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Byzance et ses périphéries (Mondes grec,

balkanique et musulman)
Hommage à Alain Ducellier

Christophe Picard et Bernard Doumerc (dir.)

DOI : 10.4000/books.pumi.25936
Éditeur : Presses universitaires du Midi
Année d'édition : 2004
Date de mise en ligne : 1 septembre 2020
Collection : Méridiennes
ISBN électronique : 9782810709915

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782912025142
Nombre de pages : 473

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Référence électronique
PICARD, Christophe (dir.) ; DOUMERC, Bernard (dir.). Byzance et ses périphéries (Mondes grec, balkanique
et musulman) : Hommage à Alain Ducellier. Nouvelle édition [en ligne]. Toulouse : Presses universitaires
du Midi, 2004 (généré le 16 novembre 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
pumi/25936>. ISBN : 9782810709915. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pumi.25936.

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1

Alain Ducellier, né à Paris en 1934 a fait ses études aux lycées Jacques-Decour et Henri IV puis a
soutenu en Sorbonne, dès 1957, un D.E.S. d’Histoire byzantine sous la direction de Rodolphe
Guilland. Agrégé d’Histoire en 1959, il a entrepris, sous la direction de Paul Lemerle, une thèse
d’Etat consacrée à La Façade maritime de l’Albanie au Moyen Âge. Durazzo et Valona du Xe au XVe siècle,
soutenue en Sorbonne en 1971. Professeur au lycée de Reims puis à Janson de Sailly à Paris, il
devient assistant à la faculté de Tunis de 1963 à 1967, puis maître-assistant à l’université de
Toulouse où il est ensuite élu maître de conférences en 1971 et professeur en 1973. De 1981 à 1985
il est membre du jury de l’agrégation d’histoire. Membre du L.A. 186, Histoire et Civilisation de
Byzance (Paris, Collège de France) et du laboratoire Diasporas (Université de Toulouse-Le Mirail).
Cette carrière a déterminé la nature et l’évolution de son enseignement comme celle de ses
recherches : l’assise majeure a toujours été l’histoire de l’Empire byzantin, dont il a souvent
privilégié les périphéries, comme en témoignent ses nombreux travaux relatifs à l’Albanie
médiévale et aux Balkans en général, mais aussi les relations avec l’environnement musulman
auquel il a longtemps consacré une partie de son enseignement à Tunis puis à Toulouse.
2

SOMMAIRE

Préface
Bernard Doumerc et Christophe Picard

Bibliographie d’Alain Ducellier limitée aux ouvrages principaux.

Direction de recherche

I. Le monde byzantin

Les divisions de l’Église byzantine après le concile de Florence (1439) d’après un passage des
Antirrhétiques de Jean Eugénikos
Marie-Hélène Blanchet
Jean Eugénikos et les Antirrhétiques
Le rapport numérique des forces
Discrédit des unionistes
Texte grec
Traduction

Autour de quelques textes chrétiens concernant les premiers temps de la conquête


musulmane
Laurent Blancs
Appendice : Liste des textes et auteurs

Le culte de saint Jean-Baptiste en Cilicie et en Syrie


Jean-Claude Cheynet

Les animaux comme cadeaux d’ambassade entre Byzance et ses voisins ( VIIe-XIIe siècle)
Nicolas Drocourt
Quels animaux échangés ?
La place et la portée des animaux comme dons diplomatiques
Une émulation entre cours orientales ?

Sulle origini della colonia veneziana a Tessalonica


Mario Gallina

Un aspect du messianisme romaniote sous les Paléologues


Philippe Gardette

Jean, archevêque de Trani et de Siponto, syncelle impérial


Jean-Marie Martin

L’impératrice Théodora et Bughâ le Turc dans une hagiographie géorgienne du milieu du IXe
siècle
Bernadette Martin-Hisard
Traduction de la Passion de Constantin

Le voyage initiatique dans le roman byzantin : à la découverte d’un nouveau monde ?


Florence Meunier

Le monastère d’Iviron (Mont Athos) et la Méditerranée


Amorce d’une recherche
Dimitri Nastase

Le destinataire anonyme de la Vita Theophanis de Méthode le Patriarche


Panayotis Yannopoulos
3

II. Des Balkans au Caucase

Clarence, escale génoise aux XIIIe-XIVe siècles


Michel Balard

Migrations arméniennes des XIe et XIIe siècles et création de nouveaux pouvoirs au Proche-
Orient
Gérard Dédéyan
I – Des vagues migratoires différenciées
II – Variété dans l’importance et le statut des colonies : les permanences arméniennes
III – Le rôle politique et militaire des Arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen

De Scodrensi obsidione et expugnatione : la fin de l’Albanie vénitienne (1463-1479)


Bernard Doumerc

Le rôle des chroniques roumaines dans la transmission des traditions « nationales » :


propagande et « mémoire »
Benoît Joudiou
Les chroniques, expression des grands courants idéologiques
La construction d’une mémoire « nationale »

Encore sur l’histoire des femmes : la dot d’une veuve grecque mariée à Durazzo
Chryssa Maltezou
Les Documents

Hét‘oum II, roi franciscain d’Arménie (1289-1307)


Claude Mutafian

Une énigme de l’histoire administrative épirote au IVe siècle : l’Epirus Nova Dalmatarum
Michel Pillon

Marco Polo ambassadeur du Pape ?


Pierre Racine

La croisade impossible
Étude sur les relations entre Sixte IV et Mathias Corvin (1471-1484)
Benjamin Weber
Le bon élève du pape
Une entraide profitable
La croisade impossible

Rebelles et unionistes dans les Balkans ottomans : l’insurrection d’Epire de 1611


Pëllumb Xhufi

Le Beau, ses continuateurs et une lecture bulgare de l’“Histoire du Bas-Empire”


Raïa Zaïmova
Coup d’œil sur l’historiographie moderne (XVIIe-XVIIIe siècles)
L’Histoire du Bas-Empire de Le Beau
Les continuateurs du XIXe siècle
L’auteur bulgare et son milieu

III. Perceptions méditerranéennes

Une géopolitique de bénédictin : la Turquie d’Europe dans la Géographie historique de


Dom Vaissète (1755)
Jean-Pierre Amalric
4

Malte, le trafic d’esclaves et l’inquisition


Bartolomé Bennassar

Pour en finir avec Jean Calas


Eckart Birnstiel
Le fait divers – une mort mystérieuse dans la rue des Filatiers
L’enquête commence – et dérape
Le procès – truqué
Voltaire et le mythe Calas
Calas – innocent et protestant ?

Toulouse-Tunis, la Méditerranée-miroir
Chantal Bordes-Benayoun

I Donati nell’organizzazione giovannita e melitense


Luigi G. De Anna
Specificità dei Donati
I primi secoli
Specificità
La croce
Donati e nobiltà
Requisiti di ammissione
L’epoca moderna

Le libertinage de la Renaissance à l’Âge classique, un territoire pour l’historien ?


Didier Foucault

Les Marches du Gharb al-Andalus à l’époque omeyyade d’après le Muqtabis d’Ibn Hayyân
(IXe-Xe siècle) : un exemple de frontière entre chrétienté et islam
Christophe Picard
Introduction
L’existence d’une marche (thaghr al-Gliarb ou thaghr al-Jawf) dans la région occidentale d’al-Andalus à
l’époque omeyyade, d’après les textes
Les réseaux défensifs de la frontière occidentale d’al-Andalus
Les défenses des Marches occidentales à l’époque omeyyade
Conclusion

Le parler des nouveaux Sarrasins


Violence et alternances linguistiques
Mansour Sayah
5

Préface
Bernard Doumerc et Christophe Picard

1 Après une quarantaine d’années de bons et loyaux services rendus à des générations
d’étudiants et de collaborateurs, les élèves et les collègues d’Alain Ducellier ont
souhaité lui rendre un vibrant hommage et exprimer leur amitié. C’est en concertation
avec lui que nous avons contacté, pour participer à ce volume, doctorants, post-
doctorants, enseignants-chercheurs et directeurs de recherches, français et étrangers.
Ce n’est pas sans une certaine émotion qu’il faut évoquer le brillant parcours de
l’enseignant et du maître passionné qui nous a inspiré pendant de si longues années.
Suscitant l’enthousiasme et la curiosité à l’égard de mondes et de sociétés méconnus
dans les programmes habituels de nos enseignements, Monsieur Alain Ducellier a su
attirer auprès de lui des étudiants désireux de mieux comprendre les événements ayant
rythmé la longue période médiévale dans toutes leurs implications géographiques et
historiques, au-delà des traditionnelles partitions chronologiques ou culturelles. Les
dizaines de thèses dirigées ont contribué à donner vie à cette pépinière d’historiens
français et étrangers qui ont reçu les conseils les plus judicieux pour surmonter les
difficultés de notre discipline et éviter le cloisonnement stérile dans des spécialités
repliées sur elles-mêmes. Grâce à lui, l’Histoire byzantine est devenue plus familière à
un large public de lecteurs qu’ils soient ou non spécialistes de l’histoire religieuse ou
politique de l’Orient chrétien.
2 De plus, son insatiable activité individuelle de savant talentueux fut toujours mise en
relation avec un évident désir de partager découvertes et intuitions. Non seulement ce
considérable travail a trouvé une digne expression dans la réalisation de si nombreux
ouvrages mais la volonté de créer avec son ami de toujours, le professeur Michel
Balard, un moyen innovant et fructueux pouvait enfin se concrétiser. En 1985, le
Groupement de Recherche 555 (CNRS) intitulé : « La colonisation occidentale au Moyen
Âge : formes, acteurs et conséquences » fut la pierre fondatrice d’un séminaire de
travail mensuel où le débat d’idées et la rencontre de savants venus du monde entier ne
purent que séduire tout une génération de jeunes chercheurs confrontés à la diversité
des écoles historiques étrangères et au formidable renouveau des problématiques.
En 1997, après l’ouverture du GDR 927 intitulé : « Migrations, frontières et sociétés dans
le monde méditerranéen médiéval et moderne », et la finalisation de ce projet de
6

grande ampleur rythmée par la parution des volumes des Actes de ces colloques, la
marque d’Alain Ducellier dans ce renouveau devint indélébile. Il suffit de constater la
diversité des thèmes retenus et l’origine des participants à ces congrès pour se
convaincre de l’ouverture d’esprit dont firent preuve les deux directeurs.
3 C’est au moins pour ces raisons que ceux qui ont accepté de proposer une collaboration
à cet Hommage, doivent être associés dans cet élan de générosité et d’amitié. Soyez
tous vivement remerciés.

Comité d’Honneur
Monsieur Michel BALARD (Paris)
Monsieur Antonio CARILE (Ravenne)
Monsieur Barisa KREKIC (Los Angeles)
Monsieur Dimitri NASTASE (Jassy)
Madame Chryssa MALTEZOU (Venise)
Madame Raïa ZAIMOVA (Sofia)
Monsieur Panayotis YANNOPOULOS (Bruxelles)
Monsieur Pellumb XHUFI (Tirana)
7

Bibliographie d’Alain Ducellier limitée


aux ouvrages principaux.

Les Byzantins, Paris, Le Seuil, Le Temps qui court, 1963, revue et corrigée sous le titre : Les
Byzantins, Histoire et culture, Paris, Le Seuil, Points Histoire, 1998, 1992, 1997. Traduction en
roumain, Bucarest, 1997.
Le Miroir de l’Islam, Musulmans et Chrétiens d’Orient au Moyen Âge, Paris, Julliard, Archives, 1971.
Le Drame de Byzance. Idéal et échec d’une société chrétienne, Paris, Hachette, 1976, 1994, 1997.
Traduction en italien, Naples, 1980.
Le Proche-Orient médiéval. Des Barbares aux Ottomans, Paris, Hachette, Hachette-Université, 1978 ; en
collaboration avec B. Martin-Hisard et M. Kaplan. Revu et corrigé sous le titre : Le Moyen Age en
Orient. Byzance et l’Islam, Paris, Hachette, 1990 ; réed. avec la collaboration de F. Micheau. Nouvelle
édition en 2003. Traductions en espagnol, Madrid, 1988 et en portugais, Lisbonne, 1994.
La façade maritime de l’Albanie au Moyen Age. Durazzo et Valona du Xe au XVe siècle. Thessalonique,
Institute for Balkan Studies, n° 177, 1981.
Le Moyen Âge, sous la direction de R. Fossier, Paris, Colin, 1982, trois volumes, tome 2, Le dernier
éclat de Byzance, p. 195-223 et L’agonie de Byzance, p. 463- 484.
Byzance et le monde orthodoxe, sous la direction d’A. Ducellier avec la collaboration de J.-P.
Arrignon, C. Asdracha, M. Balard, J. Ferluga, M. Kaplan et A. Carile. Paris, Colin, 1986, 1992.
Traduction en italien, Turin, 1988, en allemand, 1991, en espagnol, 1992, en chinois, 1995.
L’Albanie entre Byzance et Venise, Londres, Variorum Reprints, 1989. Traduction en albanais, 2003.
L’Eglise byzantine entre pouvoir et esprit, Paris, Desclée, 1990.
Les chemins de l’exil. Bouleversements de l’Est européen et migrations vers l’Ouest à la fin du Moyen Age,
sous la direction d’A. Ducellier, en collaboration avec B. Doumerc, B. Imhaus, J. de Miceli, Paris,
Colin, 1992.
L’Orthodoxie, collection de L’Histoire du Christianisme, tomes VII et VIII, Paris, Desclée, 1992-1994.
Constantinople 1054-1261, sous la direction d’A. Ducellier et M. Balard, Paris, Autrement, Mémoires,
n° 40, 1996.
Chrétiens d’Orient et Islam, VIIe-XVe siècle, Paris, Colin, 1996. Traduction en italien, Turin, 2001.
Byzance, IVe-XVe siècle, en collaboration avec M. Kaplan, Paris, Hachette, Les Fondamentaux, 1997.
Les Pays d’Islam, VIIe-XVe siècle, en collaboration avec F. Micheau, Paris, Hachette, Les
Fondamentaux, 2000.
8

Histoire de l’Adriatique, sous la direction de P. Cabanes, Paris, Le Seuil, 2001, deuxième partie :
L’Adriatique du IVe au XIIIe siècle, p. 109-194.
Istanbul, en collaboration avec M.-F. Auzepy, G. Veinstein, S. Yerasimos, Paris, Citadelles et
Mazenod, 2002.
En préparation :
L’autre Europe. L’oubli de l’Europe orientale dans L’historiographie française,
Paris, Hachette-livres, 2004.
9

Direction de recherche

Thèses de doctorat de Troisième cycle


A. Bayati : La Transoxiane sous la dynastie des Samanides.
J. Pradines : Recherche sur le rôle des chrétiens à la cour des Omeyyades et des premiers
Abbassides.
A. Bigdeli : Les Seldjoukides de l’Iran au Kerman (1156-1186).
B. Imhaus : Les émigrés balkaniques (Grecs, Dalmates, Albanais) à Venise pendant le Moyen Age
(1240-1453).
J.-P. Ripoche : L’expansion de la Hongrie vers la mer (XIe-XIIIe siècles).
R.-C. Bondoux : La conception byzantine de Rome et de son histoire du VIe au IXe siècle.
B. Doumerc : Venise et la Barbarie (1230-1510).
H. Taparel : Le duché Valois de Bourgogne et l’Orient ottoman aux XIVe et XVe siècles.
A. Sadek Fawal : Etude de Akhbar al-Dawla al Abbasiyya wa fihi Akhbar al Abbas.
A. El Fakir : Disettes et famines en Egypte aux XIVe et XVe siècles.
G. Reynaud : La chrétienté latine face aux chrétiens de l’empire ottoman de la chute de
Constantinople à la mort de Mehmet II.
M. Escoute : Voyageurs chrétiens au Maroc aux XVe et XVIe siècles.
O. Racine : Base sociale et mentalité de la classe noble dans le monde musulman classique.
M.-F. Godfroy : Thomas Illyricus, prédicateur et théologien.
M. Hanaoui : Les concepts de classe et de luttes de classes au Moyen Age dans l’historiographie
récente de langue française et de langue anglaise.
A. Aïnouz : Les frontières de l’empire musulman de 740 au dixième siècle.
O. El Khatib : Les monuments des croisés au Liban à la fin du Moyen Age.
M. Sanni Bachirou : Recherches sur les structures des empires du Soudan occidental du XIVe au
XVIIe siècles et les relations avec le bassin méditerranéen.
K. Seti : Les musulmans et la mer en orient de la Méditerranée, de la conquête musulmane au
milieu du XIe siècle de l’ère chrétienne.
M. Chérif : Contribution à l’Histoire de Ceuta aux époques almoravide et mérinide.
10

S. Chaouech : Les relations de l’Espagne musulmane avec le Maghreb à l’époque de l’émirat et du


califat omeyyade de Cordoue.
M. Lamrani Alaoui : Recherches sur les relations commerciales entre le Maghreb et les pays
italiens à la fin du Moyen Age.
D. Potache : Idéologie militaire et pacifique à Byzance à l’époque classique (XIe-XIIIe siècles).
A. Nivet : La république de Raguse et l’Occident non italien au XVe siècle.

Thèses de doctorat Nouveau Régime


T. Mansouri : Recherches sur les relations entre Byzance et l’Egypte (1259- 1453).
J. Faure : La Crète vénitienne au treizième siècle d’après la chronique d’A. Calergi.
A. Major : Les colonies orientales de Venise en Grèce méridionale (XIVe-XVe siècles).
H. Boulajoul : Les non musulmans dans les pays islamiques des origines au début du XIe siècle de
l’ère chrétienne : statuts juridiques et réalité.
F. Clément : Pouvoir et légitimité dans l’Espagne musulmane à l’époque des Taïfas (Ve-XIe).
H. Rouquette : Entre désastre et renaissance : les assises militaires de l’empire byzantin aux
treizième et quatorzième siècles.
M. Khlif : L’enseignement sous les Mérinides et les Saadiens, société et culture
D. Lakrakeze : Epidémies et famines au Maroc mérinide et saadien du treizième au quatorzième
siècles.
M. Ba : Le peuple du Maghreb al Aqsa et des régions subsahariennes : découvertes, connaissance
et vision réciproque.
M. El Gharmrasmi : Le monde musulman classique d’après les encyclopédistes égyptiens du XIVe
au XVe siècles.
J. Arbach : Le domaine maritime en Occident musulman à l’époque almohade (XIIe-XIVe).
J-L Carrier : Femmes et féminités d’Orient sous l’œil des Occidentaux du XIVe au XVIIIe siècles,
images et représentations.
L. El Bouhsini : La place réservée aux femmes dans les écrits et l’historiographie marocains
relatifs au Moyen Age (fin Xe-XIVe).
L. Lévêque : La vision de Byzance chez les historiens du XIXe siècle en France, en Grande-
Bretagne et en Allemagne.
Ch. Minvielle-Debat : De la principauté des Balshic à la domination vénitienne ; recherches sur la
Zeta (Monténégro) aux XIVe-XVe siècles.
F. Meunier : Roman et société à Byzance au douzième siècle.
I. Achouri : Les Banu Hilal : analyse structurale d’un nomadisme séculaire (VIIe-XVIIe).
B. Joudiou : Le pouvoir princier et ses bases idéologiques dans les principautés roumaines (XIVe-
XVIIe) ; la vision des chroniqueurs confrontée aux réalités.
P. Rivière : Venise entre terre et mer d’après la chronique de Nicolo Trevisan, contribution à
l’édification d’un mythe.
Ph. Gardette : Recherche sur les Juifs romaniotes à l’époque des Paléologues (XIIIe-XVe siècles).
11

Thèses de doctorat d’Etat


P. Tavardon : Recherches sur l’astronomie byzantine : un aspect de la première Renaissance
paléologue.
B. Imhaus : Les minorités orientales de Venise du XIVe au début du XVIe siècle : du
particularisme à l’intégration.
B. Doumerc : Venise et l’espace maritime occidental au XVe siècle : une tentative de reconversion
commerciale ?
J. de Miceli : Les Arbresh (italo-albanais) des origines à nos jours.

Habilitation à diriger des recherches


T. Mansouri
A. Touwaide
12

I. Le monde byzantin
13

Les divisions de l’Église byzantine


après le concile de Florence (1439)
d’après un passage des Antirrhétiques
de Jean Eugénikos
Marie-Hélène Blanchet

Je remercie Albert Failler et Michel Cacouros pour les conseils qu’ils m’ont aimablement
prodigués.
1 La réunion de l’Église orthodoxe à celle de Rome, scellée lors du concile de Florence, a
été ressentie par une partie des Byzantins comme une trahison de leur foi ancestrale.
Le décret d’Union fut signé le 5 juillet 1439 par le pape Eugène IV et un grand nombre
de cardinaux d’un côté, et par l’empereur Jean VIII Paléologue et une délégation de
hauts dignitaires ecclésiastiques représentant les Églises d’Orient de l’autre ; cette bulle
cristallisa immédiatement toutes les critiques des Grecs à l’encontre des Latins, ainsi
que de leurs alliés au sein du clergé orthodoxe. Une polémique violente opposa dès lors
les antiunionistes, conduits par leur chef Marc d’Éphèse, à une minorité de Byzantins
partisans de l’Union. Ces échanges portent le plus souvent sur les questions doctrinales
discutées pendant le concile lui-même, notamment celles de la procession de l’Esprit et
de la primauté du pape ; cependant, ces écrits contiennent aussi des attaques directes
contre des personnalités de l’un ou l’autre parti et font alors référence à des faits précis
qui permettent de mieux comprendre la manière dont fut vécu à Byzance ce conflit
religieux.
2 Cette littérature de combat a pourtant été relativement peu étudiée jusqu’à
maintenant, particulièrement celle qui émane des adversaires de l’Union. Les
Antirrhétiques de Jean Eugénikos appartiennent à cette catégorie et mériteraient dans
leur ensemble l’attention des historiens, alors qu’ils n’ont connu jusqu’à présent qu’une
seule édition datant du XVIIe siècle. Il n’en sera donné ici qu’un extrait, nécessairement
court, mais riche d’informations : l’auteur y esquisse un portrait de groupe du haut
clergé byzantin, passant en revue les principaux ecclésiastiques qui avaient fait partie
14

de la délégation grecque à Florence ; il rappelle le déshonneur qui les a tous entachés –


sauf son propre frère Marc d’Éphèse – soit qu’ils soient revenus sur leur signature
après leur retour à Constantinople, soit qu’ils aient définitivement choisi le camp de
Rome. Au travers de cette critique générale se dessine finalement un tableau de l’Église
byzantine et des dissensions qui la traversent peu après le concile de Florence.

Jean Eugénikos et les Antirrhétiques


3 Jean Eugénikos est né à Constantinople vers 13941 ; il est le frère cadet de Marc, le futur
métropolite d’Éphèse. Fils d’un sacellaire de la Grande Église, il embrasse lui aussi une
carrière au sein du Patriarcat de Constantinople et reçoit l’office de nomophylax
quelque temps avant de partir en Italie pour le concile avec l’ensemble de la délégation
grecque. Mécontent de la manière dont se déroulent les discussions avec les Latins, il
obtient de l’empereur l’autorisation de quitter Ferrare le 15 septembre 1438 et arrive à
Constantinople dans le courant de l’été 1439 – il n’assiste donc à aucune des sessions
florentines. Par la suite, il part pour le Péloponnèse, où il est accueilli à la cour des
despotes, et tente de gagner des alliés à son combat contre l’Union, comme en témoigne
sa correspondance. La fin de sa vie est très mal connue : il a écrit une lamentation sur la
chute de Constantinople, sans qu’on sache s’il a été témoin oculaire de l’événement, et
il n’existe aucune information sur le lieu et la date de sa mort.
4 Les Antirrhétiques, l’une de ses œuvres principales2, ont été rédigés à une date
inconnue – mais notre extrait permet d’apporter sur ce point quelques précisions :
disons pour l’instant que ce traité s’inscrit dans la polémique immédiatement
postérieure au concile de Florence3, très certainement sous le patriarcat de Métrophane
II (4/5 mai 1440 – 1er août 1443) auquel il est fait allusion dans le texte. L’ouvrage
consiste en une réfutation systématique des termes du décret florentin, dont l’auteur
dénonce la fausseté et l’ignominie : il utilise toujours la même méthode, reprenant dans
l’ordre chaque expression de la bulle d’Union et la contestant tantôt à l’aide des
arguments usuels – sur les questions théologiques surtout – tantôt au moyen d’attaques
partisanes visant à déprécier l’adversaire. Jean Eugénikos prétend s’adresser
directement à Eugène IV pour mettre à mal l’arrogante assurance du pape, mais ses
destinataires réels sont évidemment les Byzantins, du moins ceux qui sont le plus
impliqués dans le conflit. Les Antirrhétiques n’ont connu qu’une seule édition, celle de
Dosithée de Jérusalem en 16924, qui les a insérés au sein d’un recueil de textes
antiunionistes de différentes époques ; l’éditeur s’est servi d’un manuscrit de la
bibliothèque de Jérusalem5 sur lequel le traité avait été copié au début du XVIe siècle
sous le titre suivant : Τσῦ τῆ Θεοῦ χάριτι εὐσεβοῦς νομοφύλακος ʼΙωάννου διακόνου
τοῦ Εὐγενικοῦ λόγος ἀντιρρητικὸς τοῦ βλασφήμου καὶ ψευδοῦς ὄρου τοῦ ἐν
Φλωρεντία συντεθέντος κατὰ τν πρὸς Λατίνους σύνοδον.
5 L’extrait choisi6 appartient tout entier à la forme polémique, attaque directe contre le
parti adverse. Mais l’invective n’exclut pas l’habileté, et c’est d’une manière très
adroite, en mêlant l’ironie au dénigrement, que l’auteur réussit à présenter sous un
jour défavorable les grands ecclésiastiques byzantins partisans de l’Union. Sa tâche
n’était pourtant pas facile car il ne pouvait s’appuyer sur le prestige éventuel des
antiunionistes pour diminuer ses adversaires : tous en effet, à l’exception notable de
Marc d’Éphèse, s’étaient discrédités en signant le décret de Florence. L’auteur choisit
donc de distribuer ses coups de part et d’autre, réservant cependant les plus durs pour
15

ses ennemis véritables. Il construit clairement son argumentation en deux points :


importance quantitative et valeur qualitative des unionistes, comme le résume l’une
des dernières phrases du texte (l. 38-39).

Le rapport numérique des forces


6 Au pape Eugène IV, Jean Eugénikos entend dénier tout soutien réel de la part de l’Église
orthodoxe. L’expression καὶ τῶν λοιπῶν τῶν τν ἀνατολικὴν ἐκκλησίαν παριστανόντων
(1. 3), qui introduit notre extrait, figure aussi en tête du décret florentin pour en
présenter les signataires : la bulle commence en effet par une énumération des
participants au concile par ordre d’importance, à savoir le pape Eugène, l’empereur
Jean Paléologue, les suppléants des patriarches orientaux 7 et enfin "le reste de ceux qui
représentent l’Église orientale"8 – le pape, l’empereur et les suppléants font chacun
l’objet d’un paragraphe dans le traité de Jean Eugénikos, avant qu’il n’en arrive au
passage qui nous intéresse. Cette formule de l’acte officiel désigne sans équivoque les
métropolites, archontes patriarcaux et moines orthodoxes qui ont signé le décret, à
l’exclusion toutefois de ceux qui font office de suppléants des patriarches. Dans le texte
de Jean Eugénikos, il s’agit bien du même groupe, auquel il faut cependant adjoindre
ces mêmes suppléants, qui ont certes été déjà évoqués, mais qui sont ici inclus dans la
pensée de l’auteur en tant que simples métropolites ; de plus, Marc d’Éphèse est aussi
cité, alors qu’il n’était pas présent lors de la signature du décret. D’après la liste
originale des signataires9, les représentants orthodoxes – sans compter l’empereur –
furent au total trente-deux à signer, ce qui porte à trente-trois personnes au moins le
groupe dont il est question dans notre extrait.
7 Sur ce nombre, un seul fait figure de véritable antiunioniste aux yeux de Jean
Eugénikos : "l’archevêque d’Éphèse, [...] exarque du concile et de tout notre camp
orthodoxe" (l. 12-14), sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. L’auteur le présente
comme l’unique opposant à la politique pontificale ; il omet, comme la plupart de ses
contemporains, de mentionner aussi le métropolite Isaïe de Stauropolis, qui s’était
enfui à Venise pour ne pas avoir à signer l’Union10.
8 Tous les autres personnages évoqués dans le texte sont d’anciens signataires du décret.
Jean Eugénikos cherche à mettre l’accent sur le fait que la plupart d’entre eux, à la date
où il écrit, ont déjà rejeté leur engagement en faveur de l’Union. Ces repentis sont
classés en trois catégories, ce qui permet de les identifier assez sûrement. Les premiers
suscitent une évidente irritation chez l’auteur à cause de l’hypocrisie de leur défense :
ce sont ceux qui prétendent "avoir été forcés de se souiller seulement la main droite,
mais non pas la langue avec une parole blasphématoire" (1. 7-9). Cette formule fait écho
à celle que le chroniqueur Doukas met dans la bouche des membres de la délégation
florentine au moment de leur retour à Constantinople : "la main droite a signé,
disaient-ils, qu’elle soit coupée ; la langue a confessé, qu’elle soit arrachée" 11. Il n’est
pas difficile de comprendre que la référence à la main renvoie à la signature du décret ;
l’allusion à la langue, quant à elle, correspond nécessairement à l’expression orale
d’une confession de foi unioniste : il s’agit certainement de l’avis émis par les
métropolites au moment du vote sur la validité du Filioque. Cette procédure, exigée par
l’empereur fin mai ou début juin 143912, d’abord oralement puis par écrit, était en
réalité le tournant du concile : à partir du moment où la majorité acquiesçait, le moyen
de conclure l’Union était trouvé et l’adoption du décret devait s’ensuivre un mois plus
16

tard. Or à ce moment crucial, tous les ecclésiastiques de la délégation n’ont pas donné
leur accord : en premier lieu, les officiers patriarcaux et les higoumènes ne
participaient pas à ce vote d’après Syropoulos13 ; d’autre part, parmi les vingt et un
métropolites byzantins, certains ont refusé de se laisser convaincre : ce sont les
évêques d’Héraclée, d’Éphèse, de Stauropolis et d’Anchialos selon les Actes grecs 14, et
aussi ceux de Monembasie et de Trébizonde selon Syropoulos 15. Les métropolites
d’Héraclée et d’Anchialos pourraient donc se prévaloir de n’avoir jamais cédé tant
qu’ils avaient la liberté de s’exprimer, et d’avoir seulement été acculés par la suite à
signer le décret sur ordre de l’empereur16.
9 Antoine d’Héraclée et Sophrone d’Anchialos sont donc probablement les lâches
condamnés dans notre texte (l. 9-11) : ils ont abandonné l’Église et sollicitent un pardon
que Jean Eugénikos n’est visiblement pas prêt à leur accorder 17. Selon lui, ils n’ont pas
su défendre le dogme orthodoxe, et ont par conséquent contribué à asservir
(δεδουλώκασιν) l’Église. Il est vrai que, de par sa position, le métropolite d’Héraclée
porte une lourde responsabilité. Au moment de la signature du décret, le patriarche
Joseph II était déjà mort, en sorte que la première place revenait au clerc le plus élevé
dans la hiérarchie métropolitaine. Les listes épiscopales du XV e siècle donnent l’ordre
suivant : au premier rang, le métropolite de Césarée – absent de la délégation byzantine
en Italie –, puis le métropolite d’Éphèse – Marc – et en troisième, le métropolite
d’Héraclée18. Antoine d’Héraclée est donc le plus haut personnage de l’Église dont le
nom figure parmi les souscriptions du décret d’Union – il est d’ailleurs le premier
signataire après l’empereur – ce qui fait évidemment de lui l’objet des violents
reproches des antiunionistes. La même accusation se retrouve du reste sous la plume de
Doukas : à l’aveu des délégués grecs, qui reconnaissent avoir trahi leur foi à Florence, le
chroniqueur ajoute une sorte de glose explicative : "Quels sont ceux qui ont fait cela ?
Ceux qui ont signé le décret : l’évêque Antoine d’Héraclée et tous les autres" 19.
10 Si l’on s’en tient à la lettre du texte, le deuxième groupe n’est représenté que par une
seule personne, qui reconnaît sa culpabilité et se repent sincèrement d’avoir signé (l.
17-22). Les expressions employées par Jean Eugénikos rappellent celles d’un texte
contemporain, la profession de foi antiunioniste de Michel Balsamon, datée
d’octobre 144020. Ce dernier faisait partie de la délégation florentine en tant que grand
chartophylax, et malgré son hostilité à l’Union, il avait à la fois signé le décret et
participé à la célébration en revêtant ses ornements, comme il l’avoue lui-même dans
sa rétractation21. Il argue de ce qu’il n’a pas signé de bon gré mais bien sous la
contrainte (ὑπὸ καιρικῆς τινὸς ἀνάγκης ; voir notre texte 1. 18) ; après avoir récapitulé
tout ce qu’il pense vraiment (οὕτως οὗν φρονῶ ; voir 1. 19), il ajoute qu’il ne croit pas
un seul mot du décret. Plus significativement encore, il regrette de n’avoir pas lutté
jusqu’au sang (ἔδει με γὰρ ὑπἑρ τῆς εὐσεβείας μου μέχρι αἵματος ἀγωνίσασθαι) quand le
personnage évoqué par Jean Eugénikos s’en veut de ne pas avoir préféré la mort (1. 20),
à la manière des martyrs22. Il conclut enfin que sa main a certes signé mais non son âme
ni sa pensée (καί ή μέν χειρ ὑπέγραψεν ἐκεῖνα ; ού μήν δὲ ἡ ψυχή ἡ ἐμὴ οὐδέ ἡ
γνώμη ; voir l. 20-22). Les termes utilisés par Balsamon ne se superposent pas
exactement à ceux de notre auteur, mais l’argumentation est tout à fait similaire.
11 Syropoulos lui aussi témoigne des fortes réticences de Balsamon à signer le décret
d’Union, et il affirme qu’il se rangeait lui-même, avec le protekdikos Georges
Kappadox23, aux côtés du grand chartophylax à l’époque où ils étaient à Florence ; ainsi,
dans ses Mémoires, il avance le même genre de plaidoyer que celui de son collègue : "je
17

vais par nécessité suivre le plus grand nombre pour remplir l’ordre et la volonté de
l’empereur, mais je proteste encore maintenant que ce n’est ni par conviction ni par
libre choix que je vais émettre l’opinion selon laquelle ce qui s’est réalisé représente la
saine doctrine de notre Église"24. Notons que les archontes patriarcaux n’ont
effectivement pas exprimé leur vote au même titre que les métropolites, et c’est donc à
juste titre qu’ils disent avoir dû aller contre leur avis personnel (γνώμη). Ce type de
discours est tout à fait différent de celui des signataires précédents qui cherchaient à se
dédouaner de leur responsabilité : la distinction opérée par Jean Eugénikos semble donc
correspondre dans les faits à des positions contrastées, et Balsamon comme Syropoulos
pourraient incarner ce malheureux transfuge.
12 Le troisième groupe, aux dires de notre auteur, rassemble la plupart des autres, soit une
vingtaine ou même une trentaine, "qui renversent autant qu’ils le peuvent leur
position" (l. 22-29) : une fois rentrés à Constantinople, ils auraient en effet
majoritairement renié leur adhésion à l’Union. L’allusion de Jean Eugénikos à "celui qui
a déliré" (l. 22-23) renvoie à nouveau à l’épisode du vote des métropolites sur le
Filioque. Celui-ci est raconté en détail par Syropoulos25 tandis qu’il est évoqué aussi par
les Actes grecs 26 : dans un premier temps, le vote en faveur de la double procession de
l’Esprit était minoritaire – les deux sources font état de dix voix pour – puis certains
métropolites furent amenés à changer de camp et à se rallier à la thèse latine. Parmi
eux se trouvait le métropolite de Drama qui, selon Syropoulos, avait affirmé "qu’il
approuvait le Filioque à condition que la Sainte Trinité demeure intacte" 27 : l’expression
attribuée à ce métropolite est strictement identique dans le texte de Jean Eugénikos (1.
23) et dans celui de Syropoulos ; le mot était apparemment devenu très célèbre puisque
Syropoulos le cite à nouveau plus loin pour illustrer l’incompétence de la plupart de ses
compagnons en théologie28. Les Mémoires du grand ecclésiarque nous renseignent
encore sur les circonstances dans lesquelles le métropolite de Drama reçut un tel
"enseignement" à propos de la double procession (1. 22, τὸν τὸ ἐξ ἀμφοῖν διδαχθέντα) :
c’est à l’occasion d’un banquet chez le métropolite unioniste Isidore de Kiev que ce
dernier réussit à leur "enseigner" (τὸν διδάξαντα) une telle doctrine 29.
13 Comme il a été dit plus haut, parmi les vingt et un métropolites appelés à s’exprimer,
tous n’approuvèrent pas le Filioque, notamment les évêques d’Héraclée, d’Éphèse, de
Stauropolis et d’Anchialos, et peut-être aussi de ceux de Monembasie et de Trébizonde
selon Syropoulos30. Ce ne sont donc pas une vingtaine et encore moins une trentaine de
clercs qui ont alors accepté l’Union, mais plutôt une quinzaine. Jean Eugénikos donne
un chiffre exagéré car il confond le vote et la signature : il assimile cette "clique" qui
s’est prononcée en faveur du Filioque à l’ensemble des signataires. Cependant il ne
s’intéresse en réalité qu’aux rétractations de ces représentants de l’Église et il prétend
donc que le même groupe de vingt ou trente a déjà basculé du côté du refus de l’Union.
14 Il se trouve qu’une liste a été établie par Georges Scholarios peu avant la chute de
Constantinople pour faire le bilan de ceux qui sont effectivement revenus sur leur
engagement unioniste31 : sur les trente-deux délégués de Florence, il en dénombre
vingt-deux32 – mais il inclut évidemment les métropolites d’Héraclée et d’Anchialos
ainsi que les archontes stavrophores, qui sont comptés à part dans notre texte ; il reste
que ce chiffre correspond bien à la fourchette numérique donnée par Jean Eugénikos. Il
faudrait donc en conclure que toutes ces rétractations se sont réellement faites très
vite après le retour de ces ecclésiastiques à Constantinople pour que notre auteur
puisse déjà en témoigner. Cette impression donnée par notre extrait est effectivement
18

confirmée par d’autres sources : un texte de Scholarios mentionne "la déclaration


signée" faite par les métropolites immédiatement après le concile, par laquelle ces
derniers rejettent à la fois le décret et la commémoraison du pape 33 ; en réalité, il
semble très probable qu’un synode a eu lieu à Constantinople après le retour de la
délégation grecque, au cours duquel certains ecclésiastiques ont adressé à l’empereur
un rapport dans lequel ils refusaient d’entériner les décisions de Florence 34.
15 Si vingt-deux des délégués orthodoxes ont renié leur signature, il devrait rester au
pontife romain dix fidèles : Jean Eugénikos, lui, insistant sur l’inconsistance du soutien
dont dispose Eugène IV au sein de l’Église byzantine, n’en cite que cinq. Le premier (l.
30-33) n’est autre que Métrophane de Cyzique, devenu le 5 mai 1440 patriarche de
Constantinople. Syropoulos raconte comment, pendant le concile, ce métropolite a été
amené à accepter le Filioque en donnant "le dia à la place du ek" (l. 30-31) ; il lui
attribue exactement les paroles suivantes : "Qu’ils ôtent la préposition EK et mettent
DIA pour que nous vivions en paix !35 ". L’assertion émise ensuite par Jean Eugénikos,
selon laquelle Métrophane rejetterait le décret mais accepterait la commémoraison du
pape (l. 32-33), semble faire allusion à une situation contemporaine de l’époque de
rédaction des Antirrhétiques, et donc à l’attitude du nouveau patriarche à l’égard de
l’Union – le futur du verbe ἀποβλέψεις laisse penser que le pape est alors dans
l’expectative quant à la politique que va adopter Métrophane, ce qui signifierait que
notre texte daterait plutôt du début de son patriarcat. Il est certain que Métrophane II
procédait à la commémoraison : en témoigne dès juin 1440 sa Lettre au clergé et aux
fidèles de Méthone dans laquelle il exhorte ses ouailles à commémorer le pape comme il
le fait lui-même en mentionnant le nom d’Eugène IV dans les diptyques 36. En revanche
les sources ne font pas état de son rejet du décret, sauf peut-être à la fin de sa vie 37. Ce
sont plutôt, selon Syropoulos, les mésazons qui, dès 1440, auraient souhaité laisser de
côté le décret pour ne satisfaire qu’à la commémoraison du pape 38.
16 Le deuxième unioniste irréductible (l. 33-35) est facile à reconnaître par son titre de
confesseur (πνευματκός) dans la mesure où il est le seul à le porter parmi tous les
signataires : il ne peut s’agir que de Grégoire Mammas, grand protosyncelle, confesseur
de l’empereur, et hiéromoine, ainsi qu’il signe lui-même le décret d’Union 39. Les propos
que lui prête Jean Eugénikos ne sont pas corroborés par d’autres sources,
contrairement à ceux des autres protagonistes.
17 Reste enfin "cette belle paire de ceux tu as toi-même parés, pour la même raison, de la
robe traînante" (l. 36-37). Le terme έλκεσιπέπλους réclame des éclaircissements, mais
l’identification à Bessarion, métropolite de Nicée, et à Isidore, métropolite de Kiev, ne
semble pas faire de doute. Le pape Eugène IV les a en effet tous deux créés cardinaux
dès le 18 décembre 1439, Isidore sous le titre des SaintsMarcellin-et-Pierre 40, et
Bessarion sous celui des Saints-Apôtres41.
18 Les alliés du pape sont donc, selon Jean Eugénikos, très peu nombreux : aux quatre qu’il
évoque, il faudrait pourtant ajouter sans aucun doute Dorothée de Mytilène, Nathanael
de Rhodes, le grand skévophylax Théodore Xanthopoulos et l’higoumène Pachôme de
St Paul, dont Scholarios atteste qu’ils n’ont pas renié leur signature, du moins pas sous
le patriarcat de Métrophane42. Parmi eux se cache peut-être "un certain Protée de
Pharos" (l. 37-38) que notre texte cite en dernier comme l’un des membres du camp
unioniste. Précisément pour tenter de découvrir l’identité de ce personnage, défini
uniquement par son caractère, il est nécessaire d’analyser maintenant le jugement
qualitatif qu’émet notre auteur sur ses adversaires.
19

Discrédit des unionistes


19 Les ecclésiastiques cités par Jean Eugénikos comme les seuls soutiens byzantins de
Rome sont peut-être peu nombreux, mais il s’agit de personnages dominants à
Constantinople au début des années 1440 : un patriarche, un futur patriarche – le
confesseur Grégoire prendra la succession de Métrophane – et deux métropolites
importants, éminents théologiens – surtout Bessarion –, très liés au pape, au point
qu’Isidore a été nommé aussi légat pontifical pour la Lithuanie, la Livonie et la Russie.
Ce sont eux qui ont gagné leurs collègues à l’Union pendant qu’ils se trouvaient à
Florence, et leur influence est évidemment considérable : à partir de 1440, ils
deviennent les instruments de la papauté pour faire appliquer l’Union dans toutes les
régions orthodoxes, projet qui est aussi, au moins officiellement, celui de l’empereur.
Installés à des postes importants, encouragés par les espoirs de secours militaire contre
les Turcs, ces unionistes sont à la tête de l’Église, même si l’Union est désavouée par
une grande partie de l’épiscopat et du clergé patriarcal. Certes, pendant les trois mois
qui séparèrent le retour de la délégation grecque à Constantinople de l’élection du
nouveau patriarche, les antiunionistes pouvaient penser que l’empereur ne chercherait
pas à imposer l’Union à son Église ; mais à partir de la deuxième moitié de l’année 1440,
date probable de rédaction des Antirrhétiques, l’opposition est muselée par Métrophane,
Marc d’Éphèse est en fuite, de même qu’Antoine d’Héraclée, en sorte que les opposants
sont en position de grande faiblesse. Jean Eugénikos ne peut donc pas s’attaquer
frontalement à ses ennemis, il ne peut qu’essayer de les discréditer en tant
qu’orthodoxes, en insinuant qu’ils ont été entièrement gagnés par le latinisme et qu’ils
ne sont donc plus de vrais chrétiens.
20 Métrophane et Grégoire font l’objet d’accusations directes de sa part : les termes
utilisés pour les décrire sont totalement péjoratifs, voire insultants. Le patriarche est
présenté non comme un ancien moine respectable, tout entier tourné vers la
spiritualité, mais comme un homme attiré par la vie mondaine, rempli d’ambition,
recherchant tout particulièrement le pouvoir (φιλαρχότατον) ; le confesseur de son côté
suscite la répulsion (βδελυρόν) pour son manque de piété. Ces portraits coïncident avec
ceux que trace Syropoulos de ces deux personnages à l’époque du concile : il montre un
Métrophane très tenté de prendre la place de Joseph II dès la disparition de ce dernier 43
; Grégoire, quant à lui, apparaît tout au long des Mémoires comme un intrigant,
sarcastique et plein d’impudence à l’égard de ses compagnons 44.
21 La mise en cause de Bessarion et d’Isidore de Kiev est plus subtile : en un seul mot, Jean
Eugénikos suggère une image profondément dévalorisante45. Le terme ἑλκεσίπεπλος
adjectif qui signifie "à la robe traînante", se rencontre presque exclusivement chez
Homère. Il n’en existe que trois occurrences dans l’Iliade46, toutes identiques ; le mot est
placé dans la bouche d’Hector lorsqu’il mentionne les Troyennes parmi l’ensemble de
ses concitoyens : "les Troyens et les Troyennes à la robe traînante 47". Un lettré byzantin
du XVe siècle connaissait évidemment Homère, mais plutôt par l’intermédiaire de l’un
de ses commentateurs, en premier lieu Eustathe de Thessalonique 48. À propos des vers
de l’Iliade où apparaît le terme έλκεσίπεπλος, ce dernier précise le sens qu’il faut
donner à l’adjectif : celui-ci s’applique aux femmes barbares pour désigner les tuniques
traînantes qu’elles portent au lieu des robes droites des femmes grecques 49. Eustathe
étudie à nouveau ce terme dans son Commentaire sur l’Odyssée à l’occasion d’une
20

réflexion sur la transmission des coutumes et du vocabulaire grecs aux autres peuples :
il évoque "la robe traînante” dont les Latins auraient hérité par l’intermédiaire
d’Énée50. Le caractère barbare du vêtement est réaffirmé puisqu’il est bien dit
qu’aucune Grecque ne s’habille de cette façon, mais il ne concerne plus tant les
Troyennes que les Romaines. Quoi qu’il en soit, le mot évoque à l’évidence un vêtement
féminin porté par des étrangères.
22 Jean Eugénikos connaissait certainement aussi le jugement des Pères sur le raffinement
vestimentaire, plus particulièrement celui de Clément d’Alexandrie. Car lui aussi cite
Homère : critiquant le souci d’élégance des anciens Athéniens, il ajoute que
"l’affectation de ces aristocrates se répandit chez les autres Ioniens, qu’Homère traite
comme des efféminés, en les appelant des gens ’aux robes traînantes’" 51.
L’interprétation clémentine de l’Iliade est beaucoup moins rigoureuse que celle
d’Eustathe, puisque non seulement il imagine que ces tuniques étaient portées par des
hommes, mais même par des Grecs. Un tel glissement de sens correspond à une
interprétation morale, comme on le comprend un peu plus loin : "Traîner ses
vêtements en les laissant tomber jusqu’au bout des pieds est de la pure ostentation […] :
même ces danseurs abâtardis qui promènent sur les planches leur débauche silencieuse
d’invertis ne tiennent pas à étaler leur vêtement jusqu’à cet excès d’arrogance ; et
cependant leur équipement soigné, leur souci d’avoir partout des franges, le rythme
raffiné de leurs attitudes montrent assez qu’ils traînent avec eux la prétention d’une
élégance minutieuse"52. Les vêtements trop longs ne sont donc pas recommandés aux
chrétiens, car, outre qu’ils sont luxueux et connotés, ils contrastent totalement avec les
peaux de bêtes des prophètes, évoquées juste auparavant par Clément, qui sont le signe
de la vraie spiritualité.
23 Ainsi s’éclaircit peu à peu le sens dégradant que Jean Eugénikos a voulu donner au
qualificatif par lequel il désigne les deux cardinaux. Du reste, ses arrière-pensées sont
nettement plus explicites dans un paragraphe précédent des Antirrhétiques, dans un
contexte qui achève de nous éclairer. À propos des suppléants des patriarches, l’auteur
écrit en effet : "Et qui appelles-tu tes vénérables frères et patriarches ? Ceux que toi-
même, malheureux, tu façonnes comme ceux qui façonnent les figurines d’argile sur le
marché, ou bien ceux qui sont patriarches en réalité et pas sous un faux nom, eux dont
tu as soi-disant reçu des suppléants ? les hommes ou ceux qui n’en ont pas l’apparence ;
les barbus ou ceux qui ont les cheveux coupés à ras, parmi lesquels se trouve aussi ton
chef d’armée ; les simples et pauvres, qui souffrent de la part des infidèles des milliers
de maux terribles à cause du Christ et qui meurent pour ainsi dire chaque jour, ou bien
les délicats, dépensiers, brillants, grands, parés de la robe traînante et complètement
semblables à ceux dont le Sauveur a déploré jadis l’arrogance, eux qui allongent les
franges de leurs manteaux, enlèvent la clé de la connaissance, et, sans y entrer jamais
eux-même, en empêchent ceux qui le veulent ?"53
24 Dans ce passage, Jean Eugénikos reprend l’opposition de Clément entre les vrais
hommes, dépouillés et frustes, et les efféminés vêtus de robes traînantes, habitués au
faste et soucieux de leur apparence. Mais au-delà de cet usage moraliste du terme,
notre auteur introduit un thème nouveau en faisant du vêtement incriminé le symbole
du manque de sincérité des hommes qui le portent : car ceux qui "allongent les franges
de leur manteau" sont évidemment les pharisiens, archétypes de l’hypocrisie religieuse,
que Jésus critique vivement dans l’évangile de Matthieu54. Au moyen de la citation
biblique, Jean Eugénikos parvient donc à assimiler la tunique homérique à un habit
21

sacerdotal, établissant ainsi le lien entre "la robe traînante" et ce qui doit bien être l’un
des habits des cardinaux. Il est difficile de préciser exactement de quel vêtement il peut
être question : les cardinaux portaient au XVesiècle une longue soutane pourpre, mais
aussi une chape munie d’une traîne55, et c’est peut-être plutôt à cette dernière qu’il
serait ici fait allusion. Le costume réel n’est de toute façon qu’un prétexte, car il est
évident que notre auteur gagne surtout en perfidie à identifier Bessarion et Isidore à
leur robe plutôt qu’à leur chapeau cardinalice, comme on l’eût plus naturellement
escompté : cette image lui permet de sous-entendre tout à la fois le caractère peu viril,
étranger – peut-être même précisément romain –, futile et hypocrite de ceux qui
portent un tel habit.
25 Emporté dans son élan homérique, Jean Eugénikos convoque ensuite la figure de
Protée. Cette divinité apparaît dans l’Odyssée56 comme "le vieillard de la mer", habitant
de la petite île de Pharos au large d’Alexandrie, qui, grâce à ses dons de prophétie,
pourra révéler à Ménélas les raisons de son séjour prolongé en Égypte. À condition
toutefois qu’il parvienne à se saisir du dieu, car celui-ci a le pouvoir de changer de
forme à volonté pour éviter de répondre aux questions qui lui sont posées. Les Anciens
ont surtout retenu ce dernier aspect du personnage et ont largement commenté ses
métamorphoses : l’identification d’un individu à Protée est, dès l’époque païenne,
plutôt négative, car il incarne un caractère fuyant et peu sincère. Platon, le premier,
associe ses adversaires les sophistes à Protée en affublant le dieu du sobriquet de
"sophiste égyptien"57. Quelques siècles plus tard, Lucien commente ironiquement le
surnom de Protée qui avait été donné à un philosophe cynique de son époque,
Pérégrinos : il met sur le compte de la soif de gloire les transformations successives du
personnage58.
26 Ces traits péjoratifs attribués à la divinité homérique étaient bien connus des
Byzantins ; les auteurs chrétiens s’étaient du reste rapidement emparés du mythe pour
en donner une interprétation encore plus sévère. Ainsi Basile oppose-t-il l’homme sage
à celui qui se laisse influencer par les circonstances ou par son entourage, incriminant
non plus seulement ceux qui refusent de montrer leur vrai visage, mais aussi toute
personne jugée instable : "il n’y a rien qui soit plus à éviter au sage que de conformer sa
vie à l’opinion, d’examiner ce qui plaît à la foule, au lieu de prendre la droite raison
pour guide de sa vie, et, dût-il être en opposition avec tous les hommes, dût-il affronter
mépris et dangers pour la vertu, d’aimer mieux demeurer inébranlable dans les
principes qu’il connaît pour vrais. Celui qui n’est pas ainsi, en quoi diffère-t-il, dirons-
nous, de ce sophiste d’Égypte, qui se changeait en plante, en bête, à son gré, en feu, en
eau, en toutes espèces de choses ? [...] Et comme on dit que le polype change de couleur
suivant le sol qui le supporte, on le verra changer de sentiments suivant l’opinion de
son milieu"59.
27 Le sens qu’il faut donner ici à l’image de Protée est renforcé par l’allusion à l’Euripe qui
suit immédiatement : la rapidité des changements de courants dans le détroit qui
sépare l’île d’Eubée de la côte béotienne était proverbiale, et cette versatilité était
depuis longtemps appliquée aux êtres humains. "Un Euripe" se disait couramment de
ceux qui changent facilement d’avis60. Avant Jean Eugénikos, l’association entre la
figure de Protée et l’Euripe ne semble pas fréquente, et c’est encore Eustathe de
Thessalonique, friand de références homériques dans ses propres écrits, qui y avait eu
recours pour dénoncer le caractère changeant de l’empereur Andronic I er : " [...]
Andronic, cet homme à l’aspect et au visage multiples, cela non comme un caméléon ou
22

un polype, mais plutôt comme Protée, et surtout à la manière d’Empousa qui présentait
des traits effrayants. Le même était inconstant comme l’Euripe et, comme la matière
originelle informe, il se montrait très diversement sous toutes sortes de formes, dont
les unes pourraient être louées, mais non les autres"61. Ce dernier exemple permet
d’introduire une nuance dans l’interprétation de la comparaison avec Protée : le
personnage visé est évidemment déroutant du fait de sa versatilité, et il se comporte
ainsi peut-être malgré lui, par manque de fermeté, mais peut-être aussi à dessein,
auquel cas il se présente comme quelqu’un de profondément inquiétant 62.
28 Cette analyse de la figure mythologique devrait permettre maintenant de découvrir
quel est l’allié peu fiable du pape qui se cache sous l’allusion de Jean Eugénikos. Car il
ne s’agit nullement d’une fantaisie littéraire de l’auteur : ses piques coïncidaient dans
tout le reste du texte avec la réalité que nous pouvons connaître par d’autres sources,
et il en est très probablement de même à la fin de cette énumération d’unionistes. Ce
serait donc un homme connu pour ses changements de position, dont l’opinion
véritable est indéchiffrable, soit parce qu’il joue de ce flou, soit parce qu’il adopte
systématiquement la position de son environnement immédiat. Ces deux pistes ne
conduisent résolument pas vers le petit groupe des partisans de Rome cités plus haut :
leur unionisme continu ne fait pas de doute, ni celui de Dorothée de Mytilène, auteur
présumé des Actes grecs du concile 63, ni celui de Théodore Xanthopoulos, qui s’empare
avec empressement de la charge de grand chartophylax que lui confie Métrophane dès
le 18 mai 144064, non plus que celui de Nathanael de Rhodes, envoyé par l’empereur
auprès du patriarche d’Alexandrie pour l’informer de la conclusion de l’Union 65, ou
encore celui de Pachôme de Saint-Paul, devenu ensuite évêque d’Amasée 66.
29 Les soupçons peuvent en revanche s’orienter vers le seul signataire dont il n’a pas
encore été question, c’est-à-dire l’empereur. Son désir d’aboutir à un résultat favorable
était parfaitement visible pendant toute la durée du concile, et il usait pour ce faire de
moyens divers allant de la persuasion à l’autoritarisme 67. L’ambiguïté de sa position
s’accentue encore après le retour à Constantinople, au point que sa politique apparaît
presque incohérente : Jean VIII ne fait rien pour imposer l’Union dans l’empire et se
tient à distance des problèmes religieux qui troublent l’Église, mais, dans le même
temps, il veille scrupuleusement à ce que le nouveau patriarche élu en mai 1440 soit
bien un unioniste68 ; de même, il protège Marc d’Éphèse, tout prétendant rester fidèle à
sa politique et promouvoir l’Union dans tout l’Empire, sorte de double-jeu dont le pape
se plaint amèrement69. Le changement de stratégie d’Eugène IV, qui dès
avril 1441 préfère s’adresser au frère de l’empereur, le despote Constantin, témoigne
très certainement du peu de confiance que le pape accorde encore au basileus 70. Par
ailleurs, le jugement selon lequel Jean VIII aurait été personnellement hostile à l’Union
et secrètement favorable aux antiunionistes se retrouve plusieurs fois sous la plume de
ces derniers, qui tendent globalement à le considérer comme leur allié 71. De fait, la
comparaison d’un empereur avec Protée, roi de Pharos, n’est pas inédite 72, et c’est
probablement la seule manière dont Jean Eugénikos pourrait évoquer à mots couverts
la personne du basileus, engagé très fermement dans la réussite de l’Union lorsqu’il
était à Florence, et devenu peut-être beaucoup plus circonspect dès son retour à
Constantinople.
30 Du côté de l’autre visage de Protée, celui du sophiste, un autre candidat peut aisément
prétendre au rôle : le professeur de philosophie Georges Scholarios, auteur de plusieurs
discours en faveur de l’Union et de la formule de conciliation sur le Filioque pendant le
23

concile lui-même. En tant que laïc, il ne peut représenter l’Église byzantine et n’est
donc pas signataire du décret : il participe au concile comme conseiller de l’empereur,
au même titre que Pléthon et qu’Amiroutzès73. Après avoir soutenu, au moins en
apparence, la politique unioniste de l’empereur, Scholarios quitte Florence de façon
prématurée en juin 1439, aux côtés de Pléthon et du despote Démétrios, et ne manque
pas de rappeler ultérieurement à quel point cet acte constituait une marque de
désapprobation à l’égard de l’Union74. Nous ne savons rien de son opinion après le
retour des Grecs à Constantinople, sinon par une lettre de Marc d’Éphèse datant de son
séjour à Éphèse, soit de la deuxième moitié de l’année 1440. Or Marc déplore le double
retournement de Scholarios dans les termes suivants : "Autant tu nous as remplis de
plaisir quand tu t’es rallié à la droite doctrine et à la pensée pieuse et ancestrale et que
tu as parlé en faveur de la vérité alors qu’elle a été condamnée par les juges iniques,
autant à l’inverse nous avons été remplis de chagrin et de tristesse en entendant que tu
avais à nouveau changé, que tu pensais et disais le contraire et que tu te mettais
d’accord avec les mauvais faiseurs d’accommodement sur des compromis et des
accommodements"75. Marc lui reproche ouvertement ses rapides changements de
position, et use d’une image mettant en cause la versatilité de son ancien élève : "’Qui
donnera à ma tête de l’eau et à mes yeux une source de larmes’ et je pleurerai la fille de
Sion, je veux dire l’âme du philosophe, agitée par le vent et emportée ça et là comme la
poussière sur l’aire à battre le blé en été ?"76
31 Scholarios est donc effectivement sujet aux revirements, et ce travers est
particulièrement bien connu de Jean Eugénikos. Nous apprenons en effet dans la
réponse de Scholarios à Marc que les remontrances de l’évêque d’Éphèse avaient été
confiées à un messager qui, voulant s’amuser un peu, n’a pas remis directement la
lettre à son destinataire, mais l’a fait circuler entre de nombreuses mains, et en a même
profité pour faire rire tous les présents en faisant des plaisanteries sur son compte,
avant que la lettre ne lui soit finalement donnée par un ami. Or le stupide messager qui
a organisé cette comédie aux dépends de Scholarios n’est autre que "le nomophylax",
c’est-à-dire Jean Eugénikos lui-même77. Il ne paraît donc pas invraisemblable de
supposer qu’à l’époque même où notre auteur écrit les Antirrhétiques, il a participé à
cette scène au cours de laquelle une allusion à Protée ou à l’Euripe aurait fort bien
trouvé sa place.
32 Même si une incertitude demeure en ce qui concerne le dernier unioniste visé par Jean
Eugénikos, la méthode qu’il emploie pour déprécier ses adversaires est parfaitement
claire : il suggère à quel point ces derniers s’écartent du modèle de vie suivi par les
chrétiens authentiques, tout en faisant aussi ressortir leur frivolité pour mieux les
tourner en ridicule. Le recours à des références païennes participe de l’accusation elle-
même, puisque les unionistes sont ainsi rejetés du côté des anciens Grecs, avec toute la
condamnation morale qu’entoure à Byzance un intérêt trop marqué pour les lettres
profanes, signe d’une distance inacceptable à l’égard de l’orthodoxie.
33 Une fois prouvée l’indignité des unionistes, restent deux figures face à face, opposées
de manière antithétique : le pape et Marc d’Éphèse. Ce qui les distingue relève d’une
certaine conception de l’autorité religieuse, et autant l’auteur s’emploie à diminuer
celle du souverain pontife, autant il s’efforce de grandir celle de l’humble métropolite.
Après avoir démontré l’absence quasi totale de soutien en faveur d’Eugène IV au sein de
l’Église byzantine, Jean Eugénikos tire explicitement la conclusion qui découle de ce
constat. À cette fin, il a recours au genre moral par excellence qu’est la fable. La phrase
24

quelque peu sibylline concernant le choucas redevenu lui-même (l. 39-40) s’applique en
effet au pape, et elle est indirectement tirée d’une fable d’Ésope, Les choucas et les
oiseaux78. Transposée dans le contexte politico-religieux du XVe siècle, l’histoire d’Ésope
signifie que le pape, alors qu’il était très isolé, s’est targué indûment d’avoir
l’assentiment des hauts dignitaires orientaux ; mais dès que ces derniers ont pu
reprendre leur liberté, le souverain pontife s’est vu dépouillé de tout son prestige et il
est apparu à nouveau tel qu’il est, seul, ne représentant que lui-même.
34 C’est très exactement du statut contraire que bénéficie Marc sous la plume de son frère.
Car pour le magnifier, Jean Eugénikos use d’un stratagème étrange qui consiste à faire
de Marc le représentant à lui seul des trois patriarches orientaux (1. 11-17). De fait, la
question de la nomination des suppléants avait été difficile : certains métropolites
byzantins avaient été désignés dès 1437 pour remplacer les patriarches empêchés de se
déplacer, et dans cette première liste établie par les patriarches orientaux eux-mêmes,
Marc Eugénikos, encore simple hiéromoine, devait être le suppléant du patriarche
d’Alexandrie79. Puis cette liste fut corrigée à Constantinople, à l’instigation de
l’empereur semble-t-il, et Marc, devenu entre temps métropolite d’Éphèse, ne fut plus
pressenti que comme suppléant du patriarche de Jérusalem, ce qui le faisait rétrograder
dans l’ordre de préséance80. Enfin l’attribution des places fut encore une fois révisée à
Ferrare, et il échut cette fois à Marc la suppléance du patriarche d’Antioche 81. En
définitive, dans la mesure où il ne signa pas le décret conciliaire, Marc d’Éphèse ne
représenta aucun des trois patriarches orientaux ; cependant Jean Eugénikos tire
argument de ces hésitations pour réunir sur la personne de Marc l’autorité reconnue
aux trois patriarches, faisant en quelque sorte de l’évêque d’Éphèse un représentant
officiel de l’Église qui concentrerait en lui toute l’orthodoxie, par contraste avec le pape
schismatique et son allié le patriarche unioniste de Constantinople 82. L’auteur le
présente finalement comme l’unique chef légitime de l’orthodoxie, l’appelant même
"exarque de tout notre camp orthodoxe", alors précisément que ce titre lui avait été
refusé par l’empereur pendant le concile, comme le rapporte Syropoulos 83.
35 Jean Eugénikos oppose donc deux positions à l’égard de la chrétienté latine, qui
correspondent aussi plus largement à deux conceptions de l’orthodoxie et à deux
attitudes culturelles, l’une centrée sur le respect de la tradition, jusqu’au martyre s’il le
faut, et l’autre plus pragmatique, plus proche des réalités terrestres, marquée aussi
certainement par le goût du pouvoir, de la richesse matérielle et de la culture profane,
même si la morale les réprouve. Cette partition en deux courants de pensée n’est certes
pas nouvelle à Byzance ; mais dans cet extrait, Marc d’Éphèse est finalement le seul à
pouvoir être rangé dans le premier modèle : Jean Eugénikos trace ici une ligne de
partage non pas tant entre unionistes et antiunionistes qu’entre orthodoxes rigoureux
et partisans du compromis, à quelque degré ce soit. Même les membres de la délégation
byzantine qui ont renié immédiatement leur signature ne trouvent en réalité aucune
grâce à ses yeux : en témoigne très clairement la vindicte avec laquelle il attaque ceux
qui auraient pu devenir ses meilleurs alliés dans le combat contre l’Union, Antoine
d’Héraclée et ses amis. L’intransigeance exprimée par Jean Eugénikos, et au-delà par
Marc lui-même, dont Jean n’est probablement que le porte-voix, l’isole
irrémédiablement : c’est peut-être l’une des raisons du faible soutien trouvé par Marc
d’Éphèse au sein de l’élite byzantine dans les premières années qui suivent le concile.
25

Texte grec
Κείμενον.
Καὶ τῶν λοιπῶν τῶν τν ἀνατολικὴν εκκλησίαν παριστανόντων.

[5] ’Αντίρρησις γ’ : Καὶ τίνας τν ἀνατολικὴν ἐκκλησίαν καλεῖς παριστάνοντας ; ἅρα τοὺς
μετ’ οὑ πολὺ φάσκοντας τῷ Θεῶ χάριτας εἰδέναι, τν δεξιὰν μόνην, ἀλλ’ οὑχί καὶ
γλῶτταν φωνῆ βλασφήμω μολυνθῆναι παραβιασθέντας ; Καὶ ταύτην ἑτοίμως 84 παντὶ τῷ
βουλομένῳ
[10] καταπροεμένους, καί τήν ἀνομίαν, καί τν ἀπάτην θερμῶς ἀποδυρομένους. Ὃν γὰρ
ἀντὶ πάντων, καὶ πρὸ πάντων ἐβούλου τὸν λαμπρὸν τῆς ἀληθείαςὑφηγητήν
ἀρχιεπίσκοπον τῆς ʼΕφέσου καὶ πάσης ʼ Ασίας καλούμενον ἔξαρχον . μᾶλλον δέ τῆς
συνόδου καὶ πάσης τῆς ἡμετέρας ὀρθοδόξου μερίδος, καὶ τοποτηρητν ὄντα τοῦ
[15] ʼ Αλεξανδρείας, καὶ Ιεροσολύμων, εἰ βούλει δὲ καὶ τοῦ ʼ Αντισχείας ὡς αἴφνης
ἔδοξε τσῖς καλοῖς οἰκονόμοις ὕστερον, τοῦτον οὑδενὶ τρόπω πάντως οὑδ’ όπωσοῦν
ἔσχες. ’Ή τὸν διαρρήδην καὶ σὺν δάκρυσιν ὑπογράφειν εἰ βουληθεῖεν ἐξ ἀνάγκης
ὀμολογοῦντα, ἃ μήτ’ ἐφρόνησεν οὐδέποτε 85 φρονήσει ; Διότι βλέπω πᾶσα μανία πίπτει
κατ’
[20] ἐμοῦ86, κἀγώ ὁ τάλας εἷπεν οὐ προαιροῦμαι τὸν θάνατον ὥ στε τν μὲν χεῖρα σφῶν
ὀμωμοκέναι87 ξυμβῆναι, τν φρένα δὲ παντάπασιν ἀνώμοτον διαμɛῖναι. ’Ή καὶ τον τὸ εξ
ἀμφοῖν διδαχθέντα σὺν τούτοις, καὶ τὸν σῳζομένης ἀβλαβσῦς τῆς ἁγίας τριάδος
παραληρήσαντα, καὶ τν λοιπν φατρίαν, τν θαυμαστν εἰκοσάδα ἤ, εἱ βούλει, καὶ
[25] τριακοντάδα ; ’Ή τούτους μὲν ἅπαντας ὡς ἀστηρίκτους καὶ ἀβεβαίους ἀπορρίψεις,
έκείσε μὲν παρὰ σοὶ στέρξαντας, εἵτουν δόξαντας, δεῦρο δ’ ἐπαρωμένους αὐτοὺς καί
ἀναθεματίζοντας, καὶ ὡς ἐνὸν 88 ἀνατρέποντας, κἀντεῦθεν καὶ τό μ προδιαφθαρῆναι τν
γνώμην δεικνύντας ; Οἴχεται γάρ σοι λοιπόν ἡ των τν ἀνατολικὴν
[30] ἐκκλησίαν παριστανόντων συμμορία. ʼ Επὶ δὲ τὸν δόντα τν δ ιὰ ἀντὶ τῆς ἐ κ
ἀποβλέψεις, τὸ κοῦφον καὶ τρισάθλιον καὶ φιλαρχότατον γερόντιον, τὸ τον μὲν ό’ρον
ἀφορίζον, τὸ δὲ μνημόσυνόν σου καταδεχόμενον . καὶ τόν, ὃς νῦν μόνος σοι σχεδὸν τῶν
δεῦρο περιελείφθη, τὸν ἐπιστημονικσῖς ἀνδράσιν ἐκεῖσε μάθεῖν ἀκριβῶς
[35] εἰρηκότα τν εὐσέβειαν βδελυρὸν καὶ δυσσεβῆ πνευματικόν, σὺν τούτῳ, ἢ καὶ τήν
καλν δυάδα89 τῶν οὓς αὐτός δί αὐτό τοῦτο κατέστησας ἐλκεσιπέπλους90, ἢ Πρωτέα τινά
Φάριον, θαῦμα ὁμηρικόν, καὶ παντὸς Εὐρίπου ῥᾶον περιτρεπόμενον. Ποῦ σοι τοίνυν οἱ
τοσοῦτοι καὶ τηλικοῦτοι ; Κολοιὸς αὗθις91 ὄντως ὁ πρώην αἴφνης
[40] στικτὸς καὶ πολυανθής, τὸ τοῦ μύθου. ’ Αλλὰ τίνα τὰ ἐφεξῆς ;

Traduction
Texte :

36 "Et le reste de ceux qui représentent l’Église orientale"

Réfutation :

37 Troisièmement : Et qui appelles-tu ceux qui représentent l’Église orientale ? Est-ce que
ce sont ceux qui, peu de temps après, affirment rendre grâce à Dieu pour avoir été
26

forcés de se souiller seulement la main droite, mais non pas la langue avec une parole
blasphématoire ? Et elle, ils sont prêts à l’abandonner à toute personne qui le veut, en
se lamentant chaudement sur l’iniquité et l’imposture. En fait, à la place de tous et
avant tous, celui que tu voulais, c’est le brillant guide de la vérité, l’archevêque
d’Éphèse, appelé aussi exarque de toute l’Asie ; ou plutôt exarque du concile et de tout
notre camp orthodoxe, lui qui était aussi suppléant du patriarche d’Alexandrie, de celui
de Jérusalem et même, si tu veux, de celui d’Antioche, comme cela a subitement plu
ensuite à ces bons administrateurs ; celui-là, d’aucune façon tu ne l’as eu vraiment le
moins du monde. Ou bien est-ce celui qui accepte, sous la contrainte, de signer, s’ils le
veulent, expressément et avec des larmes ce qu’il n’a jamais pensé et qu’il ne pensera
jamais ? "Car toute la fureur, je vois, me tombe dessus, et moi le malheureux, dit-il, je
ne préfère pas la mort", au point qu’il est arrivé que leur main prête serment alors que
leur esprit est demeuré tout à fait réfractaire. Ou bien aussi celui qui a reçu
l’enseignement de la double procession avec les autres, et qui a déliré en disant "à
condition que la Sainte Trinité demeure intacte", et le reste de cette clique, l’admirable
vingtaine ou même, si tu veux, la trentaine ? Ou bien tous ceux-là, tu les rejetteras sous
prétexte qu’ils sont instables et inconstants, eux qui là-bas auprès de toi ont approuvé,
ou du moins ont semblé approuver, mais qui ici prononcent eux-mêmes des
imprécations et des anathèmes et qui renversent autant qu’ils le peuvent leur position,
montrant ainsi dès lors que leur avis n’avait pas été corrompu à l’avance ? C’en est donc
fini pour toi de cette bande de ceux qui représentent l’Église orientale. Mais tu auras les
yeux rivés sur celui qui a donné le "dia" à la place du "ek", le petit vieillard frivole,
triplement malheureux et très avide de pouvoir, lui qui d’un côté condamne le décret et
de l’autre accepte ta commémoraison ; et aussi celui-là, pratiquement le seul de ceux
d’ici qu’il te reste maintenant, le confesseur infâme et impie qui a dit à des hommes de
science avoir appris là-bas la piété rigoureuse, lui en plus de l’autre ; ou bien aussi cette
belle paire de ceux que tu as toi-même parés, pour la même raison, de la robe traînante,
ou bien un certain Protée de Pharos, merveille homérique, qui se retourne plus
facilement que même tout l’Euripe. Où sont-ils donc pour toi ces hommes si nombreux
et si puissants ? Celui qui auparavant était subitement tacheté et plein de fleurs
redevient en réalité un choucas, selon la fable. Mais qu’en sera-t-il ensuite ?

NOTES
1. Voir Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit (PLP) 3, Wien 1978, notice 6189. Selon P.
Chrestou, il serait né autour de 1400, voir Θρησκευτικἡ καὶ ἠθικἡ ἐγκυκλοπαίδεια V, Athènes 1964,
col. 1002-1004 ; voir aussi la notice biographique de V. Laurent, Dictionnaire d’histoire et de
géographie ecclésiastiques XV, Paris 1963, col. 1371-1374.
2. Description des œuvres de Jean Eugénikos par S. Pétridès, "Œuvres de Jean Eugénikos", Échos
d’Orient 13, 1910, p. 111-114 et 276-281 et C. Tsirpanlis, "John Eugenicus and the council of
Florence", Byzantion 48, 1978, p. 264-274.
3. Dès le début des années 1440, les écrits polémiques fleurissent de part et d’autre : du côté des
adversaires de l’Union, Marc d’Éphèse rédige plusieurs libelles destinés à encourager la
27

résistance, comme par exemple la Lettre encyclique contre les Grecs latinisés et contre le décret du
synode de Florence (voir L. Petit, Documents relatifs au concile de Florence. II, Œuvres
anticonciliaires de Marc d’Éphèse, Patrologia orientalis XVII, Paris 1923, p. 449-459). De l’autre côté,
Grégoire Mammas et Bessarion défendent la validité du dogme latin, notamment à travers la
réfutation des Syllogismes de Marc d’Éphèse (voir Patrologie grecque 160, Paris 1866, col. 13-110 et
Patrologie grecque 161, Paris 1866, col. 137-244).
4. Dosithée de Jérusalem, Τόμσς καταλλαγῆς, Jassy 1692, p. 206-273.
5. Cod. 204 de la bibliothèque du Saint Sépulcre de Jérusalem, f. 108-208, voir A. Papadopoulos-
Kérameus, Ι΄ εροσολυμιτικἡ βιβλιοθήκη, [tome 4, Saint-Pétersbourg 1899, p. 178 n° 10.
6. Voir infra, p. 37-39 ; Dosithée de Jérusalem, op. cit., p. 215-216.
7. Il était nécessaire que les cinq patriarches soient représentés au concile œcuménique ; or le
pape, patriarche de Rome, et le patriarche de Constantinople étaient présents physiquement,
mais ceux d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem ne pouvaient se déplacer. Certains
ecclésiastiques byzantins représentaient donc à Florence les patriarches orientaux : ce furent
finalement Antoine d’Héraclée et Grégoire le confesseur pour le patriarche d’Alexandrie, Isidore
de Kiev pour le patriarche d’Antioche, et Dosithée de Monembasie pour le patriarche de
Jérusalem. Voir les signatures sur le décret dans G. Hofmann, Epistolae pontificiae ad Concilium
Florentinum spectantes. Pars II, Epistolae pontificiae de rebus in Concilio Florentino amis 1438-1439 gestis
(Concilium Florentinum. Documenta et scriptores, Sériés A, vol. I), Roma 1944, p. 77-78.
8. Voir le début du décret, ibid., p. 68 : Εὐγένιος έπίσκοπος δοῦλος τῶν δούλων ταῦ Θεοῦ, εἰς
ἀίδιον τοῦ πράγµατος μνήμην. Συναινοῦντος τάς ὑπογεγραμμένοις τοῦ ποθεινοτάτου υἰοῦ ἡμῶν
ʼΙωάννου Παλαιολόγου τοῦ περιφανοῦς βασιλέως τῶν ‛Ρωμαίων, Κάὶ τῶκ τοποτηρητῶν τῶν
σεβασμίων ἀδελφῶν ἡμῶν τῶν πατριαρχῶν, καὶ τῶν λοιπῶν τν ἀνατολικὴν ἑκκλησἰαν
παριστανόντων.
9. Ibid., p. 77-79. Les autres listes, celle des Actes grecs selon l’édition de J. Gill, Quae supersunt
Actorum graecorum Concilii Florentini (Concilium Florentinum. Documenta et scriptores, Sériés B,
vol. V, fasc. I et II), Roma 1953, p. 465-467, et celle de Georges Scholarios dans L. Petit, X.
Sidéridès, M. Jugie, Œuvres complètes de Georges Scholarios, tome III, Paris 1930, p. 194-195,
comptent respectivement 29 et 31 ecclésiastiques signataires. À propos des délégués byzantins à
Florence, voir en particulier J. Gill, The Council of Florence, Cambridge 1959 ; J. Gill, Personalities of
the Council of Florence, Oxford 1964 ; J. Gill, "The freedom of the Greeks in the Council of Florence",
University of Birmingham historical journal 12, 1971, p. 226-236 ; J-L. van Dieten, "Der Streit in
Byzanz um die Rezeption der Unio Florentina", Ostkirchliche Studien 39, 1990, p. 160-180 ; I.G.
Leontiades, "Die griechische Delegation auf dem Konzil von Ferrara-Florenz. Eine
prosopographische Skizze", Annuarium historiae conciliorum 21, 1989, p. 353-369.
10. Voir V. Laurent, Les « Mémoires » du Grand Ecclésiarque de l’Eglise de Constantinople, Sylvestre
Syropoulos, sur le concile de Florence (1438-1439) (Concilium Florentinum. Documenta et scriptores,
Sériés B, vol. IX), Paris 1971, p. 494-495.
11. Ducas, Istoria Turco-Bizantinà (1341-1462), éd. V. Grecu, Bucarest 1958, p. 271 : Η δεξιὰ αὕτη
ὑπέγραψεν, ἔλεγον, κοπήτω· 'Η γλῶττα ώμολόγησεν ἐκριζούσθω.
12. Deux votes ont eu lieu à quelques jours d’intervalle, et les dates données par les Actes grecs et
par les Mémoires de Syropoulos ne sont pas les mêmes : voir J. Gill, Personalities of the Council of
Florence and other essays, Oxford 1964, p. 158-163.
13. V. Laurent, op. cit., p. 456-457.
14. J. Gill, Quae supersunt Actorum graecorum Concilii Florentini (Concilium Florentinum. Documenta
et scriptores, Sériés B, vol. V, fasc. I et II), Roma 1953, p. 438.
15. V. Laurent, op. cit., p. 454-455. D’après les Actes grecs, les métropolites de Trébizonde et de
Monembasie se rallièrent à la majorité un peu après les autres, en même temps que le
métropolite de Cyzique : J. Gill, op. cit., p. 436.
28

16. À cet égard, les soupçons de Grégoire le protosyncelle quant au reniement potentiel des
évêques d’Héraclée et d’Anchialos sont un bon indice ; c’est d’ailleurs pour les compromettre
davantage qu’il les contraint à célébrer à Saint-Marc à Venise : voir V. Laurent, op. cit.,
p. 528-529 : "il choisit par contre ceux qu’il avait vu signer, mais qui s’étaient repentis et étaient
opposants. Tel l’évêque d’Héraclée qu’il savait avoir souscrit malgré lui et n’avoir pas mis ses
ornements sacrés pendant la cérémonie de l’Union ; tel aussi l’évêque d’Anchialos et autres
pareils".
17. Jean Eugénikos utilise au moins deux autres fois la même argumentation pour condamner les
personnages visés, d’abord dans l’introduction même des Antirrhétiques (Dosithée de Jérusalem,
op. cit., p. 208) : ἔστι δ’ οὕ καὶ μόνη φύσεως ἐθελοκάκω ῥοπῆ τὸ πάντων δεινότατον καἱ δυσίατον
τοιάδε συγκαταδέξασθαι, τῶν μὲν καὶ γνώμη καὶ γλώττη καὶ χειρὶ, τῶν δὲ μόνη δεξιᾷ
μιανθέντων, ὡς ἔστι νῦν αὐτῶν μεταμελομένων ἀκούειν [...] ; puis avec encore plus de virulence
(ibid., p. 222) : οἱ δὲ τν γνώμην ὑγιεῖς, καὶ μ τοὶς ἄλλοις συνδιαφθαρέντες, ἀλλὰ τν δεξιὰν μόνην
ὡς ἃν αυτοὶ φαῖεν μιανθέντες, ὄτι πρὸς τοῦτο καθυπηχθησαν, καὶ ἑαυτοὺς τῶ βαρεῖ φαρεῖ, και
τοῖς πικροῖς ἑργοδόταις προὔδωκαν, καὶ τό ἠμέτερον γένος, τό βουλν ἀπολωλεκὸς ἔθνος
κατῄσχυναν, καὶ τν ἀδούλωτον ἐκκλησίαν τόγ’ ἑπ’ αὐτοῖς ἧκον δεδουλώκασιν. ἢ ὄλως ἔδοξαν,
δεινῶς ἀποκλαιόμενοι, καὶ μεταμελόμενοι, καὶ τοῖς ἀπὸ τοῦ συνειδότος κέντροις βαλλόμενοι,
καὶ τν ἀνομίαν ἐξαγορεύοντες, καὶ συγγνώμην αἰτούμενοι.
18. Voir J. Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae Constantinopolitanae, Paris 1981, p. 416 et p.
419.
19. Voir Ducas, op. cit., p. 271 : Καὶ τοῦτα τίνες ; Οἰ ύπογράψαντες ἐν τω ὄρφ· Ο Ηρακλείας ʼ
Αντώνιος καὶ οἱ πάντες.
20. J. Gill, "A profession of faith of Michael Balsamon, the great chartophylax", Byzantinische
Forschungen 3, 1968, p. 120-128.
21. Ibid., p. 126 : εἰ δὲ συνέβη μοι [...] ὑπογράψαι ἐν τοῖς ὄροις τοῖς γενομένοις περὶ τῆς ἑνώσεως
τών λατίνων καὶ συμφορέσαι τοίς λατίνοις, φεῦ. Les autres citations de la profession de foi de
Michel Balsamon se réfèrent à la même page de l’article.
22. L’expression de Balsamon ressemble à une phrase de Paul dans l’Épître aux Hébreux, 12, 4 :
Οὔπω μέχρις αἴματος ἀντικατέστητε πρὸς τν αμαρτίαν ἀνταγωνιζόμενοι.
23. Mais le protekdikos est mort pendant le voyage de retour à Constantinople, il ne peut donc
être question de lui ici : voir V. Laurent, op. cit., p. 538-539.
24. V. Laurent, op. cit., p. 492-493 : [...] ἐξ ἀνάγκης ἔπομαι τοῖς πολλοῖς, ἴνα ἐκπληρώσω τὸν
ὁρισμόν καὶ τὸ θέλημα τὸ βασιλικόν, διαμαρτυρόμενος καὶ νῦν ὅτι οὔτε τῇ γνώμῃ οὔτε τῇ
προαιρέσει μου δοξάζω τὸ γεγονὸς ὡς ὑγιᾶ δόξαν τῆς ’ Εκκλησίας ἡμῶν.
25. V. Laurent, op. cit., p. 450-457.
26. J. Gill, Quae supersunt Aclorum graecorum Concilii Florentini (Concilium Florentinum. Documenta
et scriptores, Sériés B, vol. V, fasc. I et II), Rome 1953, p. 436-439.
27. V. Laurent, op. cit., p. 452-453 : ὁ 0έ Δράμας, ὄτι στέργει τὸ ἐκ τοῦ Υιοῦ σῳξομένης ἀβλαβοῦς
τῆς άγίας Τριάδος.
28. V. Laurent, op. cit., p. 470-471 : le grand ecclésiarque s’adresse ainsi en son propre nom au
patriarche : "Je connais les évêques, disais-je. À l’exception de deux ou trois, les autres que
valent-ils ? Ou m’ordonnes-tu de suivre celui qui a dit : J’approuve le Filioque à la condition que
la Sainte Trinité n’en souffre aucun dommage (σῳζομένης ἀβλαβοῦς τῆς ἁγίας Τριάδος), celui-là
même qui, interrogé par trois fois, répéta trois fois exactement la même chose et déchaîna le rire,
après être tombé dans une position opposée à celle du Choryphée".
29. V. Laurent, op. cit., p. 452-453.
30. V. Laurent, op. cit., p. 454-455.
31. L. Petit, X. Sidéridès, M. Jugie, Œuvres complètes de Georges Scholarios, tome III, Paris 1930, p.
194-195. Cette liste date nécessairement d’après la mort de Théodore Xanthopoulos, le grand
29

skévophylax, puisqu’il y est fait allusion dans le texte ; or on sait par ailleurs que Théodore est
mort vers 1452/1453 : voir Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit (PLP) 8, Wien 1986, notice
20817.
32. Un cas reste ambigu : celui de Dosithée de Monembasie, qui n’est pas compté par Scholarios
parmi ceux qui se sont rétractés. Sa mémoire est pourtant louée dans la liste épiscopale du
synodicon de Monembasie, où il est même écrit que Dosithée s’est illustré en prononçant des
anathèmes sacrés (πολλοῖς ἀναθήµασι κεκοσµηκότος), ce qui laisse entendre qu’il aurait, comme
les autres, anathématisé l’Union : voir V. Laurent, "La liste épiscopale du synodicon de
Monembasie", Échos d’Orient 32, 1933, p. 132 et 153-158. À l’inverse, Marc d’Éphèse fait allusion
dans une de ses lettres à un métropolite de Monembasie unioniste, qui place un évêque partisan
des Latins sur le siège d’Athènes : voir L. Petit, Documents relatifs au concile de Florence. II,
Œuvres anticonciliaires de Marc d’Éphèse, Patrologia orientalis XVII, Paris 1923, p. 481. De fait, on
ne sait pas jusqu’à quelle date Dosithée est resté métropolite de Monembasie, et s’il s’agit donc de
la même personne.
33. L. Petit, op. cit., p. 179 : [...] αἱ τῶν μητροπολιτῶν υπόγραφαἱ, ἃς υπέγραψαν τετράκις μετὰ τὰς
τῆς ʼΙταλίας ὑπογραφὰς περὶ τοῦ μ στέρξειν ποτὲ τν σύνοδον τν Φλωρεντιακήν, μηδὲ τὸ
μνημόσυνον συγχωρήσειν, ἔως ἃν αἱ προφάσεις τοῦ σχίσματος μένωσι παρὰ τοῖς Λατίνοις, ὧν τν
μὲν μίαν ὐπογραφὴν ἐποίησαν εὐθὺς μετά τν σύνοδον, ἵνα δεχθῶσιν παρὰ τῶν ὀρθοδόξων.
34. Voir J. Darrouzès, Les regestes des Actes du Patriarcat de Constantinople. Vol. I, Les Actes des
patriarches. Fascicule VII, Les regestes de 1410 à 1453, Paris 1991, p. 50-51, n° 3384. Voir Marie-
Hélène Blanchet, "De la contestation à la scission à l’intérieur de l’Église byzantine à la suite de
l’Union de Florence (1440-1445)", à paraître dans Byzantinische Forschungen.
35. V. Laurent, op. cit., p. 452-453 : ῍Ας ἐκβάλωσι τὸ ἐκ καὶ ἂς θήσωσι τὸ διά, ἵνα ἤμεθα
εἰρηνικοί.
36. G. Hofmann, Orientalium documenta minora (Concilium Florentinum. Documenta et scriptores,
Series A, vol. III, fasc. III), Roma 1953, p. 46-47 : ʼ Αναφέρομεν δὲ καὶ τὁ ὄνομα τοῦ μακαριωτάτου
πάπα κυρίου Εὑγενίου ἑν τοῖς διπτύχοις κατὰ τήν ἐκκλησιαστικὴν συνήθειαν. ῞Οθεν καὶ ὑμεῖς
ὀφείλετε πάντες [...] μνημονεύειν τοῦ μακαριωτάτου πάπα κατὰ τὸ ἔθος, ὡς καὶ ἡμεῖς ποιοῦμεν.
37. Le seul témoignage à ce sujet est celui de Scholarios ; voir L. Petit, op. cit., p. 194 : καὶ πρὸς τῶ
τέλει τοῦ βίου διορθωθῆναι βουλόμενος, οὀκ εἰάθη φανερῶς ἔργω τν μετάνοιαν ἐπιδείξασθαι
παρὰ των συνόντων αὐτῶ Λατινοφρόνων.
38. Voir V. Laurent, op. cit., p. 562-563 : Syropoulos prête aux mésazons les propos suivants : "[...]
nous allons alors, nous, indiquer ce que nous croyons être bon et sans inconvénient. Sur le
Décret, nous ne disons rien, car il reste en quelque sorte lettre morte (ἀργός). Au sujet de la
commémoraison, voici : cela ne vous semblerait-il pas une bonne manière que de faire mémoire
du pape uniquement et par cette commémoraison d’être unis ?". De fait, le décret d’Union n’a pas
été proclamé officiellement à Constantinople avant le 12 décembre 1452.
39. G. Hofmann, Epistolae pontificiae ad Concilium Florentinum spectantes. Pars II, Epistolae pontificiae
de rebus in Concilio Florentine annis 1438-1439 gestis (Concilium Florentinum. Documenta et
scriptores, Sériés A, vol. 1), Roma 1944, p. 77 : μέγας πρωτοσύγκελλος καὶ πνευματικὸς Γρηγόριος
ἱερομόναχος.
40. Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques 26, Paris 1997, col. 198.
41. Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques 8, Paris 1935, col. 1184.
42. C’est à la fin de sa vie que, selon Scholarios, Théodore Xantliopoulos aurait été sur le point de
se rétracter, c’est-à-dire au début des années 1450 : voir L. Petit, op. cit., p. 195.
43. Voir V. Laurent, op. cit., p. 522-523 : "Cet homme-là, après la mort du patriarche, alors qu’il
était encore à Florence, prêtait l’oreille aux susurrements de certains familiers de l’empereur, se
laissait flatter par l’espoir d’accéder au patriarcat et de la sorte se traînait à tous les ordres du
monarque".
30

44. Voir le portrait moral de Grégoire, V. Laurent, op. cit., p. 344-349.


45. Je remercie Mme Marguerite Harl qui a attiré mon attention sur l’emploi de ce mot dans la
tradition littéraire grecque, en particulier à l’époque chrétienne.
46. Homère, Iliade, VI, 442 ; VII, 297 ; XXII, 105.
47. Ibid. : Τρῶας καὶ Τρῳάδας ἐλκεσιπέπλους.
48. Voir H. Hunger, "On the Imitation (Μίμησις) of Antiquity in Byzantine literature”, Dumbarton
Oaks Papers 23/24, 1969/1970, p. 15-38 ; et R. Browning, "Homer in Byzantium", Viator 8, 1975,
p. 15- 33, repris dans Idem, Studies on Byzantine history, literature and education, London 1977,
n° XVII.
49. Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, éd. M. van der
Valk, vol. 4, Leiden 1987, p. 584 : Τό " έλκεσίπεπλον" δὲ γυναικῶν ἐστι κἀνταῦθα βαρβάρων
ἐπίθετον, ὧν οἱ χιτώνες συρτοί, ὡς εἰκός, ἀπʼ ἐναντίας τοῖς στατοῖς, περὶ ὧν ἐγράφη ἀλλαχοῦ.
Voir aussi ibid., vol. 2, Leiden 1976, p. 360.
50. Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis commentarii ad Homeri Odysseam, éd. G. Stallbaum, vol. 1,
Leipzig 1825, p. 31 : τὸ μέντοι τῶν γυναικῶν ἑλκεσίπεπλον, αἷς ὁ πέπλος ἐν τώ βαδίζειν
ἑφέλκεται διὰ τὸ βαθὺ τοῦ ἱματισμοῦ, εἴη ἃν κλῆρος τοῖς ’ Ιταλοῖς ἑκ τοῦ Τρωϊκοῦ Αἰνείου.
Ελληνίς γὰρ γυνή, οὔτε βαθύπεπλος, οὔτε έλκεσίπεπλος παρ’ Ομήρω εὔρηται.
51. Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue. Livre II, trad. C. Mondésert, Paris 1965, p. 200-201 : ʽΟ δὲ
τῶν ἀρχόντων τούτων ζῆλος καὶ ει τοὺς ἄλλους ’Ίωνας διικνεῖτο, οὓς ῞Ομηρος ἐκθηλύνων
"ἑλκεσιπέπλους" καλέῖ.
52. Ibid., p. 212-215 : Τὸ δὲ καὶ σύρειν τὰς ἐσθῆτας ἐπ’ ἄκρους καθιέντας τούς πόδας κομιδῇ
ἀλαζονικόν [...] οὐδέ τῶν κατεαγότων τούτων δ τῶν τν κιναίδιαν τν ἄφωνον ἐπὶ ταῖς σκηναῖς
μετιόντων ὁρχηστῶν ἀπορρέουσαν εἱς τοσοῦτον ὕβρεως τν ἑσθñτα περιορώντων, οῗς οἱ ἐπιμελεῖς
στολισμοὶ καὶ τῶν κρασπέδων αἱ ἀπαιωρήσεις καὶ τω̃ν σχημάτων ο’ι περίεργοι ῥυθμοὶ βλακείας
μικρολόγου ἐπισυρμὸν ἐμφαίνουσιν.
53. Dosithée de Jérusalem, Τόμος καταλλαγῆς, Jassy 1692, p. 214 : Καὶ τίνας σεβασμίους ἀδελφούς
σου καὶ Πατριάρχας καλεῖς ; Οὓς αὐτός ἄθλιε πλάττεις ὡς οἱ τοὺς πηλινου ἐν τῇ ἀγορᾶ, ἢ τοὺς
ἔργω καὶ μ ψευδωνύμους, ὧν καὶ τοποτηρητὰς δῆθεν ἐδέξω ; Τοὺς ἄνδρας, ἢ τοὺς μή δοκοῦντας,
τοὺς ὐπηνήτας, ἢ τοὺς ἑν χρῷ κουρίας, μεθ’ ὧν καί ὁ σὸς στρατοπεδάρχης, τοὺς εὑτελεῖς καὶ
πτωχοὺς καὶ μύρια δεινὰ διά Χριστὸν παρά τῶν ἀσεβῶν πάσχοντας καὶ καθ’ ἑκάστην ὡς εἰπεῖν
ἀποθνῄσκοντας, ἢ τοὺς άβροὺς καὶ σπαθῶντας καὶ λαμπροὺς καὶ μεγάλους καὶ ἑλκεσιπέπλους
καὶ πάντη παραπλήσιους, ὧν ὁ σωτήρ πάλαι τεθρήνηκε τν ἀπόνοιαν, τὰ τῶν ἰματίων κράσπεδα
μεγαλύνοντας, καὶ τν κλεῖδα τῆς γνώσεως ἄραντας, καὶ μήτε αὑτοὺς εισερχομένους, καὶ τοὺς
βουλομένους κωλύοντας ;
54. Matthieu, 23, 5 : πάντα δὲ τα ἔργα αὐτῶν ποιοῦσιν πρὸς τὸ θεαθῆνῖαι τοῖς ἀνθρώποις·
πλατύνουσιν γὰρ τὰ φυλακτήρια αὐτών καὶ μεγαλύνουσιν τὰ κράσπεδα. La Bible de Jérusalem
donne la traduction suivante : "En tout ils [les Pharisiens] agissent pour se faire remarquer des
hommes. C’est ainsi qu’ils font bien larges leurs phylactères et bien longues leurs franges".
55. Voir Catholicisme II, Paris 1949, col. 543 et col. 511-512 : le vestiaire des cardinaux se compose
d’une soutane rouge, donnée par Boniface VIII en 1294, et d’une chape ou "cappa" qui, devant, est
attachée par un ruban pour permettre la marche, et qui se termine à l’arrière par une longue
traîne.
56. Homère, Odyssée, IV, 349-570.
57. Platon, Euthydème, 288 b : τὸν Πρωτέα μιμεῖσθον τὸν Αἰγύπτιον σοφιστν γοητεύοντε ἠμᾶς.
58. Lucien, De morte Peregrirti, éd. A.M. Harmon, vol. 5, Cambridge (Mass.) 1936, p. 2 : O
κακοδαίμων Περεγρῖνος, ἢ ὡς αὐτὸς ἔχαιρεν ὀνομάζων ἑαυτόν, Πρωτεύς, αὐτδ δή ἐκεῖνο τό τοῦ
Ομηρικοῦ Πρωτέως ἔπαθεν . άπαντα γὰρ δόξης ἔνεκα γενόμενος καὶ μυρια τροπὰς τραπόμενος, τὰ
τελευταῖα ταῦτα καὶ πῦρ ἑγένετο τοσούτῳ ἄρα τῷ ἔρωτι τῆς δόξης εἵχετο.
31

59. Basile, Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, éd. F. Boulenger, Paris
1935, p. 59 : ’ Αλλ’ οὑκ ἔστιν ὃ μᾶλλον φευκτέον τῷ σωφρονοῦντι τοῦ πρός δόξαν ζῆν, καὶ τὰ
τοίς πολλοῖς δοκοῦντα περισκοπεῖν, καὶ μ τὸν ὀρθὸν λόγον ἡγεμόνα ποιεῖσθαι τοῦ βίου, ὥστε,
κἃν πᾶσιν ἀνθρώποις ἀντιλέγειν, κἃν ἀδοξεῖν καὶ κινδυνεύειν ὑπὲρ τοῦ καλοῦ δέῃ, μηδὲν
αἱρεῖσθαι τῶν ὀρθώς ἑγνωσμένων παρακινεῖν. ’Ή τὸν μ οὔτως ἔχοντα τί τοῦ Αἰγυπτίου σοφιστοῦ
φήσομεν ἀπολείπειν, ὃς φυτὸν ἑγίγνετο καὶ θηριον, ὁπότε βούλοιτο, καὶ πῦρ καὶ ὕδωρ καὶ πάντα
χρήματα ; [...] Καὶ ὥσπερ φασὶ τὸν πολύποδα τν χρόαν πρὸς τν ὑποκειμένην γῆν, οὕτως αὐτός τν
διάνοιαν πρὸς τὰς τῶν συνόντων γνώμας μεταβαλεῖται.
60. Le proverbe est connu au moins depuis le grammairien du II e siècle après J.-C., Diogénianos,
qui l’intègre à sa liste : voir E.L. von Leutsch, F.G. Schneidewin, Corpus paroemiographorum
Graecorum, tome 1, Gottingae 1839, p. 222 (3, 39) : ’Άνθρωπος Εὕριπος ἐπὶ των ῥᾷστα
μεταβαλλομένων. Les variantes relevées par Michel Apostolios attestent que l’expression était
toujours en usage au XVe siècle : voir ibid., tome 2, p. 285 (2, 88) et p. 291 (3, 18).
61. Eustathe de Thessalonique, La espugnazione di Tessalonica, éd. S. Kyriakidis, Palermo 1961,
p. 14- 16 : ὁ ’ Ανδρόνικος, παντοδαπὸς ἐκεῖνος ἄνθρωπος καὶ παμποίκιλος, καὶ τούτο οὐ
χαμαιλέοντος δίκην εἴτε πολύποδος, Πρωτέως δὲ μᾶλλον, καὶ μάλιστα κατὰ ’Έμπουσαν, ἢ φρικτἀ
ἐφάνταζεν. Ο δ’ αὑτὸς καὶ κατὰ εὐρίπους πολύστροφος ἧν καὶ κατὰ τν ἀρχέγονον ἀνείδεον ὔλην
ἄπασιν ὑποτέθειτο εἴδεσι πολυειδῶς, ὧν τὰ μὲν ἐπαινοῖτο, τά δ’ οὐκ ἅν.
62. Le modèle du fin politique qui use de sa capacité à se transformer pour masquer son vrai
visage est certainement Julien l’Apostat, contre lequel Grégoire de Nazianze a écrit plusieurs
discours où il compare l’empereur à Protée : "Comme le caméléon, dit-on, change facilement
d’aspect et prend toutes les couleurs à la seule exception du blanc – pour ne pas parler du
sophiste d’Égypte, le Protée de la fable – de la même façon notre homme prenait toutes sortes
d’aspects à l’égard des chrétiens, sauf celui de la douceur. Sa bonté était pleine de dureté, sa
persuasion était violence, son indulgence servait d’excuse à la cruauté : il voulait que le recours à
la force parût naturel au moment où il renonçait à l’usage de la persuasion". (Grégoire de
Nazianze, Discours 4-5. Contre Julien, éd. J. Bernardi, Paris 1983, p. 171).
63. Voir V. Laurent, "À propos de Dorothée métropolite de Mytilène", Revue des études byzantines
9, 1951, p. 163-169.
64. Voir V. Laurent, Les « Mémoires »..., op. cit., p. 560-561 : le grand skévophylax se précipite
littéralement sur la charge de Michel Balsamon, devenue vacante du fait de la démission de ce
dernier.
65. Voir G. Hofmann, Orientalium documenta minora (Concilium florentinum. Documenta et
scriptores, Series A, Vol. III, fase. III), Roma 1953, p. 39-40 : Nathanael de Rhodes est jugé
suffisamment sûr pour être chargé de cette mission, qu’il exécute d’ailleurs correctement, à en
juger par l’acceptation de l’Union exprimée par Philothée d’Alexandrie dans une lettre au pape
du 1er septembre 1440 (ibid., p. 51-53).
66. Pachôme de Saint-Paul est le seul moine qui soit resté fidèle à l’Union ; il a remplacé Ioasaph à
la tête de la métropole d’Amasée à une date inconnue. Sur ce personnage, voir récemment K.
Hajdú, "Pachomios, Metropolit von Amaseia, als Handschriftenschreiber : seine Schrift und die
Identität von PLP 22216 und PLP 22221", Byzantinische Zeitschrift 94, 2001, p. 564-579, en
particulier p. 572- 573. Voir aussi S. Pétridès, "Documents sur la rupture de l’union de Florence",
Échos d’Orient 14, 1911, p. 206-207 : la lettre de Théodore Agallianos à Pachôme alors qu’il est déjà
évêque d’Amasée pourrait dater du début des années 1440, puisqu’il y est question de
l’authenticité des textes patristiques, problème abondamment discuté à Florence et qui donne
lieu à la recherche des originaux à Constantinople dès le retour des délégués grecs.
67. Voir le portrait de Jean VIII par J. Gill, Personalities of the Council of Florence and other essays,
Oxford 1964, p. 116-123 : J. Gill insiste sur le respect que l’empereur montre à l’égard du synode
en refusant d’imposer une décision aux métropolites ; si l’on en croit Syropoulos pourtant,
32

l’empereur a exercé à plusieurs reprises une contrainte forte sur les membres du clergé, en
particulier pour qu’ils approuvent le Filioque, pour qu’ils signent le décret et pour qu’ils
participent à la messe d’Union.
68. V. Laurent, op. cit., p. 548-549 : "Là dessus s’écoulèrent les mois de février, de mars et d’avril.
L’empereur se désintéressait des affaires ecclésiastiques, car il n’en dit plus mot à personne".
Pour les tractations opérées autour de l’élection de Métrophane et l’intervention officieuse de
Jean VIII, voir ibid., p. 550-553.
69. Contrairement au désir d’Eugène IV, Marc d’Éphèse ne fut pas sanctionné par l’empereur
pour son opposition à l’Union, et sa sécurité durant le voyage du retour à Constantinople fut
même assurée par Jean VIII en personne qui le prit avec lui sur sa propre galère : voir ibid.,
p. 504-505 et p. 524-525. Le souverain pontife déplore explicitement l’attitude de l’empereur à
l’égard de cet opposant notoire à nouveau en août 1440 : "Aderat interea nequam ille Ephesinus,
et conceptum virus undique evomebat ; quem si imperator ita pro demerito puniri fuisset
assensus, quemadmodum clarissime memorie Constantinus Arrium, ecclesie venenum, castigari
permisit, multo pauciores habuissetis adversarios". (G. Hofmann, Epistolae pontificiae ad Concilium
Florentinum spectantes. Pars III, Epistolae pontificiae de ultimis aclis Concilii Florentini annis 1440-1445 et
de rebus post Concilium gestis annis 1446-1453 (Concilium Florentinum. Documenta et scriptores,
Sériés A, vol. I), Roma 1946, p. 17-18).
70. Dans sa lettre à Constantin du 22 avril 1441, Eugène IV regrette la tiédeur de Jean VIII pour
l’Union et se tourne donc vers le despote (ibid., p. 35) : "Nam in ea causa, licet per carissimum in
Christo filium nostrum Iohannem Paleologum Romeorum imperatorem hactenus satis tenuiter et
tepide sit processum, tua tamen celsitudo rem ipsam locum et perfectionem suam, quantum in se
fieri potest, habere vult et intendit".
71. Voir par exemple le jugement qu’émet rétrospectivement Scholarios sur Jean VIII (L. Petit,
Œuvres complètes de Gennade Scholarios, tome IV, Paris 1935, p. 479). Après avoir rappelé le zèle de
l’empereur contre les infidèles, Scholarios déplore son implication involontaire dans la confusion
dans laquelle a été plongée l’Église, et affirme qu’il a pris ensuite volontairement ses distances,
quitte à devoir feindre ; l’auteur rend finalement hommage au soutien que les antiunionistes ont
trouvé auprès de l’empereur pour leur combat : ῝Ο γὰρ μόνον εἷχέ τι ἐγκαλεὶν, τν
ἐκκλησιαστικὴν ταύτην σύγχυσιν, καὶ ταύτης μετέσχε μὲν ἄκων, ἑκὡν δὲ ἀφίστατο. ʼ
Αναγκαζόμενος δέ τι καὶ προσποιεῖσθαι, πᾶσιν ὄμως ἔργοις καὶ τεκμηρίοις Θεῷ τε καὶ τοῖς ὀρθῶς
προσέχουσι τόν ὄντα έδείκνυε, καὶ μόνος ἐκεῖνος σχεδὸν αἴτιος ἡμῖν ἐγεγόνει τοῦ τήν ἧτταν
ἐκείνην άναμαχήσασθαι.
72. Voir supra notes 61 et 62.
73. Syropoulos ne donne pas précisément ses titres et l’appelle généralement "le professeur
Georges Scholarios" (ὁ διδάσκαλος κῦρ Γεώργιος ό Σχολάριος, V. Laurent, ορ. cil., p. 140), à moins
qu’il ne faille comprendre le terme dans le sens technique de "didascale" ; dans la recension B,
Syropoulos mentionne explicitement sa qualité de secrétaire impérial (ibid., p. 600). Dès avant le
concile, Scholarios était aussi juge général des Romains ; il était peut-être aussi, dès cette époque,
le prédicateur officiel de la cour : voir M. Jugie, article Scholarios dans Dictionnaire de théologie
catholique XIV, Paris 1941, col. 1523 ; J. Gill, Personalities of the council of Florence and other essays,
Oxford 1964, p. 81 ; T. Zèsès, Γεννάδιος B’ Σχολάριος. Βίος, συγγράμματα, διδασκαλία,
Thessalonique 1980, p. 111-115 ; mais rien ne permet d’affirmer qu’il détenait déjà cette charge
d’après C.J.G. Turner, "The career of George-Gennadius Scholarius", Byzantion 39, 1969, p. 428-429.
74. L. Petit, Œuvres complètes de Gennade Scholarios, tome III, Paris 1930, p. 118.
75. L. Petit, Documents relatifs au concile de Florence. Il, Œuvres anticonciliaires de Marc
d’Éphèse, Patrologia orientalis XVII, Paris 1923, p. 460-461 : ’Όσης ἡμάς ἑνέπλησας ἠδονής, ἠνίκα
τῆς ὁρθῆς δόξης ἐγένου καὶ τοῦ εὐσεβοῦς κα πατρίου φρονήματος καὶ τῇ καταψηφισθείσῃ παρὰ
τῶν ἀδίκων κριτῶν συνηγόρησας ἀλήθείᾳ, τοσαύτης ἐκ τοῦ εναντίου λύπης καὶ κατήηφείας
33

ἐπλήσθημεν, ἀκούσαντες μετατεθεῖσθαι σε πάλιν καὰ τἀναντία φρονεῖν τε καὶ λέγειν καὶ τοῖς
κακοῖς οἰκονόμοις συντρέχειν ἐπὶ τάς μεσότητας καὰ οἰκονομίας.
76. Ibid., p. 461 : Τίς δώσει τῇ κεφαλῇ μου ὔδωρ καὶ τοῖς ὀφθαλμοῖς μου πηγὴν δακρύων , καὶ
κλαύσομαι τν θυγατέρα Σιών, τν τοῦ φιλοσόφου λέγω ψυχν, ῥιπιζομένην καὶ μεταφεροµένην ὡς
χνοῦς ἀπὸ ἅ΄λωνος θερινῆς. Sur l’attitude de Scholarios après l’Union, voir tout récemment M.
Cacouros, Un patriarche à Rome, un Katholikos didaskalos au Patriarcat et deux donations trop
tardives de reliques du Seigneur : Grégoire III Mammas et Georges Scholarios, le Synode et la
Synaxis, Byzantium, State and society, éd. A. Abramea, A. Laiou, E. Chrysos, Athènes 2003, p. 71-124.
77. L. Petit, Œuvres complètes de Gennade Scholarios, tome IV, Paris 1935, p. 445 : Ὤφθη καἰ ἡμῖν
πολλῶν διαφυγόντα χɛῖρας τὰ γράμματα τῆς σῆς ἁγιότητος . ὁ γὰρ ταῦτα πεπιστευμένος οὔτ’ έμοὶ
δοῦναι τοὺς ἅλλους λαθών, οὔτε φυλάξαι βουληθείς, οὐκ οἷδ’ ὄπως, καίτοι σοῦ πολλὰ
παραγγείλαντος, ὑπόθεσιν πανηγύρεως πολλσῖς τὰ κατ’ ἐμοῦ σοι πεποίηκε σκώμματα. [...] τότε δ
τότε καὶ πρός ἐμέ κομίξων ἀφίκετό τι τῶν φίλων, κἀγώ πρότερον πολλὰ τῆς τοῦ νομοφύλακος,
ὡς ἃν οὔτως φαίην, ἁπλότητος καταγνούς, ὃς πρὸς τοῖς ἄλλοις καἱ τῶν τῆς σῆς χειρὸς
γραμμάτων εἷχε στερήσας, ὅσην ἐξῆν ήδονν ἑκ τῶν δοθέντων ἑλάμβανον.
78. Ésope, Fables, éd. É. Chambry, Paris 1996, p. 71-72. La phrase correspondant à celle de notre
texte se situe juste avant la morale de la fable : Οὕτω τε συνέβη αὐτῶ ἀπογυμνωθέντι κολοιόν
πάλιν γενέσθαι.
79. Voir V. Laurent, Les « Mémoires »..., op. cit., p. 164-165. L’ordre de préséance des patriarches est
le suivant : Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, et Jérusalem.
80. Voir ibid., p. 166-167 et p. 246-247.
81. Voir ibid., p. 248-249. Notons que Jean cite dans l’ordre chronologique réel les désignations de
Marc, d’abord comme suppléant du patriarche d’Alexandrie, puis de Jérusalem, puis d’Antioche,
avec la formule ironique qui suit "comme cela a subitement plu ensuite à ces bons
administrateurs" (l. 16), qui renvoie aux tractations obscures entourant ces désignations au
terme desquelles Marc, après avoir été complètement rétrogradé, est remonté à un rang
intermédiaire.
82. En faisant de Marc le véritable suppléant des trois patriarches orientaux, il invalide
évidemment les signatures des suppléants réels ; voir supra note 7.
83. Ibid., p. 382-383 : comme Marc d’Éphèse demandait à ce que chacun exprime son avis,
Syropoulos rapporte la réaction du basileus en ces termes : "Comment peux-tu demander, toi, les
avis ? Qui t’en a conféré le pouvoir ? Le patriarche lui-même n’a pas autorité pour solliciter les
avis ici. Comment donc le fais-tu, toi qui n’es pas plus que les autres évêques ? Je ne t’ai pas fait
exarque, moi". Car Marc porte légitimement le titre d’"exarque de toute l’Asie" (l. 13) (voir J.
Darrouzès, Notitiae episcopatuum ecclesiae Constantmopolitanae, Paris 1981, p. 416) mais non celui
d’exarque du concile.
84. ἑτοίμως Dosithée
85. οὐτέποτε Dosithée
86. ἑμον Dosithée
87. όμωμοκέναι Dosithée
88. ἑνὸν Dosithée
89. διάδα Dosithée
90. ἐλκεσιπέπλους Dosithée
91. αὗθις Dosithée
34

AUTEUR
MARIE-HÉLÈNE BLANCHET
Université de Toulouse-Le Mirail.
35

Autour de quelques textes chrétiens


concernant les premiers temps de la
conquête musulmane
Laurent Blancs

1 Le VIIe siècle, et plus particulièrement l’époque des conquêtes musulmanes, fut


longtemps considéré comme un temps de lacunes documentaires 1. Il y a déjà quelques
années que cette position n’est plus aussi largement partagée 2. De fait, l’intérêt de plus
en plus grand porté aux sources dites orientales, à savoir les sources de langues
syriaque, arménienne, géorgienne, copte ou arabe, ouvre de manière conséquente le
champ documentaire à la disposition de l’historien. Trop longtemps négligées, elles
permettent pourtant d’éclairer tel ou tel aspect de la période. Il en est ainsi des
premiers temps de la conquête musulmane (mais aussi, et cela n’est pas toujours
souligné, des premiers temps de l’islam) dont l’histoire peut être enrichie par la lecture
de telles sources, d’ailleurs majoritairement syriaques.
2 Notre propos n’est bien entendu pas ici d’écrire une telle histoire 3 mais plus
simplement d’esquisser un début de recensement des sources orientales se rapportant à
cette période et d’en dégager un ou plusieurs thèmes forts4.
3 Les textes les plus anciens faisant allusion à l’Islam et à Muhammad sont en fait deux
textes syriaques et un texte grec5.
4 Les deux fragments de texte syriaque sont dus à Thomas le Presbytre 6 qui nous a laissé
une chronique universelle courant jusqu’à la trentième année de règne d’Héraclius,
donc en 6407. La première mention est celle d’un raid musulman contre Gaza en 634 : «
En l’an 945, Indiction VII, le vendredi 4 shebat8, à 9 heures se produisit le combat des Romains et
des Arabes9 de Muhammad (Mhmt) en Palestine, à 12 milles à l’est de Gaza. Les Romains fuirent,
abandonnant le patrice fils de Yardan que les Arabes tuèrent. Environ 4000 paysans pauvres de
Palestine, chrétiens, juifs et samaritains furent tués là. Les Arabes ravagèrent toute la région. »
10
. Cette relation est précieuse à plus d’un titre. D’abord, elle fait preuve d’une précision
que l’historien souhaiterait rencontrer plus souvent dans les sources, ensuite elle est, à
notre connaissance, la première à mentionner Muhammad et enfin elle trouve un écho
36

chez Théophane, au début du IXe siècle, pour nous rapporter ce qui semble être le
même événement11.
5 Le deuxième fragment, toujours de Thomas, se rapporte à la conquête de la Perse
sassanide : « En l’an 947, Indiction IX 12, les Arabes s’avancèrent dans toute la Syrie. Ils étaient
descendus dans le territoire des Perses et l’avaient soumis. Ils gravirent la montagne de Mardin.
Les Arabes tuèrent beaucoup de moines à Qedar et à Bnata. Là mourut le bienheureux Siméon,
portier de Qedar, le frère de Thomas le Presbytre. »13. Encore une fois, la notation est
importante puisqu’elle est la première à évoquer la pénétration musulmane en Haute-
Mésopotamie, entre Tigre et Euphrate, dans la région dite Gzîrta (île), grande région
chrétienne avec les centres d’Edesse ou de Nisibe. D’abord c’est grâce à ce fragment que
nous pouvons attribuer l’ensemble de la chronique à Thomas le Presbytre, ensuite il
montre encore une fois un des aspects essentiels de la conquête musulmane : les
razzias, les opérations préparatoires à la conquête définitive. En effet, l’épisode ici
rapporté ne concerne pas la conquête proprement dite de la Haute-Mésopotamie ;
celle-ci eut lieu en 640 et nous est connue par un texte postérieur (IXe siècle) et
d’ailleurs fondamental pour la connaissance de notre période, la Chronique du Pseudo-
Denys de Tell-Mahré14. Comme dans le cas de la Palestine, les conquêtes définitives ne
se concrétiseront que quelques années plus tard.
6 Le troisième fragment, en langue grecque, nous ramène en arrière, probablement vers
le coup de main tenté par les Arabes contre Gaza en 634, opération décidément fort
bien renseignée. Il s’agit d’un extrait de la Doctrina Jacobi, texte apologétique écrit par
un chrétien de la région de Carthage aux alentours de 640. Le thème principal de
l’œuvre est la controverse avec les juifs et le souci majeur de l’auteur, qui se fait passer
pour un juif fraîchement converti, est de convaincre ses anciens coreligionnaires du
bien-fondé de la politique juive d’Héraclius et en particulier de sa décision de baptêmes
forcés. Dans cette perspective, les conquêtes musulmanes ne peuvent apparaître dans
l’ouvrage qu’incidemment et ne constituent en aucun cas un sujet majeur de
préoccupation pour l’auteur15. Pourtant, il est question très clairement, à un moment,
du prophète apparu chez les Saracènes : « On disait que le prophète était apparu, venant
avec les Saracènes, et qu’il proclamait l’arrivée du Messie qui allait arriver... C’est un faux
prophète : les prophètes viennent-ils avec arme et char de guerre ? » 16. Ici, l’allusion à
Muhammad est claire mais en apparence très négative puisqu’il est immédiatement
catalogué comme faux prophète.
7 Toutefois, cette mention de Muhammad ne semble être là, à la lecture de l’ensemble de
l’opuscule, que pour souligner l’existence chez les juifs d’attentes apocalyptiques fortes
au moment des baptêmes forcés imposés par Héraclius et pour démontrer l’inanité de
leurs schémas eschatologiques17. Toutefois, même si l’expansion musulmane n’est pas le
thème essentiel, cet extrait de la Doctrina Jacobi suscite l’intérêt de l’historien à plus
d’un titre : d’abord il s’agit, avec le fragment suscité de Thomas le Presbytre, de la plus
ancienne mention du Prophète ; ensuite il semble pouvoir suggérer une certaine
bienveillance des milieux juifs à l’égard des conquêtes musulmanes vues comme
porteuses de libération face à la politique contraignante des chrétiens ; enfin, et cela est
lié très directement à l’aspect précédent, il souligne l’intérêt que présenterait une
meilleure connaissance de la littérature juive de l’époque, littérature dont nous ne
connaissons que peu de choses et qui semble consister essentiellement en écrits
eschatologiques, qui éclairerait un peu plus les conditions de la conquête aussi bien en
Palestine qu’en Mésopotamie.
37

8 Pour poursuivre chronologiquement, les prochains textes qui évoquent la conquête


musulmane sont des écrits grecs.
9 Il s’agit en premier lieu d’extraits de Sophrone, patriarche de Jérusalem au moment de
la conquête de la ville par les troupes musulmanes peut-être en 638. Nous connaissons
de lui sa lettre synodale envoyée au pape et au patriarche de Constantinople, peu de
temps après son élection sans doute au début de 634. Il y parle des « Saracènes qui, du
fait de nos péchés, se sont dressés soudainement contre nous et se livrent au pillage avec cruauté
et sauvagerie... »18. Apparaît ici pour la première fois, la notion de punition divine à
propos des conquêtes musulmanes qui sont la conséquence des péchés chrétiens.
Thème repris par Sophrone dans son sermon pour le Noël de 634 19. Etrange Noël à la
vérité puisque les chrétiens de Jérusalem ne peuvent aller célébrer la Nativité à
Bethléem pourtant proche car ils en sont empêchés par les Arabes : « ... à l’exemple des
Philistins autrefois… les Agarènes impies occupent une position tout près de l’illustre Bethléem...
»20. Cette situation inouïe s’explique tout naturellement et à nouveau par la punition
éducative que Dieu envoie à ses ouailles à la suite de leurs péchés : « Nous, cependant, à
cause de nos innombrables péchés nous sommes devenus indignes de contempler ces choses-là. Il
nous est interdit d’aller (à Bethléem) »21. Mais cela ne saurait en rien être définitif, il suffit
de revenir à une vie plus conforme à la morale chrétienne pour que Dieu pardonne à
ses fidèles : « ... si nous le voulions, si, nous tournant vers un Dieu né pour notre cause, nous le
recherchions avec tout notre cœur par le zèle de nos bonnes actions, tout redeviendrait calme et
doux comme avant. »22.
10 Ce texte est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord il illustre parfaitement un des
grands thèmes de la pensée chrétienne face à l’expansion musulmane, celui de la
punition divine ; l’islam est voulu par Dieu en tant qu’instrument de châtiment, il n’a
pas de véritable existence autonome et lorsque la punition sera suffisante, l’islam et les
musulmans, leur rôle historique achevé, disparaîtront. Ensuite, tout au long de son
sermon, Sophrone recourt en permanence à la méthode typologique : la situation
trouve des précédents dans l’histoire sainte et en particulier dans l’histoire vétéro-
testamentaire. Cette démarche typologique avait déjà été testée par les chrétiens lors
des conquêtes perses vingt ans auparavant et sera à nouveau utilisée à plusieurs
reprises dans l’histoire byzantine. Ainsi l’incompréhensible peut prendre du sens grâce
à ce procédé et la communauté chrétienne inquiète peut être rassurée.
11 A peu près à la même époque que Sophrone, un autre écho des conquêtes musulmanes
se trouve dans une lettre de Maxime le Confesseur datée des années 638-640 où le grand
adversaire du monothélisme compare les Arabes à « des bêtes féroces et sauvages dont
seule la forme est humaine » et les voit, comme « un peuple barbare », « envahir une terre
étrangère comme si c’était la sienne »23. Au-delà de la violence verbale, assez courante chez
Maxime, ce texte est assez difficile à exploiter, l’auteur s’intéressant en fait plus, dans
cette lettre, aux juifs qu’aux musulmans qui ne sont vus encore une fois que comme des
instruments de la colère divine dont il n’y a rien à redouter dans le long terme.
12 Le texte qui vient est, quant à lui, déjà largement connu et nous nous contenterons de
le citer sans insister sur son importance et son intérêt qui sont tous deux de premier
ordre. Il s’agit évidemment de la chronique arménienne dite du Pseudo-Sébéos, datée
des alentours de 660 et qui fournit des informations tant sur la conquête de l’Arménie
que sur les autres terrains d’opération24. Evidemment, l’auteur fournit essentiellement
des renseignements sur l’histoire arménienne des VIe et VII e siècles, mais le lecteur
peut glaner tout au long de l’ouvrage des informations sur Byzance depuis le règne de
38

Maurice (582-602) jusqu’à celui de Constant II (641- 648). Un des autres atouts du texte
du Pseudo-Sébéos est d’évoquer le développement de l’islam aussi bien au Proche-
Orient qu’en Arménie.
13 A notre connaissance, le Pseudo-Sébéos est le premier à faire de l’islam une religion
résultant de sombres machinations juives. « Je vais parler de la descendance du fils
d’Abraham : non pas celui qui est né d’une femme libre mais celui né d’une esclave, à propos du
quel la citation des Ecritures est exactement et fidèlement : « Sa main se lèvera contre tous, et la
main de tous contre lui »25.
14 Douze peuples représentant toutes les tribus d’Israël se rassemblèrent dans la cité d’Edesse.
Quand ils virent que les troupes iraniennes avaient quitté la ville en paix, ils fermèrent les portes
et s’y fortifièrent. Ils en refusèrent l’accès aux troupes romaines. Aussi, Héraclius, empereur des
Romains, ordonna de l’assiéger. Quand les Juifs réalisèrent qu’ils ne pouvaient lui résister
militairement, ils promirent de faire la paix. Ouvrant les portes de la ville, ils vinrent au devant
de lui (Héraclius) et Héraclius ordonna qu’ils repartent et demeurent chacun chez soi. Aussi, ils
partirent, traversant le désert (...) vers les fils d’Ismaël. Ils appelèrent les Arabes à leur aide et
leur firent savoir qu’ils étaient parents au travers de l’Ancien Testament. (…)
15 A cette époque, un d’entre eux, un homme des fils d’Ismaël nommé Muhammad, devint
prépondérant. (...) Il dit : « Dieu a promis ce pays à Abraham et à son fils après lui, pour
l’éternité. (...) Aimez seulement le Dieu d’Abraham, partez et prenez le pays que Dieu a donné à
votre père Abraham. Personne ne peut vous résister victorieusement dans la guerre puisque Dieu
est avec vous. »26.
16 Ici, le Pseudo-Sébéos témoigne éloquemment d’une attitude répandue chez les
chrétiens confrontés aux premiers temps de la conquête islamique, l’attitude
d’incompréhension face à la nouvelle religion qui aboutit à n’en faire qu’un reflet plus
ou moins fidèle du judaïsme ; l’islam n’est pas une religion originale dans cette
conception27.
17 Mais assimiler l’islam au judaïsme, c’est lui reconnaître une certaine véracité et même
une certaine grandeur morale. D’ailleurs, le Pseudo-Sébéos ne tient d’ailleurs aucun
propos désobligeant par rapport aux musulmans, si l’on compare avec le traitement
qu’il réserve aux juifs. Bien mieux, il reconnaît même à Muhammad le mérite de mettre
fin au polythéisme traditionnel des Arabes et d’avoir amené ces derniers dans la voie
du Dieu d’Abraham : « Abandonnant l’adoration de vaines choses, ils se tournèrent vers le Dieu
vivant, qui était apparu à leur père, Abraham. Muhammad décida qu’ils ne mangeraient plus de
charogne, qu’ils ne boiraient plus de vin, qu’ils ne proféreraient plus de mensonge et qu’ils ne
commettraient plus d’adultère. »28
18 Au total, cet auteur arménien témoigne plus d’hostilité envers les juifs qu’à l’encontre
des musulmans. Il nous semble par ailleurs témoigner d’une certaine bienveillance
envers l’islam. S’il assimile les musulmans à la Quatrième Bête de Daniel dans une
perspective clairement eschatologique, c’est plus en référence aux péchés des chrétiens
eux-mêmes que par rejet radical de l’islam.
19 Un autre témoin fondamental pour sa région d’origine, l’Egypte, est lui aussi très connu
mais la chronique de Jean de Nikiou, puisqu’il s’agit de lui, pose un problème. En effet,
le texte original, datée de la seconde moitié du VIIe siècle, ne nous est connu qu’au
travers d’une traduction éthiopienne du XVIIIe siècle. Toutefois, cette source reste
irremplaçable pour l’histoire de la conquête de l’Egypte. Ses informations ont déjà tant
été exploitées qu’il ne nous paraît pas ici nécessaire de nous y attarder trop
39

longuement29. L’auteur, évêque monophysite de Nikiou, ne cache en rien les atrocités


commises par les musulmans, il en apporte même de nombreux témoignages. Ainsi,
lors de la prise de la florissante cité de Bahnasâ, dans le Fayoum : « Les Ismaélites vinrent,
massacrèrent le chef de l’armée et tous ses compagnons et se rendirent maîtres de la ville.
Quiconque se rendait auprès d’eux était massacré ; ils n’épargnèrent personne, ni vieillards, ni
femmes, ni enfants. »30
20 Mais au-delà de ces évocations, quasiment obligées et sans doute exagérées, au-delà
même d’une réelle hostilité de Jean à la religion de Muhammad 31, notre auteur nous
présente les nouveaux maîtres de l’Egypte sous un jour assez favorable : « Il (‘Amr) levait
l’impôt qui avait été stipulé, mais il ne prenait rien des biens des églises et ne commettait aucun
acte de spoliation ni de pillage, et il les protégera pendant toute la durée de son gouvernement »
32
.
21 Ici encore la présentation de l’islam et des musulmans n’est pas franchement négative.
Plus exactement, le portrait qui est fait des musulmans est très contrasté alors qu’il y a
finalement peu de développements sur la religion islamique elle-même, rapidement
méprisée sans que l’on sache vraiment si Jean de Nikiou était très familiarisée avec elle.
Nous nous retrouvons un peu dans le même cas de figure que chez le Pseudo-Sébéos.
22 Tout ce qui précède nous a montré combien la connaissance de cette période passe
d’abord par les chroniques (Thomas, Sébéos, Jean de Nikiou) et ce sont deux autres
chroniques qui se présentent à nous maintenant.
23 D’abord, ce qu’il est convenu d’appeler la Chronique maronite anonyme, écrite en syriaque
et dont il ne nous reste que des lambeaux33. Sans doute écrite par un chrétien maronite
des alentours de 660, cette œuvre mentionne différents événements politiques, comme
deux expéditions musulmanes vers Constantinople, et évoque la vision que pouvaient
se faire les melkites, très proches des maronites, des conquérants, vision plutôt positive
comme l’atteste, entre autres, l’évocation de Mu’ awiya qui, à Jérusalem, « fit l’ascension
du Golgotha, s’assit et y pria, puis se rendit au jardin de Gethsémani, descendit au tombeau de la
bienheureuse Marie où il pria »34.
24 La chronique dite du Khûziztan, est aussi appelée Anonyme de Guidi, du nom de son
éditeur. Il s’agit d’une chronique, d’ailleurs très brève, portant sur les affaires
ecclésiastiques de l’Eglise nestorienne de Perse, plus particulièrement de la province du
Khûziztan (ouest de l’Iran). Elle semble devoir être datée de la seconde moitié du VII e
siècle. Son récit de la conquête arabe est particulièrement précieux, car bien informé et
démontrant un indiscutable esprit de curiosité face à cette nouveauté radicale qu’est
l’islam. Cette chronique nous renseigne surtout en premier lieu sur la conquête de la
Perse sassanide35.
25 A cette liste, il convient sans doute d’ajouter l’œuvre de Jacob d’Edesse, mort en 708. Ce
monophysite de Haute-Mésopotamie, évêque d’Edesse puis retiré au monastère,
traduisit la chronique d’Eusèbe de Césarée et la poursuivit jusqu’au début du VIII e
siècle. L’œuvre de Jacob, qui est une sèche chronologie avec de brèves annotations, est
déjà postérieure au grand flot des conquêtes musulmanes et son premier mérite est de
nous fournir des informations de premier ordre sur les premiers ommeyades 36.
26 Avec Jacob, nous pouvons considérer que s’achève la série des témoins contemporains
de l’expansion musulmane. En effet, les autres sources fréquemment utilisées pour
écrire l’histoire de cette période sont bien postérieures à la seconde moitié du VII e
siècle. Aussi bien Théophane que le Pseudo-Denys de Tell-Mahré sont du IX e siècle et,
40

même si leurs œuvres s’appuient sur des chroniques contemporaines souvent


disparues, leur propos est susceptible d’avoir été déformé par la distance temporelle.
Quoi qu’il en soit, de telles œuvres échappent à notre propos qui a choisi de se
concentrer sur les œuvres contemporaines de la conquête musulmane.
27 Si nous procédons à un bilan d’étape, nous nous trouvons face à un ensemble de neuf
témoins, essentiellement des chroniqueurs, dont la plupart écrivent en syriaque et qui
s’échelonnent des alentours de 640 au tout début du IXe siècle. A lui seul, ce groupe
présente un grand intérêt mais il nous semble possible d’élargir un peu plus ce cercle.
Pour cela, il faut nous tourner vers un ensemble de textes qui ressortissent tous du
genre apocalyptique. Nous pouvons nous étonner que les historiens n’aient pas prêté
plus d’attention à ce type de textes trop souvent méprisés et qui pourtant sont des
témoins précieux d’une époque37. Ces apocalypses syriaques sont toutes datées de la fin
du VIIe siècle et leurs auteurs ne nous sont pas connus.
28 Le premier de ces textes n’est pas à proprement parler une apocalypse puisqu’il s’agit
encore une fois d’une chronique. Mais le ton très clairement eschatologique nous a
plutôt incité à classer cette œuvre parmi les apocalypses. Il s’agit de l’œuvre de Jean bar
Penkayé38. Ce moine syriaque nestorien vit en Mésopotamie, à Penek, à l’ouest du Tigre.
Il est l’auteur d’une histoire abrégée du monde sans doute écrite aux alentours
de 687 après la défaite de Moukhtar. Nous intéressent ici les deux derniers chapitres de
l’œuvre, les chapitres XIV et XV, qui traitent des succès du christianisme et des
événements contemporains de Jean avec une très perceptible attente de la fin des
temps39. Jean déploie, et cela le distingue de beaucoup des autres chroniqueurs, une
vision théologique de l’histoire, faisant des conquêtes musulmanes un châtiment divin :
« Nous ne devrions pas penser que la venue (des Arabes) est une chose ordinaire, mais bien
plutôt une chose due à la volonté divine »40. Jean nous a laissé une description précise du
système fiscal subi par les non-musulmans41 et présente la domination ommeyade sous
un jour positif :
« La justice fleurissait en son temps (celui de Mu’awiya) la paix régnait dans les régions sous
son contrôle ; il permettait à chacun de vivre comme il le voulait » 42.
« De chaque personne, ils exigeaient seulement un tribut, leur permettant de conserver la foi
qu’ils souhaitaient »43.
Dans le même ordre d’idées, Jean rapporte avec détails la révolte de Mukhtar 44.
29 Des renseignements sur l’attitude des chrétiens face aux nouveaux maîtres peuvent
également se trouver dans L’Apocalypse du Pseudo-Méthode, qui a dû être composée
vers 692 par un moine soit nestorien soit chalcédonien de la région de Singara 45. Ici,
après le rappel des conquêtes musulmanes, l’auteur se projette dans un avenir qu’il voit
marqué par la victoire finale du christianisme sur l’islam, grâce à l’action d’un roi des
Grecs, jusqu’alors endormi, dont le règne est le prélude à la fin du monde. Sans entrer
dans les détails de la pensée eschatologique très riche du Pseudo-Méthode, l’historien
peut en tout cas y trouver la certitude que la domination musulmane n’est que
transitoire et un certain mépris pour l’islam, la supériorité chrétienne ne fait aucun
doute46.
30 Le chapitre XI se concentre sur le septième et dernier millénaire de l’histoire. Il
annonce la destruction des armées byzantines au Yarmuk en 636. Cette invasion
musulmane est bien présentée, à plusieurs reprises et avec des arguments scripturaires,
comme un châtiment, notion-clé chez le Pseudo-Méthode47. Encore une fois, les
musulmans ne sont que l’instrument de la volonté divine, ils sont les jouets de Dieu 48.
Le monde sera livré aux quatre capitaines du châtiment : Ruine, Destruction, Désolation
41

et Chaos. Ce dernier finira par l’emporter sur les autres49. La description des
souffrances des chrétiens et plus généralement de l’humanité arrête assez longuement
l’auteur50, aussi bien dans ce chapitre XI que dans le chapitre XIII, qui reprend toute
une série de stéréotypes eschatologiques comme la famine ou la peste 51.
31 Le triomphe musulman sera total et la mort du christianisme semblera inévitable 52.
C’est alors que se produira le brusque retournement de situation qui prend tout le
monde de cours. Le roi des Grecs attaquera alors les musulmans 53. Nul n’attendait cela
puisque ce roi grec, en fait l’empereur romain d’Orient, était oublié de tous 54 et sa
victoire sera foudroyante et totale55. La punition des musulmans exemplaire56. La
victoire de l’Empire romain chrétien sera suivie d’une longue période de paix et de
prospérité qui contraste fort heureusement avec les difficultés du temps de
l’oppression musulmane57.
32 Commence alors une dernière période de difficulté, marquée par l’ouverture des
« portes du Nord » qui libèrent les peuples inhumains enfermés par Alexandre le Grand
et qui ravagent la terre avant d’être écrasés par l’intervention d’un archange 58. Le roi
des Grecs se rend alors à Jérusalem qui devient sa nouvelle capitale. C’est le moment où
se révèle l’Antichrist, le roi des Grecs se rend alors sur le Golgotha où il dépose sa
couronne au sommet de la Vraie Croix qui est enlevée au ciel tandis que le roi rend son
dernier souffle. Dès lors plus aucun pouvoir terrestre n’existe59. L’Antichrist impose
alors son pouvoir, abusant les hommes par ses prodiges. Il s’installe même dans le
Temple et se fera adorer comme Dieu avant d’être vaincu par le seigneur lors de la
seconde Parousie60.
33 Ce texte apparaît à bien des égards fondamental et sans doute le plus important écrit
eschatologique de l’époque pour tout le Proche-Orient et peut-être pour l’ensemble du
monde méditerranéen. Il dénote à la fois des évolutions du discours eschatologique
mais constitue également un extraordinaire vivier, un réservoir pour tous les écrivains
postérieurs : nombre des grands thèmes apocalyptiques futurs se trouvent déjà chez le
Pseudo-Méthode. Tentons un bilan rapide et forcément grossier.
34 D’abord, les musulmans ne sont toujours pas reconnus comme des adversaires vraiment
dignes des chrétiens ; ils ne sont toujours que le jouet de la volonté divine qui les utilise
pour exprimer sa colère et son châtiment. La preuve, lorsque enfin la puissance
romaine se réveillera, elle ne fera qu’une bouchée de ces musulmans qui ne sont au
fond que des sauvages sans réel danger. La meilleure preuve de ce tranquille mépris,
nous le trouvons dans le fait que le Pseudo-Méthode n’intègre absolument pas les
musulmans dans le schéma daniélique qu’il cite pourtant à plusieurs reprises ; pour lui,
le quatrième et dernier royaume de Daniel ne peut être que celui des Romains, celui des
chrétiens.
35 Là est une autre caractéristique du texte, le royaume des chrétiens étant le dernier, sa
fin ne peut correspondre qu’avec la fin du monde, or celle-ci est proche comme en
attestent les conquêtes musulmanes ; le Pseudo-Méthode est traversé, comme Jean bar
Penkayé, par une tension eschatologique tout à fait palpable. Toutefois, cette tension se
teinte ici de beaucoup plus d’optimisme que chez Jean puisque la fin correspond au
triomphe du christianisme et que l’Empire romain finira bien par triompher des hordes
arabes. Ce relatif optimisme peut sans doute s’expliquer par la conjoncture politique
qui pouvait paraître relativement favorable à l’Empire romain pour la première fois
depuis longtemps61.
42

36 Au-delà des permanences que nous venons de souligner, nous pouvons percevoir de
réelles évolutions, appelées à connaître une très riche postérité, en introduisant par
exemple un thème majeur de l’eschatologie chrétienne et impériale, celui de
l’empereur des derniers jours appelé à formidable succès à travers les âges 62 ou encore
inaugurant la longue tradition relative à « l’empereur endormi », tradition
eschatologique dont nous pouvons observer l’importance lors de la chute définitive de
Constantinople en 145363. Toutefois, le fond demeure le même : malgré la réaction
romaine, la fin des temps est proche.
37 Ces lignes de force ne sont pas remises en cause par l’adaptation édessienne du Pseudo-
Méthode, les deux textes ne différant que sur quelques points comme la protection
dont jouira la cité d’Edesse64.
38 La certitude du triomphe inévitable des chrétiens est beaucoup moins présente dans
L’Evangile des douze Apôtres qui est un texte rédigé en syriaque, probablement à Edesse
dans les milieux monophysites65. Il a sans doute été écrit entre 692 et 705, entre la
victoire d’Abd’ Al-Malik et sa mort. Il nous permet d’entrevoir les profondes divisions
des chrétiens, d’imaginer une très lourde fiscalité et de constater qu’en cette fin de
VIIe siècle, les chrétiens ne semblent plus attendre la fin imminente de la domination
musulmane.
39 A ce petit, mais cohérent, corpus, il conviendrait peut-être d’ajouter le texte du De
consummatione Mundi attribué par la tradition à Hippolyte de Rome mais qui pourrait en
fait être une traduction d’une apocalypse syriaque de la première période ommeyade 66.
40 Certes, contrairement aux chroniques, les textes apocalyptiques ne fournissent pas de
données événementielles directes, là n’est pas leur fonction, néanmoins, nous pensons
qu’ils apportent un éclairage en ce qui concerne les réactions collectives et les
mentalités chrétiennes face à ce qui a bien dû apparaître à beaucoup comme un
véritable traumatisme. De fait, ces textes ont toute leur place à côté des autres pour
écrire l’histoire des réactions chrétiennes à l’expansion musulmane.
41 Au terme de ce rapide survol, le moment est venu de faire le bilan. Quatorze textes (en
comptant l’adaptation édessienne du Pseudo-Méthode mais en excluant pour le
moment le Pseudo-Hippolyte) provenant de treize auteurs différents sont susceptibles
d’éclairer les premiers temps de l’histoire musulmane et en particulier ceux de la
conquête.
42 Ils nous livrent des indications factuelles parfois étonnantes : Muhammad aurait-il
participé lui-même aux premiers raids contre la Palestine comme le laissent entendre
Thomas le Presbytre ou la Doctrina Jacobi ? Si oui, le problème se pose de la date de sa
mort qui ne saurait en aucun cas se situer dès lors en 632 comme l’affirme l’ensemble
de la tradition musulmane. Sans doute ne faut-il toutefois pas prendre au pied de la
lettre la mention du nom de Muhammad dans les textes.
43 Ces textes nous laissent aussi apercevoir ce que furent les réactions des chrétiens face
aux conquêtes arabes.
44 Réactions fort diverses. Dans un premier temps, il semble bien que les auteurs
chrétiens ne conçoivent pas la nouvelle religion dans la durée. Comme le souligne le
Pseudo-Méthode, la domination musulmane n’est que transitoire. Cela renvoie à cette
notion-clé du même ouvrage, celle de châtiment. Notion partagée par Sophrone, Jean
bar Penkayé ou le Pseudo-Sébéos (et bien d’autres textes) qui ne voient finalement dans
43

les musulmans qu’un simple instrument dans les mains de Dieu qui les utilise pour
réaliser son mystérieux plan du salut.
45 Cette idée explique aussi (ou s’explique) le refus initial des chrétiens de considérer
l’islam comme une religion originale. Le Pseudo-Sébéos a donné le ton en en faisant une
réplique du judaïsme et nombre de nos textes s’appliquent à démontrer que
Muhammad n’est qu’un faux prophète et que l’islam n’est pas une religion au même
titre que le judaïsme ou le christianisme. Cette conception se retrouve au VIII e siècle
chez Jean Damascène qui considère l’islam comme une hérésie chrétienne.
46 Ces visions ne pouvaient conduire les auteurs chrétiens contemporains des premières
conquêtes islamiques qu’à un mépris de l’islam qui est mal connu et ne mérite pas de
l’être puisqu’il ne s’agit finalement que d’un phénomène transitoire. Il faudra attendre
les VIIIe et IX e siècles pour que se produise en ce domaine un changement de
perspective.
47 Ce mépris se teinte d’ailleurs de condescendance vis-à-vis des musulmans qu’il n’est pas
utile d’accabler puisque leurs atrocités multiples participent de la volonté divine. De là
sans doute la présentation assez modérée voire favorable des nouveaux maîtres que
nous livrent aussi bien Jean de Nikiou que Jean bar Penkayé ou même le Pseudo-Sébéos.
Tout à leurs querelles internes et à leur hostilité au juifs, les chrétiens ne se soucient
finalement que peu des musulmans.
48 Même l’évidente présentation eschatologique des musulmans doit plus se comprendre
dans la logique interne du christianisme, qui est dès l’origine une religion de l’attente
et de la fin, que dans une perception négative de l’islam. Ce n’est pas la cruauté des
musulmans, leurs exactions qui annoncent la fin du monde mais bien le seul fait que les
conquêtes musulmanes aient lieu. Leur signification eschatologique est déconnectée de
leur contenu, à ce titre, la vision chrétienne du musulman au VII e siècle n’est pas
eschatologique.
49 En tout état de cause, il nous a semblé utile de montrer que cette période du VII e siècle,
réputée lacunaire pour les sources, fournit en fait un ensemble de documents en
nombre non négligeable qui permettent d’écrire l’histoire de cette période à partir de
documents contemporains et non plus seulement à partir de documents largement
postérieurs.
50 Sans aller jusqu’à affirmer que cette histoire est à réécrire, cela serait présomptueux, il
nous semble à tout le moins que ces textes permettent de la revisiter, de la compléter
ou de la modifier. Sans doute, grâce à une plus grande attention portée à ces textes,
l’historien peut-il faire apparaître une seconde moitié de VII e siècle sensiblement
différente de celle qui est habituellement décrite.
51 De montrer que les sources pour ce faire existaient était la principale motivation de
cette étude ; nous espérons que cet objectif a été atteint.

Appendice : Liste des textes et auteurs


Il nous a semblé utile d’établir sous forme de tableau la liste des textes évoqués, avec
leurs auteurs et les éditions modernes.

Texte Auteur Langue Date Edition


44

Lettre synodale Sophrone Grec 634 (?) PG 87 col.3147-3200

Sermon de Noël Sophrone Grec 634 PG 87 col.3201-3212

Maxime le
Lettre 14 Grec 638-640 PG 91 col.537-541
Confesseur

Chronicon Thomas le CSCO, Scri. Syr., III, t. IV,


Syriaque 640 (?)
miscellaneum Presbytre pp. 77-154

Travaux et Mémoires, XI,


Doctrina Jacobi Inconnu Grec 640 (?)
1991, pp.70-229

Histoire Pseudo-
Arménien 660 (?) Paris, 1904 (F. Macler)
d’Héraclius Sébéos

Copte (langue
Jean de originelle) mais
Chronique 660 (?) Paris, 1883 (H. Zotenberg)
Nikiou connue dans une
version éthiopienne.

Chronicon
Inconnu (dit
anonymum de CSCO, Scrip. Syr. III, t. IV,
Anonyme de Syriaque 660 (?)
ultimis regibus pp. 15-39.
Guidi)
persarum

Deuxième
Chronicon CSCO, Scrip. Syr. III, t. IV,
Inconnu Syriaque moitié VIIe
maroniticum pp. 43-74.
siècle

Mingana (A.) : Sources


Jean bar Syriaques, Leipzig, 1907, I,
Chronique Syriaque 687 (?)
Penkayé pp.2-171 (texte des livres
X à XV)

Reinink (G.J.) : Die Syrische


Apocalypse du Apokalypse des Pseudo-
Inconnu Syriaque 692 (?)
Pseudo-Méthode Methodius. CSCO, 540,
1993, 2 vol

Apocalypse Fin du VIIe Nau (F.) : « Révélations et


Inconnu Syriaque
édessienne du siècle légendes. Méthodius,

Clément, Andronicus » in
Pseudo-Méthode Journal Asiatique, XI, t. 9,
1917, pp.415- 452

Rendell-Harris (J.) : The


Evangile des douze Gospel of the Twelve Apostles
Inconnu Syriaque 692-705
Apôtres with the Apocalypses of Each
of Them, Cambridge, 1900

Jacob Fin du VIIe CSCO, Scrip. Syr. III, t. IV,


Chronique Syriaque
d’Edesse siècle pp.326-330
45

NOTES
1. Voir par exemple la présentation que fait O. Ostrogorsky des sources de la période
pp. 116-121 de son ouvrage Histoire de l’Etat byzantin, Paris, A. Colin, 1996 (réed.).
2. Voir ainsi le monumental ouvrage de N.A. Stratos, Byzantium in the Seventh Century, Amsterdam,
1968-1980, 5 vol. ou encore J. Haldon, Byzantium in the Seventh Century, Cambridge, 1990 avec une
discussion sur les sources pp. XVI-XVIII, une liste complète de ces sources pp.462-469 et une
imposante bibliographie pp.469-481.
3. Cela a déjà été fait à de nombreuses reprises, en dernier lieu, se reporter à W.E. Kaegi,
Byzantium and the Early Islamic Conquests, Cambridge, 1995 et A. Ducellier, Chrétiens d’Orient et Islam
au Moyen Age. VIIe-XVe siècle, Paris, A. Colin, 1996.
4. Sur les sources syriaques proprement dites, voir : La Syrie de Byzance à l’Islam. VII e-VIIIe, Actes du
colloque international de Damas, 1992, sous la direction de P. Canivet et J.P. Rey-Coquais ; plus
particulièrement A. Cameron, « The Literary sources for the Byzantium and early Islam » pp.3-14.
Egalement S.P. Brock, « Syriac sources of the seventh century », Byzantine and Modern Greek
Studies, 1976, pp.17-36.
5. Les plus anciennes sources arabes se rapportant aux premiers temps de l’histoire islamique
sont très postérieures à la vie de Muhammad, souvent datées du IX e siècle. Sur la nature des
sources historiographiques et plus largement pour une revue des sources de l’histoire islamique,
voir l’ouvrage fondamental de C. Cahen, Introduction à l’histoire du monde musulman médiéval. VII e-
XVe siècle. Méthodologie et éléments de bibliographie, Paris, Maisonneuve, 1982, pp. 68-72 ; 113-127.
Cette distanciation historique pose de réels problèmes quant à l’étude historique du Prophète,
ainsi, après des biographies classiques telles celles de M. Rodinson, Mahomet, Paris, Seuil, 1961 ou
Watt (W.M.) : Mahomet, Paris, Payot, 1989 (Ière éd. 1958-59), la recherche actuelle insiste plus sur
les difficultés d’une telle entreprise à travers des bilans historiographiques ou des colloques. Voir
par exemple Ibn Warraq (éd.), The Quest for the Historical Muhammad, New York, Prometheus
Books, 2000 ou H. Motzki, The Biography of Muhammad. The issue of the Source, Leyde, Boston,
Cologne, Brill, 2000.
6. Sur cet auteur, l’article de A. Palmer, « Une chronique syriaque contemporaine de la conquête
arabe. Essai d’interprétation théologique et politique », La Syrie, pp.31-46.
7. Chronicon miscellaneum, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalum (CSCO), Scriptores Syri,
Series tertia, t. IV, Paris, 1904, texte syriaque pp.77-154 (= Thomas le Presbytre).
8. Donc, le vendredi 4 février 634. Sur les différentes ères utilisées dans le monde méditerranéen,
V.
Grumel, La chronologie, Paris, PUF, 1958. Il s’agit ici de l’ère des Séleucides dont le point de départ
est l’access ion au trône de Séleucis Ier en -312 ou -311.
9. Le chroniqueur emploie ici le terme syriaque générique de Tayayê.
10. Thomas le Presbytre, pp.147-148.
11. Théophane, Chronographia, PG CVIII, col.689-690. Théophane dans son texte appelle le patrice
byzantin Sergios sans que cela ne soit incompatible avec la notation Bar Yardan du texte
syriaque. Sur Théophane et ses sources, S. Proudfoot, « The sources of Theophanes for the
Heraclian dynasty », Byzantion, 44, 1974, pp.367-439 ; C. Mango, “Who wrote the Chronicle of
Theophanes ?”, Zbornik Radova Vizantolovskog Instituta, 18, 1978, pp.9-17 ; B. Flusin, Saint Anastase le
Perse et l’histoire de la Palestine au début du VIIe siècle, Paris, PUF, 2 vol., 1992, en part. II, pp.68-70.
12. Il s’agit donc de l’année 637.
13. Thomas le Presbytre, pp.147-148.
46

14. Incerti auctoris chronicon anonymum Pseudo-Dionysianum vulgo dictum, CSCO 104, Scriptores
Syri 53, éd. J-P. Chabot, Paris, 1933 ; trad. française R. Hespel CSCO 507, Scriptores Syri 213,
Louvain, 1989 (= Pseudo-Denys) ; ici, pp.150-151, trad. pp.112-113.
15. Sur l’œuvre, texte et traduction par V. Déroche, Travaux et Mémoires, 11, Paris, 1991, pp.
69-220 ; très riche introduction de G. Dagron, pp. 17-37 et commentaire des deux, pp.
230-248 (=Doctrina).
16. Doctrina : V, 16, p. 208.
17. Entrer plus dans le détail nous entraînerait trop loin de notre actuel propos. Nous avons
abordé ce thème du contenu eschatologique de la Doctrina Jacobi dans un autre travail.
18. PG LXXXVII, col. 3197.
19. PG LXXXVII, col. 3201-3212.
20. Ibid, col.3212.
21. Ibid, col.3205.
22. Ibid. col. 3206.
23. PG LXXXXI, col. 540.
24. Sébéos, Histoire d’Héraclius, éd. et trad. de F. Macler, Paris, Imprimerie Nationale, 1904. Notre
connaissance encore trop lacunaire de l’arménien ne nous permet pas encore de nous passer
d’une traduction moderne. Nous avons consulté l’édition fournie par E. Patkanean, Patmut’iwn
Sebeosi episkoposi i Herakln, Saint-Pétersbourg, 1879 en nous appuyant sur la traduction récente
fournie par R. Bedrosian, New York, 1985. L’importance exceptionnelle de ce texte rend de plus
en plus nécessaire son édition et sa traduction en français, en remplacement du vieux travail de
F. Macler.
25. Gn. 16, 11.
26. Sébéos, chap. 30.
27. Cette vision de Sébéos est sans nul doute venue renforcer et développer l’antijudaïsme
chrétien qui va connaître une grande postérité dans le christianisme oriental (mais pas
seulement), antijudaïsme qui devait déjà exister plus ou moins après les conquêtes perses du
début du VIIe siècle et dont témoigne, comme nous le verrons, Maxime le Confesseur.
28. Sébéos, chap.30.
29. Jean de Nikiou, Chronique, éd. et trad. de H. Zotenberg, Paris, Imprimerie Nationale, 1883.
30. Ibid. p. 435.
31. Ibid. p. 465.
32. Ibid. p. 464.
33. Chronicon Maroniticum in Chronica Minora, Pars Secunda, I, CSCO, Scriptores Syri, Series Tertia,
t. IV, Paris, 1904, texte E.W. Brooks, pp. 43-74.
34. Chronicon Maroniticum, pp. 70-71.
35. Chronicon anonynum de ultimis regibus Persarum (= Anonyme de Guidi), in Chronica Minora, Pars
Prima, II, CSCO, Scriptores Syri, Series Tertia, t. IV, éd. Ignatius Guidi, pp. 15-39, Paris, 1903.
36. Chronica Minora, Pars Tertia, II, CSCO, Scriptores Syri, Series Tertia, t. IV, pp. 326-330, Paris,
1905.
37. Il y a déjà longtemps qu’Alexander avait attiré l’attention sur la valeur historique des
apocalypses, sans être toutefois véritablement entendu ; P. Alexander, « Médiéval Apocalypses as
Historical Sources », American Historical Review, 73, 1968, pp. 997-1018.
38. Sur Jean bar Penkayé, voir l’article que lui consacre J.M. Fiey dans le Dictionnaire d’Histoire et
de Géographie Ecclésiastique, XXVI, 1997, col. 1268-1269 avec bibliographie récente.
39. A. Mingana, Sources Syriaques, Leipzig, 1907, I, pp.2-171 (texte des livres X à XV) ; pp.172-203
(traduction du livre XV et index) = Jean Penkayé.
40. Jean Penkayé : XIV, p. 141.
47

41. Sur les dhimmî et le statut des chrétiens sous domination musulmane, voir A. Fattal, Le statut
légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, 1959 ; article « Dhimma » de C. Cahen dans
Encyclopédie de l’Islam. 2.
42. Jean Penkayé : XV, p. 146.
43. Jean Penkayé : XV, p. 147.
44. Sur la révolte de Mukhtar et plus généralement sur le shi ‘isme voir W. Montgomery Watt,
« Shi ‘ism under the Umayyads », Journal of the Royal Asiatic Society, III-IV, 1960, pp. 158-172.
45. G.J. Reinink, Die Syrische Apokalypse des Pseudo-Methodius. CSCO, 540, 1993, 2 vol. (= Ps-Méth.).
Nous adopterons les divisions proposées par Lolos pour le texte grec et reprises par Reinink pour
le texte syriaque.
46. Signalons, dans la lignée du Pseudo-Méthode, une copie édessienne de cette apocalypse qui
ne diffère que sur quelques points avec le Pseudo-Méthode ; F. Nau, « Révélations et légendes.
Méthodius, Clément, Andronicus », Journal Asiatique, XI, t. 9, 1917, pp.415-452.
47. Ps-Méth. XI : « Cela sera un châtiment dans lequel il n’y aura nulle pitié... ».
48. Ibid : « ... ce n’est pas parce que Dieu les (les musulmans) aime qu’il leur a permis de pénétrer
dans le royaume des chrétiens, mais à cause de leur iniquité et du péché... ».
49. Faut-il y voir une figure historique ?
50. Par exemple, Ps-Meth. XI : « Et ce châtiment ne sera pas envoyé seulement sur l’humanité
mais également sur tout ce qui se trouve sur terre : hommes, femmes, et enfant ; animaux
sauvages, bétail et oiseaux. Les hommes souffriront dans ce châtiment… » ou encore, toujours
dans ce chapitre : « Les hommes seront persécutés, les animaux sauvages et le bétail mourront,
les forêts seront abattues, les plus belles plantes des montagnes seront détruites, les riches cités
seront ravagées... ».
51. Ibid. XIII : « Il y aura une grande famine ; beaucoup d’hommes mourront et leurs corps seront
jetés dans les rues car il n’y aura personne pour les enterrer. En ces jours, les pestes de la colère
seront envoyées sur l’humanité… ».
52. Idem : « Ils (les Ismaélites) blasphémeront en disant : « il n’y a pas de Sauveur pour les
chrétiens ».
53. Idem : « Alors, soudain, (...) le roi des Grecs se jettera sur eux avec une grande colère ».
54. Idem : « Il se réveillera contre eux comme un homme qui sort des vapeurs du vin ».
55. Idem : « Les Romains (en fait les fils du roi des Grecs) s’empareront des régions du désert et
achèveront par l’épée les survivants (des Ismaélites) restés en Terre Sainte » ; « Eux (les Ismaélites),
leurs femmes, leurs fils, leurs chefs et tous leurs camps, la totalité du désert de leurs pères
tombera au pouvoir du roi des Grecs ».
56. Idem : « Ils seront réduits en esclavage, eux et leurs femmes et leurs enfants. Ils serviront
comme esclaves ceux qui les servaient. Et leur servitude sera cent fois plus amère que la leur
(celle des chrétiens).
57. Idem : « Ils (les hommes) auront à manger et à boire ; ils se réjouiront de bon cœur ; les
hommes prendront femmes et les femmes prendront maris ; ils développeront les constructions
et les vignes ».
58. Idem.
59. Ps-Meth. XIV : « ... et alors, toute souveraineté, toute autorité et tout pouvoir seront abolis ».
60. Idem.
61. Justinien II (685-694 ; 705-711) qui reprit l’Arménie en 686-687 et a renouvelé le traité de paix
avec les Arabes en 688 semblait vouloir profiter des divisions musulmanes pour repasser à
l’offensive, mais il fut défait en 693 et reperdit l’Arménie.
62. Voir P.J. Alexander, “Byzantium and the Migration of Literary Works and Motifs : the legend
of the Last Roman Emperor”, Medievalia et Humanistica n.s. 2, 1971, pp. 47-68 et surtout G.J.
Reinink, “Pseudo-Methodius und die legende vom römischen Endkaiser”, The use and abuse of
Eschatology in the Middle Ages, Louvain, 1988, pp. 82-111.
48

63. Pour la bibliographie se rapportant à ce thème de l’empereur pétrifié, voir A. Argyriou, Les
commentaires grecs de l’Apocalypse à l’époque turque, Thessalonique, 1982, pp. 103-104.
64. Edition et traduction du texte par F. Nau : « Révélations et légendes. Méthodius- Clément-
Andronicus. » in Journal Asiatique, XI, t. 9, mai-juin 1917, pp.415-452.
65. J. Rendell-Harris, The Gospel of the Twelve Apostles with the Apocalypses of Each of Them,
Cambridge, 1900.
66. C’est en tout cas la thèse de A. Whealey, « De consummatione Mundi of Ps. Hippolytus : another
Byzantine apocalypse from the early Islamic period », Byzantion, 66, 1996, pp. 461-469. Même si
les arguments avancés par A. Whealey sont séduisants, nous ne pouvons pas adhérer pleinement
à sa version avant quelques vérifications supplémentaires.

AUTEUR
LAURENT BLANCS
Université de Toulouse-Le Mirail.
49

Le culte de saint Jean-Baptiste en


Cilicie et en Syrie
Jean-Claude Cheynet

1 Le culte de Jean-Baptiste, le Prodrome s’est diffusé dans tout l’Empire, notamment à


Constantinople, où quelques-uns des sanctuaires les plus remarquables lui sont dédiés,
telle l’église du monastère du Stoudios ou celle du monastère de Pétra 1. Les raisons de
cette popularité, qui a favorisé la diffusion de son culte dans tout l’Empire, tiennent,
certes, à la figure du Prodrome, qui annonce la venue du Christ et le baptise. Cependant
d’autres éléments interviennent car on peut établir que ce culte a reçu le soutien
constant des empereurs de la dynastie macédonienne. Cet intérêt des Macédoniens
pour le Prodrome reste en partie à expliquer.
2 Il est plus difficile de mesurer l’importance de cette dévotion dans les provinces sous
les Macédoniens, puisque notre documentation est très hétérogène. La Cappadoce reste
la région la mieux connue, en raison du nombre de monuments conservés.
L’iconographie des sceaux constitue une autre source d’investigation qu’il faut manier
en respectant certains principes. En règle générale, les évêques et les métropolites ont
adopté au droit de leurs plombs l’effigie du saint vénéré dans leur église-cathédrale. Les
métropolites d’Euchaïtes ont fait figurer saint Théodore, ceux de Tarse, saint Paul et les
patriarches d’Antioche, saint Pierre, mais ce n’est pas toujours le cas, car ils préfèrent
parfois évoquer le saint le plus populaire de leur cité, ainsi saint Dèmètrios à
Thessalonique, préféré à la Sagesse divine, à qui était dédiée l’église métropolitaine,
comme à Constantinople2. Parfois également, un motif personnel les a poussés à choisir
un saint qui leur était propre. Les élites locales tendent également à adopter les saints
autochtones. Si l’on cherche à connaître les saints les plus vénérés en Cilicie et dans la
région d’Antioche, il ne faut donc pas s’intéresser en premier lieu aux fonctionnaires
envoyés par Constantinople qui ont exercé en ces lieux, sauf si l’on a l’assurance qu’il
s’agit d’un recrutement local. Il faut, à l’inverse, déterminer quelles familles
aristocratiques sont issues du duché d’Antioche. L’Empire n’a occupé le duché que
pendant un peu plus d’un siècle, ce qui laisse peu de temps pour constituer une
aristocratie de fonction. Par chance, nous allons voir qu’une partie des familles
autochtones ont été intégrées aux élites gouvernantes de l’Empire.
50

3 En étudiant les rébellions dans l’Empire, j’avais distingué trois familles


particulièrement influentes dans le duché d’Antioche : les Bourtzai, les Brachamioi et
les Dalassènoi3. Or, si l’on excepte les Bourtzai, dont l’origine n’est pas absolument
certaine et qui pourraient être des Arabes convertis, les deux autres lignées sont
extérieures au duché d’Antioche, puisqu’elles sont d’ascendance orientale, arménienne
pour les Brachamioi et de Dalassa pour les Dalassènoi. C’est en multipliant les
commandements dans le duché que leur influence s’est établie. Les saints qui figurent
au droit de leurs plombs, en majorité des saints guerriers, témoignent de la tradition
militaire de ces familles. Si l’on cherche de vrais autochtones, je citerai trois noms : les
Marchapsaboi, les Antiochitai et les Libellisioi.
4 Les Marchapsaboi, dont le nom transcrit le syriaque Marabsabba, furent parmi les rares
de leur ethnie à entrer au service de l’Empire et à y obtenir une série de postes
importants : Théodore fut stratège de Tarse4 et d’Anazarbe5, Kyriakos obtint la dignité
de protospathaire6, Syméon, celle de protoproèdre7 ; Elpidios aussi est attesté, sans
mention de dignité ou de charge sur sa bulle8, et Jean, dont nous connaissons trois
types de plombs, tous à l’effigie de saint Jean Prodrome en pied :
• Jean, protospathaire9
• Jean, protospathaire, épi tou Chrysotriklinou10
• Jean, moine et syncelle11.
5 Il n’est pas certain que les trois sceaux aient appartenu à un même Jean. Le dignitaire,
devenu moine, aurait en effet changé de prénom, mais cette règle admet des
exceptions. Cependant la dignité de syncelle, dévaluée certes dans la seconde moitié du
XIe siècle, suppose une certaine renommée au sein de l’Église et n’aura pas été donnée à
un laïc devenu moine sur ses vieux jours. Ce qui est en revanche certain, c’est que les
Marchapsaboi étaient bien établis dans le duché d’Antioche puisque leurs sceaux sont
conservés dans les musées locaux d’Antioche, Tarse et Adana. Il est remarquable que
l’un d’eux ait été stratège d’Anazarbe et de Tarse. Un, voire deux, de leurs membres ont
adopté pour protecteur saint Jean Prodrome.
6 Les Antiochitai, qu’il faut distinguer des Antiochoi, tirent assurément leur nom de la
ville d’Antioche – comme le nom d’Attaleiatès désignait une personne originaire du
port pamphylien –, et l’on supposera donc qu’ils sont originaires de la métropole
syrienne. Tout Antiochitès n’appartenait sans doute pas nécessairement à une même
famille. On peut reconstituer un scenario vraisemblable pour expliquer comment s’est
formée la lignée qui porte ce nom. Probablement, un notable d’Antioche se sera rendu
dans la capitale pour y faire fortune ou se placer au service de l’empereur, soucieux de
s’attacher une personnalité appartenant à ces élites si turbulentes. Nous connaissons
par leurs sceaux plusieurs Antiochitai vivant aux XIe et XII e siècles. Les sources
littéraires du temps des Comnènes et des Anges confirment leur présence à
Constantinople, ce qui suggère que les Antiochitai, à la différence des Marchapsaboi,
avaient acquis des positions dans la capitale avant qu’Antioche ne fût perdue pour
l’Empire.
7 Deux Antiochitai ont occupé des fonctions militaires, Théochariste, protospathaire, épi
tou manglabiou et kastrophylax12, et Jean, protospathaire et stratège d’Anazarbe13. Ce
dernier fait figurer, cas singulier pour un officier, saint Jean Prodrome au droit de son
sceau. Les autres Antiochitai ne mentionnent sur leurs sceaux que des dignités, ce qui
ne permet pas de trancher sur la nature de leur carrière, civile ou militaire. Pierre,
successivement, patrice14, vestès15, magistre16, se distingue par sa dévotion à saint
51

Pierre d’un homonyme, protovestès, qui honore saint Théodore. Daniel fut vestarque,
mais dans la série des plombs à ce nom, l’un d’eux porte au droit l’image de l’ascension
du prophète Élie, alors que sur les autres est représentée la Vierge 17. On se demandera à
nouveau si nous avons affaire à deux homonymes. Christodoulos, qui a choisi la Vierge
pour illustrer ses sceaux, fut protospathaire18, puis patrice19. Syméon obtint également
la dignité de patrice et prit aussi pour motif l’ascension du prophète Élie 20. Théodore est
associé à la haute dignité de protoproèdre, mais nous ignorons, une fois encore, si nous
avons affaire à un seul ou à plusieurs personnages. Sur un sceau, Théodore est protégé
par le saint homonyme21, sur un autre, par la Vierge22. Nicéphore enfin, qui fait figurer
Nicolas au droit de sa bulle, ne mentionne ni fonction ni dignité 23.
8 L’illustration des sceaux des Antiochitai est variée. Il est possible qu’ils aient été
instables dans leurs choix, ou bien il faudrait supposer un nombre remarquable
d’homonymes. En tout cas, certains motifs iconographiques semblent particulièrement
populaires dans le duché d’Antioche : sans parler de Théodore célébré dans tout
l’Orient, on relève saint Pierre, à qui l’église d’Antioche est dédiée, l’ascension d’Élie,
retenue également par un patriarche d’Antioche, Théodose Chrysobergès 24, et à
nouveau saint Jean Prodrome, choisi par le seul Antiochitès dont on connaît le lieu où il
exerçait sa charge, Anazarbe, ce qui, une fois de plus, montre qu’à cette époque un
stratège commandait éventuellement dans la zone d’influence de sa famille. On
remarquera également que les Antiochitai, à la différence des Marchapsaboi, se
réfugièrent à Constantinople et leurs sceaux plus tardifs ont perdu les motifs
spécifiques de leur région d’origine.
9 Rien n’indiquerait une origine antiochienne des Libellisioi si Michel Attaleiatès,
rapportant le rôle du magistre Pierre Libellisios lors du siège de Hiérapolis/Manbidj par
l’empereur Romain IV Diogénès en novembre 1068, n’avait précisé que cet homme, de
race « assyrienne », était issu d’une famille originaire de la grande Antioche 25. Pierre fit
une belle carrière d’officier, occupant le poste de duc de Séleucie 26 avant d’être promu
duc d’Antioche, sans doute sous Romain IV27. Un autre officier, Léon, était stratège, sans
doute sous le règne de Basile 1128. Enfin plusieurs sceaux au nom de Jean Libellisios
nous sont parvenus, mais ils ne doivent pas être attribués à un personnage unique. L’un
d’eux se distingua dans la capitale où, titré patrice, anthypatos, vestès, il occupa la
charge d’épi tou kanikleiou29. Il faut peut-être le distinguer du spatharocandidat et
asèkrètis homonyme 30. En revanche, il pourrait être rapproché de Jean, patrice, hypatos,
strateutès, logariastès et homme de l’empereur dont le nom de famille, incomplet sur le
sceau, commençait par LI… L.31. Ce qui nous importe, c’est que ce sceau possède au droit
un buste de saint Jean Prodrome.
10 En résumé, si notre dernière identification est valide, le Prodrome serait honoré par
chacune des trois familles antiochiennes que nous connaissons.
11 D’autres sceaux peuvent apporter des preuves supplémentaires de cette dévotion
locale, mais la relation des signataires avec la région d’Antioche n’est pas toujours
directement établie et donc moins sûre. Cependant, en tenant compte du lieu de
trouvaille ou du lieu d’exercice de telle fonction, ou encore de l’anthroponymie, on
peut formuler des hypothèses raisonnables.
12 Ainsi, à ma connaissance, on n’a trouvé en Cilicie qu’un seul sceau lors de fouilles, à
Yumuk Tepe près de Mersin en Cilicie. Il appartenait à un certain Michel,
protospathaire, et porte au droit l’effigie en buste de Jean le Prodrome. Le dessin
grossier des lettres formant la légende laisse supposer que le boullôtèrion n’ait pas été
52

gravé par un professionnel32. Nous avons probablement affaire à un notable local et la


présence de ce sceau renforce notre hypothèse d’une forte popularité du Prodrome
dans la région. D’autres exemples sont établis sur un terrain plus ferme. Gabriel, le duc
de Mélitène qui conserva la ville jusqu’au début du XIIe siècle face aux Seldjoukides,
nous a laissé deux types de sceaux, l’un où il rappelle sa fonction de duc et l’autre, où il
s’intitule émir, avec une iconographie commune aux deux plombs : à l’avers figurent
trois saints, en pied, Georges au centre, flanqué de saint Nicolas à sa droite, et de saint
Jean Prodrome à sa gauche33.
13 Enfin, un des rares sceaux de stratège de Laodicée de Syrie, celui du protospathaire
Jean, s’orne d’une magnifique figure du Prodrome34. Sans doute Jean pouvait être
originaire de n’importe quelle province de l’Empire, mais, si l’on tient compte que, pour
les postes subalternes de stratège, les empereurs choisissaient souvent des officiers
issus de la région, comme le montre l’exemple d’Anazarbe, on aurait alors un nouvel
exemple d’attachement d’un militaire autochtone au Prodrome.
14 La dévotion de la Syrie et des provinces voisines envers le Prodrome s’explique par la
présence locale de nombreuses reliques du saint, tout particulièrement appréciées des
Byzantins, au point qu’ils aient jugé indispensable de les rapporter dans leur capitale.
Le chef du Prodrome se trouvait à Émèse, lorsqu’il fut transféré à Constantinople par
l’empereur Michel III, au temps du patriarche Ignace35, avant d’être finalement attribué
au monastère du Stoudios, sur l’intervention d’Arkadios, higoumène de cet
établissement36. À Antioche, en 956, un diacre du nom de Job avait dérobé la main du
Baptiste pour la rapporter à Constantinople37. Une partie du manteau du Prodrome
était conservée à Alep38. Une boucle de ses cheveux collés par son sang avait été
sauvegardée à Membidj-Hiérapolis39. Enfin, selon Matthieu d’Édesse40, Jean Tzimiskès
écrivant à Asot III, se félicite d’avoir saisi de précieuses reliques du Christ à Djabala de
Syrie, information confirmée par Léon Diacre, qui précise qu’elles ont été déposées par
l’empereur dans l’église de la Chalkè tout juste rénovée par lui 41. En somme, une série
impressionnante de transferts de reliques du Prodrome a pris place au X e siècle. Ce
n’est sans doute pas le fait du seul hasard. La dynastie macédonienne en effet manifeste
une prédilection pour ce saint, comme l’a exposé I. Kalavrezou dans un article récent et
très suggestif42.
15 Le parallèle est clair entre l’image du baptême du Christ par saint Jean et celle de la
main divine bénissant l’empereur choisi par Dieu et, pour cette raison, tous les
empereurs auraient été intéressés à l’acquisition de reliques du Prodrome. Cependant,
Basile le Macédonien, arrivé au pouvoir après l’assassinat de son prédécesseur, Michel
III, et dont l’assise politique du pouvoir resta longtemps fragile 43, s’efforça de
développer le culte du Prodrome44. Il faudrait se demander si le règne de Basile et
surtout celui de son fils Léon ne marque pas également une étape importante dans le
développement du monastère du Stoudios où parvint, comme nous l’avons vu, la tête
du Baptiste. Le monastère, qui s’était opposé aux premiers empereurs de la dynastie
amorienne, se sera assez facilement rallié au nouveau régime. Sans doute Basile
souhaitait-il aussi faire oublier la diligence de Michel III en matière d’acquisition de
reliques. En édifiant la Néa où il rassemblait des reliques vétérotestamentaires, il
rivalisait avec l’œuvre majeure de son prédécesseur, l’église de la Vierge du Pharos, qui
abritait de prestigieuses reliques de la Passion45 ; Basile aura de même repris à son
profit le renouveau du culte du Prodrome, qui n’avait pas manqué de se faire sentir
après l’accueil du précieux chef. Par une ironie de l’histoire, la mémoire de Basile I er,
53

décédé le 29 août 886, était fêtée, à une certaine époque, en ce jour anniversaire aux
Saints-Apôtres46, date qui correspondait à la célébration de la décollation du
Prodrome47.
16 I. Kalavrezou a également relevé que nombre de fêtes dynastiques sous les
Macédoniens, et parfois au temps des usurpateurs qui s’intégrèrent à cette famille, se
sont déroulées le jour de l’Épiphanie : l’élévation à l’Empire du fils de Basile, Léon VI,
le 6 janvier 870, le baptême de Constantin VII le 6 janvier 906. Quant à Alexandre,
l’oncle de Constantin VII, il se fit représenter, sur sa monnaie d’or, couronné par Jean le
Baptiste48. Constantin VII retrouva la plénitude du pouvoir le 6 janvier 945 et ce fut lui
qui accueillit solennellement le bras du Prodrome en 956. Chacun des grands
empereurs militaires de la seconde moitié du Xe siècle, Nicéphore Phocas, Jean
Tzimiskès et Basile II, vouait aussi un culte particulier au Prodrome. Si les deux
premiers cités ont vu leur nom associé à des transferts de reliques du Prodrome, Basile
II a manifesté le plus grand respect à l’égard du monastère du Stoudios, choisissant
plusieurs de ses moines comme patriarches de Constantinople ou d’Antioche, leur
confiant l’éducation de jeunes aristocrates proches du pouvoir, comme les fils de
Manuel Comnène49 , puis se faisant apporter sur son lit de mort la tête du Prodrome 50.
Enfin, lorsque Michel V jura de respecter les droits de sa mère adoptive, l’impératrice
Zôè, nièce de Basile II, c’est sur des reliques du Christ et du Prodrome qu’il prêta
serment51.
17 Il reste à comprendre s’il existe un lien entre la popularité du Prodrome en Syrie et
l’attachement tout particulier des empereurs macédoniens envers ce saint. N. Thierry a
noté que le Prodrome est particulièrement honoré en Cappadoce52 et qu’il est illustré
« dans les monuments cappadociens les plus anciens d’une manière qui relève de la
tradition primitive de la Palestine, de la Syrie et de la Mésopotamie araméenne » 53. Les
Cappadociens menaient le combat contre les musulmans et visaient non seulement à
défendre leurs terres, mais à reprendre une partie du territoire perdu, en brisant
l’émirat de Tarse, qui tenait la Cilicie et, au-delà, la Syrie du Nord, notamment lorsque
le Hamdanide Sayf ed-Dawla se fut installé à Alep et à Antioche. Sans doute les
Cappadociens, à la tête desquels se distinguaient les Phocas, exaltaient-ils la croix du
Christ54. Lorsque Nicéphore se fut emparé de Tarse, il fit un gros butin et reprit les croix
d’or dont les Tarsiotes s’étaient emparés, en septembre 883, aux dépens du domestique
des Scholes, Stypiôtès, envoyé par Basile Ier. L’intérêt des Cappadociens pour le
Prodrome, outre que le saint est étroitement associé à la croix, dont il tient toujours en
main un type fort reconnaissable, de croix à la hampe très longue, pourrait s’expliquer
de la même façon : vénérer un saint dont de nombreuses reliques étaient à portée de
main du vainqueur. Cet intérêt était sans doute partagé par de fidèles alliés de
Nicéphore Phocas, les Géorgiens55.
18 Or, on le sait, les Phocas avaient lié leur destin à celui de la dynastie macédonienne,
depuis que Basile Ier avait distingué celui qui allait fonder la famille. Le fils de ce
dernier, Léon VI, fit de Nicéphore Phocas l’Ancien son homme de confiance pour les
affaires militaires et, sous son règne, le culte du Prodrome a connu une nouvelle
impulsion. Bien que de bonnes raisons aient milité, comme nous l’avons vu, pour que la
dynastie macédonienne développe une vénération spécifique pour le Prodrome,
l’influence des Phocas, et plus généralement des Cappadociens du proche entourage
impérial, a pu contribuer au renforcement de ce culte. Sans doute, rien n’indique que
les Phocas eux-mêmes aient personnellement honoré le Prodrome, puisque au droit de
54

leurs sceaux le saint n’apparaît jamais, mais cette objection n’est pas fondée, dans la
mesure où leurs rares plombs conservés ne comportent pas d’iconographie 56. À titre
d’hypothèse, on avancera que les Macédoniens, en favorisant le culte du Prodrome,
confortaient leur alliance avec les officiers qui menaient la guerre en Anatolie et,
indirectement, affermissaient leur pouvoir.
Ci-après, les sceaux de Jean, protospathaire et stratège de Laodicée (n° 3600) et de Jean
Antiochités, protospathaire et stratège de d’Anazarbe (n° 29).
55

NOTES
1. R. Janin ne recense pas moins de trente-six églises dédiées au Prodrome (R. Janin, La géographie
ecclésiastique de l’empire byzantin. I ère partie. Le siège de Constantinople et le patriarcat œcuménique. III.
Les églises et les monastères, Paris, Institut français d’Études Byzantines, 1969 2. R. Janin avait
auparavant consacré une étude particulière à ces églises : Les églises byzantines du Précurseur à
Constantinople, Échos d’Orient, 1938, t. 37, p. 312-351.
2. J.-Cl. Cheynet et C. Morrisson, Texte et image sur les sceaux byzantins : les raisons d’un choix
iconographique, Studies in Byzantine Sigillography, 1995, t. 4, p. 21-25 ; J. Cotsonis, Saints & Cult
Centers : A Géographie and Administrative Perspective in the Light of Byzantine Seals, Studies in
Byzantine Sigillography 8 (à paraître en 2003).
3. J.-Cl. Cheynet et J.-Fr. Vannier, Études prosopographiques, Byzantina Sorbonensia n° 5, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1986, p. 5-122.
4. Cl. Sodé, Byzantinische Bleisiegel in Berlin II, Poikivla Buzantinav 14, Bonn, Dr. Rudolf Habelt
GMBH, 1997, n° 385.
5. Coll. privée. Un autre sceau du même personnage a été publié par W. Seibt – Marie Luise
Zarnitz, Das byzantinische Bleisiegel als Kunstwerke. Katalog zur Austellung, Vienne, Österreichischen
Akademie der Wissenschaften, 1997, n° 4.1.2. Les éditeurs signalent l’existence d’un troisième
type de sceau conservé au Barber Institute à Birmingham.
6. Sceaux inédits DO 58.106.1231, 2590, 4464, 4798 et Zacos (BnF) 371. Un autre type de plomb,
conservé au musée de Tarse, a été publié par J.-Cl. Cheynet, « Sceaux byzantins des musées
d’Antioche et de Tarse », Travaux et Mémoires, 1994, t. 12 , n° 22 (désormais Cheynet, Antioche et
Tarse).
7. J.-Cl. Cheynet, C. Morrisson, W. Seibt, Les sceaux byzantins de la collection Henri Seyrig, Paris,
Bibliothèque Nationale, 1991, n° 55. Le sceau, acquis à Beyrouth, provenait de la région
d’Antioche.
8. Sceau inédit de la coll. Fogg 1993.
9. Coll. privée.
10. Sceau proposé lors de la vente aux enchères Schulten (oct. 1989), mentionné dans Studies in
Byzantine Sigillography, Washington D.C., 1993, t. 3, p. 200, n° 1223.
11. V. Laurent, Le Corpus des sceaux de l’Empire byzantin, t. V, L’Église, Paris, Institut français
d’Études Byzantines, 1972, vol. 3, n° 1678. La lecture a été corrigée par N. Oikonomidès dans son
compte rendu (Speculum, 1974, t. 49, p. 746). Un autre exemplaire est conservé au musée de Tarse
(Cheynet, Antioche et Tarse, n° 74). Un troisième exemplaire, au musée d’Adana, reste inédit.
12. Un très bel exemplaire est conservé à l’American Numismatic Society (Newell 10382).12
13. Dernière édition par J.-Cl. Cheynet, Sceaux de la collection Zacos (Bibliothèque nationale de France)
se rapportant aux provinces orientales de l’Empire byzantin, Paris, Bibliothèque nationale de France,
2001, n° 3. Le type du Prodrome est remarquable car il est représenté tenant la cognée posée sur
la souche à détruire, claire allusion à Matthieu 3, 10 (cf. fig. 1).
14. W. Seibt, Die Bleisiegel in Österreich I, Kaiserhof Vienne, Öterreichischen Akademie der
Wissenschaften, 1978, n° 144.
15. G. Schlumberger, Sigillographie de l’Empire byzantin, Paris, éd. Ernest Leroux, 1884, p. 616, n° 2.
16. Ch. Stavrakos, Die byzantinischen Bleisiegel mit Familiennamen aus der Sammlung des
Numismatischen Museums Athen, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2000, n° 19.
17. Ibid., n° 17.
18. Seibt, Bleisiegel, p. 277, d’après une fiche de V. Laurent.
19. Sceau inédit de la coll. Fogg 446.
20. Stavrakos, Bleisiegel, n° 20.
56

21. Seibt, Bleisiegel, n° 161.


22. Stavrakos, Bleisiegel, n° 18.
23. Sceau Zacos (BnF) 28.
24. Laurent, Corpus V/2, nos 1521 et 1522.
25. Miguel Ataliates, Historia, Introduccción, édición, traducción y comentario de I. Pérez Martin,
Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 2002, p. 84.
26. Sceau inédit Zacos (BnF) 407. Au droit, la Vierge en pied, tournée vers la gauche. Au revers,
légende sur six lignes : ΘKƐRO|HΘΕΠΕ|TPωRƐCTAP|XS∆KICƐ|AƐVKƐ CTΩ|ΛIRƐΛI. Θ(ɛοτό) κɛ
βοήθει Πέτρῳ βεστάρχ (ῄ) (καί) δουκὶ Σελευκεί (άς) τῷ Λιβελ (λ’) ι[σ (ιῴ)]. L’hésitation est
permise à propos de la Séleucie dont Pierre Libellisios fut le duc. On peut penser à la capitale du
thème homonyme car, à l’époque de la frappe, les stratèges de thème étaient souvent remplacés
par des ducs (J.-Cl. Cheynet, « Du stratège de thème au duc : chronologie de l’évolution au cours
du XIe siècle », Travaux et Mémoires, 1985, t. 9, p. 181-194). Cependant il n’est pas exclu qu’il
s’agisse du port d’Antioche, Séleucie de Piérie, place stratégique qui permettait de recevoir par
voie maritime des renforts et du ravitaillement depuis les autres provinces de l’Empire, mais
nous n’avons pas d’attestation selon laquelle cette ville fut élevée au rang de capitale de thème.
27. Stavrakos, Bleisiegel, n° 147.
28. Sceau inédit DO 58.106.3284.
29. V. Laurent, Le Corpus des sceaux de l’Empire byzantin, t. II, L’Administration centrale, Paris,
Éditions du CNRS, 1981, n° 221.
30. Dernière édition dans Seyrig, n° 80, accompagné d’un commentaire exposant les raisons qui
conduisent à ne pas identifier l’asèkrètis à l’épi tou kanikleiou.
31. G. Zacos, Byzantine Lead Seals, Compiled by J.W. Nesbitt, Berne, Benteli Publishers, 1984, n° 517.
Pour la lecture du nom, sur lequel subsiste une incertitude compte tenu de l’état de la légende, cf.
Stavrakos, Bleisiegel, p. 240, n. 519.
32. Og. Tekin, « Byzantine Coins from Yumuk Tepe including a Lead seal », Anatolia Antiqua, 1998,
t. 6, p. 273-278.
33. Zacos II (comme n° 31), nos 464 et 465.
34. J.-CI. Cheynet, Zacos (comme dans n. 13), n° 39.
35. Synaxarium Ecclesiae constantinopolitanae (Propylaeum ad AS Novembris), edidit H. Delehaye,
Bruxelles 1902, col. 485-6 (24 février). Je remercie B. Flusin pour cette référence.
36. Vita Euthymii patriarchae CP. Text, Translation, Introduction and Commentary par P. Karlin-Hayter,
Bruxelles, Bibliotheque de Byzantion, 1970, p. 59-61.
37. Ioannis Scylitzae Synopsis Historiarum, éd. I. Thurn, CFHB V, Series Berolinensis, éd. Walter de
Gruyter, Berlin – New York, 1973, p. 245.
38. Skylitzès, p. 254.
39. Skylitzès, p. 271, mais, selon Léon Ie Diacre (Leonis Diaconi Caloënsis historiae libri decem, éd. C.
B. Hase, Bonn, 1828, p. 70-71), c’est Jean Tzimiskès qui acquit cette boucle ensanglantée.
40. Armenia and the Crusades Tenth to Twelfth Centuries. The Chronicle of Matthiew of Edessa.
Translated from the Original Armenian with a Commentary and Introduction by A.E. Dostourian,
New York – Londres, University Press of America, 1993, p. 32.
41. Léon le Diacre, p. 165-166.
42. I. Kalavrezou, Helping Hands for the Empire : Imperial Ceremonies and the Cult of Relics at
the Byzantine Court, dans Byzantine Court Culture from 829 to 1204, éd. de H. Maguire, Washington
D.C., Dumbarton Oaks Research Library and Collection, 1997, p. 53-79.
43. A la fin de son règne, une redoutable conspiration réunissait encore une partie de
l’aristocratie constantinopolitaine (B.N. Vlyssidou, « Η συνωµσἰα τού Κουρκούα στὸ "Βιῃσ
Βασιλέιου" », Σύμμεικτα, 6, 1985, p. 53-58).
44. Tel est l’avis de I. Kalavrezou. Ajoutons que, selon Skylitzès (p. 163), parmi les nombreux
sanctuaires de Constantinople objets de la sollicitude impériale, Basile « rebâtit les deux
57

sanctuaires du Baptiste, celui de la Strobilaia et celui des Makédonianai, pour l’un depuis ses
fondations, et la plus grande partie de l’autre ».
45. P. Magdalino, « Observations on the Nea Ekklesia of Basil I », Jahrbuch der österreichischen
Byzantinistik, 1987, t. 37, p. 51-64.
46. N. Oikonomidès, Les listes de préséance byzantines des IX e et X e siècles. Introduction, texte,
traduction et commentaire, Paris, Éditions du CNRS, 1972. p. 221.
47. Constantinus Porphyrogenitus, De cerimoniis aulae Byzantinae libri duo, éd. J.-J. Reiske, Bonn,
1829-1830, p. 563-564. À cette occasion les empereurs se rendaient au monastère du Stoudios. Je
remercie O. Delouis, qui m’a signalé cette référence.
48. C. Jolivet-Levy, « L’image du pouvoir dans l’art byzantin à l’époque de la dynastie
macédonienne », Byzantion, 1987, t. 57, p. 442-443 et N. Thierry, « Le Baptiste sur le solidus
d’Alexandre », Revue numismatique, 1992, t. 34, p. 237-241.
49. Nicephori Bryennii historiarum libri quattuor, Introduction, texte, traduction et notes par P.
Gautier, CFHB, series Bruxellensis IX, Bruxelles, Bibliothèque de Byzantion, 1975, p. 77.
50. Skylitzès, p. 368-369.
51. Selon Attaleiatès (p. 9), c’est sur la main de saint Jean-Baptiste qu’il jura et selon Zônaras
(édition de Bonn, p. 606), sur le sang du Christ et la main du Prodrome.
52. On notera qu’au moins un métropolite de Tyanes, qui se trouve assez près des portes
ciliciennes, avait choisi le Prodrome comme protecteur (Catalogue of Byzantine Seals at Dumbarton
Oaks and in the Fogg Museum of Art 4, The East, éd. par J. Nesbitt et N. Oikonomides, Washington
DC, 2001, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, n° 47.2. On ne sait si cette
iconographie résulte d’un choix personnel ou d’un culte local.
53. N. Thierry, « Importance du culte de saint Jean Prodrome en Cappadoce à propos des absides
de l’église n° 3 de Karlik », Byzantinische Zeitschrift, 1991/1992, t. 84/85, p. 94-116. L’auteur précise
que ce culte se développa tout particulièrement dans la province puisque la présence du
Précurseur marque l’originalité des programmes absidiaux du type de l’Ascension dogmatique.
54. Sur le culte de la croix, voir, entre autres, N. Thierry, « Le culte de la croix dans l’empire
byzantin du VIIe siècle au X e siècle dans ses rapports avec la guerre contre l’infidèle. Nouveaux
témoignages archéologiques », Rivista di Studi Bizantini e Slavi, 1981, t. 1, p. 205-228.
55. Parmi eux, Tornikios, le fondateur du monastère d’Iviron, sur la Sainte Montagne ; il fit en
effet construire deux églises, l’une consacrée à la Vierge et l’autre au Prodrome (Archives de
l’Athos XIV, Actes d’Iviron I, Des origines au milieu du XI e siècle, éd. J. Lefort, N. Oikonomidès, Denise
Papachryssanthou, Hélène Métrévéli, Paris, éd. P. Lethielleux, 1985, p. 24). Cette double dévotion
est confirmée par le sceau attribué au fondateur d’Iviron qui porte au droit la Vierge et le
Prodrome au revers (Laurent, Corpus V, n° 1929).
56. J.-Cl. Cheynet, « Quelques remarques sur le culte de la croix en Asie Mineure au X e siècle », in
Histoire et culture chrétienne. Hommage à Monseigneur Yves Marchasson, Paris, éd. Beauchesne, 1992,
p. 67-78. Notons toutefois que le Prodrome et la Vierge encadraient l’entrée principale du
sanctuaire de Tokalî, commandité par les Phocas (C. Jolivet-Levy, Les églises byzantines de
Cappadoce, Paris, Éditions du CNRS, 1991, p. 106). À Çavuhin, à proximité de l’église dite de
Nicéphore II Phocas, une autre église était dédiée à Saint-Jean-Baptiste et abritait probablement
une relique du saint (ibid., p. 23).
58

AUTEUR
JEAN-CLAUDE CHEYNET
Université de Paris IV.
59

Les animaux comme cadeaux


d’ambassade entre Byzance et ses
voisins (VIIe-XIIe siècle)
Nicolas Drocourt

1 Le temps est heureusement révolu où les animaux des temps passés étaient relégués à
l’étude des faits secondaires et où leur caractère anecdotique, se suffisant à lui-même,
était le seul tenu pour vrai. Au cœur des aspects culturels, sociaux, économiques ou
symboliques de l’histoire, l’animal occupe désormais une place centrale dans
l’historiographie, et en particulier dans l’historiographie médiévale 1. Il peut, en outre,
avoir une fonction politique trop souvent délaissée dans l’étude du haut Moyen Âge. En
dépit des progrès de sa connaissance, tant par les textes que l’archéozoologie et les
sciences auxiliaires de l’histoire, son rôle dans les relations diplomatiques n’est en effet
que rarement mis en avant2. Il l’est encore moins lorsque ces relations s’effectuent avec
l’Empire byzantin – cet autre parent pauvre de l’historiographie concernant l’animal.
Les animaux et la diplomatie : deux dossiers transdisciplinaires qu’il n’est pas aisé de
croiser mais qui méritent étude.
2 Il est vrai que, de prime abord, les sources qui peuvent fournir des données en la
matière, principalement les sources narratives, paraissent bien pauvres. Fait d’autant
plus regrettable lorsque l’on sait que les textes du Moyen Âge sont plutôt bavards sur
l’animal. Pourtant, c’est appréhendé dans la moyenne ou longue durée qu’un tel sujet
peut et mérite d’être entrevu3. A l’évidence les seuls textes grecs ne peuvent non plus
suffire et il est souhaitable de les associer et de les confronter à ceux qui émanent des
sociétés et des Etats qui eurent des relations avec Byzance. Deux moyens de contourner
la rareté des témoignages concernant l’animal comme cadeau d’ambassade, et de
replacer ce dernier dans la perspective de l’intense diplomatie que l’Empire a déployé
au contact des Etats étrangers.
60

Quels animaux échangés ?


