que bajando con sus tropas las faldas
de las montañas echó de ellas a los mahometanos que las habían ocupado y sólo con
estos dos títulos se honraron sus sucesores hasta Ordoño II […].
En [esta historia] verá V.A. la religión, la justicia, el valor y grandeza de ánimo
de sus reales progenitores, como lo dicen tantas fundaciones de iglesias y

26
A. JUNCO, Mater Dolorosa.... Véase especialmente la primera parte.
27
Juan de FERRERAS , Sinopsis histórica cronológica de España o historia de España reducida a
compendio y a debida cronología. Parte segunda, Madrid, 1700-1727.
La Reconquista: una invención historiográfica 419

monasterios, tantas batallas ganadas a los mahometanos y tantas ciudades y


territorios recobrados de ellos […]28.

Más adelante, al exaltar la batalla de Covadonga, Ferreras afirmaba que


«ninguna provincia de España nos puede competir en la gloria de haber sido
los primeros que con la ayuda de Dios nos opusimos a las formidables armas
de los sarracenos y dimos principio a restaurar la monarquía de nuestra
nación […]. Dios castigó a España por sus pecados, quiso por su piedad y su
clemencia reservar a aquellos españoles en aquellas montaña para su
reparación, y así no permitió que intentasen los mahometanos entrar en ellas
con las armas» 29.
La segunda obra es el opúsculo que Joseph Manuel Martín publicó en 1780
con el título Historia verdadera de la pérdida y restauración de España por don
Pelayo y don García Jiménez de Aragón30. En ella se intentó equiparar las
empresas de ambos reinos o, al menos, no infravalorar la gesta aragonesa y su
interés reside en que, además de aparecer el término Nación Española31 dentro
del contexto que estudiamos, Martín señala también la importancia que tuvo
el aspecto territorial en la lucha contra el Islam, asegurando que «no se cobró
palmo de tierra que no costase una hazaña [y que] juntándose en los españoles
los dos motivos del amor y la libertad, y el celo de la religión, cuanto para sí
ganaban de terreno, tanto aumentaba al cielo el culto» 32. La tercer obra es la
Historia crítica de España y de la cultura española33 del padre Juan Francisco
Masdeu, cuyos volúmenes X y XII fueron publicados en versión castellana en
1791 y 1793 respectivamente y en donde el sabio jesuita desestimó los pecados
de los últimos reyes godos como explicación de la invasión musulmana.
Siguiendo la línea crítica inaugurada por el marqués de Mondéjar en 1687 con
su Examen cronológico del año en que entraron los moros en España34, Masdeu
desechó todas las historias relativas a los pecados de Witiza, a la hija de Julián,
al castillo encantado y al rapto de la hermana de Pelayo por no hallarse en los
documentos y las crónicas antiguas y las calificó de «novelas ridículas» 35. Ello
le llevó a presentar la invasión musulmana no como un justo castigo por los
pecados de los godos, sino como el producto de una desmedida ambición por
parte de los musulmanes y, por lo tanto, la empresa de los españoles podía

28
Ibid., 3, pp. I-IV.
29
Ibid., 3, p. 33.
30
Joseph Manuel MARTÍN, Historia verdadera de la pérdida y restauración de España por Pelayo y Don
García Jiménez de Aragón, sacada de Don Rodrigo, Morales, Pisa, Juliano y varios manuscritos
antiguos, Madrid, 1780.
31
Ibid., p. 15.
32
Ibid., p. 24.
33
Juan Francisco M ASDEU, Historia crítica de España y de la cultura española, 10, «España Goda»,
Madrid, 1791 y 12, «España Árabe», Madrid, 1793.
34
Gaspar IBÁÑEZ de SEGOVIA, marqués de Mondéjar, Examen crítico a cronológico del año en que
entraron los moros en España, Madrid, 1687.
35
J. F. MASDEU, Historia crítica... , 10, p. 223.
420 Martín Ríos Saloma

considerarse como una lucha digna de toda exaltación en tanto que peleaban
por recuperar una tierra de la que habían sido injustamente despojados. Tal
legitimidad se vio reflejada en el aumento de los tintes patrióticos que
acompañaron al discurso de Pelayo antes de la batalla de Covadonga:

Españoles esforzados, hijos de padres invencibles, la gloria de España, y aun la


de Dios está en vuestras manos. Los enemigos del Salvador nos degollaron a hijos y
padres, y nos robaron las mujeres, nos destruyeron las ciudades, nos quitaron las
haciendas, nos echaron de nuestras casas, derribaron templos y altares […]
[¿]Miraremos sin venganza nuestra ruina y afrenta? No. Saldremos como leones
contra esa canalla de infieles… ¿Qué teméis, españoles, siendo amigos del cielo y
de la justicia? 36