3 C’est le cheval qui, en premier lieu, paraît constituer l’animal le plus souvent offert
entre l’empereur byzantin et les souverains avec qui il entre en relation. Au lendemain
de la défaite de Myrioképhalon, en 1176, Manuel Ier Comnène se voit offrir par le sultan
Kilij II Arslan un cheval tout harnaché et orné de brides argentées 4. Un cadeau similaire
à celui-ci est remis à Jean Ier Tzimiskès, en 975, par le maître de Damas qui vient d’être
prise par les Byzantins. Il consiste en vingt chevaux caparaçonnés qu’accompagnent
d’autres dons et qui répondent aux chevaux de parade dont le gratifie l’empereur 5. Du
côté des souverains occidentaux, il faut retenir les cent cinquante chevaux qu’envoie
Robert le Frison à Alexis Ier. Le don est ici particulier puisqu’il est précédé de la
demande de chevaliers par l’empereur au comte de Flandre. Ces hommes devront
fournir une aide militaire aux Byzantins en tant que mercenaires. Le prince occidental
s’exécute et, outre les cinq cents chevaliers demandés, rajoute donc des chevaux de
choix en nombre appréciable – à la fois en guise de présents pour le basileus mais aussi
comme éléments d’aide militaire6.
4 En plus de ces chevaux, il n’est pas rare que les souverains y joignent des mules ou des
mulets. Dans un texte d’origine fatimide, écrit vers 1070 et qui émane d’un aulique de
l’entourage du khalife, il est fait état des cadeaux entre Constantin IX Monomaque et
al-Mustansir en 1045 : « cent cinquante têtes des meilleurs mulets et chevaux de
choix...[avec] cinquante mules qui les suivaient », tous lourdement chargés 7. Des mulets
que l’on retrouve en 1192 parmi les dons échangés entre Salah al-Dîn et Isaac II Ange
aux côtés des chevaux et « des autres animaux de chasse » 8.
5 C’est précisément au cours de cet échange d’ambassades que d’autres produits de luxe
liés aux chevaux et aux équidés figurent, eux aussi, en bonne place : aux côtés des
animaux proprement dits, apparaissent des éléments de sellerie en or garnis de perles
et de pierres précieuses. Un type de don qui semble très prisé par les souverains quels
qu’ils soient. Romain Ier Lécapène est ainsi censé avoir envoyé au khalife al-Mu’izz
quatre selles luxueuses, dont l’une, faite de soie noire, était garnie d’étriers dorés et de
pièces de jaspe blanc comme l’étaient les rênes. Un ensemble de pièces ayant appartenu
à Alexandre le Grand, précisent sur une selle des mots écrits de la main même du
khalife9.
6 Aux côtés des équidés, quels qu’ils soient, et des objets de luxe qui se rattachent à leur
usage, les animaux sauvages et exotiques figurent en bonne place 10. Les textes ne sont,
hélas, pas toujours explicites en la matière. Parmi les dons échangés entre Salah al-Dîn
et Isaac II en 1192 figurent des animaux sauvages et apprivoisés qui proviennent
d’Afrique, et de l’Egypte en particulier11. Plus sûrement, des guépards comme ceux
qu’un émissaire d’Imad ed-dîn Zenki apporte à Jean II Comnène peuvent relever de
cette catégorie12. Moins de deux siècles auparavant, et en sens inverse, c’est avec deux
chevreuils que l’évêque Liutprand de Crémone quitte Constantinople en 968 13. Plus
fréquent dans les sources, l’éléphant s’avère un cadeau de prestige apprécié à Byzance,
comme il a pu l’être dans bon nombre de civilisations. Déjà Justinien en reçut un en
octobre 549 de la part d’un prince indien. Un chroniqueur a pris la peine d’enregistrer
l’événement car, quelques mois après son arrivée, l’animal s’échappa nuitamment de
son lieu de garde, tuant de nombreuses personnes et en blessant d’autres 14. En dépit de
telles conséquences, ce pachyderme reste pendant longtemps un élément de choix de la
ménagerie impériale, sur laquelle nous reviendrons. C’est dans ce cadre que l’empereur
61

Héraclius rapporte de sa campagne contre ses voisins perses quatre éléphants qu’il fait
participer aux jeux de l’hippodrome15. Un autre éléphant figure encore parmi les dons
qu’une délégation fatimide apporte vers 1053 à Constantin IX. Les chroniqueurs l’ont
bien noté et Michel Attaleiatès en particulier a décrit la forte impression qu’un tel
présent fit sur les habitants de la capitale impériale 16. Il le présente comme le plus
grand des quadrupèdes, un animal « de taille gigantesque » et dont les pieds sont
semblables aux colonnes Atlantiques17.
7 Il est vrai que le khalife du Caire l’a joint à une girafe (καμηλοπάρδαλις, littéralement le
« chameau-léopard ») dont les déambulations furent tout autant saisissantes pour le
peuple et les esprits. Attaleiatès ne se lasse pas de préciser son étrange manière de
marcher : à la différence des autres animaux elle se déplace en levant simultanément,
dit-il, les deux pieds d’un même côté puis, ensemble, les deux pieds de l’autre 18. Les
Relations Historiques de Georges Pachymère conservent la trace d’une autre girafe
envoyée, celle-ci, par le sultan Baybars. Sans aller jusqu’à décrire qu’elle va l’amble, lui
aussi cache difficilement son émerveillement en donnant une description physique,
presque anatomique, de l’animal19.
8 Enfin, parmi ces animaux sauvages, le lion semble un cadeau relativement rare entre
les souverains ici concernés. Si l’on en croit les annales chinoises, un empereur
byzantin, certainement Léon III, fit don de deux lions à un empereur chinois de la
dynastie Tang. En 719, en effet, une délégation byzantine est censée arriver à Chang’an
avec ces deux bêtes accompagnées de deux antilopes20 – rare témoignage, à notre
connaissance et pour nos propos, de tels animaux comme présents diplomatiques.
9 Troisième et dernière catégorie d’animaux : ceux qui participent à la chasse, activité
très prisée des souverains. Les chiens de chasse constituent de la sorte un cadeau de
choix semble-t-il. Sans que l’on en sache le nombre exact ils font partie des dons cédés
au milieu du XIe siècle par un basileus au khalife fatimide al-Mustansir 21. Plus tôt, le père
de Liutprand de Crémone, en ambassade à Constantinople pour le compte d’Hugues de
Provence, présente deux chiens à Romain Ier Lécapène. De toute évidence il s’agit là de
bêtes destinées aux activités cynégétiques de l’empereur – deux bêtes qui, précise
Liutprand, sont d’une « race » inconnue à Byzance22. Au début du siècle précédent, les
relations diplomatiques entre Nicéphore Ier et Harun ar-Rashîd sont marquées, même
en périodes d’opérations armées, d’échanges de dons. A cette occasion, en réponse aux
dattes, raisins secs, parfums, sans compter la thériaque et la grande tente en pavillon
que le second offre au premier, celui-ci lui envoie quatre chiens de chasse 23. Il s’agit là
de cadeaux de valeur que le basileus fait accompagner, du reste, de vêtements
d’honneur, sous forme de robes de brocart et de soie brodée. Des chiens de chasse qui
ne sont certainement pas dédaignés tant l’on sait que la chasse est appréciée des
khalifes et que ces chiens, si l’on en croit le témoignage plus tardif de Kemâl ed-Dîn,
sont recherchés par les Arabes au point d’être importés par eux 24.
10 Au reste, Nicéphore Ier offre, en plus des chiens, douze faucons destinés aux mêmes
fonctions de chasse, alors que les trois chevaux qui closent la liste des cadeaux ne sont
que des bêtes de somme. Là encore les oiseaux de chasse constituent de précieux dons
pour les princes, quels qu’ils soient. Jean II Comnène reçoit ainsi d’Imad ed-dîn Zenki
des faucons et des sacres en plus des guépards déjà évoqués – ceux-ci, peut-être
apprivoisés, ayant pu être utilisés pour la chasse. L’usage de tels dons entre Byzance et
l’Islam est donc ancien à cette date, et il se poursuit au-delà du XII e siècle. En 1313,
Andronic II Paléologue échange deux faucons, des faucons « burtasi », de la fourrure
62

d’écureuil et « d’autres raretés » avec l’Egypte, de même que Manuel II, en 1411, avec le
sultan Farag ibn Barquq qui, lui, reçoit cinq faucons et un fauconnier 25. Plus
généralement, ce sont donc les différents animaux de chasse (chiens, chevaux, faucons
et autres rapaces) qui s’avèrent des cadeaux privilégiés entre cours et que les textes
mentionnent sans être toujours explicites.

La place et la portée des animaux comme dons


diplomatiques
Les animaux, les dons et la diplomatie

11 Les animaux ne sont donc pas si rares dans les relations diplomatiques que l’Empire
byzantin mène avec ses voisins. Il convient désormais d’évaluer leur place parmi
l’ensemble des dons qui s’échangent entre le souverains concernés, en même temps que
de saisir au mieux les multiples conséquences – idéologiques, diplomatiques et
symboliques – qu’un tel choix produit.
12 Il faut rappeler tout d’abord que l’envoi de cadeaux par le biais des ambassades, qui ne
sont encore à cette date là que des délégations temporaires, est un des fondements
mêmes des relations diplomatiques entre Etats médiévaux. C’est précisément le cas
pour les Etats qui attirent notre attention, mais c’est là une pratique du monde
médiéval dans son ensemble26 qui poursuit des usages de l’Antiquité, et qui se perpétue
bien au-delà de la fin du Moyen Âge et de la naissance de la diplomatie moderne 27. Plus
qu’une simple convention protocolaire, ce qui souligne son importance est le fait qu’un
refus de réception d’un présent d’ambassade est une offense grave, tout comme le fait
de ne pas en offrir. Ce sont là deux atteintes, à la fois symboliques et réelles, à la dignité
de l’ambassadeur et du souverain qui lui délègue une part de son pouvoir. Les
inquiétudes bien connues de Liutprand de Crémone en 949 lors de sa première
ambassade à la cour de Constantin VII l’illustrent avec force. Invité à présenter ses
cadeaux à l’empereur en même temps que d’autres émissaires étrangers, l’émissaire se
rend compte que le souverain qui l’a envoyé, Bérenger II d’Ivrée, ne lui en a pas fourni,
et qu’il se présente donc sans cadeau – si ce n’est une simple lettre pleine de fautes de
son maître pour Constantin28. Plus tard, en 968, Nicéphore II Phôkas s’obstine pendant
plus d’un mois et demi à refuser les dons du même ambassadeur, envoyés cette fois-ci
par Otton Ier, dans un contexte diplomatique tendu, nous y reviendrons 29.
13 Cette attente est tout à fait significative puisque l’on sait que la présentation des
cadeaux par les ambassadeurs étrangers se fait au début de leur séjour dans la capitale
et lors de leur toute première entrevue officielle avec l’empereur. Liutprand le montre
avec sa mission de 949. D’autres sources narratives aussi, qui confirment par là même la
codification du Livre des Cérémonies30. Dans celui-ci, tout un chapitre est consacré à cette
première réception que l’on veut très solennelle. Après s’être prosterné face à
l’empereur et avoir répondu aux questions rituelles posées par le logothète du drôme,
chaque ambassadeur doit présenter les cadeaux qu’il amène de la part de son maître 31.
C’est le protonotaire du drôme qui est chargé de recevoir en mains propres ce présent
diplomatique, τό κανίσκιον32 Derrière ce terme générique, la codification du Xe siècle
prévoit en réalité plusieurs cadeaux puisque l’énumération en incombe au logothète du
drôme, avant une dernière proskynèse et la sortie du légat de la salle de la Magnaure. Si
l’ensemble de ce chapitre montre une première audience officielle figée et protocolaire,
63

les sources narratives soulignent qu’elle est le moment privilégié de ce rituel du don.
Les véritables tractations ne viendront que par la suite du séjour des émissaires.
14 Pourtant, un problème concret se pose lorsque ces cadeaux sont des animaux. Si
l’entrée de chiens de chasse, voire de faucons, dans le Grand Palais est possible, il est
difficile d’imaginer l’arrivée, face au trône impérial, d’un ambassadeur flanqué d’une
girafe ou d’un éléphant. Au-delà du fait que c’est là la preuve d’une entorse faite à la
rigoureuse étiquette palatine, cette réalité confirme que les animaux, tout du moins les
plus volumineux d’entre eux, restent des cadeaux relativement rares, en tout cas
inhabituels et perçus comme tels33. Même si l’on peut les dénombrer et centrer sur eux
quelques réflexions, ils demeurent nettement moins fréquents en nombre absolu et
relatif que les autres types de dons échangés entre Byzance et ses voisins. Parmi ceux-
ci, le textile, sous de multiples formes (tissus d’art, vêtements, robes d’honneur) – et en
soie le plus souvent lorsque le don vient de Byzance34 – les objets en or, en argent, les
métaux précieux, ou encore les armes et les reliques entre Etats chrétiens, constituent
les biens les plus souvent échangés35. En marge de ceux-ci les autres dons, plus rares,
peuvent aussi, et de ce fait, devenir très appréciés : c’est le cas pour les manuscrits de
luxe envoyés depuis Byzance, tant vers l’Occident chrétien que musulman par la voie
diplomatique36. En un sens identique les animaux ont pu provoquer un effet proche,
même s’ils ne sont pas des manuscrits, ce qui renforce leur valeur en tant que don.
Encore faut-il bien distinguer les animaux entre eux : une girafe, ou un éléphant, n’est
pas un chien de chasse.
15 Avant de saisir au mieux ces nuances, il convient de souligner qu’un problème concret
de transport peut se poser pour ses animaux. Ce n’est pas un hasard, sur ce plan, si les
chevaux, qui peuvent aisément s’intégrer aux déplacement d’une délégation,
constituent des animaux fréquemment utilisés. De même, les multiples animaux
sauvages et apprivoisés de 1192, tout comme le volumineux éléphant et la non moins
encombrante girafe de 1053, arrivent à Constantinople par voie de mer depuis l’Egypte :
il n’est pas difficile d’imaginer que les contraintes terrestres auraient rendu délicat leur
acheminement.
16 Au regard de ces conditions générales d’exercice de la diplomatie pour l’espace et le
temps ici concernés, toute une série d’interrogations se pose. Que signifie le fait d’offrir
un animal, de même que celui d’en recevoir ? Question centrale assurément, mais
délicate à résoudre tant l’on sait que la fonction, les usages et le symbolisme même
accordés aux animaux peuvent sensiblement varier d’un monde à l’autre – au-delà des
seuls clivages religieux entre Islam et chrétienté, trop souvent perçus comme
irréductibles37. Les animaux offerts par l’empereur sont-ils rigoureusement identiques
selon qu’il traite avec un souverain de l’Occident chrétien, de l’Islam ou d’ailleurs ? En
poussant cette logique dans ces derniers retranchements, il n’est pas totalement
insensé de se demander si à tel peuple, à tel Etat ou pour tel souverain ne peut pas
correspondre un animal privilégié, plutôt qu’un autre, comme don diplomatique. Au
milieu du Xe siècle, ce traité de politique étrangère qu’est le De Administrando Imperio
n’affïrme-t-il pas que, pour garantir la paix avec des voisins turbulents comme les
Pétchénègues, il convient de leur envoyer régulièrement un agent diplomatique chargé
de cadeaux précisément appropriés à ce peuple38 ? De ce fait, il peut être douteux de
croire que les animaux relèvent tous au même titre de ce langage universel que l’on
attribue généralement et abusivement aux dons, cette autre manière de poursuivre la
64

politique ou la guerre. Les animaux en tant que cadeaux diplomatiques parlent un


langage qui reste, en grande partie, à décrypter.
17 Aussi n’est-il pas inutile de replacer ces réflexions dans le cadre de celles menées
depuis un siècle par l’anthropologie sur le don réciproque. Les études de Bronislaw
Malinovski, précisées, théorisées puis corrigées par Marcel Mauss et ses épigones ont
démontré dans quelle mesure l’usage du don et du contre-don était un principe
fondamental de l’échange dans les sociétés traditionnelles 39. A l’obligation du contre-
don pour celui qui reçoit, s’ajoute une dimension agonistique et compétitive entre les
groupes et individus qui prennent part à cet échange. Ce schéma peut et mérite d’être
appliqué aux dons médiévaux dans leur ensemble40. Il offre une grille de lecture des
pratiques de la diplomatie du haut Moyen Âge en général et de la diplomatie byzantine
en particulier. Une diplomatie qui est non seulement affaire de réciprocité, par
définition, mais qui se veut aussi le terrain privilégié de tels échanges compétitifs par le
biais de ces dons entre souverains41. Les animaux y tiennent une place singulière et non
négligeable.

De l’importance du cheval

18 Pour tenter de donner des réponses à ces questions, reprenons un à un les groupes et
catégories d’animaux entrevus plus haut. Le cheval semble bien y jouir d’une place
particulière en tant que don. Le nombre de ses mentions dans les sources est sans
conteste le plus élevé par rapport aux autres animaux. En outre, il est une forme de don
qui s’échange entre tous souverains, quels que soient leur origine géographique,
religieuse ou culturelle. A ce titre il correspond, peut-être à lui seul, à l’idée de langage
universel que parle le don. Est-il encore nécessaire de présenter l’immense
considération que les sociétés médiévales accordent à cet animal et les multiples rôles
qu’elles lui confèrent ? Tout comme l’Occident chrétien, qui diversifie ses usages et en
fait en particulier l’animal des gens de pouvoir, des princes, de la chasse et de la guerre
par excellence42, le monde byzantin lui réserve une place particulière et parallèle. Il y
est là aussi l’attribut du souverain, des généraux et du domaine militaire, ainsi que le
centre des préoccupations d’ordre agricole ou vétérinaire comme le prouvent les
Hippiatrica43. C’est ce mélange d’intérêt scientifique, médical, pratique, princier ou
artistique que l’on retrouve dans l’Islam avec la furûsiyya, cet état d’esprit et art de
vivre qui connaît son premier épanouissement chez le voisin et rival oriental de
Byzance, le khalifat abbasside de Bagdad44. Le cheval est donc sur plusieurs fronts dans
l’ensemble du monde médiéval, et dans chacune de ces trois civilisations on trouve des
récits proches qui rendent compte des relations privilégiées de certains hommes avec
cet animal – ainsi leur désarroi et leur tristesse au moment de la mort du cheval.
19 Ce qui porte sens ici est la place qu’on lui accorde conjointement, tant en Orient qu’en
Occident, comme animal associé de près au souverain qui le monte, chasse ou avec
lequel il se rend au combat, et dont il gratifie un autre souverain par la voie
diplomatique. Il est une emblème de prestige, en même temps que d’un prix
relativement élevé. Cela explique que chefs d’Etats et membres de l’aristocratie en font
un don apprécié, et qu’il peut être recherché par d’autres voies : deux des
ambassadeurs d’Alexis Ier auprès du roi Baudoin de Jérusalem rapportent, en marge de
leur mission, et peut-être à la demande de l’empereur, des chevaux 45. Le coût de cet
65

animal peut-il se lire, du reste, dans le fait que le souverains n’en offrent généralement
qu’un nombre restreint, le plus souvent richement caparaçonnés ?
20 Lorsque leur nombre est plus élevé il est possible de croire qu’il s’agit moins d’un
cadeau de prestige pour le prince qui les offre que d’un don aux nécessités pratiques.
Les cent cinquante chevaux offerts par le comte de Flandre au même Alexis
interviennent dans un contexte purement militaire, et tout porte à croire qu’ils sont
utilisés à cette fin, au même titre que les cinq cents chevaliers envoyés par Robert le
Frison. Il en va peut-être de même des coursiers offerts par Manuel Ier Comnène à
Conrad III, à la suite de son passage à Constantinople lors de la seconde croisade. Ces
chevaux, que l’empereur germanique perd dans un combat contre les Turcs, relèvent
sans doute de l’aide matérielle et militaire que le basileus s’est alors engagé à fournir
aux Occidentaux46. D’autres fois ce nombre élevé de chevaux, concédés à la suite d’une
trêve notamment, s’apparente plus à un tribut qu’à un simple don, fût-il de grande
valeur. C’est le cas des conditions de paix qui suivent l’échec des Arabes lors du siège de
Constantinople en 678. Si l’on en croit Théophane, aux côtés des trois mille pièces d’or
et des cinquante prisonniers dont devait désormais s’acquitter annuellement le khalifat
umayyade, s’ajoutèrent cinquante chevaux « de bonne race »47. Nul doute que ces
chevaux sont utilisés ensuite par l’empereur et dans l’armée impériale : ils restent un
présent prestigieux et ne semblent pas réintroduits dans les circuits économiques
comme c’est le cas pour d’autres formes de don48.
21 Il importe de souligner que l’intérêt porté par les souverains pour ce type précis de don
a déjà un long passé : dans le Proche-Orient ancien, si il était rare que des animaux
fussent offerts entre rois ou hauts personnages assyriens, le cheval faisait déjà figure
d’exception et se taillait la part du lion dans ces échanges 49. Un intérêt qui ne se dément
nullement par la suite dans les sociétés qui ont placé cet animal au carrefour de
multiples activités humaines. Tacite rappelle ainsi que les « chevaux d’élite » (electi
equi) constituent des cadeaux particulièrement prisés des Germains, aux côtés des
armes puissantes, des phalères ou des colliers50. La civilisation arabo-musulmane se
nourrit de tout un héritage, tant arabique que persan ou iranien, qui veut que les
chevaux et leurs cavaliers les plus révérés sont quelquefois ceux issus du don d’un
souverain51. Au reste, cet usage précis du cheval est attesté dans bien des civilisations et
des époques différentes des nôtres52.
22 Pour en revenir à l’Empire byzantin, cet animal est à lui seul un élément prestigieux
pour la diplomatie byzantine elle-même. Sa place y est centrale. En dehors des seuls
cadeaux officiels, les chevaux y détiennent tout d’abord un rôle plus conventionnel :
celui de bêtes de somme, qu’ils partagent avec mules et mulets 53. Ces derniers sont
généralement préférés pour le chargement des lourds cadeaux, alors que les chevaux
restent privilégiés pour le transport des émissaires mêmes. Leur présence est la marque
impériale qui souligne le respect que les Byzantins confèrent aux représentants
éminents des souverains étrangers. A la suite d’un trajet depuis Rome qui fut plutôt
maritime, le pape Constantin Ier et certains membres de sa suite achèvent leur voyage
vers Constantinople sur des chevaux de selle (sellarii) richement harnachés, tout droit
sortis des écuries impériales54. Les circonstances sont ici exceptionnelles, il est vrai,
mais les émissaires qui proviennent du monde musulman ne semblent pas échapper à
cet honneur. A la fin de la fastueuse réception donnée en 946 au Grand Palais, dont
rend compte avec de multiples détails le Livre des Cérémonies, les envoyés musulmans
repartent à cheval vers leur logement depuis le Tzikanistérion55. Nous savons qu’il est
66

possible de voir dans cette réception de 946 une réplique de celle des émissaires
byzantins envoyés en 917 à Bagdad. A cette occasion les légats du basileus purent jouir,
de la même façon, de leur monture à leur arrivée comme pour leur départ 56.
23 Le cheval est donc le moyen évident des déplacements des plus hauts dignitaires d’une
ambassade dans l’Empire byzantin, comme il peut l’être ailleurs. Il est, au contraire,
symptomatique que les tensions qui entourent quelquefois la venue d’une délégation
étrangère se reflètent par l’absence de cheval dans ce rôle. L’ambassade menée par
Liutprand de Crémone en 968 est un exemple bien connu qui révèle les antagonismes
grandissants entre Byzance et l’Empire germanique d’Occident à cette date. S’il semble
que son trajet aller vers la capitale se soit correctement effectué à cheval, l’envoyé
d’Otton Ier ne rentre dans Constantinople qu’en devant abandonner sa monture dont
on le juge indigne57. Il ne pourra jamais en user durant les longs déplacements entre
son logement et le palais impérial, ne pouvant déambuler qu’à pied, au point d’en avoir
le souffle coupé, dit-il58. Certes, il retrouve des chevaux pour son retour vers
l’Occident – et encore ne sont-ils qu’en nombre suffisant pour le transport de
l’ambassadeur et des membres de sa suite, non pour leurs bagages 59. Au total, durant ce
dernier trajet il est contraint de multiplier les moyens de déplacements (cheval,
marche, voie maritime), devant même se résoudre à voyager à dos d’âne 60. C’est là une
forme nette de préjudice à l’encontre du prélat d’Italie, lequel va, pour décrire la chose,
jusqu’à employer un néologisme (le verbe asinare) que ne semble pas connaître le latin
médiéval par ailleurs61.
24 Il n’en reste pas moins que la déambulation à dos d’âne peut prendre un caractère
nettement infamant, surtout lorsque c’est un émissaire officiel, évêque qui plus est, qui
a enfourché la bête. N’est il pas cet animal sur laquelle rebelles, opposants ou
hérétiques sont obligés de parader, une fois faits prisonniers, tant en Orient qu’en
Occident chrétiens62 ? Nous sommes là à l’opposé formel du noble cheval qu’offrent
avec courtoisie et hospitalité les autorités byzantines aux hôtes de marques, et encore
plus aux autres souverains sous forme de don. Comme l’ambassadeur lui même, cet
animal semble le plus digne représentant d’un souverain : il est un prestigieux
marqueur social et une fidèle image du prince. Ce n’est pas un hasard si, lors d’une
autre période de tension diplomatique, on en vient à prétendre qu’un fonctionnaire
impérial a réservé le pire des accueils à des légats pontificaux lors de leur arrivée à la
frontière byzantino-bulgare : il serait allé jusqu’à frapper de son bâton leurs chevaux 63.
25 En tout sens les chevaux s’avèrent donc des éléments qui assurent la communication et
les échanges, à la fois symboliques et concrets, entre souverains et Etats par le biais des
ambassades et des dons qui leur sont associés. Au reste, la réflexion à leur sujet ne
serait pas complète si elle ne rendait pas compte de la diversité des termes, au moins
dans la langue grecque et byzantine, pour les qualifier lorsqu’ils sont offerts de la sorte.
Les termes les plus fréquents sont ἵπποι τών εὐγενώνου ἵπποι εὐγενεὶς64. Sont-ils, d’une
manière large, ces chevaux « d’élite » tels que les évoquait parallèlement Tacite à
propos des Germains et de leur electi equi, ou ces termes recouvrent-ils, pour chacune
de leur mentions, l’idée exclusive de « chevaux de race »65 ? L’un n’exclue pas l’autre en
aucun cas. En outre, dans un sens proche, l’expression ἵπποι ἔκκριτοι (« chevaux de
choix ») peut aussi apparaître66. Plus rare, c’est le terme de φάρια, pluriel de φάριον, que
les auteurs mentionnent. C’est le cas en 1192 parmi les chevaux et les autres animaux
de chasse échangés de part et d’autre de la Méditerranée orientale entre Salah al-Dîn et
Isaac II. Terme peu fréquent dans les textes byzantins et qui semble tout droit tiré du
67

fars arabe67 : il désigne, dans les Tactica de Léon VI, certains des chevaux montés par les
archers, en première ligne des armées sarrasines68. Les textes tiennent donc bien à
souligner la qualité ou la rareté des équidés offerts entre souverains. Ainsi en est-il,
enfin, du cheval richement harnaché que Manuel Ier Comnène reçoit de Kilidj II Arslan.
Nicétas Choniatès le décrit comme un « cheval Nisaion » qui est conservé dans les
écuries et n’est utilisé que lors des cérémonies et processions solennelles 69.
26 A de multiples égards, le cheval mérite donc bien cette place prééminente parmi les
animaux échangés comme cadeaux d’ambassade entre Byzance et ses voisins. Il en
viendrait presque à en constituer le parangon70. Les occupations de chasse des
souverains, et ceux de Byzance en particulier71, renforcent son poids en tant que don
particulièrement apprécié. Une importance et une singularité dans la diplomatie,
comme dans tant d’autres domaines, dont on a pu dire qu’elles le confinaient à une
dimension extra-animale qu’il est le seul à tenir72.
27 Les autres animaux qui s’apparentent à lui dans cette fonction de chasse semblent, du
reste, tout autant prisés comme dons diplomatiques. Leur seul nombre, certes moindre
par rapport au cheval, en témoigne. Ils constituent aussi des biens recherchés,
lorsqu’ils proviennent de Byzance, par les Etats étrangers à l’Empire : ainsi les faucons
et la fauconnerie dont la qualité, à en croire certains auteurs arabes, en font
d’authentiques spécialités des Rūm73. De leur côté, les nombreux mulets et mules
signalés plus haut peuvent aussi renvoyer à un topos qui reprend les cadeaux offerts
entre les rois de l’Ancien Testament74. Les chiens, enfin, constituent assurément un
précieux auxiliaire des princes pour cette chasse. Les seuls détails les concernant sont
donnés par le texte qui fait référence aux dons d’un empereur au khalife fatimide al-
Mustansir. Il s’agit alors de chiens dits salūqīyya et zabībiyya, nous l’avons vu. Ce sont là
deux canidés bien connus dans le monde arabo-musulman : si le second, appelé zaghārī
par ailleurs, tire son nom de la couleur beige pâle de son manteau et n’est autre que le
braque de Zogar, le premier a souvent été confondu avec un lévrier. Tous deux
constituent la fine fleur des chiens de chasse pour les musulmans, en tant qu’auxiliaires
des fauconniers et pour la chasse à l’oryx, au lièvre et à la gazelle en particulier 75. C’est
ce qui donne à ces chiens, que leur origine soit précisée ou non, une dimension de don
apprécié là encore, même si ils sont des bêtes depuis longtemps connues des hommes.

La rareté de l’animal : de la puissance du souverain à l’idéologie du


pouvoir

28 A ce titre, il est significatif que Liutprand de Crémone souligne que ceux qu’apporte son
père à Romain Ier sont strictement inconnus des Byzantins. Cela doit diriger notre
réflexion vers un second élément dans l’analyse des conséquences de l’animal employé
en tant que don diplomatique. Cet élément est particulièrement présent lorsque les
animaux offerts sont sauvages, insolites ou « exotiques ». Il s’agit du don destiné non
seulement à faire plaisir au souverain qui le reçoit, mais dont le but est surtout de
montrer la supériorité de celui qui l’offre. La rareté de l’animal et la curiosité qu’il
suscite renvoient à cette supériorité et puissance originalement mises en scène. Certes,
pour en revenir au père de Liutprand, les chiens sont loin d’appartenir à cette catégorie
d’animaux sauvages. Néanmoins ils sont nettement présentés comme étant inconnus de
l’empereur et de son entourage76, ce qui tend à souligner une forme de supériorité
qu’aurait alors l’Occident chrétien, ou tout du moins le roi de Provence, qui délègue le
68

père de Liutprand, par rapport à l’Empire byzantin. Cette supériorité est renforcée par
les propos de l’évêque qui rend compte du fait que son ambassadeur de père n’offre pas
que ces deux bêtes à l’empereur. Il rajoute en effet comme cadeau imprévu, mais bien
réel, deux hommes qui, parmi plusieurs rebelles slaves de la région de Thessalonique,
se livraient au pillage et causaient le trouble dans la région. L’émissaire d’Hugues de
Provence, ayant essuyé une attaque de leur part, réussit à en échapper et à faire de
deux de leurs chefs des prisonniers77. Il les exhibe donc fièrement face à l’empereur, en
même temps qu’il lui offre les chiens : deux manières de montrer au puissant Romain I er
sa faiblesse relative sur son propre territoire, et, par la même, la force réelle du roi de
Provence.
29 Cette puissance du souverain symbolisée par la rareté du don d’ambassade, fut-il
seulement un animal, existe dans de multiples sphères de pouvoir 78. Les Byzantins eux-
mêmes n’hésitent pas à souligner cette supériorité par le biais des animaux que possède
l’empereur, surtout lorsqu’il s’agit de la mettre en scène dans le cadre des relations
avec les barbares. A la fin du VIe siècle, Maurice envoie ainsi au khan des Avars le plus
gros des éléphants qui lui appartient. Si l’on en croit Théophylacte de Simokatta, ce don
s’effectue à la suite d’une demande de l’Avar qui souhaite vérifier le bien fondé de la
rumeur qui circule alors dans son camp, qui veut que les Romains détiennent des
animaux remarquables. Une fois en présence du pachyderme, le chef barbare le renvoit
aussitôt à son expéditeur, par peur ou bien par mépris remarque Théophylacte 79.
30 Plus que sa seule rareté, c’est sur la sauvagerie naturelle de l’animal dominée par le
prince qui le possède, et l’offre à un autre, que les textes insistent. Cette idée d’une
sauvagerie vaincue par le souverain, qui transforme par là même des bêtes féroces en
animaux dociles et apprivoisés, a une nette tonalité de propagande du pouvoir. Elle se
décline sous plusieurs formes. Pour en revenir au père de Liutprand, une fois les dons
présentés à Romain Ier, il s’en faut de peu pour que la démonstration de l’ambassadeur
tourne court. En présence de l’empereur, en effet, les chiens deviennent féroces : s’ils
n’avaient été retenus de force, précise Liutprand, ils auraient mordu le basileus dont
l’accoutrement lui donnait plus l’apparence d’un monstre que d’un homme 80. Cette
férocité maîtrisée est une preuve supplémentaire donnée par le père de l’ambassadeur
pour démontrer le prestige implicite du roi de Provence. Mais l’insistance de Liutprand
sur ce point cache difficilement sa faiblesse relative, d’autant plus face à Byzance à
cette date81. De leur côté, les émissaires byzantins de 917 envoyés à Bagdad
apparaissent à plusieurs reprises en présence d’animaux sauvages. Si les textes arabes
divergent quant à la manière précise dont les animaux leur furent présentés, et quant
aux animaux mêmes qu’ils purent rencontrer, tous laissent entendre combien leur
apparition n’était point fortuite et relevait d’un habile mise en scène du pouvoir
abbasside82. Un texte précise même, au risque de reprendre grossièrement un lieu
commun, que les quatre éléphants et les deux girafes qui déambulaient dans un des
palais de la capitale « effrayèrent les ambassadeurs » 83. Dans ce même extrait, l’auteur
insiste bien sur la progression des émissaires à travers trois lieux de la capitale
abbasside où ils rencontrent des animaux différents, de plus en plus sauvages mais
aussi de mieux en mieux maîtrisés par les hommes. Au total, une progression qui
s’apparente à la plus parfaite propagande et qui n’a du reste pas son équivalent lors de
la réception des ambassadeurs tarsiotes à Constantinople en 946.
31 Néanmoins les autorités byzantines ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’exhiber en
public les animaux sauvages dont un souverain étranger vient de les gratifier. C’est
69

l’hippodrome qui est, le plus souvent, le cadre de ces réjouissances populaires 84. Il en
est ainsi pour plusieurs des éléphants évoqués plus haut, reçus en 549 et en 1053, de
même que pour ceux qui font partie du butin de guerre d’un empereur victorieux 85. La
girafe que reçoit Michel VIII est présentée, elle, à l’« agora » : animal « rare et
étrange », « une sorte de monstre » pour Pachymère, qui affirme qu’elle « constituait
chaque jour un spectacle et un délice pour le public » lorsqu’on la tramait en cet espace
public86. Acquis par la guerre ou la diplomatie, l’animal sauvage et exotique a bien
toujours valeur de propagande.
32 Si elle touche d’abord et avant tout les habitants de la capitale impériale, il n’en reste
pas moins qu’elle peut viser les ambassadeurs étrangers et, par leur intermédiaire, les
souverains qui les envoient. Ces émissaires sont amenés à se déplacer dans
Constantinople, à assister quelquefois aux réjouissances données à l’hippodrome, ou
encore à séjourner, sous étroite surveillance, en dehors de la capitale. C’est encore
Liutprand de Crémone qui peut donner de précieux renseignements sur ce point.
Durant les quatre mois de sa présence obligée auprès de l’empereur, entre juin et
octobre 968, il est convié à la visite d’un peribolion, terme qu’il tire du grec et qu’il
traduit (id est briolium) dans sa relation d’ambassade 87. Il s’agit d’un parc animalier qui
regroupe des animaux sauvages et qui peut être destiné aux occupations cynégétiques
du souverain88. L’empereur promet à Liutprand qu’il sera émerveillé par sa grandeur et
par les onagres qu’il y verra. L’émissaire d’Otton s’y rend donc avec Nicéphore Phôkas
et, à sa grande surprise, les ânes sauvages inconnus que lui promettait le basileus sont
en tout point identiques aux ânes domestiques de Crémone. Si l’on en croit le prélat
d’Italie du Nord le caractère inédit d’une telle visite tombe donc à l’eau. On sait
combien toute une rhétorique du pouvoir impérial se met progressivement en place à
Byzance autour des parcs et réserves animalières de l’empereur 89. Comme à
l’hippodrome pour les animaux exotiques exhibés un à un ou en groupe au peuple, la
visite d’un tel parc et la rareté des animaux qui sont la propriété de l’empereur vont
dans un sens identique de propagande. D’ailleurs, lorsque le fonctionnaire grec qui
chevauche aux côtés de Liutprand aperçoit les onagres, il lui promet que son maître
Otton pourra en recevoir une certaine quantité s’il se montre accommodant avec
Phôkas. Bien plus, il souligne au légat toute la gloire qu’il pourra tirer de la possession
de tels animaux90.
33 Cette forte dimension idéologique derrière la simple visite d’un parc non loin de
Constantinople n’échappe nullement à Liutprand. Il en souligne presque, lui aussi, le
lieu commun en affirmant que de tels ânes existent à Crémone – même s’ils ne sont pas
au sens strict des onagres, concède-t-il. Dans ses propos, la mise en scène de la
propagande impériale achève de montrer sa grossièreté lorsqu’il feint à son tour, à voix
haute, de n’en avoir jamais vu de tels en Saxe. Un subterfuge pour mieux s’adresser
directement dans sa Relation à Otton Ier, comme il s’y livre à plusieurs reprises, et lui
témoigner que l’empereur d’Occident n’a dans la réalité rien à envier à son parèdre
d’Orient91. Enfin, en se livrant à l’exégèse d’une parole de l’Ecriture, il fait du lion et du
lionceau les symboles de son maître et de son fils, le futur Otton II, là où il réserve
l’onagre, exterminé par les deux premiers, à l’image de cet « âne sauvage qu’est
Nicéphore »92.
34 Le caractère idéologique des animaux autour de l’empereur, qu’ils soient authentiques,
offerts ou non comme cadeaux, ou bien factices comme les automates près du trône
impérial93, ne saurait donc être esquivé. Aussi a-t-il pu être prégnant jusqu’à influencer
70

radicalement certaines sources narratives. En ce sens, la question reste toujours


ouverte de savoir si il n’y a pas, derrière les mentions de certains animaux dans ce rôle
de don, la répétition d’un topos à des fins idéologiques. Le cas de l’éléphant est, à cet
égard, le plus troublant. Il est à plusieurs reprises offert comme don, seul ou flanqué
d’une autre bête, en particulier d’un girafe. C’est le cas en 1053. A cet égard, il est
significatif qu’un auteur contemporain de l’événement, paraphrasant Timothée de
Gaza, fasse le lien entre l’arrivée de ces deux animaux et les mêmes offerts à la fin du V e
siècle à Anastase 1er94. Aussi sont-ils deux animaux souvent exploités dans la mise en
scène du pouvoir lors des relations diplomatiques : hormis ces deux dates, il faut songer
à la réception des émissaires byzantins à Bagdad en 917. Pour troublantes qu’elles
soient, ces redondances n’excluent en aucune manière la réalité même de chacun de ces
dons. Les dires de Michel Attaleiatès et de Michel Psellos, nous y reviendrons, tendent
largement à attester pour de bon la présence de ces deux bêtes et la profonde
fascination qu’elles ont pu susciter. Aussi l’existence de girafes, d’éléphants, aux côtés
de léopards ou de panthères, est elle attestée dans la ménagerie cairote des souverains
tulunides de la fin du IXe siècle95.
35 En revanche il est vrai que, plus généralement, le don d’un éléphant qui vient de l’Inde
au souverain byzantin renvoie à un lieu commun repris de l’antiquité grecque. C’est
évidemment Alexandre le Grand auquel il faut faire référence et les multiples présents
diplomatiques, à la fois dons et tributs, qu’il reçoit durant ses conquêtes qui le poussent
jusqu’aux confins de l’Inde. L’éléphant est celui des animaux, à concurrence des chiens,
dont on le gratifie le plus souvent, qu’il vienne des Indiens eux-mêmes ou d’autres
souverains96. Une pratique sur laquelle des auteurs comme Pline l’Ancien ou Elien de
Préneste glosent plus tardivement. Elle enracine l’idée que l’éléphant ne peut venir que
de l’Inde97, ce que répètent les auteurs byzantins98, et qu’il est un don apprécié, mais
aussi incontournable, pour tout souverain. Qu’il faille ou non remettre en cause sa
réalité même n’a que peu d’intérêt : ce qui porte sens c’est qu’un tel cadeau est perçu
comme un outil diplomatique essentiel et qu’il inscrit son impérial récipiendaire dans
un long héritage politique, esquissé sous Alexandre et continué dans l’Empire romain.
36 Il n’en reste pas moins que l’éléphant peut concrètement provenir non pas de l’Inde
mais bien d’un Islam plus proche, c’est le cas en 1053. A l’égard de cet animal, une
même fascination a pu se développer chez le voisin oriental de Byzance. Un auteur
arabe comme Mas’udi souligne, comme les auteurs byzantins, son caractère exotique –
affirmant d’ailleurs qu’il est indigène en Afrique orientale plutôt qu’en Inde –, sa taille
démesurée et les multiples services qu’il peut rendre aux souverains 99. C’est sur ce
dernier point qu’il est sans aucun doute le plus remarquable, et constitue par là même
un don vraiment royal. Outre son rôle dans la guerre, il remplit des fonctions de
représentation du pouvoir authentiquement revendiquées par Mas’udi : de nombreux
souverains en ont fait « un ornement de leur cérémonies, parce que de toutes les
montures des monarques ils ont l’allure la plus régulière et la plus douce » 100. Au reste,
l’Islam dans son ensemble le considère comme un animal surdoué à qui il ne manque
que la parole pour être l’égal de l’homme101. Une fascination et un intérêt que l’on
retrouve, mais dans une moindre mesure, pour cet autre animal hors du commun
qu’est la girafe. Le même Mas’udi relate qu’elle tenait déjà lieu de présent des rois de
Nubie pour les rois de Perse, usage qui se perpétue désormais vers les khalifes
abbassides et les gouverneurs de l’Egypte à l’époque où l’auteur écrit 102.
71

37 Quoi qu’il en soit, cette dimension du pouvoir mis en scène par le biais d’animaux
sauvages acquis, conservés puis exhibés n’est aucunement propre à Byzance : l’Occident
chrétien connaît tôt ces brulia, plus tard des brühl, de même que l’Orient abbasside – on
le remarque en 917 avec « l’espace des bêtes sauvages » qu’évoque un texte 103. En outre,
plus que les authentiques animaux envoyés comme dons, les animaux qui sont
représentés sur les objets et tissus d’art, la soie, les vêtements d’honneur concédés par
Byzance aux barbares entrent dans cette même logique. Il serait trop long et fastidieux
d’en dresser un panorama exhaustif qui s’écarte du cadre de cette étude. Il n’est
toutefois pas inutile de remarquer que l’on y retrouve, à peu de choses près, les mêmes
animaux et une rhétorique du pouvoir similaire104. Un objet d’art retient toutefois notre
attention, l’ivoire Barberini. Daté du début du VIe siècle, il représente en sa partie
inférieure des barbares qui apportent à un empereur victorieux des cadeaux. Parmi
eux, il est aisé de reconnaître des animaux sauvages comme un lion, un tigre et un
éléphant105.
38 Néanmoins, si Byzance peut se targuer de posséder un riche patrimoine d’animaux
sauvages dans ses parcs, fièrement exhibés en des occasions propices, le fait d’en
recevoir de la part d’Etats étrangers cache difficilement la supériorité affichée de la
sorte par ces Etats vis à vis de l’Empire. Un animal rare et imposant comme l’éléphant,
dont il est plusieurs fois question ici, n’est-il pas un symbole fort de pouvoir du
souverain qui l’envoie, bien avant de le devenir pour celui qui le reçoit ? C’est en réalité
méconnaître l’idéologie politique impériale qui détourne et renverse, à proprement
parler, l’œuvre de propagande de ces Etats et le rapport de force qu’ils instaurent. Si le
monde des barbares est avide de cadeaux demandés à l’Empire, ce sont ces mêmes
barbares qui, d’après le De Administrando Imperio, en apportant leurs cadeaux
(δωροφορεîσθαι) à l’empereur, lui rendent hommage et se soumettent 106. Lorsque
Constantin IX reçoit girafe et éléphant des Fatimides en 1053, Michel Attaleiatès
souligne que c’est bien lui, enclin aux grandes actions, qui a fait venir de l’étranger, et
pour ses sujets, des espèces inconnues d’animaux107. L’arrivée de ces animaux exotiques
dans la capitale a décidemment marqué les esprits et inspiré les rhéteurs qui y ont vu
une occasion d’exalter le pouvoir impérial. Un basilikos logos de Michel Psellos en faveur
de l’empereur le suggère avec force. Si l’on en croit l’auteur, l’éléphant, officiellement
présenté au basileus, aurait ressenti la dignité du souverain et la solennité de
l’événement : ayant posé un genou à terre il en serait venu à toucher le sol de son front,
effectuant par là un simulacre de proskynèse108. La girafe, de son côté, n’échappe pas à
l’idéologie impériale. Pareille à la puissance de l’empereur qui couvre l’Oecoumène de
son pouvoir, elle peut, par sa grandeur et la taille de son cou, se tenir à une extrémité
du monde et toucher de sa tête l’autre extrémité109.
39 Au-delà de la seule dimension de propagande et d’idéologie, il est indispensable de
souligner que le choix d’un animal particulier comme don d’ambassade peut aussi avoir
pour but de satisfaire et donner du plaisir à celui qui le reçoit. Lions et antilopes
envoyés en Chine au début du VIIIe siècle furent certainement accueillis avec intérêt
tant l’on sait qu’animaux curieux, bêtes féroces, chiens de chasse ou éléphants
apprivoisés encombrent la palais impérial des Tang et ses abords – animaux dont
l’empereur Te Tsoung s’empressera de se débarrasser dès 779 110. Plus proches du bassin
méditerranéen, les relations entre Byzance et le khalifat fatimide du Caire n’excluent
pas, au moins pour le milieu du XIe siècle, un telle dimension de plaisir volontairement
fait au récipiendaire lorsque ces dons sont des animaux. En dépit des changements de
72

souverainetés en Egypte, il est connu que les Tulunides entretenaient déjà un parc
d’animaux sauvages, nous l’avons vu, tradition certainement poursuivie par les
Fatimides. Est-ce le seul fruit du hasard si des animaux sont échangés au milieu du XI e
siècle entre Byzance et les Fatimides tant l’on sait que les relations entre ces deux Etats
sont alors au beau fixe111 ? Ils apparaissent ainsi comme un des supports privilégiés
dans cette diplomatie entre les deux Etats. Qu’en est-il pour les relations que mènent
l’Empire byzantin avec le monde musulman plus largement ?

Une émulation entre cours orientales ?


40 Un dernier point mérite en effet réflexion. Si les animaux employés à des fins
diplomatiques et politiques ne sont pas si rares, ils restent néanmoins moins nombreux
que d’autres formes de dons. Pourtant il apparaît nettement dans les exemples ci-
dessus évoqués que les animaux sont plus souvent échangés lors des relations établies
entre Byzance et le monde musulman en général, et en sa partie orientale en
particulier. Peut-on tenter de donner une explication ?
41 Il faut tout d’abord rappeler qu’une véritable émulation a pu naître entre les cours de
l’Orient méditerranéen au sens large – que ces cours fussent chrétiennes ou
musulmanes – en particulier sur le plan des dons échangés. Cette émulation, favorisée
par une proximité géographique, est la preuve tangible qu’une intense diplomatie a pu
naître puis se développer aux contacts de civilisations qui, au départ prétendues
opposées, en sont venues à mieux se connaître puis se respecter 112. Elle débouche sur
une rivalité entre deux mondes dont on sait combien ils sont intellectuellement
proches113. Cette rivalité est nette sur le plan des dons diplomatiques dans leur
ensemble. Plusieurs textes en attestent : lors de la réception des cadeaux issus de
Byzance, les khalifes abbassides souhaitent généralement que des émissaires repartent
vers l’empereur en leur nom, avec des dons en plus grand nombre encore et de
meilleure qualité114. Aussi la voie diplomatique est-elle une des voies privilégiées pour
exposer aux yeux des autres ses richesses. La rareté des animaux échangés le confirme.
Ils entrent sans nul doute dans cette catégorie d’« objets curieux » et de « choses
précieuses » qui « de tout temps » ont été envoyés entre souverains par le biais des
ambassades, en vertu des propos du Traité de gouvernement de Nizam oul-Moulk au XI e
siècle115. Un usage perçu comme coutumier, sinon immémorial, du côté des sphères du
pouvoir seldjoukide qui est confirmé quelques temps auparavant par les « choses
curieuses et nouvelles » qu’apportent, parmi ses cadeaux, Nasr ibn al-Azhar à
Constantinople en 860116. S’il est vrai que de tels propos, ou en tout cas de telles
intentions, pourraient être élargis à d’autres domaines que celui du monde musulman,
il n’en reste pas moins que la présence d’animaux s’y conforme et qu’elle est, de fait,
plus fréquente entre l’Islam d’Orient et Byzance.
42 Elle est en partie due à une situation géographique particulière et commune à ces deux
ensembles qui dominent le Proche et Moyen-Orient asiatique, de même que l’Afrique
du Nord. Ce vaste espace est un vivier considérable qui regroupe l’ensemble des
animaux sans exception, et le plus souvent à l’état naturel, que les souverains
choisissent à des fins diplomatiques. L’Occident ne peut pas en dire autant. La
proximité géographique entre les Etats byzantin, abbasside, fatimide, ou plus tard
seldjoukide dans ce Proche-Orient facilite d’autre part le déplacement d’animaux,
surtout lorsqu’ils sont volumineux ou en nombre élevé117. Cette présence animalière
73

s’apparente, enfin, à la rivalité diplomatique plus large à laquelle ces différentes cours
se livrent, au risque d’être très proches les unes des autres, dans le cérémonial aulique
notamment. Il est inutile de revenir en détail sur la comparaison de l’accueil des
émissaires étrangers dans chacune des capitales abbasside et byzantine en 917 puis 946,
ni même sur les usages protocolaires de cette dernière et ceux, très proches, qu’a
connus la capitale fatimide118. Il est vrai qu’il existe une origine orientale commune
dans la pratique de la diplomatie qui attend encore une étude approfondie et
permettrait de mieux saisir ces ressemblances et cette vive émulation.
43 Quoi qu’il en soit, si l’on se place sur la longue durée, les animaux ne sont déjà pas rares
parmi les dons et tributs du Proche-Orient ancien et reprennent, en partie, ceux qui
suivront pour notre période119. Avant les conquêtes arabo-musulmanes, les Perses de
Chosroès II Parviz envoient à l’empereur Maurice « mille chevaux jeunes, de race
royale » d’après le témoignage plus tardif d’Ibn Zubayr120. Aussi, ce qui rapproche
sensiblement chrétiens d’Orient et monde musulman oriental est la présence autour
des capitales de ces parcs clos et réserves d’animaux sauvages. C’est là une vieille
tradition orientale, celle des « paradis » perses, qui se perpétue dans l’Orient médiéval.
Ces parcs font la réjouissance des souverains pour des raisons communes déjà
évoquées121. De leur côté les chrétiens d’Occident, même s’ils connaissent des parcs de
chasse, ne se montrent-ils pas, aux yeux des Byzantins, comme de véritables rustres
lorsque certains éléments de la seconde croisade allemande en viennent à saccager le
parc du Philopation, au nord de Constantinople, et à en disperser ses animaux 122 ? Acte
de sauvagerie qui dévalue ces Latins, de moins en moins appréciés à Constantinople
depuis la fin du XIe siècle et le passage des premiers croisés, et prend totalement à
contre-pied cet usage oriental des parcs.
44 Même si l’on laisse de côté un instant les relations de cet Orient musulman avec
Byzance, il est remarquable que les animaux apparaissent fréquemment parmi les dons
échangés entre souverains musulmans eux-mêmes, ou figurants dans des listes de
tributs. Quelques exemples peuvent nous en convaincre. Au début du XI e siècle, le
khalife fatimide al-Zâhir reçoit du souverain ziride des chevaux de course et lui répond
par un contre-don constitué par une girafe, ainsi qu’un poème sur celle-ci composé
pour l’occasion123. Pour sa part, le khalife umayyade de Cordoue, Abd ar-Rahman III, se
voit offrir à plusieurs reprises des animaux tels que lions, chevaux, chameaux,
dromadaires, gazelles ou autruches124. Un éléphant, don diplomatique, circule entre
Salah al-Dîn et Nûr al-Dîn125. Plus lié à un tribut, ce sont encore des babouins,
autruches, défenses d’éléphants et peaux de panthères qui peuvent figurer parmi les
animaux devant être concédés au khalife abbasside par les Nubiens 126. Ces mêmes
Nubiens dont on sait combien les animaux constituent un don maintes fois offert à leur
voisins fatimides127. C’est d’ailleurs par cette voie diplomatique que le khalifat du Caire
acquiert éléphants ou girafes, deux animaux qui peuvent être ainsi redistribués aux
voisins zirides ou byzantins, et qui constituent de fait des arguments de poids pour
satisfaire la curiosité des souverains, conclure ou renouveler une alliance.
45 La liste pourrait s’allonger tant les exemples ne manquent pas. Les souverains
musulmans, quels qu’ils soient, ne sont donc pas pris de court lorsqu’ils reçoivent des
semblables animaux de Byzance, ni lorsqu’il faut en envoyer dans l’Empire chrétien. Il
est même permis de penser que les animaux ont pu constituer une part non négligeable
de cette rivalité multiforme entre Byzance et l’Islam. Aussi bien dans un contexte de
paix et d’entente affirmée, comme en 1053, que dans des conditions de conflits et de
74

campagnes militaires, en 1176 ou entre Harûn ar-Rashîd et Nicéphore Ier au début du


IXe siècle, les animaux apparaissent en effet. De plus, ce n’est pas un hasard si c’est
précisément dans un contexte de rivalités armées que l’émulation entre ces deux
entités se révèlent par le biais de l’usage des animaux. Les reconquêtes du milieu du X e
siècle en donnent un autre exemple frappant. Alors qu’il soumet Damas, Jean Tzimiskès
en rencontre le maître, le Turc Alptekîn. Les deux souverains se rendent compte de leur
passion commune pour l’équitation et, une fois la reddition conclue, l’empereur décide
de lui offrir un cheval de parade (shirî). Aussi demande-t-il à Alptekîn de lui offrir en
retour le cheval que le Turc montait. C’est sans compter sur la complicité qui s’est
instaurée entre les deux hommes, d’après Ibn al-Qalanisi : non seulement Alptekîn
s’exécute, mais offre en outre au basileus vingt chevaux caparaçonnés assortis de
vêtements et de parfums. La volonté de se montrer supérieur à l’autre dans l’échange
ne s’arrête pas là puisque l’empereur, à son tour, gratifie de nouveau son partenaire
diplomatique d’autres chevaux de parade et de mules128.
46 Bel exemple qui achève de démontrer que les échanges d’animaux comme dons
diplomatiques entrent bien dans les dimensions agonistiques de l’échange étudiées par
Marcel Mauss et ses épigones. Ici en cette fin du Xe siècle le système du don et contre-
don bégaye pour mieux souligner aussi la proximité, au-delà de la seule géographie,
entre deux mondes frontaliers et rivaux. C’est sans doute cette même dimension qui
préside au choix des dons fatimides de 1053. Généralement présentés comme une
réponse à l’aide byzantine accordée à l’Egypte à la suite d’une famine 129, ces cadeaux
peuvent aussi constituer un contre don aux différents animaux envoyés peu de temps
auparavant en Egypte par le basileus. Ibn Zubayr rend compte, en effet, que l’empereur
de Constantinople gratifie le khalife al-Mustansir en l’an 444 de l’hégire (1052) de
perdrix, paons, cigognes, corbeaux, étourneaux qui ont tous la particularité d’être de
couleur blanche130. Si la date donnée par l’auteur, ou bien les mentions des souverains
dont il est ici question sont erronées, l’événement tel qu’il est enregistré est significatif.
Il confirme là encore l’idée qu’à cette date les deux cours byzantines et fatimides ont pu
trouver dans les animaux extraordinaires un moyen privilégié pour mettre en relief
leur rivalité et leur proximité. D’ailleurs, Michel Psellos, dans un de ses panégyriques à
Constantin IX, ne souligne-t-il pas que les animaux sont désormais devenus plus
fréquents que les traditionnels cadeaux diplomatiques, tels que l’or, la soie ou les
pierres précieuses131 ?
47 Face à ces données orientales, le caractère animalier des relations entre l’Occident
chrétien et Byzance paraît bien mince. A notre avis, la faiblesse du nombre des
mentions de tels dons échangés, quatre au total pour ce que nous avons pu repérer, et
en y incluant les chevaux cédés à Conrad III, porte sens en elle-même. Elle indique que
les animaux sont loin de détenir une telle dimension de cadeau privilégié. Les quelques
cas de chevaux échangés répondent plus à des besoins pratiques qu’à des dons visant à
témoigner de la possession d’animaux rares ou particuliers. Aucun contre-don sous une
forme animalière n’apparaît en réponse à un don inital de la même nature dans ces
échanges entre Byzance et l’Occident, comme cela est le cas avec l’Orient musulman.
Les Etats chrétiens occidentaux savent, au contraire, que les animaux constituent un
don de choix lorsqu’ils proviennent du monde musulman. L’éléphant Abul Abbas, l’ours
de Numidie et le lion de Marmarique offerts à Charlemagne leur ont très tôt démontré
cette richesse et cette part de merveilleux oriental132. Les Occidentaux savent même en
user pour parvenir à leurs fins lorsqu’il s’agit de nouer une alliance diplomatique avec
l’Islam. En envoyant dix chiens qu’« aucune bête féroce ne peut surpasser », quatorze
75

faucons de deux types différents et trois oiseaux du pays des Francs au khalife
abbasside al-Muktafî en 906, la princesse Berthe de Toscane ne choisit elle pas, par ces
dons, les bons arguments pour faire entrer le khalife dans ses vues 133 ? La fille du roi
Lothaire II de Lotharingie cherche en effet à détourner le khalife de son entente avec
l’Empire byzantin et à lui proposer une alliance matrimoniale qui, au final, n’aboutira
pas. Si les chrétiens d’Occident oublient peu à peu cette dimension animalière des
relations diplomatiques avec l’Orient musulman, distance oblige, ils redécouvrent
assurément ces dons avec la première croisade et leur arrivée en Terre Sainte 134.
48 La différence est donc nette pour les Occidentaux entre cet Orient et l’Orient byzantin.
Pour ce dernier aussi, il est à peu près certain que l’Ouest n’a rien à offrir de très
enviable ni de très original en ce qui concerne ces animaux – comme pour d’autres
types de dons du reste, ne serait-ce que par un mépris très idéologique. Bien plus,
qu’est-ce qu’un chien de chasse ou même des chevaux en grand nombre au regard des
animaux exotiques et fascinants dont l’Orient abreuve Byzance ? Aussi faut il se poser
la question des différences de sensibilité entre l’Est et l’Ouest chrétiens concernant
l’animal, et en particulier pour ce genre d’animaux sauvages ou rares. Si il est établit
qu’un même intérêt pousse les souverains byzantins et orientaux au sens large à
s’échanger ces animaux qui marquent pareillement les esprits, la fascination qu’ils ont
pu exercer sur certains esprits de l’Occident chrétien n’est quelquefois pas identique.
Ainsi pour la girafe. Fascinante et déroutante pour Byzantins et musulmans, son
caractère hybride dérange les Occidentaux. Ce mélange de chameau et de léopard,
défini et renforcé par Pline l’Ancien et Isidore de Séville, bien connu des auteurs grecs
médiévaux jusqu’en leur langue même, ne gêne en effet en rien l’attrait que l’animal
pouvait susciter chez ces derniers. Au contraire, un Raban Maur et ses continuateurs
voit en elle un être composite dont les nombreuses tâches colorées suggèrent la variété
des erreurs et des vices135. De même, l’éléphant n’a pas excité l’imagination des écrits
ecclésiastiques en Occident, durant le haut Moyen Âge, à l’égal des commentaires des
observateurs orientaux136.
49 Ce n’est donc sans doute pas un hasard si, en sens inverse, les animaux ne constituent
pas des cadeaux que l’Occident chrétien attend de ses frères orientaux. Certes, des
chevaux ou des faucons pourraient constituer des dons très appréciés par les
souverains occidentaux. De même que des lions, qui s’échangent entre ces souverains et
deviennent un des cadeaux les plus convoités137. Mais il n’en est rien dans la réalité,
semble-t-il, sinon lorsque ces derniers animaux proviennent de Byzance sous la forme
de représentations sur des ouvrages d’art manufacturés, des tissus, des étoffes.
50 Ce sont précisément ces derniers objets, en particulier en soie, qu’attendent les
Occidentaux des échanges réalisés avec Byzance, par la voie diplomatique ou autre. Ils
restent toutefois largement devancés par les reliques. Constantinople n’en est-elle pas
de fait la grande pourvoyeuse du monde chrétien ? Lorsqu’elles sont officiellement
offertes par l’empereur, elles sont surtout le signe concret d’une mission diplomatique
réussie pour les Occidentaux.
51 A ce titre, il est ô combien significatif que, de sa mission en 968, Liutprand ne reparte
qu’avec deux chevreuils. Non seulement les onagres qu’on lui avait fait lorgner ne lui
sont pas offerts, mais, bien plus, il quitte la capitale sans cadeau prestigieux, sinon ces
deux bêtes138. Le don marque l’échec de l’émissaire d’Otton. Au contraire quand, trois
ans plus tard et pour les mêmes raisons, une alliance matrimoniale entre les deux
76

Empires, une nouvelle délégation rencontre le basileus et que l’alliance est conclue,
l’ambassadeur repart, cette fois, avec une relique : le corps de saint Pantaléon 139.

NOTES
1. M. Pastoureau, « L’animal et l’historien du Moyen Âge », L’animal exemplaire au Moyen Âge, V e-
XVe siècles, sous la direction de J. Berlioz et M.A. Polo de Beaulieu, Rennes, 1999, p. 13-26 ; une
étude, pionnière en son temps, reste fondamentale : R. Delort, Les animaux ont une histoire, Paris,
1984.
2. R. Delort, « Le prince et la bête », Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur
de Philippe Contamine, sous la direction de J. Paviot et J. Verger, Paris, 2000, p. 185-195, traite, en
partie, de cette problématique, mais s’attarde plus, richesse documentaire oblige, sur les siècles
terminaux du Moyen Âge. Il est regrettable, mais significatif, que Les animaux exotiques dans les
relations internationales : espèces, fonctions, significations, sous la direction de L. Bodson, Colloque
d’histoire des connaissances zoologiques, n° 9, Liège, 1998, n’accorde aucune réflexion sur la période
médiévale.
3. Nous nous bornerons à l’étude de la période s’étalant du VIIe au XII e siècle, en nous permettant
de mentionner quelques exemples antérieurs et ultérieurs.
4. N. Choniatès, Historia, éd. J.C. Van Dieten, Corpus Fontium Historiae Byzantinae (=CFHB), XI/1,
Berlin-New York, 1975, p. 189.
5. M. Canard, « Les sources arabes de l’histoire byzantine aux confins des X e et XIe siècles », Revue
des Etudes Byzantines, 19, 1961, p. 295 (s’appuie sur Ibn al-Qalanisi) ; nous reviendrons plus bas sur
cet échange, caractéristique à plus d’un titre.
6. A. Comnène, Alexiade, VII, VII, 4, éd. B. Leib, Paris, Les Belles Lettres, 1967, t. II, p. 109.
7. M. Hamidullah, « Nouveaux documents sur les rapports de l’Europe avec l’Orient musulman au
Moyen Âge », Arabica, 10, 1960, p. 288 (extrait du Livre des trésors et des cadeaux d’Ibn Zubayr).
8. F. Miklosich, J. Muller, Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana, Vienne, 1865, vol. III,
p. 38 : « ... φάρια τε καὶ μουλάρια καί ἀλλοἱα ζώα κυνηγετικὰ… ».
9. M. Hamidullah, op. cit., p. 290-291.
10. Il reste toujours délicat d’appliquer ce critère d’exotisme pour définir certains animaux du
Moyen Âge sans risquer l’anachronisme ; les critères scientifiques ou mentaux de l’homme
médiéval ne sont pas les nôtres et c’est pour cela que nous associons ce terme à celui, plus
générique, de « sauvage » : cf. M. Pastoureau, op. cit., p. 21-23 ; sur les critères grecs anciens de
l’exotisme, en bonne partie repris à Byzance : L. Bodson, « Contribution à l’étude des critères
d’appréciation de l’animal exotique dans la tradition grecque ancienne », Les animaux exotiques
dans les relations internationales, op. cit., p. 139-212.
11. F. Miklosich, op. cit., p. 41, dans une lettre de l’empereur à la république de Gênes qui les
qualifie de : « ἀγρία τε καὶ τιθασσεύμενα ζώα, οἷα Λιβύη τρέφει καὶ Αίγυπτος… ».
12. Kemal ed-Dîn, Extraits de la chronique d’Alep, Recueil des Historiens des Croisades, Historiens
orientaux, t. III, p. 674.
13. Liutprand de Crémone, Relatio de legatione Constantinopolinata, 38, éd. P. Chiesa, Liudprandi
Cremonensis opera omnia, Corpus Christianorum Continuatio Mediaeualis, t. CLVI, Turnhout,
Brepols, 1998, p. 203.
77

14. Théophane, Chronographia, AM 6042, éd. de Boor, Leipzig, 1883, vol. I, p. 226-227 ; de même
Malalas, Chronographia, éd. J. Thurn, CFHB, XXXV, Berlin, 2000, 18, p. 411 mentionne ce don mais
n’enregistre pas l’incident.
15. Nicéphore, Brevarium Historium, 19, éd. C. Mango, CFHB, XIII, Washington, 1990, p. 66-67 ; J.
Théodoridès, « Les animaux des jeux de l’hippodrome et des ménageries impériales à
Constantinople », Byzantinoslavica, 19, 1958, p. 75.
16. M. Attaleiatès, éd. Bekker, Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae (=CSHB), Bonn, 1883, p. 48- 49 ;
Skylitzès, op. cit., p. 475, nettement plus bref.
17. M. Attaleiatès, op. cit., p. 48 : « ἔστι γὰρ μεγέθει μεν μέγιστος, τοὺς πόδας ἔχων ἐμφερεῖς
ʼAτλαντικοîς κίοσιν »,
18. Ibidem, p. 50.
19. G. Pachymérès, Relations Historiques. III, 4, éd. A. Failler, CFHB, XXIV/1, Paris, 1984, p. 238-239.
Le sultan offre le même cadeau à l’empereur d’Allemagne et au khan de Kipčak.
20. F. Hirth, China and the Roman Orient : researchs into their ancient and mediaeval relations as
represented in old chinese records, Leipzig, 1885, p. 56.
21. M. Hamidullah, op. cit., p. 288-289 qui cite des « chiens de chasse », salūqīyya et zabībiyya.
L’identification de l’empereur et de la date pose problème.
22. Liutprand de Crémone, Antapodosis, III, 23, éd. P. Chiesa, op. cit., p. 76.
23. M. Canard, « La prise d’Héraclée et les relations entre Harun ar-Rashîd et l’empereur
Nicéphore Ier », Byzantion, 32, 1962, p. 359-360.
24. Id., « Les relations politiques et sociales entre Byzance et les Arabes », Dumbarton Oaks Papers
(=DOP), 18, 1964, p. 54, n. 94.
25. M.T. Mansouri, Recherche sur les relations entre Byzance et l’Egypte (1259-1453) d’après les sources
arabes, Tunis, 1992, vol. I, p. 134 et 238.
26. F.L. Ganshof, Le Moyen Âge, Histoire des relations internationales, t. I, sous la direction de P.
Renouvin, Paris, 1953, p. 42,125 et 276.
27. M. Potiemkine, Histoire de la diplomatie, Paris, 1946, vol. I, p. 51 et s, vieilli mais irremplacé ;
D.E. Queller, The office of ambassador in the middle Ages, Princeton, 1967, p. 203.
28. L. de Crémone, Antapodosis, VI, 6, op. cit., p. 147.
29. ID., Relatio, 32, op. cit., p. 201, des cadeaux qui ne sont acceptés qu’à force de prières, précise-t-
il.
30. Ainsi avec l’ambassade de Nasr ibn al Azhar, en 864, au nom du khalife al-Mutawakkil : A.A.
Vasiliev, Byzance et les Arabes, t. I : La dynastie d’Amorium, Bruxelles, 1950, p. 320.
31. C. VII Porphyrogénète, De cerimoniis aulae byzantinae, II, 15, éd. Reiske, CSHB, Bonn, 1829, p.
568-569.
32. Littéralement « la petite corbeille », qui désigne peut-être encore le support sur lequel sont
posés ces dons, mais qui, par métonymie, en vient plus certainement à qualifier le cadeau lui-
même, que d’autres textes nomment τὁ δῶρον. Ici le terme de κανίσκιον n’est pas anodin et peut
renvoyer à l’idée d’offrande faite à l’empereur.
33. Est-ce un hasard si un certain nombre de ces animaux sont offerts à l’empereur lorsque celui-
ci mène une campagne militaire et reçoit alors des émissaires du camp adverse ?
34. A. Muthesius, « Silken diplomacy », Byzantine diplomacy. Papers from the 24 th Spring Symposium of
Byzantine studies, éd. J. Shepard et S. Franklin, Aldershot, 1992, p. 237-248.
35. A.E. Laiou, « Exchange and trade, 7th-12th centuries », The Economie history of Byzanlium, éd. A.E.
Laiou, Washington, 2002, t. II, p. 715-718.
36. J. Lowden, « The luxury book as a diplomatie gift », Byzantine diplomacy, op. cit., p. 249-260.
37. G.H. Bousquet, « Des animaux et de leurs traitements selon le judaïsme, le christianisme et
l’islam », Studia Islamica, 9, 1958, p. 31-48.
38. Constantin VII Porphyrogénète, De Administrando Imperio (=DAI), éd. G. Moravcsik et R.J.H.
Jenkins, CFHB, I, Budapest, 1949, p. 48.
78

39. B. Malinovski, Argonauts of western pacific, Londres, 1922 ; M. Mauss, « Essai sur le don. Forme
et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année Sociologique, 2 nde série, I, 1923-1924
repris dans Id., Sociologie et anthropologie, Paris, 1999, p. 143-273 ; M. Godelier, L’énigme du don,
Paris, 1996.
40. R. Cormack, « But is it art ? », Byzantine diplomacy, op. cit., p. 219-236.
41. Cette problématique est au cœur des travaux récents d’A. Cutler sur les relations entre
Byzance et l’Islam : « Les échanges de dons entre Byzance et l’Islam, IX e-XIe siècle », Journal des
Savants, 1996-1, p. 51-66 ; étude qu’il précise et nuance, notamment quant à l’application stricte
des théories de Mauss dans : Id., « Gifts and gift exchange as aspect of the Byzantine, arab and
related economies », DOP, 55, 2001, p. 247-278.
42. J. Voisenet, Bêtes et hommes dans le monde médiéval. Le bestiaire des clercs du V e au XII e siècle,
Turnhout, Brepols, 2000, p. 40-43 ; Le cheval dans le monde médiéval, Sénéfiance, 32, Aix-en-
Provence, 1992.
43. Aucune synthèse d’ensemble n’existe sur ce large dossier qu’est le cheval à Byzance ; sur
l’hippiatrie : A.M. Doyen-Higuet, « The Hippiatrica and Byzantine veterinary medecine », DOP, 38,
1984, p. 111-120.
44. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XI e siècle, t. III, Paris,
1980, p. 326-330 ; Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident, catalogue
d’exposition, sous la direction de J.P. Digard, Paris, Gallimard-Institut du Monde Arabe, 2002.
45. A. Comnène, op. cit., XIV, II, 14, vol. III, p. 154.
46. J. Kinnamos, Epitome, II, 16, éd. A. Meineke, CSHB, Bonn, 1836, p. 82. De tels chevaux ne sont-ils
pas cédés de la sorte par le basileus à Godefroy de Bouillon lors du passage des premiers croisés
en 1097 ? Albert d’Aix, Liber Christiane expeditionis pro erectione, emundatione et restitutione sancte
Hierosolymitane ecclesie, II, XVI, Recueil des Historiens des croisades, Historiens Occidentaux, t. IV,
p. 311.
47. Théophane, op. cit, AM 6171, I, p. 355 : « … καὶ ἵππους εὐγενεὶς ν΄». Le nombre de ces chevaux
serait même passé à trois cent soixante cinq à l’avénement d’Abd al-Malik, nouveau khalife, lors
de la reconduction de la paix : ibidem, AM 6176, p, 361.
48. C’est l’analyse que fait A. Cutler pour certains dons entre Byzance et l’Islam, allant au-delà de
la seule dimension symbolique et fonctionnelle dans l’échange de dons et contre-dons que
mettait en avant M. Mauss : « Gift and gift exchange... », op. cit..
49. H. Limet, « Les animaux enjeux involontaires de la politique (au Proche-Orient ancien) », Les
animaux exotiques dans les relations internationales, op. cit., p. 33-51, où l’on remarque aussi que la
frontière est souvent ténue entre le don et le tribut.
50. Tacite, La Germanie, XV, 3, éd. J. Perret, Paris, 1967, p. 80.
51. A. Miquel, op. cit., p. 329 qui cite Mas’udi reprenant le récit du don de cheval par Salomon à
une délégation yéménite.
52. Voir Les animaux exotiques..., op. cit., p. 81- 105 et p. 107-131.
53. Ainsi l’ambassade de 1045 entre le basileus et le khalife fatimide al-Mustansir où, en plus des
cent cinquante mulets et chevaux offerts par l’empereur et chargés d’étoffes de soie, cinquante
mules les suivent avec des coffres remplis de soie : M. Hamidullah, op. cit., p. 288 et voir p. 292.
54. Liber pontificalis Ecclesiae Romanae, éd. L. Duchesne, Paris, reéd 1955, vol. I, p. 390.
55. De cerimoniis, op. cit., Il, 15, p. 586.
56. M. Hamidullah, op. cit., p. 295-296 ; A.A. Vasiliev, Byzance et les Arabes, t. II, 2 ème partie, La
dynastie macédonienne, extraits des sources traduites, Bruxelles, 1950 qui cite al-Miskawahi, p. 68, al-
Bagdadi p. 79 et Arib p. 60.
57. L. de Crémone, Relatio..., op. cit., 2, p. 187.
58. Ibidem, 1, p. 187 : « Domus ipsa solis nobis inclusis pervia, a palatio adeo sequestrata, ut eo nobis non
equitantibus, sed ambulantibus, anhelitus truncaretur ».
59. Ibid., 57, p. 212.
79

60. Ibid., 58, p. 213.


61. J.P.A. Van der Vin, Travellers to Greece and Constantinople. Ancient monuments and old tradition in
medieval travellers taies, Nederlands Historich-Archeologisch Institut te Istanbul, 1980, vol. Il, p.
329, n. 1 ; cf. J.F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leyde, 1976, p. 63.
62. Un exemple à Byzance : J. Skylitzès, op. cit., p. 40 ; J. Voisenet, op. cit., p. 44-48.
63. Liberpontificalis, op. cit., II, p. 165, l’épisode se situe au printemps 867 lors du paroxysme du
conflit entre Byzance et la papauté relatif à la crise phôtienne, sur fond de conversion de la
Bulgarie : F. Dvornik, Le schisme de Photius. Histoire et légende, Paris, 1950, p. 174-178.
64. Ainsi chez Théophane, op. cit., pour le traité après l’échec arabe de 678, à la différence de
Nicéphore, Brevarium, 34, éd. C. Mango, CFHB, X, Washington, 1990, p. 86 qui évoque ces cinquante
chevaux sans donner de qualificatif précis.
65. C’est de la sorte que B. Leib traduit l’expression pour ces chevaux que les émissaires d’Alexis
Ier ramènent d’une mission auprès du roi de Jérusalem : A. Comnène, op. cit., XIV, II, 14, t. III,
p. 154, Anne précisant que ces chevaux provenaient de Damas, d’Edesse et d’Arabie.
66. Ibid., VII, 7, 4, t. II, p. 109, que Leib traduit par « chevaux de prix » ; le même adjectif est
employé pour qualifer les chevaliers envoyés par Robert le Frison.
67. E.A. Sophocles, Greek lexikon of the roman and byzantine periods, New York, 1900, vol. II, p. 1135
renvoie à sa racine sémitique et se trompe sur la référence qui suit.
68. Léon VI, Tactica, c. XVIII, 135, éd. J.P. Migne, Patrologie Grecque, t. 107, col. 980.
69. N. Choniatès, op. cit., p. 189 : « καὶ ἄμα ἴππον προσάγει δῶρον ἐκ τοῦ σουλτὰν Νισαῖον
ἀργυροχάλινον ἐκ τών φατνιζόμενων εἰς πομπάς » Le terme et la description du cheval renvoient à
Hérodote qui le définit comme sacré et lui donne comme origine la plaine en Perse dont [ces
chevaux] tirent leur nom : Histoires, VII, 40.
70. Il est ainsi remarquable que, parmi les dons qu’un reine de Géorgie occidentale envoie à
Romain III Argyre, deux chevaux apparaissent en enluminure sur un des manuscrits de la
chronique de Skylitzès qui parle de cette relation, mais ne précise en aucun cas la nature des
dons échangés : J. Skylitzès, Synopsis historiarum, éd. J. Thurn, CFHB, V, Berlin-New York, 1973,
p. 377 et S.C. Estopañan, Skylitzès Matritensis, t. I, Reproducciones y miniaturas, Barcelone-Madrid,
1965, p. 188, fig. 495. Le cheval serait de la sorte devenu l’« idéal-type » du don d’ambassade, soit
pour l’époque de Romain III, soit pour celle plus tardive de l’enlumineur.
71. E. Patlagean, « De la chasse et du souverain », DOP, 46, 1992, p. 257-263.
72. M. Pastoureau, « Quel est le roi des animaux ? », Le monde animal et ses représentations au Moyen
Âge (XIe-XVe siècles) , Actes du XVe congrès de la Société des historiens médiévistes de
l’Enseignement supérieur public (1984), Toulouse, 1985, p. 142, qui affirme que le cheval, pour
l’imagination et la sensibilité médiévale, n’est pas considéré comme un animal.
73. A. Miquel, op. cit., p. 352-353, et ibid., t. II, Paris, 1975, p. 463 et 465 ; les exemples entrevus ici
montrent toutefois que l’échange de ces animaux se fait dans les deux sens entre Byzance et
l’Islam .
74. Il Chroniques, 9, 24 ; voir Voisenet, op. cit., p. 48, et Miquel, op. cit., t. III, p. 333, leur accession
dans la compagnie des princes.
75. F. Viré, « Kalb », Encyclopédie de l’Islam, 2 nde éd., Paris-Leyde, 1974, t. IV, p. 512 ; G.R. Smith,
« Salûkî », ibid., t. VIII, p. 1037 ; A. Miquel, op. cit., t. III, p. 336.
76. L. de Crémone, Antapodosis, III, 23, op. cit., p. 76 : « Qui cum eodem pervenisset, inter caetera quae
imperatori Romano rex Hugo munera miserat huiusmodi duos canes adduxit, quales in eadem non sunt
aliquando patria visit. »
77. Ibidem, III, 24, p. 76-77.
78. G. Loisel, Histoire des ménageries de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1912, t. I, p. 25-139, donne de
multiples exemples d’animaux sauvages et rares dont s’entourent les princes dans les
civilisations antiques, qu’ils constituent ou non des dons d’ambassade ; R.. Delort, op.cit., 2000,
p. 190-192.
80

79. Théophylacte de Symokatta, Historiae, I, 3, 8-10, éd. de Boor, Stuttgart, 1972, p. 45-46 ;
Théophane, AM 6075, op. cit., p. 253.
80. Antapodosis, op. cit., III, 23, p. 76 : « Qui dum ante imperatorem adducti fuissent, nisi multorum
brachiis tenerentur, eum protinus morsibus laniarent. Puto enim quia, dum hunc Grecorum more teristro
opertum habituque insolito viderunt indutum, non hominem sed monstrum aliquod putaverunt ».
81. Le roi Hugues ne demande-t-il pas à Romain Ier Lécapène, vers 941-942, une aide contre les
Sarrasins du Fraxinetum : ibid., V, 9, p. 128 ?
82. Les animaux sont soit au bord du Tigre, soit dans un palais, sans plus de précision (Arib, al-
Bagdadi, Sibt ibn al-Gauzi) : Vasiliev, op. cit., p. 61, 76-77, 170-171, ou encore ils forment à l’arrivée
des émissaires puis lors de leur départ, après l’entrevue avec le khalife, une haie d’honneur d’une
« centaine de bêtes rapaces et féroces » : M. Hamidullah, op. cit., p. 295-296 ; les animaux qui sont
les plus souvent cités sont les éléphants, les girafes, les lions, et, dans une moindre mesure,
panthères, lynx « et autres animaux ».
83. M. Hamidullah, op. cit., p. 295.
84. P. Koukoulès, Βυζα ντινών βίος καὶ πολιτισµός, Athènes, 1949, t. III, p. 73-80 et 251-252.
85. Nicéphore, op. cit., 19, p. 66-67 ; voir aussi : T. de Simokatta, op. cit., III, 14, 10, p. 140.
86. G. Pachymérès, op. cit., III, 4, p. 238-239 dont nous reprenons ici la traduction.
87. L. de Crémone, Relatio, op. cit., 37, p. 203.
88. N.P. Sevčenko, « Wild animals in Byzantine park », Byzantine garden culture, éd. A. Littlewood,
H. Maguire, J. Wolschke-Bulmahn, Washington, 2002, p. 69-86, qui tente une classification, à
partir des textes, entre parcs de chasse, ménageries impériales et simples parcs animaliers ; il
révise les études vieillies de G. Loisel, op. cit., t. I, p. 140-145, et J. Théodoridès, op. cit..
89. H. Maguire, « Imperial gardens and the rhetoric of renewal », New Constantines : the rythm of
Imperial renewal in Byzantium, 4th-13th centuries, Papers from the Twenty-sixth Spring Symposium of
Byzantine Studies, éd. P. Magadalino, Aldershot, 1994, p, 181-198, en particulier p. 190 et s.
90. Relatio, op. cit., 38, p. 203.
91. J. Voisenet, « L’animal chez Liutprand de Crémone, ambassadeur à Constantinople au X e
siècle », L’homme et l’animal dans les sociétés méditerranéennes, sous la direction de M. Cl. Marandet,
Perpignan, 2000, p. 268-269.
92. Relatio, 40-41, p. 204-205, le passage commenté dit « Le lion et le lionceau extermineront
ensemble l’onagre » ; J. Voisenet, ibid., p. 265-268 : les lions, symbole de royauté, de force sont du
côté occidental et les ânes de l’Orient.
93. G. Brett, « The automata in the byzantine throne of Salomon », Speculum, 29, 1954, p. 477-487.
94. Timothy of Gaza on Animals, Περὶ Ζωών : Fragments of a Byzantine paraphrase of an Animal-Book of
the 5th century A.D., éd. F.S. Bodenheimer et A. Rabinowitz, Paris-Leyde, 1949, p. 31 ; N.P. Ševčenko,
op.cit., p. 77, n. 39. Cette mention de Timothée de Gaza répond au problème de datation irrésolu
par J. Théodoridès, op. cit., p. 74.
95. N.P. Ševčenko, op. cit., p. 76 ; rien n’exclue, a priori, le fait que les successeurs des Tulunides,
dont les Fatimides en particulier, aient conservé cette ménagerie et continué d’employer, à
divers titres, ses animaux.
96. L. Bodson, op. cit., p. 151-153 (Quinte-Curce, Arrien, Diodore de Sicile, entre autres). ; G. Loisel,
op. cit., p. 42, 48 et 62.
97. Florus, Epitome, II, 34, éd. P. Jal, Paris, Les Belles Lettres, 1967, t. II, p. 75 fait des éléphants
l’archétype du présent diplomatique offert aux Romains par les Indiens.
98. Théophane, op. cit., AM 6042, p. 226-227 ; Théophylacte de Simokatta, op. cit., I, 3, 10, p. 45, en
fait un Ινδικὸν ζώον. D’après l’auteur qui paraphrase Timothée de Gaza au XI e siècle, l’éléphant et
la girafe offerts en 1053 proviennent de l’Inde, op. cit., 24, p. 31.
99. Mas’udi, Les prairies d’or, éd. et trad. B. de Meynard et P. de Courteille, revue par Ch. Pellat,
Paris, 1965, t. II, § 849-866, p. 323-329 ; sur cette fascination : A. Miquel, op. cit., t. III, p. 335.
100. Ibid., § 860, p. 326.
81

101. A. Miquel, op. cit., t. III, p. 350.


102. Mas’udi, op. cit., § 845, p. 322.
103. R. Delort, « Le prince et la bête », op. cit., p. 187-188, ces brühl sont avant tout des domaines
de chasse ; N.P. Ševčenko, op. cit., p. 72-73 et les références ; M. Hamidullah, op. cit., p. 295 (Hayr
alwahsh).
104. Entre autres exemples : le cheval portant l’empereur dans son entrée triomphale à Athènes
est représenté sur un tissu en soie offert a l’empereur germanique : A. Grabar, « La soie byzantine
de l’évêque Gunther à la cathédrale de Bamberg », Münchener Jahrbruch, 3, 1956, p. 7-25 ; la chasse
au lion et au sanglier du souverain est le thème d’un coffret en ivoire dit « de Troyes », d’origine
byzantine, et dont le thème est oriental : H. Maguire, op. cit., p. 193-198 ; il n’est enfin pas rare de
représenter des animaux sauvages comme le lion sur les soies destinées à l’usage diplomatique :
A. Muthesius, op. cit., p. 244-246.
105. Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques françaises., catalogue d’exposition, sous la
direction de J. Durand, Paris, 1992, n. 20, p. 63-66 qui identifie les émissaires comme des Perses ou
des Scythes, pour ceux qui amènent le lion, et d’origine indienne pour les autres. J. Théodoridès,
op. cit., p. 78 et fig. 7 ne voit, lui, que des ambassadeurs Scythes et avance, p. 80, que l’éléphant
représenté ressemble à un éléphant d’Afrique (Loxodonta Africana), en se basant sur la taille de ses
oreilles : en réalité rien ne permet de déterminer avec certitude son origine, tant la taille même
des oreilles de la bête reste moyenne.
106. DAI, op. cit., Prooïmion, p. 46-47.
107. M. Attaleiatès, op. cit., p. 48 : « φύσει δε μεγαλουργός ὢν… καὶ ζώων ἀσυνήθεις ἱδέας τοῖς
ὑπηκόοις ἐξ ἀλλοδαπής παρεστήσατο γής » ; dans l’introduction de cette œuvre, l’auteur signale déjà
qu’il a inséré, dans la narration des hauts faits qu’il décrit, les descriptions d’animaux rares
apparus en ces temps là : ibid., p. 5.
108. Michaelis Pselli Orationespanegyricae, éd. G. T, Dennis, Stuttgart-Leipzig, 1994, Orat. 4, p. 62.
109. Ibid., Orat. 1, p. 13-14 ; cf. N. Radoševič, « L’Oecouménè byzantine dans les dicours impériaux
du XIe et XIIe siècles », Byzantinoslavica, LIV, 1993, p. 159.
110. H. Cordier, Histoire générale de la Chine et de ses relations avec les pays étrangers, Paris, 1920, t. I,
p. 485. Les annales chinoises enregistrent de nombreux animaux offerts lors des échanges
diplomatiques avec plusieurs Etats différents : ibid., p. 414, 419, 437 notamment ; de même dans
Hirth, op. cit., p. 38-39, le cas du lion offert aux empereurs revient à plusieurs reprises, ce qui pose
à nouveau le problème d’un possible topos.
111. Y. Lev, « The Fatimids and Byzantium, 10th-12th centuries », Graeco-Arabica, VII-VIII,
1999-2000, p. 273-281 qui décrit cette entente cordiale avant la crise de 1055/1056.
112. A. Ducellier, Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge, VII e-XVe siècle, Paris, 1996.
113. P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, Paris, 1971, p. 176.
114. A.A. Vasiliev, op.cit., I, p. 226, 276 ; ibid., II/2, p. 108 ; M. Hamidullah, op. cit., p. 285 ; A. Cutler,
op. cit., 1996, p. 65, souligne l’ancienneté de cette pratique d’un contre-don meilleur que le don
initial.
115. Nizam oul-Moulk, Siasset Nameh. Traité de gouvernement composé pour le sultan Malik Shah, éd.
C. Schefer, Paris, 1893, p. 133.
116. A.A. Vasiliev, op. cit., I, p. 320.
117. Le célèbre éléphant offert par le khalife abbasside au lointain Charlemagne est, à cet égard,
l’exception qui confirme cette règle évidente : cf. R. Delort, op. cit., 2000, p. 187-188 ; n’est-ce pas
d’Orient que saint Louis tire l’éléphant dont il gratifie son beau-frère Henri III d’Angleterre ? : G.
Loisel, op. cit., p. 155 et 168.
118. M. Canard, « Le cérémonial fatimide et le cérémonial byzantin : essai de comparaison »,
Byzantion, 21, 1951, p. 355-420.
82

119. H. Limet, op. cit., p. 33-51 ; B. Lion, « La circulation des animaux exotiques au Proche-Orient
antique », La circulation des biens, des personnes et des idées dans le Proche-Orient ancien, sous la
direction de D. Charpin et F. Joannès, Paris, 1992, p. 357-365.
120. M. Hamidullah, op. cit., p. 285.
121. A.R. Littlewood, « Gardens of the palace », Byzantine court culture from 829 to 1204, éd. H.
Maguire, Washington, 1997, p. 13-38, et notamment p. 35 et s.
122. Eudes de Deuil, De Ludovici VII profectione in orientem, 3, éd. H. Waquet, Paris, 1949, p. 39 qui
souligne bien son caractère de parc clos par un mur, tel que doit l’être tout jardin (παράδεισος)
d’après les Geoponika (livre X, 1) : R. Rodgers, « Κηποποιἰα : garden making and garden culture in
the Geoponika », Byzantine garden culture, op. cit., p. 172.
123. A. Cutler, op. cit., 1996, p. 64, qui s’appuie sur Ibn al-Zubayr. Un siècle plus tôt c’est un cheval
sellé qui est envoyé par le khalife abbasside al-Muqtadir aux Bulgares de la Volga : M. Canard,
« La relation du voyage d’Ibn Fadlân chez les Bulgares de la Volga », Annuaires de l’institut d’études
orientales de la faculté des lettres d’Alger, XVI, 1958, p. 87.
124. Ibn Hayyan, Crônica del Califa ‛Abdarrahman III an-Nasir entre los aῆos 912 y 942 (= al-Muqtabis V),
trad. M.J. Viguerra et F. Corriente, Sarragosse, 1981, p. 201, 203-205 ; N.P. Sevcenko, op. cit., p. 77 ;
A. Cutler, op. cit., 2001, p. 247.
125. A. Cutler, ibid., p. 260.
126. Bar Hebraeus, Chronography, éd. E.A.W. Budge, Londres, 1932, vol. I, p. 134.
127. B.I. Beshir, « New light on Nubian Fatimid relations », Arabica, XXII, 1975, p. 16-18 en
particulier.
128. M. Canard, « Les sources arabes... », op. cit., p. 295.
129. N.P. Sevčenko, op. cit., p. 77 ; A. Cutler, op. cit., 2001, p. 253 ; cette thèse est remise en cause
par Y. Lev, op. cit., p. 274 qui situe la famine et la demande d’aide des Fatimides en 1054-1055, (H.
446) une demande qui n’aboutira pas et sera l’objet d’une tension dans les relations
diplomatiques entre les deux Etats.
130. M. Hamidullah, op. cit., p. 289, et note 1 pour le problème de datation ; ce don peut aussi être
postérieur à celui de l’éléphant et de la girafe.
131. M. Psellos, op. cit., Orat. 1, p. 13 ; et voir N.P. Ševčenko, op. cit., p. 78.
132. R. Delort, op. cit., p. 188.
133. M. Hamidullah, « Embassy of queen Bertha of Rome to caliph al-Mukatfi Billah in Bagdad »,
Journal of the Pakistan Historical society, 1, 1953, p. 279 et p. 295-296.
134. Histoire anonyme de la première croisade, X, 34, 35 et 36, éd. L. Bréhier, Classique de l’histoire
de France au Moyen Âge, 4, Paris, 1924, p. 182, 186 et 190, don qui, pour ce dernier, s’apparente
davantage à un tribut.
135. J. Voisenet, Bêtes et hommes..., op. cit., p. 65, renvoie à Pline l’Ancien et Isidore de Séville qui
renforce le caractère composite de la bête en montrant sa ressemblance avec non plus deux mais
quatre animaux.
136. Ibid., p. 63-64 ; derrière ces commentaires de clercs empreints de culture chrétienne, il n’est
pas certain qu’un intérêt n’aurait pas existé s’ils avaient été directement confrontés à ces
animaux.
137. M. Pastoureau, « Pourquoi tant de lions dans l’Occident médiéval ? », Micrologus, VIII-1, 2000,
p. 11-30.
138. Certes, ces deux chevreuils sont considérés dans la symbolique chrétienne comme
psychopompes, ce qui relativise en partie l’idée d’un « mauvais » cadeau pour Liutprand ; il est
possible d’affirmer par ailleurs que de tels animaux sont préférés pour les relations avec les Etats
chrétiens plutôt qu’avec l’Islam qui ne leur accorde pas une telle fonction symbolique.
139. Hugues de Flavigny, Chronicon, II, 8, éd. G.H. Pertz, Monumenta Germaniae Historica, Scriptores,
1848, t. VIII, p. 374.
83

AUTEUR
NICOLAS DROCOURT
Université de Toulouse-Le Mirail
84

Sulle origini della colonia veneziana


a Tessalonica
Mario Gallina

1 Situata sulla celebre Via Egnatia, la grande strada che, conducendo da Durazzo a
Costantinopoli1, ancora nel secolo XIV era regolarmente frequentata da mercanti e
viaggiatori, Tessalonica era dopo Costantinopoli la città più importante dell’impero. Al
punto di congiunzione di un reticolo viario che collegava da nord a sud la Macedonia,
essa era il naturale centro del commercio tra la Grecia centromeridionale e l’area
balcanica sia grazie al porto ben ubicato al fondo di un golfo profondo 2, sia per la
vicinanza con la foce del fiume Vardar che, navigabile per ampi tratti, la univa alle
fertili pianure dell’Europa centrale3. Fin dal secolo X lo scrittore arabo Harun-Ibn-
Yahya la descriveva quale città accogliente e densamente popolata 4; mentre lo storico
greco Giovanni Cameniate ricordava con maggiore ricchezza di dettagli come, attratta
dalla vantaggiosa posizione geografica della città, «una folla promiscua d’indigeni e
forestieri d’origine diversa circolasse senza posa nelle strade (...) per praticarvi
un’attività commerciale da cui i più ricavavano enormi ricchezze d’oro, d’argento e di
pietre preziose», tanto che «i drappi di seta vi erano considerati come altrove i tessuti
di lana. Quanto agli altri materiali – bronzo, ferro, rame, stagno, cristallo di rocca –
grazie ai quali vivono gli artigiani, (...) erano così abbondanti che a una qualsiasi altra
città sarebbero bastati per raggiungere il culmine della prosperità » 5. Notizie, queste,
confermate dal fervore architettonico che – prova evidente di crescita economica –
rinnovò Tessalonica a partire dal secolo X16; e testimoniate anche da un atto di
vendita, rogato nel 1097, avente per oggetto una vigna con annesso un modesto
frutteto, in cui tra i testimoni compaiono sia due pellicciai, rappresentanti di una
professione tipicamente urbana, sia il capo della corporazione dei fabbricanti di
kamilavkiae7. Nel secolo seguente, inoltre, Beniamino di Tudela attesta la presenza in
città di una prospera comunità ebraica – circa 500 persone – molti dei cui membri
traevano il proprio sostentamento dall’attività artigiana, in specie dalla fabbricazione
dei tappeti8; e peraltro nei secoli XIII-XV erano sicuramente attive forti corporazioni di
carpentieri, speziali, salinai e marinai9.
85

2 Alla fine del secolo XII Tessalonica possedeva dunque tutti i requisiti per soddisfare le
aspettative di guadagno dei mercanti italiani di cui molti, anziché limitare a un breve
periodo la propria permanenza nella città, dovettero trovare conveniente soggiornarvi
per tempi più lungi, stabilendosi probabilmente in un quartiere sito a ridosso dei
contrafforti urbani10; ciò che non stupisce se si considera che la principale funzione
della città – al cui interno l’attività agricola rimaneva pur sempre preminente 11 –
consisteva nell’essere centro di raccolta e di smistamento delle materie prime e,
soprattutto, dei prodotti alimentari – in primo luogo cereali, pesce salato e miele –
provenienti dalle campagne limitrofe e dalle regioni balcaniche 12. D’altronde è noto
che la città figura tra quei mercationis loca13 nei quali i Veneziani, a seguito del
crisobullo loro concesso da Alessio I nel 1082 in cambio dell’aiuto prestato contro i
Normanni, avrebbero potuto liberamente commerciare «non prebentibus omnino pro
qualibet propria negotiatione quidlibet commercii gratia vel cuiusvis alius conditionis
que demosio infertur»14. Anche su quella piazza, dunque, Venezia venne precocemente
a disporre, in linea di principio, di un notevole vantaggio commerciale rispetto alla
concorrenza, ma perché il suo primato vi si affermasse senza ambiguità occorrerà
tempo.
3 Per il secolo XII solo in due casi risulta attestata a Tessalonica una stabile presenza di
cittadini veneziani. Nel maggio del 1191 ebbe luogo a Costantinopoli la liquidazione di
una fraterna compagnia, una forma d’associazione che, incentrata di norma sul
commercio marittimo15, prevedeva che i soci risiedessero in piazze diverse,
impegnandosi a lavorare con il capitale della propria quota e in piena autonomia, ma
intrecciando tra loro una rete d’affari che la solidarietà familiare rendeva
probabilmente più sicura16. Dal succitato documento veniamo così informati che Pietro
Bon «de confinio Sancte Marie Formose, nunc autem habitator Saloniki», aveva deciso
di dividersi dalla fraterna compagnia contratta con il fratello Sebastiano «de
suprascripto confinio Sancte Marie», nonché da tutti i negozi commerciali avuti in
comune, «excepto (...) proprietates terrarum et casarum» destinate a rimanere
indivise17. Quanto sopra sta a indicare che, mentre Sebastiano Bon aveva continuato a
risiedere a Venezia, Pietro, al fine di meglio gestire i comuni affari, si era stabilito nella
città macedone per un periodo sufficientemente lungo da esservi designato come
habitator: una denominazione che, lungi dal definire un particolare rapporto giuridico-
politico con le autorità imperiali, agiva piuttosto da elemento identificativo, dato l’uso
invalso a Venezia di indicare, in caso di cambio di domicilio, oltre alla dicitura del
precedente « confinio », anche quella della nuova residenza18. Non si hanno notizie
sull’attività mercantile svolta dai due fratelli né a Tessalonica né, più in generale, in
Levante, sebbene l’allusione ai beni mobili – tra cui « aurum et argentum » in quantità
peraltro non specificata – e immobili suddivisi lasci supporre che si trattasse di
mercanti dalle disponibilità finanziarie più che discrete.
4 Un secondo atto non soltanto conferma la presenza di mercanti veneziani residenti a
Tessalonica in pianta stabile, ma anche attesta che allo scalo macedone, fin dall’ultimo
decennio del secolo XII, approdavano, certo non si saprebbe dire con quale regolarità e
frequenza, navi e merci veneziane. Nel maggio del 1193, infatti, Pietro Suriano da
Mazzorbo e Gerardo Marchesano, veneziano «habitator in Saloniki», rilasciano una
testimonianza giurata al fine di confermare che, per timore dei pirati pisani, era stata
trattenuta nel porto macedone una nave diretta a Kitro e a Venezia, di cui era
« nauclerus » Stadio Venier e sulla quale viaggiavano Pietro Rambaldo e altri soci con
86

un non meglio specificato « caricum », probabilmente di provenienza levantina,


destinato alla piazza veneziana19. Si trattava di un pericolo reale e da non sottovalutare,
data l’aspirazione pisana, malgrado la tregua stipulata con la repubblica di San Marco
nell’ottobre del 118020, a scalzare le posizioni veneziane nell’Impero per affermarvisi
«come forza marittima egemone»21. E invero i Pisani, già prima del 1197, avevano a
Tessalonica una loro colonia, retta da un vicecomes, dotata di case in proprietà e di un
mercato coperto, come emerge con chiarezza dalle istruzioni impartite dal governo
della città toscana ai propri ambasciatori a Costantinopoli affinché richiedessero
all’imperatore Alessio III, oltre a un nuovo riconoscimento di quella comunità e alla
conferma dei privilegi ottenuti da Isacco II, « domos cum fundaco in quibus Pisani se
cum rebus suis recipere consueverunt»22. A prima vista, dunque, alla fine del secolo XII
il volume degli affari commerciali di Venezia a Salonicco appare non soltanto esiguo se
paragonato a quello di Pisa, ma risulta anche di tono decisamente minore rispetto
all’attività mercantile riscontrabile nelle principali località dell’Ellade – Tebe, Corinto e
Almiro soprattutto – frequentate con una certa assiduità dai mercanti veneziani 23, quasi
che in quel tempo Tessalonica, pur essendo seconda per estensione e ricchezza alla sola
Costantinopoli, rivestisse per la repubblica di San Marco un interesse del tutto
marginale.
5 In realtà la situazione doveva essere più complessa di quanto non risulti dalla scarsa
documentazione disponibile, specie se si considera che Tessalonica si trovava al
crocevia di una rete viaria che, collegandola alle principali piazze della Romània, la
poneva di fatto al centro di un articolato sistema di scambi tra l’area adriatica e
l’impero bizantino, un’area in cui la repubblica di San Marco era già ben inserita. E’
perciò lecito supporre che, pur essendo irrilevante il numero di Veneziani colà
residenti, assai più ampia dovette essere per contro la schiera di chi, nel corso del
viaggio per via di terra da Venezia a Costantinopoli, e viceversa, trovava in Tessalonica
una tappa obbligata, senza per questo soggiornarvi tanto stabilmente da acquisire la
qualifica di habitator Saloniki. E invero, dato che un processo mercantile non è
necessariamente costituito dalle sole località di partenza e di arrivo – ché, anzi, nel suo
percorso crea e organizza collegamenti e spazi commerciali coerenti, in altre parole
definisce un mercato –, è lecito supporre che la compravendita su lunghe distanze
potesse spesso includere la piazza macedone, anche quando questa non veniva
esplicitamente citata nei contratti, risultando inutile nell’economia della loro stesura
che prevedeva, in genere, soltanto l’indicazione delle località di partenza e d’arrivo.
Sicché, se in un gran numero di documenti relativi al commercio terrestre
Costantinopoli costituiva la meta finale dei traffici partiti da Venezia, per ciò stesso
anche Tessalonica doveva rientrare nell’itinerario seguito dai mercanti che stipulavano
tali accordi.
6 Ne fanno fede tre documenti del secolo XII i quali, malgrado la loro concisione,
forniscono un’informazione sicura sulle molteplici forme che poteva assumere il
viaggio tra l’Adriatico e il Bosforo e sui traffici che potevano svilupparsi nelle tappe
intermedie. Così nell’agosto del 1159, a Tebe, Giovanni Rustico, prete della chiesa di S.
Nicolò, fa quietanza a Giacomo Guido « de confinio Sancti Salvatoris », di una
colleganza bilaterale per affari svolti in Grecia. A tal fine il socio finanziatore non aveva
esitato a investire « perperos auri palekenurgos pensantes centum », mentre il socio
viaggiante aveva provveduto a versarne altri cinquanta. Con tale capitale quest’ultimo
si era impegnato a «negotiari (...) per terram per totam Catodicam [la Grecia
meridionale, nelle regioni a sud di Salonicco24] et Poliponissum et de Stives [Tebe]
87

usque Saloniki »25. A sua volta Pietro da Molin « de confinio Sancti Eustadii »
nell’ottobre del 1170 e sempre a Tebe, aveva ricevuto da Pietro Venier «de confinio
Sancti Cassiani» 100 iperperi «auri novos de capite carato» con cui commerciare «per
tota Catodica et Poliponiso usque Saloniki per terram et per culfos et per passaios», con
l’impegno a recarsi poi a Corinto da dove si sarebbe imbarcato «ad ista prima mudua»,
così da raggiungere Costantinopoli via mare26. Infine, un terzo documento stipulato a
Rialto nel luglio del 1191 fa riferimento alla quietanza rilasciata da Pietro Michiel «de
confinio Sancti Pauli» a Pietro Falier « de confinio Sancti Pantaleonis » a proposito di
una colleganza bilaterale « pro libris denariorum venecialium centum» – a fronte di
«alias libras venecialium quinquaginta » poste dal socio viaggiante – per andare « cum
nave in qua nauclerus ibat Marcus Bruglaosso (...) in taxegio (...) per totum districtu
Curfum» sino a Durazzo, e quindi di lì, via terra, giungere « usque Saloniky » 27.
7 Certo si tratta di frammenti assai sparsi ma che nel sostenersi a vicenda si giustificano e
si verificano in qualche maniera da soli, lasciando intravedere in modo
sufficientemente preciso l’ambito continentale – per totam Catodicam usque Saloniki – in
cui, nella prospettiva dei mercanti veneziani, s’inseriva economicamente la città
macedone, senza che peraltro ciò implicasse – come supponeva negli anni Sessanta
Gino Luzzatto28 – l’esistenza, sin dal secolo XII, di una vera e propria colonia
commerciale. Simile spazio mercantile trova una conferma, seppure indiretta, nell’atto
con cui a Costantinopoli, nell’agosto del 1168, Guidoto Gradenico «de confinio Sancti
Iohannis Confessoris de capite Rivoalti» cedette allo zio Pietro Barozzi «de Tornello
nunc habitator Rivoalto in confinio Santi Moysi» sette carte di obbligazione. Tra le
suddette carte – che comprovano tra l’altro il particolare clima economico di Venezia in
cui un’attività commerciale anche intensa si presentava assai spesso frammentata in un
gran numero di piccoli affari – una, rilasciata a Guidoto nel gennaio di quel medesimo
anno da Romeo Gausoni «de confinio Sancte Marie Formose», concerneva «perperos
auri veteres pensantes centum », da questi ricevuti « in colligancia » per « ire et
negociari » esclusivamente «per terram in partibus Catodica et Peloponiso» 29, vale a
dire in un’area in cui difficilmente Tessalonica avrebbe potuto essere trascurata. O
ancora in un prestito di 200 lire veneziane con cui a Rialto, nel febbraio del 1181,
Profeta da Molin «de confinio Sancti Eustadii » finanziò Pietro da Molin « de eodem
confinio » per un viaggio via mare sino a Durazzo e di lì, via terra, sino a
Costantinopoli30. Non diversamente, seppure percorrendo il tragitto in direzione
opposta, nel 1161 Filippo di Albiola «de Metamauco» [Malamocco] aveva ricevuto a
Costantinopoli da Michele Contarini un prestito marittimo «de biçancis auri perperis
veteribus pensantibus ducentis» con cui commerciare per via di terra sino a Durazzo, e
di lì per mare, senza mutare «taxegium», sino a Venezia, ove saldò il debito contratto
nelle mani di Domenico Contarini, fratello di Michele e abate del monastero di San
Nicolò31. E’ pur vero che in entrambi i documenti Salonicco non è esplicitamente
menzionata, ma è improbabile che i due mercanti veneziani, nel corso del loro tragitto
lungo la via Egnatia, l’abbiano attraversata senza cercare di svolgervi qualche buon
affare, così da accrescere il proprio margine di guadagno, improvvisando e rischiando
certo, ma in maniera tale da chiudere in modo circolare, e possibilmente proficuo, il
ciclo economico apertosi con il viaggio da Venezia a Costantinopoli.
8 E’ certo infatti che nel corso del secolo XII Tessalonica aveva ormai sviluppato appieno
le proprie potenzialità affermandosi come la piazza verso cui si convogliava il surplus
della produzione agricola proveniente dalla piana macedonica e dalle regioni
circostanti. Ne è testimonianza lo scandalo manifestato da Eustazio, arcivescovo della
88

città, nel vedere come preti e monaci si dedicassero al commercio e nel constatare che
anche i luoghi di culto erano usati per continuare le contrattazioni 32. Ma soprattutto lo
attesta la crescente importanza assunta dalle celebrazioni in onore di san Demetrio,
patrono della città, una festa che ogni 26 ottobre attirava in città, oltre alla folla dei
fedeli, una gran quantità di mercanti foranei. In quella circostanza, infatti, Tessalonica
affermava in modo vistoso e concreto la propria funzione di straordinario emporio
mercantile. Allora una grande fiera – di certo la più importante della Macedonia 33 –, la
cui funzione consisteva appunto nel rompere la cerchia troppo ristretta degli scambi
ordinari, sommergeva la città con la sua baraonda, i suoi suoni, le sue schiere di
venditori. Stando all’anonimo autore del Timarione34 – un dialogo satirico scritto verso
la metà del secolo XII – dal 20 ottobre sino al primo lunedì dopo la festa, la città era
presa d’assalto da una straordinaria «quantità di gente, non solo autoctona e ivi
stabilita, ma di ogni parte e specie: Greci di tutte le contrade, uomini provenienti dalle
diverse tribù dei Misi [Bulgari] stanziate lungo il Danubio, e poi Campani, Itali, Iberi,
Lusitani, e infine Celti che sono al di là delle Alpi». La capitale della Macedonia
cambiava volto: come per incanto «fuori dalle porte»35 sorgeva un’altra città, «le tende
dei mercanti erano disposti in file parallele, le une di fronte alle altre; e le file si
estendevano per lungo tratto, allargandosi ai lati e lasciando nel mezzo uno spazio
acciocché la folla potesse muoversi liberamente qua e là (...). Trasversalmente a queste
vi erano file di altre tende, altrettanto dritte ma non così lunghe (…). Là si trovavano
articoli d’ogni genere: tessuti e filati da uomo e da donna che le navi mercantili portano
dalla Beozia, dal Peloponneso e dall’Italia. Ma anche la Fenicia fornisce molte
mercanzie, così come l’Egitto, la Spagna e il Nord Africa, produttori d’eccellenti tessuti.
Tutto ciò recano direttamente i mercanti dai propri paesi nell’antica Macedonia e a
Tessalonica. Anche il Mar Nero vi invia i suoi prodotti tramite Costantinopoli, ed essi
vengono ad abbellire la fiera in quanto di là molti cavalli e muli trasportano la merce
(…)36. E davvero c’è da meravigliarsi per la svariata quantità di animali e per il confuso
frastuono delle loro voci: i cavalli nitrivano, i buoi muggivano, le pecore belavano, i
maiali grugnivano e i cani abbaiavano»37.
9 Sicché non è un caso se nell’ottobre del 1206, proprio in concomitanza con la fiera di
san Demetrio, si ha notizia della presenza a Salonicco di Filocalo Navigaioso, una delle
figure più rappresentative della nuova aristocrazia feudale veneta sorta in Romània –
era infatti mega dux dell’impero latino e signore di Lemno – e al contempo attivo uomo
d’affari in stretta relazione con Zaccaria Stagnario, la cui rilevanza nella vita mercantile
veneziana è stata ben chiarita da Silvano Borsari38. In quell’occasione Filocalo
Navigaioso, unitamente a Gilio da Foligno «habitator in Constantinopoli», investì una
somma, davvero cospicua – «perperi auri pensantes mille» – in una colleganza
bilaterale stipulata con Foscari Raguseo « de confinio Sanctorum Apostolorum », che a
sua volta ne aveva stanziati cinquecento al fine di « laborare et procertare per mare et
per terram et ubicumque sibi melius videretur »39. Senza dubbio la disponibilità
finanziaria di questi tre soci deve essere considerata eccezionale, e tuttavia proprio il
ritrovare attivi a Salonicco, durante l’attività fieristica, mercanti tanto cospicui
costituisce un’ulteriore prova del crescente rilievo che la città macedone stava
acquisendo anche per gli uomini d’affari veneziani. Su un piano più generale, inoltre,
attesta ancora una volta quanta importanza assuma nelle grandi fiere, accanto alle
molteplici e più minute attività di base, il commercio attivo del denaro. E che senza il
credito nulla si muova, o almeno non si muova con la stessa velocità, da tempo ben lo
sapeva la repubblica di San Marco, se è vero che fin dal secolo XI vi troviamo attestati
89

quei contratti di colleganza che – «incontrati direttamente per la prima volta nel 1072»
40
–, associando in svariate forme un socius stans e un socius procertans, permisero a tutta
la popolazione veneziana di anticipare «denaro ai mercanti imprenditori, creando e
ricreando senza soluzione di continuità una sorta di società commerciale estesa
all’intera città»41.
10 E’ ben risaputo che la conquista latina di Costantinopoli nel 1204 rappresentò una
svolta decisiva per Venezia che, dopo essersi servita di Bisanzio dall’interno, si
apprestava ora a divenire essa stessa l’elemento mediatore tra l’Europa cattolica e il
mondo islamico, conquistando una posizione di assoluto privilegio. Per quanto invece
riguarda Tessalonica gli avvenimenti successivi alla IV crociata, almeno in un primo
tempo, contribuirono ad allentare i rapporti tra la città lagunare e la capitale
macedone. Questa, infatti, venuto rapidamente a fine il regno latino ivi instaurato dai
marchesi aleramici di Monferrato, nel 1224 era caduta nelle mani di Teodoro Ducas 42
che, una volta impadronitosi della seconda città dell’Impero e di gran parte della
Macedonia, sperava di trasformare il principato d’Epiro in un regno che gli avrebbe
permesso di aspirare, in concorrenza con i sovrani di Nicea, al trono di Costantinopoli 43.
A seguito di tali avvenimenti – e forse ancor più dopo la confisca nel 1228 del ricco
carico di una nave che, naufragata presso Corfù, era stata « ducta (...) in terra ibi prope
punctam »44 – le autorità veneziane vietarono ai propri cittadini di frequentare le città
e i porti sottomessi al principe epirota45.
11 Da allora, e per circa un trentennio, la repubblica di San Marco intrattenne con
Tessalonica soltanto rapporti indiretti, soprattutto tramite Ragusa che all’inizio del
secolo XIII aveva riconosciuto il dominio di Venezia, pur conservando una propria
autonomia di governo46. Ne conseguì, anche per l’assenza di rivolgimenti nello sviluppo
interno della città dalmata, un positivo inserimento nel circuito commerciale
veneziano dei mercanti ragusei, i cui traffici conobbero allora un rapido incremento,
nonostante il divieto imposto nel 1236 alle loro navi di entrare nei porti a nord della
linea che idealmente collegava Ancona e Polmontoria, se non per condurre merci a
Venezia, così come di approdare nelle località interdette alle imbarcazioni veneziane 47.
Vero è, infatti, che il protettorato veneziano ebbe almeno due risvolti positivi:
stimolare l’attività mercantile all’interno dei Balcani, proprio nel momento in cui in
Serbia e in Bosnia iniziava a prosperava l’attività mineraria 48; assicurare ai mercanti
ragusei quella protezione che la repubblica di San Marco garantiva di norma ai propri
« fedeli »49. Per quanto concerne più specificamente Tessalonica occorre ricordare sia
che nel 1234 un prostagma del despota di quella città, Manuele Ducas, aveva accordato ai
Ragusei la libertà di commerciare nel suo territorio, eccezione fatta in caso di magri
raccolti di grano50, sia che la documentazione in nostro possesso mostra che i cursores
della città dalmata intraprendevano i propri viaggi verso la capitale della Macedonia
non solo a nome dell’amministrazione veneziana ma anche per conto dei vari
mercanti51.
12 In ogni caso, sebbene gli uomini d’affari veneziani tendessero spesso a ignorare gli
ordini della madrepatria quando questi andavano contro i loro interessi economici, è
pur vero che non si hanno più testimonianze dirette di una presenza veneziana nella
città macedone almeno sino al 1265, anno in cui si giunse a un primo tentativo di tregua
tra Michele VIII Paleologo, sovrano del restaurato impero bizantino, e il comune di
Venezia52. Tra le varie concessioni a cui il basileus bizantino s’impegnava pur di
concludere positivamente la trattativa – che peraltro venne respinta dal doge Raniero
90

Zeno – vi era anche la promessa di accordare alla repubblica di San Marco «in Salonichi
extra castrum terram et locum, ubi sibi placebit, pro faciendo scirum et mansionem » –
« τόπον εἰς κάθισμα» secondo la versione greca del trattato53 –; una clausola che lascia
intuire come i Veneziani, malgrado la difficile congiuntura politica, avessero in quegli
anni ripreso a frequentare la città macedone.
13 Il succedersi degli eventi nell’ultimo quarto del secolo XIII – quando alla spregiudicata
azione di Venezia e Genova si affiancò l’offensiva antibizantina di Carlo d’Angiò – è
stato a suo tempo illustrato con ricchezza di particolari da Deno J. Geneakoplos nel suo
studio sui rapporti tra Michele VIII Paleologo e l’Occidente 54; sicché sarà qui sufficiente
ricordare come i successi ottenuti dalla diplomazia greca al concilio di Lione del 1274, le
vittorie militari riportate dai Bizantini nell’Egeo, dove Negroponte fu quasi del tutto
rioccupata, e infine gli ingenti danni arrecati ai mercanti veneziani dalla pirateria al
servizio dell’Impero, indussero Venezia a ricercare con il basileus un nuovo accordo che
andasse al di là del semplice modus vivendi sanzionato dalla tregua quinquennale
conclusa tra quest’ultima e Bisanzio nel 126855. In una situazione in cui, visti i positivi
esiti del concilio di Lione e a fronte della necessità di scongiurare una possibile intesa
veneto-angioina, l’alleanza con Genova non appariva più del tutto indispensabile, nel
marzo del 1277 tra la repubblica di San Marco e l’impero greco si pervenne così a un
nuovo trattato della durata di due anni, ma prorogabile «tantum plus, quantum fuerit
de concordia et voluntate utriusque partis»56.
14 Tra le numerose clausole previste nell’accordo vi era anche l’impegno da parte
bizantina di assegnare alla città adriatica «in urbe Thessalonicensi ecclesiam, quam
tenebant Ermeni, et circa ipsam ecclesiam domos sive hospicia hoc modo: videlicet
unum pro mansione Consulis, unum aliud pro mansione consiliariorum isporum [sic,
ma lege: ipsius], et aliud unum pro caneva rerum comunis Venecie; pro mercatoribus
autem venetis, venientibus ab extra, conducentur per Imperium nostrum alia hospicia
viginti quinque; et dabuntur eis ipsa hospicia sine pensione ad mansionem ipsorum. Et
si plures venerint mercatores Veneti, dabuntur eis ad similem modum in ipsa urbe
Thessalonicensi tantum plura hospicia, quantum erunt sufficientia ad mansionem
ipsorum; ad quem modum, quando venient pauciores ad opus viginti quinque
domorum, dabuntur eis paucioribus sufficientia hospitia ad mansionem eorum.
Remanentia vero hospitia de viginti quinque hospitiis aut pluribus secundum dictam
formam dimittantur dominatoribus eorum»57.
15 Tutto ciò, mentre comprova con certezza l’esistenza a Salonicco di una colonia
veneziana, ne attesta anche la limitata entità dato che essa si trovava sotto la
giurisdizione di un semplice console, dipendente dal bailo di Costantinopoli e scelto dal
Maggior Consiglio per gratiam, vale a dire su richiesta di un privato – perlopiù un
mercante di Tessalonica che aveva colà radicati interessi – al quale si accordava il
privilegio, raro per i Veneziani che ricoprivano incarichi governativi in Romània 58, di
«facere de mercationibus » durante il periodo del suo incarico, così da poter integrare
per tale via il modesto salario connesso a questa carica secondaria 59. Il console, di
norma nominato dalla madrepatria, soltanto in circostanze particolari poteva essere
eletto a Tessalonica come si verificò nell’agosto del 1289 allorché, non potendo il
console designato partire da Venezia a causa di un’improvvisa malattia, il Maggior
Consiglio concesse in via eccezionale – «pro ista vice solum» – ai « mercatoribus
euntibus illuc [a Salonicco] quod eligant consulem inter se et ille, qui erit electus, sit
cum condicionibus cum quibus esset si ivisset electus Veneciis» 60.
91

16 Il ridotto valore conferito al consolato di Tessalonica, e del pari l’insuccesso riportato


da chi, nel primo quarto del secolo XIV, si propose di trasformare quella magistratura
in una carica ordinaria61, non devono tuttavia indurci a sottostimare troppo
l’importanza della comunità veneta colà residente. Vero è infatti che l’attività svolta a
Tessalonica dai mercanti veneziani aveva reso necessaria la presenza di un console in
città già prima di aver ottenuto, sulla base degli accordi del 1277, un proprio quartiere.
Si ricordi a tal proposito che in quel medesimo trattato Michele VIII prevedeva il
risarcimento delle proprietà veneziane depredate da sudditi dell’Impero, sulla base di
una clausola il cui valore retroattivo si estendeva «a tempore quo treuga incepit [e cioè
dal 1268] usque nunc»62. A seguito di ciò, nel 1278 il doge sottopose al basileus un
dettagliato elenco che comprendeva circa trecento denunce presentate ed esaminate da
una commissione di tre giudici, nominati dal governo veneziano, relative sia ad abusi
compiuti da funzionari delle dogane imperiali in violazione dei termini della tregua sia
ad atti di pirateria perpetrati da corsari, perlopiù al servizio dell’imperatore bizantino,
ai danni di cittadini veneziani e, più in generale, di quanti erano «subiectis et deditis
protectioni et defensioni comunis Veneciarum»63.
17 Ora, proprio questo documento, determinante per ricostruire la storia iniziale della
colonia veneziana a Tessalonica, attesta l’esistenza di un console nella capitale
macedone già prima del 1278. Nel 1274, a proposito di un’illecita imposizione del
« comerclum » su un certo quantitativo di grano, si fa infatti riferimento al « providus
vir Carentanus Zannis Venetus (...) dum esset in terra Salonic pro Consule Venetorum »
64
; mentre nel 1276, in relazione a un’azione corsara compiuta da Pardo, genero di
Rolando «militis Salonich», ai danni di Marino Gardiaga si ricorda che ciò avvenne
«tempore domini Petri Michaelis, Consulis Venetorum in Salonich», di fronte alla cui
persona il derubato «hec suo sacramento vera esse firmavit» 65. E sempre in quel
medesimo anno il veneziano Giacomo Ansaldo, mentre soggiornava a Tessalonica,
avendo avuto « questionem cum quodam greco (…), pro XV yperperis que querebat ab
ipso pro precio draporum quos sibi vendiderat », era ricorso « ad suum Consulem » al
fine di «peteret ius »66. Dal che risulta chiaro come a tale funzionario spettasse in primo
luogo la tutela degli interessi economici della comunità veneziana di Tessalonica, una
tutela per garantire la quale, talvolta, egli si serviva forse della mediazione del bailo di
Costantinopoli. Così almeno sembra agire Pietro Michiel che in occasione della richiesta
di danni presentata dal veneziano Marino Gardiaga, dopo averne accolto la
testimonianza giurata, invia « litteras (…) domino Petro Badoario, Baiulo
Constantinopolis », sicché grazie a queste missive, e in virtù anche d’alcuni testimoni
prodotti « coram eis», detto Marino otterrà la restituzione di 142 iperperi e mezzo «pro
emendacione dicti dampni»67.
18 Più ancora, l’esame delle numerose richieste di risarcimento presentate al governo
veneziano lascia intendere come nella seconda metà del secolo XIII Tessalonica fosse
ormai divenuta un centro importante per la città lagunare: le cause vertenti sui danni
arrecati a Veneziani che commerciavano su tale piazza sono circa una ventina,
riconducibili essenzialmente a due gruppi. Il primo concerne quei mercanti veneziani
che, residenti nell’Eubea, inviavano regolarmente le proprie merci al porto macedone,
seguendo una ben codificata rotta «de Nigroponte ad Salonicum» 68, e che ne venivano
derubati durante il tragitto da pirati al soldo dell’impero bizantino. Tali sono i casi di
Rinaldo di Niola « burgensis » di Negroponte che, « cum misisset in ligno, quod erat
Marchi Zubani, ad Salonichi » un carico di panni serici del valore di 204 iperperi, fu
92

depredato dell’intera mercanzia dal pirata Giovanni Senzaragione 69; o di Pietro


Cadenazo e del figlio Giovanni, burgenses di Negroponte, derubati nel 1272 dal succitato
Giovanni prima di poter raggiungere il porto macedone con la propria cozularia
«caricata de oleo, mele, pice et aliis mercimoniis» con una perdita complessiva di
oltre 100 iperperi70. Parimenti anche Marco Trevisan, un veneto «morans in
Nigroponte», mentre veleggiava – anch’egli con una cozularia – verso Tessalonica per
vendervi merci e acquistarne altre, fu assalito, catturato e tenuto in carcere a
Tessalonica per cinque mesi, unitamente a Giovanni Trunzan «de Veneciis» e a
numerosi altri soci particolarmente attivi su quel mercato71. E sempre lungo la
medesima rotta fu depredato il «nobilis vir» veneziano Marino Dandolo «cum uno suo
ligno», proveniente da Salonicco e « honerato de furmento et aliis mercationibus (...)
scilicet aurisiis, furmento et farina, carnibus porcinis, cera, roiba, lignamine, pannis de
Ypro et saia»72 , a comprova, ancora una volta, che essere mercante significa avere non
il diritto, ma l’obbligo di trattare di tutto.
19 I succitati documenti evidenziano con chiarezza la particolare rilevanza assunta nel
secolo XIII dai rapporti con l’Eubea. Il fatto è che le merci destinate a Salonicco
venivano sbarcate a Negroponte, per essere poi di qui trasportate, lungo le coste della
Tessaglia e della Macedonia, al luogo di destinazione su imbarcazioni locali di stazza più
modesta, rapide da caricare e pronte a prender il mare al primo soffio di vento, ma più
facilmente soggette agli attacchi dei pirati. Lo stesso accadeva ovviamente per le merci
dirette dalla città macedone a Venezia, il cui primo scalo era appunto il porto euboico
dove esse venivano scaricate in attesa di essere imbarcate verso la città adriatica su
navi più grandi e sicure. Un episodio, accaduto nel 1303, definisce bene la funzione di
Negroponte quale scalo intermedio sulla rotta per Salonicco. Due galee, una di ca’
Barbo, l’altra di ca’ Contarini, dovevano salpare di conserva da Venezia, dirette la prima
a Negroponte, la seconda a Salonicco. Fu ordinato altresì che sempre di conserva
entrambe le imbarcazioni tornassero a Venezia, evidentemente per motivi di sicurezza,
ma gli armatori della galea di Negroponte si opponevano a che la seconda proseguisse il
viaggio sino a Salonicco, giacché, completato il carico, la loro nave avrebbe dovuto
attendere il ritorno dell’altra per iniziare il viaggio di rientro: un’attesa che, a loro dire,
avrebbe comportato un danno finanziario non irrilevante. I giudici veneziani, a cui le
parti si erano rivolte, confermarono allora che la galea di ca’ Barbo, prima di
rimpatriare, dovesse attendere a Negroponte il ritorno dell’imbarcazione di ca’
Contarini, e che solo allora potesse avere inizia il viaggio di ritorno; a fronte di ciò,
tuttavia, la prima galea avrebbe dovuto ricevere dalla seconda un indennizzo
giornaliero di 25 soldi di grossi, a partire da quando fosse stata pronta per salpare sino
al momento dell’effettiva partenza73.
20 Quasi un’anticipazione di quanto sarebbe avvenuto con ritmo più intenso nel corso del
secolo XIV allorché, con regolare frequenza, la muda di Romania scaricava a
Negroponte le merci dirette a Tessalonica, prima di volgersi direttamente verso
Costantinopoli dopo aver superato il canale di Eubea. A tal punto allora crebbe il
traffico tra le due località, che nel 1359 Marco Baseggio, anche a nome dei mercanti
interessati a quel commercio, chiese e ottenne dal Senato di Venezia che la galea di
Negroponte venisse incaricata della protezione delle piccole e medie imbarcazioni –
marciliane, cozularie, vachete, tarete, condure74 – che di norma facevano la spola tra l’Eubea
e il porto macedone75: segno di un ampliamento degli scambi e di un prosperare del
ridotto tonnellaggio. Situazione, cioè, a cui ben si adatta la formula di Fernand Braudel
93

«grosse navi sole, la congiuntura è sfavorevole; grosse navi attorniate da molti piccoli
velieri, la congiuntura è sicuramente favorevole»76.
21 Un secondo gruppo di documenti concerne mercanti residenti a Salonicco. Tali sono
Adelino del Lago, inseguito fin dentro la propria abitazione dal già menzionato
Giovanni Senzaragione e derubato di 135 iperperi77, e Giovanni Barozzi, depredato «de
omnibus suis bonis et rebus, de tantis videlicet, quod valuerit inter pannos,
mercadandiam diversam, arma, arnesia de letto et vestimenta et oleum et alias res
diversas (...) yperpera CCC et plus»78. Una somma rilevante e una varietà di merci che
non stupiscono, perché in una piazza commerciale importante chi, come Giovanni
Barozzi, ha accesso alla grande circolazione mercantile è sempre meno specializzato dei
venditori al minuto. Ancora più interessanti, per quanto lasciano intravedere circa i
futuri sviluppi dei rapporti veneto-tessalonicesi, sono però i casi di quei mercanti che
venivano bloccati per vari mesi nella città macedone dalle autorità locali, con il
conseguente deperimento della merce, oppure che erano obbligati a pagare dazi e tasse
in contrasto con gli accordi raggiunti. E’ questa la sorte di Jacopo Ansaldo «de sancto
Stadio» che, dopo aver comprato «quamdam maximam quantitatem furmenti», è
costretto a rimanere a Salonicco da aprile a luglio patendo un danno di 400 iperperi per
il deterioramento del grano79; di Andrea Caravello e dei suoi soci Marco del Moro e
Andrea Barbadico, che vengono ingiustamente tassati – « comerclati » – di 75 iperperi
sul frumento acquistato80; di Marchesino Lauretano a cui sono stati abusivamente
richiesti 80 iperperi di kommerkion « pro quadam quantitate furmenti » e 25 iperperi
« pro risiis »81. Parimenti anche Antolino Marangono «de sancta Maria Zubaniga» e
Marino Bordon «de contrata sanctorum Iohannis et Pauli», richiedono un risarcimento
di 5 iperperi illegalmente pretesi «per comerclarios domini Imperatoris pro XVIII
modiis furmenti »82. E non diversamente si comporta Carentano Zanni : questi, alla
richiesta di risarcimento per le perdite subite quattro anni prima durante il proprio
consolato a Tessalonica a proposito di un certo commercio di drappi, aggiunge ora una
nuova istanza d’indennizzo per quanto arbitrariamente esatto dagli «homines domini
Imperatoris», che gli avevano tassato il frumento «quam emerat ibi [Tessalonica], causa
ducendi Venecias (...), ad rationem XII yperperorum et dimidii pro quolibet
centenario», per un danno totale di 81 iperperi e mezzo83.
22 Sin dall’ultimo quarto del secolo XIII, Tessalonica aveva dunque sviluppato condizioni
pienamente favorevoli al commercio con Venezia; più ancora, iniziava anche ad
affermarsi quale centro di primaria importanza per l’approvvigionamento cerealicolo,
merce di cui una città come Venezia aveva sommo bisogno. Tuttavia, perché la capitale
macedone diventasse uno dei centri più attivi della Romània greco-veneziana, fu
necessario attendere che i trattati stipulati nel 131084 e nel 132485 tra la repubblica di
San Marco e l’impero bizantino ristabilissero condizioni pienamente favorevoli al
commercio transmarino.
23 A partire da quel momento, e per gran parte del secolo XIV, Tessalonica conobbe allora
un periodo assai prospero durante il quale – lo ha ben chiarito Freddy Thiriet 86 – agì,
all’interno del sistema economico organizzato da Venezia nella Bassa Romània, sia
quale centro di smistamento verso la città adriatica dei cereali e degli altri prodotti
agricoli che colà affluivano dall’interno della Macedonia e dalle pianure bulgare (de
partibus Varne), sia in quanto centro di consumo di drappi e stoffe che Venezia inviava
in Levante, a Negroponte soprattutto, affinché di lì venissero riesportate in Tessaglia e
Macedonia, secondo quella buona regola dello scambio a distanza che consiste nel
94

mettere in comunicazione un mercato dove una merce è abbondante con uno dove la
stessa merce è rara, e viceversa.

NOTE
1. Sugli sviluppi di tale via di comunicazione in età protobizantina v. Ch. Makaronas, «Via Egnatia
and Thessalonike», Μελετες για την αρχαία Θεσσαλονίκη. Αφιέρωμα στα 2300 χρόνια Θεσσαλονίκε,
Thessalonike, Αρχαιολογικό Μουσείο, 1985, pp. 392-401.
2. E. P. Dimitriadis, « The Harbour of Thessaloniki: Balkan Hinterland and Historical
Development », Αρμός τιμητικός τόμος στον καθηγητή Ν. Κ. Μουτσόπουλο για 25 χρόνια πνευματική ς του
προσφοράς στο πανεπιστεήμιο, Thessalonike, 1990, I, pp. 541-561.
3. P. Tivčev, «Sur les cités byzantines aux XI e-XIIe siècles», Byzantinobulgarica, 1962, t. I, pp. 152,
164-165; cfr. D. Obolensky, Il Commonwealth bizantino, Roma-Bari, Laterza, 1974 (éd. orig. London,
Weidenfeld and Nicholson, 1971), pp. 25-26, 32-35.
4. A. Vasiliev, «Harun-Ibn-Yahya and his Description of Constantinople», Seminarium
Kondakovianum, 1932, t. 5, p. 162.
5. Ioannis Caminiatae De Expugnatione Thessalonicae, ed. G. Böhlig (CFHB), Berolini, De Gruyter,
1973, pp. 5-8. L’attendibilità dei dati di Cameniate, messa in dubbio da A. P. Kazhdan, «Some
Questions Adressed to Scholars Who Believe in the Authenticity of Kameniates’ Capture of
Thessalonica», Byzantinische Zeitschrift, 1978, t. 71, pp. 310-314, è stata ribadita da V. Christides,
«Once again Caminates’ Capture of Thessaloniki », Byzantinische Zeitschrift, 1980, t. 74, pp. 7-10.
6. R. Krautheimer, Architettura paleocristiana e bizantina, Torino, Einaudi, 1986 (ed. orig.
Harmondsworth, Penguin’s Books, 1965), p. 416.
7. Actes de Lavra, I, Des origines à 1204, éd. diplomatique par P. Lemerle, A. Guillou, N. Svoronos, D.
Papachryssanthou, Paris, Lethielleux, 1970, n. 53, p. 278.
8. The Itinerary of Rabbi Benjamin of Tudela, ed. and trans. A. Asher, New York, 1840, pp. 49-50.
Sugli ebrei di Tessalonica v. O. Tafrali, Thessalonique au quatorzième siecle, Paris, P. Geuthner, 1913,
pp. 39-40.
9. N. Oikonomidès, Hommes d’affaires grecs et latins à Constantinople (XIIIe-XVe siècles), Paris-
Montréal, Conférence Albert-le-Grand, pp. 111-112.
10. Eustazio di Tessalonica, La espugnazione di Tessalonica, testo critico, introduzione, annotazioni
di St. Kyriakidis, proemio di B. Lavagnini, trad. it. di V. Rotolo, Palermo, Istituto di Studi Bizantini
e Neoellenici, 1961, p. 92, l. 7, ove i latini sono indicati, senza distinzione, con il termine di
bourgesioi.
11. Tafrali, Thessalonique cit., p. 29.
12. Cfr. M. Hendy, Studies in the Byzantine Monetary Economy c. 300-1450, Cambridge, University
press, 1985, pp. 46, 51.
13. Si trattava dei principali centri commerciali del Levante dove si potevano svolgere attività
mercantili dato che vi erano riscosse le imposte sulla circolazione e sulla vendita delle merci: S.
Borsari, «Il commercio veneziano nell’Impero bizantino nel XII secolo», Rivista Storica Italiana,
1964, t. 76, p. 118.
14. I trattati con Bisanzio, 992-1198, a cura di M. Pozza, G. Ravegnani, Venezia, Il Cardo, 1993, n. 2, p.
40. Sul contesto giuridico-politico in cui si colloca la concessione di detto crisobullo, v. S. Borsari,
Venezia e Bisanzio nel secolo XII. I rapporti economici, Venezia, Deputazione di Storia Patria per le
95

Venezie, 1988, pp. 1-5. Sul complesso di tasse marittime e commerciali da cui i Veneziani sono
esentati, v. ibidem, pp. 10-13.
15. Per il periodo compreso tra i secoli XI e XIII due soli documenti attestano un commercio su
piazza: R. Morozzo Della Rocca, A. Lombardo, Documenti del commercio veneziano nei secoli XI-XIII
(Documenti e Studi per la Storia del Commercio e del Diritto Commerciale Italiano, XIX), 2 voll.
Torino, Editrice Libraria Italiana, 1940, I, n. 255, pp. 250-251; II, n. 850, pp. 380-382.
16. G. Zordan, « I vari aspetti della comunione familiare di beni nella Venezia dei secoli XI-XII »,
Studi Veneziani, 1966, t. 8, pp. 127-194.
17. Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., I, n. 399, pp. 391-392.
18. Contro v. R.-J. Lilie, Handel und Politik zwischen dem byzantinischen Reich und die italienischen
Kommunen Venedig, Pisa und Genua in der Epoche der Komnenen und der Angeloi (1081-1204),
Amsterdam, Hakkert, 1984, p. 297, n. 44.
19. Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., I, n. 399, pp. 408-409.
20. G. Müller, Documenti sulle relazioni delle città toscane Coll’Oriente cristiano e coi Turchi fino all’anno
MDXXXI, Firenze, Cellini, 1879, n. XVIII, pp. 20-22,
21. S. Borsari, «Pisani a Bisanzio nel secolo XII», Bollettino Storico Pisano, 1991, t. 60, p. 75 e n. 92
con bibliografia sulla pirateria pisana nel mare Egeo.
22. Müller, Documenti cit., n. XLIV, p. 72. Sulla presenza pisana nell’impero, oltre a Borsari,
«Pisani a Bisanzio nel secolo XII» cit., pp. 59-75, v. M. Balard, «I Pisani in Oriente dalla guerra di
Acri (1258) al 1406», Bollettino Storico Pisano, 1991, t. 60, pp. 1-16.
23. S. Borsari, «Il commercio veneziano nell’Impero bizantino nel XII secolo», Rivista Storica
Italiana, 1964, t. 76, p. 996.
24. Con il termine Catodica si indicava il territorio compreso tra l’istmo di Corinto e Tessalonica :
Borsari, Venezia e Bisanzio nel secolo XII, cit., p. 94, n. 127 (con discussione delle fonti).
25. Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., I, n. 137, p. 136.
26. Ibidem, n. 235, p. 230.
27. Ibidem, n. 400, pp. 392-393.
28. G. Luzzatto, Storia economica di Venezia dall’XI al XVI secolo, Venezia, Centro Internazionale
delle Arti e del Costume, 1961, p. 14.
29. Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., I, n. 209, pp. 206-207.
30. Ibidem, n. 349, pp. 344-345.
31. Ibidem, n. 150, p. 149.
32. Eustazio di Tessalonica, La espugnazione di Tessalonica cit., ove nell’introduzione il curatore dà
nota delle omelie tenute a tal proposito dal metropolita. Cfr. anche Tafrali, Thessalonique cit.,
p. 29.
33. Sulle fiere nell’impero bizantino ancora utili sono le osservazioni di F. Koukoulès, Βυζαντινῶν
βίσς ο κα ὶΠσλιτισμός, Athenai, Institut d’Athènes de France, III, 1949, pp. 271-283.
34. Sull’autore del Timarione v. M. Alexiou, « Literary Subversion and thè Aristocracy in Twelfth
Century Byzantium», Byzantine and Modern Greek Studies, 1982-1983, t. 8, pp. 29-45.
35. Pseudo-Luciano, Timarione, ed. R. Romano, Università di Napoli, Cattedra di Filologia
bizantina, 1974, § 4, p. 52, nella parte orientale della città.
36. Soprattutto pesce salato, caviale e cera: Eustathii Metropolitae Thessalonicensis, Opuscula, ed.
T. L. F. Tafel, Frankfurt/M, 1832 (rist. anast. Amsterdam, Hakkert, 1964), De emendando vita
monachica, c. 66, p. 231. Va sottolineato come in questo elenco non compaiano i mercanti
provenienti da Durazzo e dalla Dalmazia, forse a causa dei coevi eventi bellici.
37. Pseudo-Luciano, Timarione ed. cit., § § 5-6, pp. 53-55. Cfr. Lilie, Handel und Politik cit., pp. 213-
216.
38. Borsri, Venezia e Bisanzio nel secolo XII cit., pp. 114-115.
39. Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., II, n. 519, p. 59.
96

40. Borsari, Venezia e Bisanzio nel secolo XII cit., p. 69 (con discussione della bibliografia
precedente). Il riferimento è alla quietanza rilasciata da Domenico Zopulo a Giovanni Barozzi per
una colleganza su traffici svolti a Tebe: Morozzo Della Rocca, Lombardo, Documenti cit., I, n. 12,
pp. 11-12.
41. F. Braudel, Civiltà materiale, economia e capitalismo (secoli XV-XVIII), III, I tempi del mondo, Torino,
Einaudi, 1982 (éd. orig. Paris, Colin, 1979), p. 116.
42. M. Gallina, « Fra Occidente e Oriente: la “crociata” aleramica per Tessalonica », Piemonte
medievale. Forme del potere e della società. Studi per Giovanni Tabacco, Torino, Einaudi, 1985, pp. 65-83.
43. A. Karpozilos, The Ecclesiastical Controversy between the Kingdom of Nicaea and the Principality of
Epiros (1217-1233), Thessalonike, Kentron Byzantinon Ereunon, 1973, p. 40; D. M. Nicol, Venezia e
Bisanzio, Milano, Rusconi, 1990 (ed. orig. Cambridge, Univ. Press, 1988), pp. 219-220.
44. Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, a cura di R. Cessi, (Commissione per gli Atti delle
Assemblee Costituzionali Italiane), 3 voll., Bologna, Zanichelli, 1931-1950, I, Liber Communis
(Plegiorum), n. 94, pp. 196-197.
45. R. Predelli, Il Liber Communis detto anche Plegiorum del Reale Archivio generale di Venezia: Regesti,
Venezia, tip. Visentini, 1872, n. 616, pp. 147-148; n. 642, p. 153.
46. B. Krekić, Dubrovnik (Raguse) et le Levant au Moyen Âge, Paris-La Haye, Mouton, 1960, pp. 23-25.
47. Listine o odnošajih izmedu južnoga Slavenstva i Mletače republike (960-1335) [Documenti sui
rapporti tra gli Slavi meridionali e la repubblica veneta], Monumenta Spectantia Historiam Slavorum
Meridionalium, I, Zagreb, 1868, n. 80, pp. 53-55 ; Chronica Ragusina Junii Restii (ab origine urbis usque
ad annum 1451), item Joannis Gandulae (1451-1484), ed. N. Nodilo, Monumenta Spectantia Historiam
Slavorum Meridionalium, 25, Scriptores, Zagreb, 1883, p. 83.
48. R. Cuk, «I rapporti economici tra Ragusa e Venezia nel Medio Evo», Ragusa e il Mediterraneo:
ruolo e funzioni di una Repubblica marinara tra Medioevo ed età moderna, Bari, Dedalo, 1990, p. 117.
49. B. Krekić, «Le relazioni fra Venezia, Ragusa e le popolazioni serbo-croate», Venezia e il Levante
fino al secolo XV, a cura di A. Pertusi, 2 voll., Firenze, L. Olschki, 1973-1974, I, p. 391, che ricorda
come «nell’elenco dei danni causati a Venezia e sudditi veneziani dai Bizantini, nel 1278, si trovi
un gran numero di Ragusei per i quali bisogna ottenere il risarcimento».
50. Krekić, Dubrovnik (Raguse) et le Levant cit., Regestes, n. 3, p. 167. L’autorizzazione fu rinnovata
nel 1237, ibidem, n. 5, p. 168. Cfr. D. M. Nicol, The Despotate of Epiros (1204-1267), Oxfod, Univ. Press,
1957, pp. 123, 133.
51. B. Krekić, «Il servizio dei corrieri da Ragusa a Costantinopoli e a Salonicco nella prima metà
del secolo XIV», Zbornik Radova Vizantološkog Instituta, 1952, t. XXI, pp. 113-119 (in serbo con un
riassunto in italiano), pp. 113-119, da cui risulta che il viaggio di andata e ritorno tra Ragusa e
Salonicco durava circa venti giorni, mentre per andare sino a Costantinopoli e poi tornare
occorrevano dai quaranta ai quarantacinque giorni (pp. 117-118).
52. G. L. Fr. Tafel, G. M. Thomas, Urkunden zur älteren Handels- und Staatsgeschichte der Republik
Venedig, 3 voll, Fontes rerurm austriacarum, Wien, 1856-1857 (rist. anast. Amsterdam, Hakkert,
1964), III, n. CCCLV, pp. 66-77 (testo greco), 77-89 (testo latino). Sulla data in cui fu concluso
l’accordo v. F. Dölger, Regesten der Kaiserurkunden des oströmischen Reiches, III, (1204-1282), Corpus
des griechischen Urkunden des Mittelalters und neuren Zeit, München-Berlin, Beck, 1932, n. 1934. Sulle
circostanze storiche che originarono la trattativa, così come sulle ragioni del suo fallimento, v. D.
G. Geanakoplos, L’imperatore Michele Paleologo e l’Occidente, 1258-1282, Palermo, Accademia
Nazionale di Scienze Letterarie e Arti (éd. orig., Harvard, Univ. Press, 1959), pp. 197-200; Nicol,
Venezia e Bisanzio cit., pp. 248-249.
53. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLV, p. 70 (testo greco), p. 81 (testo latino).
54. Geanakoplos, L’imperatore Michele Paleologo cit., pp. 230-243, 256-264, 273-277, 301-329. Più in
sintesi cfr. F. Thiriet, la Romanie vénitienne au Moyen Âge. Le développement et l’exploitation du
domaine colonial vénitien (XIIe-XVe siècles) , Paris, De Boccard, 1959, pp. 144-152; Nicol, Venezia e
Bisanzio cit., pp. 250-260.
97

55. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLVIII, pp. 93-100.


56. Ibidem, n. CCCLXVIII, pp. 133-149.
57. Ibidem p. 140. Per quanto concerne la comunità armena di Tessalonica, una delle cui chiese in
base a quest’accordo fu ceduta ai Veneziani, v. Eustazio di Tessalonica, La espugnazione di
Tessalonica cit., pp. 124-126, il cui giudizio fortemente negativo è invero assai condizionato da
fattori di ordine religioso e politico.
58. Si veda per es. la quasi contemporanea conferma (7 aprile 1291) del divieto al bailo di
Negroponte di «ducere mercatum», un divieto esteso anche ai suoi consiglieri il cui salario però
viene aumentato da 250 a 400 iperperi : Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, ed. cit., I, Liber
Pilosus, nn. 17-18, p. 294.
59. F. Thiriet, « Les Vénitiens à Thessalonique dans la première moitié du XIV e siècle », Byzantion,
1952, t. XXII (rist. Id., Études sur la Romanie gréco-vénitienne (X e-XVe siècles), London, Variorum
Reprints, 1977), p. 325. Sugli abusi originati nel corso del tempo da tale pratica v. ibidem, p. 326.
60. Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia ed. cit., Liber Çaneto, III, n. 86, p. 243.
61. G. Giorno, Rubriche dei libri perduti dei Misti, Venezia, tip. Emiliana, 1887, 8, anno 1324.
62. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLXVIII, p. 143.
63. Su questo documento, noto come Iudicum Venetorum in causis piraticis contro Graecos decisiones,
datato marzo 1278 ed edito da Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLXX, pp. 159-281, v. P.
Charanis, « Piracy in the Aegean during the Reign of Michael VIII Palaeologus », Annuaire de
l’Institut de Philologie et d’Histoire Orientales et Slaves, 1950, t. X (rist. Id., Social, Economic and Politicai
Life in the Byzantine Empire, London, Variorum Reprints, 1973) pp. 133-134, e soprattutto G.
Morgan, «The Venetian Claims Commission of 1278», Byzantinische Zeitschrift, 1976, t. 69, pp.
411-438. Cfr. anche Nicol, Venezia e Bisanzio cit., pp. 262-266.
64. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLXX, O. XI, pp. 279-280.
65. Ibidem, B. XII, p. 188. Cfr. anche ibidem, N. IX, p. 270 dove, sempre in riferimento a un abuso
compiuto nel 1276 da certi funzionari imperiali, si legge «tempore domini [lacuna] Michaelis,
Consulis in Salonicho ».
66. Ibidem, N. X, p. 272.
67. Ibidem, B. XII, p. 188.
68. Ibidem, G. VIII, p. 224.
69. Ibidem, I. XVI, p. 241.
70. Ibidem, D. II, pp. 198-199. Ricordiamo che il miele originario di Negroponte, di Corfù e della
Bassa Romània importato a Venezia era tassato di 6 ducati per miliare (1 miliare=1100 libbre a
grossi al peso di Venezia) e che il primo gennaio 1387 la tassa fu ridotta a 4 ducati per miliare: F.
Thiriet, Regestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie, 3 voll., Paris-La Haye,
Mouton, 1959-1961, I, n. 727, p. 175.
71. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLXX, G. VIII, pp. 224-225. Ritroviamo gli stessi soci
ibidem, G. VIII, p. 223-224 (viaggio da Negroponte «ad locum quemdam, qui dicitur Agio Marna»);
ibidem, N. V, pp. 268-269 (viaggio «cum uno ligno (…) in partibus Salonichi ad mercatum»).
72. Ibidem, O. VI, p. 278.
73. Archivio di Stato di Venezia, Commemoriali, I, fol 37r (= R. Predelli, Il Liber Communis... Regesti,
cit., I, p. 29, n. 128).
74. Tali sono appunto le imbarcazioni citate con maggiore frequenza in tutte le decisiones
piraticae. Sui vari tipi di imbarcazioni usate a Venezia a fini commerciali v. J.-C. Hocquet, Le sel et
la fortune de Venise, 2 voll., Université de Lille, 1978-1979, II, pp. 89-109; anche la stazza della
marciliana, che in seguito a molte trasformazioni dalla seconda metà del secolo XV raggiunse una
grande capacità, era, nel periodo in questione, modesta: ibidem, p. 99
75. Thiriet, Regestes des délibérations du Sénat cit., I, n. 347, pp. 92-93. Cfr. Id., «Les Vénitiens à
Thessalonique dans la première moitié du XIVe siècle», cit., p. 331, n. 1.
98

76. F. Braudel, Civiltà e imperi del Mediterraneo nell’età di Filippo II, 2 voll., Torino, Einaudi, 1986 3 (éd.
orig., Paris, A. Colin, 1949), I, p. 315.
77. Tafel, Thomas, Urkunden cit., III, n. CCCLXX, A. XXIV, pp. 168-169.
78. Ibidem, M. VI, p. 261.
79. Ibidem, N. IX, pp. 271-272.
80. Ibidem, O. VIII, p. 279.
81. Ibidem, O. X, p. 279.
82. Ibidem, O. IX, p. 279.
83. Ibidem, O. XI, pp. 279-280.
84. Diplomatarium Veneto-Levantinum, sive Acta et Diplomata res Venetas, Graecas atque Levantis
illustrantia a 1330-1451, ed. G. M. Thomas, R. Predelli, 2 voll., Venezia, Monumenti storici pubblicati
dalla Reale Deputazione Veneta di Storia Patria, 1880-1889, I, nn. 45-46, pp. 82-85. Cfr. Nicol,
Venezia e Bisanzio cit., pp. 292-294.
85. Diplomatarium Veneto-Levantinum cit., I, n. 98, pp. 200-203 (testo latino); F. Miklosich, J. Müller,
Acta et Diplomata graeca medii aevi sacra et profana, 6 voll., Vindobonae, 1860-1890 (rist. anast.
Aalen, Scientia Verlag, 1968), III, pp. 100-105 (testo greco). Cfr. Nicol, Venezia e Bisanzio cit., pp.
321-323.
86. Thiriet, « Les Vénitiens à Thessalonique » cit., pp. 323-332.

AUTORE
MARIO GALLINA
Université de Turin.
99

Un aspect du messianisme
romaniote sous les Paléologues
Philippe Gardette

1 En 1204, Constantinople tombait sous le joug des Latins. Sous la coupe d’une minorité
venue d’Occident vivait une population orientale, dont des juifs. Ces juifs byzantins, ou
romaniotes, relativement peu étudiés1, n’ont qu’un seul désir : que les souffrances liées
à ce siècle tourmenté et instable se terminent. Ainsi, quelques années avant la
reconquête de la cité impériale par Michel VIII, une nouvelle se répand comme une
tramée de poudre et vient enflammer de nombreuses communautés juives d’Europe :
les dix tribus perdues d’Israël viennent reconquérir la Terre Sainte et permettre la fin
de l’Exil. Les temps de la libération semblent proches et ce sont les Mongols qui portent
tous les espoirs.
2 Au cœur de cet espoir naît un mouvement messianique puissant dont l’épicentre peut
se situer dans le Péloponnèse, c’est en tout cas ce que nous apprend un texte 2 du XIIIe
siècle contant l’aventure d’un improbable retour en Terre promise.
3 Ce récit, au ton fortement apocalyptique, place la culture romaniote sur la scène
internationale : dans un Empire byzantin faisant le trait d’union entre Orient et
Occident, la culture romaniote joue le rôle d’entre-deux. D’une manière générale si les
romaniotes sont porteurs d’un héritage original, et qui reste à découvrir, ils se
distinguent par une forte ouverture aux autres cultures, juives ou non-juives. Nous
pouvons même parler de civilisation poreuse mais pétrie d’une culture antique, qu’elle
provienne du judaïsme ou de la Byzance chrétienne3.
4 Cet épisode, véritable révélateur des préoccupations spirituelles des romaniotes, laisse
deviner une culture judéo-byzantine riche et dont la complexité apparaîtra au fil de
notre étude.
5 Dans la culture romaniote, l’arrivée du Messie est liée à l’affrontement entre forces
chrétiennes et musulmanes4. Si jusqu’au VIe et VII e siècles, le messianisme est lié à
l’espérance de la reconquête armée de la terre d’Israël, une autre tradition se
développe au lendemain des premières attaques arabes contre l’Empire byzantin,
entre 674 et 678, puis du premier siège de Constantinople par les Arabes en 715/716.
100

Cette légende, qui restera vivante jusqu’à la prise de la ville par les Ottomans en 1453,
annonce que le Messie apparaîtra à Constantinople pour témoigner de l’annihilation
mutuelle des nations chrétiennes et musulmanes (Esaü et Ishmaël) 5. Toutefois, ce
concept, en lui-même, n’est pas nouveau et s’enracine dans les thèmes des apocalypses
juives mettant en scène une ultime rencontre entre Romain et Perse ouvrant sur les
temps messianiques6.
6 Dès l’année 1257, nous trouvons un manuscrit rédigé par un anonyme et qui met en
scène un certain Lo‘ez de Morée, personnage ayant des caractéristiques pré-
messianiques, qui parcourt les communautés de la Méditerranée aussi bien orientale
qu’occidentale dans le but d’annoncer le retour des juifs en terre d’Israël. Ainsi que le
remarque Steven Bowman, l’écriture du rédacteur est assez similaire à la graphie
d’Italiens du sud au milieu du XIIIe siècle7.
7 Ce texte est une témoignage de l’agitation que connurent des communautés rabbanites
du Péloponnèse au milieu du siècle. Il se présente ainsi :
8 « Voyez8 un étranger parle une langue étrangère de Morée arrivant 9 et disant qu’il venait, par
un petit bateau10, d’Andravida. Et, à son arrivée11, voyant les juifs, il était surpris. Il appela Mar
Léon et lui demanda : « Es-tu un juif ? » Il répondit « oui » après quoi il continua « Les messagers,
que le roi « qui était caché » a envoyé, sont arrivés ici ! » Quand il (Mar Léon) entendit ces mots
il se troubla et courut vers nous12 dans l’idée de nous dire cette vérité. Et j’allais13 avec rabbi Elia
ha-Parnas, Mar Léon et rabbi David ha-Mellamed et ensemble nous nous sommes rendus à un
certain endroit où il (ha-lo‘ez) nous dit que votre roi « caché » 14 avait envoyé des lettres au roi
d’Espagne et au roi d’Allemagne et à tous ces royaumes.
9 Et sur ces lettres est écrit ceci :
10 Par mon ordre vous devez devancer ma lettre de lieu en lieu et de roi en roi et assister mes
messagers pour aller dans chaque communauté juive. Alors elles doivent toutes s’assembler pour
aller à Jérusalem sans obstacle ni tort de la part des rois. Ces derniers ne devront pas essayer de
les (les juifs) dissuader (de partir).
La lettre (aux juifs) était écrite ainsi :
11 Laissez les riches donner aux pauvres ; vendez tout (ce que vous possédez. Et quand vous)
serez à Jérusalem, je ne vous trouverai pas en état de faire des affaires !
12 Le lo‘ez nous a confirmé, concernant ces messages qu’ils venaient, à notre dépit, n’avoir rien
entendu à propos (de toute cette affaire) jusqu’à maintenant. Et de plus il déclara que dans de
prochains jours les messagers devraient les (les lettres) porter au souverain local et à ses
vassaux. A ce moment là, le souverain et ses vassaux devraient se prosterner eux-mêmes 15.
13 Quand (le lo‘ez) vit le désordre qui avait eu lieu (récemment) en Espagne d’où vinrent des
milliers (de personnes) qui s’étaient rendus... à Jérusalem au début de Tishre ; et tous les
habitants et les responsables16 de cette région s’étaient assemblés ensemble mais il (le roi
d’Espagne) ne les laissa pas partir. Et celui qui a reçu les lettres (du souverain « caché ») lui
dit : « Tu as mieux à faire que ce que tu fais ! » (Ce dernier répondit : ) « Je ne vais pas vous
empêcher (de partir) mais donnez moi votre argent et alors partez en paix. » Ils acceptèrent
volontiers, donnant l’argent et partant. Mais vous (les responsables d’Andravida) ne vous
préparez pas et vous ne faites rien17 !
14 Ces lettres sont de « ceux qui sont cachés » qui comptent deux cents cavaliers dont douze sont les
plus importants18. La lettre qu’ils apportèrent était écrite en hébreu et était signée en haut et en
bas des deux côtés (de la lettre) avec dix sceaux en or. Et les douze dirent au roi : « Nous
sommes douze généraux. » Et le roi d’Espagne, le roi d’Allemagne, le roi de Hongrie et le roi de
101

France furent en état de peur et tremblant et ramassant une vaste fortune et une grande armée
suivant que « celui qui est caché » en voulait à leur argent ou s’ils avaient à l’affronter. Et quand
les messagers arrivèrent en Espagne, le roi leurs fit de grands honneurs ; il sortit les accueillir
avec son armée entière et accompagné par les juifs qui étaient ses sujets et tous les juifs
montaient des chevaux19.
15 Le roi les invita à entrer dans la ville. Ils répondirent qu’ils ne le souhaitaient pas. Or, en dehors
de la cité était une rivière et, alors, ils campèrent là. Immédiatement, vivres et vin furent portés
qu’ils mangèrent et burent ensemble. Le roi prévint à tous leurs besoins. Le lo‘ez était témoin de
tout cela. Le marquis, aussi, était autour d’eux pour apporter des renseignements aux chefs
(pour les informer) de quoi faire. Alors, les Allemands s’étaient préparés à tuer tous les juifs ;
les prêtres se levèrent et leurs dirent : « prenez garde de peur que vous leur fassiez du tort »
(pour celui qui leurs ferait du mal) « celui qui les touche, touche le fruit de son œil. » Et non
seulement le sien (ce qui contribuera à faire la volonté du diable mais) également au monde
entier s’ils20 arrivent et pour les (les juifs) faire sortir et que les juifs sont tués ils vous tueront
en revanche.
16 Le lundi, nous allions, avec mon beau fils Rabbana Shabbetai, (voir ce Lo‘ez) où nous
entendîmes ces choses ainsi que deux autres choses (qu’ils n’ont pas mentionnées). Ainsi, il
déclara que les messagers viendraient avec markasin21 »
17 Le thème principal de la lettre est l’annonce de l’arrivée des dix tribus perdues d’Israël
qui viennent délivrer Jérusalem.
18 La première question qui nous préoccupe demeure la signification du terme Lo ‘ez.
Celui-ci fait certainement référence à Lo ’az, abréviation de Lashon Am Zar, littéralement
langue d’un peuple étranger, qui par la suite est devenu un substantif désignant
l’étranger opposé au juif. Plus particulièrement, Benjamin de Tudèle l’utilise lors de sa
description de Constantinople :
« [Les Grecs] engagent des mercenaires de toutes les nations qu’ils appellent « barbares »
(Loazim) pour faire la guerre au roi Massoud22 »
19 Le choix du voyageur de traduire le concept grec de barbare par Loazim laisse entendre
que le Lo’ez qui nous préoccupe provient d’une contrée jugée barbare.
20 Il est donc possible que ce personnage soit, dans notre texte du XIII e siècle, mongol. En
effet, il ne peut être Turc seldjoukide, le terme hébraïque attaché à cette peuplade étant
Togarmim23 et, si l’on tient compte du contexte, le Lo’ez provient certainement d’une
peuplade d’Asie centrale, voire des Balkans.
21 En même temps, le texte indique que le Lo‘ez n’est pas juif. En effet, en arrivant à
Andravida, il ne reconnaît pas ses coreligionnaires qu’il questionne sur leur judaïté et
déclare aux responsables de la communauté que « VOTRE roi « caché » avait envoyé des
lettres24 ». Le personnage du Lo’ez joue donc le rôle de témoin accréditant ainsi, par sa
neutralité religieuse, la véracité des évènements.
22 Une autre caractéristique du Lo’ez est qu’il est associé au prophète Elie, l’annonciateur
de la fin des temps. Déjà, à deux reprises dans l’histoire romaniote, ce prophète joue un
rôle majeur pour prévenir que le temps du retour à Jérusalem est arrivé.
23 La première expérience date de 438. A cette époque, les juifs de Galilée et des environs
dirent à Eudocie, la femme de Théodose II, que Constantin leur avait défendu d’habiter
aux environs de Jérusalem et ils demandèrent la permission de prier sur les ruines du
temple de Salomon. L’impératrice accepta et les juifs virent en cela un gage de
l’accomplissement de « la prophétie du prophète Elie que l’on répétait partout dans la foule et
102

d’après laquelle le Messie viendrait au 85e jubilé, en l’an 4200 de la création ou 440 de l’ère
vulgaire. » Les juifs de Galilée adressèrent alors une lettre aux juifs byzantins et persans
pour leur annoncer la nouvelle en ces termes :
« Au peuple grand et puissant des juifs, de la part des prêtres et des chefs de Galilée, salut :
Sachez donc que le temps de la dispersion de notre peuple a cessé et que le jour de la réunion
de nos tribus est venu. Car voici que les rois de Romains ont ordonné que notre ville de
Jérusalem nous soit rendue. Hâtez-vous de venir à Jérusalem pour la fête des Tabernacles,
parce que notre royaume sera rétabli à Jérusalem.25 »
24 Le second épisode se déroule en 1096 à Thessalonique26. Le massacre des membres des
communautés d’Allemagne par les troupes croisées pousse les juifs à fuir leur pays pour
se rendre, en partie, dans l’Empire byzantin. Ce mouvement de population, accompagné
des multiples descriptions des exactions des croisés massacrant les juiveries, provoque
une effervescence messianique de première importance dans le monde romaniote. Une
lettre, des autorités spirituelles de la ville, retient l’attention des chefs des
communautés égyptiennes et palestiniennes. Elle annonce que des communautés à
Constantinople et autour du Bosphore ont déclaré que l’arrivée du Messie était
imminente. Cette attitude a été jugée hérétique par les rabbins.
25 Ce mouvement a la particularité d’attiser la croyance des chrétiens pensant que cette
crise messianique annonce la parousie. Plus particulièrement, c’est la communauté de
Thessalonique qui est touchée et relève de nombreux signes et miracles. Par exemple,
Elie s’est montré en chair et en os et fit don d’un bâton à Eliezer, fils de Judah et petit-
fils d’Eliezer le Grand, neveu de Tobia, grand maître respecté de la cité de saint
Démétrios. Ce signe mosaïque annonce le départ du peuple d’Israël pour la Terre
sainte27.
26 La réaction chrétienne ne se fait pas attendre :
« [Thessalonique] où les chrétiens ont toujours haï très fortement les juifs... Si les signes et
les grands miracles n’avaient pas eu lieu et si le roi n’avait pas eu vent de cela, aucun des
juifs n’aurait pu s’échapper. Au temps présent, ils vivent en grande sécurité, libre de taxe et
autres impôts. Ils s’assoient vêtus des châles de la prière et ne travaillent pas. Nous ne
savons pas ce qu’ils attendent et nous sommes en constante crainte de peur que cela soit
connu par les Gentils et qu’ils nous tuent. Et maintenant, le gouverneur lui-même et le
métropolite ont dit : « Ô juifs, pourquoi rester à Thessalonique ? Vendez vos maisons et
propriétés – l’empereur les protège et personne ne les endommagera. Vous n’êtes pas encore
disposés [à partir] en dépit du fait que nous avons définitivement appris que votre Messie
est apparu.28 »
27 Remarquons l’évolution entre les deux épisodes où l’on passe d’une évocation
scripturaire à une incarnation du prophète. Il est probable que le rédacteur du
manuscrit mettant en scène le Lo ’ez au XIII e siècle se soit référé à cette lettre de la fin
du XIe siècle. En effet, l’empereur byzantin propose aux juifs de laisser leurs biens,
attitude que partage le roi d’Espagne ; les autorités chrétiennes d’une part, le Lo‘ez
d’autre part, de souligner la passivité des communautés romaniotes ayant reçu la
nouvelle de l’arrivée prochaine du Messie. Dans la structure même des deux textes,
nous retrouvons trois étapes communes : un personnage annonce l’arrivée du Messie,
un Moïse est nommé pour prendre en charge le retour en Terre sainte et la fin des
temps, symbolisée par l’incarnation messianique, commencera au moment où la fin de
la diaspora deviendra réalité.
28 Un autre élément, apparaissant dans la lettre, concerne les Mongols qui,
traditionnellement, représentent à cette époque les Rédempteurs des juifs persécutés,
103

étant assimilés aux dix tribus perdues d’Israël. La question qui se pose alors est de
connaître l’impact de cette lettre dans le monde juif.
29 Or, il semble que celle-ci ait été largement diffusée et qu’elle ait touché aussi bien les
communautés byzantines que siciliennes. Il semble également que le texte réponde à
un besoin messianique présent aussi bien en Orient qu’en Occident. En effet, l’auteur
parle d’une mission en Espagne, qui se solde par un succès, mais également d’autres en
Allemagne, en France et en Hongrie, ce qui laisse entendre que les communautés de
toute l’Europe étaient sensibles à la question messianique. Nous trouvons la trace de
telles agitations dans le texte de Matthieu Paris :
« Multi judaerum de partibus transmarinis (outre-mer ou Syrie, Palestine), praecipue
autem de imperio (l’Empire byzantin), credentes, quid plebs Tartarorum et Cumanorum
essent de genere eorum, quos dominus in montibus Caspiis precibus magni Alexandri
quondam inclusif, convenerunt, etc., « mine venis tempus, quo libra mur, etc. Exierunt
namque fratres nostri, tribus scilicet Israel quondam incluse, ut subdant sibi et nobis
mundum universum sub anno 1241.29 »
30 Il est donc probable qu’à l’arrivée des Mongols en monde arabo-persan, dès 1222 30
jusqu’après 1257, un messianisme lié à l’action de ces conquérants ébranla le monde
juif.
31 Un des effets de cette croyance est le voyage en Terre sainte entrepris par le célèbre
kabbaliste Abraham Aboulafia31. Ce périple avait pour objectif la découverte des tribus
perdues, preuve que ce mouvement messianique était connu en Espagne, ce que laisse
suggérer la lettre de 1257.
32 Si nous retrouvons dans notre récit les thèmes messianiques classiques, un texte daté
de 1146 peut nous renseigner sur la structure du passage du texte se déroulant en
Allemagne. Nous en avons trouvé deux traductions complémentaires dont nous
proposons l’essentiel :
« Lorsque Edesse eut été prise, et que les Chrétiens eurent appris les victoires des Turcs dans
le pays de Juda et de la Syrie, le pape Eugène envoya des prêtres à tous les rois, à tous les
peuples, et leur fit dire : « Les enfants rentrent dans le sein de leur mère, et vous n’êtes point
émus ? » Alors le moine Bernard alla de pays en pays, de contrée en contrée, et prêcha sur la
misère et la servitude où se trouvaient plongés les incirconcis dans la terre de Canaan. Ce fut
alors que le deuil se mit dans la maison de Jacob ; ses genoux fléchirent, la pâleur se
manifesta sur son visage ; le prêtre Rodolphe vint en Allemagne pour marquer d’un fil rouge
en signe de croix ceux qui voulaient le suivre en Palestine ; il conçut de méchants projets
contre les juifs, et se dit à lui-même : « c’est le moment d’agir et de parler contre ce peuple
plein d’Espérance. » Ce prêtre parcourut donc tout le pays, et partout il séduisait les chiens
(chrétiens), en leur disant : « Vengez votre Dieu de ses ennemis ». Quand les juifs apprirent
cette nouvelle, le cœur leur manqua ; ils furent saisis d’angoisses, comme une femme en mal
d’enfant, ils élevèrent la voix vers Dieu et s’écrièrent :
« O Seigneur ! Tu veux donc nous répudier pour toujours ! L’affliction doit-elle venir coup sur
coup nous affliger sans relâche. ».32 »
Une autre traduction propose une version différente de la fin du texte :
« Le Seigneur eut pitié d’eux (les juifs). Il envoya vers ces vauriens (les croisés) saint
Bernard, de Clairvaux en France, qui leur dit : « Allons et montons vers Sion au tombeau de
notre sauveur. Mais gardez-vous de vous en prendre aux juifs ! Les toucher, c’est toucher la
prunelle de l’œil de Jésus, car ils sont ses os et sa chair (…) Si la miséricorde de Dieu n’avait
envoyé ce prêtre, il n’en serait pas resté un seul qui se fut échappé 33. »
33 En comparant les deux œuvres, nous constatons un retournement de situation
politique lié à la présence de l’armée des dix tribus perdues d’Israël dans la narration.
En effet, après le massacre des juiveries allemandes lors de la première croisade, les
104

juifs redoutaient que la seconde expédition ne se déroulât dans les mêmes conditions.
Or, si dans le texte de 1146 les communautés nourrissent de légitimes craintes, comme
le montrent les expressions « le cœur leur manquait », « ses genoux fléchirent », « la pâleur
du visage », au XIIIe siècle la situation est retournée et ce sont les souverains chrétiens
qui sont « en état de peur et tremblants » et qui soulèvent une armée « s’ils avaient à
l’affronter (« celui qui est caché »). ». Il nous semble donc que cette inversion soit un clair
rappel transposé de la situation de la deuxième croisade. En effet, dans la lettre, nous
retrouvons des éléments communs aux deux textes : les Allemands tentés par le
massacre des juifs ; l’intervention des prêtres en faveur des juifs, originellement
Bernard de Clairvaux ; la référence, aux juifs comme prunelle du Christ dans le texte du
XIIe siècle et comme œil du Christ dans celui du XIII e ; enfin, l’interdiction de tuer les
juifs d’Allemagne dans les deux cas, parce qu’ils sont la prunelle du Christ pour Bernard
et par peur des représailles de « celui qui est caché » dans le second cas, déplacement
d’une sanction au départ spirituel vers une sanction militaire.
34 Pour toutes ces raisons, l’influence de l’écrit de Rabbi Joseph ben Maïr dans la
composition de la lettre est indéniable.
35 Pour ce qui est de la partie espagnole du récit, il nous semble qu’elle s’inspire de
l’épisode de Sévérus, appelé aussi Zonaria ou Sérénus, datant du VIII e siècle 34 et
remanié par des chroniqueurs espagnols qui transposèrent tardivement l’évènement de
Syrie en Espagne35. Selon les sources anciennes, Sévérus est un chrétien converti au
judaïsme qui dirigea une action politico-religieuse entre 722 et 723. La motivation de ce
dernier émanait de sa croyance d’être la réincarnation de Moïse, rassemblant ainsi
autour de lui des chrétiens, musulmans et des juifs jusqu’en Espagne. Finalement, il prit
les armes contre le calife Yazid ibn Abd-al-Malik qui dut l’exécuter. Selon les premières
chroniques espagnoles, Ambiza36, qui de 721 à 726 gouverna l’Espagne pour le calife
Yezid, aurait profité du départ de nombreux juifs pour faire main basse sur leurs biens
au profit du trésor impérial.
36 Toutefois, les chroniques plus tardives (XIIe et XIII e siècles) rapportent l’histoire d’un
faux Messie, du nom de Sérénus, qui se serait levé et aurait promis aux juifs de les
mener, par voie aérienne, à la terre promise. En attendant ce jour, il leur ordonna
d’abandonner tous leurs biens. Ceci fait, les juifs restèrent démunis et abandonnés à
leur propre sort. A partir de là, Ambiza confisqua les possessions des juifs au profit du
trésor. Par ailleurs, il convoqua Sérénus pour l’interroger sur ce mouvement 37.
37 Remarquons que l’histoire de Sérénus est relatée dans de nombreux manuscrits
jusqu’au XIVe siècle et dans de multiples langues, en arabe, en grec, en syriaque et en
latin38.
38 Cette tradition est donc bien connue dans le monde espagnol, qu’il soit juif ou chrétien
et le rédacteur du manuscrit s’est certainement servi de cet épisode pour conter
l’histoire des juifs d’Espagne. En même temps, nous avons souligné l’influence,
concernant le même passage relatif aux juifs d’Espagne, de la lettre byzantine en
rapport avec le mouvement messianique de 1096. Ces deux hypothèses ne se
contrarient pas car les points communs entre les deux récits sont nombreux : les
autorités chrétiennes/un chrétien apostat invitent les juifs à laisser leurs biens afin de
pouvoir partir pour la Terre promise ; un personnage, Sévérus-Sérénus dans un cas et
Elie dans l’autre, propose aux juifs de mettre fin à la diaspora ; Sévérus-Sérénus
représente Moïse et Elie, par le don du bâton, élit un nouveau Moïse ; le mouvement
messianique touche aussi bien les juifs que les chrétiens (Sévérus-Sérénus est d’origine
105

chrétienne) et il se répand à travers le monde juif. Les communautés sont alors agitées
d’une ferveur messianique.
39 L’auteur de ce manuscrit contenant l’histoire du Lo‘ez, s’il connaissait ces deux
traditions, s’en est servi pour la composition de son texte s’assurant ainsi de toucher à
la fois les mondes séfarades et romaniotes.
40 En même temps, nous pouvons nous interroger sur l’historicité d’un tel texte. Comme
nous l’avons souligné, les Mongols sont très tôt assimilés aux dix tribus perdues
d’Israël. Toutefois, on peut se demander si cet épisode, recueillant plusieurs traditions,
ne s’est pas constitué autour d’une lettre envoyée par le Khan qui incitait les juifs à la
révolte, préparant ainsi sa conquête du monde occidental.
41 En effet, il est reconnu que les tribus pachtounes se pensaient comme les dix tribus
perdues39. Dans la traduction de l’un des premiers récits de la généalogie pachtoune, les
ancêtres apicaux remontent à Adam et le récit explique le départ de ces juifs dans le
monde centre asiatique comme la conséquence de l’Exil40. En même temps, des
communautés juives sont présentes en terre afghane. Déjà Benjamin de Tudèle relève la
présence de 80 000 juifs :
« De là (Hamadan) il faut quatre jours pour se rendre au Tabaristan, qui est situé sur la
rivière de Gozan. Quelques 4 000 juifs vivent là. De là il faut sept jours pour se rendre à
Ispahan, la grande cité et la résidence royale. Elle fait douze milles de circonférence et à peu
près 15 000 Israélites vivent là... à Ghaznah la grande cité sur la rivière Gozan 41, où se
trouvent 80 000 Israélites... Samarkand... où vivent 50 000 Israélites, et R. Obadiah le Nasi est
leur responsable42 »
42 Si le chiffre paraît fantaisiste, les découvertes archéologiques d’un cimetière juif
prouvent la présence d’une communauté juive importante sur la colline de Kush-Kaka à
l’Ouest de Jam-Rud au nord de l’Afghanistan43.
43 Benjamin précise :
« Il faut 28 jours pour arriver aux montagnes de Nishapur par la rivière Gozan. Et il y a des
hommes d’Israël dans le pays de Perse qui disent que dans les montagnes de Nishapur quatre
des tribus d’Israël y habitent, à savoir, la tribu de Dan, la tribu de Zebulun, la tribu d’Asher,
et la tribu de Naphtali, qui appartenaient à la première captivité de Shalmaneser, roi
d’Assyrie, comme il est écrit (2 Rois, 18 : 2)... L’étendu de leur pays est de vingt jours de
voyage, et ils ont des cités et de grands villages dans les montagnes ; la rivière Gozan forme
la frontière d’un côté… ils ont un prince à eux dont le nom est Joseph Amarkala le Lévite. Il y
a des savants parmi eux. Et ils sèment et moissonnent et font la guerre aussi loin qu’au pays
de Cush par la voie du désert. »
44 Il semble donc que la légende associant Afghans et tribus perdues d’Israël soit bien
présente dans le monde juif.
45 La présence de juifs dans ces contrées ne pouvant être mise en cause, il semble que les
coutumes des peuplades d’Afghanistan aient favorisé une telle assimilation.
46 Par exemple, le symbole de l’unité pachtoune est le mont nommé « trône de Salomon »,
où sont enterrés les deux ancêtres fondateurs de la dynastie pachtoune, car Salomon y
aurait posé son trône à son sommet44.
47 Il est difficile de savoir si les Pachtounes revendiquaient leur judaïsme. Toutefois, le
passage de Benjamin de Tudèle, les histoires officielles de la dynastie pachtoune et la
légende du trône de Salomon, laissent entendre une forte conscience tribale pachtoune
dont la cohésion se fonde sur l’idée même d’appartenance au judaïsme, une croyance
unissant les diverses tribus45.
106

48 Les pachtounes faisant partie de l’armée mongole, nul doute que le Khan connaissait ce
particularisme et qu’il s’en servit en envoyant une lettre annonçant l’arrivée des dix
tribus aux différentes communautés du monde juif afin de trouver des alliés lors de ses
différentes conquêtes.
49 Notre texte se fonderait alors sur une lettre qui a réellement existé et qui, largement
diffusée, provoqua le trouble dans l’ensemble du monde juif dès 1222.
50 En conclusion, nous pouvons dégager plusieurs éléments significatifs de cette lettre.
Tout d’abord, même si la graphie du rédacteur est italienne, l’emploi du terme français
« marquis » directement retranscrit en hébreu laisse penser que l’auteur, qui dicta peut
être son texte, était originaire de la Morée franque. Dans ce cas, la place que joue cette
région de l’Empire comme carrefour des cultures aussi bien romaniote qu’Ashkénaze,
Provençale ou Sépharade46 semble être particulièrement importante tout au long du
XIIIe siècle : le Péloponnèse étant le lieu du principal mouvement messianique de cette
époque, messianisme composé des diverses cultures juives en pays chrétiens où la
tradition judéo-islamique semble absente.
51 Dans la lettre, le personnage du Lo ’ez est double : il est en dehors du judaïsme, même
s’il se pare des attributs du prophète Elie à Andravida ; il annonce la fin prochaine de
l’Exil tout en demeurant spectateur des mouvements messianiques en Espagne. D’un
autre côté, les dix tribus d’Israël sont clairement assimilables aux Mongols : « celui qui
est caché » écrit en hébreu un manuscrit portant les dix sceaux des dix tribus ; ils
inspirent la crainte aux souverains d’Occident et décident de vivre hors de la ville, à la
façon nomade, lors de leur rencontre avec le roi d’Espagne.
52 Enfin, ce texte pose la question du messianisme juif et de son importance au XIII e siècle
dans l’Europe chrétienne aussi bien orientale qu’occidentale. En 1241 en Angleterre,
l’œuvre de Matthieu Paris se fait l’écho du messianisme venu des juifs de Terre sainte
annonçant l’arrivée des Tartares, les tribus perdues d’Israël. Il semble alors que toutes
les communautés juives d’Europe aient interprété cette information en y mêlant des
éléments eschatologiques antérieurs qui leurs sont propres, tout en s’enrichissant des
apports des traditions juives de différents cultures étrangères. Or, les communautés de
France, d’Allemagne, d’Espagne, de Byzance, mais également de Sicile, et peut être de
Hongrie et d’Italie, vécurent cette agitation qu’il nous est difficile d’évaluer
historiquement. Il apparaît donc que notre texte tente de synthétiser les différentes
traditions engendrées par ce mouvement apocalyptique en leur proposant un sens :
dans l’affirmation que des envoyés officiels du roi Mongol annoncent aux rois chrétiens
et à toutes les communautés de la terre chrétienne la libération de Jérusalem, le texte,
se basant sur un écrit historique, se pose suffisamment emprunt de différentes cultures
juives pour proposer une portée universelle en unissant les différentes traditions.
53 Toutefois, la question de cette agitation messianique, dont l’épicentre est byzantin, n’a
pas été étudiée, à notre connaissance, dans l’ensemble du monde juif par les historiens
du judaïsme : il serait intéressant d’évaluer, de manière systématique, l’impact de ce
mouvement dans les communautés juives européennes aux XIIIe et XIV e siècles. Enfin,
on peut se poser la question de l’historicité de ces événements. Plus particulièrement,
peut-on penser que le Khan mongol, connaissant aussi bien les traditions pachtounes
que juives, ait envoyé des émissaires pour annoncer aux juifs qu’il est « celui qui est
caché » ? Cette hypothèse n’est pas si improbable car il est possible que le souverain se
soit servi des traditions apocalyptiques juives pour déstabiliser les pays qu’il souhaitait
conquérir en tentant de gagner à sa cause les communautés juives. Cependant, cette
107

question demeure et une étude plus systématique sur les relations entre judaïsmes
d’Asie centrale, occidentale et orientale d’une part, et l’Empire mongol d’autre part,
reste à réaliser.

NOTES
1. Cf. Starr J., Romania, The Jewries of the Levant after the Fourth Crusade, Paris, 1949 ; Bowman S., The
Jews of Byzantium (1204-1453), University Alabama Press, 1985 et les articles de David Jacoby et
Nicolas de Lange.
2. Pour une bibliographie des études sur ce récit, cf. notes 7 et 21.
3. Sur ce sujet, cf. Gardette Ph., Recherches sur les romaniotes au temps des Paléologues, Toulouse-Le
Mirail, thèse de doctorat, 2003, passim.
4. Dans le Targurn, la paraphrase araméenne de la Bible, Constantinople hérite des attributs
négatifs liés à Rome, à savoir toute la tradition se référant à la Rome païenne, symbole du mal et
de la puissance temporelle, voire satanique. Plus particulièrement un commentaire du
psaume 108 verset 11 insiste sur l’identification entre Rome, héritière d’Edom, et Constantinople.
A partir de ce moment, l’idée que la cité impériale devient le symbole de l’ennemi du judaïsme et
cette assimilation expliquent pourquoi la ville devient le lieu privilégié où se déroule le drame de
la fin des temps. Sur cette question, cf. Baer Y., « L’atmosphère messianique en Espagne à
l’époque de l’expulsion » (en hébreu), Zion V (1933), p. 74 et Ankori Z., « The Correspondence of
Tobias ben Moses the Karaite of Constantinople », Essays on Jewish Life and Thought, New York,
1959, p. 5 n. 13.
5. Cf. la communication, sans titre, de Mann J., dans Journal of American Oriental Society, 47 (1927),
p. 364 ; Krauss S., « Un nouveau texte pour l’histoire judéo-byzantine. », REJ 87 (1929), passim ;
Starr J., Jews in Byzantine Empire 641-1204, Athènes, 1939, doc IIc ; Baron S.W., A Social and Religious
History of the Jews, New York-Philadelphia, t. XVIII, 1957, p. 1-27 et Sharf A., « La Vision de Daniel
comme source pour l’histoire des juifs byzantins » (en hébreu), Bar-Ilan Annual 4-5 (1967),
p. 197-208. Cette œuvre, la Vision de Daniel, affirme que seule la victoire chrétienne est signe de la
fin des temps. Toutefois, l’apport de traditions juives extra-byzantines modifie la prophétie en
affirmant que seule la destruction réciproque des deux religions permettra l’arrivée des temps
messianiques.
6. Cf. note 4 pour les références bibliographiques.
7. Bowman S., « Messianic Excitement in the Peloponnesos », Hebrew Union College Annual, 52
(1981), p. 195-202 et Jews, p. 79-80.
8. Ce passage retrace les expériences étranges des envoyés en Sicile.
9. Cela ne signifie pas qu’il se rendait de Morée en Sicile mais qu’il était seulement juif byzantin
parlant une autre langue que nos envoyés.
10. Le terme peut être également traduit par galée.
11. Il parle aux responsables des communautés d’Andravida.
12. Identifié, au début de la lettre, comme Michael ben Samuel et son compagnon de voyage
Samuel ben... le nom étant perdu.
13. Michael ben Samuel.
14. Ce roi caché est, en fait, le khan des Mongols dans la tradition juive associant les dix tribus
aux Mongols.
108

15. A partir de là, la section concernant directement la Morée finit et l’histoire de la visite des
mois précédents de Lo‘ez en Espagne commence.
16. Le mot Hegemon signifie également gouverneur ou évêque.
17. Phrase sortant de la bouche de Lo ‘ez qui paraît hors contexte car elle ne peut être appliquée à
la Sicile, le début de la lettre indique de nombreuses manifestations messianiques survenues à
San Torbo et Catania.
18. Il s’agit d’une avant garde de l’armée.
19. Un honneur extraordinaire puisque les juifs, dans l’empire byzantin, ne pouvaient monter à
cheval et de manière exceptionnelle en Espagne. On retrouve l’idée que les juifs retrouvent ainsi
le statut qui leur est dû.
20. Ceux qui sont cachés.
21. Mann J., Texts & Studies in Jewish History and Literature, II, Philadelphia, 1935, rééd. New York,
1972, p. 34-44 ; Bowman S. « Messianic Excitement in the Peloponnesos », p. 195-202 et idem, Jews,
doc. 21 pour le texte et les commentaires. Le texte se termine ainsi.
22. Schatzmiller J., « Récits de voyage hébraïques au Moyen Age : Benjamin de Tudèle », dans
RégnierBohler D., Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre sainte, XII e-XVIe siècle,
Paris, 1997, p. 1311.
23. Cf. idem.
24. Cf. supra.
25. Cf. sur cette question, Nau F., « Deux épisodes de l’histoire juive sous Théodose II », REJ
83 (1927), p. 184-206.
26. Neubauer A., « Egyptian Fragment II (B). », JQR (a. s.) 9 (1896-1897), p. 26-29 ; Pargoire J.,
L’Eglise byzantine, Paris, 1923, p. 141 ; Mann J., « Messianic Movements in the Days of the First
Crusade. », Ha-Tekufâ 23 (1925) ; Nehama J., Histoire des Israélites de Salonique, t. 1, Salonique, 1935,
p. 74-85 ; Emmanuel I.-S, , Histoire des Israélites de Salonique, t. 1, Thonon, 1936, p. 31-32 ; Starr J.,
JBE, doc. 153 ; Sharf A., « An Unknown Messiah of 1096 and the Emperor Alexius », JJS 7 (1956),
p. 59-70.
27. Sharf, Byzantine Jewry from Justinian to the Fourth Crusade, New York, 1971, p. 124 et Emmanuel
I.-S., Histoire des Israélites de Salonique, idem.
28. Roth C., « Sur l’histoire des juifs à Chypre » (en hébreu), Sefer Zikaron le-Yitzhak ben Tzvi,
Jérusalem, 1954, p. 287-288 et Sharf, Byzantine Jewry, p. 125.
29. Matthieu Paris dans Aronius J., Regesten zur Geschichte der Juden im frankishen und deutshen
Reich bis zum Jahre 1273, Berlin, 1882-1902, p. 228 sq. soulignons que l’auteur fut le chroniqueur le
plus prolixe sur l’histoire des Mongols.
30. En effet, un moine du monastère de Marbach affirme, en 1222 : « Une chose que nous prenons
comme certaine, à savoir que le peuple juif a exalté dans une grande joie se félicite… pour qu’ils espèrent
que de ces évènements [l’invasion mongole] surgira leur libération prochaine. C’est pourquoi ils appellent
le roi de cette nation : le fils de David. ». cf. Baron S.W., A Social and Religious History of the Jews, t. XVIII,
p. 302.
31. Idel M., L’expérience mystique d’Abraham Aboulafia, Paris, 1989, p. 12-14.
32. Michaud D., Histoire des Croisades, 2e partie, t. 2, Paris, 1825, p. 600-601.
33. Rabbi Joseph ben Maïr dans Joseph ha-Cohen, La vallée des pleurs (XVI e siècle), Paris, 1881, p. 33.
34. Dagron G. et Deroché V., « Juifs et chrétiens dans l’Orient du VII e siècle », Travaux et Mémoires,
11 (1991), p. 43-45.
35. Cf. La chronique de Denys de Tell-Mahré, 4ème partie, trad. Chabot J.B., Paris, 1895, p. 25-27 et
Michel le Syrien, XI, 19, dans Chabot J.B., op. cit., vol. 2, p. 490.
36. Le ‘ Anbasa ibn Suhaim al-Kalbi historique.
37. Sur le développement ultérieur de cette légende, cf. Sharf, Byzantine Jewry, p. 78 n. 12 avec
bibliographie.
38. Ibid., p. 63.
109

39. Dorn B., History of Afghans, Karachi, t. 1, 1976 p. 5-26 et t. 2, p. 65-66.


40. De nombreux chercheurs du XIX e siècle ont tenté de prouver l’origine sémite de Pachtounes.
Cf. ibid. p. 65 citant l’Histoire générale des voyages, t. X, p. 117 : « Bernier fit de grandes recherches, à la
recherche du célèbre Thevenot, pour découvrir s’il n’y avait pas de juifs dans ces montagnes [pachtounes],
comme les missionnaires nous ont appris qu’il s’en trouve en Chine… il ne laissa point d’y remarquer
plusieurs traces de judaïsme… elles [les traces du judaïsme] sont curieuses... tous les habitants qu’il
[Bernier] vit dans les premiers villages lui semblèrent Juifs à leur port, à leur aire ; enfin, dit-il, à ce je ne
sais quoi de particulier qui nous fait souvent distinguer les nations. » Cette démarche s’est relevée, bien
entendu, vaine.
41. La capitale pachtoune de l’époque.
42. Benjamin de Tudèle dans Adler E.-N., Jewish Travelers in the Middle Ages, New York, 1987, p. 53.
43. Herberg a découvert plusieurs pierres tombales rédigées en hébreu indiquant le cimetière
d’une importante communauté juive aux alentours de Ghor de 1149 à 1215. Allchin F.R. et
Hammond N., The Archaeology of Afghanistan. From Earliest Times to the Timurid Period, London-New
York-San Francisco, 1978 et Herberg W. « Topographische Feldarbeiten in Ghor. Bericht über
Forschungsarbeiten zum Problem Jam-Feroz Koh », Afghanistan Journal 3 (1976), p. 57-69.
44. Dupré, Afghanistan, New Jersey, 1980, p. 340 et Dessart L., Les Pachtounes : économie et culture
d’une aristocratie guerrière, Paris, 2001, p. 35-37 et 40-41.
45. Je remercie Laurent Dessart pour ses conseils et son orientation bibliographique ; concernant
ce sujet, ibid., p. 21, 38, 98-121 et 432.
46. Le rôle de l’enclave catalane en terre byzantine comme passerelle entre le monde
méditerranéen occidental et oriental est, à notre avis, sous évalué et mériterait une étude
complète.

AUTEUR
PHILIPPE GARDETTE
Université de Toulouse-Le Mirail.
110

Jean, archevêque de Trani et de


Siponto, syncelle impérial
Jean-Marie Martin

1 L’un des éléments les plus connus de la controverse entre les Églises de Constantinople
et de Rome, qui devait aboutir au schisme de 1054, est une lettre conservée d’une part
dans sa version grecque1 et d’autre part dans une traduction latine attribuée au
cardinal Humbert de Silva Candida2. Le texte grec (comme aussi un manuscrit latin3)
désigne comme auteur de la lettre Léon, archevêque de Bulgarie, et lui assigne comme
destinataire un « évêque de Rome » (c’est-à-dire de rite latin) et, à travers lui, tous les
prélats du monde « franc » et le pape ; la traduction latine en attribue la paternité à la
fois au patriarche Michel Cérulaire et à Léon, archevêque d’Ochrid, métropole des
Bulgares ; l’adresse y est plus précise : elle est destinée à Jean, évêque de Trani 4. C’est à
Trani que le cardinal Humbert l’aurait vue et traduite, avant de porter sa traduction au
pape Léon IX et de répondre à ses accusations sous la forme d’un dialogue entre un
Romanus et un Constantinopolitanus5. Telle est, en tout cas, la version des faits donnée par
la Vie de Léon IX rédigée par le pseudo-Wibert 6. Il est possible que les copistes grecs
aient volontairement laissé dans l’anonymat le destinataire, dont le nom était oublié,
ou encore dont on savait que le pontificat s’était mal terminé.
2 L’auteur de la lettre, Léon, ancien chartophylax de Sainte-Sophie, est devenu archevêque
autocéphale d’Ochrid après 10257. Il l’a écrite avec l’accord du patriarche Michel, qui a
même pu ajouter son propre nom à celui de Léon pour manifester son accord 8.
3 Les deux versions ne présentent pas de divergences de fond. La lettre porte, comme
l’indique le titre grec (péri tôn azymôn kai tôn sabbatôn) sur deux points principaux : elle
condamne l’usage latin des azymes pour l’Eucharistie et l’habitude occidentale,
d’origine romaine, de jeûner le samedi en carême, alors que la majorité des Orientaux
ne jeûnent que cinq jours par semaine et ont, pour cette raison, ajouté, au VIIe siècle,
une semaine supplémentaire au carême9. Ces pratiques, considérées comme
judaïsantes, sont condamnées à l’aide d’arguments scripturaires. Mais, accessoirement,
il est aussi reproché aux Occidentaux de manger de la viande qui n’a pas été saignée (ce
qu’interdit Lv XVII, 14) et de ne pas chanter Alleluia le samedi. Ces attitudes
condamnables font des Occidentaux des gens qui ne sont vraiment ni juifs, ni chrétiens,
111

mais des espèces de léopards, dont le poil n’est ni blanc, ni noir. Si la réalité des
divergences entre Grecs et Latins sur ces points n’est pas douteuse, leur utilisation
polémique est au contraire nouvelle.
4 Notre but n’est pas de reprendre les arguments des uns et des autres, mais d’évoquer le
personnage auquel, d’après la traduction latine et selon toute vraisemblance, la lettre a
été écrite. Jean, évêque de Trani, a en réalité une titulature plus riche, fournie d’une
manière concordante d’une part par le récit des Translations des reliques de saint
Leucius10 dont il a sans doute commandé la rédaction, d’autre part par son épitaphe,
démontée à l’époque de l’archevêque Davanzati (1717-1775) et, semble-t-il, perdue
depuis, mais dont on possède une copie due à l’archidiacre Tommaso Perna 11 : « Ioannes
archiepiscopus Tranensis, Sipontinensis, Garganensis Ecclesiae atque imperialis synkellus » (le
texte des Translations le qualifie de pontiftcalis et augustalis synkellus). On sait encore par
l’Anonyme de Bari que le duc Argyros l’a envoyé en mission à Constantinople en 1053 12 ;
une lettre adressée par Michel Cérulaire au patriarche d’Antioche Pierre dans la
première moitié de l’année 105413 atteste de sa récente présence à Constantinople ;
enfin Pierre Damien nous apprend qu’il a été déposé14. Ces quelques notices ont poussé
Ughelli15 à dédoubler le personnage pour en faire deux archevêques homonymes et
successifs de Trani, le premier, syncelle et promoteur de la translation de saint Leucius,
le second, « longe moribus diversus a loanne superiore », réceptionnaire de la lettre
« blasphématoire et mensongère » de Léon d’Ochrid et déposé par le pape.
5 En réalité, son titre de syncelle est sans doute lié à son rôle dans la crise, et il faut
évidemment rendre au personnage son unicité.
6 On ne peut dater le début de son pontificat : on ne connaît pas d’autre nom
d’archevêques de Trani depuis les environs de l’an mil16 ; quant à Siponto, le siège a été
promu archevêché par le pape Benoît VIII (1012-1024) qui y a consacré un archevêque
Léon.
7 Dans la Pouille byzantine, dont la population est (sauf à l’extrême sud-est) de droit
lombard, de langue et de rite latins et qui a perdu une bonne partie de ses évêchés
antiques lors de la crise des VIe-VIIe siècles, on assiste alors à la naissance de nouveaux
évêchés et de nouvelles provinces, mais de façon cahotique : en effet Rome connaît très
mal la géographie humaine de la région ; en outre le titre archiépiscopal n’y a pas la
même valeur pour les autorités impériales, qui le concèdent à certains évêques comme
un simple honneur, et pour les autorités ecclésiastiques occidentales, pour qui un
archevêque ne peut être que métropolitain. D’où une évolution étrange.
8 C’est en 953 que le prélat de Bari commence à porter le titre archiépiscopal (alors que
Rome n’a encore créé aucune métropole dans le Midi) ; il se dit en outre archevêque de
Bari et Canosa, reprenant ainsi le titre d’un siège autrefois prestigieux, mais vacant
depuis le IXe siècle. Au tournant des Xe et XIe siècles, Chrysostome (évidemment un
Latin, en dépit de son nom) se dit archevêque de Bari et de Trani, puis de Trani et de
Ruvo : c’est alors, semble-t-il, que l’archevêché primitif se scinde en deux au profit de
Trani. Un peu plus tôt, Brindisi avait bénéficié d’un semblable partage 17. Le résultat de
ces initiatives désordonnées n’est pas brillant : en mai 1063, Alexandre II confirme à
Bisantius de Trani et à André de Bari leurs droits métropolitains, respectivement sur
onze et dix-sept sièges, dont six figurent à la fois sur les deux listes 18. On en déduit
notamment qu’à l’époque de Jean l’évêque de Trani (ainsi qualifié par la traduction de
Pierre Damien) n’est qu’à la tête d’une métropole peut-être encore virtuelle, en tout cas
aux contours indécis.
112

9 Jean est aussi archevêque de Siponto, véritable métropole (qui n’acquiert toutefois
qu’un unique suffragant) créée par le pape Benoît VIII, peut-être en 1022. Cette
métropole officielle, mais singulière, a un siège double, Siponto et « le Gargano », c’est-
à-dire le sanctuaire rupestre de Monte Sant’Angelo19. Elle semble – sans doute à cause
de la présence de ce sanctuaire majeur – revêtir aux yeux du pape une importance
particulière : elle est de fondation romaine et les prélats qui l’occupent après Jean,
apparemment nommés à l’initiative du pape, sont souvent des moines, parfois d’origine
lointaine20. C’est peut-être l’occupation normande de l’arrière-pays (sur laquelle on va
revenir) qui a poussé à l’union temporaire des deux sièges maritimes de Trani et
Siponto sous l’autorité de Jean, union dont on ignore l’initiateur.
10 Mais c’est évidemment aux autorités impériales que Jean doit sa dignité de syncelle 21 :
ce terme, qui définit une charge du patriarcat, désigne également, pendant une bonne
partie du XIe siècle (à partir de 1029), une dignité accordée à quelques métropolites. On
ne sait pourquoi Jean l’a reçue. On peut supposer que c’est pour récompenser sa fidélité
politique à l’Empire à l’époque où les Normands (honnis par l’ensemble des plus hautes
autorités, basileus, empereur germanique et pape) accélèrent leurs conquêtes dans le
Midi, et particulièrement en Pouille. Trani semble enclavée dans les territoires
contrôlés par le comte normand Pierre qui, vers 1044, a fortifié les villes voisines
d’Andria, Corato, Bisceglie et Barletta22. La situation de Siponto n’est guère meilleure :
dans le nord du Gargano, Lésina est occupée en 1047 par le comte Gautier 23, Devia l’est
en 1053 par le comte Robert24. Ajoutons que Jean de Trani a été envoyé en mission
officielle à Constantinople par Argyros.
11 Il n’est pas le seul prélat apulien à avoir reçu la dignité de syncelle : à une époque
voisine, l’archevêque Nicolas de Bari a été honoré du titre de protosyncelle. Deux
archevêques de Trani, Bisantius à la fin du XIe siècle et Hubald dans les années 1130,
s’en sont encore parés25 ; mais nous pensons qu’ils n’ont fait que reprendre, à l’époque
normande, une dignité prestigieuse, mais désormais sans valeur (et en outre sortie de
l’usage), qu’ils estimaient peut-être attachée à leur siège depuis le pontificat de Jean.
12 Jean est un archevêque latin : quel que soit, pour la nomination des prélats les plus
importants de l’ancien thème de Langobardie, le rôle précis des autorités impériales,
des forces locales et, bientôt, du pape, les sièges épiscopaux y sont occupés, sans
exception, par des prélats latins. La latinité de Jean de Trani est au demeurant
confirmée par la lettre qui, évoquant les Latins, utilise parfois la seconde personne du
pluriel : Jean est donc compté au nombre des prélats latins (ce que traduit l’adresse
indiquée par les manuscrits grecs). L’idée que le siège de Trani serait grec précisément
parce que l’archevêque est le destinataire d’une lettre condamnant les usages latins – et
a reçu une dignité byzantine – ne peut tenir. On ne peut même pas prétendre, comme
l’a fait Jules Gay26, que l’achevêque de Trani, rival de celui de Bari (ce qui n’est pas
faux), représenterait le parti impérial contre un parti autonomiste : on a vu que Nicolas
de Bari avait été nommé protosyncelle.
13 D’une façon générale, le clergé latin de Pouille semble fidèle à l’Empire et dévoué aux
empereurs, ce qui n’est pas étonnant à une époque où la chrétienté n’est pas encore
divisée, où l’empire ne fait rien pour helléniser les évêchés latins, mais intervient dans
la nomination des évêques, où enfin le thème de la libertas Ecclesiae commence tout
juste à naître à Rome. Certes, Romuald de Bari a été exilé à Constantinople juste après
son élection27 ; Bisantius de Bari, qualifié de « terribilis et sine metu contra omnes Graecos »
(c’est-à-dire, sans doute, ferme à l’égard des abus des hauts fonctionnaires), utilise un
113

sceau grec28 ; mais Nicolas de Bari, on l’a vu, a été nommé protosyncelle ; Ange de Troia
et Étienne d’Acerenza sont tués dans l’armée impériale en 1041 29. On voit que la
majorité des prélats latins (encore peu nombreux) du catépanat d’Italie entretiennent
des rapports corrects ou excellents avec les autorités impériales qui, dans une tradition
qui est encore commune à l’Orient et à l’Occident, ne se désintéressent pas de leur
élection.
14 Il est, en tout cas, tout à fait normal que, pour adresser ses reproches liturgiques et
disciplinaires à l’ensemble de l’Église latine, le patriarche et son représentant aient
choisi le titulaire d’un siège latin géographiquement proche et situé sur le territoire
impérial.
15 Les rapports de Jean de Trani avec les différents représentants de l’autorité impériale
sont moins faciles à saisir. Le territoire impérial en Italie est en train de se réduire
rapidement du fait des anarchiques conquêtes opérées par les chefs normands à partir
de Melfi, depuis 1041 ; l’anarchie est particulièrement forte au lendemain de
l’assassinat du duc normand Onfroi, chef suprême théorique des conquérants, en 1051 30
(la lettre de Léon à Jean est datée par Grumel et Darrouzès de la fin de 1052 ou du
début de 1053).
16 C’est encore en 1051 que les autorités impériales ont envoyé à la tête des thèmes
italiens Argyros, fils de Mel qui avait, le premier, appelé des Normands en Pouille.
Argyros a lui-même commencé sa carrière politique sous les traits d’un rebelle : entré
de force à Bari à la suite d’un soulèvement en 1040, il y introduit deux ans plus tard des
Normands qui lui donnent le titre de « duc et prince d’Italie » ; c’est contre lui qu’on
envoie Maniakès. Les rôles finissent par s’inverser : Argyros, revenu à la fidélité
impériale, passe plusieurs années à Constantinople avant d’être à son tour chargé de
récupérer l’ensemble des provinces italiennes, qu’il gouverne de 1051 à 1058 31. Il porte
alors le titre (exprimé dans plusieurs actes) de « doux Italias, Kalabrias, Sikélias kai
Paphlagonias ». Le grade de doux, pratiquement équivalent à celui de catépan, a
l’avantage d’être compris, avec des sens voisins, par les Latins et par les Grecs. Le
territoire qu’il est censé administrer recouvre le catépanat d’Italie (Pouille et
Basilicate), le thème de Calabre, virtuellement la Sicile partiellement et provisoirement
reconquise par Maniakès ; quant à la Paphlagonie, on suppose qu’Argyros est censé la
gouverner – et l’a peut-être réellement fait – avant d’être appelé en Italie dans
l’urgence : il est l’un des très rares Lombards de Pouille à avoir été intégré à
l’aristocratie impériale des commandants de province.
17 Sa fidélité à l’Empire ne lui fait pas trouver grâce auprès de Michel Cérulaire qui, dans
plusieurs lettres écrites entre juin et août 105432, l’accuse d’avoir intercepté une missive
qu’il avait envoyée au pape (s’emparant en même temps d’une somme que l’empereur
destinait à ce dernier) et d’avoir fabriqué une fausse réponse pontificale. Il semble
considérer que les légats romains qui l’ont excommunié (et qu’il décrit comme un
évêque d’Amalfi déposé, un évêque sans siège et le chancelier de l’Église romaine)
représentaient Argyros, et non le pape.
18 Or la falsification, selon la première lettre citée (à Pierre d’Antioche), lui aurait été
dévoilée par Jean de Trani, alors présent à Constantinople. Si l’on en croit le patriarche,
cet évêque latin, destinataire de la lettre condamnant les usages latins, aurait donc pris
ses distances avec les légats romains en 1054. On ne peut dire si le séjour de Jean à
Constantinople, attesté par le patriarche, est le même que celui qu’évoque l’Anonyme
de Bari, qui affirme qu’en 1053 (mais les dates fournies par cette source ne sont pas
114

toujours d’une extrême exactitude) Argyros envoya Jean à Constantinople pour le


représenter (« Argiro direxit ipso Episcopus Tranensis Constantinopoli messatico »). Que Jean
ait fait dans la capitale un séjour ou deux, en tout cas les motivations données par
l’Anonyme et par le patriarche sont incompatibles, ou dénotent de la part de Jean une
attitude extrêmement nuancée, notamment vis-à-vis d’Argyros. Il est enfin probable
que le séjour – ou les séjours – de Jean dans la capitale aient pour cause première le fait
d’avoir été le correspondant de Léon d’Ochrid et que c’est à Constantinople que Jean a
reçu la dignité de syncelle.
19 De l’action épiscopale de Jean, nous ne savons pratiquement rien. C’est sans doute lui
qui a fait rédiger le texte des Translations de saint Leucius, à la fin duquel il est demandé
à Dieu de se souvenir de lui. Le corps de ce saint, premier évêque de Brindisi, était
vénéré à Trani, sans doute depuis le VIIe siècle, dans un mausolée édifié sur le site
d’une église paléochrétienne et situé sous l’actuelle cathédrale ; à la fin du IXe siècle,
l’évêque Théodose d’Oria (lieu de repli du siège de Brindisi) fit transporter une partie
de ses reliques à Brindisi33. Il est donc probable que Jean de Trani a donné une nouvelle
impulsion au culte de ce saint, dont les reliques honoraient le diocèse de Trani et dont
Paul Diacre avait fait, au VIIIe siècle, un disciple de saint Pierre 34.
20 Dernier fait notable de la carrière et de la vie de Jean : sa déposition, qui n’est connue
que par une lettre de Pierre Damien. Ce dernier dit n’avoir jamais vu de bâton pastoral
plus riche et plus brillant que ceux des évêques d’Ascoli (Ascoli Satriano, prov. Foggia)
et de Trani (qu’il ne nomme pas, mais que l’on suppose être Jean) ; ces deux prélats,
ajoute-t-il, ont été déposés, l’un par le concile tenu en Pouille par Nicolas [II], l’autre
par un concile du Latran présidé par Alexandre [II] ; on leur reprochait apparemment
un luxe ostentatoire, évoquant évidemment la simonie que pourfendaient les
réformateurs, et qui pouvait être dû à des faveurs accordées par les autorités publiques,
les temporels des cathédrales apuliennes étant des plus modestes à cette époque 35.
21 Il a été montré36 que l’évêque d’Ascoli avait été déposé (avec celui de Montepeloso,
aujourd’hui Irsina, prov. Matera) par Nicolas II en 1059, celui de Trani par Alexandre II
en 1063 ; trois autres évêques de Capitanate, ceux de Lucera, Tertiveri et Biccari (prov.
Foggia), doivent abandonner leur charge en 106737. Ces dépositions – qui n’ont rien
d’extraordinaire dans le cadre de la réforme de l’Église occidentale initiée à Rome au
second quart du XIe siècle – suscitent quelques remarques. Elles ne touchent que le
nord de la Pouille et frappent – à l’exception de Jean de Trani – des évêques déjà passés
sous l’autorité politique normande ; mais cela est simplement dû au fait que la réforme
romaine n’arrive à maturité qu’à l’époque où les Normands occupent la majeure partie
de la région. Toutes ont pour cause la simonie, certaines aussi (mais apparemment pas
dans le cas de Jean) le nicolaïsme. Ajoutons que la déposition de Jean de Trani survient
dix ans après qu’il a reçu la lettre de Léon d’Ochrid ; il n’y a aucune raison d’attribuer à
son rôle passé de destinataire des griefs patriarcaux contre les usages latins la moindre
part dans cette déposition, qui entre dans une typologie interne à l’Église occidentale et
n’a pas le moindre rapport avec un schisme que personne ne pensait définitif et à la
préparation duquel il avait joué un rôle plutôt passif.
22 Avant sa déposition, il avait sans doute déjà été remplacé sur le siège de Siponto, ne
gardant que celui de Trani : en 1062 apparemment, l’archevêque de Siponto est un
certain Guisardus ; lui succède en 1063/64 le cassinésien d’origine germanique Gérard 38.
À Trani, le successeur de Jean est Bisantius, qui trouvera à sa cathédrale un nouveau
patron : Nicolas le Pèlerin, probablement le seul salos grec vénéré en Occident 39. Trani
115

se dote ainsi, dans les années 1090, d’un saint patron qui porte le même nom que celui
de Bari (dont le corps a été apporté de Myre en 1087).
23 Cela dit, la déposition de Jean de Trani symbolise la fin d’une époque : celle de l’entente
relativement bonne entre les Églises et, surtout, de l’acceptation par Rome de la
soumission des prélats à une puissance séculière.

NOTES
1. C. Will, Acta et scripta quae de controversiis Ecclesiae Graecae et Latinae saeculo undecimo composita
extant, Leipzig-Marburg, 1861, p. 56-60 = PG CXX, c. 836-844.
2. Will, Acta et scripta, cit., p. 61-64 = PL CXLIII, c. 929-932. Sur les manuscrits, voir A. Michel,
Humbert und Kerullarios, Paderborn, 1925-1930, 2 vol., p. 282-283.
3. Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople. I. Les actes des patriarches. II-III. Les regestes
de 715 à 1206, par V. Grumel, 2e éd. par J. Darrouzès, Paris, 1989, n° 862, p. 361-363.
4. Tranensi, et non Kannensi comme l’écrit l’éditeur de la PL.
5. PL CXLIII, c. 931-974. Voir C. Baronius, Annales ecclesiastici, XVII, Lucques, 1745, p. 80-83.
6. La Vie du pape Léon IX (Brunon, évêque de Toul), éd. M. Parisse, trad. M. Goullet, Paris, 1997 (Les
classiques de l’histoire de France au Moyen Age, 38), p. 107 (chap. 19).
7. Oxford Dictionary of Byzantium, sous la dir. d’A.P. Kazhdan, II, New York-Oxford, 1991, p. 1215.
8. Grumel-Darrouzès, Les regestes, loc. cit.
9. DACL, s.v. Carême.
10. F. Ughelli et N. Coleti, Italia sacra, VII, Venise, 1721, c. 892-894. AA. SS., Ian. I, p. 672-673.
11. A. Prologo, I primi tempi della città di Trani e l’origine probabile del nome della stessa, Giovinazzo,
1883, réimpr. anast. Bologne (Forni), 1983, p. 75 ; voir P. Sarnelli, Cronologia de’ vescovi et
arcivescovi Sipontini, Manfredonia, 1680, p. 143.
12. Anonymi Barensis Chronicon, éd. L.A. Muratori, Rerum Italicarum Scriptores, V, Milan, 1724, c.
607-645.
13. Grumel-Darrouzès, Les regestes, cit., n° 866 (éd. PG CXX, c. 781-796 = Will, Acta et scripta, cit.,
p. 172-184).
14. Die Briefe des Petrus Damiani, éd. K. Reindel, MGH, Die Briefe der deutschen Kaiserzeit, IV, ep. 97,
vol. III, p. 64-83 : p. 77 sq.
15. Ughelli et Coleti, Italia sacra, VII, cit., c. 891-894.
16. J.-M. Martin, La Pouille du VIe au XIIe siècle, Collection de l’École française de Rome, 179, Rome,
1993, p. 567.
17. Ibid., p. 567 sq.
18. P.F. Kehr, Regesta pontificum Romanorum. Italia pontificia, IX. Samnium – Apulia -Lucania, par W.
Holtzmann, Berlin, 1962, p. 291 n° 3 et p. 318 n° 4.
19. J.-M. Martin, « Le culte de saint Michel en Italie méridionale d’après les actes de la pratique
(VIe-XIIe siècles) », Culto e insediamenti micaelici nell’Italia meridionale fra tarda Antichità e Medioevo,
sous la dir. de C. Carletti et G. Otranto, Bari, 1994, p. 375-404 : p. 393-394.
20. Martin, La Pouille, cit., p. 592.
21. Voir V. Grumel, « Titulaires de métropolites byzantins. I. Les métropolites syncelles », Revue
des Études Byzantines, 1945, t. 3, p. 92-114.
116

22. Martin, La Pouille, cit., p. 731. J. Lefort et J.-M. Martin, « Le sigillion du catépan d’Italie
Eustathe Palatinos pour le juge Byzantios (décembre 1045) », Mélanges de l’École française de Rome.
Moyen Age. Temps modernes, 1986, t. 98, p. 525-542 : p. 533-534.
23. Ibid.
24. F. Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, Paris, 1907, 2 vol., réimpr.
New York, 1960 et 1969, I, p. 143.
25. V. von Falkenhausen, La dominazione bizantina nell’Italia méridionale dal IX all’XI secolo, Bari,
1978, p. 171-172.
26. J. Gay, L’Italie méridionale et l’empire byzantin depuis l’avènement de Basile I er jusqu’à la prise de Bari
par les Normands (867-1071), Paris, 1904 (BÉFAR, 90), p. 495-496.
27. Martin, La Pouille, cit., p. 583.
28. Ibid., p. 569 et n. 34.
29. Ibid., p. 625 ; sur Ange de Troia, voir ibid., p. 592. Ajoutons à cette petite liste le cas d’André de
Bari, difficilement élu en 1061 et parti pour Constantinople en 1066, sans doute après s’être
converti au judaïsme, peu de temps avant la prise de Bari par les Normands : ibid., p. 502.
30. Chalandon, Histoire, cit., I, p. 129.
31. Gay, L’Italie méridionale, cit., p. 455, 460-461, 469-470. Falkenhausen, La dominazione, cit., p. 204-
209. Martin, La Pouille, cit., p. 694 n. 1.
32. Grumel-Darrouzès, Les regestes, cit., n° 866, 869, 870.
33. Martin, La Pouille, cit., p. 222 et n. 365, p. 591.
34. Ibid., p. 129 n. 133.
35. Ibid., p. 597-599.
36. T. Schmidt, Alexander II. (1061-1073) und die römische Reformgruppe seiner Zeit, Päpste und
Papsttum, 11, Stuttgart, 1977, p. 187-195.
37. Martin, La Pouille, p. 594.
38. Kehr, Italiapotificia, IX, cit., p. 235 n° 12 et p. 236 n° 14.
39. Martin, La Pouille, cit., p. 620 n. 394.

AUTEUR
JEAN-MARIE MARTIN
CNRS (UMR 7572)-École française de Rome.
117

L’impératrice Théodora et Bughâ le


Turc dans une hagiographie
géorgienne du milieu du IXe siècle
Bernadette Martin-Hisard

1 Dans les années 853-854, sur l’ordre du calife al-Mutawwakil (847-861), le général turc
Bughâ conduisit une expédition dans la province d’Armîniya pour réduire la fronde de
plus en plus ouverte non seulement de groupes de dhimmî, mais encore de certains
émirs arabes1. Même si al-Balâdhurî put prétendre que Bughâ donna à l’Armîniya « une
paix complète, comme elle n’en avait jamais connu »2, les difficultés rencontrées firent
prendre conscience au pouvoir califal de la complexité d’une province, formée de
régions hétérogènes, trop particulières dans leurs structures sociales et leurs traditions
politiques pour que leurs habitants puissent se sentir à l’aise au sein de l’administration
abbasside, trop éloignées de la capitale pour que les tribus arabes qui commençaient à y
faire souche puissent être réellement surveillées3 ; dans les trente années qui suivirent
l’expédition de Bughâ, Bagdad mit en place des formes originales d’autonomie
contrôlée4.
2 Les divers épisodes qui jalonnèrent l’expédition de Bughâ sont connus par un bel
ensemble de sources, tant arabes qu’arméniennes et géorgiennes. Seules font défaut les
sources byzantines alors que, si l’on en croit un court texte hagiographique géorgien, la
Passion de Constantin, dont le héros fut exécuté en novembre 853 à Sâmarrâ,
l’impératrice Théodora ne serait pas restée indifférente aux événements 5.
3 D’après ce texte, Constantin était originaire de K’axeti, la région la plus orientale du
Kartli6. La renommée de ce riche personnage avait gagné l’Empire byzantin. Sa piété
était exemplaire, tout comme sa dévotion pour Jérusalem. Alors qu’il avait
atteint 85 ans, une grave persécution frappa les chrétiens du Kartli dont beaucoup
périrent au cours de grandes batailles. Arrêté comme meneur et détenu à Tbilisi,
Constantin comparut devant le tyran Bughâ qui, enorgueilli par ses succès, le fit
envoyer à Sâmarrâ au calife al-Mutawwakil. Constantin refusa de se convertir malgré
les tentatives du calife et de deux nobles arméniens apostats ; il fut exécuté le
10 novembre 853. La Passion se termine par le texte d’une lettre que Michel III, alors
118

mineur, et sa mère, l’impératrice Théodora, régente de 842 à 856, adressèrent aux


proches du défunt.
4 L’hagiographe anonyme, qui se présente comme un contemporain de Constantin,
semble avoir écrit cette Passion dans les années qui suivirent la mort du saint 7. Sans nier
l’existence de Constantin, Paul Peeters déniait toute valeur à la Passion, composée selon
lui au XIIe siècle par un fabulateur qui aurait ajouté à un tissu d’absurdités une lettre
que Théodora aurait sans doute écrite, mais pour un proche des martyrs d’Amorium,
exécutés à Sâmarrâ en 8488. On trouvera à la fin de cet article la traduction de la Passion
de Constantin, laquelle, dans les limites du genre hagiographique, ne contient selon nous
rien d’absurde et forme un tout cohérent et organique avec la lettre qui la clôt 9.
5 À l’exception d’un pèlerinage à Jérusalem, Constantin, né en 768, passa toute sa vie
dans sa patrie d’origine, le K’axeti, qui lui valut son surnom (§ 4), à l’époque où la
domination des Arabes au Kartli avait abouti, dans la première moitié du IX esiècle, à la
formation de l’émirat shu’aybide de Tbilisi/Tiflîs10. Pivot de la politique arabe, la ville
contrôlait le débouché méridional de la grande route centrale du Caucase qui
constituait, par les vallées du Terek et de l’Aragvi, l’une des voies d’invasion des
Khazars, à travers des régions que dominaient les Alains/Ossètes, voisins du puissant
État du Sarîr, ainsi que de nombreuses tribus caucasiennes, telles les Sanâriyy 11. Depuis
que les Arabes avaient établi, vers 757, un ribât dans la passe de Darial, sur le haut
Terek, une agitation croissante se manifestait dans les hautes vallées du Caucase, au
sud de Darial, chez ces Sanâriyya, tributaires silencieux des Arabes depuis un siècle. Ces
tribus, souvent appelées simplement les Montagnards, risquaient d’interrompre les
relations entre Tbilisi et Darial ; de plus, leurs mouvements stimulaient à l’est une
tendance à l’unification politique qui allait bientôt toucher tout le K’axeti, jusqu’au
Gardaban au sud12. Sous-tendue par les Sanâriyya, l’action combinée des K’axes et des
Gardabanéliens pouvait ainsi isoler Tbilisi des deux autres points-forts de la
domination arabe en Armîniya, Bardha‘a dans l’Arrân et Duin en Arménie.
6 Le surnom de Sâhib al-Armîniya que certaines sources arabes donnent au maître de
Tbilisi, Ishâq b. Ismâ’îl b. Shu’ayb, montre sa puissance. Il avait détenu légalement un
premier émirat dans la ville avant 826 ; le second émirat, commencé en 827 et qui lui
donnait autorité sur le Kartli Intérieur et le K’axeti, allait durer vingt-cinq ans 13 ; au-
delà, vers l’ouest, du moins si l’on en croit al-Ma‘sûdî, Ishâq faisait encore sentir son
autorité sur des régions qui, récemment encore, avaient relevé de la mouvance
byzantine : « Les Abkhazes et les Géorgiens payèrent tribut au gouverneur de la marche
de Tiflis depuis la conquête de cette ville par les Musulmans et leur établissement dans
ses murs.14 »
7 En Géorgie occidentale, sur le bord de la mer Noire, les Apxazes étaient organisés en un
royaume, constitué vers la fin du VIIIe siècle, à partir d’anciennes possessions dont
Byzance n’avait pu garder le contrôle direct15 ; le roi, à l’époque de Bughâ, s’appelait
Demet’re16. Bien que difficiles à apprécier, les rapports de ce royaume avec
Constantinople, l’ancienne puissance dominante, étaient réels. En 837 et en 842, les
Byzantins y avaient mené deux expéditions désastreuses dont les motivations restent
obscures, peut-être s’était-il agi d’aider les Apxazes contre l’expansion de l’émir de
Tbilisi17.
8 Par Géorgiens, al-Mas‘ûdî entend les habitants du K’lardzheti et de ses abords,
territoires voisins de la Chaldie byzantine et dont l’Empire s’était retiré au moment des
invasions arabes18. Dans les premières décennies du IXe siècle toutefois, le prince
119

bagratide Ashot’ avait réussi à rassembler ces régions et les Byzantins, affirmant et
préservant ainsi leurs droits anciens, avaient fait de lui un curopalate ; cela n’empêcha
pas la puissance de Tbilisi de se faire sentir sur Ashot’, puis sur ses trois fils, tous
mineurs à la mort de leur père en 826 : le futur curopalate Bagrat’ et ses frères
Adarnase et Guaram19.
9 Jusque vers 842-845, non parfois sans quelques réticences, Ishâq fut un allié fidèle du
calife ; il contribua à la répression de la longue révolte de Bâbak, en s’opposant
notamment en 835 aux armées de l’empereur Théophile parties soutenir Bâbak. Depuis
Tbilisi, l’émir avait construit une vraie politique caucasienne qu’atteste son mariage
avec la fille du maître du Sarîr et qui lui imposait une grande prudence, pour ne pas
dire plus, à l’égard des Sanâriyya dont l’agitation entre 803 et 806, en 809,
entre 824 et 832, n’avait pas laissé d’inquiéter.
10 Telle est la période au cours de laquelle vécut Constantin, en dhimmi apparemment
paisible et pieux, en dhimmi riche aussi, ce qui en dit long sur la prospérité que l’émirat
avait contribué à établir et que confirme le développement des constructions
monastiques dans le K’axeti. Le tableau que donne l’hagiographe d’un christianisme
florissant à Tbilisi et en K’axeti avant la venue de Bughâ n’est pas en désaccord avec ce
que disent d’autres sources20. Les Géorgiens n’avaient pas adopté l’iconoclasme qui
déchirait l’Empire et si rien ne confirme que Constantin était illustre jusque dans
l’Empire (§ 4), Théodora en revanche fut exaltée dans le K’axeti et plus largement dans
le monde géorgien pour avoir rétabli l’Orthodoxie. Les propos de l’hagiographe de
Constantin sur ce point (§ 4) se retrouvent chez l’hagiographe d’un autre saint
contemporain, également originaire de K’axeti21. Membre, peut-être même chef d’une
grande lignée, Constantin participait sans doute au discret mouvement de construction
politique du K’axeti que laisse deviner la première mention, au début du IX e siècle, d’un
mtavar de K’axeti, Grigol, allié des Sanâriyya et ennemi des Bagratides du K’lardzheti 22.
11 Vers 845, l’attitude d’Ishâq et ses liens avec les Sanâriyya commencèrent à inquiéter le
calife et obligèrent le gouverneur d’Armîniya à prendre les armes contre l’émir 23.
Quelques années plus tard, au début de l’année 853, Bughâ, arrivé sur le sol arménien,
convoqua à Duin Ishâq qui refusa de se déplacer. Le Turc en tira argument pour aller
assiéger Tbilisi ; il prit la ville, l’incendia le 5 août 853 et décapita l’émir 24. Bughâ
entreprit alors de faire sentir son autorité, à l’ouest, sur les régions qu’avait dominées
Ishâq. La Chronique du Kartli, écrite à la fin du XIe siècle, est une source précieuse sur les
événements qui se déroulèrent alors et qui virent les différents princes géorgiens
choisir leur camp : le curopalate Bagrat’ se fit l’allié de Bughâ, le roi Demet’re son
adversaire déterminé25. Le général arabe Zirak, épaulé par Bagrat’, battit Demet’re qui
avait tenté de devancer l’expansion de Bughâ dans le Kartli Intérieur ; le roi ne dut son
salut qu’à la fuite26. Le succès de Bughâ fut cependant gâché par la défaite de ses
armées, infligée non loin de Tbilisi, par les Gardabanéliens 27. Le général entreprit alors
une expédition vers le nord, à travers le territoire des Sanâriyya qui, chaleureusement
encouragés par Guaram, frère du curopalate, le mirent en déroute28. De ces
événements, l’historien arménien Thomas Artsruni n’a retenu que cette dernière
défaite, longuement racontée pour souligner l’humiliation et l’abattement du chef turc
et de ses troupes29. Bughâ partit alors hiverner à Bardha‘a où il fit force massacres et
déportations à Sâmarrâ. Il s’y trouvait encore au début du printemps 854 quand le calife
le remplaça par un autre gouverneur30.
120

12 Les sources arabes sont peu prolixes sur ces mêmes événements. Immédiatement après
la prise de Tiflîs et la mention d’un amân accordé aux belligérants vaincus, al-Tabarî
évoque un succès de Zirak dans le Gardman, entre Tiflîs et Bardha‘a, puis les actions
victorieuses de Bughâ dans le Arrân31 ; seul écho d’un affrontement avec les Sanâriyya,
la mention un peu plus loin dans les Annales, de l’exécution de leur chef à Sâmarrâ,
devant la porte du palais califal, en novembre-décembre 854 32. Al-Balâdhurî parle de la
réduction du Djurzân/Kartli par Bughâ et des nombreuses déportations opérées en
Armîniya parmi les révoltés33. Al-Ya‘qûbî, en revanche, confirme dans son Histoire la
défaite de Bughâ face aux Sanâriyya et évoque en outre les arrestations effectuées par
Bughâ ainsi que les réactions locales34 :
13 « Puis il marcha contre les Sanâriyya et guerroya contre eux. Mais ils le mirent en fuite
et en complète déroute et il s’éloigna, fuyant devant eux. Il poursuivit alors ceux à qui il
avait accordé l’amân et les captura. Un certain nombre d’entre eux s’enfuirent et
écrivirent aux Grecs, au souverain des Khazars et à celui des Saqâliba. Bughâ écrivit
cela à al-Mutawwakil qui fit choix pour gouverner le pays de Mohammed b. Khâlid b.
Yazîd b. Mazyad al-Shaybanî. Quand il arriva, les révoltés s’apaisèrent et il leur
renouvela l’amân. »
14 Les divers événements qui suivirent la prise de Tbilisi – victoire de Zirak sur les
Apxazes, défaite devant les Gardabanéliens, défaite de Bughâ devant les Sanâriyya, repli
à Bardha’a –, eurent lieu entre le 5 août 853 et le début de l’hivernage de la fin de cette
même année (novembre ? décembre ?) ; quant à la victoire des Sanâriyya, elle doit se
placer assez tôt dans l’automne 853 (septembre ? octobre ?) avant que l’approche de
l’hiver n’ait rendu impossible toute campagne dans le Caucase.
15 L’histoire de Constantin le K’axe constitue un épisode de l’expédition de Bughâ.
L’existence du personnage est confirmée par une inscription géorgienne de l’église de
Sion, à At’eni, dont voici la traduction35 :
« Au mois d’août, le 5, un samedi, chronicon 73, an 239, Bughâ incendia la ville de
Tbilisi, arrêta l’émir Sahak’ et le tua. Et, au même mois d’août, le 26, également un
samedi, Zirak’ arrêta K’axay et son fils Tarq’udzhi. »
Doublement datée en année géorgienne et en année hégire36, l’inscription enregistre
trois faits associés par son auteur et jugés dignes d’être gardés en mémoire : l’incendie
de Tbilisi, ancienne capitale politique du Kartli depuis le Ve siècle, la mort de son émir,
dont on a dit plus haut l’importance, et l’arrestation de K’axay, « le K’axe ». Chef de
famille, comme le souligne la mention de son fils, c’était à l’évidence un personnage
suffisamment important pour que son arrestation – et non pas le sort de Tbilisi ou celui
de l’émir –, ait été à l’origine de l’inscription, et ce bien loin du K’axeti. Ce K’axay est
sans aucun doute le Constantin de l’hagiographe37. Au moment de son arrestation, trois
semaines après l’élimination d’Ishâq, Bughâ était dans tout l’élan d’opérations qui ne
lui avaient encore apporté que des succès, qui ne s’étaient heurtées à aucune résistance
efficace et qui venaient peut-être même de balayer la contre-offensive des Apxazes, car
Zirak, le vainqueur de K’axay et de son fils, est aussi l’auteur de la victoire des Arabes
sur le roi des Apxazes. Or l’hagiographe (§ 8) place l’arrestation de Constantin après
l’évocation de nombreuses batailles meurtrières pour les chrétiens du Kartli ; elle a
donc logiquement accompagné les premières victoires de Bughâ et précédé sa grande
défaite face aux Sanâriyya ; elle a ainsi pu intervenir au moment de la défaite des
Apxazes ou juste après, ce qui explique le légitime orgueil prêté par l’hagiographe à
Bughâ ; en déclarant à Constantin que seule la fuite aurait pu le sauver (§ 10), Bughâ
faisait peut-être allusion à la salutaire retraite du roi Demet’re. Or l’église d’At’eni n’est
121

guère loin de la route du Dvaleti empruntée par Demet’re38 ; des échos de la bataille et
de son issue ont dû s’y faire entendre ; il n’est pas impossible que Constantin, s’il
participa à la bataille comme on le pense, ait trouvé son surnom dans l’émerveillement
local de voir agir loin de chez lui ce chef, « le K’axe ».
16 La prise de Tbilisi, l’élimination d’Ishâq, la déroute des Apxazes et l’arrestation d’un
illustre K’axe étaient des motifs légitimes de fierté pour Bughâ qui, en moins d’un mois,
venait de réaffirmer l’autorité du pouvoir central. Pour les chrétiens en revanche, ces
succès que l’hagiographe interprète comme une persécution (§ 8) pouvaient laisser
présager un tournant grave dans la vie locale ; car, à l’ombre de l’émirat de Tbilisi, le
monde géorgien avait fini par connaître un calme relatif que troublaient seulement la
venue ponctuelle de quelque gouverneur arabe et les rivalités des Géorgiens entre eux :
Bagratides contre K’axes, Apxazes contre Bagratides.
17 À la différence de l’émir de Tbilisi qui fut décapité, Constantin fut envoyé à Sâmarrâ
malgré son grand âge, dans l’espoir d’obtenir son retournement politique par le biais
d’une conversion à l’islam39, ce qui mesure indirectement l’importance du « K’axe »,
lequel fut finalement décapité le 10 novembre, moins de trois mois après son
arrestation. À cette date, Bughâ avait probablement été vaincu par les Sanâriyya ou
n’allait pas tarder à l’être.
18 Paul Peeters qui consent à admettre que l’hagiographe de la Passion de Constantin
connaît plutôt bien le contexte historique définit comme une lettre de condoléances,
litteras consolatorias40, la lettre de Théodora sur laquelle s’achève la Passion et refuse
d’admettre qu’elle ait pu être adressée à la famille de Constantin ; pour lui, Théodora ne
saurait avoir adressé des condoléances aux proches d’un martyr qui avait combattu
Bughâ, puisque Constantinople, hostile depuis Théophile à l’émir de Tbilisi, appuyait les
Bagratides ibères et que Bagrat’ avait soutenu Bughâ. K’axes et Bagratides, donc K’axes
et Théodora, ne pouvaient être qu’adversaires. L’hagiographe aurait donc utilisé une
lettre écrite par Théodora pour d’autres destinataires41.
19 Mais, en vérité, le problème semble mal posé par Paul Peeters. Constantinople était
certes le soutien des Bagratides et le fils du curopalate Ashot’, Bagrat’, avait bien
appuyé Bughâ aux lendemains de la prise de Tbilisi, participant ainsi à la défaite du roi
des Apxazes. Mais il l’avait fait, selon nous, moins par conviction politique que par
intérêt personnel : empêcher l’Apxaze de profiter de la défaite de l’émir pour prendre,
avant Bughâ, le contrôle du Kartli Intérieur, également convoité par lui42. Les Apxazes
écartés, Bagrat’ n’avait aucune raison de continuer à soutenir l’action de Bughâ, surtout
après la défaite que lui infligèrent les Sanâriyya. On a vu plus haut que le jeune frère de
Bagrat’, Guaram, avait lui-même incité les Sanâriyya à résister. Or les deux frères,
auxquels on peut ajouter leur aîné, Adarnase, s’entendaient apparemment fort bien ;
l’auteur de la Vie de Grigol de Xancta le souligne lorsqu’il parle « du royaume des trois
souverains frères <qui> s’agrandit. Car avec l’aide de Dieu, ils conquirent par leur épée
de nombreuses régions et chassèrent les fils d’Agar » 43. Ceci ne fut possible qu’après le
départ de Bughâ, quand se déployèrent les guerres victorieuses de Guaram contre les
Saracènes tandis que des liens matrimoniaux commençaient à se tisser entre Bagratides
et Apxazes et que Constantinople se rapprochait de ces derniers 44. On n’entend plus
parler alors, et pour longtemps, d’alliance ou de collusion entre les Bagratides ibères et
les Arabes. On est donc en droit de penser que la défaite de Bughâ devant les Sanâriyya,
première grande défaite d’une armée califale dans le monde géorgien, a modifié la ligne
politique des Bagratides et, avec elle, celle de Constantinople. C’est bien ce que suggère
122

le contenu de la lettre de Théodora qui fut écrite après la déroute de Bughâ dans le
Caucase45.
20 Contrairement à ce que dit Paul Peeters, son contenu ne peut être réduit à celui d’une
lettre de condoléances46, ni même à une incitation à mettre par écrit les hauts faits, du
glorieux défunt47. Cela n’est que le préliminaire à un double appel de Théodora.
21 Appel tout d’abord à un rapprochement politique, ou plus exactement à la
reconnaissance par les K’axes de l’autorité de l’Empire et au rejet du pacte de dhimma. Il
suffit de lire la lettre pour y reconnaître les termes les plus caractéristiques de
l’idéologie byzantine (§ 26) : les K’axes doivent, au nom de la religion, reconnaître
l’autorité des empereurs de Constantinople, couronnés de Dieu, se prosterner devant
eux, se soumettre à eux ; ainsi bénéficieront-ils de leur protection et de leurs honneurs.
22 Cet appel n’est pas pure rhétorique, car du terrain politique il s’étend au terrain
militaire, en liant dans un même mouvement K’axes et Bagratides ; ici encore il suffit de
lire (§ 27) : « Ce n’est pas seulement à vous que nous disons cela, mais à tous les
Kartvéliens qui sont de notre côté... Dressez-vous encore, faites étinceler vos armes, ne
les laissez pas s’installer chez vous. »« Les Kartvéliens qui sont de notre côté » ne
peuvent être que les Bagratides. Ainsi, on le voit, il s’agit en fait d’un appel à une
révolte générale de toute la Géorgie orientale contre le pouvoir arabe à l’heure où il n’y
a plus d’émirat à Tbilisi et où l’élan de Bughâ, vaincu, décline. À ce point, on peut même
se demander si le chef des Sanâriyya dont l’exécution à Sâmarrâ est mentionnée par al-
Tabarî en novembre ou décembre 854 ne serait pas en réalité, avec un décalage d’un an,
le K’axe Constantin lui-même48.
23 Cohérente avec le contexte historique plus haut décrit, cette lettre n’a rien
d’invraisemblable. D’après al-Ya‘qûbî cité plus haut, Constantinople a connu par des
réfugiés la situation du monde géorgien après la guerre des Sanâriyya. Elle a donc pu
connaître aussi les actions de Constantin, son arrestation et sa mort. Même si les K’axes
avaient été proches de l’émir et avaient guerroyé contre les Bagratides, leur
engagement contre le califat (représenté par l’inébranlable foi de Constantin) les
plaçait dans le camp qui était devenu celui des Bagratides. Une pièce du dossier
hagiographique de Constantin témoigne indirectement d’un rapprochement entre les
Bagratides et les K’axes ; il s’agit d’une hymne en l’honneur de Constantin 49 qui figure, à
la date du 22 novembre, dans un hymnaire composé entre 978 et 998 par
l’hymnographe géorgien, Michel Modrek’eli, originaire des régions bagratides 50. Un
culte de Constantin s’y serait donc développé au cours du siècle qui suivit sa mort.
24 D’autres indices montrent encore que Constantinople avait les moyens de savoir ce qui
se passait dans le monde géorgien et singulèrement dans le K’axeti au IX e siècle. Le
mouvement d’installation de moines géorgiens dans l’Empire qui se dessina à partir du
règne de Théodora et Michel a d’abord été illustré par un K’axe, Hilarion 51. Le culte
dont il bénéficia au monastère des Saints-Apôtres, fondé à Romana, aux portes de
Constantinople, à la fin du siècle, est une trace durable des liens entre l’Empire et le
K’axeti. Quant au culte conjoint qui lie Hilarion aux Athonites Jean et Euthyme,
originaires du T’ao, il atteste du rapprochement continu du K’axeti et des Bagratides,
du moins sur le plan religieux. Plus tard, le Livre des Cérémonies, en son chapitre 48 du
Livre II, montre une connaissance précise et méticuleuse, à Constantinople, des
multiples composantes du monde géorgien et il est intéressant de noter que son auteur
y désigne le K’axeti par le terme de Tzanaria, ce qui irait dans le sens de l’identification,
envisagée plus haut, entre le K’axe Constantin et le chef des Sanâriyya 52.
123

25 En somme, la lettre de Théodora confirme et renforce l’hypothèse du retour de


Constantinople sur la scène caucasienne depuis les premières décennies du IX e siècle. À
l’heure où Bagdad allait commencer à envisager des formes de désengagement,
Constantinople a pu de son côté penser à un engagement plus actif dans les pays
caucasiens et singulièrement dans le monde géorgien. Qu’elle y ait pensé en jouant la
carte des Bagratides déjà connus est un fait acquis ; qu’elle ait rêvé à des alliances plus
orientales, qu’elle ait même envisagé un mouvement de révolte comme il avait pu s’en
produire à l’époque sassanide, comme Bâbak en avait donné l’exemple, comme l’émir
Ishâq en avait dessiné les voies, cela n’a rien d’invraisemblable. Certes rien ne permet
d’affirmer l’authenticité absolue de la lettre de Théodora, mais elle sonne
particulièrement juste en ce moment précis. Lorsque Romain Lécapène accorda la
curopalatie à Ashot’ II en 923, c’est en des termes qui montraient sans équivoque
l’existence d’un projet byzantin de libération des régions géorgiennes, appelées à
glisser dans l’imperium byzantin 53. Ce projet était déjà en germe au milieu du IXe siècle
et les aléas de la campagne de Bughâ n’y sont sans doute pas pour rien.
26 Il n’y eut point de révolte générale du Kartli.

Traduction de la Passion de Constantin54


27 (p. 164) Mois de novembre 10. Vie et martyre du saint martyr Constantin le Kartvélien
qui fut martyrisé par le roi des Babyloniens, Dzhapar55.
28 (1) Vous savez tous parfaitement, bien-aimés, que nul n’a pu écrire les Livres sans la
grâce du Saint-Esprit. Le grand MoÏse, d’abord, a commencé à raconter par écrit la
création du ciel et de la terre ; il n’en avait rien vu, mais il l’a écrite comme s’il l’avait
vue de ses propres yeux grâce à l’enseignement du Saint-Esprit. Après cela il écrivit
encore d’autres livres dans lesquels il racontait l’exode des fils d’Israël jusqu’à sa
propre mort. Ensuite furent mises par écrit les paroles des prophètes qui annonçaient
la venue et l’œuvre selon la chair de notre Seigneur Jésus-Christ. Après la venue de
notre Seigneur Jésus-Christ furent écrits les quatre Évangiles dans lesquels sont
annoncées aux générations futures la venue et l’économie du Seigneur dans le corps
qu’il prit de la Vierge Marie par bonté pour nous, puis les Actes des Apôtres qui allèrent
dans le monde entier annoncer la Parole de vie ; beaucoup crurent en eux et furent
baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Mais l’Adversaire, l’Envieux ne cessa
jamais de se dresser contre la Vérité ; il excitait les rois de ce temps qui obligeaient les
croyants à adorer leurs idoles (p. 165), faisaient périr par l’épée et brûlaient par le feu
ceux d’entre eux qui ne se soumettaient pas. Alors des croyants se levèrent et se mirent
à écrire la vie des saints martyrs et à raconter comment ils avaient accompli leurs
œuvres, pour la gloire de ces saints martyrs et l’édification des zélateurs de Dieu.
29 (2) Malgré mon indignité, j’ai voulu pour la même raison imiter ces prédécesseurs et
écrire la vie et le martyre du saint et bienheureux martyr Constantin qui vécut de notre
temps sous le règne de la servante de Dieu, la reine Théodora qui régna sur le royaume
des Grecs alors que son fils Michel était mineur56.
30 (3) La bienheureuse purgea toute la Grèce57 de l’erreur qui avait marqué les jours de son
mari, l’iconoclasme58, elle confirma la lutte des Grecs et elle restaura de nombreuses
îles que les Agarènes avaient ravagées59.
124

31 (4) Il y avait à cette époque dans le pays du Kartli, dans les parages du Pays Supérieur 60,
un homme du nom de Constantin ; on l’appelait K’axaj, du nom de sa terre ancestrale 61.
L’homme était particulièrement illustre dans l’ensemble du pays du Kartli. Il possédait
grandes richesses et abondance de ce qui fait les délices de ce monde ; son nom était
tellement célèbre dans les pays lointains qu’il était même connu des rois 62.
32 (5) Le bienheureux était orné de ses œuvres, dans les deux sphères, comme un arbre est
orné de feuilles et de fruits. Il avait en notre Seigneur Jésus-Christ une foi inébranlable,
plus solide que les montagnes. Le bienheureux avait également confiance dans les chefs
des prêtres et tous les clercs de l’Église, comme il est digne et juste ; il chérissait les
moines, avait confiance en eux et s’empressait à leur service. Il accueillait toujours avec
joie tout moine ou clerc qui se présentait dans sa demeure ; il se prosternait au sol
devant lui, lui prodiguait tout réconfort et le renvoyait avec de nombreux présents.
Personne ne saurait parler comme il convient de son hospitalité et de son amour pour
les pauvres, nous en dirons pourtant quelques mots. Qui, ayant faim ou soif, venait à lui
sans qu’il l’ait rassasié ? Qui était nu qu’il n’ait habillé avec joie ? Beaucoup, fuyant
leurs créanciers depuis des régions lointaines arrivaient chez lui (p. 166) et il acquittait
leurs dettes avec beaucoup d’allégresse. Quel orphelin, quelle veuve n’a-t-il vu sans
qu’il se soit empressé d’en prendre soin ? Il avait en outre grand soin des indigents de
sa famille, car il avait entendu la parole de l’apôtre Paul : « Si quelqu’un ne prend pas
soin des siens et surtout de ceux de sa maison, il renie la foi et il est pire que les
incroyants63. » Le bienheureux avait plus d’humilité et de douceur que quiconque, car il
avait entendu la parole du Rédempteur et Sauveur : « Apprenez de moi que je suis doux
et humble64. » Il se jugeait le plus grand pécheur du monde, il pleurait sur ses péchés et
il disait souvent aussi : « Je ne peux espérer le pardon de mes péchés si je ne verse pas
mon sang pour Celui qui a versé son sang pour moi. »
33 (6) Il voulut aller au Temple de Jérusalem et vénérer le saint Golgotha où eut lieu notre
régénération par la droite du Très-Haut, le Sépulcre revêtu de lumière et vivifiant, la
sainte Sion, mère des églises, et tous les lieux saints où s’étaient posés les pieds du
Seigneur. En arrivant à Jérusalem, il visita les lieux saints et distribua de grandes
sommes d’argent aux églises, aux pauvres, aux habitants de Jérusalem ; puis il quitta
Jérusalem et visita tous les monastères du désert et les habitants du Jourdain ; il leur
donna beaucoup d’aumônes et de biens et il les quitta, couvert de multiples prières et
de bénédictions.
34 (7) Une fois rentré dans son pays, il vécut de manière éclatante dans l’incessant service
de Dieu et il ne cessa de révérer Jérusalem avec élan et de secourir les pauvres qui y
demeurent ; il envoyait tous les ans à l’un de ses serviteurs 65 3000 pièces d’argent, les
unes pour les lieux saints, d’autres pour les déserts, d’autres pour les pauvres qui
habitent Jérusalem ; il avait en effet entendu le commandement adressé aux
Corinthiens par l’apôtre Paul : « Que votre superflu pourvoie au dénuement » de ceux
qui sont à Jérusalem « afin que leur superflu pourvoie à votre dénuement 66. »
35 (8) (p. 167) Le bienheureux était devenu vieux – il avait atteint l’âge de 85 ans – lorsque,
au temps de sa vieillesse, une grande persécution des chrétiens éclata dans tout le pays
du Kartli67. Il y eut de grandes batailles au cours desquelles furent tués beaucoup de
chrétiens qui œuvraient pour la religion du Christ.
36 (9) Le bienheureux fut arrêté comme un meneur, <lui qui était> illustre dans tout le
pays du Kartli et le représentant de sa lignée68. On l’enchaîna et on l’envoya ainsi dans
la ville de Tbilisi où il fut détenu en prison. Mais, loin d’avoir la moindre peur et de
125

trembler, il accueillait son sort avec joie et rendait grâce au Seigneur. L’arrestation du
bienheureux ne se fit pas sans la volonté de Dieu qui régit l’univers et donne les sources
de la vie au genre humain par sa providence cachée. Car <Dieu>voulait qu’il meure dans
la joie pour donner en spectacle aux anges et aux hommes le bon levain de son zèle
qu’il connaissait à l’avance. C’est pourquoi <Dieu> qui avait confiance en sa vaillance
n’empêcha pas son arrestation ; ainsi avait-il fait pour Job et tous les autres saints.
37 (10) Quand le bienheureux comparut à Tbilisi devant le tyran qui s’appelait Bughâ,
celui-ci le tança et lui dit : « Ignorais-tu que tu pouvais échapper à mes mains en
fuyant ? Il n’est pas d’insoumis dont je ne triomphe et il n’est personne qui ne se
prépare à nous faire la guerre que nous ne renversions. Voici donc que Dieu vous a
livrés en ce jour pour que vous périssiez de nos mains. » Le bienheureux Constantin lui
fit cette réponse : « Je sais bien, moi aussi, que Dieu nous a livrés entre vos mains. Ce
n’est ni par amour pour vous ni pour vos bonnes œuvres, mais parce que nous n’avons
pas gardé ses commandements et c’est pour cela qu’il a laissé le peuple de la
désobéissance nous accabler ; car le Seigneur a aussi livré Israël à de nombreuses
reprises aux mains de peuples étrangers, lorsqu’il ne marchait pas sur ses chemins. Et
c’est pour mon bien que le Seigneur m’a humilié afin que je garde ses
commandements. » Et il supportait avec courage les violences du méchant, en se
souvenant de la parole de Dieu qui dit : « Bienheureux êtes-vous quand on vous
persécute et qu’on vous blâme et qu’on dit mensongèrement toutes sortes de paroles
méchantes contre vous à cause de moi69. »
38 (11) Pendant qu’il était détenu à Tbilisi, le martyr du Christ écrivit à tous les solitaires
de la ville et aux higoumènes des monastères des lettres dans lesquelles il disait
(p. 168) : « Je sais que vous avez appris comment Dieu m’a frappé à cause de mes
péchés ; pourtant je vous en supplie, saints pères et vrais athlètes du Christ, souvenez-
vous de mon zèle et de ma confiance en vous ; daignez vous tenir en prières pour moi
devant le Seigneur, non pas pour qu’il me délivre des mains de l’impie, mais pour que le
Christ, Dieu véritable, me donne la force, car mon Ennemi a tendu ce filet devant moi
afin que je m’écarte de la route de Celui auquel aspire mon âme. »
39 (12) Quelques jours plus tard, attaché avec de solides liens de fer, il fut envoyé dans le
pays de Babylone70, dans la ville appelée Samarra71 ; on l’amena au roi des Ismaélites
dont le nom était Dzhapar, fils d’Abraham72 ; et lorsqu’on lui présenta le martyr du
Christ, il lui dit : « Voici qu’on t’a livré entre mes mains ; j’ai pouvoir de te faire du bien
ou de mal ; mais écoute-moi et obéis-moi ; embrasse notre religion et rejette ton erreur
au sujet du Christ Dieu. Tu me sembles sensé : comment donc peux-tu confesser qu’un
simple homme né d’une femme est Dieu ? Cesse donc, car on ne peut dire que Dieu a
engendré un fils. Détourne-toi maintenant de ton erreur et tu recevras de moi des
bienfaits et de très grands honneurs ; tu deviendras mon familier et le plus illustre
parmi tous les tiens. Mais si tu ne m’écoutes pas, je te ferai périr par l’épée et je
donnerai ton corps en pâture aux oiseaux du ciel. Qui donc pourrait te délivrer de mes
mains ? »
40 (13) Le saint martyr du Christ lui répondit et lui dit : « Tu as pouvoir sur mon corps, je
le sais bien, mais pas sur l’âme, comme dit mon Seigneur et Dieu 73. Aussi je ne crains
pas ton épée, mais je crains Celui qui peut faire périr l’âme et le corps, Lui qui a aussi le
pouvoir de me ressusciter quand je serai mort. C’est pourquoi je souffre avec joie pour
son nom, car Il est le vrai Dieu, “le souverain fort, le prince de la paix, le père des
siècles à venir”, ainsi qu’il est écrit74. Comment le rejetterais-je maintenant pour me
126

soumettre à ton ordre et à votre religion, vous que le prophète réprouve en disant : “On
ne l’a pas entendu à Canaan, il ne s’est pas montré à Téman, ni aux fils d’Agar, aux rois
et aux conteurs, à ceux qui cherchent le savoir sur la terre ; ils n’ont pas compris le
chemin de la vérité et ils n’ont pas connu ses sentiers. Et ils périront comme lui 75” ?
(p. 169) Comment donc écouterais-je ceux que le prophète dénonce ainsi et dont il
annonce la perte ? Fais de moi ce que bon te semble. »
41 (14) Et quand le roi entendit ces paroles, il fut rempli d’une grande colère ; la fureur de
son courroux s’embrasa encore davantage contre lui et il le fit jeter dans une cruelle
prison. Il lui envoya deux éristavs qui avaient été amenés d’Arménie comme
prisonniers eux aussi et qu’il tenait en grand honneur parce qu’ils avaient rejeté le
Christ76.
42 (15) Quand ils arrivèrent, ils dirent au bienheureux : « Voici le message de notre roi
seigneur : “Je dénonce ta folie une fois encore, car il nous a été prescrit par la Loi de
reprendre les incrédules à trois reprises77. Écoute-nous cette fois afin de rester en vie et
n’espère pas d’une espérance sans espoir, car Dieu t’a livré entre nos mains.” Quant à
nous, nous te donnons nous aussi le conseil de ne pas t’entêter, comme un insensé, car
nous te savons raisonnable. Nous étions chrétiens nous aussi, mais nous n’avons pas pu
résister à l’ordre du roi, c’est pourquoi nous avons reçu du roi une dignité. Pour la vie
éternelle, qui sait ce qui est le mieux ? »
43 (16) Alors saint Constantin répondit à ceux qui lui avaient été envoyés et leur dit :
« Répondez ceci à votre roi : “T’imagines-tu que je puisse agir ainsi ou bien est-ce la
coutume des rois de Babylone qui s’impose à toi ? Mais ils se sont opposés eux aussi à la
vérité. Fais ce que tu as envie de faire.” Quant à vous, pourquoi me pousser et me
presser pour que je devienne semblable à vous ? Éloignez-vous de moi désormais, car je
recherche les commandements de mon Dieu.78 »
44 (17) Et il tendit les mains vers le ciel, ouvrit la bouche en leur présence et dit : « Je te
rends grâce, Seigneur, Dieu des Puissances, Dieu des siècles, qui m’as donné la force de
résister à ce méchant juge, comme tu l’as dit autrefois : “Donnez-moi vos cœurs et moi
je vous donnerai ma force79.” Rends-moi digne de la lumière de ta face, car je me réfugie
en toi, Christ, Fils de Dieu. À cause de ton saint nom, voici que je suis harcelé par tous
les paÏens et surtout par ce roi impie. Maintenant, Seigneur mon Dieu, accueille mon
sacrifice et reçois mon âme des mains des paÏens et accorde-moi la grâce de la
promesse que tu as faite : “Ceux qui me confesseront devant les hommes, mon père les
honorera80.” Et puisque les saints enfants qui te confessaient ont été exaltés ici même 81,
rends-moi digne d’être le quatrième avec eux. Et de même que je te confesse devant ce
roi impie (p. 170), toi aussi, Seigneur clément, confesse-moi devant tes anges. Et
puisque tu as exalté ton digne martyr saint Georges en ce même jour et accepté
l’offrande de ses œuvres et l’effusion de son sang innocent, accepte aussi mon indigne
sang et donne-moi une part avec lui afin que j’aie part avec tes élus, car ton héritage est
sûr pour moi. » Et comme le saint martyr disait cela, des torrents de larmes coulaient
de ses yeux, comme il en avait l’habitude.
45 (18) Alors ceux qui étaient autour de lui le frappaient sur la bouche, lui infligeaient de
nombreuses tortures, mais ils ne pouvaient empêcher la louange de sa langue. Et les
éristavs s’en retournèrent et racontèrent au roi tout ce qu’ils avaient vu et entendu.
46 (19) Alors roi s’enflamma davantage ; il fit repartir <les éristavs> avec ordre de lui
trancher la tête ; il agissait ainsi pour les éprouver, car il avait un doute à leur sujet.
127

Mais ils allèrent et le frappèrent d’un coup d’épée à la nuque devant le tribunal, mais
sans réussir à le blesser.
47 (20) Et quand le roi impie en fut informé, il envoya un de ses proches, issu d’une race
étrangère82 ; il lui trancha la tête de l’épée et l’apporta à son roi, comme la tête de Jean-
Baptiste à Hérode. Ils suspendirent son corps à un bois très élevé. Tout le peuple vit un
grand prodige au-dessus de son corps83 et le saint martyr du Christ gagna le lieu du
repos. Toutes maladies, amertumes et angoisses y sont loin de lui, il y voit la lumière de
ta face, Seigneur, et les langues des envieux ne peuvent l’y atteindre, car là sont la joie
infinie et la vie avec les saints anges.
48 (21) Il mourut dans une bonne confession, le 10 du mois de novembre, jour de la fête de
saint Georges avec qui il eut part84. C’était un vendredi, 6457 depuis la Création du
Monde85, 232 selon le comput des Ismaélites86.
49 (22) Voilà en peu de mots le récit de la vaillance de saint Constantin ; on aurait pu en
dire beaucoup plus ; on a voulu <ce récit> court, mais complet pour n’indisposer ni par
son indigence ni par une excessive longueur, pour la gloire du Père, du Fils et du Saint-
Esprit, maintenant et toujours et dans l’éternité d’éternité, amen.
50 (23) Quand les saints rois mentionnés plus haut apprirent le martyre de saint
Constantin, ils se réjouirent d’une grande joie (p. 171) et écrivirent à ses enfants et à
tous les membres de sa lignée qui étaient fort nombreux la lettre suivante :
51 (24) « Les paroles qui parvenaient jusqu’à présent à nos oreilles nous annonçaient ce
que vous faisiez en matière de justice. Ce sont maintenant les actes que vous
accomplissez qui témoignent pour vous et ils confirment pleinement ce qui se disait :
votre religion a été bien plantée et vraiment l’œuvre de votre patience <...> 87 ; car, avec
de petits moyens, vous avez manifesté contre les impies la foi qui a été affermie en vos
cœurs. Comme autrefois les parfaits chrétiens qui étaient restés unis, vous êtes loyaux
et vous demeurez dans une seule foi et vous regardez en tout temps votre Seigneur face
à face ; sans trébucher, vous vous soutenez les uns les autres dans la foi au Christ contre
les ennemis de la Croix ; avec le Christ, pleins de zèle, vous faites preuve de vaillance,
vous couvrez d’insultes leurs visages et, revêtus de victoire, unis, vous avez rendu leur
fuite manifeste88. C’est par la force de Dieu que vos pères ont accompli les œuvres qui
font leur gloire.
52 (25) Pour que le récit nous en réjouisse, nous et vous, il faut <raconter l’histoire> du
bienheureux martyr Constantin et sa vaillante résistance contre les ennemis invisibles.
Montrez-nous, bien-aimés qui êtes véritablement ses fils et les images de sa chair,
comment, alors qu’il combattait les démons dans la crainte de Dieu, il a d’abord
triomphé de son corps ; ce n’est pas qu’il se souciait beaucoup des choses corporelles ;
la lumière du soleil qui passe ne semblait pas briller pour lui, il ne trouvait pas douce la
chaleur passagère du disque solaire, et dans son ardeur pour la lumière future il voyait
comme une brume le soleil levant ; par amour pour le Christ, il crachait tous les délices
de la vie comme <on crache> le sang d’une dent, dans le désir de ce à quoi son cœur
aspirait tant et dans la sagesse de ses intentions contre les impudents. C’est pourquoi il
considérait toute gloire de ce monde comme immondices afin d’acquérir le seul Christ.
C’est pourquoi maintenant les cieux, la terre et tout ce qu’elle contient sont à lui, car il
a tout abandonné et il a été glorifié en Dieu seul, lui que Dieu et ses anges louent et ses
œuvres le loueront éternellement.
128

53 (26) Et maintenant il ne nous appartient pas de vous consoler à son sujet, car c’est lui
qui est notre et votre consolateur et intercesseur devant le Christ. Mais laissons
maintenant Celui qui ne <nous> abandonne pas et tournons nos propos vers vous
(p. 172) que Dieu honore et nous aussi.
54 (27) Je vous dirai en paroles et en actes l’honneur en lequel nous tenons votre pays, par
la gloire du défunt, afin que vous ayez confiance en nous et que vous vous abritiez sous
les ailes de notre Empire, car vous savez ce qu’exige la religion : quiconque s’oppose à
lui rejette le Christ qui est présent au milieu de vous. Inclinez vos têtes devant ceux
qu’il a oints, courbez vos nuques sous notre joug chrétien et n’écartez pas la charge de
notre léger fardeau sur vos épaules. Vous avez une vraie confiance dans le Seigneur,
vous ressemblez à la montagne de Sion et vous êtes comme une tour de puissance à la
face de l’ennemi89 ; vous avez réellement fait la preuve que vous suivez avec zèle les
traces de Dieu et de votre père béni que les hommes admirent, par l’hospitalité, par la
pacification de vos chemins et par l’accueil des moines et des étrangers. Demeurez
maintenant en cela et parachevez les actions de ce bienheureux, afin que l’ombre de
notre Empire s’étende sur vous et que la citadelle de notre majesté chrétienne se dresse
contre votre séducteur. Luttez maintenant en ce sens et ayez courage.
55 (28) Ce n’est pas seulement à vous, mais à tous les Kartvéliens qui sont de notre côté et
sous notre pouvoir que nous disons cela, car je les considère tous avec vous comme des
amis du Christ, donnés par Dieu à notre royaume et comme <mes> propres enfants.
Dressez-vous de nouveau et que le Seigneur Dieu vous fortifie. Par sa force victorieuse,
faites étinceler vos lances sur les ennemis et ne les laissez pas s’installer parmi vous
afin que de recevoir nos bienfaits et de recevoir l’honneur promis par Dieu à ceux qui
font le bien. »

NOTES
1. Sur cette expédition : J. Laurent, L’Arménie entre Byzance et l’Islam depuis la conquête arabe
Jusqu’en 886. Nouvelle édition revue et mise à jour par M. Canard, Lisbonne, 1980, p. 146-148 (cité
Laurent/Canard) ; A.N. Ter-Ghewondyan, L’Arménie et le califat arabe (en russe), Erevan, 1977,
p. 138-150 (cité Ter-Ghewondyan).
2. Cité d’après la traduction de M. Canard dans Laurent/Canard (cité n. 1), p. 562.
3. Sur l’originalité de ces régions : N. GarsoÏan et B. Martin-Hisard, « Unité et diversité de la
Caucasie médiévale (IVe-XIe s.) », Il Caucaso : cemiera fra culture dal Mediterraneo alla Persia (secoli IV-
XI), Spolète, SSSAM XLIII, 1996, p. 275-347.
4. Ter-Ghewondyan (cité n. 1), p. 147.
5. Le texte, connu par huit manuscrits dont le plus ancien date de 1713, a fait l’objet d’une édition
critique dans les Monuments de la littérature hagiographique géorgienne ancienne I (en géorgien), éd.
I. Abuladze, Tbilisi, 1963, p. 164-171. Traduction latine : P. Peeters, « De S. Constantino martyre in
Babylonia », Acta Sanctorum Nov. IV, Bruxelles, 1925, p. 541-563, notamment p. 554-563 (cité
Peeters) ; traduction russe : N.Z. Vatchnadze et K.K. Kucia, Vie et martyre du saint martyr Constantin
le Géorgien (en russe), Tbilisi, 1978, p. 66-79 (cité Vatchnadze et Kucia). L’étude la plus ancienne de
ce texte est celle de Kʼ. K’ekʼelidze, « Le martyre et l’identité de Constantin K’axi » (en géorgien),
129

dans Id., Études sur l’histoire de la littérature géorgienne ancienne (en géorgien) I, Tbilisi, 1956,
p. 133-146.
6. Le Kartli, ou Ibérie des Byzantins, correspond à la Géorgie orientale, avec la ville de Tbilisi. Il
comprend le Kartli Intérieur à l’ouest, le K’axeti à l’est, ainsi que, au sud-ouest, diverses régions
qui confinent à la Chaldie byzantine, comme le K’lardzheti et le T’ao. Voir la carte dans B. Martin-
Hisard, « Moines et monastères géorgiens du IXe siècle : la Vie de saint Grigol de Xancta. Deuxième
partie : une mise en perspective historique », Revue des Études Byzantines, 2002, t. 60, p. 5-64,
notamment p. 62 (cité Martin-Hisard, Moines).
7. Selon Vatchnadze et Kucia (cité n. 5), p. 21, le texte aurait été écrit entre 853 et 856, puisque
Théodora perdit le pouvoir en 856 ; mais c’est confondre date de la lettre et rédaction de la
Passion.
8. Peeters (cité n. 5), p. 541 et 545-547.
9. C’est aux paragraphes de cette traduction que l’on renvoie dans la suite de cet article.
10. V. Minorsky – [C.E. Bosworth], « Tiflis » dans EI/2, X, p. 514-515 ; Laurent/Canard, (cité n. 1),
p. 394-397 ; Martin-Hisard, Moines (cité n. 6), p. 53-55. Plus globalement : B. Martin-Hisard,
« Constantinople et les archontes du monde caucasien dans le Livre des Cérémonies, II, 48 »,
Travaux et Mémoires. Collège de France. Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance,
2000, t. 13, p. 368-530 (cité Martin-Hisard, Constantinople).
11. Ibid., p. 489-494.
12. Ibid. p. 493 n. 906.
13. Martin-Hisard, Moines (cité n. 6), p. 54.
14. Mas‘ûdî, Les Prairies d’Or, I, trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, revue et corrigée
par C. Pellat, Paris 1962, p. 179 § 498 (on en respecte la translittération des noms propres).
Conquête et établissement renvoient à l’époque de l’établissement des Shu’aybides à la fin du
VIIIe siècle : Laurent/Canard (cité n. 1), p. 665, n. 211.
15. L’Apxazeti finit par englober les anciennes Abasgie et Lazique byzantines.
16. Les dates du règne de Demet’re sont mal assurées : 825-861, 836/837-871/872 ; voir Martin-
Hisard, Constantinople (cité n. 10), p. 459.
17. Ibid., p. 461 et n. 689-690. Laurent/Canard (cité n. 1), p. 252.
18. Martin-Hisard, Moines (cité n. 6), p. 20.
19. Ibid., p. 56-59 ; Ead., Constantinople (cité n. 10), p. 437-438.
20. B. Martin-Hisard, « Christianisme et Église dans le monde géorgien », Évêques, moines et
empereurs (610-1054), sous la direction de A. Vauchez et al., Paris, Histoire du Christianisme IV,
1993, p. 559- 561.
21. Sur le moine Hilarion, voir plus bas n. 51.
22. Martin-Hisard, Constantinople (cité n. 10), p. 493.
23. Ibid., p. 491 n. 894.
24. Sur ces événements, Laurent/Canard (cité n. 1), p. 147-150 ; Ter-Ghewondyan (cité n. 1),
p. 138-150.
25. Chronique du Kartli, éd. S. Q’auxtchichvili, Kartlis Cxovreba 1, Tbilisi, 1955, p. 256.
26. Ibid. (où le roi des Apxazes est appelé à tort Tevdos) : « Tevdos, roi des Apxazes, partit pour
s’opposer à < Bughâ > et s’établit à K’uercxobi. À cette nouvelle, Bughâ dépêcha son sp’asalar
Zirak et Bagrat’, fils du curopalate Ashot’. Ils se battirent et mirent en fuite les Apxazes et il y eut
un immense massacre. Le roi Tevdos s’enfuit par la route du Dvaleti. » Kuercxobi devrait se
trouver près de la vallée du Liaxvi, car la route du Dvaleti (région montagneuse au nord) remonte
cette rivière qui se jette dans le Kur, près de l’actuelle ville de Gori.
27. Ibid. : « Mais, du côté de Dzhvari, les Gardabanéliens barrèrent la route <aux Arabes> qui
revenaient et mirent à mal leur armée. » Dzhvari désigne une colline en face de Mcxeta, au nord
de Tbilisi, dans le K’axeti.
130

28. Ibid. : « En apprenant cela, Bughâ partit, il gagna le C’artaleti et s’y arrêta. Il prit trois cents
otages chez les Montagnards. Il projetait de pénétrer en Ossétie et il s’avança jusqu’à Cxavati.
Mais Abulabaz, éristav des Arméniens, et Guaram, fils d’Ashotʼ, écrivirent aux Montagnards de ne
pas le laisser passer. Alors ceux-ci sacrifièrent leurs otages. Dieu les aida, car la neige se mit à
tomber ; ils lui barrèrent la route et engagèrent le combat. Dieu leur accorda la victoire et une
foule innombrable de Saracènes périt ; leurs chevaux mangèrent de l’azalée et beaucoup
moururent. Cependant, l’armée était si nombreuse que la diminution ne s’en fit pas sentir, leurs
effectifs atteignaient en effet 120 000 hommes. » Les Montagnards désignent ici les Sanâriyya.
29. Thomas Artsruni, Histoire de la maison des Artsruni, éd. K’. Patkanean, 1888, rééd. Delmar, 1991,
III, 10, p. 175-177.
30. Laurent/Canard (cité n. 1), p. 448.
31. Voir la traduction dans The History of al-Tabarî, vol. XXXIV, New York, Bibliotheca Persica E.
Yar Shater éd., 1989, p. 123-124. Malgré la ressemblance des noms, Gardman et Gardaban ne sont
pas synonymes ; les succès de Zirak ont dû être remportés lorsque les armées de Bughâ se
replièrent à Bardha’a pour l’hiver.
32. Ibid., p. 127.
33. Traduction dans Laurent/Canard (cité n. 1), p. 562. La réduction du Djurzân peut
correspondre à la victoire sur les Apxazes.
34. Traduction dans Laurent/Canard (cité n. 1), p. 490.
35. Reproduction et édition G. Abrantishvili et Z. Alexidze, Inscriptions murales I. Sion d’At’eni (en
géorgien), Tbilisi, 1989, p. 131-132. At’eni se trouve à l’ouest de Tbilisi, dans le Kartli Intérieur, à
une dizaine de kilomètres au sud du Kur et de l’actuelle Gori.
e
36. Le 13 cycle pascal (ou chronikon) du calendrier géorgien commençant en 780,
l’an 73 correspond bien à 853. L’année hégire 239 va du 12 juin 853 au 1er juin 854.
37. Telle était déjà l’opinion de Peeters et de K’ek’elidze, cités n. 5.
38. Voir n. 26 et 35.
39. Cette pratique qui fut fréquente dans la province d’Armîniya fut souvent couronnée de
succès.
40. Peeters (cité n. 5), p. 543 : « In eius funere sancta Theodora imperatrix et cum filio suo Michaele ad
martyris filios et propinquos litteras consolatorias dedit quarum exemplum integrum ad Passionem instar
coronidis adiunctum. ».
41. Sur ces destinataires, ibid., p. 545-547.
42. La rivalité des Bagratides et des Apxazes pour le contrôle de cette région dura jusqu’au début
du XIe siècle.
43. Vie de Grégoire, trad. B. Martin-Hisard, « Moines et monastères géorgiens du IX e siècle : la Vie
de saint Grigol de Xancta. Première partie », Revue des Études Byzantines, 2001, t. 59, p. 5-95,
notamment p. 47.
44. Martin-Hisard, Constantinople (cité n. 10), p. 461-462.
45. C’est ce que suggère l’allusion aux défaites arabes (§ 23).
46. § 25 : « Il ne nous appartient pas de vous consoler. »
47. § 24.
48. Voir encore, plus bas, n. 52.
49. Le texte édité par P. Ingoroq’va, Poésie spirituelle en géorgien ancien (en géorgien), Tbilisi 1913,
p. 289-294, nous est resté inaccessible et nous avons dû nous contenter des seules citations de
Peeters (cité n. 5), p. 548 et 556. L’hymne semble s’inspirer du texte hagiographique.
50. Sur cet hymnaire : M. Tarchnisvili, Geschichte der kirchlichen georgischen Literatur, Vatican,
Studi e Testi 185, 1955, p. 118-121 ; M. Van Esbroeck, « L’Hymnaire de Michel Modrekeli et son
sanctoral (Xe siècle) », Bedi Kartlisa, 1980, t. 38, p. 113-130.
51. B. Martin-Hisard, « La pérégrination du moine géorgien Hilarion au IX e siècle », Bedi Kartlisa,
1981, t. 39, p. 101-138, notamment p. 127.
131

52. Martin-Hisard, Constantinople (cité n. 10), p. 492-495.


53. Ibid., p. 448.
54. Les pages de l’édition (citée n. 5) sont indiquées entre parenthèses dans le cours de la
traduction. La division en paragraphes est une addition au texte.
55. Le calife Dj‘afar b. Muhammad al-Mutawakkil.
56. La régence de Théodora dura de 842 à 856.
57. La Grèce désigne l’Empire byzantin de langue grecque et les Grecs sont les habitants de cet
Empire.
58. Claire allusion au rétablissement de l’Orthodoxie en 843.
59. Il s’agit ici non pas d’îles au sens propre, mais des églises, selon une formule d’Is. 41, 1 reprise
par Grégoire de Nazianze : J. Gouillard, « Le Synodikon de l’Orthodoxie », Travaux et Mémoires.
Collège de France. Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, 1967, t. 1, p. 1-316,
notamment p. 44 et n. 126.
60. Le Kartli Intérieur, voir n. 6.
61. C’est-à-dire le K’axeti.
62. Les empereurs de Constantinople.
63. 1 Tim 5, 8.
64. Mt 11, 29.
65. L’expression géorgienne indique qu’il s’agit d’un serviteur de Jérusalem, c’est-à-dire d’un
moine de la Ville Sainte, vraisemblablement un Géorgien.
66. 2 Cor 8, 14.
67. L’expédition de Bughâ.
68. Il fut arrêté le 26 août 853 (plus haut, n. 35).
69. Mt 5, 11.
70. La région de Bagdad.
71. Sâmarrâ, capitale califale de 836 à 883.
72. Al-Mutawakkil s’appelait Dja‘far b. Muhammad, et non b. Abraham.
73. Voir Mt 10, 28 ; Luc 12,4.
74. Is 9, 6.
75. Bar 3, 22-23.
76. Éristav : prince, duc, chef de lignée.
77. Allusion au Coran.
78. Ps 118,10.
79. Prov 23, 26.
80. Jn 12, 26.
81. Allusion à l’histoire des trois enfants jetés dans la fournaise par Nabuchodonosor à Babylone
(Dn 3.1- 30).
82. Probable allusion à la garde turque du calife.
83. La nature du prodige n’est pas précisée, sans doute un phénomène lumineux.
84. Sur cette date de la fête de saint Georges : G. Garitte, Le calendrier palestino-géorgien du
Sinaiticus 34 (Xe siècle), Bruxelles, Subsidia hagiographica 30, 1958, p. 380.
85. L’année du monde géorgienne commençant en 5604, 6457 correspond à 853 de l’ère
chrétienne.
86. On corrigera 232 en 239 : voir plus haut, n. 36.
87. Lacune probable.
88. Phrase qui laisse supposer qu’à la date de la lettre Bughâ a subi une défaite.
89. Voir Ps 60. 4.
132

AUTEUR
BERNADETTE MARTIN-HISARD
Université de Paris-I. Cet article développe, avec de considérables modifications, le texte d’une
communication qui n’a jamais été publiée, présentée en 1998 à Montpellier au colloque Arméniens
et autres chrétiens d’Orient face à Byzance, sous le titre « Constantin le K’axe : Constantinople et le
monde géorgien au milieu du IXe siècle ».
133

Le voyage initiatique dans le roman


byzantin : à la découverte d’un
nouveau monde ?
Florence Meunier

1 Romans d’amour et d’aventure(s), les œuvres d’Eustathe Makrembolitès, Théodore


Prodrome et Nicétas Eugenianos : Hysminè et Hysminias, Rhodanthè et Dosiclès, Drosilla et
Chariclès, toutes trois datées du XIIe siècle 1, entraînent leurs lecteurs en même temps
que leurs héros dans un voyage en un espace et un temps très particuliers, de nature et
de dimensions spécifiques2.
2 L’ESPACE s’y définit d’abord comme un espace géographique. Mais le trajet suivi
séparément ou ensemble par le couple de héros s’avère non identifiable dans sa
globalité. Il est délimité par un certain nombre d’étapes (cinq au maximum), pays, villes
ou îles dont le nom correspond à la réalité ou bien relève de la pure fiction. Ainsi dans
le roman de Prodrome, Rhodanthè et Dosiclès, les jeunes gens, partis d’Abydos (II, 482),
descendent en la longeant la côte Ouest d’Asie Mineure jusqu’à Rhodes (II, 3 seq.). De là
on les emmène dans une ville sans nom désignée seulement comme « la patrie des
Barbares » (I, 175), à propos de laquelle Prodrome ne donne aucune indication qui
permettrait de la localiser. L’étape suivante, réservée exclusivement à Dosiclès, est
identifiée par un toponyme fictif : il s’agit de la ville de Pissa (VI, 499). Les héros se
retrouvent à Chypre (VI, 209-246 et VIII, 143-147) avant de repartir à Abydos. Qu’en
conclure pour l’ensemble de leur itinéraire ? Bien que certains temps de navigation
soient précisés : « patrie des Barbares »– Pissa : onze jours d’une traversée difficile pour
Dosiclès ; « patrie des Barbares »– Chypre : cinq jours pour Rhodanthè, ils ne
permettent pas de situer ces villes ou île l’une par rapport à l’autre, ni de localiser Pissa
et la « patrie des Barbares » qui créent deux chaînons manquants dans la réalité de
l’itinéraire suivi et empêchent totalement sa reconstitution.
3 De même pour le trajet des proches des héros, leur ami Cratandre et leurs pères partis à
leur recherche. L’itinéraire de Cratandre (Chypre – Rhodes – « patrie des pirates »–
Pissa – Chypre – Abydos – Chypre) se superpose à celui de Dosiclès, avec cependant un
point de départ et de retour différent : Chypre au lieu d’Abydos. Les pères de
134

Rhodanthè et Dosiclès, eux, parcourent sans doute un chemin beaucoup plus long que
les jeunes gens, mais seule la fin de leur voyage (Delphes : IX, 191-92 – Chypre : IX,
272 seq. – Abydos : IX, 455 seq.) est précisément présentée. La première partie, dès leur
départ d’Abydos, se trouve résumée en bloc dans une formule très vague et
hyperbolique qui n’apprend rien sur les pays ou villes traversés : « après une longue
quête, après avoir rayonné sur terre et sur mer... » (IX, 188-89). On sait en tout cas que
leurs recherches les ont éloignés d’Asie Mineure et, avant de les y ramener, les font
passer par la Grèce.
4 Chez Eugenianos (Drosilla et Chariclès) la situation est à la fois identique et plus
complexe. Les lieux désignés appartiennent bien à la réalité et permettent ainsi une
localisation précise : soit une région, la Carie (VI, 109) au Sud-Ouest de l’Asie Mineure,
soit une ville ou une île, Phtie (en Thessalie, au Nord de la Grèce) et Lesbos, où sont nés
respectivement le couple Drosilla-Chariclès (III, 52 seq.) et Cléandre, leur ami (II, 57). Ils
peuvent aussi rester cantonnés dans le vague : la ville des « Parthes » (V, 377), sur le
même plan que la « patrie des Barbares » dans Rhodanthè et Dosiclès, ou bien être
purement fictifs : la ville de Barzos (IV, 57-60), équivalent de la ville de Pissa dans ce
dernier roman. Mais certains toponymes réels s’avèrent d’un emploi ambigu : ainsi de
la mention de l’Arabie (VI, 175). Il en va de même pour le fleuve Saros auprès duquel se
trouve la ville des Parthes. Est-ce bien du fleuve de Cilicie (Sud-Est de l’Asie Mineure)
dont il est question, et où se situe « l’Arabie » par rapport à lui ? A cause de ces
imprécisions, il est finalement impossible, plus encore que chez Prodrome, de
reconstituer le trajet suivi par Drosilla et Chariclès. Partis du Nord-Est de la Grèce pour
la Carie, semble-t-il (VI, 108-121), ils débarquent à Barzos, ville fictive, d’où les
« Parthes » les emmènent dans leur ville sans nom, peut-être en Cilicie. Chariclès seul,
sans Drosilla, se trouve ensuite en Arabie. Les héros se rejoignent à Barzos avant de
repartir à Phtie. Aucune notation de temps ne permettant de cerner la durée de leurs
déplacements d’un lieu à un autre, sinon la mention du temps de retour Barzos – Phtie
(dix jours), on peut supposer, pour résumer leur périple, qu’il les a conduits de Grèce en
Asie Mineure, voire jusqu’à la côte syrienne : on sait seulement que pour aller de la ville
des « Parthes » en Arabie (où n’arrivera pas Drosilla) à pied ou sur un chariot ils
longent la côte (VI, 1-17).
5 Dans ce roman aussi les pères partent en quête de leurs enfants, mais n’accomplissent
qu’un simple aller-retour, bien ancré dans la réalité, lui, de Phtie à Barzos (VIII, 284-94 ;
IX, 270 seq.). Le voyage de Cléandre, devenu l’ami de Drosilla et Chariclès, s’avère à
peine plus long : Lesbos – Barzos – Cilicie (?) et sans retour, puisqu’il se termine avec le
suicide du jeune homme (VIII, 311-20).
6 On peut bien sûr formuler des hypothèses pour tenter de rattacher à une géographie
réelle, palpable, des lieux désignés vaguement ou fictivement. Mais n’est-ce pas fausser
le sens d’un choix opéré par deux auteurs qui en même temps emploient des
toponymes existants ? S’interroger sur les raisons de ce choix amène à considérer
l’histoire de Byzance au XIIe siècle spécifiquement : malgré la politique de reconquête
menée par les Comnènes, l’Empire devient au fil du siècle essentiellement égéen. Si l’on
tient compte de la fourchette couramment proposée pour la datation des romans de
Prodrome et Eugenianos (Rhodanthè et Dosiclès : entre 1143 et 1149 ; Drosilla et Chariclès :
à partir de 1157-58), on constate qu’à cette époque toutes les villes et îles – ou région –
mentionnées par ces auteurs et renvoyant à la réalité géographique (Abydos, Delphes,
Lesbos, Rhodes, Chypre, Carie), même ancienne pour l’une d’elles (Phtie) se situent
135

dans les limites d’un territoire encore en possession de l’empire byzantin. L’itinéraire
connu et reconnu par l’écriture des deux couples de héros ou de leurs proches se
distribue autour de la mer Egée et à l’intérieur du bassin méditerranéen au large de la
côte Sud d’Asie Mineure avec les déplacements à Chypre. Le cas de la Cilicie chez
Eugenianos est à cet égard révélateur. Non mentionnée par lui mais désignée
indirectement peut-être par le fleuve Saros, elle revient progressivement au long du
XIIe siècle sous domination byzantine. Conquise par les Turcs en fin du XI e siècle, elle
est reprise par Jean II Comnène en 1137 aux mains du prince de Petite-Arménie qui,
allié aux Latins, s’en était constitué depuis 1129 une place-forte jouxtant la principauté
latine d’Antioche issue des reconquêtes de la première Croisade. Puis, de nouveau sous
contrôle arménien, elle est une seconde fois reprise, par Manuel I er en 1158. En
admettant pour l’achèvement de Drosilla et Chariclès la date la plus haute, soit 1157, on
comprend alors la répugnance d’Eugenianos à désigner explicitement la Cilicie : à ce
moment-là précisément elle n’appartient plus à l’empire byzantin. Manuel I er ne la
soumettra de nouveau que l’année suivante.
7 Ne faudrait-il donc pas voir dans le refus de reconnaître l’existence des autres lieux en
ne les nommant pas (« patrie des Barbares », ville des « Parthes ») ou en leur attribuant
une dénomination imaginaire ou bien vague, générique (Pissa, Barzos, Arabie) une
démarche analogue chez des romanciers à celle qu’on identifie couramment chez les
historiens byzantins : tout ce qui se trouve en-dehors des frontières n’intéresse plus et
par conséquent n’existe plus, nié ici dans le texte ? La présentation du voyage des pères
chez Prodrome illustre bien cette attitude. La première partie de ce voyage, la plus
longue, reste dans le néant de l’écriture ; parce qu’elle se déroule au-delà des frontières
de l’Empire, il devient inutile de la concrétiser en la désignant dans le détail de ses
étapes.
8 Pareil renoncement à une réalité difficilement acceptable apparaît de manière encore
plus frappante dans le roman de Makrembolitès, Hysminè et Hysminias. La géographie y
est entièrement fictive, propre à l’auteur. Elle se définit à la fois par son champ limité
et sa cohérence. Les déplacements des héros et de leur entourage se restreignent
presque en effet au périmètre de quatre villes grecques réunies par un toponyme au
second terme de composition identique ou appartenant au même registre sémantique :
successivement Eurykomis, Aulikomis, Daphnipolis et Artykomis. C’est un territoire
ainsi unifié, homogène, que présente Makrembolitès, avec une ville plus importante,
une sorte de capitale par rapport aux trois autres comme l’indique l’utilisation du
terme « polis » (« ville ») par opposition à « comè » (« bourgade ») 3. C’est justement dans
cette capitale au nom évocateur (Daphni-polis = « ville du laurier »), cité d’Apollon au
laurier symbole de victoire, que se trouvent réunis pour la première fois depuis leur
fuite les héros et leurs parents. Elle occupe donc une position centrale, stratégique,
dans le déroulement du destin d’Hysminias et d’Hysminè : les retrouvailles avec leurs
parents constituent le point de départ de la reconnaissance officielle de leur amour et
le retour à une vie normale, c’est-à-dire selon les normes – religieuses surtout – en
vigueur. Cette géographie s’offre comme une géographie individuelle, à l’échelle
humaine et non plus nationale (le territoire de l’Empire byzantin) ou, plus largement,
terrestre, si l’on se réfère par exemple au résumé du voyage des pères à la poursuite de
leurs enfants chez Prodrome (« après une longue quête, après avoir rayonné sur terre
et sur mer... »). Bien que la distance qui sépare chaque ville ne soit pas précisée, ni le
temps nécessaire pour se rendre – presque toujours par mer – de l’une à l’autre, elles
semblent peu éloignées puisque le narrateur ou son maître, en une seule journée,
136

participent à une fête religieuse, banquettent longuement et, entre-temps, font le trajet
d’Eurykomis à Aulikomis, de Daphnipolis à Artykomis ou vice-versa (début des livres I
et V ; fin VIII et début IX ; début X). Mieux encore, le roman se clôt par un double trajet
en une même journée (Daphnipolis – Artykomis ; Artykomis – Aulikomis) qui inclut
aussi une épreuve de virginité à Artykomis puis le mariage des héros à Aulikomis (fin
du livre XI).
9 A cet espace restreint, rassurant, connu par les héros et fictivement désigné s’oppose
d’abord un inconnu mentionné une seule fois qui, lui, appartient à la réalité
géographique – seule trace affleurant dans tout le roman – et auquel, justement, on ne
sait si les héros accèdent jamais : la Syrie. Elle est présentée de manière très positive,
comme une terre d’accueil pour le couple fugitif (VI, 16, 2). Mais à cette Syrie
hospitalière cantonnée dans le virtuel se substitue dans la réalité vécue par Hysminias
et Hysminè un inconnu angoissant, une côte sans nom non localisée (VII, 16, 2 et XI, 14,
1), en-dehors, semble-t-il, de l’espace civilisé et envahie par des Ethiopiens
caricaturaux, violeurs et assassins (VIII, 2-3 et XI, 15, 2 seq.). S’agirait-il de la côte
syrienne transformée par l’histoire en côte ennemie pour les Byzantins et pour cette
raison non nommée lorsque les héros y abordent ? Certes la principauté latine
d’Antioche a bien en même temps que la Cilicie été soumise à l’Empire à deux reprises
au milieu du XIIe siècle. Mais d’une part ces deux courts épisodes ne suffisent sans
doute pas à modifier la perception d’ensemble de la Syrie, à la faire redevenir la Syrie
hospitalière d’abord évoquée dans le roman, réalité d’un passé révolu devenue en
quelque sorte fiction au présent. D’autre part Hysminè et Hysminias, dont la datation
n’est pas établie, peut tout aussi bien avoir été écrit à l’une ou l’autre extrémité du XII e
siècle, à une époque où la Syrie se trouvait totalement hors de l’emprise byzantine.
10 Toujours est-il que le voyage du couple Hysminias – Hysminè se déroule intégralement
dans un cadre géographique imaginaire. Tout se passe comme si les trois romans de
Prodrome, Eugenianos et Makrembolitès substituaient à un espace extérieur,
celui de la réalité devenu plus ou moins inexistant un espace intérieur, celui de
l’imaginaire. Se désintéressant, se détournant de la géographie parce qu’ils sont moins
en prise avec un monde dont les frontières leur échappent, à l’étroit dans l’espace
resserré de l’Empire, les romanciers compensent cette sensation oppressante par une
ouverture à un monde intérieur, individuel, dont les frontières sont par définition
sans limites. Le recours à une géographie imaginaire constitue finalement une
sorte de refuge dans la création, à la fois dans le sens de création littéraire et de
fabrication d’une nouvelle géographie, comme une tentative pour structurer davantage
l’univers mental, qui se laisserait plus facilement posséder, maîtriser, et très
exactement conquérir, au moment où l’on sent que l’Empire, lui, se déstructure.
11 Voyage imaginaire, le périple des héros s’avère aussi circuit initiatique. En effet
l’espace présenté est clos, ou plus précisément se referme progressivement sur lui-
même, et cela apparaît dans deux romans d’autant plus nettement qu’une partie du
trajet retour coïncide avec l’aller. Ainsi pour Drosilla et Chariclès chez Eugenianos : et,
chez Makrembolitès, pour Hysminias et Hysminè dont le trajet retour est cependant
ralenti par une sorte d’oscillation entre deux villes révélatrice de la difficulté éprouvée
par les héros à rentrer chez eux, de la lenteur avec laquelle se dénoue le nœud
complexe de leurs aventures :
137

12 Ce véritable cycle spatial (susceptible de se renouveler en d’autres temps, en d’autres


lieux, de manière identique, avec un autre couple de héros) offre une signification
précise et symbolique. C’est un voyage initiatique que font les héros au cours duquel,
même s’ils n’empruntent au retour un itinéraire que partiellement, voire chez
Prodrome pas du tout, identique à celui de l’aller, ils se trouvent sans cesse en pleine
transformation et voient avec des yeux neufs un chemin éventuellement déjà exploré
en sens inverse. Le parcours extérieur, dans l’espace, se double ainsi d’un parcours
intérieur qui modifie en permanence le regard porté sur lui. Accompli par des héros
partis de chez eux jeunes, sans expérience douloureuse de la vie puisque jusqu’à
présent tout leur a été donné (outre leur jeunesse, richesse et honorabilité), le voyage
constitue un long passage à l’âge adulte qui s’accompagne de multiples souffrances,
physiques et morales, susceptibles de les pousser à mûrir et de leur faire mériter ainsi
le bonheur. Lorsque prend fin en même temps que la découverte – le dévoilement
progressif, devrait-on dire – du monde la découverte de soi, préalable et indispensable
à la découverte de l’autre, seule susceptible de fonder un véritable amour, la boucle du
voyage se referme par un retour au point de départ (la ville de l’héroïne chez
Makrembolitès). Le retour ne mène pas à l’oubli de tous les malheurs subis, comme mis
entre parenthèses. Au contraire, il reste l’acquis de l’expérience et la transformation
des héros est d’autant plus perceptible qu’ils reviennent habiter en un lieu qu’ils
connaissaient déjà auparavant, toujours identique, lui, à lui-même. Le temps de
l’absence des jeunes gens a correspondu à une sorte de mort à leur patrie et à leurs
proches. Leur retour coïncide avec la renaissance à une nouvelle vie où ils sont à la fois
semblables à ce qu’ils étaient avant leur départ et différents, plus conscients de la
fragilité de la vie et du bonheur, donc plus prêts à en jouir pleinement.
13 L’initiation a surtout consisté ici en un voyage mental à l’intérieur de soi, espace
forcément circulaire et délimité que reflète le déplacement géographique, un temps de
passage ponctué d’étapes où le véritable itinéraire est le chemin parcouru à la conquête
de son identité. Qu’importe, dans ces conditions, la nature du lieu géographique, réel
ou fictif ? C’est sans doute aussi ce qui explique le recours dans ces textes à une
géographie plus imaginaire que réelle, issue certes de l’imaginaire d’un romancier-
démiurge, mais en même temps révélant qu’il s’agit pour des héros ainsi moins (dé)
tournés vers l’extérieur, plus concentrés sur eux-mêmes, d’un voyage dans l’abstrait de
la conscience plutôt que dans le concret d’une réalité presque effacée. Si les romans du
point de vue de la perception et de l’appropriation de l’espace y perdent en réalisme, ils
y gagnent une nouvelle dimension : celle de romans psychologiques.
138

14 Ce voyage initiatique est-il réservé aux héros ? Grâce à leur proximité affective avec
eux, leurs parents sont le plus à même de s’assimiler l’espace de manière similaire. A la
fois dans Hysminè et Hysminias (les deux couples de parents) et Rhodanthè et Dosiclès (le
père des jeunes gens seulement) ils passent aussi par une sorte de cycle initiatique dans
un espace clos sur lui-même. A la recherche de leurs enfants, ils mènent une quête
d’une partie d’eux-mêmes qui passe par la quête de l’autre : ils se retrouvent en
retrouvant Rhodanthè et Dosiclès, Hysminias et Hysminè, et en les ramenant chez eux.
Leur itinéraire, la boucle qu’ils tracent dans l’espace, ne se confond que peu chez
Prodrome avec le circuit des héros. D’Abydos les pères suivent d’abord sans doute un
trajet très différent (IX, 184 seq.). Puis ils vont chercher un oracle à Delphes (IX,
191-92), guidés par lui passent ensuite par Chypre où ils retrouvent Rhodanthè et
Dosiclès (IX, 272 seq.) ; enfin, ils retournent tous à Abydos (IX, 455 seq.). Dans
l’ensemble le parcours des pères est beaucoup plus long, même s’il est moins semé
d’embûches, que celui de leurs enfants et ce n’est que dans sa partie finale qui est aussi
la plus brève qu’il lui correspond (Chypre → Abydos). En revanche les parents (pères et
mères) du roman de Makrembolitès marchent – voguent plutôt – exactement sur les
traces de leurs enfants et même la plus grande partie de leur trajet s’accomplit avec
eux : départ d’Eurykomis pour Daphnipolis où ils retrouvent Hysminias et Hysminè (X,
3, 4). De là ils vont tous ensemble à Artykomis (XI, 17, 2) puis reviennent à Aulikomis,
patrie d’Hysminè (X, 18, 2). On ne peut comparer au périple des parents chez Prodrome
et Makrembolitès le déplacement des pères de Drosilla et Chariclès chez Eugenianos,
qui ne constitue qu’un simple aller-retour de Phtie à Barzos (VIII, 284-301 ; IX, 150 seq.
et 270 seq.).
15 C’est donc essentiellement chez les deux premiers auteurs que le voyage des parents
prend une valeur symbolique. Partageant avec les héros un espace circulaire comme ils
ont déjà partagé leur vie avant leur fuite, ils accomplissent comme eux un voyage
caractérisé par un retour au point de départ après avoir enduré plus ou moins
d’aventures et de souffrances, dans leur cas surtout morales. Ce circuit leur permet de
suivre dans des conditions similaires la même évolution que leurs enfants et d’être
ainsi prêts à affronter en même temps qu’eux au retour une nouvelle vie. Mais ce qui
distingue ici bien sûr les héros de leurs parents, c’est la nature de l’amour qui les
entraîne dans ce voyage initiatique : à l’amour filial se substitue l’amour-passion dans
tous les sens du terme jusqu’au bout duquel iront les jeunes gens. La force de leur
passion stimule l’amour paternel et maternel, qui est presque haussé à sa dimension,
celle de la transcendance de soi. En même temps à travers l’étroitesse, la solidité de ces
relations parents-enfants se dévoile l’importance accordée dans la réalité historique
par la société byzantine à la notion de famille, noyau fondamental, considéré ici comme
une valeur-refuge dans un monde où les héros se sont perdus au cours d’une errance
qui ne prend fin que grâce à leurs parents (y compris ceux de Drosilla et Chariclès).
16 Comment le voyage initiatique s’inscrit-il dans le TEMPS ? L’absence d’une géographie
réaliste s’y trouve-t-elle compensée par la localisation des aventures dans le temps
historique ? Ou bien existe-t-il une étroite corrélation dans le traitement des cadres
spatial et temporel ?
17 On scrute en vain Rhodanthè et Dosiclès pour y découvrir un seul indice sûr qui
permettrait de dater, ne serait-ce qu’approximativement, le contenu du roman. Il se
trouve bien en son début (I, 313-405) une scène de procès digne de l’Athènes de
l’époque classique, dans la pure tradition des orateurs attiques avec une expression
139

courante chez eux, « ῎Ανδρες δικασταί », « [Messieurs les] juges », et la dénonciation


finale de l’accusateur comme « sycophante », calomniateur professionnel. Mais rien ne
vient ensuite conforter cette hypothèse, malgré la présentation, par le biais de la
distinction toute traditionnelle entre Grecs et Barbares, d’un affrontement entre deux
groupes de Barbares pouvant a priori évoquer le combat mené par les Perses
entre 460 et 454 pour soumettre les Egyptiens révoltés contre eux. Ici la consonance des
noms de la plupart des Barbares de ces deux groupes (Gobryas, Bryax, Artaxanès,
Artapès) les désigne comme Perses. En outre si le titre de « σατράπης », « satrape », que
portent les officiers « barbares » nous ramène aussi à la Perse où ils faisaient fonction
de gouverneurs des provinces conquises, chez Prodrome leur rôle est exclusivement
militaire, comme seconds de Mistylos ou de Bryax ou bien comme chefs de corps. L’un
d’entre eux, bien qu’exerçant les mêmes fonctions que ses collègues, se détache de leur
groupe par le titre (forgé par l’auteur) d’« archisatrape » qui lui est attribué une fois (V,
74).
18 La hiérarchie à laquelle s’intègrent ces satrapes reste mal définie. Mistylos et Bryax,
leurs chefs, sont tous deux tantôt nommés « μέγας βασιλεύς », « grand roi » (IV, 30-31 ;
178), tantôt simplement qualifiés de « βασιλεύς », « roi ». Ni l’un ni l’autre ne peut donc
être identifié au Grand Roi de Perse. D’autant plus qu’ils portent simultanément le titre
de « δεσπότης » (c’est-à-dire « souverain »). Cet emploi concomitant de « βασιλεύς » et
de « δεσπότης » éloigne de la Perse pour évoquer davantage la double désignation de
l’empereur byzantin – les deux termes figurant sur les monnaies à partir du VIII e
siècle – jusqu’à la deuxième moitié du XIIe siècle où « δεσπότης » n’est plus synonyme
de « βασιλεὐς » et devient titre nobiliaire. Mais Mistylos est aussi dénommé
« στρατάρχης », « stratarque » (I, 76) par le narrateur tout comme les satrapes de Bryax,
et ce faisant ramené au niveau de ces subalternes. Le terme de « στρατάρχης » est peu
usité chez les Grecs de l’Antiquité où il conserve le sens général de « chef d’armée ». Il
est en revanche spécifique de la titulature byzantine : dans la hiérarchie des dignités
réelles, et pas seulement honorifiques, il désigne les fonctionnaires qui appartiennent à
la sixième classe (sur sept) et que l’on peut caractériser comme les chefs des services
rattachés à l’armée, les responsables de la logistique. Ici Mistylos, Artaxanès et les
autres officiers de Bryax jouent un rôle exclusivement militaire. Si le titre de
« stratarque » renvoie bien à une réalité byzantine, la fonction correspondante exercée
dans le roman par ces personnages en diffère pourtant.
19 Utilisé en même temps que le mot « stratarque » (I, 76) comme son complément pour
présenter en Mistylos le commandant suprême de l’armée de terre et de la marine ou
seul (IV, 13, 22 et 75), le terme de « στολάρχης », « stolarque », d’emploi proprement
byzantin, n’apparaît pas dans la titulature. Accolé ainsi à « στρατάρχης » il semblerait
pourtant en faire comme lui partie. On observe sur ce point le même procédé de fusion
entre titulature réelle (stratarque) et imaginaire (stolarque) qu’en ce qui concerne la
géographie du roman. Le procédé est analogue aussi lorsque Prodrome, en employant
simultanément « satrape » et « stratarque », fait fusionner deux époques : il efface tout
repère solide. Même le sens de « στολάρχης » est d’ailleurs fluctuant. Utilisé seul il
prend le relais de « δεσπότης » et de « βασιλεύς » dont il devient l’équivalent fictif, sans
plus revêtir le sens possible d’« amiral ».
20 « Βασιλεύς », « δεσπότης », « στρατάρχης », « στολάρχης », tels sont les titres des chefs.
Mais il faut y ajouter le « στρατηγός », « stratège » au rôle important jusqu’au milieu du
Xe siècle chez les Byzantins puisqu’il détient le pouvoir, tant administratif que
140

militaire, dans le cadre d’une circonscription « thématique » (correspondant à une


subdivision régionale). Lorsqu’il se présente à son hôte Glaucon, le héros, Dosiclès,
énonce immédiatement le titre de son père : « μέγας στρατηγός », « grand stratège », à
Abydos (II, 171-73), mais sans donner d’indications sur les fonctions qu’il recouvre
sinon que lui, Dosiclès, doit à son père son excellente éducation militaire (II, 278). Le
personnage de Lysippos correspond-il donc au « stratège » byzantin, et dans ce cas il
n’appartiendrait pas à la réalité contemporaine de Prodrome puisque ce titre rattaché à
ces fonctions précises disparaît dans la deuxième moitié du XI e siècle ? Ou bien renvoie-
t-il tout simplement à l’antiquité grecque ? La mention du « μέγας στρατηγός » n’aide
pas plus que les autres titres à déterminer l’époque à laquelle on pourrait situer l’action
du roman. Ni non plus le terme « στρατηγέτης » synonyme de « στρατηγός » qui s’y
substitue en V, 36, sans doute pour des raisons métriques, et désigne des officiers de
Bryax.
21 En l’absence d’autres points d’appui possibles pour circonscrire dans le temps de la
réalité Rhodanthè et Dosiclès, on peut tirer deux conclusions de cette absence de repères
historiques cohérents :
22 – Par désinvolture ou désintérêt, ce qui revient au même, Prodrome ne désire pas
s’enfermer dans le temps de l’histoire. Les événements présentés dans Rhodanthè et
Dosiclès sortent de la réalité, se situent en-dehors d’elle et acquièrent une sorte de
dimension a-temporelle.
23 – Le refus de la réalité historique s’exprime ainsi curieusement par le non-respect d’une
stricte hiérarchie des titres qu’il mélange indistinctement et qui, pour un même
personnage (Mistylos surtout) sont sujets à constante variation. Ils évoquent à la fois
Perse et Byzance, mais sans qu’il y ait coïncidence entre le titre byzantin et la fonction
qui devrait lui correspondre. Les titres se trouvent ainsi vidés de leur substance.
Prodrome chercherait-il à briser le carcan d’une titulature devenue sous les
Comnènes extrêmement prolifique et pesante ? Les exemples les plus connus de ces
titres... à rallonge composés par anté- et/ou post-position au simple titre initial :
protosébaste, panhypersébaste, sébastohypertatos, pansébastohypertatos,
protopansébastohypertatos, protonobilissime, protonobellissimohypertatos 4, sont
révélateurs. La distribution anarchique à l’intérieur de Rhodanthè et Dosiclès de titres
sans fondement réel pourrait donc s’avérer une façon de se moquer d’une réalité
oppressante. Ou bien qui échappe à l’auteur, faute d’être lui-même titré ?
24 Pour un résultat identique, Eugenianos procède différemment. Les deux groupes de
« Barbares » de Prodrome sont ici individualisés tout au long du roman par une
dénomination ethnique : d’un côté les Parthes, qualifiés aussi de « Barbares », de l’autre
les Arabes5. On sait que les Byzantins à travers les « Parthes » désignent en fait les
Perses. Dans Drosilla et Chariclès on ne trouve que deux occurrences, au sein d’un même
vers d’ailleurs (V, 341) et sous forme de composés forgés par Eugenianos, du mot
« Perses » qui se substitue ainsi à « Parthes ». Perses contre Arabes : la présence de ces
derniers ne permet pas de songer d’abord, comme pour Rhodanthè et Dosiclès, à situer les
amours de Drosilla et Chariclès dans un passé lointain, celui de la domination perse des
Ve et première moitié du VIe siècles. L’action de ce roman se déroule au plus tôt au VII e
siècle de notre ère. On remarque la coïncidence entre les événements qui y sont
présentés : combat des Perses contre les Arabes (V, 378-428) qui leur réclament tribut
et sujétion (V, 290-300), victoire des Arabes (V, 429-54), et l’histoire de la première
moitié du VIIe siècle où les Arabes conquièrent en même temps que la Syrie et la
141

Palestine sur les Byzantins tout le territoire de l’empire perse. Ainsi un romancier
byzantin du XIIe siècle mettrait en scène non pas la confrontation des Byzantins à leurs
ennemis successifs, Perses et Arabes, mais surtout le combat sans merci qui oppose à un
moment précis de l’histoire ces deux ennemis sans que les Byzantins y prennent part.
Les Perses, adversaires des Byzantins depuis la fondation de l’Empire jusqu’au VII e
siècle, ont été aussi bien qu’eux vaincus par les Arabes : voilà un fragment d’histoire
peut-être donné à voir dans les deux premiers tiers du roman, du v.6 du L.I où les
Parthes se précipitent à l’assaut de Barzos, ville grecque, au v.175 du L. VI qui nous
montre Chariclès et son ami Cléandre quittant l’Arabie. Mais rien d’autre dans Drosilla et
Chariclès que la représentation de ce conflit entre Perses et Arabes ne permet d’évoquer
encore le VIIe siècle, aucune tentative de reconstitution par l’auteur du contexte
spécifique de cette époque n’apparaît,
25 La désinvolture d’Eugenianos envers l’histoire est identique à celle de Prodrome. Le
prouve aussi la titulature des chefs et de leurs subordonnés, qui s’inspire d’ailleurs
visiblement de Rhodanthè et Dosiclès tout en offrant un éventail de titres beaucoup plus
large qui va, pêle-mêle, de l’Antiquité à la période byzantine. Les deux chefs, parthe et
arabe, portent tantôt le simple titre d’« ἄναξ », « chef », le plus fréquemment utilisé,
tantôt pour Chagos ceux dʼ « ʼΑραβοκράτωρ » (VI, 1 et 171), « qui règne sur les Arabes »,
d’« ’Αρἀßων αὐτἀναξ » (VI, 166), « chef suprême des Arabes », ou de « κύρισς » (VII,
181), « seigneur », auxquels répondent pour Cratyle ceux de « τύραννς » (V, 69, 190,
197), « maître absolu » et de « δεσπότης » (V, 232). Dans cette liste de titres « κράτωρ »
et « αὐτάναξ » sont les deux seuls termes spécifiquement byzantins mais
n’appartiennent pas à la titulature. Ils sont sans doute forgés par Eugenianos. On note
par comparaison avec Prodrome la disparition du « βασιλεύς », trop évocateur peut-
être pour Eugenianos de l’empire byzantin. Ainsi « δεσπότης », utilisé une seule fois, n’a
pas la même résonance que dans Rhodanthè et Dosiclès et n’apparaît pas, de même que
les autres titres « ἄvαξ », « κύριος » et « τύραννος », comme spécifiquement byzantin
ici.
26 Les subordonnés tant des Arabes que des Perses sont, comme chez Prodrome, des
satrapes. Lysimarque seconde Cratyle et Moggos Chagos. Cratyle a d’autres satrapes, et
il semble exister chez les Perses un intermédiaire entre satrape et « ἄναξ »,
l’archisatrape (V, 341) rencontré une fois chez Prodrome en la personne d’Artaxanès, et
dont la fonction correspondrait à la « σατραπαρχία » (V, 88, terme forgé par
Eugenianos), « satraparchie » équivalente ici, semble-t-il, à la « tyrannie », puisque le
mot est utilisé au moment où Clinias prend la place de son défunt père Cratyle. La
répartition des titres et des fonctions au sein d’une hiérarchie s’avère donc aussi
ambiguë que dans le roman de Prodrome. Se substituent à « satrape », mais pour le
camp arabe seulement, les termes « στρατηλάτης » (V, 338), « chef d’armée », spécifique
de la tragédie antique, « stratège » (V, 325) et « συστρατηγός » (V, 327), « co-stratège »,
bien attesté en grec classique mais pas chez les Byzantins. On retrouve aussi, toujours
dans l’armée arabe, les stratarques de Rhodanthè et Dosiclès, mentionnés une seule fois
(V, 309). Enfin, anachronisme aussi plaisant que les satrapes arabes et projection sur
des non-Grecs d’un trait de civilisation grecque de l’Antiquité, les Arabes encore ont
des « ϕαλαγγάρχαι » (V, 325), des « chefs de phalange » pour diriger leurs « phalanges »
6.

27 Les autres personnages du roman, les civils, par opposition aux deux armées perse et
arabe et à leur chef, sont présentés sans titre ni fonction. Telle quelle, la titulature
142

exclusivement militaire du roman d’Eugenianos offre une bien plus grande variété que
celle de Rhodanthè et Dosiclès. Elle regroupe des titres qui appartiennent à diverses
époques et dans l’ensemble la tonalité y est moins byzantine (disparition du
« βασιλεύς » ; une seule mention des stratarques), les titres encore moins constants et
figés dans leur utilisation : ils ne sont plus employés qu’une seule fois. Il est impossible
dans ces conditions de situer à tel ou tel moment de l’histoire l’action du roman. On ne
trouve donc chez Eugenianos pas plus de souci d’exactitude historique que chez
Prodrome. Malgré la possible interprétation dans l’histoire du combat Perses / Arabes,
Drosilla et Chariclès se situe aussi en dehors de la réalité. La distribution anarchique
des titres, leur fluctuation semblent, comme dans Rhodanthè et Dosiclès, un indice de
révolte contre une titulature devenue si pesante au XIIe siècle.
28 La localisation de l’action dans le temps de l’histoire s’avère tout aussi impossible dans
Hysminè et Hysminias que dans Rhodanthè et Dosiclès ou Drosilla et Chariclès, mais pour une
tout autre raison : l’auteur en a volontairement gommé le moindre repère historique.
On note bien en VIII, 1, 1 l’apparition brutale d’Ethiopiens qualifiés ensuite
systématiquement de « Barbares » plus proches des bêtes que des hommes. Elle donne
aux aventures d’Hysminias et d’Hysminè dans la deuxième moitié du roman une
tonalité antique marquée, tout autant que dans le même L. VIII (18-19) la mention des
fêtes d’Apollon correctement situées au début du printemps même dans une ville au
nom fictif, Daphnipolis (évoquant la légende d’Apollon et de Daphné), et qu’à
l’ouverture du roman la célébration des Diasies qui a eu effectivement lieu à Athènes
jusqu’au IIe siècle ap. J.C. Mais les Ethiopiens ne sont-ils pas un peu trop stéréotypés
pour correspondre à la réalité ? Makrembolitès en offre une vision caricaturale, sans
nuances, véhiculée tant par le héros (VIII, 1,1- 8 ; 3 ; XI, 8-9) que l’héroïne (XI, 15, 2-3),
aussi éloignée sans doute de la vérité que l’auteur l’est dans le temps des contacts avec
ce peuple, qui semblent avoir pris fin dès la haute époque byzantine, sous l’empereur
Justinien. La réalité des Diasies n’est-elle pas aussi atténuée par le refus énoncé dès le
début du roman de les situer à Athènes ? De même pour les fêtes d’Apollon puisque
Daphnipolis, même s’il reste transparent, est un toponyme forgé par l’auteur. Tout
aussi ambigus d’interprétation s’avèrent l’utilisation du terme « trières » pour désigner
les navires des Barbares exclusivement et l’unique emploi de « stratège » en VIII, 9, 3. Si
les trières représentent le vaisseau-type de la marine de guerre grecque, elles ne sont
pas non plus inconnues à Byzance : sous les Comnènes précisément les navires de
guerre ne sont plus désignés par le terme générique de « dromones » mais plus
spécifiquement nommés « birèmes » ou « trières ». De même, si le mot « stratège »
prend ici le sens classique de « chef de troupe armée », il est suivi du verbe
« θριαμβεύω », « célébrer un triomphe », qui renvoie à un usage romain et non grec
classique toujours en usage à Byzance et illustré aussi sous le règne de Manuel I er.
29 Un certain parfum d’antiquité, un semblant d’évocation d’un passé éloigné de toute
manière impossible à cerner précisément donne donc à Hysminè et Hysminias la même
dimension a-temporelle que celle qui apparaît tant dans Drosilla et Chariclès que
dans Rhodantliè et Dosiclès. Trois romans hors du champ de la réalité historique
constituent ici un ensemble intéressant comparé à l’œuvre des historiens byzantins
caractérisée par l’absence d’un véritable processus d’actualisation du temps. Dans les
deux cas, présenté selon des modalités différentes, il s’agit toujours d’un écart par
rapport à la réalité. Ainsi romans – œuvres de fiction – et textes historiques se
rejoignent dans l’approche d’un temps devenu mais à des degrés divers, virtuel.
143

30 L’évacuation du temps de l’histoire dans les romans se trouve-t-elle compensée par une
chronologie interne stricte ? A la disparition d’un temps structuré extérieur à l’auteur,
lui échappant parce que hors de son contrôle et par conséquent ne l’intéressant sans
doute pas, correspondrait alors une structuration précise du temps qui lui appartient,
qu’il fait exister à l’intérieur de son propre domaine de création.
31 Prodrome et, se modelant sur lui, Eugenianos recourent dès le début du roman au
procédé de l’analepse, rupture temporelle. La chronologie se trouve bouleversée : le
récit ne suit pas le déroulement linéaire du temps mais plonge immédiatement dans
l’action puis procède à un retour en arrière progressif chez Prodrome, net chez
Eugenianos. Il faut donc bousculer un peu le texte pour retrouver le déroulement
linéaire des événements :
32 II, 171-485 → II, 1-170 → II, 486 à III, 1-131
Prodrome : → I, 1-159 → I, 425-515 → III, 132...
33 // I, 1 6 0 – 4 2 4
34 II, 5 7 – III, 4 4
Eugenianos : → I, 1 – II, 5 6 → IV, 6 8...
35 // III, 5 1 – IV, 6 7
36 Une fois rétablie la chronologie apparaissent des « blancs » tant dans le récit des héros
et de leur compagnon de captivité que dans le reste du roman. Si l’on peut imputer aux
narrateurs successifs (Cléandre-Dosiclès, Cratandre-Chariclès) des récits à la première
personne l’absence de repères de temps précis en imaginant que ce qui importe avant
tout pour eux, c’est la nature des faits qu’ils présentent à leur interlocuteur, en
revanche avec le changement de point de vue induit par le passage à un narrateur non
acteur à la troisième personne c’est bien la désinvolture de l’auteur envers la
chronologie qui se révèle. En rassemblant les indications fragmentaires disséminées
dans chacune des œuvres, on parvient seulement à délimiter un seuil minimal : les
aventures de Rhodanthè et Dosiclès se déroulent en un mois et demi au moins, celles de
Drosilla et Chariclès en au moins deux mois et demi. Comme il est impossible de
reconstituer avec exactitude la trajectoire dans le temps des héros on note donc, chez
Prodrome et Eugenianos à la fois, l’évacuation du temps de l’histoire et
l’inexistence d’un temps propre au roman qui aurait pu y suppléer. Le temps de
l’initiation des héros, le temps individuel en quelque sorte, n’est pas plus structuré que
le temps de l’histoire qui transcende les individus. Là où l’on aurait cru voir compensée
l’absence de l’histoire, on ne trouve que le vide comme si, sous quelque aspect qu’on
l’envisage – chronologie externe, historique, et chronologie interne – la dimension du
temps n’existait quasiment pas chez ces romanciers.
37 Makrembolitès va certes plus loin, en ce qui concerne le refus du temps historique, que
Prodrome et Eugenianos en fabriquant de toutes pièces une atmosphère pseudo-
antique avec des Ethiopiens caricaturaux. Mais il compense, à l’inverse de Prodrome et
Eugenianos, le vide historique ainsi créé par l’exploitation d’un temps fictif, interne à
l’œuvre, qui se substitue à celui de la réalité. Ce temps est un facteur de structuration
déterminant d’Hysminè et Hysminias. Il permet la subdivision du roman en livres en
suivant le déroulement de la journée. Sept coupes sur dix, qui constituent donc ici une
norme (exceptions : des livres III à IV, VIII à IX, IX à X), correspondent à une rupture
temporelle, à l’enfermement dans le sommeil presque toujours la nuit, passage du jour
au lendemain et blanc dans le récit. Cependant toute la durée du sommeil et/ou de la
144

nuit ne se trouve pas happée par ce blanc. Elle est le lieu des rêves, retranscrits dans le
texte (début des livres III et V, fin des livres VI et VII), qui déterminent souvent la
dynamique de l’action. De ce point de vue la plongée dans le sommeil ne coïncide pas
toujours avec un temps mort que serait l’anéantissement momentané de l’action. On en
a un excellent exemple avec les répercussions du rêve à Eros en début du livre III (I,
1-6) : il plonge Hysminias au cours du repas qui suit, c’est-à-dire en fin du livre III (10,
1-5), dans un état de demi-sommeil où il se retrouve entièrement absorbé par Eros, où il
agit en automate tant il est soumis à son pouvoir. C’est ce qui explique peut-être
l’absence, au passage des livres III à IV, d’un temps de sommeil auquel se substitue cette
quasi-léthargie d’Hysminias, consécutive au sommeil de passage des livres II à III.
38 Dans l’ensemble donc la subdivision en livres correspond à une structuration
temporelle claire et logique. Elle s’accompagne d’une chronologie interne précise qui
enferme le roman dans son propre temps, hors du temps de l’histoire et s’ordonne tout
à fait symétriquement. La première partie du roman (les livres I à VI) se déroule en six
jours consacrés à la célébration des Diasies en même temps qu’à la croissance
foudroyante de l’amour des héros. Le sixième jour, ils fuient vers la Syrie.
Parallèlement, les livres IX, X et XI présentent en six jours les retrouvailles d’Hysminias
et d’Hysminè, jusqu’au retour à Aulikomis et à la fête ultime des noces. En revanche aux
livres VII et VIII le temps s’est accéléré. Les événements de plus d’une année s’y
trouvent enfermés, des Diasies au printemps de la première année aux fêtes de Daphné
et d’Apollon, de peu postérieures, l’année suivante (VIII, 16, 1 et 18, 1) :

Livre I → VI : 6 jours

L i v r e V I I → VIII, fin : 1 année

Livre IX ⇾ XI : 6 jours

39 Le gommage du temps correspond ici à la mort temporaire (ou la vie entre parenthèses)
du héros séparé de sa bien-aimée qu’il croit engloutie dans les flots. Il perd alors toute
conscience de la notion d’un temps devenu uniforme et sans perspective d’espoir. Ce
n’est pas un hasard si le décompte exact du temps se fait de nouveau à partir du
moment où Hysminias arrive à Artykomis et croit y reconnaître Hysminè (IX, 4, 1 seq.).
Ainsi tout le roman s’inscrit dans le cycle d’une année, de saison à saison, cycle
initiatique pour les héros qui s’éveillent à la vie, à la sensualité, au printemps de la
première année, puis renaissent quand ils se sont retrouvés au printemps de la
deuxième année, après la fausse mort d’Hysminè dans les flots et la mort aux autres (il
refuse les offres d’amour de sa maîtresse) d’Hysminias en l’absence d’Hysminè. La
fresque des douze mois se déroulant sur le mur du jardin de Sosthénès, le père
d’Hysminè, symbolise à l’intérieur du roman le déroulement du temps dans lequel
s’inscrivent amours et aventures des héros.
40 Cette circularité de la chronologie fondée sur la clôture d’une année (le retour de la
saison printemps) répond très exactement à la circularité géographique déjà
observée. De la même manière le temps cyclique est évocateur du champ de la
conscience dans lequel on évolue, on tourne. Le retour au point de départ (le
printemps) correspond ici à la fin de la période initiatique, à une pleine conscience de
soi, à un point d’aboutissement où l’on est à la fois resté semblable et devenu, par la
145

force des événements, différent. Le roman se trouve ainsi enfermé dans son univers
propre, dans un temps et un espace structurés échappant à la réalité tant historique
que géographique. La seule histoire qui compte ici, à qui la présence d’un narrateur –
acteur – auteur, fictif ou non, donne l’épaisseur du vécu, c’est celle d’Hysminias, le
héros. Il s’agit bien d’une expérience individuelle, détachée de tout contexte
identifiable parce qu’elle est surtout intérieure, et parce qu’elle a valeur éternelle
d’exemple (XI, 23, 1-2).
41 Géographie imaginaire, évacuation du temps historique, voire d’un temps interne à
l’œuvre : les romanciers byzantins ne sont implantés ni dans l’espace ni dans le temps
de la réalité. Ils s’en détournent en les effaçant et en leur substituant une dimension qui
leur est propre, celle de la fiction plus ou moins développée selon l’auteur considéré.
Récusant géographie et histoire en général, ils paraissent chercher refuge dans un
imaginaire seul capable de faire contrepoids à une réalité qui les oppresse. Ils
paraissent en fait refuser leur propre histoire. Dans ces conditions la création
romanesque a une portée bien spécifique : elle devient focalisation sur un monde
intérieur auquel l’écrivain assigne ses propres limites. Il joue ainsi le rôle de
démiurge isolé – protégé ? – de l’extérieur. Le voyage initiatique auquel il convie son
lecteur n’aura-t-il abouti qu’à cet enfermement dans un autre monde, cette rupture
avec la réalité ?

NOTES
1. On connaît très peu la vie de leurs auteurs. Aussi est-il difficile de reconstruire la chronologie
de ces romans. Voir en particulier S. Mac Alister, « Byzantine twelfth century romances : a
relative chronology », Byzantine and modern Greek studies, 15, 1991, p. 175-210.
Nous avons utilisé pour ces trois romans le texte établi par R. Hercher dans le volume II de la
collection Scriptores erotici graeci, Teubner, Leipzig, 1859, et le texte d’Hysminè et Hysminias réétabli
dans la « Bibliotheca Teubneriana » (= K.G. Saur) par Miroslav Marcovich (éd.), Eustathius
Macrembolites. De Hysmines et Hysminiae amoribus, Münich et Leipzig, 2001. Il existe un certain
nombre de traductions contemporaines de ces romans : 1) en italien : F. Conca, Il romanzo
bizantino del XII secolo, Turin, 1994 ; du seul texte d’Eugenianos : Q. Cataudella, Palerme, 1988 ; 2)
en russe, d’Eugenianos : F.A. Petrovskij, Moscou, 1969 ; de Makrembolitès : S.V. Poliakova,
Moscou, 1965 ; 3) en allemand, de Makrembolitès et de Prodrome : K. Plepelits, Stuttgart,
respectivement 1989 et 1996 ; 4) en français, de Makrembolitès : Fl. Meunier, sous le titre Les
amours homonymes, Belles-Lettres, Paris, 1991.
2. Compte tenu de la particularité du roman de Constantin Manasses, Aristandre et Callithée : nous
ne le possédons plus que sous forme de fragments, nous ne l’intégrons pas à cette étude. Ce qui
nous en reste ne s’y prête pas. Voir pour le texte lui-même l’édition Teubner et l’article de O.
Mazal, « Neue Exzerpte aus dem Roman des Constantin Manasses », Jahrbuch der Osterreichischen
Byzantinischen Gesellschaft, 15, 1966, pp. 231-259.
3. « Comè » est devenu ici « -comis » en composition.
4. G. Ostrogorsky, Histoire de l’Etat byzantin, Paris, 1983, p. 388-89, et L. Bréhier, Les institutions de
l’Empire byzantin, Paris, rééd. 1970, pp. 117-121.
146

5. Dans tout le roman les Arabes sont une seule fois désignés comme des Barbares, en V, 422 où le
narrateur les montre sans doute du point de vue des Perses assiégés essayant désespérément de
résister et de sauver leurs remparts. La précédente occurrence du mot « Barbares » présentait
d’ailleurs justement le point de vue des Arabes sur les Perses. Ainsi les deux camps considèrent
l’adversaire avec mépris en le réduisant à un groupe de Barbares. Ceci dit, il est évident que le
groupe des Arabes est privilégié par l’auteur dans la mesure où le narrateur lui-même présente
systématiquement les Perses comme des Barbares tout au long du roman.
6. La phalange ne constitue pas une unité de formation de l’armée byzantine.

AUTEUR
FLORENCE MEUNIER
Université de Toulouse-Le Mirail.
147

Le monastère d’Iviron (Mont Athos)


et la Méditerranée
Amorce d’une recherche

Dimitri Nastase

1 Le plus important monastère athonite, celui de Lavra – plus tard Grande Lavra – fut
édifié de 962 à 963/41. On sait bien qu’il fut fondé par saint Athanase l’Athonite, aux
frais de Nicéphore II Phokas et que le premier le dirigera en tant que higoumène
jusqu’à sa mort, survenue vers l’an mil2. Entre-temps, au Mont Athos – devenu vite la
Sainte Montagne par excellence – le nombre des couvents avait augmenté de manière
spectaculaire, et il ne fera que s’accroître par la suite3.
2 Bien entendu, la plupart d’entre eux sont grecs, byzantins proprement dits, mais très
rapidement s’y ajoutent d’autres, dont les fondateurs et les moines commencent à
arriver à l’Athos encore du vivant d’Athanase, attirés selon sa Vita par sa renommée,
“de Rome elle-même, d’Italie, de Calabre, d’Amalfi, d’Ibérie [c’est-à-dire de Géorgie],
d’Arménie...” (“"… ἀπὸ τε Ῥώµης αὑτῆς, ’Ιταλὶας, Καλαδρίας, ʼΑμάλφης, ʼΙБηρίας,
ʼΑρμένιας...”)4. Comme on l’a fait remarquer5, “dans cette liste... figurent probablement
toutes les régions et tous les groupes ethniques représentés au Mont Athos vers la fin
du Xe et le début du XIe siècle”.
3 Mais ce que je voudrais bien souligner, c’est qu’il s’agit là de régions-frontière de
l’Empire byzantin, l’occidentale et l’orientale respectivement, que l’hagiographe lui-
même met en évidence comme telles, en les groupant selon le critère géographique,
celles de la péninsule italienne d’abord, suivies par celles du Caucase. Aussi l’arrivée à
l’Athos d’habitants de ces contrées est-elle présentée comme une vraie affluence de
foules, venues pour voir et entendre Athanase6. Nous pouvons donc affirmer que
l’Athos était devenu à l’époque un centre de rencontre et d’échange d’informations sur
leurs lieux d’origine, entre des habitants des deux bouts les plus éloignés de l’Empire,
l’un baignant dans la Méditerranée centrale, l’autre s’appuyant sur la muraille
caucasienne.
4 Le plus ancien qu’on connaît des monastères établis sur le Mont Athos par ces
étrangers – ἀλλόϕυλοι, comme les appelle la même Vita 7 – est celui géorgien, “des
148

Ibères” (Iviron), selon le nom dont les Byzantins désignaient ce peuple. Ses fondateurs
furent Jean l’Ibère et son fils Euthyme, ainsi que leur parent Jean Tornik, tous les trois
de grands seigneurs, membres d’une famille importante, dominant une région du
Caucase, vassaux et familiers du roi géorgien David de Tao, auquel Byzance accorda le
titre de curopalate, en contrepartie de son allégeance. Leur couvent fut élevé
vers 979/980, mais ses fondateurs et leurs premiers compagnons étaient arrivés plus
tôt, vers 965 ou peu après, à l’Athos, où ils furent d’abord hébergés par saint Athanase à
Lavra8.
5 Ce sont justement les moines d’Iviron qui fournissent un exemple éloquent de rapports
très étroits, établis avec des athonites occidentaux, provenant d’Italie. Tout comme ils
avaient été logés, lui et ses premiers disciples, par Athanase à Lavra, de même Jean
l’Ibère abritera dans son monastère nouvellement bâti, un autre personnage de
marque, arrivé lui aussi à la tête d’un groupe de disciples, mais cette fois de l’extrême
méditerranéen de l’Empire. Il s’agit de Léon, “frère du duc de Bénévent… d’illustre
famille”, “homme de haut rang et illustre”, venu “prier sur la Sainte Montagne avec ses
six disciples”. Les “saints pères [d’Iviron]… l’accueillirent avec joie et le supplièrent de
demeurer là en disant : « Nous sommes des étrangers, et toi aussi es un étranger »”. Le
très noble hôte bénéventain et ses compagnons accepteront pour quelque temps
l’hospitalité des Géorgiens, mais Léon ne tardera pas à édifier, pour lui et son groupe,
un “beau monastère”, dont “il mena à bien toute la fondation avec l’aide” des moines
ibères. Aussi leur rendait-il “souvent visite pour plusieurs jours”, en retournant ensuite
“dans son monastère”9.
6 Jusqu’il n’y a pas si longtemps, on identifiait ce monastère, comme si cela allait de soi,
avec celui dit “de l’Amalfitain”, qui exista au Mont Athos jusqu’au XIII e siècle 10. Or,
comme j’en attirais l’attention dans un article publié en 1983 11, cette certitude n’est
guère justifiée. En effet, la seule source qui fait mention de Léon de Bénévent et du
“beau monastère” qu’il fonda à l’Athos est la Vie géorgienne de Jean et Euthyme, où
l’on ne dit nulle part que ce monastère était amalfitain, ni qu’il avait un rapport
quelconque avec des Amalfitains ou, en général, avec Amalfi 12. Bien au contraire, on est
autorisé à supposer que, comme son nom même l’indique, le monastère “de
l’Amalfitain” est appelé ainsi parce que fondé par un Amalfitain, et par conséquent,
qu’il fut différent de celui fondé par le Bénéventain Léon. Dans l’article cité, j’ai donné
plus d’arguments à l’appui de cette hypothèse13, sur laquelle je n’insisterai pas ici.
7 Par contre, quoi qu’il en soit, ce que nous avons à retenir maintenant, c’est que Léon fut
le frère du prince de Bénévent Pandolf II (982-1014)14, qu’il fonda et aura dirigé sur la
Sainte Montagne un couvent, et qu’il fut en relations amicales, très étroites et suivies,
avec les moines et les fondateurs du couvent d’Iviron, la Vie de Jean et Euthyme le
désignant même comme “le grand Léon”15, à l’instar de l’un de ses plus illustres héros,
“le grand Tornik”16. Aussi, la fondation même du “beau monastère” de Léon, y est-elle
relatée dans des termes dont un texte contemporain use pour celle du monastère des
Ibères17.
8 On connaît l’importance fondamentale pour la culture médiévale géorgienne de
l’activité littéraire développée à cette époque dans le monastère d’Iviron, activité
consistant surtout en traductions du grec en géorgien, effectuées par Euthyme, le fils et
successeur de Jean l’Ibère18. La Vie des deux dresse une liste de ces traductions 19, dont
néanmoins une seule intéresse notre travail. Il s’agit du “Livre des Dialogues” 20 du saint
pape Grégoire le Grand (590-604), c’est-à-dire de ses Dialogues sur l’immortalité de l’âme 21.
149

Traduits en grec au VIIIe siècle, les Dialogues ont bénéficié d’un “étonnant succès” “dans
tout l’Orient chrétien”, où ils ont assuré à leur auteur une popularité exceptionnelle,
ainsi que le surnom même de Διάλογος22 (ἅγιος Γρηγόριος ὁ Διάλογος), qui y
accompagnera aussi ses images peintes jusque tard après la chute de Constantinople 23.
En ce qui concerne Byzance, dans leur version grecque, les “Dialogues de S. Grégoire ont
été inlassablement copiés d’un bout à l’autre dans les scriptoria” de l’empire, “à l’usage
des moines et des laïques”24. Ce fut donc la traduction réalisée par Euthyme d’Iviron qui
introduisit dans le circuit culturel géorgien ces écrits d’un pape de Rome, tellement
appréciés par l’Eglise orientale.
9 Je suis obligé de quitter le domaine culturel, sans toucher à d’autres problèmes qui
pourraient avoir certains rapports avec mon article, mais qui, par leur extrême
complexité, dépassent largement ses limites.
10 Et j’en viens à un fait historique, apparemment fort curieux, début d’une aventure
inachevée, qui aurait dû entraîner les fondateurs d’Iviron dans un grand périple
méditerranéen, vers les lointains rivages de l’Espagne.
11 Après la mort de Jean Tornik, survenue vraisemblablement à la fin de l’année 984 25,
Jean l’Ibère “décida de fuir en Espagne en emmenant son fils et quelques disciples...” 26.
Mais à Abydos, où il s’était rendu “en quête d’un bateau en partance pour l’Espagne”, le
groupe fut retenu par le commandant local et refoulé vers Constantinople, où “les rois”
(c’est-à-dire les deux basileis, Basile II et Constantin VIII) obligèrent les fuyards de
retourner à l’Athos27.
12 L’explication qu’on accepte pour cette tentative de Jean l’Ibère est celle-là même qu’en
donne son biographe : selon lui, auparavant, Jean “n’avait supporté les bruits et
l’agitation” à l’Athos, que pour sauver l’âme de Tornik. La mort de celui-ci le délivrant
de cette obligation morale, il abandonna la Sainte Montagne pour aller en Espagne,
parce qu’“il avait entendu dire que de nombreuses familles et personnes d’origine ibère
étaient établies là-bas”28. Le seul commentaire que j’ai rencontré pour ces lignes,
attribue l’information détenue par Jean sur la présence d’“Ibères” en Espagne à une
tradition pouvant remonter à Strabon29.
13 Or Jean n’avait aucune raison de croire que dans le pays où il voulait se rendre il allait
trouver moins de bruit et d’agitation – plutôt au contraire – qu’à l’Athos. Par ailleurs,
s’il désirait rencontrer des compatriotes, pourquoi aller les chercher si loin, dans le
péril et, quand même, l’incertitude d’en trouver, et non pas dans son propre pays, de
beaucoup plus proche, qui lui était, bien entendu, familier et, normalement, plus
accessible ?
14 La seule réponse qui me semble raisonnable de fournir à cette question est qu’il ne
pouvait pas y aller et que la même cause qui le lui interdisait l’avait déterminé à
s’enfuir en toute hâte de l’Athos pour chercher si loin de là un milieu qui lui fût
accueillant et familier.
15 En essayant de découvrir cette cause, il nous faudra d’abord remonter quelques années
avant la fin de Tornik. Pour devenir moine, celui-ci avait dû abandonner une glorieuse
carrière militaire. En 978, à la demande du jeune empereur Basile II, il devait pourtant
reprendre les armes et se mettre à la tête du contingent géorgien qu’à l’appel du
basileus le roi “ibère” David de Tao avait envoyé à la rescousse des troupes byzantines
commandées par Bardas Phokas : c’est que celles-ci se trouvaient en difficulté devant la
marche victorieuse de l’usurpateur Bardas Skléros, qui s’était proclamé empereur en
150

Asie Mineure. Vaincu, ce-dernier se réfugia à Bagdad, et c’est avec l’énorme butin
réalisé pendant cette campagne que Tornik, rentré au Mont Athos, put édifier le
monastère d’Iviron30. Promu syncelle à Constantinople, “par la grâce des saints rois” 31
[=les deux basileis], il finira sa vie à l’Athos quelques années plus tard, comme on l’a vu.
16 Mais en 986, peu après la mort de Tornik, Bardas Skléros revint et revendiqua de
nouveau le trône byzantin. Cette fois, Bardas Phokas en fit de même, se proclamant lui
aussi empereur, en 987, et il fut de nouveau aidé par le roi David de Tao, mais
maintenant contre les empereurs légitimes, Basile II et Constantin VIII. Réussissant à
capturer Skléros, Bardas Phokas, devenu maître de l’Asie Mineure, marcha sur la
capitale. Ce n’est qu’en faisant appel à Vladimir Ier de Kiev que Basile II put finalement
vaincre l’usurpateur, qui perdit aussi la vie, lors d’une bataille décisive, qui eut lieu
justement à Abydos, le 13 avril 98932. Peu avant, les troupes géorgiennes alliées à Bardas
Phokas avaient été écrasées et leur commandant – peut-être un neveu de Tornik le
moine33 – tué par une armée byzantine envoyée par Basile 1134.
17 On se rend bien compte de la situation fort difficile dans laquelle se retrouva le roi
David, menacé à son tour par le basileus victorieux, à cause du rôle qu’il avait joué
pendant la crise. Il ne put s’en tirer, qu’en renouvelant sa soumission à Basile II et en
l’instituant son successeur, ses Etats revenant effectivement au basileus à la mort de
David, vers l’an mil35.
18 C’est en plaçant l’aventure de Jean l’Ibère et de son groupe dans ce contexte historique,
qu’elle trouve sa véritable explication. On sait bien que les dirigeants des athonites
géorgiens étaient étroitement liés avec leur roi, David de Tao. Vu ces relations, Jean dut
tenter de s’enfuir, non en 985, comme on l’a supposé36, mais une année ou deux plus
tard, à l’époque de l’alliance de David avec l’usurpateur Bardas Phokas. Il est facile à
comprendre qu’à ce moment là, les routes pour le Caucase étaient fermées aux fuyards
et que dans le lointain pays du côté opposé où ils voulurent s’en aller, tout en comptant
sur un accueil favorable de la part de congénères supposés, ils cherchaient surtout
l’assurance de se soustraire à toute poursuite possible. C’est que, dans les conditions de
la crise politique et militaire par laquelle passait l’Empire, ils devenaient pour “les
rois”, en fait pour Basile II, des otages de marque, qu’il ne pouvait pas laisser lui
échapper.
19 Cette condition n’avait rien d’exceptionnel. Plus particulièrement, elle doit nous
rappeler que, d’abord, c’est dans un groupe d’otages qu’Euthyme, le fils de Jean, avait
été envoyé à Constantinople, à Nicéphore Phokas, par le même David de Tao 37. Par
ailleurs, à la mort de ce dernier, en prenant possession de “son héritage” caucasien, au
retour Basile II emmena avec lui, comme otages, un neveu du roi défunt, ainsi que de
nombreux représentants des grandes familles de l’Etat qui lui revenait ainsi 38. On ne
saura s’imaginer que, dans les circonstances rappelées plus haut, la position de
personnages aussi importants, de tous points de vue, que les Ibères athonites, pouvait
différer de celle de ces otages, représentants, comme eux, de l’aristocratie du pays
soumis, mais à la valeur desquels ils ajoutaient celle de leur état ecclésiastique
particulier. Et le commandant d’Abydos montre qu’il s’en rendait parfaitement compte,
lorsqu’il déclara à Jean : “j’aurai de grands ennuis si je te laisse partir ; je vais écrire aux
rois et tu feras ce qu’ils te diront”39.
20 L’évolution de la crise et son dénouement offrirent ainsi à Basile II la possibilité
d’atteindre son objectif, devenant en réalité le maître de la Géorgie, un caractère
légitime, de source divine, garanti par la présence et l’activité – signifiant de leurs
151

accord et “bénédiction” – des moines et du monastère des Ibères dans la communauté


œcuménique athonite, elle aussi sous l’autorité de l’empereur.
21 Comme j’ai tâché de le montrer dans toute une série de travaux, la communauté
multiethnique et pan-orthodoxe du Mont Athos constituait elle-même un symbole
vivant de “l’empire chrétien oecuménique”, tel que l’idéologie impériale byzantine le
concevait. Dans ce cadre, par le truchement des monastères étrangers, fondés dans
toutes les occurrences connues, par de très proches parents (fils, frères), ou par de
grands seigneurs, familiers des souverains de leurs patries, ces derniers ne faisaient que
reconnaître l’autorité de l’empereur de Constantinople et son rang de chef suprême de
la famille médiévale des souverains40. C’est un cas particulier découlant de cette
signification générale de la Sainte Montagne – et la confirmant, par conséquent – que
met donc en lumière le résultat final de la présente enquête.

NOTES
1. Paul Lemerle, dans Actes de Lavra. Première partie, Des origines à 1204. Edition diplomatique
par Paul Lemerle, André Guillou, Nicolas Svoronos, avec la collaboration de Denise
Papachryssanthou, Texte, Paris 1970, p. 33-36.
2. Athanase est mort vers l’an 1000 (au plus tôt en 997). Voir Jacques Noret, dans Vitae duae
antiquae Sancti Athanasii Athonitae, editae a..., Tumhout-Leuven 1982, p. CX-CXI. Cf. P. Lemerle,
dans Actes de Lavra, I, cit., p. 47-48.
3. Vers 972 le typikon de Jean Tzimiskès en enregistre au moins 46 et, en 1045, celui de
Constantin IX Monomaque plus de 180. Actes du Prôtaton. Edition diplomatique par Denise
Papachryssanthou, Texte, Paris 1975 : le typikon de Tzimiskès, n° 7 ; celui de Monomaque,
n° 8 (l’indication du nombre des higoumènes des couvents athonites – et donc des couvents eux-
mêmes –, 1. 37- 38).
4. Vitae duae... : Vie A, ch. 158,1. 6-7 ; Vie B, ch. 43, 1. 14-16.
5. Denise Papachryssanthou, dans Actes du Prôtaton, p. 83, n. 210.
6. Vitae duae... : Vie A, ch. 158, cf. ch. 156-157 ; Vie B, ch. 43.
7. Ibidem, Vie A, ch. 158,1. 20.
8. Notamment : Jaques Lefort et Denise Papachryssanthou, “Les premiers Géorgiens à l’Athos
dans les documents byzantins”, Bedi Kartlisa, 51 (1983), p. 27-33 ; Actes d’Iviron, I, Des origines au
milieu du XIe siècle. Edition diplomatique par Jaques Lefort, Nicolas Oikonomidès, Denise
Papachryssanthou, avec la collaboration d’Hélène Métrévéli, Texte, Paris 1989 (désormais Iviron
I), voir l’introduction de J. Lefort, p. 3-63 (surtout p. 19 sq.). Cf. : D. Nastase, “Les débuts de la
communauté œcuménique du Mont Athos”, Σύυυɛικτα, 6 (Athènes 1985) (désormais Nastase,
“Débuts”), p. 253-254 ; id., “Le Mont Athos et l’Orient chrétien et musulman au Moyen Age”, Revue
Roumaine d’Histoire, 32/3-4 (Bucarest 1993), p. 310-311. Principale source, la Vie géorgienne de
Jean et d’Euthyme, par Georges l’Hagiorite. Voir sa traduction française par Bernadette Martin-
Hisard, “La vie de Jean et Euthyme et le statut du monastère des Ibères sur l’Athos”, Revue des
études byzantines, 49 (1991), étude, p. 67-83, traduction, p. 84-134.
9. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 109, 1. 628-649.
10. Voir notamment Agostino Pertusi, “Monasteri e monaci italiani all’Athos nell Alto Medioevo”,
Le millénaire du Mont Athos, 963-1963, I, Chevetogne 1963, p. 220-224.
152

11. D. Nastas, "Λανδάνουσα ἀφωνίτιχη μον τοῦ 10οο αἱώνα”, Σύμµεικτα, 5 (1983), p. 287-293, avec
résumé français (“Un couvent athonite ignoré du Xe siècle”), p. 395.
12. Cf. op. cit., p. 290.
13. Ibid., p. 290 sq. Je me propose d’y revenir.
14. Pour lequel, J. Gay, L’Italie méridionale et l’Empire byzantin depuis l’avènement de Basile I er et
jusqu’à la prise de Bari par les Normands (867-1071), Paris 1904, p. 331-332, cf. p. 373-374. Cf. aussi
Nastase, “Débuts”, p. 259-260.
15. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 110, 1. 654-662.
16. Ibid., p. 88, 1. 137, p. 93, 1. 284.
17. “Le bienheureux Jean… fonda un beau monastère et il y rassembla des frères spirituels”, ibid.,
p. 76 et n. 47. Cf., pour Léon : “… il fonda un beau monastère et rassembla de nombreux frères...”,
ibid., p. 109,1. 646.
18. Plus récemment, J. Lefort, dans Iviron I, p. 34-35.
19. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 103-108.
20. Loc. cil., p. 107,1. 603.
21. Bibliotheca hagiographica latina, n° 6542 (apud F. Halkin, cf. la note suivante).
22. F. Halkin, “Le pape S. Grégoire le Grand dans l’hagiographie byzantine”, Orientalia Christiana
Periodica, 31/1-2 (1955), p. 109.
23. Des exemples, dans la peinture religieuse roumaine des XVI e-XVIIe siècles. Une de ces images,
de très grandes dimensions, est comprise dans l’ensemble de peinture murale extérieure le plus
connu et admiré de Roumanie, celui de l’église conventuelle moldave de Voronets (exécuté
en 1547). Une reproduction chez Maria Ana Musicescu, Sorin Ulea, Voronet, II e éd., Bucarest 1971,
ill. 44.
24. F. Halkin, loc. cil.
25. J. Lefort, dans Iviron I, p. 32.
26. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 96, I. 369-370.
27. Ibid., p. 96-97, l. 374-395. Cf. J. Lefort, op. cit., p. 32-33.
28. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 96, 1. 370-374.
29. J. Lefort, op. cit., p. 33 et n. 1 ; B. Martin-Hisard, op. cit., p. 96, n. 59.
30. Pour le rôle de Tornik dans la répression de la révolte de Bardas Skléros, plus récemment, la
présentation de J. Lefort, op. cit., p. 22-24 (avec sources).
31. Loc. cit., p. 23 (la source, p. 9).
32. Georg Ostrogorsky, Geschichte des byzantinischen Staates3, Munich 1963, p. 251-252.
33. N. Adontz, “Tornik le Moine”, dans id., Etudes arméno-byzantines, Lisbonne 1965, p. 305, 310.
34. René Grousset, Histoire de l’Arménie, des origines à 1071, Paris 1973, p. 513.
35. I. Skylitzès, Synopsis Historiarum, I. Thurn éd., Berlin 1973, p. 339-340, I. 72 sq. ; I. Zônaras,
Annales, M. Pinder éd., tome III (Epitomae Historiarum Libri XIII-XVIII), Bonn 1897, p. 557, 1.11- 17.
36. J. Lefort, op. cit., p. 33.
37. Ibid., p. 19-20 et, surtout, Nastase, “Débuts”, p. 254.
38. Les sources, supra, n. 35.
39. B. Martin-Hisard, op. cit., p. 96, 1. 380-381. Cf. la mésaventure, à plus d’un point semblable, de
“l’archevêque Basile de Bulgarie, ambassadeur du tsar Kalojan auprès du pape”, et qui, “en août
1203”, “fut arrêté à l’instant où il allait s’embarquer pour l’Italie et contraint à demeurer trente
jours à Durazzo, le duc de cette ville affirmant que le basileus verrait ce voyage avec le plus grand
déplaisir”. Alain Ducellier, La façade maritime de l’Albanie au Moyen Age. Durazzo et Valona du XI e au
XV siècle, Thessalonique, 1981, p. 101 et n. 69, avec source : Innocent III, Registres, an VI,
lettre 142 et an VII, lettre 5. L. Thalloczy, K. Jireček, M. Sufflay, Acta et Diplomata res Albaniae
Mediae aetatis illustrantia, I, Vienne 1913, nos 127 et 128, p. 41.
40. Notamment : D. Nastase, “Le Mont Athos et la politique du patriarcat de Constantinople,
de 1355 à 1375”, Σύυυεικτα, 3 (Athènes 1979), p. 121-174 ; id., “Le patronage du Mont Athos au
153

XIIIe siècle” (communication présentée au XV e Congres International d’Etudes Byzantines,


Athènes, 1976), Cyrillomethodianum, 7 (Salonique 1983), p. 71-87 ; id., “Débuts”, p. 251-314 (pour
Iviron, p. 253- 256, 310) ; id., “Le Mont Athos et l’Orient chrétien et musulman...”, p, 309-318 (pour
Iviron, p. 310- 311).

AUTEUR
DIMITRI NASTASE
Université « Alexandru Ioan Cuza » de Jassy (Roumanie).
154

Le destinataire anonyme de la Vita


Theophanis de Méthode le Patriarche
Panayotis Yannopoulos

1 Méthode, patriarche de Constantinople entre 843 et 847, est le rédacteur d’une


biographie de S. Théophane le Confesseur, un des héros orthodoxes du second
iconoclasme1. De l’aveu de son auteur, ce texte lui avait été commandé depuis un
certain temps, mais Méthode n’avait pas répondu immédiatement à la demande ;
finalement il se mit au travail2. Le résultat en est une biographie fleurie et pompeuse,
qui tantôt s’avère historiquement précise, tantôt flotte dans un certain flou artistique.
Méthode, dans le préambule de sa rédaction, pour des raisons non dévoilées et malgré
le fait qu’il parle à la deuxième personne en s’adressant à son client, ne cite nulle part
le nom de son destinataire. Les termes chaleureux et amicaux qu’il utilise laissent
penser qu’il s’agit d’un ami qui partageait les mêmes opinions iconophiles que lui, mais
rien de plus. Nous disposons toutefois d’un élément important : Méthode, s’adressant à
son destinataire, l’interpelle au vocatif : στεφώνυμε3. Des mots composés de ce type
sont courants dans la langue recherchée de Méthode, mais dans ce cas précis, il est clair
qu’il s’agit d’un genre de cryptogramme, et que la personne à qui Méthode s’adresse et
qui avait commandé la biographie de Théophane s’appelait Στέφανος, c’est-à-dire
Étienne4. Qui était cet Étienne ? Sans doute un iconophile, admirateur de Théophane,
qui voulait avoir une biographie de son héros ; quelqu’un qui aimait le style fleuris,
recherché et tourmenté de Méthode. Efthymiadis a essayé d’identifier ce personnage 5.
Or, un regard sur les notices de la Prosopographie der mittelbyzantinischen Zeit permet de
savoir que la question reste toujours ouverte6. Toutefois, avant de poser la question de
l’identification du destinataire, il faut établir la date de la rédaction de cette
biographie.
2 Quand Méthode a-t-il rédigé la biographie de Théophane ?
3 Né à Syracuse, durant la seconde moitié du VIIIe s., Méthode 7 arriva à Constantinople
durant les premières années du règne de Léon V8. Il y entra en contact avec les milieux
iconophiles et devint moine dans le monastère de Chénolaccos en Bithynie 9. Les
mesures prises par Léon contre les iconophiles irréductibles l’obligèrent à partir pour
Rome, d’où il revint, porteur d’une lettre papale à l’intention de l’empereur, après
155

l’accession au pouvoir de Michel 1110. Accusé de rallumer les passions religieuses, il fut
enfermé dans une prison située sur l’île de Saint André 11. Libéré lors de l’amnistie
de 82912, il s’installa dans la capitale13. Sous Théophile, son iconophilie lui valut une
nouvelle arrestation, mais sans emprisonnement14. Ensuite, il fut grâcié et, pour un
certain temps, fit partie du cercle de lettrés protégés par Théophile 15. Le 4 mars 843,
Théodora le poussa sur le trône patriarcal, le jugeant apte à réconcilier les partis
opposés et à rétablir le culte des images sans passer par une condamnation conciliaire
de Théophile. Il mourut le 14 juin 84716.
4 Méthode est l’auteur présumé d’un certain nombre d’oeuvres hagiographiques et
hymnographiques, dont certaines sont d’une attribution douteuse17. La biographie de
Théophane est toutefois un de ses écrits authentiques. Les manuscrits transmettant
cette biographie indiquent comme rédacteur "Méthode le Patriarche" 18. Cela ne signifie
pas que le texte date de la période du patriarcat de Méthode ; les auteurs byzantins sont
restés dans la postérité avec un titre, indépendamment de leur situation au moment où
ils ont rédigé un texte.
5 Méthode a rédigé la biographie de Théophane après 822, puisque il y fait état du
transfert des reliques du saint depuis Samothrace à Constantinople et ensuite au
monastère de Mégalos Agros, en 82219.
6 La rédaction de Méthode a une particularité : elle est dotée de deux préambules 20. Dans
le premier, l’auteur s’excuse de ne pas en avoir commencé la rédaction dès le moment
où il a reçu la commande. Il justifie son attitude en invoquant trois prétextes
(προφάσεις), à savoir son manque d’expérience (ἀπειρία), son indignité (ἀναξιότητα) 21
et même son ingratitude (ἀγνωμοσύνη)22. Étant donné que Méthode était un écrivain
chevronné, le premier des prétextes invoqués, le manque d’expérience, semble à
première vue renvoyer à un âge précoce, quand Méthode tentait ses premiers essais.
Or, d’autres accusations qu’il se reproche ensuite, comme par exemple le manque de
sens littéraire (ἀμονσία)23, le manque de talent (δυσπραγία)24, le manque d’intelligence
(ἀφυΐα)25 et le manque de beauté stylistique (δνσειδεία)26 ne laissent aucun doute :
Méthode fait appel aux lieux communs bien connus des hagiographes byzantins qui,
dans un souci de modestie exessive, s’accusent de ne disposer d’aucun talent, pour
provoquer notamment l’admiration chez leurs lecteurs qui découvrent un auteur plein
de talents. Au contraire, quand Méthode expose les raisons qui l’ont poussé à entamer
finalement la rédaction, il laisse une petite ouverture historique. Par un détour
stylistique et biblique, il dit qu’il a finalement décidé de se mettre à l’ouvrage afin
d’écouter lui aussi l’appel : "venez avec moi" lancé par Iephaë aux chefs d’Israel, pour
πολεμεîν τοὑς ἑχθρούς27. Sa rédaction est donc un acte polémique, une déclaration de
guerre contre "les ennemis" qui dans ce cas sont les iconoclastes. Mais quels
iconoclastes ? Ceux de l’époque de Michel II ou ceux de l’époque de Théophile ? Une
amorce de réponse est possible grâce à la deuxième raison invoquée par Méthode à la
base de sa décision de commencer la rédaction. Il dit qu’elle constitue aussi un acte de
dévotion, une prière à saint Théophane, dont il déplore l’aide afin de sortir de λάκκου
ταλαιπωρίας καὶ φυλακής καί δεσμών 28. Méthode était donc en prison au moment où il
rédigeait la biographie de Théophane. Sa Vita parle de deux détentions : une sous
Michel II de 821 à 82929 et une autre sous Théophile30. Or, cette seconde n’était pas un
véritable emprisonnement ; après avoir été flagellé, Méthode a été jeté dans une cellule
d’où il a été retiré, le jour même, par ses amis. Sa détention sous Michel II est décrite
par son biographe avec les couleurs les plus sombres et des termes analogues à ceux
156

utilisés par Méthode dans la biographie de Théophane31. C’est donc durant cette
détention que Méthode a rédigé la biographie de Théophane.
7 Certes, cette date pose d’autres questions non moins épineuses : quelles étaient, par
exemple, les vraies conditions de détention de Méthode, quand il pouvait, sans
entraves, rédiger une oeuvre de telle nature ? Comment Méthode a-t-il pu mener des
recherches afin de réunir les éléments nécessaires à la rédaction de la biographie ? Quel
genre de détenu était-il s’il pouvait rédiger une oeuvre proférant des opinions
interdites à cause desquelles il avait été lui-même condamné ? Toutes ces questions,
malgré leur mérite, ne font pas l’objet de cette étude ; nous espérons les traiter dans
l’ouvrage que nous préparons au sujet de Théophane. Pour l’instant, venons-en à la
question fondamentale : qui était le destinataire de cette biographie ?
8 Qui a commandité la biographie de Théophane ?
9 Comme cela a été signalé, les chercheurs, qui se sont intéressés à la biographie de
Théophane par Méthode, sont d’accord pour dire que le destinataire du texte portait le
nom d’Étienne32. Dans l’introduction, nous avons brossé un portrait de cette personne :
iconophile, admirateur de Théophane, ami de Méthode, lettré qui appréciait le style de
Méthode. Nous avons en outre noté qu’Efthymiadis a tenté une identification 33. Nous
résumons son syllogisme : dans la péroraison de l’éloge prononcé en 822 par Théodore
Studite, lors de la translation des reliques de Théophane à Mégalos Agros, l’orateur
s’adresse à l’higoumène du monastère, qui était très probablement le successeur de
Théophane34 ; une lettre de Théodore Studite, écrite vers 821, a pour destinataire un
certain Étienne, higoumène d’un monastère35. Pour Efthymiadis, cet Étienne pourrait
être l’higoumène de Mégalos Agros, car Théodore dans sa lettre fait mention d’un père
spirituel qualifié déjà de bienheureux (μακάριος) et qui pourrait être Théophane. En
corroborant les deux hypothèses, Efthymiadis propose d’identifier le destinataire de la
lettre de Théodore et l’higoumène anonyme de Mégalos Agros mentionné par le Studite
dans son éloge de Théophane. Le premier pas étant fait, le second était plus facile à
franchir : si l’higoumène de Mégalos Agros était Étienne, pourquoi cet Étienne ne
serait-il pas aussi le destinataire de la biographie de Théophane rédigée par Méthode ?
Sans doute cette hypothèse a un avantage : qui d’autre pourrait être plus intéressé par
une biographie de Théophane que l’higoumène du monastère fondé par lui ? Or, nous
pouvons faire appel à un nombre considérable d’arguments qui vont dans un sens
opposé et invoquer les indices contenus dans le texte de Méthode, qui vont eux aussi
dans un sens opposé. Analysons ces objections.
10 Méthode est arrêté et exilé dès son retour de Rome36. Si l’higoumène de Mégalos Agros
désirait une biographie du fondateur de son monastère, il aurait dû en passer
commande à Méthode avant même son retour de Rome, hypothèse très difficile à
défendre. Même en acceptant cette hypothèse, nous nous heurtons à une nouvelle
difficulté : Méthode a rédigé à Rome des commentaires sur la Passion de sainte Marine 37
et des scolies au Pseudo-Denys38 ; pourquoi aurait-il laissé traîner une commande de
Vie de S. Théophane et l’aurait-il honorée quand il était en prison ? Un tel scénario serait
plus qu’invraisemblable.
11 En outre, Méthode, dans la biographie de Théophane, note qu’il décrit des réalités qu’il
a connues39, mais il ne dit nulle part qu’il a connu Théophane. La lecture de son texte
dégage la même impression : Méthode n’a pas croisé Théophane, ce que l’auteur
d’ailleurs semble regretter. Cela est logique, car Théophane était malade dans son
monastère de Mégalos Agros quand Méthode est arrivé à Constantinople. Ensuite,
157

Méthode s’est installé à Chénolaccos en Bithynie. Il paraît, selon sa Vita, qu’il s’y
trouvait quand Théophane fut amené de force à Constantinople et mis en prison. Puis,
Méthode quitta l’Orient pour Rome. Selon quelle logique le successeur de Théophane à
Mégalos Agros aurait-il demandé la biographie du père spirituel de son monastère à
quelqu’un n’ayant pas connu Théophane, alors que vivaient encore des personnes qui
l’avaient connu ? Méthode était peut-être connu comme hagiographe, mais dans le cas
de Théophane, on ne manquait pas de biographie au monastère de Mégalos Agros : le
panégyrique de Théophane à caractère biographique prononcé par Théodore Studite.
Pourquoi demander une Vita quand une autre venait d’être rédigée ? Car la biographie
de Méthode, comparée à l’éloge de Théodore, ne contient pratiquement aucun élément
biographique nouveau. Après ces objections logiques, venons-en aux indices du texte.
12 Dans les préambules, Méthode ne met nulle part en exergue les qualités monastiques de
Théophane et de façon générale ne fait pas valoir les vertus monastiques, ce qui paraît
anormal si la biographie était commandée par l’higoumène de Mégalos Agros 40. D’autre
part, la fondation de Mégalos Agros passe presque inaperçue dans la biographie 41,
omission incompréhensible dans le cas où l’higoumène de Mégalos Agros serait le
destinataire du texte. Enfin, les miracles posthumes attribués à Théophane ont eu lieu à
Hieria de Constantinople42. Les trois miracles mentionnés par Méthode après la
translation des reliques à Mégalos Agros ont eu lieu loin du monastère grâce à un
liquide embaumé (connu à l’époque byzantine comme ἀπομύρισμα) que les fidèles
pouvaient venir chercher dans le monastère, soit personnellement soit par
l’intermédiaire d’une autre personne43. Cela faisait sans doute de la publicité pour
Mégalos Agros et attirait des pèlerins, mais ne mettait pas en valeur le monastère,
élément difficile à comprendre si la biographie était commandée par l’higoumène du
monastère.
13 Un troisième élément à prendre en compte est celui de la tradition manuscrite.
Considérant qu’un seul manuscrit transmet la biographie, nous devons conclure que le
texte de Méthode n’a pas connu de succès44 ; le panégyrique de Théodore Studite non
plus45. Efthymiadis attribue ce manque de popularité au style rhétorique, archaïsant et
recherché de leurs auteurs46. Cela peut être une raison. Mais d’autres textes, peu
attirants, ont connu plus de copies. A notre avis, si le texte avait été commandité par
Mégalos Agros, il devrait y avoir plus de copies faites dans le monastère lui-même.
14 Dans ce même ordre d’idées, il paraît peu plausible qu’un texte rédigé pour un usage
monastique présente l’aspect recherché de la rédaction de Méthode. La biographie de
Théophane ne peut être appréciée, même à l’heure actuelle, que par des personnes
ayant une solide formation classique et un goût très prononcé pour une rhétorique
flamboyante.
15 L’analyse que nous avons faite suggère que la biographie de Théophane par Méthode
n’était pas destinée à l’higoumène du monastère de Mégalos Agros, même si celui-ci
portait le nom d’Étienne, ce qui n’est pas encore prouvé. Qui pouvait être ce
destinataire ?
16 Le texte ne semble pas avoir été destiné à l’usage monastique. Le destinataire de la
biographie devait être un homme d’une culture particulière qui pouvait trouver du
plaisir dans un texte aussi travaillé que la Vita Theophanis. Le biographe de Méthode,
quand il parle de l’élection de ce dernier à la fonction patriarcale et quand il énumère
les qualités de l’élu, cite en première lieu ses connaissances scripturaires et en
deuxième lieu son éloquence ; ce n’est qu’ensuite qu’il parle de sa ténacité, de sa
158

modestie et de sa complaisance47. Cela montre la grande réputation de Méthode comme


homme de lettres parmi ses contemporains. La même réalité est mise en exergue par
son biographe quand ce dernier parle de la libération de Méthode en 829. Il souligne
que Méthode s’installa, comme d’ailleurs d’autres moines libérés, dans la capitale parce
que ni son monastère, "ni aucun autre n’avait échappé à l’hérésie" 48. Dans la capitale, il
se mit à parler autour de lui au sujet des icônes. Son efficacité était considérable, car "il
était agréable à écouter tout en ayant une pensée très profonde en combinant et en
mettant un valeur habilement les enseignements des saintes Écritures" 49. Parmi ses
interlocuteurs, son biographe mentionne des sénateurs, et parfois même "ceux infectés
par le virus de l’hérésie"50. Méthode avait alors accès aux milieux administratifs très
élevés de l’empire, même pendant sa disgrâce. Ces mêmes puissants amis semble avoir
été les auteurs de l’enlèvement de Méthode de la prison où il fut enfermé sous
Théophile après sa flagellation. Le texte d’ailleurs signale que Théophile confisqua les
biens de la famille qui protégeait Méthode et qui avait organisé son enlèvement 51. Nous
pensons que c’est dans ce milieu sénatorial et iconophile qu’il faut chercher le
destinataire de la biographie de Théophane. Nous avons examiné tous les cas rapportés
par les sources qui font état d’un personnage du nom d’Étienne, vivant à l’époque de
Méthode. Certains semblent correspondre au portrait que brossent d’un côté Méthode
lui-même dans l’introduction de la biographie de Théophane et de l’autre le biographe
de Méthode. C’est par exemple le cas d’Étienne l’Asécrétis, qui avait des relations
personnelles avec Méthode52, d’Étienne magister et président du sénat53, d’Étienne sur
les requêtes54, d’Étienne patrice et magister55, tous contemporains de Méthode. Pour
Étienne l’Asécrétis et Étienne magister et président du sénat nous avons même la
certitude qu’ils étaient iconophiles. Mais malgré cela, nous n’osons pas proposer
d’identification, car les points d’interrogation restent très nombreux.
17 Cette recherche doit, malheureusement, aboutir à une conclusion négative : le
destinataire de la Vita Theophanis n’est pas l’higoumène du Mégalos Agros. Ce
destinataire reste toujours non identifié. Si l’état de notre documentation ne change
pas, il restera anonyme.