El último texto es el Compendio cronológico de la historia de España que


publicó el valenciano José Ortiz y Sanz en siete volúmenes entre 1795 y 180337
y que constituye un hito en la concepción de la lucha cristiana como una
“guerra de Reconquista” ya que, hasta donde nos lo permiten afirmar nuestras
investigaciones, es en el último folio del tomo segundo, publicado en 1796,
donde aparece por primera vez dicho término en el contexto que estudiamos:
«[Los godos] –dice el autor– huyeron por varias veredas a las Asturias,
estimando más la religión y la libertad, que los pechados bienes que les podían
quedar en sus tierras, poco menos que cautivas […]; la desesperación, la pena
de ver la patria perdida y, sobre todo, la Religión y los favores del cielo, los
animó no sólo a defenderse, sino también en reconquistar la patria de mano
del enemigo […]» 38.
Con base en lo expuesto anteriormente, creemos que la utilización de este
vocablo obedece sin duda a la aparición de una conciencia identitaria en
términos modernos que subraya no sólo la unidad de todos los habitantes de
la península frente al invasor musulmán, sino que sostiene la idea de que la
propia identidad española se construye a partir de un proceso secular de
guerra contra el Islam para recuperar no ya la libertad y el honor perdidos,
sino la patria misma. La aparición del término “reconquista” en la obra de
Ortiz no significa, sin embargo, que la concepción de la lucha contra los
musulmanes en tanto restauración de la monarquía visigoda se abandonara de
forma inmediata; antes bien, tal interpretación se mantendría vigente al
menos durante medio siglo. Prueba de ello es que el propio Ortiz reprodujo el
discurso de Pelayo previo a la batalla de Covadonga en los mismos términos
que Morales o Mariana, es decir, argumentando que en dicha cueva tendría
lugar el inicio de la Restauración de España. Además, al relatar las conquistas
de Alfonso I en páginas posteriores, utilizó los verbos «ganar», «tomar»,

36
Ibid., 12, p. 55.
37
José ORTIZ y SANZ, Compendio cronológico de la historia de España, Madrid, 1795-1803.
38
Ibid., 2, p. 192.
La Reconquista: una invención historiográfica 421

«restaurar» y «conquistar», pero en ningún momento empleó la palabra


«reconquistar».

4. La Reconquista en el siglo XIX: una interpretación en claves


nacionalistas
En el siglo XIX el mito de la batalla de Covadonga y la ulterior lucha contra
los musulmanes se convirtieron en los pilares sobre los que se reconstruyó la
identidad colectiva española en términos nacionalistas. Así, por una parte, los
discursos históricos insistieron en el hecho de que todas las provincias de
España habían compartido el ideal de Reconquista, lo cual servía a su vez a los
dirigentes políticos para dotar a las diferentes regiones de un pasado común.
Por otra parte, el mismo discurso insistía en el hecho de que ese pasado
diferenciaba a España de otras naciones europeas y su principal nota de
singularidad consistía en que el pueblo español había tenido que luchar
durante siglos para reconquistar la patria de manos de unos invasores
extranjeros. A lo largo del siglo XIX pueden apreciarse cuatro etapas en el
proceso por medio del cual el término reconquista se asoció al proceso de
recuperación de las tierras ocupadas por el Islam y a los conceptos de patria y
nación.
La primera se desarrolló, tal y como lo ha señalado Thomas Deswarte39,
dentro del contexto de la invasión napoleónica. Bajo el título Patriotismo y
gloriosas empresas del excelentísimo marqués de la Romana en la reconquista del reino
de Galicia40, en agosto de 1809 se publicaron dos noticias en un periódico
llamado El patriota compostelano en las que se daba cuenta de cómo el marqués,
cuando tuvo noticia de la invasión napoleónica, se desplazó rápidamente con
su flota desde Dinamarca para liberar a la ciudad de Santiago de Compostela
de sus opresores. Aunque en las notas no se emplea la palabra reconquista, su
utilización en el título hace pensar que el autor de las noticias consideraba que
los franceses habían conquistado una ciudad que no les pertenecía y que los
españoles la habían recuperado, es decir, la habían reconquistado. Una
segunda etapa se extiende entre 1838 y 1850. Gracias al trabajo ya citado del
profesor Deswarte, sabemos que en 1838 se publicó otro opúsculo titulado
Embajada de Moros y Cristianos sobre la Reconquista de España que en obsequio de su
patrón San Jorge celebra la villa de Alcoy el día 23 de abril de cada año41, y nosotros
podemos agregar que, hasta donde tenemos noticia, es la primer obra que
incluyó en su título el término reconquista dentro de un contexto medieval.