NOTES
1. Bibliotheca Hagiographica Graeca (dans la suite BHG) 1787z : Vita Theophanis par Méthode. Ce texte
est édité par D. Spyridonov, « Méthode Ier, patriarche de Constantinople », ʼEκκλ ησιαστικὸς
Φάρσς 1913, t. 12, pp. 95-96 et pp. 113-165, et par B. Latyšev, « Methodii Patriarchae
Constantinopolitani, Vita S. Theophanis Confessoris », Mélanges de l’Académie des Sciences de Russie,
Saint-Pétersbourg, 1918, VIIIe sér., vol. 13, n° 4. Nous faisons référence à l’édition de B. Latyšev,
pour laquelle nous utilisons l’abréviation : Vie de Théophane.
2. Vie de Théophane, p. 1,1-20.
3. Vie de Théophane, p. 1,2.
4. Cfr. Prosopographie der mittelbyzantinischen Zeit, IV, p. 256-257 : Στφανο n° 7064. Cet ouvrage est
cité dans la suite sous la forme abrégée PMBZ.
159

5. S. Efthymiadis, « Le Panégyrique de S. Théophane le Confesseur par S. Théodore Stoudite (BHG


1792b) », Analecta Bollandiana, 1993, t. 111, p. 264-265.
6. PMBZ, IV, pp. 256-257 : Στέφανσς n° 7064, ne considère pas cette identification comme acquise,
tandis qu’au vol. III, pp. 233-243 : Μεθὸδισς n° 4977, elle n’est même pas mentionnée.
7. La source principale d’informations pour la jeunesse de Méthode reste sa biographie anonyme
(BHG 1278), éditée dans Patrologia Graeca, 100, col. 1243-1262. Pour nos renvois à ce texte nous
utilisons l’abréviation : Vie de Méthode. Peu d’études sont consacrées au patriarche Méthode, et
aucune monographie. Signalons les articles de J. Darrouzès, « Le patriarche Méthode contre les
iconoclastes et les Stoudites », Revue des Études Byzantines, 1987, t. 45, pp. 15-57 et de V. Grumel,
« La politique religieuse du patriarche saint Méthode », Écho d’Orient, 1935, t. 34, pp. 385-401. A.
Frolow, « Le Christ de la Chalcé », Byzantion, 1963, t. 33, pp. 107-120, lui consacre aussi certaines
pages. En outre nous pouvons faire état des biographies parues dans les dictionnaires spécialisés
et notamment celle de V. Laurent, dans le Dictionnaire de la Théologie Catholique (dans la suite DTC),
t. 10, Paris, 1929, pp. 1597-1606, celle d’A. Kazhan, dans Oxford Dictonnary at Byzantium (dans la
suite ODB), N. York et Oxford, 1991, p. 1355 et celle, anonyme, dans le PMBZ, vol. III, pp. 233- 243 :
Μεθὀδιος n° 4977, où sont réunies les sources et où est reprise toute la bibliographie.
8. Vie de Méthode, col. 1245, B7-B14.
9. Vie de Méthode, col. 1245, D1-D7. Le monastère Chénolaccos fut fondé par Étienne à l’époque de
Léon III. A propos de son fondateur, cfr. PMBZ, IV, p. 231 : Στέφανος n° 6991. Quant au monastère,
cfr. R. Janin, Les églises et les monastères des grands centres byzantins, Paris, 1975, p 186 et p. 189 ;
ODB, p. 418.
10. Vie de Méthode, col. col. 1248, B8 à col. 1249, A14.
11. Vie de Méthode, col. 1248, C14. L’îlot de Saint-André se situait dans la Propondide, au large des
côtes de Bithynie. Nous ignorons s’il y avait des habitants, ou s’il était utilisé comme lieu de
déportation avant Michel II.
12. Vie de Méthode, col. 1249, B6-B9 : la détention de Méthode dura neuf ans. Le texte spécifie que
l’amnistie (appelée dans le texte άφεσις κοινὴ) eut lieu encore sous le règne de Michel II. Il s’agit
de repères chronologiques très importants qui permettent la datation de la biographie de
Théophane.
13. Le texte de la Vie de Méthode, col. 1249, C1-C6, est clair : Méthode ne retourna pas à son
monastère, qui entre-temps était passé sous contrôle iconoclaste. Il s’installa seul dans la capitale
où il fréquenta les milieux sénatoriaux.
14. Selon son biographe (Vie de Méthode, col. 1252, B1-B11), Méthode fut flagellé avant d’être
conduit dans une pièce souterraine du palais, d’où il a été enlevé par des "gens qui aimaient le
Christ" (c’est-à-dire des iconophiles), qui l’ont conduit dans une maison amicale où il a été
soigné. Le fait que la police ne soit pas allée le chercher montre que sa punition se limitait à la
flagellation. Théophile punit les protecteurs de Méthode en confisquant les biens de la personne
qui a orchestré l’enlèvement.
15. Vie de Méthode, col. 1252, C4-C17.
16. Le biographe de Méthode passe vraiment en vitesse sur l’élection de son héros au poste le
plus éminent de l’église byzantine (Vie de Méthode, col. 1253, B1-7), et ne dit mot sur sa mort. Ces
deux événements sont connus grâce aux sources parallèles, cfr. PMBZ, vol. III, pp. 233-243 :
Μɛθόδισς n° 4977.
17. Le biographe cite l’œuvre hymnographique de Méthode (Vie de Méthode, col. 1253, B11-13) en
expliquant qu’il avait composé six canons, et en faisant allusion à un discours de contenu
théologique prononcé par Méthode à Sainte-Sophie (Vie de Méthode, col. 1252, C4-7). Par contre, il
ne parle ni de son œuvre hagiographique ni du reste de sa production littéraire ; les considérait-il
sans intérêt où les ignorait-il complètement ? Pour l’ensemble de l’œuvre de Méthode, cfr. W.
Buchwald, A. Hohlweg et O. Prinz, Tusculum-Lexikon griechischer und lateinischer Autoren des
Altertums und des Mittelalters, Munich et Zurich, 1982, p. 524 ; V. Laurent, dans DTC, t. 10, Paris,
160

1929, pp. 1597- 1605 ; H.-G. Beck, Kirche und theologische Litetatur im byzantinischen Reich, Munich,
1959, pp. 496-498 ; Stiernon dans Bibliotheca Sanctorum, t. 9, Rome, 1967, pp. 389-391 ; PMBZ, III,
pp. 239- 241.
18. Cfr. BHG, n° 1787z.
19. Vie de Théophane, p. 37,10 à p. 38,27.
20. Le premier couvre la première page de l’édition de Latyšev et constitue une espèce de
dédicace. Le second (qui va de la p. 2,1 à la p. 3,5 de la même édition), est dans le style normal des
préambules des biographies de saint(e) s, qui insistent sur la nécessité d’écrire la biographie afin
que le temps n’efface pas la mémoire de ces héros de la foi.
21. Vie de Théophane, p. 1,2-3.
22. Idem, p. 1,4.
23. Idem, p. 1,11.
24. Ibidem.
25. Idem, p. 2,13.
26. Ibidem. Méthode fait appel à une image rhétorique : celle de la table, qui dans ce cas est
spirituelle, et dont il est le serviteur ; son inexpérience risque de provoquer le dégoût auprès de
ses invités. Cette seule trouvaille montre que Méthode est un rhéteur chevronné qui utilise ce feu
d’artifice pour impressionner son lecteur.
27. Idem, y. 1,6-7. Référence tirée de Judic. 11,7.
28. Idem, p. 1,14-16. Ici aussi, il y a un arrière fond biblique qui renvoie au
Psaume 39,2 (ou 40,2 selon la numérotation).
29. Vie de Méthode, col. 1248, C11 à col. 1249, A14.
30. Idem, col. 1252, A15-B13.
31. Idem, col. 1248, C11 à col. 1249, A14 : le lieu de détention de Méthode est caractérisé de τάφος,
λάκκος κατώτατος, σκιὰ θανάτου, ἀφεγγὲς σκότος.
32. Cfr. PMBZ, IV, pp. 256-257, n° 7064.
33. Efthymiadis, op. cit., pp. 264-265.
34. Efthymiadis, op. cit., p. 284, § 19,8-10.
35. G. Fatouros, Theodori Studitae, Epistolae (= Corpus Fontium Historiae Byzantinae, 31/1-2), Berlin et
N. York, 1992, p. 716, lettre 487,2-5. Efthymiadis, op. cit, p. 265, se refère à l’étude d’A.P.
Dobroklonskij pour dire que cette lettre a dû être composée entre 821 et 826.
36. La biographie (Vie de Méthode, col. 1248, B7-C14), est sans équivoque : Méthode est arrivé à
Constantinople porteur d’une lettre papale, raison pour laquelle demanda à être reçu sans tarder
par Michel II, mais de la salle d’audience il fut conduit en prison.
37. Le Paris. Gr. 1470, f. 135 r, signale clairement que Méthode rédigea cette Vita à Rome,
affirmation répétée au f. 141r. Cfr. P. Canart, « Le patriarche Méthode de Constantinople, copiste
à Rome », Palaeographica, Diplomatica et Archivistica. Studi in onore di Giulio Battelli, Rome, 1979,
p. 344 ; PMBZ, III, p. 237.
38. Le Lond. Brit. Libr. Addit. 36.821, au f. 196 r, signale que Méthode rédigea les scolies en question
à Rome ; cfr. Canart, op. cit., p. 348 ; PMBZ, III, p. 237.
39. Vie de Théophane, p. 2, 13-15 : τὰ ἐπὶ καιροῦ τοῦ ἡμετέρου εὐώδωμαι γράψασθαι καὶ τά τοῖς
ἠμῶν ὁφθαλμοῖς ὀραθέντα τε καὶ ἔτι ὁρώµενα θαύματα διηγήσασθαι.
40. Au contraire, les deux métaphores qu’utilise l’auteur (Vie de Théophane, p. 2,1 à p. 3,5), sont à
l’opposé de l’idéal monastique : la table bien garnie, décrite d’une manière plus que réaliste, une
vraie recette de cuisine, et l’image du jardin plein d’arbres fruitiers portant des fruits juteux et
mûrs ; rien d’ascétique, de monastique, ni de mystique.
41. L’auteur consacre 13 lignes de l’édition de Latyšev (Vie de Théophane, p. 17,1-13), à parler de la
fondation du monastère de Mégalos Agros, mais en insistant sur le prix du terrain et sur les
efforts déployés par Théophane pour trouver cette somme ; ses démarches auprès de riches
membres de sa famille n’ayant rien donné, il se tourna vers les moines de la région qui lui
161

prêtèrent de l’argent. Cette manière d’aborder la fondation d’un centre monastique n’est
certainement pas la plus recommandée, surtout si c’était l’higoumène du monastère qui aurait
commandé le texte.
42. Selon Méthode, Vie de Théophane, p. 37,20 à p. 38,25, le pouvoir miraculeux des reliques de
Théophane est devenu très rapidement tellement connu qu’ἀπό γὰρ τριακοσίων μιλίων κατὰ τὁ
πέριξ όπως 6 τών ἀρρώστων κεκίνητο ὅμιλος et que finalement lors du séjour de reliques à Hieria
ἧσαν γὰρ χιλιάδες ὡσεί δέκα καί πλεῖον οί παραμένοντες καὶ πάντες θεραπευόμενοι.
43. Vie de Théophane, p. 39,9 à p. 40,27.
44. Le texte est transmis par le seul Mosquensis bibl. Synod. 159 (390 Vlad.). Les éditions de Latyšev
et de Spyridonov sont réalisées à partir de ce manuscrit.
45. Il semble toutefois que ce texte eut plus de succès car il est transmis par au moins deux
manuscrits : celui de la Bibliothèque Universitaire de Bâle sous la cote F.V. 29 et celui du
monastère athonite de Lavra sous la cote E 169.
46. Efthymiadis, op. cit., pp. 265-266.
47. Vie de Méthode, col. 1253, B4-7 : Γραφῶν ἐμπειρία, καὶ προφορᾶς εὑγλωττία, καὶ ἅθλων
ὑποµονῇ, καὶ φρονήµατος μετριότητι, καὶ συναστροφῇ καὶ συνουσίᾳ χαριεστάτῃ.
48. Vie de Méthode, col. 1249, C1-3.
49. Idem, col. 1249, C9-10 : πολὺς γάρ ἧν καὶ ἡδὺς καὶ βαθὺς τν διάνοιαν, τὰ τῶν θείων Γραφῶν
εὑφυώς συμβιβάζων καὶ προβαλλόμενος.
50. Idem, col. 1249, C5-7 : ὡμίλει δὲ καὶ τοῖς τῆς συγκλήτου, ἔστω ὄτε καὶ τοῖς γἰὸν τῆς αἱρέσεως
πεπωκόσι
51. Idem, col. 1252, B6-11.
52. PMBZ, IV, pp. 248-249 : Στέφανσς n° 7034. Théodore Studite adressa une lettre à cet Étienne,
qui est mentionné par ailleurs par le diacre Ignace dans une lettre adressée au patriarche
Méthode. S. Efthymiadis, « Notes on the Correspondance of Theodore the Studite », Revue des
Études Byzantines, 1995, t. 53, pp. 149-151, identifie ce personnage avec Étienne l’Asécrétis
mentionné dans la Vie de Michel le Syncelle (BHG, 1296), repris par PMBZ, sous le n° 7069 (vol. IV,
p. 258).
53. PMBZ, IV, p. 256 : Στέφανσς n° 7063. Ce personnage est le destinataire d’une lettre de
Théodore Studite, grâce à laquelle nous connaissons qu’il appartenait au parti iconophile. Dans
ce cas aussi Efthymiadis, « Notes on the Correspondance », p. 162, identifie ce personnage avec
Étienne Magister mentionné dans la Vie de S. Ioannicius (BHG 935), repris par PMBZ, sous le
n° 7067 (vol. IV, pp. 257-258), mais cette identification est loin d’être acceptée par tous.
54. PMBZ, IV, p. 257 : Στέφανσς n° 7065. L’Étienne en question est mentionné dans la Vie de S.
Antoine le Jeune (BGH 142). Ses opinions religieuses ne sont pas très claires.
55. PMBZ, IV, pp. 260-261 : Στέφανσς n° 7076. Il s’agit d’un iconophile, mais notre documentation
à son propos est très maigre : une citation de la Continuation de Théophane, éd. E. Bekker, Corpus
Scriptorum Historiae Byzantinae, Bonn, 1838, p. 175,4-11. Il était sans doute très jeune au moment
de la rédaction de la Vie de Théophane, raison pour laquelle nous ne pensons pas qu’il soit le
destinataire de la biographie.
162

AUTEUR
PANAYOTIS YANNOPOULOS
Université Catholique de Louvain (Belgique).
163

II. Des Balkans au Caucase


164

Clarence, escale génoise aux XIIIe-


XIVe siècles
Michel Balard

1 « Sa puissance maritime permit à Venise de dominer les eaux de l’Adriatique et


d’expulser les Génois tant de l’Adriatique que de la Morée ». L’auteur de ces propos,
Anthony Luttrell, en écrivant ces mots dans un article sur les relations de Venise avec
la principauté d’Achaïe1, pensait sans doute que la division entre les régions dominées
par les Vénitiens – l’Adriatique, la mer Ionienne et l’ouest de la mer Egée – et celles où
s’imposaient les Génois – l’est de la mer Egée – excluait les marchands ligures de la
Morée, et, en particulier, du port de Clarence, une ville neuve créée par les Francs dans
les premières années de leur conquête du Péloponnèse.
2 En vérité, l’on sait peu de chose sur les activités d’une ville que bien des historiens
présentent comme le principal port de la principauté de Morée, mais sans donner
aucun détail. Antoine Bon consacre cinq pages à l’histoire de Clarence dans ses
recherches historiques et archéologiques sur la Morée, Hélène Saranti-Mendelovici une
dizaine de pages qui portent sur l’histoire et la topographie de la ville, tandis qu’Anna
Ilieva s’efforce de rassembler quelques images des villes moréotes à partir des
chroniques de Morée et des Tocco2. En outre, des études détaillées ont été consacrées
au château de Chlémoutsi, près de Clarence, souvent considéré comme l’hôtel des
monnaies de la Principauté3, et à la monnaie elle-même de Clarence, qui circula en
Morée au moins pendant un siècle et demi4.
3 Mais les marchands occidentaux, créateurs de ces activités, restent dans l’ombre la plus
complète, si l’on excepte deux pages que Zakythinos leur dédie dans son livre sur le
despotat de Morée5. Il existe pourtant des sources, parfois bien connues. Les cinq
volumes de régestes du Sénat et des autres assemblées de Venise, publiés par Freddy
Thiriet6, apportent une documentation que vient compléter l’ouvrage de Barisa Krekić
sur Raguse et le Levant7. La « pratica della mercatura » du Florentin Francesco Balducci
Pegolotti accorde trois pages à Clarence, qui est aussi mentionnée dans d’autres parties
de l’ouvrage, s’intéressant à divers ports méditerranéens8. La découverte dans les
archives de Gênes de dix-sept actes notariés, échelonnés de 1277 à 1345 9, apporte un
165

nouvel éclairage sur l’activité commerciale et la monnaie en usage à Clarence, ainsi que
sur les marchands génois et leurs affaires dans le plus célèbre port de la Morée.
4 Un bref historique de la ville de Clarence est un préalable nécessaire. La ville est une
création des conquérants, ces chevaliers francs qui en l’espace de quelques années se
sont emparés de la presque totalité du Péloponnèse. Ils avaient besoin d’un bon port
pour consolider les relations entre la nouvelle principauté et les Etats d’Occident. Ils
choisirent l’extrémité septentrionale d’une petite péninsule, Chelonatas, en Elide, le
point le plus occidental de la Morée, projeté en mer Ionienne. Comme le rappelle le
panégyrique anonyme de Manuel et de Jean VIII Paléologue10, la nouvelle ville occupe
l’espace où se trouvait dans l’Antiquité la cité de Kyllènè, dont rien ne subsistait au
début du XIIIe siècle. La version française de la Chronique de Morée souligne le fait que
l’endroit choisi par les Francs était l’un des meilleurs ancrages de la région et le mieux
situé eu égard aux relations avec l’Italie, un fait essentiel à partir du moment (1267) où
la Principauté passe pratiquement sous la souveraineté du royaume angevin de
Naples11. Il suffisait de deux à trois jours de navigation pour aller de Brindisi à Clarence.
5 Sur la date de la fondation de la ville, la documentation est inexistante. Quand elle
rapporte l’arrivée de Robert, cousin de Guillaume de Champlitte, venu de Champagne
en se proclamant le seul héritier légitime du prince de Morée, seule la version italienne
de la Chronique affirme l’existence de la ville de Clarence 12, alors que les versions
française, grecque et aragonaise se contentent de dire que le prétendant débarque à
Saint-Zacharias, où se trouve maintenant la ville de Clarence 13. Cela signifie que la ville
n’existe pas encore en 1210, lorsque Geoffroy de Villehardouin réussit à expulser son
rival. Seule la version aragonaise établit un lien entre la fondation de la ville et la
construction de nombreuses fortifications par Guillaume II de Villehardouin 14, alors que
les versions française et grecque mentionnent la ville de Clarence au moment de la
campagne victorieuse du prince contre les Grecs à Makryplagi (1264) 15. On peut en
déduire que la fondation de la ville eut lieu pendant le règne de Guillaume II en Morée.
A partir de cette période, le nom de Clarence revient souvent dans les différentes
versions de la Chronique, surtout après 1278, quand la Principauté passe sous l’autorité
de Charles 1er, le roi angevin de Naples. Ce nouveau régime favorisa le développement
économique de la Morée et les activités des marchands italiens dans son principal port,
Clarence.
6 Quelques mots sur la topographie de la ville. L’existence des murailles a été parfois
mise en doute. Traquair, au début du XXe siècle, et plus récemment Sotiriou
attribuaient la construction des murs à une période postérieure, après la conquête de la
ville par les Grecs en 142816. Il paraît invraisemblable qu’une telle cité marchande, où se
tinrent d’importants parlements des barons francs, ait pu demeurer sans protection. La
publication en 1975 par Schiro de la chronique des Tocco ôte tout doute à cet égard 17.
Quand l’armée de Céphalonie ravagea la place en août 1407, la ville possédait des
murailles, au moins deux tours protégeant le port, et une porte 18. La description révèle
la richesse de la ville, bien que la population n’ait pas dépassé trois cents feux, selon le
Livre des amendes pour le prince de Savoie19, soit environ 1200 habitants. La
documentation révèle l’existence d’un couvent et d’une église Saint-François, où se
tinrent plusieurs parlements, un hôpital, deux églises, l’une des frères prêcheurs 20,
l’autre consacrée à saint Marc, le patron des Vénitiens qui, sans aucun doute,
l’emportaient en nombre sur les autres marchands italiens.
166

7 Pegolotti dans sa célèbre « Pratica della mercatura » consacre plusieurs pages au


commerce de Clarence. Après une brève description de la monnaie en usage, dont nous
reparlerons plus avant, et l’exposé des dépenses pour l’hôtel de la monnaie, Pegolotti
dresse la liste des droits payables par les marchands : une taxe de 3 % sur la valeur des
marchandises pour les étrangers, de 2 % pour les burgenses, c’est-à-dire les habitants de
la ville. A l’exportation, les droits sont de 2,25 % pour les marchandises devant être
pesées, de 1,25 % pour les autres. Les biens apportés de l’étranger à Clarence et non
vendus sur place peuvent être réexportés en franchise21. L’accent principal est mis sur
les équivalences de poids et mesures entre Clarence et les autres places de commerce.
La liste qui en est dressée indique les liens commerciaux du port moréote : Venise
d’abord, puis Thèbes, Nègrepont, Corinthe, Durazzo, Patras et, en Italie, Naples,
Ancône, Florence, les Pouilles et la Sicile ; de plus Pegolotti donne l’équivalence des
poids entre Clarence d’une part, Acre, Alexandrie et Famagouste de l’autre.
8 Cinquante ans plus tard (entre 1385 et 1386), la « Pratica datiniana » élaborée pour les
agents de Francesco di Marco Datini, ressemble tout à fait à l’ouvrage de Pegolotti, au
moins pour les places de commerce en relations avec Clarence 22. Pegolotti ne donne une
liste des marchandises qu’à propos des relations avec Venise, ce qui signifie que la
Sérénissime est le principal partenaire commercial. Le trafic de Venise à Clarence est
constitué de draps fins, de cuivre, d’étain et de marchandises légères en caisse. Dans la
direction opposée, Clarence envoie à Venise du grain, du sel, de la vélanède, un
colorant utilisé par les teinturiers, de la soie, du bougran, des tissus de soie, des raisins,
de la cire et des épices, celles-ci apportées de Méditerranée orientale à Clarence qui sert
d’entrepôt. L’aspect proprement colonial de ce trafic est ainsi souligné : des produits
industriels et des métaux en provenance de l’Occident, des produits agricoles venus de
l’Orient.
9 Clarence est en effet souvent considérée comme un port d’escale sur les routes suivies
par les galées vénitiennes, mais pas toujours régulièrement ; de ce point de vue, Coron
et Modon sont des entrepôts plus importants sur les routes maritimes vers l’Orient.
Depuis les dernières décennies du XIIIe siècle, le Sénat de Venise autorise ses
concitoyens à commercer de Clarence en Pouilles et à utiliser la monnaie tournois, celle
de la Principauté23 ; ce fait souligne la domination des marchands vénitiens dans
l’économie de l’Italie du Sud aussi bien que dans celle de la Morée. En 1289, les frères
Stefano et Bartolomeo de Sanella sont établis à Clarence et peuvent consentir un prêt
de 1.000 hyperpères en faveur de Galeran d’Ivry24. Les décisions du Sénat confirment les
écrits de Pegolotti : les Vénitiens apportent des draps de laine et d’autres produits
textiles à Clarence, tandis que les exportations sont surtout composées de grain, de sel
et de coton. En 1297, un consul vénitien à Clarence est mentionné pour la première
fois25. Il dut avoir beaucoup à faire, si l’on en juge par le nombre élevé de plaintes
déposées par les Vénitiens contre les autorités de la Principauté : en 1309, 1341,
1357 plusieurs d’entre eux sont arrêtés et leurs biens confisqués. Il n’y a pas à s’étonner
si de temps en temps le Sénat interdit le commerce avec la Morée et réclame un
dédommagement pour ses concitoyens lésés, ainsi que la totale application de
l’exemption douanière, dont les Vénitiens ont bénéficié dès la fondation de la
Principauté26. C’est encore pire à la fin du XIVe siècle, quand le pouvoir des Latins
s’effondre ; les marchands vénitiens ne fréquentent plus Clarence et sa foire de la saint
Demetrius qui se tenait le 26 octobre. On peut considérer que l’apogée du commerce
vénitien à Clarence se situe entre les années 1280 et le second tiers du XIVe siècle.
167

L’enquête effectuée en 1402 pour savoir si la population locale accepterait une


souveraineté vénitienne ne donna aucun résultat positif27.
10 La documentation est plus rare sur les activités des autres Occidentaux à Clarence. A en
croire Pegolotti et la « Pratica datiniana », les relations les plus étroites sont établies
avec les centres voisins, Thèbes, Patras, Corinthe et Nègrepont, dont les mesures sont
indiquées en équivalence avec celles de Clarence. Les marchandises sont différentes
d’une place à l’autre : Thèbes envoie du grain et du vin, Nègrepont de la cire, Corinthe
ses célèbres raisins ; mais les produits de Patras ne sont mentionnés que dans la
« Pratica datiniana », où la soie, les grains et un produit colorant, la grana, sont les
principales exportations28.
11 En dehors de Venise, les autres villes italiennes occupent peu de place dans les manuels
de marchandise. Vers Ancône, Clarence envoie aussi des produits agricoles, la vélanède,
du chanvre, des raisins, du sel, des grains et de l’orge ; vers les Pouilles et Naples, des
grains, de l’argent, de la soie, et du kermes, autre produit colorant. Florence reçoit des
grains, la vélanède et des raisins. La « Pratica datiniana » reprend exactement ce que
Pegolotti écrivait plusieurs décennies plus tôt.
12 Mais certaines villes, non mentionnées dans les manuels de marchandises, avaient des
relations commerciales avec Clarence. Raguse est de celles-là. Les documents publiés
par Barisa Krekić démontrent que les marchands ragusains fréquentaient les marchés
de la Morée dès la fin du XIIIe siècle29. Ils allaient y chercher du millet, de l’orge, du sel
et de la cire. Ces marchands ragusains sont souvent associés à des Ancônitains. Mais, eu
égard aux contrats de nolisement qui concernent de très petits bâtiments montés par
une dizaine de marins tout au plus, le niveau de leurs affaires dans la Principauté
n’était pas très élevé. Ce n’est qu’au XVe siècle que les despotes de Mistra s’efforcèrent
de les attirer vers le Péloponnèse, pour leur faire prendre la place des Vénitiens ayant
préféré éviter le Despotat qui s’est emparé de Clarence en 1428 30.
13 Gênes n’est jamais mentionnée dans les livres de marchandise du Moyen Age comme un
centre de commerce actif avec Clarence. Pourtant, des documents inédits des archives
notariales génoises révèlent les activités des marchands ligures dans une région qui
était jusqu’ici considérée comme un monopole vénitien. Il s’agit de dix-sept actes
notariés instrumentés entre 1277 et 1345, provenant de neuf minutiers différents, dont
sept rédigés par le même notaire.
14 Douze actes sont de simples accomendaciones, l’instrument typique des contrats notariés
aux XIIIe et XIVe siècles : ils mettent en présence un marchand sédentaire apportant le
capital à investir, et un marchand itinérant qui s’engage à faire fructifier à l’étranger
les sommes ou les biens qui lui sont confiés, la répartition des bénéfices étant
habituellement de trois quarts pour le marchand sédentaire et d’un quart pour son
partenaire31. Dans les documents génois concernant Clarence, la part de bénéfice n’est
mentionnée que dans cinq actes, parmi lesquels, contrairement à l’usage, elle atteint la
moitié dans deux contrats. Cela peut indiquer que l’activité commerciale est
exceptionnelle dans une région ou une ville considérée comme dangereuse ou presque
inconnue du voyageur qui, en conséquence, se voit promettre une part plus grande de
bénéfice. Deux contrats de change, rédigés selon la forme habituelle qui cache la
somme réellement accordée à Gênes, un prêt, un contrat de nolisement pour une
modeste cargaison, et une procuration pour recouvrer une créance et investir l’argent
à Clarence, complètent les contrats de commande.
168

15 Ces actes se répartissent sur une longue période de temps, à l’exception de onze d’entre
eux, instrumentés entre février 1287 et mars 1288. Correspondraient-ils à des
événements particuliers dans l’histoire de la Principauté ? L’année 1277, qui précéda le
passage de la Morée sous la souveraineté angevine, n’est guère représentée dans les
sources. Dix ans plus tard, selon Antoine Bon32, la paix régnait en Morée au temps du
bailliage de Guillaume de la Roche, le premier duc d’Athènes. Or, dans son duché,
Guillaume avait ordonné de mettre en circulation une monnaie tournois, sur le modèle
des deniers génois, symbolisés par une porte33. Les Génois qui organisèrent l’expédition
commerciale de 1287-1288, auraient-ils voulu tirer avantage de l’amitié du bailli envers
leur ville, amitié se traduisant par le choix du symbole génois sur la monnaie moréote ?
Le contrat de 1304 est rédigé en juillet, bien avant le conflit entre Charles II et Philippe
de Savoie, privé de son pouvoir en Morée, au bénéfice de Philippe de Tarente, le fils du
roi angevin34. En 1317, les chefs des principales familles guelfes de Gênes renversent le
gouvernement gibelin avec l’aide de Robert de Naples35. Il n’y a pas à s’étonner si la
même année les Génois s’efforcent de rétablir des liens avec Clarence, où le roi angevin
renforce son contrôle36. Le dernier contrat, daté de 1345, n’est lié à aucune circonstance
particulière ; il intervient un an avant l’expédition victorieuse de Simone Vignoso
contre Chio et la montée de la tension entre Venise et Gênes, un conflit qui peut
interdire la poursuite des activités commerciales génoises dans la Principauté.
16 Regardons maintenant les parties en présence dans les actes notariés. Ceux-ci mettent
d’abord en évidence les liens de famille. Deux contrats sont conclus entre un beau-père
et son gendre, mais, curieusement c’est ce dernier qui apporte le capital à son beau-
père, partenaire actif de l’association. Le contrat de 1288 présente le système habituel
dans lequel un père aide son fils en lui fournissant le capital commercial, qui s’élève ici
à 800 livres de Gênes, le plus gros investissement rencontré dans nos actes. Les
contractants représentent tout l’éventail de la société génoise à la fin du XIIIe siècle :
des investisseurs d’un rang social moyen, tels ces Ligures installés depuis peu à Gênes et
qui conservent le nom de leur ville d’origine, Arenzano, Sestri ou Varese ; des artisans
plaçant quelques modestes sommes dans le commerce d’outre-mer : Giacomo Codotto
et Ansaldo di Arenzano, deux drapiers, appartiennent au métier le plus intéressé par le
commerce à longue distance, tandis que les tailleurs, comme Niccolò Monca, réalisent
des investissements modiques37. Enfin, la liste comprend des membres de l’aristocratie
marchande de Gênes. Les di Negro, par exemple, viennent au second rang des
investissements vers Constantinople et le Levant, après la célèbre famille des Zaccaria 38.
Les Malocello, Maruffo, Guercio comptent aussi parmi les grandes familles
commerçantes et appartiennent à des clans familiaux (alberghi) nobles de Gênes au
XIVe siècle39.
17 Le groupe des actes rédigés en 1287 exprime la véritable organisation d’une entreprise
commerciale. Ils mettent en présence huit marchands sédentaires, mais seulement
quatre associés itinérants en dix contrats : Manuele Guercio, Pietro de Domo, Andriolo
Gabernia et Simone Malocello. Si les marchands sédentaires s’efforcent de diviser les
risques du commerce d’outre-mer en accordant leurs capitaux à plusieurs partenaires
actifs, ceux-ci ont donc besoin de plusieurs investissements provenant de différentes
personnes pour entreprendre un voyage fructueux. Les contrats soulignent également
la rotation rapide des capitaux, car les sommes confiées proviennent d’accomendaciones
antérieures, remboursées par les partenaires actifs, qui de nouveau se lient par contrat
avec leurs précédents investisseurs. Grâce au système des procurations, ils n’ont pas
169

besoin d’être présents lors de la rédaction de l’acte : le 19 février 1287, Ansaldo de


Maraboto représente les intérêts d’Andriolo Gabernia, tandis que le 26, ce dernier,
devant le notaire, est chargé de recouvrer auprès de Ghisolfino de Guisulfo à Clarence
une certaine somme au profit de Simone Malocello. Ainsi un échantillon limité d’actes
notariés souligne les liens complexes entre les membres de la classe marchande
génoise.
18 Leurs affaires sont étroitement imbriquées. D’un acte à l’autre, les sommes investies
présentent une grande disproportion. Le prêt, gratis et amore, selon la formule notariale
habituelle, accordé par Andriolo della Scala à Manuele Guercio en 1287 n’est que
l’argent peu à peu économisé par un pauvre diable qui le confie à un riche marchand
chargé de le remettre au propre fils d’Andriolo à Clarence. Comme dans d’autres
contrats de ce genre, il est probable que le montant initial était inférieur à celui
qu’indique le notaire, afin d’échapper à la prohibition du prêt à intérêt par l’Eglise.
D’autre part, trois contrats de commande concernent des sommes importantes :
Manuele Guercio porte à Clarence 428 livres de Gênes, Pietro de Domo 562 livres en
trois contrats et surtout Giacobino Mariono 800 livres en un seul contrat. Ces
investissements supposent un niveau d’affaires élevé, car ces marchands ont pu
conclure d’autres actes, aujourd’hui perdus, avec d’autres partenaires pour le même
voyage. Mais si l’on considère le montant total des sommes investies dans le commerce
avec Clarence, la conclusion est quelque peu différente. De fait, avec 2.395 livres de
Gênes investies en quinze contrats, la moyenne est de l’ordre de 160 livres par acte,
alors qu’elle est de 235 livres pour les investissements dans le commerce de Romanie
aux XIIIe et XIVe siècles40. Si l’on excepte les trois gros investissements indiqués ci-
dessus, il semble patent que les Génois n’ont que des intérêts mineurs à Clarence, en
comparaison de leurs activités dans d’autres régions méditerranéennes à la même
période.
19 Parmi ces actes notariés figurent deux contrats de change, rédigés selon la formule
habituelle : la somme confiée à Gênes au partenaire actif n’est pas indiquée, mais
seulement le montant réel à rembourser en monnaie étrangère. Le contrat permet le
rechange, de sorte que le formulaire pour des « changes secs » est en place au début du
XIVe siècle, une pratique habituellement estimée plus tardive. Ces deux contrats font
référence à plusieurs monnaies. L’hyperperon de Clarence n’est qu’une monnaie de
compte dans la première moitié du XIVe siècle. Pegolotti dans son traité déclare que l’
hyperperon équivaut à sept grossi ou à vingt sterlini ou à quatre-vingt tournois 41. Dans
l’acte de 1317, l’hyperperon est donné comme équivalant à sept ducati de argento et trois
denarii. L’expression ducati de argento semble étrange, puisque le ducat vénitien, frappé
à partir de 1284, est la principale monnaie d’or utilisée dans le commerce à longue
distance dans toute la zone méditerranéenne. On attendrait plutôt les mots grossi ou
solidi, désignant tous deux la monnaie d’argent. Vraisemblablement, ducati de argento
est synonyme de grossi et souligne la prééminence de la monnaie vénitienne en Grèce
centrale42. En 1317, l’hyperperon de Clarence paraît surévalué, en comparaison avec les
équivalences données par Pegolotti, en raison sans doute de la rapide dévaluation de la
monnaie d’argent à Gênes avant 1328, plus rapide que l’évolution de la monnaie
d’argent à Venise où la ratio argent/or reste un peu plus basse qu’à Gênes 43. Si l’on
accepte les chiffres de Pegolotti, l’hyperperon équivaut à 13,6 g. d’argent, alors que le
montant des denarii équivaudrait à 15,7 g. d’argent 44 ; le rechange donnerait au
prêteur 21,6 g. d’argent. La disproportion entre change et rechange représenterait un
coût élevé pour un voyage si court, ce qui est souvent le cas pour les places de
170

commerce où la pratique du change ne correspond pas à un niveau élevé d’activités


commerciales.
20 Le second contrat de change, daté de 1345, fait place à la monnaie la plus utilisée dans
la Principauté, les deniers tournois, qui, selon Metcalf 45, furent frappés pour la
première fois en Morée au début des années 1260, sur le modèle de la petite monnaie
capétienne. Le mot utilisé par le notaire génois tornaselis parvis pourrait faire naître une
confusion avec la frappe vénitienne des torneselli, mais ces derniers n’ont été émis qu’à
partir de 135346. Notre document se réfère aux deniers tournois, frappés par l’hôtel des
monnaies de Clarence jusqu’aux années 1330, mais qui ont circulé dans toute la Morée
au cours du XIVe siècle. Comme c’est l’usage dans un contrat de change, la somme
remise à Gênes est inconnue, mais le taux de rechange manifeste une nouvelle
dévaluation de la monnaie d’argent génoise, qui équivalait à 2,16 g. d’argent dans les
années 1320 et tombe à 1,71 g. vers 134047. Le taux de rechange indiqué dans le
document de 1345 ne correspond pas à la valeur réelle de la monnaie d’argent génoise.
21 L’activité commerciale n’est pas seulement affaire d’investissements et de monnaie,
mais aussi de marchandises et de moyens de transport. Trois contrats citent les navires
utilisés par les marchands : une navis en 1277, c’est-à-dire un navire rond équipé d’une
voile latine et de gouvernails latéraux, deux galères en 1287 et, à une date incertaine,
un navire long utilisé pour le transport de marchandises précieuses et navigant de
conserva, afin d’éviter les méfaits des pirates. Une seule marchandise est clairement
mentionnée, les draps de laine, qui constituaient une grande part des cargaisons
d’Occident vers l’Orient. Peut-être que les investissements effectués par les deux
drapiers comportaient aussi des draps. On ignore tout du fret de retour ; il faudrait
disposer de reçus dans les archives notariales pour déterminer quelles marchandises
revenaient vers l’Occident.
22 Les actes notariés génois de Clarence nous conduisent à trois conclusions. Le type de
commerce qu’ils révèlent est tout à fait semblable à celui que mettent en œuvre les
autres marchands occidentaux en Morée : un commerce de type colonial, fondé sur
l’importation des draps de laine et d’autres produits industriels de l’Occident, et
l’exportation de denrées agricoles, de grains et de matières premières utilisables par
l’artisanat occidental. Ces actes démontrent d’autre part la solution de continuité des
liens commerciaux, limités à de courtes périodes qui correspondent à des temps de paix
dans la Principauté, gouvernée par des baillis ou des rois angevins, tels que Robert de
Naples, allié de Gênes. Enfin, bien que ces contrats montrent l’effort des marchands
génois pour pénétrer dans des régions dominées par les Vénitiens, cet effort tourne
court. A la fin du XIIIe siècle et dans les premières décennies du XIVe siècle, la
Principauté de Morée reste le domaine des hommes d’affaires vénitiens. La division de
la mer Egée entre les possessions vénitiennes à l’ouest et celles de Gênes à l’est demeure
une réalité incontestable.
171

ANNEXES

Actes Notaries Genois Concernant Clarence


1 – 26 février 1277 (Archives d’Etat de Gênes (ASG), Notai, cart. 63/
II, f. 35r)

+ Ego Bonavia Natonus de Arenzano confiteor tibi Jacobo Codoto draperio me habuisse
et recepisse a te in acomendatione libras triginta octo Ianue civitatis, implicatos in mea
comuni implicita. Abrenuntians exceptioni non numerate peccunie et acomendationis
non recepte, doli mali et infactum et condicioni sine causa et omni iuri. Cum qua
acomendatione, Deo propicio, navigare debeo in viagio48 Clarencie, in navi Manuelis de
Marino, et deinde ubicumque dieta navis navigat ad medietatem proficui; promictens
expressim fieri administrare debeo in redditu inde Januam, vel cum res reddierint,
capitale et proficuum, quod Deus michi pro dieta acomendatione administraverit, in
tua vel tui certi missi portare et consignare promicto, deducto capitali dimidium lucri
dare debeo. Alioquin duplum nomine pene cum restitutione expensarum tibi stipulanti
promicto, te credito de dampnis et expensis tuo simplici verbo sine iuramento et
testibus et alia probacione, ratis nichilominus manentibus supradictis et singulis. Pro
pena inde et predictis omnibus observandis universa bona mea habita et habenda tibi
pignori obligo. Acto expressim dicto in presenti contractu quod dictus Bonavia
(illisible) et que fieri apparebunt circa dictam acomendationem et titulo ipsius. Testes :
Jacobus Jamberius et Andriolus de Licata tabernarius. Actum Janue, ante domum
canonice sancti Laurentii, quam nunc habitat Lanfrancus Taurus speciarius, anno
Dominice Nativitatis M° CC° LXXVII, indictione XIIII, die XXVI februarii ante vesperas,
presentibus testibus Thomayno de Raynaldis de Cremona et Lanfrancus Tartaro.

2 – 19 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 136v)

Ego Ansaldus de Maraboto confiteor tibi Symoni Malocello me habuisse et recepisse a te


in accomendacione libras quinquaginta novem ianuinorum que processerunt de alia
accomendacione [et] libras quinquaginta ianuinorum, quas alias a te habuisse et
confessus fui in accomendacione, ut dicimus contineri instrumento inde facto, que sunt
implicate tua voluntate in comuni implicita Andrioli Gabernie. Renuncians excepcioni
non numerate et non recepte peccunie et omni iuri. Quas dictus Andriolus tua
voluntate portare debet causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus ei melius
administraverit, ex quo de portu Janue exiverit, praeter in devetum, et ex eis debet
dictus Andriolus comuniter expendere et lucrari per libram et quartam partem lucri
habere et inde facere negociandi causa sicut ex aliis sue comunis implicite. In reditu
vero Janue dicti Andrioli vel rerum adventu, capitale et lucrum diete accomendacionis 49
in tua potestate vel tui nuncii ponere et consignare promitto tibi, quarta parte lucri
michi pro dicto Andriolo retenta. Alioquin penam dupli (blanc).
172

Actum Janue ante stationem heredum quondam Lanfranci Malocelli M° CC° LXXXVII,
die XVIIII februarii ante vesperas, indictione XIIII. Testes: Daniel Tartaro et Laurencius
de Vignono50.

3 – 20 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 139v)

Ego Manuel Guercius confiteor tibi Andriolo de Scala me habuisse et recepisse a te


mutuo gratis et amore libras tres et solidos decem denariorum venetorum grossorum
argenti ad numerum. Renuncians excepcioni non numerate et non recepte peccunie et
omni iuri. Unde et pro quibus tibi vel Ansaldo de Scala tuo filio dare et solvere promitto
tibi libras tres et solidos decem denariorum grossorum venetorum ad numerum apud
Clarenciam, usque mensem unum et dimidium51 proxime venturum. Et si galea Andrioli
Pelati in qua ego et dictus Ansaldus Deo dante ituri sumus in presenti ad dictum locum
ante dictum terminum illuc applicuerit, promitto tibi dare et solvere tibi in dicto loco
predictas libras tres et solidos decem denariorum venetorum grossorum ad numerum,
infra dies octo proximos ex quo dicta galea illue applicuerit. Alioquin penam dupli
(blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranci Malocelli, M° CC° LXXXVII,
die XX februarii, inter terciam et nonam, indictione XIIII. Testes: 52 Bovarellus Lercarius
et Lanfrancus de Brolio53.

4 – 21 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 145v)

Ego Petrus de Domo confiteor tibi Bartholino de Nigro me habuisse et recepisse a te in


accomendacione libras centum septuaginta et solidos quinque ianuinorum que
processunt de alia accomendacione et sunt implicate in mea comuni implicita.
Renuncians excepcioni non numerate et non recepte peccunie et omni iuri. Quas
portare debeo causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus (blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranchi Malocelli, M° CC° LXXXVII,
die XXI februarii, inter primam et terciam, indictione XIIII. Testes: Benedictus de
Albario et Pascalis Cafficius.

5 – 21 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 146r)

Ego Manuel Guercius confiteor tibi Boneto de Promontorio draperio me habuisse et


recepisse a te in accomendacione libras quinquaginta ianuinorum que processerunt pro
parte54 de alia accomendacione et sunt implicate in mea comuni implicita. Renuncians
excepcioni non numerate et non recepte peccunie et omni iuri. Quas portare debeo
causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus (blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranci Malocelli, M° CC° LXXXVII,
die XXI februarii, ante terciam, indictione XIIII. Testes: Ansaldus Osbergerius et
Blancha de Camilla55.
173

6 – 21 février 1287 (ASG, Notai ignoti, Busta 4, fr.55, f. 3v)

In nomine Domini amen. Ego Petrus de Domo confiteor vobis Guillielmo de Valletario
socero meo me habuisse et recepisse a vobis in accomendacione libras ducentas
quadraginta duas solidos quindecim et denarios tres ianuinorum. Renuncians
excepcioni non numerate peccunie et accomendacionis non habite et non recepte, doli,
condicioni sine causa infactum et omni iuri ; implicatas cum alia mea comuni racione
sive implicita, et que processerunt ex alia56 accomendacione et de qua est
instrumentum. Cum qua accomendacione Deo dante ire debeo Clarenciam causa
mercandi, et de quibus debeo negociare et lucrari, expendere et facere sicut de aliis
quas mecum porto in accomendacione ad quartum lucri (blanc)
Actum Janue in porticu domus domini Bertholini Bonifacii, iuris perito, anno Dominice
Nativitatis M° CC° LXXXVII, indictione XIIII, die XXI februarii, inter nonam et vesperas.
Testes: dictus dominus Bertholinus, Casinus Blancus et Anthonius de Porta.

7 – [23] février 1287 (ASG, Notai ignoti, Busta 4, fr.55, f. 5v)

*In nomine Domini amen. Ego Petrus de Domo confiteor vobis Guillielmo de Valletario
socero meo me habuisse et recepisse a vobis in accomendacione libras centum
quadraginta octo et solidos quatuordecim ianuinorum implicatas in pannis separatim
ab alia mea comuni racione sive implicita. Renuncians excepcioni non numerate
peccunie et accomendacionis57 non habite et non recepte, doli condicioni sine causa
infactum et omni iuri, et sunt ultra aliam accomendacionem quam michi fecistis de
libris CCXLII solidis quindecim denariis tribus, de quibus est instrumentum scriptum
manu infrascripti notarii, hoc anno, die XXI februarii. Cum qua accomendacione ire
debeo Clarenciam vel ubicumque (blanc)
(en marge) M° CC° LXXXVIII, die XVIII marcii, cassata voluntate dicti Guillielmi, quia
dictus Guillielmus confessus fuit dicto Petro se habuisse et recepisse ab eo integram
racionem et satisfactionem de dicta quantitate. Renuncians etc. Presentibus testibus:
Bertholino Bonifacio iudice et Jacobo de Negrono.

8 – 24 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 154r-v)

Ego Manuel Guercius confiteor tibi Ansaldo de Arenzano draperio me habuisse et


recepisse a te in accomendacione libras quadringentas viginti octo ianuinorum que
processerunt pro parte de alia accomendacione et sunt implicate in mea comuni
implicita. Renuncians excepcioni non numerate et non recepte peccunie et omni iuri.
Quas portare debeo causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus (blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranci Malocelli, M° CC° LXXXVII,
die XXIIII februarii, inter nonam et vesperas, indictione XIIII. Testes: Ruffinus de
Sigestro corrigarius et Paschalis de sancto Matheo censarius 58.

9 – 25 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 158r-v)

Ego Andriolus Gabernia confiteor tibi Gabrieli Salvaigo me habuisse et recepisse a te in


accomendacione libras sexaginta duas et solidos VIII ianuinorum, que processerunt de
alia accomendacione59 et sunt implicate in mea comuni implicita. Renuncians
174

excepcioni non numerate et non recepte peccunie et omni iuri. Quas portare debeo
causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus (blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranchi Malocelli, M° CC° LXXXVII,
die XXV februarii, inter primam et terciam, indictione XIIII. Testes: Nicolaus de Naulo
et Guillielmus Medicus60.

10 – 26 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 164r-v)

Ego Symon Malocellus quondam Bonifacii confiteor tibi Jacobino Malocello quondam
Leonis recepisse confiteor nomine tuo et fratrum meorum me habuisse et recepisse a
te61 dictis nominibus in accomendacione libras ducentas ianuinorum, que processerunt
et restant de alia accomendacione et sunt implicate in mea comuni implicita.
Renuncians excepcioni non numerate et non recepte peccunie et omni iuri. Partem
quarum mecum portare debeo causa negociandi in viagium Clarencie seu quo Deus
michi melius administraverit, ex quo de portu Janue exiero, praeter in devetum, et
partem earum dimicto Janue Andriolo Gabernie tua voluntate, qui Andriolus post me
venturus est in dictum viagium Clarencie; cum reliqua parte rerum ex eis expendere
debeo et lucrari per libram ad habendum quartam partem lucri, sicut ex aliis mee
comunis implicite. Habens a te litem et potestatem pro me et dicto Andriolo
negociandi, portandi, mictendi dictam accomendacionem et quam partem eius
voluerimus ad diversas mondi partes, sicut nobis melius visum fuerit et tibi mictendi
ante nos et post nos dimictendi cum carta vel testibus. In reditu vero meo Janue vel
rerum adventu capitale et lucrum diete accomendacionis (blanc).
Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranchi Malocelli, anno Nativitatis
Domini M° CC° LXXXVII, die XXVI februarii, inter nonam et vesperas, indicione XIIII.
Testes: Fredericus corrigiarius, Johaninus Picamilius et Bartholomeus Pesa.

11 – 26 février 1287 (ASG, Notai, cart. 74, f. 164v)

Ego Symon Malocellus quondam Bonifacii62 facio, constituo meum certum nuncium et
procuratorem Andriolum Gabemiam presentem et recipientem, ad petendum,
exigendum et recipiendum a Guisulfino de Guisulfo totum et quicquid michi debet
quacumque causa et totum et quicquid michi debetur et debebitur in futurum a
quacumque persona quacumque racione, et ad vocandum se quietum et solutum, et
finem et liberacionem faciendum de eo quod pro me recipiet, et ad vendendum res quas
pro me recuperabit a dicto Guisulfino et precium recipiendum, et ad portandum et
mictendum ipsas res ad partes Clarencie sicut ei videbitur ad racionem meam et rerum
risicum et fortunam quacumque causa63. Dans et concedens dicto procuratori in
predictis plenam et liberam licenciam et potestatem et ut possit agere, excipere,
opponere, respondere64, replicare et experiri quolibet et execucionem petere,
instrumenta cassari facere, iura et raciones cedere et omnia demum facere quod in
predictis et quolibet predictorum certa ea essent necessaria, et quod ego facere possem
si presens essem; promittens tibi subscripto notario stipulanti nomine cuiuscumque
intererit me ratum et firmum habiturum totum et quicquid dictus procurator fecerit in
predictis et quolibet predictorum, et certa ea sub ypotheca et obligacione omnium
bonorum meorum, ita tamen quod hec procuracio duret et valeat hinc usque duos
menses proxime venturos. Actum Janue, ante stationem heredum quondam Lanfranci
175

Malocelli, M° CC° LXXXVII, die XXVI februarii, inter nonam et vesperas, indictione XIIII.
Testes: Jacobinus Malocellus quondam Leonis et Amicus Malocellus fratres.

12 – 20 mars 1288 (ASG, Notai, cart. 87, f. 179r)

In nomine Domini amen. Ego Jacobinus Marionus filius Nicolai Marioni confiteor tibi
dicto patri meo me a te habuisse et recepisse in accomendacione libras octingentas
ianuinorum implicatas in mea comuni racione. Renuncians excepcioni non numerate
peccunie; quas Deo propicio Clarenciam65 vel quo michi deus melius administraverit
(blanc)
Testes: Falchinus de Sigestro scriba et Andreas de Corsio. Actum Janue sub archerio
stacionis quod fuit quondam Francisci, anno M° CC° LXXXVIII, indictione XV, die XX
marcii, post terciam.

13 – 28 juillet 1304 (ASG, Notai, cart. 136, f. 38r-v)

In Dei nomine. Ego Bonominus de Varisio confiteor tibi Bonaquisteo Capsiario de


Sigestro, recipienti nomine tuo et nomine Johanis Gaytanni, me a te habuisse et
recepisse in accomendacione capsias tuas quinque extimatas in libris novem
ianuinorum et a dicto Johane capsias duas extimatas in solidis quadraginta septem
ianuinorum. Renuncians excepcioni dictarum capsiarum non habitarum et non
receptarum et accomendacionis non facte et omni iuri. Cum qua accomendacione ire
debeo Clarenciam vel quo michi Deus administraverit, postquam de portu Janue exiero
negociandi causa; habens potestatem portandi dictam accomendacionem et mitendi
tibi dictis nominibus66 ex ea quam partem volluero ante me et post me, et faciendi sicut
ex aliis rebus quas mecum porto negociandi causa67, non expendendo de eis. In reditu
autem quem Januam fecero capitale cum medietate lucri dicte accomendacionis in
potestate tua dictis nominibus68 ponere et consignare promitto, alia medietate lucri in
me retenta; alioquin penam dupli diete accomendacionis tibi recipienti tibi 69 dictis
nominibus dare promitto; ratis manentibus supradictis, et proinde omnia bona mea
habita et habenda tibi dictis nominibus pignori obligo. Actum Janue ante ecclesiam
sancti Laurencii, anno Dominice Nativitatis M° CCC° IIII, indictione prima, die XVIII
iulii, inter primam et terciam. Testes: frater Valente de sancto Lazaro et Rizardus de
Rappallo formaiarius.

14 – 31 mars (1317) (ASG, Notai, cart. 140, f. 233v)

Ego Franceschinus quondam Guillielmi de Pagano confiteor tibi Andriolo Marruffo me


habuisse et recepisse a te in civitate Janue tot denarios ianuinos, unde et pro quibus
tam bene valentibus nomine vendicionis et cambii promitto tibi dare vel Leonelo 70
Marruffo presenti et recipienti perperos LXVIII de Clarencia in Clarencia 71, usque in
menses duos et dimidium, computato quolibet perpero ducatis VII de argento numerato
et denariis III ianuinis. Et si ut supra non solvero, promitto tibi Janue solidos decem
ianuinorum pro singulo perperis72; ita quod dictus Leonel possit causam facere sive pro
te. Testes: Martinus de sancto Donato lanerius, Isembardus de Vulturo 73, die XXXI
marcii inter nonam et vesperas. Actum Janue in Caneto prope domum hospitalis sancti
Johanis.
176

15 – s.d. [après 1329] (ASG, Notai ignoti, Busta 9, fr. 103, f. 73v)

In nomine Domini amen. Ego Nicolaus Monca taliator sciens et cognoscens quod
Johanes Marrufus de Alba civis Janue habuit a me in accomendacione libras viginti IIII 74
ianuinorum, secundum formam publici instrumenti scripti manu Johanis notarii
infrascripti millesimo CCC° XXV11110, die XVIIII° julii, et quod dictus Johanes michi
dare et solvere debebat libras tredecim ianuinorum pro precio pannorum, secundum
formam alterius publici instrumenti scripti manu dicti Johanis notarii millesimo CCC°
XXVIIII° die X1110 julii, et quod dictus Johanes decisse in partibus Clarencie 75 de mense
augusti vel septembris preteriti, sciens eciam quod in te 76 Obertum presbyterum de
Vulture pervenerunt de bonis dicti Johanis, et occasione quorum bonorum sive lite
tecum in curia consulatus civitatis in anno presenti, et volens versus te agnoscere
bonam fidem, promitto77, salvis semper infrascriptis tibi stipulanti, quod occasione
dictorum bonorum dicti quondam Johanis vel alicuius partis vel quantitatis ipsarum
nulla decetero fit lis, actio, requisito seu questio movebitur in iudicio vel extra per me,
heredes meos vel habentem vel habiturum a me causam contra te, heredes vel bona tua
habituras et78

16 – 8 décembre 1345 (ASG, Notai, cart. 246, f. 185v)

In nomine Domini amen. Nos Franciscus Salvaygus et Nicoloxia eius filia et uxor Jacobi
de Francisco, civis Janue, procurator et procuratorio nomine dicti Jacobi de Francisco,
de qua procuracione constat publico instrumento scripto manu Odoardi de Cleparia
notarii, M° CCC° XXXX0 quarto, die XV julii, habentes ad infrascripta et alia facienda
plenum et largum mandatum, prout in dicto instrumento a me notario infrascripto viso
et lecto plenius continetur79 , dicto nomine confitemur tibi Nicolao Mignardo civi Janue
filio quondam Francisci nos a te habuisse et recepisse dicto nomine in civitate Janue
tantam quantitatem tue peccunie in auro et argento. Renunciantes excepcioni non
habite et non recepte dicte peccunie et omni alii iuri. Unde et pro qua, nomine
vendicionis et cambii, promittimus et convenimus dicto nomine tibi vel tuo certo
nuncio per dictum Jacobum de Francisco vel suum certum nuncium dare et solvere in
portu de Motris80 perperos de Clarencia81 centum viginti sex de tornaselis parvis, et hoc
usque ad medium mensem madii proxime venturum. Quod si non dederimus vel
solverimus tibi ut supra, abinde in antea promittimus82 dicto nomine tibi dare et
solvere in civitate Janue pro quolibet perpero non dato et consignato solidos novem
ianuinorum. Alioquin duplum nomine pene tibi stipulanti dare et solvere promittimus
dicto nomine cum restitutione dampnorum et expensarum litis et execucionis pro inde
factis83. Ratis manentibus omnibus supradictis et pro inde obligamus dicto nomine tibi
pignori omnia bona dicti Jacobi de Francisco habita et habenda 84. Insuper ego
Franciscus Salvaygus supradictus85 meo proprio nomine pro dicto Jacobo de Francisco86
de predictis omnibus et singullis accendendis et observandis versus te dictum
Nicolaum Mignardum intercedo et fideiubeo et me inde constituo proprium et
principalem debitorem, pagatorem et observatorem, sub ypotheca et obligacione
bonorum meorum; renuncians iuri de principali et omni alii iuri; acto quod pro dicto
debito tam principalis quam fideiussor realiter et personaliter conveniri possit Janue,
Neapoli in portas, et ubicumque locorum et sub quocumque iudice et magistratu ubi
inveniri fuerit et conveniri voluerit ibicumque dictis nominibus dicto 87 Nicolao
177

Mignardo dictum debitum solvere ac si presens instrumentum ibidem factum fuisset.


Renuncians privilegio fori et omni alii iuri.
Actum Janue in contraete Salvaygi, ante domum dicti Francisci Salvaygi, anno Dominice
Nativitatis M° CCC° XXXX quinto, die VIII decembris, post 88 completorium, indictione
XIII, secundum curssum Janue. Testes: Janotus Salvaygus quondam Percivalis, Thomas
Salvaygus quondam Andree et Dominicus Mignardus, cives Janue 89.

17 – s.d. (ASG, Notai, cart. 38, f. 194v)

In nomine Domini amen. Ego Pelegrinus de Nigro, filius Pastoni, confiteor tibi Fulchino
Guercio me habuisse et recepisse a te tantam peccunie quantitatem ; renuntians
exceptioni non habite peccunie et omni iuri; unde et pro qua promitto et convenio te
portare in galea mea cum ballis a XIII usque in XVI in loco castro Jazanti vel in
pertinenciis dicti castri vel in portu Clarencie vel iuxta dictum portum, et movere de
Janua circa dies VIII madii, ad voluntatem90.

Investissements génois à Clarence


178

NOTES
1. A. Luttrell, « Venezia e il Principato di Achaia, sec. XIV », dans Studi Veneziani, t. 10, 1958,
p. 408.
2. A. Bon, La Morée franque : recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté
d’Achaïe (1205-1430), 2 vol. BÉFAR n° 213, Paris 1969, p. 320-325 ; H. Saranti-Mendelovici, ’ Η
Μεσαιωνικη Γλαρέντζα, dans Διπτυχα ’Εταιρείας Βυζαντινών καἱ μεταβυζαντινων Μελεῶν, t..
2/5 (1980), p 61-71 ; A. Ilieva, « Images of Towns in Frankish Morea : the Evidence of the
« Chronicles » of the Morea and of the Tocco », dans Byzantine and Modern Greek Studies, t.
19 (1995), p. 94-119.
3. G. Sotiriou, « Le château fort de Chloumoutsi et son atelier monétaire de tournois de
Clarentia », dans Journal international d’Archéologie et de Numismatique, t. 19 (1918-1919) ; Idem, “To
Φραγκικὸν κάστρου Χλουμουτσἰου”, dans Mélanges O. et M. Merlier, t. 2, Athènes 1957, p. 425 et sq.
4. A. Bon, La Morée franque, cit., t. 1, p. 324-325 ; M. Dourou-Eliopoulou, H ἀνδεγαυικἡ κυριαρχία
στν Ρωµανία ἐτει Καρόλου Α΄ (1266-1285), Athènes 1984, p. 157.
5. D. Zakythinos, Le despotat grec de Morée, 2 vol., 2 e éd., Londres 1975, t. 2, p. 256, 263.
6. F. Thiriet, Régestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie, 3 vol., Paris-La
Haye 1958-1961 ; IDEM, Délibérations des assemblées vénitiennes concernant la Romanie, 2 vol., Paris-
La Haye 1966-1971.
7. B. Krekić, Dubrovnik (Raguse) et le Levant au Moyen Age, Paris 1961.
8. F.B. Pegolotti, La pratica della mercatura, éd. A. Evans, Cambridge (Mass.) 1936, p. 116-119, 145,
154, 167.
9. Cf. en appendice.
10. Sp. Lampros, ʼΑνωνύμου Πανηγυρικὸς ἐις Μανουλ καὶ ʼΙωάννην Η τοὺς Παλαιόλογους, dans
Παλαιολόγεια καὶ Πελοποννησιακά, Athènes 1912-1930, I. 4/3, p. 195.
11. E-G. Leonard, Les Angevins de Naples, Paris 1954, p. 104 ; G. Galasso, Il regno di Napoli. Il
Mezzogiorno angioino e aragonese (1266-1494), Storia d’Italia t. XV/1, Turin 1992, p. 69-74.
12. « La gallea gionse a Chiarenza, fece smontare un uomo a S. Zacaria », Ch. Hopf (éd.), « Cronaca
di Morea », dans Chroniques gréco-romanes, Berlin 1873, p. 431-432.
13. J. Longnon (éd.), Livre de la conqueste de la Princée de l’Amorée ; Chronique de Morée (1204-
1355), Paris 1911, § 146 : « au port de Saint Zacharie ou la ville de Clarence est ores » ; J. Schmitt
(éd.), The Chronicle of Morea, Χρονικὸν τοῦ Μορέως, Londres 1904, vers 2217-2218 ; A. Morel-
Fatio (éd.), Libro de los fechos et conquistas del principado de la Morea, Genève 1885, § 163.
14. A. Morel-Fatio, Libro de los fechos, cit., § 217.
15. J. Longnon, Livre de la conqueste, cit., § 407-408 ; J. Schmitt (éd.), The Chronicle of Morea, cit.,
vers 5843.
16. R. Traquair, « Medieval Fortresses of the north-western Peloponnesus », dans The Annual of
the British School at Athens, t. 13 (1906-1907), p. 272-279 ; G. Sotiriou, « Τὁ ϕραγκικὁν », cit., p.
477-480.
17. G. Schiro (éd.), Cronaca dei Tocco di Cefalonia di Anonimo, Rome 1975, vers 648-652.
18. Ibidem.
19. H. Saranti-Mendelovici, H Μεσαιωνικ, cit., p. 65
20. Les deux églises des deux ordres mendiants sont citées dans un document d’Amédée de
Savoie, prince d’Achaïe en 1391 : cf. J. Chrysostomides, Monumenla Peloponnesiaca. Documents for
the history of the Peloponnese in the XIVth and XVth centuries, Camberley 1995, p. 196.
21. F.B. Pegolotti, La pratica della mercatura, cit., p. 117.
22. C. Ciano, La « Pratica di mercatura » datiniana (secolo XIV), Milan 1964, p. 53-57.
23. F. Thiriet, Délibérations des assemblées vénitiennes concernant la Romanie, cit., n° LV et CXVI.
24. A. Bon, La Morée franque, cit., t. 1, p. 164.
25. F. Thiriet, Délibérations, cit., n° CCX.
179

26. F. Thiriet, Régestes des délibérations du Sénat, cit., t. 1, n° 131, 209, 271.
27. Ibidem, t. 2, n° 1082 et 1084.
28. C. Ciano (éd.), Lapratica datiniana, cit., p. 53-58, 60, 85.
29. B. Krekić, Dubrovnik, cit., doc. n° 9, 17, 84.
30. Ibidem, p. 50-51.
31. J. Pryor, « The origins of tire commenda contract », dans Speculum, 1977, p. 5-37 ; M. Balard,
La Romanie génoise (XIIe-début du XVe siècle), 2 vol., BÉFAR n° 235, Rome 1978, t. 2, p. 600-608.
32. A. Bon, La Morée franque, cit., t. I, p. 159.
33. D.M. Metcalf, « The currency of the deniers tournois in Frankish Greece », dans Papers of the
British School at Athens, t. 55 (1960), p. 38-59 ; Idem, Coinage in South-Eastern Europe 820-1396, Royal
Numismatic Society, Londres 1979, p. 247-254.
34. J. Longnon, L’empire latin de Constantinople et la principauté de Morée, Paris 1949, p. 281-288.
35. V. Vitale, Breviario della storia di Genova, 2 vol., Gênes 1955, p. 101.
36. A. Bon, La Morée franque, cit., t. 1, p. 194-195.
37. M. Balard, La Romanie génoise (XIIe-début du XVe siècle), 2 vol., BÉFAR n° 235, Rome 1978, t. 2,
p. 518.
38. Ibidem, p. 524.
39. J. Heers, Le clan familial au Moyen Age, Paris 1974 ; E. Grendi, « Profïlo storico degli alberghi
genovesi », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome, t. 87 (1975), p. 241-302.
40. M. Balard, La Romanie génoise, cit., t. 2, p. 512.
41. F.B. Pegolotti, La pratica della mercatura, cit., p. 116-117 ; D. Metcalf, Coinage in South-Eastern
Europe 820-1396, Royal Numismatic Society, Londres 1979, p. 261.
42. A.M. Stahl, The Venetian Tornesello, a medieval Coinage, Numismatic Notes and Monographs,
n° 163, The American Niumismatic Society, New-York 1985, p. 2.
43. G. Pesce – G. Felloni, Le monete genovesi. Storia, arte ed economia delle monete di Genova dal 1139
al 1814, Gênes 1975, p. 223-224 ; G. Luzzatto, Storia economica di Venezia dal XI al XVI secolo,
Venise 1961, p. 97 et 215 ; M. Balard, La Romanie génoise, cit., t. 2, p. 650.
44. F.B. Pegolotti, Lapratica della mercatura, cit., p. 116 et 149 et D.M. Metcalf, Coinage, cit., p. 261.
45. Ibidem, p. 247-254.
46. A-M. Stahl, The Venetian Tornesello, cit., p. 7-8.
47. M. Balard, La Romanie génoise, cit., t. 2, p. 650.
48. Viagio : répété et cancellé.
49. Accomendacionis : ajouté au-dessus de la ligne
50. En marge : Symonis Marocelli III XIII
51. Et dimidium: ajouté au-dessus de la ligne.
52. Benedictus : cancellé.
53. En marge : Andriolus de Scala VI XIII
54. Pro parte: ajouté au-dessus de la ligne.
55. En marge: Boneti de Promontorio III XIII
56. Ex alia: répété.
57. Non facte : cancellé.
58. En marge: Ansaldi de Arenzano
59. De alia accomendacione: répété.
60. En marge : Gabrielis Salvaigui III XIII
61. Solvente: cancellé.
62. Quondam Bonifacii: ajouté au-dessus de la ligne.
63. Et ad omnia et singula faciendum in predictis: cancellé.
64. Respondere: ajouté au-dessus de la ligne.
65. Clarenciam: ajouté au-dessus de la ligne sur Romaniam, cancellé.
66. Dictis nominibue: ajouté au-dessus de la ligne.
180

67. Cum quibus debeo comuniter expendere et lucrare per libram in reditu autem: cancellé.
68. Dictis nominibus: ajouté au-dessus de la ligne.
69. Tibi : ajouté au-dessus de la ligne.
70. Maruffo: cancellé.
71. Infra: cancellò.
72. Sic.
73. Suivent deux mots illisibles.
74. Secundum: cancellé.
75. Deo: cancellé.
76. In te: ajouté au-dessus de la ligne.
77. Tibi: cancellé.
78. Fin du fragment. En marge: salvis vero (deux mots illisibles) contra dictum Iohanem et eius bona
(trois mots illisibles).
79. Continetur : ajouté en bas de page.
80. In perper (os): cancellé.
81. Torna (sellis): cancellé.
82. Tibi : cancellé.
83. Facto: cancellò.
84. Renfunciantes): cancellé.
85. Supradictus : ajouté au-dessus de la ligne.
86. De: cancellé.
87. Jac (obo): cancellé.
88. Comple (torium): cancellé.
89. En marge: sol. I
90. En marge : non testata nec protestata habeatur, ideo cassata.

AUTEUR
MICHEL BALARD
Université Paris 1 – Sorbonne.
181

Migrations arméniennes des XIe et


XIIe siècles et création de nouveaux
pouvoirs au Proche-Orient
Gérard Dédéyan

NOTE DE L'AUTEUR
C’est en raison de l’ampleur des recherches conduites par Alain Ducellier, soit dans ses
ouvrages personnels, soit en concertation avec Michel Balard, dans le cadre du
Groupement de Recherches 927, puis du Groupement de Recherches 555 du Centre
National de la Recherche Scientifique, sur les questions relatives aux migrations, que
nous avons pris la liberté de présenter le résultat de nos recherches concernant le cas
des Arméniens, pour lesquels Alain Ducellier a plus particulièrement manifesté son
intérêt dans son ouvrage Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge, VIIe-XVe siècle, Armand
Colin, Paris, 1996.

1 Il nous paraît opportun de rappeler ici, pour éclairer notre propos, ce qu’Alain Ducellier
écrivait dans sa belle préface à l’Atlas historique de l’Arménie, de Claude Mutafian et Éric
Van Lauwe1 : « Cartes et textes nous persuadent aussi que cette mobilité arménienne,
souvent forcée, est surtout le témoignage d’une capacité peu commune à s’adapter à
une infinité de conditions territoriales et socio-politiques : incorporée au Khalifat de
Bagdad, la Grande Arménie est, après l’Iraq, la plus riche province du monde abbasside,
et quand le centre politique et économique se déplace vers la Cilicie, la Petite Arménie
devient, au XIIIe et XIV e siècles, un des États les plus prospères de la Méditerranée
orientale, sans pour autant que l’ancien foyer national soit jamais vidé de sa
population. Que le maître soit seldjoukide, mongol, turcoman ou ottoman, la
persistance de noyaux arméniens plus ou moins autonomes est une réalité, en Grande
comme en Petite Arménie. »
182

2 Entre le milieu du XIe (1048, début de l’invasion turque en Arménie byzantine) et le


milieu du XIIe siècle (1150, chute du comté franc d’Edesse), se déploie la plus
importante vague migratoire qui ait jusqu’alors affecté la Grande Arménie.
3 Ce flux se dirige vers l’ouest, à savoir l’Asie Mineure occidentale, et, au-delà, la
péninsule des Balkans, mais surtout – ce pourquoi nous en ferons ici l’objet de notre
étude – vers le sud-ouest, depuis l’Euphratèse et la Cilicie jusqu’en Égypte, en passant
par la Syrie et la Palestine.
4 On peut se demander selon quelles modalités, et en révélant quelles constantes, les
regroupements issus de ce mouvement, confrontés à diverses dominations –
chrétiennes (byzantine, franque) ou musulmanes (turques sunnites, arabes chiites) –,
par voisinage ou subordination directe, mêlés à diverses populations, parmi lesquelles
ils se trouvent de plus en plus minoritaires au fur et à mesure que l’on descend vers le
sud, ont pu se constituer, se maintenir et exercer une influence sur leur environnement
politique et humain.

I – Des vagues migratoires différenciées


1) La colonisation militaire pendant la Reconquête byzantine et
sous Romain IV Diogène

5 Les vagues migratoires parties de la Grande Arménie ou de territoires périphériques (la


Cappadoce orientale, par exemple) se différencient par leur nature.
6 C’est ainsi que l’on assiste à une colonisation militaire systématique, politique depuis
longtemps favorisée par les empereurs de Byzance – et singulièrement mise en œuvre
pour les Arméniens – et qui atteint son apogée avec la Reconquête byzantine de la
deuxième moitié du Xe siècle, effectuée aux dépens des Arabes par la dynastie dite
« macédonienne » (en réalité de souche arménienne) ; c’est alors que la frontière sud-
orientale de l’Empire byzantin – étendue au-delà de l’Euphrate et de l’Oronte, à partir
de ses solides points d’appui montagneux du Taurus cilicien, de l’Anti-Taurus, du
Taurus arménien et de l’Amanus – se fractionne en petits thèmes (les thèmes restant
des circonscriptions administratives militarisées, placées sous l’autorité d’un stratège)
« arméniens », ainsi nommés en raison de la prépondérance des garnisons arméniennes
(à Tarse, à Antioche, à Hamâ), et par opposition aux grands thèmes « romains » de
l’Asie Mineure et des Balkans. L’occupation d’Edesse, en 1031, apparaît comme un
ultime prolongement de la Reconquête.
7 C’est dans l’esprit de cette Reconquête – et après une longue parenthèse d’empereurs
civils – qu’un dernier empereur militaire, Romain IV Diogène (1068- 1071), mobilise à
nouveau, entre autres allogènes, des contingents arméniens, auxquels il confie en
particulier la défense de la Cilicie, sous le commandement du duc d’Antioche,
Khatchatour, et celle de places fortes de l’Euphrate, comme Hiérapolis/Manbidj, où, à
l’exemple de Nicéphore Phokas pour la Crète (et peut-être pour Chypre) dans les
années soixante du Xe siècle, il établit une colonie de Grecs et d’Arméniens, sous le
commandement de Pharesmanès Apokapès, un Arménien chalcédonien (orthodoxe)
d’une famille illustre.
183

2) « Les rois en exil » : l’arménisation de la Cappadoce byzantine

8 La deuxième forme de migration, de nature politique, est le transfert forcé – pratique


séculaire à Byzance –, entre 1023 et 1065, des cadres – familles royales, nobles, prélats –
de la Grande Arménie, à la suite de l’annexion des principaux États arméniens
(royaumes de Vaspourakan, d’Ani ou Chirak, de Kars), facilitée par d’imposantes
démonstrations militaires de la part de l’Empire, à l’ouest, par le déferlement turc, à
l’est : c’est ainsi que la Cappadoce orientale, sur un axe passant par Sébaste, au nord,
Césarée, au sud, confirme sa vocation d’« Arménie Mineure », confortée par
l’immigration des 14 000 cavaliers constituant l’azatagound (la « légion noble ») de
Sénék‘érim-Hovhannês, roi de Vaspourakan.
9 Les tendances séditieuses de la nouvelle population de cette région, où la hiérarchie
« féodale » arménienne se superpose aux structures administratives byzantines,
s’affirment avec le roi bagratide Gagik II d’Ani, capturé par surprise à Constantinople
en 1045 après y avoir été invité, puis exilé en Cappadoce orientale, et que rejoignent
vingt ans plus tard, le roi Gagik de Kars – un autre Bagratide – et le catholicos –
patriarche des Arméniens, Grigor II Pahlawouni, surnommé Vekayasêr (« le
Martyrophile »).
10 Ces émigrés politiques, qu’ont souvent rejoint une partie de leurs sujets, à la suite de la
dévastation de la Grande Arménie par les Turcs à partir de 1048, vont être, en grande
partie, pris dans le tourbillon du flux migratoire- cette fois-ci de caractère
dramatique – qui se déchaîne entre 1071, date de la défaite de Romain Diogène face au
sultan saldjoûkide Alp Arslan, à Mantzikert (au nord du lac de Van), et 1079, année qui
marque l’akmè du ravage et du saccage de la Grande Arménie par les Turcs.

3) Une migration catastrophique, consécutive à la conquête de la


Grande Arménie

11 Cette migration catastrophique, qui touche d’abord la Grande Arménie (c’est de


l’Artsakh/Gharabagh qu’est parti, vers 1073, le prince Ochin, fondateur de la dynastie
cilicienne des Hét‘oumiens), mais aussi, à l’ouest de l’Euphrate, la Cappadoce orientale
(d’où s’ébranle, vers 1073, l’ancêtre de la dynastie cilicienne des Ṙoubêniens), entraîne
des milliers de réfugiés, de tout rang, vers la quasi-principauté (vers 1072 -vers 1086),
adossée aux chaînes tauriques et amanique, et ouverte sur la mer, créée par le général
byzantin Philarète Brachamios, un Arménien de confession orthodoxe, qui domine,
avec le concours de cadres et de contingents arméniens, la population principalement
chrétienne (grecque, arménienne, syriaque – principalement jacobite et melkite) de
l’Euphratèse, de la Cilicie, de la Syrie du Nord et, sans doute, de Chypre.
12 Cette marche sud-orientale de Byzance, broyée en 1084-1086 entre les sultanats turcs,
rivaux, des Saldjoûkides de Roûm (ou d’Asie Mineure), à l’ouest, des Grands-
Saldjoûkides (maîtres, entre autres, de l’Iran et de l’Irak), à l’est, donne naissance, avec
l’affaiblissement de la tutelle de ces derniers (après la mort du sultan Malikshâh,
en 1092), à une série de petites principautés (celles des Roubêniens, en Cilicie, de Gogh
Vasil/Basile le Voleur et des Pahlawouni – la famille des catholicos-patriarches –, en
Euphratèse), dont, selon les cas, l’installation des Croisés dans la région (à partir
de 1097) va ruiner ou conforter l’existence politique.
184

13 C’est sous la pression, successivement, de l’invasion turque, puis de l’expansion


franque, qu’une partie des Arméniens de l’Euphratèse (territoire où est aménagé, de
1098 à 1150, le comté d’Edesse) effectue une migration de grande amplitude, en
direction du califat chiite (ismaélien) des Fâtimides (dynastie arabe, 909-1171), maître
de l’Egypte et, pour peu de temps, de la Palestine, à la faveur du règne effectif
(de 1073 à 1137), au Caire, d’une série de vizirs arméniens, pour la majorité d’entre eux
islamisés, mais bien disposés envers l’importante population chrétienne
(principalement copte) du califat, et davantage disposés à engager leurs milices
arméniennes (généralement chrétiennes) contre les Turcs sunnites, protecteurs du
califat abbasside de Bagdad, que contre les Francs, éventuels « alliés objectifs » contre
les premiers.
14 Un certain nombre d’anciens captifs arméniens, islamisés comme les vizirs des
Fâtimides, turquifiés (comme leurs noms peuvent l’indiquer), devenus des ghoulâm
(esclaves-soldats), sont dispersés dans les États musulmans du Proche-Orient et
accèdent à des postes de haute responsabilité : c’est le cas des émirs Yârouktâsh à Alep
(dans la deuxième décennie du XIIe siècle), Altountâsh dans le Hawrân, en Syrie
méridionale (vers le milieu du XIIe siècle), qui coopèrent d’autant plus facilement avec
les Francs que ceux-ci peuvent servir leurs ambitions politiques.
15 Ces mouvements migratoires, qui ont une durée de plus d’un siècle (de 1023, date du
transfert forcé des rois Artzrouni en Cappadoce orientale, jusqu’à 1150, année qui
marque la fin du comté d’Edesse et l’émigration d’une partie des Arméniens vers le
royaume de Jérusalem) et affectent un vaste espace (de la Transcaucasie à l’Égypte), se
condensent en principautés, seigneuries, communautés civiles et parfois militaires.

II – Variété dans l’importance et le statut des


colonies : les permanences arméniennes
1) Un indice : le réseau ecclésial

16 Le transfert forcé des souverains des trois principaux royaumes arméniens


(Vaspourakan, Ani/Chirak, Kars) en Cappadoce, entre 1023 et 1065, est accompagné du
déplacement de la résidence catholicossale : après la suppression temporaire du
catholicossat arménien par les autorités de Constantinople (1058- 1065), le nouveau
catholicos, Grigor II Vekayasêr, s’installe d’abord en Cappadoce orientale (à Tzamandos,
puis à T‘awbelour), passe ensuite – de manière assurée vers 1101 – par la Syrie franque
(au monastère de Paṙlahou ou du Mont-Parlier, et dans le Djabal al-Akra’, au sud
d’Antioche), pour finalement se réfugier (1102-1105) en Euphratèse, à Karmir Vank‘ (le
Couvent Rouge), auprès de Gogh Vasil, l’un des rares ichkhan (princes) arméniens
indépendants, malgré l’expansionnisme franc ; mais c’est finalement à Tzovk‘, dans le
comté d’Edesse, avec, pratiquement un statut de franc-fief pour cette modeste
forteresse, sise à l’ouest de l’Euphrate, et son territoire, que le catholicos Grigor III
(1113-1166), accompagné de son frère et coadjuteur Nersês Chenorhali (le Gracieux),
futur catholicos, réside, de 1116 à 1150. À cette dernière date, qui marque la fin du
comté d’Edesse et l’occupation de l’Euphratèse par différents souverains turcs
(Saldjoûkides de Roûm – le pays des « Romains » ou Asie Mineure –, Dânishmendides de
Cappadoce, Zengides de Syrie), le siège catholicossal est transféré dans la puissante
place forte de Hoṙomkla (le « château des Romains »), cédée peu auparavant par
185

l’épouse du dernier comte d’Edesse, le Franco-Arménien Josselin II ; les catholicos s’y


maintiennent jusqu’en 1292 (date de la conquête de la place par les sultans mamelouks
d’Égypte), sous autorité musulmane. Grigor II Vekayasêr, premier catholicos de la
diaspora, sollicité lui-même, à l’occasion d’une visite diplomatique en Égypte auprès du
vizir arménien (islamisé) des califes fâtimides, Badr al-Djamâlî, y installe, avec l’appui
de ce dernier, son jeune parent, Grigor (oncle de Grigor III), qui y joua le rôle d’un
catholicos régional (1077/8-1137).
17 Il est à souligner que ces divers catholicos mettent en œuvre une véritable pastorale de
la diaspora, dont l’expression la plus accomplie est la « Lettre encyclique » de Nersês
Chenorhali, adressée, au début de son pontificat (1166- 1173), à toutes les « classes » de
la nation arménienne.
18 Le réseau épiscopal arménien est lui-même l’expression concrète en même temps que
le point d’appui de la diaspora proche-orientale : en dehors des évêchés mentionnés
par le moine chroniqueur Asoghik, au seuil de l’an Mil – Séleucie pour l’Isaurie, Tarse
pour la Cilicie, Antioche (dont un évêque, Macaire, mort en odeur de sainteté à Gand,
dans le comté de Flandre, est mentionné, au XIe siècle, par les sources hagiographiques
latines) pour la Syrie, on conserve la liste des prélats présents au concile de Horomkla,
convoqué en 1179 par le catholicos Grigor IV Tegha (l’Enfant), prélats dont la résidence
correspond souvent à un centre de peuplement arménien plus ou moins attesté dans la
première moitié du XIIe siècle. Il faudrait alors ajouter les noms des évêchés suivants :
pour la Cilicie, Anazarbe et Mamistra ; pour la Cappadoce (en dehors des évêchés de
Sébaste et de Césarée), Kokison (Koukousos) ; pour l’Euphratèse, Mélitène, Samosate,
Arsamosate, Edesse, Nep‘erkert/Martyropolis (K‘ésoun, attesté au début du XII e siècle,
n’apparaît pas dans la liste susmentionnée) ; pour la Syrie, Laodicée et Apamée ; pour la
Palestine, Jérusalem, dont l’archevêque, sous le vizirat de Vahram Pahlawouni/
Bahrâm – 1135- 1137 –, négocia avec les Fâtimides la libération d’un illustre captif
franc ; pour Chypre, un siège mentionné sans localisation.

2) Le déplacement de l’azatagound ; les vestiges des garnisons


arméno-byzantines ; une population en armes

19 L’invasion turque, conduite sous la direction des sultans grands-saldjoûkides (maîtres


de la Perse et, bientôt, de l’Irak), à partir du milieu du XI e siècle, mais dont les avant-
gardes se manifestent dès 1016, qu’elle soit conjuguée ou non avec l’annexion
byzantine, chasse de Grande Arménie, en même temps que les rois de Vaspourakan,
d’Ani/Chirak ou de Kars, leurs azatagound respectifs, fidèles à leurs souverains : il s’agit
des contingents des azat (« hommes libres »), vassaux de modeste condition,
combattant à cheval comme cataphractaires (eux-mêmes étant entièrement cuirassés,
leur monture, partiellement) et constituant, pour les rois et pour les princes, une
« légion noble ». Concernant l’exil forcé du roi Sénék‘erim – Hovhannês de
Vaspourakan, en 1023, un moine copiste note, dans un colophon de manuscrit, qu’il a
émigré à Sébaste avec 14 000 hommes, chiffre représentant sans doute l’effectif de sa
« légion noble ». Le chroniqueur Matt‘êos d’Ourha/Matthieu d’Edesse (vers 1070-1144 ?)
nous informe que, au début du XIIe siècle, les troupes des Bagratouni et des Pahlawouni
s’étaient repliées en Euphratèse, auprès du prince Gogh Vasil : il s’agit là des azatagound
respectifs des Bagratouni, rois d’Ani/Chirak, et des Pahlawouni, première « maison » de
ce royaume, annexé par Byzance en 1045, « maison » qui détenait héréditairement la
186

charge de sparapet (connétable). La même source nous indique que les effectifs dont
disposaient d’autres Pahlawouni, ichkhan d’al-Birâ/Pir, forteresse qui contrôlait les
passages de l’Euphrate, se limitaient à 1 000 hommes.
20 Le cas de Gogh Vasil qui, beaucoup plus que les Roubêniens de Cilicie, paraissait, au
lendemain de la Première Croisade, être le dépositaire légitime de la souveraineté
arménienne, s’avère plus complexe, eu égard à l’importance politique du personnage :
outre une « légion noble » atteignant les 6 000 hommes, le prince-brigand disposait
encore de « cavaliers renégats » (équivalent des Turcoples, ces musulmans convertis au
christianisme latin et servant comme cavaliers légers dans les armées franques), faciles
à recruter dans ces marches orientales de Byzance, ainsi que d’un contingent de
Petchénègues (cavaliers nomades, de souche turque), envoyé par le basileus
(l’empereur), et d’un détachement de chevaliers francs.
21 C’est peut-être le califat fâtimide, surtout sous le vizirat de Vahram Pahlawouni/
Bahrâm, qui offre les exemples les plus originaux – par l’amplitude du déplacement, par
le rôle primordial joué dans l’armée égyptienne, par le maintien majoritaire de la
religion chrétienne – de migration militaire arménienne, cette fois-ci non de la Grande
Arménie vers l’Euphratèse, mais de l’Euphratèse elle-même vers l’Égypte. Matt‘êos
d’Ouiha estime à 30 000 le nombre des cavaliers nobles qui gagnèrent les rives du Nil
dans les années 70 du XIe siècle, à l’époque où le catholicos Grigor II tentait peut-être de
créer un foyer national en Égypte, avec le soutien du vizir Badr al-Djamâlî, qui pouvait
y voir une source inespérée de recrutement arménien.

3) Les différents degrés d’autonomie

22 Les principautés ciliciennes, principalement celles des Hét’oumiens, à l’ouest de la


Cilicie, autour de la forteresse de Lambroun, et celle des Ṙoubêniens, au nord-est,
autour de la forteresse de Vahka, se trouvaient dans des positionnements politiques
différents.
23 La principauté des Hét‘oumiens, qui tire son nom de Hét‘oum, fils d’Ochin (un prince
chassé de l’Artsakh, le futur Gharabagh, par la conquête turque, en 1073) trouve son
origine dans les donations de kastra (châteaux forts) effectuées par l’empereur Michel
VII (1072-1078), comme mesures défensives prises face à l’invasion saldjoûkide : l’un
des premiers bénéficiaires de cette politique fut Apelgharip Artzrouni, prince de
T‘oṙnawan, venu du duché byzantin (depuis 1023) de Vaspourakan (ou d’Asprakanie),
chargé, comme stratège, de l’administration de la Cilicie occidentale (avec Tarse), mais
autorisé par l’empereur à conserver, à titre viager, les châteaux de Lambroun et de
Papéṙôn, dont il avait pu se rendre maître, à charge pour lui de les remettre en état.
24 Désireux de se reconstituer un hayrénik‘ (« patrimoine ») après avoir perdu ses terres de
Grande Arménie, Apelgharip n’avait pas craint de faire d’Ochin, susmentionné, devenu
son gendre, l’héritier du « fief » reçu de l’empereur, où il avait d’ailleurs aménagé son
mausolée familial et mis en œuvre une politique de colonisation militaire arménienne.
Ce sont les tentatives des princes normands d’Antioche pour s’étendre en Cilicie
arménienne qui firent des Hét’oumiens, à commencer par Hét‘oum II, fils d’Ochin,
constamment gratifiés de hautes dignités par le basileus, les alliés dociles, peut-être
même les vassaux de l’Empire byzantin et, par là même, des adversaires désignés pour
les Ṙoubêniens.
187

25 Ces derniers, lieutenants des Bagratides d’Ani lors de l’exil de ces derniers en
Cappadoce orientale, ont quitté cette région à la mort de l’ex-roi Gagik II, en 1073.
Ṙoubên Ier s’installa d’abord dans le nord de la Cilicie, vers l’Anti-Taurus, dans les
vallées duquel il s’enfonça bientôt. Le véritable fondateur de la principauté, constituée
aux dépens des Grecs, est Kostandin Ier (1093-1100), qui lui donne sa première capitale,
la forteresse de Vahka, et son premier mausolée dynastique, le monastère, proche, de
Kastaghôn. Intensifiant la politique d’alliance avec les Croisés (les mariages sont
contractés alors plus avec des Franques du comté d’Edesse qu’avec des Franques de la
principauté d’Antioche, dont les souverains veulent s’étendre vers la plaine cilicienne
et refouler les Arméniens dans la montagne) inaugurée par son père, T‘oros I er
(1100-1129) rompt toute allégeance envers Byzance, imprudemment dépassé en cela
par son frère et successeur Lewon Ier (1129-1137), dont la politique expansionniste lui
vaut un grave conflit avec le prince d’Antioche et le comte de Marach, et surtout une
imposante campagne militaire de Jean II Comnène (1118-1143), qui annexe à l’Empire,
pour six ans, la principauté arménienne de Cilicie et rétablit la suzeraineté byzantine
sur la principauté normande d’Antioche.
26 Si cette dernière semble avoir conservé vers le nord, dans l’Amanus, quelques
seigneuries arméniennes, vestiges de la colonisation militaire ancienne ou récente,
mise en œuvre par Byzance, c’est surtout le comté d’Edesse qui est aux prises avec les
ichkhan. Epigone de Philarète, mais fidèle de l’Église apostolique arménienne, Gogh
Vasil/Basile le Voleur (vers 1082-1112), maître de la plus puissante principauté de
l’Euphratèse (centrée autour de K‘ésoun), refuse de se soumettre, d’autant plus que la
présence du catholicos et des grandes familles nobiliaires lui confère (beaucoup plus
qu’aux Ṙoubêniens) les attributs essentiels de la légitimité aussi bien aux Francs qu’aux
Byzantins. Les diverses principautés arméniennes, voisines du comté d’Edesse, comme
celle de Gogh Vasil, ou enclavées dans celui-ci, comme celle de Likos et Apelgharip
Pahlawouni, maîtres des passages de l’Euphrate, suscitent bientôt, en raison de
l’incapacité des ichkhan à se plier aux contraintes du régime féodo-vassalique, une
violente réaction des comtes d’Edesse, qui ne laissent subsister que l’indocile
principauté de Kaṙkaṙ au nord-est, qui contient, par des contre-razzias, les ghâzi
(combattants de la foi) de l’émirat turcoman des Artoukides, et à l’ouest, le château de
Tzovk‘, résidence, depuis 1116, des catholicos Pahlawouni, qui coopèrent avec les
Francs et contribuent, après la chute d’Edesse, lors de l’ultime sursaut du comté
(entre 1144 et 1150) à la réactivation du réseau des ichkhan, au bénéfice de Josselin II,
fils d’une princesse Ṙoubênienne, avant de se replier eux-mêmes sur la puissante place
forte de Horomkla, surplombant l’Euphrate et perpétuant jusqu’en 1292, au cœur d’une
Euphratèse intégrée au Dâr al-îslam, les anciennes autonomies arméniennes.
27 Ces mêmes autonomies peuvent être beaucoup plus limitées et/ou concerner des
entités beaucoup moins importantes : il faut évoquer alors les groupes d’Arméniens en
armes, restes des anciennes garnisons byzantines, qui massacrent l’occupant turc et
livrent leur ville aux Croisés (c’est le cas en Syrie du Nord, à Hârim et Artah, en 1098),
les « grandes compagnies » arméniennes, vestiges de l’armée de Romain Diogène ou de
Philarète, qui se trouvent retranchées dans les grottes au nord du « royaume » turc
d’Alep, au lendemain de l’arrivée des Croisés, voire les chevaliers (au sens franc du
terme) arméniens (venus sans doute du comté d’Edesse), peu nombreux il est vrai,
intégrés à la hiérarchie nobiliaire du royaume latin de Jérusalem.
188

28 Des autonomies arméniennes, plus ou moins affirmées, sont décelables dans le monde
musulman.
29 Le cas le plus célèbre est celui du chrétien Bahrâm (Vahram Pahlawouni), oncle du
catholicos Grigor III (résidant dans le comté d’Edesse) et vizir de sabre (1135- 1137) du
calife fâtimide al-Hâfiz. Il prenait la suite d’une série de vizirs arméniens islamisés,
inaugurée par Badr al-Djamâlî (1073-1094), et qui avaient exercé la réalité du pouvoir,
en Égypte, et remis de l’ordre dans le pays, en s’appuyant sur une milice arménienne
majoritairement chrétienne (et donc peu encline à combattre les Francs) et le plus
souvent originaire du comté d’Edesse. Bahrâm, associé à son frère Grigor, prélat des
Arméniens d’Égypte, avait fait venir ses proches parents de l’Euphratèse (ils étaient
alors en conflit avec le comte d’Edesse Josselin II), accompagnés de 30.000 combattants.
Introduits au plus haut niveau de l’administration et de l’armée fâtimides, gratifiés de
substantiels ikta’ (concession des revenus d’une terre du fisc), les membres de ce
« lobby arménien » avaient fini par se rendre insupportables aux responsables
musulmans et par provoquer la révolte du chiite Ridwân, qui remplaça Bahrâm comme
vizir de sabre.
30 D’autres regroupements arméniens, également placés sous une autorité musulmane,
peuvent être mis en évidence : le corps d’archers, reste de l’ancienne garnison
byzantine, de la principauté mounkidhite de Shayzar, que l’on voit accompagner l’émir
pour la chasse au lion ; ou bien celui des Arméniens Arewapacht (« Adorateurs du
Soleil »), qui servaient comme « écuyers » de l’émir boûride de Damas dans les
années 30 du XIIe siècle. Des chefs arméniens islamisés apparaissent en Syrie, affublés
de noms turcs, mais coopérant volontiers avec les Latins : c’est le cas de Yârouktâsch,
maître d’Alep en 1117, dont les compromis avec les Francs d’Antioche scandalisent les
contemporains ; c’est aussi celui d’Altountâsh, émir du Hawrân, qui, dans les
années 40 du XIIe siècle, manqua livrer ses forteresses de Salkhad et Bosrâ aux Francs
de Jérusalem, aux dépens de ses suzerains zengides.
31 Se déployant depuis le coude de l’Euphrate jusqu’aux cataractes du Nil, le réseau des
autonomies arméniennes pèse plus ou moins, à raison de la force de ses maillons, sur la
vie politique du Proche-Orient des Croisades.

III – Le rôle politique et militaire des Arméniens dans


le Proche-Orient méditerranéen
1) La principauté roubênienne : une vigoureuse alliée des Francs

32 Plutôt qu’avec les Francs d’Antioche, les Roubêniens concluent des alliances
matrimoniales avec ceux d’Edesse, qui, à la différence des premiers, ne nourrissent pas
de projets expansionnistes à l’égard de la Cilicie. C’est ainsi que Kostandin I er
(1093-1100) se marie probablement à une Franque de la maison de Rethel, si l’on en
croit le prénom de Béatrice, coutumier chez elle, donné à sa fille, qui, elle-même,
épouse Josselin Ier de Courtenai, seigneur de Turbessel, comte d’Edesse (1119- 1131),
tandis que son fils, le prince Lewon Ier (1129-1137), s’unit en premières noces à Béatrice
(Cécile) de Rethel, fille de Hugues de Bourcq, comte de Rethel ; de modestes alliances
antiochiennes apparaissent chez les enfants de Lewon I er : si T‘oros II (1143-1169) a pu
épouser Isabelle, fille de Josselin II dit « l’Arménien », dernier comte d’Edesse
(1131-1150), l’une de ses sœurs se marie à un chevalier franc d’Antioche, l’autre à un
189

certain sire de Bullion, lui aussi originaire d’Antioche. Les unions antiochiennes seront
ensuite plus éclatantes, puisqu’il y a le mariage d’Alice, fille du prince Roubên III
(1175-1187), avec Raymond, fils du prince d’Antioche Bohémond III (de ce mariage
naîtra Raymond-Roubên, prince effectif d’Antioche de 1216 à 1219), ou celui du frère de
Roubên III, Lewon le Magnifique (prince Lewon II, 1 187-1 198, roi Lewon I er, 1198-1219),
avec Isabelle d’Antioche (remplacée ensuite par Sibylle, qui ouvre la série des
prestigieuses alliances avec la maison royale des Lusignans de Chypre) ; Zapêl, fille et
héritière de Lewon, épouse d’abord Philippe, fils de l’usurpateur Bohémond IV
d’Antioche, qui devient co-roi de Cilicie (1223-1225). Ces unions arméno-franques
permettent aux rois d’Arménie/ Cilicie, de figurer, quoique non latins, parmi les
prestigieuses familles mentionnées dans les Lignages d’Outre-Mer, ouvrage généalogique
incorporé aux Assises de Jérusalem, ce célèbre recueil juridique franc de la deuxième
moitié du XIIIe siècle.
33 On comprend, dans ces conditions, que les princes ṙoubêniens de Cilicie aient, dès le
début, manifesté leur solidarité avec les Francs contre les musulmans, voire même
contre Byzance. C’est ainsi que, à l’occasion des contre-croisades (1110- 1115) des
atâbegs (en fait, gouverneurs) de Mossoul, fer de lance des sultans grands-saldjoûkides
d’Iran-Irak contre les Francs, le chanoine Albert d’Aix (-la-Chapelle) mentionne dans
son Histoire, parmi les seigneurs qui se mobilisent à l’appel du roi de Jérusalem
Baudouin II (de Bourcq), les frères roubêniens T‘oros Ier et Lewon (de même que les
frères Gogh Vasil et Bagrat, pour ce qui concerne l’Euphratèse) ; le prince Lewon I er, si
l’on en croit la Chronique rimée de Vahram d’Edesse, chancelier du roi Lewon II
(1269-1289), prend la tête d’une charge épique de son azatagound (légion noble), lors du
siège de la ville de ‘Azâz – défendue par les Turcs – par le prince d’Antioche Roger de
Salerne.
34 Face à l’Empire, qui revendiquait la souveraineté sur la principauté arménienne de
Cilicie, la suzeraineté sur la principauté normande d’Antioche, territoires byzantins
usurpés respectivement par la maison des Hauteville et par celle des Ṙoubêniens, les
belligérants de la guerre arméno-franque de 1136, Lewon Ier d’un côté, Raymond de
Poitiers de l’autre, reconstituent le faisceau de leurs forces pour tenter de faire face à la
formidable campagne d’Orient (1137-1138) conduite par l’empereur Jean II Comnène
(1118-1143), que relate en particulier Jean Kinnamos, secrétaire impérial, dans sa
Chronique. La même source, entre autres, nous relate la mise sur pied, par Manuel I er
Comnène (1143-1180), d’une ligue panchrétienne regroupant, sous la bannière du
basileus, les Grecs, les Arméniens et les Francs, et essayant de contrer l’expansionnisme
des Zengides, maîtres de la Syrie (Alep, Damas), pendant les années 1159-1169.
35 Au-delà de querelles de type féodal, les Arméniens sont liés aux Francs par une
solidarité religieuse qu’attestent les élégies sur la prise d’Edesse (1144) et sur celle de
Jérusalem (1187), ressenties comme une véritable catastrophe pour la chrétienté par
leurs auteurs respectifs, les catholicos Nersês Chenorhali et Grigor IV Tegha.

2) L’aide modulée des principautés arméniennes des États francs ou


de leur voisinage

36 Au préalable, il faut rappeler que les États francs du Nord doivent en partie leur
existence à l’aide apportée, individuellement ou collectivement, par les Arméniens :
c’est à l’appel de T‘oros le Curopalate, duc byzantin, que Baudouin de Boulogne entre
190

dans Edesse ; le renégat Fîroûz, en livrant la Tour des deux Sœurs à Bohémond de
Tarente, lui donne les « clés » d’Antioche ; à Hârim, Artâh, c’est en massacrant les
garnisons turques que la population arménienne ouvre les portes de ces villes à l’armée
croisée.
37 Pendant les premières décennies du XIIe siècle, le comté d’Edesse et la principauté
d’Antioche ne peuvent soutenir leur effort militaire face aux puissances turques qu’en
complétant leurs modestes effectifs de chevaliers avec les azatagound constitués par
leurs vassaux et/ou fournis par leurs alliés arméniens (principautés des Roubêniens et
de Gogh Vasil). Ces contingents présentent l’avantage que les cataphractaires
arméniens (à lire les chroniqueurs contemporains comme Matt’êos d’Ouṙha et Albert
d’Aix) triplent ou quadruplent les effectifs des cavaliers, combattent comme les Francs
à la lance et sont animés – comme appartenant à une chrétienté de frontière
solennellement reconnue comme telle depuis la bataille d’Awarayr contre les Perses,
en 451, et la canonisation du général Vardan Mamikonian et de ses compagnons – par
un même esprit de « guerre sainte » ; par leur statut de combattants nobles, ils offrent
avec la classe chevaleresque des affinités sociales que n’ont pas les autres chrétiens
orientaux (sauf les Géorgiens et, dans une plus modeste mesure, les Maronites du
Liban) et qui expliquent le succès des alliances matrimoniales arméno-franques.
38 À cet égard, un examen de la politique arménienne des comtes d’Edesse nous amène à
opposer deux attitudes : au début du XIIe siècle, Baudouin de Bourcq (futur roi
Baudouin II, à Jérusalem), quoique marié à l’Arménienne Morfia, fille de Gabriel, duc
byzantin de Mélitène, n’hésite pas à faire périr de manière violente la plupart des
seigneurs arméniens présents sur le territoire du comté, en raison de leurs réticences à
aliéner leurs prérogatives d’ichkhan (princes) et à se soumettre aux contraintes du
régime féodo-vassalique ; à ces assassinats s’ajoutent les exécutions capitales effectuées
à Edesse à cause des soupçons de complicité avec les Turcs pesant, à plusieurs
occasions, sur une partie de ses habitants. En revanche, le dernier comte, Josselin II
l’Arménien, souvent accusé d’avoir abandonné sa capitale aux Zengides, en 1144 (la
chute d’Edesse suscitant la Deuxième Croisade, prêchée par saint Bernard
en 1147-1149), parce qu’il préférait résider à l’ouest de l’Euphrate, dans la place force
de Turbessel (Tell Bâshir), où il menait grand train avec ses compagnons arméniens,
tente de réorganiser la défense du comté, désormais réduit territorialement, avec le
concours des Arméniens et, au premier chef, avec le soutien moral, voire matériel, des
catholicos Pahlawouni, installés dans la forteresse de Tzovk‘ – non loin de Turbessel –
depuis 1116, et y ayant constamment bénéficié de la faveur des comtes. Après voir
tenté sans succès, à la fin de 1146, de reprendre définitivement Edesse aux Zengides,
avec la complicité d’Arméniens de la ville, Josselin II constitue, au profit de Vasil
Pahlawouni, frère de Grigor III et de Nersês Chenorhali, une puissante marche-
frontière, gardant, face aux Turcs, tout le nord-ouest du comté, et ayant comme
principal point d’appui la forteresse de Kaṙkaṙ, sur l’Euphrate.
39 Vasil, prisonnier des Turcs, reçoit alors de l’émir artoukide, sans trahir ses obligations
de prince chrétien, un iktâ‘, situé au nord du comté d’Edesse, avec pour mission de
combattre l’émir dânishmendide de Cappadoce.
40 On peut observer que le règne de Josselin II coïncide plus ou moins avec un apogée des
rejetons de mariages arméno-francs : trois des quatre filles nées du mariage de
Baudouin de Bourcq et de Morfia (l’aînée, Yvette, étant abbesse de Saint-Lazare de
Béthanie, dans le royaume de Jérusalem) affirment vigoureusement leur vocation
191

politique, à l’occasion de leur veuvage : l’aînée, Mélisende, après la mort de roi de


Jérusalem Foulque d’Anjou (1131-1143), exerce abusivement la régence de 1143 à 1152,
au nom de leur fils Baudouin III, qui doit l’assiéger dans la Tour de David pour la faire
abdiquer ; la seconde, Alice, veuve du prince d’Antioche Bohémond II (1126-1130), ne
cède le pouvoir à leur fille Constance qu’à la suite d’un stratagème mis au point par le
patriarche d’Antioche Raoul de Domfront, qui substitue Constance à Alice, pour le
mariage avec Raymond de Poitiers, choisi comme prince d’Antioche (1136-1149) ; la
dernière, Hodierne, que rien n’autorise à accuser du meurtre, perpétré par les
Assassins, de son mari Raymond II, comte de Tripoli (1137-1151), assume elle aussi la
régence.

3) Des princes arméniens du Dâr al-islâm enclins à la coexistence


pacifique avec les Francs

41 C’est sur les chefs arméniens d’Égypte plus que sur ceux de Syrie que nous mettons ici
l’accent.
42 Parmi ces vizirs, Badr al-Djamâlî (1073-1094), dont l’exercice de la charge est antérieur
à l’arrivée de la Première Croisade, facilite, indirectement, le travail aux Francs : d’une
part, il installe en Égypte des contingents arméniens, majoritairement chrétiens, et
enclins à élever les Évangiles à la pointe des lances lors des rencontres avec les Francs
(c’est Saladin qui, en 1171 supprime, en les faisant exécuter, ces milices arméniennes,
rempart de la dynastie fâtimide, supplantée par celle des Ayyoûbides) ; d’autre part,
sans pouvoir empêcher la conquête de la Palestine (perdue en 1077, Jérusalem n’est
reprise, et pour un an seulement, qu’en 1098), il contient les Turcs, qui s’étaient
avancés jusqu’au Caire. C’est peut-être face à cette menace qu’il fit édifier la deuxième
enceinte du Caire, confiant la construction des quatre portes monumentales à des
architectes (arméniens plutôt que syriaques) originaires de l’Euphratèse. Le fils de Badr
al-Djamâlî, al-Afdal (1094-1121), qui lui succède dans sa charge de vizir de sabre,
conçoit le dessein de la constitution d’un front antiturc (les Arabes chiites, que sont les
califes fâtimides, et les Francs chrétiens, contre les Turcs sunnites, que sont les sultans
grands-saldjoûkides) et d’une partition du Proche-Orient (la Syrie aux Francs, la
Palestine aux Fâtimides) : présenté par une ambassade fâtimide aux Croisés assiégeant
Antioche, en janvier-février 1098, ce plan qui leur ferait renoncer à la Ville sainte est
dénoncé, ouvrant la voie à la violence et aux massacres qui seront perpétrés par les
Francs, lors de la conquête de Jérusalem, en juillet 1099.
43 Sans lien avec ces vizirs de la dynastie des Djamâlîs, Bahrâm/Vahram Pahlawouni
(1 135-1 137) accumule des situations susceptibles d’être interprétées comme des
provocations : ce chrétien sans failles, dont la famille est la pierre angulaire de l’Église
arménienne, doit accompagner l’imâm (en fait, le calife), lorsque celui-ci monte en
chaire à la mosquée, chaque vendredi ; si l’on tient compte de la place privilégiée,
parmi les chrétiens du pays, du prélat des Arméniens d’Égypte, ce vizir peut former
avec son frère, l’évêque Grigor, une véritable dyarchie ; il a introduit les gens de sa
maison (comme son frère Vasak, gouverneur de Koûs en haute Égypte, que sa rudesse
fait détester des habitants) dans les sphères les plus hautes de l’État et laisse immigrer
en Égypte des milliers de combattants arméniens, originaires de l’Euphratèse ; enfin, il
entretient avec ses parents du comté d’Edesse une correspondance secrète, en « lettres
arméniennes », ce qui ne laisse pas d’inquiéter ses adversaires : ces derniers pourraient
192

le soupçonner de servir les intérêts de la chrétienté, puisque le roi normand de Sicile,


Roger II, s’il ne ménage ses faveurs ni à sa « légion arabe », ni aux savants musulmans
(tel le géographe Idrîsî) de la cour de Palerme, s’enquiert, par lettre, de son sort, au
moment de sa disgrâce, auprès du calife al-Hâfiz, sans doute parce que Bahrâm peut
être comparé, en raison de sa place dans l’État, à l’« émir des émirs » Georges
d’Antioche, de confession melkite, mais peut-être également parce que Roger II nourrit
l’ambition de ceindre la couronne de la principauté d’Antioche et projette, à cette fin,
de s’appuyer sur le réseau arménien de l’Euphratèse.
44 Bahrâm, au demeurant, exerce, en raison de ses capacités politiques, mais aussi de ses
qualités humaines, un tel ascendant sur le calife que, après le bref vizirat (1137-1139) de
Ridwân, son adversaire déclaré, il est appelé à résider au palais comme conseiller
spécial d’al-Hâfiz, que sa mort (1140) semble laisser inconsolable.

***

45 Ainsi, l’enchaînement de catastrophes auquel ont été soumis les Arméniens au cours du
XIe siècle – annexion des royaumes nationaux par Byzance, conquête de la Grande
Arménie par les Turcs, transferts forcés et émigration catastrophique – n’a annihilé,
pour ceux qui en ont réchappé, ni leur dynamisme, ni leur capacité d’adaptation, ni
leur créativité politique.
46 À la fin du XIe siècle, le déplacement massif des Arméniens vers les rives de la
Méditerranée orientale a interféré avec celui des Francs, que leur croisade pour la
délivrance des chrétiens d’Orient et la libération du Saint-Sépulcre a amenés dans ces
mêmes parages.
47 En Cilicie, le phénomène diasporique s’est franchement mué en phénomène étatique,
puisque les principautés qui s’y affirment vont, à la fin du XII e siècle, se constituer en
royaume unifié. Il s’agit finalement, selon l’expression d’Alain Ducellier 2, d’une forme
de “migration étatique”.
48 En Euphratèse, le comté d’Edesse offre, parmi les États francs de terre ferme, le seul
exemple, même si la manifestation en est discontinue et fragile, d’intégration politique
des Arméniens, particulièrement sous la maison comtale des Courtenai : le rôle dévolu
par les Francs à la famille des Pahlawouni, qu’il s’agisse des catholicos de Tzovk‘ ou du
« margrave » (en fait, c’est presque un marzpan de la tradition arsacide arménienne, un
gouverneur de marche) Vasil de Kaṙkaṙ, est, à cet égard, significatif.
49 Parmi les alliances matrimoniales arméno-franques, qui seront de plus en plus
nombreuses, la plus féconde en conséquences politiques est le mariage de Morfia de
Mélitène avec Baudouin de Bourcq, dont les trois filles et de contemporaines de Josselin
II l’Arménien, comte d’Edesse, exercent la régence avec vigueur dans le deuxième quart
du XIIe siècle à Antioche, Jérusalem, Tripoli.
50 Le vizirat arménien d’Égypte, maître des destinées du califat fâtimide pendant plus de
soixante ans, trouve son apogée, mais aussi sa chute, à l’époque de Bahrâm, qui manque
façonner un État arméno-égyptien.
51 Par les responsabilités plénières (la Cilicie des Ṙoubêniens, l’Égypte de Bahrâm) ou
limitées (comté d’Edesse et, dans une moindre mesure, principauté d’Antioche) que les
Arméniens exercent au Proche-Orient, on peut dire que, pour dramatique qu’elle ait
été, cette première grande migration de leur histoire leur a permis d’installer dans les
193

pays riverains de la Méditerranée orientale une puissante diaspora qui, au XII e siècle,
influe puissamment sur le cours des événements contemporains.
52 Cette diaspora ne conserve de structuration étatique, après l’échec du vizirat arménien
en Égypte, en 1137, la chute du comté d’Edesse en 1150, que dans la principauté des
Ṙoubêniens, en constante expansion dans la deuxième moitié du XII e siècle, et appelée à
devenir, par sa vigueur politique, par sa puissance économique, par sa richesse
culturelle, l’un des plus importants États chrétiens de la Méditerranée orientale.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie
Gérard DÉDÉYAN, « L’immigration arménienne en Cappadoce au XI e siècle », Byzantion, t. 45, fasc.
1, p. 40-115.

Id., « Un projet de colonisation arménienne dans le royaume latin de Jérusalem sous Amaury I er
(1162-1174) », dans Michel BALARD et Alain DUCELLIER (dir.), Le partage du monde. Échanges et
colonisation dans la Méditerranée médiévale, Byzantina Sorbonensia 17, Publications de la Sorbonne,
Paris, 1998, p. 101-140.

Id., « Les Arméniens en Syrie du Nord pendant la Reconquête byzantine (vers 945- 1031) », dans
Astérios ARGYRIOU, Catherine OTTEN, Pierre RACINE (dir.), Byzance et l’Asie Mineure, Actes du
troisième Symposion byzantinon (Strasbourg, 27, 28 et 29 nov. 1997), Byzantinische Forschungen,
Hakkert, Amsterdam, 1999, p. 249-284.

Id., « Reconquête territoriale et immigration arménienne dans l’aire cilicienne sous les
empereurs macédoniens (de 867 à 1028) », dans Michel BALARD et Alain DUCELLIER (dir.),
Migrations et diasporas méditerranéennes (Xe-XVIe siècles), Byzantina Sorbensia 19, Publications de la
Sorbonne, Paris, 2002, p. 11-32.

Id., Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-
Orient méditerranéen (1068-1150), Bibliothèque arménologique de la Fondation Calouste Gulbenkian,
2 volumes, Lisbonne, 2003.

NOTES
1. Atlas historique de l’Arménie. Proche-Orient et Sud-Caucase du VIIIe siècle av. J.-C. au XXI e siècle,
Éditions Autrement, Paris, 2001.
2. Soutenance de thèse de Claude Mutafian, Paris I, juin 2002 : « Recherches sur l’Arménie
cilicienne » (22 juin 2002).
194

AUTEUR
GÉRARD DÉDÉYAN
Université de Montpellier.
195

De Scodrensi obsidione et expugnatione


: la fin de l’Albanie vénitienne
(1463-1479)
Bernard Doumerc

1 Les Vénitiens avaient jeté leur dévolu sur l’Albanie après la paix humiliante de 1358 qui
leur enlevait une grande partie de la Dalmatie et Raguse au profit des Hongrois. Peu à
peu, ne renonçant pas à une présence indispensable en Adriatique, le gouvernement se
préoccupait de prendre position dans les cités portuaires postées sur le littoral de la
zone méridionale de « leur Golfe » pour compenser l’abandon de Zara (Zadar) et de
Raguse (Dubrovnik) : en 1393 ce fut Alessio (Leshë) puis Durazzo (Durrës), Scutari
(Shkodra) suivit en 1396, Drivasto (Drisht) l’année suivante puis en 1406 Antivari et
Dulcigno. Cette installation dans une partie de l’Albanie, sorte de paix armée aux côtés
des princes locaux, visait à trouver les ressources qui faisaient défaut à la métropole,
bois, sel et céréales par exemple mais aussi la main d’œuvre qui manquait à la marine
après le passage de la Peste noire. Le gouvernement ne souhaitait pas vraiment annexer
ces territoires au Stato da mar, l’empire d’outre-mer : il préférait pactiser avec les
seigneurs locaux qui tentaient de diriger des principautés rivales en faisant respecter
leurs droits face aux Turcs.
2 Les guerres civiles opposant les clans albanais servirent autant les intérêts des Turcs
que des Vénitiens appelés comme arbitres à plusieurs reprises : en 1467 Giorgio
Arianiti, affaibli par les assauts de ses rivaux albanais cherchait le soutien de Venise. A
sa mort, la veuve et les fils, nommés citoyens de Venise, offrirent la région de Durazzo à
la république. L’épisode de la guerre menée par Georges Kastriote (Skanderbeg)
pendant les années 1460 modifiait ainsi la donne politique. Encouragé par les pontifes,
en particulier Pie II et Paul II, le chef albanais se croyait soutenu par l’ensemble de la
chrétienté. Le succès de la prise de Croia (Krujë) en 1464 laissait penser que l’heure de
la reconquête contre les Turcs était venue, hélas cet épisode glorieux fut sans
lendemain sans doute par la faute des Vénitiens qui profitèrent de l’occasion pour
recevoir la ville de Croia1. Le rêve de la croisade d’Ancône qui aurait du quitter ce port
en 1464 conduisait au naufrage l’initiative pontificale par la faute des princes chrétiens
196

démotivés : « sourds et aveugles refusant de comprendre que depuis que le Turc avait
pris l’empire des Grecs, c’est l’ensemble de l’Europe et de la chrétienté qui était menacé
2
».
3 En effet, la république n’appréciait pas que le guerrier albanais se déclarât vassal du roi
Alphonse V d’Aragon, maître du royaume de Naples. En 1451, le souverain envisageait
avec sérieux de prendre pied en Orient grâce à l’appui de Kastriote. La victoire obtenue
sur ses adversaires des clans albanais, Musacchi, Thopia et Jonima, après la ligue
d’Alessio en 1444, faisait de lui l’interlocuteur privilégié dans la région convoitée par
tous les belligérants. Barletius bien connu pour sa sympathie à l’égard des Vénitiens ne
rapporte pas ce fait dans sa Geste dédiée aux faits d’armes de Skanderbeg 3. Cette amitié
se concrétisait par l’octroi de fiefs en Pouilles dont les revenus contribuaient non
seulement à maintenir le niveau de vie de la famille Kastriote mais aussi à financer son
hégémonie sur le pays des aigles. En 1463 à la mort du roi Alphonse de Naples, Venise
reprenait la main sans perdre de temps : nommé citoyen de Venise, la même année,
Yvan Kastriote, le fils successeur, était désigné commandant en chef des troupes
vénitiennes en Albanie. Francesco Capello le proviseur de l’Albanie fut chargé de
contacter les exilés à la cour de Naples pour relancer la guerre contre les Turcs. Peut-
être l’expédition victorieuse à l’assaut de Croia en 1464, l’ancienne capitale des
Kastriote, est à mettre sur le compte de cette alliance rénovée après le triomphe de
Skanderbeg. En 1465, l’évêque de Durazzo, Paolo Angeli, digne représentant d’un clan
albanais, contactait Skanderbeg pour tenter un rapprochement avec les autorités
vénitiennes. Logiquement après la mort de ce dernier, le prélat repartit en Albanie
pour motiver ses compatriotes en les encourageant à nouer une alliance avec la
Sérénissime seule puissance vraiment décidée à interrompre la progression des Turcs
contre la chrétienté. Son frère, Pietro Angeli, défendit avec l’énergie du désespoir la
ville de Drivasto puis réfugié à Venise avec sa famille rachetée au Turc, il renseigna
avec justesse Marinus Barletius lui aussi installé dans la lagune 4.
4 C’est vrai que l’élection de Nicolo Tron au dogat en 1471 aurait du raffermir l’ardeur
combattante des Vénitiens. La mort héroïque de son fils Giovanni, martyrisé sur un pal,
après sa capture à la suite d’une contre – attaque avortée devant Négrepont prise par
les Turcs l’année précédente, avait provoqué un émoi considérable et mobilisé toutes
les énergies contre les Barbares. Le malheureux gouverneur de l’île, Paolo Erizzo, scié
en deux par ses bourreaux payait à son tour le prix d’un acharnement à résister qu’on
allait retrouver, peu de temps après, partout dans les places fortes d’Albanie. Hélas le
doge Tron ne régna que trois ans et ses immédiats successeurs occupèrent eux aussi des
charges très éphémères, deux ans environ pour Nicolo Marcello, Pietro Mocenigo et
Andrea Vendramin. Ceci provoquait une perte inutile d’énergie au sein de la classe
dirigeante plus encline à se déchirer pour préparer les élections qu’à se concentrer sur
l’évolution du front oriental.
5 Après la mort de Skanderbeg le chroniqueur vénitien Antonio Sabellico écrivit que le
peuple albanais « chantait la gloire perdue dans des poèmes épiques que des conteurs
fidèles m’ont rapportés, où l’on décrivait les combats héroïques quand Skanderbeg
régnait ». Les épisodes dramatiques concrétisaient la mainmise des Ottomans sur le
pays. Le pape Calixte III avait proclamé le maître de l’Albanie « champion de la
chrétienté » et en 1457 il lui adressait ce compliment : « il n’y a personne au monde qui
ne connaît vos exploits valeureux qui ne prie pour vous, défenseur de la foi et noble
guerrier de la chrétienté ». La disparition du héros laissa un grand vide que son fils ne
197

réussit pas vraiment à combler car il ne répondit pas sincèrement aux appels des
Vénitiens malgré un geste de bonne volonté du Sénat qui nommait Yvan Kastriote
« allié de la République5 ». Avec sa mère, réfugiés dans le royaume de Naples, celui ci
reçut un accueil chaleureux du roi Ferdinand ; une alliance ancienne avait associé les
pères de deux princes dans les années 1440. Comme eux, de nombreux Albanais et
Epirotes prirent le chemin de l’exil pour échapper à l’avancée irrésistible des Turcs 6. Le
seul à défendre activement le territoire, en contact avec les représentants vénitiens fut
Yvan Crnojevic, seigneur d’une partie du Monténégro, directement menacé sur la ligne
de forteresses tombées dans le giron vénitien : Croia (Krujë), Alessio (Leshë), Drivasto
(Drisht), Scutari (Shkodra) et Durazzo (Durrës). L’alliance objective des deux puissances
aurait pu limiter la conquête territoriale progressive menée par le sultan Mehmet II
dans les années 1463-1479. Prenant le contrôle de l’Eubée (Négrepont) en 1470 le sultan
informa les bailes vénitiens de Constantinople de son intention de poursuivre la guerre
de conquête en direction de l’est. Le chroniqueur dalmate Corolian Cippico, un
contemporain des faits écrit : « les Turcs décidèrent d’attaquer Scutari, la principale
forteresse du pays d’Albanie car il espérait qu’après sa chute toute la région lui serait
acquise et il aurait été en mesure de passer le golfe pour conquérir l’Italie ».
6 En 1474 le premier foyer se déclarait en effet à Scutari, port fluvial d’importance entre
les fleuves Drin (Drina) et Boiana (Buna), défendu par une place forte imposante juchée
sur des collines, joyau de la puissance vénitienne dans la région : « Ora vedendo ottomano
che Scutari nobilissima città era capo della provincia d’Epiro, l’occhio e il cuore et la guardia di
tutto il regno, la porta del mar Ionio et dell’Adriatico, il bastione, la difesa d’Italia et de tutti i
christiani7 ». Un réseau défensif en relation avec Alessio et Drivasto, localités proches et
accessibles malgré un relief très accidenté grâce aux vallées fluviales, faisait de ce site
un véritable verrou fermant l’accès à la mer « é un nobel sito e come tutte le città di Epiro
posta in un alto monte » déclarait Donado da Lezze. De plus, élément confirmé par
Domenico Malipiero : « la région est très fertile, la campagne est si riche qu’on interdit
la pâture des porcs, des hautes collines plantées de vignes et d’oliveraies à perte de vue
côtoient des forêts profondes fournissant toutes sortes de bois à profusion. Les fleuves
sont navigables et alimentent un grand lac généreux, la Boiana alimentée par le vaste
lac de Scutari passe au pied de ladite cité et le Drin, dont l’estuaire est gardé par
Alessio, remonte vers le nord dans une longue et large vallée fluviale s’enfonçant entre
les montagnes »8.
7 On comprend mieux alors pourquoi le sultan Mehmet chercha à réduire la place par
tous les moyens. De leur côté les Vénitiens préparaient une escadre car ils savaient que
les chantiers navals de Constantinople lançaient une flotte de deux cent galères et de
cent barges de transport de troupes chacune capable de transporter cent vingt chevaux
et une nombreuse artillerie. A cela il faut ajouter plus de trois cents embarcations de
ravitaillement. Avant de partir à l’assaut, le sultan craignant la puissance des Khans de
Perses, qu’il combattait farouchement sur les frontières orientales du sultanat, voulut
négocier avec la Sérénissime : un émissaire se rendit à Corfou, un autre à Alessio afin de
prendre contact avec le comte vénitien de Scutari pour entamer les pourparlers.
Pendant ce temps, il demanda que Suleiman Pacha, le beylerbey de Rumelie débute le
siège et installe sur place une fonderie de canons. Des caravanes de milliers de
chameaux, chargés des lingots de métal transportés depuis les bassins miniers de
l’intérieur, permirent la construction de canons redoutables. Les chroniqueurs
expliquent que le relief interdisant le transport de l’artillerie il était plus aisé d’envoyer
du métal en lingots produit par les mines de Serbie et de fondre les canons sur place.
198

On procéda de la sorte. Puis le sultan fit construire des tours d’observation et un pont,
barrant la rivière Boiana pour interrompre la liaison entre la mer et le lac.
8 Les témoignages ne manquent pas pour décrire cette véritable épopée : nous voulons ici
insister sur ceux de Domenico Malipiero, de Donado da Lezze et de Marinus Barletius 9.
Ce dernier, prêtre catholique d’origine épirote vivait dans la cité de Scutari ; pendant le
second siège de 1478, il mobilisa le clergé local pour redonner confiance aux siens. Il
publia en 1504 son récit De l’assedio di Scutari, dédié au doge Leonardo Loredan, parent
du héros vénitien défenseur de l’Albanie. Ami de Pietro Angeli, frère de Paulo, l’évêque
de Durazzo et des familiers de la famille Kastriote il recueillit aussi les souvenirs des
rescapés, ce qui rend plus crédible la narration qu’il effectua plus tard 10.
9 Dans la ville il y avait peut être six mille habitants dont deux mille aptes au combat. Le
comte vénitien Antonio Loredan, gouverneur de la cité et de son contado, essaya de
desserrer l’étau au début du mois de mai 1474. Bien fournie en vivres, en munitions et
en matériel, la garnison protégée par une forte muraille espérait l’arrivée des secours
mais sans panique, confiante dans les capacités de résistance de la belle cité « fosse forte
per la natura, per arte e ben guarnita di tutte le cose ».
10 Pendant ce temps à Venise, le Sénat, inquiet, préparait la riposte sans lésiner sur les
moyens « tra tanto l’essercito di venitiani fece la massa a Scutari laquai città é capo di quelli
genti » car un conflit majeur aux enjeux incalculables se déclarait aux portes de
l’Adriatique, dans le golfe de Venise, jalousement gardé et protégé par les lagunaires.
D’abord la réquisition des convois de galères marchandes fut proclamée : mude de
Beyrouth et d’Alexandrie, détournées de leur route puis celles de Barbarie et d’Aigues –
Mortes directement envoyées sur place chargées de fournitures et de combattants au
lieu de réaliser l’expédition commerciale habituelle. Parmi ces soldats, quatre cents
hommes, à bord de barques de pêche, étaient payés par la Scuola Granda dei Battudi 11. Ce
service du à l’Etat, prévoyait la mise à la disposition du capitaine général de l’armée
navale de toutes les galères qui étaient selon l’usage « armées en guerre et en
marchandise ». Le cahier des charges des patrons des galères marchandes louées par
l’Etat aux entrepreneurs privés exigeait une réponse rapide du commandant du convoi
de galères qui se chargeait de rencontrer les amiraux. De fait les matelots, la
maistrance et les commerçants se trouvaient souvent malgré eux engagés dans des
opérations militaires, ce qui suscitait de plus en plus souvent des protestations
accompagnées d’une mauvaise volonté évidente. Plusieurs défaites furent la
conséquence d’un manque d’initiative et d’enthousiasme des forces d’appoints
mobilisées en toute hâte sans véritable préparation12. A cette époque, le gouvernement
pouvait compter sur une vingtaine de grosses galères marchandes et le Sénat, au mois
d’avril 1467, rappelait avec fermeté l’obligation de se plier à la réquisition. En échange,
les patrons de galères recevaient de substantielles indemnités en guise de
dédommagement mais toujours payées avec un retard considérable, ce qui
compromettait la collaboration efficace des commerçants. L’enjeu fut tel pendant cette
grande guerre veneto – turque (1463- 1479), d’une si grande ampleur pour la première
fois, que tout fut mis en œuvre pour limiter la progression des Turcs : un impôt spécial
fut prélevé pour soutenir l’effort de guerre et rapporta trente mille ducats en une
semaine.
11 Le sultan Mehmet II Fatih (1451-1481) profitait de la mort de Skanderbeg pour attaquer
en force l’Albanie après 1468. Son surnom, conquérant ou victorieux, le plaçait dans le
panthéon des héros triomphants. Agé à peine de vingt ans il désirait agrandir son
199

empire en atteignant le mer Adriatique. Après la prise de Constantinople, quatre


campagnes lui offrirent la Serbie (1454-1459). Ensuite ce fut le tour de la Morée (1460)
qui devint un sandjak ottoman. La Bosnie et l’Albanie restaient des priorités absolues et
firent l’objet des campagnes menées entre 1463 et 1479 qui avaient concrétisé la perte
de la riche île d’Eubée, base avancée des assauts en direction des territoires
occidentaux.
12 Le grand seigneur forçait l’admiration des contemporains en cela le témoignage de
Barletius ne diffère pas de celui des autres auteurs : « c’est un grand chef, un grand
seigneur qui parle cinq langues et gouverne avec justesse, il lit les exploits de César et
d’Alexandre le Grand auquel il se compare13 ». Mais le sultan Mehmet connaissait la
valeur de ses adversaires que les Turcs combattaient depuis longtemps : « gente feroce et
invincible, non vuol obedire a nessuno se non a quelli che la medeseme s’elegge per signori.
Ricusa la signoria de genti esterne… Ha un principe venetiano e le vuol sempre havere… già sono
trenta anni che noi guerreggiamo con gli Epiroti... che sono veramente bellicosi et degni da esser
honorati et celebrati per tutto il mondo et laudati fino al cielo 14 ». Dans la belle oraison
proclamée par le sultan face à ses troupes tout le respect éprouvé face au courage des
Epirotes est manifeste : « Noi habiamo adunque a far non a gli Asiatici effeminati ma con gli
Epirotici genti durissimi et invincibili et gli Scutarini sono audacissimi et forti nella guerra 15 ».
Tous les ingrédients de la culture humaniste se retrouvent dans ces épisodes : d’un côté
Yvan Crnojevic, un Slave puis Antonio Loredan, un Vénitien et enfin le Turc Mehmet.
La rhétorique du genre réclamait la description avantageuse des qualités de
l’adversaire pour augmenter la valeur des compatriotes même dans ce cas où la défaite
venait conclure le tragique épisode. Dans les ouvrages consacrés à ces récits épiques les
honneurs dus aux guerriers sont également partagés. La laudatio exulte la force du chef
victorieux au delà du récit descriptif des exploits militaires et la ténacité d’un peuple à
défendre les principes humanistes de la liberté et de la gloire d’une nation. Le comte
vénitien devenait un génie de la défense dans le dispositif de la ville assiégée comme le
sultan de son côté pratiquait une guerre de siège dans les règles de l’art. Le renfort des
citations innombrables faisant référence aux épisodes antiques illustrent toutes les
narrations de ces exploits belliqueux16. Ce merveilleux scénario comblait nos auteurs
car dans la ville assiégée toutes les valeurs citoyennes fortifiaient le consensus : « Vous
féliciterez au nom de la Seigneurie et vous encouragerez tous ces très fidèles citoyens
et hommes du pays, combattants robustes et forts, gloire de toute leur nation et de leur
peuple » déclare le Sénat au comte Antonio Loredan17. Dans une lettre ducale, le doge
vante : « la virtù di Antonio Loredan e la fedeltà de quel populo ».
13 Le thème de la cité captive, obsidione, révélait toutes les ressources de la culture
civique : encouragement réciproque des assiégés unis dans un même combat
eschatologique, détermination à défendre la foi chrétienne, sauvegarde de la liberté de
l’Occident. Pendant les processions menées par les Franciscains, les habitants se
plaçaient sous la protection de saint Marc et de saint Etienne, le saint patron de la cité.
L’impensable captivitate face aux Barbares signifiait la capitulation de la liberté contre
la tyrannie, symbolisée par les cohortes d’esclaves rejoignant la capitale du sultan 18. Les
assiégés de Scutari, comme ceux des autres villes de l’Albania veneta, savaient qu’ils
étaient le dernier rempart de Rome puisque les soldats turcs criaient face aux murs des
cités assiégées : « Roma ! Roma !19 ». Toutes les exhortations promulguées à l’intérieur
des remparts insistaient sur ce point : pour redonner du courage aux défenseurs de la
cité, bouclier de la Chrétienté, le moine franciscain Bartolomeo évoquait dans un
prêche public le combat « pro fide et patriae salute ». De son côté le guerrier Nicolo
200

Moneta, chef d’armée « qui bellator summus erat et rei militaris peritissimus » s’adressait à
ses troupes de cette façon : « Notre cause est celle de Dieu et celle de l’empire vénitien
pour lesquelles nous sommes prêts à mourir20 ». Cette épreuve envoyée par Dieu se
révélait être insupportable ; l’enjeu était tel qu’il fallait vaincre ou subir le martyre. Le
sultan victorieux attirait l’admiration craintive des Epirotes et des Vénitiens : dans son
édition Delle cose de ’ Turchi, Ramberti « souhaite découvrir la cour et la grandeur des
Turcs21 ». A son tour, Gianmaria Angiolello, reprenant la laudatio des assiégés en Albanie
marquait un certain respect au sujet des armées ottomanes : « multitude de navires,
artillerie sans nombre, cavalerie inégalée22 ».
14 Dans son approche écrite il y a une trentaine d’années, A. Pertusi soulevait le problème
avec acuité : de si grands seigneurs ne pouvaient être des Barbares 23. Le témoignage de
Paolo Giovio dans l’Histoire de son temps est évocateur de ces épopées chevaleresques
dont les héros illuminent les récits. Mieux encore, dans les Commentaires il dresse un
éloge sans réserve de Skanderbeg qui « avec trois cents jeunes albanais très fidèles et
valeureux prirent la ville de Croïa aux Turcs et il fit lever sa bannière avec un aigle noir
à deux têtes sur un fond rouge24 ». Pendant une cinquantaine de pages, l’auteur relate
la victoire des Albanais conduits par leur redoutable chef. Le monde chrétien avait
trouvé un héros, il n’était pas Vénitien… En face, un autre héros, Turc celui-ci, balayait
tout sur son passage !
15 Eloge des Albanais dans l’œuvre de Giovio, éloge des Epirotes chez Barletius, qui
énumère les valeureux combattants, couverts de blessures et toujours sur la brèche :
Francesco Patavino, Alessio et Nicolo Beganio, Nicolo Gradisclavus, Jacobo, Luca et
Moncinio Moneta, stradiotes albanais de renom et Florio Ionima, membre d’une illustre
famille de la région, dans ces récits, les seigneurs vénitiens ne sont pas à leur avantage.
La science de l’Art de la guerre de siège maîtrisée par les sultans à l’image de César et
des illustres Anciens ne vaut que par la résistance acharnée offerte par le commandant
vénitien. Magnifiant la gloire de son patronyme, Donado da Lezze insiste sur la virtus du
chef Antonio da Lezze, un de ses parents, pourtant son action sera contestée par les
Epirotes sur la conduite de l’ultime campagne, qui lui firent le reproche de les
abandonner.
16 Par bonheur un chroniqueur lagunaire témoigne et défend la vertu des sujets de Saint
Marc. Dans ses Annales, Domenico Malipiero laisse une grande place alla guerra con
Turchi25. Grâce à tous ces témoignages concordant à quelques erreurs près, produits par
des témoins oculaires, il est possible de reconstituer en détail les préparatifs et l’assaut
victorieux contre les places fortes de l’Albanie vénitienne bien que cela ne soit pas
l’objectif de cette étude.
17 Nous savons que cette région revêtait une importance capitale, que Scutari était la clef
de voûte de l’Albanie vénitienne : « nobilissima civitas aeris salubritate praepollit, agro facili,
negocio bene culto et omnium feracissimo aquis satis abundans ». Le réseau urbain constitué
par Scutari, Alessio et Drivasto et la citadelle de Croia représentait le verrou bloquant
non seulement l’accès à la mer Adriatique mais aussi l’accès par les vallées fluviales à
l’intérieur des terres. Les Vénitiens menèrent toutes les tentatives pour sauver cette
province : le proviseur d’Albanie Leonardo Boldù réclama la présence des galères de
Barbarie et d’Aigues – Mortes, le capitaine général de la mer Triadan Gritti mobilisa
vingt – deux galères de combat. Il serait faux de croire que le dispositif vénitien fut
inefficace : sur place le proviseur Pietro Mocenigo pouvait agir sans référer au Sénat et
pour une fois il n’hésita pas à demander l’avis des autres commandants, ce qui
201

surprend l’auteur26. Un véritable état – major conduisait la bataille dans la


concertation, ce qui ne s’était jamais produit auparavant. Ensuite, Leonardo Boldù
« connaissant bien cette province » partait à la rencontre de Y van Crnojević maître de
la région du lac de Scutari « homo de gran seguito a authorita » qui accepta de lever une
escadre fluviale pour ouvrir une nouvelle ligne de défense sur le flanc septentrional de
la province vénitienne. Enfin un convoi de galères tentait de remonter le fleuve Drin,
venant au secours d’Alessio au passage, pour établir la jonction avec les troupes
terrestres. Le dispositif en théorie était porteur d’espoir : une armée navale, un corps
terrestre et un groupe fluvial ainsi réunis auraient pu faire sauter le siège de Scutari.
L’attaque conduite par le proviseur Boldù à la tête de dix-sept galères remontant le
fleuve combinée à l’assaut des huit mille fantassins de Crnojević campé sur le mont
Saint-Marc ne pouvait être couronné de succès pendant le mois de juin 1474. Les pachas
turcs ayant déployé douze mille hommes pour leur barrer la route, quelques dizaines
de combattants chrétiens seulement franchirent le barrage en direction de Scutari 27.
Mais les Ottomans avaient bien préparé cette offensive générale : sous la conduite de
Mehmet Pacha, « homo de gran virtù ed esperienza », une immense flotte de renfort
quittait Constantinople pendant que les colonnes de fantassins se dirigeaient vers
l’Albanie. Le terrain accidenté empêchant des sorties menées par les assiégés, les
stradiotes albanais au service du comte vénitien ne purent exprimer tout leur talent.
18 L’histoire retiendra le nom italianisé du valeureux chef Pietro Buchi, auxiliaire du
proviseur aux armées vénitiennes Antonio Loredan. Appartenant à la « première
famille des Albanais » ayant voué son destin au métier des armes, Pietro Busić (Buzuku
ou Bujikejt) était un des fils d’un maître d’armes redouté28. En 1465 ce clan très influent
déléguait un de ses membres, nommé Pellegrino en italien, pour discuter du prix d’une
condotta auprès du pape. Pietro quant à lui, désigné chef des stradiotes engagés par la
Sérénissime pour défendre l’Albanie, allait se couvrir de gloire pendant la défense de
Scutari. C’est lui qui réussit à faire échouer la destruction de la flotte de secours
composée de sept galères vénitiennes bloquées par un barrage placé dans le lit de la
Boiana (Buna) et canonnées depuis le rivage par les artificiers turcs. À bord d’une
galère commandée par Triadan Gritti en personne, vieillard téméraire âgé de quatre-
vingt quatre ans, il démantela le barrage élevé par les sapeurs turcs sous une pluie de
flèches, « si nombreuses qu’on remplit quatre canots pour faire du feu ». Les deux
monastères bénédictins de Saint-Serge et Saint-Nicolas gardant l’accès de l’estuaire
étant tombés aux mains des Turcs, de fait le trafic fluvial se trouvait interrompu en
direction du nord. En récompense, le chef albanais reçu une pension de cinquante
ducats par mois et une compagnie de vingt-cinq stradiotes. Ces cavaliers albanais
pourtant réputés ne purent donner toute valeur au combat car ils n’avaient plus la
liberté de mouvement pour créer la surprise avant l’attaque. La cavalerie turque,
innombrable, tenait le terrain : des dizaines de milliers de cavaliers « sagittarii acerrimi
acpernicissimi... habent ecrum equos velocissimi ac robustissimi unde apud nos iam Tritum est
proverbium : Viri quidem Romaniae, equi vero Natoliae29 ». De toutes les parties du monde
arrivaient des corps de troupes aux tâches spécifiques : la description proposée par
Barletius se veut impressionnante et le but est atteint : « nous vîmes alors tous les
Barbares de l’univers sous les ordres de Mehmet, au service du plus féroce et du plus
orgueilleux tyran30 ».
19 La cavalerie turque restait donc sans adversaire et pouvait à sa guise relier les postes
avancés et transmettre les ordres aux chefs de corps postés autour des villes assiégées
ou installés dans les forts construits sur les rives des fleuves pour interdire la
202

navigation. La défaite devenait impensable pour le nouveau maître de l’univers prêt à


tous les sacrifices afin d’obtenir la victoire : il n’hésita pas à massacrer ses soldats
inefficaces massés devant la Grande porte de Scutari qui résistait encore, en ordonnant
l’ultime salve d’artillerie de onze bombardes.
20 Cette artillerie causa l’admiration terrifiée des adversaires chrétiens : tanta machinorum
tormentorumque vis undique ingruebat adea Barbari ad exercendum ea diligentes erant 31. Le
décompte tragique des coups au but reçus en ville s’élève à 2539 d’après une liste
dressée quotidiennement, un jour 131 boulets touchèrent les murailles, un autre 167,
une fois ce furent 183 boulets qui ruinèrent une partie du rempart, le bombardement
ne cessait pas32. Désormais les auteurs précisent la qualité des pièces, artillerie lourde,
bombardes ou mortiers, ou légère, arquebuses et mousquets, décrits en détail par
Barletius qui semble découvrir ces armes, ils énumèrent le nombre de bouches à feu, ils
mentionnent le calibre et le poids des boulets et ils insistent sur le positionnement de
ces batteries, sur une hauteur pour endommager la ville et causer la panique ou bien au
ras des murs pour ouvrir des brèches fatales. Cette passion naissante pour les Arts
mécaniques adaptés à la conduite de la guerre ne cessa de fructifier : nous retrouvons
ici l’intérêt croissant pour les traités consacrés à la stratégie militaire qui faisaient la
fortune des éditeurs vénitiens33. Le lectorat, composé de patriciens engagés de plus en
plus souvent dans les combats en Italie ou en outre-mer, cherchait avec avidité une
information technique sur l’art des fortifications et la maîtrise de l’artillerie ; un jour
ou l’autre, chacun d’entre eux pouvait remplir la fonction de recteur, de châtelain ou de
proviseur dans une province de l’empire menacé, il était donc judicieux de se tenir
informé des innovations en la matière ! En 1493, le premier ouvrage du genre imprimé,
paru à Venise, l ‘Opera belissima del arte militar d’Antonio Comazano, inaugurait un
registre nouveau de publications qui connurent un grand succès. C’était une suite au
chef d’œuvre du genre le De rebus Militaribus, manuscrit de 1449 signé par le Toscan
Jaccopo di Marino nommé Taccola. Le souvenir de Polybe, le stratège de la ligue
Achéenne, avait montré la voie aux polémarques avec son Traité de tactique repris avec
bonheur par les savants de la Renaissance.
21 Sur place, après la première campagne qui avait duré un peu plus d’un an et se
terminait en plein été 1474, les dommages causés aux remparts étaient bien restaurés
avec courage et ténacité. Des vivres, des munitions et des renforts furent envoyés en
Albanie à bord d’une escadre de quarante galères pendant l’automne. Des récompenses
en nature et des primes vinrent réconforter les habitants qui se préparaient à vivre un
hiver inconfortable. Les victimes de la malaria étaient relevés de leur commandement,
Triadan Gritti, Leonardo Bembo y laissèrent la vie et Pietro Mocenigo, gravement
malade partit vers Cattaro (Kotor). Le comte Antonio Loredan essaya de traiter avec le
pacha qui s’impatientait lui aussi car son armée, décimée par les fièvres estivales,
perdait confiance. Lassés et découragés par tant de difficultés, les Turcs se replièrent en
bon ordre pour reconstituer leurs forces pendant le rude hivernage qui s’annonçait
dans ces régions montagneuses. A Venise, on criait victoire : de grandes célébrations
officielles exprimaient la gratitude du peuple chrétien et des gouvernants à l’égard des
héros de Scutari : « on fit partout des feux de joie et de grandes processions non
seulement dans le Dogado mais aussi dans tous nos lieux de l’empire ». Le comte
Loredan, relevé de ses fonctions fit une entrée triomphale dans la lagune. Il fut élu, peu
de temps après, à la charge prestigieuse de procureur de Saint-Marc et reçut deux mille
ducats pour doter une de ses filles. Le drapeau « de la cité très fidèle de Scutari » fut
déposé dans la basilique Saint-Marc et le gouvernement décida de financer la
203

réalisation d’une fresque dans le palais des doges pour commémorer ce fait d’armes.
Elle fut réalisée par Véronese au plafond de la salle du Grand conseil, à côté des
événements mémorables de l’histoire de la Sérénissime. Le commandant Pietro
Mocenigo, se remit de la fièvre des marais, fut nommé chevalier de l’ordre de Saint-
Marc et obtint une promotion après son élection au grade de proviseur général de
l’escadre. Pendant la trêve de l’année 1475, les discussions diplomatiques intenses
agitèrent les cours européennes sans véritable résultat quand l’attaque du Frioul menée
sans relâche en 1476 et 1477 épuisait les ressources humaines, financières et morales de
l’armée vénitienne. Le gouvernement tentait de négocier par tous les moyens,
émissaires secrets envoyés chez les familiers du sultan, orateurs choisis pour leur
prudence, rien n’y fit. Le Turc agissait librement où il l’avait décidé et il fallait colmater
les brèches. Les razzias turques désorganisaient le ravitaillement des villes vénitiennes
mais les renforts, vivres, munitions et financement renflouèrent l’ensemble du
dispositif avant la dernière phase. A Venise, la politique menée par le gouvernement
suscitait des critiques ouvertement exprimées et les équipages des galères
manifestaient leur mécontentement sous les fenêtres du palais des doges après des
années passées en mer sans percevoir des salaires décents. On louait la ténacité de
Pietro Mocenigo mais on oubliait trop vite les conditions de vie épouvantables des
marins accablés par les souffrances de toutes sortes.
22 La deuxième campagne militaire conduite par le sultan se préparait intensément. Une
fois de retour dans la région au début de l’année 1478, l’artillerie turque donnait de la
voix. L’impatience du sultan obligea les ingénieurs à se surpasser pour fondre des
canons au calibre inhabituel, de la même façon que son père avait abattu la muraille de
Constantinople, Mehmet II voulait anéantir Scutari. Il le fit méthodiquement après
avoir disposé de nombreuses batteries sur les collines aux alentours de la ville « tun
machinarum bellicorum tum fortissimorum militum urbis expugnationem tentari 34 » mais
aussi les traditionnelles balistes, catapultes et tours d’assaut. Le grand seigneur
« maître de quatre royaumes, de vingt provinces et de deux cent villes », comparé aux
génies militaires antiques, peinait à prendre Croïa et Scutari malgré le savoir faire
indiscutable de ses artilleurs : « Barbari ad exercendum ea diligentes erant tanta pariter
saxorum multitudo ex diversis variisque tormentis emittebantur ». Le valeureux Antonio da
Lezze qui avait accepté la charge de comte de Scutari, épuisé par les tortures de la faim
et de la soif pendant l’été 1478, résistait toujours quand plusieurs généraux tentaient de
briser le siège. Le nouveau proviseur pour l’Albanie, Michele Salamon, menait une
armée de six mille cavaliers et dix mille fantassins vers Cattaro (Kotor). De là il pouvait
rejoindre Yvan Crnojević qui mettait à disposition sa flotte pour traverser le lac jusqu’à
Scutari. Les janissaires et les terribles Asapis les attendaient et l’expédition fut un échec
cuisant. Désormais le sort des habitants assiégés ne tenait qu’à un fil, il ne restait rien à
manger : plus de chevaux, ni de chiens, ni de rats, tout ayant été dévoré, plus de pain ni
d’eau à distribuer. Hors de lui, après le rapport d’un émissaire déclarant que le Vénitien
« voleva mantegnir la fede a la soa patria », le sultan expédia un déluge de feu sur la ville
dès l’aurore du 28 juillet. Pendant plus de six heures le tonnerre des canons remplit la
vallée mais c’était un baroud d’honneur35. L’armée turque décimée, certains auteurs
parlent de trente mille morts, cherchait des moments de répit pour réorganiser le
ravitaillement qui tardait à parvenir au camp principal. Les assiégés reprirent courage
pendant quelques jours malgré les privations devenues insupportables : « Siamo del tutto
dispositi di far per quella città quello che faressimo per la piu cara et preciosa cosa... che siccome
per l’importantia dell ossidione et delle battaglie la è famosa per l’universo cosi la sia per
204

munimento et fortificazione la piu nominada citta del mondo, de Scuthari che la si nominà al
presente, si chiami all ’ avenir scuto et propugnaculo dalla Cristianità 36 ». Par un heureux
concours de circonstance, quelques renforts rejoignirent la ville et les troupes
d’Antonio da Lezze, accompagnées du voïvode Lekë Dukagjin, reprirent les forces
indispensables à la poursuite du combat. Lassés par tant de difficultés, les Turcs menés
par Soliman pacha, relâchèrent leur étreinte pour attaquer Croïa et Drivasto. Pourtant
les Ottomans avaient seulement reculé pour préparer l’offensive finale et renforcer leur
dispositif.
23 A la fin de l’été 1478, les troupes turques encore plus nombreuses revinrent dans la
région en bon ordre, or do et disciplina turcicae militiae, fait mentionné par tous les
témoins du drame, avec la ferme intention d’en finir. L’ultime assaut de l’Albanie ne
connaissait pas de répit jusqu’au départ des Vénitiens. Après de longs mois de siège
devant les villes vénitiennes qui entre-temps furent renforcées, le sultan lui-même se
présenta devant la ville de Scutari et déclara admiratif : « l’aigle a choisi vraiment un
nid magnifique pour abriter ses aiglons ! ». Désormais le nouveau commandant de la
place, Antonio da Lezze se trouvait seul face à Mehmet II en personne qui galvanisait
ses troupes au besoin par la menace d’une mort certaine en cas d’échec. Rien n’aurait
pu émousser la détermination du sultan. Pendant des mois, la cité fut bombardée sans
relâche et arrosée d’une pluie de flèches chaque jour. Abrités derrière les puissantes
murailles les chrétiens se croyaient à l’abri mais la faim ne tarda pas à manifester ses
funestes effets.
24 Les Vénitiens allaient perdre cette guerre de siège car le temps jouait contre eux et la
stratégie conduite par les généraux turcs se révélait redoutablement efficace. De plus,
l’ouverture d’un deuxième front dans le Frioul pendant l’année 1477 favorisait le plan
d’attaque du sultan contre l’Albanie car il immobilisait loin de ce champ de bataille
décisif les renforts indispensables à la sauvegarde des provinces balkaniques. Les
stradiotes, bloqués à l’intérieur des murailles étaient inopérants et l’idéal
chevaleresque ne pouvait rien contre la redoutable artillerie turque : Pétrarque se
lamentait à son époque, constatant que « c’est vertu contre fureur, et se lèvera l’armée
car la bataille sera courte, l’antique valeur dans les cœurs italiens n’est pas encore
morte37 ». Hélas les temps avaient changé : depuis la prise de Négrepont, la terreur des
représailles contre les captifs devait affaiblir le moral des combattants. Cependant le
rappel des massacres perpétrés par les Turcs à l’encontre des rescapés, malgré les
promesses, poussait les assiégées à renoncer à la reddition 38. Machiavel disait à son
tour : « j’ai trouvé toujours plus étrange qu’ils (les Vénitiens) aient conquis et gardé
leur empire qu’ils ne l’aient perdu... ce qui m’ahurissait c’était leur manière de faire les
choses sans généraux et soldats qui leur fussent propres39 ». Nous savons que ce
jugement est injuste car les commandants vénitiens furent dignes d’éloges autant que
ceux attribués aux Epirotes et aux Albanais40. Le capitaine général Triadan Gritti
emporté par la malaria, Pietro Mocenigo, mobilisé pendant quatre ans et vingt jours
« chose jamais vue » et d’autres dignes représentants de la république se battirent avec
l’énergie du désespoir. Par pudeur sans doute, le décompte des morts et des blessés
n’est jamais précisé ; seul le chiffre de trente mille morts chez les Turcs est avancé dans
les sources et cela parait vraisemblable pour une campagne si longue et si meurtrière !
25 La présentation proposée par Paolo Giovio (1483 – 1552) ne laisse aucun doute sur la
conception historique de la « question turque » : il affirme en effet qu’ayant gagné la
familiarité et l’amitié des rois et pontifes les plus grands et de chefs de guerre fameux,
205

ayant recueilli ces propos de leur propre bouche : « je suis resté toujours fidèle à ma
mission de mémoire de lettres41 ». Ces témoignages sont au cœur des propos rapportés
dans ses livres « afin de suivre la guerre dans les provinces, les camps, les lignes de
batailles, les combats, les sièges de ville, les champs jonchés de cadavres dans la victoire
et pour admirer, chemin faisant, des exemples de fortune militaire de part et d’autre 42
». Peu à peu, le thème récurrent occupera une grande place dans son œuvre littéraire
comme chez les autres Humanistes qui se positionnaient avec hésitation face aux
indéniables qualités des sultans ottomans. Les Vénitiens eux mêmes étaient forcés
d’admettre l’honneur du Grand seigneur victorieux.
26 La dernière phase de la conquête turque des places albanaises se déroula activement.
Dans son livre Vite dei dogi, Marino Sanudo donne beaucoup moins d’importance à cet
épisode héroïque mais conclu par la défaite qu’à la description détaillée de l’attaque
contre le Frioul qui menaçait directement le domaine de Saint-Marc 43. Cependant on
comprend la détermination du sultan face aux efforts des Vénitiens. Assiégés dans
Croïa, le recteur Pietro Vitturi accompagné de Nicolo Dukagjin et du connétable Lion
Schiarvo, chef d’une compagnie de stradiotes, étaient contraints à la reddition, car la
troupe du proviseur Francesco Contarini essayant avec l’armée d’Yvan Crnojević de
joindre les rescapés fut exterminée par un escadron de janissaires. C’était la fin
annoncée de la résistance et la brutalité des escarmouches ne laissait plus d’espoir aux
chrétiens. Les Turcs de retour devant Scutari « bombardèrent sans relâche la pauvre
cité pendant plus de quinze jours ». Le comte Antonio da Lezze et son châtelain
Cristoforo da Canal ayant réussi à contacter quelques groupes venus à leur secours
engagèrent une sortie désespérée. Les 22, 27 et 30 juillet les combats acharnés se
déroulèrent aux pieds des remparts. La chute de Drivasto le premier septembre et
quatre jours plus tard celle d’Alessio renforcèrent le moral des Turcs ; la prise d’une
galère armée par la commune de Zara (Zadar en Dalmatie) et d’une fuste de Curzola
(Korćula en Dalmatie) apportant des renforts, ruina l’espoir des assiégés. Les marins
survivants furent tous décapités44. Deux cents captifs, exécutés face aux remparts de la
cité meurtrie, subirent le martyre le 5 août, le lendemain une centaine et le 10 août
quarante de plus. Une grande bataille « cruelissima » se déroula enfin. Les assiégés
jetant des essaims d’abeilles sur les troupes d’assaut gagnèrent quelques heures de
répit. Enfin, au bord des larmes, Antonio da Lezze, assista au supplice du proviseur de
Drivasto, nommé Jacomo da Mosto, empalé face à la Grande porte 45. Tout espoir avait
disparu et la terreur s’empara des Chrétiens quand ils entendirent approcher : « tanta
Barbarorum vociferatio ululatusque tormentorum machinarumque crepitis, tympanum sonitus 46
». Pour resserrer encore plus fort l’étau qui tenaillait la cité, le sultan réduit à néant
toutes les autres places qui résistaient encore. Dans Alessio il fit rechercher la dépouille
mortelle de Skanderbeg :
« lo reverivano quasi come da noi sono reveriti li sancti canonizati, siche con gran devotione
l’adoravano in ultimo assai felice et beato pareva quello, che poteva haver qualche particolo
delle osse sue reputate corne santr reliquie ; liquali in oro o argento legavano e corne cosa
divina al suo collo pendenti portavano dicendo che per quelle sempre speravano vittoria con
felice fortuna47 ».
27 Lassé par tant d’atermoiements, en décembre, le sultan lança un ultimatum reçu par le
chef de la garde, Florio Jonima, qui persuada ses compatriotes de se rendre avec les
honneurs pour avoir la vie sauve comme l’assurait « le sultan Mehmet qui réclamait des
discussions diplomatiques ». Il s’adressa à ses compatriotes effrayés à l’idée de se
rendre en rappelant l’héro’fsme dont ils avaient fait preuve, se plaçant dans les lignée
206

des combattants prestigieux, et méritant la mansuétude du sultan 48.


Le 4 janvier 1479 Giovanni Dario fut mandaté par le Sénat pour conclure la paix et se
rendit à Constantinople. Ayant conclu une trêve, il partit de Scutari le 24 janvier, avec
le proviseur Simone Diedo et rejoignit la lagune un mois plus tard avec le précieux
document. Retenons un seul élément positif : le sultan accepta de laisser la vie aux
habitants et aux soldats rescapés, avec à leur tête les chefs vénitiens ou épirotes
quittant la cité avec armes et bagages, honorable reconnaissance de la valeur des
combattants vaincus49. C’est ainsi que Marino Barletio embarqua sur les galères avec ses
compagnons d’infortune vers la lagune hospitalière. Dans un manuscrit oublié, déposé
à la Marciana, Marino Sanudo lui-même semble être séduit par l’esprit conquérant des
sultans et l’aptitude à gouverner un empire. Il n’évoque pas en termes élogieux les
victoires turques mais la neutralité de son récit est en fait le signe d’une acceptation
respectueuse50. De même, et sans doute ce fut une véritable source de satisfaction, les
habitants de l’Albanie vénitienne, ne trahirent pas leurs maîtres en accueillant les
Turcs en libérateurs. Malgré la dureté des épreuves subies il n’y eut pas de rébellion
contre les autorités vénitiennes, tout au plus quelques défections isolées à mettre sur le
compte de la peur et de la désespérance. Une fois de plus le Sénat louait :
« la probità, gagliardia, constantia, virilità e fede de i qual non è necessario che la esperantia
ne ha ben dechiarita e monstrata explicar »
28 de la centaine de stradiotes albanais survivants sur une troupe de plus de trois cents
cinquante hommes51. Certains d’entre eux insistèrent pour rester sur place, mais sur la
rive vénitienne de la Boiana, contre le paiement d’une prime de sept ducats, nous les
retrouverons plus tard dans tous les coups de mains contre les Turcs. Après la signature
de la paix en 1479, les irréductibles conduits par Mexa Busic causèrent du tort aux
garnisons turques à tel point qu’un ambassadeur du sultan se plaignit auprès du Sénat
car « ces Albanais liés ensemble en clans semblables à des cerises accrochées l’une à
l’autre font trop de dommages aux Turcs52 ». Quelques membres du Kanun, le clan, des
Dukagjin tels Nicolo et Lekë continuèrent le combat après un retour fracassant dans les
années 1480 vers la terre de leurs ancêtres. D’autres chargés de famille rejoignirent la
lagune, encadrés par les Savii ai Scutarini, magistrats chargés de faciliter leur
installation dans le domaine de Terre ferme. Nous savons que soixante dix « familles
sans chef » furent admises à s’installer en ville, dans les paroisses de San Luca et San
Cassian par exemple. Un groupe de seize familles dont les filles du voïvode de Scutari,
Koja Humoi, mort au combat, rejoignit la lagune plus tard 53. Enfin cent familles furent
installées sur la frontière frioulane. Le gouvernement offrit des emplois ou des
recrutements dans l’armée pour venir en aide à tous ces rapatriés, première vague qui
allait submerger la lagune au début du seizième siècle : « tutti li habitatori di Scutari si
redusseno in Venetia et dal eccelso senato furono ricevuti et remunerati per li suoi fidelissimi et
dignissimi portamenti54 ». Un grand nombre de ces soldats expatriés et à peine remis des
souffrances de cette guerre partirent aussitôt dans la vallée du Pô pour mener la
terrible guerre de Ferrare au cours de laquelle ils se couvrirent de gloire.
29 La défaite en Albanie montrait les limites des ressources financières, militaires et
humaines de Venise accablée par le sort. Pendant les campagnes des années 1470, tout
le dispositif disponible fut engagé pour la sauvegarde de l’empire d’outre-mer : de gros
moyens, troupes terrestres, armée navale, alliance avec les chefs locaux combatifs et
recrutement massif de stradiotes expérimentés complétèrent un investissement
financier considérable. La déroute des armées vénitiennes causait une remise en
question morale parmi les nobles de Venise : les héros mis à mort par les Turcs au lieu
207

de galvaniser le courage des vivants, laissaient planer une ombre obscurcissant l’avenir.
Le verrou bloquant l’Adriatique avait sauté et le ressort de la résistance était cassé.
Cette épouvantable défaite militaire sonnait le glas des espérances du gouvernement
vénitien. Vingt ans plus tard, l’ensemble du Péloponnèse était perdu : après la chute
dramatique de Coron et de Modon, les Vénitiens étant rejetés sur les îles de la mer
Ionienne. Le grand seigneur restait le maître incontesté, aidé par des renégats, les trois
pachas chefs des armées étant tous des janissaires d’origine albanaise, grecque et serbe,
rien ne l’arrêtait. On ne peut manquer alors d’être surpris par la tentative du pape Pie II
qui proposait au sultan de se convertir au christianisme !! Il ne lui restait que cet
argument à proposer pour légitimer cette emprise sur le monde 55. Le sultan poursuivait
sa marche en avant, une campagne éclair lui donna Sainte-Maure, base d’où partit le
contingent destiné à s’emparer d’Otrante, sur le sol italien en 1480. Les Turcs
avançaient sur la route vers Rome.

NOTES
1. A. Ducellier, « Les mutations de l’Albanie au XVe siècle », Etudes Balkaniques, 1, 1978, p. 55-79. F.
Thiriet, « Quelques réflexions sur la politique vénitienne à l’égard de Georges Skanderbeg »,
Studio Albanica, VI, 1968, p. 87.
2. Andrea Cambini, Commentario della origine de Turchi et imperio della casa ottomana, Venise, 1541,
livre II, p. 18
3. C. Marinescu, La politique orientale d’Alphonse V d’Aragon, roi de Naples (1416-1458), Barcelone,
1994, p. 153 et F. Babinger, Barlezio Marino, notice rédigée dans Dizionario Biografico degli Italiani,
tome 6, p. 405.
4. P. Petta, Despoti d’Epiro eprincipi di Macedonia, Lecce, Argo, 2000, p. 148.
5. A. Gegaj, L’Albanie et l’invasion turque au XVe siècle, Paris, Geuthner, 1937, p. 151 et A. Ducellier,
« La façade maritime de la principauté des Kastriote, de la fin du XIVe siècle à la mort de
Skanderbeg », Studia Albanica, VI, 1968, p. 119-136. Idem, La façade maritime de l’Albanie au Moyen
Âge : Durazzo et Valona du XIe au XVe siècle, Thessalonique, Institute for Balkan Studies, 1981.
6. A. Ducellier, dir. Les chemins de l’exil, bouleversements de l’est européen et migrations vers l’ouest à la
fin du moyen âge, Paris, Colin, 1992.
7. Marino Barletio, Dell assedio di Scutari, dans F. Sansovino, p. 74v° (voir note 13).
8. Domenico Malipiero, Annali veneti, éd. A. Sagredo, Archivio Storico Italiano, VII, 1843-1844,
Della guerra con Turchi, vol. I, p. 87 et suivantes.
9. Domenico Malipiero, Annali veneti, op. cit., p. 123 et Bibl. Nat. Marcienne, Venise, Marinus Barletius,
sacerdote Scodrensi, De scodrensi obsidione et expugnatione, Francfort, 1578 contenu dans la cronica
turcica. Edition en italien, M. Barlezio, Historia del magnanimo et valoroso signore Georgio Castrioto
detto Scanderbego dignissimo pricipe degli Albani, Venise, 1568 et Donado da Lezze, Historia turchesca
(1300-1514), éd. par I. Ursu, Bucarest, Institute de Arte Grafice Carol Golb, 1909.
10. Giovanni Musacchi, Historia e genealogia della casa Musachia, Venise, 1568, p. 275.
11. Domenico Malipiero, Annali veneti, op. cit., I, p. 96.
12. B. Doumerc, « Les flottes d’Etat, moyen de domination coloniale pour Venise », Coloniser au
Moyen Age, sous la direction de M. Balard et A. Ducellier, Paris, 1995, p. 115-126. Une des plus
terribles fut celle de Zonchio en 1499.
208

13. Marinus Barletius, De obsidione..., op. cit., p. 234 ; Bibliothèque Municipale, Toulouse, édition
italienne dans Francesco Sansovino, Della Historia universale dell’origine et imperio de Turchi, Venise,
1561, qui reprend en les éditant de nombreux témoignages contemporains des faits.
14. F. Sansovino, Della Historia..., op. cit., p. 87.
15. Ibidem, p. 88 et Marinus Barletius, De Obsidione, op. cit., p. 265-267.
16. F. Lestringant, Ecrire le monde à la Renaissance, Caen, 1993, p. 189.
17. Marinus Barletius, De obsidione..., op. cit., Antonio Lauretano aeternum sibi nomen et gloriam adepti
sunt.
18. Marinus Bartelius, De Obsidione..., op. cit., p. 269 : “quam iniqua et iniusta et intoleranda sit
Barbarorum dominatione”. Voir aussi, Machiavel, L’Art de la guerre, éd. E. Barincou, Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, p. 723-903
19. Marinus Barletius, De obsidione..., op. cit., p. 257.
20. Ibidem, p. 258 : « Nos iure pignamus pro lege dei, pro fide pro patria pro aris et focis, pro liberis ».
21. Benedetto Ramberti, Delle cose de ’ Turchi, Venise, 1539, p. 121.
22. Gianmaria Angiolello, Historia Turchesa, ed. I. Ursu, Bucarest, 1910.
23. A. Pertusi, « I primi studi in Occidente sull’ origine e la potenza dei Turchi », Studi Veneziani,
X, 1970, p. 471-478.
24. Paolo Giovio, Commentario delle cose de ’ Turchi et del signor Georgio Scanderbeg, principe di Epiro,
Venise, 1541, p. 410. Pietro Rocca, éd. en italien du manuscrit de Barletius, Historia del magnanimo
et valorose signor Georgio Castrioti, Venise, 1554.
25. Domenico Malipiero, Annali veneti, éd. par A. Sagredo, Archivio Storico Italiano, VII,
1843-1844, 2 volumes, tome 1 qui commence par la narration de ces épisodes tragiques de
l’histoire vénitienne.
26. Domenico Malipiero, Annali veneti, op. cit., p. 94.
27. omenico Malipiero, Annali veneti, op. cit., p. 98.
28. C. Sathas, Documents inédits relatifs à l’histoire de la Grèce au Moyen Age, Athènes-Paris, 1880-
1890, 9 volumes, tome 7, p. 12.
29. Marinus Bartelius, De obsidione..., op. cit., p. 239 v°.
30. Ibidem, p. 245. La liste des peuples composant l’armée des Ottomans est impressionnante.
31. Marinus Bartelius, De obsidione..., op. cit., p. 248 ; l’auteur décrit l’audace formidable des
Achanzii comme le fera plus tard Paolo Giovio, Commentario..., op. cit., p. 33 v°.
32. Marinus Barletius, De obsidione..., op. cit., p. 249v°, 250 et 250v°. Da Lezze décompte 3728 coups
au but.
33. J.R. Hale, Industria del libro e cultura militare a Venezia nel Rinascimento, Storia della cultura veneta,
dal primo quattrocento al concilio di Trento, tome 3/II, Vicence, Pozza, 1980, p. 245-288.
34. Marinus Bartelius, De obsidione..., op. cit., p. 237 v° et Paolo Giovio, Consiglio di Monsignor Giovio
intorno al modo di far l’impresa contra infedili, Venise, 1560 qui remarque cette aptitude inattendue.
Voir aussi : J.R. Hale, Industria del libro e cultura militare a Venezia nel Rinascimento, dans Storia della
cultura veneta dal primo quattocento al concilio di Trento, Vicence, 1980, tome 2, p. 245-288. Voir
aussi, E. Knobol, L’art de la guerre, machines et stratagèmes de Taccola, ingénieur de la Renaissance,
Paris, Gallimard, 1992.
35. Domenico Malipiero, Annali veneti, op. cit., p. 97.
36. Domenico Malipiero, Annali veneti, op. cit.. p. 102.
37. Pétrarque, Chansonnier, Chant XVI, vers 93-96.
38. Marinus Barletius, De obsidione..., op. cit., p. 245 : « tantus fuit consensus ut statim omnes pro fide
catholica pro imperii veniti salute se devoverint ».
39. Comte Sforza, Pages immortelles de Machiavel, Paris, 1948, p. 138 ; lettre de 1513.
40. Domenico Malipiero ne tarit pas d’éloges sur l’héroïsme des combattants vénitiens, Annali
veneti, op. cit., p. 99-100.
41. Paolo Giovio, Histoire de son temps, Paris, 1553, Préface.
209

42. Ibidem. A ce sujet, le travail en cours d’Emmanuelle Pujeau : « Giovio et la question turque » à
paraître, qui m’a fourni des informations précieuses.
43. Marino Sanudo, Le vite dei duchi, éd. par A. Caracciolo Arico, Padoue, Antenore, 1989, tome 1,
p. 121 « questo sumario verissimo lo voluto scriver qui auto da chi era in Scutari ». Voir le texte très
précis de Donado da Lezze dans Historia Turchesca, op. cit.
44. Donado da Lezze, Historia..., op. cit., p. 102.
45. Ibidem, p. 134.
46. Marinus Barletius, De Obsidione..., op. cit., p. 253v°.
47. F. Sansovino, De fatti illustri del signor Giorgio Scanderbeghi, terzo parte, libro quinto, qui reprend
le texte de Barletius avec quelques différences : « tanquam rerum divinam, sanctam et fatalem et
summa venerazione ac religione observabant » cf. De vita et gestis Scanderbegi, p. 230 ; op. cit., p. 118.
48. F. Sansovino, op. cit., p. 90 et suiv. et Marinus Barletius, De Obsidione, op. cit., p. 269-271.
49. Ibidem, p. 137, le texte complet du traité est présente pages 139-142.
50. Bibliothèque Nationale Marcienne, Venise, Miscellanea di viaggi, raccolti de Marino Sanudo,
relazione sull’impero turco fino al 1492, manuscrit italien classe VI 277 (5806), cc. 128-154.
51. Archivio di Stato, Venise, senato, mar, reg.11, c. 22.
52. Marino Sanudo, I diarii, op. cit., tome 3, c. 1069. G. Dario, 22 dispacci da Constanlinopoli al doge
Giovanni Mocenigo, éd. G. Calà, Venise, 1992, p. 85.
53. A.S.V., senato, mar, reg. 11, c. 37 et 43 par exemple.
54. F. Sansovino, op. cit., p. 118.
55. Enea Silvio Piccolomini, Lettre à Mahomet II, éd. Anne Duprat, Paris, Rivage poche, 2002.

AUTEUR
BERNARD DOUMERC
Université de Toulouse-Le Mirail.
210

Le rôle des chroniques roumaines


dans la transmission des traditions
« nationales » : propagande et
« mémoire »
Benoît Joudiou

1 Parmi les sources servant à l’histoire des mentalités, les chroniques occupent une place
originale. Au-delà de la narration des événements, les chroniques sont souvent le reflet
des grands courants idéologiques qui traversent, sinon une société, du moins ses élites.
La chronique peut servir à des fins de propagande et révéler une vie politique agitée.
Les chroniques constituent des sources essentielles dans l’histoire byzantine, certains
auteurs étant par ailleurs des intellectuels de premier ordre. Elles sont aussi le témoin
d’un changement d’époque : les grandes chroniques byzantines des XIV e-XVe siècles
sont ainsi le reflet de la guerre civile et des clivages politiques à Byzance, mais aussi de
la montée de la puissance ottomane. En Occident, il suffira de rappeler l’exemple
français pour se convaincre de la valeur idéologique des chroniques ; les Grandes
Chroniques de France ont ainsi été rédigées à des fins de propagande, au service de la
cause capétienne, en particulier sous les règnes de Louis IX et de Charles V.
2 Les chroniques s’imposent d’emblée comme la principale source de l’histoire politique
des Principautés roumaines au Moyen Âge. Le chercheur ne dispose malheureusement
que d’annales laconiques et confuses pour le début de l’histoire des Principautés
roumaines, mais les sources sont plus précises à partir de la fin du XV e siècle et au
début du XVIe siècle. À partir des années 1640, les sources narratives deviennent des
œuvres plus ambitieuses. Il faut cependant préciser que les récits les plus anciens ne
sont connus que grâce à des compilations tardives, dont la rédaction s’étend entre les
années 1640 et les années 1720.
3 Cette rédaction assez tardive ne reflète pas l’ancienneté de la vie politique dans les Pays
roumains. Les Principautés roumaines de Valachie (au Sud des Carpates et au Nord du
Danube) et de Moldavie (à l’Est des Carpates) ont été créées au XIV e siècle, dans un
contexte marqué par le reflux des Tatars et par l’organisation par la Hongrie de
211

« marches » militaires dans lesquelles les Roumains, peuple de langue latine et de


religion orthodoxe, ont joué un rôle dès le siècle précédent. Gouvernées par des
« seigneurs » et « voïévodes »1, les Principautés se sont rapidement affranchies de la
tutelle hongroise, tout en conservant des liens importants avec la Hongrie et la
Pologne. Dans le même temps, l’organisation de deux métropoles ecclésiastiques
orthodoxes a favorisé l’entrée des Pays roumains dans la « famille d’Etats byzantine » et
accru les échanges culturels avec les pays slaves des Balkans 2.
4 Les Principautés roumaines, qui ont connu une vie politique violente et agitée, sont
devenues tributaires de l’Empire ottoman au cours du XVe siècle, en dépit de quelques
tentatives de résistance. Alors que les deux derniers États bulgares sont conquis à la fin
du XIVe siècle, suivis par les pays grecs et la Serbie, les Principautés roumaines ont
conservé leur organisation politique au cours des siècles de domination ottomane. Leur
statut de provinces ottomanes autonomes, dirigées par des princes chrétiens,
frontalières des puissances chrétiennes3, leur a valu au cours des XVIe-XVIIIe siècles des
périodes de guerre et de destruction, mais aussi de prospérité à l’ombre de la Sublime
Porte. Enfin, la vie culturelle a connu plusieurs phases d’épanouissement, en particulier
dans la première moitié du XVIe siècle, au milieu et à la fin du XVIIe siècle.
5 C’est dans ce cadre historique esquissé à grands traits, mais dont il faut dire d’emblée
toute l’originalité – la continuité de l’organisation étatique sous la domination
ottomane – que s’est épanouie la littérature historique des Principautés.

Les chroniques, expression des grands courants


idéologiques
6 La rédaction des anciennes chroniques du pays présente une continuité réelle en
Moldavie, où l’on distingue plusieurs phases qui se succèdent entre les dernières
décennies du XVe siècle et les années 1570. La première version de la Chronique du Pays
moldave a été rédigée à la cour du prince Étienne le Grand (1457-1504) ; d’abord conçue
comme un récit des événements marquants de ce règne, probablement à l’initiative du
prince, tant le discours historique est élogieux à son égard, la version initiale a été
complétée par de brèves annales, rappelant l’histoire de la principauté depuis ses
origines jusqu’en 1457. La chronique, perdue sous sa forme originelle, a été recopiée et
complétée par des clercs proches de la cour princière, en particulier dans le monastère
de Putna, fondé par Étienne le Grand.
7 Le lien entre la rédaction des chroniques et la cour princière est confirmé d’une
manière encore plus explicite par les chroniqueurs moldaves du XVI e siècle. Tous ces
clercs, dont l’un au moins – l’évêque Macaire – appartient au sommet de la hiérarchie
ecclésiastique, affirment écrire sous la protection, ou l’ordre de leur seigneur 4. Leur
œuvre a complété la Chronique du Pays moldave jusqu’en 1574, en mettant en scène les
événements majeurs, avec une vision plutôt favorable pour les princes commanditaires.
8 Cependant, il serait trop simple – et selon nous erroné – de considérer les chroniques
comme la seule expression d’une propagande au service des princes. Dans cette
perspective, les fondations de monastères et plus encore le programme iconographique
peint sur les murs extérieurs des églises moldaves – un véritable manifeste
idéologique – sont aussi significatifs que des textes qui ne pouvaient être alors diffusés
à une grande échelle. Les princes roumains ont favorisé l’installation de centres
212

d’imprimerie, à une date assez précoce en Europe orientale (la première imprimerie
en 1508 en Valachie), mais dont la pérennité devait être remise en cause par
l’instabilité politique. Or, seuls des livres religieux sont sortis de l’imprimerie princière.
Les seuls textes explicites d’un point de vue idéologique qui ont été diffusés par ce biais
figurent dans les introductions (predoslovie), dédiées aux princes protecteurs de
l’orthodoxie.
9 La conception d’une production historiographique de longue durée, qui va des annales
« depuis la fondation du pays » à la rédaction d’une suite de chroniques, appartient à
des clercs qui, au Moyen Âge, étaient plus que d’autres des témoins de l’Histoire,
conçue comme une répétition de cycles voulue par la volonté divine. Les chroniques
moldaves du XVIe siècle traduisent, davantage qu’une propagande circonscrite à un
règne, la transmission d’un héritage littéraire et idéologique slavo-byzantin 5 dans
lequel l’intégration des événements de Moldavie prenait tout son sens.
10 Les versions qui nous sont parvenues de la Chronique du Pays moldave sont conservées
dans des codex en langue slavonne (sbornik) copiés dans les grands monastères
moldaves. La littérature historique ne constitue qu’une partie de ces sborniki, constitués
principalement de textes d’exégèse biblique ou par des traités dogmatiques dirigés
contre les schismatiques et les Latins6. Les modèles historiographiques utilisés par les
clercs moldaves sont clairement slavo-byzantins. Au XVIe siècle, les trois principaux
chroniqueurs ont utilisé la chronique universelle byzantine de Constantin Manassès,
connue par l’intermédiaire d’une traduction en bulgare du XIVe siècle et copiée en
Moldavie sous Étienne le Grand7. La langue archaïsante – notamment dans la
dénomination des peuples et des dignités auliques – et de nombreuses images
littéraires sont empruntées et adaptées pour la description des événements moldaves.
La dénomination de « tsars » parfois utilisée pour qualifier les souverains moldaves, ne
peut être attribuée à une seule volonté de copier des termes courants. Les « tsars
moldaves »8 prennent la suite des « tsars » orthodoxes qui les ont précédés, qu’il
s’agisse des basileis ou des tsars bulgares et serbes. Les auteurs moldaves ont transposé
des modèles idéologiques qui correspondaient à leur univers mental, mais plus
largement encore à leur conception d’une histoire cyclique. Après la faillite des États
orthodoxes, à cause de leurs péchés, il incombait à la Moldavie de s’éloigner des
positions schismatiques pour ne pas subir le même sort. Les programmes
iconographiques à l’extérieur des églises moldaves se caractérisent également par des
thèmes traditionalistes9.
11 Le rapport que l’on doit établir entre les chroniques et les princes nous semble dès lors
plus complexe qu’un simple récit favorable aux actions des voïévodes. Les voïévodes
moldaves sont tenus de défendre l’orthodoxie, menacée à l’extérieur par les Turcs, mais
davantage encore par les Latins et les « schismatiques » de l’intérieur, comme les
Arméniens10. Les princes qui s’éloignent du modèle du bon souverain orthodoxe
provoquent leur perte et la ruine du pays – c’est le cas, d’après certains chroniqueurs,
pour Jean Héraclide « Despote » (1561-1563), un usurpateur entouré d’amis
protestants11, ou pour le jeune Bogdan Lapusneanu (1568-1572), l’ami des Polonais 12. Les
chroniques de cette époque expriment plus les positions d’un courant traditionaliste
orthodoxe, en réaction à la catastrophe que venait de subir l’orthodoxie grecque et
slave dans les Balkans au XVe siècle, que la seule volonté d’un prince d’entrer dans la
postérité.
213

12 Nous avons évoqué essentiellement les chroniques moldaves, parce que la Valachie
n’offre pas la même continuité historiographique. Au XVIe siècle, la seule œuvre
narrative majeure est une hagiographie gréco-roumaine, rédigée par Gabriel, le
Supérieur (prôtos) du Mont Athos. La Vie de Saint Niphon relate la vie de Niphon II, qui
fut patriarche de Constantinople. Après sa destitution, le hiérarque s’exila quelque
temps en Valachie (vers 1504), avant d’en être expulsé par le voïévode Radu le Grand
(1495-1508). En réalité, l’hagiographie rédigée au Mont Athos fut complétée
ultérieurement par une chronique des événements de Valachie entre 1504 et 1517 13. À
cette dernière date en effet, l’higoumène Gabriel se rendit en Valachie, avec d’autres
hiérarques de premier plan de l’Église orthodoxe, pour la consécration du monastère de
Curtea-de-Arges, à l’invitation de son fondateur le prince Neagoe Basarab (1512-1521).
13 Le récit historique se montre très élogieux envers le nouveau voïévode. Cette œuvre, à
laquelle le prince n’était peut-être pas étranger, devait relier le culte de saint Niphon à
la mémoire de Neagoe, présenté comme un disciple du saint et un prince élu de Dieu. La
Vie de Niphon ne peut être comparée à la Chronique du Pays moldave. C’est une œuvre
indépendante, mais liée à la fondation du monastère princier, présenté d’ailleurs
comme le plus beau de tout le monde orthodoxe14. D’un point de vue idéologique, nous
observons en revanche la même expression des positions traditionalistes du haut clergé
orthodoxe, qui sont exprimées à la même époque dans la littérature parénétique 15.
14 La rédaction des brèves annales valaques du XVIe siècle, a priori indépendantes de la Vie
de Niphon, n’a pu être datée précisément, même si plusieurs hypothèses convaincantes
ont été formulées à ce sujet. L’une des phases de rédaction indéniable se situe sous le
règne de Radu d’Afumati (1522-1529, avec des interruptions), qui occupe une place plus
importante dans cette ébauche d’une Chronique du Pays valaque16. Toutefois, on n’y
retrouve pas les topoi habituels de la littérature aulique. Il ne s’agit pas d’une chronique
princière, mais plus vraisemblablement de l’expression des idées de l’une des factions
qui combattaient pour le pouvoir en Valachie. L’insistance sur les événements de 1522,
c’est-à-dire le ralliement des boyards à Radu d’Afumati, alors que la Valachie semblait
sur le point de succomber sous la domination ottomane, préfigure le discours, plus
courant au XVIIe siècle, sur la « défense de la patrie ».
15 Les auteurs de la Chronique du Pays valaque sont restés anonymes, et si l’on devine dans
le fragment concernant Radu d’Afumati l’influence d’un groupe de boyards, l’on ne
saurait exclure cependant que l’œuvre entreprise ait été copiée et complétée dans des
monastères. D’ailleurs, les liens entre le clergé et la classe nobiliaire étaient loin d’être
négligeables17.
16 À la fin du XVIe siècle, une nouvelle phase de rédaction, indépendante des précédentes,
peut être identifiée en Valachie. Cette fois-ci, la chronique provient de la cour du
prince Michel le Brave (1593-1601), entré en guerre contre les Ottomans. La chronique
aulique a été perdue sous sa forme originelle, mais elle a été intégrée dans les
compilations tardives de la Chronique du Pays valaque. D’autre part, un voyageur
allemand, Balthasar Walther, en copia une version à la cour valaque en 1597, qu’il
traduisit en latin et publia en Allemagne18, sans doute à l’instigation de Michel.
17 En effet, le prince valaque encouragea la diffusion de récits vantant son engagement
héroïque et son « sacrifice » pour la chrétienté. Il rédigea lui-même certains
mémoires19, adressés aux grands princes de la chrétienté, et en particulier à l’empereur
germanique, dans le but évident d’obtenir des subsides. La place que tiennent les récits
214

historiques dans ce contexte politique est donc claire : il s’agit cette fois-ci de
propagande princière.
18 L’insistance sur la « défense du pays » caractérise la littérature historique valaque, dont
l’âge d’or s’étend entre les années 1640 et les années 1720. La Chronique du Pays valaque a
été complétée, à partir des maigres annales du XVIe siècle, par des auteurs anonymes,
plus ou moins proches des princes régnants. Une première phase, sous le règne de
Mathieu Basarab (1632-1654) a permis la traduction des écrits antérieurs – qui étaient
rédigés en slavon – en langue roumaine ; une chronique de cour, naturellement
favorable au voïévode, a aussi été ajoutée20. La Vie de Niphon a également été intégrée
dans la version longue de la chronique, à cette époque ou quelques années plus tard.
19 La chronique exprimait bien une idéologie de cour, qui se manifestait également par le
patronage d’éditions de livres religieux, grâce à la nouvelle imprimerie princière. Or,
les nombreuses dédicaces placées dans l’introduction de ces livres rappellent le modèle
traditionnel du souverain chrétien élu de Dieu, protecteur de l’Église orthodoxe. Ces
livres prestigieux, offerts aux grands monastères, devaient connaître une plus large
diffusion que la chronique du pays.
20 Le règne de Mathieu Basarab est placé sous le signe du traditionalisme. Le soutien
simultané à la langue roumaine et au slavon témoigne de l’attachement à la tradition
culturelle. Le slavon, ancienne langue de l’Église et de la chancellerie princière,
subissait la concurrence du grec, la langue des échanges culturels avec l’Europe du Sud-
Est. Quant aux traductions en roumain, elles exprimaient aussi, sur le plan culturel, une
identité « nationale ». Dans ces conditions, l’histoire du pays était appelée à jouer un
grand rôle. L’utilisation de la mémoire de Neagoe Basarab 21 avait pour but de
promouvoir un modèle « national », reposant sur la tradition du souverain orthodoxe
protecteur de l’Église, bienfaiteur de son peuple, incarnant la justice et capable de vivre
en bonne harmonie avec les boyards. Mathieu, qui prit à dessein le nom de « Basarab »,
apparaissait comme le nouveau représentant d’une « Bonne Lignée » incarnée par son
illustre ancêtre.
21 Cette idée de la « Bonne Lignée » donne une cohérence idéologique certaine aux phases
ultérieures de rédaction de la Chronique du Pays valaque. Celle-ci a été complétée au
cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, par des partisans du lignage de Mathieu
Basarab (les Brancovan) et leurs alliés et parents, la puissante famille gréco-roumaine
des Cantacuzène. La Chronique des Cantacuzène, la principale version qui nous est
parvenue de la Chronique du Pays valaque, défend particulièrement l’idée que cette
famille, au cœur de la vie politique du pays, se rapproche mieux que les autres au
modèle de la « Bonne Lignée » ; naturellement, les hommes qui la représentent (des
grands boyards, dont l’un, Serban régna entre 1678 et 1688) en sont dignes grâce à leurs
qualités exceptionnelles.
22 La chronique évolue alors entre deux genres, celui de la chronique nobiliaire, familiale,
et celui de la chronique aulique, compte tenu du fait que certains princes sont proches
des Brancovan et des Cantacuzène, ou bien en sont issus. Au-delà des habituels topoi du
bon souverain chrétien, la chronique devient alors un instrument de propagande,
destinée à imbriquer d’une façon incontestable les actions de la « Bonne Lignée » des
Basarab (Brancovan et Cantacuzène) avec l’histoire du pays.
23 Les princes rattachés à la « Bonne Lignée » apparaissent comme des sauveurs du pays.
La Vie de Niphon, désormais intégrée à la chronique, rappelle que Neagoe Basarab l’a
délivré des tyrans. Le premier « Basarab » du XVIIe siècle, Radu Serban, l’a libéré des
215

armées étrangères qui l’occupaient depuis 1600. Mathieu Basarab et les Cantacuzène
gardent le pays contre la convoitise des « Grecs » de Constantinople et de leurs suppôts,
des voïévodes à moitié étrangers ou sans aucun scrupule. Serban Cantacuzène et
Constantin Brancovan (1688-1714) ont protégé le pays à la fois des Turcs et des
Allemands. Enfin, la plupart de ces princes sont liés par un « contrat » avec le pays.
L’élection des princes par le « Pays »– les boyards, le haut clergé, et parfois les petits
privilégiés astreints au service de l’ost – qui était une pratique ancienne, mais sans
continuité institutionnelle, devint une arme politique contre les groupes de boyards
hostiles, en particulier lors de l’élection de Constantin Brancovan en 1688 22.
24 Les thèmes idéologiques sont donc explicites. La volonté de propagande aussi, si l’on
ajoute que les Cantacuzène ont aussi inspiré des récits séparés 23, encouragé des
fondations religieuses et des éditions de livres24. L’apogée de ce courant idéologique se
situe sous le long règne de Constantin Brancovan (1688-1714). Alors que la rédaction de
la Chronique des Cantacuzène est demeurée inachevée, le prince confia la rédaction d’une
chronique officielle au boyard Radu Greceanu. Celui-ci s’est bien acquitté de sa tâche,
en rédigeant un véritable panégyrique, où ne manquent pas tous les topoi habituels des
chroniques de cour. La rédaction simultanée d’une Histoire secrète du règne 25 montre
que l’on était désormais conscient des enjeux de l’historiographie et qu’il importait de
parer à toute tentative de dénigrement du prince _ ce qui n’a pas manqué, les conflits
entre les lignages demeurant importants en Valachie. La rédaction d’autres chroniques,
sous l’influence de courants hostiles aux Brancovan et aux Cantacuzène 26, témoigne
aussi de la nouvelle importance de l’historiographie. L’histoire du pays est devenue
sous ce règne un enjeu idéologique dépassant ce que la Valachie avait connu
auparavant.
25 La Moldavie présente au XVIIe siècle une évolution distincte, même si à certains égards
elle rejoint celle de la principauté voisine. Il faut remarquer cependant qu’il n’y eut pas
en Moldavie de chronique aulique. Cela témoigne, non pas de l’absence d’une
propagande princière, réalisée par d’autres moyens – fondations religieuses, éditions
de livres... – sous le règne de Basile le Loup par exemple (1634-1653), mais de la place
plus limitée de l’historiographie dans celle-ci.
26 Les chroniques moldaves du XVIIe siècle sont les œuvres de grands boyards, qui
menèrent une vie politique active, mais qui n’étaient pas dépendants d’un lignage
princier. Les auteurs ont utilisé des sources anciennes, en traduisant en roumain les
versions de la Chronique du Pays moldave qui leur étaient parvenues, tout en les
confrontant à des textes historiques étrangers. La place des souvenirs personnels et de
témoignages directs donne aussi à cette littérature un caractère mémorialiste 27.
27 Les deux chroniques majeures du XVIIe siècle, celle attribuée à Grégoire Ureche et celle
de Miron Costin, expriment les positions idéologiques du parti philo-polonais. Costin,
qui a reçu en partie sa formation intellectuelle en Pologne, est particulièrement attaché
au modèle d’inspiration polonaise de relations équilibrées entre le monarque et les
boyards28. Ces derniers apparaissent comme une véritable noblesse, dépositaire des
anciennes traditions du pays.
28 Ces œuvres ont été également conçues comme une littérature historique « nationale ».
Les détails donnés sur l’origine de la langue et du peuple roumain, sur la fondation de la
principauté, témoignent non seulement de préoccupations humanistes, mais
constituent aussi une réponse à des théories erronées et jugées humiliantes sur
l’histoire du pays29. La chronique attribuée à Grégoire est une synthèse de l’histoire du
216

pays, reformulant et complétant la Chronique du Pays moldave jusqu’à la fin du XVI e


siècle ; Miron Costin a intitulé de la même manière sa chronique et a pris la suite de la
chronique d’Ureche jusqu’en 1661. Si les événements dramatiques que connut la
Moldavie dans les années 1660-1680 l’empêchèrent de poursuivre son œuvre, celle-ci
fut prolongée pour les événements ultérieurs par la chronique de son fils Nicolas Costin
et par celle d’un autre grand boyard, Jean Neculce.
29 Récits personnels, mais assurant une continuité historiographique, ces chroniques
nobiliaires ne sont pourtant pas indépendantes du pouvoir princier. Certes, aucun
voïévode n’a été directement impliqué dans l’élaboration de la chronique du pays. Mais
ces grands boyards, dont la notoriété intellectuelle et politique était importante –
particulièrement pour Miron Costin – côtoyaient le cœur du système politique.
Partisans d’une « monarchie nobiliaire », ils n’en étaient pas moins proches de certains
princes. La chronique de Grégoire Ureche a pour modèle le règne de Pierre le Boiteux
(règne plusieurs fois interrompu entre 1574 et 1591). Le voïévode est loué pour son
caractère doux, exempt d’autoritarisme envers les boyards, dont il se considère comme
le « père »30. Miron Costin défend quant à lui un modèle proche, incarné par Radu
Mihnea, qui régna à plusieurs reprises en Valachie comme en Moldavie
(1616-1619 et 1623-1626)31. Il n’y a pas lieu de multiplier ici les exemples. Tous les
chroniqueurs présentent les règnes en fonction d’un même modèle de monarchie
limitée, mais nécessaire à la stabilité du pays.
30 Le pouvoir princier était, comme en Valachie, l’enjeu d’une lutte entre ceux qui
incarnaient un parti « national » et d’autre part les princes et les boyards « étrangers »
trop prompts à établir de « nouveaux usages » destructeurs des anciens privilèges, mais
aussi du pays lui-même. À défaut d’une « Bonne Lignée » moldave au XVII e siècle, les
chroniqueurs – surtout Miron Costin et Jean Neculce – ont fixé les contours de ce que
devait être le pouvoir princier. Celui-ci ne pouvait être que « national », dans la mesure
où seul un homme « du pays » était capable d’en respecter les traditions 32.
31 Dans cette perspective, l’historiographie a joué en Moldavie un rôle aussi important
qu’en Valachie. La nouvelle importance prise par l’histoire au début du XVIII e siècle
apparaît dans la rédaction d’une Descriptio Moldaviae (1715-1716) par le prince érudit
Démètre Cantemir. S’il ne s’agit pas d’une chronique, le caractère historique d’une
grande partie de l’œuvre est évident. La conception d’un pouvoir princier disposant
d’une autorité incontestable, mais respectueux des traditions « nationales », est
clairement parvenu alors à maturité ; il pouvait ainsi contribuer à définir l’identité de
la Moldavie et de sa classe dirigeante devant l’Académie de Berlin, destinataire de la
Descriptio.

La construction d’une mémoire « nationale »


32 Les chroniques, en dépit d’une portée limitée par leur faible diffusion, ont exprimé des
idées et des valeurs dominantes dans les Pays roumains entre le XV e siècle et le début
du XVIIIe. Au-delà de la présentation de ces différents courants, nous souhaitons
revenir sur la valeur idéologique de ces œuvres, dont nous avons signalé l’inégale
valeur. Le souci de continuité l’a emporté sur les autres considérations : la plupart des
auteurs eurent la volonté de contribuer à la rédaction de la chronique « du pays », en
ajoutant à la copie des récits anciens leurs propres remarques, ou bien en poursuivant
le travail accompli.
217

33 Les chroniques s’adressaient à une minorité de gens lettrés : des boyards, parmi
lesquels certains pouvaient espérer monter un jour sur le trône princier, ou bien des
membres du haut clergé. Plusieurs auteurs insistent sur la portée éducative de leur
œuvre33. La chronique constitue un reflet du pouvoir, de ses actions passées et à venir –
car, ne l’oublions pas, l’histoire est cyclique34. les chroniques roumaines se
rapprochent à certains égards de la littérature parénétique, genre également
représenté dans les Principautés. Les fréquentes mises en garde, les commentaires
apportés au récit des événements, sonnent comme autant d’avertissements pour le
lecteur, qui doit en tirer profit et se garder de répéter les mêmes erreurs que ses aînés.
Comme dans d’autres « miroirs du prince », le discours parénétique de l’œuvre n’est
pas réservé aux seuls souverains, mais à l’ensemble des élites du pays 35.
34 Grâce à une galerie d’exempla présentée aux élites présentes et à venir, les chroniques
s’attachent particulièrement à définir les deux domaines essentiels à la conduite du
souverain : les relations avec l’Église et avec les potentes. Les relations avec l’Église ont
été définies à partir des modèles slavo-byzantins, qui appartenaient à l’univers
intellectuel des hiérarques orthodoxes du courant traditionaliste à la fin du XV e siècle
et dans la première moitié du XVIe siècle. Attachés à une monarchie de droit divin, les
chroniqueurs ont également rappelé les devoirs du souverain envers l’Église :
l’entretien des fondations existantes et la création de nouvelles églises, mais aussi une
bonne disposition envers les conseils prodigués par les hiérarques. En effet, les trois
grandes chroniques moldaves du XVIe siècle, tout comme la Vie de Niphon, affirment
l’autorité spirituelle des hiérarques, selon le modèle vétérotestamentaire 36 de la
symphonie des deux pouvoirs (le roi et le prophète), présent dans la tradition politique
byzantine37 ou serbe38. Ce modèle perdure au XVIIe siècle, notamment dans la posture
de protecteur des fondations de l’Orient orthodoxe, assumée par Mathieu Basarab et
par Constantin Brancovan d’après les chroniques. Seules les grandes chroniques
nobiliaires moldaves du XVIIe siècle s’éloignent de cette tradition.
35 Les relations entre le prince et les boyards constituent le second thème de prédilection.
En dépit de la diversité des modes d’écriture et des courants politiques, la continuité
l’emporte dans ce domaine. En effet, si le modèle du prince protecteur de l’orthodoxie
s’exprime également dans les introductions des livres édités ou dans la motivatio des
chartes de donation, les relations avec les boyards ont été principalement définies dans
les chroniques, à l’exception des récompenses apportées à des boyards fidèles dans les
actes de donation.
36 La plupart des chroniqueurs moldo-valaques condamnent la félonie envers le prince élu
de Dieu tout comme les actes de tyrannie perpétrés par un voïévode brutal et injuste.
Cela n’a rien d’original. Mais les chroniques sont aussi le reflet d’un système politique
qui combinait des prétentions autocratiques et la participation de groupes de boyards
plus ou moins larges au pouvoir. Les chroniques du XVIe siècle insistaient déjà sur
l’importance des « bons conseillers », nécessaires dans un gouvernement juste 39. Si la
chronique de Grégoire Ureche, nettement influencée par les conceptions
aristocratiques venues de Pologne, rompt quelque peu l’équilibre, en dénonçant
l’arbitraire du pouvoir princier et en louant un règne doux, à l’instar d’une « reine des
abeilles sans dard »40, celle de Miron Costin défend en revanche un modèle plus proche
de la synthèse réalisée dans les Principautés. Le prince Radu Mihnea, dont on loue le
règne fastueux et le sens de l’autorité, savait aussi s’entourer des meilleurs
conseillers41. Cette conception est proche de celle des chroniqueurs valaques de la fin
218

du XVIIe siècle, pour qui le prince est à la fois le « père » des boyards tout en disposant
du charisme de l’Élu de Dieu.
37 Les chroniques roumaines constituaient donc un guide pour l’exercice du pouvoir, qui
incitait les différents acteurs du corps politique à accomplir leurs devoirs, dans les
conditions d’un équilibre pourtant fragilisé par l’intervention du pouvoir suprême
ottoman. Il est significatif que le pouvoir ottoman – le sultan, son vizir, ou d’autres
dignitaires de passage dans les Principautés – a été rejeté à l’extérieur de l’histoire
« nationale ». Les chroniques relatent une histoire dont les principaux acteurs sont les
princes et les boyards ; le reste – la Porte, les autres puissances – était traité comme un
environnement extérieur, mais omniprésent et perturbateur, à l’image de quelque
cataclysme naturel ou d’un fléau voulu par Dieu.
38 Le prince constitue la figure centrale des chroniques. Malgré les invasions étrangères et
l’aggravation de la domination ottomane, le destin des Principautés demeurait, aux
yeux des chroniqueurs, lié à ceux qui en avaient temporairement la charge,
particulièrement dans les chroniques valaques. Le prince symbolise dans les chroniques
la continuité de l’État, ou plus exactement de l’identité politique et religieuse des deux
Pays roumains. Cependant, une telle conception ne peut être comprise qu’en prenant
en compte des spécificités culturelles du monde orthodoxe balkanique.
39 Il n’existe pas dans les Principautés roumaines de traité politique, ou de tentative de
théorisation des pratiques politiques, au-delà des commentaires émis par les
chroniqueurs. Les élites roumaines ont privilégié une approche de la politique
inséparable de la tradition et de la mémoire. Les chroniqueurs ecclésiastiques roumains
des XVe-XVIe siècles, qui utilisaient les chroniques byzantines ou la littérature bulgare
du XIVe siècle, avaient le sentiment de sauvegarder un héritage précieux. Les élites
religieuses appartenaient à cette « Byzance d’Église », qui n’était pas exclusivement
grecque d’un point de vue ethnique, et qui avait survécu à la chute de l’Empire
byzantin42. Nous avons vu que la transposition de la chronique de Constantin Manassès
allait bien au-delà d’une pâle imitation littéraire et qu’elle témoigne au contraire de la
vigueur d’un courant idéologique.
40 Plusieurs chroniqueurs prétendent écrire une œuvre pour la « mémoire » 43. Cette
notion est également présente dans les chartes de donation. La consignation de la
générosité du donateur avait pour but, outre la garantie des biens et des revenus,
d’ouvrir en contrepartie au donateur la voie vers l’éternité. Non seulement celui-ci
figurait dans l’obituaire (pomelnic) du monastère, mais sa charité lui conférait un statut
particulier, caractérisé par l’expression « saintement défunt » qui s’employait à
l’origine pour désigner les princes décédés, avant de s’étendre à des donateurs moins
illustres au XVIIe siècle. Les successeurs des défunts, issus ou non du même lignage,
avaient le devoir, commun aux seigneurs orthodoxes, de protéger les donations
existantes et d’entretenir ainsi la « mémoire » pieuse et « éternelle » 44 des anciens
princes.
41 Ainsi, chaque voïévode, souvent détenteur éphémère d’un pouvoir sans cesse menacé
dans ces contrées, devait respecter la « mémoire » de tous les princes du pays, comme
s’ils n’avaient formé qu’une seule lignée spirituelle. Une donation du voïévode moldave
Pierre Aron au monastère de Poiana (5 octobre 1448) fut faite « pour l’âme de tous nos
prédécesseurs moldaves qui ont peiné pour le Pays de Moldavie » 45. Il faut donc établir
un parallèle entre la conception religieuse de la « mémoire éternelle » et celle de la
219

bonne renommée des anciens voïévodes dans les chroniques, qui est également
« éternelle »46.
42 Dans certaines chroniques, c’est la parole prononcée par le prince qui est source
d’enseignement mémorable47. Au cœur de la littérature parénétique roumaine, les
conseils adressés aux princes ont souvent pour auteurs des princes ou de proches
parents de ceux-ci48. La bravoure d’Étienne le Grand, dont le règne symbolise l’apogée
de la puissance moldave, a valu au voïévode d’être qualifié de « saint » dans la
chronique d’Ureche49. Cette « sainteté » n’est pas religieuse, elle ne fait que souligner la
renommée « immortelle » du prince dans la mémoire « nationale » 50. Cette mémoire a
aussi intégré l’épopée héroïque de Michel le Brave, un temps maître des trois
principautés danubiennes51.
43 Destinées à être copiées, compilées, sans cesse renouvelées et continuées, les
chroniques construisaient une « mémoire » gardienne de l’identité du pays. Elles
partageaient cette fonction avec une tradition orale qui les a aussi alimentées 52, et qui
se transmettait dans les chansons et les ballades. Nicolas Costin note à ce sujet que les
chants épiques sont un genre répandu dans les Pays roumains, de la même manière
selon lui qu’en Hongrie, en Italie, en « Turquie » ou en « Serbie » : « et ici aussi chez
nous au pays, nous voyons aussi jusqu’à aujourd’hui aux tables des seigneurs, les
ménétriers chanter les chants des anciens seigneurs : avec une bonne renommée et des
louanges pour les bons, mais avec une condamnation pour les mauvais et les terribles »
53 .

44 Il ne s’agit pas exclusivement d’une galerie de figures illustres ; la tradition a intégré le


fait que les règnes durent peu. Le prince n’est que le détenteur temporaire d’un pouvoir
certes d’origine divine, mais soumis à des contraintes qui lui imposent une perpétuelle
adaptation. Les voïévodes passent, mais les bonnes actions demeurent. La chronique
d’Ureche insiste sur le renoncement volontaire au trône de Pierre le Boiteux, en 1591,
au nom de l’intérêt supérieur du pays : le prince avoue que, pour satisfaire les
exigences financières ottomanes, il aurait dû créer « de mauvais usages », qui seraient
restés après lui et lui auraient apporté une mauvaise renommée pour l’éternité 54. Or, à
l’instar des bonnes actions, les mauvais usages retombent toujours sur la tête du prince,
mais aussi du pays.
45 Les chroniqueurs souhaitaient contribuer à la conservation des coutumes, en
dénonçant l’introduction des nouveaux usages. L’État est alors conçu comme un
ensemble d’usages, de pratiques, de cérémonies que décrits plus précisément dans les
chroniques tardives. Le prince, éphémère maître de l’État, ne peut que les maintenir, à
moins d’attirer sur lui la malédiction. Il est symptomatique que dans des pays ignorant
l’autorité de la chose jugée, seules les malédictions des chartes princières, protectrices
de l’éternité des bonnes actions, constituaient un frein à la révision des privilèges
existants55. Au début du XVIIIe siècle, l’introduction d’un nouvel impôt sur les bœufs, le
vacarit, donna lieu à une forte opposition des boyards, dont les privilèges fiscaux
étaient menacés. Mais une chronique rapporte que le voïévode Constantin Duca, qui
l’avait introduit en Moldavie, dut demander solennellement pardon devant l’assemblée
du Pays, pour avoir créé un « mauvais usage »56. Cette tradition peut sembler bien
conservatrice. Mais elle n’en assurait pas moins, aux yeux des contemporains, la
sauvegarde d’une communauté sans cesse menacée par les risques de dislocation des
Principautés.
220

46 Nous ne pouvons pas trouver de meilleur signe de l’importance des chroniques que
l’attitude du premier prince phanariote57, Nicolas Mavrocordat. Parvenu sur le trône
moldave (en 1709, puis après une interruption en 1711), il apprit la langue roumaine et
étudia l’histoire du pays58. Le prince encouragea la compilation d’une véritable histoire
« nationale » en commandant à Axinte Uricariul la Chronique parallèle des Pays de
Moldavie et de Valachie. Cette œuvre ambitieuse juxtapose, règne après règne – ce qui
témoigne de l’importance de la tradition souveraine – les récits des deux traditions
historiographiques, moldave et valaque.
47 À partir des années 1720, les Principautés roumaines connurent une évolution
significative : les princes étaient désormais de grands dignitaires chrétiens de l’Empire
ottoman, qui assuraient pour le mieux la gestion de leur province. Le fait que la
succession des princes avait définitivement échappé au Pays, ainsi que des périodes
ultérieures de vacance du pouvoir et d’occupation étrangère ont mis à mal les
anciennes traditions politiques.
48 Cependant, la construction d’une « mémoire nationale » par l’historiographie a ressurgi
au XIXe siècle. Des historiens ont pris part à l’éveil du nationalisme roumain au milieu
du XIXe siècle 59. Les chroniques sont alors redécouvertes et considérées comme de
véritables monuments nationaux60. La « mémoire » des grands voïévodes a été
recueillie par le patriotisme roumain, puis instrumentalisée par les régimes totalitaires,
avant d’être sacralisée au début des années 1990, avec la canonisation d’Étienne le
Grand et de Constantin Brancovan. Nous ne saurions trouver un meilleur exemple de la
pérennité de certains processus intellectuels, même si le langage et la forme
appartiennent, bien évidemment, à une seule époque.

NOTES
1. Il existe plusieurs études sur le problème assez complexe de la titulature des « princes
roumains ». Bien qu’assez ancienne, l’étude la plus complète demeure celle d’E. Vîrtosu,
Titulatura domnilor si asocierea la domnie in Tara Româneasca si Moldova (pîna in secolul al XVI-lea),
Bucarest, Édition de l’Académie, 1960. Une mise au point récente : B. Joudiou, « Remarques sur la
signification du titre « souverain » dans les Principautés roumaines », Studii si Materiale de istorie
medie (= SMIM), Bucarest, vol. XIX (2001), p. 67-77.
2. Sur les relations avec Byzance, voir les Actes du XIV e congrès international d’études byzantines,
Bucarest, 6-12 septembre 1971, Rapports, IV, « Byzance et la Roumanie ». Un tour d’horizon des
grands problèmes : B. Joudiou, « Les principautés roumaines de Valachie et de Moldavie et leur
environnement slavo-byzantin », Le partage du monde. Echanges et colonisation dans la Méditerranée
médiévale, sous la direction de M. Balard et d’A. Ducellier, Paris, Publications de la Sorbonne,
1998, p. 259-278.
3. Voir notamment la présentation des « trois cercles » de la domination ottomane en Europe du
Sud-Est, dans Histoire de l’Empire ottoman, sous la direction de R. Mantran, Paris, Fayard, 1989,
p. 289- 313.
4. L’évêque Macaire écrit « selon l’ordre impérial » de Pierre Rares, « Cronica lui Macarie », éd.
P.P. Panaitescu, dans Cronicile slavo-romîne din secolele XV-XVI publicate de Ioan Bogdan, Bucarest,
221

Édition de l’Académie, p. 90. L’higoumène Euthyme a reçu un ordre comparable d’Alexandre


Lapusneanu, « Cronica lui Eftimie », ibid., p. 117. Le moine Azarié prétend écrire sur l’ordre de
Pierre le Boiteux, « Cronica lui Azarie », idid., p. 139.
5. Cette expression désigne un corpus de textes essentiellement d’origine byzantine, mais
transmis aux Principautés roumaines par l’intermédiaire de copies slaves, bulgares ou serbes.
6. Une étude de ces codex dans D. Nastase, « Unité et continuité dans le contenu de recueils
manuscrits dits « Miscellanées »», Cyrillomethodianum, V, Thessalonique, 1981, p. 22-48. Voir par
exemple le codex du diacre Ilarion, copié au monastère de Neamt en 1557, dans P.P. Panaitescu,
Manuscrisele slave din Biblioteca Academiei R.P.R., vol. III, manuscrit à la Bibliothèque de l’Académie
Roumaine. Il comprend la Chronique serbo-moldave (f.220-225, « les empereurs chrétiens »), une
circulaire des patriarches d’Alexandrie, de Jérusalem et d’Antioche contre le concile d’union des
Églises à Florence en 1439, un texte contre les hérétiques (f.272-280) et de nombreux textes
contre les Latins (f.281 « bref exposé sur comment et pourquoi les latins se sont séparés de nous
et ont été déchus de leur première place et sortis des obituaires... »).
7. Sur la diffusion de la chronique de Manassès dans les Pays roumains : E. Turdeanu, La littérature
bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les Pays roumains, Paris, 1947, p. 26-32. En procédant à une
analyse lexicale, I. Bogdan a montré la similitude du vocabulaire entre la chronographie
slavobyzantine et les chroniques moldaves : Vechile cronice moldovenesti pîna la Ureche, dans Scrieri
alese, éd. G. Mihaila, Bucarest, 1968, en particulier vol. I, p. 326-335 pour Macaire et
p. 445-449 pour Azarié.
8. L’expression Moldavstii tsarie est utilisée par exemple dans la « Chronique anonyme de
Moldavie », Cronicile slavo-romîne, op.cit., p. 6. Voir aussi l’analyse de D. Nastase, « Unité et
continuité », op. cit., p. 24.
9. Une analyse des thèmes idéologiques dans la peinture extérieure moldave dans S. Ulea,
« Origines et signification idéologique de la peinture extérieure des églises moldaves », Studii si
Cercetari de Istoria artei, I, 1963, 10, p. 53. Voir aussi Istoria artelor plastice din România, sous la
coordination de G. Oprescu, vol. I, Bucarest, 1968, p. 366-382.
10. S. Ulea, “O surprinzatoare personalitate a evului mediu românesc : cronicarul Macarie”, Studii
si Cercetari de Istoria artei, 32, 1985, p. 43.
11. Voir le récit d’Azarié, op.cit., p. 143.
12. Ibid., p. 148.
13. Voir l’étude de P.S. Nasturel, “Recherches sur les rédactions gréco-roumaines de la Vie de
saint Niphon II, patriarche de Constantinople”, Revue des études sud-est européennes, V, Bucarest,
1967, 1-2, p. 41-75.
14. Gabriel, » Viata si traiul sfintiei sale parintelui nostru Nifon, patriarhul Tarigradului... », éd.
D. Zamfirescu, dans Literatura româna veche, vol. 1, Bucarest, 1969, p. 94.
15. L’œuvre parénétique majeure de cette période est celle des Enseignements que la tradition
attribue au prince Neagoe Basarab, pour son fils Théodose. Voir l’édition de la version roumaine
du XVIIe siècle et des fragments conservés de la version slave du XVI e siècle dans Învataturile lui
Neagoe Basarab catre fiul sau Theodosie, éd. D. Zamfirescu, F. Moisil et G. Mihaila, Bucarest, Édition
Minerva, 1970.
16. Voir à ce sujet l’hypothèse de datation proposée par P. Chihaia, « Cronica despre Radu de la
Afumati (1525) », dans De la « Negru Voda » la Neagoe Basarab, interferente literar-artistice în cultura
româneasca a veacului de mijloc, Bucarest, Édition de l’Académie, 1976. p. 93-105.
17. L’oncle du voïévode Neagoe Basarab, le grand ban d’Olténie Barbu se retira dans un
monastère en 1520. Le voïévode Radu Paisie fut higoumène du monastère de Curtea-de-Arges
avant de monter sur le trône en 1535.
18. D. Simonescu, « Cronica lui Baltasar Walther despre Mihai Viteazul în raport cu cronicile
interne contemporane », SMIM, III, 1959. Texte latin édité et traduit.
222

19. « « Interviul » lui Mihai Viteazul acordat solului polon Lubieniecki la 27 iulie 1595 si O istorie
a lui Mihai Viteazul de el însusi : memoriul catre marele duce de Toscana Ferdinando de Medici
(16 februarie 1601) », trad. A. Decei, dans Literatura româna veche, vol. 2, Bucarest, 1969, p. 5-72.
20. P. Chihaia, op. cit., p. 17-43. Voir aussi S. Andreescu, « Despre « faza Matei Basarab » din
Cronica Tarii Românesti », Revista de istorie si teorie literara, Bucarest, XXXVII-XXXVIII, 1989-1990,
3-4, p. 244-250.
21. Voir par exemple l’éloge de Mathieu Basarab dans l’introduction de l’Antologhion imprimé à
Câmpulung en 1643 : « Car qui parmi les règnes qui ont été jadis dans le pays – en dehors de celui,
dont Votre Lumière illustre est issue comme successeur pour le lignage et le nom très renommé,
le très bon Basarab Neagoe d’antan – s’est montré une fois si bienfaisant pour le pays, que votre
bon règne, qui a déversé ici tant de grands bienfaits, comme en effet il ne s’est jamais produit
auparavant ? », dans « Predoslovie aratând cuprinsul si închinând cartea domnului, ctitor al
manastirii », trad. G. Mihaila, Literatura româneasca veche, vol. II, Bucarest, 1969, p. 274.
22. Le voïévode, élu par l’assemblée du pays en 1688, exigea de chaque boyard un serment écrit
de fidélité personnelle, dans Istoria Tarii Romînesti (1290-1690), Letopisetul cantacuzinesc, éd. C.
Grecescu et D. Simonescu, Bucarest, Édition de l’Académie, 1960. p. 190-191.
23. Après l’exécution du grand boyard Constantin Cantacuzène en 1663, à l’instigation du prince
Grégoire Ier Ghica, les Cantacuzène firent rédiger un pamphlet faisant l’éloge du défunt chef de la
famille : « Poveste de jale asupra uciderii postelnicului Constantin Cantacuzino (20 decembrie
1663) », Cronici si povestiri românesti versificate (sec. XVII-XVIII), éd. D. Simonescu, Bucarest, Édition
de l’Académie, 1967, p. 35-48.
24. Nous songeons en particulier à l’impression en 1688 d’une Bible commandée par Serban
Cantacuzène. Cette édition fut l’occasion d’une affirmation de la légitimité « impériale » du
prince, dont la famille se rattachait aux Cantacuzène de Byzance. Voir V. Cândea, “Les Bibles
grecque et roumaine de 1687-1688 et les visées impériales de Serban Cantacuzène”, Balkans
Studies, Athènes, X, 1969, 2, p. 351-376.
25. Radu Greceanu, Istoria de taina (1699-1707), éd. A. Ilies, dans Istoria domniei lui Constantin Basarab
voievod, Bucarest, 1970, p. 213-237.
26. Les histoires des seigneurs de Valachie, écrites par le boyard Radu Popescu, donne du règne de
Brancovan une image globalement négative ; Istoriile domnilor Tarii Românesti, éd. C. Grecescu,
Bucarest, Édition de l’Académie, 1963.
27. Une étude en ce sens : G.G. Ursu, Memorialistica în opéra cronicarilor, Bucarest, Édition Minerva,
1972.
28. V. Ciobanu, « Miron Costin si « modelul polonez » (Schita de portret politic) », Anuarul
Institutului de Istorie « A.D. Xenopol » (=AIIAI), Jassy, XXX, 1993, p. 387-396. Voir aussi : V. Ciobanu,
« “Modelul polonez” oglindit în literatura istorica medievala româneasca (secolele XV-XVII).
Consideratii generale », AIIAI, XXIV/2, 1987, p. 587-593.
29. La contribution des chroniques moldaves à l’émergence d’une « conscience ethnique »
roumaine a été étudiée par A. Armbruster, Romanitatea românilor, istoria unei idei, Bucarest, Édition
de l’Académie, 1993, en particulier p. 202-235.
30. Grigore Ureche, Letopisetul Tarii Moldovei, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest, Édition d’État pour la
littérature et l’art, 1958, p. 218.
31. Miron Costin, Letopisetulu Tarîi Moldovei de la Aaron voda încoace, de unde este parasitu de Ureche
vornicul de Tara de Giosu, scosu de Miron Costinu vornicul de Tara de Giosu…, éd. P.P. Panaitescu, dans
Opéré, Bucarest, 1958, p. 89.
32. Miron Costin condamne ainsi le voïévode Gaspar Graziani (1619-1620), d’origine italienne, à
cause de son ignorance de la langue et des coutumes du pays, ce qui a entraîné une fin de règne
catastrophique. Le chroniqueur insiste aussi sur les qualités attendues d’un vrai prince
« national », ibid., p. 66 : « O ! Moldavie, si c’étaient tes seigneurs qui gouvernaient chez toi, tous
sages, tu ne périrais pas aussi aisément. Mais, les règnes ignorant de ton organisation et avides
223

sont la cause de ta mort. Car ils ne cherchent pas à obtenir pour eux une bonne renommée dans
le pays, mais ils cherchent, débauchés, seulement à assembler de la richesse, qui ensuite
cependant se gaspille et en outre avec des périls pour leur maison, car la malédiction des
pauvres, comme on dit, ne retombe pas sur les arbres, aussi tard soit-il ».
33. Ainsi, Grégoire Ureche reconnaît cette valeur morale, op.cit., p. 63 : « De nombreux auteurs se
sont efforcés d’écrire sur l’organisation et l’histoire des pays, et ils ont laissé ensuite une
chronique [des choses] bonnes et mauvaises, afin qu’elle instruise les fils et petits-fils, pour qu’ils
se gardent des choses mauvaises, qu’ils réfléchissent et qu’ils suivent les bonnes, qu’ils en tirent
un enseignement et une conduite ».
34. Cette conception apparaît dans la chronique d’Ureche, après le récit du règne de Pierre le
Boiteux, ibid., p. 219 : « Mais la bonne fortune du pays changea, car après la bonne fortune, voilà
que vint la mauvaise, comme s’il était décidé par Dieu qu’après une période bonne et sereine en
vienne une autre mauvaise et troublée, qu’à un règne calme et doux, en succède un autre terrible
et amer ».
35. Ce point de vue est défendu par Miron Costin, op.cit., p. 184 : « que le seigneur soit guidé selon
les faits des seigneurs, qui ont été et selon leur renommée et leur mémoire, que les boyards
suivent les boyards honorables et sages, que le serviteur [suive] le serviteur, chacun selon sa
classe ; celui qui suit celui qui est honorable [sera] honoré, celui qui suit le méchant est mauvais,
et il finira mal ». Jean Neculce encourage lui aussi les lecteurs à s’instruire grâce aux chroniques,
Letopisetul Tarii Moldovei de la Dabija-voda pîna la a doua domnie a lui Constantin Mavrocordat, éd. G.
Strempel, dans Opéré, Bucarest, 1982, p. 159 : « plus vous serez capables de connaître cette
chronique, d’autant plus vous saurez vous gardez des dangers et vous serez plus instruits pour
donner des réponses dans les conseils, soit secrets soit pour informer, soit dans les discussions
chez les seigneurs et tous les gens d’importance ».
36. Voir par exemple ce passage de la Vie de Niphon, op.cit., p. 97-98 : « Et comme la prière, l’amour
et la foi de Melchisédec élevèrent Abraham, et comme les prières de Samuel prophète et
hiérarque renforcèrent David contre Goliath, ainsi maintenant les prières de saint Niphon aussi
aidèrent Neagoe-Voïévode, seigneur de la Pannonie ». En Moldavie, l’évêque Macaire exerça une
influence déterminante, en particulier sur le jeune prince Étienne Rares, voir l’étude que lui
consacre S. Ulea, « O surprinzatoare personalitate a evului mediu românesc : cronicarul
Macarie », op.cit., passim.
37. De nombreuses références dans G. Dagron dans Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme
byzantin », Paris, Gallimard, 1996. Voir aussi, sur la représentation de l’empereur en nouveau
Moïse et en nouveau Melchisedec, A. Pertusi, Il pensiero politico bizantino, Bologne, Patron Editore,
1990, p. 45.
38. Voir la thèse de doctorat B. Bojovic, Stefan Nemanja-Saint Siméon et l’idéologie de l’Etat dans les
hagiobiographies dynastiques du Moyen Age serbe. Une hagiographie dynastique médioserbe inédite : Vie
de Saint Siméon-Stefan Nemanja par Nikon le hiéosolymitain, étude historique et philologique, Paris I,
1990, en particulier sur la « symphonie des deux pouvoirs » (le roi Étienne le Premier Couronné
et l’archevêque Sava Ier, au début du XIIIe siècle), p. 66-79.
39. Le moine Azarié indique que le voïévode Jean avait refusé d’écouter ses conseillers en 1574,
qui lui déconseillaient d’affronter les Turcs, ce qui provoqua l’invasion du pays et sa propre mort,
op.cit., p. 151.
40. Grégoire Ureche, op.cit., p. 219.
41. Miron Costin, op.cit., p. 89-90.
42. Sur le milieu ecclésiastique byzantin après la conquête ottomane, voir la synthèse de S.
Runciman, The Great Church in Captivity, A study of the Patriarchate of Constantinople from the eve of
the turkish conquest to the greek War of Independance, Cambridge University Press, 1968. Sur les
relations entre ce milieu et les Principautés roumaines : N. Iorga, Byzance après Byzance, Paris, Le
Nadir, rééd. 1992. Nous empruntons l’expression « Byzance d’Église » à la thèse de D. Nastase,
224

Byzance d’Eglise et les pays roumains face à l’expansion ottomane dans les Balkans (1354-1432), thèse de
doctorat, Paris I, 1973.
43. Macaire écrit afin que les événements anciens ne soient pas recouverts « par le tombeau de
l’oubli », op.cit., p. 90. Une affirmation comparable dans Euthyme, op.cit., p. 117, et Ureche, op.cit.,
p. 63. Jean Neculce, op.cit., p. 158, écrit « pour la mémoire des seigneurs (întru pomenirea domnilor)
».
44. Voir par exemple cette charte du voïévode valaque Pierre le Jeune, qui confirme au monatère
de Curtea-de-Arges un domaine (19 avril 1560), dans Documenta Romaniae Historica, B, Tara
Româneasca, Bucarest, vol. V, doc. 174, p. 188 : cet acte doit assurer une « mémoire éternelle »« à
ma Seigneurie et à tous les anciens seigneurs défunts ».
45. Documenta Romaniae Historica, A, Moldova, vol. I, doc. 288, p. 412.
46. Cette idée est empruntée à l’hellénisme antique. Voir l’introduction du chroniqueur Radu
Greceanu, rédigée à l’occasion des dix ans du règne de Constantin Brancovan (1698), Istoria
domniei lui Constantin Basarab voievod, éd. A. Ilies, Bucarest, Édition de l’Académie, 1970, p. 52-53.
47. Peu avant de mourir, Alexandre Lapusneanu confia aux boyards et aux hiérarques des
« enseignements divins », Azarié, op. cit., p. 147. Selon Miron Costin, les paroles de Radu Mihnea
étaient « comme une loi pour tous », op. cit., p. 89.
48. La tradition reconnaît à Neagoe Basarab la paternité des Enseignements à son fils Théodose, la
plus importante œuvre parénétique roumaine. En 1630, le métropolite de Kiev Pierre Movila
écrivit des Conseils pour son frère le voïévode moldave Moïse. Enfin, en 1724, le prince Nicolas
Mavrocordat rédigea lui aussi des Conseils pour l’instruction de son fils Constantin.
49. Grégoire Ureche, op. cit., p. 120-121 : « Mais après sa mort, jusqu’à aujourd’hui, on l’appelle
saint Étienne-Voïévode, non pour l’âme, qui est dans la main de Dieu, car il a aussi été un homme
avec des péchés, mais pour ses faits de bravoure, pour lesquels aucun des seigneurs, ni
auparavant, ni après cela, ne l’a égalé ».
50. Voir à ce propos le commentaire de Nicolas Costin sur l’épithéte « bon » que la tradition
associe aussi à Étienne le Grand, Letopisetul Tarii Moldovei de la zidirea lumii pîna la 1601, éd. S.
Korolevschi, dans Scrieri, vol. 1, Chisinau, Édition Hyperion, 1990, p. 177 : « Cet épithète a un
renom immortel : bon ! Songez, seigneurs, à ce bon renom intact et non rongé par les vers... »
51. Le Chronique des Cantacuzène insiste en particulier sur la mort du « héros » de la chrétienté,
Letopisetul cantacuzinesc, op.cit., p. 82.
52. Cette tradition est notamment recueillie par Jean Neculce, dans « Une somme de paroles (O
sama de cuvinte), entendues d’homme à homme, des anciens et des vieux, et qui ne sont pas
écrites dans la chronique... », dans Opéré, éd. G. Strempel, Bucarest, Édition Minerva, 1982,
p. 161-193.
53. Nicolas Costin, op. cit., p. 27.
54. Grégoire Ureche, op. cit., p. 218.
55. Dans une charte de confirmation du voïévode valaque Pierre le Jeune au monatère de Curtea-
de-Arges, que nous avons déjà citée, on trouve le refus d’entrer « dans la violation de la décision
et dans la malédiction des seigneurs d’avant », Documenta Romaniae Historica, B, op.cit., vol. V, doc.
174, p. 188.
56. Voir récit du chroniqueur Axinte Uricariul, Cronica paralela a Tarii Românesti si a Moldovei, éd.
G. Strempel, Bucarest, Édition Minerva, vol. Il, 1994, p. 195.
57. Les Phanariotes étaient des princes gréco-roumains originaires de Constantinople, en
particulier du quartier du Phanar. Proches de la Porte, ils régnèrent sur les Principautés entre le
début du XVIIIe siècle et 1821.
58. Lettre à Gherasim, ancien patriarche d’Alexandrie, sur son second règne en Moldavie,
le 20 décembre 1712, publiée dans Documente privitoare la istoria Românilor culese de Eudoxiu de
Hurmuzaki, vol. XIV, t.l, éd. N. Iorga, doc. 500, p. 486 : « Et parfois nous parcourons non sans
plaisir l’histoire moldave (à partir du moment où maintenant la langue du pays nous est aussi
225

familière) qui, peignant les vies et les évènements des seigneurs qui ont été avant nous, et nous
plaçant sous les yeux l’instabilité des choses de la vie, nous révèlent une utilité qui n’est pas
fortuite ».
59. C’est le cas en particulier de Nicolas Balcescu, qui participa à la révolution parisienne de 1848,
puis aux événements insurrectionnels de Valachie.
60. Les chroniques furent par exemple publiées par un autre historien de cette génération,
Michel Kogalniceanu.

AUTEUR
BENOÎT JOUDIOU
Université de Toulouse-Le Mirail.
226

Encore sur l’histoire des femmes : la


dot d’une veuve grecque mariée à
Durazzo
Chryssa Maltezou

1 La position des femmes dans les sociétés du Moyen Age et de la Renaissance préoccupe
ces dernières décennies des chercheurs, toujours plus nombreux, qui relisent avec de
nouveaux outils d’approche et sous un angle nouveau l’histoire du droit, afin
d’examiner le rôle de la femme en relation avec les conditions sociales dans lesquelles
elle vit. Un des sujets qui ont attiré l’attention de la recherche contemporaine est la
fonction sociale de l’institution de la dot, laquelle constitue la base matérielle du
nouveau foyer. L’étude de cette institution aide à la compréhension de l’organisation
familiale, des conséquences économiques dans la vie du couple mais aussi de la relation
de la femme avec sa famille d’origine d’une part et sa famille d’accueil de l’autre 1.
2 Le travail présent se réfère à un aspect de l’institution de la dot et plus spécialement à
la question de sa restitution à la femme après la mort de son mari. Deux documents,
rédigés à Venise en 1469 et localisés récemment aux Archives d’État de Venise, ce fonds
inépuisable de sources d’archives, apportent matière à discussion 2.
3 La personne principale de cette histoire de vie qui se déroule dans les documents est
Herini Ralena, veuve de Reposi et fille du misser Johannes Rali, grec de Constantinople.
Le mariage de la femme grecque avec Reposi eut lieu en mars 1464 à Durazzo, où
Johannes Rali avait apparemment trouvé refuge après la chute de Constantinople.
Quant au marié, Reposi, durazzain semble-t-il et probablement gréco-albanais, nous
savons seulement qu’il était fils de madona Mamiza 3. Les désignations misser (ser) et
madona qui accompagnent les noms des beaux-parents, de Johannes Rali et de Mamiza,
indiquent que les deux familles appartenaient à la classe de la haute bourgeoisie 4. Le
montant de la dot de Herini Ralena, 1.200 ducats, nous permet de déduire que son père
ou bien avait pu emporter avec lui des biens mobiles considérables ou alors il s’était
enrichi au cours de la décennie écoulée après la prise de Constantinople par les
Ottomans. Selon la loi vénitienne de 1420, la dot des femmes nobiles ne devait excéder
les 1.600 ducats, tandis que la loi de 1550 la fixait à 3.000 ducats 5. La moyenne de la dot
227

restituée à environ 100 nobili donne entre 1466 et 1470 est estimée à 1.230 ducats 6. Ces
faits confirment que la dot de Herini était équivalente à celle des vénitiennes de la
haute classe sociale de la même période.
4 Nous ne connaissons pas l’âge de Herini à l’époque de son mariage. En revanche, nous
savons qu’elle ne resta pas longtemps mariée à Reposi. Cinq ans après son mariage à
Durazzo, alors possession vénitienne7, son père se présenta devant les autorités
vénitiennes et réclama, en tant que procurateur de sa fille devenue veuve, la restitution
de la dot qu’il lui avait donné. Les noms vénitiens mentionnés dans le document (ceux
du baile vénitien et des extimatores de la dot) suggèrent que la famille du beau-fils était
intégrée dans la société vénitienne locale. Or, la famille de l’épouse avait aussi des
relations avec les Vénitiens, comme le prouve la présence d’Angelus Sanudo, en tant
que garant, dans l’affaire de la restitution de la dot. En toute probabilité, Johannes Rali
était parmi ces Grecs de Constantinople qui s’adonnèrent à un commerce fructueux
avec des hommes d’affaires italiens, bien avant la chute de la capitale byzantine 8. Il
devait être apparenté au commerçant chir Todaro Rali qui s’occupait du commerce de
vin dans les années 1437-1439 et qui est mentionné dans le précieux Libro dei Conti du
marchant vénitien Giacomo Badoer, lequel fit des affaires à Constantinople pendant la
même période9. Si cela était le cas, il paraît raisonnable que Johannes ait continué à
Durazzo ses activités commerciales, tout en gardant des contacts avec les hommes
d’affaires vénitiens. Des intérêts commerciaux que les progrès de la conquête turque en
Albanie10 mettaient en danger pourraient être la raison qui le poussa finalement, selon
les documents, à abandonner Durazzo et à s’établir à Venise, où nous le retrouvons
en 1469. Le climat social dans lequel vivait le constantinopolitain Rali nous aide à
comprendre pourquoi sa fille Herini, mariée à Durazzo à un durazzain, reçut sa dot
selon la pratique vénitienne et non pas byzantine. Par conséquent, comme nous
l’apprend le document, Herini demanda après la mort de son mari, le retour de sa dot
selon la coutume vénitienne (secundum usum patriae nostrae).
5 Les démarches qu’une vénitienne devait effectuer afin que sa dot lui soit restituée
avaient été fixées par la loi de 1242 et sont déjà décrites et analysées par les chercheurs
qui ont étudié de manière systématique le sujet11. Nous rappellerons en bref les
diverses étapes de cette procédure. Conformément à la législation de Venise, quand le
mariage prenait fin avec la mort du mari, la veuve, dans le cas où elle n’avait pas déjà
reçu sa dot des biens de son mari défunt, elle pouvait la réclamer selon la procédure
suivante12 :
6 Dans une première étape, dans l’intervalle d’une année et un jour après le décès de son
mari, la femme devait notifier devant le tribunal compétent en affaires concernant les
dots, les Giudici del Proprio, de son intention de réclamer la restitution de la dot (vadia,
vadimonium). Cette demande, ainsi que la documentation nécessaire, devait être
présentée au tribunal par le garant de la veuve (fideiussor) sous forme de document
rédigé par un notaire et soussigné par les Giudici del Proprio (breviarium). La valeur de la
dot était attestée par l’inventaire des biens qui constituaient la dot ou par le contrat
nuptial ou par un document du mari ou enfin par le témoignage de deux témoins qui
certifiaient la valeur de la dot. Une fois cette étape conclue, la veuve avait le droit de
demander la restitution effective de la dot dans un délai de trente ans.
7 Dans la seconde étape, si les parents du mari défunt ne voulaient pas ou n’étaient pas
en position de restituer la dot à la veuve, celle-ci avait le droit de demander aux juges
une sentence (diiudicatus carta), aux termes de laquelle la famille de son mari s’invitait à
228

lui verser la contre-valeur du montant de la dot. Au cas où les biens du mari défunt ne
suffisaient pas pour le paiement, l’équivalent de la dot était obtenu des biens des
parents du mari, lesquels s’étaient portés garants. Souvent comme garante de la dot
c’était la mère ou la grand-mère du mari. Dans la pratique, la valeur de la dot restituée
à la veuve se montait aux deux-tiers de celle donnée au mari, le tiers restant étant le
cadeau de la femme au mari (corredum). En plus, il était courant que la veuve reçoive
des biens de son mari une somme pour les frais des habits de deuil, que les conventions
sociales l’obligeaient de porter durant son veuvage (pro veste viduali). Jusqu’à la
prononciation du tribunal del Proprio (diiudicatus), la veuve avait le droit de vivre de la
fortune de son mari, ainsi qu’après la prononciation du diiudicatus, jusqu’à ce que la dot
lui soit restituée, sans pour autant que les frais de vie soient aux dépens des biens du
défunt.
8 Examinons maintenant les documents qui se réfèrent à la restitution de la dot de la
veuve Herini Ralena, en tenant compte de cette procédure. Le premier document est la
demande, dûment documentée, par la veuve de la restitution de sa dot aux Giudici del
Proprio13. Le document avait été rédigé à Rialto, en présence du notaire Natale Colona, et
soussigné par le juge Petrus Salomonus et le fideiussor Angelus Sanudo. Selon la
pratique de l’époque, la demande était présentée devant les juges par Sanudo, le
fideiussor de la veuve, lequel attesta que Johannes Rali, en tant que procurateur de sa
fille veuve, s’ était présenté dans le délai d’un an et un jour après la mort de son beau-
fils ( 1468 ߙ) à la cour, devant le doge Cristoforo Moro, et avait notifié l’intention de
Herini de demander la restitution de sa dot (vadimonio comprobando). Comme Sanudo
mentionne dans le document, le père de la veuve avait documenté la demande avec le
témoignage de deux témoins, de Zorzi Loredan, qui fut un des estimateurs de la dot, et
du baile vénitien de Durazzo Paulo Querini14. Le premier témoin, Loredan, témoigna
qu’en 1464 il se trouvait à Durazzo, où il fut présent au mariage de Herini Ralena avec
Reposi, fils de Mamiza. Le père de la mariée lui avait remis une dot dont la valeur
montait à 1.200 ducats (un tiers en argent, un tiers en bijoux et un tiers en valeurs
mobilières) et pour laquelle s’était porté garante la mère du marié (segurta de dote).
L’autre témoin, Paulo Querini, baile de Durazzo, attesta sous serment que les
estimateurs de la dot, Loredan et Petrus Zorzi, avaient été choisis avec l’accord des
deux parties et que Mamiza était garante de la dot.
9 Le second document, daté du 18 avril 1469, est la sentence des juges (diiudicatus),
laquelle ordonna la restitution de la dot à la veuve15. Selon la sentence, la somme due à
Herini pour la dot que son mari avait reçue en 1464 s’éleva à 731 ducats et 3 grossi. En
plus, elle avait droit à 12 libre ad grossum pour les habits de veuvage qu’elle devait
porter. La somme totale, qui en réalité ne représentait qu’environ le tiers de la valeur
de la dot (laquelle s’élevait, comme il est plus- haut mentionné, à 1.200 ducats), devait
être perçue par son père, en tant que son procurateur, des biens de son mari défunt ou,
si ceux-ci ne suffisaient pas pour le montant sus-dit, des biens de sa belle-mère garante.
Le fait que la veuve s’empressa de demander la sentence du tribunal, peu de temps
après la mort de son mari, suggère qu’ elle n’était pas en bons termes avec sa belle-
mère. Il n’est pas exclu d’ autre part que la hâte de la veuve était dû à son intention de
se remarier, d’où la nécessité de la dot pour organiser sa vie nouvelle.
10 La micro-histoire de la restitution de la dot à la veuve Herini met en lumière les réalités
sociales de l’époque. Des Grecs qui avaient abandonné leurs foyers à Constantinople
après sa prise par les Ottomans, des Durazzains, en tant que membres de la société
229

locale, et les Vénitiens, professionnels et fonctionnaires, vivaient ensemble en paix aux


rivages de l’Adriatique et, malgré leurs différences religieuses ou autres, faisaient des
alliances dans le domaine économique et se partageaient les joies et les peines de la vie
quotidienne. En outre, nos sources révèlent en la personne de Johannes Rali le
phénomène de l’adaptation de groupes de réfugiés aux sociétés d’accueil et de leur
endurance aux difficultés rencontrées dans leur nouvel environnement 16. Tant à
Durazzo, où il se réfugia après la prise de sa ville, qu’à Venise, où on le trouve plus tard,
Rali se meut avec aisance sociale, a des relations avec les habitants du pays, se
familiarise avec les coutumes étrangères et n’hésite pas à revendiquer devant les
tribunaux de Venise le bon droit de sa fille. Et pourtant, en dépit des années passées du
moment où il abandonna sa ville natale et malgré son adaptation aux nécessités de
l’époque et aux nouvelles conditions sociales de son lieu de résidence, Johannes Rali
conserva toujours le souvenir de son origine et son identité nationale, laquelle il
exprime en se désignant, dans les documents officiels qu’il adresse aux autorités
vénitiennes, comme de natione Grecus, Constantinopolitanus.

Les Documents
I La demande documentée de restitution de la dot de la veuve Herini
Ralena (breviarium)
A.S.V., Cancelleria Inferiore, Colona Natale, B.62.

11 1469, 14 avril, ind. II


12 In nomine Dei Eterni amen. Anno ab incarnatione domini nostri Iesu Christi millesimo
quadrigentesimo sexagesimo nono, mense aprilis, die quartodecimo, indictione secunda, Rivoalti.
Breviarium facio ego Angelus Sanuto, fideiussor, dicens quod Petrus Basilii, preco et ministerialis
curie palacij, extitit mediator de vadimonio comprobando qualiter die eodem ser Johannes Rali,
natione Grecus, Constantinopolitanus, uti et tamquam procurator domine Her<i>ne Ralena, filie
sue, relicte domini Reposi, ut patet quadam terminationis carta in publicam formam reddacta
manu venerabilis viri domini Antonii de Lauris, ecclesie Sancti Martini Venetiarum et curie
peticionis notarii, facta ad dictam curiam petitionis sub die, mense et millesimo suprascriptis et
cetera, dedit in curia dicto procuratorio nomine ante presentiam Serenissimi principis nostri
domini Christophori Mauro, dei gratia incliti Venetiarum ducis, et eius iudicum de
quantocumque infra octavum diem comprobare posset de repromissa predicte filie sue et hiis
omnibus que sibi habere pertinebant, secundum usum patrie nostre. Infra vero suprascriptum
octavum diem comprobavit mihi ipse ser Johannes dicto procuratorio nomine, cum testisque
infrascriptis, quarum una fuit de manu ipsius testis scripta, cuius tenor talis est. “Yhesus, Maria.
Essendome dimanda per vui signori Zudesi de Proprio a mi Zorzi Loredan quondam misser
Francesco quello io so de uno paro de noze, fate a Durazo, de una fiola de miser Zuan Rali e de el
fiolo de madona Mamiza, rispondo tanto saver che atrovandome a Durazo del 1464 el dito misser
Zuan Rali marido Ina soa fiola nel dito fio de madona Mamiza, el dito miser Zuan Rali idete in
dota fina ala summa de ducati 1200 a questo modo, un terzo danari, un terzo zoie, un terzo
mobilia et habiando promesso dita dota, el dito miser Zuan Rali volse saper chi rimaniva segurta
de dita dota che lui dava ala dita soa fiola, diche rispoxe la sopradita madona Mamiza, madre del
sposo, esser contenta romignir lie segurta de ogni cosa e cusi fono contenti trambe le parti et
altro non so. Iuravit”. Altera est testificatio viri nobili domini Pauli Quirino condam domini
Andree qui suo sacramento testificatus est, quod exeunte ipso baiulo Durachii contractum fuit
230

matrimonium suprascriptum de mense martii, per quo quidem contractu suprascriptus ser
Johannes Rali, pater dicte domine Her<i>ne, pro dote sua dedit et consignavit inter denarios,
iocalia et bona mobilia, extimata per viros nobiles dominos Petrum Zane et Georgium Lauredano,
in presentia ipsius testis pro summa in totum ducatorum mille ducentorum auri, qui nobiles
fuerunt ellecti de comuni concordio partium. Et in presentia ipsius testis domina Mamiza, mater
suprascripti domini Reposi, sponsi, remansit plezia et fecit fideiussionem de dicta summa
ducatorum 1200 in omnem casum et eventum dicte dotis, restituende super bonis suis eteetera.
Hoc autem totum mihi comprobatum fuit infra suprascriptum octavum diem dicti vadimonii
dati. Et hoc vadimonium datum fuit infra annum et diem postquam dictus olim vir eius obiit.Et
hoc per verum dico testimonium. Signum suprascripti fideiussoris, qui hec fieri rogavit.
Ego Angelus Sanudo subscripsi.
Ego Petrus Salomonus, iudex, subscripsi.
// habuit a regimine Durachii in bonis mobilis extimatis ducati 465 auri.//
13 (S.N.) Ego presbiter Natalis Colona, ecclesie Sancti Leonis curie proprii Venetiarum notarius,
complevi et roboravi.
14 Iuravit.
15 Fiat diiudicatum de ducatis septigentis trigintaquinque auri pro resto diffalcatis ducatis tribus
et grossi XXI a ducato auri pro expensis officii, restant nitidi ducati 731 grossi 3.

II La sentence des juges de Proprio (diiudicatus carta)


A.S.V., Giudici del Proprio, Diiudicatus, b.2, f. 20v

16 1469, 18 avril, ind. II


17 Die 14 mensis aprilis, 1469. Diiudicatus done Her<i>ne Ralene, completus et roboratus manu
domini presbyteri Tomei de Tomeis, ecclesie Sancte Sophie plebani notarii et aule incliti domini
ducis Venetiarum cancellarii, sub die decimo octavo, mensis aprilis, indictione 2a, Rivoalti, 1469.
Cum rebus publicis. Quem fieri fecit illustrissimus dominus dux cum suis iudicibus postquam
comprobavit de sua repromissa, que fuit ducatorum 1200 auri prout in netis curie duabus
testificatis clare apparet ex iudicio igitur quorum iudicum et sua confirmatione potestatem dedit
plenissimam ad sopra dictam Her<i>ne Ralenam sive ad ius dictum patrem et procuratorem
tantum intromittendum de bonis omnibus et havere mobilibus et immobilibus dicti quondam
Reposi, dudum viri sui quantum sunt ducati septagenti trigintiunus auri et grossi tres ad aurum
pro resto et completa solutione dotis in quantum sunt libre 12 ad grossum pro eius veste viduali,
quibus bonis deficientibus tantum intromittendi et ad propriam dummodo de bonis omnibus
mobilibus et immobilibus diete done Mamize tamquam plezie diete dotis quantum ipsa Her<i>na
restaret habere usque ad integram satisfationem dicte sue dotis habendi, tenendi et cetera.

NOTES
1. De la vaste bibliographie concernant la position de la femme dans la société occidentale, ainsi
que dans celle byzantine je me borne à citer les travaux suivants : Joëlle Beaucamp, “La situation
231

juridique de la femme à Byzance”, Cahiers de civilisation médievale, 1977, t. 20, p. 145-176, Chryssa
Maltezou, “Ή παρουσία τῆς γυναίκας στίς νοταριακές πράξεις τῆς περιόδου τῆς βενετοκρατίας”,
Kretologia 1984, t. 16-19, p. 62-79, Antonia Kioussopoulou, O θεσυός τη οικογένειας στην Ήπειρο
κατά τον 130 αιώνα, Athènes 1990, Sally McKee, “Women under Venetian Colonial Rule in the
Early Renaissance : Observations on their Economic Activities”, Renaissance Quartely 1998, t. 51,
p. 34-67, Angeliki E. Laiou, Gender, Society and Economie Life in Byzantium, Variorum, 1992, n. I- V,
Joëlle Beaucamp, Le statut de la femme à Byzance (IVe-VIIe siècle), v.1-2, Paris 1990, 1992, Anna
Bellavitis, “La famiglia ‘cittadina’ veneziana nel XVI secolo : dote e successione. Le leggi e le
fonti”, Studi Veneziani 1995, t. 30, p. 55-68, Sally McKee, “Households in Fourteenth-Century
Venetian Crete”, Speculum 1995, t. 70, p. 27-67, Tempi e spazi di vita feminile tra medioevo ed età
moderna, a cura di Silvana Seidel Menchi, Anne Jacobson Schutte, Th. Kuehn, Bologna 1999, St.
Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice. Twelve Essays on Patrician Society, Baltimore 2000,
Anna Bellavitis, Identité, mariage, mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle,
Collection de l’École Française de Rome 282, 2001, Linda Guzzetti, “Dowries in fourteenth century
Venice”, Renaissance Studies 2002, t. 16, 4, p. 430-473.
2. Voir édition des deux documents ci-dessous.
3. La soeur du héros national albanais Skanderbeg se nommait Mamiza et était mariée au noble
albanais Muzaki Thopia, mort en 1455 (cf. O.J. Schmitt avec la collaboration de G. Saint-Guillain,
“Actes inédits concernant Venise, ses possessions albanaises et ses relations avec Skanderbeg
entre 1464 et 1468”, Turcica 1999, t. 31, p. 265 n. 64. Notons aussi qu’un membre de la famille
gréco-albanaise Bosichi, nommé Reposi, était “stradioto” (soldat mercenaire) pendant les
dernières années du XVe et les premières du XVIe siècles et avait trouvé la mort en combattant
sous les services de Venise (P. Petta, Stradioti. Soldati albanesi in Italia (sec. XV- XIX), Lecce 1996,
pp. 88-89, 92). Un autre Reposi Bosichi, capitano de ’ cavagli, offre le 17 mars à la confrérie grecque
de Venise une somme pécuniaire pour la construction de l’église de San Zorzi dei Greci (voir
Institut Hellénique de Venise, Archives de la Confrérie Grecque de Venise, reg. 6, f.75r ; cf. Ersi
Bruscari, Η ἐκκλησια τσῦ ‛Αγίσυ Γεωργίου τών ’Ελλήνων στή Βενετία Athènes 1995, p. 40).
4. Si Johannes Rali était noble, il aurait été désigné dans le document comme nobilis. Voir par
exemple le cas de Manolius Ralys, attesté à Corfou en 1463, qui se qualifie chier et nobilis Amoree
(Acta Albaniae Veneta saeculorum XIV et XV, éd. J. Valentini, v. 25, Palermo 1979, n. 7287).
5. Bellavitis, “La famiglia”, op.cit., p. 59-60.
6. S. Chojnacki, “Riprendersi la dote : Venezia, 1360-1530”, Tempi, op.cit., p. 465.
7. Sur l’Albanie vénitienne cf. la bibliographie réunie dans le récent travail de Schmitt, “Actes”,
op.cit., p. 247.
8. Voir sur ce sujet N. Oikonomidès, Hommes d’affaires Grecs et Latins à Constantinople (XIIIe-
XVe siècles), Montréal-Paris 1979.
9. Il Libro dei Conti di Giacomo Badoer (Costantinopoli 1436-1440), testo a cura di U. Dorini – T.
Bertelé, Roma 1956, p. 194, 200, 231, 235, 258, 263, 266, 345, 468, 469, 784, 787.
10. Pour le cadre politique de l’époque cf. A. Ducellier, “Genesis and Failure of the Albanian State
in the Fourteenth and Fifteenth centuries”, Studies on Kosova, ed. Arshi Pipa and Sami Repishti. East
European Monographs CLV. Boulder, Colorado, 1984, p. 13-17 (= idem, L’Albanie entre Byzance et Venise,
Xe- XVe siècles, Variorum Reprints, London 1987, n. XII), Schmitt, “Actes”, op.cit., idem, “Paul
Angelus, Erzbischof von Durazzo und seine Bedeutung für den Türkenkampf Skanderbegs”,
Thesaurismata 2000, t. 30, p. 127-161,
11. En ce qui concerne la procédure de la restitution de la dot, les travaux de Chojnacki,
“Riprendersi la dote”, p. 465-479, de Bellavitis, Identité, p. 147-149 et de Guzzetti, “Dowries”,
pp. 437-439 sont essentiels.
12. Il est utile de souligner que selon la loi byzantine, dans les trois mois suivant la mort de son
mari, la veuve devait dresser l’inventaire de sa dot, de la donation prénuptiale et des biens du
décédé. Après avoir dressé l’inventaire, elle pouvait garder sa dot, tandis que les biens du mari
232

décédé revenaient à leurs enfants. Voir Harmenopoulos, Πρόχειρον νόμων ἤ ‛Εξάβιβλος, ed. K.
Pitsakis, Athènes 1971, p. 81-82, l. A, 34-35 ; cf. Angeliki E. Laiou-Thomadakis, Peasant Society in the
Late Byzantine Empire. A Social and Demographic Study, Princeton, New Jersey 1977, p. 90. Pour les
coutumes dotales byzantines v. eadem, “The Role of Women in Byzantine Society”, XVI.
Internationaler Byzantinistenkongress, Wien, 1981, Akten 1/1 = JOB 31,1 (1981), p. 237-241 (=
eadem, Gender, op.cit., n. I).
13. Voir ci-dessous doc. I.
14. Paulus Quirini fut baile à Durazzo en 1463-1465 (Ch. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou
peu connues, Berlin 1873, p. 391). D’ autre part, en 1434 et 1438, un vir nobilis ser Paulus Quirino est
attesté vicebaiulus dyrrhachiensis (Acta Albaniae Veneta, op.cit., v. 15, Roma 1972, n. 3613, v. 16,
Palermo 1972, n. 3823). Malgré l’écart chronologique, il n’est pas exclu qu’il s’agisse de la même
personne.
15. Voir ci-dessous doc. II.
16. Les membres de la famille Ral (l) i sont attestés dans les sources du XVe siècle au Péloponnèse
et à Corfou (v. exemples : Prosopographisches Lexicon der Palaiologenzeit, erst. E. Trapp, fasc. 10,
Wien 1990, nn.24056, 24061, Acta Albaniae Veneta, op.cit., v.15, Roma 1972, n. 3567, v. 25, n. 7287).
Dans un acte vénitien du 1461 on rencontre un Johannes Ralli, Archadie olim dominus (Acta Albaniae
Veneta, op.cit., v.24, Palermo 1977, n.7044). Plus tard, au XVIe siècle, nous trouvons des Ralli
parmi les membres de la confraternité grecque de Venise (v. Fani Mavroidi, Συμβολή στήν ἰστορία
τῆς ‛Ελληνικῆς ʼΑδελφότητας Βενετίας στό ΙΣΤʼ αιώνα. ῞Εκδοση τοῦΒ’ Μητρώου ἐγγραφῶν (1533-1562),
Athènes 1976, p. 130 n.15,134 et nn. (registre) 126, 131, 134, 142, 245, 291, 389, 402, 620, 623, 793,
854, A. Pardos, “ʼΑλφαβητικός κατάλογος τῶυ πρώτων μελῶν τῆς ‛Ελληνικῆς ʼΑδελφότητας
Βενετίας ἀπό τό κατάστιχο 129 (1498-1530), B‛Гυναῖκες”, Thesaurismata 1980, t. 17, p. 173-174.

AUTEUR
CHRYSSA MALTEZOU
Directrice de l’Institut Hellénique des Etudes Byzantines et Post-Byzantines de Venise.
233

Hét‘oum II, roi franciscain


d’Arménie (1289-1307)
Claude Mutafian

Le royaume d’Arménie à la fin du XIIIe siècle


1 La royauté bagratide de Grande Arménie fut détruite au milieu du XI e siècle par
l’expansionnisme byzantin suivi de l’invasion turque. Un siècle et demi plus tard, à la
suite d’un processus fort pertinemment qualifié par Alain Ducellier de « migration
étatique », le royaume d’Arménie renaissait en 1198, mais cette fois hors du territoire
historique, en Cilicie, dans l’angle nord-est de la Méditerranée. Son fondateur, Léon I er,
transmit à sa mort, en 1219, la couronne à sa fille Zabel, petite-fille par sa mère
d’Amaury de Lusignan, premier roi de Chypre. Le second époux de Zabel, le prince
Hét‘oum, régna de 1226 à 1269, et jusqu’à la chute du royaume, en 1375, le trône fut
pratiquement l’apanage de la dynastie hét‘oumide.
2 À partir de 1260, le Proche-Orient devint le terrain d’affrontement des deux grandes
puissances séparées par le cours moyen de l’Euphrate, l’ilkhânat mongol de Perse et le
sultanat mamelouk, maître de l’Egypte et de la Syrie. Une quinzaine d’années plus tôt,
Hét’oum Ier avait choisi son camp en concluant l’alliance avec les Mongols, changeant le
cap de la diplomatie arménienne jusque-là essentiellement axée autour du monde latin.
Les difficultés des Mongols de Perse sur leurs autres frontières furent mises à profit par
les Mamelouks, et le fils et successeur de Hét‘oum Ier, Léon II, se vit obligé de leur
demander les conditions de paix en 1285 : celles-ci incluaient un lourd tribut annuel 1. À
sa mort, le 6 février 1289 (et non 1288 comme on le lit parfois, puisqu’il signa le 23
décembre 1288 un privilège aux Génois2), la couronne passa à son fils Hét’oum II. La
situation du royaume était alors particulièrement critique : l’alliance mongole montrait
ses limites et la Syrie franque était à bout de souffle.
234

Les sources relatives à Hét‘oum II (1289-1307)


3 La période faste de l’historiographie arménienne s’arrête avant 1280, si bien que les
sources arméniennes relatives au règne de Hét‘oum II sont plus sporadiques que pour
ses prédécesseurs. On ne dispose que de « petites chroniques », dont beaucoup ont été
rassemblées dans deux volumes portant ce titre3 : on y trouve des chroniques
contemporaines comme celles du roi Hét‘oum II lui-même, de son parent Hét‘oum de
Korykos, de l’évêque Stéphane, de l’anonyme de Sébaste, d’autres un peu plus tardives
dues à Sarguis de Sis et Nersès Palients, ou encore celle de Davit‘ de Baghèche écrite au
XVIIe siècle. Quelques historiens antérieurs ont eu des continuateurs anonymes
couvrant notre période : c’est le cas de Samuel d’Ani4 et du « pseudo-Sembat »5. Bien
que traitant d’une province de Grande Arménie, l’œuvre de l’archevêque contemporain
Étienne Orbélian fournit d’intéressants renseignements6. Cette absence d’une
historiographie consistante rend d’autant plus précieuse la riche source constituée par
les nombreux colophons de manuscrits copiés durant les deux décennies qui nous
concernent. On trouve les textes de ces colophons disséminés dans divers catalogues de
manuscrits, mais une importante proportion figure dans deux recueils publiés en
Arménie7. Une sélection du XIVe siècle existe en traduction anglaise8. Ce sont parfois de
véritables chroniques, et on en possède même certains écrits par le roi lui-même,
comme ce poème qu’il ajouta en 1295 à la fin d’une Bible copiée à sa demande 9.
4 Bien qu’écrites en latin ou en moyen français, deux autres œuvres peuvent être classées
parmi les sources arméniennes. Il s’agit de la Chronique d’Arménie écrite en français par
Jean Dardel10, chapelain du dernier roi, Léon V Lusignan, probablement en partie sous
dictée de ce dernier, et surtout de la célèbre Fleur des Histoires de la Terre d’Orient, offerte
en 1307 au pape Clément V à Poitiers par son auteur, le prince Hét‘oum de Korykos 11
(en français Hayton), cousin germain du père du roi Hét’oum II ; on en possède deux
versions, une en français12 et une en latin13. Ces deux ouvrages sont à utiliser avec
précaution, ils comportent plusieurs erreurs et sont marqués par un caractère
tendancieux : visant à encenser Léon V, Dardel n’hésite pas à adopter un point de vue
ouvertement anti-arménien, alors que l’œuvre de Hayton est marquée à la fois par
l’hostilité de son auteur envers le roi et par le fait qu’il s’agit essentiellement d’un
plaidoyer pour tenter de convaincre l’Europe de secourir le royaume d’Arménie.
5 Comme autres sources chrétiennes, signalons Bar Hebræus (avec son continuateur) 14
chez les Syriaques. Côté byzantin, Pachymère15 est pratiquement le seul historien qui
nous fournisse quelques renseignements. Côté latin, on peut mettre à profit les
registres pontificaux16, les Lignages d’Outremer17, ainsi que plusieurs historiens, dont
Marino Sanudo18, Amadi19, Florio Bustron20, et surtout le « Templier de Tyr »21, ainsi que
des auteurs franciscains reproduits dans Golubovich22.
6 Les sources musulmanes sont particulièrement importantes, car certains auteurs ont
été des témoins directs des événements, comme al-Djazarî23 ou al-Younînî24, voire des
participants, comme Ibn-Taymiyya25, qui mena les négociations avec les Mongols
en 1300 à la suite de la défaite mamelouke, et surtout le prince de Hama, Aboûl-Fidâ 26,
qui dirigea en personne plusieurs invasions de la Cilicie à cette époque. D’autres, bien
que plus tardifs, n’en sont pas moins importants : parmi ceux des XIV e-XVe siècles,
citons Moufadhdhal27, al-‘Aynî28 et Makrîzî29.
235

Le premier règne de Hét‘oum II (1289-1293)


7 Hét‘oum II accéda à la royauté en 1289, âgé de moins de 25 ans – un colophon
de 1266 nous le présente comme un tout petit enfant30. Pétri de contradictions, il fut
sans aucun doute un des personnages les plus énigmatiques de ce dernier royaume
d’Arménie. Peut-être par obsession pour sa mère dont il vantait le “beau corps” 31, il fit
vœu de chasteté, refusa de se faire couronner et se fit franciscain sous le nom de Frère
Jean32. Il partagea son temps entre le trône et le couvent, laissant libre cours aux
ambitions de ses frères qui prenaient goût au pouvoir en le remplaçant.
8 Tout en maintenant les liens avec les Mongols, Hét‘oum II donna tout de suite à sa
politique une orientation résolument prolatine, probablement autant due à ses
convictions religieuses qu’à l’espoir d’obtenir du secours de l’Occident. Depuis un demi-
siècle, les missionnaires catholiques sillonnaient l’Orient dans le but de convertir les
Mongols et les « chrétiens hérétiques ». L’un d’entre eux, le franciscain Jean de Monte
Corvino, qui avait rencontré en Cilicie le prince héritier Hét‘oum, avait laissé sur lui
une forte impression, qui valut au roi une lettre de louange, datée du 7 juillet 1289, du
premier pape franciscain, Nicolas IV33. Monte Corvino eut très certainement un rôle
décisif dans la décision de Hét’oum d’intégrer l’ordre des Frères mineurs, reflété par le
nom de religion que ce dernier adopta : pour la première fois depuis le rejet des
décisions du concile de Chalcédoine (451), un souverain arménien s’éloignait de
l’« Eglise apostolique arménienne » autocéphale.
9 Autour du royaume, la situation se dégradait avec l’effacement progressif des Mongols
et le renforcement de la puissance des Mamelouks, qui sonnèrent le glas de la Syrie
franque avec la prise d’Acre en 1291. À côté de Byzance et de Chypre, le royaume
d’Arménie se retrouvait l’un des trois seuls Etats chrétiens d’Orient. Le roi sentit que le
danger se rapprochait, d’autant plus qu’il reçut coup sur coup deux lettres du sultan 34,
lui annonçant les prises d’Acre et de Tyr et le sommant de venir offrir sa soumission s’il
ne voulait pas subir le même sort ; le sultan se présentait comme « vainqueur des
armées des Francs, des Arméniens et des Tartares ». La même année, Hét‘oum envoya
en Europe des demandes d’aide via des ambassadeurs, dont des franciscains 35. Ils se
présentèrent au roi Édouard Ier d’Angleterre 36 et au pape Nicolas IV, qui les envoya au
roi de France37. Le pape appela la chrétienté à porter secours au royaume, en
promulguant des privilèges et des indulgences à ceux qui iraient défendre le royaume
d’Arménie38. Les Templiers et les Hospitaliers se manifestèrent 39, mais rien de concret
ne sortit de ces appels.
10 L’Europe était bien loin, et sans attendre l’expiration de la trêve de plus de dix ans
conclue en 1285 les Mamelouks reprirent leurs attaques. En 1292, ils s’emparèrent de la
forteresse de Hromkla, sur le coude de l’Euphrate, siège catholicossal arménien
depuis 1150 ; le catholicos fut emmené captif en Égypte où il mourut, et le siège dut se
déplacer dans la capitale, Sis, perdant sa liberté d’action par rapport au pouvoir royal 40.
Pour éviter une nouvelle invasion du royaume, Hét’oum II n’avait pas d’autre choix que
de demander aux Mamelouks les conditions de paix ; en position de force, ceux-ci
exigèrent la cession des places stratégiques de Béhesni, Marache et T‘il Hamdoun 41,
laissant ainsi dégarni le flanc oriental du royaume.
11 C’est probablement en 1293, à la suite de cette paix, que Hét‘oum II abandonna le
pouvoir pour la première fois : « Je suis passé de l’habit royal à celui de religieux »
comme il l’écrivit lui-même42. Mis à part Nersès Palients43, plus tardif et catholique
236

fanatique, les sources arméniennes44 ne disent pas que le couvent dans lequel il entra
était franciscain ; l’une d’elles précise même qu’il s’agissait d’un couvent arménien,
tout en présentant un peu plus loin le roi comme Frère mineur 45. Il est d’autant plus
difficile de trancher qu’un couvent franciscain semble avoir effectivement existé à Sis
dès cette époque46. Peut-être Hét‘oum est-il d’abord entré dans un couvent arménien
avant d’intégrer l’ordre mineur47.
12 Peu avant sa retraite, Hét’oum avait renforcé l’alliance arméno-chypriote en faisant
célébrer en Cilicie le mariage de sa sœur Zabel avec Amaury de Tyr, frère du roi Henri II
de Chypre48. Il confia le royaume à son frère T‘oros, qui était allé cinq ans plus tôt à
Chypre pour épouser Marguerite, sœur du même roi Henri49. T‘oros gouverna en tant
que « baron » mais ne ceignit pas la couronne50.

Le second règne de Hét‘oum II (1294-1296)


13 Hét‘oum II ne resta pas longtemps au couvent. Dès l’année suivante (1294), on le
retrouve sur le trône51. Nostalgie du pouvoir ? Peut-être, mais ce retour est plus
probablement à lier au complot fomenté en son absence par son parent Hét‘oum de
Korykos (Hayton) « avec son frère Ochine, seigneur de Kantchi et de nombreux princes
arméniens », à la suite duquel les deux frères prirent la fuite 52. Une occasion de
diversifier ses alliances via la diplomatie matrimoniale se présenta au roi : l’empereur
byzantin Andronic II Paléologue (1282-1328) cherchait une épouse pour son fils et
coempereur Michel. Hét‘oum II confia aux ambassadeurs deux de ses sœurs, et en
janvier 1295 l’aînée, Rita, épousa Michel à Constantinople et devint Marie Paléologue 53.
14 En cette même année 1295, la farouche lutte pour le pouvoir en Perse vit le triomphe –
provisoire – de Baïdou54. Le nouveau khân était réputé pour son extrême
christianophilie – certaines sources en font même un chrétien55 – et le roi d’Arménie
décida de lui rendre visite. C’est probablement à cause de ce voyage 56 qu’il confia de
nouveau le pouvoir à T‘oros, et non pour retourner au couvent57. Baïdou eut un règne
très bref, il fut bientôt mis à mort et remplacé par Ghazan 58. C’est donc devant lui que
se présenta Hét‘oum II après un voyage de deux mois59. À peine intronisé, le nouveau
khân se convertit à l’islam60, religion majoritaire chez ses sujets, et des persécutions
antichrétiennes furent déclenchées à l’instigation de son vizir Nâwroûz 61. Il semble que
l’intervention du roi d’Arménie auprès de son suzerain ait réussi, ou au moins
contribué, à les faire cesser62.
15 Hét’oum II retrouva son royaume en 129663. La même année est rapporté un nouveau
complot64, dirigé par un autre cousin du père du roi, Ochine, fils du célèbre connétable
Sembat. On ne sait pas s’il fut monté durant l’absence du roi ou après son retour. Selon
certaine source latine65, non confirmée par les sources arméniennes, T‘oros avait, cette
fois, pris goût au pouvoir, et n’était pas disposé à le rendre à son frère. C’est peut-être
là l’explication du voyage à Constantinople entrepris par Hét’oum II, qui se fit
précisément accompagner par T‘oros dont l’épouse chypriote venait de mourir. Il est en
tout cas certain que cette même année 1296 les deux frères sont allés rendre visite à
leur sœur à Constantinople. Le royaume fut cette fois confié à un troisième frère,
Sembat66.
237

Le règne de Sembat (1296-1298)


16 Contrairement à son frère T‘oros, Sembat profita de l’absence du souverain légitime
pour se faire couronner roi, et il frappa des monnaies portant sa titulature royale 67.
Certaines sources précisent qu’il prit cette décision « sur les conseils du catholicos et
des seigneurs »68 : une confirmation de la faible popularité de Hét’oum II, probablement
due à sa politique latinophile. À Constantinople, celui-ci demeurait « chez les Frères
italiens »69, sans doute un couvent franciscain : à partir de cette date, le doute n’est plus
permis, il était devenu le franciscain Frère Jean.
17 Seul maître à Sis, Sembat cherchait à consolider son pouvoir pour préparer l’inévitable
affrontement quand son frère serait de retour. Il correspondait avec la papauté,
Boniface VIII le reconnaissant comme « illustre roi d’Arménie » 70. Il envoya une
ambassade auprès de Jacques II d’Aragon71. Afin de s’assurer le soutien du suzerain
mongol, il alla en Perse se présenter devant Ghazan, et prit pour épouse une de ses
parentes72.
18 Ces rivalités fratricides favorisaient bien entendu les desseins des ennemis. D’un côté
les Karamanides reprirent leurs ravages73, mais surtout les Mamelouks profitèrent de
l’occasion pour lancer une troisième invasion de la Cilicie. Le roi et le catholicos
Grégoire VII avaient envoyé une ambassade à Boniface VIII pour demander l’aide de
l’Occident ; dans ses réponses74, datées d’octobre 1298, le pape les félicitait pour leur
reconnaissance de la suprématie romaine et promettait de s’adresser aux souverains
européens pour qu’ils aident le royaume. À cette époque, Sembat avait déjà été chassé
du pouvoir et les Mamelouks avaient parachevé leur invasion. On en a un récit de
première main par Aboûl-Fidâ75, qui participa à la seconde phase. Après une première
qui se solda par des pillages en avril 1298, cette seconde expédition quitta Alep
le 14 juin « pour le pays de Sis » ; passant par Alexandrette, elle alla mettre une semaine
plus tard le siège à la forteresse de Hamous. L’auteur précise qu’à cette époque c’est
encore Sembat qui régnait, après avoir capturé ses deux frères, ôté un œil à Hét’oum et
mis à mort T‘oros. Selon le même auteur, les Arméniens, dégoûtés par sa conduite et
son incapacité militaire, décidèrent d’introniser un autre frère, Constantin. Sembat
s’enfuit à Constantinople et Constantin lui succéda sur le trône.
19 Une autre source non arménienne76 donne également d’intéressantes précisions, mais
sans chronologie. Selon elle, les ambitions affichées par son frère étaient parvenues aux
oreilles de Hét’oum, qui quitta Constantinople avec T‘oros. Arrivé aux frontières du
royaume, il fut informé des noirs desseins de l’usurpateur, retourna à Constantinople
via Chypre, et décida de se rendre en Perse auprès de Ghazan, mais en chemin il
rencontra Sembat, qui précisément en revenait. Celui-ci captura ses deux frères, « et
après peu de jours, il fit étrangler T‘oros et fit crever les yeux à Hét‘oum ». Révolté par
de tels actes, le quatrième frère, Constantin, assembla une troupe, arrêta Sembat et
délivra Hét’oum.
20 Les sources arméniennes sont grosso modo d’accord avec ces récits ; elles sont à la fois
plus prolixes en détails et plus confuses, en particulier en ce qui concerne les dates. Il
paraît raisonnable de se fier à la chronologie d’Aboûl-Fidâ, à la fois précise et de
première main, confirmée par al-Djazarî et al-Yûnînî en ce qui concerne l’invasion
mamelouke : c’est en juillet 1298, durant cette invasion, que Sembat fut forcé de quitter
le pouvoir. Selon une chronique arménienne contemporaine77, il apprit en 1297 à
Sébaste, sur le chemin du retour de Perse, que ses deux frères avaient atteint Sinope et
238

comptaient eux aussi aller voir Ghazan, il les captura et les emmena enchaînés en
Cilicie ; son frère Constantin se dressa alors contre lui, à la suite de quoi Sembat,
furieux, exila le catholicos Grégoire, fit mettre à mort T’oros et éborgner Hét‘oum,
avant de se réfugier en Anatolie auprès du lieutenant des troupes mongoles qui le livra
enchaîné à Hét’oum. Certains auteurs78 placent le soulèvement de Constantin, seigneur
de Kapan, après les violences de Sembat sur ses frères. Une autre variante consiste à
nous présenter Sembat aveuglant son frère, lequel aurait recouvré la vue après sa
libération79 : outre le côté un peu trop miraculeux de cette version, le nom de « roi
borgne »80 porté par Hét’oum est un argument convaincant en faveur du premier récit.
L’assassinat de T‘oros est daté du 23 juillet 1297 par une chronique arménienne 81, ce qui
est compatible à condition de ramener à « quelques jours »82 au lieu de plusieurs mois83
la durée d’emprisonnement des deux frères, et de placer le soulèvement de Constantin
après ce meurtre.

Le règne de Constantin (1298-1299)


21 C’est donc en juillet 1298 que Constantin prit la succession de son frère Sembat.
Hét‘oum, pourtant toujours roi légitime, semble avoir insisté pour laisser le pouvoir à
son sauveur et retourner dans les ordres84. Certains auteurs85 utilisent des termes
comme « baron », « baronnie », « seigneurie », sans titre royal, pour Constantin, et dès
la chute de Sembat, en 1298, les colophons86 parlent de « la royauté de Hét‘oum » en
ignorant Constantin. Selon Aboûl-Fîda87, ce dernier donna tout de suite la royauté à son
aîné et se contenta d’un second rôle. D’autres chroniques88 le qualifient pourtant de
« roi », et surtout la numismatique ne laisse aucun doute sur le fait qu’il porta
effectivement ce titre : non seulement on possède des monnaies frappées avec sa
titulature royale, mais son nom figure sur l’une des rarissimes monnaies en or
parvenues jusqu a nous89.
22 Constantin régna donc, mais il est probable que c’est son frère qui détenait la réalité du
pouvoir, ce qui expliquerait les divergences de présentation. Quoi qu’il en soit, son
règne fut bref : six mois, neuf mois, dix mois, un an selon les sources 90. En effet,
oubliant toute reconnaissance envers lui, Hét’oum fit rapidement emprisonner
Constantin et l’envoya en compagnie de Sembat à Constantinople, en demandant à
l’empereur de les garder sans les laisser retourner en Cilicie 91. Pourquoi ce revirement ?
Peut-être la nostalgie du pouvoir gagna-t-elle encore le roi. Son parent et ennemi
Hayton donne92 une explication tendancieuse mais plausible. Selon lui, Constantin fut
un bon roi, et c’est par pure jalousie que son frère l’arrêta, provoquant ainsi une révolte
populaire qui dégénéra à Sis en affrontements faisant de nombreuses victimes.
23 La tâche de Constantin, tout de suite confronté à l’invasion mamelouke, ne fut pas
facile, et il ne put éviter de conclure une paix qui entérinait la perte de toute la rive
orientale du Pyramos93 avec ses places fortes, dont Marache et T‘il Hamdoun qui
avaient donc dû être provisoirement récupérées par les Arméniens depuis 1293. Cette
fois, les Mamelouks préparaient clairement la destruction de l’Arménie cilicienne : les
sources arméniennes ne s’y trompèrent pas, évoquant la perte du tiers, voire de la
moitié du territoire94.
239

Hét‘oum II et les rebellions mongoles (1299)


24 C’est probablement au début de 1299 que Hét‘oum, débarrassé de ses frères, assuma de
nouveau la royauté. À cette époque, les tendances sécessionnistes des gouverneurs
d’Anatolie s’accentuaient, et Hét‘oum II se trouva directement impliqué dans leurs
rébellions contre Ghazan. La première révolte fut celle de Baltou, qui fut vaincu et
chercha refuge en Cilicie. Hét‘oum le livra à Ghazan et le rebelle fut décapité à Tabriz 95 :
le roi ne pouvait se permettre de heurter le khân. Baltou fut remplacé en Anatolie par
l’un de ses vainqueurs, Soulamich. Celui-ci se révolta à son tour, et lui aussi passa
plusieurs fois en Cilicie96 ; le roi choisit bien sûr la neutralité. Le khân écrasa la
rébellion97 au début de 1299 – le rebelle lui fut peut-être encore livré par Hét‘oum 98 –,
mais le soutien que les Mamelouks, qui se permirent même d’emprunter le territoire
arménien99, avaient apporté à Soulamich fut l’un des facteurs de la reprise de la guerre
mongolo-mamelouke. Il n’est pas exclu que les ravages subis par son tributaire le
royaume d’Arménie aient fourni à Ghazan un autre motif100.

La première défaite mamelouke en Syrie (1299-1300)


25 Malgré sa conversion à l’islam, Ghazan poursuivait la tradition prochrétienne de ses
prédécesseurs101, il « guerroya beaucoup contre l’Egypte »102. Il prépara soigneusement
son offensive, convoqua les “chrétiens d’Orient”, dont les rois d’Arménie et de
Géorgie103, et écrivit, en chemin, au roi de Chypre et aux trois ordres militaires 104 pour
les inviter à participer à ses côtés aux opérations. Pour diverses raisons cet appel resta
sans effet immédiat105.
26 C’est en décembre 1299 qu’eut lieu la « troisième bataille de Homs », le khân Ghazan
étant à la tête des armées mongoles et alliées, et le sultan Nasr commandant ses
Mamelouks. Contrairement aux deux premières batailles de Homs (1260 et 1281), celle-
ci s’acheva par une victoire des Mongols106, à la suite de laquelle ils se rendirent maîtres
de la Syrie, quatre décennies après la première fois107. Les Arméniens en profitèrent
pour obtenir la restitution de plusieurs forteresses, comme Hamous, Till Hamdoun,
Servantikar ou celles de la ligne du bas Pyramos108, mais l’absence de Cilicie du roi et
des contingents arméniens fournit aux Karamanides l’occasion d’une expédition de
ravages dans la région de Lambron109.
27 Après l’entrée de Ghazan à Damas110, le pouvoir mamelouk en Syrie était bien ébranlé. Il
fut sauvé par l’attitude de Ghazan, qui ne poursuivit pas sa campagne militaire après la
victoire111. Il n’attendit même pas la consolidation de la conquête mongole. Comme
Houlagou quatre décennies plus tôt, il rentra en Iran, dès février 1300. Peut-être
comme lui trouva-t-il la Syrie économiquement insuffisante. De plus, son royaume était
menacé sur d’autres fronts112. Il convoqua Hét’oum II, l’informant que les troupes qu’il
laissait étaient prêtes à collaborer à une éventuelle nouvelle croisade, perspective dans
laquelle le roi d’Arménie avait déjà contacté les Francs de Chypre 113. La Syrie resta
quelque temps sous autorité mongole, avec des contingents arméniens et géorgiens qui
ne se privaient pas d’exactions envers la population musulmane 114. La trahison du
gouverneur que Ghazan avait laissé à Damas donna le coup de grâce à cette dernière
occupation mongole de la Syrie115.
240

Les légendes consécutives à la victoire de Homs


(1300-1301)
28 En Europe, la victoire de Homs suscita l’enthousiasme : les massacres de mamelouks par
les Mongols répondaient aux hécatombes de Tripoli et Acre116. Les chroniques franques
se firent l’écho de toutes sortes d’exagérations117 : la Terre sainte aurait été reprise à
l’Islam118 et une messe célébrée à Jérusalem119, Ghazan se serait converti au
christianisme120, les armées alliées seraient parvenues jusqu’au Caire121,... En l’espace de
vingt ans, la perception européenne des Mongols avait changé, mais il était trop tard.
29 Hét’oum participa en personne à cette bataille de Homs122, et il entra à Damas aux côtés
de Ghazan, qui le chargea de poursuivre les Mamelouks en fuite 123. Une intéressante
légende concernant la « conversion » de Ghazan (en réalité un musulman) fait
intervenir le roi d’Arménie, dont il aurait soi-disant épousé une fille 124 (alors qu’on ne
connaît aucun enfant de Hét‘oum II). Il faut probablement voir là l’une des raisons de
l’étonnante exagération du rôle de Hét‘oum, tant comme conseiller de son « parent » le
khân125 que comme commandant militaire126. Une chronique franciscaine nous le
montre même combattant en habit de Frère mineur127. C’est également lui qui aurait
prévenu par lettre le roi de Chypre128. Le tout est couronné par une tradition tenace
selon laquelle Hét’oum serait entré à Jérusalem, y aurait séjourné et même chanté la
messe129 ; la seule source relativement peu tardive qui en parle est la chronique, écrite
un demi-siècle plus tard, de Nersès Palients130 ; elle n’est pas très crédible, l’auteur,
farouche partisan de la soumission à la papauté, ayant tendance à encenser ce roi
franciscain. La légende ne fit que s’amplifier au fil des siècles, le roi d’Arménie
devenant le conquérant de Jérusalem131 ! Bien qu’aucune source digne de foi n’en
parle132 – pas même son parent l’historien Hét’oum de Korykos –, il n’est toutefois pas
exclu que Hét‘oum II ait été présent à Jérusalem avec des contingents mongols dont on
signale133 les massacres perpétrés dans la Ville sainte.

Les dernières interventions mongoles en Syrie


30 Cette étonnante « croisade mongole » n’était pas terminée pour autant, car Ghazan
préparait une nouvelle offensive pour l’année suivante. Nersès Palients exagère une
fois de plus le rôle de Hét‘oum II, qui aurait réussi à faire promettre au khân de « tirer
une vengeance éclatante du sultan [mamelouk] »134. Ghazan se tourna de nouveau vers
la chrétienté latine135, qui semble avoir enfin réalisé l’importance de l’enjeu 136.
Hospitaliers, Templiers, Chypriotes conduits par Amaury de Tyr, frère du roi,
occupèrent l’île de Rouad, face à Tortose, pour attendre l’arrivée de Ghazan en Syrie et
se joindre à lui137. Dans cette seconde campagne138, le khân était encore accompagné de
troupes arméniennes et chypriotes139. Une fois de plus, les Mamelouks se trouvaient au
bord du gouffre. Ils furent sauvés par le retrait, au début de 1301, de Ghazan, qui
retourna en Iran après avoir passé l’Euphrate. Maladie ? Conditions climatiques ? 140
Toujours est-il que les troupes qu’il laissa en Syrie se contentèrent de pillages et de
captures d’esclaves, Hét’oum n’étant pas en reste141. Elles se retirèrent sans aucun
résultat politique. Ayant cessé de payer tribut aux Mamelouks qu’il voyait déjà vaincus,
le royaume d’Arménie subit une expédition de représailles qui parvint jusqu’à Sis 142, en
241

été 1302. Hét‘oum II envoya un messager pour en informer le khân 143, probablement
dans l’espoir de le pousser à une nouvelle intervention.
31 Il manquait un dernier acte, car Ghazan préparait une troisième expédition syrienne 144,
au milieu d’une intense activité diplomatique avec l’Europe et avec le sultanat
mamelouk145 ; il est intéressant de lire, parmi tous les reproches que le sultan du Caire
adressait au khân Ghazan, désormais musulman comme lui, le fait « qu’il a appelé à son
aide les Chrétiens, les Géorgiens, les Arméniens »146. Une fois de plus, le khân retourna
en Iran à peine entré en Syrie, laissant l’armée, avec les contingents arméniens de
Hét‘oum II, poursuivre sous les ordres du « lieutenant de son empire » 147. La bataille eut
lieu près de Damas en avril 1303, et se solda par une totale victoire mamelouke 148, en
grosse partie due à des défaillances dans le commandement mongol. La retraite, sous
les pluies diluviennes, fut un désastre149. Hét‘oum II alla lui-même en informer Ghazan à
Ninive. Le khân lui fournit des troupes et l’assura qu’il entreprendrait une nouvelle
expédition150, mais il mourut en mai 1304.

La fin de l’alliance arméno-mongole


32 Le royaume d’Arménie fut ébranlé par ces échecs, bien entendu suivis, en 1304, de
nouvelles invasions mameloukes en Cilicie ; la frontière orientale du royaume fut de
nouveau fixée au fleuve Pyramos151. L’année suivante, les Arméniens écrasèrent à Ayas
une nouvelle invasion mamelouke152, et cette fois-ci c’est le sultan qui dut demander les
conditions de paix153. Ce ne fut là qu’une parenthèse dans la lente décadence du
royaume, la mort de Ghazan le privant de son dernier espoir hors du monde chrétien.
33 La politique même de Ghazan était déjà beaucoup plus une lutte pour la prééminence
au Proche-Orient qu’une ligne de protection du royaume d’Arménie, même si ce
dernier tirait profit de tout affaiblissement des Mamelouks. Il semble que les Mongols
n’aient plus maintenant que mépris pour le roi d’Arménie154. Réciproquement, la
« mongolomanie » des Arméniens battait de l’aile. Aux panégyriques de Ghazan sous la
plume de Hét’oum de Korykos155 faisaient écho des jugements opposés, comme ce
colophon156 de 1302 évoquant « la domination tyrannique de la sauvage et barbare
nation des archers, dont le chef s’appelle Ghazan ».
34 A Ghazan succéda son frère Öldjaïtou (alias Kharbenda). La dynastie était alors
définitivement islamisée. Certes, le nouveau khân ne rompit pas avec la diplomatie
d’alliance latine antimamelouke de son prédécesseur, comme on peut le constater dans
une lettre du 26 juin 1307 adressée au roi d’Aragon157. Une légende de son baptême158,
rappelant celle de Ghazan et impliquant encore une épouse arménienne, s’en fait
l’écho, mais le front occidental n’était plus une priorité pour les Mongols et l’alliance
arménienne devenait de plus en plus caduque. Les chrétiens du khânat se virent en
butte à des vexations et à des persécutions159. Le changement de ton vis-à-vis des
Mongols dans les colophons de cette époque160 est à cet égard éloquent. On lit ainsi,
en 1306161 : « [Les Mongols] se sont convertis à la fausse foi de Mahmed (...). Ils
persécutent, tourmentent, harassent, en confisquant les possessions, en torturant, en
insultant ». L’année suivante162 : « La fureur et la cruauté de la nation des archers
s’accrurent contre nous », et, en 1307163 : « Ils obligeaient la population chrétienne à
porter des marques ».
242

Hét‘oum II et son neveu Léon III


35 Au tout début du XIVe siècle, deux colophons 164 nous parlent d’une nouvelle abdication
de Hét‘oum. L’un, écrit en 1302 mais copié dans un manuscrit bien plus tardif, nous
apprend qu’à cette date le roi était de nouveau entré en religion, laissant le trône à
Léon, fils de son frère T‘oros – le frère assassiné de Hét‘oum avait bien eu, en 1288/9, un
fils de ce nom165. L’autre colophon donne la date du 30 juin 1301 pour le couronnement
de Léon. En revanche, la plupart des sources placent ces événements plus tard. Ainsi,
un colophon166 de 1307 place le couronnement le 30 juillet 1306. C’est l’année qu’on
trouve aussi dans la continuation de Samuel d’Ani167 ; l’auteur ajoute que Léon fut tué
au bout d’un an avec son oncle, et que ce dernier avait conservé le contrôle des affaires.
Si l’on examine dans le catalogue publié par Khatchikian les colophons copiés à cette
période, on remarque que jusqu’en 1307 tous168 écrivent « sous la royauté de Hét‘oum »,
sauf un169, copié en 1303, qui parle de royauté « de Hét’oum et de Léon ». Ce n’est
qu’en 1307 qu’on trouve Léon mentionné seul comme « jeune roi »170. Un colophon écrit
l’année suivante évoque le meurtre de Léon « jeune adolescent, roi récemment
couronné »171, et la liste de Nersès Palients lui donne un règne de trois ans 172. Les
sources non arméniennes fournissent peu d’arguments. Le Templier de Tyr 173 parle
simplement de la transmission de couronne du vivant de Hét‘oum, alors qu’Aboûl-Fîda
ignore Léon et ne connaît que Hét’oum comme « roi de Sis » jusqu’en 1307 174. Signalons
aussi une lettre de Clément V adressée le 2 juillet 1306 « à Léon, illustre roi des
Arméniens, à [Hét‘oum], des Mineurs, gouverneur de la terre des dits Arméniens » 175.
36 En résumé, si toutes les sources s’accordent sur le fait que Hét’oum transmit la
couronne à son neveu Léon, il y a des divergences sur la date. La plupart des historiens
adoptent la première, 1301, mais c’est là une tradition sans argument catégorique, de
plus basée sur une minorité de sources. À cette date Léon n’avait qu’une douzaine
d’années, et on voit difficilement Hét‘oum abdiquer en sa faveur en pleine période de
guerres décisives entre ses alliés mongols et ses ennemis mamelouks ; on l’imagine
encore moins rentrer dans les ordres alors que battait son plein la bataille entre
partisans et adversaires de l’union avec Rome. Il est en revanche probable qu’il l’ait très
tôt associé au pouvoir, peut-être en hommage à son père assassiné, et que plus tard,
éventuellement en 1306, il l’ait fait officiellement couronner. Tout ceci restait
purement formel, les sources étant unanimes sur le fait que depuis 1299 Hét‘oum a
conservé sans cesse la réalité du pouvoir. Tout en incluant Léon III dans la liste des rois
d’Arménie en Cilicie, on peut donc, sans contradiction, considérer que le règne de
Hét‘oum II n’a pas pris fin avant 1307.

La politique religieuse de Hét‘oum II


37 Rejetée par une partie du clergé et de la noblesse du royaume et par le clergé arménien
du sultanat mamelouk (Le Caire et Jérusalem), vouée aux gémonies par la quasi-totalité
de la Grande Arménie farouchement hostile à toute concession à Rome, la ligne
latinophile adoptée par Hét‘oum II provoqua une scission grave et durable dans la
classe dirigeante, tant religieuse que laïque. Dès sa première année de règne, Hét‘oum
montra sa détermination en affrontant le catholicos Constantin II. Il répandit des
calomnies sur son compte, puis convoqua un concile à sa solde qui le destitua ; le
patriarche fut même emprisonné quelques années à Lambron. Les détails de cette
243

affaire sont donnés par Étienne Orbélian, archevêque de Sunik’ 176, en Grande Arménie,
lui aussi opposant à toute concession à Rome. Il en ressort clairement que la cause en
était le refus du catholicos de suivre la politique romaine du roi 177. Certains des plus
grands intellectuels montèrent au créneau contre la politique religieuse du roi : citons
Georges de Skevra178 en Cilicie et Moïse d’Erznka179 dans cette Grande Arménie où la
plupart des grands centres culturels et cultuels s’élevèrent en bastions de l’opposition à
l’« union ». Le plus célèbre reste l’université de Gladzor, en Sunik’, dont le recteur,
Essayi Ntchetsi, fut l’auteur d’une violente polémique180 contre l’historien Hayton. Ce
dernier, le prince Hét‘oum de Korykos, était, on l’a vu un opposant politique du roi,
mais sur le terrain religieux il était sur la même ligne : il écrit lui-même 181 qu’après la
victoire d’Ayas, en 1305, il quitta la Cilicie pour Chypre où il entra dans l’abbaye
prémontrée de Bellapais.
38 Hét’oum II resta inexorable dans sa ligne prolatine. Afin de pourvoir le siège
catholicossal établi à Sis à la suite de la chute de Hromkla en 1292, il réunit un concile
et fit nommer un prélat acquis à ses idées, Grégoire V11 182. Ensemble ils n’hésitèrent
pas à provoquer ouvertement les opposants à l’union en faisant adopter pour Pâques la
date de l’Eglise catholique, différente de celle de la tradition arménienne 183. Le
catholicos s’attira une violente lettre de protestation de la part du clergé de Grande
Arménie ; le rédacteur en était Étienne Orbélian lui-même184. Les deux dirigeants ne se
laissèrent pas impressionner, et ils préparèrent un concile destiné à entériner
l’union185. Ce « Concile de Sis »186 fit à l’Eglise latine des concessions jusque-là
inimaginables, comme l’adoption du 25 décembre pour la fête de la Nativité 187. Il
s’ouvrit le 19 mars 1307, mais Grégoire VII venait de mourir. La liste 188 des participants
ecclésiastiques commence par « Constantin, grand évêque de Césarée », qui allait être
nommé successeur à cette occasion, et celle des laïques s’ouvre par « le roi Léon et
Hét‘oum père du roi ».

L’assassinat de Léon III et Hét‘oum II (1307)


39 Hét’oum II et Léon n’allaient pas survivre longtemps à l’ouverture du concile. On lit sur
un colophon contemporain des événements : « Le 17 novembre 1307, le grand baron
arménien Hét’oum et son neveu le jeune et sage Léon, fils du baron T‘oros, furent
assassinés par le perfide Pilarghou, au pied d’Anarzaba » 189. Un autre190, de l’année
suivante, rappelle les faits en ajoutant que Pilarghou était « de la nation des archers »,
c’est-à-dire mongol. Ce gouverneur mongol de Cilicie avait en effet traîtreusement
invité les dirigeants arméniens, afin de les mettre à mort. Les nombreuses sources 191 qui
rapportent cet acte n’en donnent pas toujours les mobiles, et quand elles les donnent
on trouve des interprétations diverses : ambition politique ? fanatisme religieux ? À la
suite du pionnier de l’historiographie arménienne moderne, le père Tchamtchian 192, de
nombreux auteurs prétendent que l’assassinat de Hét‘oum II en 1307 aurait impliqué
des Arméniens opposés aux conclusions du concile de Sis. Aucune source corroborant
cette thèse ne nous est en tout cas parvenue.
40 Deux frères jumeaux de Hét‘oum, Ochine et Alinakh, obtinrent justice : le second
accompagna le meurtrier auprès du khân Oldjaïtou, qui le fit exécuter 193. L’aîné, Ochine
succéda à son frère. On peut considérer son avènement comme le point final de
l’alliance arméno-mongole, même si la vassalité formelle subsista jusque sous le
successeur d’Öldjaïtou, Aboû Sa‘îd194.
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Conclusion
41 Si l’on fait abstraction des deux ans de règne de Philippe d’Antioche, le royaume
d’Arménie en Cilicie eut sa période de gloire sous ses trois premiers monarques, Léon
Ier, Hét‘oum Ier et Léon II, qui régnèrent en tout presque un siècle (1198-1289). Les
qualités personnelles de ces trois souverains sont incontestables, mais il ne faut pas
oublier qu’ils ont bénéficié d’un contexte géopolitique favorable, dans lequel ils
pouvaient mettre en valeur leur exceptionnelle habileté diplomatique. Il n’en était plus
de même en 1289, à l’avènement de Hét‘oum II. Le Proche-Orient était devenu bipolaire,
et chacun se définissait par rapport aux deux super-puissances, l’Iran mongol et
l’Égypte mamelouke, liant son sort à l’une d’elles avec tous les risques qu’un tel choix
comporte. L’Arménie se trouvait tributaire des deux195, de son allié mongol comme prix
de la protection et de son ennemi mamelouk par suite des traités qu’elle dut concéder.
Le rapport de forces, favorable aux Mongols quelques décennies plus tôt, s’était inversé,
et demeura favorable aux Mamelouks même après leur défaite de 1300, restée comme
un incident de parcours sans conséquences. Dans ces conditions, il fallait à l’Arménie
un roi d’envergure exceptionnelle, capable de maintenir l’unité de la nation tout en
élaborant une nouvelle ligne politique internationale. Hét’oum II n’était pas l’homme
de la situation, même s’il eut quelques initiatives diplomatiques efficaces et s’il montra
un incontestable courage militaire. Ses atermoiements à la tête d’un État en danger
déstabilisèrent le pays et empêchèrent toute réorientation politique cohérente, et son
obsession latinophile accentua la ligne de partage au sein du clergé et de la noblesse,
mettant un point final à tout espoir d’unité nationale, que ce soit avec la Grande
Arménie ou en Cilicie, à l’intérieur du royaume. Force est de constater que, même si le
roi a droit à quelques circonstances atténuantes, le règne de Hét’oum II aura marqué,
pour le dernier royaume d’Arménie, le commencement de la fin.

NOTES
1. V. Langlois, Le Trésor des chartes d’Arménie ou Cartulaire de la chancellerie royale des Roupéniens,
Venise, Imprimerie mékhitariste, 1863, p. 224.
2. Langlois, n° XXVI, p. 158.
3. V. Hakopian, Petites chroniques (en arménien), 2 vol., Érévan, Académie des Sciences d’Arménie,
1951,1956.
4. A. Ter-Mik‘élian, Recueil d’histoires par Samuel d’Ani, prêtre (en arménien), Vagharchapat,
Publications de Ste Etchmiadzin, 1893, pp. 140-174 ; « Extrait de la chronographie de Samuel
d’Ani », in E. Dulaurier, Recueil des historiens des croisades, Documents arméniens, Paris, Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres, t. I, 1869, pp. 456-468.
5. « Chronique du royaume de la Petite Arménie », in Dulaurier, pp. 653-656 et 664-671.
6. M. Émine, Histoire de la Maison de Sissakan par Stép‘annos, évêque de Sunik (en arménien), Moscou,
1861. Traduction française de M.-F. Brosset, Histoire de la Siounie par Stéphannos Orbélian, Saint-
Pétersbourg, 1864, avec une Introduction publiée en 1866.
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7. A. Mat‘évossian, Colophons de manuscrits arméniens, XIIIe siècle (en arménien), Érévan, Académie
des Sciences d’Arménie, 1984 ; L. Khatchikian, Colophons de manuscrits arméniens, XIV e siècle (en
arménien), Érévan, Académie des Sciences d’Arménie, 1950.
8. A. Sanjian, Colophons of Armenian Manuscripts, 1301-1480, Cambridge, Mass., 1969.
9. Mat‘évossian, n° 600, p. 744 ; Dulaurier, pp. 550-555.
10. J. Dardel, « Chronique d’Arménie », in Recueil des historiens des croisades, Documents arméniens,
Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. II, 1906, sous la direction de C. Kohler et al.,
pp. 1-109.
11. Voir C. Mutafian, « Héthoum de Korykos, historien arménien, un prince cosmopolite à l’aube
du XIVe siècle », Cahiers de recherches médiévales, n° 1, Orléans, 1996, pp. 157-176.
12. Hayton, « La Flor des Estoires de la Terre d’Orient », in Kohler, pp. 113-253.
13. Idem, « Flos Historiarum Terre Orientis », in Id., pp. 255-363.
14. E.A. Wallis Budge, The Chronography of Gregory Abû ʼl-Faraj, Londres, 1932, t. I.
15. Pachymérès, Relations historiques, éd. et trad. française A. Failler, t. III, Paris, Institut français
d’Études byzantines, 1999.
16. F.M. Delorme et A.L. Tăutu, « Acta Romanorum Pontificum ab Innocentio V ad Benedictum XI
(1276-1304) », Pontificia Commissio ad redigendum Codicem iuris canonici orientalis, Fontes, Cité du
Vatican, Séries III, t. V 2, 1954 ; Id., « Acta Clementis PP. V (1303-1314) », Idem, t. VII 1, 1955.
17. « Les Lignages d’Outremer », in Recueil des historiens des croisades, Lois, Paris, t. II, 1843, pp.
441-474.
18. Marino Sanudo, « Liber Secretorum Fidelium Crucis », in J. Bongars, Gesta Dei per Francos,
2 vol., Hanau, 1611, t. II.
19. « Chronique d’Amadi », éd. R. de Mas Latrie, Chroniques d’Amadi et de Strambaldi, Paris, t. I,
1891.
20. Florio Bustron, « Chronique de l’île de Chypre », éd. R. de Mas Latrie, Collection de documents
inédits sur l’histoire de France, Mélanges historiques, Choix de documents, V, pp. 7-531, Paris, 1886.
21. G. Raynaud, Les Gestes des Chiprois, Genève, Société de l’Orient latin, 1887, pp. 141-334.
22. G. Golubovich, Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dell’Oriente francescano, 5 vol.,
Quaracchi, t. I et II, 1906, 1913,
23. J. Sauvaget, La chronique de Damas d’Al-Jazari (années 689-698 H.), Paris, Honoré Champion, 1949.
24. Li Guo, Early Mamluk Syrian Historiography, Al-Yûnînî’s Dhayl Mir’ât al-zamân, Leiden, Brill, t. I,
1998.
25. Ibn Taymiyya, Lettre à un roi croisé, trad. française J. Michot, Louvain-la-Neuve, Sagesses
musulmanes, 2, 1995.
26. P.M. Holt, The Memoirs of a Syrian Prince, Abu’l-Fidā’, sultan of Hamāh (672-732/1273-1331),
Wiesbaden, Freiburger Islamstudien, Band IX, Franz Steiner Verlarg, 1983.
27. Moufadhdhal b. abi’l-Fadha’il, « Histoire des sultans mamlouks », éd. et trad. française E.
Blochet, in Patrologia Orientalis, Paris, t. XII, 1919, pp. 407-550 ; t. XIV, 1920, pp. 375-672 ; t. XX,
1929, pp. 17-267.
28. En l’absence de traductions, on a utilisé les nombreuses références données dans A.D.
Stewart, The Armenian Kingdom and the Mamluks, War and Diplomacy during the Reigns of Het’um II
(1289- 1307), Leiden, Brill, 2001.
29. E. Quatremère, Histoire des sultans mamlouks de l’Égypte écrite en arabe par Taki-eddin Ahmed-
Makrisi, 2 vol., Paris, t. II en 2 parties, 1845.
30. Mat‘évossian, n° 275, p. 335.
31. Idem, n° 573, p. 705.
32. Nersès Palients, in Hakopian, t. II, p. 182 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 153 ; Hét’oum II,
in Dulaurier, p. 550 ; Hayton, in Kohler, pp. 207, 326 ; Sanudo, in Bongars, p. 233 ; « Les Lignages
d’Outremer », p. 445.
33. Delorme & Tăutu, t. V 2, n° 85, p. 152. Voir Golubovich, t. I, pp. 328-330.
246

34. Bartholomé de Cotton, Historia Anglicana, éd. H.R. Luard, Londres, Rerum Britannicarum Medii
Ævi Scriptores, 1859, pp. 215-219.
35. Angelo Clareno, « De septem Tribulationibus Ordinis », in Golubovich, t. I, p. 343.
36. Bartholomé de Cotton, pp. 219-223.
37. E. Langlois, Les Registres de Nicolas IV, Paris, Albert Fontemoing, t. II, 1905, n os 6852-6853, p.
913 ; A. Potthast, Regesta Pontificum Romanorum, 2 vol., Berlin, t. II, 1875, n° 23900, p. 1911.
38. Langlois, nos 6850-6851, p. 913 ; Potthast, t. II, n° 23899, p. 1911.
39. Langlois, nos 6854-6855, p. 913 ; Hayton, in Kohler, p. 330.
40. Diverses chroniques in Hakobian, t. I, pp. 86, 100, 385, t. II, pp. 80, 149, 181, 347, 512 ; Samuel
d’Ani, in Ter-Mik‘élian, pp. 153, 163, in Dulaurier, p. 463 ; Sembat, in Id., pp. 653-654 ; Hét’oum II,
in Idem, p. 553 ; Orbélian, in Émine, pp. 324-325, in Brosset, pp. 246-248 ; Mat‘évossian, n os 554,
558, 569, 570, pp. 683, 688, 700, 702 ; Bar Hebræus, in Wallis Budge, p. 493 ; Aboûl-Fidâ, in Holt,
pp. 18-19 ; Al-Djazarî, in Sauvaget, p. 15 ; Moufadhdhal, t. XIV, pp. 551-554 ; Makrîzî, in
Quatremère, t. II 1, p. 141. Voir Stewart, pp. 73-83.
41. Hét’oum II, in Hakobian, t. I, p. 86 ; Hét’oum de Korykos, in Id, t. II, p. 80 ; Nersès Palients, in
Id., p. 182 ; Orbélian, in Émine, p. 325, in Brosset, p. 247 ; Al-Djazarî, in Sauvaget, p. 26 ;
Moufadhdhal, t. XIV, p. 557. Voir Stewart, pp. 87-92.
42. Mat’évossian, n° 573, p. 705.
43. Nersès Palients, ibid..
44. Hét’oum II, ibid. ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 163 ; Mat’évossian, n° 567, p. 698.
45. Hayton, in Kohler, pp. 207, 326 et 328.
46. Golubovich, t. I, pp. 337, 339 ; C. Mutafian, « Franciscains et Arméniens (XIII e-XIVe siècle) »,
Studia Orientalia Christiana, Collectanea, 1999, t. 32, p. 240.
47. Mutafian, Idem, p. 251.
48. Nersès Palients, ibid. ; Hét’oum II, ibid.
49. Nersès Palients, ibid.
50. Mat‘évossian, n° 597, p. 742 ; « Les Lignages d’Outremer », p. 445.
51. Colophon in G. Zarphanalian, Catalogue des anciennes traductions arméniennes (Siècles IV-XIII) (en
arménien), Venise, Imprimerie mékhitariste, 1889, p. 762 ; Nersès Palients, ibid. ; Hét’oum II, in
Hakopian, t. I, p. 87.
52. Hét’oum II, in Hakopian, t. I, pp. 86-87.
53. Pachyntère, IX 5-6, p. 228-233 ; W. Seibt, Die Byzantinischen Bleisiegel in Österreich, 1. Teil,
Kaiserhof, Vienne, 1978, n° 32, pp. 115-118 ; C. Mutafian, Le Royaume arménien de Cilicie, Paris, CNRS
editions, 1993, p. 71 ; Hét’oum II, in Hakobian, t. I, p. 87 ; Nersès Palients, in Id., t. II, pp. 182-183 ;
Dardel, in Kohler, p. 18 ; E. Trapp et al., Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, 12 vol.
+3 add., Vienne, 1976-1995. t. IX, 1989, nos 21394, 21436, 21529, pp. 74, 81, 106.
54. F. Işıltan, Die Seltschuken-Geschichte des Akserâyî, Leipzig, Otto Harrassowitz, 1943, p. 88.
55. Colophon in E. Lalayants, Catalogue des manuscrits arméniens du Vaspourakan (en arménien),
Tiflis, 1915, n° 64, p. 120 ; Hayton, in Kohler, pp. 190, 315 ; Bar Hebræus, in Wallis Budge, p. 505 ;
Marco Polo, in G. Pauthier, Le Livre de Marco Polo, citoyen de Venise, 2 vol., Paris, Firmin-Didot, 1865,
p. 749.
56. Bar Hebræus, in Wallis Budge, p. 505.
57. Nersès Palients, in Hakopian, t. II, p. 183.
58. Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 24.
59. Hét’oum II, ibid. ; Bar Hebræus, Idem, p. 506.
60. Al-Dahabî, « Histoire de l’islam », in J. de Somogyi, « The Tarikh al-Islam of adh-Dhahabi »,
Journal of the Royal Asiatic Society (1932), p. 843 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 19.
61. Hayton, in Kohler, pp. 191, 316.
247

62. Bar Hebræus, ibid. ; Lalayants, p. 121 ; Sarguis de Sis, in Hakopian, t. I, p. 106 ; anonyme de
Sébaste, in Idem, t. II, p. 150 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 164 ; Orbélian, in Émine, pp. 345-
347, in Brosset, pp. 261-262.
63. Mat’évossian, n° 622, p. 772.
64. Hét’oum II, in Hakobian, t. I, p. 87.
65. Templier de Tyr, in Raynaud, § 552, pp. 282-283.
66. Mat’évossian, n° 628, p. 789 ; Hét’oum II, ibid. ; Sarguis de Sis, in Hakopian, t. I, p. 106 ;
anonyme de Sébaste, in Idem, t. II, p. 150 ; Nersès Palients, in Id., p. 183 ; Samuel d’Ani, in Ter-
Mik‘élian, pp. 154, 164 ; Hayton, in Kohler, p. 328.
67. Nersès Palients, in Idem, pp. 183, 205 ; Sembat, in Dulaurier, p. 655 ; Ma‘évossian, n os 638, 640-
642, 645, 652, pp. 801, 803-806, 814 ; Sanudo, in Bongars, p. 233 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 29 ; E. Rey,
Les Familles d’Outre-Mer de Du Cange, Paris, 1869, p. 134 ; P. Bedoukian, Coinage of Cilician Armenia, 2 e
éd., Danbury, 1979, pp. 90, 325-334.
68. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 154, in Dulaurier, p. 464.
69. Pachymère, IX 20, pp. 268-269.
70. In Delorme et Tăutu, t. V 2, n° 124, p. 205.
71. H. Finke, Acta Aragonensia, 3 vol., Berlin, 1908-1922, t. II, n° 459, p. 742.
72. Anonyme de Sébaste, in Hakopian, t. II, p. 150 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 154, in
Dulaurier, p. 464 ; Hayton, in Kohler, pp. 209, 328.
73. Mat‘évossian, n° 646, p. 807.
74. G. Digard, Les Registres de Boniface VIII, t. II, Paris, De Boccard, 1904, n os 2653, 2663, col. 174,
180 ; Delorme & Tăutu, t. V 2, n° 125, p. 206.
75. Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 27-30.
76. Templier de Tyr, in Raynaud, § 553, p. 283. Voir aussi Sanudo, in Bongars, p. 233.
77. Anonyme de Sébaste, ibid. ; récit voisin dans Hayton, in Kohler, p. 328.
78. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 154, in Dulaurier, p. 465 ; Nersès Palients, in Hakopian, t. II,
p. 183 ; colophon in Idem, p. 170, n. 193 ; Sembat, in Dulaurier, p. 656.
79. Nersès Palients, in Hakopian, t. II, p. 183 ; Hayton, in Kohler, p. 328.
80. Dardel, in Kohler, p. 16.
81. Sarguis de Sis, in Hakopian, t. I, p. 106 ; voir Mat‘évossian, n° 646, p. 808.
82. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 154, in Dulaurier, p. 464.
83. Colophon in Hakopian, t. II, p. 170, n. 193.
84. Nersès Palients, ibid. ; colophon, ibid. ; anonyme de Sébaste, ibid. ; Sembat, ibid. ; Nersès
Palients, in Hakopian, t. II, p. 205.
85. Colophon, ibid. ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 154-155, in Dulaurier, p. 465 ; appendice à
la continuation de Sembat, in Dulaurier, p. 679 ; Hayton, in Kohler, pp. 209, 329 ; « Les Lignages
d’Outremer », p. 445.
86. Mat’évossian, n° 659, 665, 668, pp. 822, 829, 831.
87. Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 37.
88. Sembat, in Dulaurier, p. 656 ; anonyme de Sébaste, in Hakopian, t. II, pp. 150-151 ; Nersès
Palients, in Idem, p. 205 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 29.
89. Bedoukian, pp. 71-73, 91 et 334-336.
90. Colophon, ibid. ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 164 ; Nersès Palients, in Hakopian, t. II,
p. 183 ; Samuel d’Ani, in Idem, p. 154, in Dulaurier, p. 465.
91. Colophon, ibid. ; Nersès Palients, in Hakopian, t. II, p. 183 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, pp.
154, 165, in Dulaurier, p. 465 ; Sembat, in Dulaurier, p. 656 ; Templier de Tyr, in Raynaud, § 553, p.
283. Présentation différente chez Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 37.
92. Hayton, in Kohler, pp. 210, 329.
93. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, pp. 153-154, 164, in Dulaurier, p. 463 ; Templier de Tyr, in
Raynaud, § 578, p. 292 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 27-30 ; Al-Djazarî, in Sauvaget, p. 69 ; Al-Younînî,
248

in Li Guo, pp. 101-103 ; Moufadhdhal, t. XIV, pp. 601-603 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, pp. 60-
65 ; Nouwayrî, in Shah Morad Elham, Kitbuga und Lagin, Freiburg, 1977, pp. 202-210. Voir Stewart,
pp. 106-128.
94. Hayton, in Kohler, p. 329 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 164.
95. Al-Akserâyî, in Işiltan, p. 91.
96. Idem, p. 106.
97. Templier de Tyr, in Raynaud, §§ 596-598, pp. 297-298 ; Moufadhdhal, p. 623 ; Al-Younînî, in Li
Guo, pp. 120-123 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 30 ; Baybars al-Mansouri, in Elham, pp. 126-128 ; Makrîzî,
in Quatremère, t. II 2, pp. 130-133. Voir Stewart, pp. 128-136.
98. Anonyme de Sébaste, in Hakobian, t. II, p. 151. Voir Stewart, p. 135.
99. Templier de Tyr, in Raynaud, § 596, p. 298. Voir Stewart, pp. 134-135.
100. Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 183, in Dulaurier, pp. 656-657.
101. Hayton, in Kohler, pp. 191, 316.
102. N. Bogharian, « Chronique (XI e-XVIIIe s.) » (en arménien), Banber Matenadarani 9 (1969),
p. 262.
103. Hayton, ibid.
104. « Chronique d’Amadi », p. 234 ; Bustron, pp. 129-130 ; Rerum Italicarum Scriptores, éd.
Muratori, t. XII, Milan, 1728, col. 513. Voir A. Demurger, Jacques de Molay, Paris, 2002, p. 142 ; S.
Schein, « Gesta Dei per Mongolos 1300 : The Genesis of a Non-Event », The English Historical Review
94 (1979), p. 810.
105. Voir à ce sujet Demurger, pp. 142-143.
106. Hayton, in Kohler, pp. 192-193, 316-317 ; Mat’évossian, n os 693 & 695, pp. 861 & 863 ; Nersès
Palients, in Hakobian, t. II, p. 185, in Dulaurier, pp. 658-659 ; Templier de Tyr, in Raynaud, § 602,
pp. 299-300 ; al-Akserâyî, in Işiltan, p. 107 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 35-36 ; Makrîzî, in
Quatremère, t. II 2, pp. 146-149 ; Moufadhdhal, t. XX, pp. 34-36 ; Al-Younînî, in Li Guo, pp. 133-
134 ; G. Villani, Nuova Cronica, IX 35, éd. Porta, 2 vol., Parme, t. Il, 1991, p. 53. Voir Stewart, pp.
136-139 ; R. Röhricht, « Etudes sur les derniers temps du royaume de Jérusalem », Archives de
l’Orient Latin, t. I, Paris, 1881, pp. 643-647 ; R. Amitai, « Mongol raids into Palestine (A.D. 1260
and 1300) », Journal of the Royal Asiatic Society (1987), pp. 243-247 ; D. Morgan, « The Mongols in
Syria, 1260-1300 », Crusade and Seulement, sous la direction de P. Edbury, Cardiff, 1985, pp. 233-
234.
107. Voir la chronologie de cette campagne établie par J. Michot, in Ibn Taymiyya, pp. 35-48.
108. Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 37 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 170.
109. Mat‘évossian, n° 700, p. 867.
110. Mat‘évossian, n° 694, p. 862 ; Hayton, in Kohler, pp. 196, 319.
111. Moufadhdhal, t. XX, p. 36 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 168 ; Al-Younînî, in Li Guo,
p. 153 ; Hayton, in Kohler, pp. 198, 320.
112. Hayton, in Kohler, pp. 196, 319
113. Hayton, in Kohler, pp. 196-197, 319-320 ; Ibn Taymiyya, p. 174.
114. Templier de Tyr, in Raynaud, § 610, p. 302 ; Moufadhdhal, pp. 36, 70-71 ; Makrîzî, in
Quatremère, t. II 2, p. 160. Voir Stewart, pp. 140-146.
115. Templier de Tyr, in Raynaud, § 611, p. 302 ; Hayton, in Kohler, pp. 198, 320.
116. Ptolémée de Lucques, « Annales », éd. Schmeidler, Monumenta Germaniœ historica, Scriptores,
nouvelle série, t. VIII, Berlin, 1930, p. 236. Voir Röhricht, pp. 648-652.
117. Etude de fond avec mention des sources in Schein.
118. Villani, ibid. ; « Annales Cæsenates », Rerum Italicarum Scriptores, éd. Muratori, t. XIV, Milan,
1729, col. 1120 ; « Annales Frisacences », éd. Weiland, Monumenta Germaniœ historica, Scriptores, t.
XXIV, Berlin, 1879, p. 67.
249

119. Guillaume de Nangis, « Chronique », éd. Daunou & Naudet, Recueil des historiens des Gaules et
de la France, t. XX, Paris, 1840, p. 581 ; « Chroniques de Saint-Denis », Idem, p. 666 ; « Annales
Cæsenates », ibid. ; « Annales Frisacenses », ibid.
120. Petrus Cantinellus, « Chronicon », Rerum Italicarum Scriptores, éd. Muratori, t. XXVIII, P. II,
Città di Castello, 1902, p. 94 ; Villani, ibid.
121. « Annales Frisacenses », ibid. ; Petrus Cantinellus, ibid. ; Georg Leidinger, « Annales
Cæsarienses (Kaisheimer Jahrbücher) », in Sitzungsberichte der philosophisch-philologischen und der
historischen Klasse der K.B. Akademie der Wissenschaften zu München, Jahrgang 1910, 7. Abhandlung,
p. 36.
122. Templier de Tyr, in Raynaud, § 610, p. 302.
123. Hayton, in Kohler, pp. 194, 317-318.
124. Guillaume de Nangis, ibid. ; « Chroniques de Saint-Denis », ibid. ; « Annales Frisacences », ibid.
; Villani, ibid.. Voir C. Galano, Conciliationis ecclesiæ armeniæ cum romana, Rome, Congrégation de la
Propagande de la Foi, t. I, 1650, pp. 430-431 ; Rey, p. 137.
125. « Annales Frisacences », ibid. ; Petrus Cantinellus, ibid. ; « Annales Cæsarienses », Id., p. 34.
126. Guillaume de Nangis, ibid. ; « Chroniques de Saint-Denis », ibid. ; « Annales Cæsenates », ibid. ;
Petrus Cantinellus, ibid. ; « Ein Bericht über die Schlacht bei Homs am 23. Dec. 1299 », éd.
Wattenbach, Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde IV (1879), Hanovre,
p. 208.
127. « Continuationes Anglicæ Fratrum Minorum chronici Martini Oppaviensis », éd. Weiland,
Monumenta Germaniœ historica, Scriptores, t. XXIV, 1879, p. 258. Voir Golubovich, t. I, § 109, p. 360.
128. « Annales Cæsarienses », Id., p. 36 ; « Ein Bericht... », ibid.
129. Petrus Cantinellus, ibid. ; Minas, « Généalogie des rois d’Arménie », in M. Aghavnouni,
Cénobites et visiteurs de la Jérusalem arménienne (en arménien), Jérusalem, 1929, p. 223.
130. Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 185, in Dulaurier, p. 660.
131. L. Alichan, Hay-Vénèt (en arménien), Venise, Imprimerie mékhitariste, 1896, p. 89.
132. Contrairement à ce qu’on lit parfois, comme dans Schein, Fideles Crucis, Oxford, 1991, p. 163 ;
réfutation in Stewart, p. 144, n. 351.
133. M.-F. Brosset, Histoire de la Géorgie, 1e partie, Saint-Pétersbourg, Académie Impériale des
Sciences, 1849, p. 631 ; sources musulmanes signalées dans Amitai, pp. 243-247.
134. Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 186, in Dulaurier, p. 661.
135. Finke, t. III, nos 41/1 & 2, pp. 90-91.
136. Templier de Tyr, in Raynaud, §§ 615-619, pp. 303-305.
137. Templier de Tyr, in Raynaud, § 621, p. 305 ; « Lettre au roi Jacues II d’Aragon », in H. Finke,
Papsttum und Untergang des Tempelsordens, 2 vol., Münster, 1907, t. II, n° 4, pp. 4-6. Voir Demurger,
pp. 146-151.
138. Chronologie de cette seconde campagne établie par Michot, in Ibn Taymiyya, pp. 50-53.
139. Templier de Tyr, in Raynaud, §§ 620, 622, pp. 305-306 ; Hayton, in Kohler, pp. 198-199,
320-321.
140. Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 176 ; Moufadhdhal, p. 37 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 38 ; Al-
Younînî, in Li Guo, pp. 175-177 ; Templier de Tyr, in Raynaud, § 622, p. 306. Voir Stewart,
pp. 146-147.
141. Al-Younînî, in Li Guo, p. 176 ; Aboûl-Fidâ, ibid. ; Brosset, p. 632.
142. Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 39-40 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 190 ; Al-Younînî, in Li Guo,
p. 207 ; Templier de Tyr, in Raynaud, § § 631-632, pp. 308-309 ; Bogharian, p. 263. Voir Stewart,
pp. 153-158.
143. Templier de Tyr, in Raynaud, § 633, p. 309.
144. Chronologie de cette troisième campagne établie par Michot, in Ibn Taymiyya, pp. 53-62.
145. A. Mostaert & F. Cleaves, « Trois documents mongols des Archives secrètes vaticanes »,
Harvard Journal of Asiatic Studies XV/3-4 (1952), pp. 467-478 ; Eberhard de Ratisbonne, « Annales »,
250

éd. Jaffé, Monumenta Germaniœ historica, Scriptores, t. XVII, 1861, p. 599 ; Moufadhdhal, pp. 43-48,
65-74 ; Al-Younînî, in Li Guo, pp. 194-198. Voir D. Sinor, « The Mongols and Western Europe », A
History of the Crusades, sous la direction de K. Setton, Madison, The University of Wisconsin Press,
t. III, 1975, pp. 536-537.
146. Moufadhdhal, p. 67.
147. Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 186, in Dulaurier, p. 662 ; Hayton, in Kohler, pp. 200,
321-322.
148. Al-Akserâyî, in Işiltan, p. 107.
149. Khatchikian, n° 17, pp. 16-17 ; Sanjian, pp. 46-47 ; Makrîzî, in Quatremère, t. II 2,
pp. 204-205 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 41-42 ; Nersès Palients, in Hakobian, t. II, pp. 186-187, in
Dulaurier, pp. 662-663 ; Hayton, in Kohler, pp. 202-203, 322-324.
150. Hayton, in Kohler, pp. 204, 324 ; Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 187, in Dulaurier,
p. 663.
151. Moufadhdhal, p. 92 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, p. 44 ; Khatchikian, n os 15-17, pp. 14-17 ; Sanjian,
pp. 47- 48. Voir Stewart, pp. 159-163.
152. Moufadhdhal, pp. 110-112 ; Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 44-45 ; Hayton, in Kohler, pp. 205,
325-326. Voir Stewart, pp. 164-171.
153. Hayton, in Kohler, p. 331.
154. Ibn Taymiyya, pp. 173-174.
155. Hayton, in Kohler, pp. 191-206, 316-334.
156. Khatchikian, n° 8, p. 6 ; Sanjian, p. 46.
157. Finke, Papsttum..., t. II, n° 25, p. 38. Voir Sinor, pp. 537-539.
158. Voir P.-V. Claverie, « “La Cristiandat en mayor peril" ou la perception de la Question d’Orient
dans la Catalogne de la fin du XIIIe siècle », Les Templiers en pays catalan, Perpignan, 1998,
pp. 125-126.
159. Bogharian, p. 263 ; E.A. Wallis Budge, The Monks of Kûblâi Khân, Emperor of China, Londres,
1928, pp. 256-257. Voir B. Spuler, Die Mongolen in Iran, Leiden, 1985, pp. 183-184.
160. Khatchikian, nos 62, 65, 125, pp. 47, 51, 92 ; Sanjian, pp. 52, 53-54, 57.
161. Khatchikian, n° 54, p. 41 ; Sanjian, pp. 50-51.
162. Khatchikian, n° 61, p. 46 ; Sanjian, p. 52.
163. Khatchikian, n° 63, p. 48 ; Sanjian, p. 53.
164. In Hakobian, t. II, p. 194, n. 69.
165. Hét’oum II, in Hakobian, t. I, p. 86, in A. Surméyan, Description du bréviaire manuscrit du roi
Ochine, 1319 (en arménien), Antélias, 1933 p. 100.
166. In Hakobian, t. II, p. 170, n. 193.
167. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 155, in Dulaurier, p. 465.
168. Khatchikian, nos 8, 12, 16, 20, 27, 28, 31, 33, 35, 40-42, 47, 54, 56, pp. 6, 11, 15, 18, 23, 24, 27-29,
31-34, 36, 41, 42.
169. Khatchikian, n° 21, p. 19.
170. Khatchikian, n° 66, p. 52.
171. Khatchikian, n° 73, p. 56.
172. Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 205.
173. Templier de Tyr, in Raynaud, § 553, p. 284.
174. Aboûl-Fidâ, in Holt, pp. 45, 47.
175. In Delorme et Tăutu, t. VII 1, n° 9, p. 15.
176. Orbélian, in Émine, pp. 320-321, in Brosset, pp. 243-244, Voir Sembat, in Dulaurier, p. 653 ;
Davit’ de Baghèche, in Hakobian, t. II, p. 347.
177. On ne peut ajouter foi à une autre source qui donne la raison opposée, une soi-disant
excessive latinophilie du catholicos : voir Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 152, in Dulaurier,
pp. 462-463.
251

178. E. Baghdassarian, « La ‘Vie’de Georges de Skévra » (en arménien), Banber Matenadarani


7 (1964), pp. 399-435.
179. A. Oghlouguian, Recherches sur les questions littéraires du docteur Movsès Erznkatsi (en
arménien), Etchmiadzin, 2001.
180. Voir C. Mutafian, Roma-Armenia, Rome, De Luca, 1999, n os VI 72-74, pp. 172-173 ; L. Alichan,
Sissakan (en arménien), Venise, Imprimerie mékhitariste, 1893, p. 132.
181. Hayton, in Kohler, pp. 205, 333. Voir Mutafian, « Héthoum de Korykos... », pp. 168, 171-172.
182. Orbélian, in Émine, p. 326, in Brosset, p. 248 ; Sembat, in Dulaurier, p. 655 ; Samuel d’Ani, in
Ter-Mik‘élian, p. 153, in Dulaurier, p. 465. Voir Galano, p. 419.
183. Hét’oum II, in Dulaurier, p. 554 ; Orbélian, in Émine, p. 327, in Brosset, p. 248.
184. Orbélian, in Émine, pp. 329-342, in Brosset, pp. 250-256.
185. Voir la lettre de Grégoire VII au roi, in Galano, pp. 435-451.
186. Voir Galano, pp. 452-471.
187. Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 155, in Dulaurier, p. 463.
188. Galano, pp. 458-460.
189. Khatchikian, n° 72, p. 55 ; Sanjian, p. 54.
190. Khatchikian, n° 73, p. 56 ; Sanjian, p. 55.
191. Sembat, in Dulaurier, p. 664 ; Hét‘oum II, in Hakobian, t. I, pp. 88-89 ; Nersès Palients, in Id., t.
II, p. 188 ; Samuel d’Ani, in Ter-Mik‘élian, p. 153, in Dulaurier, p. 466 ; Dardel, in Kohler, p. 17 ;
Templier de Tyr, in Raynaud, § 685, pp. 325-326 ; Bustron, pp. 156-157 ; « Chronique d’Amadi », p.
270 ; « Chronica XXIV Generalium », Analecta franciscana 3 (1897), p. 462 ; Aboûl-Fidâ, in Holt,
p. 47 ; Kachani, « Histoire d’Oldjaïtou », in Kohler, p. 16, n. 3 ; Moufadhdhal, pp. 139-140 ; Makrîzî,
in Quatremère, t. II 2, p. 279. Voir Stewart, pp. 171-180.
192. M. Tchamtchian, Histoire de l’Arménie (en arménien), 3 vol., Venise, Imprimerie mékhitariste,
t. III, i786, p. 311 ; M. Chamich, History of Armenia, 2 vol., Calcutta, 1827, trad. Avdall, t. II,
pp. 278-279. Voir S. Der Nersessian, « The Kingdom of Cilician Armenia », A History of the Crusades,
sous la direction de K. Setton, Madison, The University of Wisconsin Press, t. II, 1969, p. 658, n. 50.
193. Sembat, in Dulaurier, p. 664 ; Nersès Palients, in Hakobian, t. II, p. 188 ; Samuel d’Ani, in Ter-
Mik‘élian, p. 156, in Dulaurier, p. 466 ; Dardel, in Kohler, p. 17 ; Templier de Tyr, in Raynaud, §
688, p. 326 ; Kachani, in Kohler, p. 17, n. 2.
194. Al-Akserâyî, in Işiltan, pp. 113-114.
195. Makrîzî, in Quatremère, t. II 2, p. 279.

AUTEUR
CLAUDE MUTAFIAN
Université de Paris 13.
252

Une énigme de l’histoire


administrative épirote au IVe siècle :
l’Epirus Nova Dalmatarum
Michel Pillon

1 L’épigraphie latine réserve bien des surprises et soulève des problèmes d’interprétation
parfois délicats à résoudre. L’inscription qui fut trouvée à Ohrid, l’antique Lychnidus, et
éditée en 1933 par le savant serbe Nikola Vulić dans Srpska kraljevska Akademija,
Spomenik, reprise en 1934 en France par René Cagnat et Alfred Merlin dans la Revue
Archéologique, en 1986 en Yougoslavie par Anna et Jaroslav Šašel dans les Inscriptiones
Latinae quae in Iugoslavia inter annos MCMII et MCMXL repertae et editae sunt, en est un bon
exemple1. Elle mentionne un gouverneur civil (praeses) de la province d’Épire Nouvelle,
vir perfectissimus, du nom de Sofronius : « DD(ominis) NN(ostris) / [Co]nstantio Aug (usto) /
(et) Constantio [Caesari] /……… ./……… ./Sofronius V(ir) P(erfectissimus) / [pra]eses Prou (inciae)
Nou (ae) / Epiri Dâlmâtorûm ».
2 Il n’y a jusqu’à Epiri rien d’inhabituel dans le vocabulaire utilisé. Mais à Nouae Epiri est
accolé l’ethnique Dalmatorum, c’est-à-dire plus correctement Dalmatarum. Car, outre les
quatrième et cinquième lignes illisibles, le dernier mot comporte de nombreuses
ligatures. L’inscription, étant une dédicace aux princes Constance II et Constance
Gallus, se laisse aisément dater du milieu du IVe siècle2. On sait que la province d’Epirus
Noua a été créée à l’époque de Dioclétien par le détachement des cités de Dyrrhachion,
Apollonia, Byllis, Aulôn et Lychnidus de la province de Macédoine 3. À la tête de la province
d’Épire Nouvelle, se trouvait un gouverneur civil, praeses en latin, ήγεμῶν en grec, de
rang perfectissime. L’Epirus Noua faisait elle-même partie du diocèse de Macédoine. Le
diocèse de Macédoine, après le partage de l’Empire en 395, fut incorporé dans la partie
orientale, et, plus précisément, fut subordonné à la Préfecture du Prétoire d’Illyricum.
Historiquement, les cités de Dyrrhachion, Apollonia, Byllis, Aulôn n’appartinrent jamais à
la Dalmatie, au contraire des cités de Scodra, Dioclea, Lissus, qui, elles, constituèrent sous
la Tétrarchie, la province de Praevalis ou province Prévalitane. La Prévalitane fut le
morceau de Dalmatie qui entra dans l’Empire d’Orient après la mort de Théodose 4.
253

3 De toute manière, nous ne trouvons pas dans l’inscription mention d’une région
géographique (en latin, ce serait : Epirus Noua Dalmatiae ou bien Epirus Noua
Dalmatiarum), mais d’un groupe ethnique ou provincial (Epirus Noua Dalmatarum), ce qui
est inusité dans le langage administratif romain. Il était naturel que des chercheurs
spécialistes de l’histoire de cette région des Balkans s’interrogent sur cette anomalie.
L’historien grec Evangelos Chrysos s’est brièvement attaché dans une note de
l’importante étude qu’il a consacrée à l’Épire protobyzantine au problème que pose
cette inscription et à l’explication de l’utilisation du terme Dalmatarum 5. Il a commencé
par présenter les thèses des savants qui, avant lui, s’étaient penchés sur la question.
4 L’historienne yougoslave Milena Dušanic avait pensé qu’il y avait eu confusion entre
Dalmatarum et Illyriorum ou Illyricorum6. Elle faisait d’abord appel à la simple logique. La
Nouvelle Épire appartenait à l’Illyricum oriental. Elle s’appuyait aussi sur un passage
extrait d’une glose de la Souda tirée du Βίος Ἷσιδώρου par Damascius dans lequel le
comte de Dalmatie Marcellin commandait ses troupes dalmates dans « l’Épire des
indigènes illyriens » : « Μαρκελλῖνος... ἐδυνάστευε μὲν Δαλμάτας ἐν ῟Ηπείρῳ
κατφκημένων ῟Ιλλυριῶν »7. Fanoula Papazoglou partageait l’avis de Milena Dušanić.
Evangelos Chrysos, avec raison, nous semble-t-il, a critiqué cette thèse : Marcellin,
comes rei militaris Dalmatiae n’avait en fait autorité que sur la région de Salone. De plus,
il n’est pas possible que Dalmatarum ait pu être confondu avec Illyriorum / Illyricorum. En
ce cas, au lieu d’Illyriorum, on aurait eu logiquement Illyrici, comme dans le passage
suivant du chroniqueur byzantin Théophane : « Τὸ Δοράχιον πόλις τής νέας ῟Ηπείρου
τού Ἶλλυρικοῦ »8.
5 Nous pouvons ajouter que le vocabulaire employé dans les inscriptions latines à
caractère administratif est connu pour être très précis. Il est difficile de penser que
l’auteur de l’inscription de Lychnidus ait pu commettre une confusion de cette nature.
Evangelos Chrysos croit à un Dalmatarum dans le sens géographique du terme. La côte
de Nouvelle Épire prolonge vers le sud le littoral dalmate. Par conséquent, de l’Istrie au
golfe d’Arta, le littoral adriatique entre dans la composition de ce que l’historien croate
Milan Šufflay appelait « der adriatische Lebensraum »9. La communauté d’intérêts
entraînait une solidarité dans les droits et les devoirs qui n’a pas échappé à
l’administration impériale. Evangelos Chrysos cite un passage du panégyriste
Mamertinus, de l’année 362, qui félicite l’Empereur Julien d’avoir soulagé Dalmates et
Épirotes de la lourde charge de la collatio equorum :
«Iam quale illud fuit quod Istrum adhuc nauigans beneficia tua usque ad Hadriam,
Tyrrhenum, Mareoticum porrigebas! Ipso enim tempore leuati equorum pretiis enormibus
Dalmatae, Epirotae ad incitas intolerandi tributi mole depressi prouidentia, imperator, tua
non modo miserias exuerunt, sed ad amplam etiam atque opulentam reuixere fortunam».
6 « Et quelle merveille de voir qu’au moment où tu descendais encore le Danube, tu
étendais tes bienfaits jusqu’à la mer Adriatique, jusqu’à la mer Tyrrhénienne, jusqu’à la
mer d’Égypte ! C’est alors précisément que les Dalmates furent soulagés des taxes
excessives qu’ils payaient en chevaux, que les Épirotes, réduits au désespoir par le poids
d’un impôt intolérable, grâce à ta providence, ô empereur, non seulement secouèrent
leur misère, mais retrouvèrent, avec la vie, la richesse et l’abondance » (trad. É.
Galletier)10.
7 Donc Dalmatae a pu ne pas se limiter aux habitants de la province de Dalmatie, mais
aussi, dans le cas de l’inscription de Lychnidus, s’étendre aux provinciaux de Nouvelle
Épire. La thèse d’Evangelos Chrysos est ingénieuse et séduisante. Le problème est que
254

l’apposition d’un ethnique à une province ne se rencontre pas dans l’épigraphie latine à
caractère administratif. L’utilisation d’un ethnique au pluriel pour désigner une
province ne se trouve que chez des écrivains de langue grecque comme par exemple
chez Procope de Césarée : ainsi Ἧπειρώται pour l’Épire, Ἷλλὺριοι pour VIllyricum 11. Mais
il s’agit là d’une convention littéraire archaïsante. Peut-on voir dans ce Dalmatarum une
expression de ce genre ? Nous pensons que c’est très improbable. Il nous faut donc
chercher ailleurs.
8 Dans le chapitre que Evangelos Chrysos a consacré à l’histoire administrative de l’Épire
au IVe siècle sont cités et commentés des articles de loi extraits du Code Théodosien,
adressés à Zosimus, gouverneur civil de Nouvelle Épire par les empereurs Valentinien
et Valens en 37312.
9 Le premier texte, en date probablement du 13 juin 373, veut réprimer les abus commis
par les stratores de Nouvelle Épire. Les stratores sont dans les provinces les sous-officiers
chargés de la réquisition et de l’examen des chevaux destinés aux services de l’État,
cavalerie, cursus publicus, etc.13 :
« Impp. Val(entini)anus et Valens A. A. ad Zosimum praesidem Epiri nouae, Per omnes
prouincias edictum generale misimus, ut ab stratoribus unus tantum solidus probae nomine
posceretur et in offerendis equis certam formam staturam aetatem prouinciales nostri
custodiendam esse cognoscerent. Quos etiam fisco certo solidorum modo obnoxios fecimus,
si, quod stratores petere numquam metuunt, illi dare stratoribus non timerent. Officium
quoque gravitatis tuae centum argenti libras multabitur, si sciens praedictam rem gestam
fuisse non illico eam severitati udicariae prodidisset.
Dat. XIII Kal. Iul. Apolloniae Val(entini)ano et Valente A.A. Conss . »
10 Le deuxième texte, du 18 novembre 373, ordonne à Zosimus de veiller à ce que les
praefectiani ou agents de la Préfecture du Prétoire n’usurpent les fonctions de
percepteur d’impôt (exact or), d’agent de la poste impériale (curiosus) ou de garde des
greniers d’État, normalement réservées aux curiales14 :
« Impp. Val(entini)anus et Valens A. A. ad Zosimum praesid(em) Epiri Nouae : Comperimus
imperatoriae iussionis auctoritate neglecta praefectianos ad perniciem prouincialium
exitiumque remeasse et exactionibus in prouincia meritis tuis eredita uel potius lucris et
quaestibus suis contro uetitum laborare, praeterea vel horreorum genere custodiam vel
curarum ius atque arbitrium sibi praesumere. Horum si quis existat, uolumus huius
auctoritate praecepti in futurum susceptorum officiis eum deputari deque eius nomine
universa clementiae nostrae auribus intimari. Dat. XIII Kal. Dec. Med(iolano) Val(entini)ano
et Valente III A.A.Conss »
11 Ces deux documents sont pour notre étude d’un intérêt tout particulier, car ils
abordent plus ou moins directement le problème de la collatio equorum en Épire, ainsi
que celui, nécessairement lié au premier, du service de la poste. La relation avec
l’extrait du Panégyrique de Mamertinus est évidente, et il est étrange que celle-ci n’ait
pas été remarquée par le Professeur Chrysos. Par ailleurs, le même chercheur, dans le
chapitre sur les séismes qui ont affecté l’Épire protobyzantine, cite une phrase de
Théophane le Confesseur et une autre de Georges Cédrénos, toutes les deux ayant trait
à la destruction de Dyrrhachion par un tremblement de terre en 346 :
« Τοὺτῳ τῷ ἒτει Δυρράχη τῆς Δαλματίας ὐπὸ σεισμοῦ διεφθάρη »15;
« Τῷ θ΄ἔτει Δυρράχιον πόλις τῆς Δαλμάτιας ὑπο΄σεισμοῦ διεφθάρη »16.
12 Donc, selon ces auteurs byzantins, respectivement du IXe et du XII e siècle, Dyrrhachion
n’est pas au milieu du IVe siècle une ville d’Illyricum, mais de Dalmatie. On pourrait bien
sûr penser à une erreur de la part de ces historiens tardifs. Mais un autre document,
255

celui-là du IVe siècle incontestablement, vient confirmer nos deux écrivains byzantins.
Il s’agit d’un extrait de l’Expositio totius Mundi et Gentium, œuvre d’un anonyme :
« Post Achaiam est inueniri Epiri partes et ciuitatem quae sic vocatur Epirus ; prouincia
uero a quibusdam Epirus, a quibusdam Aetolia. Post hanc ciuitatem, ciuitas Nicopolis, quae
piscem multum marinum abundat, ut odire speciem uidentem aliquantam. Post hanc, paulo
superius Dalmatia est, quae in negotiis eminens esse dicitur. Caseum itaque dalmatenum et
tigna tectis utilia similiter et ferrum, tres species cum sint utilia abundans emittit. Et habet
ciuitatem splendidam Salonam ; Dyrrachium enim propter habitantium malitiam a Deo
destructa, magis uero, ut dicunt, descendit et non apparuit. »
13 « Après l’Achaïe, on en vient à trouver les régions de l’Épire et la ville que l’on appelle
Ephyra ; la province, elle, est appelée par certains l’Épire, par d’autres l’Étolie. Après
cette ville, on trouve celle de Nicopolis qui a une telle abondance de poissons de mer
que, lorsqu’on en voit une telle quantité, on s’en dégoûte. Après cette province, il y a,
un peu au dessus, la Dalmatie qui, dit-on, se distingue dans les affaires. Le fromage
dalmate, le bois de charpente ainsi que le fer sont trois produits utiles qu’elle a en
abondance et qu’elle exporte. Elle possède une ville splendide, Salone ; en effet,
Dyrrachium a été détruite par Dieu par suite de la méchanceté de ses habitants, ou
plutôt, à ce que l’on dit, elle a été submergée et a disparu. » (trad. J. Rougé) 17.
14 Ainsi, selon ces sources, Dyrrachium aurait été, avant le tremblement de terre de 346, la
métropole de Dalmatie. Théophane et Cédrénos se sont évidemment inspirés d’une
source commune remontant au IVe siècle. L’inscription se voit en quelque sorte
confirmée par ces documents écrits. Il y a donc bien eu au IV e siècle une ville de
Dyrrachion considérée comme dalmate ou reliée d’une manière ou d’une autre à la
Dalmatie. D’autre part, ce prolongement de la Dalmatie qu’aurait été la province de
Nouvelle Épire, a été particulièrement concerné, toujours à cette même époque, par
l’obligation de fournir des chevaux à l’État, la dite collatio ou coemptio equorum. Il nous
semble que les deux faits, à savoir : 1) l’appartenance momentanée de la Nouvelle Épire
à l’ensemble dalmate ; 2) la collatio equorum en Épire et en Dalmatie, ne sont pas
fortuitement associés. Mais pour quelle raison ? Avant de tenter de répondre à cette
question, il convient de réexaminer la question de la collatio equorum dans le cadre plus
général des obligations des provinciaux envers l’État.
15 Dans le chapitre d’un document maintenant bien connu, le De rebus bellicis, d’un auteur
anonyme du IVe siècle aussi, fustigeant l’avidité des gouverneurs de province (« De
prauitate iudicum »), sont clairement associées trois « exactions » : la comparatio tironum,
l’equorum vel frumenti coemptio, l’expensa moenibus profutura.
« De iudicum prauitate,
Ad haec igitur incommoda, quae prouincias auaritias artibus uexant, accedit etiam iudicum
exsecranda cupiditas, collatorum utilitatibus inimica. Nam hi, despecta reuerentia
dignitatum, velut mercatores in prouincias se missos existimant, eo grauiores quod ab his
procedit iniquitas unde debuit sperari medicina ; et tamquam sua (rebus) sufficere non
possit iniquitas, exactores in profligandis rebus dirigit huiusmodi unusquisque, qui diuersis
rapinarum artibus collatorum uires exhauriant ; uidelicet quasi parum notabiles
haberentur, si soli peccarent. Quae enim ab his occasio fiscalium titulorum illibata peracta
est ? Quae conuentio sine praeda discessit ? Illis tironum comparatio, equorum uel frumenti
coemptio, expensa quoque moenibus profutura, solemnia lucra sunt et uotiva direptio.... »
16 « À ces abus que la cupidité fait peser sur les provinces (l’altération des monnaies),
vient se joindre l’exécrable avidité des gouverneurs, au détriment de la fortune des
contribuables. Car ces gens, sans souci du respect dû à leur charge, se croient envoyés
dans les provinces en qualité de marchands, et pèsent d’autant plus sur elles que
256

l’iniquité procède de ceux dont on pourrait en attendre le remède. Comme si leur


propre injustice ne suffisait pas à leurs desseins cupides, chacun dirige dans la même
voie les percepteurs d’impôts, lesquels, par divers artifices de rapine, épuisent les
ressources des contribuables. On dirait qu’ils se trouveraient trop obscurs s’ils se
rendaient seuls coupables ! Car quelle occasion négligent-ils de s’enrichir aux dépens
du fisc ? Quelle convention ont-ils jamais conclue sans y trouver une proie ? Pour eux,
la levée de recrues, l’achat de chevaux ou de blé, les dépenses faites en vue de
constructions, tout est prétexte à malversation et à pillage » (trad. S. Reinach) 18.
17 Rappelons que la coemptio frumenti, c’est l’achat de blé imposé par l’État en complément
de l’annone à un prix fixé ; la coemptio equorum, c’est l’achat, dans les mêmes conditions,
de chevaux pour la remonte de l’armée, de l’administration et de la poste 19. Quant à la
comparatio tironum ou praebitio tironum, c’est la présentation des recrues d’une province
devant un « conseil de révision », composé de curiales, sous la présidence du
gouverneur20. Une exception à cette règle a été prévue par une loi de 353, en faveur de
deux catégories d’unités ripenses, les cunei equitum et les auxilia :
« Imp. Constantius A. ad P(raefectos) P(raetorio),
Post alia : quotiens iuniores exhibendi sunt, non ante probentur, nisi praesentibus
decurionibus origo eorum quaeratur, ita tamen, ut decurionibus haec fiducia denegetur, ne
forte quis fugiens militiam addito nomine decurionis e militia abscedat : de auxiliaribus
(militibus et) sane cuneis (equitum) minime ducibus licentia concedatur, nisi prius certus
redditus iudex rescribat, utrum minime decurio sit : ita ut ab anno decimo et nono ad
militiam eligantur. Dat. pridie Non.Jul. Constando A. VI et [Constando] C(aesare) II Conss. »
18 « L’Empereur Constance Auguste aux Préfets du Prétoire,
19 Chaque fois que de jeunes recrues doivent être présentées, qu’on ne procède
absolument pas à leur incorporation sans que leur origine n’ait été vérifiée en présence
des décurions, mais à la condition de ne pas prêter foi aux déclarations de ces
décurions, afin d’éviter qu’un individu n’échappe au service en prétextant de sa qualité
de décurion. Qu’en ce qui concerne les auxiliares et les cunei, ce pouvoir ne soit pas
accordé aux ducs (des provinces frontalières), à moins que préalablement le
gouverneur n’ait certifié par écrit que la recrue n’était pas décurion. En ce cas, ces
jeunes gens peuvent être incorporés directement à partir de l’âge de 19 ans.
20 Fait la veille des Nones de juillet, sous le consulat, pour la sixième fois, de Constance
Auguste, et, pour la deuxième fois, de Constance César. » 21
21 Outre l’exception prévue par cette loi en ce qui concerne l’incorporation en définitive
de fils de curiales dans les unités ripenses, apparaît aussi clairement le caractère très
régional du recrutement des cunei et auxilia22. L’ordre de bataille des ripenses est exposé
dans la Notitia Dignitatum. Selon ce document, les cunei equitum, auxilia et legiones
riparienses sont disposés le long du limes danubien, de la Pannonie Première à la Scythie
Mineure, sous le commandement des duces limitis23. Or, la particularité remarquable des
cunei equitum qui sont sous les ordres des ducs de l’Illyricum pris au sens large du terme,
c’est à dire l’Illyricum occidental (Pannonies I et II, Valérie) et l’Illyricum oriental (Mésie
I, Dacie Ripuaire), c’est de comprendre une forte proportion d’escadrons dalmates
(cunei equitum Dalmatarum) :
• en Mésie I : 3 cunei dalmates sur 8 ;
• en Dacie Ripuaire : 5 sur 9 ;
• en Pannonie II : 1 sur 6 ;
• en Valérie : 1 sur 5 ;
257

• en Pannonie I : 1 sur 2.
22 Il n’y a pratiquement plus de cunei dalmates sur le limes de Thrace ni sur celui de Rhétie
/ Norique. Donc les cunei dalmates, au IVe siècle, montent la garde en priorité sur la ripa
du moyen Danube, entre Vindobona et les Portes de Fer. Une seconde catégorie d’unités
de cavalerie est en majeure partie d’origine dalmate, ce sont ce que la Notitia Dignitatum
appelle des equites sous le commandement des ducs de la partie occidentale de l’
Illyricum (Pannonies I et II, Valérie). Ces equites sont répartis en uexillationes, autrefois
de la cavalerie légionnaire ou auxiliaire qui, à partir de Gallien, devint une force mobile
autonome24. A la suite des réformes de Dioclétien puis de Constantin, une partie de ces
escadrons fut versée dans les armées comitatenses, une autre, localement, fut affectée
dans les troupes ripenses du moyen Danube.
23 Dans les duchés des Pannonies et de Valérie, la proportion d’escadrons dalmates est
encore plus grande que parmi les cunei equitum :
• en Pannonie II, 7 uexillationes equitum Dalmatarum sur 11 ;
• en Valérie, 11 sur 17 ;
• en Pannonie I, 5 sur 14.
24 Le point commun de toutes ces unités dalmates, c’est qu’elles sont postées sur un limes
dont la « base arrière » est la côte adriatique, c’est-à-dire la Dalmatie et les deux Épires.
Certes la Notitia reflète une situation administrative née du partage de l’Empire et donc
de l’Illyricum en deux parties. Mais nous savons que l’organisation militaire en ripae et
la création de forces ripenses ont été réalisées sous Constantin. Nous savons également
qu’au cours du IVe siècle, l’ Illyricum tout entier a formé, à plusieurs reprises, un
ensemble administratif dans le cadre d’une vaste Préfecture du Prétoire 25. Il nous
semble qu’à cette époque a existé un lien entre les ripenses des duchés du moyen
Danube et une zone réunissant Dalmatie et Nouvelle Épire, zone de réquisition de
chevaux et de vivres, zone aussi de recrutement de conscrits en faveur des secteurs
frontaliers. L’ethnique Dalmatarum accolé à Epirus Nova s’expliquerait ainsi par le fait
que les Épirotes de Nouvelle Épire connaissaient les mêmes obligations militaires et
fiscales que les Dalmates. Vers 350, le moyen Danube est pour l’Empire un théâtre
d’opérations d’importance majeure. Le danger sarmatique y est particulièrement
pressant dans cet « entonnoir de peuples » qu’est la plaine entre Danube et Tisza 26. C’est
la raison essentielle de la concentration de troupes en Pannonie II et en Valérie,
situation bien visible dans la Notitia. C’est aussi la raison de la présence fréquente de
l’Empereur et de sa cour à Sirmium. À cette présence forte et dispendieuse correspond
sans aucun doute une pression fiscale et humaine d’égale intensité. Celle-ci excède les
seules ressources des provinces danubiennes.
25 En ce qui concerne les ressources humaines, les auxilia d’infanterie, dont la
terminologie dérive très souvent de leur lieu de garnison, de même que les legiones
riparienses, semblent bien être d’origine strictement locale. Mais les unités de cavalerie,
equites comme cunei, plus mobiles, ne peuvent que bénéficier d’une aire de recrutement
plus large. Il faut y ajouter les escadrons comitatenses ou palatins qui suivent l’empereur
ou ses magistri praesentales dans les grandes opérations dirigées contre les Sarmates.
Certes, l’appellation de « cavalier dalmate » ne correspond pas nécessairement au IV e
siècle à un recrutement géographiquement circonscrit à la Dalmatie. Sur des frontières
éloignées comme celles de la Cyrénaïque, au témoignage même de l’évêque de Cyrène,
Synésios, « Dalmates » avait perdu son sens ethnique au début du V e siècle 27. Mais, sur
le limes danubien, outre la localisation sectorielle précise des unités d’appellation
258

dalmate, la proximité de la Dalmatie rend très probable la continuité d’un recrutement


au moins « illyrien ». Un passage de l’œuvre d’Ammien Marcellin nous confirme qu’au
IVe siècle, les equites Illyriciani sont d’origine illyrienne 28. Parallèlement au prélèvement
humain, les possessores tant dalmates qu’épirotes se sont vu imposer des charges
communes en annone, coemptio frumenti et collatio equorum. L’Epirus Noua et la Dalmatie
étaient renommées dans l’Antiquité pour leurs ressources naturelles, et les plaines
côtières de ces provinces, longtemps couvertes de prairies marécageuses, s’adonnaient
traditionnellement à l’élevage des chevaux29.
26 Il convient à ce stade de notre étude de tenter de résoudre un dernier problème, celui
du cadre chronologique à l’intérieur duquel a existé cette communauté épiro-dalmate.
L’inscription d’Ohrid est de 351-354. On peut considérer que l’Epirus Noua Dalmatarum a
une origine plus précoce. Le terminus post quem peut être fixé lors de la mise en place
par Constantin de l’organisation ripensis, soit vers 320- 330 30. Le terminus ante quem, c’est
naturellement le partage définitif de l’Illyricum en 396. La communauté épiro-dalmate a
été rompue à cette date. Mais on retrouve plus tard des traces d’une collaboration entre
Dalmatie et Épire. Dans les fragments qui nous restent de Ménandre le Protecteur,
celle-ci apparaît à deux reprises, lors des opérations militaires qui opposèrent Byzance
et Avars autour de Sirmium, de 572 à 582, et qui aboutirent à la prise de la ville par le
Khagan des Avars, Baïan.
27 En 576, l’empereur Tibère II dépêche d’Illyrie et de Dalmatie des officiers pour assurer
la défense de la place :
« ....ἐπί τούὺτοις τὸν πρεσβευτὴν άποπεμψάμενος παρασκευάζετο ἐκ τῶν ἐνόντων τῇ
πόλει ἀμύνειν, στρατιὰνμέν, ώς ἔφθεν εἰρηκώς, ὁυδὲ βραχεῖαν τινὰ ἔχων, στρατηγοὺς
δὲ και ηγεμόνας καὶ λοχαγοὺς στέλλων, τοὺςμὲν διὰ τῆς ῟Ιλλυριῶν, τούς δὲ διὰ
Δαλματίας, ὡς ἅν τὴν πόλιν διὰ φρουρᾶς ἔχοιεν »
28 « ... sur ces entrefaites, l’Empereur congédia l’ambassade (avare) et se prépara à
défendre la ville. Mais, comme on l’a déjà dit, il ne disposait d’aucune armée, même
réduite, il dépêcha donc d’Illyrie et de Dalmatie des officiers généraux, commandants et
lochages afin d’organiser la défense de la ville. » 31
29 En 582, le dernier espoir des Sirmiens repose sur l’espoir de l’arrivée de renforts
dalmates attendus sur le pont qui mène de la rive droite de la Save à la ville assiégée.
Mais les secours espérés n’arrivant pas, le sort de Sirmium est scellé : « ʽ’Oτι ἐπὶ τρεῖς
ἡμέρας πόλεμος ‛Ρωμαίοις καὶ ῟Αβάροις συνεκροτήθη, μηδεμῖας δυνάμεως ‛Ρωμαϊκῆς- κατὰ
τὴν πρὸς Δαλματίᾳ γέφυραν ἐπιφανείσης- καίτοι σαθρότατα ἔχουσαν » : « Durant trois
jours, les opérations militaires entre Romains et Avars furent suspendues à l’arrivée de
renforts romains par le pont qui menait à la Dalmatie, bien que celui-ci fût en très
mauvais état. Mais rien ne vint. »32
30 Selon une information de Constantin Porphyrogénète contenue dans le De
Administrando Imperio, les provinciaux des régions danubiennes, fuyant les Avars et les
Slaves, se réfugièrent non seulement sur la côte dalmate, mais aussi dans le « thème »
de Dyrrachion, ce qui est encore une preuve des forts liens unissant les deux régions :
« ...ἀπὸ τῶν ἐκεῖσε γὰρ ‛Ρωµάνους τοὺς νῦν Δελματίαν καί τὸ Δυρραχίον οἱκούντας
ἀπέλασαν... »33.
31 En fait, ces liens, parfois distendus, n’ont jamais vraiment cessé d’exister. Il suffit de
considérer la communauté culturelle, linguistique, matérielle, englobant pays
« guègue » et latinité dalmate, communauté qui, elle-même, fait partie du « Lebensraum
» adriatique si bien décrit par l’historien croate Milan Sufflay 34. Dans cette perspective,
259

l’Epirus Nova Dalmatarum n’en aura été qu’une de ses manifestations parmi d’autres dans
l’histoire de cette partie de l’Europe.

– Provinces d’Illyricum au IVe siècle –

NOTES
1. N. Vulić, « Antički spomenici naše zemlje » Srpska kraljevska Akademija, Spomenik, 75, 1933,
n° 174 ; R. Cagnat et A. Merlin, Revue des publications épigraphiques relatives à l’Antiquité romaine,
Revue. Archéologique, 3-4 (1934), p. 282, n° 192 ; A. et J. Šašel, Inscriptiones Latinae quae in Iugoslavia
inter annos MCMII et MCMXL repertae et editae sunt, Ljubljana, 1986, (Situla. Dissertationes Musei
nationalis Labacensis, 25), n° 1236. Par ailleurs, Sofronius est également cité dans une autre
inscription retrouvée à Ohrid : cf. s.v. Sofronius 1 dans A.H.M. Jones, J.R. Martindale et J. Morris,
The prosopography of the later roman Empire, Cambridge University Press, 1971, t. 1, A.D. 260 – 395,
p. 847.
2. Plus précisément entre 351 et 354. Cf. Consularia Constantinopolitana, éd. Th. Mommsen,
Monumenta Germaniae Historica, Auctores Antiquissimi, Berlin, Weidmann, 1892, IX, p. 238 .
3. E. Chrysos, « Συμβολ στν ἱστοἱα τῆς ῟Ηείρου κατὰ τν πρωτοβυζαντιν ἐποχὴ », ʼΗπειρωτικὰ
Χρονικά., 23 (1981), p. 12-14
4. J.J. Wilkes, Dalmatia, London and Boston, Routledge and Kegan Paul, 1969, p. 417.
5. E. Chrysos, « op.cit. », p. 19-20, note n° 3.
6. M. Dušanić, « Epirus Nova Dalmatorum », Ziva antika, 20 (1970), p. 137-144.
260

7. Suidae Lexicon, M.202, éd. A. Adler III 325 P. 23, Stuttgart 1971. Le passage est également cité et
commenté par le savant hongrois László Várady dans un article sur les cunei equitum Dalmatarum
(L. Várady, « Additional notes on the problem of the Late Roman Dalmatian cunei », Acta antiqua
Academiae Scientiarum hungaricae, 11 (1963), p. 398 – 399). Dans cette étude, László Várady tente de
démontrer que les cunei étaient des unités de cavalerie fortes de 1200 hommes et capables
d’intervenir sur des théâtres d’opération qui pouvaient être très éloignés de leurs ripae
danubiennes. Guido Clemente et Jenö Fitz ont à très juste titre critiqué cette thèse (G. Clemente,
La Notitia Dignitalum, Cagliari 1968, p. 150-161 ; J. Fitz, L’administration des provinces pannoniennes
sous le Bas -Empire romain, coll. Latomus, Bruxelles 1983, p. 75-76, note n° 5).
8. Theophanis Chronographia, éd. De Boor, Leipzig, B.G. Teubner, 1883, t. I, p. 168, 9.
9. M. Šufflay, Stäte und Burgen Albaniens hauptsächlich während des Mittelalters, Österreichische
Akademie der Wissenschaften, Phil.-Hist. Kl., Denkschriften, Bd.63, Abh.l, Wien-Leipzig 1924, p. 5.
10. Mamertini gratiarum actio Juliano, Panégyriques latins, XI 9, éd. et trad. É. Galletier, Paris,
Collection des Universités de France, 1955, t. 3, p. 28. Edgard Pack a consacré une partie de son
étude (E. Pack, Städte und Steuern im Politik Julians, coll. Latomus, Bruxelles 1986, Chap. II : Julian
Philopolis) Dalmatien und Illyricum : Werbung um Anhänger, p. 103 – 115) à la politique fiscale et
poliade de Julien en faveur des cités de Dalmatie et d’Illyricum oriental. L’éloge dithyrambique,
par le panégyriste Mamertin, de la politique julianienne d’allègement fiscal et de protection des
élites municipales, paraît, selon le savant, relever de la pure et simple propagande. Les ruines de
Nicopolis sont en fait dues au tremblement de terre de 346, lequel, on l’a vu plus haut, avait
également affecté Dyrrhachion, et non pas au gouvernement de Constance II, comme l’avance
Mamertin. Julien, en fait, aurait brillé, à peu de frais, aux yeux des curiales dalmates et épirotes,
en adoucissant les effets d’un prélèvement exceptionnel en chevaux et en vivres, opéré sur ordre
d’une superindictio de l’empereur régnant. Car cette superindictio de 361 avait été rendue elle-
même nécessaire pour permettre aux forces illyriennes, loyales envers Constance II, d’affronter
l’armée des Gaules fidèle à Julien. Edgard Pack s’appuie sur le témoignage d’Ammien Marcellin
(Histoire, éd. et trad. G. Sabbah, Paris, Collection des Universités de France, 1970, XIX, 11, 2 – 3 ;
12, 6 ; cf. aussi J. Fitz, op.cit., p. 39 – 40.) pour souligner, avant ce contexte exceptionnel, la bonne
administration du Préfet du Prétoire en charge de l’Illyricum, Anatolius, nommé justement par
Constance.
11. Cf. par exemple dans Procope de Césarée, Περὶ κτισμάτων, éd. J. Haury, B.G. Teubner, Leipzig
1964, IV, p. 104, 26 : « ἐν ∆αρδάνσις » pour la province de Dardanie ; « Ἷονστινιανὸς Βασιλεὑς ἐν
Ἷλλνριοὶς ἐτειχίσατο... », p. 124, 33 ; « Ἷυστινιανός ἐν Ἷλλυριοὶς διαπέπρακται... », p. 131, 37, où
Ἶλλυριοῖς est employé pour Illyricum.
12. E. Chrysos, op.cit., p. 30-36.
13. Code Théodosien, éd. Th. Mommsen, Berlin, Weidmann, 1905, VI, 31, 1 (19 juin 373 ?) ; Ch.
Daremberg, É. Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Paris, 1877-1919, s.v. strator, t.
4, p. 1530.
14. Code Théodosien, op.cit., XII, 10, 1 (18 novembre 373).
15. Theophanis Chronographia, op.cit., p. 37, 32-33.
16. Georgius Cedrenus Joannis Scylitzae opera, éd. J. Becker, Bonn 1838 (Corpus Scriptorum Historiae
Byzantinae), t. 1, p. 522, 23.
17. Expositio totius Mundi et Gentium, éd. et trad. J. Rougé, Paris, Les Éditions du Cerf, 1966, p. 188-
190.
18. Anonymus de rebus bellicis, éd., trad. et comment. S. Reinach, Revue Archéologique, 16 (1922), p.
259.
19. Daremberg -Saglio, op.cit., s.v. Jugum, t. 3, p. 667.
20. A.H.M. Jones, The later roman Empire, Oxford, Blackwell, 1964, t. 2, p. 614-619.
21. Code Théodosien, op.cit., VII, 13, 1 (6 juillet 353) ; A.H.M. Jones, op.cit., t. 2, p. 617.
261

22. É. Demougeot, La formation de l’Europe et les invasions barbares, Paris, Aubier, Éditions
Montaigne, 1979, t. 2, p. 75, note n° 206.
23. Notitia Dignitatum utriusque imperii, pars occidentalis, éd. O. Seeck, Berlin, Weidmann, 1876,
rééd. Francfort, Minerva, 1962, 32, 33, 34 ; pars orientalis, 39, 40, 41, 42 ; D. Van Berchem, L’Armée
de Dioclétien et la réforme constantinienne, Paris, P. Geuthner, 1952, p. 89-102 ; G. Clemente, op.cit., p.
343-349.
24. D. Van Berchem, op.cit., p. 103-111. Cf. aussi sur les escadrons dalmates D. Hoffmann, Das
spätrömische Bewegungsheer und die Notitia Dignitatum, Düsseldorf, Rheinland-Verlag,
« Epigraphische Studien », 1969, t. I, p. 247-249 ; 253-254 ; 260-263.
25. É. Demougeot, « Les partages de l’Illyricum à la fin du IV e siècle », Revue Historique, 2 (1947), p.
16-31.
26. H. Wolfram, Histoire des Goths, éd. all. München, C.H. Becksche Verlagsbuchhandlun, 1979 ; éd.
fr. Paris, Albin Michel, trad. fr. F. Straschit et J. Mély, 1990, p 56.
27. Synésios de Cyrène, Katastase, éd. J.P. Migne, Patrologiae cursus completus, Series Graeca, t.
86, ep. 66, an. 411 : « Ώ δέδωκα τν ἐπιστολήν, ταμίας ἐστὶ καὶ σιτοδότης τοῦ Δαλµατῶν τάγματος.
Πάπας δ῟ἐγώ τοὐς Δαλμάτας, ἴσος καὶ τοὺς υίεάς τιµῶ. Δῆμος γὰρ εἱσε λαχούσης με πόλεως ».
28. Ammien Marcellin, Histoire, op. cit., XVIII, 8, 1-3.
29. Expositio, op.cit., note n° 17 ; N. Ceka, Apolonia e Ilirisë, Tirana 1982, p. 83-89 ; K. Jirecek,
« Valona im Mittelalter », Illyrisch-albanische Forschungen, dir. L. Thallóczy, München-
Leipzig 1916, p. 171- 172.
30. D. Van Berchem, op.cit., p. 89.
31. Ménandre, Excerpta de legationibus barbarorum ad Romanos, éd. De Boor, Berlin, B.G. Teubner,
1903, 31, 21-25.
32. Ménandre, Excerpta de legationibus Romanorum ad Gentes, éd. De Boor, Berlin, B.G. Teubner,
1903, 20, 6-8.
33. Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, éd. G. Moravcsik, trad. angl. R.J.H.
Jenkins, Budapest 1949, 32, 24-25.
34. Cf. note 9.

AUTEUR
MICHEL PILLON
Université de Toulouse-Le Mirail.
262

Marco Polo ambassadeur du Pape ?