39
T. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 5.
40
El texto fue reimpreso en la ciudad de México en 1810. Juan Bautista de ARIZPE, Patriotismo y
gloriosas empresas del Excelentísimo Marqués de la Romana en la reconquista del reino de Galicia,
México, 1810.
41
T. DESWARTE, De la destruction à la restauration…, p. 5.
422 Martín Ríos Saloma

Paralelamente, a partir de 1841 comenzaron a publicarse nuevas historias


generales de España. La serie se abrió con la aparición de la segunda edición
de la obra de Ortiz y Sanz, la cual conoció una tercera edición en 1846. La
edición de 1841 es muy interesante para nuestro estudio porque en ella se
insertó el término reconquista al hablar de las conquistas hechas por Alfonso I.
No podemos saber, sin embargo, si la sustitución del término con respecto a la
edición de 1796 la hizo el propio Ortiz cuando revisaba su escrito o, por el
contrario, fue obra de los editores, aunque nos inclinamos por lo segundo,
dadas las fechas en las que aparece esta segunda edición42. Al Compendio de
Ortiz y Sanz se sumaron las historias generales de Eugenio Tapia43, Eduardo
Chao44, Juan Cortada45, Antonio Alcalá46 y Modesto Lafuente47, así como las de
los historiadores extranjeros Astley Dunham48, Louis Romey49, Amedec
Paquis50, Eugène Saint-Hilaire51 y Victor Duhamel52, las cuales, en general, se
hacían eco de las historias españolas, aunque no dejaban de aportar matices,
comentarios y críticas propias.
La atenta lectura de todas estas obras nos permite hacer varias
observaciones. La primera es que en todas ellas se considera a Pelayo como un
hombre lleno de patriotismo –ya no tanto de virtudes piadosas– y se exalta la
batalla de Covadonga como la primera gesta de carácter nacional. La segunda
es que los musulmanes son tratados ya no sólo como enemigos de la fe, sino,
sobre todo, como invasores extranjeros que se apropiaron injustamente de

42
La edición de 1796 dice: «Los años delante continuó Don Alonso sus conquistas contra los
Moros con igual felicidad que la primera jornada. Quitóles en ellas las ciudades de Salamanca,
Ledesma, Zamora, Ávila […]» (3, p. 18). La edición de 1841 dice: «En años adelante continuó
don Alonso sus reconquistas con felicidad en sus jornadas como en la primera. Quitó a los
moros las ciudades de Salamanca, Ledesma, Ávila […]» (3, p. 75).
43
Eugenio TAPIA, Historia de la civilización española desde la invasión árabe hasta la época presente,
Madrid, 1840.
44
Eduardo CHAO , Historia general de España, compuesta, enmendada y añadida por el P. Juan de
Mariana, con la continuación de Miñana, continuada con la historia del levantamiento, guerra y
revolución y la historia de nuestros días, Madrid, 1841-1851.
45
Juan CORTADA, Historia de España, desde los tiempos más remotos hasta 1839, Barcelona, 1841-
1842.
46
Antonio ALCALÁ, Historia de España, desde los tiempos primitivos hasta la mayoría de la Reina doña
Isabel II, redactada y anotada con arreglo a la que escribió en inglés el Dr. Dunham, con una reseña de
los historiadores de más nota por Juan Donoso Cortés y un Discurso sobre la vida de nuestra Nación
por don Francisco Martínez de la Rosa, Madrid, 1844-1846.
47
Modesto LAFUENTE, Historia general de España desde los tiempos más remotos hasta nuestros días, 2ª
edición, Madrid, 1869.
48
Astley DUNHAM, The history of Spain and Portugal, Philadelphia, 1832.
49
Louis ROMEY, Histoire d’Espagne depuis les premiers temps jusqu’à nos jours, Paris, 1839-1850.
50
Amedec PAQUIS, Histoire d’Espagne et de Portugal depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours
d’après Archbach, Lambet y Romey, Paris, 1844.
51
Eugène SAINT-HILAIRE, Histoire d’Espagne depuis les premiers temps historiques jusqu’à la mort de
FerdinandVII , Paris, 1844-1873.
52
Victor DUHAMEL, Histoire constitutionelle de la monarchie espagnole depuis l’invasion des hommes
du Nord jusqu’à la mort de FerdinandVII , Paris, 1845.
La Reconquista: una invención historiográfica 423

unas tierras que no les pertenecían. En tercer lugar, es patente el hecho de que
el término reconquista se utilizó con mayor frecuencia, aunque muchos autores
preferían seguir utilizando el término restauración, ya que aún consideraban
que lo más importante para los españoles de la Edad Media no era tanto
recobrar el territorio como restaurar el reino visigodo y recuperar la libertad
perdida. Por otra parte, puede constatarse el hecho de que cuando se habla de
las conquistas militares, por lo general se utilizan términos como ganar,
recuperar o conquistar, aunque algunos autores como Alcalá Galiano o Romey53
hablan ya de reconquistar el suelo invadido.
En conclusión, puede afirmarse que durante los años 40 y 50 del siglo XIX
los términos restauración y reconquista comenzaron a utilizarse de forma
simultánea pero, desde nuestro punto de vista, sin que llegaran aún a
convertirse en sinónimos, dado que, como hemos argumentado, están dotados
de significados distintos. Así, por ejemplo, Alcalá Galiano, al hablar de las
prerrogativas que se arrogaron los nobles al consolidarse el sistema feudal,
apuntaba que «como desde la fundación de la monarquía asturiana, la
religión y justamente el patriotismo mandaban que se fuese reconquistando la
tierra de España de los mahometanos, y como las virtudes guerreras eran por
consiguiente las tenidas en mayor o única estima, fue creciendo por días el
poder de los nobles principales […]» 54. Por su parte, Juan Cortada, en sus
Lecciones de historia de España, contaba que «toda España estaba sujeta a los
moros, y desde Córdoba la regía en nombre del califa de Damasco el emir El
Horr cuando por primera vez se presenta en escena Pelayo, a quien estaba
reservada la gloria de restaurar la monarquía que a una con el monarca cayó
en la batalla de Guadalete» 55. Mención especial merece la Historia general de
España de Modesto Lafuente56 por considerar que fue él quien impulsó la
utilización del término reconquista al considerarla en su Discurso preliminar
como un «esfuerzo gigantesco» 57 y concebirla más adelante como un proceso
histórico que consistió en el «crecimiento y ensanche» de las fronteras de los
reinos cristianos58. Sin duda, al lector no se le escapa el hecho de que con
Lafuente el término reconquista adquirió nuevas dimensiones semánticas.
La tercera etapa iría de 1850 a 1874 y se caracteriza por la difusión, a todos
los niveles, del término reconquista, hecho que de forma más o menos directa
está relacionado con la política exterior desarrollada por el gobierno liberal y
que tiene como eje de actuación la conquista de Marruecos, empresa para el
53
Tras relatar la batalla de Covadonga, Romey cuenta que los visigodos se refugiaron en las
montañas de Asturias junto con los naturales de la tierra y agrega: « Ils menaient la vie dure des
montagnards auxquels ils étaient venus se mêler; mais ils étaient libres comme eux, et nourrissaient
l’espoir de reconquérir bientôt tout ou partie du sol envahi » (3, p. 161).
54
Antonio ALCALÁ, Historia de España…, 3, p. 174.
55
Juan CORTADA, Lecciones de historia de España, Barcelona, 1846, p. 90.
56
M. LAFUENTE, Historia general de España... , Madrid, 1869.
57
Ibid., 1, p. IX.
58
Ibid., 4, p. 302.
424 Martín Ríos Saloma

cual el viejo mito de la guerra contra el Islam fue revivido en claves


nacionalistas gracias a una intensa campaña publicitaria en la que participaron
literatos, periodistas e historiadores. Demasiado prolijo sería analizar con
detalle esta etapa, pero bastan un par de ejemplos para mostrar hasta qué
punto el término reconquista había sido aceptado por los escritores. En 1852 se
publicó en Barcelona un texto prácticamente anónimo titulado ¡En nombre de
Dios! Dramas históricos de la Reconquista española en tiempos de los árabes59. La
obra deja mucho que desear en términos literarios e históricos –el fin del reino
visigodo se presenta como un terrible drama familiar–, pero el texto adquiere
especial relieve ya que por vez primera se utiliza el término reconquista para
designar claramente una época histórica. Sin embargo, no deja de
sorprendernos el hecho de que se especifica que se trata de la reconquista «en
tiempos de los árabes», lo cual, desde nuestra perspectiva, parece indicar que
aún se seguía considerando la resistencia contra el ejército napoleónico como
otra reconquista. Tampoco deja de llamar nuestra atención el hecho de que sea
una obra publicada en Barcelona la que exalte la gesta de Pelayo y los astures
y les reconozca como los iniciadores de la reconquista, sobre todo cuando
destacados autores catalanes como Pablo Pi Ferrer60 y Andrés Pi y Arimón61
–y en sus días Próspero Bofarrul– 62 luchaban por vindicar a los condes
catalanes y equiparar las gestas catalanas a las asturianas.
La vertiente literaria fue continuada por Manuel Fernández y González
quien en 1874 publicó El ángel de la patria: crónicas de la Reconquista de España63,
y por José Dicenta, quien en 1878 dio a la luz un poema conmemorativo
titulado La reconquista de Madrid por Alfonso VI64. En ambas obras, pero sobre
todo en la primera, historia, ficción y romanticismo se entremezclan para tejer
un escenario en el cual el amor por la patria y la defensa de los valores
tradicionales –la familia, la honra, la pureza de la mujer– aparecen como los
motores de la historia. Desde el punto de vista historiográfico, Diego
Bahomonde y Lanz pronunció en 1868 un discurso ante el claustro de la
Universidad Central que tituló Orígenes de las nuevas nacionalidades que iniciaron
la Reconquista durante los siglos VIII y IX en la península española65 en el que