Pierre Racine

1 Le livre de Marco Polo, qu’il s’intitule Le devisement du monde, Le livre des Merveilles ou Il
Milione n’a cessé d’intriguer lecteurs et chercheurs quant au but poursuivi par son
auteur1. Sans entrer dans le problème de savoir quelle est la part de Marco Polo lui-
même ou de celui qui était son compagnon de misère dans le donjon de Gênes au temps
de leur captivité, messire Rustichello, citoyen de Pise2, il faut bien convenir que
l’ouvrage ne va pas sans laisser pensif qui le lit ou le consulte. Les Polo sont-ils allés en
Chine pour faire des affaires commerciales3 ? Marco Polo a-t-il voulu donner à ceux qui
fréquentaient le marché chinois des informations sur le type de marchandises à
négocier, et dès lors s’est-il proposé de composer un manuel de commerce à l’usage de
ceux qui voulaient tenter de se rendre en Chine4 ? Ou son ouvrage n’est-il qu’une sorte
de reportage d’un voyage aventureux et plein de merveilles5 ? Encore faut-il se
demander si nos voyageurs avaient un véritable but lorsqu’ils sont partis en 1275 en
direction de régions mal connues des Européens, car c’est bien une aventure, mais aussi
une découverte plus ou moins merveilleuse, qu’ont connu les trois Vénitiens, soit dans
leur périple en direction de la capitale du Grand Khan, soit à travers les régions de
l’empire mongol où semblent n’avoir pénétré que quelques rares Européens.
2 Sur le but du voyage, Marco Polo nous apporte quelques informations. Certes, les
éléments qu’il fournit ne vont pas sans intriguer et prêter à discussion. Il n’en reste pas
moins qu’il nous appartient d’en faire d’abord la présentation. D’un premier voyage, le
père et l’oncle de Marco Polo ont été chargés d’une mission par le Grand Khan. Partis
de Soldaïa, sur les rives de la mer Noire, ils ont été conduits à affronter les dangers d’un
long itinéraire à travers l’Asie centrale qui devait les amener à la cour du Grand Khan. A
lire Marco Polo, il ne s’agissait alors, du moins initialement, que d’une aventure
commerciale, que les circonstances particulières liées à la conjoncture politique ont
transformé en une sorte de voyage de découverte6. Qui les avait poussés, encouragés à
entreprendre leur expédition ? Le texte de Marco Polo est muet à ce sujet. Mais certains
éléments doivent retenir l’attention. Au moment de leur retour, le Grand Khan, qui les
avait reçus honorablement et leur fit grande fête et réjouissance, après les avoir questionnés
sur les affaires d’Occident et surtout sur la Foi et les affaires de l‘Eglise romaine, les
renvoie avec un message à porter au pape7. Les deux frères acceptent la mission : Le
263

Grand Sire… fait faire ses lettres et privilèges en langue turque pour envoyer à l’Apôtre ; il les
baille aux deux frères et à son baron et les charge de ce qu’il veut être dit de sa part à l’Apôtre 8.
Le message est très clair : Il mandait dedans à l’Apôtre de lui envoyer jusqu’à cent hommes
savants à enseigner la religion et doctrine chrétienne et qui sussent les sept arts et fussent
capables d’enseigner son peuple, d’arguer habilement et de montrer clairement à lui et aux
idolâtres et aux autres classes des gens soumis à ses lois que toute leur religion est fausse et que
toutes les idoles qu’ils tiennent et adorent en leurs maisons et en leurs ateliers sont alors
diaboliques, et qui sussent montrer bien clairement par raisons que la foi et religion chrétienne
est meilleure que la leur et plus vraie que toutes les autres religions, et si ils le prouvaient, lui et
tous ses potentats deviendraient vassaux de l’Eglise9. Le Grand Khan leur demande par
ailleurs de lui rapporter un peu de l’huile de la lampe qui brûlait devant le Saint
Sépulcre à Jérusalem.
3 De ce récit de Marco, il semble résulter que l’oncle et le père étaient bien délégués par
le Grand Khan pour négocier en quelque sorte de la conversion des Mongols au
christianisme. Mais alors les frères Polo n’avaient-ils pas reçu eux-mêmes mission de se
rendre près du souverain et de sonder ses intentions ? Par ailleurs le Grand Khan
n’avait-il pas été abordé déjà par les Chrétiens en difficulté en Terre sainte 10 ? Rien ne
vient ici dans le texte de Marco Polo fournir la moindre information à ce sujet. Toujours
est-il que les Polo accomplissent fidèlement leur mission. Mais, arrivant à L’Aïas, ils
apprennent la mort du pape Clément IV. Ils se rendent à Acre, où ils débarquent en
avril 1269 et font alors rapport de leur ambassade à Tedaldo Visconti de Plaisance 11. En
l’absence d’un pape, successeur de Clément IV, ils retournent en leur patrie, à Venise,
et c’est seulement en 1271 qu’ils quittent de nouveau Venise, en compagnie cette fois de
Marco pour regagner Acre et demander conseil à Tedaldo sur la réponse à donner à
Kubilai. Mais le successeur de Clément IV n’étant toujours pas désigné, les frères Polo et
Marco ne peuvent pas repartir avec le message pontifical attendu par le Grand Khan 12.
Ils se rendent en pèlerinage à Jérusalem, où ils recueillent l’huile sainte à porter au
Grand Khan13. De retour à Acre, Tedaldo Visconti leur confie deux lettres à remettre au
Grand Khan où il demande secours aux Mongols pour la défense de la Terre sainte 14. Les
Polo s’embarquent pour L’Aïas, mais à leur arrivée un messager leur fait connaître que
vient d’être élu pape Tedaldo Visconti15. Ils font alors retour à Acre, où le nouveau pape
les charge d’une mission près du Grand Khan : Il les munit de toutes les choses nécessaires et
leur donne privilèges, chartes et lettres avec pleine autorité afin qu’ils fussent à même de faire
sans entraves dans ces régions tout ce que le pape y eût pu faire lui-même, qu’ils pussent faire
des évêques et des prêtres, délier et lier comme lui-même, et il leur donna maints joyaux de
cristal et autres cadeaux pour offrir au Grand Khan, et l’ambassade de ce qu’il désirait être
mandé au Grand Khan. Et entre autres choses, il s’efforça que le frère du Grand Khan, nommé
Abaga, sire des Tartares du Levant, prêtat main forte aux Chrétiens et favorisât son projet en
leur permettant de passer au-delà de la mer16.
4 Le récit de Marco Polo appelle un certain nombre d’observations importantes. Le
message que les Polo devaient apporter à Kubilai ne répond en rien à la mission qui leur
avait été confiée par le souverain mongol, qui entendait en priorité être informé de la
religion chrétienne. Le nouveau pape, Grégoire X, est surtout intéressé par les
problèmes stratégiques pour desserrer l’étreinte que font alors peser sur les dernières
positions chrétiennes en Terre sainte les Mameluks d’Egypte et leur souverain
Baïbars17. Sans doute faut-il y voir la crainte qui demeurait celle des Occidentaux d’aller
se confronter avec les Mongols, leur impréparation à l’évangélisation de terres et
populations nouvelles. Les deux dominicains, chargés d’accompagner les Polo,
264

Guillaume de Tripoli et Nicolas de Plaisance, abandonneront d’ailleurs rapidement


l’expédition, effrayés des dangers à courir, et les Polo arriveront à Cambaluc sans aucun
des savants chrétiens qu’avait demandé Kubilai18. Diverses erreurs parsèment le récit
de Marco Polo. Il n’est guère possible qu’en 1269 les deux frères à leur retour de Chine
aient pu rencontrer Tedaldo Visconti, qui n’était pas encore établi en Terre sainte 19. Il
est possible que Marco, narrant des événements vieux de trente ans, sans avoir fait
partie de la première expédition, ait pu commettre involontairement une telle erreur.
Tedaldo n’était pas légat apostolique à cette date. Il est bien connu que le pape Urbain
IV en date du 11 mars 1263 avait désigné pour le siège patriarcal de Jérusalem
Guillaume, évêque d’Agen, en lui confiant l’administration du diocèse de Saint-Jean-
d’Acre, et peu après le nouveau patriarche était nommé légat pontifical pour tout
l’Orient20. Le 25 septembre 1263, Guillaume pouvait débarquer à Acre, et devait rester
en Terre sainte jusqu’à sa mort, survenue le 21 avril 127021. Or, les Polo étaient à cette
même date à Venise. Si les Polo ont rencontré un légat pontifical, ce ne pouvait être
Tedaldo Visconti, mais Guillaume d’Agen. Lorsqu’ils se trouvent en face de ce même
Tedaldo comme légat pontifical, nous sommes alors en septembre 1271, après la mort
de Guillaume. Il est cependant certain que Tedaldo Visconti jouissait alors d’une grande
renommée, s’il peut délivrer aux Polo Lettres et ambassade, avant même d’être porté au
trône pontifical22.
5 Quoi qu’il en soit, de la narration de Marco Polo, émergent deux éléments importants :
la soif d’information des Mongols de l’Occident latin, et par ailleurs du côté chrétien le
désir de nouer avec les Mongols une alliance susceptible de prendre à revers les
Musulmans, au moment où ce qui subsiste de la Terre sainte entre les mains des Francs
se réduit dangereusement comme peau de chagrin. Lorsque les Polo repartent en
direction de la Chine, les Mameluks de Baïbars, appelé d’ailleurs Boudoctaire par Marco
Polo23, envahissent la petite Arménie en 1272 lors même du passage des Polo, lançant
un raid jusqu’à Bireçik24. En fait, le sultan vise surtout en petite Arménie le port de
L’Aïas, concurrent du port égyptien d’Alexandrie, où aboutissaient les routes venant du
golfe Persique et par où passaient les produits précieux de l’Extrême Orient, épices
diverses et soie, sans compter les esclaves, acheminés par les marchands italiens
solidement installés sur le port arménien25 . Acculés sur leurs dernières places fortes,
défendues d’ailleurs vaillamment par les Templiers et les Hospitaliers, les Francs, qui
manquent d’hommes, ont bien du mal à tenir tête aux assauts des Mameluks.
6 Devenu pape, Tedaldo Visconti avait une bonne connaissance de la situation en Terre
sainte grâce à son séjour d’abord comme croisé, puis comme légat apostolique. Il est
partisan de l’organisation d’une Croisade pour refouler les Musulmans de Terre sainte
et leur reprendre par les armes Jérusalem et le tombeau du Christ 26. Si l’on interprète le
message qu’il adresse aux Mongols, ce ne peut être que dans la perspective d’une
nouvelle Croisade pour laquelle les Croisés recevraient l’appui des Mongols qui
prendraient à revers les forces du sultan d’Egypte. Lorsqu’il part de Terre sainte pour
l’Italie, ses dernières paroles s’adressent à Jérusalem et arrivé à Viterbe il songe à
l’organisation d’une nouvelle Croisade à en croire son biographe 27. Rencontrant les
cardinaux, il leur fait une relation minutieuse de la situation en Terre sainte 28.
Annonçant à la Chrétienté son élévation au trône pontifical, il ne manque pas
d’adresser un appel pour venir au secours de la Terre sainte 29. Ses lettres mandées aux
souverains chrétiens, aux gouvernements communaux de Gênes et de Pise, aux
archevêques et évêques de ces cités sont destinées à amener leurs récipiendaires à se
préparer pour une nouvelle Croisade comme à interdire toute forme de commerce avec
265

les Sarrasins30. C’est donc tout un ensemble de préparatifs que met en place Grégoire X
pour amener la Chrétienté occidentale à un nouvel effort pour la libération de la Terre
sainte et du tombeau du Christ.
7 Sans nous arrêter sur toutes les mesures prises par le nouveau pape en vue d’une
nouvelle Croisade, ses efforts ne s’en heurtent pas moins à la passivité des souverains
occidentaux. Le symbole en est sans doute la rencontre entre le nouveau pape et le roi
d’Angleterre Edouard à son retour de Terre sainte31. Ayant répondu à l’appel des
organisateurs de la huitième Croisade, Edouard était arrivé en Terre Sainte avec ses
hommes, alors que Tedaldo Visconti y séjournait encore comme légat apostolique. De la
rencontre d’Orvieto entre les deux hommes, nous ne savons pas grand chose. Mais
l’état d’esprit d’Edouard se dévoile deux années plus tard dans la lettre qu’il adresse à
son beau frère Alphonse de Castille32. Il se demande alors Quod agere debeamus, profisci
videlicet seu etiam remanere33. Lorsque Grégoire X réunit le concile de Lyon en 1274, où
est agitée la question de la Croisade, aucun des souverains occidentaux, sauf Jacques 1 er
d’Aragon, n’est alors présent. Mais à ce concile, les évêques et les Pères étaient au
courant de l’Opus tripartitum d’Humbert de Romans, où le premier point traité
concernait la Croisade34. A ce concile, le pape confie la préparation de la nouvelle
Croisade à Fidenzio de Padoue, qui avait longuement séjourné en Terre sainte 35. C’est au
cours de la seconde session de ce même concile que devait être approuvé un projet
pour une Croisade36. Si le texte de la constitution rappelle les décrets conciliaires,
notamment ceux émanés du quatrième concile du Latran en 1215 comme ceux
d’Innocent IV au premier concile de Lyon en 1245, la nouveauté résidait alors dans
l’introduction où était rappelée la situation réelle de la Terre sainte et des hommes qui
en assuraient la défense. Un vibrant appel était adressé aux Chrétiens pour trouver les
ressources financières nécessaires (affectation des amendes infligées aux
blasphémateurs par les décrets de Grégoire IX, recherche de nouveaux revenus dans les
Eglises, invitation aux fidèles de prévoir dans leurs testaments un legs destiné à la
Croisade). Les souverains, les princes et les gouvernements communaux étaient priés
de taxer leurs contribuables à raison de un denier par livre. Les pirates et corsaires
chrétiens qui viendraient à gêner le passage en Terre sainte ou à capturer des Croisés
étaient menacés d’excommunication et nul chrétien ne pouvait leur donner asile avant
qu’ils n’aient rendu le fruit de leurs rapines, sans compter qu’ils ne pouvaient envoyer
de navires en Orient avant six ans. Bien entendu était annoncée la levée d’une décime,
universelle, sans qu’en soit prévu le remboursement si la Croisade ne partait pas, et ce
pour une durée de six ans37.
8 Prévoir les ressources pour la Croisade était assurément la première démarche. Encore
convenait-il que soient levées les troupes indispensables à l’expédition en Terre sainte.
Or, les réticences des souverains étaient affirmées. Jacques 1 er d’Aragon, bien au fait de
la lutte contre les Musulmans sur le sol ibérique, n’était pas hostile au projet pontifical,
et présenta un plan pour faire connaître au pape les forces dont il faudrait disposer
pour s’en prendre aux positions musulmanes, soit au moins 500 chevaliers
et 2200 fantassins dans un premier temps38. Il demandait par ailleurs que soit conclue
une entente avec le Grand Maître des Templiers, avec les Hospitaliers de Chypre d’une
part, d’autre part que soit réalisé avec la ville de Saint-Jean-d’Acre un accord, lui-même
s’engageant à s’embarquer avec le premier contingent dans le courant du mois d’août,
si le pape donnait son accord. Le pape lui-même aurait aimé partir à la tête d’une
troupe au lendemain du couronnement impérial de Rodolphe de Habsbourg 39. Il y avait
266

donc de la part de Grégoire X un désir véritable de donner corps à la nouvelle Croisade,


même si le texte conciliaire n’en avait pas prévu la prédication.
9 Les Polo étaient déjà partis alors que Grégoire X s’était voué à la préparation de la
Croisade. Or, il est important de rappeler que la mission confiée par le pape aux trois
voyageurs dès son élévation au trône pontifical concernait en priorité la recherche
d’une union avec les Mongols, ce qui n’excluait pas la conversion de Kubilai et de son
peuple. Lors de la session conciliaire du 4 juillet 1274, le concile reçut solennellement
les représentants mandés par l’Il Khan, Abaga40. Les lettres du souverain tartare
proposaient alors une alliance avec les Chrétiens contre le péril sarrasin. Elles
rappelaient que Hulägü, le père de Abaga, avait conquis les terres persanes en les
arrachant aux Sarrasins, que Bagdad avait été prise et le calife mis à mort. Les Mongols
s’étaient avancés en Chaldée, jusqu’à l’Euphrate, la mer Caspienne et la mer Noire, Alep
et Damas, et que sur ces terres s’ouvrait un vaste champ d’évangélisation des
populations. Hulägü avait d’ailleurs déjà envoyé une ambassade au pape Urbain IV, aux
souverains et princes chrétiens pro perpetua confederatione procuranda, mais sans
succès41. Sans nous pencher plus profondément sur les buts véritables d’Abaga,
s’ouvrait alors une perspective d’alliance importante dans le cadre de la préparation de
la Croisade projetée par Grégoire X.
10 De ce point de vue, la démarche de Grégoire X allait dans le sens de la stratégie
recherchée par la papauté depuis 1260 pour tenter de sauver la Terre sainte, en
s’appuyant sur une alliance avec les Mongols42. Si ceux-ci avaient sans nul doute semé
l’effroi lors de leurs assauts des années 1230-1240 en Occident 43, la situation s’était
depuis lors considérablement modifiée. Innocent IV avait ainsi permis à Jean de Plan
Carpin de se rendre auprès des Mongols en 1245, et son rapport avait donné une image
nouvelle plus précise des Mongols44, si bien qu’une vision nouvelle s’était fait jour au
sein de la Curie pontificale pour tenter de mieux approcher un peuple qui était à peu
près inconnu des Occidentaux45. Louis IX dans son séjour en Orient avait de son côté
envoyé deux missions en pays mongol, celle du dominicain André de Longjumeau 46 et
celle du franciscain Guillaume de Rubrouk47. Le peuple mongol était ainsi mieux connu
et des liens politiques s’étaient dessinés, allant même jusqu’à des alliances
matrimoniales, Abaga ayant épousé Marie, la fille du Basileus Michel VIII Paléologue 48.
Il n’est pas impossible que Marie ait poussé Abaga à se rapprocher de l’Eglise romaine,
au moment où à ce même concile était discutée l’union des Eglises d’Orient et
d’Occident49. Observons toutefois que dans ce jeu diplomatique comptent plus les
intérêts politiques que religieux. Il n’empêche que Grégoire X ne pouvait que se
montrer satisfait de la collaboration envisagée avec l’Il Khan. D’ailleurs, le concile
conclu, il écrit à Abaga en s’engageant à lui faire parvenir une ambassade d’experts,
chargée avec leurs correspondants tartares de résoudre les problèmes d’intérêt
commun avant le départ d’une armée chrétienne50.
11 Tandis que les Polo s’affairaient ainsi dans leur mission près du Grand Khan, en
Occident se précisaient des préparatifs pour la nouvelle Croisade. Si le texte conciliaire
n’avait rien dit quant à sa prédication, aussitôt après le concile elle se précise, tandis
que le pape s’adresse par lettre aux souverains occidentaux et aux prélats 51.
Le 18 octobre 1275, Grégoire X rencontre Rodolphe de Habsbourg à Lausanne, et
l’empereur prend alors solennellement la croix52. Grégoire X a-t-il alors manifesté
l’intention de partir en Croisade à la tête d’un contingent d’un millier d’hommes ?
Toujours est-il que le pape ne pouvait guère compter sur l’appui des souverains
267

occidentaux53. Il a certes plus ou moins réveillé leur zèle, mais le jeu politique d’alors ne
leur permet pas d’entrer dans les plans du souverain pontife 54. En fait la Croisade ne
mobilise plus véritablement les volontés occidentales. Le dernier souverain occidental
qui ait véritablement pris à cœur la Croisade reste Saint Louis 55. Certes, les souverains
s’efforcent bien de lever la décime prévue pour la Croisade, ils se déclarent prêts à
mettre au service de la papauté les forces militaires qui leur sont demandées, mais sans
aucun enthousiasme56. Le temps du dévouement à la cause de la libération du Saint-
Sépulcre est révolu et l’opinion publique le fait savoir à l’occasion, même si un poète
comme Rutebeuf pousse encore à la Croisade57.
12 Si la Croisade ne mobilise plus que les esprits en Occident, la stratégie de la papauté
pour trouver des alliés capables de donner un coup de main sérieux aux Francs s’était
ainsi profondément modifiée depuis les instants d’effroi devant la percée mongole 58.
Mais les souverains mongols entendaient n’obtenir dans cette alliance qu’une attitude
de vassalité de la part des Occidentaux. C’est du côté de la Perse que se tournent les
Polo pour leur seconde expédition, alors qu’un rapprochement entre Francs et Mongols
semble se concrétiser59. Hulägü déjà en 1257 avait pris contact avec l’un de ses
subordonnés pour lui assigner comme tâche de libérer les pays jusqu’aux bords de la mer
des fils de France et d’Angleterre60. Les Latins d’Orient apparaissaient donc alors comme
des alliés possibles pour les Mongols et Abaga n’a fait que poursuivre en ce sens la
politique de son père, lorsqu’il s’est fait représenter au concile de Lyon. Il montrait des
dispositions favorables à une bonne entente et les quelques chrétiens disséminés dans
les territoires sous sa domination bénéficiaient d’une situation favorable : exemption
d’impôts et de charges publiques, interdiction de molester les établissements latins,
protection accordée à ceux qui se rendaient à Jérusalem. Faut-il en conclure qu’après
Hulägü son fils Abaga était prêt de se convertir au christianisme comme c’était déjà le
cas de son père ? Une entente franco-mongole était ainsi possible du côté de l’Il Khan,
qui aurait d’ailleurs pu se concrétiser par une collaboration franco-byzantino-
mongole61.
13 Etait-ce possible du côté de Kubilai ? Etait-ce également en voie de se réaliser comme
avec l’Il Khan ? Il a toujours été dit que les Mongols pratiquaient une politique
tolérante à l’égard de toutes les religions de leur empire. Il est vrai que le vaste empire
rassemblé par Gengis Khan comptait dans ses territoires des religions fort diverses, en
reprenant les distinctions opérées par Marco Polo dans son texte, des chrétiens
nestoriens, des Idolâtres (bouddhistes et taoïstes, des paÏens (Musulmans) sans compter
les chamanistes mongols62. Les Mongols eux-mêmes étaient en effet acquis au
chamanisme, mais se laissaient peu à peu gagner par les religions dominantes de leur
empire, Islam et Bouddhisme. Kubilai lui-même avait épousé une chrétienne
nestorienne, mais il ne semble pas qu’il en ait tiré d’importantes révélations sur le plan
religieux, si l’on se réfère aux questions posées par le souverain à l’ambassade dont il a
chargé le père et l’oncle de Marco Polo63. Il est vrai que les chrétiens nestoriens
représentaient vis à vis du christianisme occidental comme byzantin une branche
hérétique, du fait qu’ils étaient descendants des monophysites 64. Il semble bien que la
connaissance du christianisme n’ait été tout au plus que superficielle, sinon réduite à
presque rien, chez un personnage comme Kubilai, sans doute avide d’une connaissance
approfondie de la religion chrétienne. Avait-il médité la conversion de son peuple ?
Sans doute est-ce là une question délicate, et que si conversion il aurait dû y avoir, elle
268

ne pouvait tout au plus que le concerner, lui d’abord, après un examen attentif, d’où la
demande de cette délégation de savants chrétiens près des frères Polo.
14 Reste à savoir ce que fut la réception du message de Kubilai du côté chrétien. De ce
point de vue, les Archives vaticanes ne livrent aucun document susceptible de nous
éclairer. Les seules informations à notre disposition tiennent au rapport du notaire
Richard, interprète des délégués de l’Il Khan au concile de Lyon, lequel faisait déjà
partie des porteurs d’une lettre de Hulägü adressée au pape et aux souverains
occidentaux, interceptés par le roi de Sicile Manfred vers 1263 65. Mais à travers ce
rapport se lit prioritairement le rappel historique des conditions qui avaient été celles
de la conquête par les Tartares de la conquête de la Perse, de Bagdad, de l’Asie mineure,
comme de l’invasion de la Syrie. Il rappelait les conversations entre Hulägü, les envoyés
du légat apostolique et les barons d’Acre66. Mais Hulägü était loin de Cambaluc et nous
ne savons pas ce que Kubilai pouvait connaître des faveurs que son gouverneur
provincial avait prodiguées aux Francs. Si, selon le rapport, Hulägü pouvait sembler
acquis au christianisme, et si Abaga pouvait en quelque sorte prolonger pareille
position, il ne semblait pas en aller de même du côté de Kubilai, très éloigné des terres
occidentales de l’empire. Les khans provinciaux, ici l’Il Khan de Perse, jouissaient d’une
liberté d’action, quitte d’ailleurs à entrer en conflit entre eux, par exemple pour l’Il
Khan avec celui de la Horde d’Or67. Aux yeux du pape, lors de la session de juillet 1274,
la conversion des Mongols semblait possible. Abaga offrait aux Chrétiens une alliance
perpétuelle et un traité de paix. L’un des ambassadeurs de l’Il Khan et deux autres
membres de la délégation acceptaient d’ailleurs le baptême le 16 juillet 1274 68.
15 Les Polo étaient-ils au courant des tractations entre l’Il Khan et les Chrétiens ? Il est
avéré qu’ils sont partis de l’Aïas, en traversant les territoires soumis à la domination de
l’Il Khan. Sans doute par l’impossibilité pour eux de se servir des ports de la mer Noire,
dominés par les rivaux des Vénitiens, les Génois, au lendemain du traité de Nymphée. Si
l’on en croit le récit de Marco Polo, tout n’a pas été facile dans cette traversée, du fait
que les deux dominicains qui les accompagnaient ont été laissés libres de se retirer de
l’expédition69. Kubilai ne semble pas avoir eu une connaissance approfondie des
conditions dans lesquelles s’effectuait la nouvelle mission des Polo, sinon à leur
approche de Cambaluc.
16 Le voeu que faisait Kubilai de rencontrer une délégation de savants chrétiens était
cependant loin d’être satisfait avec le retour en Chine mongole, à la cour du Grand
Khan, des Polo accompagnés de leur fils et neveu. Ils apportaient certes l’huile sainte du
tombeau du Christ, mais l’attente de Kubilai d’être instruit profondément de la région
chrétienne était déçue. Il est possible de se demander si de ce côté la papauté n’a pas
manqué le coche en ne répondant pas à la demande de Kubilai. A travers le portrait
qu’en trace Marco Polo, il faut cependant reconnaître qu’il n’est pas facile de savoir
quelle était la profondeur des sentiments religieux du souverain mongol 70. Il était
entouré de chamans, mais aussi de moines bouddhistes, de derviches musulmans et de
prêtres chrétiens. Sous son règne, les rites traditionnels chamanistes sont restés
largement en usage et Kubilai ne semble pas avoir manifesté grand enthousiasme à
l’égard des divers prêtres ou représentants des diverses religions accueillis à sa cour et
qui faisaient partie de son entourage71. Mieux même, un certain scepticisme se révèle à
leur égard à l’occasion, notamment lors de ses maladies 72. Faudrait-il penser qu’il
n’entendait ainsi que prendre connaissance d’une religion dont il était mal informé ?
269

Les Polo auraient-ils simplement piqué sa curiosité lors de leur premier séjour à la
cour ?
17 Cependant si l’on reprend le récit de Marco Polo, le père, le fils et l’oncle semblent bien
avoir pris à cœur la réussite de leur mission. Car ils ont bien été conscients de devoir
répondre à ce que leur avait demandé Kubilai de revenir à sa cour avec des instructions
du pape73. Ils n’ont pas hésité à revenir sur leurs pas pour obtenir de Grégoire X,
nouveau pape élu, des messages à porter au Grand Khan74. Reste que Grégoire X ne leur
a fourni que deux dominicains et non les savants chrétiens que demandait Kubilai. Au
point de départ de l’expédition des Polo se situe bien cette nouvelle mission
diplomatique chrétienne, dans la ligne de celle de Jean de Plan Carpin, de Guillaume de
Rubrouk, ou d’André de Longjumeau et peut-être d’autres dont nous avons perdu la
trace. Il s’agit cette fois de marchands, à la différence des autres missions confiées à des
religieux, de marchands qui viennent relayer ces derniers pour aller au-devant
d’aventures délicates75. Les Polo, certes, ont assurément joui de la bulla tartarica pour
accomplir un voyage dont l’itinéraire reste jusqu’à nos jours en partie hypothétique,
faute d’informations précises de la part du narrateur, peut-être en raison de
l’éloignement dans le temps76.
18 Chrétiens romains, les Polo l’étaient profondément. En accomplissant leur mission de
retour près du Grand Khan, ils étaient sans nul doute persuadés de rendre un grand
service non seulement à la papauté, mais à la Chrétienté entière. La lecture du récit de
Marco Polo montre combien il est d’ailleurs plein de la supériorité de la religion
chrétienne romaine sur les autres religions pratiquées dans l’empire mongol 77. Il
véhicule assurément les préjugés des Chrétiens occidentaux sur les Musulmans et reste
en grande partie imperméable à la spiritualité bouddhiste, même s’il ne manque pas
d’en être impressionné à l’occasion78. Etait-il conscient de servir la propagation de la foi
catholique romaine en se mettant au service du Grand Khan ? Son texte ne permet pas
d’en tirer une conclusion ferme, mais il est certain, qu’il aurait aimé voir se répandre le
christianisme au sein des populations mongoles comme à travers l’empire. Par ailleurs,
il ne néglige pas de rappeler ce que l’Asie a su recueillir du christianisme. Il mentionne
ainsi les Nestoriens toutes les fois qu’il s’en trouve dans une région traversée, et le
souvenir de l’apôtre Thomas apparaît dans son chapitre dédié au tombeau 79.
19 Reste que parvenus à la cour du Grand Khan, où ils ont sans nul doute consigné lettres
et message qui leur avaient été confiés par Grégoire X, ils ne furent pas autorisés à
repartir en Occident avant 15 ans, et encore fallut-il une circonstance particulière, le
mariage d’une princesse mongole destinée au khan persan, pour qu’ils puissent
regagner Venise80. Prisonniers, il ne semble pas qu’ils l’étaient. Si l’on suit la narration
de Marco, ils sont entrés au service du souverain mongol. Marco n’a pas manqué de
signaler la connaissance de son père et de son oncle de la langue tartaresque, que de son
côté il s’est efforcé d’apprendre81. A en croire Marco, il aurait d’ailleurs rempli de
hautes fonctions pour le compte du souverain82. Sans doute ce dernier s’est-il aperçu de
la possibilité de prendre à son service trois hommes, disposant d’une certaine culture,
les populations mongoles ne pouvant lui fournir les administrateurs nécessaires pour
faire régner l’ordre dans son immense empire83. Marco montre qu’il domine les
problèmes comptables et sait parfaitement mettre en valeur les ressources fiscales
tirées par le Grand Khan de ses provinces84. Il a vraisemblablement été porté à
participer au recouvrement pour le compte du souverain des taxes et droits divers qui
270

lui revenaient. Il est par ailleurs frappant que Marco, son père et son oncle n’aient été
munis d’aucun message à porter à la connaissance du pape lors de leur retour 85.
20 Grégoire X, en chargeant les Polo de porter sa réponse au message de Kubilai, avait
certainement conscience de la situation difficile qui était celle des Croisés en Orient 86.
Qu’il ait repris la stratégie mise au point par la papauté au lendemain de 1260, mais déjà
esquissée dans les années antérieures, de tenter de conclure une alliance avec les
Mongols n’est en rien surprenant. Mais les moyens mis en œuvre pour y parvenir
n’étaient sans doute pas suffisants. La connaissance qu’avaient les Mongols de la
situation des Occidentaux était sans doute limitée, mais du côté de la papauté il faut
avouer que les offres faites aux Mongols ne répondaient pas à leur attente. Il suffit de
penser que si les papes pouvaient envisager la conversion éventuelle des Mongols au
christianisme, ils ne disposaient pas de missionnaires formés en nombre suffisant pour
une telle entreprise. Etait-il possible même de pouvoir mander une centaine de savants
comme le demandait Kubilai ? Les forces militaires que pouvaient mobiliser les Latins
ne pouvaient équilibrer celles des Mongols. La mission des Polo était dès lors
compromise ; tout au plus ont-ils pu encourager l’établissement de missions durant
leur séjour à Cambaluc et leur périple chinois87.
21 Que les Polo aient été ainsi chargés d’être les ambassadeurs du pape lors de leur
seconde expédition est vraisemblable, d’autant qu’ils étaient au service d’un pape
désireux d’organiser une nouvelle Croisade, dans une ambiance malheureusement
défavorable. La réponse pontificale aux avances mongoles était par trop décevante
pour le Grand Khan pour que puisse être envisagée une véritable collaboration entre les
forces militaires mongoles et les Francs de Terre sainte. Une nouvelle force croisée ne
pouvait voir le jour, pas plus qu’il n’était possible de pouvoir penser à la conversion du
peuple mongol au christianisme. L’échec des Polo, qui est aussi celui de Grégoire X, se
traduit dès lors par le passage postérieur des Mongols, soit à l’Islam, soit au
bouddhisme, mais ne compromet cependant pas un certain effort missionnaire qui
aboutit à l’implantation de quelques communautés chrétiennes, comme de quelques
maisons religieuses de Frères Mendiants et la création d’évêchés 88. Ce n’est là pourtant
qu’une œuvre superficielle, appelée à être balayée au moment du repli de l’empire
mongol.

NOTES
1. Nous citons le texte de Marco Polo d’après l’édition de A. C. MOULE et P. PELLIOT pour
l’établissement du texte, version française par L. HAMBIS, introduction et notes de S.
YERASIMOS, 2 vol. Paris, La découverte/Poche, 1998. Par ailleurs Kim Loan HOANG THI, Edition
critique du livre de Marco Polo, Positions des thèses de l’École des Chartes, 1967, pp. 51-56 propose
de modifier le schéma proposé par A.C. Moule et P. Pelliot. L’édition italienne sous le titre : Il
Milione, est due à L. FOSCOLO BENEDETTO, Florence, 1028. Récemment, Valeria BERTODUCCI
PIZZORUSSO, Marco Polo. Il Milione, Milan, 1982 (2e édition revue) en a donné une nouvelle
version.
271

2. Sur les problèmes de la composition du livre et la part qui revient à chacun des deux
personnages, voir J. HEERS, Marco Polo, Paris, 1983, pp. 283-289.
3. Voir le chapitre : Marco Polo, marchand ?, dans l’ouvrage cité à la note précédente.
4. C’est la thèse de F. BORLANDI, Alle origini del libro di Marco Polo, Studi in onore di Amintore
Fanfani, 5 vol., Milan, 1962, t. 1, pp. 105-147.
5. Voir à ce sujet le chapitre X de l’ouvrage de J. Heers cité à la note 2.
6. Le devisement du monde, chap. III, p. 42-43. Marco Polo allègue alors le conflit entre Berké, Khan
de la Horde d’Or dans le sur de la Russie, à l’II Khan de Perse, Hulägü. En réalité, il faudrait penser
que la conjoncture sur les bords de la mer Noire à la suite de la conclusion du traité de Nymphée
entre Michel Paléologue et Gênes ne leur permettait pas de retourner à Soldaïa, la mer Noire
étant alors réservée aux marchands génois.
7. Ibidem, chap. VII, p. 46.
8. Ibidem, chap. VIII, pp. 46-48.
9. Ibidem, p. 48.
10. Les relations diplomatiques entre Chrétiens et Mongols se sont intensifiées après 1260 : G.
SORANZO, Il papato, l’Europa cristiana e i Tartari, Milan, 1930 (Pubblicazioni dell’Università
Cattolica del SacroCuore, 5a serie, vol. XII). Voir également P. PELLIOT, Les Mongols et la papauté,
Revue de l’Orient chrétien, XXIII (1922-23), pp. 3-30, XXIV (1924), pp. 215-235, XXVIII (1931-32),
pp. 3-84.
11. Le devisement du monde..., chap. X, pp. 50-51. Tedaldo Visconti est issu d’une famille noble de
Plaisance. Sur sa famille, voir Le antiche famiglie di Piacenza e i loro stemmi, Plaisance, 1979, pp.
437-438.
12. Ibidem, chap. XI, p. 52.
13. Ibidem, chap. XI, p. 52.
14. Ibidem, chap. XI, p. 52.
15. Ibidem, chap. XII, p. 53
16. Ibidem, chap. XIII, pp. 54-55.
17. L. GATTO, Il pontificato di Gregorio X (1271-1276), Rome, 1959 (Istituto storico italiano per il
Medioevo, Studi storici, fasc. 28-30), chap. 3, pp. 63-106. Voir également M. BOSCARELLI, Intorno
all’azione e all’opera storiografica di P.M. Campi in rapporto a Gregorio X, Studi in onore di P.M.
Campi, a cura di P. RACINE, Plaisance, 2000, pp. 69-98.
18. Le devisement du monde...., chap. XIII, p. 55.
19. M. H. LAURENT, Grégoire X et Marco Polo, Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École Française
de Rome, LVIII (1941-46), pp. 132-144.
20. Les Registres d’Urbain IV, éd. J. Guiraud, , Paris, 1901, t. 2,n° 235 et 241. L. de MAS LATRIE, Les
patriarches latins de Jérusalem, Revue de l’Orient latin, I (1883), p. 25.
21. L. GATTO, Il pontificato..., p. 52.
22. Le devisement du monde..., chap. XI, p. 52.
23. Ibidem, chap. XIII, p. 55.
24. Ce raid est mentionné pour les années 1272-73.
25. Sur le port arménien de L’Aïas et son activité dans la seconde moitié du XIIIe siècle, voir C.
OTTEN-FROUX, L’Aïas dans le dernier tiers du XIIIe siècle d’après les notaires génois, Asian and
and African Studies, 22 (1989) (The Medieval Levant. Studies in memory of Eliyahu Ashtor (1914- 1984),
ed. By B. Z. KEDAR and A. L. UDOVITCH), pp. 147-171 et P. RACINE, L’Aïas dans la seconde moitié
du XIIIe siècle, Rivista di Bizantinistica, 2 (1992) pp. 173-206.
26. Grégoire X poursuit son idée d’uen Croisade lors du 2è concile de Lyon en 1274 : L. GATTO, Il
pontificato..., pp. 82-88.
27. Ibidem..., p. 75.
28. T. RIPOLL-A. I. BREMOND, Bullarium or. Fratrum Praediactorum, Rome, 1729-1740, t. 1, pp.
505-506
272

29. Les registres de Grégoire X, éd. J. Guiraud, Paris, 1892, n° 356-359 – Latran, 31 mars 1272.
30. L. GATTO, Il pontificato..., pp. 76-77.
31. Edouard d’Angleterre avait promis de rejoindre Louis IX à Aigues Mortes pour la huitième
Croisade, mais au lieu de prendre la route de Tunis, il se dirige sur Acre où il arrive le 9 mai 1271,
accompagné d’environ 500 chevaliers : E. ROERICHT, Etudes sur les derniers temps du royaume
de Jérusalem. La croisade du prince Edouard d’Angleterre, Archives de l’Orient latin, 1 (1881),
pp. 617-632.
32. Une partie de la rencontre avait été consacrée à la peine à infliger à Guido de Monforte,
vicaire de Charles d’Anjou en Toscane, meurtrier d’Henri, fils de Richard de Cornouaille : L.
GATTO, Il pontificato..., p. 82.
33. RYMER, Foedera, conventiones et acta, t. 2, pp. 45-46.
34. HUMBERT de ROMANS, Opus tripartitum, rédaction longue par E. BROWN, Appendix ad
fasciculum rerum expectandarum, Londres, 1690, t. 2, pp. 185-222 ; rédaction brève par J.D. MANSI,
Sacrorum conciliorum amplissima collectio, t. XXIV, pp. 109-132.
35. FIDENZIO de PADOUE, De recuperatione Terrae Sanctae, éd. I. Golubovitch, Biblioteca
biobibliografica della Terra Santa, vol 2, Quaracchi, 1913, pp. 1-60. Le traité n’est publié qu’en 1290.
36. L. GATTO, Il pontificato.... p. 84.
37. Ibidem..., pp. 85-86.
38. Ibidem…, p. 92.
39. Annales Basilenses, M.G . H., Scriptores, t. XVII, p. 198.
40. HEFELE-LECLERCQ, Histoire des conciles, Paris, 1914, t. VI/1 ; L. GATTO, Il pontificato…, p. 93.
Notons qu’Abaga, contrairement à ce qu’avance Marco Polo, n’est pas le fils de Kubilai, mais l’un
de ses neveux.
41. G. SORANZO, Il papato..., p. 221.
42. P. PELLIOT, Les Mongols et la papauté..., cf. note 10 ; B. ROHBERG, Die Tartaren auf dem 2.
Konzil von Lyon, 1274, Annales Historiae conciliorum, V (1913), pp. 291-302. ; J. RICHARD, Chrétiens
et Mongols au concile. La papauté et les Mongols de Perse dans la seconde moitié du XIIIe siècle,
1274, année charnière. Mutations et continuités, Paris, 1977, pp. 31-44 (réimp. dans Croisés,
missionnaires et voyageurs, Londres, 1993, Variorum Reprints).
43. Il est intéressant de rappeler de ce point de vue la lettre de Frédéric II aux souverains
européens en 1241 alors que les Mongols s’avancent en Europe centrale : J.L. A. HUILLARD
BREHOLLES, Historia diplomatica Frederici secundi sive constitutiones, privilegia, mandata, instrumenta
quae supersunt istius imperatoris et filiorum ejus, 6 vol. en 11 tomes, Paris, 1852-1861 (réimp. Turin,
1963), t. V, pp. 1123-1128.
44. Dom J. BECQUET-L. HAMBIDS, Jean de Plan Carpin. Histoire des Mongols, Paris, 1965.
45. J. RICHARD, Les explorateurs au Moyen Age et l’Extrême Orient, Marco Polo, Le Livre des
Merveilles. Manuscrit 2810 de la Bibliothèque Nationale de France, Lucerne, 1996, pp. 284-285.
46. P. PELLIOT, Les Mongols…, cf. note 10, t. XXVIII (1931-32), pp. 3-84.
47. GUILLAUME de RUBROUK, Voyage dans l’empire mongol, trad. C. et R. Kappler, Paris, 1985.
48. J. RICHARD, Byzance et les Mongols, Byzantinische Forschungen, XXV (1929), p. 89.
49. Union discutée au concile de Lyon de 1274 : L. GATTO, Il pontificato..., chap. IV, pp. 107-162 et
C. CAROZZI, Humbert de Romans et l’union avec les Grecs, 1274, année charnière…, pp. 491- 494 ; H.
WOLTER S . J.-H. HOLSTEIN S.J., Lyon I et II, Paris, 1973 (Histoire des conciles œcuméniques, 7).
50. Les registres de Grégoire X..., n° 577 (Lyon, 13 mars 1275).
51. Le 31 juillet 1274, Grégoire X écrit à Philippe le Hardi, roi de France, pour lui demander de se
préparer à la Croisade et lui annonce l’arrivée du cardinal Simon de S. Cecilia, chargé de la
prédication de la Croisade. La lettre est publiée par P. M. CAMPI, Dell’istoria ecclesiastica di
Piacenza, 3 vol., Plaisance, 1651-1662, t. 2, n° 179, p. 453.
52. L. GATTO, Il pontificato...., p. 101.
53. Sur le manque de zèle des souverains occidentaux, cf. L. GATTO, Il pontificato..., pp. 102-106.
273

54. La constitution des Etats modernes : France, Angleterre, pays ibériques ne permet plus
comme au temps d’Urbain II de parler d’une véritable communauté chrétienne aux ordres du
pape.
55. J. RICHARD, Saint Louis, roi d’une France féodale, soutien de la Terre Sainte, Paris, 1983 ; J. LE GOFF,
Saint Louis, Paris, 1997, chap. III-IV, pp. 181-297.
56. G. MARTINI, La politica finanziaria dei papi in Francia intorno alla metà del secolo XIII, Atti
della Academia Nazionale dei Lincei, classe di scienze morali, storiche, filologiche, serie VIII, Rome, 1951,
pp. 5-83 ; A. GOTTLOB, Die päpstlichen Kreuzugssteuern des 13. Jahrhunderts, Heiligenstadt, 1892,
pp. 94-116 ; P. GUIDI, Rationes decimarum Italiae nei secoli XIII-XIV. Tuscia. La decima negli
anni 1274-1280, Cité du Vatican, 1932.
57. Voir les œuvres de Rutebeuf dans l’édition de M. ZINK, Rutebeuf. Œuvres complètes, 2 vol.,
Paris 1990. J. DUFOURNET, Rutebeuf Poèmes de l’infortune et poèmes de la Croisade, Paris, 1979.
58. La date de 1260 est à cet égard capitale avec le bref Exultavit cor nostrum : J. RICHARD, Le début
des relations entre la papauté et les Mongols de Perse, Journal Asiatique, CCXXXVII (1949), pp.
291-297.
59. Ce que montre bien J. RICHARD, Chrétiens et Mongols… (cf. note 42), pp. 33-34.
60. J. A. BOYLE, Rashid al Din and the Franks, Central Asiatic Journal, XIV (1970), pp. 62-64 pense
que cet ordre s’applique peut-être aux représailles ordonnées par Hulägü après 1260.
61. J. RICHARD, Byzance et les Mongols..., pp. 88-90.
62. J. P. ROUX, Histoire de l’empire mongol, Paris, 1993, pp. 394-398.
63. Ibidem, pp. 398-401. L’auteur se sert notamment du texte de Marco Polo.
64. B. SPULER, Le christianisme chez les Mongols aux XIII et XIVe siècles, 1274, année charnière...,
pp. 45-54 ; A.D. von den BRINCKEN, Le nestorianisme vu par l’Occident, 1274, année charnière ...,
pp. 73-84.
65. J. RICHARD, Chrétiens et Mongols…, p. 37.
66. Le rapport du notaire a été d’abord publié par l’abbé BORGHEZIO, Un episodio delle relazioni
tra la Santa Sede e i Mongoli, 1274 , Roma, XIV (1936), pp. 361-372, repris dans Atti del IV° Congresso
anzionale di studi romani, Rome, 1938. Une édition critique a suivi, due à B. RÖBERG, Die Tartaren...
et se trouve exploitée dans les ouvrages de G. SORANZO, Il papato..., pp. 224-225, L. GATTO, Il
Pontificato..., pp. 93-95 et J. RICHARD, Le début des relations, p. 195 (cf. note 58).
67. J. P. ROUX, Histoire de l’empire mongol..., pp. 412-414.
68. HEFELE-LECLERCQ, Histoire de conciles, p. 180.
69. Cf. note 16.
70. Cf. note 63. Le texte de Marco Polo fait une large place aux traditions chamanistes du peuple
mongol en honneur à la cour et chez le souverain.
71. Voir notamment le chapitre LXXXI où Marco Polo évoque le retour du Grand Khan à
Cambaluc et où se manifeste sa tolérance à l’égard des religions de son empire, sans qu’il ait le
moindre penchant pour l’une ou l’autre d’entre elles.
72. Dans ce même chapitre LXXXI, Marco Polo montre que Kubilai juge les religions à leur
efficacité.
73. Marco Polo regrette que le pape n’ait pas envoyé les savants demandés par Kubilai, qui, dit-il,
se serait alors converti au christianisme : chap. LXXXI, p. 206.
74. Cf. note 16.
75. Avec les Polo, peut-on dire, commence l’aventure des marchands en quête d’aventure en
Asie : L. PETECH, Les marchands italiens dans l’empire mongol, Journal asiatique, CCL (1962),
pp. 549-574 et les études de R. S. LOPEZ rassemblées dans le recueil, Su e giù per Genova, Gênes,
1975.
76. Pour la bulla tartarica cf. Le devisement du monde..., chap. XI, pp. 48-50. La bulla tartarica donnait
droit à l’hospitalité dans les relais officiels établis sur les grandes routes de l’empire. Quant à
274

l’itinéraire, J. HEERS, Marco Polo…, pp. 143-149 a repris et critiqué l’opinion traditionnelle
soutenue encore par L. HAMBIS dans son édition de 1955 du livre de Marco Polo.
77. Marco Polo, dans tous les chapitres qu’il consacre aux diverses provinces de l’empire mongol,
ne manque pas de noter régulièrement les usages religieux des habitants, sans oublier de
souligner qu’ils ne sauraient s’égaler à ceux de la foi chrétienne.
78. Marco Polo n’hésite pas notamment à s’arrêter sur la vie de Bouddha avec un certaine
sympathie.
79. Le devisement du monde…, chap. CLXXVII, p. 443.
80. Ibidem, chap XVIII, p. 60.
81. Ibidem, chap IV, p. 44 : Lorsque ce messager eut appris qu’étaient là deux Latins, et qu’il eut vu
Messire Nicolo et Messire Mafeo, maintenant tout à fait rompus à la langue tartare, il s’ébahit et se réjouit
parce qu’il n’avait jamais vu aucun Latin dans cette contrée.
82. Le devisement du monde..., chap. CVI, p. 267 : Or sachez que Messire Marco en personne le Grand sire
l’envoya en mission vers le Ponant.
83. Les Polo, chrétiens, jouissaient d’un degré de culture certain, ne serait-ce que par leur
connaissance de la langue mongole, leur connaissance de l’usage des chiffres et des calculs par
leur formation marchande. Ils étaient ainsi parfaitement capables d’entrer au service du Khan.
Reste le mystère de leur long attachement à l’administration mongole.
84. Voir par exemple les chapitres consacrés à la ville de Quinsay : Le devisement du monde..., chap.
CLIII, p. 355 et aux revenus qu’en tire le Grand Khan : chap. CLIV, p. 372.
85. Il est étonnant que les Polo, messagers du pape, soient revenus en Occident sans un message
du Grand Khan, à moins que les Polo qui devaient mener la reine Cocasin et la fille du roi de
Mangi à l’Il Khan, Argun, n’aient été engagés à revenir à la cour de Cambaluc, ce dont Marco ne
glisse mot dans son texte.
86. Voir à ce sujet R. GROUSSET, Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, 3 vol., Paris,
1936, t. 3, pp. 580-665.
87. J. RICHARD, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Age (XIIIe-XIVe siècle), Rome, 1977.
88. A. C. MOULE, Christians in China before 1530, Londres, 1930

AUTEUR
PIERRE RACINE
Professeur émérite, Université Marc Bloch, Strasbourg.
275

La croisade impossible
Étude sur les relations entre Sixte IV et Mathias Corvin (1471-1484)

Benjamin Weber

1 « Et nous ne négligeons rien qui pourrait hâter cette expédition, quand bien même il
nous y faudrait verser notre propre sang1. » Venant de la part d’un pape qui avait près
de 62 ans lorsqu’il écrivit cette lettre à Mathias Corvin2, roi de Hongrie, cet
empressement à partir lutter contre les Turcs à de quoi surprendre. D’autant plus que,
de l’autre côté de l’Adriatique, le roi n’était pas en reste : « je m’offre, moi et tous mes
domaines, pour garder et protéger continuellement votre sainteté, le sacré collège des
cardinaux et le Saint-Siège3 ». Deux hommes juraient être prêts à mourir l’un pour
l’autre, l’un pour servir la guerre contre les infidèles, l’autre pour défendre l’honneur
pontifical. Durant tout le pontificat de Sixte IV (1471-1484), la longue série de lettres
échangées avec Mathias Corvin4 nous transmet invariablement le même discours : le roi
assure le pape de sa plus fidèle obéissance et vante ses propres mérites ; le pape le
félicite de ses actions, l’incite à les poursuivre et lui affirme qu’il fait tout pour le
soutenir.
2 Alors que les Ottomans se faisaient de plus en plus pressants en Europe orientale et aux
frontières mêmes de l’Italie, les Etats européens semblaient de moins en moins prêts à
partir pour défendre la Chrétienté et les papes eux-mêmes s’enlisaient souvent dans
des luttes sans fin pour défendre leur puissance temporelle. Le cas de la Hongrie semble
donc en effet faire figure d’exception notable. L’étude des relations entre Sixte IV et
Mathias Corvin ne semble pas représentative des attitudes générales des princes du XV e
siècle face aux Turcs. Un pape soumis aux pressions turques sur son propre domaine
(c’est sous le pontificat de Sixte IV, en 1480, que les Turcs débarquèrent en Italie même
et occupèrent Otrante) et un roi obligé de lutter constamment contre les Ottomans
pour la survie même de son royaume représentent assurément deux cas particuliers
dans l’Europe de la Renaissance. Mais la guerre de la Hongrie contre les Turcs dépasse
largement le stade du simple conflit frontalier, et s’inscrit dans un cadre beaucoup plus
vaste, celui de la guerre pour la défense de la foi, celui de la croisade. Certes, le temps
des grandes croisades, mobilisant des chevaliers dans tout l’Occident était passé à la fin
du XVe siècle, mais un certain idéal survivait, voire s’affirmait face à la montée du péril
turc. La correspondance entre les deux princes peut donc mettre en lumière des
276

sentiments plus cachés dans d’autres circonstances ou dans d’autres pays, montrer
l’ambiguïté et les difficultés de la croisade à la Renaissance, et participer ainsi, à son
échelle, à la compréhension d’un phénomène trop souvent considéré, en raison de son
ambiguïté, comme un reliquat de coutumes anciennes. Le but de cet article ne sera
donc pas de détailler les guerres, expéditions ou ambassades que le pape ou le roi ont
pu mener pour lutter contre les Turcs5. On s’attachera plutôt à analyser les discours qui
entourent ces actions, à démêler si possible la part de rhétorique des arguments
réellement avancés, pour tenter de saisir les motifs réels de ces relations si singulières
et les profits et bénéfices que pouvaient en tirer les deux partis. Une analyse plus fine
des quelques textes qui semblent se démarquer dans cette bonne entente générale,
nous montrera aussi l’envers du décor, les différences profondes qui pouvaient exister
entre deux conceptions de croisade. Des divergences de vues derrière des discours
communs, sans doute est-ce là qu’il faut aller chercher l’échec de la croisade.

Le bon élève du pape


3 Le royaume de Mathias Corvin s’étendait de l’Adriatique à l’actuelle Ukraine et de
Belgrade à Bratislava, ce qui le mettait directement en contact avec l’Empire ottoman
que les conquêtes du sultan Mehmed II avaient étendu à la Serbie et à l’Albanie. La
soumission de la Valachie par les Turcs faisait de la Hongrie le seul pays d’Europe
occidentale à avoir une frontière commune avec cet ennemi qui ne dissimulait pas ses
velléités d’expansions et que rien ne semblait pouvoir arrêter. Le combat contre les
Turcs était donc pour Mathias Corvin une affaire presque quotidienne, faite de raids, de
pillages et d’accrochages de part et d’autre d’une frontière à peu près stabilisée sur le
Danube. Rien de semblable, donc aux croisades traditionnelles, aux expéditions
glorieuses des rois, des empereurs ou plus récemment des ducs de Bourgogne.
Pourtant, la correspondance de Mathias Corvin fourmille de récits de batailles
héroïques, relatant longuement et en détail ses différentes campagnes et ses victoires
sur ses ennemis :
« Le combat dura cinq jours, du mercredi au dimanche, et les nôtres en sortirent
toujours victorieux. Mais le plus grand combat, plus atroce que tous les précédents,
fut livré le dimanche, dans lequel plus de dix mille Turcs et indigènes [les troupes
balkaniques auxiliaires de l’armée ottomane] tombèrent. A la fin cependant, la piété
divine nous accorda la victoire. C’est ainsi que les Turcs furent abattus, seul le
Pacha et quelques hommes purent s’enfuir avec peine, les autres tombèrent sur le
lieu même du combat.6 »
4 Chaque lettre relatant ces combats était accompagnée de toute la « publicité »
nécessaire, de témoins chargés d’en magnifier le récit ou d’étendards pris aux Turcs.
5 « Et près de trente étendards ont été pris dans ce combat, que je ferai bientôt parvenir
à Votre Sainteté, pour qu’elle voie que je n’abandonne pas les affaires chrétiennes, mais
que je veille sur Elle avec toute mon attention, pour que les ennemis de la foi soient
combattus sans trêve, autant qu’il m’est possible.7 »
6 Le roi présentait ainsi ses expéditions de la manière la plus glorieuse possible,
transformant ses combats frontaliers en une guerre pour la foi, sa lutte contre son
voisin en une véritable croisade, un moment essentiel de la vaste lutte de la Chrétienté
contre les Turcs, de l’Occident contre l’Orient, de la civilisation contre la barbarie. Le
recours à la thématique traditionnelle de la croisade permettait donc à Mathias Corvin
de lui donner la dimension nouvelle, d’autant plus méritoire que les autres princes
277

étaient peu disposés à en faire autant. Cette propagande, activement relayée par les
humanistes hongrois8, eut rapidement l’effet désiré : le roi de Hongrie devint, à travers
toute l’Europe, un modèle de chrétien qui menait victorieusement le combat pour le
Christ. Envoyé par le pape en légation dans les Balkans, Bartolomeo de Maraschi y
rencontra Mathias Corvin en octobre 1483 ; la description qu’il fit du roi était plus
qu’élogieuse, émerveillée par sa richesse, son armée, la puissance de son artillerie et
son ardeur à la guerre... : « Très Saint Père, le roi de Hongrie est Mars lui-même, ne
pensant qu’à la guerre et la menant sans réticences9. » Trois ans plus tôt, le grand
humaniste florentin Marsile Ficin avait écrit une exhortation à Mathias Corvin, faisant
de lui un nouveau Moïse qui libérerait les peuples du joug du sultan/pharaon. Sa longue
lettre qui mêlait louanges à la bravoure du roi et admiration devant sa science et son
amour des arts concluait : « de même qu’il a mis seul le soleil dans le ciel comme roi des
étoiles et du ciel, Dieu tout puissant vous a mis seul sous le soleil ; votre royaume
atteint l’océan et votre gloire immortelle s’élève jusqu’aux étoiles10 ».
7 Mais le roi ne cherchait pas uniquement sa propre gloire en se présentant comme un
héros de la croisade. Faire de la Hongrie un rempart de la Chrétienté, de son roi un
prince très chrétien et de sa lutte une croisade, c’était obéir aux désirs du pape, c’était
montrer que, en servant Dieu, on aidait et servait son représentant sur terre. Toutes les
lettres de Mathias Corvin avaient en fin de compte le même but : prouver à Rome la
fidélité inébranlable de son meilleur serviteur et entretenir par-là les relations
privilégiées entre le pape et le roi.
8 « Depuis dix-huit ans, depuis que je suis monté sur ce trône, je me suis toujours et
partout plié avec toute l’obéissance possible au Saint-Siège et je n’ai jamais rien laissé
entraver ma tâche contre les Turcs ou contre les hérétiques. [...] Ce fut et c’est Mathias,
qui a toujours obéi de son mieux au siège apostolique, qui obéit toujours, et qui ne
cessera jamais d’obéir, s’il est toujours soutenu, comme une mère pour son enfant. Il
n’est donc nul besoin que Votre Sainteté m’exhorte à poursuivre mon œuvre
remarquable pour la foi : je le fais spontanément et volontairement. 11 »
9 Difficile d’affirmer plus explicitement son obéissance totale au pape. Plus qu’un héros
de la croisade, Mathias devenait un serviteur fidèle et obéissant, prêt à tout pour
défendre le Saint-Siège. Ce raisonnement ne pouvait que toucher Sixte IV qui, comme
tous les papes de la période, cherchait à asseoir le pouvoir pontifical, en Italie par la
création d’Etats puissants, mais aussi dans l’Europe entière en affirmant sa
prééminence en tant que chef des Chrétiens. Toute la politique pontificale de la
deuxième moitié du XVe siècle peut en effet être comprise sur ce schéma : assurer le
rôle du pape à la tête de la Chrétienté, et donc prendre personnellement en charge la
défense des Chrétiens contre leurs ennemis, hérétiques, schismatiques ou infidèles.
C’est dans ce contexte qu’il faut voir la revalorisation de l’idéal de croisade, et
l’exaltation de la guerre pour Dieu comme acte méritoire par excellence : pour le pape,
montrer sa détermination à la croisade, c’était prouver qu’il se préoccupait du sort des
chrétiens et donc justifier son rôle et sa suprématie en Occident. En faisant de sa guerre
une croisade, en se présentant lui-même comme un bon élève de Sixte IV, Mathias
Corvin répondait donc exactement aux attentes du pape : il se plaçait ouvertement en
position de soumission, et incarnait l’idéal prôné par la papauté, celui d’un prince
luttant contre les ennemis du Christ et obéissant au Saint-Siège. A une époque où les
grands seigneurs et rois d’Occident cherchaient tous à affirmer leur puissance contre
l’hégémonie de leur voisin et bien souvent contre les prétentions pontificales, Mathias
278

Corvin, lui, jouait explicitement le jeu du pape et acceptait de reconnaître la


supériorité, voire la souveraineté de Rome sur la Hongrie. En retour, le pape faisait de
Mathias Corvin son héros, son champion, son modèle.
10 « Tu te montres là, très cher fils, véritablement digne d’un roi chrétien, de tes
excellents ancêtres, de toi-même et surtout de tes actions et habitudes. Que Notre
Seigneur Jésus te protège, lui pour la foi duquel tu te bats contre les Turcs et les
hérétiques par tes desseins saints et religieux ; si Ta Majesté était déjà célèbre et
glorieuse parmi toutes les nations avant cette victoire sur tes ennemis immondes, elle
sera par la suite plus glorieuse et plus célèbre encore12. »
11 Tant chez Mathias Corvin, déclarant son entière soumission au pape, que chez Sixte IV,
louant l’immense gloire acquise par le roi, la part d’emphase, d’exagération, de flatterie
même est évidente. N’allons pas pour autant critiquer la sincérité de ces propos ;
gardons-nous de lire ces lettres comme de vulgaires effets de rhétorique, de simples
déclarations pieuses, où Mathias Corvin comme le pape se seraient joués l’un de l’autre
en affirmant leur amitié mutuelle mais en ne cherchant en fait que leur propre intérêt.
Si le roi de Hongrie acceptait une situation de subordination face au pape, c’est en effet
qu’il y trouvait un avantage. Mais de son côté le pape avait aussi besoin du soutien
inconditionnel du roi. Bien plus que de simples échanges de civilités, ces lettres
traduisent donc une véritable symbiose entre les deux princes, une alliance efficace,
construite et réfléchie.

Une entraide profitable


12 La première, et la principale, matérialisation de cette alliance était l’aide pécuniaire.
L’époque où l’on pouvait mener une guerre en réunissant ses féodaux que l’on payait
par le butin était révolue au XVe siècle. Le temps était aux armées professionnalisées,
équipées avec un armement de plus en plus coûteux, nourries aux frais du souverain et
soutenues par une artillerie particulièrement onéreuse13. Conduire une guerre
demandait donc d’importantes réserves numéraires que la Hongrie ne possédait pas. En
faisant de sa guerre une croisade, Mathias Corvin pouvait entendre profiter des aides
du pape. Les lettres de Rome sont nombreuses, annonçant l’arrivée en Hongrie d’un
envoyé « avec l’argent destiné à Ta Majesté14 » ou encore promettant au roi que « les
subsides de l’année présente lui seront consacrés » et qu’un évêque devrait arriver
« avec l’argent qui provient en grande partie de Venise15 ». En 1480, alors que les Turcs
occupaient Otrante, Sixte IV promit même à Mathias Corvin des sommes considérables,
espérant le voir ouvrir un deuxième front pour affaiblir l’ennemi :
« Nous les avons tous taxés [les princes chrétiens], selon l’usage pour monter une
expédition contre l’ennemi commun, en commençant par nous-même et le Sacré
Collège, qui, pour pouvoir subvenir à tes besoins, s’est imposé une taxe de 50 000
ducats, en plus des 100 000 que nous avons réservés pour armer une flotte ; en
espérant que Ferrante, illustre roi de Sicile, qui a été taxé de 100 000 ducats, et le
duc de Milan, qui doit fournir 30 000 ducats, et Florence qui doit payer 20 000
ducats pour t’aider, le fassent volontiers16. »
13 L’argent fourni à Mathias Corvin ne provenait évidemment pas des ressources de l’Etat
pontifical. Par la vente d’indulgences mais aussi par la taxation des princes, le pape
récoltait des subsides à travers toute l’Europe, qu’il destinait officiellement à financer
la croisade. Une partie de cet argent était utilisé directement par le pape pour monter
des expéditions contre les Turcs. Mais l’essentiel était reversé aux différents princes
279

qui pouvaient en avoir besoin lors de leurs luttes ; la Hongrie semble avoir été le
principal bénéficiaire de ces aides. Il faut ajouter à cette aide directe des concessions
d’indulgences : le pape autorisait le roi à vendre, sur son territoire, des indulgences et à
en utiliser lui-même les bénéfices pour mener sa croisade. Quoique difficilement
chiffrable17, cette aide ne pouvait être négligeable. Elle n’était pourtant pas toujours
suffisante, du moins au goût du roi :
« Quant à la décision de m’envoyer 200 000 [ducats] pour m’aider dans ma lutte
pour la foi, je suis particulièrement reconnaissant du soin, de la sollicitude et de
l’ardeur que vous montrez pour cette cause, mais je voudrais que vous sachiez
qu’après de si grandes et dures peines dans la lutte pour la foi, après les dépenses
innombrables que je fais sans discontinuer, rien ne me ferait plus plaisir que de voir
les autres aussi prêter attention, comme il se doit, aux malheurs pressants de la
Chrétienté et répondre favorablement à vos précieux conseils18. »
14 Mathias Corvin se trouvait en effet dans une position particulièrement inconfortable :
en tant que seule puissance européenne à avoir une frontière commune avec l’empire
turc, il supportait seul le poids de la guerre. Qu’il ait douté de la sincérité des aides
promises par les autres princes n’est qu’une preuve de sa lucidité politique. Mais ses
griefs allaient beaucoup plus loin : plus que le laisser seul face à l’ennemi, il accusait
ouvertement les princes européens de tout faire pour affaiblir la Hongrie. Deux conflits
opposaient alors la Hongrie à ses voisins : un conflit frontalier avec le Saint Empire
Romain Germanique et un conflit politique avec la Pologne à propos de la Bohême,
dirigée alors par Ladislas le Jagellon, fils du roi de Pologne, mais revendiquée par
Mathias Corvin. De 1471 à 1484, durant tout le pontificat de Sixte IV, les conflits entre
les trois puissances ne cessèrent qu’épisodiquement lors de trêves aussi éphémères
qu’illusoires19. Savoir ce qui était réellement en cause dans ces guerres incessantes ne
nous intéresse pas ici ; reste que ces conflits ne pouvaient que détourner les princes de
la lutte contre les Turcs. Le pape en était conscient et les légations et lettres étaient
nombreuses pour demander au roi de Hongrie d’œuvrer pour la paix ; les réponses de
Mathias avaient toujours à peu près la même substance :
« Ceci n’est pas arrivé par ma faute, moi qui ai toujours été droit et juste envers vos
ambassadeurs, mais bien plutôt par sa faute [l’empereur], qui s’est toujours dérobé
à ce droit et cette honnêteté, qui a recherché en premier la querelle, qui a voulu
attaquer les autres ; c’est pour ces actes et agissements qu’il doit être accusé. [...] Je
ne suis pas en effet de ceux qui font prévaloir leurs disputes et querelles privées sur
le salut commun de la Chrétienté, à moins que je n’y sois forcé par des
provocations.20 »
15 Il est peu probable que le pape ait été convaincu par des arguments aussi subtils ou
qu’il ait cru à de semblables discours. Mais le rôle de Mathias Corvin contre les Turcs,
autant que son acharnement à se déclarer serviteur du pape assuraient à la Hongrie
l’appui inébranlable du Saint-Siège. La lettre envoyée par Sixte IV à Casimir le Jagellon
roi de Pologne, le 5 mars 1471 est sur ce point significative. Après avoir expliqué que
cette guerre n’était pas digne des grandes vertus et des glorieux ancêtres du roi de
Pologne, on montrait que l’objet du conflit, la Bohême, n’était en fin de compte qu’un
repaire d’hérétiques (c’était la terre des Hussites) et qu’il était par conséquent absurde
d’attaquer pour elle un roi très chrétien : « Il n’est pas permis en effet d’accabler cet
ouvrier de la vraie foi, ce champion de la justice, vrai maître du Saint-Siège apostolique,
il faut au contraire lui apporter toute l’aide nécessaire. »21
16 C’est donc une alliance complète et réciproque que l’on voit se dessiner entre Mathias
Corvin et le pape. Le pape avait besoin de la Hongrie pour contenir les Ottomans ; le roi
280

réclamait l’appui de Rome, financièrement pour payer ses soldats et moralement contre
ses ennemis chrétiens. La lutte contre les Turcs, dans laquelle les deux souverains
s’accordaient à voir une croisade, les rapprochait. La nécessité poussait Mathias Corvin
à accepter les prétentions du pape et à se déclarer son fidèle serviteur. Pour Sixte IV,
Mathias Corvin symbolisait la possibilité d’une union entre les Chrétiens autour d’un
but commun, la défense de la foi pour repousser les ennemis du Christ sous l’égide du
pape. Pourtant, on le sait, l’union ne se fit pas et les espoirs pontificaux ne se
réalisèrent jamais. C’est que la croisade hongroise, si exceptionnelle qu’elle ait pu nous
paraître, s’inscrivait en fait dans une conception générale de la lutte contre le Turc,
issue d’un profond réalisme sans doute, mais que le pape était loin de partager.

La croisade impossible
17 Dès 1472, alors que Sixte IV était monté sur le trône pontifical depuis moins d’un an,
près d’une centaine de navires, armés par Naples, Venise et Rome prirent en grande
pompe la route de l’Orient. Les dissensions eurent rapidement raison de cette belle
alliance : la flotte eut du mal à s’emparer du port d’Antalya, elle ravagea la ville de
Smyrne puis elle retourna en Italie, ne ramenant comme trophée que quelques
dromadaires que le pape fit défiler triomphalement dans les rues de Rome 22. Rien de
très spectaculaire en soi, mais la correspondance de Sixte IV nous montre que ses
projets avaient une toute autre ampleur. Les instructions du pape à Marcus Barbo, légat
pontifical à la diète d’Augsbourg en 1472, évoquent une réconciliation définitive entre
la Hongrie et la Pologne, par le mariage de la fille de Mathias Corvin, Anne, avec le roi
de Pologne, puis une alliance avec le Saint Empire et les chevaliers teutoniques qui
aurait permis de lancer une vaste armée dans les Balkans à la reconquête de
Constantinople23. En parallèle, le pape poursuivait des relations diplomatiques avec
Uzun Hassan, un chef de tribu turkmène d’Anatolie en qui la papauté fondait tous ses
espoirs pour prendre les Ottomans à revers24. Une lettre à Mathias Corvin l’incitait à en
faire autant et l’assurait des progrès d’une ligue en Italie, condition première de la mise
en œuvre de la croisade25. Les projets pontificaux étaient donc réellement ceux d’une
croisade générale, réunissant les forces de tout l’Occident, faisant avancer contre les
Ottomans une armée d’Europe centrale au nord, une flotte italienne à l’ouest et des
tribus turkmènes à l’est. A peu de choses près, on retrouve là un programme qui avait
été celui de la première croisade, dont avait rêvé Innocent III, et que Sixte IV
s’acharnait à vouloir réaliser.
18 La stratégie de Mathias Corvin était toute différente. En avril 1473, moins de trois mois
après le retour de la flotte pontificale, Mathias Corvin signa une trêve avec les Turcs.
On imagine sans peine la réaction du pape, qui écrivit sur-le-champ au roi, pour lui
rappeler son devoir et l’inciter à ne pas négliger son salut :
« Nous avons appris que tu avais envoyé des ambassadeurs auprès du Turc, ennemi
du Christ, et qu’ils avaient été vus passer le Danube le 16 avril près de Nandoralba
[avec cette consigne] : tu offres au Turc la paix et une trêve, s’il te cède la Bosnie, la
Serbie et d’autres terres ; et tu lui promets de l’aide contre Uzun Hassan, s’il te
fournit de l’argent.26 »
19 Moins idéaliste peut-être, plus en contact avec les réalités de la guerre contre les Turcs
sans doute27, Mathias Corvin prônait une stratégie bien différente des idéaux
pontificaux. Conscient de la force de son ennemi, il n’hésitait pas à signer des trêves
lorsque l’occasion lui semblait favorable (et elle l’était assurément en 1473, puisque le
281

sultan, qui avait besoin de toutes ses forces pour lutter contre Uzun Hassan, semblait
prêt à lui céder la Serbie et la Bosnie). Surtout il tentait de constituer dans les Balkans
un vaste Etat sous sa domination qui aurait regroupé la Bohème, l’Autriche et peut être
même les terres impériales et se serait trouvé à même de tenir tête aux Turcs et de
récupérer les territoires perdus. C’est dans ce contexte qu’il faut voir les guerres
incessantes de la Hongrie contre ses deux voisins, le Saint Empire et la Pologne.
20 On a parlé sans doute un peu rapidement d’une stratégie purement défensive, se
bornant à contenir les attaque ottomanes derrière une série de forteresses alignées sur
le Danube28. Les nombreux récits de batailles que Mathias Corvin ne manquait pas de
faire parvenir à Rome, chaque fois qu’il remportait une victoire permettent de nuancer
cette vision. D’une part, les offensives étaient bel et bien réelles, même si Mathias
pouvait les magnifier pour le besoin de la cause. Surtout ces offensives avaient
certainement un rôle plus important que de repousser le Turc loin des frontières
hongroises. En 1481, le roi écrivit au pape, pour lui vanter ses victoires et se plaindre de
la mauvaise volonté de ses voisins : l’empereur, disait-il, avait fait
armer 10 000 cavaliers pour l’attaquer :
« Si j’avais pu, moi, obtenir des électeurs et des princes impériaux ces 10 000
cavaliers, j’aurais su user de cette occasion offerte aux Chrétiens par Dieu [...] et
j’aurais pu, avec mes forces rassemblées et ces 10 000 cavaliers, pénétrer jusqu’au
cœur de la Turquie et jusqu’aux alentours de Byzance elle-même. 29 »
21 Laissons de côté la rhétorique destinée à plaire au pape et à dénigrer l’empereur. Reste
qu’après avoir décrit ses exploits face aux Turcs, Mathias évoquait la possibilité de
monter une expédition capable de délivrer Constantinople du joug ottoman. Le roi n’y
pensait certainement pas de façon vraiment sérieuse et son armée, aussi performante
fut-elle, même aidée par 10 000 cavaliers impériaux, n’y aurait de toute façon pas suffi.
Mais l’idée d’une offensive globale, alliant l’Empire et la Hongrie qui saurait repousser
l’ennemi en Asie et libérer l’Europe entière n’était pas absente de l’esprit du roi. Il
fallait pour cela unir auparavant les Balkans, et s’il fallait signer la paix avec le sultan le
temps de préparer l’offensive, il semblait normal de le faire.
22 Pour Sixte IV, au contraire, nulle trêve ne devait exister : le Turc incarnait le mal, ne
pensait qu’à détruire la Chrétienté, et devait à ce titre être combattu sans répit par tout
chrétien digne de ce nom. Il savait cependant que ses propres forces n’y suffiraient pas,
et que seule une alliance de princes pourrait vaincre l’armée ottomane. Une telle
coalition avait besoin d’un chef unique, non seulement capable de diriger efficacement
les divers contingents dans une stratégie commune mais surtout à même d’assurer à
cette armée l’aide divine, sans laquelle personne ne pouvait espérer la victoire. Bien
évidemment, seul le pape était à la fois suffisamment proche de Dieu et détaché des
contingences matérielles pour assurer cette fonction. Toute la propagande pontificale,
se résumait donc en quelques mots : le Turc était un ennemi puissant qu’il fallait à tout
prix abattre ; pour cela, le seul moyen était d’unir l’Occident sous l’égide du pape. Dans
cette logique toute guerre entre Chrétiens devait évidemment être évitée, et l’Europe
devait s’unir face à la menace ottomane. A plus forte raison toute attaque contre le
pape, voire tout acte susceptible de remettre en cause la puissance pontificale, était une
remise en cause de la croisade, et donc une trahison de la Chrétienté…
23 Ainsi, lorsqu’en 1482 Venise assiégea la ville de Ferrare, cité théoriquement soumise au
pape, Sixte IV tenta de monter une ligue générale contre la Sérénissime. Une lettre
datée du 14 juin 1483 demandait à Mathias Corvin d’aider le pape dans ses entreprises :
282

« A moins que tu ne te lèves contre tant de superbe et d’insolence, il faut craindre


en effet, que ce venin ne se répande de Ferrare aux autres villes de l’Italie et même
aux autres nations par delà les Alpes, puisqu’en ne révérant pas l’Eglise, on offense
sa puissance temporelle autant que spirituelle. [...] C’est donc de ton devoir, toi qui,
en tant que prince catholique, a toujours soutenu fidèlement l’Eglise de Dieu, de
résister à leur ambition et leur désir de domination, de repousser leurs fausses
paroles, et de suivre la sainte Eglise romaine. »30
24 Attaquer les Etats pontificaux, c’était attaquer l’Eglise et compromettre la croisade
autant que le salut des hommes : il devenait un acte pieux, il appartenait à tout prince
chrétien, de prendre les armes pour défendre le pape et participer à ses côtés aux
guerres en Italie. Ces discours cachaient mal les velléités expansionnistes temporelles
du pape, mais on les a sans doute un peu vite condamnés comme de la simple
phraséologie. Car pour Sixte IV, comme pour tous les papes de la Renaissance, seul un
pape puissant pouvait assurer la force de l’Occident ; la lutte pour la puissance
temporelle du pape faisait bel et bien partie d’un jeu plus vaste et plus complexe, celui
de la lutte pour le triomphe du Christianisme.
25 Cette opinion n’était pas, on s’en doute, partagée par ses contemporains et les tensions
avec les princes européens furent fréquentes. Si elles prirent des allures
impressionnantes avec Louis X131, Mathias Corvin avait trop besoin du soutien
pontifical pour compromettre durablement ses relations avec le Saint-Siège pour si
peu. En 1479 pourtant, voyant le pape enlisé depuis 4 ans dans une guerre sans fin avec
Florence qui ne servait qu’à le discréditer en Europe, le roi de Hongrie envoya une
lettre au souverain pontife, où la critique de sa politique était violente, sous les mots
feutrés et les formules de politesse :
« Il n’y a en effet aucun espoir tant que les choses en restent là et que la guerre
continue en Italie, que rien de bon ne puisse arriver pour la Chrétienté, et il faut
craindre que les affaires de la Chrétienté, déjà ébranlées ne s’effondrent, si Votre
Sainteté ne s’en occupe pas plus et que la puissance des ennemis de la croix
augmente, pour le plus grand malheur de la république chrétienne 32. »
26 Pour la seule et unique fois, parmi les lettres qui nous sont parvenues, Mathias Corvin
se permettait de reprocher ouvertement au pape sa conduite, mettant en relation
explicite son attitude et l’avancée ottomane. Mais cette exception nous permet de
mesurer le gouffre qui séparait alors les deux conceptions de croisade : le roi blâmait le
pape d’attaquer l’Italie, quand le pape faisait cela pour s’assurer la puissance nécessaire
à la sauvegarde de la Chrétienté (dont la croisade était un des points essentiels). En
retour, Sixte IV reprochait à Mathias Corvin de se battre contre ses voisins, alors que
Mathias pensait par-là constituer un Etat assez puissant pour pouvoir définitivement
défaire les Turcs.
27 Avec une telle incompréhension réciproque, la meilleure bonne volonté du monde ne
pouvait aboutir. Les seuls souverains qui pensaient réellement à la croisade à cette
époque, le pape, pour des motifs religieux, et le roi de Hongrie, pour des raisons
stratégiques, ne pouvaient s’entendre sur les modalités d’action. Les nombreuses lettres
échangées semblent entretenir une amitié réelle et profitable entre les deux princes,
mais l’analyse des quelques discordances et reproches révèle en réalité un fossé
beaucoup plus grand séparant deux stratégies contraires sinon contradictoires. Mathias
Corvin pensait pouvoir contenir l’avancée turque, voire repousser les Ottomans
d’Europe, en fondant un Etat balkanique puissant qui se serait chargé de la lutte ; il
menait pour cela une politique pratique, cherchant à renforcer sa frontière, à s’imposer
283

auprès de ses voisins et à affaiblir les Turcs, alternant trêves et raids divers en
attendant le jour où une offensive plus générale serait enfin possible. Sixte IV, de son
côté, espérait défaire les Turcs grâce à une expédition de vaste envergure, dans
laquelle, avec l’aide de Dieu, les différents princes d’Europe se seraient réunis sous sa
direction, auraient traversé sans mal les Balkans, libéré Constantinople puis, pourquoi
pas, auraient poursuivi jusqu’à Jérusalem pour restaurer enfin le règne du Christ sur
terre.
28 En définitive, la concordance des intérêts entre Sixte IV et Mathias Corvin n’était
qu’apparente. Les louanges du pape, autant que les déclarations de fidélité du roi,
répondaient à une nécessité réciproque bien comprise. La situation stratégique difficile
de la Hongrie face à l’avancée ottomane obligeait Mathias Corvin à rechercher l’aide du
Saint-Siège, tant financièrement que moralement. Il était prêt pour cela à consentir, au
moins en paroles, à tous les désirs du pape. De son côté, Sixte IV avait besoin de la
Hongrie pour contenir les Turcs (qui rappelons-le, menaçaient l’Italie elle-même). Mais
la différence qui séparait les deux conceptions de la croisade, empêchait toute action
commune. Mathias Corvin recevait des subsides de Rome ; il y envoyait des étendards ;
800 cavaliers hongrois vinrent même aider le pape à reprendre Otrante aux Ottomans
en 1481, mais jamais une croisade commune ne vit le jour. Mathias jugeait inutile de
participer à une vaste croisade qui aurait tenté d’attaquer l’empire turc en son cœur et
qu’il savait sans espoir. Sixte IV pensait dérisoire de se contenter de multiplier les
incidents de frontière contre un ennemi de cette envergure et rêvait d’une entreprise à
l’échelle de la Chrétienté, pour délivrer une fois pour toutes l’Occident du danger qui le
menaçait. On retrouve en fin de compte l’incompréhension entre la première croisade
et Constantinople, entre les poulains et les croisés en Terre sainte, en bref entre l’idéal
de croisade et les réalités de la guerre contre l’infidèle. Le décalage entre idéaux et
stratégie, entre conceptions de la croisade et nécessité de la lutte se retrouve à toutes
les époques. Le XVe siècle ne fait pas exception sur ce plan, mais les problèmes y sont
exacerbés par la puissance ottomane et la désunion des Chrétiens. La croisade resta à
l’état de projet, non pas parce que les princes n’en avaient pas envie, mais parce que les
conceptions étaient devenues trop divergentes pour qu’elles puissent trouver une
réalisation concrète.

NOTES
1. « Nihilque ommittemus, quod pertineret ad celerrimam expeditionem, etiam si proprium sanguinem
effundere nos opporteat » ; 1476 ; Mathiae Corvini epistolae ad romanas pontifices datae et ab eis acceptae,
Cité du Vatican, 1891, lettre n° XCIV, pp. 120-121.
2. Mathias Hunyadí (1440-1490), roi de Hongrie (1458-1490) prit le surnom de Corvinus, par
allusion au corbeau qui ornait ses armes et à une filiation mythique avec Valerius Corvinus. On
gardera l’appellation francisée et désormais classique de Mathias Corvin.
3. « itaque offero me cum omnibus regnis meis ad constantissime standum et perseverandum apud
vestram sanctitatem, sacrum collegium reverendissimorum dominorum cardinalium et illam sanctam
284

sedem » ; 15/III/1476 ; Mathiae Corvini epistolae ad romanas pontifices datae et ab eis acceptae, Cité du
Vatican, 1891, lettre n° LXXVI, pp. 112-113.
4. La série I, VI des Monumenta vaticana historiae regni Hungariae illustratia, Città del Vaticano, 1891,
« Mathiae Corvini epistolae ad romanas pontifices datae e ab eis acceptae » (abrégé MCE) publie
l’intégralité de la correspondance entre le Saint-Siège et la Hongrie trouvée aux archives du
Vatican, aux archives nationales de Hongrie ainsi qu’aux archives de Naples, Florence, et Venise ;
les lettres LXVII à CLXXIV (pp. 87-220) concernent le pontificat de Sixte IV et constituent la base
d’étude de cet article.
5. Sur ce sujet, on se reportera pour le pape à la monumentale Histoire des papes depuis la fin du
moyen âge de L. Von Pastor, T IV, Paris, 1892 avec un bon appareil de notes. Pour les actions du roi
de Hongrie, la bibliographie accessible est limité. On notera, parmi les publications les plus
récentes, M. Molinar, Histoire de la Hongrie, Paris, 1996, pp. 99 et suiv. On consultera aussi avec
profit le livre de N. Housley, The later crusades, from Lyon to Alcazar, 1274-1580 , Oxford, 1992,
pp. 105 et suiv.
6. « Quod prelium interpolatim quinque diebus, incipiendo a die Mercurii usque in diem dominicum
continuatum est, et semper nostri victores extiterunt ; sed maius prelium et omnibus precedentibus
attrocius die dominico comissum est, in quo plusquam decem milia Turcorum et indigenarum ceciderunt.
Ad ultimam tamne divina pietas nostris Victoria concessit, ; sic nanque Turci profligati sunt, ut vix tunc
quoque bassa cum paucis evaderet, ceteri omnes in loco ipso conflictus ceciderunt. » ; 14/XII/1480 ; MCE,
lettre n° CXVIII, pp. 154-158.
7. « A data sunt etiam circiter triginta signa eius pugne monumenta, de quibus sanctitatem vestram in
proximo participem faciam, ut intelligat me rebus Christianis non deesse, sed omni studio invigilare, quo
hostes fidei, quantum a me possibile est, sine intermissione conterantur » ; 7/VIII/1481 ; MCE, lettre,
n° CXXXVI, pp. 181-184.
8. Voir J. Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourgs, Paris, Fayard, 1990, pp. 127-128.
9. « Beatisisme pater, rex Ungariae mars ipse est, nihil nisi bellum cogitans, et sine sermonem faciens »,
ASV, Misc, Arm II, Vol 20, folios 51r-58v.
10. « A voi solo l’omnipotente Iddio, che nel cielo il sole ha posto, corne re delle stelle e del cielo, Mattia
ancora solo sotto il sole ha ordinato ; il cui gran regno a l’Ocean finisca e la fama immortal saglia a le
stelle » Lettere di Marsilio Ficino tradotte in lingua toscana per M. felice Figliucci senese, al gran Cosimo di
Medici duca di Fiorenza, 2 vols, Venise, 1547, pp. 183-185.
11. « hoc est ab octo et decem annis, postquam ego regni huius regimen adeptus sum, semper et ubique in
omnibus, quibus potui, sancte sedi apostolice cum omni obedientia obsecutus sum, nec destiti ab eo tempore
incessanter vel contre Turcos vel contre hereticos labores meos impedere ; [...]Mathias profecto fuit et est,
qui sedi apostolice pro virili semper obsequi, semper obedire solitus est, et numquam ab obsequio desisteret,
si modo a matre sua non derelinqueretur Propterea opus non est ehortatione beatitudinis vestre, ut ego hoc
fidei negotium egregie prosequar ; ultro enim hoc et sponte act libens facio. » ; 16/I/1476 ; MCE, lettre
n° LXXXI, pp. 104-108.
12. « Facis in hoc, fili carissime, rem vere et proprie rege, excellentissimis maioribus luis, te ispso denique
ac clarissimis rebus gestis tuis et instituto dignissimam. Conservet in te dominus Jesus, pro cuius fide
contra Turchos et infideles ac hereticos excubas, hoc tuum sanctum religiosumque propositum et ut ante
hac felici successu spurcissimum hostium clade maiestaem suam apud omnes nationes claram fecit et
gloriosam, ita in futurum omni felicitate auctam clariorem gloriosioremque efficiat » ; 18/XII/1481 ; MCE,
lettre n° CXLI, pp. 188-190.
13. Mathias Corvin avait équipé la Hongrie d’une armée de métier redoutable, connue sous le
nom d’« armée noire », qui assura la puissance de son pays mais posait des problèmes de
financement importants.
14. « cum pecuniis ad tuam serenitatem venturi » ; 1475 ; MCE, lettre n° LXXVI, p. 99.
15. « subsidium presentis anni maiestai tue dicatum esse », « cum pecuniis, que pro maiori parte Venetiis
in promptu sunt » ; 1476 ; MCE, lettre n° XCI, p. 118.
285

16. « Quos omnes ut generalis in communem hostem expeditio fieret, singulos iuxta eorum facidtates
taxavimus, incipiendo a nobis ipsis et a sacro collegio, qui ut necessaria presidia tibi subministrare
possimus, taxam quinquaginta millium ducatorum ultra eam, quam in classe exponimus, supra centum
milium assumpmimus, sperantes quod et carissimus in Christo filius noster Ferdinandus Sicilie rex illustris,
cui taxa centum millium ducatorum et dilectus filius nobilis vir dux Mediolani, cui taxa triginta millium
ducatorum, et Florentini quibus taxa viginti millium unacum nostris ad te mittendorum assignata est,
liberaliter concurrent » ; 16/V/1480 ; MCE, lettre n° CXI, pp. 139-140.
17. Une recherche approfondie dans les introitus-exitus des archives vaticanes permettrait sans
doute de chiffrer plus précisément l’aide apportée par le pape, mais la fréquence des mentions
d’envoi de subsides dans les lettres suffit à elle seule à prouver la réalité du soutien.
18. « Quod autem de subsidio ducentorum milium michi per sanctitatem vestram ad prosequendum
negotium fidei decreto ad me scribit, ingenies ago gratias vestre sanctitati de cura, sollicitudine ac ardore il
lus circa negotium fidei, sed scire illam volo, quod post multos et infinitos labores meos in rebus fidei, post
intolerabiles sumptus, quos a multo tempore sine intermissione facio, nichil mihi iocundus foret, quam si
viderem alios quoque, uti deceret, instanti Christiane calamitati attendere, et pia sanctitatis vestre monita
suscipere cum effectu » ; 11/III/1481 ; MCE, lettre n° CXXVII, pp. 165- 169.
19. Un bon résumé de ces problèmes complexes et du rôle qu’a pu y jouer Sixte IV se trouve dans
O. Halecki, « Sixte IV et la Chrétienté orientale », Mélanges Eugène Tisseront, II, Città del Castello,
1964.
20. « non mea culpa id accidit, qui ad omne iustum et honestum ipsis oratoribus sanctitatis vestre
presentibus me semper obtuli, sed potius eius culpa id evenit, qui cum omne iustum honestumque
subterfugiat, primus tamen querelas depromi procurat, et alium de eo incursari querit, in quo foret iure et
merito ipse accusandus. [...] Non enim profecto is sum, qui dissidia et altercationes privatas publice totius
Christianitatis defensioni preferrem, nisi multis irritamentis ad hoc invitus coartarer. » ; 1482 ; MCE,
lettre n° CXLVIII, pp. 195-197.
21. « ilium enim pro puritate fidei laborantem apostolica sancta sedes veritatis magistra et iusticiae tutrix,
opprimi non permittit, et omnibus opportunis aliis auxiliis prosequetur », cité dans Raynaldi, Annales
ecclesiastici, Tome X, p. 532.
22. Sur l’ensemble de cette expédition, voir Setton, The papacy and the levant, vol II, Philadelphie,
pp. 315-318.
23. « Instructiones pro titoli cardinali sancti Marci in Germaniam, Hungariam et Poloniam legato
designato », ASV, Misc, arm II, vol. 56, folio 13r-17v.
24. Le mieux à ce sujet reste l’article « Uzun Hassan » de V. Minorsky dans l’Encyclopédie de l’Islam
quelques éléments dans R. Grousset, L’empire des steppes, Paris, 1965, ainsi que dans Setton, The
papacy and the levant, op. cit., vol II, p. 315
25. Voir MCE, lettre n° CXXII, pp. 96-97 ; 1475.
26. « Significatum est nobis mississe te nuper oratores ad Christi hostem Turcum, eosque ad
sextamdecimam aprilis visos sub Nandoralba transire Danubium [...] Pacem te Thurco fedusque offere, si
ille Boznam Serviamque aut harum alteram tibi permittat, item et in Ussinkassanum ex regno auxilia, si
pecuniam tue maiestati suppeditet » ; 1473 ; MCE, lettre n° LXIX, pp. 89-90.
27. Ces nouvelles condition de la guerre contre les musulmans et les conséquences sur la
conception de la croisade à la Renaissance sont très bien analysées par J. Hankins, « Renaissance
crusaders ; Humanist crusade litterature in the age of Mehmed II », Dumbarton Oaks Papers, XLIX,
1995.
28. J. Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourg, op. cit., pp. 118-122.
29. « Si enim ego illos decem milia equites [...] habere ab electoribus et principibus imperii potuissem, ego,
hac opportunitate que a Deo rebus christianis collata est, collectis viribus meis et illis decem milibus
adiunctis taie facinus edere poteram [...] quod collectis viribus meis et illis decem milibus potuissem usque
in viscera Turcie et loca Bizancio finitima penetrare » ; 7/VIII/1481 ; MCE, lettre n° CXXXVI,
pp. 181-184.
286

30. « Nisi enim tante audacie et superbie occuratis, verendum est, ne ex Ferraria ad cetaras Italie civitates
et demum ex Italia ad Transalpinas nationes virus hoc serpat, neque solum temporaliter ecclesiam
offendere non verentur, sed etiam spiritualiter [...]Erit igitur officii tui, qui de Ecclesia Dei, tamquam
catholicus princeps, semper benemeritus es, ambitiose huic dominandi cupiditati resistere, repellere fictas
eorum oblocutiones, adesse sacrosancte Romane ecclesie. » ; 14/VI/1483 ; MCE, lettre n° CLXI,
pp. 207-208. La même lettre fut envoyée à tous les princes d’Europe.
31. Voir à ce propos J. Combet : Louis XI et le Saint-Siège, Paris, 1903.
32. « Nam rebus sic stantibus et durante guerra Italie spes nulla est, quitquam boni reus Christianis
accidere posse, quinimmo semper verendum est, ne res christiane sanctitate vestra alio occupata magis,
quam quassate sunt, conquassentur, et hostium crucis potentia in dies cum detrimento reipublice
Christiane augeatur » ; 1479 ; MCE, lettre n° CIV, pp. 129-130.

AUTEUR
BENJAMIN WEBER
Université de Toulouse-Le Mirail.
287

Rebelles et unionistes dans les


Balkans ottomans : l’insurrection
d’Epire de 1611
Pëllumb Xhufi

1 L’insurrection de Dionysios le Philosophe (ou Skylosophe) de 1611 est, quant à ses


résultats et implications, l’un des mouvements de libération les plus importants du
XVIIe siècle dans tous les Balkans Occidentaux. Malheureusement, l’historiographie
albanaise ne s’en est pas du tout occupée, alors que dès le siècle passé, cette
insurrection est devenue un objet d’études pour l’historiographie grecque. Des auteurs
déjà classiques tels que Paparrigopoulos1, comme d’ailleurs Aravantinos2 et Sathas3 se
sont rendus compte, paraît-il, dès le XIXe siècle, de son importance. Mais, ils se
contentent d’en parler seulement en passant. Parmi les auteurs contemporains le sujet
a été repris par les historiens d’Epire pendant la "turcocratie", Vakalopoulos 4 et St.
Papadopoulos5, ainsi que l’éditeur connu de la documentation vénitienne, K. Mertzios 6
et un auteur "mineur", G. Zoïdes7.
2 L’insurrection anti-ottomane de 1611, dirigée par Dionysios le Philosophe, n’est
qu’effleurée par les historiens non grecs qui ont traité l’histoire de l’Empire ottoman ou
des peuples des Balkans. Ainsi, J. Hammer8 se limite à mentionner l’événement dans le
cadre de son ouvrage monumental sur l’Empire ottoman. L’auteur contemporain
allemand P. Bartl9, bien que traitant comme sujet à part les insurrections anti-
ottomanes des peuples des Balkans Occidentales des XVI e et XVII e siècles, donne plus
d’importance aux implications extérieures de cette insurrection qu’ à ses
développements et à ses effets intérieurs.
3 La chronique de l’insurrection anti-ottomane de 1611 et des événements qui l’ont
précédé et suivi se reconstitue sur la base des deux groupes importants de documents :
les sources grecques d’origine ecclésiastique et les sources occidentales représentées
par documents d’archives, lettres et rapports des envoyés et des agents vénitiens,
napolitains ou pontificaux.
288

4 Il n’y a pas de doute que la présentation la plus synthétique de l’insurrection depuis le


moment où elle éclate et jusqu’à sa répression, accompagnée aussi de considérations
sur ses conséquences, est donnée par la chronique intitulée : "L’insurrection de
Dionysios dit le Skylosoph et la déportation des chrétiens de la citadelle" 10. L’un des
éditeurs de la chronique, D. Sarros, est d’avis que son auteur doit être l’évêque grec,
Maxime de Péloponnèse, lequel durant le déroulement des événements se trouvait à
Ioannina et se déclare ouvertement ennemi juré de l’évêque insurgé Dionysios 11. Ce
n’est que quelques jours après la répression de l’insurrection et l’exécution de son chef
Dionysios, que Maxime a écrit le soi-disant Logos steliteutikos (Le discours stigmatisant),
où il s’efforce de ternir la figure de son adversaire12. Ce document a une valeur unique
non tant pour l’éclaircissement du déroulement de l’insurrection, comme c’était le cas
de la chronique sus-dite, que pour le fait qu’il témoigne clairement de l’esquisse de
deux attitudes opposées au sein du haut clergé orthodoxe de l’Epire. Comme on va le
voir plus loin, ce n’est pas par hasard que de telles attitudes divergentes
correspondaient à des appartenances ethniques différentes du clergé en question.
5 Très importantes doivent être deux lettres écrites à Ioannina en 1614 par le même
Maxime Péloponnèse et adressées respectivement à l’évêque de Drinopolis
(Gjirokastra), Mathieu, et aux notables de la ville d’Arta13. Malheureusement, celui qui
fait connaître l’existence de ces lettres, Papadopoulos, se limite à donner une
information générale sur leur contenu et tout au plus de reproduire seulement quelque
passage fragmenté14. C’est lui même qui, vu l’importance extraordinaire, annonce
comme prochaine la publication intégrale des deux lettres de l’évêque Maxime, une
publication qu’à notre connaissance, n’a pas eu lieu15. Il y a bien des raisons de croire
que l’auteur Kr. Papadopoulos, par ailleurs archevêque d’Athènes et de toute la Grèce,
ait hésité à publier en intégral les lettres en question, car elles contiennent des
données, lesquelles, à juger le petit fragment publié par lui, démasquent certaines
connivences du clergé grec avec les Turcs dans la répression de l’insurrection de 1611 16.
6 Quelque donnée sur l’ancienne activité "révolutionnaire" de l’évêque Dionysios le
Philosophe, lorsqu’il était archevêque à Larissa, concrètement sur son rôle dans
l’insurrection de Thessalie de l’hiver de 1600-1601 est fournie dans l’Akolouthie du néo-
martyre Séraphin, rédigée en 174017, ainsi qu’un nombre restreint d’inscriptions
collectées par N. Bees dans les manuscrits de la Sainte Montagne 18.
7 Très important, en ce qui concerne le déroulement de l’insurrection de 1611, ses motifs,
les participants et les dirigeants, les implications européennes ainsi que les détails de la
répression et de l’exécution de ses principaux dirigeants, est le groupe des sources
occidentales19. En tant que matériels destinés à des buts proprement informatifs, les
documents en question ont un caractère spontané et se caractérisent d’un haut degré
d’objectivité et de crédibilité. Plus d’une fois, ils offrent une information exclusive
mettant en lumière des événements et des situations qui, autrement, seraient demeurés
inconnus et inexplicables.
8 L’insurrection anti-ottomane de la basse Albanie de 1611 avait eu un prélude puissant,
comme nous venons de le dire, en 1601, lorsque Dionysios le Philosophe, alors
archevêque métropolitain de Larissa et de Trikkala en Thessalie, a inspiré et dirigé une
rébellion des habitants de son diocèse contre l’administration ottomane 20. Les données
concernant cette première insurrection de Dionysios sont trop laconiques. Nous savons
toutefois que l’insurrection a échoué et que deux des collaborateurs de Dionysios,
l’évêque Séraphin de Phanar et le moine Pacôme ont été capturés par les Turcs et
289

exécutés sur place21. Recherché par les Turcs et condamné par le Patriarcat grec de
Constantinople, Dionysios rejoint l’Italie, où durant des années de suite il s’est efforcé
de s’assurer le soutien et l’aide matérielle de la Papauté et des puissances de I’Occident
dans la lutte contre les occupants ottomans22. Vers 1604, Dionysios, déjà adepte du Pape
de Rome, a quitté l’Europe et s’est installé dans le monastère de Saint-Démétrios de
Dihoune sur la route de Ioannina, entre les villages Kérassova et Radovišt 23. Les sources
affirment que "Dionysios avait été même auparavant" dans ce monastère, ce qui nous
amène à croire que c’est là que le futur insurgé aurait reçu ses premières leçons et
aurait commencé sa carrière ecclésiastique24. Le fait est que, comme dans toute la
région de Paramithie, qui aurait été certes son lieu de naissance, même dans le
monastère en question, Dionysios jouissait de l’autorité indiscutable d’un prophète. Ce
n’est pas par hasard que le monastère de Saint – Démétrios avec ses moines devint le
foyer d’où l’insurrection éclata pour s’étendre ensuite dans toute la région, de
Paramithie à Ioannina25.
9 L’insurrection a commencé les premiers jours de septembre 1611 et a atteint le
paroxysme les 10 et 11 septembre26. Comme on vient de dire plus haut, son point de
départ était la contrée de Paramithie et la région montagneuse de Souli, d’où, selon les
sources, presque 70 villages étaient soulevés27. Les insurgés ont reconnu à l’unanimité
comme leur dirigeant l’agitateur et l’organisateur infatigable de la lutte pour la liberté
dans ces régions, l’ancien archevêque de Larissa, Dionysios, qu’ils ont acclamé comme
leur "roi"28. Avec Dionysios, surnommé le "philosophe" par le peuple qui l’adorait, à la
tête du mouvement s’étaient mis certains personnages de Ioannina, comme Lambros,
secrétaire du gouverneur turc Osman Pacha, ainsi qu’un autre employé chrétien
nommé Deligeorges29. Les rapports des agents vénitiens parlent de plus de 700-800 et
jusqu’à 1100 participants à l’insurrection30. Un rapport du bailli de Corfou adressé au
Sénat de Venise, du 13 septembre 1611, préparé au comble des événements, informe
que le nombre des insurgés était arrivé à 3000 personnes31. Quoiqu’il en soit, les sources
convergent toutes en soulignant le caractère populaire de cette insurrection. Mais,
suivons son déroulement parmi les lignes de la chronique grecque dont nous avons dit
qu’elle constitue la première source d’information à ce sujet :
10 "Dionysios le Mauvais, indigne de l’habit qu’il portait, s’en était allé de honte et de peur
de ces pays-là en direction de l’Italie. Mais, après être resté quelque temps dans les
villes de là-bas, il est revenu pour notre malheur dans ces pays-ci et s’est installé dans
le monastère de Saint-Démétrios, entre les villages Kérassove et Radovicht, où il avait
vécu. Il y reste assez longtemps jusqu’à sa descente à Ioannina, où il avait des amis et
lorsqu’il a remarqué qu’il y avait seulement peu de Turcs et ceux-ci vivaient hors du
château, il a fait un plan néfaste pour cette ville. Ensemble avec un ami à lui du nom de
Tagan (?) et d’autres connaissances il a fait connaître son plan prétendant qu’à travers
l’astrologie il avait découvert qu’il deviendrait libérateur non seulement de Ioannina
mais aussi des autres villes, et qu’il entrerait d’ailleurs à Constantinople, où il serait
proclamé empereur. Après cela, il a traversé les alentours de Ioannina, le monastère
susmentionné ainsi que d’autres lieux, tenant le barillet sur les épaules et attirant
derrière lui des laboureurs, des bergers, des vachers et autres paysans non entraînés et
sans expérience en affaires militaires. Ceux-ci, allant d’un village à l’autre, ont fait
beaucoup de saccages et un jour, réunis, ils ont attaqué à l’improviste Turcogranitsa et
Zaravoussa, deux villages se trouvant à quelque deux heures du monastère en question
et, comme ils ont pris à l’improviste les Turcs qui y résidaient, ils les ont tous égorgés et
ils ont ravagé les villages en question. Ensuite, le 10 septembre de la même année sous
290

le commandement du moine32, ils ont attaqué Ioannina. Dès qu’ils sont entrés en ville
ils ont mis le feu au château fort du pacha de l’époque, Osman. Le pacha et sa femme
ont sauté par la fenêtre et ils ont pu s’enfuir déshabillés à travers la nuit et de la sorte
ils se sont sauvés. La déplorable armée des laboureurs commandée par le pseudo-
astrologue, criait : "Aie pitié de nous, Dieu !" et "harać, haraćopoul et anazoulopoul"
faisant allusion à la nouvelle taxe imposée par les Turcs quelques jours auparavant" 33.
11 Comme on le constate dans ces premières lignes de la chronique, le soulèvement avait
tous les traits d’un mouvement de masse, voir les slogans de la libération ainsi que ceux
de l’affranchissement des taxes et des méfaits du pouvoir ottoman.
12 Mais il va de soi que l’insurrection en question présentait aussi les défauts et les
faiblesses qui caractérisaient généralement de tels mouvements : elle était mal
organisée et surtout mal armée. Suivant le rapport de l’informateur vénitien Jean
Simon, seulement 40 des insurgés étaient armés d’arquebuse, 100 d’épée et 80 de lance 34
: les autres avaient seulement des bâtons et parfois un arc 35.
13 En tout cas, l’enthousiasme et la supériorité ont assuré aux insurgés l’avantage de
l’initiative même dans la ville de Ioannina. Les insurgés ont réussi à mettre en déroute
les forces de la garnison de la ville ensemble avec le pacha, en plus, avant de mettre le
feu à ses châteaux forts, ils se sont aussi emparés de la somme de 50000 écus prélevés
comme taxe sur la population et que l’on enverrait à Constantinople 36. Cette
information est fournie par le rapport susmentionné de Jean Simon. De son côté la
chronique poursuit en affirmant que, dans Ioannina abandonnée par les forces d’Osman
Pacha et du sandjakbey, les insurgés n’ont pu attraper que deux personnes de l’escorte
d’Osman Pacha qu’ils ont exécutées sur place. Quatre autres captifs ont été brûlés vifs
ensemble avec le sérail du pacha37. Informé sur la véritable force des insurgés à l’aube
du dimanche, le 10 décembre, le sandjakbey de Ioannina, à la tête d’une troupe de
cavaliers, est entré en ville et a passé au fil de l’épée nombre de rebelles désarmés et
pris à l’improviste de même que beaucoup d’autres personnes qui n’avaient rien à voir
avec l’insurrection. C’était le dimanche du marché et dans la ville, avaient commencé à
entrer les premières foules des paysans des zones environnantes 38. Apparemment
quelque 200 insurgés ont été brûlés vifs sur l’ordre du pacha courroucé 39. Un instant il
s’est imaginé égorger tous les chrétiens vivant dans le château, mais un tel massacre
n’a pas été approuvé par la majorité des gens d’Osman Pacha. Ainsi, les chrétiens, qui
ne savaient pas quel danger ils couraient, ont échappé au massacre 40. Mais ils ont perdu
à jamais les privilèges dont ils avaient joui jusqu’à ce temps-là (apparement, il s’agit de
privilèges reconnus aux habitants de Ioannina depuis 1431 par Sinan Pacha) 41. En plus,
les chrétiens de Ioannina ont été obligés d’abandonner le château et de se loger dans de
petites maisons, construites à la hâte hors de l’enceinte, en tombant dans une situation
humble et méprisable42. L’auteur de la chronique se souvient avec beaucoup de
mélancolie que jusque-là, bien que sous la domination turque, les chrétiens de Ioannina
avaient pu s’assurer l’hégémonie économique, voire celle politique jusqu’à un certain
point : ils étaient propriétaires de timars43, c’était eux qui décidaient et imposaient les
taxes ainsi qu’ils contrôlaient le pouvoir militaire. Dans le château il y avait seulement
une petite unité de soldats turcs auxquels on avait confié le canon du château. Même
ceux-ci ne dormaient pas à l’intérieur du château. Donc, toutes ces attributions et ces
droits qu’ils avaient après la répression de l’insurrection de 1611, les habitants de
Ioannina les ont perdus et furent réduits à l’état misérable de valets 44. D’ailleurs,
comme il a été affirmé par le contemporain et l’adversaire de Dionysios, l’évêque
291

Maxime de Péloponnèse, c’est immédiatement après la répression de l’insurrection qu’a


commencé aussi l’islamisation en masse de la population de l’Epire 45. Son information
est très valable parce que non seulement elle pose une limite temporelle claire de
l’extension du procès de l’islamisation (nous ne disons pas du commencement, car
avant le commencement de l’insurrection au moins deux villages, Zaravousta et
Turcogranitsa, étaient déjà islamisés). En même temps il prouve que l’islamisation dans
ces zones a été faite aussi par des formes violentes.
14 Une fin terrible a été réservée au chef de l’insurrection. Son dirigeant, l’évêque
Dionysios a réussi à se cacher, au début dans une grotte, sous les murs du château de
Ioannina là, où actuellement se dresse la mosquée d’Asllan Pacha et où jadis il y avait
l’église de Saint-Jean Prodrome46. Concernant la prise de Dionysios, la chronique en
question et les sources d’archives de Venise donnent deux versions quelque peu
différentes. En faisant clairement référence à la Bible et au martyr de Jésus Christ,
l’auteur de la chronique dit que l’archevêque a été découvert et remis à Osman Pacha
par "les Juifs, ennemis du Christ". Ce sont eux qui ont exécuté aussi la funeste
condamnation : l’évêque rebelle a été écorché vif, sa peau remplie de paille a été menée
d’un village à l’autre et ensuite envoyée à Constantinople. Les autres insurgés capturés
ont été pendus, écorchés ou brûlés vifs par les Juifs de Ioannina, lesquels avaient eux-
mêmes imploré Osman Pacha de leur réserver un tel "privilège" 47. Au-delà de
l’inspiration antisémite claire qui caractérise cette source, tout comme la littérature
ecclésiastique grecque de cette période en général, le martyre de l’archevêque
Dionysios et de ses collaborateurs est confirmé aussi par les sources vénitiennes 48. Mais
il faut ajouter que ces dernières, en ce qui concerne justement la découverte de
l’endroit où était réfugié Dionysios et sa dénonciation auprès des Turcs ne rendent pas
coupables les Juifs de Ioannina mais quelques habitants grecs du château, lesquels,
redoutant les représailles annoncées par Osman Pacha, montrent à celui-ci l’endroit où
s’était réfugié l’archevêque rebelle49. Le rapport de l’agent vénitien Jean Simon,
du 18 octobre 1611, relate aussi que, questionné tout juste avant son exécution par les
autorités ottomanes sur les raisons de sa rébellion, Dionysios le Philosophe, "sans
trembler de l’œil", a répondu que : "ce que j’ai fait, je l’ai fait pour libérer le peuple des
souffrances et de la tyrannie des Turcs"50. Le même rapport explique que trois jours
après l’exécution de Dionysios, c’est Déligeorges qui a été pris et brûlé vif sur la place
de Ioannina51 et le treizième jour après sa mort, les Turcs ont pris dans son village
Popov en Paramithie le troisième dirigeant, Lambros, auquel on a coupé la langue et les
oreilles et après l’avoir promené dans la ville, monté sur un âne, l’ont brûlé vif aux yeux
de la foule terrifiée52.
15 Le sort des trois dirigeants a été réservé aussi à 300 de leurs fidèles, dont les têtes ont
été coupées et envoyées au Sultan à Constantinople53. Suivant un rapport vénitien
du 27 septembre 1611, une partie des insurgés a été capturée parce qu’au moment de
l’arrestation de l’évêque Dionysios, on a trouvé sur lui un carnet personnel avec les
noms de ses principaux collaborateurs54.
16 Une fois les feux de l’insurrection éteints dans la zone de Ioannina, le sandjakbey
Osman Pacha s’est dirigé vers le foyer où le mouvement était né, à Paramithie. Son
expédition punitive est décrite par l’envoyé à Venise, Jean Pétris, lequel, le 27
septembre 1611, rapportait de Sayada ce qui suit :
292

17 "Le jeudi dernier le pacha est venu à Paramithie avec une armée importante. Ici il a tué
et arrêté nombre de personnes parce que de ce pays ils étaient nombreux ceux qui
avaient rejoint l’insurrection"55.
18 Après l’oppression sanglante de l’insurrection de Dionysios le Philosophe, nombre de
participants, qui avaient pu se sauver, ont cherché refuge dans les îles d’Eptanèse, qui à
l’époque étaient sous l’administration de Venise56. Mais beaucoup d’autres se sont
retirés dans les montagnes, maintenant toujours sous pression l’administration
ottomane57.
19 L’histoire tragique de l’insurrection de Dionysios le Philosophe ne finit pas là. Presque
une année après son épilogue, le sort aurait réservé une fin terrible même à l’autre
protagoniste de cette histoire, au sandjakbey Osman Pacha. Compatriote de
l’archevêque Dionysios58, Osman Pacha avait apparemment travaillé à installer un
pouvoir personnel en Epire, en négligeant la Sublime Porte, laquelle a commencé à voir
d’un mauvais œil son activité. Les malheurs du sandjakbey de Ioannina avaient
commencé par sa mutation du poste de sandjakbey au poste inférieur du gouverneur de
Paramithie59. Mais, c’est en février 1613 qu’arrive de Constantinople l’ordre de son
arrestation. Les sandjakbeys de Vlora, de Delvina, de Ioannina et de Trikkala ont été
désignés pour exécuter le firman60. De toute façon, aidé par les autorités vénitiennes de
Parga61 et apparemment par son beau-père Seit Bey, émir de Bastia 62, Osman Pacha a pu
arriver sur une barque à Leucade, et de là, apparemment sûr de son innocence et du
pardon du Sultan, il est allé à Constantinople pour donner des explications au sultan.
Mais celui-ci, n’en étant pas convaincu, a donné l’ordre de couper la tête au pacha de
Paramithie63.
20 Le théâtre, où se sont déroulés les événements de septembre 1611, de Bastia et Sayadha,
sur la côte, à Parmithie, à Souli et Ioannina, où a été décrit son dernier acte, faisait
partie de ce qu’ à l’époque on appelait "la Basse Albanie" 64. En effet, les personages de
cette histoire, comme de bien d’autres de ces contrées, ont été tragiquement des
Albanais65. Dans notre cas le sandjakbey de Ioannina était un Albanais de Paramithie,
tout comme son beau-père et son beau-frère, respectivement l’émir de Bastia et le
sandjakbey de Delvina66. Concernant le pays d’origine d’Osman Pacha, il nous paraît
plus probable d’indiquer comme tel l’un des villages islamisés de Paramithie,
Zaravoussa ou Turcogranitsa. Par cela nous expliquerions aussi la fureur de la
vengeance qui a caractérisé l’assaut des insurgés contre ces deux villages.
Apparemment, ils les considéraient comme "réserve" du pacha de Ioannina.
21 Sans doute, un Albanais de Paramithie était-il aussi l’inspirateur et le dirigeant de
l’insurrection, Dionysios le Philosophe. Son farouche adversaire, l’évêque Maxime de
Péloponnèse, de nationalité déclarée grecque (hellen aner), 67 est explicite à ce sujet,
lorsqu’il dit que Dionysios le haïssait aussi "pour être lui d’une autre nation et d’une autre
patrie"68. A une autre occasion, Maxime affirme que Dionysios et ses adeptes le
préjugeaient également sur des bases ethniques : "Vous me sous-estimez et me dédaignez
comme étranger"69.
22 De façon bien explicite, la masse des insurgés est qualifiée d’"albanaise" par les sources
archivistiques de Venise. Ainsi, suivant le rapport de 10 octobre 1611, rédigé par le
bailli vénitien de Corfou sur la base des informations envoyées de la terre par ses
agents Miho Manukiote et Michel Alfandji, "L’archevêque de Larissa, du nom Dionysios le
Philosophe, en compagnie d’un autre appelé Lambros, secrétaire d’Osman Pacha et d’un
troisième du nom de Georges, secrétaire d’un Turc, ont réuni quelque 700 à 800 Albanais et sont
293

partis tuer le pacha chez lui"70. Un récit détaillé sur les débuts de l’insurrection et ses
participants est offert par le rapport de Jean Simon du 18 octobre 1611, à la suite de son
retour de la cour d’Osman Pacha, où il était envoyé en mission par son maître, le bailli
vénitien de Corfou : "Quelque 1100 personnes de 70 villages se sont soulevées, dirigées par trois
chefs, le premier étant un moine appelé le Philosophe, le second appelé Deligeorges et le troisième
Lambros était de service auprès du pacha comme secrétaire pour les villages en question, où les
Albanais, ont proclamé le moine leur propre roi"71.
23 On nomme "Albanais" les insurgés aussi dans la lettre de l’ambassadeur vénitien à
Constantinople, Simon Contarini, portant la date du 29 octobre 1611 72. La même chose
est soulignée aussi par un rapport vénitien de 1616, lequel, s’arrêtant sur la répression
de l’insurrection d’Epire, rappelle la tragédie du "prêtre écorché vif, dont la peau, remplie
de paille, a été envoyée à Constantinople ensemble avec beaucoup de têtes coupées d’Albanais" 73.
24 Ce qu’on peut dire avec certitude c’est que l’insurrection anti-ottomane de
septembre 1611 dans la région de Paramithie et de Ioannina fait partie des grands
mouvements anti-ottomans, lesquels au chevauchement du XVIe et XVIIe siècles se sont
répandus sur toutes les régions habitées par les populations albanaises et qui, dans
plusieurs cas, ont été dirigés par de hauts représentants du clergé albanais, catholiques
et orthodoxes74.
25 Sans doute la figure centrale du soulèvement des Albanais de l’Epire en 1611 est-elle
l’archevêque de Larissa et de Trikala, Dionysios, surnommé le philosophe par le peuple et
le skylosophe (chien) par ses adversaires 75. Ce personnage est un produit typique du sol
albanais de l’époque, qui, tout comme lui, a fait sortir une lignée de prélats "rebelles"
lesquels se sont mis à la tête des mouvements anti-ottomans au chevauchement des
XVIe et XVII e siècles. Tel était, par exemple, l’évêque de Stefaniaka, le franciscain
Nicolas Meïkashi, lequel dans les années 1592-1615 a travaillé sans répit pour organiser
des mouvements anti-ottomans en Albanie Centrale et Septentrionale 76. De même, au
cours de ces années-là, s’est fait remarquer aussi l’évêque de Sape, Nicolas Bardhi, et
surtout le Patriarche d’Ohrid, Athanase, un Albanais de Himara qui a été surnommé
"l’évêque rouge" à cause de la couleur de la soutane qu’il aimait porter 77.
26 Puisque au temps de l’insurrection (1611), au dire de Maxime de Péloponnèse,
Dionysios était "un septuagénaire courbé par la vieillesse" 78, l’année de sa naissance se
situe vers 1540. Le lieu de naissance était sûrement Paramithie 79. Nous pouvons dire
avec certitude que les premiers pas de sa scolarisation et de sa carrière ecclésiastique,
Dionysios les a faits dans le monastère de Saint Démétrios de Dihuni, dans son pays
natal (Paramithie), et où il est devenu moine80. Plus tard il a étudié la philosophie et la
médecine, sans aucun doute à Venise ou à Padoue81. Il a complété ses études à
Constantinople, où il a servi aussi pendant un certain temps auprès du Patriarcat
Œcuménique82. L’évêque Maxime de Péloponnèse dans son Discours Stigmatisant et dans
ses lettres, se réfère à cette période de l’activité de Dionysios lorsqu’il l’accuse d’avoir
participé aux "troubles" (ta skandala) affectant le Patriarcat et qui, en effet, étaient
l’expression de la lutte pour le pouvoir entre les divers clans du clergé orthodoxe 83. A
cette époque-là, Dionysios avait rejoint le parti du patriarche Jérémie II, qui a été écarté
du trône par la partie adversaire84. En représentant du groupement turcophile qu’il
était, l’évêque Maxime rend Dionysios responsable des troubles qui gagnèrent le
Patriarcat de Constantinople à la fin du XVIe siècle et accuse celui-là d’avoir voulu
"transformer la Grande Eglise en un repaire de démons" et d’avoir souhaité sa ruine (ehalasan
ten Megalen Ekklesian)"85.
294

27 L’avènement de Jérémie II revenu sur le trône a marqué aussi le sort de Dionysios, son
partisan. En 1592, le saint Synode, réuni sous la direction du patriarche Jérémie II, a élu
Dionysios métropolite de Larissa86. Dans cette ville, ainsi que dans ses alentours, la
présence albanaise était assez significative ; ceci est un détail qu’il faut mettre en
évidence87.
28 En tout cas, les relations de Dionysios avec le Patriarcat seraient gâtés tout de suite
après la mort de son tuteur, le patriarche Jérémie, en 1595. Les frictions avec le
Patriarcat ont été si poussées que le chef de l’église de Larissa refusât de reconnaître
l’autorité du Patriarcat et d’envoyer les collectes à Constantinople 88.
29 La personnalité de l’évêque albanais Dionysios a deux dimensions, celle de l’homme
d’Eglise et aussi celle du dirigeant des masses révoltées. Il faut dire qu’en raison de
l’une et de l’autre, Dionysios était devenu l’objet des attaques les plus féroces du
Patriarcat de Constantinople et du clergé grec. Dans la bouche de Maxime de
Péloponnèse et des autres clercs grecs, le nom de l’évêque albanais serait déformé en
"Demonis" (c’est-à-dire : Dionysios-le démon) ou bien en "Skylosoph" (gr. skylos = chien),
reflétant ainsi même en terminologie leur haine inassouvie pour le prélat rebelle 89.
Selon l’évêque grec Maxime, Dionysios n’était considéré "philosophe" que par les masses
illettrées des laboureurs, des pasteurs, ainsi que par les clercs aussi ignorants
(amathestatous)90, il ne connaissait bien ni la grammaire, ni la philosophie, ni même la
médecine91, au contraire l’autorité qu’il exerçait sur les masses était liée à des pratiques
douteuses et condamnables d’astrologie, de magie et de divination 92 ; Dionysios
n’hésitait pas, selon eux, à fouler aux pieds les pratiques et les règles de l’Église : il
s’adonnait aux boissons et ne respectait pas la règle du jeûne 93. A ces accusations de
Maxime s’ajoutent celles d’un autre clerc grec, Constantin Sofia, formulées dans le
procès ouvert auprès du Tribunal d’Inquisition à Rome contre Dionysios le Philosophe,
en 1603, où il ajoute que celui-ci s’efforçait de recevoir de l’argent par tous les moyens :
en nouant des mariages illégitimes et en détruisant ceux légitimes, en nommant des
évêques illégitimes ou en sacrant de jeunes évêques alors que les vieux étaient encore
vivants, etc. Toutes ces actions, selon l’évêque grec Sofia, étaient faites contre des
sommes d’argent et, pour en ramasser autant que possible, Dionysios n’hésitait même
pas à organiser des assassinats94. Le procès de Constantin Sofia se termine sur les
accusations portant sur l’adultère et la sodomie95 par quoi le prêtre grec cherchait à
salir la figure morale de Dionysios.
30 Toutefois, le caractère subjectif et vengeur des accusations faites par deux clercs grecs
mal disposés envers Dionysios et qui, de leur côté, étaient reconnus comme des figures
morales bien douteuses, n’est que trop clair. On sait que l’évêque Maxime de
Péloponnèse, le principal adversaire et dénonciateur de Dionysios, était impliqué dans
une affaire douteuse d’argent au moment où il servait auprès du Patriarcat
d’Alexandrie, pour laquelle il a été déclaré indésirable de la part du Patriarche Kirill,
qui lui a interdit le retour à Alexandrie (1608)96. Concernant l’autre accusateur de
Dionysios le Philosophe, le prêtre Constantin Sofia du Collège orthodoxe de Saint-
Athanase à Rome, il suffit de dire que les membres même de l’inquisition, après avoir
été mis au courant de ses accusations contre Dionysios, au lieu de se convaincre de la
culpabilité de celui-ci, se sont convaincus de la "malignité" (malignità) du prêtre grec 97
et ne les ont pas prises en considération.
31 Au-delà de ces pseudo-raisons résidaient les vrais motifs de la haine des hauts
dignitaires du Patriarcat grec contre Dionysios. "Le prélat albanais, dit-on dans l’acte
295

du 15 mai 1601, par lequel le Patriarcat Œcuménique communiquait la destitution de


Dionysios du poste de l’archevêque de Larissa, avait ourdi avec le courage d’un fou
l’insurrection contre la domination du notre souverain, l’immortel sultan Mehmed" 98. Comme il
est facile de comprendre, il s’agit de l’insurrection de l’hiver de 1600-1601 de Thessalie,
dirigée par Dionysios99. Dans la droite ligne politique du Patriarcat, l’insurrection de
Dionysios contre la Sublime Porte menaçait l’ordre et la paix signés à la suite de la
chute de Constantinople en 1453 entre la Porte et le Patriarcat, une paix qui réservait
au Patriarcat la tâche et l’obligation de maintenir tranquille et soumise la masse des
chrétiens des Balkans100.
32 Tout comme dans l’acte du Patriarcat qu’on vient de mentionner, dans les écrits du
Maxime de Péloponnèse aussi, les accusations portant sur la "rébellion" contre le
pouvoir du sultan constituent la base des accusations contre Dionysios. Dionysios était
"un soi-disant évêque, un nouveau Julien, un vieillard irascible, inventeur de maux" 101 qui, sans
tenir compte de ses obligations de prêtre, ourdissait des plans pour organiser
insurrections après insurrections (ergon auto en aei apostasian authis poiesasthai) 102 Au
lieu d’apaiser les gens et de les convaincre d’accepter les choses comme elles venaient,
"il s’efforçait sans cesse de les rendre tous complices et rebelles comme lui" 103. En
reflétant les positions exprimées dans l’acte du Patriarcat du 15 mai 1601, même
Maxime se met à la défense de la légalité, c’est à dire du pouvoir du sultan, en criant :
"Toi, Dionysios, tu devais apprendre aux gens à ne pas se soulever mais à se résigner ; à endurer
humblement les souffrances et à respecter le souverain que le Dieu leur a donné et non pas
s’opposer à lui"104.
33 Il est vraiment étonnant que même l’autre accusation contre Dionysios, en tant
qu’organisateur des insurrections contre les Turcs, ait été faite par un autre clerc grec,
Constantin Sofia, étudiant du Collège de Saint-Athanase à Rome 105, oubliant pour un
moment que l’Eglise de Rome non seulement n’avait pas de raison de condamner
Dionysios pour son activité "révolutionnaire" anti-turque, mais, au contraire elle était
très intéressée à encourager une telle activité, tout comme tous les mouvements de
libération des Balkans.
34 Sans vouloir donner un jugement de caractère moral sur Dionysios d’une part et sur ses
adversaires de l’autre, ce qui a été fait d’ailleurs106, nous aurions voulu mettre en
évidence un fait très intéressant. L’insurrection de 1611 à Paramithie et Ioannina,
comme tous les mouvements anti-ottomans de l’ouest des Balkans, font voir clairement
l’existence au sein du clergé orthodoxe de deux attitudes opposées vis-à-vis du
problème général des relations avec le pouvoir ottoman. Nous avons d’une part une
tendance turcophile, représentée dans notre cas par l’évêque Maxime de Péloponnèse,
qui était pour le maintien du statu quo et qui s’opposait à tout mouvement libérateur
compromettant ce statu quo. Il est superflu de dire qu’une telle tendance reflétait
directement la ligne officielle adoptée par le Patriarcat Œcuménique depuis que le
Patriarche Genadios avait signé, en 1453, le Pacte de la soumission avec Mehmet II 107.
Nous rappellerons que deux siècles plus tard, en 1821, un autre évêque grec de Ioannina
maudit les populations albanaises de Suli et leur prêtre, pour s’être insurgé contre le
pouvoir turc108. Ce n’est que quelques années avant, en 1770, qu’à travers ces pays
albanais était passé un envoyé spécial à la fois du Patriarcat grec et du sultan, Kosma
l’Étolien, qui prêchait soumission et obéissance envers la Sublime Porte 109.
35 Par rapport, donc, à l’Eglise officielle, le rebelle (apostates) Dionysios le Philosophe,
représentait la tendance contraire des clercs qui se battaient "pour affranchir le peuple
296

des souffrances et de la tyrannie des Turcs", comme Dionysios lui-même le déclarerait


devant ses bourreaux110. Il comprenait sa mission tout autrement que les clercs du type
de Maxime qui végétaient autour du Patriarcat Œcuménique et qui prêchaient
soumission et vénération vis-à-vis du pouvoir du sultan. Il est superflu de dire qu’il
existait entre ces deux groupes un tel climat de haine que l’évêque Maxime ne
dissimulât pas sa joie devant l’exécution cruelle de l’insurgé Dionysios 111.
36 C’est Maxime lui-même qui, dans le "Discours stigmatisant" ou dans la lettre
de 1614 pour Mathieu de Gjirokastro, identifie nettement les clercs de l’aile
"révolutionnaire"112. Ceux-ci étaient sans doute l’archevêque de Larissa, "inspirateur
d’insurrections incessantes", l’évêque de Gjirokastro Mathieu113, et la communauté des
moines du monastère de Saint-Démétrios de Dihuni, à Paramithie, d’où Dionysios avait
projeté, il y avait des années, l’insurrection de 1611114. Pourtant, c’est Maxime lui-même
qui affirme plus d’une fois que les clercs insurgés s’étaient efforcés de le ramener lui
aussi de leur côté bien que "ils l’eussent dédaigné comme étranger et ami des infédèles" 115,
voire des Turcs. Mais, continue Maxime, en s’adressant aux partisans de Dionysios " je
ne me suis pas laissé prendre et me rallier à vos desseins diaboliques et me soumettre à sa
volonté (c’est-à-dire de Dionysios), qui, au lieu de respecter et d’obéir humblement au
souverain que Dieu même a désigné, osait prêchait et soulever le peuple contre lui" 116.
37 Mais dans la lettre mentionnée par l’évêque Mathieu de Gjirokastro, Maxime découvre
un fait très intéressant, qui éclaire le dernier acte de l’insurrection anti-ottomane
de 1611 : l’arrestation et l’exécution cruelle de son dirigeant, Dionysios le Philosophe.
Selon cette lettre, le prélat grec non seulement a refusé la proposition des insurgés et
des clercs rébelles pour se rallier à eux, mais ayant appris qu’après la défaite de
l’insurrection Dionysios était caché dans la maison de l’évêque Mathieu, à l’intérieur du
château de Ioannina, avertit celui-ci en l’injuriant "d’avoir tenu en cachette l’ennemi du
monde et du Christ à l’intérieur de cette forteresse majestueuse" 117 et avisant Mathieu et les
autres amis de Dionysios d’expulser l’évêque insurgé du château (sas esymbouleua na ton
dioksete)118. Si, sur ce point nous rappelons l’information de Jean Simon faite
immédiatement après l’exécution de Dionysios, d’après laquelle le dirigeant des
insurgés albanais avait été livré à Osman Pacha par des Grecs qui habitaient à
l’intérieur du château, si nous tenions compte aussi de l’hostilité farouche de Maxime
contre Dionysios et de son amitié avec les Turcs, il nous paraît tout à fait possible de
voir derrière la dénonciation de Dionysios auprès d’Osman Pacha la main de l’évêque
grec Maxime. En tout cas, les événements des 10 et 11 septembre 1611 cachent, à coup
sûr, une histoire de trahison. Les insurgés eux-mêmes devraient être conscients de cela
et de l’auteur éventuel de cette trahison, puisque, comme l’évêque Maxime l’affirme, ils
avaient désigné et envoyé une personne pour le tuer dans sa maison (esteilate anthropon
mesa eis to kellion mou na me faneuse)119. Il n’y a pas de doute que sur l’évêque Maxime
pesaient de lourdes accusations. La non participation au mouvement ne justifierait,
seule, une telle mesure extrême.
38 Il n’y a pas de doute que l’une des questions essentielles qui séparait les clercs, comme
notre Dionysios, de la ligne politique officielle du Patriarcat grec, fût l’attitude vis-à-vis
de l’ancien problème de l’union des Eglises. La reconstitution d’une Eglise unique sous
l’hégémonie du Pape de Rome, qui constituait dès le XIIIe siècle le nœud de la politique
de la Papauté à l’Orient120, avait trouvé en Albanie des adeptes comme nulle part
ailleurs. Ici la religion était perçue dans sa dimension politique, ce qui explique la
facilité avec laquelle, aux XVIe-XVIIe siècles, les croyants ou les clercs orthodoxes
297

albanais s’offraient à une telle union. En échange, on prétendait l’appui militaire des
puissances occidentales dans leurs efforts d’affranchissement du joug ottoman 121. Au
contraire, l’amitié avec la Sublime Porte, d’une part, et l’esprit anti-occidental de
l’autre, caractérise le Patriarcat grec122.
39 C’est dans de pareilles conditions, que, après l’extension des mouvements ottomans à
l’Ouest des Balkans (XVIe-XVIIIe siècles), ont été multipliés aussi les efforts de la
Papauté pour attirer les peuples et le clergé orthodoxe de ces contrées. Dans les régions
de la Basse Albanie se font clairement remarquer les indices d’une confrontation
ouverte entre le Patriarcat et ses émissaires dans ces pays, d’une part, et les clercs
albanais disposés à collaborer avec la Papauté et le monde occidental, de l’autre 123.
Certes, une question épineuse dans ces relations complexes est aussi celle de l’emploi
de la langue albanaise, que l’église de Rome offrait aux orthodoxes albanais du Sud,
comme aux catholiques du Nord, s’assurant ainsi un grand avantage sur le Patriarcat
grec, qui s’opposait à l’utilisation de la langue albanaise dans la liturgie 124. Dans ce
cadre général on comprend bien pourquoi les missionnaires du pape avaient trouvé,
vers 1630, un auditoire attentif parmi les croyants et les clercs de Himara, de Ioannina
et de Paramithie, et pourquoi les clercs grecs qui y exerçaient leur activité, y compris le
patriarche Cyril (1621-1638), s’efforçaient de rendre leur vie impossible dans ces
parages.125. En tout cas, il faut expliquer que la question de l’union avec Rome n’était
pas considérée par les clercs orthodoxes albanais, chefs d’insurrections, comme une
question ayant à faire tellement avec leur religiosité, mais plutôt avec leurs intérêts
immédiats de la lutte pour la séparation de la Turquie126. En fin de compte, à un
moment de désillusion, même les catholiques albanais, réunis en 1614 dans l’Assemblée
de Kuçi, déclaraient qu’ils n’hésiteraient pas à demander de l’aide aux princes et aux
souverains protestants de l’Europe, dans le cas où la Papauté et les puissances
catholiques continueraient à se contenter de propos vides127.
40 Appuyé sur une telle tradition riche des relations étroites avec l’Europe, même
Dionysios le Philosophe s’est efforcé de donner à son mouvement des dimensions
européennes. Les circonstances pour ce faire étaient très favorables à la fin de XVI e-
XVIIe siècles. A part l’intérêt constant de la Papauté pour la question des Balkans, une
autre puissance, la Monarchie Espagnole, démontrait à l’époque un intérêt particulier
pour les mouvements des peuples au-delà de l’Adriatique128.
41 Sans doute, l’Albanie était-elle, à la fin du XVIe siècle et au début du XVII e, la zone la
plus agitée des Balkans ottomans et c’est la raison pour laquelle "la question albanaise"
(impresa del Albania) constituait, encore une fois, la pierre de fondation de la politique
orientale de la cour de Naples et de la Monarchie Espagnole 129. Déjà comme jadis, trois
étaient les facteurs qui réservaient à l’Albanie le rôle favorable du premier front : le
voisinage géographique avec le Royaume de Naples et les vertus guerrières des
Albanais130. A côté de toutes ces prémisses, les observateurs occidentaux ne manquent
pas de souligner les sympathies de tous les Albanais, catholiques et orthodoxes, à
l’égard de l’Eglise romaine131.
42 Ce n’est pas par hasard si durant presqu’un demi-siècle (1580-1630) tous les plans
napolitains pour l’organisation des mouvements anti-ottomans dans les Balkans
passaient par les mains de l’Albanais Jérôme Kombi, officier de l’armée napolitaine,
auquel l’on avait confié toutes les manœuvres concernant l’Albanie depuis la récolte de
l’information et l’envoi des "agents", à la préparation et la direction des insurrections
anti-ottomanes132.
298

43 C’est dans ce cadre que l’évêque Dionysios s’était efforcé très tôt d’assurer aux
mouvements anti-ottomans en Epire et en Thessalie le soutien de l’Occident. Dès 1600,
une délégation de quatre membres, clercs et commerçants d’Arta et Ioannina, étaient
envoyés par Dionysios auprès de la Cour d’Espagne et de Naples ensuite, pour chercher
des approvisionnements pour la grande insurrection anti-ottomane qu’on était en train
de préparer dans ces contrées et qui allait éclater à la fin de l’année 133. L’année
précédente, l’évêque Dionysios avait envoyé de Ioannina134 un moine pour demander
des contacts avec la République de Venise, avec l’empereur d’Allemagne et avec le Pape
de Rome, en personne. La défaite de l’insurrection de Thessalie en 1601 a
définitivement, paraît-il, convaincu l’évêque "rebelle" que les chances de réussir
étaient petites sans le soutien des puissances catholiques de l’Occident. C’est pour cela
que Dionysios lui-même s’est rendu en 1601135 à Naples. Face au scepticisme du vicaire
espagnol Don Francisco de Castro qui l’a empêché de partir pour Madrid, Dionysios a
fait des efforts pour gagner à la cause albanaise le roi d’Espagne, auquel il a voulu
expliquer les perspectives d’une action en Epire, où la population s’était déjà soulevée
et où la présence militaire turque était trop affaiblie136. Parallèlement, un autre
albanais, Jérôme Kombi, conseiller du lieutenant général de Naples, s’est efforcé
d’exercer son influence dans ce sens. Dans une lettre adressée au roi Philipe III
d’Espagne, écrite le 27 novembre 1602, il proposait à celui-ci de mobiliser 12 capitaines
albanais bien expérimentés qui se trouvaient dans le royaume de Naples et qui
garantissaient le succès d’une entreprise outre mer, s’ils étaient munis
de 2 ou 3 compagnies ne dépassant pas les 500 guerriers 137.
44 Durant son séjour à Naples et en attente de l’autorisation pour aller en Espagne,
Dionysios a fait des efforts pour s’assurer un appui à sa cause auprès de l’empereur
d’Allemagne et, surtout auprès du Pape138. Avant le 15 février 1603 il a rencontré à
Rome le Pape en personne, Clément VII, chez lequel il a fait aussi l’acte individuel
d’abjuration déclarant à la fois sa conviction et sa fidélité envers le Siège Apostolique et
le Pape en personne139. En même temps il s’est déclaré prêt à se mettre au service de la
réalisation du vieux rêve de la Papauté, l’union de l’Eglise orthodoxe de l’Est avec
l’Eglise romaine-catholique140. Comme les rapports du prêtre grec Constantin Sofia le
disent clairement, plus qu’en raison des convictions personnelles, l’évêque albanais a
fait cette démarche afin d’assurer le soutien du Saint Siège envers le mouvement anti-
ottoman en Epire, un soutien qu’il n’a pas manqué de chercher directement auprès du
Pape durant son audience141.
45 Enfin, ayant la recommandation du Pape Clément VII, en début de l’été 1603, Dionysios
est arrivé en Espagne142. Mais il serait suivi ici par les rapports secrets du prêtre grec
Constantin Sofia, élève du collège orthodoxe de Saint-Athanase à Rome, qui avait été
joint à la mission de Dionysios en tant que "traducteur", mais, ayant la tâche, paraît-il,
de contrôler les mouvements de celui-ci. Il n’y a pas de doute que dans les accusations
de Constantin il y a des choses qui, de toute apparence, correspondent à la réalité.
46 Ainsi, il ne semble pas impossible que Dionysios ait fait l’acte de l’abjuration poussé non
tant en raison de son credo « retrouvé » qu’en raison d’un calcul purement politique en
vue d’assurer le soutien matériel pour les nouvelles insurrections, qu’il avait planifié de
réaliser en Epire143. De même, tenant compte de l’esprit pragmatique et très concret du
clergé albanais, il ne semble pas impossible que l’évêque albanais doutât du Purgatoire
et de l’immortalité de l’âme, et qu’il déclarât, selon la dénonciation de Constantin, que
"chez les hommes, tout comme chez les autres êtres, il n’y a rien d’autre que le sang qui
299

fait vivre. De quelle résurrection peut-on parler, de quel jugement ; alors qu’après la
mort de l’homme il ne reste plus rien"144
47 Concernant de telles idées "hérétiques" Dionysios était accusé, comme nous l’avons vu
déjà, par d’autres clercs grecs, comme Maxime de Péloponnèse. Mais ce qui est
vraiment frappant c’est que Constantin et d’autres dénonciateurs accusent Dionysios
plutôt comme "architecte de maux", "semeur de troubles", comme "rebelle" qui a
trempé les mains dans le sang, fût-ce du sang des "infidèles" turcs 145. Sur ce point,
l’accusation du prêtre grec Constantin retentit étrangement comme étant la même que
celle faite de tout temps contre Dionysios aussi bien par des clercs grecs, le Patriarche y
compris, que par des représentants des commerçants grecs d’Arta et de Ioannina. Pour
tous ces milieux grecs, l’activité "révolutionnaire" de l’évêque albanais était deux fois
plus condamnable : premièrement, elle s’adressait contre le pouvoir légitime du sultan
et deuxièmement, elle donnait lieu à des représailles turques contre les chrétiens, en
cas d’échec146.
48 Contre cette logique qui prêchait le maintien du status quo et qui cherchait à interdire
l’implication de l’Occident dans les mouvements insurrectionnels d’Epire, l’évêque
Dionysios s’est heurté même lorsque, de retour de sa mission en Europe, il s’est mis à
organiser une nouvelle insurrection anti-ottomane. Pendant qu’il cherchait des aides
auprès de la Papauté et de l’Espagne, des représentants du clergé et des plus puissants
commerçants grecs de Ioannina demandaient à ces puissances de ne pas encourager et
de ne pas appuyer les plans insurrectionnels de Dionysios le Philosophe, qui
provoqueraient, selon eux, la vengeance des Turcs147.
49 En dépit des efforts du Patriarcat et du clergé grec pour saboter les mouvements de
libération de l’évêque albanais et pour rompre ses liens avec les puissances
européennes, Dionysios le Philosophe a réussi à réaliser l’insurrection planifiée, il y
avait des années, et en même temps à coordonner les actions avec la Papauté et les
Espagnols148. Les sources, grecques ou occidentales, affirment que l’insurrection s’est
déroulée selon un plan coordonné avec les Espagnols, selon lequel, les insurgés de
Dionysios envahiraient d’abord un château turc, dans notre cas celui de Ioannina, et
ensuite interviendrait la flotte espagnole pour faire avancer les opérations anti-
ottomanes à une grande échelle en l’Epire149. Si l’on considère la hâte que les insurgés
ont manifesté à se diriger vers Ioannina, il paraît tout à fait possible qu’un tel plan de
coordination avec les Espagnols ait réellement existé150.
50 Le fait est qu’en fin de compte l’insurrection, en dépit des premiers succès, a eu une fin
tragique. Comme nous avons pu le montrer durant cette étude, ce qui a joué un rôle
essentiel dans son échec c’était la main longue du Patriarcat de Constantinople, ainsi
que les milieux commerçants de Ioannina, interessés à maintenir le status quo pour
garder leurs privilèges et fortunes. Ce furent ceux-ci qui, saisis de terreur, ont montré à
Osman Pacha la force réelle des insurgés en encouragant le retour et la vengeance de
celui-ci. Et les mêmes qui ont montré au Pacha l’endroit où Dionysios et les autres
dirigeants de l’insurrection étaient cachés, entraînant ainsi leur fin tragique.
300

NOTES
1. K. Paparrigopoulos, Istoria tou hellenikou ethnous, vol. V (6 e édition), Athènes, 1932, p. 182.
2. P. Aravantinos, Chronographeia tes Epeirou, vol. I, Athènes, 1856, p. 220 et suivantes.
3. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas. Istorikon Dokimion (1453-1821), Athènes, 1869, p. 211.
4. A. Vakalopoulos, Nea hellenike historia (1204-1985), Thessalonique, 1990, p. 117-118.
5. St. Papadhopoulos, Istoria tou hellenikou ethnous, vol. I, Athènes, 1974, p. 324-333 ; Même auteur,
Apeleutherotikoi agones ton Hellenon epi Turkokratias, tom. I (1453-1669), Thessalonique, 1982,
p. 91-95. Voir aussi : D. Sarros, “Maksimou jeromonachou tou Peloponnesiou Logos Steliteutikos
kata Dionisiou tou epiklethentos Skylosophou”, Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 247 et suivantes.
6. K. Mertzios, “Epanastasis Dionisiou tou Philosophou”, Epeirotika Chronika, 13, 1938.
7. G. Zoides, Oi hellenes kai oi vorioi gitones. Istorikoi desmoi, 1957 (sans le nom du lieu de la
parution), p. 20-21. Il faut noter que deux chercheurs grecs connus, M. Laskaris et L. Vranoussi,
ont travaillé pour la préparation d’une monographie sur l’insurrection de Dionysios le
Philosophe. Mais leur ouvrage n’a jamais vu le jour. Cf. J.M. Floristan, Fuentes para la politica
oriental de los Austrias. La documentation griega del Archivo de Simancas (1571-1621), vol. I, 1988, p. X.
8. J. von Hammer, Geschichte des Osmanischen Reiches, 4. Band (1574-1623), Pest 1829, p. 441.
9. P. Bartl, Der Westbalkan zwischen Monarchie und osmanischen Reich, in : Albanische Forschungen 14,
Wiesbaden, 1974, p. 146-153.
10. Publiée par : F. Pouqueville, Voyage dans la Grèce, vol. V, Paris, 1820, p. 282-290 ; K. Sathas,
Tourkokratoumene Hellas.... p. 211-214 ; D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 180 et
suivant ; A. Aravantinos, op. cit., 5 I, p. 220 et suivant. Nous nous référons à l’édition de Sathas.
11. Atenagoras, “Dionysios o philosophos”, Epeirotika Chronika, 6, 1931, p. 10-11.
12. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 188-210.
13. Les lettres sont conservées dans le codex numéro 184 du monastère de Philothée au mont
Athos. Leur existence devient connue pour la première fois par Sp. Lambros, Catalogue of the greek
manuscripts on Mount Athos, vol. I, Cambridge, 1895, nr. 1948. Voir aussi : D. Sarros, “Maksimou
Peloponnesiou apokrisis pros tous filomatheis Artes”, Epeirotika Chronika, 12, 1937, p. 252-253.
14. Chr. Papadopoulos, “O Larisses-Trikkes Dionysios II Philosophos o hleuastikos epikletheis
"Skylosophos"”, Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 182.
15. Ibid., p. 155.
16. Il faut ajouter que la deuxième lettre de Maxime adressée aux notables d’Arta, est déjà
publiée par D. Sarros, Epeirotika Chronika, 12, 1937.
17. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 215-219.
18. N. Bees, “Neai eideseis peri tou ethnomartyros Serapheim”, Praktika Akademias Athenon, 19,
1944, p. 124-136.
19. Les documents vénitiens sont publiés par K. Mertzios, art. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938,
p. 83- 90. Malheureusement les documents y sont publiés seulement dans la traduction grecque.
Les autres données, nous les avons tirées d’une publication peu connue mais très importante :
Bausteine zur Geschichte Pargas, Heinrich Mercy Sohn Verlag, Prague, 1907, p. 173-183. Concernant
les documents de la Papauté, de Naples et d’Espagne, voir : St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha
tou archiou tou Vatikanou anapheromena sta Epanastatika kinemata tou Dionisiou tou Skylosophou,
Thessalonique, 1968 ; P. Bartl, Westbalkan..., p. 146-153, 232-240. J.M. Floristan, Fuentes para la
politica oriental de los Austrias. La documentation griega del Archivo de Simancas (1571-1621). p. 146-153,
232-240. J.M. Floristan, Fuentes para la politica oriental de los Austrias. La documentation griega del
Archivo de Simancas (1571-1621). Leon, 1988, vol. I, p. 7-13, 33-34, 72- 76, 98-103 ; vol. II, p. 449, 462,
490.
301

20. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 215-219 ; D. Sarros, “Maksimou Peloponnesiou…”,


p. 179 ; N. Bees, “Neai eideseis...”, p. 130 et suivantes ; St. Papadopoulos, Istoria tou hellenikou
ethnous..., I, p., 326 et suivant.
21. S. Papadopoulos, Anekdota egrapha Vatikanou..., p. 14 ; K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas,
p. 216- 219.
22. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones ton Hellenon..., p. 93 ; P. Bartl, Westbalkan, p. 149.
23. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 212 ; P. Bartl, Westbalkan..., p. 153. Cet auteur place par
erreur le monastère de Saint-Démétrios dans la région de Pinde où se trouvait aussi un village du
nom de Kérassove.
24. Chr. Papadopoulos, “O Larisses-Trikkes Dionysion Philosophos...”, Epeirotika Chronika, 8, 1933,
p. 158.
25. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas... p. 212 ; D. Sarros, “Maksimou Peloponnesiou Logos
steliteutikos...”, p. 208 ; Chr. Papadopoulos, “O Larisses-Trikkes...”, p. 180.
26. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones... p. 94.
27. K. Mertzios, Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 86 ; Chr. Soules, Megale Hellenike Enkyklopedia
"Pyrsos", vol. 9, Athènes, 1929, p. 406.
28. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 86 ; D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3,
1928, p. 198.
29. Voir les rapports des agents vénitiens Jean Pétris et Jean Simon de 10 et 18 octobre 1611, dans
K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 84, 86 ; St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi
agones, p. 94. A propos de moins de mille insurgés (ellatois ton hilion) parle aussi Maxime de
Péloponnèse, voir : D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 200.
30. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, p. 84, 86.
31. Ibid., p. 83.
32. La chronique est exacte lorsqu’elle se sert du mot "moine" pour qualifier le chef de
l’insurrection, Dionysios. En effet, le Patriarcat de Constantinople l’avait destitué du siège de
l’archevéché de Larissa dès le 15 mai 1601, tout de suite après l’oppression de l’insurrection anti-
ottomane de Thessalie, dirigée par Dionysios. Voir : Ekklesiastike Aletheia, l’an II, Konstantinoupoli,
1882, p. 780 ; D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 178.
33. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 212, 213.
34. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 86.
35. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 213 ; K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, nr. 13,
1938, p. 84, 87.
36. K. Mertzios, Ibid, p. 87.
37. Ibid, p. 84.
38. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 213.
39. K. Mertzios, Op. cit, Epeirotika Chronika, 3, 1938, p. 85.
40. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 213.
41. Le privilège de Sinan Pacha sur Ioannina a été publié par : P. Aravantinos, Chronographia tes
Epeirou, vol. II, Athènes 1857, p. 315-317.
42. En 1670 le voyageur turc Evlija Çelebi dit que les habitants du château de Ioannina étaient
tous musulmans. Voir : Chr. Soules, Taksidi tourkou periegetou, "Epeirotika Grammata", Ioannina,
1944, p. 198.
43. En effet beaucoup de chrétiens continuaient à être propriétaires de terres durant les XVI e-
XIXe siècles, voir : G. Kurmantzes, “Apo te byzantine sten othomanike pole (XV-XVIII aionas)”,
Epeiros. Praktika Diethnous Synedriou Istorias, 4-7 Septembriou 1985, Ioannina, 1987, p. 20-21.
44. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 214.
45. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 1928, p. 203.
46. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 213 ; K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938,
p. 85.
302

47. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas..., p. 213.


48. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 85, 87.
49. Ibid., p. 87.
50. Ibid.
51. Ibid., p. 85, 87.
52. Ibid.
53. Ibid., p. 88.
54. Ibid., p. 88.
55. Ibid., p. 85.
56. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 84. Beaucoup d’insurgés ont réussi à se
sauver dans les îles en face, bien que les autorités de Venise accueillirent de mauvaise grâce leur
arrivée qui compromettait la paix avec le sultan et avec les commandants turcs de la terre ferme,
lesquels avaient ouvertement demandé au bailli de Corfou de ne pas permettre d’héberger les
insurgés dans les possessions vénitiennes à Parga ou dans les îles. En satisfaisant à ces demandes,
le 17 septembre 1611, donc peu de jours après la répression de l’insurrection de Dionysios le
Philosophe, le bailli vénitien de Corfou recommandait au châtelain de Parga : "Habbiamo inteso
quanto V(ostroa) S(ignoria) ci scrisse in proposito delle sollevatione seguita alla Giannina, sopra di che
dovemo dirle e commetterle a star avertita a tutti i particolari, che possono seguire in questo
importantissimo negotio e tenercene di giorno in giorno avisati. Di piu, le ordiniamo a non permettere in
modo alcuno che i deliquenti (sic !) sia chi esser si voglia vengano a ricoverarsi et salvarsi in quel castello,
ne meno in quei confini". Voir : Bausteine zur Geschichte Pargas, Heinrich Mercy Sohn Verlag, Prag,
1907, p. 173.
57. Le 18 octobre 1611, l’envoyé spécial du bailli de Corfou, Jean Simon, décrivait son rendez-vous
avec Osman Pacha de Ioannina comme suit : "Le Pacha m’a dit qu’il était très dangereux de
traverser les rues, à cause des insurrections dans ces pays-là… La plus grande partie des insurgés
a été retirée dans les montagnes et ont pris position dans toutes les gorges et les passages des
routes principales et lui (le pacha) n’est plus en mesure de recommander quelque voie sûre vers
Salonique", K. Mertzios, art. cit, Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 86. Il semble qu’avec ces
événements ait commencé la communauté avec une si riche histoire des montagnards albanais
de Souli. Voir : B. Krapsites, Istoria tes Paramithias, Athènes, 1985, p. 25-27.
58. P. Aravantinos, Chronographeia tes Epeirou, vol. I, p. 222.
59. Dans les documents vénitiens de février-mars 1613 qui évoquent l’épisode de la fuite d’Osman
Pacha, on le mentionne toujours comme le pacha de Paramithie, alors qu’au poste du sandjakbey
de Ioannina il y avait déjà une autre personne. Voir : Bausteine zur Geschichte Pargas..., p. 174-183 ;
I. Zamputi, Dokumente të historisë së Shqipërisë për shek. XVI-XVII, vol. III (1603-1621), Tirana, 1989,
p. 276- 288. Une tendance à la rébellion a été démontrée aussi par les prédécesseurs d’Osman
Pacha, Asllan Pacha et Ali Pacha, qui ont été destitués de leur poste. Voir : K. Mertzios, “To en
Venetia kratikon Archeion”, Epeirotika Chronika, 15, 1940, p. 44.
60. Bausteine zur Geschichte Pargas, p. 177, 181 ; I. Zamputi, Dokumente, III, p. 175-177.
61. Comme il est bien clair dans le document respectif, le châtelain, les employés (syndics) et
l’archevêque de Parga n’ont pas offert une aide gratuite au pacha fugitif. Pour son transport
jusqu’à Leucade il avait dû leur laisser 6 mille taleri, 4 chevaux et d’autres objets que lui et sa
petite escorte avaient apportés à Parga. Tous ces détails ont été donnés par les sandjakbeys
chargés de l’arrestation d’Osman Pacha, lesquels sont survenus soudainement menaçants avec
leurs troupes devant les murs de Parga. Cela a contraint le bailli vénitien de Corfou, Angelo
Gabriel, de prescrire le maintien "en arrestation provisoire" du châtelain, du pontife et des
autres fonctionnaires de Parga ainsi que la restitution des chevaux, de l’argent et des autres
objets dont Osman Pacha s’était servi pour payer son voyage par mer vers Leucade. Voir :
Bausteine zur Geschichte Pargas, p. 180, 183.
303

62. Le fils de celui-ci a été capturé et détenu en prison (tenuto da loro in ferri). Mais très vite il a été
libéré grâce à la "générosité" du sultan, qui l’a nommé ensuite sandjak bey de Delvina. Voir :
Bausteine zur Geschichte Pargas, p. 178, 183 ; I. Zamputi, Dokumente, III, p. 279, 283.
63. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, nr.13, 1938, p. 89 ; Ibid., 15, 1940, p. 34. Dans une lettre
de 30 décembre 1611 adressée au roi de Naples, un groupe d’habitants de Ioannina déclarent que
l’insurrection avait éclatée aussi à cause de "lo tiranno governo del bassa", donc, à cause du
gouvernement tyrannique d’Osman Pacha, dont on avait posé des plaintes même auprès du
sultan : J. M. Floristan, op. cit., p. 241. Ce qui avait pesé sur la situation du Pacha de Ioannina
c’était aussi le fait que durant l’attaque contre son palais, les insurgés avaient trouvé et emporté
tout l’argent (50 000 taler) reçu par prélèvement des impôts et qui devait être envoyé à
Constantinople. Le sultan avait envoyé ses fonctionnaires dès décembre 1610 en Paramithie pour
retirer cette somme. Mais ce n’est pas sans préméditation que le pacha, qui se trouvait à l’époque
dans sa ville natale, fit héberger les envoyés de la Porte dans la maison de Jani Bollani, atteinte de
la peste. L’ayant appris, les envoyés du sultan sont partis en toute hâte sans remplir leur mission.
Certes, Osman Pacha a retenu la somme jusqu’à ce que les insurgés aient brûlé sa maison à
Ioannina. Ce qui est à noter c’est que les prédécesseurs d’Osman Pacha ont joué la carte de "la
peste" même quand elle n’existait pas, pour faire peur aux fonctionnaires indésirables de la
Porte. Voir : K. Mertzios, “To en Venetia kratikon Archeion”, op. cit., p. 36, 38.
64. F. Pouqueville, Voyage dans la Grèce, vol. I, Paris, 1820, p. 433 ; G. Lejean, Ethnographie de la
Turquie d’Europe, Gotha, 1861 (voir la carte). Voir aussi la collection des cartes des XVI e-XVIIIe
publiée par : V. Sphyroeras – A. Avramea – S. Asdracha, Maps and Mapmakers of the Aegean, Athens,
1985.
65. G. Schirὸ, Cronaca dei Tocco di Celafonia, CFHB 10, Roma, 1975, p. 109, 230, 236 ; A. Comte de
Gobineau, Deux études sur la Grèce moderne. Capodistrias, Le royaume des Hellènes, Paris, 1905, p. 113. :
"On ne réfléchissait pas, ou plutôt on ignorait tout autant que le reste, à quel point bourreaux et
victimes n’étaient qu’une seule et même population de même origine en toutes ses branches,
ayant mêmes idées, mêmes mœurs, mêmes habitudes, mêmes convictions". Gobineau parle des
guerres d’Ali Pacha de Tepelena contre les habitants de Souli.
66. Bausteine zur Geschichte Pargas..., p. 174-183 ; K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938,
p. 89 ; B. Krapsites, Istoria Paramithias..., p. 133.
67. E. Legrand, Bibliographie Hellénique, vol. IV, Paris, 1896, p. 246.
68. Ou gar anehomai genos autou kai patrida”, voir : D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 13,
1928, p. 188.
69. "Mede to psofodes atimazein kai to ksenon rasta perifronein", D. Sarros, op. cit., Epeirotika
Chronika, 3, 1928, p. 196.
70. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 84.
71. Ibid., p. 86.
72. Ibid., p. 88.
73. "... prete scorticato, la pelle sua piena di paglia portata in Constantinopoli con molte teste dei
figli d’Albanesi, che avevano intelligenza colli Spagnoli", voir : J. Von Hammer, Geschichte des
Osmanischen Reiches, 4 Band (1574-1623), Pest, 1829, p. 442 ; K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas...,
p. 196, not. 4.
74. Histori e Shqipërisë, vol. I, Tirana, 1965, p. 356 ; P. Bartl, Westbalkan..., p. 81, 90, 124, 146.
75. "... philosophos para panton... onomazomenos", D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933,
p. 159.
76. P. Bartl, Westbalkan.... p. 90-99.
77. P. Bartl, Westbalkan..., p. 93, 124 et suivantes ; M. Lacko, op. cit., Bolletino della Badia Greca di
Grottaferratta, nuova serie, 11, 1957, p. 131-138 ; M. Sufflay, Srbi i Arbanasi. Njihova simbioza u
srednjem vijeku, Belgrade, 1925, p. 64-65.
304

78. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 208 ; Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika
Chronika, 8, 1933, p. 158.
79. Chr. Christobasiles, Ethnika Asmata, Athènes, 1902, p. 100 ; Chr. Papadopoulos, op. cit.,
Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 158.
80. Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 158.
81. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones.... p. 92 ; Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika
Chronika, 8, 1933, p. 158.
82. Ibid., p. 160-163 ; St. Papadópoulos, Apeleutherotikoi agones.... p. 92.
83. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 205, 209.
84. Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 161-166.
85. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 209 (Son ergon kai to Megalen Ekklesian
alousan katoiketerion daimonion genesthai) ; Ekklesiastike Aletheia, an II, Kostantinoupoli 1882,
p. 780.
86. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones.... p. 92. ; Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika
Chronika, 8, 1933, p. 165. Depuis le Concile d’Ephèse, en 431, l’évêque de Larissa signe sous le titre
de "métropolite". En effet, un nombre d’autres évêques de Thessalie étaient sous sa dépendance.
Même dans le Synode de Rome en 531 il a été décidé que l’évêque de Larissa, "selon une ancienne
habitude", pourrait être appelé métropolite. Voir : J. Koder – F. Hild, Tabula Imperii Byzantinil :
Hellas und Thessalia, Wien, 1976, p. 81.
87. G. Castellan, “Peuples et nations des Balkans d’après Elisée Reclus”, Revue des Etudes Sud-Est
Européennes, 15/2, (1977), p. 291 ; N. Beldiceanu – P.S. Nasturel, “La Thessalie entre 1454 et 1506”,
Byzantion, 53 (1983), p. 118 ; G. Lejean, Ethnographie de la Turquie d’Europe, Gotha, 1861 (voir la
carte) ; N. Jorga, Brève histoire d’Albanie et du peuple albanais, Bucarest, 1919, p. 36.
88. Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 171 ; St. Papadhopoulos,
Apeleutherotikoi agones..., p. 14 ; J.M. Florestan, Fuentes..., vol. I, p. 8.
89. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 204 ; Athenagoras metr. Paramithias kai
Filiaton, “Dionysios Philosophos”, Epeirotika Chronika, 6, 1931, p. 10.
90. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 212 ; D. Sarros, op. cit., p. 199, 207
91. Ibid., p. 206.
92. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 212 ; Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 208 ;
St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha.... p. 11.
93. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 205 ; K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas, p. 212 ;
St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha..., p. 13.
94. St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha..., p. 11-15.
95. Ibid., p. 13, 15.
96. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 171.
97. "… è ben vero che anco discopro in quel Constantmo alunno di cotesto Collegio molta
malignità". Une lettre du cardinal Aldobrandini adressée au nonce d’Espagne,
le 28 septembre 1603. Voir : St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha..., p. 16.
98. "... pragma etollmesen epiblabes kai epolethron kata tes Christou Megales Ekklesias... kai gar
tolmeros te kai alogistos apostasian meletesas kata tes basileias tou polychroniou basileos
soultan Mehmet". Voir : Ekklesiastike Aletheia, IIe année, Konstantinoupoli, 1882, p. 780 ; D. Sarros,
op. cit., 3, 1928, p. 179.
99. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 215-219 ; N. Bees, “Neai eideseis peri tou
ethnomartyros Serapheim”, Praktika Akademias Athenon, 1944, p. 124 et suivant.
100. A. Ducellier, Byzance et le monde orthodoxe, Paris, 1986, p. 459 ; E. Hösch, Geschichte der
Balkanländer, München, 1988, p. 145 ; G. Castellan, Histoire des Balkans XIVe-XXe siècles, Paris, 1991,
p. 261.
101. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 198, 204, 208.
102. Ibid., p. 188.
305

103. Ibid., p. 196.


104. "Paramytheisthai kai gennaios ferein ta deina, ouk epanistasthai, parainein autois proseke,
Dionysie, kai timan tous basileis para Theou dothentas, ouk antitassethai toutois nouthetein
ehren". Ibid., p. 203.
105. St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha.... p. 14. Ce qui a contribué à attirer les orthodoxes des
Balkans sous l’hégémonie de la Papauté c’était aussi l’institution du collège orthodoxe de Saint-
Athanase à Rome par le Pape Grégoire XIII, le 13 janvier 1577. Voir : L. Ranke, Die römischen Päpste,
I Band, Frankfurt am Main, 1986, p. 285-286 ; K. Siderides, op. cit., Epeirotika Chronika, 3/3, 1928,
p. 17.
106. Athenagoras metr. Paramythias kai Filiaton, “Dionysios o Philosophos”, Epeirotika Chronika,
6, 1931, p. 11-14.
107. F. Babinger, Maometto il Conqustatore, Torino (Einaudi), 1967, p. 111-112 ; Chr. Papadopoulos,
“L’église et l’Hellénisme”, Revue de Grèce, Athènes-Paris, décembre 1918, p. 256-268.
108. Voir la lettre du métropolite Jerotheos de Ioannina adressée aux habitants de Parga,
le 5 juillet 1801, Versuch einer Geschichte von Parga, Heinr. Mercy Sohn Verlag, Prag, 1908, p. 71 ; L.
Vranoussi, Athanasios Psalidas, didaskalos tou genous, Ioannina, 1952, p. 33.
109. F. Mihalopoulos, Kozmas o Aitolos o ethnapostolos, Athènes, 1968, p. 75 -76 ; K. Sardeles, “Agios
Kosmas kai Boreios Epeiros”, Boreios Epeiros-Agios Kosmas Aitolos. Praktika I Panelleniou epist.
Synedrious, Athènes, 1988, p. 512 ; B. Krapsites, Istoria Paramithias..., p. 39-40.
110. K. Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 87.
111. D. Sarros, op. cit., Epeirotike Chronika, 3, 1928, p. 197.
112. Nous avons eu l’occasion de dire plus haut que le texte de la lettre de Maxime pour Mathieu
de Gjirokastro n’est pas encore publié, cependant nous connaissons le titre qui lui aussi est très
informatif en ce qui concerne notre argument. Le titre est celui-ci : "Critique contre celui qui dit
que les évêques malfaiteurs et leurs actions sont dignes non d’injures mais de louanges (Aprokrisis
pros ton eiponta ati oi kakopoioi ton episcopon kai ai prakseis auton ou psogou all’epaniou aksoi)". Il est
évident que "les clercs malfaiteurs" sont Dionysios et ses tenants, tandis que celui qui "défend les
évêques en question" c’est l’évêque Mathieu lui-même auquel s’adresse la lettre. Voir : Sp.
Lambros, Catalogue of the Greek Manuscripts on Mount Athos, vol. I, Cambridge, 1895, nr. 1948 ; M.
Sarros, “Maksimou tou Peloponnesiou apokrisis pros tous filomatheis Artes”, Epeirotika Chronika,
12, 1937, p. 252-253.
113. Mathieu avait remplacé au siège épiscopal de Gjirokastro l’ex-évêque grec Gavril, lequel
avait été chassé par les autochtones comme collaborateur des gouverneurs ottomans dans la
répression des Albanais chrétiens. Voir : B. Baras, To Delvino tou Vorio Ipeirou, Athènes, 1966, p. 41 ;
K. Sathas, Bibliographike schediasma pri Jeremiou II, Athènes, 1870, p. 144-146.
114. Ibid., p. 188, 208 ; Chr. Papadopoulos, op.cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 180, 182.
115. "Ou lysitelesteron en hymin emais efesyhazein symboulais, kai me mou to neon
eksouthenein, mede to psofodees atimazein kai to ksenon rasta perifronein... kai eis mega ten
femen erate, os dethen ton pros ton asebon sebomenon... Ou monon de toutois ouk erkesthete
kat’emou, alla kai enkatheton tina eis to anelein me pepomfate, dia to me boulethenai olos hymin
sunthesthai e synepsesthai tois kakistois hymon bouleumasi" ; D. Sarros, op. cit., Epeirotika
Chronika, 3, 1928, p. 196 ; Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 182 "Kai emena
pou dhen ethela na ton akouso ton theohataraton".
116. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 203.
117. "kai efullages ton ethron tou kosmou mesa eis to epaineton touto kastron, eos opou to
afanisate", Chr. Papadopoulos, op. cit., Epeirotika Chronika, 8, 1933, p. 182.
118. Ibid.
119. Ibid. Voir aussi : D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 196 : "kai enkatheton tina eis
to anelein me pepomfate, dia to me buolethenai olos hymin synthesthai".
306

120. W. Norden, Das Papsttum und Byzanz. Die Trennung der beiden Mächle und das Problem ihrer
Wiedervereinigung, Berlin, 1903, XVII et suivant ; A. Boué, Die europaïsche Turkei, II Band, Wien,
1889, p. 296-300, 304.
121. G. Valentini, “L’apostolato per l’unione delle Chiese e Papas Gaetano Petrotta”, La Civilità
Cattolica, 3, 1953, p. 499-513 ; N. Borgia, I monaci basiliani d’Italia in Albania, Roma, 1935, p. 10-15 ; R.
Morozzo della Rocca, Kombësia dhe feja në Shqipëri, Tirana, 1994, p. 60-61.
122. J. Castellan, Histoire des Balkans, XIVe-XXe siècle, Paris, 1991, p. 261 ; V. Laurent, Le Patriarche
d’Ochrida Athanase II et l’église romaine, "Balcania", 8, 1945, p. 6.
123. N. Borgia, “I monaci basiliani d’Italia in Albania sec. XVI-XVIII”, Studi Albanesi, 3-4, Roma,
1933- 1934, p. 173.
124. Ibid., p. 180 ; N. Borgia, Pericope evangelica in lingua albanese, Grottaferrata, 1930, p. 7-10, 32.
125. N. Borgia, “I monaci basiliani d’Italia in Albania sec. XVI-XVIII”, 3-4, p. 173, 178, 179 ; Ibid.,
5-6, Roma, 1935-1936, p. 113-117.
126. St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha..., p. 15. La lettre de 12 juillet 1577 envoyée au pape
Grégoire XIII de la part des "Albanais de Himara" est significative. Lui ayant rappelé que "depuis
l’époque du brave Skanderbeg, notre Roi glorieux, personne, même pas le féroce et impitoyable
Turc, n’ont pu nous soumettre" et lui ayant exprimé leur fidélité au Christ, à la Sainte Trinité et
au pape lui-même, le vicaire du Christ sur la terre (reconnaissant dans ce cas la primauté du
Pape), les habitants de Himara terminent en... demandant des armes pour faire une résistance
aux infidèles (far acquisto di armiperpoter resistere agi’ infideli) ! Voir : N. Borgia, I monaci basiliani in
Albania, p. 12-13.
127. ”... havendoci mancato dell’aiuto delli Prencipi Cattolici per la loro longhezza, havevamo
pensato pensato al ritorno vostro, quando pero non haveste reportato soda risulutione di
spedirvi al Re d’Inghilterra et al Conte Mauritio, acciòô che havesse fatto lega con tutti le
Prencipi protestanti di Alamagna". Voir : L.M. Ugolini, “Pagine di Storia di Veneta ai tempi di
Scanderbeg e dei successori”, Studi Albanesi, 3-4, 1933-1934, p. 31.
128. La paix signée avec les Turcs en 1573, Venise non seulement n’a plus appuyé les
mouvements de libération des Albanais mais elle s’est efforcée de les saboter. Voir : Historia e
Shqipërisë, Vol. I, Tirana, 1965, p. 355-356 ; P. Bartl, Westbalkan, p. 2324, 37 ; I. Zamputi, Përpjekjet e
shqiptarëve për liri në dy shekujt e parë të sundimit osman, Tiranë, 1961, p. 84-93 ; L.M. Ugolini,
“Pagine di storia veneta ai tempi di Scanderbeg e dei suoi successori”, Studi Albanesi, 3-4, 1933,
p. 17.
129. M. Sufflay, “Die Kirchenzustände im vortürkischen Albanien”, in : Illyrisch-Albanische
Forschungen, I Band, München und Leipzig, 1916, p. 208, Idem, “Das mittelalterliche Albanien”,
Illyrisch-Albanische Forschungen, I, p. 284.
130. Lettre du Conte Benavant, addressée au roi d’Espagne Philipe III : "... toca a la Albania que es
lo que mas importa por ser le genrte mas velicosa sujet a la Iglesia latina mas vezina a este
Reyno". (Ce rôle revient à l’Albanie, car elle est le pays le plus intéressé, car elle est la population
la plus vaillante, car elle reconnaît pour maître l’église catholique et c’est parce qu’elle est plus
voisine de ce Royaume, (c’est-à-dire de Naples – P. Xh.). Voir : P. Bartl, Westbalkan..., p. 235, 13 ; I.
Zamputi, Dokumente për Historinë e Shqipërisë, vol. III, 1989, p. 4.
131. I. Zamputi, Relacione mbi gjendjen e Shqipërisë në shek. XVI-XVII, II e vol., Tirana, 1963, p. 87 ;
Même auteur, Dokumente për Historinë e Shqipërisë shek XVI-XVII, III e vol., Tirana, 1989, p. 4.
132. Selon l’ambassadeur vénitien à Naples, Kombi était "capo delle spie che vanno de qui in
Constantinopoli, et ch’è quello, per le mani del quale passano tutti i maneggi di Albania", voir : J.
Tomiç, Gradja za istoriju pokreta na Balkanu protiv Turaka krajem XVI i početkom XVII veka, Belgrade,
1933, p. 269, nr. 177 ; P, Bartl, Westbalkan, p. 38-39 ; J. Hassiotes, “La comunità greca di Napoli e i
moti insurrezionali nella penisola balcanica durante la seconda metà del XVI secolo”, Balkan
Studies, 10, 1969, p. 285.
133. P. Bartl, Westbalkan, p. 147.
307

134. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones..., p. 92.


135. K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 212 ; St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones.... p. 93 ;
La mission de Dionysios à Naples a été préparée et surveillée par "le chef de reconnaissance du
Royaume de Naples" l’Albanais Jérôme Kombi. Voir : K. Mertzios, “To en Venetia kratikon
Archeion”, Epeirotika Chronika, 15, 1940, p. 33.
136. P. Bartl, Westbalkan.... p. 150.
137. Les noms des capitaines en question étaient : Nikollë Renësi, Jérôme Kombi, Gjon Golemi, Pal
Kuruka, Dhimitër Golemi, Stefan Krisia, Gjon Skurra, Gjon Plesha, Vasil Papadopulo, Guljem
Araniti, Guidon Psara, Mikel Bua et Zef Muzaka. Voir : P. Bartl, Westbalkan.... p. 151, not. 27.
138. St. Papadopoulos, Apeleutherotikoi agones... p. 93 ; P. Bartl, Westbalkan.... p. 151.
139. St. Papadopoulos, Anekdota eggrepha.... p. 6 ; P. Bartl, Westbalkan.... p. 151.
140. Ibid.
141. St. Papadopoulos, Anekdota eggrepha.... p. 15 ; M. Th. Laskaris, “Petros Lantzas dioiketes tes
Pargas kai organon ton Ispanon en Epeiro (1596-1608)”, in : Apheiroma eis ten Epeiron. Eis mnemen
Christou Soule (1892-1951), Athenai, 1956, p. 251-252.
142. P. Bartl, Westbalkan..., p. 151.
143. "… et il sopradetto giovane testifica... d’haverlo molte fiate inteso dire, che andava a Roma
per, non che egli haversa animo di unirsi col Papa et far la professione della fede, ma perchè era
modestato, però che diceva che andava a levare danari dal Papa et altri favori et ingannarlo nel
resto", St. Papadopoulos, Anekdota eggrapha..., p. 15.
144. "Emanuel Gumeno affirma di haver inteso dalla bocca di detto Dionisio che dubitava nella
providentia di Dio, et della Immortalità dell’Anima, dicendo che nell’huomo parimente come
negli altri Animali, non li pareva fosse altra senon il sangue che ci fa vivere ; però diceva, che
resurretione ? Che guidito ? Morto l’huomo, non ci è più niente", Ibid., p. 15.
145. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 188, 190, 204 etc. ; St. Papadopoulos,
Anekdota eggrapha..., p. 14 ; K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 215.
146. D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 203, 208 ; "Sy d’all’ouden allo elogizou,
ouden, efantazou... opos apostasias poiesas teleon hemas apoleses". Voir aussi : K. Sathas,
Tourkokratoumene Helas..., p. 214, 216 ; Ekklesiastike Aletheia, II, Constantinople, 1882, p. 780.
147. A. Corrai, “Unas conspiraciones contra el Sultan turco en tiempo de Felipe III”, Simancas
Estudios de historia moderna, 1, 1950, p. 391 ; P. Bartl, Westbalkan..., p. 153.
148. Toutes les sources le confirment. Voir : K. Sathas, Tourkokratoumene Hellas.... p. 215 ; K.
Mertzios, op. cit., Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 84, 87, 88 ; J. Von Hammer, Geschichte des
osmanichen Reiches, op. cit., p. 442 ; D. Sarros, op. cit., Epeirotika Chronika, 3, 1928, p. 200.
149. Voir le rapport de Jean Simon sur le bailli de Corfou du 18 octobre 1611 ; K. Mertzios, op. cit.,
Epeirotika Chronika, 13, 1938, p. 87.
150. La première information sur l’existence d’un tel plan date de 1603, lorsque dans un rapport
sur l’Albanie et les préparations insurrectionnelles, l’on propose que : "questo ottobre o
novembre far efetuar una fortezza in Albania, che sarà la chiave di quel paese, et così più animo
su darà a sua Maestà impiegarci le forze sue". Voir : I. Zamputi, Dokumente të shek. XVI-XVIII për
Historinë e Shqipërisë, vol. III (1603-1621), Tirana, 1989, p. 11-12. En 1604, de retour de Naples,
Dionysios fait un premier effort pour mettre en pratique ce plan. Dans le village de Kojkë de
Frari, il a réuni environ 200 partisans et a envoyé une pétition au roi de Naples où il l’invite à
envoyer la flotte dans les eaux de Préveza. Mais cet effort a été trahi par des éléments liés au
Patriarcat et entravé par Venise. Voir : K. Mertzios, “To en Venetia kratiko Archeinon”, op. cit.,
p. 33-34.
308

AUTEUR
PËLLUMB XHUFI
Université de Tirana (Albanie).
309

Le Beau, ses continuateurs et une


lecture bulgare de l’“Histoire du
Bas-Empire”
Raïa Zaïmova

Coup d’œil sur l’historiographie moderne (XVIIe-XVIIIe


siècles)
1 L’historiographie humaniste laisse une place plus grande à l’histoire de Byzance et de
ses voisins pour plusieurs raisons. La prise de Constantinople par les Turcs (1453) et la
présence traditionnelle de la culture grecque en Italie ouvrent l’horizon occidental
pour la connaissance du monde byzantin et orthodoxe. Celui-ci s’élargit par l’édition
des sources byzantines, apportées en manuscrit par les émigrés venus des Balkans. Je
rappelle brièvement qu’une partie considérable des chroniques est traduite en latin
dans le cadre du Corps de Wolf en Allemagne (fin du XVI e siècle), dans le Corps du
Louvre (XVIIe siècle) et dans le Corps de Venise (début du XVIII e siècle). Ce processus
acquiert un aspect particulier lors des grands chocs entre le luthéranisme et la Contre-
Réforme. Les deux parties puisent dans l’orthodoxie byzantine des arguments dans
leurs luttes idéologiques.
2 Au XVIIe siècle la France prend le dessus dans le domaine des études orientales par
rapport aux autres pays occidentaux. Les problèmes de la monarchie en France,
largement discutés, montrent un stéréotype bien défini : Byzance est hautement
appréciée et jugée conformément à l’apogée de la monarchie absolue, dont l’Empire
chrétien est une justification face aux formes germaniques. Voilà pourquoi les érudits
français du siècle de Louis XIV portent un intérêt spécial à l’histoire de Byzance en
cherchant même à trouver un descendant – dit « légitime »– de la famille des
Paléologues pour transmettre le pouvoir impérial en France1. Conformément à cette
ligne s’ajoute l’idée de la monarchie universelle et le désir traditionnel de la
310

restauration de l’Empire latin de Constantinople en écrasant le pouvoir ottoman,


devenu nuisible pour toute la chrétienté2.
3 En suivant la forme traditionnelle de l’histoire universelle, les humanistes suivent
l’ordre chronologique des évènements selon le règne des empereurs romains de
l’Occident et de l’Orient et, en même temps, celui des Papes de Rome et des Patriarches
de Constantinople. De cette manière, l’histoire byzantine est toujours traitée comme
“histoire de l’Empire d’Orient” ou “histoire de Constantinople”. Au début du XVII e
siècle le jeune Charles Dufresne Du Cange se penche d’abord sur “la grandeur et la
décadence de l’Empire de Constantinople”3, augmentée et enrichie par les sources de la
Bibliothèque du Roi et sous la protection du Grand Colbert, en deux volumes folio sous
le titre de “Historia Byzantina...”4. Sa conception de l’empire demeure traditionnelle : la
décadence est une suite d’évènements néfastes conformes à la volonté de Dieu. Le
concept de progrès est encore absent du cœur de la spéculation intellectuelle de Du
Cange. Quelques décennies plus tard, le prince de Moldavie Démétrius Cantemir
abordera le problème de la “grandeur et de la décadence” d’un autre empire, celui des
Ottomans5 qui, quoique encore “vivant”, touche à sa fin et aura bientôt le sort des
empires précédents. En bref, la décadence d’un empire provoque la naissance d’un
autre – telle est la conception des auteurs qui partagent l’idée de progrès.
4 Au XVIIIe siècle on commence à chercher dans le modèle byzantin l’origine de tous les
absolutismes et de toutes les tyrannies étroitement liées au christianisme. Les sources
byzantines – toujours exploitées – subissent une interprétation conformément aux
idées des Lumières. Voltaire, Gibbon, Espiard de La Cour, Robertson et encore d’autres
auteurs raisonnent de manière sensiblement différente de quelques autres historiens
laïques et des représentants des ordres catholiques en Europe occidentale et centrale.
Byzance, sa littérature et ses historiens continuent à jouir d’un prestige traditionnel
dans ces derniers milieux dix-huitièmistes. Ainsi, les rédacteurs du cardinal Baronius
continuent son œuvre en cherchant toujours des témoignages à l’appui de ses idées et
pour faire face aux protestants. Les jésuites qui s’avèrent les meilleurs initiateurs des
études byzantines travaillent sans cesse dans l’ancienne direction des humanistes. Dans
les années 30-40 du XVIIIe siècle François-Borgia Keri publie à Turnava (auj. en
Slovénie) son « Histoire de Byzance » où pour la première fois – dans un milieu
catholique – on ose faire quelques observations critiques du pouvoir byzantin. Dans les
mêmes années son confrère Joseph Koler publie un autre ouvrage volumineux sur la
période allant du règne d’Alexis Comnène à celui de Baudouin de Flandre 6. Ces derniers
ouvrages, ajoutés à la « Série d’empereurs d’Orient » de 1729, reflètent l’intérêt
traditionnel des milieux catholiques qui considèrent l’histoire de Byzance et de la
religion chrétienne comme une source inépuisable et digne d’une recherche suivie. Ce
genre de littérature historique représente également la Bulgarie médiévale toujours en
relation avec l’empire d’Orient.
5 C’est toujours au XVIIIe siècle que Jean Levesque de Burigny rédige son « Histoire des
révolutions de l’empire de Constantinople… » (1750), en suivant ses prédécesseurs Du
Cange, Pagi et Tillemont7. L’histoire politique et ecclésiastique y est présentée avec une
grande érudition en laissant autant que possible parler les sources 8. En exposant les
évènements par ordre chronologique, comme une sorte de mosaïque, l’auteur suggère
qu’il faut lire les historiens de Byzance avec précaution. Pourtant, il ne formule aucune
conception historique9.
311

6 L’historien Charles Rollin, qui se penche exclusivement sur l’histoire de Rome, s’avère
fort lu en France et hors de ce pays. Sa conception sur la fonction didactique de
l’histoire et son expression égale, sans critique, devient la cause de la bonne réception
que trouve son ouvrage dans plusieurs pays européens, y compris dans les milieux
grecs et bulgares des XVIIIe-XIXe siècles 10. Charles Le Beau – un latiniste bien formé
comme son contemporain Rollin – ne s’éloigne pas de cette dernière méthode, dite
humaniste. Pour la première fois le public occidental se heurte à une « Histoire du Bas
Empire ». Il ne s’agit plus de l’“empire de Constantinople”, ni de “Byzance”. Du point de
vue chronologique l’auteur commence par le règne de Constantin le Grand et termine
son récit par la prise de Constantinople en 1453 et les premiers sultans ottomans. Il est
à remarquer que Le Beau fait la distinction entre les deux empires romains et en plus,
la “décadence” est présentée comme un phénomène positif pour la naissance des Etats
“barbares”. De cette façon, il écrit une nouvelle page dans l’histoire de l’historiographie
moderne à l’époque des Lumières.

L’Histoire du Bas-Empire de Le Beau


7 Historien et homme de lettres en même temps, Charles Le Beau (1701-1778) a fait ses
études au collège Sainte-Barbe, puis au collège de Plessis. Plus tard, il enseigne la
rhétorique au collège des Grassins. En 1748 Le Beau est admis à l’Académie des
Inscriptions et Belles-lettres et quelques années plus tard commence à y exercer la
fonction de secrétaire perpétuel. En 1752 il obtient la chaire d’éloquence au collège de
France. Il est connu comme un latiniste chevronné. Ses vers latins et autres, ses
discours et les éloges qu’il adressait au cardinal de Fleury, au comte d’Argenson, au
comte de Caylus, ainsi que ses ouvrages historiques : “Histoire du Bas-Empire” et la
traduction française qu’il fit de l’ouvrage rédigé en latin de l’“Histoire universelle” de
Jacques-Auguste De Thou (XVIe siècle) 11 révèlent ses intérêts humanistes. Imitateur
d’Horace, admirateur de Demostène et Cicéron, Le Beau est l’auteur de quelques œuvres
poétiques qui glorifient le roi Louis XV et son règne. D’autre part, étant secrétaire
perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, Le Beau travaille sur
l’histoire de cette institution et publie 25 volumes à ce sujet vers la fin de sa vie 12.
8 L’“Histoire du Bas-Empire, en commençant à Constantin-le-Grand” paraît pendant les
années 50-70 du XVIIIe siècle. Les 22 premiers volumes (1757-1781) sont continués par
Ameilhon. Le dernier, le 29e volume, paraît en 1817 13. La chronologie de cette histoire
s’étend jusqu’à la mort du sultan Mehmet II (1481). En même temps, à Naple paraît une
version italienne qui englobe la période depuis Constantin le Grand jusqu’à la prise de
Constantinople par les Turcs14. La version française de Saint-Martin, continuée
jusqu’en 1736 par Brosset, a paru chez Firmin-Didot frères en 21 volumes (1824-1836).
Ces rédactions de l’original de Le Beau montrent l’intérêt des savants français pour
l’histoire romaine et byzantine, continuée par celle de l’Empire ottoman 15.
9 L’“Histoire du Bas-Empire” est un ouvrage plutôt humaniste ou plus précisément,
quelques formules traditionnelles sont améliorées et se rapprochent des idées des
Lumières. D’abord, Le Beau suit de près les sources latines et byzantines, il se réfère
souvent aux humanistes italiens et autres écrivains des générations précédentes
comme par exemple, Sabellico et Spagundino (XVe siècle), Martin Crusius (XVI e siècle).
Il fait confiance à l’érudition de Du Cange (XVIIe siècle) et à Raynaldi (XVII e siècle),
continuateur du cardinal Baronius. En ce qui concerne les sources d’histoire ottomane,
312

le continuateur de Le Beau – Ameilhon a exploité des ouvrages connus comme ceux de


Paul Ricault (consul anglais à Smyrne, XVIIe siècle), celui du prince moldave Démétrius
Cantemir (cité ci-dessus) ou à l’“Histoire ottomane” de l’abbé Mignot (XVIII e siècle).
10 En suivant ses nombreuses sources originales ou de seconde main Le Beau a eu le
mérite de parler de la décadence de l’Empire romain en cherchant le côté positif de
cette même décadence. C’est une méthode qui diffère sensiblement de celle de Voltaire.
Le Beau considère la décadence comme “la meilleure école des Etats”. Pour satisfaire la
curiosité des lecteurs du XVIIIe siècle. Le Beau cherche parfois des symboles pour
désigner l’empire mourant et l’absurdité de sa future existence. Celle-ci contraste avec
la naissance d’un nouveau héros ou d’un nouvel Etat : “Lors même que toute vertu
paroitra éteinte et que tout l’Empire semblera sans action et sans ame, on verra
quelquefois, pour ainsi dire, du milieu de ces tombeaux s’élever des héros et ce qui
pourra encore entretenir la curiosité des Lecteurs et donner quelque chaleur à cette
Histoire, c’est qu’ils verront sortir des ruines de l’Empire de puissans Etats, dont les uns
sont aujourd’hui déjà détruits et les autres subsistent encore avec gloire, quoiqu’ils
n’occupent qu’une petite portion de la vaste étendue que remplissoit la domination
Romaine.”16
11 En effet, des ruines de l’Empire romain naissent plusieurs « Etats », y compris celui des
Bulgares. Il est connu que ceux-ci s’installent dans les territoires de Byzance du V e au
VIIe siècle. Malgré les efforts de Constantin IV Pogonate de les faire reculer au delà du
Danube, en 681 l’empereur se voit obligé de reconnaître leur Etat récemment créé sur le
sol balkanique. En bref, l’histoire de la Bulgarie médiévale (jusqu’à l’occupation turque
à la fin du XVe siècle) est étroitement liée à celle de Byzance. Aussi fait-elle partie de
l’exposé historique de Le Beau.
12 Les commentateurs de l’époque ne sont pas unanimes dans leurs critiques concernant
la narration de Le Beau. Montesquieu, suivi par le biographe Michaud, constatent une
grande différence entre Rollin et Le Beau. Rollin est considéré comme le “Fénelon de
l’histoire”, tandis que Le Beau apparaît comme “un froid et diffus narrateur qui n’écrit
pas toujours correctement”17. D’autre part, Saint-Martin estime sa compétence
historique et sa bonne connaissance des sources originales. Toujours selon lui, Gibbon,
qui “donne au récit une forme quelquefois plus agréable”, n’a aucun avantage sur Le
Beau18. Ceci explique pourquoi Saint- Martin s’est fait l’un des continuateurs de
l’« Histoire du Bas-Empire ».
13 Quoique ces caractéristiques diffèrent l’une de l’autre, elles montrent les réactions des
savants de l’époque. Le grand nombre d’éditions et d’“Abrégés” au 19 e siècle est une
preuve du besoin manifesté par le public d’acquérir une certaine connaissance de
l’histoire byzantine.

Les continuateurs du XIXe siècle


14 A part ces éditions savantes, au cours du XIXe siècle paraissent des “Abrégés” qui sont
proposés à un jeune public.
15 L’“Abrégé du Bas Empire” réalisé par Caillot en deux volumes (1819) est destiné à “la
jeunesse studieuse” qui “préfère les détails historiques et le récit des faits capables de
l’intéresser”19. En estimant le travail des savants comme Le Beau, Caillot cherche
l’utilité de leurs efforts pour présenter aux élèves des écoles publiques et privées une
313

“Histoire du Bas Empire” qui peut être l’intermédiaire entre les histoires ancienne et
romaine et l’histoire moderne. Le fait que cet “Abrégé” soit publié en trois éditions
entre 1825 et 1853 nous suggère l’idée qu’il ait été reçu en tant que manuel d’histoire
dans les écoles de France20.
16 M. Valentin publie un autre “Abrégé” en deux volumes intitulés : “Abrégé de l’Histoire
du Bas-Empire ou Lebeau de la jeunesse ; suivi d’une notice sur l’origine et les mœurs
des anciens Turcs, de considérations sur le gouvernement actuel de l’Empire ottoman”.
La première édition de ces derniers volumes date de 1821 et la seconde de 1830. Ceux-ci
sont également destinés à un jeune public et “la notice” ou la continuation de l’histoire
de l’Empire d’Orient avec celle de l’Empire ottoman (jusqu’en 1736) montre la nécessité
de présenter et d’expliquer aux jeunes la succession des événements historiques en
commençant par l’ancienne époque et en remontant aux temps modernes.
17 Un peu plus différent s’avère l’“Abrégé” de Delarue, paru à Lyon en cinq volumes 21. Son
auteur, d’ailleurs comme les tous les précédents auteurs des “Abrégés”, souligne
l’importance de l’“Histoire du Bas-Empire” de Le Beau. Il la considère comme une
Histoire célèbre et estimable ; son auteur “honore notre littérature”22. En même temps
Delarue explique la nécessité d’abréger les absurdités et les faits moins importants dans
l’ouvrage de Le Beau, “car il ne faut pas se le dissimuler, l’histoire du Bas-Empire est
loin d’offrir, comme celle de la Grèce et de l’ancienne Rome, de beaux génies, de grands
caractères, des faits d’un intérêt général. On n’y voit presque partout que des hommes
méprisables ou odieux, de viles intrigues, un peuple courbé sans esclavage le plus
humiliant, un despotisme absurde et sans frein.”23
18 Par cette conception qui ne s’éloigne pas de celle que l’historiographie des Lumières
avait déjà lancée à propos de Byzance, Delarue diffère sensiblement des autres auteurs
des “Abrégés” qui ne parlent même pas de la “décadence” du Bas-Empire, ni d’une
“religion absurde” (c’est-à-dire de l’islam) qui vient prendre la place du christianisme.
L’exposé de son “Abrégé du Bas-Empire”, dépourvu de critique ne s’étend pas jusqu’à
l’époque moderne. Il faut remarquer que son “Abrégé de l’Histoire de France” a été
considéré hostile à l’autorité de Napoléon et interdit par le ministère français de
l’instruction publique pendant les années 50-60 du XIXe siècle24.
19 A part la version italienne et les éditions françaises des XVIII e-XIXe siècles, l’“Histoire
du Bas-Empire” paraît également comme “abrégé“  en langue bulgare (Sofia, 1914)
sous le titre de : “Nouvelles recherches détaillées sur l’ancienne histoire bulgare
d’après le fameux historien français Le Beau de l’Académie française ; recueillies et
traduites d’après l’original par le D-r Hr. T. Stambolski”. Cet ouvrage a une longue
histoire. Il est l’œuvre de Hristo Stambolski (1843-1932), médecin bulgare qui avait fait
ses études au lycée français de Constantinople.