59
M. A. B., ¡En nombre de Dios! Dramas históricos de la Reconquista española en tiempo de los árabes,
Barcelona, 1852.
60
Pablo PI F ERRER y Francisco PI y M ARGALL , Recuerdos y bellezas de España: Cataluña (2),
Barcelona, ¿1839?
61
Andrés PI y ARIMÓN , Barcelona antigua y moderna, descripción e historia de esta ciudad desde su
fundación hasta nuestros días, Barcelona, 1854.
62
Próspero BOFARULL, Los condes de Barcelona vindicados y cronología y genealogía de los reyes de
España considerados como soberanos independientes de su marca, Barcelona, 1836.
63
Manuel FERNÁNDEZ y GONZÁLEZ , El ángel de la patria: crónicas de la Reconquista de España,
Madrid, 1874.
64
José DICENTA, La Reconquista de Madrid por AlfonsoVI , Madrid, 1878.
65
Diego BAHOMONDE y LANZ, Orígenes de las nuevas nacionalidades que iniciaron la Reconquista
durante los siglos VIII y IX en la península española. Discurso leído ante el claustro de la Universidad
Central, Madrid, 1868.
La Reconquista: una invención historiográfica 425

reprodujo el esquema interpretativo basado en el castigo de los godos. Por su


parte, académicos de la historia como Tomás Muñoz66 o Emilio Lafuente
Alcántara67, utilizaron en varias ocasiones el término reconquista en sus
discursos de ingreso para referirse al proceso militar de guerra contra el Islam
y ello muestra la aceptación y la difusión del término entre los miembros de la
Real Academia de la Historia, paso previo para su consagración. Finalmente,
Eusebio Martínez se propuso divulgar la historia patria entre las clases
populares y en 1879 publicó un libro titulado Guadalete y Covadonga del año 600
al 900, en el que dio cuenta de cómo «el gran Pelayo, enarbolando la enseña
de la reconquista de la Patria, aquella cruz de la victoria que como lábaro
patrio presidió desde entonces los combates, dio principio a la magnífica e
incomparable empresa de fundar otra España y otra patria, más grande y más
feliz que la primera» 68.
La cuarta etapa, que transcurrió entre 1874 y 1892, estuvo marcada por una
visión positivista y científica pero no menos nacionalista. En ella, académicos
de la historia de la talla de Aureliano Fernández Guerra69, José Caveda70,
Francisco Codera71 y Eduardo Saavedra72, gracias a un mejor conocimiento de
las fuentes medievales y a una seria crítica documental, pudieron desterrar
definitivamente las leyendas acuñadas en torno al fin del reino visigodo y al
inicio de la reconquista para considerarlas parte importante no ya de la
historia científica, sino del folclore y de las tradiciones populares. El rasgo más
interesante que presentan las obras de estos académicos, además de su espíritu
patriótico y nacionalista –Saavedra llega a calificar la invasión musulmana
como «la inmensa catástrofe nacional del siglo VIII»– 73 es que buscan
distinguir con cierta nitidez la restauración de la reconquista, ya que en los
textos producidos fuera del ámbito de la Real Academia de la Historia ambos

66
Tomás M UÑOZ, Algunas observaciones sobre el origen de la población de los reinos cristianos de la
península. Discurso leído ante la Real Academia de la Historia en la recepción de Don Tomás Muñoz y
Moreno, Madrid, 1860.
67
Emilio LAFUENTE y ALCÁNTARA , Consideraciones sobre la dominación de las razas africanas en
España. Discurso de ingreso pronunciado ante la Real Academia de la Historia el día 25 de enero de
1863, Madrid, 1863.
68
Eusebio MARTÍNEZ de VELASCO, Guadalete y Covadonga: del año 600 al 900, Madrid, 1879, p.
179.
69
Aureliano FERNÁNDEZ G UERRA , Don Rodrigo y la Cava, Madrid, 1877; ID ., Caída y ruina del
imperio visigótico español. Primer drama que las representó en nuestro teatro, Madrid, 1883.
70
José CAVEDA y NAVA, Examen crítico de la Restauración de la monarquía visigoda en el siglo VIII,
Madrid, 1879.
71
Francisco CODERA y ZAIDÍN, Dominación arábiga en la frontera superior desde el año 711 al 815.
Discursos leídos ante la Real Academia de la Historia en la recepción pública de Francisco Codera el 29
de abril de 1879, Madrid, 1879.
72
Eduardo SAAVEDRA, Invasión de los árabes en España, Madrid, 1892; ID., Pelayo. Conferencia dada
el 6 de febrero de 1906 en la Asociación de Conferencias de Madrid, Madrid, 1906.
73
E. SAAVEDRA, Invasión de los árabes…, p. 1.
426 Martín Ríos Saloma

términos comenzaban ya a equipararse74. De esta suerte, para los académicos


la restauración hacía referencia al aspecto político, en tanto que la reconquista se
referiría más al aspecto militar.
Los esfuerzos particulares de los académicos se vieron reflejados en la
Historia general de España elaborada bajo la dirección de Antonio Cánovas del
Castillo cuyo primer tomo apareció en 1890. Entre los volúmenes que vieron
la luz de la imprenta tenemos la fortuna de contar con el que escribieron
Aureliano Fernández Guerra, Eduardo de Hinojosa y Juan de Dios de la Rada
en 1891 y que lleva por título Historia de España desde la invasión de los pueblos
germánicos hasta la ruina de la monarquía visigoda75. En esta obra, los autores
desterraron las leyendas sobre los acontecimientos del siglo VIII y afirmaron
que la invasión musulmana no era otra cosa que la intervención de un tercero
dentro de una guerra civil que enfrentaba a la nobleza visigoda y que buscaba
el apoyo de los africanos sin imaginar el resultado que ello tendría. Aunque la
totalidad de la última parte está dedicada a narrar la conquista islámica, no
dejan de señalar que tales pormenores les servían para engarzar «… la caída
del imperio visigótico español con la gloriosa epopeya de la reconquista» 76,
cuyo inicio estaría reservado a Pelayo, en cuya persona «…se anudó de
manera pacífica, legal y solemne la línea de los monarcas godos de España,
desconcertada, pero no destruida por la guerra civil y la invasión
extranjera» 77.
La inexistencia del volumen consagrado a los primeros años del reino astur
nos impide conocer con exactitud si el movimiento de expansión se entendió
como una restauración o como una reconquista, pero los indicios que
encontramos en el volumen que comentamos nos llevan a creer que se hablaría
cada vez de reconquista, abandonando paulatinamente el término restauración.
La prueba más fehaciente de la consagración del término reconquista en el
último tercio del siglo XIX la encontraríamos no en el Sermón que en el
aniversario de la Reconquista de Granada predicó el padre Francisco Jiménez
Campaña en 189478, ni en los Cuadros históricos y descripción de Granada
coleccionados con motivo del 4º centenario de su memorable Reconquista publicados

74
Al respecto véase nuestro trabajo : Martín RÍOS, «Restauración y Reconquista: sinónimos en
una época romántica y nacionalista (1850-1890)», Mélanges de la Casa de Velázquez, 35/2 (2005),
pp. 243-263.
75
Aureliano FERNÁNDEZ GUERRA, Eduardo de HINOJOSA y Juan de Dios de la RADA , Historia de
España desde la invasión de los pueblos germánicos hasta la ruina de la monarquía visigoda, Madrid,
1891.
76
Ibid., p. 217.
77
Ibid., p. 254.
78
Francisco JIMÉNEZ CAMPAÑA, Sermón que en el aniversario de la Reconquista de Granada predicó el
Rvdo. P. Francisco Jiménez en la Santa Metropolitana Iglesia Catedral de esta ciudad el día 2 de enero
de 1894, Madrid, 1894.
La Reconquista: una invención historiográfica 427

por Francisco Simonet79 dos años después, sino en un volumen de la Biblioteca


Popular Ilustrada de Eusebio Martínez publicado en 1880 bajo el título León y
Castilla del año 850 a 135080 y cuya lectura estaba destinada «al trabajador en
sus horas de descanso, al soldado en sus ratos de ocio, [a] la mujer en el hogar
doméstico […] y [al] joven escolar que emp[ezaba] a conocer la historia
patria ». En la dedicatoria, Martínez de Velasco resumía en cinco líneas el
sentido que había adquirido el término Reconquista no sólo dentro de la
historiografía, sino también dentro de la mentalidad colectiva de la época en
tanto pilar sobre el cual se sustentaba la historia patria y, por lo tanto,
identidad nacional española81:

A mis hijas. Para que, niñas aún, empiecen a conocer la historia de la patria en
estas breves narraciones de la Reconquista, grandioso poema de gloria y grandezas,
cuyo primer canto es el triunfo milagroso en Covadonga y cuya página postrera,
escrita en siete siglos de batallas, es un himno de victoria en la oriental Granada,
ante la cruz de Jesucristo y el pendón de Castilla.

5. Conclusiones
El largo y a la vez esquemático recorrido historiográfico que hemos
realizado nos permite distinguir cuatro etapas en el proceso de construcción
del concepto de Reconquista.
El siglo XVIII, en el que los presupuestos ilustrados de buscar la verdad y
el surgimiento de una conciencia identitaria en claves patrióticas llevaron a los
autores a presentar la lucha contra el Islam como una lucha por recuperar el
suelo perdido y ya no sólo como una guerra por recuperar la libertad y el
honor; en este mismo sentido, ya no es una lucha que se plantee
exclusivamente en términos religiosos, sino que se plantea en términos
étnicos: españoles contra invasores extranjeros.
La década que transcurrió entre 1840 y 1850, en la que los distintos autores
emplearon el término reconquista, aparecido en 1796 en la obra de Ortiz y Sanz,
para referirse a la conquista militar y en la que el término restauración se utilizó
para referirse al aspecto político que tenía la lucha contra el Islam. El cuarto de
siglo que transcurrió entre 1850 y 1874, en el cual el término reconquista se