L’auteur bulgare et son milieu


20 StamboIski est né en 1843 à Kazanlak, petite ville bulgare située dans la plaine, aux
pieds du Balkan où l’on produisait de l’essence de roses. Lors des années 70 du XIX e
siècle il prend part au mouvement national de libération des Bulgares. Exilé en 1877 au
Yemen par les autorités ottomanes, il ne rentre qu’après la guerre russoturque (1878)
en Bulgarie déjà libre et devenue un Etat moderne, il commence à exercer sa profession
de médecin. Pendant un certain temps Stambolski est à la tête de la “Direction de la
314

santé publique” à Sofia. Ses mémoires renferment de nombreux témoignages sur sa


jeunesse et son séjour à Constantinople.
21 Il est notoire que cette école de médecine, située dans le quartier européen de
Constantinople, a été ouverte en 1836. A cette époque, la France soutient l’intégrité de
l’Empire ottoman après la guerre de Crimée (1853-1856) et tient à la consolidation de
son influence intellectuelle en Orient25. Tous les sujets du sultan – chrétiens et
musulmans – ont le droit d’y faire leurs études. Selon un haut fonctionnaire ottoman
« ... la médecine étant l’une des sciences les plus utiles, et la langue turque étant
obscure, imparfaite et difficile à apprendre, faute de dictionnaire et de grammaire, la
langue française, la langue de la science et de la civilisation, restait la seule qu’il fut
opportun d’employer. »26
22 Cette école de Constantinople est considérée par Bellanger, inspecteur français pour
l’éducation, comme un “véritable foyer de lumière”. Les professeurs français et
autrichiens sont payés par le gouvernement ottoman. Les jeunes médecins prêtent
serment sur le Coran et sur l’Evangile selon leur religion. Dans les rapports que les
professeurs européens adressaient au sultan, est mentionné à plusieurs reprises que
« ... tous les peuples de l’Orient sont accessibles à la civilisation. » Y est souligné le zèle
de la Turquie de réorganiser son instruction publique et « d’élever ses peuples au
niveau de la civilisation des états contemporains. » L’inspecteur Bellanger constate
également que « la fraternité entre les élèves de différentes régions... » et « ...
l’intolérance religieuse moins forte, peut-être, que dans plusieurs Etats de l’Europe,
commence à disparaître et à faire place à des sentiments d’équité, qui, pour
l’instruction, du moins, ne font aucune distinction de religion. » 27
23 Les élèves, musulmans et chrétiens, venant des quatre coins de l’Empire ottoman,
apprennent l’anatomie, la chimie, la physique, les mathématiques, l’histoire naturelle,
l’histoire générale, etc. Les jeunes qui ont appris le français dans les écoles primaires et
chrétiennes s’avèrent plus avancés que ceux qui venaient des écoles musulmanes. En
général, la langue des « lumières » joue un rôle prépondérant dans l’enseignement.
24 En effet, le modèle que la France se proposait de répandre au sein de l’Empire ottoman,
à Constantinople – carrefour de plusieurs civilisations – se heurte à la mentalité
traditionnelle des différents sujets du sultan et en particulier à l’école de médecine de
Galata saray.
25 Ayant déjà appris le français auprès d’une hongroise noble, émigrée après 1849 à
Kazanlak28 et à l’école primaire bulgare dans la même ville, Hristo Stambolski devient
un élève assidu, comme d’ailleurs tous les élèves bulgares de Galata saray 29.
26 Dans l’introduction de “Nouvelles recherches détaillées” Hristo Stambolski décrit en
détail l’atmosphère à l’école de médecine, ses professeurs provenant de différentes
nations, y compris le professeur d’histoire qui était un Anglais.
27 « En 1862 j’étais élève en IVe classe à l’école de médecine de Constantinople. J’étais
heureux d’écouter attentivement et avec plaisir le professeur d’histoire romaine et
byzantine, l’Anglais Goold. A part le “Tzarstvenik” de Paissij et l’Histoire de Vénélin 30 je
n’avais pas lu d’autres histoires sur les Bulgares et ce que j’avais lu, ne me faisait pas
croire que les Bulgares ont eu un royaume, des rois, des lettres, etc. Lorsque j’ai
entendu le professeur Goold citer les noms des rois bulgares, leur Etat, le Patriarchat
bulgare, leurs guerres avec les Grecs et leurs conquêtes, je l’ai cru et je me suis dépêché
de prendre des notes de ses récits. Ce fait me réjouissait encore plus, parce que parmi
315

mes camarades de classe il y avait beaucoup de Turcs, des Grecs, des Arméniens, des
Italiens, des Français, des Levantins, des Serbes et des Valaques. Nous étions 15 élèves
bulgares, inscrits dans cette école conformément au firman du sultan sous le nom
ethnique “Bulgares”. Nous étions observés avec curiosité par les responsables de
l’école, les professeurs et les élèves : Quelle était cette nationalité “Bulgare” ? Les Turcs
nous considéraient comme “Kitabsi” (“illettrés”) et les Grecs nous disaient d’un ton
malin "kitab manda utmush” (“le petit livre disparu”). Mais lorsqu’ils écoutaient le
professeur Anglais parler des Bulgares belliqueux qui avaient menacé Byzance à
plusieurs reprises et qu’ils avaient lancé des attaques vers Constantinople, etc., les
Grecs rougissaient de colère, tandis que les autres élèves hétérodoxes nous serraient la
main à la fin de la leçon et ricanaient, cette fois-ci, contre les Grecs. » 31
28 Le jeune Hristo Stambolski cherche en vain l’“Histoire du Bas-Empire” de Le Beau,
parce qu’il apprend que les extraits que le professeur anglais lisait en classe étaient
tirés de cette histoire. Probablement le livre que le professeur Goold avait sous la main
était un “Abrégé” destiné aux jeunes, un “Abrégé” qui n’était pas hostile par son
contenu à l’éducation des élèves dans les écoles publiques et libres en France. Mais lors
des années 70 du XIXe siècle, Stambolski a cherché chez les libraires de Constantinople
n’importe quelle édition de Le Beau en se heurtant cette fois-ci à la censure ottomane
interdisant tout livre “hostile” à l’Empire ottoman. Pourtant l’ouvrage de Le Beau a été
connu dans les années 40 du XIXe siècle également par Constantin Fotinov qui a publié
à Smyrne des extraits sur Constantin le Grand en bulgare dans sa revue « Liouboslovie »
32.

29 Les années passées dans la capitale du sultan et les leçons d’histoire à l’école de
médecine sont restées inoubliables pour Stambolski. Son désir de présenter à son
peuple le passé glorieux du Moyen Age bulgare l’a poussé de continuer à chercher une
édition de Le Beau.
30 La rédaction de Le Beau – Saint-Martin faisait partie des collections privées des
historiens bulgares comme Marin Drinov et Nikola Mavrodinov (fin XIX e siècle – début
du XXe siècle). Vassil Zlatarski cite cet ouvrage dans son “Histoire de l’État bulgare du
Moyen Âge” (1918).
31 Déjà adulte et médecin en retraite en Bulgarie libre et indépendante, Hristo Stambolski
procède à la traduction des extraits mentionnés ci-dessus (“Nouvelles recherches
détaillées”) de l’“Histoire du Bas-Empire”, concernant l’histoire bulgare. Sa
traduction – qui comprend 335 pages – s’ouvre sur les événements balkaniques du V e
siècle et se termine par la mort de Mehmet le Conquérant (1481). Il avoue qu’il avait
sciemment choisi un texte qui n’était pas bulgare pour que les étrangers ne l’accusent
pas d’avoir écrit partialement sur la Bulgarie avec tous les « préjugés nationaux ».
L’auteur a donc cherché à éviter de présenter une histoire bulgare qui porte
l’empreinte du nationalisme.
32 La participation de Stambolski au mouvement national pour un Exarchat bulgare et son
exil au Yémen montrent clairement qu’il n’a pas pu être élevé à l’école française de
médecine “au nom de l’intégrité de l’Empire ottoman”. La langue et la culture française
et spécialement l’“Histoire du Bas-Empire” de Charles Le Beau ont constitué un bon
canevas pour évoquer l’histoire des Bulgares. Autrement dit, Stambolski a sciemment
cherché un biais pour exprimer son sentiment national. Le livre historique n’est que la
forme désirée et recherchée d’une émotion patriotique.
316

33 Je viens de mettre en évidence une phase de l’évolution des mentalités en Europe. C’est
une évolution qui a pour point de départ « Constantinople »– le croisement de l’Orient
et de l’Occident. La circulation des textes (Orient-Occident-Orient) et leurs
interprétations dans l’historiographie moderne (XVIIIe-XIXe siècle), suivies de la
censure dans la société respective, montrent la manière de réception de l’histoire
orientale. Celle-ci y est toujours présente (parfois partiellement) et commentée selon
les goûts des érudits et des éducateurs. Le milieu balkanique révèle la réaction des
jeunes sujets du sultan qui procèdent aux récits historiques dans leur éducation.
L’histoire de Byzance et de la Bulgarie est étroitement liée à la formation de leur
identité nationale à travers les écrits occidentaux. Et ceci, contrairement à la politique
officielle et aux intentions des grandes puissances, de modeler la mentalité balkanique.
La lecture bulgare de Le Beau pose également les fondements de la recherche de
l’identité nationale. Ainsi, le “miroir” étranger se révèle à deux faces : l’une qui est
littéraire et reflète le “passé” vécu ou la naissance d’un grand Etat médiéval sur le sol
de l’Empire d’Orient et l’autre – la “réalité” moderne au sein des Balkans. Ce “miroir”
continue d’être actuel et d’attirer les regards de tous ceux qui ont subi la spéculation
intellectuelle des “grands”.

NOTES
1. Correspondance consulaire des ambassadeurs de France à Constantinople (1668-1708) : inventaire
analytique des articles A.E.B I 376 à 385 par R. Zaïmova, revu par Ph. Henrat, avant-propos par J.– P.
Babelon, Paris 1999, p. 199.
2. Le théâtre de la Turquie ou sont représentées les choses les plus remarquables [...] trad. de l’italien par
M. Febvre, Paris, 1682.
3. Mss n.a.fr. 10245- Du Cange “De la Grandeur et de la Décadence de l’Empire de Constantinople”
[à M. Baluze à garder et relier], 35 p.
4. Historia Byzantina duplici commentario illustrata... Auctore Carolo Du Fresne Domino Du Cange…,
Lutetiae Parisiorum, Apud Ludovicum Biliaine, 1680.
5. D. Cantemir, Historian of South East and Oriental Civilisations, ed. by Al. Dutu and P.
Cernovodeanu. Bucarest, 1973. L’ouvrage de Cantemir est publiée d’abord en latin (1716), deux
éditions politypées, récemment parues à Bucarest, contiennent également ses notes marginales.
6. C. Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Paris-Bruxelles 1892-1909, 4, coll. 1009-
1010, 1184.
7. G. Dejardin, Charles Lebeau, historien de l’Empire byzantin, Doctorat de l’Université Paul Valéry –
Montpellier III, Montpellier, 1994, 79 sq. Je remercie le Prof. Ducellier de m’avoir donné la
possibilité de consulter cette thèse de doctorat.
8. E. Fueter, Histoire de l’historiographie moderne, Paris, 1914, p. 391.
9. A. Pertusi, Storiografia umanistica e mondo bizantino, Palermo, 1967, p. 111.
10. M.-Ch. Skuncke, “Un prince suédois auteur Français : education de Gustave III, 1756-1762”,
Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 1992, n 296, p. 123-163 ; N. Danova, Constantin Georgiev
Fotinov v koultournoto i idejno politicheskoto razvitie na Balkanite prez XIX vek, Sofia, 1994, p. 293 ; A.
Tabaki, « Les conceptions pédagogiques dans la traduction grecque du livre de Charles Rollin »,
Bulletin de liaison, 1995, n 13, p. 13.
317

11. J.-A. De Thou, Histoire universelle, Londres, 1734 ; Michaud, Biographie universelle ancienne et
moderne. Nouvelle édition, t. 23, Paris, s.a., p. 453-454 ; The Encyclopedia Britannica, 11 e éd., vol. 16,
Cambridge University Press, 1911, p. 349.
12. Larousse du XXe s., t. 4, Paris, 1931, p. 375 ; Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-
lettres, avec les mémoires de littérature [par C. Lebeau], t. 1-25, Paris, Impr. royale, 1759-1777.
13. Histoire du Bas-Empire en commençant à Constantin le Grand par M. Le Beau, professeur émérite
en l’Université de Paris, professeur d’éloquence au collège royal, secrétaire ordinaire de M. Le
Duc d’Orléans et secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres. t. 1.
Paris, Desaint et Saillant, 1757.
14. Continuazione della storia degl’imperatori romani o sia storia del basso impero da Costantino il Grande
fino alla presa di Costantinopoli del signor Le Beau, Segretario Perp. dell’Academia delle Inscrizioni e
Belle Lettere che serve di continuazione alle Opere del signor Carlo Rollin, trad. dal francese del
sig. abate Marco Fassadoni. In Napoli, 1784.
15. Histoire du Bas-Empire, par Le Beau. Nouvelle édition par M. de Saint-Martin… [continuée par
M. Brosset jne.], Paris, Firmin-Didot frères, 1824-1836, 21 vol.
16. Histoire du Bas-Empire, op. cit., p. 4-5.
17. Michaud, op.cit., p. 36, 374, 453.
18. Histoire du Bas-Empire par Lebeau. Nouvelle édition revue entièrement, corrigée et augmentée
d’après les historiens orientaux par M. De Saint-Martin, t. 1, Paris, Firmin Didot frères, 1824, p.
VII.
19. Abrégé de l’Histoire du Bas Empire de Lebeau, depuis Constantin-le-Grand jusqu’à la mort de Mahomet
II par Ant. C**[Caillot], t. 1, A Paris, Brunot Labbé, 1819, p. vj.
20. Ibidem, t. 2. Paris, 1825 ; 2 éd. Lille, 1842 ; 3 éd., Paris, 1853.
21. Abrégé de l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau, par F. Delarue, Lyon, Perisse frères, 1836. 5 vol.
22. Ibidem, p. v.
23. Ibidem, p. vj.
24. En 1859 le ministère de l’instruction publique publie une liste de 39 livres scolaires en histoire
et religion en interdisant leur emploi dans les écoles libres en France : Archives Nationales, F 17
Instruction publique, vol. 11657.
25. N. Gentchev, Francija v balgarskolo douhovno Vazrajdane, Sofia, 1979, p. 15 sq.
26. Troisième rapport de Stanislas Bellanger, inspecteur du ministère français de l’Instruction
publique.– Archives Nationales, Instruction publique F 17, vol. 2937 ; G. Cioranesco, La mission de
Stanislas Bellanger dans l’Empire ottoman, Thessalonique, Institute for Balkan Studies, 1981, p. 89 sq.
27. Ibidem, Quatrième rapport de Stanislas Bellanger.
28. Des émigrés hongrois s’étaient installés dans les provinces ottomanes après la révolution
hongroise de 1848-9.
29. Voir le Journal de Stambolski édité par lui-même au début du XX e siècle. La seconde édition,
revue et préfacée a paru en 1972 : H. Stambolski, Avtobiografija, dnevnitzi, spomeni, Sofia, 1972.
30. Il s’agit de la première édition de “Istorija slavijanobalgarskajd” (1762) du moine bulgare Paissij
de Hilendar, réalisée à Bude en 1848 et des ouvrages historiques de l’Ukranien Yourij Venelin
(1802- 1839), connus par les lettrés Bulgares du XIXe siècle.
31. H. Stambolski, Nouvelles recherches..., c. 6-7.
32. “Liouboslovie ili perioditchesko povsemessetchno spissanie”, Smyrne, 1845, t. 1, février 1845, p.
171-172 ; janvier 1846, T. 2, p. 8 ; voir à ce sujet : N. Danova, op.cit.
318

AUTEUR
RAÏA ZAÏMOVA
Directeur de recherche, Institut d’Études balkaniques, Sofia (Bulgarie).
319

III. Perceptions méditerranéennes


320

Une géopolitique de bénédictin : la


Turquie d’Europe dans la Géographie
historique de Dom Vaissète (1755)
Jean-Pierre Amalric

1 Si le nom de Dom Joseph Vaissète (ou Vaissette) figure encore en bonne place dans
l’historiographie française, il le doit à l’œuvre monumentale à laquelle il collabora avec
Dom Devic, qu’il dirigea après la mort de celui-ci et qu’il sut mener à son terme : la
grande Histoire du Languedoc dont ils se partagent la paternité, issue d’une commande
des états de la province aux bénédictins mauristes, reste une pierre angulaire de
l’histoire, non seulement régionale, mais aussi nationale. Né à Gaillac en 1685, il y avait
commencé à la suite de son père une carrière de robin, à laquelle il devait renoncer
pour revêtir l’habit de saint Benoît. Il ne tarda pas, au monastère toulousain de la
Daurade, puis à l’abbaye de Saint-Germain des Prés, à s’affirmer comme un des plus
féconds continuateurs de l’œuvre de Mabillon. Une fois achevé l’ouvrage de sa vie, il
allait consacrer les dernières années qui lui restaient à vivre à un travail qui ne connut
pas la même notoriété, une Géographie historique, ecclésiastique et civile publiée à Paris
en 1755, l’année précédant sa mort De ce volumineux ouvrage, nous retiendrons ici les
chapitres consacrés à la « Turquie d’Europe », figurant après ceux portant sur « La
Grande Russie ou Moscovie » dans le tome 111.
2 En se vouant à cette laborieuse compilation, le docte bénédictin s’écartait des voies
éprouvées de l’érudition historique. Ici, point de chartes ni de chroniques : pour
embrasser dans son œuvre la totalité du monde connu de son temps, il se fait
encyclopédiste à sa manière, soucieux d’offrir à son lecteur des repères aussi clairs et
précis que possible en rassemblant sous une forme synthétique les divers types de
données dont il dispose. Rédigé au milieu du XVIIIe siècle, l’ouvrage est un compendium
des connaissances qui semblent pertinentes à l’usage de l’honnête homme. Le
répertoire des informations est évidemment tributaire du point de vue et du poste
d’observation de l’auteur : il ne faut pas attendre du religieux, établi de longue date
dans la célèbre abbaye parisienne, qu’il fasse abstraction de sa double allégeance envers
l’Église catholique et la monarchie française.
321

3 À cet égard, que peut nous apprendre le regard occidental ainsi porté sur les pays de
l’Est de l’Europe, possessions de l’Empire Ottoman, perçus à la fois dans leur proximité
et leur différence ? Dans le contexte qui est celui de la rédaction de l’ouvrage, il n’est
pas surprenant que se manifeste une certaine condescendance devant le recul récent de
la puissance turque – ce qui n’empêche pas la considération due à un passé glorieux et à
ce qui subsiste de puissance : « L’empire des Turcs est un des plus vastes qu’il y ait au
monde, et on le croit aussi étendu que l’étoit celui des Romains. Il s’est formé du débris
de l’empire d’Orient ou de Constantinople et de celui des Sultans d’Egypte ; et il s’étend
dans les trois parties de notre continent ou de notre hémisphère, dont il occupe le
milieu, et où sont les provinces les plus fameuses de l’antiquité, mais qui ne sont plus
aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles ont été autrefois2. » On voit qu’il ne sous-estime
pas, en tout cas, la place de la puissance ottomane dans le monde méditerranéen et
même au-delà.
4 Le constat du déclin et des tares ne manque donc pas dans le tableau, mais il est dressé
sinon avec originalité et exhaustivité, du moins avec un certain sens de la mesure. Le
lecteur ne peut s’étonner de voir affirmé le caractère despotique du pouvoir impérial :
« L’empereur des Turcs est le maître absolu de la vie, de l’honneur et des biens de ses
sujets : ses ordres sont au-dessus de toutes les loix, qui se réduisent à peu et qui sont
toutes faites en faveur des armes et de l’accroissement de l’état. » Il semble faire ainsi
écho au Montesquieu de L’esprit des lois, selon lequel « le despote n’a aucune règle, et ses
caprices détruisent tous les autres » et son gouvernement est dépourvu de « lois
certaines3 ». Dans le droit fil de ce jugement catégorique, Dom Vaissète ne craint pas de
pousser au noir l’évocation de sa toute-puissance : « On aime le sultan, mais on le craint
encore d’avantage. Si les ministres s’engraissent quelquefois du sang des peuples, il ne
le souffre que pour les égorger ou les dépouiller ensuite, et il ne faut point d’autres
témoins de leurs crimes que leurs richesses4. » Ainsi paraît-il ignorer l’affaiblissement
du pouvoir du sultan au profit de son grand vizir – dans lequel il voit « comme le
lieutenant général du Grand Seigneur »–, de même que le pouvoir détenu par le corps
des janissaires, capable de faire et de défaire les souverains. Il est manifeste que son
information reste superficielle sur ces questions.
5 Cependant une lecture trop hâtive risquerait de distraire le lecteur du soin mis par le
bénédictin à laver le régime ottoman de plusieurs accusations couramment portées
contre lui en Occident. Ainsi, loin d’en dénoncer l’arbitraire, ne craint-il pas de donner
un satisfecit sans réserve à la plus haute instance du système judiciaire : « On rend
d’ordinaire la justice au Divan, qui est une sale du serrail, où on tient audiance quatre
fois par semaine. [...] Chacun y est écouté, de quelque condition, nation et religion qu’il
soit5. » Avec un sens de l’équité qui ne va pas de soi chez un religieux catholique,
l’auteur revient à plusieurs reprises sur le caractère pluriethnique et
multiconfessionnel de la société ottomane, ainsi que sur la tolérance, certes limitée,
accordée aux confessions non musulmanes. Ainsi, après avoir prêté à Mahomet – « ce
faux prophète »– « la résolution de souffrir toutes sortes de religions dans tous les lieux
où il était le maître », juge-t-il : « Aujourd’hui ils permettent à la vérité aux Chrétiens
d’entretenir leurs églises : mais si elles viennent à tomber, ou à périr par le feu, ou par
quelque autre accident, ils leur défendent de les rebâtir, sans payer une somme
considérable6. » Cet aperçu d’une tolérance condescendante, qui est celle consentie aux
dhimmis en terre musulmane, manifeste une certaine sérénité de jugement de la part
d’un clerc occidental.
322

6 Du reste, il n’hésite pas à récuser les images négatives du despotisme ottoman, souvent
propagées dans les pays chrétiens. Ainsi, à l’encontre du préjugé qui fait du sultan le
maître et seigneur absolu des biens fonciers de tous ses sujets et postule l’incapacité
juridique des non musulmans, tient-il à affirmer l’existence d’une liberté économique
fondée sur le droit de propriété et reconnue sans distinction de confession : « Beaucoup
de relations exposent faux, lorsqu’elles ont dit que le Grand Seigneur étoit propriétaire
de tous les fonds de terre de Turquie et que les pères n’en laissoient point la succession
à leurs enfans : car le droit d’hériter n’est pas seulement accordé aux Turcs, mais
encore aux Grecs, en payant au Grand Seigneur trois pour cent plus ou moins à chaque
changement d’héritiers. Pour recevoir ces droits, il y a dans chaque ville un officier
qu’on appelle Beit-Elma-Emini. Ainsi l’économie des Turcs ne roule pas seulement à
amasser de l’argent, mais encore à faire valoir leurs fonds de terre 7. » Tous comptes
faits, pour le lecteur français, il y a là de quoi réviser sérieusement les idées toutes
faites sur l’arbitraire, voire la barbarie, du pouvoir ottoman.
7 Ce qui est dit plus loin des œuvres de l’esprit plaide également en faveur de la
civilisation de l’empire turc : « Les Turcs ne négligent pas tant les sciences que
quelques-uns le prétendent : outre l’étude de l’Alcoran et des langues Persane et Arabe
qu’ils sçavent fort bien, ils s’appliquent à la médecine, à la chimie, à la bothanique, à la
géométrie, l’astronomie, la géographie, et la morale. Ils gardent des registres annuels
de tout ce qui se passe dans toute l’étendue de leur empire, et des guerres qu’ils ont
avec leurs voisins. » La richesse linguistique n’est pas ignorée, quand l’auteur
mentionne l’existence d’un « bazar ou bourse pour les livres manuscrits de diverses
sciences en langue Turque, Arabe et Persane ; ces deux dernières leur étant familières
comme le Grec et le Latin le sont parmi les Chrétiens ». Sans doute l’accès fait-il l’objet
d’une sévère discrimination, puisque selon lui « il est dangereux pour les Chrétiens de
se trouver dans ce bazar. » Malgré cela, la diffusion de l’écrit serait telle que l’empire
abriterait « un grand nombre de copistes, dont on compte 90 000 dans
Constantinople » – manifeste exagération à moins qu’il ne s’agisse d’une coquille
typographique ! Plus digne de foi est sans doute l’information sur l’apparition récente
de l’imprimerie : « Mais ils ont à présent un meilleur moyen pour multiplier les livres,
depuis qu’Achmet III a permis en 1727 l’établissement à Constantinople de deux
imprimeries, l’une pour l’Arabe et le Turc, et l’autre pour les ouvrages Grecs et
Latins8. » Tous comptes faits, c’est une impression, non de repli identitaire, mais de
cosmopolitisme et même d’ouverture culturelle qui se dégage du tableau présenté
8 Ainsi, loin de pousser au noir, le religieux n’hésite-t-il pas à se montrer nettement
bienveillant dans l’exercice obligé qui consiste à tracer le stéréotype du peuple turc :
« On s’est formé mal à propos une idée désavantageuse des Turcs. Ils ne sont pas si
grossiers qu’on le croit d’ordinaire ; et certainement si l’équité est plus estimable que la
politesse dans les mœurs, ils ne sont pas moins gens de bien que nous [...] En un mot si
on trouve quelquefois un méchant Turc, c’est plutôt un Chrétien renégat qu’un
véritable Turc d’origine9. » L’ennemi du christianisme ne serait donc pas tant
l’infidèle – c’est-à-dire le musulman de bonne foi – que le transfuge qui a déserté son
Église et son pays sans hésiter à régler ses comptes avec sa société originelle : les
« chrétiens d’Allah »– pour reprendre l’expression forgée par Bartolomé et Lucile
Bennassar – seraient bien les ennemis irréductibles de la Croix. Peut-être, sans que leur
nom soit cité, le souvenir des grands vizirs de la famille Köprülü, fondée par un
Albanais d’origine chrétienne, est-il sous-jacent à cette antipathie déclarée...
323

9 Ayant ainsi caractérisé ce « vaste empire », l’auteur de la Géographie historique


entreprend la description en commençant par la Turquie d’Europe, avant de s’attacher
à la Turquie d’Asie et à la Turquie d’Afrique. Pour situer son territoire, qui s’étend au
sud-est de l’Europe, il recourt à trois types de repères. À l’est et au sud, les bordures
constituées par les rivages maritimes (mer d’Azov, mer Noire, « Archipel » ou mer Égée,
« golfe de Venise » ou mer Adriatique) forment des limites évidentes ; au nord et à
l’ouest, ce sont les frontières continentales, historiques et donc mouvantes, avec les
empires et royaumes limitrophes, « la Croatie, la Hongrie, la Transilvanie, la Pologne et
l’empire de Russie ». Enfin sont indiqués les degrés extrêmes de latitude
(entre 34 degrés 30 et 49) et de longitude (du 34e au 60e degré), témoins de la familiarité
acquise avec la cartographie. L’auteur doit cependant s’avouer peu familier des
subdivisions administratives ottomanes – ne connaissant pas, dit-il, les « limites
précises » des quatre gouvernements de Roumélie, de Grèce, de Belgrade et de Bosnie –,
ce qui le conduit à adopter une subdivision en deux parties, septentrionale et
méridionale.
10 Dom Vaissète se montre cependant avisé en traitant de façon distincte les territoires de
la « Turquie d’Europe septentrionale » selon qu’il s’agit de « provinces tributaires » ou
de « provinces soumises à l’autorité immédiate du Grand Seigneur ». Les premières
forment des marches de l’empire, au contact des puissances chrétiennes : l’auteur y
range ce qu’il nomme la Petite Tartarie et les principautés de Moldavie et de Valachie,
leur seul point commun étant que la Porte n’intervient pas dans leur administration
intérieure, se bornant à la perception du tribut, à la suprématie qui lui est reconnue en
matière militaire et diplomatique et à la possession de quelques places fortes.
11 Les Tartares, contrôlant la Crimée et les plaines bordant la mer Noire « depuis
l’embouchure du Don […] jusques à celle du Danube », ne sont certes pas des sujets de
tout repos, et la Sublime Porte n’hésite pas à recourir à la manière forte pour s’en faire
respecter : en effet « le Grand Seigneur traite le chan [le khan] de Crimée à peu près
comme son grand visir ; mais à la moindre occasion qu’il est mécontent de lui, il le
dépose sans façon, ou il l’exile, s’il ne lui fait pas quelque plus mauvais traitement 10. »
C’est que leur soutien, essentiel pour contenir la pression croissante exercée par
l’empire russe, se révèle considérable en cas de guerre. À lui seul, le khan de Crimée
« peut mettre sur pied, quand il le juge à propos, jusqu’à 80 000 hommes, qui ne lui
coûtent rien, ni à lever ni à faire subsister ; les Tartares étant tous soldats, et
l’espérance du butin et du pillage leur tenant lieu de solde 11. » De leur côté les Tartares
de Budziack – c’est-à-dire de Bessarabie –, « partagés en tribus ou en hordes,
commandées chacune par un bey ou chef », peuvent réunir 30 000 combattants et
disposent de « retraites inaccessibles, le long des côtes de la mer Noire, où ils se
réfugient quand ils sont poursuivis ».
12 Aux yeux de Dom Vaissète, la sauvagerie de leurs mœurs situe clairement les Tartares
aux antipodes de la civilisation, même si ceux de Crimée lui semblent « plus humanisés
que les autres ». Ne vivent-ils pas dans de « misérables chaumières », « faisant leur plus
grand régal de la chair de cheval et du lait de cavale » ? Ceux que l’on trouve le long du
Dniestr dans la campagne « vivent errants, à la façon des anciens Scythes leurs
ancêtres, dont ils ont retenu l’humeur rude et farouche ». Plus que de l’élevage des
chevaux et des chameaux, ils tirent profit du brigandage, qui est « leur principal
métier, et qu’ils exercent dans les provinces voisines, même sur les terres des Turcs,
d’où ils enlèvent tous les Chrétiens qu’ils peuvent pour les faire esclaves 12 », de la
324

capture des esclaves, dont le commerce l’emporte sur « les autres marchandises de la
Crimée », si bien que « les Grecs, les Arméniens, les Turcs, les Arabes et surtout les Juifs
vont les acheter dans le pays13. »
13 Par comparaison, les deux principautés également tributaires du Grand Seigneur, c’est-
à-dire la Moldavie et la Valachie, offrent un aspect moins déroutant pour un
Occidental. L’une et l’autre appartinrent jadis à la Dace, c’est-à-dire à l’empire romain ;
plus tard chacune forma une principauté, telle la Moldavie « gouvernée anciennement
par des ducs, princes, ou vaïvodes [sic] vassaux ou tributaires des rois de Hongrie »,
parvenant même à s’en émanciper, avant de tomber dans l’orbite ottomane. L’auteur,
familier de l’histoire des derniers siècles, situe de façon précise les étapes de leur
soumission à la Porte. En effet, narre-t-il, « ils furent subjugés [sic] en 1574 par Selim II,
empereur des Turcs. Ils se remirent en liberté à la fin du XVI e siècle par le secours de
Sigismond Bathori prince de Transilvanie : le Grand Seigneur a repris son autorité dans
le pays depuis l’an 1612 et les Vaivodes ou Hospodars de Moldavie ont été depuis ses
vassaux et ses tributaires14. » La Valachie fait de son côté l’objet d’un récit parallèle.
14 Chacun de ces princes, « Chrétien Grec de religion », supporte le joug ottoman. Le
voïvode de Moldavie, résidant à Jassi, est tenu de remettre au Grand Seigneur
500 chevaux et 300 faucons de tribut annuel, de marcher à son secours dans ses
armées ; celui-ci « les dépose quand il n’est pas content d’eux ; et il leur donne
l’investiture de leurs états, qu’ils gouvernent du reste en souverains, en leur donnant la
veste et l’étendard. » Pareillement les Valaques vivent « sous l’autorité de leur Vaivode
ou Hospodar, qui les gouverne en souverain, qu’ils élisent sous le bon plaisir de la Porte,
et qui paye un tribut annuel de 70 000 ducats, et quelquefois d’avantage, au Grand
Seigneur, qu’il est obligé de servir dans ses armées ; et le Grand Seigneur le dépose
quand il n’en est pas content15. » Moyennant le respect de cette dépendance la présence
turque ne s’y manifeste presque pas, et l’islam en est pratiquement absent. La
physionomie des villes en témoigne, comme Iasi en Moldavie et surtout Bucarest, la
nouvelle résidence du voïvode de Valachie : « Il y a un palais vaste et commode sans
être beau : la ville est grande et la mieux peuplée du pays. Les maisons des grands
seigneurs sont assez bien bâties : toutes les autres sont fort chétives. Les moines Grecs y
ont une imprimerie dans un de leurs monastères16. » En effet la « religion dominante »
est de part et d’autre la « Grecque schismatique », le pouvoir spirituel appartenant dans
chaque principauté à un « métropolitain [...] soumis à l’autorité du patriarche de
Constantinople », que l’auteur n’hésite pas à dire « fort respecté par les peuples » dans
le cas de la Moldavie17. Un dernier trait les rend plus familiers pour un occidental : leur
langue, qui « approche beaucoup de la Latine, et ils parlent communément la langue
Franque, qui est en usage dans tout l’Orient. »
15 Bien différente est la situation des autres territoires de la péninsule des Balkans –
terme qui n’apparaît pas sous la plume de l’auteur. Celui-ci se borne à énumérer les
« provinces de la Turquie d’Europe septentrionale soumises à l’autorité immédiate du
Grand Seigneur » : Bosnie, Serbie (qu’il nomme Servie), Bulgarie et Roumélie (il écrit
Romanie ou Romélie). Gardant le silence sur les tentatives d’hégémonie régionale, celle
des Bulgares dès le Xe siècle, celle des Serbes d’Étienne Douchan au XIV e… Le lecteur
pressé pourrait croire que leur histoire véritable ne commence qu’avec les débuts de la
conquête turque : ce sont en effet « les Turcs qui sont maîtres » de ces différentes
« provinces » de leur empire et en confient l’administration à l’un des leurs (pacha ou
beylerbey).
325

16 Pour situer chacune d’elles, le bénédictin recourt certes à des délimitations


topographiques, que la complexité du relief balkanique rend souvent peu opérantes,
mais il s’attache surtout à les identifier par leur spécificité historique respective, sans
toujours parvenir à la cerner très précisément. Ainsi, rapporte-t-il, la Bosnie « a été
autrefois des dépendances du royaume de Hongrie, et elle fut ensuite gouvernée par
des rois particuliers, depuis l’an 1376 jusqu’en 1465 que Mahomet II, empereur des
Turcs, la subjugua, après avoir fait prisonnier Estienne, le cinquième et le dernier de ses
rois, qu’il fit écorcher tout vif18. » Pour leur part, les Serbes – qu’il dénomme Serviens –
« avoient leurs princes ou despotes auxquels l’empereur Frédéric accorda de prendre
le titre de rois à la fin du XII. siècle ; ce qui subsista jusques au XIV., que les Sultans
Amurat I et Bajazeth leur firent la guerre. » Certes, mais le nom de la mythique bataille
de Kosovo (1389) n’est même pas cité ! La soumission définitive de la Serbie, comme
celle de la Bulgarie, furent l’œuvre d’Amurat II (Mourad). « Il n’y eut que Belgrade qui
lui résista et qui ne vint au pouvoir des Turcs qu’en 1521 sous Soliman 11 19. » Il faut
bien reconnaître que ces notations elliptiques n’aident guère à la compréhension de ce
qui apparaît comme une défaite annoncée.
17 L’auteur ne se montre pas beaucoup plus disert sur les formes de la domination
ottomane dans la péninsule balkanique. Il n’évoque que fugacement sa présence, par
exemple à Belgrade où se trouve « le château où est la demeure du bacha et où il n’y a
que des Turcs pour habitans20 », ou à « Nissa ou Nizza » (Nisch), où l’on « voit plusieurs
mosquées, des bains et des fontaines ». En Bulgarie, si Sofia est la résidence du bacha ou
beglerbey de Romanie ou de Rumelie, l’un des plus considérables de l’empire
Ottoman », il estime que dans le pays « il y a fort peu de Turcs [...] et on y
compte 30 Chrétiens pour un Turc21 », si bien que Vidin, sur le Danube, est la seule ville
où est signalée l’existence de « 8 à 9 mosquées ». Plus surprenant encore est le silence
sur la présence turque en Bosnie, comme sur l’islamisation d’une partie de la
population : défaut d’information ou réticence délibérée ?... L’impression générale qui
se dégage de ces textes est celle de pays soumis à une domination militaire, mais dont la
population échappe largement à l’influence de la civilisation ottomane. Or l’auteur ne
se fait pas faute de signaler que cette domination a été battue en brèche depuis la fin du
XVIIe siècle par les succès des armées impériales, sanctionnés par les traités de
Carlowitz (1699) et de Passarowitz (1718). Certes en 1739 (traité de Belgrade) les Turcs
avaient repris possession d’une partie des territoires perdus précédemment ; mais à lire
entre les lignes la frontière reste mouvante entre les empires et l’équilibre précaire.
18 Toute autre est la tonalité des pages consacrées à la Roumélie, « connue anciennement
sous le nom de Thrace » : l’auteur semble se retrouver ici en territoire connu. Les
souvenirs de Byzance, « la nouvelle Rome », lui sont familiers, et les relations de
voyages ne lui ont pas manqué pour se représenter la physionomie de ces contrées. Dès
lors son regard gagne en netteté, pour montrer la double réalité de cette région qui
abrite le cœur de l’empire. « Ce pays, autrefois extrêmement peuplé, est habité
aujourd’hui par des Chrétiens, des Juifs et des Turcs ou Mahométans ; ce qui cause une
grande diversité, tant dans la religion que dans les mœurs, les coutumes et les
habillemens. » Mais cette société bigarrée et cosmopolite n’en est pas moins
étroitement contrôlée par la puissance ottomane. En effet, poursuit-il, « les Turcs y
sont en beaucoup plus grand nombre que dans les autres provinces de l’empire
Ottoman : il semble que l’air de cette contrée leur inspire une humeur martiale ; car ce
sont les meilleurs soldats des troupes du Grand Seigneur, après les Janissaires de la
326

garde22. » Et de préciser peu après : « le Grand Seigneur peut y lever 33 000 hommes de
milice Turque. »
19 La description de Constantinople, « nommée Stamboul par les Turcs », retient à juste
titre l’attention de l’auteur, qui relate avec force détails les circonstances de sa
fondation, sa fonction de capitale, tout comme les aspects saillants de la topographie
urbaine23. Il se montre impressionné par les dimensions de la ville, qui « passe pour la
plus grande de l’Europe ; et sa situation est la plus agréable de l’univers et la plus
commode pour le commerce. » Il reconnaît sans ambages qu’« il y a autant de monde à
Constantinople qu’à Paris. » Sans doute évoque-t-il avec nostalgie les monuments
disparus de la capitale byzantine, hormis Sainte Sophie, devenue « la plus parfaite » des
mosquées. De même selon lui l’urbanisme laisse-t-il à désirer : les rues « sont très mal
pavées, et quelques-unes ne le sont point du tout : la plupart sont étroites et obscures. »
20 Malgré tout, les marques de l’empreinte turque, et plus particulièrement musulmane,
appellent un respect certain de la part du bénédictin parisien. Mentionnant les sept
mosquées royales de la ville, il juge « ces bâtimens très beaux dans leur genre, [...] tout
à fait finis, fort bien entretenus, isolés et renfermés dans des cours spacieuses plantées
de beaux arbres et ornées de belles fontaines. » Et il finit par admettre que « quoique
leur architecture soit fort inférieure à la notre, les mosquées frappent néantmoins la
vue par leur grandeur et leur solidité. » Ces édifices prestigieux ne suffisent pas à la
religiosité musulmane, loin de là, puisque la ville compterait en outre 485 autres
mosquées fréquentées pour la grande prière du vendredi et pas moins de
« 4 495 mesquites ou mosquées ordinaires pour la prière journalière » ! Aux bâtiments
cultuels s’ajoutent les fondations charitables et éducatives : pas moins d’une centaine
d’hôpitaux, accueillant même « les étrangers de quelque religion qu’ils soient », et de
« 515 écoles publiques ou collèges pour la jeunesse Turque. » Quant aux monuments
civils, il ne peut manquer de citer le « palais où le Grand Seigneur fait sa résidence
ordinaire », sans pouvoir évidemment décrire les appartements intérieurs « qui ne sont
pas uniformes et ont été construits en divers tems », se bornant à juger que « les dehors
n’ont rien de magnifique et les jardins ne paraissent pas mieux entendus. » Certes
Topkapi n’est pas Versailles ! Quant aux lieux voués aux échanges et à la vie
quotidienne, ils répondent aux besoins du mode de vie oriental apporté par les
Ottomans : le bazar est un « beau bâtiment où on voit toute sorte de marchandises » ;
les quelque 120 bains publics, « d’un grand ornement à la ville », qui sont
« ordinairement placés auprès des mosquées, parce que les Turcs s’en servent pour se
purifier suivant leur loi, aussi bien que pour la santé du corps » ; et encore plus
de 400 caravansérails, « qui sont de grandes maisons, fondées par des personnes riches,
pour loger les étrangers, qui y demeurent autant qu’ils veulent, en donnant quelques
apres par jour », tous pourvus de fontaines et de magasins.
21 Cependant la capitale turque est loin d’être uniforme, faisant place à une population
très variée où se côtoient toutes les communautés religieuses et ethniques. « Il n’y a
guères moins de Chrétiens que de Turcs dans cette ville : mais entre les Chrétiens il n’y
en a pas plus de la moitié qui soient du rit Grec. Quelques uns comptent sept cens mille
habitans dans Constantinople, dont les Turcs font la moitié, les Chrétiens les deux tiers
de l’autre moitié, et les Juifs le reste. » Outre les synagogues entretenues par les juifs, la
ville compte de multiples lieux de culte chrétiens. Elle est surtout le siège du patriarche
de l’Église grecque, certes déchu de sa splendeur et en butte à des « avanies
continuelles », qui doit se contenter d’une cathédrale « pauvre et obscure » et d’un
327

palais « encore plus chétif » ; l’état des autres églises, au nombre de 26, « toutes fort
mal propres », n’est pas plus enviable. En outre les Arméniens et « toutes les autres
Communions schismatiques du Levant » disposent également d’églises, tant dans
l’enceinte de la ville que dans ses faubourgs. Parmi ceux-ci, Galata est « comme une
ville chrétienne au milieu de la Turquie »– au point que « les cabarets y sont permis » !
Doit-on s’étonner qu’elle abrite en outre – ainsi que Pera – plusieurs lieux de culte
destinés aux catholiques romains, desservis par divers ordres religieux, dominicains,
capucins, jésuites, récollets et franciscains ? À un degré moindre, d’autres villes de
Roumélie présentent aussi un certain cosmopolitisme, comme Andrinople et surtout
Gallipoli, ville « fort commerçante et une des principales échelles du Levant », où
chrétiens et juifs cohabitent avec une majorité de Turcs.
22 La troisième et dernière partie de la Turquie d’Europe est identifiée par Dom Vaissète
avec la Grèce – dans laquelle il inclut sans hésiter l’Épire et la Macédoine. C’est à son
propos qu’il se laisse aller à une véhémente condamnation des méfaits de la domination
des Turcs, « sous l’empire desquels elle est devenue presque la plus barbare partie du
monde, de la plus connue et de la plus civilisée qu’elle étoit anciennement. » La
déchéance ne peut être plus radicale : « la Grèce étoit autrefois la patrie des Graces et
des Muses, l’académie des arts et des sciences, le séjour de la politesse et du bon sens ;
au lieu de cela on n’y voit rien aujourd’hui que de grossier et de barbare. » Pétri de
culture classique, le religieux ne veut y voir qu’un champ de ruines : « les palais et les
temples dont elle étoit remplie, et qui étoient des chefs-d’œuvres d’architecture, où les
Romains s’étoient formés aux plus justes règles de cet art, y sont ou demi ruinés, ou
tout-à-fait renversés ; et comme si les habitans avoient juré de faire tout le contrepied
de leurs ancêtres, ils en ont employé les beaux morceaux pour leurs maisons ; mais
d’une façon si irrégulière, qu’ils ont mis les bases à la place des chapiteaux, et les
chapiteaux à la place des bases24. »
23 Par la suite, le ton devient plus bienveillant quand l’auteur aborde la description des
cinq subdivisions entre lesquelles il partage la Grèce : Macédoine, Albanie, Livadie,
Morée et Isles. C’est ainsi que la Macédoine, « pays abondant en grains et en fruits »,
n’est pas seulement le berceau des rois illustres que furent Philippe et Alexandre le
Grand. Sa capitale, Salonique, trouve grâce à ses yeux non seulement parce que saint
Paul y écrivit deux lettres après y avoir annoncé l’évangile, mais parce qu’elle reste une
ville « très considérable, bien peuplée et très commerçante ». Les trois religions
semblent y cohabiter sur un pied d’égalité, les Turcs disposant de 48 mosquées (dont, il
est vrai, les anciennes églises dédiées à saint Démétrios et sainte Sophie), et les Grecs
de 50 églises. L’auteur souligne surtout ici la présence d’un « très-grand nombre de
Juifs qui y font un commerce considérable, et qui y possèdent 36 grandes synagogues
sans compter les petites », et entretiennent en outre « deux collèges, où l’on voit plus
de dix mille écoliers, qui y viennent étudier de tous les endroits de l’empire
Ottoman25. » Vers l’est, si l’ancienne splendeur de Philippes est devenue « un amas de
ruines », le mont Athos et ses fameux monastères retiennent longuement l’attention de
l’auteur26. Au nombre de 22, « ces monastères, qui ont la plupart des bibliothèques de
manuscrits, quoique les moines ne s’appliquent guères à l’étude, ressemblent plus à des
forteresses qu’à des maisons religieuses. » À l’abri de « bonnes murailles flanquées de
tours » destinées à les préserver des pirates, ils possèdent des églises « magnifiques et
d’une beauté qui passe ce qu’on doit attendre des Grecs », avec leur sol pavé de marbre
et de mosaïques et leurs murs ornés « d’assez belles peintures » ! Dom Vaissète signale
d’autre part l’existence d’une quarantaine de « cellules séparées et situées dans une
328

solitude affreuse, habitées par 50 ou 60 anachorètes. » La vie religieuse de ce haut lieu


lui inspire un vrai respect, car « tous les moines du mont Athos mènent une vie fort
austère ; et leur abstinence est des plus rigoureuses. » Le monachisme oriental trouve
grâce aux yeux du moine français !
24 Passant à l’Albanie, l’auteur en brosse un tableau de couleurs contrastées : « le pays, qui
est fort peuplé », a certes un relief accidenté, mais « il est plus fertile et plus cultivé
vers le nord que vers le midi ; et on y recueille de fort bon vin. ». Ses habitants, peut-
être descendants des Scythes, sont « grands, forts et robustes ; et ils se sont rendus
célèbres pour leur valeur. » Le rappel de la vaillante « défense qu’y fit Scanderbeg
contre Amurath II et Mahomet II » en donne témoignage. Toutefois, au sud, la Basse
Albanie, qui n’est autre que l’Épire antique, est un pays « communément stérile » qui
n’a d’autre ressource que la pêche : « leur boutargue, dont ils font un grand commerce
en Italie, est fort estimée. » Aussi les habitants doivent-ils pour subsister pratiquer
l’émigration saisonnière, « obligés de se répandre par troupes presque nuds pieds dans
les provinces voisines et jusques dans la Natolie, où ils vont l’été faire la récolte pour les
Turcs27. » En outre, l’empire Ottoman, qui a dû abandonner aux Vénitiens les
principales villes de la côte adriatique, Arta et Preveza, ne contrôle pas les
montagnards qui « font profession de brigandage, [...] si assurés dans leurs montagnes
hautes et escarpées qu’ils y vivent dans l’indépendance et se dispensent de payer le
tribut au Grand Seigneur. » On comprend que l’Albanie n’est pas d’un grand secours
pour le maintien de la puissance turque dans cette partie des Balkans.
25 C’est en abordant l’Attique et les contrées voisines – ce qu’il nomme Livadie – que Dom
Vaissète cède à ses noires pensées, en égrenant le nom de tant de villes « également
célèbres, aujourd’hui la plupart ruinées, ou du moins extrêmement déchues de leur
ancienne splendeur, surtout depuis que les Turcs y ont établi leur domination 28. » Dans
ce morose pèlerinage, arrêtons-nous avec lui au cas, combien significatif, d’Athènes,
« qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle a été autrefois. » Sans doute son
déclin a-t-il commencé avant la conquête ottomane, comme le suggère le rappel de la
prise de la ville par les Croisés et des dominations successives – franque, catalane, ...–
qu’elle eut ensuite à subir. Il n’empêche : c’est à peine si « on compte encore à
Athènes 15 à 16 mille habitans : ils sont tous Grecs, à la réserve de 1200 ou 1500 Turcs,
dont une partie forme la garnison de la citadelle nommée Acropolis, et située sur le
haut d’un rocher ; ils l’habitent seuls29. »
26 Plus sombre encore est le destin de Thèbes, en Béotie, où il ne reste que 3000 ou
4000 habitants, « Chrétiens Grecs ou Turcs, en y comprenant la forteresse habitée par
ces derniers », ou celui de Mégare, qui « n’est plus qu’un méchant bourg composé de
trois à quatre cens chétives maisons, habitées par des Grecs, qui sont exposés aux
fréquentes incursions des corsaires »… Le Péloponnèse – dénommé à présent Morée –
n’est pas bien mieux loti : l’antique Corinthe, disputée aux Turcs par les Vénitiens,
n’est plus qu’un bourg de 1500 habitants, dont « la moitié sont des Mahométans qui y
ont deux mosquées. »
27 Enfin les Isles de la Grèce, longuement énumérées et décrites, ne font pas bien meilleure
figure. Les îles de l’Archipel, c’est-à-dire de la mer Égée ; « toujours regardées comme
dépendantes de la Grèce », car peuplées de Grecs, subissent moins lourdement le joug
ottoman, car « il y a peu de Turcs dans ces isles. » En effet, nous dit l’auteur, « autrefois
le Grand Seigneur entretenoit un aga ou un cadi dans plusieurs, pour les gouverner et y
administrer la justice ; mais comme ces officiers ont été plusieurs fois enlevés par les
329

Corsaires, on trouve peu de Turcs qui veuillent se charger de pareils emplois 30. » De
sorte que l’administration courante est souvent assurée par des archontes qui sont des
notables du cru. Seule la justice criminelle est rendue par « le capitan bacha, lorsqu’il y
vient tous les ans avec sa flotte, pour recueillir le tribut des isles. »
28 La mainmise turque se concentre donc en quelques lieux, parmi lesquels figure l’île de
Candie, c’est-à-dire la Crète. Bien que sa conquête soit alors récente (puisque achevée
en 1669), on trouve parmi ses habitants « des Turcs, qui la plupart sont des renégats et
qui ont changé les plus belles églises en mosquées », à côté des chrétiens grecs, les plus
nombreux. L’île est dépeuplée, n’ayant pas « la moitié du monde qu’il faudrait pour la
cultiver. » Le gouvernement y est assuré par « un beglerbey ou gouverneur général »
qui réside dans la capitale, Candie (aujourd’hui Héraklion). Cette ville, « très
considérable pendant tout le temps qu’elle a appartenu aux Vénitiens, [...] n’est plus
aujourd’hui que la carcasse d’une grande ville. » À moitié vide, « elle serait un désert
sans le quartier du marché où les principaux habitans se sont retirés », réduits
à 800 Grecs, un millier de juifs et 200 Arméniens.
29 Soumise de plus longue date, Lesbos ne garderait plus que 120 des 1300 villages qu’on y
comptait jadis, bien que son riche terroir continue à produire « de bon froment,
d’excellente huile, d’excellent vin et les meilleures figues de l’ Archipel. » Il est vrai que
l’ile doit payer un tribut annuel de 18000 piastres. Sa capitale, l’ancienne Mytilène, « où
le bacha fait sa demeure, est défendue par un château que les Turcs y ont bâti sur une
petite colline et d’où ils dominent sur l’entrée des deux petits ports qui sont sous les
murailles de la ville31. » D’autres îles souffrent moins de la domination turque : c’est
notamment le cas de Milo dont tous les habitants sont chrétiens, « excepté le Cadi qui
est Turc », et où l’on fait « bonne chère à peu de frais » en arrosant de bon vin ses
melons réputés et ses excellentes figues32. On citera pour finir Naxos, le berceau de
Dionysos, où se récoltent en abondance non seulement des vins renommés, mais toutes
sortes de fruits – grenades, limons, cédrats –, et l’huile produite en quantité par ses
forêts d’oliviers ; pour comble de félicité, « les insulaires sont gouvernés par leurs
propres magistrats, qu’ils créent tous les ans sous l’autorité de la Porte 33. » Une autorité
qui peut donc, selon les situations locales, s’avérer légère ou écrasante.
30 À la suite de cet ensemble de notices géographiques, Dom Vaissète complète sa
description de la Turquie d’Europe par un chapitre consacré à l’« État présent de
l’Église Grecque34 », ce qu’il justifie en observant que le patriarche de Constantinople
« se regarde comme le chef de cette Église » et que le plus grand nombre de ses fidèles
« habite l’Europe, et surtout la partie des états du Grand Seigneur situés en Europe ».
L’auteur reprend là et ordonne de façon méthodique les informations éparses dans la
géographie régionale. Mais il s’efforce surtout de donner une vision synthétique de
cette Église si proche et si différente pourtant de l’Église catholique à laquelle il
appartient. Il n’est pas étonnant d’y trouver le point de vue de celle-ci sur « le schisme
que les Grecs firent avec les Latins » et sur « la désobéissance où ils sont envers le
patriarche Romain » – schisme qu’il considère consommé par Photius sans même
mentionner les ruptures ultérieures. L’auteur se montre en outre prudemment évasif
sur le ressentiment provoqué chez les chrétiens d’Orient par l’agression subie de la part
des Croisés occidentaux lors de la IVe Croisade35.
31 Quant au reste, l’exposé manifeste un réel souci de compréhension envers une Église
dont « la créance [...] est à peu près la même, à quelques articles près, qui regardent
plutôt la discipline que le dogme. » L’auteur en décrit les caractères propres avec
330

irénisme, qu’il s’agisse de décrire la hiérarchie du clergé, les pratiques cultuelles, les
rites et les grandes dates de l’année liturgique. Il met en lumière le rôle essentiel du
clergé régulier, dans l’encadrement ecclésiastique : « comme tous les évêques de cette
Église et des autres églises orientales sont tirés du cloître, et que ces prélats vivent dans
des monastères, dont ils sont en même tems archimandrites ou abbés, de là vient que
toutes les cathédrales [...] sont régulières et desservies par des réguliers, qui
remplissent aussi les premières dignités du diocèse 36. » Et, à propos des
quelque 165 évêques suffragants du patriarche de Constantinople, il porte un jugement
approbateur, sinon sur leur savoir, du moins sur l’exemplarité de leurs mœurs : « tous
ces prélats mènent une vie pauvre, dure et austère, [...] mais ils n’ont pas moins le
caractère épiscopal, quoiqu’ils ne vivent ni dans la splendeur, ni dans les commodités
de la plupart des évêques de l’église Latine37. » Il signale la disposition particulière des
églises, où les femmes se tiennent « dans des tribunes élevées et fermées de treillis, de
sorte qu’elles voyent dans l’église sans être vues », et où surtout « il n’y a que les
ecclésiastiques qui entrent dans le sanctuaire », séparé de la nef par l’iconostase,
« cloison » ornée « de croix et d’images toutes plattes ou en peinture, jamais en
sculpture. » Moins édifiante cependant est la condition du clergé séculier, qui à
l’entendre « croupit dans une plus grande ignorance », de même que les fidèles, eux
aussi « si ignorans que la plupart ne sçavent pas l’Oraison Dominicale », le pater.
32 Mais les maux dont souffre l’Église orientale, son « extrême désolation », plus que de
ses vices propres, résultent de sa soumission forcée au pouvoir ottoman. Les
« vexations » subies ont entraîné la disparition de nombreux sièges épiscopaux dans ce
qui fut jadis « le berceau du christianisme ». Mais il y a plus grave : la dépendance du
pouvoir civil. Du temps de l’empire byzantin, « les empereurs ont presque toujours
nommé [aux prélatures] qui étoient de quelque valeur. » Les Ottomans ont pris leur
suite, attentifs à exercer une tutelle si lucrative : « les Turcs en ont fait de même,
particulièrement à l’égard du patriarcat : ils permettent une sorte d’élection ; mais à
condition qu’on nommera celui qui leur a payé pour être élu, ce qui va ordinairement à
une année du revenu : souvent même au bout de l’an, un autre vient offrir une somme,
on fait une querelle à celui qui est en place ; on le dépose et on lui substitue celui qui
vient de payer38. » La pression financière du pouvoir ottoman compromet en outre
l’entretien des édifices du culte – ceux du moins qui n’ont pas été transformés en
mosquées –, si bien que « la plupart des églises Grecques sont aujourd’hui délabrées,
parce que les Turcs ne permettent de les réparer qu’en payant de grosses sommes. » En
somme l’Église orientale, asservie, doit payer au prix fort la liberté de culte octroyée
par le pouvoir ottoman.
33 Cette compassion n’empêche pas le bénédictin français d’accorder une large place à la
présence de l’Église latine – catholique – dont l’implantation est poursuivie contre
vents et marées sous le contrôle de la congrégation romaine de propaganda fide.
L’auteur, tributaire à cet égard de l’ouvrage d’un dominicain, le père Le Quien 39, qu’il
cite à maintes reprises, se fait un devoir de mentionner la présence du moindre évêque
catholique, si modeste que soit son troupeau de fidèles. Ainsi n’oublie-t-il pas, par
exemple, l’existence en Serbie de « douze ou treize cens Catholiques répandus dans
divers villages, et partagés en 8 paroisses [...] sous l’autorité d’un archevêque latin,
nommé par le pape », résidant à Skoplje40. Ce zèle fraternel à l’égard des siens, certes
compréhensible, risque de majorer l’importance de ces communautés dans l’esprit du
lecteur...
331

34 L’auteur n’a pas éprouvé le besoin d’offrir une présentation symétrique de


l’organisation du culte musulman, ni certainement disposé des informations
nécessaires pour s’y essayer. Ce déséquilibre est évidemment révélateur de l’horizon
culturel qui est le sien. Il n’ignore certes pas l’islam, mais il le voit à travers le prisme
de la domination ottomane sur des terres et des populations historiquement
chrétiennes. D’où l’ambivalence de l’image qu’il en donne à son lecteur au fil de sa
description géographique. En quelques occasions, Dom Vaissète évoque un islam
ottoman, conquérant et dominateur au point parfois d’avoir versé dans la barbarie.
Ainsi fait-il écho aux cruautés attribuées à Mehmed II, qui selon lui, après avoir fait
prisonnier le roi de Bosnie, le « fit écorcher tout vif41 ». Il rapporte encore, à propos de
l’île grecque de Nègrepont, conquise en 1460, que celui-ci, « furieux d’avoir perdu plus
de 40 000 hommes à cette conquête, usa de la victoire en barbare, faisant tuer sans pitié
ceux qui étoient au-dessus de 20 ans42. » On a bien lu : c’est « en barbare », et non en
bon musulman, que le vainqueur perpétra ce massacre. Il faut observer d’ailleurs que
jamais l’auteur ne mentionne le djihâd comme moteur ou justification de telles
violences. Plus qu’un précepte religieux, c’est la sacralisation du pouvoir temporel des
sultans qui inspirerait l’esprit dominateur de l’islam turc, au point que « les Ottomans
sont persuadés que la volonté de leur prince est celle de Dieu même, qu’on mérite la
couronne du martyre quand on perd la vie pour leur service43 ». En cela, ils sont bien à
ses yeux les dépositaires de la « fausse religion » fondée par Mahomet, qui s’était
« arrogé la souveraineté avec le souverain sacerdoce44. », instaurant la confusion des
pouvoirs civil et religieux sur une même tête.
35 Malgré cette critique radicale, les propos du bénédictin français ne relèvent cependant
pas à proprement parler de l’islamophobie, en ce sens qu’il reconnaît par ailleurs une
réelle dimension religieuse à la foi et à la pratique de l’islam par le croyant. Ainsi, écrit-
il, « celui-là ne laisse pas de passer pour un véritable Musulman, c’est-à-dire croyant, qui
observe les cinq articles suivans, comme des points essentiels et fondamentaux, que
chaque particulier est obligé en conscience de pratiquer. Le premier, c’est de tenir les
parties extérieures du corps nettes, et d’être propres dans ses habits ; le second, de
faire des prières cinq fois le jour ; le troisième, d’observer le Ramazan ou Ramadan ou le
jeûne d’un mois ; le quatrième de donner l’aumône [...], et le cinquième, d’aller, s’il leur
est possible, en pèlerinage à la Mecque ; mais l’unique article de foi qu’ils doivent
croire, c’est qu’il n’y a qu’un seul Dieu et son prophète Mahomet 45. » Aussi bien lui
arrive-t-il de reconnaître sans détours que « les Turcs sont fort charitables envers les
étrangers de quelque religion qu’ils soient46 »– les mêmes Turcs qui, écrit-il ailleurs,
« mirent les Grecs sous l’oppression où ils gémissent à présent 47. »

NOTES
1. Dom Joseph Vaissète, religieux bénédictin de la Congrégation de S. Maur, Géographie Historique,
Ecclésiastique et Civile, ou Description de toutes les Parties du Globe Terrestre, Tome second, Paris, 1755,
pp. 111-379.
2. Op. cit., p. 115.
332

3. Montesquieu, De l’Esprit des lois, livre III, III, 8.


4. Dom Vaissète, op. cit., p. 118.
5. Ibid., p. 116.
6. Ibid., p. 125.
7. Ibid., p. 118-119.
8. Ibid., p. 122.
9. Ibid., p. 120.
10. Ibid., p. 129.
11. Le khan disposerait en outre d’une garde ordinaire « d’environ 2 000 hommes ». Ibid., p. 130.
12. Ibid., p. 142.
13. Ibid., p. 134.
14. Ibid., p. 145-146.
15. Ibid., p. 150-151.
16. Ibid., p. 155.
17. Ibid., p. 148.
18. Ibid., p. 155.
19. Ibid., p. 159.
20. Ibid., p. 163-164.
21. Ibid., p. 170.
22. Ibid., p. 176.
23. Cette description occupe les pages 177 à 200.
24. Ibid., p. 201-202.
25. Ibid., p. 207-208.
26. La description du mont Athos occupe les pages 210 à 214.
27. Ibid., p. 226. La Natolie est naturellement l’Anatolie.
28. Ibid., p. 231.
29. Ibid., p. 233.
30. Ibid., p. 268.
31. Ibid., p. 287-288.
32. Ibid., p. 289-291.
33. Ibid., p. 292-294.
34. Ibid., p. 327-379.
35. L’auteur se borne à écrire à ce sujet : « Les Latins croisés s’étant saisis de Constantinople au
commencement du XIIIe siècle mirent un empereur, avec plusieurs évêques de leur communion
dans les meilleures villes d’Europe dont ils purent s’emparer. Le patriarche aussi bien que
l’empereur Grec se retirèrent à Nicée, et y demeurèrent jusqu’au tems qu’ils eurent chassé nos
croisés de leurs conquêtes ; ce qui arriva vers l’an 1260. » Ibid., p. 343.
36. Ibid., p. 336.
37. Ibid., p. 341.
38. Ibid., p. 333-334.
39. Le père Le Quien est l’auteur de Oriens Christianus, fréquemment invoqué par l’auteur.
40. Ibid., p. 161.
41. Ibid., p. 155.
42. Comme l’on sait, le nom de Nègrepont était alors donné à l’Eubée ; ibid., p. 296.
43. Ibid., p. 118.
44. Ibid., p. 112.
45. Ibid., p. 123-124.
46. Ibid., p. 183.
47. Ibid., p. 349.
333

AUTEUR
JEAN-PIERRE AMALRIC
Professeur émérite, Université de Toulouse-Le Mirail.
334

Malte, le trafic d’esclaves et


l’inquisition
Bartolomé Bennassar

1 Tout familier de l’histoire de la Méditerranée sait que l’Ordre des chevaliers de Malte et
l’île elle-même connurent après le célèbre siège de 1565 un développement
remarquable. La résistance héroïque et victorieuse des chevaliers à l’attaque des
Ottomans, qui n’avaient pourtant pas lésiné sur l’importance des moyens mis en œuvre,
porta à son apogée le prestige des chevaliers dans les pays de l’Occident chrétien.
Tandis que le programme de construction et de renforcement des défenses prenait une
ampleur impressionnante avec l’édification de la nouvelle capitale, La Valette, sur la
presqu’île de Birgu, l’aménagement de la ceinture fortifiée au pied de la falaise de La
Valette, constituée par les trois villes de Vittoriosa, Senglea et Floriana, enfin la
reconstruction des forteresses détruites pendant le siège, des centaines d’hommes
« bien nés » affluaient de France, d’Espagne et de Portugal, d’Italie, des terres d’Empire,
voire d’Angleterre, pour s’enrôler dans cette milice internationale, jadis vouée à la
défense des Lieux saints et destinée désormais à contenir les offensives turques, voire à
déclencher des expéditions contre les positions les plus avancées ou les moins assurées
de l’Empire Ottoman. Il est vrai que les aventures et le genre de vie des chevaliers
faisaient rêver. Les chevaliers furent assistés par un nombre important de « servants
d’armes », d’origine roturière.
2 Simultanément, accoururent à Malte des capitaines corsaires qui ne prétendaient
nullement à la chevalerie mais qui souhaitaient utiliser l’île comme base stratégique et
comme marché, qu’il s’agisse de leurs approvisionnements ou de la vente de leur butin.
Ils recevaient des lettres de marque du grand maître et devaient reverser une part de
leurs prises au Trésor de l’Ordre. Les documents que j’ai consultés révèlent au passage
l’identité de certains de ces capitaines : le portugais Albino, l’anglais Oduardo (Edward),
le français Simone (Simon), ou l’italien Vetriano. Au début du XVII° siècle, le Pape lui-
même recommande le capitaine Odoardo et invite ensuite l’inquisiteur de Malte à faire
preuve de tolérance à l’égard des capitaines et des équipages flamands, hollandais ou
anglais, dès lors qu’ils ne commettent pas dans l’île de délits de religion et
n’introduisent pas de livres défendus1.
335

3 De la sorte, à partir des années 1570-80, trois facteurs contribuent à faire de Malte un
marché d’esclaves en pleine expansion :
• Les travaux qui pendant plusieurs décennies, jusqu’à l’achèvement en 1670 du fort Ricasoli
par Valperga, mobilisèrent au service des ingénieurs italiens, chargés de la construction du
grand hôpital des chevaliers et des fortifications, puis de leur entretien, une main-d’œuvre
considérable, de condition servile le plus souvent.
• La course, celle des chevaliers et celle de leurs auxiliaires ou des capitaines indépendants
qui, par leurs razzias terrestres et leurs prises de mer, fournirent le marché de l’île en
milliers d’esclaves des deux sexes, de toutes origines et de tous âges. La course elle – même
consommait un grand nombre d’esclaves mâles puisque les chiourmes des galères
chrétiennes (ou frégates, brigantins, felouques, tartanes, etc.), à l’exception de celles de
Venise, étaient constituées en majorité par des esclaves. Michel Fontenay l’a établi de
manière convaincante, notamment dans le cas des chiourmes maltaises. Ajoutons que Malte
approvisionna en esclave le marché de Messine, Naples, Gênes, voire Malaga…
• Les besoins croissants en services domestiques pour les « auberges » des chevaliers, les
hôtels particuliers et les maisons de campagne des chevaliers les plus riches, les maisons de
corsaires, des trafiquants de toute sorte, du clergé, des ingénieurs militaires et de leurs
cadres, des artistes, etc. Ces besoins supposaient un recours important aux femmes qui
fournissaient l’essentiel de ces services. D’ailleurs la population esclave de Malte, chiourmes
non comprises, représente au moins 10 000 individus vers 1620-1630.
4 Il est évident que la demande d’esclave, génératrice de profits substantiels, stimula les
commerçants et endormit leurs scrupules. C’est ainsi que marchands d’esclaves et
courtiers proposèrent à la vente des individus, notamment des femmes, prétendument
de religion musulmane, alors que leur appartenance religieuse était douteuse ou même
affirmée de manière mensongère.
5 Dans ces conditions, l’Inquisition maltaise qui intervenait le plus souvent sur
dénonciation ou à l’occasion de la présentation spontanée de plaignants joua le rôle de
régulateur. Je rappelle que les inquisiteurs maltais, dont le premier fut Mgr. Dusina,
nommé en 1575, dépendaient directement de la délégation romaine du Saint Office. La
régulation évoquée fut certes insuffisante, on pourrait même avancer qu’elle n’agit qu’à
la marge, mais, au cas par cas, elle arracha un certain nombre d’individus à leur triste
sort. Le Saint Office romain donna à l’inquisiteur de Malte des instructions précises à
propos de l’accueil des renégats ou renégates qui se présentaient spontanément devant
le tribunal : l’emploi de la torture était prohibé et la procédure devait se dérouler en
secret, de façon à éviter des représailles de la part des propriétaires de ces esclaves. Le
tribunal devait aussi distinguer les différentes formes d’apostasie et prendre en compte
la crédulité des sujets et l’intention : ainsi, « l’apostasie formelle » n’était plus qu’un
délit mineur2. L’institution inquisitoriale transformée en défenseur des droits de la
femme, le paradoxe est suffisamment déconcertant pour qu’on s’y arrête ! Mais on sait
bien que l’Histoire, et plus encore la microhistoire, est fertile en paradoxes. Et il faut
ajouter que les femmes d’origine chrétienne seules bénéficiaient de l’intervention
inquisitoriale. Ce n’est évidemment pas une surprise.
6 Je proposerai tout d’abord quelques exemples. Ils nous permettront d’organiser la
réflexion.
7 Ana est en 1605 une jeune hongroise de douze ans. A l’âge de sept ans, elle a été enlevée
de son village avec ses parents par les « Tartares » et conduite à Constantinople où elle
a été vendue à un Turc qui l’a contrainte au reniement. Devenue Fatima, elle est
336

capturée au cours d’un voyage en mer par le bertone du capitaine Vetriano, amenée à
Malte et vendue sur le marché : elle mène une vie de « turque » parce que son patron et
sa femme l’y obligent, sous la menace d’être brûlée pour apostasie si elle révélait son
origine ; une relation lui permet cependant de parvenir jusqu’au tribunal du Saint
Office où elle décline sa généalogie chrétienne, se montre capable de réciter
correctement le Notre Père et le Je Vous Salue Marie, plus quelques fragments d’autres
prières. Elle est réadmise dans la communauté chrétienne. Mais elle a été libérée 3 ?
8 Catherine est russe, fille de parents chrétiens et baptisée. En 1603 elle a vingt – cinq
ans. Prise dans l’assaut de sa ville natale par les Turcs, elle se retrouve elle aussi sur le
marché aux esclaves de Constantinople, est vendue à un Turc qui la décide à renier et
lui impose le nom de Zemana. Dès lors, elle a mené une vie de « turque », elle l’admet
sans discussion : vêtements, alimentation, coutumes, prières sans doute... Mais huit ans
auparavant, son patron, son bougre, lui a accordé la liberté tout en la mariant à un
autre esclave affranchi, Davit, dont elle a eu un fils. Sur le navire qui les conduisait
d’Alexandrie à Constantinople, le couple et l’enfant ont été capturés par un bertone
gênois qui les a amenés à Malte où ils ont été vendus au chevalier Spinola. Ainsi
Catherine, qui était naguère libre et musulmane, invoque son origine chrétienne et son
jeune âge lors de sa conversion forcée pour prononcer une abjuration qui, espère-t-elle,
lui rendra bientôt la liberté. Cas difficile. Sincérité, opportunisme 4 ?
9 Voici une autre Catherine, grecque celle-ci, fille de Grecs chrétiens de Chypre.
Orpheline de bonne heure, élevée pas des voisins dont certains l’appelaient Marie et
d’autres Soltana. Une nuit, des corsaires chrétiens sous les ordres d’un certain capitaine
Zeno, ont débarqué dans l’île, les ont enlevés, elle et ses voisins ; et transportés à Malte
où ils les ont présentés comme musulmans et vendus comme esclaves. Au cours de la
quarantaine, deux femmes turques lui ont recommandé de se dire turque sous peine
d’être brûlée. Terrorisée, elle a suivi ce conseil. Vendue avec les deux turques à un
certain Guisepe Rivera elle s’est confiée à une nommée Theodora qui l’a incitée à la
prudence. Aussi, sans avouer son origine, elle se fait « rebaptiser ». Procédé qui
complique sa situation le jour où elle se décide à se présenter devant le Saint Office, et à
raconter son histoire pour « obtenir la liberté », précise-t-elle 5.
10 Je pourrais citer nombre d’autres cas comparables qui intéressent Hongroises, Russes,
Grecques, mais aussi des hommes des mêmes « nations » sans oublier les Arméniens, les
Valaques ou les Moldaves6. Mais envisageons quelques situations plus simples et dont la
fréquence apparente interpelle.
11 Maria, 25 ans, fille de chrétiens grecs d’une île de l’archipel que je n’ai pu déterminer, a
été enlevée en 1662 avec quatorze de ses parents et voisins par l’équipage des galiotes
du chevalier Gasté qui ont débarqué à l’improviste et ont capturé toutes ces personnes
sans vouloir entendre qu’elles étaient chrétiennes baptisées, puis les ont exposées à
Malte sur le marché des esclaves. Maria est parvenue à se faire conduire devant le
tribunal : elle récite plusieurs prières, invoque tous les saints du paradis. Elle se montre
convaincante et obtient la liberté. On ne sait si elle a également obtenu la libération de
ses parents7.
12 Exemple comparable, trente ans plus tard. Une autre Maria, grecque elle aussi et sa
sœur Ana, 14 et 16 ans. Elle est originaire d’un village crétois, proche de Candie. En
l’absence de ses parents, elle est enlevée dans sa propre maison avec son frère et sa
sœur par des inconnus qui ont fait irruption, les ont conduits jusqu’à un port où, sous
une menace de mort, ils les ont contraints à se dire turcs. Un capitaine portugais,
337

Albino, les a alors achetés, amenés à bord, puis a pris la direction de Malte, il garde les
deux filles dans sa maison. Mais à la suite d’une dénonciation selon laquelle Albino
détient deux sœurs chrétiennes, Maria et Ana sont conduites devant le Saint Office.
Maria la plus jeune, démontre devant les inquisiteurs qu’elle connaît fort bien le rituel
orthodoxe qu’elle suivait en Crète avec ses parents. Elle récite en grec le Notre Père,
l’Ave Maria, le Credo. Sa sœur Ana fait des déclarations identiques. Les deux sœurs
décrivent correctement la messe et le baptème orthodoxe. Elles sont libérées 8.
13 Mais la vérité est parfois bien difficile à élucider. L’Arménien Grégoire, qu’une tartane
du chevalier français Louis de Beauregard vient d’amener à Malte et que le patron veut
vendre comme esclave est-il chrétien ou turc ? Grégoire affirme hautement qu’il est
chrétien et quatre marins grecs de la tartane, en plus de quatre Turcs, l’affirment aussi.
Mais un témoin français, non cité par Grégoire, prétend que Grégoire faisait partie d’un
équipage « turc » qui a razzié cinq hommes dans un casal de Grèce. Qui croire ? A vrai
dire, les témoins ne connaissent pas de manière certaine l’identité religieuse de cet
Arménien9.
14 Arrêtons là cette chronique qui pourrait être prolongée par une cascade d’histoires
comparables. Le seul volume de procès 71 B, qui concerne les années 1660, fourmille
d’histoires de courses en tous genres, riches en aventures humaines parfois pathétiques
mais qui constituent l’un des quotidiens de l’histoire de la Méditerranée au XVIIe siècle.
Quelles propositions peut on formuler après avoir pris connaissance de ces histoires et
de quelques autres ?
15 – Le XVIIe siècle semble avoir connu une exaspération de la course, en Méditerranée
orientale surtout, plus évidente peut être (au moins selon les sources maltaises) dans
les premières années du siècle, puis pendant l’interminable guerre de Crète (1644-69).
L’orientation de la politique ottomane vers l’est, puis le déclin de l’Empire turc, ont
sans doute favorisé cette conjoncture. Outre les chevaliers de moins en moins actifs
eux – mêmes, et leurs auxiliaires, les Toscans, les Majorquins, les Espagnols, les Génois
eux -mêmes pratiquent la course et multiplient les raids aux dépens de la Crète, de
Chypre, des îles de l’Egée, de la Grèce continentale, ou les attaques sur mer, notamment
sur le trajet Alexandrie – Istanbul devenu très dangereux. La course maltaise est
renforcée par des partenaires inattendus, tels ces douze anglais qui avaient d’abord
armé en course à Livourne et effectué une campagne au Levant, puis qui, en 1603, se
convertissent au catholicisme de façon à pouvoir opérer à partir de l’île 10. Ainsi les
captifs de toutes sortes affluent à Malte au cours de ce siècle.
16 – Le rôle d’Istanbul (Constantinople dans les textes chrétiens) comme plaque tournante
du trafic d’esclaves en Méditerranée orientale. Presque tous les esclaves renégats mis
en vente à Malte sont passés par Constantinople, notamment ceux qui proviennent des
chevauchées tartares. Ceux et celles qui peuvent démontrer qu’ils n’ont jamais renié
leur foi chrétienne sont presque toujours des Grecs enlevés par les corsaires et conduits
directement à Malte. Il ne s’agit là que d’une confirmation.
17 – L’extrême vulnérabilité des populations de l’aire de la Méditerranée orientale,
considérée au sens large, incluant la plaine hongroise, la péninsule balkanique, mais
aussi les plaines du sud de la Russie. S’il fallait établir un palmarès de cette
vulnérabilité on désignerait sans hésitation les plaines hongroise et russe, ouvertes aux
chevauchées des « Tartares », et les îles grecques dans leur ensemble, grandes ou
petites, exposées aux attaques de mer, avec une prime à la Crète agressée tout à la fois
par les corsaires chrétiens et musulmans. Grecs, Hongrois et Russes sont
338

particulièrement nombreux à échouer sur le marché de Malte. On remarque cependant


que les Russes sont presque toujours des femmes.
18 – La vulnérabilité est accrue par la détresse linguistique d’un grand nombre de captifs
ou de captives et par le rôle négatif des rumeurs. Hongroises, Russes, Moldo-Valaques,
Arméniens ou même Grecs sont parfaitement démunis face à leurs agresseurs, puis face
à leurs maîtres. Lorsque certains racontent leur reniement devant les juges du Saint
Office maltais, ils disent qu’on leur a fait prononcer « certaines paroles », qu’ils n’ont
pas comprises et sont incapables de reproduire, et qu’on leur a fait lever le doigt 11.
Contraints au langage des signes, ils sont exposés au contre-sens et dans l’incapacité de
se défendre.
19 Les rumeurs jouent aussi un rôle, qu’il s’agisse d’obtenir un reniement ou de s’assurer
le silence de chrétiennes renégates. Ainsi, plusieurs garçons affirment que les Turcs les
ont persuadés que la circoncision était une condition indispensable d’accès au paradis.
Recherche d’alibi ou vérité12 ? Il est à peu près sûr que plusieurs femmes ont dissimulé
leur reniement pendant des mois ou des années, et du même coup supporté leur
condition servile, parce qu’on les avait convaincu que l’aveu de leur apostasie les
conduirait au bûcher13.
20 – L’efficacité relative de l’Inquisition maltaise comme mécanisme de régulation est
certaine et cette réalité est assez facilement explicable. L’île de Malte est fort exiguë, on
le sait, et, tout le monde connaissait tout le monde ; de plus, le souk des esclaves était
très couru. De sorte que les situations d’apparences anormale étaient rapidement
repérées : s’il était difficile de connaître la vérité à propos de renégats ou de renégates
dont l’apostasie était ancienne et qui faisaient « vie de turc », l’évidence des
comportements chrétiens des gens razziés indûment s’imposait aux témoins. Dès lors,
les dénonciations couraient, et les présentations spontanées elles – mêmes étaient
difficiles à empêcher.
21 La jeune femme achetée par le chevalier français Monsieur de la Rognouse, avec ses
deux fillettes, dont le piémontais Marco Agnaca a eu la garde à l’auberge de France, qui
a été prise au château de Lépante par un raid corsaire, et qui se dit « turque » n’est-elle
pas une renégate qui se prétend turque par amour pour ses deux enfants afin de
demeurer près d’eux ? L’enquête avorte. La jeune femme restera esclave. Par contre,
celle menée au sujet de cinq jeunes « esclavons », trois garçons en bas âge et deux
jeunes filles, pris en mer par le bertone du capitaine Simon sur un vaisseau turc près de
Salonique et conduits à Malte aboutit rapidement. Il s’agissait bien de cinq jeunes
chrétiens. Les deux jeunes filles (20 et 16 ans) avaient renié sous la contrainte.
Apostasie « formelle » qui donne lieu à des pénitences légères avant le retour au
christianisme et à la liberté, ce qui est aussi le cas du jeune Hongrois Andréas, arrivé à
Malte sur le vaisseau du capitaine Simon en compagnie des cinq esclavons 14. De même,
la dénonciation aux dépens du capitaine Albino avait provoqué la libération de deux
jeunes crétoises qu’il détenait chez lui.
22 Il semble évident que l’Inquisition maltaise, sur instructions romaines, se soit montrée
fort conciliante avec la plupart des renégats ou renégates, surtout avec des jeunes gens
des deux sexes dont la responsabilité était fort limitée. Lorsque subsistait un doute sur
l’intention, quelques uns de ces jeunes gens admettant qu’ils avaient pu croire, au
moins quelques temps, qu’il était possible de se sauver en adhérant à la foi d’Allah, ou
parce qu’ils avaient cru que cette foi était la bonne, le Saint Office maltais imposait aux
339

jeunes gens une abjuration de levi, accompagnée de pénitences spirituelles 15 (quatre


confessions et communions annuelles).
23 La contre-épreuve nous est fournie par le sort réservé au basque Miguel Sanz, âgé
de 58 ans lorsqu’il est jugé en 1603. Marin dans l’armée chrétienne, il avait été fait
prisonnier par les Turcs à La Goulette. Il passa sept ans à Tunis, puis huit à
Constantinople. Surpris alors qu’il forniquait avec une renégate, il abjure afin de ne pas
être brûlé et devient Mustafa. Il évite cependant la circoncision, parvient à racheter sa
liberté et se rend à Tripoli où il s’enrôle comme janissaire. Il prend femme, a une fille.
Plus grave, il part en course contre les chrétiens sur un brigantin qui réussit cinq
captures au cours du premier voyage. Mais le deuxième voyage lui est fatal : le
brigantin est intercepté par les galères de Malte et Miguel capturé. Il confesse
l’intention de se sauver dans la foi musulmane mais reconnaît son erreur. Abjuration et
réconciliation, assorties d’une condamnation aux galères, « à notre gré », précise la
sentence16. A la différence des sources inquisitoriales espagnoles ou portugaises, la
source maltaise, qui est aussi un très bel instrument de connaissance de la course et du
trafic des esclaves, nous introduit au cœur des réalités humaines complexes de la
Méditerranée orientale. Elle mérite une enquête approfondie, bien plus complète que la
mienne qui n’a que valeur d’introduction.

NOTES
1. Archives de l’Inquisition de Malte (AIM). Nous utilisons dans cet article d’une part la
correspondance échangée entre la congrégation romaine du Saint Office et l’Inquisiteur de Malte,
répartie en plusieurs tomes (lettre C, T. I, II, etc.), d’autre part les procès (lettre P) qui sont
classés dans plusieurs volumes et par numéros. Pour la note 1 consulter C 1, T. II, fol. 299 et C 2, T.
I, fol. 93. Les documents sont rédigés en italien.
2. Voir AIM, C 1, T. I, fol. 127, Rome 9 mars 1602. Les dispositions concernant le traitement de
l’apostasie font référence à des dispositions antérieures identiques.
3. AIM, P., vol. 21 A, N° 149, fol. 139-46. On trouve dans ce court procès bon nombre des éléments
qui constituent la matière de cet article.
4. AIM, P.21, N° 158, fol. 209-18.
5. AIM, P. 93 A, N° 27. Observons qu’à Malte la Vierge Marie est dite Soltana Maria. La dualité des
désignations de Maria est donc curieuse.
6. On trouvera nombre d’histoires comparables dans AIM, P. 21 A et 21 B (années 1602-05), 71 A et
71 B (années 1660-62), 93 A et 93 B (années 1694-95) mais une recherche plus poussée
multiplierait les occurrences.
7. AIM, P. 71 B, N° 234. On constate avec cette affaire que les chevaliers ou leurs auxiliaires
n’hésitaient pas à se livrer à de véritables actes de piraterie.
8. AIM, P. 93 B, N° 63. Le cas est un peu différent du précèdent. Albino n’est pas l’auteur direct du
rapt. On peut toutefois imaginer qu’il connaissait l’identité réelle de ses captives.
9. AIM, P 21 A, N° 148, fol. 129-38.
10. AIM, P 21 B, N° 188, fol. 585-697. Cette longue procédure mériterait un examen approfondi.
Tout indique que ces Anglais, comme ceux qui, à la même époque, s’installèrent à Salé et se firent
340

musulmans, font partie des nombreux corsaires réduits au « chômage technique » par le
pacifisme du nouveau roi d’Angleterre Jacques Ier.
11. Par exemple le Valaque Pierre, AIM, P 21 B, N° 177, fol. 524-31, ou la Grecque Maria, AIM 21 B,
N° 189, fol. 688-705. A l’inverse, le jeune renégat avignonnais Bernard Cardellone, qui a bien
compris le sens des paroles qu’on lui a fait prononcer à Alger, profite d’un passage à Chio pour se
précipiter au couvent des capucins, se confesser et se faire remettre un superbe certificat en
latin, fort bien calligraphié, signé du père capucin Domoinique Ambianas et daté
du 24 septembre 1694. Il se présente devant l’Inquisiteur de Malte avec ce certificat qui lui vaut
l’absolution. AIM, P, 93 A, N° 17.
12. Par exemple, le jeune Hongrois Grégoire, enlevé à l’âge de sept ans par les cavaliers turcs,
circoncis de force, pieds et mains liées. AIM, P. 21 B, N° 182, fol. 552-58.
13. C’est ce qu’à expliqué la hongroise Ana déjà rencontrée. Si elle avoue ses origines chrétiennes
son patron sera obligé de la ramener au souk et elle sera brûlée (abbruggiata) ; AIM, P. 21 A,
N° 149. C’est aussi ce que raconte, 90 ans plus tard, la chypriote Catherine. AIM, P. 93 A, N° 27.
14. AIM, P. 21 B, N° 197, fol. 760-61. L’enquête ne confirme pas que la jeune femme était une
renégate.
Il en va différemment dans les autres cas instruits lors des séances précédentes. AIM, P. 21 B,
N° 194 et 171.
15. Tel sera le sort en 1603 du Valaque Pierre et du Hongrois Grégoire, tous deux objets d’un léger
soupçon d’apostasie. AIM, P 21 B, N° 177, fol. 524-31 et N° 182, fol. 582-88.
16. AIM, P. 21 B, N° 187, fol. 575-84.

AUTEUR
BARTOLOMÉ BENNASSAR
Professeur émérite, Université de Toulouse-Le Mirail.
341

Pour en finir avec Jean Calas


Eckart Birnstiel

Pour Alain,
en souvenir de maintes soirées passées ensemble
sur la place Saint-Georges
1 À l’entrée de la place Saint-Georges, au cœur de Toulouse, se trouve encastrée une
plaque commémorative, en fonte de laiton, qui porte l’inscription suivante :
LE 10 MARS 1762 LE MARCHAND PROTESTANT
JEAN CALAS
FUT EXECUTE A CET ENDROIT
ACCUSE D’AVOIR TUE SON FILS QUI VOULAIT
SE CONVERTIR AU CATHOLICISME
IL FUT REHABILITE EN MARS 1765
GRACE A L’INTERVENTION DE VOLTAIRE
2 Le flâneur curieux retient de cette inscription trois informations capitales : primo que
Jean Calas était protestant ; secundo que son fils voulait se convertir au catholicisme, ce
qui ne fait sens que si l’on admet qu’il était lui-aussi protestant ; et tertio que ce fut
grâce à Voltaire que Jean Calas fut enfin réhabilité, ce qui laisse supposer qu’il était en
effet innocent des faits pour lesquels il avait été condamné à mort et exécuté.
3 En fait, l’affirmation que Jean Calas était innocent et que sa famille et lui-même
professaient la foi réformée, remonte à Voltaire qui en juin 1763 devait publier son
Traité sur la tolérance à l’occasion de la mort de Jean Calas. Ce plaidoyer brillant en faveur de
la liberté de conscience commence par les phrases suivantes :
Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars
1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge et
de la postérité. [...] si un père de famille innocent est livré aux mains de l’erreur, ou
de la passion, ou du fanatisme ; si l’accusé n’a de défense que sa vertu ; si les
arbitres de sa vie n’ont à risquer en l’égorgeant que de se tromper ; s’ils peuvent
tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s’élève, chacun craint pour soi-
même, on voit que personne n’est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour
veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander
vengeance1.
Or Jean Calas, était-il vraiment innocent ? A-t-il été victime d’une erreur judiciaire ?
342

Le fait divers – une mort mystérieuse dans la rue des


Filatiers2
4 Le vendredi 13 octobre 1761, entre 9 heures et demie et 10 heures du soir, les voisins de
la famille Calas, habitant à Toulouse rue des Filatiers, entendirent des cris, répétés à
maintes reprises et poussés soit par un seul homme soit par plusieurs : « Ah mon Dieu,
Ah mon Dieu ! ». Ces cris provenaient apparemment de l’échoppe de Jean Calas,
marchand lingier de son état, locataire à part entière de la maison numéro 16 ayant
pignon sur rue3, dont le rez-de-chaussée abritait sa boutique et son arrière-boutique ;
dans les étages, donnant en partie sur la cour, se trouvaient les appartements de sa
famille. Quelques instants après avoir entendu ces cris, les voisins, s’étant précipités
vers la fenêtre, voyaient un homme qui sortait de la maison, non par la porte de la
boutique, mais par celle du couloir d’à côté menant à la cour intérieure. Puis, il referma
la porte soigneusement derrière lui et courut à toute jambe en direction de la place de
la Trinité qui se trouve à près de cent mètres de l’entrée de la rue des Filatiers.
Quelques instants après, ce même homme, inconnu des voisins, rentrait dans la rue en
compagnie du chirurgien Antoine Gorsse. Impatiemment attendus devant la porte par
Jean-Pierre, second fils de Jean Calas, les hommes entrèrent dans la maison.
5 Lors de sa déposition en justice, le chirurgien Gorsse déclarait qu’il fut attendu à
l’intérieur de la maison par Jean Calas, père, qui l’emmena dans l’arrière-boutique
communiquant avec le couloir par une porte de derrière. Là, le chirurgien découvrit
une dame, Madame Jean Calas, qui frottait, avec de l’« eau de senteur de la Reine de
Hongrie », le visage d’un jeune homme, son fils aîné Marc-Antoine, tout en pleurant et
répétant sans cesse qu’il faudrait le « réchauffer ». En fait, Marc-Antoine, inerte, gisait
sur le sol. Le chirurgien se mit tout de suite à examiner le corps. Il toucha son pouls et
ses tempes et porta la main à son cœur. Il trouva le corps froid sur toutes ses parties et
sans palpitation aucune. Comme le chirurgien n’aperçut aucune blessure, il ouvrit le
collet de la chemise du mort, puis défit un ruban noir qu’il portait autour de son cou et
qui cachait l’empreinte d’une corde. Le chirurgien avait donc tout lieu de croire que
Marc-Antoine Calas avait été pendu ou étranglé. Il fallait alors prévenir la justice, ce qui
fut fait sur le champ. Un ami des Calas, le procureur Clauzade, que Jean-Pierre Calas
avait entre-temps fait venir à la maison, se chargeait d’avertir le capitoul François-
Raymond David de Beaudrigue qui par sa fonction de conseiller municipal était d’office
juge d’instruction du tribunal de la ville de Toulouse4. Celui-ci s’était déjà couché mais
se leva aussitôt et suivit Clauzade dans la rue des Filatiers. À leur arrivée, vers
les 11 heures du soir, la rue était encombrée d’une foule de curieux. Afin d’y remettre
l’ordre, Beaudrigue fit venir quarante soldats du guet qu’il plaçait devant la maison
Calas. Puis, il commença son enquête.
6 La première chose à faire, fut d’ordonner qu’on aille chercher le médecin Latour et les
chirurgiens Peyronnet et Lamarque, tous les trois assermentés, afin d’examiner à
nouveau le corps et donner la cause exacte du décès de Marc-Antoine. Les trois
hommes arrivèrent vers minuit et demie. Tout comme le chirurgien Gorsse, qui l’avait
examiné le premier, ils trouvèrent le cadavre sans blessure, mais, à la différence de
Gorsse, l’estimèrent « encore un peu chaud »5. Puis, ils attestèrent, eux aussi, une
marque livide au cou, d’environ un demi pouce de cercle, qui se perdait, à hauteur de la
chevelure, de part et d’autre du cou. Enfin, ils remarquèrent que le mort rendait « de la
morve et de la bave par le nez et par la bouche »6, et qu’il avait la face exsangue. Les
343

trois praticiens jugèrent alors qu’il avait été « pendu encore vivant, par lui-même ou
par d’autres »7, avec une corde double qui s’était divisée sur les parties latérales du cou
et y avait formé les deux branches livides.
7 Ces constatations faites, le capitoul Beaudrigue fit emporter le corps, par les soldats du
guet, jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, où il fut mis, afin de retarder sa décomposition, dans une
bière remplie de chaux vive, et déposé ensuite dans la chambre de torture, dite « de la
Gêne », située au sous-sol de la prison municipale, l’endroit le plus frais du bâtiment.
Puis, le corps ayant été emporté, Beaudrigue entreprit la fouille des vêtements de Marc-
Antoine, y compris la veste et l’habit déposés soigneusement pliés et bien en vue sur le
comptoir, n’étant ni tachés ni froissés. Il trouva un mouchoir d’indienne dans l’une des
poches, dans les deux poches de la veste plusieurs lettres et papiers, qu’il jugeait –
peut-être à tort – n’avoir aucun intérêt, et dans la poche de la culotte un canif et un
couteau pliant. Pourtant, il ne trouva nulle part la clef de la maison, que Marc-Antoine
portait habituellement accrochée à une lanière en cuir suspendue à sa ceinture.
8 Afin d’élucider les circonstances de la mort de Marc-Antoine, Beaudrigue fit enfin
conduire à l’Hôtel-de-Ville tous ceux qui, au moment de la mort de Marc-Antoine,
s’étaient trouvés à l’intérieur de la maison : Jean Calas, madame Calas, Jean-Pierre
Calas, Jeanne Viguière, qui était la servante de la famille, ainsi que Gaubert Lavaysse :
ce dernier, ami des fils Calas, avait été celui que les voisins avaient vu sortir le premier
de la maison et rentrer peu après avec le chirurgien Gorsse.

L’enquête commence – et dérape8


9 Arrivé à l’Hôtel-de-Ville, au petit matin du samedi 14 octobre 1761, Beaudrigue fit subir
le premier interrogatoire aux intéressés. Or, à la première question posée par
Beaudrigue à Jean Calas, « De quelle mort est décédé ledit Marc-Antoine ? », on
remarque que le père ne répond pas directement ni précisément, racontant plutôt la
soirée, puis mentionnant seulement que son fils aîné a été trouvé « mort dans la
boutique »9. Voici donc ce que Jean Calas déclarait lors de son premier interrogatoire.
10 Selon lui, la journée du 13 octobre s’était déroulée de façon tout à fait ordinaire.
Pendant l’après-midi, Jean-Pierre, malgré la forte pluie qui tombait depuis le matin,
aurait pris congé pour accompagner un ami qui désirait louer un cheval. Dès son
retour, Jean-Pierre aurait rencontré, passant devant la boutique de son père, un autre
ami, Gaubert Lavaysse, originaire de Toulouse, qui poursuivait depuis quelque temps
ses études à Bordeaux afin d’entrer dans la marine marchande. Or, Gaubert Lavaysse
aurait été de passage à Toulouse et n’aurait pu, à cause des intempéries, continuer son
chemin vers le château du Pujolet, situé entre Lavaur et Lanta en pays castrais,
appartenant à son père qui surveillait en ce moment les vendanges. Jean-Pierre aurait
alors invité son ami Gaubert à prendre le souper chez lui, en famille. Gaubert, d’accord,
aurait promis de s’y trouver vers les 7 heures du soir.
11 Marc-Antoine Calas, de son côté, aurait passé l’après-midi dans la boutique, jusqu’à ce
que son père l’aurait envoyé échanger quelques écus d’argent contre des pièces d’or. De
retour avant cinq heures, il aurait vendu de la mousseline à une cliente, puis, à la
demande de sa mère, serait parti acheter un morceau de fromage de Roquefort destiné
au souper, mission dont il se serait acquitté rapidement pour ensuite se rendre,
vers 6 heures et demie, à un salon de jeu appelé « Les Quatre Billards », situé à quelques
pas seulement de la maison. À peine aurait-il eu le temps de jouer une ou deux parties
344

avec le tailleur Rouzet, que, vers 7 heures, la servante Jeanne serait venue l’avertir
qu’on l’attendait pour le souper.
12 Entre 7 heures et demie et 8 heures moins le quart, Gaubert Lavaysse étant arrivé à la
maison, on se serait mis à table dans la salle à manger de la famille située à l’étage : les
époux Calas l’un à côté de l’autre, Marc-Antoine à côté de sa mère et Gaubert Lavaysse
entre les deux frères, Jean-Pierre se trouvant en bout de table. Jeanne aurait servi une
entrée de pigeons au sang relevés d’ail, puis une pintade rôtie, une salade de céleri
accompagnée de fromage de Roquefort, des raisins secs et des marrons cuits à l’eau : un
menu pour faire honneur à Gaubert Lavaysse que l’on n’avait, selon Jean Calas, pas revu
depuis très longtemps. Le repas aurait duré environ une heure sans fait marquant.
Après avoir pris le dessert, Marc-Antoine, qui pendant tout le souper aurait
sereinement participé à la conversation générale, se serait levé le premier de la table et
serait sorti. Chacun aurait supposé qu’il retournait aux « Quatre Billards » reprendre le
cours interrompu de ses parties de jeu.
13 Pour les autres, la soirée se serait écoulée paisiblement. Jeanne, la servante, se serait
retirée dans la cuisine pour se reposer un peu. Jean-Pierre, installé dans un fauteuil,
n’aurait pas tardé à sombrer dans le sommeil, laissant à ses parents le soin de la
conversation avec Gaubert Lavaysse. Enfin, l’invité aurait jugé, peu après 9 heures, qu’il
serait convenable de se retirer. Après les adieux, Jean Calas aurait allumé un flambeau
confié à son fils qui venait d’être réveillé, lui demandant de raccompagner Gaubert à la
porte. Jean-Pierre aurait alors pris sa clef et, en bonne conversation, serait descendu
avec Gaubert au rez-de-chaussée.
14 En passant par le couloir, Jean-Pierre aurait remarqué, fait inhabituel, que la porte, par
laquelle on pouvait pénétrer à l’arrière-boutique par le couloir, était ouverte. Curieux,
il serait donc entré, avec Gaubert, dans la pièce plongée dans l’obscurité totale. En
l’illuminant avec le flambeau, ils auraient découvert Marc-Antoine, allongé sur le dos,
près de la porte à deux battants séparant l’arrière-boutique de l’échoppe, et ne donnant
aucun signe de vie. Son habit et sa veste, pliés, auraient été posés sur le comptoir. Jean-
Pierre et Gaubert se seraient alors mis à crier « Ah mon Dieu ! Ah mon Dieu ! » et
seraient sortis en courant dans le couloir appelant le père Calas lequel, avec son épouse,
se serait alors précipité dans l’escalier. Gaubert se serait interposé et aurait obligé
Madame Calas à remonter, ce qu’elle aurait fait, tremblante, mais encore ignorante de
ce qui était arrivé. Jean Calas, apercevant son fils Marc-Antoine, aurait crié à son tour
« Mon Dieu ! Ah mon Dieu ! ». Quant à la suite, depuis l’arrivée du chirurgien Gorsse
jusqu’à celle du capitoul Beaudrigue, la déposition de Jean Calas correspond à peu près
aux faits déjà évoqués.
15 Beaudrigue, le juge d’instruction, insistait encore sur deux points, à ses yeux capitaux :
primo, le corps de Marc-Antoine, dans quelle position a-t-il été découvert ? Jean-Pierre
Calas et Gaubert Lavaysse affirmaient unanimement, bien qu’interrogés séparément,
l’avoir trouvé allongé sur le sol, dans la même position dans laquelle le chirurgien
Gorsse l’avait retrouvé plus tard ; secundo, est-ce que la porte de la maison était fermée
à clé pendant toute la soirée ? Jean Calas était formel sur ce point : oui, il l’aurait fermé
lui-même de l’intérieur, comme chaque soir, après avoir d’abord accroché les volets
devant la boutique, puis serait sorti de là par la porte du couloir. Et Gaubert Lavaysse,
comment était-il entré dans la maison ? Gaubert Lavaysse, répondit Jean Calas, serait
arrivé juste au moment où il aurait lui-même été en train de mettre les volets ; il aurait
fait entrer Gaubert avant de fermer la porte à clé et à verrou. Que la porte d’entrée
345

avait été fermée de cette manière, fut par la suite confirmé par Jean-Pierre Calas disant
avoir dû déverrouiller la porte afin de laisser sortir Gaubert pour faire venir le
chirurgien. Par ailleurs, les volets devant la boutique étaient toujours en place, intacts.
16 Beaudrigue en concluait que même si Marc-Antoine, étant alors seul au rez-de-chaussée
pendant que les autres étaient restés ensemble à l’étage, avait ouvert la porte à
quelqu’un de l’extérieur, il aurait dû lui-même la refermer de l’intérieur après le départ
de cette personne, car, selon les dires des Calas, le verrou aurait toujours été mis après
la découverte du cadavre. L’hypothèse d’un assassin passé inaperçu dans la maison était
alors à exclure. Conclusion : l’assassin de Marc-Antoine était à chercher parmi ceux qui,
au moment du drame, se trouvaient à l’intérieur de la maison. Beaudrigue fit alors
écrouer, jusqu’à nouvel ordre, Jean Calas, Madame Calas, Jean-Pierre Calas, la servante
Jeanne et Gaubert Lavaysse, accusés d’avoir collectivement assassiné Marc-Antoine ou
avoir prêté main-forte à l’œuvre d’un assassin individuel se trouvant parmi eux.
Le 14 octobre au matin, les portes de la prison se fermaient alors derrière ces cinq
personnes.
17 Le dimanche 15 octobre 1761, les accusés furent à nouveau appelés devant Beaudrigue.
Et au cours de leur deuxième interrogatoire, ce fut le coup de théâtre. Jean Calas
revenait sur sa déposition, en affirmant alors « qu’il vit son fils pendu à une corde à la
porte du magasin qui répond à la boutique, la corde étant attachée à une grosse bille
appuyée sur ladite porte ». Cette bille en question était un cylindre de bois sur lequel
on enroulait les étoffes. Interrogé pourquoi il n’avait pas dit tout de suite que son fils
s’était pendu, Calas expliquait qu’il avait voulu dissimuler le fait pour conserver
l’honneur de sa famille ; il aurait demandé à son fils Jean-Pierre, qui l’aurait à son tour
fait promettre à Gaubert Lavaysse, de ne pas parler de suicide. Pour masquer celui-ci, il
aurait, avec l’aide de Gaubert, coupé la corde et aurait mis une cravate au cou de son
fils après l’avoir déposé sur le sol.
18 Que penser de cette deuxième version des faits ? Certes, elle ne manquait pas de
crédibilité. En fait, selon la loi en vigueur, le suicide était sévèrement réprimandé
comme un fait de blasphème grave : d’après le dogme de l’Église, adopté par la loi 10,
l’homme n’avait pas le droit de se défaire du don de la vie qu’il avait reçu de Dieu ; un
suicidaire était donc considéré comme un rebelle à Dieu, refusant les épreuves
terrestres qu’il a plu à Dieu de lui imposer, et à son cadavre, la terre sacrée du cimetière
était par conséquent strictement interdite. Or, le corps de toute personne convaincue
de suicide devait alors être attaché, face contre terre, sur une claie attelée à un cheval
et traîné par les rues jusqu’à ce qu’il fût totalement méconnaissable. Puis, on le jetait à
la décharge publique où il était abandonné aux chiens errants. Ce spectacle était non
seulement, on s’en doute, insupportable pour la famille du défunt, mais la rendait aussi
infréquentable : les proches d’un suicidé subissaient alors un ostracisme social qui les
écartaient des rapports quotidiens au sein du voisinage, du quartier, de la paroisse, du
monde du travail ; ils devenaient ainsi en quelque sorte des parias. Pour un marchand
comme Jean Calas, cela aurait à coup sûr entraîné la ruine de son commerce et aurait
ainsi poussé sa famille, qui vivait déjà dans des conditions assez modestes, dans la
misère la plus profonde.
19 Jean Calas avait donc un fort intérêt à dissimuler le suicide de son fils, si un suicide
avait eu lieu. Pourtant, Beaudrigue avait apparemment du mal à croire cette histoire, et
ceci d’autant plus que les dépositions des inculpés devenaient par la suite de plus en
plus contradictoires et rocambolesques. Lors d’une inspection de la boutique dans la
346

rue des Filatiers, effectuée ce même dimanche 15 octobre en présence des Calas père et
fils, ainsi que de Gaubert Lavaysse, Beaudrigue leur demandait d’indiquer précisément
l’endroit où était pendu Marc-Antoine. Jean Calas confirmait qu’il a été trouvé pendu
sous la porte. Or, la bille, dont il avait auparavant parlé, se trouvait trop éloignée de la
porte battante pour que Marc-Antoine ait pu être retrouvé pendu à cet endroit.
Confronté à ce fait évident, Calas tergiversa et présenta enfin une autre version, la
troisième, selon laquelle la corde n’aurait pas exactement été attachée à la bille, comme
il l’avait dit, mais plutôt au châssis de la porte. À cet endroit, il n’y avait pourtant aucun
crochet ni crampon auxquels une corde aurait pu être attachée, ni aucune trace que
ceci avait été effectué autrement. En outre, comment un homme d’une telle corpulence,
mesurant 1,72 mètres, aurait-il pu se pendre sous une porte qui ne faisait
que 1,90 mètres de hauteur ? Et enfin, Jean-Pierre Calas et Gaubert Lavaysse, n’avaient-
ils pas affirmé que, à la découverte du corps de Marc-Antoine, il faisait nuit noire dans
la boutique comme dans l’arrière-boutique ? Étant donné qu’aucun flambeau ni autre
luminaire n’avaient été retrouvés dans les locaux, était-il possible que Marc-Antoine ait
réussi à attacher sa corde, à la bille ou ailleurs, dans l’obscurité la plus profonde ?
20 Non, pour Beaudrigue, la version d’un suicide n’était pas admissible. Et ceci d’autant
moins qu’il ne pouvait déceler aucun mobile apparent justifiant un tel acte. Certes, il
était bien connu que Marc-Antoine avait quelques dettes de jeu, et aussi murmurait-on
dans le quartier qu’il avait eu une liaison avec une femme mariée. Mais, se suiciderait-
on pour de telles raisons plutôt banales ? Enfin, tout le monde connaissait Marc-
Antoine comme un jeune homme gai et convivial n’ayant jamais donné signe de
désespoir ou de pensées noires.
21 Si Beaudrigue avait encore besoin d’un autre argument pour ne pas croire à un suicide,
il le trouvait, dès son retour à l’Hôtel-de-Ville ce même dimanche 15 octobre 1761, sur
son bureau, en forme du rapport du chirurgien Lamarque qui était aussi médecin
légiste de la ville. Ce dernier, après avoir pratiqué l’autopsie du cadavre en bonne et
due forme, déclarait entre autre que Marc-Antoine avait mangé pour la dernière fois
trois à quatre heures avant sa mort, soit autour de 5 heures de l’après-midi, car la
digestion de ce dernier repas était quasi achevée. En plus, le contenu de son estomac ne
correspondait, selon Lamarque, aucunement aux composants du souper évoqués par les
Calas : le médecin légiste n’avait pu y identifier ni raisins secs, ni fromage de Roquefort,
ni marrons, que Marc-Antoine était toutefois censé avoir mangés entre 8 et 9 heures du
soir.
22 Ce fut apparemment à la suite de la lecture de ce rapport que Beaudrigue écarta
définitivement l’hypothèse d’un suicide. Pour lui, les Calas étaient des menteurs ; pour
lui, le fameux souper n’avait pas eu lieu ; pour lui, Marc-Antoine avait été assassiné par
les siens, qui s’étaient enfermés dans la maison à clé et à verrou, le 13 octobre à partir
de 7 heures du soir environ, afin de ne pas être dérangés par qui que ce soit lors de
l’exécution de leur funeste dessein.
23 Pourtant, comme dans l’hypothèse d’un suicide, Beaudrigue ne voyait aucun mobile
pour un meurtre. Qui, au sein de sa propre famille, aurait pu avoir un intérêt à
assassiner Marc-Antoine ? Et, pour écarter d’abord les invraisemblances, qui aurait
physiquement été en état d’étrangler ce jeune homme de 28 ans et assez costaud ?
Certainement pas Madame Calas, sa mère, âgée de 51 ans et de santé fragile, ni la
servante Jeanne, âgée de 45 ans et atteinte de la goutte aux pieds. Restaient comme
assassins hypothétiques Jean Calas, son fils Jean-Pierre Calas et Gaubert Lavaysse. Ce
347

dernier, l’avait-on fait venir à la maison comme assassin désigné de Marc-Antoine ?


Mais pourquoi ? Quel était le mobile du meurtre ? Question après question, il n’y eut
alors aucune réponse vraiment concluante qui s’imposait à Beaudrigue.
24 Que faire dans une telle situation ? On prête l’oreille aux bruits qui courent dans les
rues. Les gens du quartier, qu’avaient-ils à dire par rapport à cette affaire ? Et voilà la
vérité de la rue : les Calas n’étaient pas de bons catholiques. Certes, les enfants Calas, on
les avait vus assez régulièrement à la messe, et le troisième fils, Louis, faisait même
partie, depuis 1757, des Pénitents blancs, de la confrérie laïque des catholiques les plus
militants de Toulouse, mais leurs parents s’étaient toujours tenus à l’écart de la vie
paroissiale, n’ayant, selon les voisins, jamais assisté à la messe, ni aux processions et
aux fêtes religieuses. En outre, il était bien connu que Madame Calas était née à Londres
dans une famille de réfugiés huguenots originaires de Mazamet et qu’elle avait toujours
des parents dans le Mazamétain, pays connu pour être un haut lieu du Désert. Voilà,
disait-on dans le quartier, les Calas ne pouvaient être que des protestants. Et les
protestants, on les croyait capables de n’importe quelle infamie, allant même jusqu’à
l’infanticide. Voilà ce que la machine à rumeur produisait peu à peu comme explication
du drame : les Calas, se chuchotait-on à l’oreille, avaient tué leur fils Marc-Antoine pour
l’empêcher « de se faire catholique ».
25 Beaudrigue croyait avoir enfin trouvé le mobile. Le mardi 17 octobre, il rédigeait, en
accord avec l’archevêché de Toulouse, le texte d’un monitoire. Un tel monitoire était un
appel à témoins, affiché aux portes de toutes les églises du diocèse et lu publiquement
en chaire par les prêtres à l’issue de la messe. Ce monitoire en question portait en outre
la clause expresse que tous ceux, hommes et femmes, qui étaient en possession des
informations mais refusaient d’en faire part aux capitouls ou à l’officialité de Toulouse,
étaient menacés d’excommunication11. Voici les neuf articles de ce monitoire qui, le 21
octobre 1761, reçut l’approbation d’Arthur-Richard Dillon, archevêque de Toulouse,
pour ensuite être affiché et lu, pendant trois dimanches consécutifs, dans toutes les
églises de son diocèse12 :
CONTRE tous ceux qui sçauront, par oüi dire ou autrement, que le Sieur Marc-
Antoine Calas, Aîné, avoit renoncé à la Religion prétendue réformée, dans laquelle il
avoit reçu l’éducation ; qu’il assistait aux Cérémonies de l’Eglise Catholique,
Apostolique & Romaine ; qu’il se présentoit au Sacrement de Pénitence, & qu’il
devoit faire abjuration publique après le treize du présent mois d’Octobre ; & contre
tous ceux ausquels Marc-Antoine Calas avoit découvert sa Resolution.
2°. Contre ceux qui sçauront, par oüi dire ou autrement, qu’à cause de ce
changement de croyance, le Sieur Marc-Antoine Calas étoit menacé, maltraité &
regardé de mauvais œil dans sa Maison ; que la Personne qui le menaçoit lui a dit
que s’il faisoit abjuration publique, il n’auroit d’autre Bourreau que lui.
3°. Contre tous ceux qui sçavent, par oüi dire ou autrement, qu’une Femme qui
passe pour attachée à l’Hérésie incitait son Mari à des pareilles
menaces, & menaçoit elle-même Marc-Antoine Calas.
4°. Contre tous ceux qui sçavent, par oüi dire ou autrement, que le treize du mois
courant au matin, il se tint une Déliberation dans une Maison de la Paroisse de la
Daurade, où la mort de Marc-Antoine Calas fut resolue ou conseillée, & qui auront,
le même matin, vû entrer ou sortir de ladite Maison un certain nombre desdites
Personnes.
5°. Contre tous ceux qui sçavent, par oüi dire ou autrement, que le même jour treize
du mois d’Octobre, depuis l’entrée de la nuit jusques vers les dix heures, cette
exécrable Déliberation fut exécutée en faisant mettre Marc-Antoine Calas à genoux
qui, par surprise ou de force, fut étranglé ou pendu avec une corde à deux nœ
coulants ou baguelles, l’un pour l’étrangler, & l’autre pour être arrêter au billot,
348

servant à serrer les balles, au moyen desquels Marc-Antoine Calas fut


étranglé & mis à mort par suspension ou par torsions.
6°. Contre tous ceux qui ont entendu une voix, criant à l’Assassin, & de suite, ha !
mon Dieu, que vous ai-je fait ? Faites-moi grâce, la même voix étant devenue
plaignante, & disant, ha ! mon Dieu, ha ! mon Dieu.
7°. Contre tous ceux auxquels Marc-Antoine Calas aurait communiquées les
inquiétudes qu’ils essuyoit dans sa Maison, ce qui le rendoit triste & mélancholique.
8°. Contre tous ceux qui sçavent qu’il arriva de Bordeaux à la veille du treize un
jeune Homme de cette Ville qui, n’ayant pas trouvé des Chevaux pour aller joindre
ses Parents qui étoient à leur Campagne, ayant été arrêté à souper dans une maison,
fut présent, consent ou participant à l’Action.
9°. Contre tous ceux qui sçavent, par oüi dire ou autrement, qui sont les Auteurs,
Complices, Fauteurs adhérans de ce Crime, qui est des plus détestables.
Enfin contre tous Sçachans & non Revelans les faits ci-dessus, circonstances &
dépendances.
Au Parquet ce 17. Ocobre 1761. PIMBERT, Avocat du Roi13.
26 Il est évident que ce monitoire ne reposait que sur les bruits qui couraient, et qu’il
faisait appel seulement aux témoignages des faits appris « par oüi dire ou autrement ».
Nous sommes donc en présence d’un texte né de rumeurs et faisant appel à la
communication de rumeurs. En outre, il est à noter que seules les dénonciations
confirmant les chefs d’accusation devaient être retenus, ce qui excluait de fait toute
déposition contraire à la version d’un meurtre commis pour des raisons religieuses.
Enfin, officiellement approuvée par l’archevêque de Toulouse en personne, comment
les gens de la rue auraient-ils pu avoir des doutes quant à l’existence d’un complot
familial ? Tous les témoignages entendus pendant les jours suivants la publication du
monitoire allaient bien dans ce sens-là. Ainsi le piège se refermait lentement sur la
famille Calas.
27 Il devait définitivement se fermer le dimanche 8 novembre 1761, jour de l’enterrement
de Marc-Antoine. Son corps, qui avait été jusqu’à ce jour exposé à l’Hôtel-de-Ville, y fut
enlevé et escorté en grande pompe jusqu’au cloître des Jacobins. Une innombrable
foule suivait le cortège, à la tête duquel défilaient les Pénitents blancs, parmi eux Louis
Calas, frère cadet du défunt. Arrivé aux Jacobins, l’archevêque de Toulouse fit célébrer
une messe des morts au cours de laquelle Marc-Antoine fut solennellement reçu au sein
de l’Église et au nombre de ses martyrs. Puis, on l’ensevelit dans la chapelle de Sainte
Élisabeth, dans l’église de Saint-Jacques, « à gauche en entrant par le cloître » comme le
précise un chroniqueur14.
28 Cette cérémonie marque une étape décisive dans le déroulement de l’instruction du
procès des Calas. Car après la mise en repos du corps de Marc-Antoine non seulement
en terre sacrée, mais encore dans la chapelle de la sainte Élisabeth, mère de saint Jean-
Baptiste, il était franchement impossible de poursuivre dorénavant l’hypothèse d’un
suicide ou d’un meurtre pour autre cause que la religion. Ceci aurait remis en question
l’autorité de l’archevêque de Toulouse ayant déclaré Marc-Antoine martyr de la vraie
foi, ce que personne parmi les magistrats toulousains n’osait faire. Ainsi, l’issue du
procès était déjà déterminée avant que celui-ci n’eût même commencé.
29 Ce fut dans ce contexte que les capitouls, magistrats municipaux, délibérèrent le
18 novembre 1761. Afin d’arracher des aveux aux inculpés, ceux-ci furent condamnés à
subir la question extraordinaire, autrement dit la torture physique. Contre cette
mesure, les Calas avaient la possibilité d’interjeter appel auprès du Parlement du
Languedoc siégeant à Toulouse, ce qu’ils firent. Ainsi leur procès fut portée devant le
349

Parlement. Par conséquent, les Calas, la servante Jeanne et Gaubert Lavaysse furent
transférés de l’Hôtel-de-Ville à la prison du Parlement.

Le procès – truqué
30 Les magistrats du Parlement du Languedoc, tribunal de dernière instance jugeant
souverainement et sans appel, cassèrent d’abord, le 5 décembre 1761, la sentence des
capitouls, puisque le tribunal municipal, qui jugeait quant à lui en première instance,
n’était pas compétent pour infliger la question extraordinaire. Puis, l’instruction du
procès faite préalablement par les capitouls fut examinée et approuvée. Le 23
février 1762, le procureur général du roi requit la peine de mort contre Jean Calas, son
épouse et son fils Jean-Pierre Calas ; quant à la servante Jeanne et Gaubert Lavaysse,
dont les dossiers semblent avoir été encore plus minces que ceux des Calas, la peine
devait être déterminée après avoir obtenu de plus amples informations.
31 Pour se décider, il fallut dix séances aux juges de la Tournelle, la chambre criminelle du
Parlement. Ils n’avaient toujours pas la moindre preuve matérielle de la culpabilité des
accusés, ni aucun aveu de leur part. C’est la raison pour laquelle Jean Calas fut enfin
condamné, le 9 mars 1762, à la question extraordinaire, dans l’espoir d’entendre enfin
la reconnaissance du crime. Le sort des autres accusés était différé 15.
32 Le mardi 10 mars 1762 au petit matin, Jean Calas fut transféré à l’Hôtel-de-Ville. La
torture fut accompagnée d’un long interrogatoire conduit par Beaudrigue qui reprenait
inlassablement et point par point les chefs d’accusation. Jean Calas était épuisé. À la fin
de l’interrogatoire, il réaffirma son innocence ; on lit dans le procès-verbal : « Répond
et persiste que personne n’a commis ce crime et qu’ils sont innocens » 16. Puis, il subit la
question par étirement et par l’eau. Il n’avait toujours rien à avouer : « Calas a répondu
qu’il persiste dans la précédente réponse et qu’il mourait innocent » 17.
33 L’après-midi de ce même 10 mars 1762, Calas, incapable de marcher, fut placé sur un
chariot, dévêtu, la corde au cou et tenant à la main un « cierge de cire jaune et du poids
de deux livres ». On le conduisit ainsi sur le parvis de la cathédrale Saint-Étienne, siège
de l’archevêque de Toulouse, où il devait, selon la coutume, demander pardon à Dieu,
au roi et à la justice de les avoir offensés par ses crimes. Vers les 4 heures de l’après-
midi, le cortège, suivi d’une immense foule, arriva enfin via la rue Boulbonne sur la
place Saint-Georges où les bourreaux avaient préparé le bûcher. Là, Jean Calas fut
étendu sur une croix de Saint-André en bois. Puis, à l’aide d’une barre de fer carrée, on
lui cassa les membres et la hanche, pour le déposer ensuite sur une roue de voiture
attachée à un poteau long de trois mètres, qui fut dressé en sorte que Calas avait « la
face tournée vers le Ciel, pour y vivre en peine et repentance de sesd. crimes et
mesfaits, et servir d’exemple et donner de la terreur aux mechans » 18. Au bout de deux
heures, Jean Calas, toujours vivant, fut déposé sur le sol et étranglé 19. Puis, on projeta
son corps dans les flammes. La nuit tombée, on ramassait les cendres du bûcher et on
les transportait devant les portes de la ville où elles furent dissipées par le vent.
34 Dans les jours à venir, les juges décidèrent du destin des autres accusés. Jean-Pierre
Calas fut officiellement banni à perpétuité, mais fut, avec le consentement tacite de ses
juges, enfermé dans le couvent des Jacobins de Toulouse, d’où il réussit plus tard à
s’échapper pour rejoindre son frère Donat en Suisse. Madame Calas, la servante Jeanne
350

et Gaubert Lavaysse furent relaxés quelque temps après, les juges étant dans
l’incapacité de prouver leur culpabilité.

Voltaire et le mythe Calas


35 Dans la citation du Traité sur la tolérance donnée au début de cet article, Voltaire
n’admet aucun doute quant à l’innocence de Calas, qu’il présente comme un père de
famille vertueux, supplicié par des juges fanatiques. Bien qu’aucune preuve de
l’innocence ni de la culpabilité de Calas ne fût jamais établie, il est pour Voltaire la
victime d’une erreur judiciaire. Certes, l’affirmation catégorique de l’innocence de
Calas est l’argument-clé qui permet au philosophe de faire le procès de l’intolérance et
du fanatisme, mais en même temps, il occulte un aspect fondamental de l’affaire : le
scandale du procès Calas ne réside point dans le fait qu’un innocent ait été exécuté,
mais plutôt que les Calas ont été condamnés à partir d’un dossier ne portant aucune
véritable preuve matérielle de leur culpabilité ni le moindre aveu de l’un des inculpés.
Plutôt que de parler d’une erreur judiciaire, il est alors plus juste de parler d’un grave
défaut de procédure entraînant des conséquences irréparables. Si Calas était innocent
ou non, personne ne pouvait le savoir, on ne le sait toujours pas et on ne le saura
jamais. Pourtant, Voltaire fournit ici le premier élément du mythe Calas : son
innocence.
36 Le deuxième élément du mythe Calas se trouve un peu plus loin :
Jean Calas, âgé de soixante et huit ans, exerçait la profession de négociant à
Toulouse depuis plus de quarante années, et était reconnu de tous ceux qui ont vécu
avec lui pour un bon père. Il était protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants,
excepté un, qui avait abjuré l’hérésie […]. Il paraissait si éloigné de cet absurde
fanatisme qui rompt tous les liens de la société qu’il approuva la conversion de son
fils Louis Calas, et qu’il avait depuis trente ans chez lui une servante zélée
catholique, laquelle avait élevé tous ses enfants20.
37 Évidemment Voltaire commet ici, inconsciemment ou non, une petite erreur
concernant l’âge de Jean Calas. Ce dernier n’avait pas 68 ans au moment de sa mort,
mais plutôt 6321. Peu importe. Plus important est la question de la religion de la famille
Calas, que Voltaire présente comme une famille protestante, abstraction faite bien
entendu du troisième fils, Louis, le Pénitent blanc. Or, les Calas, étaient-ils vraiment des
protestants ?
38 Jean Calas était né le 19 mars 1698 au village de Lacabarède, dans le diocèse de Castres,
comme fils aîné de Jean Calas, apothicaire et chirurgien, et de son épouse Anne
Vignevieille. Jean Calas père, d’origine protestante, avait abjuré la foi réformée bien
avant la révocation de l’Édit de Nantes, probablement sous la contrainte des
interdictions de métier infligées aux protestants depuis le début du règne personnel de
Louis XIV. Quoi qu’il en soit, les parents de Jean Calas étaient des « N.C. », c’est-à-dire
des nouveaux convertis ou nouveaux catholiques, et ils firent baptiser leur enfant,
quatre jours après sa naissance, par le curé de Lacabarède. Plus tard, le petit Calas allait
à l’école paroissiale dirigée par son curé, puis au catéchisme, et faisait sa première
communion comme tous les autres enfants de son village. Après, il faisait son
apprentissage de commis de commerce, pour enfin monter à Paris, vers 1725, afin de
parfaire sa formation de marchand. Et ce fut à Paris qu’il fit la connaissance d’Anne-
Rose Cabibel, sa future épouse, de 12 ans sa cadette.
351

39 Anne-Rose était née à Londres, le 11 janvier 1710. Elle était la fille de Pierre Cabibel et
de Rose de Roux de Compagnac, les deux étant réfugiés huguenots originaires de
Mazamet. Or, l’épouse en secondes noces de Pierre Cabibel, donc la belle-mère d’Anne-
Rose, se nommait Anne Calas et n’était personne d’autre que la tante de Jean Calas, la
sœur de son père22. C’est vraisemblablement ce lien entre les familles Cabibel et Calas
qui a facilité la rencontre de Jean et d’Anne-Rose, laquelle séjournait pour lors en
France où son père s’était réinstallé, dans le bourg de Saint-Vrain près d’Arpajon 23,
comme négociant. Quoi qu’il en soit, ils se mariaient, le 19 octobre 1731, dans l’église de
Saint-Vrain, paroisse dépendant alors du diocèse de Paris 24. Les bans avaient
auparavant été publiés dans l’église Saint-Eustache à Paris, puisque Jean Calas avait
temporairement élu domicile dans cette paroisse près des Halles. Pour pouvoir se
marier, il avait présenté aux curés un certificat de catholicité, délivré par un docteur de
la maison de Navarre à Paris, attestant que le futur marié avait toujours « satisfait à ses
devoirs de chrétien »25. Rien d’extraordinaire dans ce procédé : un tel certificat fut
habituellement demandé aux personnes se mariant à l’extérieur de leur paroisse
d’origine. Une fois marié au nord de la France, le jeune couple s’installait à Toulouse où
Jean Calas avait acquis un fond de commerce dans la rue des Filatiers.
40 Mariés à l’église, les Calas firent baptiser tous leurs six enfants selon le rite de l’Église
catholique, en l’occurrence dans la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse, leur église
paroissiale. Ainsi furent baptisés par les prêtres : Marc-Antoine, né le 7 novembre 1732 ;
Jean-Pierre, né en 1733 ; Louis, né en 1736 ; Donat, né en 1739 ; Rose, née en 1741, et
Anne, née en 1742. Ce qui importe ici de souligner est bien le fait que les Calas, qui
n’avaient pas pris la peine de faire bénir leur union conjugale par un pasteur du Désert,
quoi qu’ils aient eu tout à fait la possibilité, ne firent pas non plus rebaptiser leurs
enfants au Désert, comme le prouvent les registres de baptêmes administrés dans le
Désert du Midi toulousain26. Certes, ni le nom de Calas ni celui de Cabibel ne sont absent
des registres de baptêmes et de mariages, mais il s’agit ici sans exception des branches
castraises et mazamétaines de ces familles27 qui, elles, ont bel et bien assisté aux
assemblées du Désert de leurs régions. Les Calas de Toulouse cependant ne l’ont pas
fait, bien qu’ils aient vraisemblablement entretenu de bonnes relations familiales avec
leurs parents protestants, car Marc-Antoine Calas est mentionné dans un de ces
registres comme parrain d’un petit cousin germain, Marc-Antoine Loubye, baptisé au
Désert le 16 septembre 1758 près de Mazamet28.
41 Que faut-il conclure de ces faits ? Les Calas se présentent, d’après tout ce qu’on sait à
leur égard, comme une famille qui, bien qu’issue d’un milieu protestant et entretenant
des relations familiales avec des protestants, ne pratiquait pas la foi réformée, au moins
pas publiquement. Exception faite de Louis Calas, le Pénitent blanc, ils n’étaient peut-
être pas de bons catholiques, soit, mais ils n’étaient pas non plus de bons protestants.
Car, en ce milieu du XVIIIe siècle, ce qui faisait le protestant, c’était bien l’assistance
assidue aux cultes du Désert, où les bons protestants écoutaient la Parole, chantaient
les psaumes, faisaient clandestinement bénir leurs unions conjugales et baptiser leurs
enfants par un ministre réformé, ce que les Calas n’ont jamais fait. En outre, un bon
protestant évitait d’aller à la messe, de s’asperger de l’eau bénite, de s’agenouiller
devant l’autel et de se confesser, ce que au moins les enfants Calas ont fait sans façon.
Quant à Marc-Antoine par exemple, justement le seul membre de la famille ayant
notoirement assisté au moins une fois à une assemblée du Désert, on sait qu’il se
recueillit assez souvent dans la cathédrale de Toulouse et qu’il participait activement
352

aux fêtes religieuses de sa paroisse. Ce fait, une fois qu’il était mort et publiquement
déclaré protestant, fit croire aux prêtres qui l’avaient bien connu, qu’il souhaitait
devenir catholique. S’il n’avait fait aucun acte de catholicité, comment aurait-on pu
affirmer que Marc-Antoine, présumé protestant, avait l’intention de se convertir ?
42 Enfin, quant à l’accusation portée contre son père, condamné à mort pour avoir tué son
fils afin de l’empêcher de se convertir au catholicisme, n’était-elle pas dépourvue de
tout sens ? Quelqu’un comme Marc-Antoine Calas, né de parents catholiques, ou au
moins de parents de culture protestante mais n’appartenant pas aux Églises du Désert
et donc non-pratiquants ; quelqu’un qui avait donc été baptisé selon le rite catholique,
puis élevé par une bonne catholique, la servante Jeanne ; qui avait fait sa première
communion à l’Église catholique ; qui avait pour frère un catholique militant issu du
même milieu familial que lui ; quelqu’un qui avait fait pendant toute sa vie des actes de
catholicité : comment aurait-il pu se faire catholique par l’abjuration d’une foi qu’il
n’avait jamais confessé ? Marc-Antoine n’était rien d’autre qu’un catholique, catholique
plutôt tiède peut-être, mais catholique tout de même. Est-ce qu’un catholique peut se
convertir au catholicisme ? Question presque surréaliste, qui se trouvait néanmoins au
cœur du procès Calas.

Calas – innocent et protestant ?


43 Après tout, qu’on ne parle plus de l’innocence de Jean Calas, qu’on n’affirme pas non
plus qu’il fut victime d’une erreur judiciaire. S’il était innocent ou non, Dieu seul le sait.
Nous ne pouvons pas le savoir. La question de l’innocence ou de la culpabilité de Jean
Calas reste forcément à jamais en suspens. Bien entendu, cela n’enlève rien au fait que
son procès ait été un vrai scandale – un scandale qui ne réside cependant point dans le
fait qu’un innocent ait été supplicié, mais plutôt que les Calas aient été condamnés à
partir d’un dossier vide. Nous nous trouvons donc en présence d’un acte arbitraire de la
justice royale, non d’une erreur judiciaire.
44 La question de la foi religieuse de la famille Calas est beaucoup plus difficile à trancher.
Calas était issu d’une famille d’origine protestante, certes, mais celle-ci s’était convertie
au catholicisme longtemps avant sa naissance. Quant à son épouse, elle était la fille de
réfugiés huguenots établis à Londres qui, eux, étaient apparemment des bons
protestants ayant quitté la France pour échapper aux persécutions religieuses.
Pourtant, ce ne sont pas les origines familiales qui entrent ici en ligne de compte, mais
la pratique religieuse de la famille même de Jean Calas. Et c’est justement là où tous les
problèmes commencent. On sait que beaucoup de protestants menaient, dès le
lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes en octobre 1685, une double vie, qu’ils
pratiquaient la foi réformée au sein de la famille, tout en se cachant, dans leur vie
publique, derrière une apparence catholique. Les Calas, appartenaient-ils à ce groupe
des crypto-protestants, des faux catholiques ? Étaient-ils, comme on disait à l’époque,
des « protestants de cœur » ? Rien ne nous permet de l’affirmer. Bien entendu, après la
mort de Marc-Antoine, tout le monde, les magistrats de Toulouse, ainsi que Voltaire en
personne, l’ont dit haut et fort. Mais qu’est-ce que cela prouve ? En fait, nous ne
disposons d’aucun témoignage qui les présente, avant la mort de leur fils, comme
protestants. On serait tenté de dire que, au cours de leur procès, leurs juges ont fait
d’eux des protestants, qu’on leur a donc faussement attribué cette qualité.
353

45 Nous sommes ici en présence d’un problème de définition. Qui méritait, au temps du
Désert, la qualité de protestant ? Tout d’abord, bien évidemment, les pasteurs du
Désert, qui exerçaient leur ministère au péril de leur vie ; pensons au pasteur Rochette,
arrêté en octobre 1761 près de Caussade et pendu en février 1762 à Toulouse. Puis
étaient sans aucun doute des protestants ceux qui assistaient régulièrement aux
assemblées du Désert et qui y firent notamment bénir leurs unions et baptiser leurs
enfants. Ceux-ci ne furent pas menacés de la peine de mort, sauf en cas de résistance
armée lors de leur arrestation, mais risquaient, quant aux hommes, la condamnation
aux galères et, quant aux femmes, la confiscation de corps et de biens. Ce sont donc des
hommes que l’on connaît sous le nom de « confesseurs », des femmes que l’on retrouve
dans la Tour de Constance, dans les couvents et les prisons, où elles furent enfermées
parfois à vie. Puis, les religionnaires fugitifs, qui risquaient ces mêmes peines si l’on les
arrêtait aux frontières : eux-aussi étaient sans doute des bons protestants, disposés à
laisser tout derrière eux pour refaire leur vie à l’étranger, dans un des pays du Refuge
huguenot. Ensuite entrent également ici en ligne de compte ceux qui se déclaraient
protestants devant les juges royaux, à la suite de l’Édit de Tolérance de 1787, et qui
obtinrent ainsi le statut officiel de non-catholiques et un état-civil laïque. Et enfin, on
reconnaît volontiers comme protestants, bien qu’à titre posthume, ceux qui avaient été
enterrés, entre la Révocation et la Révolution, en dehors de l’Église catholique en vertu
d’une autorisation d’inhumation délivrée par les juges royaux 29.
46 Or, les Calas n’entrent dans aucune de ces catégories. S’ils étaient protestants dans leur
cœur, Dieu seul le sait. Nous ne le savons pas et ne le saurons jamais. Mais nous
pouvons dire que les Calas n’étaient pas des résistants pour la foi, qu’ils n’ont pas – s’ils
étaient de foi réformée – publiquement professé cette confession. Certes, on peut croire
au protestantisme de cette famille : on peut voir en Marc-Antoine, comme l’ont fait les
catholiques de l’époque, un martyr de la vraie foi ; on peut voir en son père, comme l’a
voulu l’opinion publique mobilisée par Voltaire, un martyr de la liberté de conscience,
un protestant vertueux et innocent, victime de l’intolérance et du fanatisme. On peut le
croire...

NOTES
1. Cité d’après l’édition présentée, établie et annotée par Jacques Van den Heuvel : Voltaire,
L’Affaire Calas et autres affaires, Paris, Gallimard, 1975 [folio classique 672], p. 88-89.
2. Le récit événementiel suivant est basé principalement sur Marc Chassaigne, L’Affaire Calas,
Paris, Perrin, 1929 [Énigmes et Drames judiciaires d’autrefois] ; cf. aussi Raoul Allier, Voltaire et
Calas. Une erreur judiciaire au XVIIIe siècle, Paris 1898 ; Léopold Labat, Le drame de la rue des Filatiers,
Toulouse, Paris, Privat, Picard, 1910 ; Jean Orsoni, L’Affaire Calas avant Voltaire [thèse], Paris IV –
Sorbonne, 1971 ; David D. Bien, L’Affaire Calas. Hérésie, persécution, tolérance à Toulouse au XVIII e
siècle, Toulouse, Eché, 1987 ; José Cubero, L’affaire Calas. Voltaire contre Toulouse, Paris, Perrin,
1993 ; Rémy Bijaoui, Voltaire avocat. Calas, Sirven et autres affaires, Paris, Tallandier, 1994 [Figures
de proue] ; Voltaire, Les Œuvres complètes de Voltaire / The Complete Works of Voltaire, t. 56/B (1762/
II), Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 3-129.
354

3. Aujourd’hui n° 50 de la rue des Filatiers ; au-dessus de la porte d’entrée est apposée une plaque
commémorative (pierre gravée) portant comme inscription « MAISON DE JEAN CALAS / OU FUT
TROUVE LE CADAVRE / DE SON FILS MARC-ANTOINE / LE 13 OCTOBRE 1761 ».
4. Les maires et échevins de Toulouse détenaient la qualité de « Capitouls-Gouverneurs de la Ville
de Toulouse, Chefs des Nobles, Juges és Causes Civiles, Criminelles, de la Voyrie & de la Police en
ladite Ville & Gardiage d’icelle ».
5. Rapport des médecins et chirurgiens, du 14 Octobre 1761, in Mémoire à consulter et consultation pour les
enfans de Défunt Jean Calas, Marchand à Toulouse, Paris, Merlin, 1765, p. 94.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Cf. notamment Théophile Huc, Procès Calas. Compte rendu de la procédure conservée aux archives de
l’ancien Parlement de Toulouse, Paris, Douniol, 1855.
9. Quant à cet interrogatoire, cf. abbé Salvan, Histoire du procès de Jean Calas à Toulouse, Toulouse,
Delboy, 1863.
10. Par le Code d’instruction criminelle de 1670.
11. « ARTHURUS-RICHARDUS DILLON [...] Archiepiscopus Tolosanus […], mandamus vobis
quatenus ad instantiam Procuratoris Regis canonicè & peremptoriè palam publicè, & in generali
moneatis, omnes & singulos Parochianos vestros utriusque sexus sensum & ætatem perfectum
habentes, quos per præsentes moneri volumos per tres dies Dominicos, ut
culpabiles & detinentes satisfaciant scientesque de rebus & causis contentis in articulis supra
scriptis dictis præsentibus allegatis veritatem dicant, revelent & deponant, idque sub pœna
Excomunicationis, assignantesque revelare volentes, ad diem tertiam post harum publicationem,
aut significationem factam Tolosa coram nobis & in tabulariis Scribæ nostri, infra scripti, causas
oppositionis, seu revelationis dicturos aut alias facturos prout juris & rationis erit » ; Chefs de
Monitoire, que baille devant vous, Messieurs le [sic !] Capitouls, Le Procureur du Roi de la Ville [placard
imprimé], Toulouse, Pijon-Lecamus, 1761 [Archives départementales de la Haute-Garonne
(ADHG), 101 B/2].
12. Le diocèse de Toulouse comprenait les évêchés de Mirepoix, Pamiers, Rieux, Saint-Papoul,
Lavaur, Lombez et Montauban.
13. Chefs de Monitoire...
14. Pierre Barthès, répétiteur au collège de l’Esquile, dont le journal est conservé à la
Bibliothèque municipale de Toulouse, ms 703 ; cette chapelle n’existe plus.
15. Arrêt du Parlement de Toulouse condamnant Jean Calas au supplice de la roue (9 mars 1762), ADHG,
B criminel 492.
16. ADHG, W ms 11.
17. Ibid.
18. Arrêt du Parlement de Toulouse… (9 mars 1762), ADHG, B criminel 492.
19. L’arrêt du Parlement porte le post-scriptum : « sera ledit Calas père étranglé apres auoir resté
deux heures sur la roue » ; ibid.
20. Cité d’après Voltaire, L’Affaire Calas…, p. 89.
21. Ceci n’est pas la seule erreur de Voltaire ; aussi indique-t-il le 9 mars 1762 comme la date de la
mort de Calas qui fut en effet supplicié le 10 mars.
22. Cf. la maîtrise de mon élève Béatrice Cauquil, Protestants au Désert. Etude sociale et
démographique des communautés réformées du Mazamétain au XVIII e siècle, Toulouse, Université de
Toulouse-Le Mirail, 1997, p. 115 (Généalogie sommaire de la famille Cabibel) et p. 124 (Généalogie
sommaire de la famille Calas).
23. Dans le département actuel de l’Essonne (91).
24. Cf. Acte de mariage de Jean Calas et Anne Rose Cabibel, in Bulletin de la Société de l’Histoire du
Protestantisme français 1925, t. 25.
25. Ibid.
355

26. Les registres de mariages et de baptêmes du Désert du Mazamétain et du pays castrais, qui
sont aujourd’hui pour une partie conservés aux Archives municipales dans la région et pour
l’autre dans les Archives départementales du Tarn (Albi), ont été méticuleusement dépouillés par
une équipe d’étudiants dont je dirige depuis quelques années les travaux universitaires ; nous
sommes dès lors en possession d’une banque de données contenant les noms de tous ceux qui par
les actes qu’ils ont conclus au Désert du Midi toulousain sont identifiables comme protestants.
Une autre partie de cette banque de données concerne les réhabilitations civiles des protestants
en vertu de l’Édit de Tolérance de 1787, ainsi que les demandes d’enterrement des protestants
entre la Révocation et la Révolution.
27. Les frères de Jean Calas, Antoine (teinturier) et Marc (tisserand), habitaient à Lacabarède,
tandis que d’autres membres de sa famille s’étaient installés à Mazamet, Hautpoul et Labastide-
Rouairoux ; les Cabibel habitaient à Castres et à Mazamet ; plusieurs membres de leur famille
vivaient cependant en Angleterre ou avaient été déportés aux Antilles.
28. Cf. Cauquil, Protestants au Désert..., p. 126.
29. Cf. à ce propos le mémoire de maîtrise de mon élève Nicolas Boutie, Mourir en protestant. Les
sépultures des protestants du Tarn de 1685 à 1792, 3 vol., Université de Toulouse-Le Mirail, 2002.

AUTEUR
ECKART BIRNSTIEL
Université de Toulouse-Le Mirail.
356

Toulouse-Tunis, la Méditerranée-
miroir
Chantal Bordes-Benayoun

1 Singulière au sein de l’histoire méditerranéenne, la Tunisie 1 s’y distingue par le pluriel


et l’alchimie de ses composantes, de ses sources, de ses styles. La diversité des peuples
qui l’ont construite renvoie aussi, au-delà de la spécificité tunisienne, à l’originalité
toute « braudélienne » de l’espace méditerranéen dans son ensemble. Elle est en effet
une caractéristique générale de cette aire culturelle faite d’influences réciproques, de
brassages, de cosmopolitisme, mais aussi d’affrontements. Ainsi le pluriel des
communautés serait là pour mieux signifier le singulier d’une civilisation, conçue ici
dans le double sens que Braudel conférait à ce terme : « les civilisations ne sont trop
souvent que méconnaissance, mépris, détestation d’autrui. Mais elles ne sont pas que
cela. Elles sont aussi sacrifice, rayonnement, accumulation de biens culturels, héritages
d’intelligence »2. La civilisation méditerranéenne unirait en quelque sorte l’ensemble
des éléments disparates et quelquefois discordants qui, de Marseille à Tunis en passant
par Beyrouth, Gênes ou Corfou, l’ont peuplée. Autrement dit, elle constituerait une
« communauté des communautés », le lieu d’un dépassement supposé des
appartenances particulières exclusives et étroites, sur fond de valeurs partagées.
2 Cette hypothèse, qui a nourri bien des utopies politiques, nous met-elle, nous
chercheurs en sciences humaines, sur la voie d’une autre approche des identités et sous
quelles conditions ? La défiance à l’égard des catégories du sens commun étant une
attitude de rigueur méthodologique, commençons par nous interroger sur le sens des
mots et leur éventuelle portée heuristique. Si la Méditerranée est autre chose qu’une
mer, définition géophysique à laquelle finissent parfois par conclure les géographes,
pour qui elle est parfois un nom commun3, qu’est-elle ? Et si communauté il y a, en quoi
consiste-t-elle ? Eminemment chargée d’affectivité, d’émotion et de mythes, la
Méditerranée qui nous intéresse ici est une invention humaine, une construction
identitaire toujours provisoire, un ouvrage sans cesse remis sur le métier.
3 Toute construction identitaire est "saturée d’imaginaire", dit Pierre-André Taguieff.
Elle est manipulation de mythes, interprétation du passé, et pour une grande part
invention. Contrairement à l’image solide et enracinée qu’elles peuvent donner d’elles-
357

mêmes et qui nous les font évidentes, et quasi-naturelles, les identités ne sont pas
immuables, ne sont donc pas anhistoriques. L’identité méditerranéenne s’il en est ne le
sera pas davantage. Elle comporte sa part de mythe et de fantasme, il suffit de
l’observer mise en scène dans la littérature, où se croisent des images des plus
contrastées. Ou bien encore de constater comment elle sert de référence dans des
stratégies et discours diamétralement opposés. Au fond, la Méditerranée est d’abord
source d’inspiration poétique, d’activité littéraire, et de lyrisme, puis source de
polémiques. Les textes ici abondent et forment pour nous un accès vers cette réalité
mouvante et insaisissable. Ils ne témoignent pas seulement d’époques révolues, comme
celles d’un style orientaliste suranné, mais de notre temps. Dans un écrit récent, ces
quelques phrases de Malika Mokeddem, exilée d’Algérie en France, en disent peut-être
plus long que bien des pages savantes : « Alors j’ai commencé à observer les autres, à
me rendre compte des autres désarrois, des amours mutilées ou tombées en amertume
quand l’oubli est impossible. Et tous ceux réduits au silence parce qu’ils gardent en eux
des jamais indigestes : pieds-noirs, juifs de là-bas, réfugiés et autres gueules ou âmes de
métèques... combien sommes-nous de mémoires attachées ? De frustrations exprimées
ou tuées ? De regards endoloris ou révoltés, constamment tournés vers l’autre rive ?
Nous sommes des affections tissées entre Sud et Nord. Des cultures métissées par le
Nord et le Sud. Et le ressac qui caresse Alexandrie, Tunis, Alger, Oran ou Tanger, nous
donne des frissons même au-delà de Marseille et de Montpellier. La Méditerranée ne
nous est plus qu’un immense cœur battant entre les deux rives de nos sensibilités. 4 ».
Dans ces lignes, la douleur et la révolte sous le poids des tragédies de l’histoire certes,
mais aussi la Méditerranée comme une subjectivité en relation avec d’autres
subjectivités. Dans ces lignes, nombreux sont ceux qui, parmi nous, parmi tant d’exilés,
entre inquiétude et espoir, entre oubli et mémoire, pourront se reconnaître.
Méditerranée, miroir de tous les tourments de l’incertitude, de tous les rêves de paix.
Miroir d’une relation aux autres qui se cherche, elle « se trouve » dans des expressions
extrêmes, et passe de l’amour à la haine, comme par surprise, laissant les hommes
pantois... Car l’attention à l’autre ici est présente, obsédante même.
4 Elle nous invite donc à une approche de l’identité méditerranéenne, dans sa double
dimension subjective et relationnelle. Elle se définit comme une identité dynamique qui
évolue au gré des circonstances et s’infléchit, se recompose ou se déforme sous le poids
d’événements successifs qui n’ont pas toujours le visage amène que l’on aimerait tant
retenir. Non décidément, la Méditerranée n’est ni le bel azur de l’entente fraternelle
des hommes du passé ni, et l’actualité nous le dit chaque jour, l’horizon bleu de nos
rêves de demain. L’identité méditerranéenne obéit dans sa construction autant sinon
plus aux stratégies de pouvoir, de conquête et de domination qu’aux désirs de paix et
d’amitié des hommes. Elle est objet de stratégies incessantes, charriant leur âpre
cortège de rivalités et de conflits, autant qu’elle suggère de paysages oniriques et de
douceur de vivre.
5 Elle n’est ni une addition ni une soustraction : ni la somme de traditions
communautaires juxtaposées et que, bien souvent dans l’histoire, tout sépare ; ni la
soustraction de traditions non occidentales. Elle est entre tout cela et tout cela à la fois ;
elle consiste surtout en une mise en relation plus ou moins heureuse des unes et des
autres : métissage, syncrétisme, creuset, « vivier »5, insisteront les uns, ruptures,
conflits légendaires, guerres et ségrégations6, diront plutôt les autres. Le propos de
l’anthropologue, de l’historien, du sociologue ne peut trancher une fois pour toutes
dans ce débat idéologique. Mais il retiendra à profit la mise en relation des éléments
358

divers qui composent la toile méditerranéenne. La prise en compte par


l’historiographie et la sociologie contemporaine de la diversité culturelle et religieuse
du monde méditerranéen est une nécessité aujourd’hui fortement éprouvée. Mais pour
mener l’entreprise de restitution des ces réalités multiples, réalités étudiées non pas
pour elles-mêmes, mais dans leurs relations avec d’autres, la simple compilation ne
suffit pas. Il faudra encore mener à son terme l’exigence de l’interaction. Sortir de la
somme, pour aller vers des analyses comparées et multivariées, comme disent les
statisticiens. Admettre que ces réalités marginales7, minoritaires, ces existences que
l’on dit communautaires, séparées de la culture dominante et exclues des ressources
économiques, sociales et civiques, et de certaines formes de légitimité de la société
globale révèlent le fonctionnement de cette société même, en même temps qu’il la
travaillent. Admettre que la friction quotidienne, la cohabitation pluri-séculaire entre
des hommes de croyances et de statuts différents ne relèvent pas que d’un mythe
manipulable à merci, et oscillant entre le thème de l’âge d’or et celui de la vallée de
larmes, mais qu’elles se déclinent en une multitude de faits qu’il reste encore pour
beaucoup à établir. C’est sans doute dans ces faits, qui relèvent d’une histoire et d’une
anthropologie sociales et culturelles, que se concrétise une méditerranéité s’il en est.
Mais dans cette perspective, où l’objet se centre sur des situations de contacts, et si je
vais au bout de mon raisonnement, il faut alors à terme sortir des « communautés »,
posées comme objet et échapper à leur effet de clôture.
6 En effet, la « communauté », au sens que la tradition sociologique donne à ce concept
ne risque-t-elle pas d’hypothéquer la démarche plus attentive aux interrelations et aux
mixités interculturelles qu’aux attributs propres au groupe étudié ? Dans l’acception
héritée de Tönnies, la vocation totalisante de la « communauté » solidaire, régissant la
vie collective, revendiquant ses membres et résumant l’essentiel de leur appartenance
au monde, admet peu, ou comme secondaires et froides, les relations exogènes. Elle
suppose des collectivités humaines très homogènes, centrées sur des valeurs et soudées
par une sociabilité intense, n’entretenant que peu de relations avec le monde extérieur.
La communauté, en ce sens idéal-typique, suppose des limites ethniques bien définies,
caractéristique qu’en réalité peu de situations historiques présentent véritablement 8.
Elle est lieu d’appartenance exclusive, alors que la coexistence interethnique laissait
supposer plus subtilement des jeux d’appartenances multiples et des mélanges.
Comment dès lors saisir ce qu’elle masque par son pouvoir centripète ? Ne risque-t-on
pas de ne retenir des populations étudiées que ce qui manifeste et confirme, avec le
plus d’authenticité possible, pour ne pas dire de folklore, leur appartenance à la
communauté, puisque l’on est parti de ce postulat ? et laisser de côté ce qui dérange et
brouille ces appartenances solidement instituées ? Le regard du chercheur ne se
laissera-t-il pas mener vers les formes communautaires les plus cristallisées, les plus
enclavées mais pas nécessairement les plus significatives ? Regard partiel sur des
réalités partielles et des sortes d’immobilismes intemporels, qui préférera la
communauté juive de Djerba, témoin encore présent d’un monde révolu, dans une
Tunisie qu’ont quitté l’immense majorité des juifs, à des formes d’existence juive plus
mêlées aux sociabilités des grandes villes et à l’activité du monde en général. Ce regard
privilégiera, en d’autres termes, les espaces clos, les quartiers ethniques et autres
« petites Siciles » aux espaces plus larges où ont toutes les chances de se produire les
relations et les échanges escomptés. Prisonnier de son propre a priori sur l’autre, on
s’efforcera alors de trouver ce que l’on cherche, et si possible la forme la plus achevée,
la plus authentique, le « must » de l’expérience communautaire.
359

7 Eviter ce tropisme communautaire, cette sorte d’ethnocentrisme à rebours que l’on


pourrait bien pratiquer les uns et les autres par empathie avec nos objets et sympathie
pour nos acteurs, suppose un regard mobile pour une réalité mouvante. Plus que toute
autre civilisation, la Méditerranée offre en effet un horizon plus large à l’existence
humaine que l’enceinte bien close des appartenances exclusives, religieuses, ethniques
ou nationales, qu’elle transgresse et remet en question. Elle dérange les certitudes
identitaires qui opposent et brouillent les hommes dans leurs retranchements
respectifs. Tout d’abord elle implique un changement d’échelle aux quatre points
cardinaux, elle passe les frontières des groupes ou des Etats. En effet à côté des
enracinements locaux, les traditions du nomadisme, de la navigation, des découvertes,
du commerce international, du rayonnement intellectuel et des migrations de toutes
natures la placent sous le signe de la mobilité. La tâche du chercheur n’en est que plus
délicate. Il ne suffit pas de connaître des collectivités d’hommes et de femmes dans
leurs établissements locaux mais aussi d’en suivre le cas échéant la trace dans d’autres
contrées et sous d’autres cieux, du ghetto à la ville, de la campagne à la ville, d’une ville
à l’autre, d’une rive à l’autre et d’un continent à l’autre. Car ces itinéraires participent à
forger leur histoire et leur identité. La Méditerranée, par le biais des migrations
concrètes et aujourd’hui par les communications modernes, est plus que jamais sortie
de son bassin. A New York ou à Stockholm, comme dans ces espaces de prédilection
habituels, elle y déploie depuis longtemps ses réseaux et son style. Contrairement à ce
que l’on pourrait imaginer, cet intense brassage ne se limite évidemment pas aux seuls
pourtours du lac méditerranéen. La Méditerranée n’est pas un lac fermé sur lui-même,
pratiquant une sorte de troc permanent dans un réseau restreint. Très tôt l’activité
humaine y dessine un espace de relations économiques et culturelles plus large où vont
se transporter toutes sortes de produits. Aussi n’existe-t-il guère de produit dont on
puisse situer véritablement l’origine en Méditerranée ; et qui sait par quels détours
étranges et par quels risques de la navigation encourus jadis les produits, les saveurs,
les styles que nous désignons comme typiquement méditerranéens aujourd’hui, ont
atterri dans nos assiettes ou dans nos espaces de vie... Ainsi en est-il du poivron de la
cuisine méditerranéenne et autres épices, et de certaines étoffes. Les Indes, les
Amériques n’y furent pas étrangères. Ces circulations engendrent un système complexe
d’influences, dont les espaces et les mœurs sont empreints aussi bien sur les rives
méditerranéennes elles-mêmes que là où la Méditerranée a égrené. Ainsi les terres
éloignées, Amsterdam ou Londres ont-elles marqué et sont-elles marquées par leur
expérience méditerranéenne.
8 Mais un tel dépassement n’est possible que pour peu que l’on admette qu’elle ne
constitue pas davantage une entité homogène, bien délimitée et elle aussi guettée par
l’essentialisme et la fermeture à l’autre. En d’autres termes, pour peu qu’à la définition
jugée trop étroite de communautés repliées sur elles-mêmes, on n’en substitue pas une
autre, certes géographiquement plus spacieuse, mais également close et exclusive,
prête à rejeter tout ce qui n’est pas elle, et à se solidifier autour d’une unité aussi
mythique qu’historiquement invraisemblable : la communauté méditerranéenne.
9 Gabriel Audisio en parle comme d’un "continent liquide". De cette belle formule, pour
une mer faite terre, exemple océanographique sans équivalent, on n’a guère épuisé le
sens. Fluidité identitaire donc, telle serait peut-être l’unique définition possible d’un
patrimoine méditerranéen commun, transcendant l’immense diversité des lieux, des
paysages, des sociétés et des cultures. L’impossibilité à décider de son homogénéité
360

culturelle est à la mesure des nombreuses interprétations qui ont été énoncées à son
propos. La fluidité stimule l’imagination. Et voici notre "continent", tel un tissu
élastique, étiré au gré des discours tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, tantôt vers
l’est, tantôt vers l’ouest. Toutes ces conceptions puisent leur justification dans le passé,
en grossissent tel ou tel événement, en oublient des quantités d’autres. Pour certains,
notamment au début du siècle, la Méditerranée, mare nostrum, est d’abord latine.
Conçue comme "foyer de la civilisation" occidentale, l’identité méditerranéenne ainsi
étirée vers l’ouest, gomme une part d’elle-même. Plus près de nous, Jean-Robert Henry
s’interroge sur le risque d’une vision tout aussi unilatérale, occultant la part arabo-
musulmane de l’histoire méditerranéenne, qui tendrait à s’affirmer dans le cadre de la
construction européenne, et notamment autour de la notion d’ "euro-méditerranée".
"La construction de frontières identitaires (par l’Europe) s’opère, dénonce-t-il, de façon
sauvage, sur des critères culturels, religieux, ethniques implicites qui risquent d’ériger,
par rapport au sud, une Europe plus blanche et chrétienne qu’elle n’a jamais été. 9"
10 Pour d’autres, la spécificité méditerranéenne résiderait dans une réalité tout aussi
mythique faite de paysage et de climat dans lesquels Nietzsche voyait la véritable
explication du "génie méditerranéen" qu’il admirait tant. Ainsi suggérait-il de
"récapituler les endroits où il y a, où il y eut toujours des hommes pleins d’esprit ; où
l’esprit, le raffinement, la malice furent toujours inséparables du bonheur ; où le génie
s’est presque nécessairement acclimaté : tous ont un air remarquablement sec. Paris, la
Provence, Jérusalem, Athènes, tous ces noms prouvent la même chose, le génie dépend
d’un air sec, d’un ciel pur"10. La théorie des climats (évidemment totalement dépassée
scientifiquement) appuierait la thèse d’une homogénéité culturelle naturellement
déterminée. La même théorie circula dans les cercles et académies méditerranéens de
notre siècle, qui inscrivaient le tempérament méditerranéen dans un registre
biologique sous l’effet direct d’un climat : « méditerranéens, corps et cerveaux, nous
sommes les produits de notre ciel, de notre sol, de notre climat, de nos paysages ».
Apparemment plus commode, la référence géographique ne va pourtant pas de soi. Elle
convoque inlassablement quelques clichés sur l’indolence, ou la paresse, l’exubérance
et la démesure, le marchand de tapis et le nomade et bien d’autres encore qui nous
parleraient des hommes et des femmes, des croyances et des superstitions, de
l’honneur et de la vengeance, du sens du tragique et de la capacité de tourner ce
tragique en dérision, par lesquels ont de longue date été dépeints les hommes du sud
(plus que de la seule Méditerranée) et où l’on reconnaît sans peine quelques-uns des
stéréotypes du méridional11, et ceux qui sont liés à la misère du sous-développement. Et
comment ne pas évoquer également ce sens profond, que dis-je dévorant, de la famille
où l’on serait prompt à s’accorder à voir l’unité profonde de l’identité
méditerranéenne.
11 La géographie méditerranéenne évoque à tout un chacun de furtives sensations de
voyage souvent baignées de soleil, ou de longs souvenirs et de vraies émotions, comme
à un Camus, "un ciel d’un bleu pervenche", qui composa toujours la toile de sa vie et de
son œuvre. Mais la géographie de ces terres et de ces ports est plus complexe où
coexistent à quelques lieues ou à quelques heures de distance, le "silence vaste du
désert", et la fébrilité des villes, le craquèlement de la terre que rien n’abreuve, et les
verdoyantes plaines, la fierté de l’Atlas, ou des Pyrénées regardant la mer tranquille, et
les insolites volcans et les fragments de petites îles, et le voisinage avec d’autres mers,
Atlantique, Egée, Adriatique, rouge, noire... Et les frêles embarcations des petits
pêcheurs et les gros pétroliers et ce frottement quotidien de tradition et de modernité,
361

et la misère des ghettos et la digne pauvreté des Sud et les fastes du Golfe, et les
fractures d’une Beyrouth et les charmes d’une Istanbul, et les avatars de la Jérusalem
convoitée et, et, et... Non, décidément l’espace méditerranéen ne se laisse décrire qu’à
la mesure de ces signes multiples, que ne saurait embrasser dans leur totalité un unique
portrait, aussi talentueux que fut l’artiste.
12 Ce thème est récurrent de nos jours, d’autant plus sensible aux migrations, que
l’époque le veut et que la démographie méditerranéenne invite à penser en ces termes
(selon le Plan Bleu, sur 17 millions de méditerranéens qui naîtront en 2025, 68 %
naîtront dans un pays arabe, 22 % en Turquie, 10 % en Europe). L’Europe voudrait
exorciser ses peurs en mobilisant le thème rassurant et réconciliateur d’une
Méditerranée d’entente fraternelle. Le succès de la référence à l’âge d’or andalous, où
juifs, chrétiens et musulmans auraient baigné dans un climat total de confiance
mutuelle et d’échanges réciproques, éloigne du champ de représentation de la
Méditerranée à la fois toutes les formes d’exclusion et d’expulsion qui ont précédé,
subsisté ou succédé durant cette période, (la Reconquista et l’action des "bons" rois
catholiques, et 1492) et celles qui à une époque certes plus clémente pour l’expression
des minorités, ne fut jamais totalement exempte de phénomènes de rejet et d’exclusion
pour autant. Faut-il considérer comme mineur le fait que sous domination musulmane,
ceux que l’on nommait les "infidèles" jouissaient d’un statut social que l’on dit protégé,
mais qui n’en fut pas moins séparé et susceptible d’arbitraire ? De même que dans
l’occident chrétien, en Occitanie, l’on inventait la rouelle pour distinguer les juifs, et
que le statut des juifs, puis des hérétiques allait bientôt subir le sort que l’on sait ?
13 Au sud de la Méditerranée, l’idéalisation du passé revêt encore un autre sens. Dans le
monde arabe, et à l’appui souvent des nationalismes, c’est la grandeur d’une culture et
d’une civilisation, de ses créateurs, de ses mathématiciens, philosophes et poètes qui
est invoquée, tandis que l’Afrique est une référence estompée. Les mêmes faits ne sont
pas toujours appropriés par la mémoire des peuples de la même façon.
14 Que faut-il retenir dès lors de ce passé indubitablement riche de ses œuvres à défaut
d’avoir été un Eden parfait ? La première observation c’est que cette Espagne des trois
religions constitue l’un des grands pôles de l’histoire méditerranéenne, certes pas
l’unique. Depuis l’Antiquité, la Méditerranée a vu s’affirmer, dans d’éventuelles luttes
d’hégémonie et rivalités, puis décliner plusieurs centres, de la Grèce à Rome, de Rome à
Byzance, d’Alexandrie à Gênes, de Gênes à Cordoue puis à Barcelone, de Marseille à
Alger. La Méditerranée se décline sous tous ses styles à la fois. L’expérience espagnole a
ceci de particulier néanmoins qu’elle réunit en un microcosme dynamique et durable
les Religions du Livre. Plus que d’autres, elle symbolise et matérialise l’universel
méditerranéen, ces retrouvailles de religions qui pour un temps ne se livrent pas à des
guerres fratricides. A des degrés divers, mais sans cette force et ce rayonnement
culturel, bien des villes méditerranéennes ont promu cet universel.
15 La Méditerranée, c’est la naissance de la ville cosmopolite, préfigurant la cité moderne.
Ce sont bien sûr les cités grecques où compte la part des étrangers, mais aussi toutes
ces autres métropoles déjà citées, ottomanes, musulmanes, ou chrétiennes, liées entre
elles par un système de communication élaboré très tôt. Les méthodes de navigation
déjà exceptionnelles du monde antique, la hardiesse des hommes dans la circulation
des richesses, la croissance urbaine, les lignes de communication qui, se systématisent
sous l’empire romain, pour relier du nord au sud et d’est en ouest, les grandes places
commerciales, contribuent à cette définition de la méditerranée, comme un système
362

urbain cosmopolite, de villes en réseaux, qui attirent vers elles aussi bien des étrangers
venant chercher refuge ou richesse que les hommes de l’intérieur des terres et des
montagnes. Déjà inscrite dans les temps les plus reculés, cette production urbaine va
s’intensifier durant les dix-neuvième et vingtième siècles, pour décliner dans la
deuxième moitié du siècle.
16 Cosmopolitisme donc qui ne peut que disqualifier les replis identitaires sur des
frontières totalement dépassées par l’expérience humaine. Une autre définition de
l’identité méditerranéenne tend à la confondre avec l’orient, et à la désigner, non sans
connotation péjorative, comme "levantine". Cette distorsion vers l’est n’a pas plus de
sens que les premières évoquées. Elle classe la Méditerranée du côté de la tradition, par
opposition au monde occidental moderne. Opposition que l’on rencontre par exemple
dans la confrontation entre ashkénazes et séfarades en Israël ou dans les conflits
internes au Liban. Elle ne manque pas enfin de nourrir des idéologies anti-occidentales
de certains mouvements religieux ou politiques, au Maghreb ou ailleurs.
17 En définitive, où identifier le point focal d’une Méditerranée qui l’arracherait à ces
visions partielles et partiales ? Nous serons d’accord avec Robert Illbert quand il écrit
que "l’histoire de la Méditerranée change de cadre lorsque les nationalismes
s’inscrivent sur ses rives". Ceux-ci font généralement partir les "étrangers", et le
cosmopolitisme méditerranéen s’efface derrière l’affirmation de l’identité retrouvée.
Tunis, la ville-mosaïque, s’est dépeuplée de ses étrangers qui constituaient en son sein
un tissu d’échanges, une part des élites et une part des initiatives. Qu’on le veuille ou
non, le nationalisme, c’est sa logique, procède par exclusion. Alger se vide du sang des
siens, l’extrémisme religieux ou politique exclut et réduit encore et encore le cercle des
élus. Marseille perd ses habitudes cosmopolites et risque de se faire charmer par le
discours de refus de l’autre. La Méditerranée au temps des échanges intenses de notre
siècle est plus que jamais dispersée. Elle a toujours été, à travers le phénomène de ses
diasporas, tournée vers une culture-monde, ouverte à l’universel qu’il fût à base
religieuse ou laïque. C’est sans doute là le seul sens à retrouver et à reconquérir pour
ses exilés des temps modernes.

NOTES
1. Ce texte est en grande partie inspiré de ma communication au Colloque « Les communautés
méditerranéennes de Tunisie » organisé en 2001 à la Faculté de la Manouba de Tunis.
2. F. Braudel, La Méditerranée, espace et histoire, Champs/Flammarion, Paris, 1996.
3. Par exemple, Les méditerranées dans le monde, ouvrage au titre trompeur qui ne traite pas,
comme on pourrait le croire de la présence méditerranéenne, à travers les migrations, dans le
monde mais, littéralement, de toutes les mers entourées de terres, en Asie ou en Europe.
4. Malika Mokeddem, « La mer, l’autre désert », Méditerranées, Anthologie présentée par Michel
Lebris et Jean-Claude Izzo, 1998.
5. L’expression est de Jacques Lacarrière.
6. Claude Liauzu insiste par exemple, et non sans raison, sur les clivages ethniques et religieux de
la société maghrébine coloniale. Il conteste l’idée de métissage du monde méditerranéen à partir
363

du constat statistique de la rareté des mariages mixtes. C’est une récusation sévère mais
réductrice : les relations intercommunautaires ne se limitant pas à la seule sphère familiale,
sphère fortement codifiée par les interdits et tabous religieux, mais pouvant être observées
comme productives dans d’autres instances de la vie sociale (école, voisinage, activités
économiques, associations etc.). Claude Liauzu, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale,
Editions Complexe, Paris, 1996.
7. Je renverrai ici à l’excellent exemple qui nous est proposé par Abdelhamid Larguèche dans Les
ombres de la ville, Editions de l’Université, Tunis, 1999.
8. Xavier de Planhol, Minorités en islam, géographie politique et sociale, G/Flammarion, Paris, 1997.
9. Jean-Robert Henry, « La Méditerranée, nouvelle frontière européenne », Sciences Humaines,
Hors Série N° 15, déc. 1996-janv. 97.
10. Anne Ruel, « L’invention de la Méditerranée », Vingtième siècle, numéro spécial « La
Méditerranée, affrontements et dialogues », octobre-décembre 1991).
11. Jean Estèbe, « Les Juifs à Toulouse », Annales du Midi, n° 199-200, 1992, p. 461-475.

AUTEUR
CHANTAL BORDES-BENAYOUN
CNRS, Université de Toulouse-Le Mirail.
364

I Donati nell’organizzazione
giovannita e melitense
Luigi G. De Anna

1 I membri del Sovrano Militare Ordine di Malta, secondo la carta costituzionale rivista
nel 1997, sono divisi in tre classi. La terza classe è a sua volta suddivisa in sei categorie.
La sesta di queste categorie è quella composta di Donati di Devozione, sia uomini che
donne (art. 8, par. 1, C). I Donati non sono presenti in tutte le Associazioni dello SMOM,
ma tradizionalmente fanno parte soprattutto di quella italiana. Tra costoro molti sono
coloro che hanno collaborato o collaborano alle opere di assistenza e caritative, ma
anche i militari di carriera.
2 Dai primi tempi della fondazione dell’Ordine alla caduta di Malta i membri possono
essere divisi in due principali categorie: i Fratres o Professi e i Confratres. Della prima
categoria facevano parte i Cavalieri (milites, equites), di origine nobile, i Cappellani e i
Serventi1. Della seconda facevano parte i Confratres e i Donati. Questi ultimi, in origine
dovevano essere di nobili natali2, venivano ricevuti nell’Ordine in virtù degli speciali
meriti acquisiti nei suoi confronti, oppure delle donazioni fatte, sia dei propri beni, sia
della propria persona, da cui appunto la denominazione di Donato. Che Confrates e Donati
siano stati in realtà la stessa cosa o che invece fossero due categorie ben distinte è stato
oggetto di discussione in sede storiografca. Lorenzo Tacchella, autore di un importante
studio sull’argomento, propende per l’ipotesi di una distinzione delle due categorie 3.
Una differenza sostanziale tra le due categorie era che gli appartenenti alla seconda, al
contrario dei Milites e dei Serventi, non portavano armi, oltre a non professare.
Dobbiamo a questo punto precisare che dei membri della prima classe, i Cappellani
ovviamente non combattevano, mentre questa era precipua missione dei Milites (cioè
dei Cavalieri). Non tutti i Serventi invece svolgevano funzioni militari 4.

Specificità dei Donati


3 Come abbiamo visto, il termine Donato in sé è significativo, indicando che qualcuno è
dato o è stato dato all’Ordine del quale, col tempo, potrà fare parte, se ne ha la vocazione,
a pieno titolo, cioè facendo la professione. Gli atti di donazione compiuti da singoli o da
365

coppie di sposi sono dunque frequenti in epoca medievale, si veda ad esempio la


concessione nel 1302 dell’abito e della croce di Donati a Garessio di Altavilla, albergatore
dimorante in Genova, e alla moglie Alasia in cambio di una loro casa sita in Genova,
donata all’Ospedale, di cui conservano l’usufrutto5. Il documento di concessione
specifica che nel caso Garessio resti vedovo, potrà fare la professione, divenendo Frate
dell’ordine Gerosolimitano6. Questo conferma che la transizione da Donato a Frater era
non solo possibile, ma auspicata, come era naturalmente possibile il passaggio da
Donato a Frate Servente7.
4 Questo è un elemento importante, infatti conferma la mobilità interna alle classi
dell’Ordine, che ne fa una struttura dinamica e non statica, smentendo quella
reputazione di Ordine nobiliare chiuso cui è stato in passato legato per mancanza di
una corretta informazione. Questa caratteristica primitiva si è infatti conservata fino ai
nostri giorni. Basta scorrere l’ultimo Ruolo generale (1997) per notare il notevole numero
di promozioni dal ceto dei Donati a quello di Grazia Magistrale e anche delle classi
prettamente nobiliari, cioè quelle di Grazia e Devozione e Onore e Devozione. Il Donato non è
dunque una specie di "ultima ruota del carro" nell’ambito dell’Ordine, ma ha una sua
specificità di funzione ben definita, infatti buona parte dei Donati proviene oggi dai
gruppi che si occupano di volontariato. Inoltre nulla impedisce che se ben opera, egli
possa progredire nella gerarchia dell’Ordine. Si ha addirittura il caso di Fra’ John
Critien, dell’Associazione Maltese, poi passato al Gran Priorato di Roma, che è diventato
Commendatore di Giustizia pur essendo stato ammesso inizialmente come Donato di
Devozione di Terza classe (1963), venendo in seguito promosso Cavaliere di Grazia
Magistrale (1986), poi Novizio Cavaliere di Giustizia (1989) e infinei Cavaliere di Giustizia di
Voti Perpetui (1993).

I primi secoli
5 La definizione della posizione dei Donati nei tre primi secoli di vita dell’Ordine non è del
tutto sicura8. Del resto, la struttura delle classi dell’Ordine si evolve coi tempi, tanto che
con la riforma del XIX secolo, quando cioè l’Ordine cessa dalla sua funzione militare,
scompare la classe dei Frati Serventi, sostituita da quella dei Donati 9. In qualche modo la
riforma spezzava però questo filo di continuità tra i Donati e la professione, che passava
appunto attraverso la categoria dei Frati Serventi e questo spiega l’ introduzione del
Donato di Giustizia, su cui dovremo tornare.
6 I Donati non sono presenti soltanto nella struttura giovannita, ma anche in altri ordini
cavallereschi e religiosi. Così scrive uno dei più autorevoli studiosi in questo campo,
Anthony Luttrell: «Many orders had donats-men and women, noble and non-noble – who were
subject to its jurisdiction but did not take the vows of religion, and confratres who were
associated with an order mainly in matters of prayer and burial. In all of these organizational
points there was much variation, even within a single order»10. Troviamo dunque questi
personaggi insieme ai canonici e ai cavalieri che si occupano della custodia del Santo
Sepolcro11 : « "Fratres Sancti Sepulcri" sono anche i "Donati" che "intus et extra
monasterium" ricevevano vitto e vestito dai canonici »12. Vi erano Donati anche nell’
Ordine Costantiniano di San Giorgio: «V’erano anche i cavalieri serventi, ossia scudieri, i
quali non usavano manto nè sottana, ma soltanto una sciarpa di color cilestro, e
portavano come quelli dell’ordine Gerosolimitano la croce col capo smozzato» 13.
366

Specificità
7 La definizione del Donato è quindi abbastanza complessa, distinguendosi esso anche
dall’Oblata o Terziario vero e proprio14. Questo deriva anche dalla molteplicità delle
funzioni esercitate dai Donati giovanniti e melitensi, che non sono solo amministrative,
ma in certi casi anche militari. Infatti «il Donato a differenza del Confrate, salvo rare
eccezioni viene investito di un ufficio e preposto ad un servizio anche militare che ne
implica l’inserimento effettivo nell’organico dell’Ordine»15.
8 I Donati facevano dunque parte di quella più ampia categoria di membri dell’Ordine di
San Giovanni, poi di Rodi e poi di Malta che non avevano fatto la professione e che
comprendeva anche personale di vario tipo, impiegato nelle varie attività dell’Ordine,
come i servitores vassalli, i coloni ed altri famigli 16. Nel XVII secolo il grado di Donato
veniva concesso soltanto per meriti rilevanti acquisiti verso l’Ordine. Come dimostra
Tacchella, la dignità di Donato era del resto molto ambita 17. Lo stesso è nel secolo
seguente, quando si poteva ancora entrare nell’Ordine in virtù di donazioni, magari
talora abbastanza originali18. Per tale motivo è stato scritto di loro, come dei Serventi,
che «were auxiliaries-not essential to the Order but very convenient helpers» 19.
9 Fin dalle origini, notevole fu l’apporto delle donne alle opere ospedaliere e alla vita
conventuale dell’Ordine. Tacchella identifica anche tra i Donati personaggi femminili
che ne svolgevano indubbiamente le funzioni20. Già Delaville Le Roulx aveva indicato tra
le donne Ospedaliere la classe delle Sorelle Donate. Alla luce di questa tradizione è quindi
giustificato il reinserimento che con l’ultima riforma dell’Ordine è stato fatto delle
donne nella categoria dei Donati di Devozione.
10 La cerimonia di ricevimento dei Donati nell’Ordine era solenne. Lorenzo Tacchella ha
pubblicato le modalità secondo l’ordinamento del Gran Maestro Antonio de Paula
(1631), che riprende le disposizioni trecentesche di Roger de Pins 21. Il Donato si
inginocchiava davanti al Confratello che lo riceveva e poneva le mani sopra il messale
pronunciando la solenne promessa di amare con carità il Gran Maestro, i Fratelli e
l’Ordine intero, nonché di proteggerne i beni con tutte le sue forze, di non fare
professione in altra Religione e di donare in occasione della festività di San Giovanni
Battista «qualche cosa all’Ordine in riconoscenza della Confraternità». La cerimonia si
concludeva col bacio della pace e con la registrazione del nome nel libro della
Comunità. Come si vede, non si trattava di una cerimonia di addobbamento
cavalleresco, ma piuttosto di ricevimento in una confraternita religiosa e questo
appunto in considerazione della natura della funzione del Donato.

La croce
11 I Donati sono ancora oggi distinti dalla particolare croce che portano, mancante del
braccio superiore. Per tale motivo venivano chiamati Mezze Croci 22. Non per questo
l’accesso alla categoria dei Donati era meno ambito, infatti «Le prestige de l’Ordre était si
grand que les familles retenaient une place pour leur fìls le jour méme de la naissance du futur
donat ou demi-croix-ou du futur chevalier »23. L’abito dei Donati viene regolato con
un’ordinanza del Gran Maestro Claudio de la Sengle (1553-1557): «Li Confrati, overo
Donati portino per segno alla banda sinistra della veste loro solamente tre rami, o siano
braccia della croce nostra, levata la parte di sopra, il che non facendo non godano de i
367

privilegii»24. Il Compendio delle materie contenute nel Codice del Sacro Militare Ordine
Gerosolimitano (Malta 1783) specifica che «Abito regolare de’ Nostri Fratelli è la Croce
bianca ottagona di tela di lino, cucita sopra la veste, o mantello di color nero… e quello
dei Donati tre rami di detta Croce tolta la parte di sopra» 25.
12 I Donati potevano portare anche una croce aurea al collo. Nell’organizzazione moderna
dell’Ordine, fino alla recente riforma della Carta costituzionale e del Codice che ridusse
i tre ranghi dei Donati di Devozione ad uno solo, esistevano tre diverse croci per i Donati. I
Donati di I classe portavano la stessa croce dei cavalieri magistrali ma con il braccio
superiore sostituito da una doppia D d’oro a curve affrontate e riunite in punta. Quelli
di II classe portavano la croce sormontata dalla corona, non dal nodo d’oro, mentre
quelli di III classe portavano l’insegna al petto e non al collo. La croce dei Donati era così
prestigiosa che nel periodo cosiddetto russo, cioè all’epoca del gran magistrato de facto
dello zar Paolo I, nel Gran Priorato di Russia (1797-1810), con decreto imperiale
del 10/12 ottobre 1800 venne ordinato che invece di conferire ai soldati e ai graduati
che avevano servito almeno per vent’anni un’insegna dell’Ordine di Sant’Anna, questi
militari dovessero essere ricevuti nell’Ordine di Malta come Donati 26.

Donati e nobiltà
13 Come abbiamo visto, i Donati non dovevano essere necessariamente nobili, anche se il
Delaville Le Roulx ritiene che invece provenissero da famiglie gentilizie, al contrario dei
Confratres. Al Donato restava comunque aperto l’accesso alla classe dei Fratres o dei
Fratres milites, questo però solo se era di nobile lignaggio e in possesso dei requisiti
richiesti e dopo aver fatto la professione, altrimenti restava Donato a vita 27.
L’importanza del ruolo svolto dai Donati è confermato dal fatto che già nel Trecento un
Donato poteva amministrare una precettoria o una commenda dell’Ordine.
14 Nell’Ordine moderno, il ricevimento di un Donato nobile non è stato affatto raro, basta
sfogliare i vecchi numeri della Rivista illustrata dell’Ordine che riporta le nuove
ammissioni per rendersene conto. Troviamo nobili anche tra i Donati di II classe. Del
resto, come mi disse una volta un caro amico fiorentino, il Conte Neri Capponi, Cavaliere
di Obbedienza, a suo parere tutti i nuovo membri dell’Ordine dovrebbero entrare come
Donati.
15 In ogni caso, in epoca moderna, «nessuna prova di nobiltà devono fornire i membri di
questa categoria, ma sono tenuti a presentare un curriculum vitae integerrimo, more
nobilium »28.
16 A partire dal Cinquecento, i requisiti di ammissione nel rango dei Donati erano
specificati nei seguenti termini dal Gran Maestro Jean de la Vallette-Parisot (1557-
1568): «Perché nel ricevere li Confrati, overo Donati nell’ordine nostro si è trovato
esservi intervenuti alcuni abusi, habbiamo giudicato essere necessario rimediarvi. Per il
che col presente Statuto ordiniamo, che per l’avvenire non si riceva per Donato, e
Conffate alcun secolare di qualunque grado ...che...non habbia fatto apparire d’esser
ben nato, e non haver origine da Giudei, overo Saracini, o da altri Mahomettani, e
d’aver sempre vissuto bene, e non sceleratamente, e di non haver mai con la sua
persona fatto arte, overo esercitio sordido, e meccanico; e finalmente, che non abbia
presentato all’Ordine nostro, alcuna parte dei suoi beni»29. Nel 1574 il Gran Maestro
Jean l’Evêque de la Cassière (1572-1581) ribadisce «che nullo si riceva nel Donato, se
368

non pagherà quindici scudi d’oro all’erario. Ordiniamo et comandiamo che nisciuno da
mo in avanti, di qualsivoglia grado et conditione sarà, si ammetta nel Donato, et
Confrate del nostro Ordine, se prima al Commune erario, overo alli Deputati di essi, non
pagherà scudi cinquanta d’oro et chi altrimenti sarà ricevuto et admesso per donato, et
confrate non sia tenuto»30.

Requisiti di ammissione
17 I requisiti per l’ammissione però non riguardavano soltanto la condizione sociale o la
saldezza nella fede cattolica o la sicurezza che nel candidato non scorresse sangue di
giudeo o di musulmano (e questo non per razzismo, ma per il semplice fatto che i
musulmani erano i nemici dell’Ordine, mentre gli ebrei avevano talora operato come
spie ai danni del medesimo), ma anche che fosse di buona e sana costituzione fisica,
come diremmo oggi. Il 1 luglio del 1358 fra’ Ruggero de Pins nomina Donato il nobile
Ingeramo di San Martino, precisando che costui sarà ammesso «si aptus sit sanusque et
integer membris suis»31. La stessa formula compare in un documento del 2 luglio 1358,
sempre emesso dallo stesso Gran Maestro, indirizzato a fra’ Bartolomeo Benino, priore
di Roma e di Pisa, affinché il Donato Bartolomeo de Pache sia promosso a Frate servente
nel Convento di Rodi se sano ed integro nelle sue membra. In realtà l’esigenza era di
accogliere neofiti atti a combattere, anche se poi la formula può essere ripetuta e
richiesta anche in altri contesti32. Il Codice de Rohan (1783, pp. 63-64) specifica che i
requisiti per essere ricevuti come Donato sono: «esser ben nati, non discendere da
infedeli, esser vissuti incolpatamente, e senza esercizio sordido, aver presentato alla
Religione qualche parte dei loro beni ed aver pagato al tesoro il loro passaggio nella
somma di doppie effettive di Spagna trentatre ». Nel Settecento la quota di passaggio
del Donato era dunque inferiore di circa un decimo rispetto a quella richiesta a un
cavaliere di minore età33. In pratica, il Donato veniva ammesso in virtù di notevoli
meriti, conquistati o sul campo di battaglia, o nell’opera ospedaliera, o
nell’amministrazione dell’Ordine, ma anche per consistente donazione.
18 Nell’Ottocento le norme riguardanti i Donati vengono modificate, pur restando in vigore
quelle stabilite nel Codice de Rohan (statuti XLIII-XLVI, pp. 84-86). «La risoluzione del
Sovrano Consiglio, 20 marzo 1878, per la distinzione dei donati in due categorie: di
giustizia e di devozione, sancì il principio che anche i donati potessero essere ammessi
alla professione; successivamente la categoria di devozione fu divisa in I e II classe, cui
nel 1915 si aggiunse anche la III classe. Le insegne sono state fissate con dichiarazione
magistrale nel 1889»34. Il Codice del Sovrano Mlitare Ordine Ospedaliero di San Giovanni di
Gerusalemme detto di Rodi detto di Malta entrato in vigore il 1 novembre 1966 per il sesto
ceto della Terza Classe (art. 131) recita: «1) I Donati di Devozione formano il sesto ceto
della Terza Classe. 2) Per l’ammissione al sesto ceto della Terza Classe si richiedono
speciali benemerenze al servizio delle opere proprie dell’Ordine». Nella nuova Carta
costituzionale, riformata nel 1997, si semplifica la categorizzazione dei Donati, portando
le classi da tre ad una (art. 8) e permettendo l’accesso anche alle donne che vengono
quindi ricevute come Donate di Devozione. Per quanto riguarda i Donati di Giustizia, che
nella Carta costituzionale precedente a quella riformata nel 1997 erano inseriti nella
seconda classe ma distinti dai Cavalieri di Obbedienza che sono nobili, (art. 8; vedi anche
Cap. VII, sez. seconda del Codice35), essi non compaiono più nella struttura odierna
dell’Ordine. Con Decreto Consiliare n. 17647 del 4 dicembre 1997 (art. 3) il Gran Maestro
369

decretò che «i Donati di Giustizia assumeranno la denominazione di Cavalieri Magistrali


in Obbedienza »36.