79
Francisco SIMONET, Cuadros históricos y descriptivos de Granada coleccionados con motivo del 4º
centenario de su Memorable Reconquista, Madrid, 1896.
80
Eusebio MARTÍNEZ, León y Castilla del año 850 a 1350, Madrid, 1880.
81
Al respecto véase el interesante artículo de Carolyn B O Y D , «The second battle of
Covadonga...», en el que la autora pone de relieve el hecho el desacuerdo político, ideológico
e interpretativo existente entre los grupos liberales y conservadores sobre el significado de la
batalla de Covadonga, pues mientras para los primeros mostraba el papel reservado al pueblo
a lo largo de la historia de España, para los segundos consagraba la supremacía de la
institución monarquía y de la Iglesia sobre el pueblo y las convertía en únicas rectoras de los
destinos de España.
428 Martín Ríos Saloma

difundió tanto en el ámbito literario como en el ámbito historiográfico. Tal


difusión se realizó dentro de un contexto romántico, neocolonialista y
nacionalista en el cual la historia se utilizó para crear y consolidar una
identidad nacional y en el cual los personajes históricos se convirtieron en
héroes patrios dignos de toda imitación. De esta suerte, no es casualidad que
en el primer certamen de pintura histórica celebrado en 1856 en la academia
de San Fernando el primer premio fuera concedido a la obra Pelayo en
Covadonga, de Luis de Madrazo82. El cuarto de siglo que transcurrió entre 1874
y 1900 en el que la investigación histórica de carácter científico elaborada
dentro del ámbito de la Real Academia de la Historia encontró su punto
culminante en la Historia general de España coordinada por Cánovas del
Castillo.
El proyecto historiográfico inspirado por Cánovas, en la práctica, se
presentó como la versión de la historia del grupo burgués ligado al poder y
depositario del poder que entendía el proceso histórico español como un
proceso ininterrumpido desde la batalla de Covadonga hasta los mismos años
de Alfonso XII. Ello puso de manifiesto el hecho de que la restauración
borbónica de 1874 que siguió al primer experimento republicano fue
entendida y concebida por sus actores y beneficiarios como la Restauración por
antonomasia, en la que a un tiempo se reestablecían la monarquía, la dinastía
reinante, la religión católica, el orden, las leyes y los privilegios y valores de la
burguesía. A partir de entonces, el término Restauración se utilizaría para
designar de forma exclusiva al movimiento político encabezado por Alfonso
XII y el propio Cánovas, mientras que el término Reconquista se utilizaría
exclusivamente para hacer referencia tanto al proceso histórico de la lucha
contra los musulmanes desencadenado a partir de la batalla de Covadonga
como a la ideología creada por los monarcas medievales para legitimar la
conquista militar. Prueba de ello es el hecho de que a partir de entonces el
término reconquista apareció de forma exclusiva en los títulos de los trabajos
cuyas páginas estaban consagradas a narrar el conflicto entre musulmanes y
cristianos a lo largo de la Edad Media o a conmemorar la conquista de una
plaza por los ejércitos cristianos83.
De esta última reflexión se deriva una observación –planteada ya por
Giorgio Perissinotto desde del ámbito de la literatura– 84 y es el hecho de que
el término reconquista adquirió a lo largo del siglo XIX múltiples significados y

82
Reproducida por José Luis DIEZ , La pintura de historia del siglo XIX en España, Madrid, 1992,
p.43.
83
Por ejemplo: José DUARTE, Apuntes históricos de la Reconquista de Málaga por los reyes Católicos el
19 de agosto de 1847. Relación de las epidemias, terremotos, inundaciones y hechos más notables
ocurridos desde la fundación de Málaga hasta nuestros días, Málaga, 1887.
84
Giorgio PERISSINOTTO, Reconquista y literatura medieval. Cuatro ensayos, Meryland, 1987.
La Reconquista: una invención historiográfica 429

se consolidó como un término polisémico85. Era pues previsible que, con el


tiempo, la multiplicidad de significados del término Reconquista diera lugar a
un fecundo debate académico, cuando no a discusiones y polémicas
infructuosas. Por ello creemos que, para comprender mejor el sentido que tuvo
el enfrentamiento secular entre musulmanes y cristianos en la península
Ibérica, es necesario emplear con sumo cuidado un término consolidado en las
postrimerías del siglo XIX y volver a utilizar, en la medida en que ello sea
posible, el término Restauración – o quizás su forma latina Restauratio86 para
evitar confusiones con la Restauración canovista– , pues según lo demuestran
las crónicas alto y pleno medievales que se han conservado, lo que los
monarcas y su círculo cercano consideraban verdaderamente importante, al
menos en los reinos astur-leonés y castellano, no era tanto conquistar
militarmente una plaza, como redimir los pecados cometidos en los últimos
años de la monarquía visigoda87 y restaurar tanto el antiguo orden visigodo
como la libertad del pueblo cristiano.