L’epoca moderna
19 Oggi il Donato, per professare l’Obbedienza, deve quindi prima transitare nel ceto di
Grazia Magistrale, o altro ceto di Cavalieri nobili in caso ne abbia la qualificazione. Si
tratta di un processo di semplificazione della struttura dell’Ordine, anche se i Donati di
Giustizia rappresentavano indubbiamente un patrimonio spirituale di grande valore.
Nell’editoriale del Bollettino dell’Associazione Maltese di alcuni anni fa si legge a
proposito della promozione del Donato di Devozione Stephen Vassallo a Donato di Giustizia:
«The significance of thè promotion from Donat of Devotion or Knight of Magistral Grace to Donat
of Justice is similar to that of promotion from Knight of Honour or Grace and Devotion to Knight
of Obedience. Both imply the assumption of certain additional responsabilities which form the
’Promise’ in the Rite of Obedience in the Sovereign Military Order, sworn before witnesses and in
the presence of one’s confreres »37. Oggi, come nota Guy Stair Sainty, «most members join as
knights or dames, with comparatively fewer donats than fifty years ago- however, while many
Associations have no donats at all, nearly thirty percent of the Italian members of the Oder are in
this rank»38.
20 Essere ammessi come Donati è un grande onore, del resto Donati furono personaggi
come il poeta Bonvesin de la Riva, entrato alla fine del Duecento o il re crociato Andrea
II d’Ungheria (1 175-1235). Talora la dignità di Donato veniva conferita a chi si era reso
meritevole di grandi opere a favore dell’Ordine, come nel caso dell’architetto maltese
Gerolamo Cassar, ricevuto nel 1569, costruttore della chiesa co-cattedrale e
conventuale della Valletta, del Palazzo del Gran Maestro e delle sedi delle varie lingue 39.
21 Nel moderno Ordine di Malta i Donati vengono accolti «per benemerenze»; continua
cioè l’antica tradizione di ricevere chi ha ben operato a favore dell’Ordine. Oggi molti
Donati vengono ammessi al rango dopo avere a lungo e con fervore operato nell’ambito
delle attività assistenziali, oppure per essere stati al servizio dei malati, o delle
organizzazioni di soccorso nazionali legate all’Ordine o in generale per militanza nel
volontariato cattolico. In Italia molti sono i Donati che provengono non solo dal CISOM
ma anche dalle file dell’esercito. In sostanza, si potrebbe dire che oggi il Donato
continua le tradizioni che una volta furono del corpo militare non strettamente
cavalleresco, cioè dei Milites, e che oggi sono pertinenza del corpo assistenziale.
22 La loro distribuzione nelle varie Associazioni nazionali però varia molto da paese a
paese e i Donati sono assenti da alcune di esse 40. Nelle Associazioni dove il corpo
assistenziale ha minore consistenza oppure è del tutto assente, il Donato rappresenterà
quindi la possibilità di ingresso nell’Ordine per quelle persone, di eccellente fede
cattolica e di provata dedizione ai malati, possibilmente in età ancora giovanile, che
non potrebbero altrimenti soddisfare ai requisiti della Grazia Magistrale. I Donati non
costituiscono insomma una sottoclasse dell’Ordine di Malta, ma ancora oggi continuano
una tradizione non soltanto molto antica, ma molto radicata nella spiritualità
dell’Ordine, che permetteva e permette anche al non nobile di essere ammesso al
servizio della Tuitio Fidei e dell’Obsequium pauperum tramite questa speciale vocazione. I
Donati rappresentano in conclusione una ricchezza irrinunciabile e costituiscono la via
che una volta era stata dei non Nobili all’Ordine di Malta, il quale del resto, pur
370

tradizionalmente nobiliare, ha sempre permesso ai migliori dei Cristiani di entrare a far


parte dei suoi prestigiosi ranghi tramite appunto le opere e la vita religiosa.

NOTE
1. G. C. Bascapè, Gli Ordini Cavallereschi in Italia. Storia e diritto. Nuova Edizione aggiornata, Milano,
1992, p. 43. I Frati costituivano sia il nucleo militare, dovevano quindi risiedere in Palestina, sia
quel gruppo di persone che si occupavano dell’ospedale. Ambedue emettevano i voti. I Fratres
milites dovevano provenire da famiglie nobili e progredivano nella gerarchia dell’Ordine sia per
anzianità che per meriti. Costituivano il ceto dirigente dell’Ordine. I Cappellani (Clerici) erano i
sacerdoti aggregati all’Ordine, ma indipendenti dalla gerarchia ecclesiastica. I Serventi o Sergenti
(più tardi detti anche Sergenti d’Arme), emettevano anch’essi i voti divenendo Fratres servientes.
Secondo quanto stabilito dal Gran Maestro Roger de Pins (1355-1365) essi non potevano però fare
parte della classe superiore, cui era appunto riservata la conduzione dell’Ordine. La distinzione
tra il Frater miles e il Serviens è ben chiara nei documenti di epoca medievale (vedi L. Tacchella, I
«Donati» nella storia del Sovrano Militare Ordine di Malta, Verona, 1986, p. 46, che riporta la licenza
magistrale concessa da fra’ Piero di Ilerde di nominare due Frati, uno Milite e l’altro Sergente
nel 1365). Ai Fratres servientes non si richiedeva la nobiltà, ma soltanto che fossero di condizione
libera. «De’ frati serventi eranvi due specie: gli uni erano serventi d’armi e venivano adoperati
come i cavalieri nei servigi degli spedali ed alla guerra. Gli altri erano frati serventi di chiesa, e il
loro ufficio era affatto religioso» (L. Cibrario, Descrizione storica degli Ordini Cavallereschi, Torino,
1846, p. 500).
2. E. Rossi, Il Sovrano Militare Ordine di Malta (ristampa di Riassunto storico del S. M. Ordine di San
Giovanni di Gerusalemme di Rodi e di Malta), Roma, s.d., p. 70.
3. Tacchella cit., pp. 10; 20 e 44. Secondo J. Delaville Le Roulx, Les Hospitaliers en Terre Sainte et
Chypre (1100-1310), Paris, 1904, p. 298 invece dopo il 1310 i Confratres sarebbero somparsi, lasciando
il loro posto ai Donati, conosciuti appunto anche come Confratres. Sempre secondo il Delaville Le
Roulx i Confratres partecipavano alla vita spirituale dell’Ordine con le proprie preghiere, e di essa
godevano i benefici. I Donati garantivano all’Ospedale un contributo finanziario e la loro
disponibilità ad entrare eventualmente a fame parte. Non sono molti gli studi specifici sui Donati;
ricorderemo in particolare, prima di quello di Tacchella, il lavoro di A. F. La Cava, I Donati del
Sovrano Militare Ordine di Malta, Milano, 1938.
4. A. Luttrell, « The Military Orders. Some definitions », Militia Sancti Sepulcri. Idea e istituzioni. Atti
del Colloquio intemazionale a cura di K. Elm e C. D. Fonseca, Città del Vaticano, 1998, p. 85.
5. Si veda anche il caso di Matteo de Canoy del priorato di Francia, ricevuto nell’Ordine come
Donato avendo donato all’Ordine la propria persona e i propri beni nel 1358 (Tacchella cit., p. 42).
6. Tacchella cit., pp. 33-34. Vedi anche il caso del Donato Arvando de Bantino del priorato di
Tolosa, promosso dal Gran Maestro Roberto de Julliac Frater miles nel 1374 (op. cit., p. 47).
7. Vedi il caso di Gabriele di Bartolomeo de Pache di Perugia, trasferito dal ruolo dei Donati a
quello dei Serventi nel 1358.
8. Tacchella cit., p. 9.
9. G. S. Sainty, The Orders of Saint John, New York, 1991, p. 5, secondo il quale è nel 1854 che
nascono i ceti di Donati di Giustizia e di Donati di Devozione.
10. Luttrell cit., p. 85.
371

11. Costoro, «avendo fatto solo voto di castità coniugale, erano chiamati anche Fratres donati,
senza il vincolo di vita conventuale» (G. Giacomini, Storia dei cavalieri del Santo Sepolcro, Jesi, 1971,
p. 59). Oggi non si dà più credito all’esistenza di un ordine cavalleresco del Santo Sepolcro operante
in Terrasanta, dove invece esisteva un Ordo canonicus custodum Sancti Sepulcri. E’ intorno a questo
che «si assemblarono e si aggregarono quei laici che possono essere considerati in qualche
maniera i precursori dell’"Ordo Equestris Sancti Sepulcri" » (C. D. Fonseca, «L’Ordine Equestre del
Santo Sepolcro », Barletta crocevia degli Ordini religioso-cavallereschi medieoevali. Seminario di
Studio, Barletta 16 Giugno 1996, Bari, 1997, p. 20). Altri studiosi danno ancora credito ad una
organizzazione militare emanata dall’Ordine dei custodi del Santo Sepolcro: «I Sergentes
costituivano un corpo armato, tratto dai sudditi dei feudi del Capitolo. Erano alle dirette
dipendenze dei Canonici, cui dovevano prestare giuramento. Dovevano difendere il Santo
Sepolcro e gli altri luoghi stabiliti dal Capitolo» (M. Visentin, Ordine Equestre del Santo Sepolcro di
Gerusalemme, Cotogna Veneta, 1991, p. 32).
12. Fonseca cit, p. 20.
13. Cibrario cit., p. 170. Queste distinzioni nell’insegna del grado erano comuni; ad esempio nell’
Ordine Militare di Santo Stefano vi erano «Cavalieri di Giustizia, Cappellani e Frati Serventi. I
cappellani o Preti d’Obbedienza erano veri religiosi; gli uni e gli altri portavano la croce sul lato
sinistro dell’abito e sul mantello; senonché i cavalieri la portavano orlata d’oro, ed i cappellani di
seta gialla. I Frati Serventi la portavano come i cappellani, ma dal lato destro. Si dispensavano
altresì, come nell’Ordine di Malta mezze croci» (G. Cucentrentoli, I granduchi di Toscana, Bologna,
1975, p. 168).
14. «Gioverà premettere puntualizzando, che i Donati gerosolimitani non sono identificabili con i
Terziari degli altri ordini religiosi, né con gli Oblati, né come erroneamente e con certa frequenza
è stato scritto, con i Sergenti d’Arme» (Tacchella cit., p. 10).
15. Tacchella cit., p. 32. Come abbiamo visto, un Donato quindi poteva essere promosso a Frate
Servente, come nel caso di Pietro di Matteo che nel 1353 viene ammesso in questo grado dal Gran
Maestro Diodato de Gozon (op. cit., p. 36). Lo stesso succede con il Donato Pietro Forestario, il
quale nel 1358 è ammesso dal Gran Maestro Ruggero de Pins come Frate Servente (op. cit., p. 38).
16. Si veda la bolla emessa da Pio IV (1560-1565) in cui si stabiliva che costoro, oltre ai Fratres,
fossero esentati dalle decime e altri aggravi fiscali (citato in Tacchella, cit., p. 30).
17. Si veda il documento emesso il 13 maggio 1606 dal Gran maestro Alof de Wignacourt, il quale
concede come segno di particolare distinzione al Donato Pietro de Haro di portare «mediam
Crucem auream ad figuram habitus nostri formatam, collo appensam » (Tacchella : 87 ; vedi anche una
simile concessione fatta dal Gran Maestro Antonio de Paula il 10 luglio 1635 al Donato nobile
Pietro Carlo Balbi di Torino (Tacchella cit., p. 88).
18. «Nel 1766 veniva conferito il privilegio di Donato al medico del reggimento svizzero Antonio
Mayer, il quale aveva donati 19 modelli di anatomia all’ospedale dell’Ordine» (Tacchella cit.,
p. 54).
19. J. S. Abela, Malta. A panoramic history. A narrative history of the Maltese islands, Malta, 1997,
p. 138.
20. Tacchella cit., pp. 16 e 59 e segg. Nell’Ordine venivano ammesse anche Converse vere e
proprie.
21. Tacchella cit., p. 26.
22. T. Salmon, Lo stato presente di tutti i paesi e popoli del mondo naturale, politico, e morale, con nuove
osservazioni e correzioni degli antichi e moderni viaggiatori, vol. XXIV, Venezia, 1762, p. 196. «Vera
ancora una specie di donati o di mezze croci, che usavano una mezza croce di tela bianca, e qualche
volta, per privilegio, una croce simile d’oro, ma sempre a tre sole aste» (Cibrario cit. p. 500).
Nell’Ordine di Santo Stefano i Donati erano conosciuti anche come Cavalieri Tau: «en outre, il y avait
des chevaliers servants, les uns d’armes, les autres d’office, appelés Taù, parce que leur croix était sans la
branche supérieure ce qui lui donna la forme de la lettre T » (H. C. Zeininger, « L’Ordre sacré et
372

militaire de St. Etienne Pape et Martyr», in: R. Bernardini, Il Sacro Militare Ordine di Santo Stefano
Papa e Martire, Pisa, 1990, p. 132). In effetti si è discusso se la mezza croce dei Donati non fosse un
esplicito riferimento al simbolismo del tau, cioè della T maiuscola greca, estrinsecata nella croce
taumata; è del resto esistito anche un ordine cavalleresco, quello dei Cavalieri del Tau di Altopascio,
che portava questa croce disegnata appunto come una T maiuscola (A. Cimmino-C. Montella, Il
libro d’oro degli onori. Dai grandi ordini cavallereschi alle moderne onorificenze, Firenze, 1990, p. 122). La
mancanza del braccio superiore non vuole quindi affatto indicare una incompleta o limitata
appartenenza all’Ordine.
23. J. Godechot, Histoire de Malte, Paris, 1981, p. 31.
24. Citato da Tacchetta cit., p. 28.
25. Citato da A. Spada, Onori e glorie. Sovrano Militare Ordine di Malta. Spagna Gran Bretagna Portogallo
Brasile, Brescia, 1980, p. 22.
26. De Sherbowitz-Wetzor-C. Toumanoff, «L’Ordre de Malte et l’Empire de Russie», Annales de
l’Ordre Souverain de Malte, XXV, 1-4, Roma, 1967, p. 16 e G. W. Romanenkov, «L’Ordine di San
Giovanni e la Russia», Il Mondo del Cavaliere, 6, 2002, p. 46.
27. Tacchetta cit., pp. 22-23; 38; 44; 49.
28. M. Visentin, La funzione storica, sociale, religiosa della cavalleria e la perenne vitalità dei suoi ideali,
Cologna Veneta, 1981, p. 153.
29. Citato da Tacchella, cit., pp. 26-27.
30. Citato da Tacchella cit., p. 28.
31. Tacchella cit., p. 40.
32. «Il 28 settembre 1374 il Gran Maestro frà Roberto de Julliac concede licenza di promuovere
quale Frate Milite il Donato Arvando Ude Bantino del priorato di Tolosa, se generato da coniugi
nobili in entrambe le parti ed uniti in legittimo matrimonio; se sano ed integro nelle sue membra
gli sia assegnata una stanza in una precettoria del priorato di Tolosa» (Tacchella, cit., p. 47).
33. Tacchella cit., p. 30, documento del Gran Maestro de Rohan (1775-1797).
34. Bascapè cit., p. 43.
35. I Donati di Giustizia avevano quindi le stesse obbligazioni dei Cavalieri di Obbedienza: «Knights of
Obedience and Donats of Justice should, as far as possible, take an active pari in the charitable activities of
the Order: visiting and assisting the sick and poor and actively partecipating in pilgrimages» (Spiritual
Reccomendations for the Members of the Sovereign Military Order of Malta, Rome 1993, p. 14).
36. Prima della riforma non era inusuale il passaggio di un Cavaliere di Grazia Magistrale alla classe
dei Donati di Giustizia. In questo modo anche il cavaliere che non poteva provare nobiltà aveva
accesso all’Obbedienza (ad esempio il Bollettino Ufficiale del 1993 (p. 21) annuncia l’ «ammissione
all’anno di prova per il passaggio nella Classe dei Donati di Giustizia del Prof. Dott. Pietro de Vita,
Gran Croce di Grazia Magistrale (Assoc. Bras. di Rio de Janeiro)». Nel Bollettino del 1995 un uguale
provvedimento riguarda i cavalieri di Grazia Magistrale Peter J. Mc Carthy del Gran Priorato
d’Inghilterra e Karl Donnelly del Sottopriorato irlandese.
37. « A Donat of Justice in the Maltese Association », L-Ospedalier. Newsletter of the Maltese
Association of the Sovereign Military Order of Malta, 3, 1997, p. 1.
38. Sainty cit., p. 50. La popolarità dei Donati sembra svilupparsi tra la fine dell’ottocento e la
prima metà del Novecento. Nel 1880 vengono infatti registrati 111 Donati, nel 1900 sono 294,
nel 1921 308 e nel 1932 sono già saliti a 1090, in chiara connessione con l’espandersi delle attività
assistenziali svolte dall’Ordine (www.heraldica.org/topics/orders/ordmalta.htm).
39. Tacchella cit., p. 50. Sainty cit., p. 123, ricorda il caso di un Donato di Devozione, barone di San
Marino, creato duca di Astraudo dal Sommo Pontefice.
40. Come curiosità ricordiamo che perfino alcuni dei falsi ordini di Malta che pullulano nel
mondo hanno una classe di Donati, ovviamente per meglio imitare l’unico, vero Ordine di Malta: «
Donats and Damsels of the Order are those sons and daughters of all members in all grades who wish to
pledge themselves to the aims and good works of the Order. They are usually between the ages of 18 to 25.
373

They must submit the same credentials as a Knight or Dame and assume appropriate duties far their garde
and rank» (art. V, 6 della Costituzione del Sovereign Order of The Orthodox Knights Hospitaller of Saint
John of Jerusalem, http://members.spree.com/sip/orderstjohn/oosjc.htm). Sui falsi ordini di San
Giovanni e di Malta vedi A. Chaffanjon-B. Galimard Flavigny, Ordres & contre-ordres de chevalerie,
Paris 1982 e P. Kurrild-Klitgaard, Knights of Fantasy. Italian kielen ja kulttuurin julkaisuja, Turun
Yliopisto, Turku 2002.

AUTORE
LUIGI G. DE ANNA
Université de Turku (Finlande).
374

Le libertinage de la Renaissance à
l’Âge classique, un territoire pour
l’historien ?
Didier Foucault

1 Après avoir connu une assez longue période de désaffection, la question du libertinage
connaît depuis une vingtaine d’années un incontestable regain d’intérêt et suscite de
nombreuses discussions parmi les spécialistes. Ces débats sont tout sauf d’importance
mineure puisque leur enjeu porte sur la pertinence historique de l’objet étudié. Sans
entrer dans le détail des positions qui s’affrontent, le courant qui, de Perrens à Antoine
Adam et René Pintard, dominait la scène historiographique est aujourd’hui mis en
cause à partir de deux angles d’attaque convergents :
• Nombre d’auteurs et de personnages réputés libertins se voient contester ce titre, soit parce
que les sources sur lesquelles l’on s’appuie traditionnellement sont jugées peu fiables, soit à
partir d’une relecture de leurs textes tenant pour insignifiants les passages scandaleux et
valorisant ceux qui véhiculent des idées conformistes ou carrément orthodoxes.
Disparaissent ainsi progressivement du Panthéon sulfureux du libertinage les grandes
figures qui avaient retenue l’intérêt des spécialistes.
• Ne resteraient plus dans la place que les véritables responsables de cette illusion collective,
cause de l’égarement des chercheurs : les apologètes de la Contre-Réforme qui ont forgé la
catégorie de libertin pour dénoncer tous les écarts qu’ils constataient parmi leurs ouailles.
2 L’on retrouve ainsi, déplacé jusqu’au « cœur religieux » du XVIIe, le discutable schéma
qui, après Lucien Febvre, s’était imposé pour le XVIe siècle. Pas plus que la Renaissance,
privée d’athées véritables, les âges baroque et classique n’auraient été « infectés » par
d’authentiques libertins1.
3 Ces arguments sont-ils suffisants pour évacuer de l’histoire des idées et des mœurs le
libertinage et n’en faire qu’un thème de la littérature apologétique du XVIIe siècle, puis
de la production romanesque du siècle suivant ? Les historiens sont peu intervenus
dans les débats récents qui ont surtout concerné les spécialistes de la littérature et les
philosophes. Ils ont pourtant leur mot à dire. Qu’il me soit permis de dire le mien, en
375

m’attachant à cerner la question du libertinage avec une approche historique globale,


susceptible de lui redonner la place qu’on lui discute dans la culture européenne de
l’époque moderne.

***

4 L’accumulation des monographies pour préciser la personnalité de prétendus libertins


ou la reconstitution de leurs univers mentaux à partir de leurs textes apparaît, en tout
état de cause, comme une démarche nécessaire. En tant que telle, elle ne peut être
critiquée même si les sources qui sont les plus sollicitées, elles, doivent l’être.
5 C’est notamment le cas du témoignage des mémorialistes. Les ouvrages de Brantôme,
de Tallemant des Réaux, de Bussy Rabutin, de Saint-Simon et de tant d’autres sont-ils
des documents de première valeur ou des ramassis de ragots dépourvus de fondement ?
Les rejeter sans ménagement n’a pas plus de sens que de les accepter les yeux fermés.
De nombreux détails sont probablement exagérés ou mêmes faux. Le recoupement avec
d’autres sources l’atteste. Mais à l’inverse le croisement des textes apporte la
confirmation de la véracité d’au moins autant d’anecdotes. Et que dire de
l’accumulation de récits scabreux ou de comportements peu édifiants et parfois
sacrilèges ? Isolément on peut émettre tous les doutes qu’on veut, mais en les traitant
en bloc, il devient plus difficile de soutenir que ces observateurs au regard souvent si
aigu se soient totalement trompés sur leurs contemporains, leurs mœurs et leurs idées !
6 Quelle fiabilité accorder aux écrits des controversistes catholiques ou protestants ? Un
Calvin, un Garasse, un Mersenne, pour ne parler que des plus célèbres contempteurs
des libertins, n’ont-il pas, volontairement ou non, forcé le trait, voyant des libertins et
des athées partout où quelques voix dissonantes se faisaient entendre ? Qu’à des fins de
propagande, ils aient fait preuve d’exagération, en dramatisant délibérément les écarts
de comportement et de doctrine dont ils avaient connaissance ou qu’ils en aient rendu
compte en des termes provocateurs et polémiques, n’implique nullement que tout cela
relevait du fantasme. Faut-il, par ailleurs, s’étonner que ces théologiens engagés
fussent parmi les premiers à ressentir que des phénomènes inquiétants se produisaient
dans les profondeurs de la société ? Leurs fonctions n’en faisaient-elles pas des vigiles
attentifs et prompts à dénoncer la moindre déviance ? Ils étaient bien informés, parfois
à la source même : Calvin a rencontré d’éminents libertins spirituels, Garasse a
retourné plusieurs des « moucherons de taverne » qu’il décrit, Mersenne a commencé à
tisser un réseau de relations érudites bien loin des milieux dévots... Qu’eût été le poids
de leurs arguments s’ils avaient été totalement déconnectés de la réalité de leur
temps ?
7 Pareille remarque vaut pour des textes comme le Francion de Sorel, Le Page disgracié de
Tristan l’Hermite, Les Avenures de d’Assoucy ou le Dom Juan de Molière. Il s’agit certes
avant tout d’œuvres de fiction. Mais de là à en faire de purs produits d’imagination sans
rapport avec l’expérience vécue de leurs auteurs, il y a un pas difficile à franchir.
D’autre part, la persistance, en dépit des efforts désespérés des censeurs, d’une
littérature érotique et parfois obscène où se complaisent souvent les plus grands
auteurs (Maynard, Théophile de Viau, Scarron, La Fontaine) est-elle sans signification ?
Que leurs lecteurs ne fussent pas tous des coureurs invétérés de jupons ou des
sodomites pratiquants, concédons-le volontiers. Mais ne serait-ce pas faire preuve de
beaucoup de naïveté sur la condition humaine que de croire que les drôles de
376

paroissiens qui constituaient leur public se livraient en rougissant à des lectures si peu
pieuses, sans chercher à s’en inspirer pour égayer leur quotidien ?
8 Les textes philosophiques réputés libertins posent incontestablement de difficiles
problèmes d’interprétation. D’autant qu’à de rares exceptions près, ils sont chargés
d’ambiguïtés. La forme dialoguée ou l’exposition des doctrines des autres penseurs
pour les discuter ou les réfuter autorisent la publication d’idées qui ne pourraient
trouver place dans un traité systématique et revendiqué comme tel par son auteur. Que
valent alors pour un lecteur « déniaisé » les vertueuses professions de foi qui concluent
prudemment des passages au contenu hardi ? La rhétorique de la dissimulation est
devenue à la Renaissance et à l’Âge baroque un art savamment pratiqué pour
désorienter les censeurs. Même si les débats autour de Pomponazzi, de Gruet, de
Vanini, de Naudé, de La Mothe le Vayer, de Cyrano ou de l’anonyme auteur du
Théophrastus redivivus sont loin d’être épuisés, il paraît difficile de postuler que tous ces
écrivains n’auraient en aucune manière cherché à nuire à la religion.
9 Ces remarques critiques faites, les sources littéraires et philosophiques ne peuvent être
les seules à être sollicitées. Elles ne concernent en effet que des personnes ayant atteint
un certain degré de notabilité – la noblesse en premier lieu – et laissent à l’écart une
grande part du corps social.
10 Existe-t-il d’autres types de documents de nature à mieux étayer les certitudes de
l’historien en élargissant le champ social de référence pour trouver d’autres libertins
méconnus ? Les sources judiciaires peuvent être exploitées, les visites diocésaines
également, ainsi que les annales des villes et leurs arrêts et règlements. Mais qu’on ne
s’illusionne pas : ces documents sont rares et leur étude se heurte également à de
sérieux problèmes de critique. On ne s’étonnera pas que le terrain soit encore
largement à défricher et que le regain d’intérêt que suscite le libertinage fasse surgir
plus de divergences entre les chercheurs que de résultats consensuels.

***

11 Indépendamment du fait que les hommes et les femmes considérés aient pu eux-mêmes
se dénommer libertins, revendiquer fièrement ce titre ou être traités de la sorte par des
adversaires qui tenaient le mot en piètre estime, aux XVIe et XVIIe siècles, les vocables
de libertin, de libertinage ou de libertinisme renvoient avant tout au rejet, assumé
consciemment, des normes morales et des dogmes du christianisme ; qu’il s’agisse d’un
rejet global ou d’un refus ciblant seulement certains aspects de la religion.
12 Ce champ sémantique, volontairement très large, appelle quelques commentaires
historiques.
13 De l’apparition du mot libertin dans la langue française au XVIe siècle – et peut-être dès
le XIIe siècle dans le latin des poésies goliardiques – jusqu’à la veille de la Révolution,
les deux points d’ancrage critique du libertinage sont la morale et les dogmes chrétiens.
L’espace ainsi délimité par ces deux bornes est vaste. Rares sont ceux qui le couvrent de
part en part. On en trouve à toutes les époques : qu’on pense aux libertins spirituels
combattus par Calvin, à Théophile de Viau ou à Sade. Une majorité, cependant, ne
manifestent pas un affranchissement aussi complet à l’égard du christianisme : l’esprit
fort blasphémant à la taverne pourra faire baptiser ses enfants, le roué de la Régence se
livrer à des orgies sans chercher à leur donner un fondement doctrinal, ou, à l’inverse,
l’austère chanoine Gassendi pourra être un défenseur de l’épicurisme philosophique...
377

Dans de telles circonstances, ils n’en ont pas moins des conduites libertines et
appartiennent de plein droit à l’histoire du libertinage.
14 En suivant Alberto Tenenti qui, à mon sens, a bien saisi la question, le libertin, par
opposition à l’hérétique, n’a pas pour préoccupation de déterminer ou d’imposer aux
autres une nouvelle attitude morale ou intellectuelle, considérée par lui comme
orthodoxe et canonique, en référence directe aux textes bibliques ou patristiques.
Fondamentalement indifférent à ce type de soumission de son libre arbitre à une
autorité extérieure, le libertin pense et agit par lui-même. Cela exclut, au passage
d’autres catégories de contrevenants aux règles religieuses. Le pécheur repentant,
accablé par les pénitences de son confesseur et les mortifications qu’il s’inflige, est aux
antipodes du libertin. A l’image d’un Dom Juan, ce dernier n’a cure de la sanction
surnaturelle de ses turpitudes ou de ses exécrables pensées. L’adepte de croyances ou
d’attitudes religieuses autres que chrétiennes est également hors du champ du
libertinage. Le christianisme occidental – comme celui des Indiens de l’Amérique
espagnole ou de l’Afrique coloniale – a dû longtemps composer avec de nombreux
cultes et croyances réputés païens. Le libertin méprise évidemment ces
« superstitions ». Mais, à la différence du « bon » chrétien, ce n’est pas à cause de ce qui
les sépare du christianisme, c’est à cause de ce qu’elles ont de commun avec lui : la
croyance au sacré et aux forces surnaturelles qui en émanent.
15 Cette définition purement négative du libertinage, implique qu’il serait illusoire d’en
faire une sorte d’école aux principes bien établis. Au mieux peut-on parler d’une
« mouvance libertine » (J.-P. Cavaillé). A la classique distinction entre libertinage de
mœurs et libertinisme philosophique se superposent d’autres déterminations plus
étroites, sur l’un comme l’autre plan. Sur celui des mœurs, sodomites, séducteurs de
haut vol, familiers des bordels ou simples amateurs de bien boire et de bonne chère
forment des catégories commodes. Sur celui des doctrines, athées d’inspiration
aristotélo-averroïste côtoient les disciples des antiques épicuriens et les plus modernes
mécanistes, mais aussi les sceptiques radicaux ainsi que diverses obédiences de déistes.
Mais, cela n’implique aucune exclusive à l’échelle des individus qui peuvent relever de
plusieurs catégories. Cela ne les range pas non plus dans des sectes antagoniques : de
subtiles et tolérantes complicités lient souvent les uns et les autres, en contraste très
fort avec l’intolérance dominante chez les catholiques comme chez les protestants.

***

16 Elargir à tous les champs de la dynamique historique la recherche des facteurs qui ont
permis l’essor du libertinage n’exclut pas, cela va de soi, ceux qui relèvent de la stricte
évolution des idées. Deux domaines de la pensée supplantent la théologie à l’époque
moderne en mettant en crise l’autorité intellectuelle des paradigmes chrétiens : la
philosophie et la science.
17 La redécouverte de pans oubliés et méconnus de la philosophie antique, principalement
aux XVe et XVIe siècles, a opéré un effet de brouillage dans les consciences des plus
grands savants.
18 L’édifice scolastique reposait sur une christianisation d’Aristote dans le cadre de la
théologie à forte teneur rationaliste de Thomas d’Aquin. Celle-ci n’était pas
unanimement acceptée dans les universités de la fin du Moyen Âge. Mais les
oppositions qui s’élevaient tendaient à exalter la supériorité de la foi sur la raison
378

humaine (scotistes) ou à mettre en doute la validité des catégories de la métaphysique


aristotélicienne (nominalistes). Seuls ceux que l’on qualifiait d’averroïstes présentaient
un réel danger. Chassés de Paris au XIVe siècle, certains d’entre eux (Jean de Jandun,
Pietro d’Abano) ont trouvé refuge à l’université de Padoue où leur influence et celle de
leur disciples y furent relativement contenues. Il n’en a plus été ainsi
entre 1500 et 1630. Vivifiés par l’intégration des idées plus radicales d’Alexandre
d’Aphrodise – un commentateur grec d’Aristote du IIIe siècle – les aristotéliciens
padouans ont été parmi les vecteurs les plus corrosifs d’idées irréligieuses à la
Renaissance et à l’Age baroque. Théorie de la double vérité, imposture des religions,
critique des miracles, mise en cause de l’immortalité de l’âme sont quelques-uns des
fleurons de ce courant de pensée dont les principaux représentants eurent de sérieux
problèmes avec l’inquisition ou les autorités judiciaires civiles. Pomponazzi, Cardan,
Vanini, Cremonini ont laissé à cette « école de Padoue », que Renan a le premier
étudiée, une durable réputation d’impiété. Alors que l’aristotélisme scolastique était
vilipendé par la plupart des humanistes, Aristote, on le voit, n’avait pas dit son dernier
mot.
19 Ce point est malheureusement souvent sous-estimé en France, où l’on a trop tendance à
ramener la Renaissance philosophique à la redécouverte de Platon par des Florentins
dénués d’arrière-pensées irréligieuses, comme Marsile Ficin. Vue, d’ailleurs bien
partielle, du problème historique posé par cette réappropriation de la doctrine des
académiciens, car du Byzantin Gémiste Pléthon, l’introducteur des manuscrits de
Platon à la cour des Médicis, à Jean Pic de la Mirandole ou Giordano Bruno, on n’a pas
de peine à montrer que de philosophies fortement teintées de platonisme peuvent
sortir des systèmes à l’orthodoxie peu recommandable. De surcroît, l’influence d’autres
courants philosophiques antiques potentiellement irréligieux, l’épicurisme et le
scepticisme, en premier lieu, est tout sauf négligeable.
20 Les disciples modernes d’Epicure ont bénéficié de la découverte du De Natura rerum de
Lucrèce par Poggio Bracciolini au XVe siècle et à sa formidable diffusion par
l’imprimerie. De manière ouverte ou feutrée, les idées épicuriennes, associées à celles
de Démocrite, ont eu une emprise réelle sur la pensée d’auteurs qui se sont illustrés
dans diverses disciplines – philosophie, médecine, linguistique, astronomie, poésie. Il
n’est qu’à évoquer les noms de Lorenzo Valla, Fracastor au XVIe siècle, Gassendi,
Galilée, Cyrano de Bergerac, Saint-Evremont, Malpighi ou Spallanzani au XVIIe pour
voir que l’éventail est large et que peu d’entre eux furent considérés comme de pieux
dévots.
21 La mise en doute de la capacité de l’homme d’atteindre par sa raison la vérité des
choses peut conforter la foi : Pascal en est un bon exemple. Mais de François Pic de la
Mirandole et Corneille Agrippa à Montaigne, Charron, La Mothe le Vayer et Pierre
Bayle, le scepticisme a véhiculé un relativisme tout à fait opposé au dogmatisme
intransigeant des chrétiens. Pire, dans le contexte des grandes découvertes, les idées de
ces auteurs, touchant la morale, les mœurs, les lois et les croyances des peuples ont
puissamment alimenté l’argumentaire libertin contre la théorie du « consentement
universel » qui postulait, qu’à quelques exceptions près, l’ensemble de la planète avait
entendu la parole du Christ.
22 Quel que soit le jugement que l’on porte sur la valeur des œuvres philosophiques de la
Renaissance et de l’Âge baroque, longtemps tenues en piètre estime par
l’historiographie française, ce serait une grave erreur que de se contenter d’un cliché
379

convenu : la lente agonie de l’aristotélisme, rabâché en chaire et son articulation


exclusive avec le thomisme dans une fin uniquement apologétique et cela jusqu’au coup
de tonnerre du Discours de la méthode. Il faut, au contraire, se représenter la scène
philosophique européenne des années 1450 à 1640 comme un théâtre très animé,
désordonné mais fécond. En un mot : baroque. Une scène de crise, en ce sens que les
anciennes théories et méthodes de pensée sont contestées sans qu’aucune des diverses
alternatives qui se présentent ne parvienne à imposer ses paradigmes.
23 Cette crise d’autorité philosophique a eu pour effet de placer les penseurs devant la
nécessité de trouver en eux-mêmes les propres ressources intellectuelles pour se
positionner au milieu de tous ces systèmes opposés. Tous ne sont pas devenus libertins,
mais alors qu’au Moyen Âge, les philosophes qui s’affranchissent des autorités
consacrées par l’enseignement scolastique font figure d’exception, la situation se
trouve renversée à partir de la Renaissance. L’individualisme, ce pendant de
l’humanisme dont les manifestations sont multiples dans la vie économique, artistique
ou religieuse, gagne la philosophie. Il en résulte un renversement progressif du rapport
entre philosophie et religion. Jadis « simple servante de la théologie », la philosophie
tend à s’affirmer comme activité intellectuelle libérée de toute contrainte apologétique.
Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’y a plus de préoccupations religieuses dans les
ouvrages des philosophes. Mais, de fait, la puissance de la raison humaine s’affirme de
plus en plus fièrement, quitte à résoudre les contradictions entre foi et raison en posant
de manière implicite ou non le postulat de la double vérité.
24 Ce qui vient d’être dit pour la philosophie vaut également pour les sciences qui, au titre
de la philosophie naturelle, resteront longtemps une des branches particulières de
l’activité philosophique. Toutefois la question de l’articulation entre essor du
libertinisme et naissance de la science moderne pose une série de problèmes qu’on ne
saurait passer sous silence. Un ancien schéma, qui trouve son origine dans la pensée
des Lumières et qui a été sacralisé par Auguste Comte et les positivistes, tend à opposer
radicalement science et religion et par contrecoup subordonner l’essor de la libre
pensée à celui de la science moderne après Galilée. Cette vision est trop schématique et
ne s’accorde pas avec une étude parallèle de l’histoire du libertinage et de l’histoire de
la science occidentale avant, pendant et après la révolution qu’elle connaît au
XVIIe siècle. Je signale au passage que dans l’historiographie de l’athéisme moderne,
cette subordination est une des clés de la thèse de Lucien Febvre, inspirées des travaux
de Robert Lenoble, qui conclut à l’impossibilité de l’athéisme à cette époque.
25 Les paradigmes mécanistes, qui investissent progressivement le discours scientifique à
partir de la naissance de la physique moderne dans le premier tiers du XVIIe siècle, ont
profondément réorienté la pensée irréligieuse vers le matérialisme mécaniste qui
connaît son apogée au XVIIIe avec Diderot, La Mettrie, d’Holbach et Helvétius... Le fait
est incontestable et constitue, sur le plan de l’histoire du libertinage, un moment de
mutation capital. Mais, par une sorte de raisonnement à rebours, peut-on conclure que
mécanisme et athéisme sont liés au point que l’un conduirait automatiquement à
l’autre et que le second ne pourrait exister sans le premier ? Ces deux propositions sont
intenables.
26 D’abord parce que le mécanisme peut également s’accorder avec des conceptions du
monde non athées. La métaphore de la « machine du monde » est clairement attestée
chez des auteurs du XIVe siècle comme Thomas Bradwardine ou Buridan, dans un
contexte étranger au libertinage. Par ailleurs elle trouve chez Descartes et nombre de
380

ses disciples qu’on ne peut qualifier d’athées une place centrale dans leur physique. Le
mécanisme ne conduit donc pas naturellement à l’athéisme. L’athéisme a-t-il, lui,
absolument besoin du mécanisme pour avoir une chance de voir le jour ? La physique
atomiste épicurienne est incontestablement athée, en ce sens que – pour paraphraser
une célèbre réponse de l’astronome Lagrange à Napoléon – elle n’a pas besoin de
l’hypothèse de Dieu pour poser ses principes et justifier leurs développements. C’est
une première réponse, qui vaut, on la dit à la Renaissance dans les cercles étroits qui
admiraient les philosophes du Jardin. Mais ce n’est pas la seule qu’on puisse apporter.
Quand on se penche sur les principaux courants qui, dans un désordre au moins
comparable à celui qui prévalait dans le champ philosophique, tentent de sortir la
science ancienne de la gangue où l’enseignement universitaire la maintenait
prisonnière, on trouve de nombreuses tentatives d’explications non mécanistes et peu
compatibles avec les visions chrétiennes dominantes.
27 Quelques exemples ? La création du monde, dogme intangible pour les tenants de la
Bible ne s’accorde pas avec un aristotélisme strict. Les Padouans, de Cardan à Vanini, au
prix de multiples précautions s’interrogent sur l’éternité de celui-ci, ce qui pose la
question de l’origine du mouvement et de la vie. Or sur les marges de la science
officielle prolifèrent à la Renaissance de multiples courants qui explorent des voies
nouvelles. L’influence des astres est ainsi couramment admise par les astrologues, les
alchimistes mais aussi de nombreux médecins et savants. Cette influence est un fait
attesté par l’expérience commune. La lumière, la chaleur du soleil sont des sources de
vie pour les êtres vivants, elles commandent les cycles de la végétation. Ne peut-il en
être ainsi pour tous les phénomènes vitaux ? Beaucoup le pensent, notamment les
médecins, qui, en s’appuyant de surcroît sur l’autorité de Galien ou d’Aristote, peuvent
mettre en relation la chaleur solaire avec la fameuse chaleur innée qui, depuis notre
cœur, entretient la vie. La Lune est associée aux marées et aux menstrues des femmes.
Pourquoi ne pas étendre ces propriétés aux planètes, aux comètes voire à divers
météores ? Ainsi, et cela indépendamment des vaticinations idéalistes de l’astrologie
judiciaire que réfutent beaucoup de savants, l’influx énergétique qui baigne depuis les
astres la terre et y alimente les processus vitaux – de la croissance souterraine des
métaux à la génération spontanée des petits animaux – est le principe central de tout
un courant de philosophie naturelle très répandu jusqu’aux premières décennies du
XVIIe siècle. Le caractère matérialiste de ce schéma se trouve renforcé par la théorie
des esprits animaux. D’inspiration stoïcienne – le pneuma –, cette théorie recueille un
large consensus dans les milieux médicaux où elle sert d’explication à la plupart des
phénomènes physiologiques et même psychiques : circulant dans les vaisseaux du
corps – les veines mais aussi les nerfs – ces esprits de consistance matérielle ignée et
aérienne maintiennent l’organisme en vie et interviennent dans les réactions sensori-
motrices, la mémoire, l’imagination et les songes, mais aussi la génération...
28 Tout un outillage mental – concepts comme théories explicatives des problèmes sur
lesquels se penchait la science avant Galilée – était donc à la disposition de ceux que ne
satisfaisait pas le recours simpliste aux mystères de la foi et aux fables de la Genèse.
Pousser ces théories jusque dans les ultimes retranchements de l’athéisme exigeait
certes de grandes capacités intellectuelles et une audace encore rare entre 1550 et 1620.
Mais du Genevois Gruet, exécuté par Calvin à Vanini mort sur le bûcher dans la très
catholique Toulouse, des exemples bien attestés témoignent que ce pas a été franchi
avant même que la révolution scientifique en gestation ne donne aux générations
381

suivantes de libertins des armes d’une redoutable efficacité pour saper l’édifice
religieux.

***

29 Le contexte religieux, marqué par l’affrontement des catholiques et des protestants, a


également donné au libertinage l’occasion de s’insinuer dans les interstices de la
culture des sociétés d’Europe occidentale à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Sur le
fond, cet antagonisme ne concerne pas les libertins. Ils sont généralement indifférents
aux querelles doctrinales des deux camps. Pour autant, il serait difficile de comprendre
l’essor considérable du libertinage en France sans s’interroger sur l’effet durable de la
dégénérescence de ces débats en des guerres civiles d’une rare violence.
30 Après Laurent Valla, les humanistes avaient entrepris de lire la Bible en lui appliquant
des méthodes de critique philologique totalement nouvelles. Ils tiraient notamment
partie des progrès de l’étude des langues anciennes (grec, hébreux, araméen) qui
faisaient défaut aux savants médiévaux. La Vulgate de Jérôme apparaissait ainsi bien
défectueuse et des corrections s’imposaient : traductions polyglottes, comme celle
d’Alcala, éditions d’Erasme ou de Lefebvre d’Etaples créaient un climat intellectuel qui,
à l’insu des intentions premières de ceux qui en étaient les principaux opérateurs,
contribuaient à désacraliser la lettre d’un texte qui n’apparaissait plus comme
intangible. L’apport de Luther, qui participe en tant que traducteur de la Bible à ce
mouvement, est d’un autre ordre. Il abolit le clergé, c’est-à-dire une catégorie
d’hommes habilités à lire et à interpréter l’Ecriture dans le sens canonique fixé par la
hiérarchie de l’Eglise, ayant mission d’en diffuser le contenu par une prédication orale
auprès d’une masse de fidèles majoritairement illettrés. A la médiation cléricale, le
protestant substitue la lecture directe, le contact personnel, dans la sphère privée de la
maisonnée, avec la parole de Dieu. Chacun devient ainsi le propre interprète d’un livre
composite, obscur et truffé de contradictions. Sans le secours des artifices savants que
les théologiens ont accumulé au fil des siècles. Cette libre lecture de la Bible a été
freinée par une farouche résistance des catholiques. Pourtant ils ne purent empêcher
que ce livre, comme n’importe quelle œuvre profane, soit soumis aux investigations
d’une critique toujours plus exigeante. L’établissement des textes à partir des
manuscrits anciens engendra des désaccords entre traducteurs puis déboucha sur des
attitudes critiques. Critique interne – comment expliquer les contradictions ? – mais
également critique tendant à humaniser et à historiciser la production des textes. Leurs
effets furent dévastateurs sur le long terme. Bien avant les railleries de Voltaire, un
intense travail de sape a ainsi été réalisé pendant le XVIIe siècle. Vanini, Hobbes,
Spinoza, Richard Simon… chacun à sa manière apporta son coup de boutoir. D’autant
que, les découvertes scientifiques s’accumulant, il n’y avait guère de domaine du savoir
où le texte sacré ne fût en difficulté. Et quand, ils avaient à choisir, suivant les
préceptes de Galilée dans sa célèbre lettre à la duchesse de Toscane, ce n’est plus
devant l’autorité du texte sacré que bien des savants s’inclinaient mais devant les
impératifs des méthodes rationnelles et expérimentales qui soudaient désormais la
communauté scientifique.
31 L’éparpillement des sectes, après que les réformés eurent abattu l’autorité romaine
dans une grande partie de la chrétienté occidentale, est également un facteur
d’émergence du libertinisme. Ni Luther, qui ne s’est pas vraiment préoccupé de
382

remplacer les anciennes structures d’encadrement des fidèles, ni Calvin, qui a tenté de
placer ses disciples sous la coupe d’une « Eglise visible » aux pouvoirs étendus, n’ont
réussi à empêcher la prolifération de courants dissidents sur les marges de leur
mouvement. La grande majorité d’entre eux restaient dans le giron chrétien. Mais des
dérives plus inquiétantes eurent lieu. On ne saurait totalement passer sous silence
celles de la Guerre des paysans qui remettaient en cause tout principe d’autorité –
cléricale et féodale – et prônaient un communisme agraire. Ni les expériences
anabaptistes qui firent de Munster une cité où, pendant un an, régna la plus grande
licence sexuelle et la communauté des biens. Il faut surtout insister sur celles des
Libertins spirituels que Calvin dénonça dans un pamphlet retentissant. Niant toute
autorité, ce groupe, né aux Pays-Bas, eut des ramifications dans les conventicules
réformés de France (Rouen, Paris, Nérac), de Strasbourg et de Genève
entre 1525 et 1550. Ils s’appelaient eux-mêmes ainsi en signifiant leur filiation avec le
mouvement du libre esprit qui s’était développé à la fin du Moyen Age aux Pays-Bas et
en Allemagne rhénane. Professant un panthéisme total (Dieu est partout, donc en
chacun de nous), ils s’affranchissaient de toute contrainte extérieure : sociale,
politique, morale ou économique. Livrés à leurs seules pulsions, ils justifiaient de la
sorte le meurtre, la liberté sexuelle ou l’appropriation de toutes les richesses, au grand
scandale des bien pensants. Inutile de dire que ces excroissances de la Réforme,
engendrées par l’espoir d’émancipation qu’elle a fait naître dans des couches sociales
faiblement christianisées, n’ont guère été du goût des protestants. D’autant qu’elles
donnaient aux papistes l’argument de la boîte de Pandore : Luther, voulant réformer
l’Eglise, a montré l’exemple de la révolte et ouvert la voie au libertinage et à l’athéisme.
Faut-il insister sur le fait que, souvent de concert avec leurs adversaires catholiques, les
protestants usèrent des pires violences pour massacrer les paysans d’Allemagne du Sud,
les anabaptistes comme les libertins spirituels qui tombaient entre leurs mains ?
32 Le troisième facteur de développement du libertinage lié à la Réforme se rapporte
directement aux guerres de religion. L’exemple de la France est flagrant, celui,
contemporain, des Pays-Bas ne diffère pas sensiblement, pas plus que celui de
l’Allemagne d’après la Guerre de Trente Ans. Montaigne peut servir de référence. Pris
dans la tourmente d’un conflit qui fut un désastre humain, politique, économique et
moral, le magistrat bordelais témoigne dans ses Essais du désarroi dans lequel le
fanatisme religieux a poussé de nombreux intellectuels. Sur le plan philosophique, le
scepticisme l’emporte. Trop savant pour être l’otage d’un seul système, trop avisé pour
nourrir l’illusion qu’une obédience serait la seule dépositaire d’une bien hypothétique
vérité, trop prudent pour penser que le peu de certitudes qu’il peut avoir devaient
s’imposer aux autres, il opère un repli individualiste, cultivant jalousement son
indépendance d’esprit sans pour autant sombrer dans l’indifférence à l’égard des
malheurs du temps. Rejetant le fanatisme, il opte pour un relativisme tolérant où la
soumission formelle aux coutumes du lieu et du temps n’implique aucune adhésion
personnelle. On retrouve à la fin des guerres de religion de nombreuses attitudes qui
expriment une aversion comparable à l’égard de tout dogmatisme. Le Colloquium
heptaplomeres de Jean Bodin, réunit dans l’accueillante Venise les tenants de sept écoles
philosophiques et confessions religieuses. Il se conclut sur une semblable leçon, alors
que les violences de la Ligue se déchaînent aux portes mêmes de l’humaniste qui
laissera son texte à l’état de manuscrit. Dans tous les milieux, les « politiques »
recrutent leurs partisans. Ce tiers-parti refuse de s’aligner sur l’un des camps en
présence. S’appuyant sur la lassitude de tout un peuple et sur le courage d’Henri IV qui
383

n’hésite pas à opérer une troisième apostasie – sans que cela lui cause de graves
troubles de conscience ni n’apaise sa libido exubérante –, les politiques réussissent à
imposer le compromis de l’Edit de Nantes.
33 Pendant une vingtaine d’années, la France ainsi pacifiée, retrouve goût à la vie. Dans les
plaisantes débauches du Vert-galant, la cour donne le ton. La censure est quasi
inexistante. Les Jésuites sont temporairement muselés, le sage Sully tient un temps les
protestants à l’écart de toute révolte. « Beaux esprits » que dénoncera plus tard Garasse
ou joyeux libertins décrits dans le Francion, profitent de ce climat favorable. Ils se
délectent des impiétés du De admirandis de Vanini, récitent les priapées de Maynard ou,
comme Théophile, publient des « vers sales » dans le Parnasse satyrique. Ils prolifèrent
même. Aux dires de Mersenne, que la colère pousse à l’exagération, Paris se trouverait
ainsi infecté de cinquante mille athées. Les dévots remettront vite bon ordre à cela :
Vanini et Théophile en feront tragiquement les frais. Mais, en France, le ver se trouve
désormais dans le fruit. Dans l’underground de la Contre-Réforme triomphante, mais
avec plus de prudence que la génération précédente, celle des libertins érudits des
année 1625-1645 maintiendra cette liberté de pensée et de conduite qui a, pendant peu
de temps, percé au grand jour dans les années 1610.

***

34 Cet essor du libertinisme touche-t-il indifféremment toutes les couches de la société ?


Si oui, comment expliquer ces différences et peut-on mettre en relation les progrès du
libertinage à l’époque moderne et les mutations socio-politiques des Etats ? Pour
l’historien la question n’est pas mineure et pourrait se résumer à partir de deux
constats :
• Les libertins se trouvent dans toutes les couches de la société, mais ils ne représentent au
XVIIe siècle qu’une faible partie de chacun des milieux qui la composent.
• Si leur commun détachement à l’égard des choses sacrées et des règles de la morale
chrétienne peut tendre à faire naître entre eux de subtils liens de solidarité, cela n’efface
que très rarement les solides barrières qui séparent les ordres et les classes.
35 On peut donc se risquer à proposer une typologie des libertins à partir de la place qu’ils
occupent dans la structure sociale.
36 Le problème du libertinage populaire est le plus difficile à traiter. Il serait pourtant
hasardeux de conclure qu’il n’y eut pas de libertins dans le peuple au seul fait que ces
hommes n’auraient pas eu l’outillage intellectuel pour s’affranchir de la religion
autrement qu’en tombant dans les superstitions magiques païennes. Quelques indices
pour baliser un vaste domaine encore très mal connu. Tous les travaux sur la Contre-
Réforme en témoignent : contrairement au vieux cliché d’un Moyen Age intensément
chrétien, ce n’est qu’à partir du second tiers du XVIIe siècle que les missions intérieures
ont permis de faire pénétrer en profondeur le christianisme dans les couches les plus
pauvres de la société. Et si les disciples d’Ignace de Loyola ou de Vincent de Paul eurent
à vaincre divers types de croyances hétérodoxes, ils eurent aussi à affronter une grande
indifférence à l’égard du message tridentin. Clients des cabarets et des bordels,
campements d’une soldatesque brutale et sans principes, cours des miracles, caravanes
de bohémiens appelés « Egyptiens », équipages des navires, hordes de bûcherons et de
charbonniers vivant dans les bois, bandes de hors la loi en embuscade sur les grands
chemins... tous ces groupes de marginaux formaient autant de contre-sociétés
384

respectant des codes mal connus, mais qui reposaient souvent sur le renversement et le
travestissement sacrilèges de ceux que tentaient d’imposer les autorités civiles et
religieuses. Valeurs morales, pratiques sexuelles, usage fréquent des jurons étaient,
parmi d’autres, des marques de distinction sociale fièrement revendiquées. Il fallait
beaucoup de force de persuasion et souvent le sérieux appuis de moyens coercitifs –
nous sommes au temps du « grand renfermement »– pour que la promesse de salut post
mortem, préparé par une vie de mortifications et d’abstinence, parvienne à convaincre
ces gueux et ces garces d’abandonner leurs habitudes de vie terrestre. Habitudes qui,
pour précaires qu’elles étaient, n’étaient pas totalement dépourvus d’agréments plus
tangibles.
37 Et même dans des milieux mieux établis – l’artisanat corporatif, la petite bourgeoisie,
les paysans aisés – et jusque chez les séculiers et réguliers d’origine modeste, casés dans
le bas clergé par intérêt familial plus que par vocation, il ne manquait pas d’esprits
forts prêts à faire entendre leur voix. Tel lancera à la cantonade quelques propos
blasphématoires sur la prétendue virginité de Marie, prendra, goguenard, exemple
dans les malheurs des temps pour douter de l’infinie bonté de Dieu ou critiquera les
croyances en l’omniprésence du diable pour condamner les bûchers des sorcières. Tel
raillera les moines bâfreurs et paillards, l’avidité des prêtres et des évêques.
Plaisanteries si courantes qu’on peut légitimement douter que cette irrévérence était
sans conséquences sur la ferveur de la foi de certains fidèles. Tel autre soulèvera sa cité
pour s’opposer à l’interdiction du carnaval ou du bal dominical et plastronnera à
l’auberge ou au jeu de quilles pendant l’office divin... On peut même dire que, si la
Contre-Réforme, en christianisant leur univers mental, a conduit vers la communion
fréquente, la confession des péchés et une certaine austérité des mœurs un nombre
considérable de gens du peuple, elle en a, par ses excès, cabré une autre dans une
attitude d’insoumission. On comprendrait mal les réactions qui ont suivi la mort de
Louis XIV et le début de déchristianisation du XVIIIe siècle sans prendre en compte
cette réaction populaire à l’encontre des exigences totalitaire des propagandistes des
principes tridentins. On ne saurait non plus sous-estimer les capacités de certains
hommes du peuple à échafauder des conceptions du monde en rupture radicale avec les
fondements du christianisme. Le meunier du Frioul, Ginocchio, soutient fermement
devant l’Inquisition des positions panthéistes originales, qui en font, de fait, un
authentique libertin.
38 A l’autre extrémité de l’échelle sociale, la question du libertinage aristocratique mérite
d’être posée sur d’autres bases que l’accumulation d’anecdotes croustillantes et
scandaleuses. Mais quel sens donner à cette propension d’une partie de la haute
noblesse à se livrer, souvent de manière ostensible, aux différentes formes du
libertinage ? Pour répondre, risquons un parallèle entre deux héros littéraires qui ont
atteint la stature du mythe au XVIIe siècle : Don Quichotte et le Dom Juan de Molière.
L’un et l’autre expriment la crise et les frustrations de l’aristocratie féodale au temps de
la constitution des Etats modernes. Les causes de cette crise sont diverses et bien
connues.
39 Elles sont d’abord militaires. La noblesse d’épée, issue de la chevalerie, n’a plus la place
éminente qu’elle a occupée au cœur du Moyen Age. Du dimanche de Bouvines à
l’écrasement des chevaliers allemands au début du règne de Charles Quint, les
avertissements ont été nombreux. Certes, les exploits de Bayard à Marignan ou les
chevauchées des guerres de religion ont pu laisser à cette noblesse l’illusion qu’elle
385

était encore le principal pilier de l’ordre social. Cervantès lui-même ne s’est-il pas
risqué à l’exercice anachronique de la Croisade ? Le ridicule de son personnage qui a
connu immédiatement un succès international montre bien que l’écrivain espagnol a
tiré les leçons de ses aventures de jeunesse. L’emploi des armes à feu, les progrès de la
technique des fortifications et de la poliorcétique, le recours aux condottieres et aux
mercenaires ou la place plus décisive des combats navals ont bouleversé l’art de la
guerre. La haute noblesse n’est pas exclue du théâtre des opérations mais elle se trouve
désormais en concurrence avec des hommes de plus basse extraction, sélectionnés à
l’insu des codes chevaleresques en raison de leur compétence et de leur sens de la
discipline.
40 A la tête de l’Etat, c’est à une mutation de plus grande ampleur qu’elle est confrontée.
Des Etats centralisés, pris en main par une administration étrangère à l’ancien univers
féodal, s’édifient en ravalant progressivement les héritiers des grandes familles au rang
de fades courtisans. Avec le recul du temps, le processus peut paraître inéluctable ; il en
allait différemment pour cette caste faisant du « devoir de révolte » (Arlette Jouanna)
un impératif éthique primordial. L’antagonisme de la robe et de l’épée est à son comble
entre les milieux du XVIe et du XVIIe siècles. Les libertins de ces temps troublés par les
conflits confessionnels et les rébellions contre le roi y participent à leur manière. Ce
sont des guerriers désabusés. S’ils se sont forgés une conviction ferme au milieu des
horreurs de la guerre, ce n’est pas celle de la justesse de la cause qu’ils servent. Engagés
dans un camp par devoir, ils agissent avec une froide conscience professionnelle,
indifférents aux justifications que la propagande religieuse tente de diffuser dans le
peuple. Consciemment ou non, ce sont de bons disciples de Machiavel, dont les théories
imprégnées d’athéisme sont pourtant rejetées avec horreur par leurs chefs de partis.
41 Soudards encore assez frustes, à l’image des gascons de l’entourage d’Henri IV, certains
d’entre eux recherchent la compagnie de poètes et d’écrivains. Dans leurs cours, celles
de Bassompierre, de Cramail, de Montmorency, dans le « conseil de vauriennerie » de
Gaston d’Orléans, s’illustrent quelques poètes à la plume débridée. Progressivement les
façons d’être se policent sous l’influence de la préciosité. Gauloiserie et gaillardise
s’estompant, le libertinage devient plus raffiné alors que les progrès de la Contre-
Réforme et de la mise en tutelle absolutiste rendent les éclats sacrilèges plus discrets.
En France, la Fronde, qui coïncide avec une période de regain du libertinage scandaleux
de l’aristocratie, sonne le glas des dernières velléités politiques des princes et de leurs
comparses. Que leur reste-t-il pour briller dans l’éclat du roi soleil ? Eux qui ont été
élevés dans le sentiment d’appartenir à une race supérieure et d’être dotés par nature
de vertus hors du commun ? Le miroir de leur inutilité sociale leur est encore voilé par
les artifices fastueux de la société de cour. Il ne leur sera tendu qu’en 1789. Comme
pour conjurer cette échéance, le libertinage – pour d’autres ce seront les excès de la
dévotion – est une manière de sublimer leur frustration en érigeant leur
marginalisation forcée en art de vivre. Que revendique Dom Juan ? Ni pouvoir politique,
ni gloire militaire. Révolté, certes. Mais non plus directement contre l’absolutisme
triomphant. C’est à un ordre abstrait qu’il s’attaque avec arrogance. Celui de la morale
et des mœurs que la religion impose au vulgaire. C’est une question de point d’honneur
que de s’insurger et de se hisser au dessus de la plèbe par des débordements de
conduite et des sacrilèges. Distinction suprême, à défaut de pouvoir vaincre son
lieutenant en ce bas monde, c’est à Dieu qu’il adresse son ultime défi. Le Dom Juan de
Molière, plus que le Burlador de Tirso de Molina, témoigne du plein épanouissement du
libertinage aristocratique. Molière a été le protégé de Conti, ancien libertin devenu chef
386

du parti dévot et vaincu de la Fronde, il a été lié au fort léger Chapelle et à Cyrano,
mécréant et frondeur, il a été témoin de la disgrâce de Fouquet, le dernier qui ait osé
s’entourer d’une cour rivale de celle du monarque, où des poètes comme La Fontaine
figuraient en bonne place... Son génie lui a permis de saisir tous les traits saillants de
ces grands personnages fascinants et insupportables et de bien traduire le tragique de
l’impasse historique dans laquelle ils s’enfonçaient après 1661. D’autres, comme Saint-
Evremont, ont préféré l’exil à la cage dorée de Versailles. Cultivant un hédonisme
sceptique dans une Angleterre bouleversée par ses révolutions et devenue terre
d’élection d’une libre pensée annonciatrice des Lumières.
42 Paradoxalement, lorsqu’après une fin de règne confite en dévotion sous la férule de la
Maintenon, le libertinage aristocratique sort de l’ombre à la Régence, il a perdu une
grande partie de sa charge subversive. Le mot s’édulcore. Dans la langue courante, le
sens de libertin de mœurs l’emporte sur celui de libertin d’idées. Il est vrai que le
vocable « philosophe » sert désormais à désigner cette acception-là. Des Fêtes galantes
de Watteau à l’abondante production romanesque qui atteint les sommets du genre
avec les grands textes de Laclos et de Sade au tournant du siècle, le libertinage
aristocratique, dans toutes ses contradictions hante l’imaginaire d’une société futile et
désabusée, grosse d’une révolution en gestation.
43 Les libertins d’origine bourgeoise ou de petite noblesse de robe sont mieux connus,
notamment depuis la thèse de René Pintard, qui a forgé à leur propos l’expression de
« libertins érudits ». Hommes cultivés, jouissant d’un statut de notabilité suffisant pour
consacrer une grande partie de leur temps à l’étude et pour tisser des réseaux de
correspondants parmi les milieux savants du royaume et parfois de l’Europe, ils
fréquentent les salons de « beaux esprits » et se font connaître par des publications sur
divers sujets. Tenus à une certaine prudence après la violente réaction antilibertine des
années 1619-1625, ils avancent masqués derrière quelque pseudonyme – Orasius Tubéro
pour La Mothe Le Vayer –, ou gardent pour les initiés leurs manuscrits les plus
audacieux. On ne connaîtra les voyages dans la lune et le soleil de Cyrano de Bergerac
que dans des versions expurgées et publiées à titre posthume, l’auteur du Theophrastus
redivivus n’est pas identifié et le poignant curé Meslier finira ses jours dans l’angoisse
que ses précieux papiers, précautionneusement cachés de son vivant, ne soient jamais
retrouvés après sa mort...
44 Leur histoire est avant tout celle d’une aventure intellectuelle souvent discrète mais
d’une grande richesse. Hommes de loi, médecins, parfois même clercs, ils se tiennent
très au fait des débats de leur temps. Ce sont d’importants relais de tout ce que l’Europe
produit d’idées novatrices : ils connaissent Bacon, approuvent Galilée, accueillent
Campanella, seront les premiers lecteurs de Descartes, de Hobbes ou de Spinoza.
Jusqu’aux années 1630, avant que ne tombe la chape de l’inquisition sur la péninsule, ils
vont se « déniaiser » en Italie. Trouvant ensuite en France une terre d’élection, ils
voyagent en Hollande, asile de tous les réfugiés, hantent la cour de Suède, avant de se
tourner vers l’Angleterre ou de trouver hospitalité près de quelque prince allemand
« éclairé ». Leur rôle politique n’est jamais de premier plan, ils n’ont pas assez de
naissance pour cela et les dévots se chargent de les écarter des postes les plus éminents.
On en trouve pourtant beaucoup dans des entourages prestigieux, car leurs talents et
leur érudition en font des collaborateurs de qualité. Vauquelin des Yveteaux ou La
Mothe Le Vayer sont chargés de l’éducation des dauphins de France, Boisrobert est un
plumitif de Richelieu, Naudé est bibliothécaire de Mazarin, Bourdelot est passé par le
387

service de la reine Christine. Bouchard, le débauché, le mécréant Bouchard, intrigue


dans l’entourage des cardinaux romains. Cette relative discrétion en matière politique
en fait-elle pour autant des partisans zélés de l’absolutisme ? Une réponse trop
tranchée est à exclure. Témoins d’une série de guerres civiles (guerres de religion,
révoltes protestantes et aristocratiques contre Louis XIII, Fronde), cette expérience en a
convaincu beaucoup que l’ordre politique doit écarter deux dangers : l’insubordination
des grands et les tumultes du peuple. Sur le premier point, ils se distinguent nettement
de l’aristocratie libertine. Sur le second, ils affichent un sentiment qui perdurera
jusqu’au siècle des Lumières et pendant la Révolution dans une grande partie de la
bourgeoisie : ils sont persuadés que les peuples sont versatiles et aliénés par les
superstitions religieuses. Si parfois ils éprouvent quelques compassions pour les
malheurs des petites gens, ce n’est pas par convictions démocratiques, mais avec une
sorte de condescendance. Car ces libertins d’origine bourgeoise, s’ils savent qu’ils ne
peuvent se prévaloir d’aucun privilège de naissance, n’en sont pas moins convaincus
qu’ils appartiennent à une autre aristocratie : celle de l’esprit. Le conformisme
politique, auquel ils se rangent souvent, n’a donc rien à voir avec l’idéologie absolutiste
telle que les thuriféraires du régime la répandent. Partisans d’un ordre social pouvant
se justifier de manière rationnelle, ils trouvent dans la volonté de centralisation
administrative un projet plus cohérent que l’anarchie qu’engendre l’insubordination
des grands. Ils ne sont pas moins lucides sur les dysfonctionnements du système
absolutiste et des abus qu’il autorise. Richelieu et Mazarin, servis par certains ne seront
pas épargnés par d’autres. D’autant que leur ouverture d’esprit les autorise à interroger
les fondements mêmes de l’ordre politique et des lois. Ils ont lu Machiavel et Bodin, les
plus jeunes n’ignorent pas les écrits de Hobbes et de Spinoza. Ils ne se font guère
d’illusion sur la fiction du droit divin qui légitimerait les princes et s’ils acceptent
formellement cette « imposture », c’est qu’elle leur semble une garantie nécessaire
pour tenir les peuples en laisse.
45 Longtemps méconnus et négligés, ces penseurs sont aujourd’hui redécouverts avec
intérêt et réédités. Leurs œuvres constituent en effets des jalons essentiels pour
comprendre la lente gestation souterraine des idées qui écloront au grand jour au siècle
des Lumières.

***

46 La mouvance libertine, de par son hétérogénéité, le nombre limité de ses membres bien
identifiés, l’étendue de la période chronologique qu’elle couvre et la rareté des
documents qu’elle a laissés derrière elle, oppose à l’historien qui se penche sur elle de
nombreux obstacles. A cela s’ajoutent des difficultés d’ordre méthodologique et
soulevées par l’objet même de la recherche qu’on entreprend.
47 Est-ce le « libertin » ? Si oui, il faut se forger a priori un idéal type : par exemple, l’athée
solide en ses convictions matérialistes et affranchi des normes morales qui régissent les
conduites et condamnent les plaisirs terrestres. A partir de ce modèle abstrait – et,
pour tout dire, ahistorique – l’étude risque vite de se trouver dans une impasse. Celle de
l’isolement de quelques figures bien identifiées et de la mise à l’écart d’une masse de
cas ne présentant qu’une partie des critères recherchés. Une question se pose alors : a-
t-on épuisé le problème en le cantonnant au seul niveau de l’accumulation de faits
positifs et d’exemples bien attestés par une documentation qu’on sait extrêmement
388

lacunaire ? S’il n’est pas inutile de mettre en balance dans ses écrits ou son
comportement social et religieux, les exemples et les contre-exemples du libertinage
supposé d’un personnage étudié, une telle démarche, à caractère impressionniste,
apparaît insuffisante pour l’historien.
48 Est-ce le « libertinage » ? C’est-à-dire un ensemble de comportements et de courants de
pensée qui s’éloignent des normes imposées par le christianisme dans l’Europe
moderne. En ce cas, la recherche devient plus féconde. Est-il, par exemple plus
important de trouver quelques athées avérés au XVIe siècle, ou au XVIIe siècle, en dépit
des enjeux historiographiques de ces débats, que de chercher à comprendre pourquoi
l’Occident chrétien est, depuis quatre siècles, la seule aire de civilisation où la religion
s’est trouvé progressivement marginalisée dans de multiples champs de la vie
intellectuelle, de l’expérience humaine ou de l’organisation socio-politique, alors
qu’elle était hégémonique au début de l’époque moderne ? Pourquoi de la Renaissance
aux Lumières, un nombre croissant d’hommes et de femmes n’ont-ils plus eu besoin
d’une quelconque et hypothétique divinité qui les transcende pour penser le monde et
y organiser toute ou partie de leur vie ?
49 D’autres voies d’approche sont donc à explorer, notamment celles qui, dans l’histoire
de l’époque moderne, permettent de dégager les facteurs qui ont pu concourir à
l’apparition, au développement et parfois à l’endiguement, dans certains secteurs de la
société de comportements et de courants de pensée qualifiés de libertins. Sans
enfermer les résultats des travaux monographiques antérieurs dans des débats sans
issus, la problématique du libertinage peut alors s’élargir en les intégrant à l’étude des
causes et des manifestations collectives d’un détachement progressif à l’égard de la
religion à partir des XVIe et XVIIe siècles.

NOTES
1. Les lignes qui suivent, étant avant tout des réflexions à caractère problématique, il ne m’a pas
semblé utile de les surcharger d’une abondance de notes d’érudition ou de références
bibliographiques. Les courants historiographiques qui sont ici mis en cause se situent
principalement dans le sillage des thèses de Louise Godard de Donville, Richard H. Popkin ou
Jacques Prévôt. Pour plus de précisions sur les enjeux et les protagonistes des débats actuels qui
tournent autour du libertinage, je renvoie à l’ample mise au point – dont je partage l’essentiel des
positions – de Jean-Pierre Cavaillé, « Libertinage, irréligion, incroyance, athéisme dans l’Europe
de la première modernité (XVIe-XVIIe siècles). Une approche critique des tendances actuelles de
la recherche (1998-2002) » (en ligne : http:/www.ehess.fr/centres/grilh/DebatCritique/
LibrePensée/Libertinage-O.htm.). Pour plus d’informations sur les publication récente, voir :
Sergio Zoli, L’Europea libertina (secc. XVI-XVII). Bibliografia generale, Florence, 1997 ; Isabelle
Moreau, « Libertinisme et philosophie », Revue de synthèse, 2002, p. 17-16, aux articles et notes
publiés annuellement dans les Lettres clandestines ainsi qu’aux sites suivants : Gianluca Mori (en
collaboration avec Alain Mothu) : http:/ www.vc.unipmn.it/–-mori/e-texts/bibclan.htm ; J.-P.
Cavaillé : http:/www.ehess.fr/centres/grilh/z-BiblioLibertinage.htm.
389

AUTEUR
DIDIER FOUCAULT
Université de Toulouse-Le Mirail.
390

Les Marches du Gharb al-Andalus à


l’époque omeyyade d’après le
Muqtabis d’Ibn Hayyân (IXe-Xe
siècle) : un exemple de frontière
entre chrétienté et islam
Christophe Picard

Introduction
1 Les études des zones frontalières mettant en contact les chrétiens de Byzance et les
musulmans de Syrie ont marqué de manière indélébile toutes les recherches sur les
confrontations et les échanges entre les deux mondes au Moyen Âge : des travaux de
Marius Camard, Alain Ducellier à ceux de Nikita Elisseeff et Claude Cahen ou, plus
récemment, de Jean-Claude Cheynet et Anne-Marie Eddé1 sur ces zones de confins ont
apporté au chercheur le motif d’un intérêt particulier pour l’étude de ces zones de
contact et pour ce domaine les méthodes dans la manière de confronter sources arabes,
grecques, latines, syriaques, arméniennes... Alain Ducellier a marqué ces études par son
admirable Miroir de l’Islam, augmenté plus récemment de son étude monumentale,
Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge2. De l’autre côté de la Méditerranée, en péninsule
ibérique, ces travaux ont également largement l’âge de raison, par exemple depuis les
travaux de C. Sanchez Albornoz ou, plus récemment, de Pierre Bonnassie. Ce sujet est
devenu un enjeu essentiel des recherches méditerranéennes et les innombrables
colloques qui ont eu pour thème la frontière, comme les « Castrum » organisés sous la
houlette de Pierre Toubert3, et des thèses récentes comme celle de Philippe Sénac sur la
vallée de l’Ebre, ou de Pascal Buresi sur la zone centrale de la péninsule Ibérique,
prouvent toute la richesse que peut apporter le travail sur ces zones très particulières
qui sont celles des contacts principaux entre chrétiens et musulmans. Ce thème était
aussi au centre d’une récente question du concours d’agrégation d’histoire 4. Une zone
391

de la frontière d’al-Andalus, toutefois, demeure encore très mal connue : la partie


occidentale. Une mise au point permettra, peut-être, de montrer des problématiques
proches entre les deux zones frontalières, séparées par la mer Méditerranée. De toute
manière, il est intéressant de poser le problème.
2 La connaissance de la zone frontalière du Gharb al-Andalus demeure, en effet, très
réduite pour le moment, pour deux raisons : la première tient au nombre limité des
sources, au moins du côté arabe (mais la littérature chrétienne n’offre pas beaucoup
plus d’informations avant le XIe siècle). Les deux chroniques tardives les plus prolixes
sont celles d’Ibn Hayyân, récemment enrichie par la redécouverte du Muqtabis 11 5, et le
Bayân d’Ibn ‘Idhârî 6. D’autres sources complémentaires viennent enrichir notre savoir,
en tête desquelles il faut placer les sources géographiques. L’ensemble de ces textes ont
pour base l’ouvrage d’Ahmad al-Râzî, œuvre poursuivie par son fils ‘Isâ, écrit vers les
années 960-970 sur commande d’al-Hakam II, mais dont il ne reste que quelques
fragments, sorte d’introduction géographique7. L’autre raison de cette méconnaissance
tient au caractère limité des études menées sur cette zone. Aux remarques déjà riches
de Juan Zozaya sur les systèmes défensifs frontaliers établis lors de la phase de
conquête, et à mes propres recherches8, s’ajoutent aujourd’hui toute une série
d’enquêtes et de fouilles tant du côté chrétien que du côté musulman 9. Néanmoins,
l’essentiel reste à faire pour aboutir à un tableau qui serait plus ou moins l’équivalent
des enquêtes menées sur les deux autres marches : la marche centrale avec Tolède et
Medinaceli pour capitales à l’époque omeyyade et celle orientale, Marche Supérieure,
commandée depuis Saragosse10. Justement, cette réflexion porte sur les problèmes
spécifiques que pose la recherche sur une région moins bien couverte par les
documents, à partir des textes arabes.
3 Il convient de revenir sur l’existence, dans la durée, de la marche occidentale ou
inférieure selon les appellations qui concernent le Gharb al-Andalus, à l’époque
omeyyade, en prenant en compte les événements qui peuvent en expliquer l’existence,
avant de jeter un coup d’œil sur les réseaux de défense.

L’existence d’une marche (thaghr al-Gliarb ou thaghr al-


Jawf) dans la région occidentale d’al-Andalus à
l’époque omeyyade, d’après les textes
4 Si l’on se rapporte à l’ouvrage de référence sur les défenses omeyyades, celui de E. Lévi-
Provençal, on ne peut qu’être frappé par l’imprécision des données fournies :
l’existence de la marche n’est attestée, selon le grand historien, que pour le IXe siècle et
il serait question de Coimbra comme capitale11. L’ouvrage le plus récent sur le sujet est
celui de A. Manzano Moreno12. Celui-ci analyse avec minutie les différentes
nominations des thughûr (marches) de l’époque omeyyade et conclut à l’impossibilité de
préciser ce que représentait l’Occident d’al-Andalus dans ce dispositif : si les marches
de Saragosse et de Tolède, puis Medinaceli à partir de l’époque califale, sont bien
établies, les deux termes de thaghr al-jawf, désignant une frontière centrale, et thaghr al-
Gharb, désignant une frontière ouest, toutes deux situées à l’ouest de Tolède, paraissent
bien imprécis et ne permettent pas de délimiter le front de la zone occidentale.
5 Ces faits tiennent d’abord à la gène procurée par l’imprécision des sources ; cet état de
choses vient lui-même de l’ambiguïté de la politique omeyyade à l’égard de cette
392

région : la chute de Coimbra en 868 ou 904 aux mains d’Alphonse III, son retour à
l’Islam seulement en 985 sous le ministère du hâjib Ibn Abî ‘Âmir al-Mansûr, illustrent
bien ces hésitations, puisque la ville de Coimbra est citée à plusieurs reprises comme la
capitale musulmane de cette région par des auteurs arabes, alors même qu’elle est
chrétienne. En effet, pendant le siècle califal, au moment où les sources nous livrent des
informations significatives sur les défenses frontalières du califat omeyyade, la région
n’est plus sous le contrôle des souverains de Cordoue. D’une manière générale, le Gharb
al-Andalus a toujours présenté moins d’intérêt aux yeux des souverains musulmans,
que les zones centrale et orientale : c’est là, par exemple, que passent un nombre très
réduit de campagnes (sayfa) contre l’ennemi, au contraire des deux autres marches,
alors même que c’est sur le Douro que le royaume d’Asturies et Leὀn presse le plus les
défenses musulmanes ; et encore, ces campagnes passent par le Gharb al-Andalus pour
y réduire avant tout les dissidences locales, en particulier dans les
années 820-830 contre Mérida. Sous le califat, aucune campagne n’est organisée pour
reprendre Coimbra : c’est bien la preuve d’un détournement d’intérêt de la part des
Omeyyades de Cordoue pour cette région « lointaine »13 . Toutefois, ce simple constat
ne suffit pas et il faut considérer la situation à chaque époque, avec des différences
notables, particulièrement au IXe siècle et lors des désordres (fitna) de la fin de ce siècle
et du début du Xe siècle.
6 Les mentions spécifiques d’un système de défense organisé en thaghr, Marche, où les
autorités de tutelle auraient organisé une administration chapeautée par un qâ’id à
partir d’une capitale avec des fortifications, hisn, qasr, qila’..., tours, postes fortifiés
d’observation etc. et des garnisons réparties le long de la frontière pour riposter aux
attaques ennemies et lancer des attaques sur leur territoire, n’apparaît nulle part dans
le contexte de la région occidentale, ni au moment de la conquête, ni au IXe siècle, ni à
l’époque califale. Dans le Muqtabis II, couvrant les règnes d’al-Hakam Ier (796-822) et de
‘Abd al-Rahmân II son successeur, jusqu’en 847, il est question à 32 reprises de la
Marche Supérieure (al-Thaghr al-Aqsâ) et à deux reprises seulement de la Marche
Centrale, mais ce sont les seules qui sont mentionnées. Quant à l’Occident, lors de
l’expédition de l’année 223/838, il est question d’une « expédition contre la Galice [et
l’armée] pénétra par la porte d’Occident (bâb al-Gharb), par Viseu » 14 ; il est question de
territoires ou de districts (kuwâr), ainsi que des capitales comme Mérida, souvent citée
à cause des révoltes répétées qui s’y déroulent, mais il n’est pas question de Marche.
Ibn Hayyân fait donc bien la différence entre une zone considérée par les autorités
comme un thaghr, administré comme tel, et une autre région dont l’organisation peut
ressembler à celle du thaghr sans en avoir la qualité. Cette différence importante
semble être la conséquence de la carte politique du nord de la péninsule ibérique,
depuis la création par les Carolingiens d’une Marche Hispanique ; en effet, le Muqtabis II
évoque la Marche orientale et la Marche supérieure, faisant face à la Marche
hispanique des Carolingiens15. Au contraire, la zone occidentale se trouve face à une
puissance qui n’a, aux yeux des Andalous, aucune existence « officielle » ; il se peut
donc que la différence d’appellation vienne de l’appréciation politique de la situation
au nord ; c’est en tout cas une hypothèse à prendre en considération.
7 Au Xe siècle, l’organisation de la Marche (terme que l’on retrouve souvent, sous la
forme d’al-thaghr) apparaît plus clairement : ainsi, pour l’année 328/939-940, à
l’occasion d’une grande expédition contre la Galice, le calife envoie des renforts et pour
cela, nous déclare Ibn Hayyân « il avait envoyé des missives à tous les gouverneurs et
généraux des Marches, Supérieure, Orientale, Centrale et Occidentale » 16. Sinon, la
393

Marche occidentale n’est signalée qu’à une autre occasion, la campagne de 939 qui
devait aboutir au désastre califal de Simancas17. Le problème de l’imprécision est un
autre sérieux handicap. La seule ville reliée à cette Marche est Santarém, objet de la
campagne de 328/929 et dont Umayya b. Ishâq, cousin du calife, était le gouverneur.
Quant à la Marche centrale (al-Jawf), elle dépend alors de Tolède puis de Medinaceli et
des deux cités d’Extramadure : d’abord Mérida puis Badajoz ; ces villes semblent avoir
été des relais, sortes de capitales secondaires. Visiblement, la partie occidentale reste
secondaire dans les planifications califales et seules les Marches dépendant de
Saragosse et de Tolède/Medinaceli font l’objet de soins particuliers. Toutefois, à la
différence du IXe siècle, il semble que le califat ait voulu organiser une Marche
occidentale officiellement reconnue. Est-ce une nouveauté par rapport aux temps de
l’émirat ?
8 Dernière phase, la plus importante avec Ibn Abî ‘Âmir al-Mansûr (976-1002), la région
fait l’objet d’une réappropriation de la part du hâjib : en 985, il s’empara de Coimbra
puis, après une révolte des habitants survenue deux ans plus tard, la repeupla avec des
populations mozarabes et de convertis (muwalladûn). La ville, citée naguère comme
forteresse de la province de Santarém, redevint jusqu’en 1064, la tête de pont de la
Marche occidentale face à la Galice. L’expédition de 1097 contre Saint-Jacques de
Compostelle indique que les régions plus septentrionales jusqu’au Minho, étaient
également placées sous l’autorité d’al-Mansûr, mais en réalité, elles étaient toujours
aux mains des comtes chrétiens de la région, installés depuis le Xe siècle, qui durent se
soumettre à al-Mansûr, participant à l’expédition contre Saint-Jacques et bénéficiant de
l’aide des troupes du hâjib contre leur ennemi Bermudo II : la région actuelle de Porto
et du Minho ne fut donc pas véritablement placée sous contrôle d’un gouvernement
direct des autorités musulmanes et encore moins dans les conditions d’un
repeuplement arabo-musulman ; cette offensive spectaculaire d’al-Mansûr fut donc loin
de ressembler à ce que fut la création d’un glacis protecteur dans les Marches centrale
et orientale18.
9 L’existence d’une marche frontalière en Occident d’al-Andalus, avérée ou non au cours
des deux siècles et demi du pouvoir omeyyade, reste de toute façon une donnée très
floue et mouvante. Justement, cette imprécision tient en partie, sans aucun doute, aux
changements qui se produisirent depuis la conquête arabe, jusqu’à la fin du Xe siècle :
certes, la ligne du Douro forma une barrière stable et durable comme on le présente
toujours, mais seulement aux yeux des chrétiens, par rapport à leur politique de
peuplement ; au contraire, du côté musulman, les limites des défenses et les capitales
de cette marche occidentale ne furent pas toujours les mêmes, loin s’en faut. Un des
moyens de saisir ces modifications consiste à reprendre quelques événements qui ont
impliqué certaines forteresses et des localités, au moment où la région occidentale
intéressa le pouvoir central et les sources : les offensives chrétiennes, les mouvements
de dissidence et les ripostes des troupes omeyyades. Avec les mentions des géographes,
nous pouvons discerner certaines lignes directrices de la défense omeyyade.
394

Les réseaux défensifs de la frontière occidentale d’al-


Andalus
• Grâce à l’édition récente de la partie la plus ancienne du Muqtabis (796-847), plusieurs
localités sous sont mieux connues qui touchent à l’organisation de la frontière du Gharb au
début du IXe siècle.
• L’édition de Makki, du Muqtabis concernant la période de la fitna du IXe siècle, déjà étudiée,
entre autres par A. Sidarus et Martim Velho19 et également par E. Manzano, déjà cité,
apporte beaucoup à la connaissance des localités frontalières à la fin du IXe siècle.
• Plusieurs épisodes des combats au Xe siècle, comme la campagne de Simancas, sont d’utiles
révélateurs sur la situation de la frontière sous le califat.
• L’expédition de Saint-Jacques de Compostelle, connue par Ibn Hayyân mais surtout Ibn
‘Idhârî, donne des indications pour la période ‘amiride.
10 Le VIIIe siècle est, nous le savons, particulièrement mal connu. On peut discerner
quatre zones composant alors l’actuel Gharb al-Andalus : Selon Ibn Hayyân, cité par al-
Maqqarî, les conquêtes de Mûsâ ibn Nusayr, au nord-ouest, allaient de Viseu jusqu’à
Lugo, voire Astorga. La chronique de 754 précise qu’au-delà de Porto, Braga, Túy et
Lugo, le pays fut « dépeuplé », et devenait donc une zone de guerre, non contrôlée par
l’autorité arabe20. Ces mentions concernent la partie du territoire que Mûsâ Ibn Nusayr
était en train de conquérir en 714, jusqu’au moment où il fut rappelé par l’autorité
centrale de Damas, ne pouvant achever son mouvement parti de l’est, pour atteindre
les Asturies au nord ainsi que les régions au sud du Douro. Plus au sud, selon la même
chronique, Abdelazin, c’est-à-dire ‘Abd al-‘Azîz, fils et successeur de Mûsâ b. Nusayr,
qui avait déjà signé un traité avec Théodomir dans la région de l’actuelle Murcie, signa
un traité de même type avec le chef wisigoth Aidulpho installé à Conimbriga, et qui lui
laissait le gouvernement de la région située entre Coimbra au nord et Lisbonne au sud 21.
Une troisième zone était placée sous le commandement de Mérida, conquise de vive
force par Mûsâ b. Nusayr en 712 ; la ville devint le siège d’un gouvernement nommé par
les chefs arabes couvrant la région occidentale d’al-Andalus, au nord du Guadiana.
Ainsi, les péripéties de la révolte très dangereuse de Shâqiya en 151/768-9, qui s’établit
à Mérida où il trouva un fort parti de ses congénères berbères 22, nous permettent de
constater que le secteur de Mérida avait déjà sous sa dépendance les localités de
Medellin, Trujillo et Coria. Il faut y ajouter Alcantara, désignée comme une très
ancienne place forte avec son pont fortifié. Quatrième et dernière zone, le sud du Gharb
al-Andalus qui devint en 741, le siège du jund de Beja, sous domination des Yéménites
arabes installés depuis la conquête entre l’Alentejo, l’Algarve et l’Andalousie actuelles,
jusqu’à Séville.
11 Ce découpage en zones verticales du nord au sud, dans la foulée de la conquête, semble
avoir influencé les événements ultérieurs et l’organisation future des zones de guerre
occidentales. En premier lieu, il faut rappeler que les musulmans, très probablement
des Berbères dans leur grande majorité23, gouvernaient au nord une zone mal connue et
qui semble avoir échappé assez vite à leur autorité, jusqu’au Douro. Les grandes
révoltes berbères et la terrible famine sont avancées comme explications de ces
faiblesses qui favorisèrent la décomposition de cette première ligne de « défense » au
nord à partir des années 74024. Les Akhbâr Majmû ‘a, décrivant la révolte berbère,
indiquent que la région fut évacuée, au moins jusqu’au Minho, voire au-delà,
en 128/745, faits qui datent du règne d’Alphonse Ier (739-757) et confirmés par les
395

Chroniques asturiennes ; cette avancée entraîna la perte des villes de Chaves, Túy, Braga,
Porto et même Viseu25. On voit mal la mise en place d’une espèce de ligne de défense
sur ou au nord du Minho ou du Douro, dont certains affirment l’existence, en un temps
si court et dans une région jamais bien contrôlée par Cordoue. En tout cas, les travaux
de J.L. Quiroga montrent que les traces laissées par l’archéologie, les sépultures en
particulier, tendent à prouver que la région fut rapidement placée sous le contrôle des
seules populations autochtones, sans véritable emprise arabo-musulmane dans ce
secteur, au nord du Douro26.
12 Le Muqtabis II nous permet de mieux comprendre les événements des années suivantes
et l’organisation qui en découla. On y apprend, pour l’année 193/808-809, que Tumlus
« s’était emparé de Lisbonne et des zones limitrophes de l’Occident extrême d’al-
Andalus jusqu’à Coimbra », profitant de la sédition de Mérida « qui s’interposait entre
eux (les révoltés dont Tumlus) et le pouvoir [de Cordoue], de telle manière qu’ils
s’étaient renforcés, augmentant leurs effectifs et étaient maîtres de la majeure partie
des régions occidentales »27. Ce personnage, probablement un muwallad, nous est très
mal connu. Toutefois, Ibn Hayyân indique très clairement qu’il prit le contrôle de la
région que dirigeait naguère Aidulpho et ses descendants ; cet événement survint dans
la foulée du sac de Lisbonne par Alphonse II en 798. Enfin, le texte précise que Tumlus
fut tué par ceux-là mêmes qui l’accompagnaient, en particulier un certain Makhûl,
largement récompensé par al-Hakam qui l’incorpora dans son armée et le paya bien
ainsi que tous ceux qui avaient bien voulu rallier la cause omeyyade.
13 En revanche, il est beaucoup plus difficile de statuer sur le sort des régions situées plus
au nord. Rappelons d’abord que, selon Ibn Hayyân, al-Hakam « envoya [en 192/807] son
fils Hishâm contre les infidèles de Galice qui s’étaient emparés de la partie occidentale
[d’al-Andalus] »28. Or, la première mention d’une expédition omeyyade contre Viseu et
Coimbra, aboutissant à la prise des deux cités, date de 210/825-826, sous ‘Abd al-
Rahmân II Une autre campagne visa la Galice en 223/838, conduite par l’oncle de ‘ Abd
al-Rahmân II, al-Walîd b. Hishâm « qui pénétra par les portes d’Occident jusqu’à
Viseu ». Il y leva des milices, signe que la localité avait été aménagée comme citadelle
fortifiée et lieu de concentration de soldats mobilisables 29. Deux ans plus tard, une
nouvelle expédition permit de conquérir des forteresses et de pénétrer profondément
en Galice30. Au même moment, Mahmûd ibn al-Jabbâr dont l’histoire nous est rapportée
en détail par Ibn Hayyân, fuit Mérida en 834, après de longues années de dissidence et
dont il fut un des chefs dans la cité, et passa du côté d’Alphonse II, en Galice ; ce dernier
l’invite à s’installer avec ses compagnons « dans quelque lieu sur les frontières de son
pays... dans la forteresse qui porte aujourd’hui son nom, sur la frontière ». Le lieu dit
Mafamude, proche de Vila Nova de Gaia (banlieue de Porto, au sud du Douro), pourrait
laisser penser qu’il s’agit du fort en question situé sur le fleuve. Les événements de la
première fitna, entre les années 868 et 929, et qui marquèrent un temps de sédition des
provinces face aux émirs omeyyades de Cordoue, apportent encore d’autres précisions
sur cette région31.
14 A propos de Sa‘dûn al-Surunbâqî, l’un de ces rebelles muwallad, Ibn al-Qûtiya et Ibn
Hayyân indiquent qu’il s’est établi, sous la protection d’Alphonse III, dans la cité de
Burtuqâl, proche de Porto ou Porto elle-même bien que cela pose des problèmes de
datation : Ibn Hayyân indique que l’on est à 80 milles au nord de Coimbra, entre le pays
d’Islam et celui de l’ennemi. Toutefois, l’événement est censé se passer
en 262/874-875 alors que les sources chrétiennes indiquent que le comte Vimara Peres
396

avait « repeuplé » la cité de Porto en 86832. Plutôt que de rechercher un autre lieu qui
pourrait correspondre au toponyme Madînat Burtuqâl, comme le fait M. Velho, sans
convaincre, il faut supposer à l’instar de E. Manzano Moreno, que l’action de Vimara
Peres correspond à un encadrement politico-militaire de la région de Porto et que
Sa‘dûn al-Surunbaqî fut chargé de garder la forteresse ou l’une des forteresses de la
région face aux musulmans33. Quoi qu’il en soit, la zone frontalière se situe bien à cette
époque dans la vallée du Douro, au sud immédiat du fleuve, comme le confirme
l’escapade d’Ibn Marwân al-Jillîqî, autre dissident originaire de Mérida, qui s’installe
en 262/875-876 à Carcar, identifié par M. Velho à Carquere à l’ouest de Lamego 34.
Surtout, en 263/876-877, Alphonse III installe Ibn Marwân qui s’était placé sous sa
protection, au château de Batra Lûsa, proche du rio Douro selon Ibn Hayyân, et situé à
la limite du royaume d’Alphonse III. Il y combattit, selon un passage malheureusement
tronqué du même ouvrage, un groupe de 700 cavaliers musulmans qui venaient de
« l’un des ribats », en un lieu « de la râbita », appelé Barbariyya ; Ibn Marwân y subit
une défaite totale35.
15 Même si la localisation exacte de ces forteresses (husûn) peut soulever des questions, il
ne fait en revanche aucun doute que ces places fortes de la « frontière » étaient toutes
situées à proximité du Douro et la zone frontalière correspondait au pays situé au sud
du fleuve, très certainement au moment où les Omeyyades récupèrent Coimbra et
Viseu. C’est de cette période que date la mise en place de fortifications occupées par des
combattants dont un certain nombre au moins sont des murâbitûn (gens pratiquant le
ribat) établis dans la zone connue sous le nom d’Arrábida, toponyme qui est resté
attaché aux environs très immédiats de Porto. Ce moment correspond également à la
période où ‘Abd al-Rahmân II fit fortifier la côte pour surveiller et arrêter les Vikings
(230/844) et où furent édifiés des forts dans les zones de ribats comme ce fut le cas dans
la région actuelle d’Arrábida, au sud de la presqu’île de Setubal 36.
16 Nous pouvons donc relativement bien cerner la période pendant laquelle fut organisée
une véritable marche, même si le terme ne lui est pas encore attaché, qui remplaça la
zone qui avait conservé son autonomie jusqu’aux offensives d’Alphonse II. Al-Hakam
Ier et ‘Abd al-Rahmân II lancèrent plusieurs expéditions après le sac de Lisbonne
en 798 contre l’établissement d’un pouvoir autonome de Tumlus, probablement délégué
par le souverain des Asturies. L’élimination du rebelle puis la reprise des deux villes
garnisons de Coimbra et Viseu, permirent de mettre en place, à partir de 210/825-826 et
pour la première fois depuis l’invasion arabe, une zone frontalière sous le contrôle
direct des autorités de Cordoue. Outre les deux places fortifiées de Coimbra, la capitale
probable de ce district, et Viseu, plusieurs places frontalières formèrent un réseau dont
il reste à préciser la nature -mais certainement pas une « ligne de défense »– ; l’une des
armatures de cette défense était constituée, à proximité de Porto, par la présence de
ribats. Toutefois, cette zone fut de nouveau occupée par les Galiciens, avec le contrôle
de Porto par Vimara Peres en 868, puis la chute de Coimbra, attaquée dès 868,
probablement de manière décisive en 878. Là s’arrêta l’existence de la Marche de
Coimbra, dénomination qui ne fut guère utilisée par les autorités omeyyades de cette
période !
17 Paradoxalement, c’est au moment où apparaît, à deux reprises, la dénomination de
Marche occidentale, que celle que l’on considère en général comme telle, avec Coimbra
comme capitale, n’existe plus : visiblement, le califat considéra bien autrement
l’organisation militaire de la région dans la mesure où depuis 878 aucune expédition
397

sérieuse ne fut organisée pour reprendre Coimbra, avant l’attaque opérée par al-
Mansûr en 985 ; pendant plus d’un siècle, la frontière fut ramenée à une zone qui
correspond grossièrement à la rive nord du Tage et qui s’étendait jusqu’à la région du
Mondego et de la Serra de Estrela, à plus de cent kilomètres au nord 37. Comme le
montre l’épisode de la trahison d’Umayya ibn Ishâq en 939, aux dépens du calife ‘Abd
al-Rahmân III, ce fut Santarém qui devint la capitale de cette Marche 38 ; mais il arriva à
plusieurs reprises que l’initiative vint d’autres places comme Mérida et Badajoz. Outre
les indications, très succinctes, fournies par les chroniqueurs, nous pouvons nous
reposer sur les descriptions géographiques pour tenter de comprendre le dispositif.
18 Le mieux renseigné est al-Râzî ; dans la zone concernée, il distingue trois districts :
celui de Lisbonne, avec les forteresses d’Almada et Sintra et une autre inconnue,
Ossumo. Il y est également question du district des Banû Masar, c’est-à-dire Arrábida,
au sud de Lisbonne, dans la presqu’île de Setúbal. Au nord-ouest, Santarém forme donc
la citadelle la plus avancée face à la zone de guerre qui s’étend plus au nord. Si l’auteur
décrit le district de Coimbra, nous savons que celui-ci échappait alors aux musulmans ;
plus à l’est, figure le district d’Exitania, alias Idanha a Velha, dont la mention se
retrouve à plusieurs reprises dans le Muqtabis à l’époque de la fitna ; en particulier on y
trouve la présence d’Ibn Marwân al-Jillîqî en 875-876. Plusieurs châteaux forts en
dépendaient, dont Arrondies, Montalvão et surtout Alcantara, souvent décrit comme
passage obligé vers Mérida. Elvas, Marvão, Coria et Badajoz sont associés à ce district,
situé cette fois-ci sur le Guadiana39. Ainsi, la Marche occidentale paraît avoir été
constituée de plusieurs des districts ou kuwâr, selon un découpage opéré après 929,
lorsque le calife ‘Abd al-Rahmân III eut repris le contrôle de la région après plus d’un
demi siècle de dissidence. Sans rentrer ici dans les détails, nous trouvons en effet la
mention de gouverneurs au moins à Lisbonne, Santarém et Mérida, déjà capitales de
kûra avant la fin du IXe siècle, par exemple à l’occasion des attaques vikings ; après 929,
Badajoz est ajoutée à la liste de capitales de district.
19 Une fois la zone entre Douro et Mondego perdue, le califat a formé une marche tout en
conservant, semble-t-il, les districts anciens, à partir desquels étaient formés les
expéditions contre l’ennemi. Toutefois celle-ci dépendait soit directement de Cordoue,
soit de Medinaceli, toujours avec une certaine ambiguïté dans son existence même et
sur le rôle attribué aux capitales des districts occidentaux : Mérida, Badajoz et
Santarém. E. Manzano Moreno a justement vu dans le terme thaghr al-jawf, assez
ambigu, la déclinaison d’une région située à l’ouest de Tolède et à l’est de la Marche
occidentale, et où Mérida apparaît à plusieurs reprises comme une place forte jouant le
rôle de capitale secondaire pour des expéditions vers la Galice 40.
20 Pour terminer, la reconquête opérée par Ibn Abî ‘Âmir al-Mansûr en 985-997, permit à
celui-ci de reconstituer la Marche du IXe siècle, avec les deux villes de Coimbra,
capitale, et Viseu comme centre de défense et lieu de passage des troupes vers le nord.
L’indication d’Ibn ‘Idhârî à propos de l’expédition contre Saint-Jacques de Compostelle
en 997, selon laquelle al-Mansûr « cessa les hostilités en arrivant dans le pays qui
obéissait aux comtes confédérés qui servaient dans son armée », indique assez bien
comment le territoire était désormais gouverné : selon les indications sur le trajet des
troupes à l’aller, le territoire considéré comme musulman, allait de Coimbra au Douro ;
là, une fois franchi le fleuve, à Lamego, on se trouvait dans la région du Minho actuel,
terres des comtes qui s’étaient soumis à l’autorité du hâjib mais qui ne dépendaient pas
de l’administration arabe de la région située entre Douro et Mondego. Au-delà, au nord,
398

se trouvait la Galice, terres de Bermudo II. Hasard ou non, il reconstitua donc la Marche
occidentale telle que les émirs du IXe siècle l’avait organisée ; hasard ou non, lorsque
Ferdinand de Castille reprit possession de la région vers 1064, il distinguera à son tour
la région du Minho, celle du Douro et celle de Coimbra41 !
21 Au-delà de cette reconnaissance d’une organisation administrative de la Marche
occidentale, très mouvante et révélatrice d’une emprise finalement assez limitée d’un
pouvoir que l’on présente trop souvent comme omniprésent et très centralisé, nous
retrouvons les traces d’une organisation militaire de la région caractérisée par la
disposition des systèmes défensifs, en particulier les forts, généralement connus sous le
nom de husûn. Sans se lancer ici dans un panorama exhaustif, la reconnaissance des
réseaux de défense et leur jonction sont des moyens intéressants de comprendre
l’esprit d’une défense frontalière.

Les défenses des Marches occidentales à l’époque


omeyyade
22 Deux lignes directrices semblent donner une cohérence aux systèmes de défense des
régions occidentales d’al-Andalus exposées aux attaques chrétiennes et qui servaient de
base de départ aux sayfa/s andalouses : les voies de circulation et les forteresses qui
défendaient les approches des centres urbains.
23 Nous savons tous que les géographes arabes, dans la grande tradition héritée de
l’administration du califat abbasside de Bagdad, alors la ville du savoir universel,
décrivaient chacune des régions d’un pays comme al-Andalus, d’abord en fonction des
itinéraires principaux reliant les villes et les points fortifiés entre eux 42. Un bel exemple
de ces descriptions, dans le cadre d’al-Andalus, nous vient d’al-Idrîsî 43. Au-delà de ce
constat, de nombreux problèmes se posent au sujet de ces routes que l’on a tendance à
rapprocher trop facilement des anciennes voies romaines, comme si les Wisigoths puis
les gens d’al-Andalus avaient systématiquement suivi les mêmes chemins 44. Néanmoins,
de tradition romaine ou non, les trajets que relèvent les sources à l’occasion des
expéditions chrétiennes, des actions des rebelles ou des troupes qui les combattent,
montrent avant tout que la cohérence générale des voies de communication dans ces
régions de marche était liée à la présence de relais où pouvaient stationner les armées
et des moyens de ravitaillement. Pour les rebelles à l’autorité de Cordoue, ce sont
visiblement les possessions par les chefs de la rébellion, des places fortes qu’ils
pouvaient contrôler et investir, souvent grâce à la présence de groupes d’origine
commune, qui guidaient leurs pas et qui habitaient la région. Le mode de transport des
troupes, surtout pour des actions rapides, ne nécessitait pas la présence de routes
“construites” ; du coup les trajets, pouvant divaguer, sont difficiles à reconnaître. Selon
des études récentes, il subsistait deux types de voies ; celles principales, plus ou moins
héritières des voies romaines, parfois entretenues et que l’on retrouve surtout en
fonction des lieux stratégiques qu’elles parcouraient : les villes principales ou
secondaires et les lieux de passage, en particulier les ponts. Ces points étaient bien sûr
gardés et fortifiés, à l’instar d’Alcantara, pour permettre de contrôler les mouvements
des hommes et des marchandises : le commerce et les péages constituent un aspect
essentiel de cette organisation. Ce sont ces voies que les géographes décrivent à partir
des grands centres urbains, à commencer par Cordoue. D’autres routes, secondaires,
chemins de terre, sentiers, parfois escarpés, étaient hors du domaine « public » et
399

dépendaient de leur utilisation par les hommes de la région. Ces routes sont inconnues
des géographes mais parfois, la description d’un trajet effectué par un rebelle ou une
troupe, peut nous apporter des éléments de reconnaissance45.
24 Ainsi, les principales voies de pénétration dans la zone occidentale sont assez
constantes, condition dictée, en particulier, par la traversée des fleuves : depuis Mérida
ou Badajoz, le passage le plus fréquent, après Cáceres ou Marvão, était celui
d’Alcantara, puis de là, la route se dirigeait au nord vers Coria et au nord-ouest vers
Idanha a Velha, Viseu et Lamego. Cette route fut celle qu’emprunta al-Mansûr en 997,
mais elle fut aussi celle d’Alphonse III lorsqu’il attaqua la région de Mérida en 877 avec
l’aide d’Ibn Marwân al-Jillîqî. Ce chemin est jalonné par quelques unes des forteresses
occupées par les dissidents : c’est le cas de Munt Shalut, investie par Mahmûd ibn al-
Jabbâr en 220/835, puis par Ibn Marwân al-Jillîqî en 262/876, les deux hommes fuyant
Badajoz, alors simple réduit plus ou moins ruiné46. La localisation de la forteresse par
Martim Velho sur le rio Zerere, affluent du Tage, près du lieu dit Ferreira da Zerere,
paraît la plus probable et permettait, entre autres, de gagner Coimbra depuis Badajoz
ou Mérida47. L’autre grande voie de pénétration est celle, bien connue, que parcourt
l’autoroute actuelle Lisbonne Porto : Lisbonne vers Santarém, le long du Tage, avec des
relais comme Vila Franca de Xira où des vestiges d’époque islamique ont été
découverts, puis Coimbra et Porto. C’est, entre autres, cette voie qu’empruntèrent les
Banû Dânis, chassés de Coimbra par al-Surunbâqî et Ibn Marwân al-Jillîqî, avant de
s’établir à Alcácer do Sal après une attaque avortée contre Lisbonne en 262/875-876 48. Il
ne faut d’ailleurs pas oublier la voie maritime, également bien connue et décrite par les
mêmes auteurs et que les navires d’al-Mansûr après bien d’autres, tout comme les
embarcations des pèlerins qui se rendaient depuis le sud vers Saint-Jacques de
Compostelle, parcouraient de préférence à la voie de terre beaucoup plus risquée 49.
25 Les voies transversales est-ouest sont également importantes mais plus difficiles à
discerner. Il y en a une qui est décrite en détail et qui nous vient d’Ibn Hawqal : il
évoque la route qui va de Lisbonne à Santarém et, de là, à Aviz, avant de rejoindre la
région du Guadiana, par Juromenha, Elvas et Badajoz ; de là, la route, bien connue celle-
ci, passe par les localités de Mérida, Medellin, Trujillo, Cáceres, Talavera et Tolède 50. Ce
trajet est peut-être à rapprocher, avec les divers changements de l’époque, de celui
évoqué par al-Idrîsî, au début du XIIe siècle, dans sa description de la province d’al-Qasr
(Alcácer do Sal), comprenant un ensemble de places fortes formant un grand arc sud-
ouest, nord-est : Alcácer do Sal, Évora, Badajoz, Xérès de los Caballeros, Mérida,
Alcantara et Coria51. Ces parcours ou ces relais d’une province, semblent d’abord former
une voie cohérente si on les considère non pas dans le cadre d’un territoire
administratif à l’instar de nos départements ou d’une province, mais bien comme des
axes de circulation des armées et des relais d’une place forte à une autre, formant ainsi
des « lignes » de défense face à l’ennemi. Toutefois, une fois encore, il serait erroné
d’imaginer ces axes jalonnés par un ensemble continu de défenses ; c’est du moins ce
que montrent tous les textes et toutes les études menées à ce sujet 52. En particulier, les
études sur la Marche Supérieure, la vallée de l’Ebre donc, indiquent bien cette absence
de continuité, au profit de systèmes de défenses « en tas » autour des principales places
fortes : Philippe Sénac, citant Ibn Hayyân qui parle du « collier de Saragosse » (tawq
Saraqustah) pour définir sa défense, composée de forteresses autour de la cité, souligne
que les husûn que l’on trouve, parfois tous les quinze kilomètres, sont là pour garder les
axes ou défendre des passages vers un centre urbain : aucun « limes » n’existe ni sur le
terrain, ni dans l’esprit des musulmans53. Or, cette région est justement celle qui fut la
400

plus soigneusement et la plus constamment mise en valeur par les autorités


omeyyades. Pour ma part, j’ai fait le même constat pour la région de l’Algarve soumise
aux attaques chrétiennes aux XIIe et XIIIe siècles54.
26 Un examen rapide des sources arabes conduit au même constat dans la région des
Marches.
27 Dans la partie nord, la vallée du Douro a constitué la première ligne défensive : certes
nous y trouvons, au IXe siècle, des forts espacés le long de la vallée, au sud avec Porto et
Lamego, des husûn comme celui qui prit le nom de Mahmûd ibn al-Jabbâr, ou Carquere
et Pedra de Lousa laissés à Ibn Marwân al-Jillîqî ou Barbariyya où il fut défait par les
musulmans ; il est certain qu’une des recherches fondamentales à mener dans un
avenir proche, porte sur ces forts et leur reconnaissance sur le terrain par
l’archéologie, cités collectivement comme lieux de ribats par Ibn Hayyân. Toutefois, on
ne peut évoquer une ligne de défense continue qui aurait demandé un investissement
colossal. Les quelques reconnaissances toponymiques dans cette région nous incitent à
considérer qu’il y avait des points de fixation : autour de Porto ou bien autour de
Lamego, les toponymes marquant une arabisation sont assez nombreux, alternant avec
des zones « vides »55.
28 Les autres mentions de forteresses incitent à penser que dans la zone très profonde qui
sépare la vallée du Tage, à partir de Santarém, de celle du Douro, sur plus
de 200 kilomètres de profondeur, il n’existait aucune ligne de défense, y compris dans
la zone du Mondego. Même si on est très loin d’un repérage complet des places fortes,
on retrouve celles-ci en des lieux stratégiques de passage des fleuves, comme Munt
Shalût probablement, Montemor o Velho sans aucun doute. On peut imaginer la
présence d’une densité plus forte autour de villes comme Coimbra, avec Montemor,
déjà citée, Conimbriga qui continua d’être occupée au moins au VIIIe siècle et près de
laquelle Martim Velho fut tenté de placer Antaniya, au sud de Coimbra, occupée par
Alphonse 11156 ; probablement en alla-t-il de même à Viseu ou Idanha a Velha. Il est
vrai que pour ces deux places, toute étude reste à faire. Ces forteresses, nous le savons,
ne peuvent pas de toute manière être considérées du seul point de vue de la défense : H.
Catarino l’a bien montré pour le sud-est de l’Algarve57. Les facteurs économiques et de
peuplement sont absolument essentiels et Philippe Sénac le montre très bien pour la
région de l’Ebre à l’époque qui nous intéresse. Toute étude touchant au réseau des
husûn, doit donc tenir compte de ces différents facteurs, y compris dans des zones de
marches fortifiées pour stopper l’ennemi58.
29 Un tel dispositif de forteresses entourant les accès à la ville, est beaucoup plus lisible
autour de cités comme Mérida et Badajoz, notamment grâce à plusieurs études
anciennes mais de premier plan à l’instar de celle de Felix Hernandez 59. Parmi les husûn
évoqués par le Muqtabis pour le IXe siècle, on trouve d’abord les sites occupés par
Mahmûd ibn al-Jabbâr : Badajoz, simple hisn à ce moment, et Juromenha,
à 15 kilomètres au sud, le long du Guadiana. Ces deux forteresses se retrouvent ensuite
sur le chemin d’Ibn Marwân al-Jillîqî à partir des années 870, spécialement Badajoz
dont il fait sa capitale après 88660. Un demi siècle plus tôt, Sulaymân b. Martîn, autre
chef dissident de Mérida, était rattrapé et tué, pour sa part, à Trujillo, au nord-est de
Mérida. Ibn Marwân al-Jillîqî, outre les deux sites déjà évoqués, trouve plusieurs fois
refuge dans la forteresse d’Alange, au sud de Mérida… Dépendent de Mérida, nous
l’avons vu, les forteresses de Coria, Cáceres, Alcantara, Marvão, au nord de la cité ; à
l’ouest c’est Elvas et à l’est Medellin qui sont d’importantes places fortes. En outre, au
401

moins neuf autres husûn de moindre importance encadrent ainsi la cité et assurent la
défense du Moyen Guadiana, dont Muro de Helechosa, Magacel ou Logrosan. Ainsi,
toute une série de lieux fortifiés forment un collier autour de Merida, protégée au nord
par de solides places fortes : cet ensemble, largement peuplé de Berbères et de
muwalladûn au IXe siècle, constitue un réseau défensif cohérent et serré, avec
alternance de places habitées comme Coria ou Medellin, et de places refuges comme
Juromenha ou Alange ; toutefois, le peuplement alentour est dense et les villageois
entretiennent les fortifications qui leur servent de refuge61.
30 Si chacune de ces zones doit faire l’objet d’un regard attentif et de prospections sur le
terrain, il paraît donc que le système de défense privilégie une organisation autour des
villes, en particulier les capitales de districts : ce système est servi, quelle qu’en soit la
nature, par une densité relativement plus forte de populations et favorise l’emprise du
gouvernement régional sur les systèmes de défense. On est donc très éloigné d’une
conception linéaire de ces défenses.

Conclusion
31 Région mal connue tant du point de vue historique que de celui de l’archéologie, la
zone située au nord du Tage et du Guadiana, dans le Gharb al-Andalus, doit désormais
faire l’objet de recherches beaucoup plus poussées : plusieurs travaux en cours, à
Coimbra, Idhaña a Velha ou dans la province de Cáceres, marquent probablement le
point de départ d’une connaissance beaucoup plus approfondie de cette région
musulmane largement négligée. De même, l’étude des textes doit également être
poussée beaucoup plus loin : les sources nouvellement mises à notre disposition,
comme ici même le passage du Muqtabis concernant le début du IXe siècle, mais
également les sources chrétiennes à utiliser de manière systématique pour l’approche
d’une histoire musulmane de la région ou les sources archivistiques comme celle du
monastère du Lorvão, rendent possible une connaissance plus profonde de ce pays et
une mise au point méthodologique appropriée.
32 Ainsi, dans le cadre de l’étude des Marches, si celle de l’Occident d’al-Andalus reste la
plus difficile à mener dans la mesure où elle fut la moins importante aux yeux des
pouvoirs centraux, elle n’en présente pas moins un visage intéressant à plus d’un titre.
Son existence a largement été soumise aux aléas du contexte historique et, au contraire
d’une idée souvent véhiculée depuis les études de Sanchez Albornoz, elle fut
probablement la moins stable des frontières d’al-Andalus au moins du point de vue de
l’administration musulmane. Les conditions liées à la conquête arabe, la proximité et
l’agressivité des souverains asturiens et, finalement, la perte de Coimbra et de la zone
entre Douro et Mondego tout au long du Xe siècle, sont à la base de cette existence
précaire de la Marche occidentale. Toutefois, derrière l’impression d’une assise fragile,
cette zone de Marche est très présente dans les sources par l’action presque continuelle
des dissidents qui ont suscité l’intérêt des chroniqueurs, particulièrement au IXe siècle.
Ils représentent donc une preuve du dynamisme de la région dont seuls quelques signes
ont été donnés ici. Ils incitent à penser que, comme dans les régions orientales entre
Byzance et Islam, les zones de confins et de frontières sont des pays particuliers,
ouverts à des groupes souvent dissidents et difficiles à saisir dans les textes et par
l’archéologie ; en fin de compte ils sont d’excellents révélateurs du comportement des
pouvoirs centraux.
402

L’Occident d’al-Andalus à l’époque de la fitna de la fin du IXe siècle : le parcours d’Ibn Marwān al-Jillīqī et
d’al-Surunbāqi.

Le trajet de la campagne d’Ibn Abī ‘Amir al-Mansūr contre Saint-Jacques musulmane (d’après E. Lévi-
Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, II, Maisonneuve et Larose, Paris 1999).
403

L’habitat musulman dans le Gharb al-Andalus, de la conquête à la Reconquista.


1. Villes importantes.
2. Localités secondaires.
3. Etablissements ruraux ou peu peuplés.
4. Principaux sanctuaires chrétiens.

NOTES
1. Ce ne sont là que quelques choix, de travaux français – ceux anglo-saxons sont aussi
particulièrement nombreux – significatifs mais très loin d’être exhaustifs.
2. A. Ducellier, Le miroir de l’Islam. Musulmans et chrétiens d’Orient au Moyen Âge (VIIe-XIe s.), Paris,
Julliard, coll. « Archives », n° 40, 1971 ; Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen Âge. VIIe-XVe siècle,
Paris, A. Colin, 1996. Pour les études frontalières voir les bibliographies dans J.-Cl. Cheynet, “La
conception militaire de la frontière orientale (IXe-XIIIe siècle)”, Eastern Approaches to Byzantium,
éd. A. Eastmord, Aldershot, 2001, p. 57-69, et, du côté musulman, mise au point la plus récente
dans A.M. Eddé, La principauté ayyoubide d’Alep (579/1183-658/1260) Stuttgart, Franz Steiner Verlag,
1999.
3. En particulier Castrum 4. Frontière et peuplement dans le monde méditerranéen au Moyen Âge, Actes
du colloque d’Erice-Trapani (Italie), 18-25 Septembre 1988, École française de Rome, Casa de Velazquez,
Rome-Madrid, 1992.
4. Donnant lieu à de nombreuses publications. Entre autres, Ph. Jansen, A. Nef, Ch. Picard, La
méditerranée entre pays d’Islam et monde latin (milieu Xe- milieu XlIIe siècle), Paris, Sedes, 2000.
404

5. Ibn Hayyân, Kitâb al-Muqtabis fi ta ’rîkh rijal al-Andalus : Muqtabis II. Anales de los Emires de Córdoba
Alhaqem I (180-206H/796-822 J.C.) y Abderramán II (206-232/822-847), éd. J. Vallvé Bermejo, Madrid,
1999 ; trad. Esp. M.A. Makkî et F. Corriente, Crónica de los emires Alhakam I y Abdarrahmân II entre los
aῆos 796 y 847, Saragosse, 2001.
6. Ibn ‘Idhârî, Kitâb al-Bayân al-Mughrib, I et II : texte arabe des parties relatives au Maghreb et à
l’Espagne de la conquête au XIe siècle, éd. R. Dozy, revue par G.S. Colin et E Lévi-Provençal, Leyde,
2 vol., 1948-1951 ; tr. E. Fagnan, Histoire de l’Afrique et de l’Espagne intitulée al-bayano lmogrib, 2 vol.,
Alger, 1901-1904.
7. E. Lévi-Provençal, “La description de de l’Espagne d’Ahmad al-Râzî. Trad. à partir de textes en
castillan et en portugais”, Al-Andalus, VIII, 1953.
8. C. Picard « Quelques aspects des relations entre chrétiens et musulmans dans les zones de
confins du Nord-Ouest de la Péninsule Ibérique (IXe-XIe siècle) », Etudes d’Histoire de l’Université de
Saint-Etienne, Centre de Recherches Historiques, Saint-Etienne, 1990, p. 5-26 ; Le Portugal musulman
(VIIIe-XIIIe siècle). L’Occident d’al-Andalus sous domination islamique, Paris, Maisonneuve et Larose,
2000.
9. Pour le côté chrétien, voir J.L. Quiroga, Du Minho au Douro : histoire et archéologie du peuplement
entre l’antiquité tardive et le Haut Moyen Age, thèse dactylographiée, Paris IV-Sorbonne, 1997 ; J.L.
Quiroga, M.R. Lovelle, « La invasion Árabe y el inicio de la ‘Reconquista’ en el Noroeste de la
Péninsula ibérica (93-251/711-865) », Across the Mediterranean Frontiers. Trade, Politics and Religion,
650-1450. International Medieval Congress, Un. of Leeds, Juillet 1996, éd. D.A. Agius, I.R. Netton,
Brepols, Turnhout, 1997, p. 61-86 ; R. Durand, Les campagnes portugaises entre Douro et Tage aux XIIe
et XIIIe siècles, Fondation Gulbenkian, Paris, 1982 ; « L’or musulman et la formation du royaume
du Portugal », Les relations des pays d’Islam avec le monde latin du milieu du Xe siècle au milieu du
XIIIe siècle, Dir. F. Micheau, éd. Jacques Marseille, 2000, p. 250-261.
10. P. Buresi, Une frontière entre chrétienté et Islam : la région entre Tage et Sierra Morena (fin XI e-milieu
XIIIe siècle), Thèse de Doctorat nouveau régime, Université de Lyon II, 2000, p. 265-267 ; Ph. Sénac,
La frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècle). Le peuplement musulman au nord de l’Ebre et les débuts de la
reconquête aragonaise, Maisonneuve et Larose, 2000. Voir également le monumental J.P. Molénat,
Campagnes et monts de Tolède du XIIe au XVe siècle, Casa de Velázquez, Madrid, 1997.
11. E. Lévi-Provençal, L’Espagne musulmane au Xe siècle. Institutions et vie sociale, Paris, Larose, 1932
(rééd., Maisonneuve et Larose, Paris, 1996), p. 121-127 ; Histoire de l’Espagne musulmane, 3 vol.
Maisonneuve et Larose, Paris, 1950-1967, rééd. 1999, vol. 3, p. 55-59.
12. E. Manzano Moreno, La frontera de al-Andalus en Epoca de los Omeyas, C.S.I.C., Madrid, 1991 ; plus
particulièrement, p. 56-60 et 189-204.
13. C. Picard, Le Portugal musulman, op. cit., p. 115-129.
14. Ibn Hayyân, Muqtabis II, éd. 179v. ; trad. p. 292.
15. Ibidem, éd. 95v ; trad. p. 36.
16. Crônica del califa ‘ Abd al-Rahmân III al-Nâsir entre los años 912-942, éd. Chalmeta, Corriente, Subh,
Madrid, 1979 ; trad. Viguera, Corriente, coll. Textos Medievales n° 64, Saragosse, 1981, § 306.
17. Ibidem §293.
18. Ibn ‘Idhârî, II, éd. p. 491-498.
19. A. Sidarus, « O Alentejo durante a grande dissidência luso-muçulmana do século IX-X »,
Encontro Regional de História, Évora, 1990 ; « Um texto árabe do século X relativo à nova fundação
de Evora e aos movimentos muladi e berbere no Ocidente andaluz », A Cidade de Evora, n° 71-6,
45-50, 1994, p. 7-37 ; M. Velho, “Ibn Marwân (Ibn al-Jillîqî) e Sa‘dun Surunbaqi : a localização de
Monsalude”, Proceedings of the Ninth Congress of the U.E.A.I. (Amsterdam, sept. 1978), éd. R. Peters,
Brill, Leyde, 1981, p. 270-303.
20. C. Picard, Le Portugal musulman, op. cit., Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 21-28 ; al-
Maqqarî, Nafh al-tîb min ghusn al-Andalus al-ratîb, éd. R. Dozy, G. Dugat, L. Krehl, W. Wright,
Analectes sur l’histoire et la littérature des Arabes d’Espagne, 2 vol., 1 ère éd., Leyde, 1855-1861, nvle éd.,
405

Amsterdam, 1967 ; trad. des passages relatifs à l’Espagne, P. de Gayangos, The History of the
Muhamedan Dinasties in Spain, 2 vol., Londres, 1840 ; trad. de passages relatifs à la conquête de
l’Espagne dans Colecciôn de obras árabigas de Historia y Geografia, I, Real Academia de la
Historia, Madrid ; éd. I, p. 270, trad. p. 192. L. Barrau Dihigo, Recherches sur l’histoire politique du
royaume asturien (718-910), Tours, 1921 ; P. Sandoval, Historias de Idacio, Pampelune, 1615, p. 85.
21. R. Dozy, Recherches sur l’histoire et la littérature d’Espagne pendant le Moyen-Age, Leyde, 1965 (1 ère
éd. 1881), I, p. 80.
22. En particulier, E. Lévi-Provençal, Espagne musulmane, op. cit., I, p. 112-114.
23. P. Guichard, Structures sociales "orientales" et "occidentales" dans l’Espagne musulmane, Paris-La
Haye, 1977.
24. C. Picard, Le Portugal musulman, op. cit. p. 21-28.
25. Akhbâr Majmû ‘a fî fath al-Andalus, Ajbar Machmúa (coleción de tradiciones), Crónica Anónima
Anónima del siglo XI, éd. et trad. D.E. Lafuente Y Alcantara, Coleción de Historia y Geografia, Real
Academia, 1, Madrid, 1897, Nouvelle éd. al-Abyarí, Le Caire, Beyrouth, 1981, éd. p. 38, trad. p. 48 ;
Chroniques asturiennes (fin IXe siècle), éd. Y Bonnaz, C.N.R.S., Paris, 1989, p. 45-46.
26. J.L. Quiroga, op. cil.
27. Ibn Hayyân, Muqtabis II, éd. 100v, trad. p. 48-49.
28. Ibidem, éd. 100r, trad. p. 48.
29. Ibidem, éd. 179v ; trad. p. 292.
30. Ibidem, éd. 180r ; trad. p. 293.
31. Pour le Gharb al-Andalus, C. Picard, Portugal musulman, op. cit., p. 37-51.
32. Ibn al-Qûtiya, Ta ʼrikh iftitâh l-Andalus, éd. P. de Gayangos, E. Saavedra, F. Codera, 1868 ; éd. et
tr., J. Ribeira, Historia de la conquista de España de Abnelcotia el Cordobès ; col. De obras árabigas de
Historia y geografia de la Real Academia de la Historia, II, Madrid, 1926, éd. p. 88-89, trad. p. 74.
Ibn Hayyân, Muqtabis III, éd. Makkî, p. 344 et 350.
33. M. Velho, op. cit., p. 270-272 ; E. Manzano Moreno, La frontera, op. cit., p. 196-197.
34. Ibn Hayyân, Muqtabis III, éd. Makkî, p. 366, 373 ; M. Velho, op. cit., p. 273.
35. Ibn Hayyân, Muqtabis III, éd. Makkî, p. 383-384.
36. C. Picard, “Les ribats au Portugal à l’époque musulmane : sources et définitions”, Mil anos de
fortificações na Peninsula Ibérica et no Magreb (500-1500) : Actas do Simpósio International sobre Castelos,
éd. Colibri/Camara Municipal de Palmela, Lisbonne, 2001, p. 203-212
37. Ibn Hayyân, Muqtabis V, cite Coimbra comme possession chrétienne, à l’occasion de la
campagne d’Ordoño II contre Mérida en 303/915-6, § 82 ; en 313/925, à l’occasion de la guerre de
succession de Fruela, § 233 ; et à l’occasion de la bataille de Simancas en 939 au cours de laquelle
des contingents chrétiens venus de Coimbra jouèrent un rôle dans la victoire, § 298.
38. C. Picard, Le Portugal musulman, op. cit., p. 117 et suiv.
39. Al-Râzî, “La description de l’Espagne d’Ahmad al-Râzî, tr. à partir de textes en Castillan et en
Portugais”, E. Lévi-Provençal, Al-Andalus, VIII, 1953, p. 84-91.
40. E. Manzano Moreno, Frontera, op. cit., p. 56-57.
41. Ibn ‘Idhârî, op . cit.
42. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XIe siècle, 4 T., Paris,
1973-1980.
43. Al-Idrîsî, Uns al-muhâj wa rawd al-furâkh, éd. Et trad. M.J. Mizal, Los caminos de al-Andalus en el
siglo XII, CSIC, Instituto de Filologia, Madrid, 1989.
44. Voir pour la conquête, l’étude de Pedro Chalmeta, Invasión e Islamización. La sumisión de
Hispania y la formación de al-Andalus, éd. Mapfre, Madrid, 1994. Il montre, en particulier, les liens
entre les voies d’invasion arabe et ces voies romaines.
45. Ces quelques remarques reposent essentiellement sur les études de F. Franco Sánchez, Vias y
defensas andalusíes en la Mancha Oriental, Textos universitarios, Alicante, 1995, qui accorde un rôle
très important au pouvoir central, et de P. Buresi, Une frontière entre chrétienté et Islam : la région
406

entre Tage et Sierra Morena (fin XIe-milieu XIIIe siècle), Thèse de Doctorat nouveau régime,
Université de Lyon II, 2000, p. 177-187, qui nuance largement cette primeur de l’« Etat ».
46. F. Hernández Jimenez, « La kura de Mérida en el siglo X », Al-Andalus, 25, 1960, p. 313-337 ; C.
Picard, « La fondation de Badajoz par ‘Abd al-Rahmân Ibn Yûnus al-Jillîqî », Revue des Etudes
Islamiques., 49, 1991, p. 215-299
47. M. Velho, op. cil., p. 283 et suiv., E. Manzano Moreno, op. cil., p. 194-195.
48. Ibn Hayyân, Muqtabis, éd Makkî, p. 368-369.
49. C. Dubler, « Los Caminos a Compostela en la obra de al-Idrîsî », Al-Andalus, 14-1, 1949,
p. 59-122 ; C. Picard, L’océan Atlantique musulman de la conquête arabe à l’époque almohade. Navigation
et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal, Espagne, Maroc), Paris,
Maisonneuve et Larose, 1997, en particulier, p. 418-421.
50. Ibn Hawqal, Kitâb surat al-ard, éd. G.H. Kramers, Viae et regna. Descriptio ditionis moslemicae,
Leyde, 1938-9 ; tr. G.H. Kramers et G. Wiet, Configuration de la Terre, 2 vol., Paris-Beyrouth, 1964,
éd. p. 115-116, trad. p. 115.
51. Al-Idrîsî, Nuzhat al-mushtâq fi Ikhtirâk al-afak, éd. Instituto Universitario di Napoli e Istituto per
il Medio e Estremo Oriente, Al-Idrîsî Opus Geographicum, Naples – Rome, 1975 ; trad. H. Bresc, A.
Nef, Idrîsî, La première géographie de l’Occident, GF Flammarion, paris, 1999 ; trad. p. 257.
52. Pour la zone occidentale, outre les travaux déjà cités, on peut éventuellement se reporter à F.
Valdez Fernández, « La Marca inferior de al-Andalus », Castrum 4. Frontière et peuplement dans le
monde médiéval méditerranéen au Moyen Age, Ecole Française de Rome, Casa de Velazquez, Rome-
Madrid, 1992, p. 85-97 ; néanmoins, il n’a pas véritablement abordé le problème de la frontière ni
donné d’indications sur les systèmes de défense, en dehors de l’étude des deux capitales, Mérida
et Badajoz.
53. Ibn Hayyân, Muqtabis V, éd. p. 480 ; Ph. Sénac, La frontière et les hommes (VIIIe-XIIe siècle). Le
peuplement musulman au nord de l ’Ebre et les débuts de la reconquête aragonaise, Maisonneuve et
Larose, Paris, 2000, p. 223.
54. C. Picard, « Les défenses côtières de la façade atlantique d’al-Andalus », Castrum 7 (Rome 23-26
octobre 1996). Zones côtières littorales dans le monde méditerranéen au Moyen Age : défense, peuplement,
mise en valeur, École Française de Rome-Casa de Velazquez, Rome-Madrid, 2001, p. 163-176.
55. R. Durand, Les campagnes portugaises entre Douro et Tage, op. cit., p. 21, 62 et suiv. ; E. Manzano
Moreno, op. cit., p. 199-200.
56. M. Velho, op. cit., p. 296-303.
57. H. Catarino, O Algarve Oriental durante a ocupação islâmica, éd. Al-‘Ulya, Loulé, 6, 1997-8, 3 vol.
58. C. Picard, « L’évolution du rôle et de la place des husûn dans le Gharb al-Andalus au regard de
l’histoire : quelques hypothèses », L’espace rural au Moyen Age. Portugal, Espagne, France (XIIe-
XIVe siècle), Mélanges en l’honneur de Robert Durand, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p.
31-40.
59. F. Hernández Jimenez, « La kura de Mérida », op. cit. Voir également C. Picard, Portugal
musulman, op. cit, p. 153-154. Des études plus poussées sont en train d’aboutir avec Sophie Gilotte :
« A Villeta de Azuquén : une fortification du Xe-XIe siècle dans la région de Trujillo (province de
Cáceres) », Mil anos de fortificações na Peninsula Ibérica et no Magreb (500-1500) : Actas do Simpósio
Internacional sobre Castelos, éd. Colibri/Camara Municipal de Palmela, Lisbonne, 2001, p. 825-832.
60. C. Picard, « La fondation de Badajoz », op. cit
61. Le rôle des husûn fait l’objet de nombreuses études qui alimentent un riche débat à leur sujet.
Voir, entre autres et pour d’autres régions, A. Bazzana, P. Cressier, P. Guichard, Les châteaux
ruraux d’al-Andalus : histoire et archéologie des husûn du Sud-Est de l’Espagne, Casa de Velazquez,
Madrid, 1988 ; M. Acíen Almensa, Entre el feudalismo y el Islám. ‘Umar Ibn Hafsûn en los historiadores,
en la fuentes y en la historia, Jaén, 1994 (nvle éd. 1997) ; l’ensemble des contributions dans les
Castrum déjà cités ou encore de nombreux congrès comme celui de Palmela en 2000, Mil anos de
407

fortificações na Península Ibérica et no Magreb (500-1500) : Actas do Simpósio Internacional sobre Castelos,
éd. Colibri/Camara Municipal de Palmela, Lisbonne, 2001.

AUTEUR
CHRISTOPHE PICARD
Université de Toulouse-Le Mirail
408

Le parler des nouveaux Sarrasins


Violence et alternances linguistiques

Mansour Sayah

1 Une fois de plus, Toulouse se réveille, avec la gueule de bois, étourdie par le décompte
médiatique des voitures incendiées pendant la nuit de l’Aïd El Kébir. Pêlemêle au ban
des accusés : l’Etat, les politiques, les parents, les jeunes, les médias... Avant de sombrer
une nouvelle fois dans les réponses convenues de la dictature de l’urgence, le discours
sécuritaire ou les effets d’annonce sans lendemain, il est indispensable de prendre du
recul pour s’inscrire dans une réflexion à long terme sur la ville.
2 Hélas, la violence et le crime remontent à la plus haute antiquité, et sans doute au delà.
C’est Caïn assassinant Abel, c’est la noire saga des Atrides résultat de la haine entre
Atrée et Thyeste, ce sont les Romains et leur rapt des Sabines ou plus près de nous,
en 1209, les papistes et les Français saccageant Béziers, puis les inquisiteurs
exterminant les Cathares, puis les Franciscains spirituels, les béguines, enfin tous les
déviants sur toute la planète. Hier, pour gagner la guerre d’Algérie, dans les deux
camps, toutes les horreurs étaient permises ; aujourd’hui, c’est à la mitrailleuse
qu’Israël réplique aux gosses d’El Intifadha de Palestine jetant des cailloux sur leurs
blindés.
3 Dites "violence", et... en Allemagne, on pensera aux violences de l’extrême droite à
l’encontre des étrangers. En Espagne, aux violences domestiques dont les femmes sont
victimes. En Tunisie, aux violences politiques pratiquées par le pouvoir militaro-
policier à l’encontre d’un peuple pacifique et bâillonné. En Algérie, aux assassinats
perpétrés contre les civils par les groupes armés. Et en France aux "violences urbaines".
4 L’expression n’a que dix ans d’existence. Elle est pourtant entrée dans le langage
courant désignant, dans l’inconscient, les violences commises en groupe par les jeunes
des quartiers populaires : émeutes, rodéos, caillassages de véhicules de police,
dégradations d’abribus ou de cabines téléphoniques, agressions de chauffeurs de bus,
menaces faites aux professeurs par lettres et coups de fils anonymes, etc. Une
spécificité française ? Le fait est que l’expression n’existe nulle part ailleurs en Europe,
où la préoccupation prioritaire est pourtant la délinquance juvénile, en augmentation
partout depuis le milieu des années 80.
409

5 La délinquance existe partout, mais elle n’a pas la même dimension politique qu’en
France. Il arrive que des écoles soient saccagées en Belgique, que des véhicules de
police soient la cible de jets de pierre dans la banlieue d’Amsterdam, la presse locale en
parle au coup par coup, les autorités locales, décentralisées, s’en préoccupent. Mais ni
la presse nationale ni les institutions étatiques n’érigent le phénomène au rang des
priorités nationales, comme en France, où les colloques sur les violences urbaines se
multiplient, où les actualités servent comme sujet récurrent l’inexorable
développement des actes de violence perpétrés par les jeunes des "quartiers sensibles"
dans les grandes agglomérations et campagnes reculées, où il existe une section des
Renseignements Généraux – la section Ville et Banlieues – dont la tâche est
"d’ausculter" les quartiers touchés par ces violences, où le problème de l’insécurité
devient la corde sensible de l’électeur potentiel, où enfin le phénomène est si alarmant
que, de toutes façons, il devient impossible de l’ignorer mais surtout absolument
nécessaire d’en comprendre l’existence dans notre société.
6 La France offrirait-elle un terrain plus propice aux développements de ces violences ?
7 Le fait est que ce pays, où les droits de l’Homme prévalent, entretient avec les couches
sociales les plus en difficulté, des relations foncièrement antagoniques. Depuis
l’urbanisation hâtive des années 60, destinée à répondre le plus rapidement possible à
un des premiers bouleversements de la société française contemporaine – l’arrivée
massive d’une population immigrée –1 jusqu’aux mesures gouvernementales (RMI,
contrats emploi solidarité, emplois jeunes, allocations de précarité et aides de toutes
sortes), prises tout aussi rapidement dans les années 80 et destinées à répondre à un
second bouleversement – la crise économique –, la place dans la société des gens en
difficulté s’est engagée dans une évolution régressive inexorable, malgré les "bonnes
intentions" de départ. Aussi, la France se doit-elle aujourd’hui de tenir compte de cette
nouvelle couche sociale qu’elle a elle-même engendrée.
8 Mais force est de constater que, sur l’échiquier social, les "blancs" qui tentent en vain
de faire "échec" aux dérives de la société ne peuvent faire face aux maux plus profonds
qui poussent les "noirs" à jouer "mat". Le taux de chômage alarmant (principalement
dans les couches défavorisées), la discrimination sociale, économique et raciale,
l’urbanisme et la ségrégation spatiale qui ont entraîné la ghettoïsation progressive des
"quartiers", le désintérêt ou l’excessive complaisance envers les populations
immigrées, l’influence insidieuse de la sous-culture américaine, ainsi que le manque
d’autorité (parentale ou étatique) caractéristique de cette fin de XXe siècle sont autant
de souffrances intériorisées qu’il devient nécessairement difficile de supporter, voire de
maîtriser. La violence intérieure fait alors place à la violence extériorisée, et il est trop
tard.
9 En effet, comment faire en 2002, quand on se sent fort, pour ne pas exercer sa force au
mépris de tous les droits ? Et quand on est faible, comment se faire respecter sans
recourir à la violence ? Comment obliger les autres (particulièrement les jeunes des
cités dites difficiles) à compter avec vous ? Faut-il donc être violent à mort pour qu’on
vous regarde, qu’on vous entende, qu’on vous respecte ?
10 Les chiffres imprimés noir sur blanc dans les comptes-rendus de la section "Ville et
Banlieues" et dans les rapports de police et de gendarmerie parlent d’eux-mêmes. Ainsi,
le nombre de quartiers recensés comme "à problèmes" est passé
de 485 en 1993 à 818 en 19992 et les pourcentages de mineurs (entre 13 et 17 ans)
impliqués dans des actes de délinquance ont atteint les 21,8 % (données de 1998) 3. Pour
410

l’année 2001, les chiffres publiés récemment faisaient état d’une augmentation des
actes de violence de 7,7 % au niveau national, mais dans certaines circonscriptions de
sécurité publique comme à Toulouse les 20 % ont été atteints. Des constats pénibles,
d’autant qu’ils résultent d’actions politiques antérieures plutôt que d’un épiphénomène
social n’impliquant que les petits blacks, blancs, beurs désoeuvrés des cités.
11 La violence des jeunes ne saurait occulter un malaise plus général et plus profond ; il
n’est que d’observer ce qui se passe dans le climat social actuel. Les salariés de
Moulinex sont prêts, aujourd’hui, à faire exploser leur usine pour crier leur désespoir
et que les pouvoirs publics et privés veuillent bien les entendre. Dès lors, que peut-on
craindre pour demain ? La violence gagne du terrain, car elle ne se résume plus à son
caractère utilitaire, le simple appât du gain comme autrefois, mais gagne par sa
dimension symbolique. Ses formes ne peuvent donc aller qu’en s’aggravant.
12 Les violences sociales que sont les actes de délinquance, juvénile en particulier,
interpellent par leur caractère de gravité grandissant et leur absence apparente de
sens. Il n’est plus rare aujourd’hui, hélas, qu’un passant soit tabassé pour une cigarette,
qu’un voisin soit poignardé pour une parole mal interprétée, qu’un camarade de collège
soit assassiné pour une histoire de racket mal gérée. Mais l’acte de violence a-t-il
vraiment du sens ? La question se pose. Une chose est certaine, les circonstances qui
ont mené à cet acte sont, elles, significatives ; c’est d’ailleurs pour cela que la justice les
qualifie "d’atténuantes"...
13 La justice et le social ne font pas bon ménage, aussi les tentatives de rapprochement
n’ont-elles mené qu’à des prises de position difficilement acceptables si l’on veut
véritablement être juste et jouer son rôle face à ces populations délinquantes.
14 Jusqu’à une époque récente, il y avait les bons et les mauvais jeunes et leur répartition
la plus commune reposait sur l’ordre générationnel : bon et fragile jusqu’à 9-10 ans, le
"sauvageon" pouvait devenir difficile, voire dangereux par la suite… et la justice n’a
jamais été assez soucieuse de les protéger et de sanctionner sévèrement ceux qui leur
portent atteinte (pères abuseurs, parents démissionnaires qu’il faut s’empresser de
"tutélariser", pédophiles de tout genre, enseignants suspectés, aînés exploiteurs...).
Bref, les jeunes sont à la fois conçus comme objets sacrés et sujets à risque. C’est
pourquoi ils peuvent à tout moment cristalliser les vieux conflits entre les aspirations
éducatives et les pulsions répressives.
15 Depuis des années, en effet, on ne sait à quel mode d’intervention se vouer.
16 On promet, d’une part, des éducateurs et une police de proximité, on finance des stages
d’insertion – d’insertion à quoi ? On peut se poser la question – on organise des
"vacances au ski", des ballades à cheval et autres dérivatifs – qui ne font qu’envenimer
naïvement les frustrations – on crée des zones d’éducation prioritaires (ZEP) auxquelles
on consacre une enveloppe budgétaire considérable avec l’intime conviction que cette
réforme "majeure" de l’Education Nationale – qui n’est autre qu’une nouvelle forme de
ghettoïsation – répondra aux besoins ; mais quel enfant aspire-t-il à se sentir à part dès
la maternelle, et pire encore à l’adolescence ? Les velléités éducatives n’ont en fin de
compte pour conséquences que de créer chez ces populations – jeunes en particulier –
un sentiment bien enraciné d’être victime d’une ségrégation sociale et culturelle voire
religieuse et raciale. Comment dés lors ignorer qu’il soit possible, dans notre
république, qu’émerge – violemment – une génération marquée du sceau de la
ghettoïsation ?
411

17 On (re)joue, d’autre part, le cycle provocation – répression, selon un scénario bien


rodé : rodéos, incendie de voitures, guet-apens, caillassage des pompiers, renfort de
police, affrontements. Tous ces faits ont largement contribué à creuser le fossé entre la
société nationale et une partie des "sauvageons" des cités dites difficiles, voire en
difficulté. Dans cette fracture sociale et citoyenne s’est glissé massivement le fléau de la
drogue et des trafics en tous genres et "on reste sur le fil du rasoir, à la merci d’une étincelle
imprévisible. Rien n’a radicalement changé pour que des événements graves ne se reproduisent
pas" nous a déclaré un militant associatif désabusé. Une situation qui ne peut
qu’empirer, d’autant qu’un nombre de plus en plus important de responsables locaux,
politiques ou policiers décident de ne plus envoyer les forces de l’ordre dans les
quartiers sensibles. Comment dès lors, et une fois de plus, ignorer les conséquences
forcément désastreuses de l’installation progressive de zones de non-droit ? "La
massification de la délinquance juvénile qui en découle s’accompagne d’un glissement des
normes sociales. Lorsque la transgression est banalisée, c’est le rapport à la loi qui évolue de
manière considérable"4.
18 Nous pouvons ici reprendre l’image de l’enseignant funambule face aux provocations
de ses élèves proposée par B. Seguin et F. Teillard5 pour ce qui concerne les réactions de
la société à la violence des jeunes. La violence est une provocation : c’est le mode
d’expression le plus répandu chez les adolescents ; leur faire prendre conscience des
limites revient à évaluer sévérité et indulgence, rigueur et souplesse, distance et
proximité dans nos actes d’éducation et de sanction. Une leçon à retenir...
19 Les quartiers "étiquetés" sensibles et bientôt interdits sont devenus à la fois synonymes
d’exclusion, de chômage, de délinquance, de dégradation, de violence et même de
dérive intégriste. Une image, certes réductrice et sensationnaliste, construite et
imposée par les médias, la télévision en particulier, trop attachés à l’actualité chaude ;
la violence fait beaucoup de bruit et la réussite n’en fait pas...
20 Ainsi en est-il des quartiers de Toulouse (tels que Bagatelle, Reynerie, Papus,
Bellefontaine, Empalot, les Izards, Jolimont...) où "ça craint". Ils étaient tout à fait
"sensibles" avant qu’on y arrache le sac des vieilles dames, que les voitures y brûlent,
que les garçons et filles y soient rackettés et violés, qu’on s’y affronte en bandes à la
batte de base-ball, au surin, au pétard. On repeignait les cages d’escaliers pendant que
les jeunes et les vieux s’y abreuvaient de coups de revolver à la télé, pendant que les
humiliés et les offensés laissés pour compte de l’expansion avaient chaque jour sous les
yeux, dans la publicité, les spots télévisés et les hypermarchés, le spectacle de la
consommation sans frein, l’impunité des grands parrains de la drogue, le scandale de
quelques politiciens véreux si longtemps protégés...
21 Dans ces quartiers, on assiste à une dérive comportementale de la quatrième
génération de l’immigration (4ème G), génération de la galère, galère de la vie (exclusion
sociale, racisme, corruption...), galère à l’école (échec scolaire, perte d’illusion en
l’avenir...), galère personnelle (exclusion du jeune de ces quartiers de la vie sociale, de
la vie de famille, repli dans le monde des rêves, image de soi négative exacerbée,
conduites dépressives...). On parle souvent de la démission des parents souffrant de
n’être plus crédibles aux yeux de leurs enfants... Mais ne vaudrait-il pas mieux parler
de démission collective de l’Etat et d’une partie des citoyens, ces citoyens ne sentant
plus comme légitime d’intervenir auprès d’un jeune qui n’est pas le sien s’il n’est pas
dûment mandaté. La rue a ainsi perdu toute fonction éducative. Et, à l’adolescence, le
dialogue jeunes/adultes devient particulièrement tendu dans les quartiers. Le
412

dysfonctionnement des relations entre les jeunes et leurs pairs, les adultes ou les
institutions se matérialise par le mode d’expression qu’est la violence.
22 Ces jeunes partagent des conditions socio-économiques et culturelles défavorables, un
avenir des plus sombres mais surtout les souffrances d’une jeunesse fragilisée. Leur
appartenance à un même quartier, à un même secteur géographique contribue à la
reconstruction de leur identité, complexe et faite de contraires.
23 Pensé comme un ghetto, leur quartier se limite au bas des immeubles, aux parkings,
aux centres commerciaux... Livrés à eux-mêmes, sans projet, ils n’ont rien à attendre ni
du présent ni de l’avenir, ne se reconnaissant aucun lien d’appartenance à la société
qu’on leur propose, et ils manifestent leur révolte par des actes de délinquance. "La
violence pour nous est très importante, parce que qui dit force dit respect" croit Zine, 17 ans,
un délinquant notoire qui a grandi avec tout ceux de la bande sans en faire partie. Le
jeune homme est en BEP. En ce moment, il devrait être en stage, mais il n’en a pas
cherché. Passionné d’arts martiaux, il passe ses journées à s’entraîner. Il n’aime pas son
frère aîné qui est trop dur à ses yeux mais ce frère lui dit une chose intelligente : "Un
jeune des cités a le choix entre devenir un grand sportif, une tête ou un délinquant. Les cités ne
seraient rien s’il n’y avait pas de violence, poursuit-il, c’est la violence qui nous rend
importants. On est des stars, il y a des films sur nous, aux informations on parle de nous...".
"Pourquoi ils sont quinze dans l’Europe ? Pour être plus forts, vous êtes d’accord ? Une bande,
c’est la même chose" explique Habib, le cousin germain de Zine.
24 Revendiqué comme un territoire de liberté et/ou comme un refuge, il suscite des rites
d’interaction où la technique du défi, de la joute, de la transgression, de la coalition est
une règle de comportement à la fois à l’intérieur du "posse" (le cercle d’amis) mais aussi
entre bandes rivales lorsqu’il y a intrusion. Leur fragilité comportementale les amène
ainsi à tenir compte plus que de raison des marques d’intérêt que peuvent leur porter
la société, et les médias en particulier. A titre d’exemple, quinze jours après les
incidents de la Défense à Paris, où plusieurs bandes s’étaient violemment affrontées
le 27 janvier 2001, comme par hasard, une vingtaine d’adolescents de la Reynerie
cagoulés et armés de barres de fer réalisaient une expédition punitive dans la cité En
Jacca à Colomiers. Un trafic d’objets volés serait à l’origine de cette descente musclée.
Plusieurs "belligérants" furent blessés de coup de couteau. "Mais nous ne nous ôterons pas
de l’idée qu’ils ont été influencés par les images à la télé, disait un policier, ils sont très
soucieux et très fiers de ce que l’on raconte à leur sujet dans les médias".
25 Un scénario classique, commente un juge : les bandes se livrent à des activités
frauduleuses de subsistance. On met un peu de beurre dans les épinards à la maison, on
s’achète des "sapes" (fringues, vêtements), on donne un peu aux frères. Les parents
ferment les yeux et donnent la parole au silence lorsque le gosse pose des billets frais
sur la table et sous le matelas… Le père galère ou bien n’est plus là. La moitié des
familles sont mono-parentales. La mère fait face à des difficultés énormes pour faire
tourner la maison... Ces caïds ont l’habitude : les petits frères font le guet pendant que
les grands s’occupent du business. Un devant la porte, un dans le hall, un autre dans
l’escalier… On les appelle les "akh" (prononcer "ar") ou les "khes" (prononcer "ès") 6. Dès
que la police arrive, les petits préviennent. S’ils n’ont pas le temps de planquer la dope
en lieu sûr, ils la cachent sur eux. Pas le shit – ça on s’en fout – mais les autres
substances dures, les "neffas" ou "ghabras"7. A 6 ans, ils se font entre 300 et 440 euros
par jour. "Eux ils sont contents et, pour nous, la vente est sans risque" nous a confié
Mustapha le haggar (le méprisant).
413

26 Les violences urbaines ont par ailleurs tendance à s’étendre au-delà des cités, à cause
d’une grande mobilité des auteurs d’infractions.
27 Le centre-ville est loin d’être épargné. Toulouse, longtemps préservée des exactions des
bandes, se trouve à son tour confrontée au phénomène et la vitrine d’une ville douce à
vivre et résolument moderne s’effondre soudain. Comme d’autres agglomérations, la
"ville rose" découvre le cancer de la violence urbaine.
28 "Les rapports urbains sont des relations d’échange"8 or concevoir les banlieues ou quartiers
sensibles comme des espaces spécifiques en marge de la ville, c’est accentuer un
mouvement de non-intégration de la part des populations respectives. Aussi, n’est il
pas étonnant, comme le fait remarquer D. Baillet de constater que "les quartiers les plus
violents se situent proches des villes les plus riches… comme si la cause première de la violence
urbaine était d’abord la distance sociale"9. S’emparer d’un centre ville devient alors un acte
plus symbolique que stratégique.
29 Le "sauvageon" destructeur et violent s’éloigne dangereusement du territoire de la
candeur originelle et laisse prospérer le fantasme largement partagé d’une population
de nouveaux "apaches" sans foi ni loi, avec leur organisation pré (mafieuse), leur(s)
code(s) linguistique(s), etc.
30 Déscolarisés depuis longtemps déjà, livrés à la violence de la rue, habitués dès leur
tendre enfance des cabinets des juges et des foyers d’hébergement, les jeunes des
bandes, essentiellement beurs et blacks, essaient de développer leur culture dite
"intersticielle"10 dans quatre directions :
• une direction musicale, comme le rap, travail artistique qui incite à la prise de conscience. Il
ne se confond pas avec la réalité, il est une création..."C’est vivre en évitant les vices de la
société". Le rapeur est un griot, un paroleur, un tchatcheur. Il est le gardien d’une certaine
mémoire collective.
• une direction graphique : le tag voire le graffiti dans ces cités est le degré zéro de la violence,
le plus petit vandalisme possible, un moyen dérisoire, par la pauvreté des formes et par le
conformisme du message. Il est l’un et l’autre parce souvent ultime moyen de
communication du sauvageon moyen, de celui qui ne laisse pas beaucoup de traces.
Nike la police / nique la France
Profession dealer et fier de l’être
CRS serre les fesses
Keuf ! Pas de kif !
Je te ferai bouffer la culotte de ta m...
31 Le graffiti est l’histoire des petites gens sans histoires. Son intérêt est double. Témoin
indiscret et révélateur des sentiments, attitudes ou fantasmes, refoulés au plus profond
de l’inconscient collectif, il permet, par ses outrances mêmes, une approche des conflits
latents vécus quotidiennement qui ne violent ni la liberté ni l’intimité des personnes et
des consciences. Rien d’étonnant alors que la presse le reproduise, que la publicité le
stimule, ou que certaines œuvres d’art relevant de l’"action painting", art brut ou
lettrisme, l’intègrent dans leur esthétique. Invariant culturel, c’est une pratique
graphique minimale que l’on retrouve dans toutes les sociétés post-industrielles qui
s’étalent dans l’espace ou se succèdent dans le temps.
32 – une direction vestimentaire, dans l’ostentation d’une tenue (baskets-casquettes/
bonnets en hiver) pour pouvoir sortir avec une blonde, pardon pour se taper plein de filles
bourgeoises et arriver à squatter chez elles. Que l’on soit rapeur, sapeur, beur, on n’est pas
sapé pareil. Une constante cependant, ce qui "tourne" (ce qui marche) dans ces
414

quartiers ce sont les marques les plus connues et les plus branchées, américaines
surtout, françaises si elles sont "style" (prononcer à l’anglaise), pas les "made in" Maroc
ou Turquie et/ou achetées chez Tati…
baskets : Nike, Fila, Stan Smith
blousons : Schott, Chevignon
casquettes : Lacoste, Nike, Timberland
33 Quant aux accessoires, les lunettes, elles doivent être rondes, genre protection glacier
en équilibre sur le haut du crâne, rasé de préférence de près.
34 – une direction linguistique, par la pratique d’un "parler des cités" qui remplit des
fonctions à la fois identitaire, ludique, cryptique et noétique. Identitaire, car leurs
pratiques langagières sont en usage quasi exclusif au sein de la "génération-cité",
ludique du fait du pouvoir qu’il s’octroie sur la langue circulante – le français –,
cryptique car permettant d’exclure autrui du cercle des "posses" et enfin "noétique" 11
car étant leur seul moyen d’exprimer leur réalité.
35 La situation (socio) linguistique des "quartiers", eu égard aux parlers stigmatisés, reste
complexe.
36 Dans les quartiers sensibles de Toulouse des ressortissants de nationalités étrangères
(majoritairement maghrébines) et des français de souche communiquent grâce à un
parler vehiculaire interethnique (Billiez, 1990) né du brassage des populations. Des
variétés de français de culture interstitielle (Calvet, 1994) se développent donc, ici comme
ailleurs, en marge de la langue française véhiculaire et des vernaculaires divers (arabe,
langues africaines, tzigane...) composant la mosaïque linguistique des quartiers
(Goudailler, 1997 ; Kasbarian, 1997 ; Sayah, 2002).
37 L’espace social au sein duquel ont vécu les couches populaires de la société française et
les générations successives d’immigrés a profondément changé. De résidentiels les
quartiers sont devenus sensibles réveillant ainsi le sentiment d’une exclusion lente et
progressive, inexorable a posteriori. Et au cœur du processus d’exclusion, pour les
individus d’origine étrangère plus particulièrement, on trouve la langue.
38 En effet, pour l’idéologie dominante la configuration sociolinguistique des jeunes issus
de l’immigration maghrébine ou africaine ne peut être le lieu d’aucune problématique
particulière comme autrefois celle des populations françaises métropolitaines
(bretonne, basque, alsacienne, occitane...) et d’outre-mer (créole mais aussi africaine)
du temps des colonies. Parler une autre langue que le français était et reste "un défi et
une entorse à la société française républicaine et à son modèle d’intégration individuelle" 12. Or
les revendications linguistiques qui assaillent régulièrement le conseil constitutionnel
depuis de nombreuses années ainsi que l’émergence d’un français "nouveau" remettent
en cause ce modèle. Pour D. Gaulbert13, nous vivons un changement profond dans notre
façon d’appréhender la société. Les nouvelles générations, dont celles issues des
banlieues, sont porteuses de valeurs en parfaite contradiction avec le modèle social
traditionnel français, fondé depuis Rousseau sur une association d’individus s’unissant
par un acte volontaire. Ainsi le concept de volonté générale qui en est issu disparaît
progressivement au profit d’une valorisation des volontés individuelles, menant de fait
à l’émergence d’un modèle social nouveau favorisant l’agrégation. Dès lors "si
l’intégration signifie participation à la volonté générale, elle est un combat perdu d’avance.... il
faut des outils nouveaux pour penser un monde nouveau"14.
39 Dans notre société multiethnique où cultures, religions, langues se côtoient, dans les
quartiers populaires des grandes villes qui en sont le miroir grossissant, le refus absolu
415

d’une reconnaissance, sous quelque forme que se soit, des idiomes maternels autres que
le français est une forme supplémentaire de dévalorisation sociale.
40 Les langues des populations immigrées ne bénéficient d’aucun prestige socio-
historique, ce qui dénie à leurs locuteurs le statut tant convoité par ailleurs de sujets
bilingues. Et si pour les immigrés de la première génération le problème du statut des
langues pratiquées est foncièrement opposé il est plus difficilement cernable pour les
générations suivantes. Car lorsque se pose la question du choix de la ou des langues à
transmettre s’imposent aux parents la nécessité sociale ainsi que les liens affectifs.
41 Il n’est pas exagéré de dire que les jeunes d’aujourd’hui ont grandi dans des milieux
familiaux où aucun choix linguistique véritable n’a été fait. Victimes des compétences
plus ou moins lacunaires de leurs parents en langue française et du rejet social de leur
langue maternelle – le français est pour eux une langue seconde – ils n’ont pu que subir
une adaptation scolaire difficile dans une institution où l’intégration prime sur
l’éducation. "Assis entre deux chaises linguistiques, ces jeunes se retrouvent dans une situation
de double incompétence que C. Hagège, pour l’opposer au pluri-linguisme, appelle semi-
linguisme15. Ne maîtrisant ni la langue de leurs parents ni celle de l’école et de leur pays de
naissance, ils sont menacés d’une double étrangeté : d’un côté le déracinement, de l’autre
l’exclusion". Il semble donc qu’en proie au malaise linguistique, ce groupe social en
difficulté de socialisation, y voie une manière de dépasser le conflit linguistique dans
lequel il est impliqué.
42 Les situations diglossiques inhérentes aux lieux d’habitat qu’étaient les quartiers
populaires ont évolué au fil du temps vers les situations de plurilinguisme
caractéristiques aujourd’hui de ces quartiers étiquetés sensibles, où les jeunes de la
troisième et quatrième générations manient à la fois leur langue familiale, le français et
le céfran16.
43 Né de la coexistence conflictuelle entre le français et les langues d’origine le céfran est
en passe de devenir le moyen de communication et d’expression privilégié de la
"génération-cité".
44 Leur parler, qui ne se caractérise pas seulement par l’incessante et prolixe créativité
lexicale et morphosyntaxique dont ces tchatcheurs la nourrissent mais aussi par les
particularités de sa forme sonore, est un des moyens les plus prégnants leur permettant
d’exprimer leurs revendications sociale, identitaire et culturelle.
45 Mis en situation d’évaluation, ces locuteurs construisent en effet un discours dans ce
sens tout en reconnaissant le statut minoré de ce(s) parler(s) face au français circulant
car, pour eux, la langue est au cœur du processus d’exclusion. La langue utilisée dans
les cités contribue de fait à "un mouvement de non-intégration puisqu’elle se situe d’ores et
déjà en porte à faux par rapport à la langue circulante"17.
46 Toutefois, à y regarder de plus près, la fracture linguistique n’est peut-être pas aussi
importante que la fracture sociale, et les données sociolinguistiques sont à même d’en
réduire la portée.
47 Ainsi les spécificités du céfran ne seraient pas toutes caractéristiques du seul langage
des cités mais partagées avec l’argot, les usages familiers du français de même qu’avec
le français populaire18. La fracture linguistique y compris et surtout au niveau de
l’expressivité oro-verbale se manifesterait d’autant plus que la fracture sociale
prendrait de l’importance. Le glissement du français populaire vers le français des cités
416

s’opérerait alors tout naturellement sous l’égide d’une jeunesse aujourd’hui plus
qu’hier " révoltée" et donc "imaginative".
48 Les pratiques linguistiques des générations-cités ne sont peut-être en définitive qu’un
français populaire nouveau, la forme d’expression linguistique d’une couche sociale qui
n’existait pas jusqu’à ces dernières années et qui apparaît aujourd’hui comme faisant
partie intégrante de la société française. Le langage de ces tchatcheurs de banlieues est
un facteur identitaire fort qui resserre les liens sociaux et qui, en ces temps et lieux,
passe outre les origines culturelles.
49 La tchatche des banlieues est donc susceptible d’être envisagée comme étant d’origine
ethnolinguistique et sociolinguistique.
50 Les particularités discursives de cet "hybride linguistique" recouvrent les domaines du
lexique, de la morphosyntaxe, de l’expressivité oro-verbale, et de l’expressivité
comportementale.
51 Aussi dans les échanges où la visée expressive prime, certaines réalisations
linguistiques font l’objet d’une légitimation sociolinguistique dans la mesure où c’est
prioritairement une signification registrale qui est actualisée par les adeptes du "parler
cru". En tant que variante expressive, la valeur socialement différentielle d’une
réalisation est le produit de la consistance registrale, des relations entre les faits de la
langue et les aspects sociaux de la communication.
Z : c’est ma carotte !
20 → c’est mon business (trafic de drogues)
F0

K : tu par !
→ tu partages
Z : hein ?
K : je mords dans la "m" qui me nourrit pas !
→ je te balance, "m"= main
52 Le parler des tchatcheurs toulousains vagabonde, à toutes les étapes du parler
moderne, des faubourgs aux rédactions des journaux. Exemples enregistrés récemment
à Bagatelle, Empalot et à la rédaction de la Radio Solidaire Mouv à Toulouse :
Avoir drôlement perdu ses pilules = être enceinte
Avoir les abdos-Kro : abréviation d’abdominaux kronenbourg = avoir du bide
Une disquette = un imbécile, un type tout juste capable de répéter bêtement ce qu’on
lui a appris
Parler à la missionnaire = parler très bas, en confidence
Rouler un sushi = donner un top baiser
Adoda = adolescent dangereux
Gynéco = donneur de leçons
T’as pas un roeu/ eurocon/ eurail = un euro
J’veux me faire du roro (euro) = je veux me faire de l’argent
53 Inutile de revenir sur les mécanismes de création et d’enrichissement de cette parlure
originale19 ; soulignons toutefois encore l’incessant renouvellement du vocabulaire
commun témoignant sans doute aucun du plaisir de bouche apporté par le malaxage de
la langue française circulante et le souci permanent de coller, à leur façon, à l’actualité.
54 Ainsi, les tchatcheurs de la zone euro réussissent à s’inventer un argot pour désigner
leur future monnaie commune, des mots forgés pour servir comme l’euro dans toute la
zone, ne serait-ce qu’à cause de la diversité des langues. Les "ricains" ont leur "bucks",
les anglais leur "quid" (qui est invariable) et pourtant ils parlent tous deux une variété
de la même langue. Il y a peu de chance que les Néo-Français, par exemple, utilisent des
417

mots communs dans ce domaine (sauf emprunt), dans longtemps peut-être, mais
souvent dépréciatifs (comme fifrelins, flèches, pésètes, kopecks…), la monnaie d’un
autre vaut toujours moins que la sienne.
55 Si l’on observe les mots utilisés pour désigner l’argent (la notion ou les espèces) en
argot et en langue familière, en français depuis plus de cinq siècles, on s’aperçoit que,
dans sept cas sur dix au moins, ils s’inscrivent dans cinq modes de désignation :
référence à la forme (objet rond, plat ou rectangulaire, etc : chips ; radis...), à la couleur
(jaune, blanc, etc : jaunet, auber...), à un élément visuel (objet ou personnage
représenté sur pièces ou billets : Delacroix, Pascal, Nap…), la nourriture (car l’argent est
ce qui peut acheter, denrées vitales ou de luxe : fric, pèze, galette, beurre, belins…)
56 Les mots qui ont le mieux traversé les époques ou qui ont été recyclés à différentes
périodes contiennent fréquemment plusieurs références, qui en quelque sorte les
renforcent et leur donnent de l’épaisseur, une série de justifications qui résonnent
auprès de davantage de monde. Ces désignations métonymiques et métaphoriques se
combinent éventuellement avec des procédés formels (souvent déformations de mots
créant d’autres mots) pour donner d’autres mots encore.
57 Leur "euro" voire leur "eurail" sera-t-il tronqué ? Cela donnerait un "eu", du "eu", un
"eur", du "eur", ou encore un "ro", du "ro", peu probables eux aussi : les premiers ne
sont pas heureux du point de vue phonique, ils sont peu expressifs, trop banals, le
dernier est déjà pris ("or" verlanisé à partir de son orthographe, comme une poignée
d’autres mots : "zen", "lue", "asm, ok"...). On peut imaginer que le verlan voire la
tchatche des "sauvageons" travaille à partir de "leuro" d’où "roleu" puis "rol" ou de
"zeuro" d’où "rozeu" puis roz" par un procédé d’agglutination bien connu, "zarabes"
qui donne "razba"…
58 Autre exemple concernant plus particulièrement les "tailleurs de mots" toulousains ;
conversation entre deux caïds :
je suis un gangster qui contrôle des fers, petite tasse
→ c’est moi qui contrôle les affaires, espèce de naïf
– Bordel, est-ce que tu fais le gaz ?
→ tu monopolises ?
59 Le "gaz" est un terme omniprésent dans les conversations, entré dans le stock des mots
depuis l’explosion de l’usine AZF.
60 Les ressources de la langue sont nombreuses, mais, pour spontané et ludique qu’il soit,
l’argot, comme la langue familière se crée grâce à de véritables "machines à créer du
lexique" dont les mécanismes sont éprouvés et en nombre fini – d’où une certaine
régularité et la possibilité d’en prédire les productions.
61 Puisant dans l’intarissable source de la langue, les jeunes transforment, tordent,
raccourcissent et mélangent, inventant de nouveaux mots chaque jour. Fuyant les
conventions et les règles, c’est un parler de réaction voire d’opposition, un parler de
refus de "l’autre". On prend ce que dit l’autre, on modifie le "format d’expression", les
mots sont reformatés en "kilma"20 et insèrent le catalogue très fermé des productions
"djeun’s". La manipulation n’a rien d’innocent, elle est un symbole d’inversion des
valeurs, une redistribution ou réorganisation des pouvoirs.
62 Leur langage est très spécifique. L’utilisation massive, non seulement du verlan, mais
aussi de néologismes fabriqués à partir de racines culturelles différentes, le rend de
plus en plus hermétique au non initié. Les adultes se trouvent ainsi de plus en plus
418

exclus de ce type de communication, le langage étant celui d’un "entre-jeunes". Et alors


qu’il y a quelques années, les jargonautes savaient jouer d’un double langage, le leur
utilisé entre eux et le français légitime dans les institutions tenues par des adultes, ils
ont tendance aujourd’hui à n’utiliser partout que le premier.
63 "En se fabriquant une langue bien à eux les jeunes veulent affirmer leur identité singulière et
leur volonté délibérée d’être différents. Mais ils risquent d’aviver ruptures et fractures, d’épaissir
l’incompréhension entre générations et d’écarteler un corps social déjà gravement démembré par
trop de tensions"21.
64 "Les variations linguistiques inhérentes au langage de ces jeunes de banlieues seraient corrélées
à l’instabilité des appartenances, aux variations de positions sociales qui se jouent dans les
différents contextes d’interaction sociale et aux stratégies discursives des locuteurs comme
s’identifier en tant que membre d’une cité/ quartier/ banlieue – auto-référence – ou s’intégrer
ou sortir du quartier – hétéro-référence "22 .
65 Pour ce qui concerne les manifestations orales de l’expressivité verbale, par contre, il
ne peut y avoir de diglossie consciente, voire de diglossie véritable.
66 En effet, l’appropriation des phénomènes segmentaux et supra-segmentaux du langage
maternel est constitutive bien plus que l’acquisition du lexique ou de la morpho-
syntaxe de l’identité linguistique d’un sujet. Dès lors, du fait de l’antériorité de leur
apparition dans le développement ontogénique langagier et de leurs fonctions
linguistiques dans le discours, il est particulièrement difficile d’en inhiber la prégnance
en situation de communication exolingue et même endolingue si on observe ce qui se
passe dans les cités.
67 Les situations de plurilinguisme caractéristiques des quartiers populaires ont mené à
l’émergence de toute une génération de semilingues – pour reprendre la terminologie
de Hansecard – qui, aujourd’hui atteinte de schizoglossie chronique, reproduit l’échec
de la transmission culturelle linguistique en généralisant progressivement l’usage de
plusieurs langues ou parlers au sein d’une même interaction communicative. La
production d’énoncés mixtes qui en découle est alors révélatrice de la polyphonie des
locuteurs qui se trouvent être en permanence locuteurs de "leur langue maternelle" et
locuteurs francophones sans pouvoir effectuer de véritable choix énonciatif. Cette
dualité explique alors la présence de marques transcodiques dans le discours des jeunes
générations. L’étude des langues en contact amènerait probablement à la mise en
évidence des influences réciproques qui constituent en partie la substance du parler de
ces jeunes.
68 Il est certains phénomènes – mais une étude linguistique approfondie serait
nécessaire – qui pourraient être le résultat d’une assimilation incorrecte et surtout non
différenciée des systèmes phonématique et prosodique des langues maternelle, arabe
pour notre exemple, et française. Ainsi :
• la modification de certains timbres vocaliques, comme l’assombrissement des voyelles
postérieures, due à leur combinaison avec des consonnes postériorisées,
• une tendance à leur neutralisation semblable au phénomène de réduction vocalique qui fait
l’une des particularités de l’arabe dialectal par rapport à l’arabe moderne et qui entraîne
une mise en valeur des schèmes consonantiques des mots,
• la postériorisation du lieu d’articulation de certaines consonnes comme le [R] prononcé
grasseyé ou bien proche d’un [X],
419

• l’emphatisation d’autres consonnes comme le [t], [d], [s] qui se rapprochent des [ŧ], [đ] et [s]
arabes,
• certaines consonnes deviennent également plosives par un excès de tension dû à la
troncation de voyelles,
• l’augmentation du nombre des syllabes fermées qui modifie dans une certaine mesure
l’organisation interne des groupes rythmiques,
• des déplacements de l’accent lexical sur la pénultième syllabe entraînant des pauses
inattendues à l’intérieur des groupes rythmiques,
• des variations de hauteur significatives tant au niveau lexical que phrastique entraînant des
ondulations dans les courbes intonatives, étrangères au français.
69 Toute généralisation excessive écartée, il est possible de voir dans le mode de
transmission de la langue française au sein des familles maghrébines une influence de
la langue arabe dialectale parlée par cette communauté. Pour les immigrés de la
première génération le français est une langue seconde voire étrangère ; les erreurs
qu’ils commettent sont donc assez naturelles. Pour ceux de la deuxième génération, nés
en France, le français continue d’être une langue seconde apprise toutefois en partie
dans le milieu familial et donc subissant par là même les déviances du modèle parental
par rapport à la langue standard ; la troisième génération, bilingue dans le sens où
l’arabe et le français peuvent être considérées comme langues maternelles, continue de
laisser transparaître dans ses productions une certaine subordination de chacune des
langues envers l’autre : pour les locuteurs arabophones ces jeunes parlent l’arabe avec
"l’accent français" et pour les locuteurs francophones ils parlent français avec
"l’accent" arabe ; enfin pour les plus jeunes, qui vivent entourés de plusieurs
générations, un modèle et un équilibre linguistiques univoque et stable sont donc
difficiles à trouver.
70 La problématique devient toutefois autre lorsqu’il s’agit de dégager une tendance
générale de cette prononciation particulière adoptée par un ensemble d’individus dont
les bilinguismes ou plutôt les semilinguismes n’ont en commun que la pratique du
céfran.
71 Le parler des cités ne pouvant être considéré autrement que comme une pratique
socialement marquée de la langue circulante, il s’avère intéressant de se demander si la
nature de ce nouveau glissement sociolinguistique du français engendre de plus
importantes modifications de la substance sonore.
72 L’observation et l’analyse des particularités les plus saillantes du céfran ne permettent
pas de le considérer comme une forme linguistique autre que populaire 23 ; ainsi, à titre
d’exemple, l’allongement des voyelles placées sous l’accent, la chute des "e" muets, la
troncation des voyelles et des syllabes inaccentuées, le renforcement de l’accentuation
expressive, l’augmentation du débit de parole, la succession de séquences hachées, des
modulations intonatives plus marquées, sont des caractéristiques que partagent ces
deux variétés de français.
73 La tchatche des banlieues est aussi quasi exclusivement le mode d’expression des
jeunes. Il ne serait donc pas étonnant de voir transparaître dans leurs productions des
marques d’une certaine immaturité langagière comme des irrégularités rythmiques ou
la prédominance d’une prosodie expressive. Ce type de persévérations associées aux
lacunes lexicales et syntaxiques donneraient alors à ce langage et aux comportements
qui les accompagnent un aspect infantile.
420

74 L’oralité du céfran ne peut toutefois être expliquée selon une perspective plus
particulièrement ethnolinguistique ou sociolinguistique. Compte tenu de la diversité de
ces utilisateurs, citéens de langues et de cultures variées et jeunes gaulois, seule une
approche pluriparamétrique serait en mesure de révéler l’originalité de ce parler et
donc l’essence de la fracture linguistique qui s’inscrit fortement aujourd’hui dans le
paysage sonore du français.
75 Si la langue est le moyen de communication et d’expression linguistique de la masse, les
pratiques langagières actualisées dans les "zones de non-vie" oscillent entre support
d’existence et violence envers la fracture sociale. Et en ces temps et lieux où les maux
sont plus forts que les mots, l’émergence d’un langage urbain violent ne fait
qu’accompagner le drame social vécu par cette couche de la population.
76 Il faut alors se demander si la violence que nous croyons manifeste dans l’actualisation
du parler des cités est véritablement présente dans la façon de s’exprimer, des jeunes
en particulier, ou tout simplement vécue par le reste de la population.
77 Lorsqu’on écoute le langage de la rue on s’aperçoit qu’il appartient essentiellement au
registre du constatif ou du performatif, mais très peu à celui de l’émotif. Les jeunes
tchatcheurs ne savent pas exprimer par des mots ce qu’ils ressentent, leurs peines,
leurs colères et leurs joies sans doute parce qu’ils ne l’ont pas appris, et à travers leurs
productions apparaît toute leur souffrance sociale. Dès lors, ne disposant pas de mots
pour traduire leurs émotions, et tous les "gros mots" et insultes verbales devenus
banals, reste la violence comportementale pour exprimer les colères, les rancoeurs et la
haine.
78 En effet, les "Nike ta mère, Nich ta sœur, Nike hal bled ili ’andhom, la ʢdinbebèhom" (trad.
"baise ce pays qu’ils ont, merde à la religion de leurs parents") que l’on peut voir tagués
sur toute surface stratégiquement attrayante ou entendre dans toute conversation
entre jeunes, voire qui peuvent vous être destinés ont perdu progressivement, dans
l’abus de leur utilisation, leur valeur significative ; ils en arrivent même à devenir des
sortes de vocatifs destinés à s’interpeller entre "am" (ami) et "khawa" (frères). Cette
violence que nous percevons donc dans l’utilisation d’un vocabulaire qui nous choque
ou nous surprend n’est qu’un effet de style dont la fonction première est la
provocation. Et ça marche ! Que dire des expressions telle que "nique ta race" qui nous
paraissent des outrances verbales de premier ordre alors qu’elles ne sont en fait que
des réalisations registrales de la langue circulante – pour ce qui est de notre exemple il
signifie simplement "réfléchis !".
79 Plus que l’irrespect des convenances verbales, c’est l’oralité de leur discours qui nous
agresse. Le plan de la prononciation relève en effet d’une dimension d’autant plus
classante qu’elle est directement perceptible. L’écrin sonore dans lequel est déversé le
flot parolier des locuteurs voire "orateurs" "citéens" et "bobos"24 dérange dans la
mesure où il se trouve en déphasage avec la substance phonétique du français standard
et qu’il est accessoirement accompagné de gestes en décalage par rapport aux normes
culturelles en vigueur. Leur mode de communication nous dénie un "minimum vital
d’expression commune" qui nous permettrait de les considérer comme des
interlocuteurs potentiels... ils ne parlent définitivement plus français ! Impossible de
décrypter la V.O. sans sous-titres.
80 Toutefois, parler fort, parler vite, parler déphasé est une forme d’agressivité qui révèle
moins de violence qu’un comportement lié à l’insécurité linguistique dans laquelle se
421

trouve une grande majorité des tchatcheurs. Les intonations, l’accentuation, entre
autres, sont des signes de reconnaissance forts au sein de la "communauté jeune", aussi
forts que les mots sinon plus ; car s’il est facile de se voir "chouraver" (voler) des
expressions censées pouvoir être "mode" il est moins certain que quiconque franchisse
le pas et envisage d’opter pour cette prononciation particulière dans ce seul et même
but. Etonnante contradiction : alors que la créativité lexicale du langage jeune est
aujourd’hui une curiosité plaisante, son oralité l’est franchement moins...
81 A ce maniement oral non conventionnel de la langue s’associe la transgression des
règles de la vie sociale. Les jeunes rebelles jouent à discuter entre eux à voix haute dans
les transports en commun, dans les administrations ; ils monopolisent l’espace en se
couchant sur les sièges du métro, en squattant les halls d’immeubles, en investissant
des lieux de passage, des sorties de magasins, des accès à des lieux stratégiques comme
les distribanques par exemple ; ils s’approprient des surfaces, façades de maisons
privées, de magasins, d’administrations, d’établissements scolaires, seuls supports
susceptibles de valoriser leurs moyens d’expression artistiques – tags et graffs – ; et on
appelle tout cela aujourd’hui des "incivilités".
82 Encore un de ces euphémismes qui, comme "malvoyant" ou "malentendant", "jeunes"
ou "violence", permettent d’épargner ou au contraire de susciter, selon la conjoncture
politique et la volonté médiatique, la sensibilité exacerbée des citoyens aux problèmes
des autres plutôt qu’aux leurs ; fuir la réalité au lieu de l’affronter c’est convenir de
l’inadéquation des comportements des institutions politiques face aux changements
profonds que vit notre société contemporaine – sa remise en question.
83 Ainsi, comme le fait remarquer justement Ch. Rojzman, thérapeute social, faute de
n’avoir aucun pouvoir sur sa vie, essaie-t-on d’en avoir sur celle des autres ; et les
justifications sont nombreuses qui repoussent progressivement les limites de la
violence insidieuse de notre société contemporaine.
84 Cette violence devient le mode d’expression privilégié de la jeune génération et elle est
utilisée, non seulement à l’égard des adultes et des institutions, mais de plus en plus,
dans l’entre jeunes. La plupart des victimes de la violence sont des enfants et des
adolescents, comme le prouve l’actualité terrifiante des récents faits divers.
85 Les limites repoussées, les repères perdus, les valeurs redéfinies, la jeunesse des cités se
réinvente une société au sein de laquelle elle peut vivre et exister.
86 Fragilisée par son histoire économique, sociale et culturelle, elle se sent aujourd’hui
marquée par des blessures invétérées que personne ne semble pouvoir panser. Alors,
dans un dernier élan de survie elle crie sa souffrance avec une violence qui n’a d’égal
que le désintérêt et l’incompréhension d’une société qui se veut pourtant républicaine.
87 Il n’est cependant de préoccupation plus importante, ces dernières années, que cette
rébellion sociale et citoyenne, confirmant qu’une réelle fracture s’est installée entre les
pouvoirs politiques et les citoyens.
88 Et si la violence, le pouvoir, le sectarisme "séduisent" de plus en plus de jeunes et
poussent les adultes dans leurs derniers retranchements c’est qu’ils deviennent les
seuls modes de communication qui sont pris au sérieux. Car tout le monde souffre en
ces temps difficiles ; les preuves en sont les réactions fréquentes de victimes de
violences : "nous aussi on a des problèmes mais on ne brûle pas les voitures". Leur
jeunesse et leur histoire font à elles seules la différence ; elles les conduisent à exprimer
sans retenue le mal-être d’une société tout entière en mutation.
422

89 L’éventualité de problèmes partagés et d’intérêts communs n’étant envisagée par


aucun des groupes sociaux, populaires en particulier, y compris par ceux partageant un
même lieu d’habitat – les cités par exemple – chacun se replie sur lui-même.
90 Les citéens ont organisé leur survie en profitant et en alimentant les affaires d’une
économie parallèle en pleine expansion ; ils ont reconstruit leur identité niée en
valorisant leur image par le port de tenues vestimentaires de marque, en développant
des formes d’expression "artistique" urbaine, et surtout en se créant un parler original.
91 A la croisée d’une manipulation ludique de la langue française, des influences des
langues et parlers d’origine et des ressources argotiques, la tchatche des banlieues est
un phénomène social et linguistique complexe qui remet aujourd’hui en discussion
l’unicité du sujet parlant, permet d’argumenter autour de la conception d’un
semilinguisme et soulève l’existence d’un véritable style oral appelé "orature" par C.
Hagège et qui s’opposerait à "écriture".
92 A un monde nouveau de nouvelles questions et nécessairement de nouvelles réponses.

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NOTES
1. Qui s’ajoute évidemment à l’exode massif des campagnes vers les villes et l’afflux de population
causé par le baby boom sans oublier le retour des pieds-noirs d’Algérie.
2. Note des RG, publiées dans Bauer, A. et Rauffer, X. Violences et insécurités urbaines. Paris, PUF,
1998.
3. Ibidem.
4. Petitclerc, J.M., Les nouvelles délinquances des jeunes. Violences urbaines et réponses éducatives.
Paris, Dunod, 2000, p. 34.
5. Seguin, B., Teillard, F., Les Céfrans parlent aux Français. Paris, Calmann-Levy, 1996, p. 47.
6. "akh” et "khes" sont dérivés de awacs”, l’avion espion américain.
7. "neffas" et "ghabras" sont des mots d’origine arabe et signifient "poudre".
8. Seguin et Teillard, op. cit. p. 89.
9. Baillet, D., Les incivilités, en paroles et en actes, Violences, mythes et réalités, sept.-oct. 2000,
p. 116- 117.
10. Calvet, L.J., Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, Paris, Payot, 1994, p. 29.
11. Chevallard, Y. M’sieur, ça existe un trapèze équilatéral ? A ton avis ?... remarques sur le
travail de la langue en banlieue et ailleurs, Actes du colloque "Touche pas à ma langue !",
Marseille, 26-28 sept 1996, Cahiers de la Recherche et du Développement, n° H.S., p. 139. Y. Chevallard
explique : "Il semble qu’elle soit presque partout et presque toujours déterminante pour expliquer les
bricolages de la Koiné. Les bricolages langagiers locaux permettent en effet de penser des objets localement
impensés et autrement impensables dans les conditions – materielles, symboliques, etc. – localement
prévalentes d’accès aux ressources langagières offertes par la koiné standard. Ceux qui, dans les banlieues
et ailleurs, contre la norme de la koiné, usent de telle ou telle "bricole" de langage, n’ont guère, en dernière
instance, que cet argument là pour justifier leur écart à la norme : sans cela, confessent-ils, ils ne
pourraient penser exactement le réel".
12. Begag, A., Delorme, Ch. Quartiers sensibles, Paris, Seuil, 1994, p. 83.
13. Gaulbert, D., Un modèle social dépassé, Libération, 29 oct. 2001.
14. Gaulbert, D., op. cit. p. 9.
15. L’expression est empruntée au linguiste suédois Hansecard, lire C. Hagège, L’enfant aux deux
langues, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 113.
16. Céfran = français en verlan.
17. Goudailler, J.P., Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1997, p. 9.
18. Cf. Gadet, F., Le français ordinaire. Paris : Armand Colin, 1989 ; Gadet, F., Le français populaire.
Paris : PUF, 1992 ; Troupel, Ch., Sayah, M., Violence et langage (à paraître).
19. Cf. Sayah, M. Voulez-vous tchatcher avec les sauvageons ?, Cahiers de l’Association for French
Language Studies, 5.3, Autumn, 1999 ; Troupel, Ch., Sayah, M. Violence et langage (à paraître).
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20. kilma fait partie du vocabulaire de la tchatche et signifie "mot" en arabe.


21. Sayah, M., Le langage du clan, Cahiers de l’Association for French Language Studies, 3.3, Autumn,
1997, p. 20.
22. Sayah, M., Le parler des jeunes "motivés" toulousains : une forme identitaire, à paraître dans
les Cahiers du Centre Interdisciplinaire des Sciences du Langage.
23. Troupel, Ch., Sayah, M., Violence et langage (à paraître).
24. "bobos" : jeunes français ne vivant pas dans les cités mais s’inspirant de la tchatche des
banlieues dans leur parler.

AUTEUR
MANSOUR SAYAH
Université de Toulouse-Le Mirail.

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