85
En un trabajo anterior hemos podido establecer, al menos, cuatro significados posibles del
término Reconquista: en primer lugar, hace referencia al proceso de conquista militar de al-
Andalus; en segundo término, a la ideología creada por la monarquía astur-leonesa a partir
de la segunda mitad del siglo IX; en tercer lugar al momento preciso en que los ejércitos
cristianos conquistaron una plaza, fortaleza o villa y, por último, a un largo periodo histórico
que va del 711 a 1492 y que, de hecho, se asimila con la Edad Media en la península Ibérica.
Martín RÍOS, «De la Restauración a la Reconquista: la construcción de un mito nacional (una
revisión historiográfica. Siglos XVI-XIX)», En la España Medieval, 28 (2005), pp. 379-414.
86
Ha sido Damian Smith, dentro del marco del coloquio, quien nos ha sugerido utilizar la
variante latina.
87
Sobre el aspecto religioso véase el trabajo de Alexander P. BRONISCH, Reconquista und Heiliger
Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Wesgoten bis ins frühe 12.
Jahrhundert, Münster, 1998 y la reseña crítica sobre dicho texto elaborada por Patrick HENRIET:
«L’idéologie de guerre sainte dans le haut Moyen Âge hispanique», Francia, 29/1 (2002),
pp.171-220.
Table

Présentation
Daniel BALOUP et Philippe JOSSERAND..................................................... 9

La guerre sainte à Byzance au Moyen Âge : un malentendu


Jean-Claude CHEYNET ..................................................................................... 13

Regards croisés sur l'élaboration du jihad entre Occident et Orient


musulman (VIIIe-XIIe siècle) : perspectives et réflexion sur une origine
commune
Christophe PICARD ........................................................................................... 33

Entre historiographie et histoire : aux origines de la guerre sainte en


Occident
Thomas DESWARTE .......................................................................................... 67

En busca de la guerra santa. Consideraciones acerca de un concepto


muy amplio (el caso de la Península Ibérica, siglos VII-XI)
Alexander P. BRONISCH .................................................................................. 91

La papauté entre croisade et guerre sainte (fin XIe-début XIIIe siècle)


Alain DEMURGER.............................................................................................. 115

La formation des concepts de guerre sainte et de croisade aux XI e et


XIIe siècles : prédication papale et motivations chevaleresques
Jean FLORI............................................................................................................ 133

Pro negotio crucesignatorum. Innocenzo III e il sostegno de la guerra


santa
Marco MESCHINI ............................................................................................... 159

Del Sepulcro y los sarracenos meridionales a los herejes occidentales.


Apuntes sobre tres “guerras santas” en las fuentes del sur de Francia
(siglos XI-XIII)
Martín ALVIRA CABRER.................................................................................. 187
432 Table

Gens Saracenorum perit sine laude suorum. L'idée de guerre sainte dans
les sources pisanes du XIe au XIIe siècle
Enrica SALVATORI ............................................................................................ 231

Le guerre dei genovesi nel Mediterraneo : da Gerusalemme alla presa


di Almeria e Tortosa (secc. XI-XII)
Marina MONTESANO....................................................................................... 255

Du Jourdain au Tage. Les croisades de Terre sainte dans les


chroniques de l’Occident hispanique (fin XIe-milieu XIIIe siècle)
Daniel BALOUP et Philippe JOSSERAND..................................................... 277

Guerra Santa y Tierra Santa en el pensamiento y la acción del rey


Jaime I de Aragón
Damian J. SMITH ................................................................................................ 305

Las prácticas guerreras en el mediterráneo latino (siglos XI al XIII).


Cristianos contra musulmanes
Francisco GARCÍA FITZ .................................................................................... 323

Ad regem Cordube militandi gratia perrexit. Remarques sur la présence


militaire chrétienne en al-Andalus (Xe-XIIIe siècle)
Patrick HENRIET ................................................................................................ 359

L’Empire et la guerre sainte (Xe-début XIIIe siècle)


Florent CYGLER .................................................................................................. 381

La guerre baltique au regard des sociétés de l’Europe méditerra-


néenne à la fin du Moyen Âge
Kristjan TOOMASPOEG.................................................................................... 399

La Reconquista : una invención historiográfica (siglos XVI-XIX)


Martín RÍOS SALOMA ...................................................................................... 413
Méridiennes

Directeur : Maurice Berthe

Diffusion

Pour la France :

Méridiennes
FRAMESPA – UMR 5136
Maison de la Recherche
5, allées Antonio-Machado
31058 Toulouse cedex 09

http://www.univ-tlse2.fr/framespa/

Pour l’Espagne :

MARCIAL PONS PÓRTICO LIBRERÍAS


Plaza Conde del Valle Suchil, 8 c/ Muñoz Seca, 6
28015 Madrid 50005 Zaragoza

http://marcialpons.es http://porticolibrerias.es

Vous aimerez peut-être aussi