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Topoi

Du bon et du mauvais usage des Phéniciens


Jean-Francois Salles

Citer ce document / Cite this document :

Salles Jean-Francois. Du bon et du mauvais usage des Phéniciens. In: Topoi, volume 1, 1991. pp. 48-70;

doi : 10.3406/topoi.1991.1457

http://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_1991_num_1_1_1457

Document généré le 21/05/2016


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Synthèse

DU BON ET DU MAUVAISUSAGE DES PHÉNICIENS

Les Phéniciens sont à la mode : après avoir brillé en 1988 au


Palazzo Grassi de Venise lors d'une somptueuse exposition accompagnée
d'un luxueux catalogue 1, ils ont dernièrement «fait la couverture» du
magazine populaire américain Archaeology (mars/avril 1990) et l'objet
d'un long dossier sous le titre de «Riches et glorieux commerçants du
Levant» 2. D'autres expositions et manifestations scientifiques se sont
multipliées en France et en Europe au cours des dernières années ainsi
que le rappelle Maurice Sznycer dans l'introduction d'un Dossier
Histoire et Archéologie consacré aux Phéniciens 3. L'édition française,
pionnière en «phénicologie» depuis Renan, n'est pas en reste dans cette
entreprise de réhabilitation du biblique «pays du miel et du lait» en
offrant, en moins de vingt mois, deux synthèses sur le sujet : Josette
ELAYI, Pénétration grecque en Phénicie sous l'empire perse, Presses
Universitaires de Nancy, 1988, 225 pages (désormais J.E.), et Michel
GRAS, Pierre ROUILLARD et Javier TEIXIDOR, L'univers phénicien,
Arthaud, 1989, 284 pages (désormais G.R.T.)
La confrontation de ces deux ouvrages peut paraître audacieuse,
voire désobligeante, tant ils diffèrent dans leurs objectifs, leurs approches
et méthodes, et surtout dans leurs résultats, c'est-à-dire le bénéfice qu'en
tire le lecteur ; l'incontestable succès de l'un permet cependant de mieux
mesurer les limites de l'autre. Le second (G.R.T.) est un livre destiné à
un large public, très au-delà des frontières universitaires, bien que

1. Sous la direction de S. Moscati, / Fenici, Bompiani 1988.

2. Patricia M. BlKAI, pp. 23-30. Robert R. Stieglitz, «Early Iron Age Geopolitics»,
p. 27; Richard J. Clifford, «Pantheons of Gods», p. 29; Glenn Marker, «A nation of
Artisans», pp. 31-35. Voir aussi le n° 279, août 1990, du Bulletin of the American Schools
of American Research, qui consacre la moitié de sa livraison aux Phéniciens.

3. Les
n° 132,Phéniciens
novembreà 1988
la conquête
: «Nousdeprésentons
la Méditerranée,
aujourd'hui
Dossiers
un Histoire
dossier exclusif
et Archéologie,
sur les
Phéniciens, sans aborder, dans la mesure du possible, les problèmes de la civilisation et
de l'histoire puniques [...], tout en étant conscients qu'il s'agit en quelque sorte d'une
gageure», p. 6. Ce dossier constitue un complément indispensable à V Univers phénicien
de G.R.T.
LES PHÉNICIENS 49

l'argumentation scientifique, toujours discrète, n'ait rien à envier aux


publications les plus spécialisées. La bibliographie est abondante et
intelligemment mise à jour, et constitue un outil indispensable au
chercheur. Des notes nombreuses dressent le bilan des découvertes les
plus récentes (archéologie, épigraphie, etc.) et soulignent les problèmes
en cours d'étude ainsi que les nouvelles voies de recherche. Une
illustration riche en photographies, cartes et croquis accompagne un texte
clair, de style alerte, qui ne lasse jamais le lecteur. Enfin, de nombreux
extraits de textes anciens ou d'inscriptions témoignent de l'extrême
vitalité d'une civilisation phénicienne qui fut objet de discussions dès le
temps d'Homère et des prophètes avant d'être sévèrement jugée par
certains auteurs classiques.
Le premier ouvrage (J.E.) est le résumé d'une thèse de doctorat
d'Etat soutenue à Nancy en 1984 et tente de convaincre un public
scientifique du bien-fondé de la thèse défendue : «II s'agit d'essayer de
comprendre comment, par un rapprochement des cités phéniciennes avec les
cités grecques contraire aux intérêts de l'Empire perse, la civilisation
phénicienne a été attirée et enrichie par l'hellénisme» (p. 10). L'analyse
se fonde sur une interprétation systématique des données archéologiques
que Va. a estimé disponibles pour la Phénicie 4, et une utilisation
rationnelle des sources grecques et latines ainsi que des inscriptions
phéniciennes, achéménides et des textes hébraïques, bien que ces trois
groupes «ne nous renseignent guère sur ces contacts» phénico-grecs à
l'époque perse (p. 1 1). La formulation des conclusions historiques issues
de cette démarche s'inscrit résolument dans «le schéma proposé pour
l'étude de l'interpénétration des civilisations proposé par les spécialistes
de l'anthropologie culturelle» ; Va. a cependant pris soin de «redéfinir les
concepts, la terminologie et les critères qu'il convient d'utiliser» dans le
cadre de ce problème historique particulier (p. 107) ; à vrai dire, le
plaidoyer méthodologique (pp. 107-110) aurait justifié de plus longs
développements tant il se situe au cœur du débat. D'autre part, la
prétention plusieurs fois affirmée de faire œuvre pionnière dans un
domaine inexploré amène l'auteur à ériger sa contribution en référence
incontournable 5, ce qui justifie un compte-rendu attentif, ne serait-ce que
pour l'information des non-spécialistes et des étudiants.

4. «Plusieurs milliers de documents archéologiques», cf. Appendice : Traitement par


ordinateur des données archéologiques d'un problème historique, pp. 207-212. «Plus de
3000 objets», p. 14.

5. Voir les affirmations de Γα., ρ. 8, 10, 159, etc. D'autres comptes-rendus abondent dans
le même sens : «... un modèle d'enquête historico-archéologique sur un problème
complexe qui avait jusqu'alors fait reculer bien des chercheurs» ; «Π est probable qu'on
ne pourra faire mieux pendant longtemps encore...» ; «... approche globale de la société
phénicienne», etc. : J. Sapin, dans Transeuphratène , I (1989), pp. 194-198.
50 J.-F. SALLES

Ces derniers devront lire l'ouvrage de G.R.T. qui nous emmène


dans le sillage des Phéniciens depuis les côtes du Levant jusqu'aux
confins de l'Espagne et du Maroc ; du fait de la spécialisation de deux
des auteurs, les escales sont plus fréquentes sur les rives de Carthage, de
la Sicile, de la Sardaigne, de l'Espagne ou du Maroc que le long des
côtes du Proche Orient, mais la globalité du phénomène phénico-punique
n'est jamais négligée, et il est tout à fait profitable, pour un non-
spécialiste des problèmes occidentaux, de trouver là des éléments
d'information et de réflexion qui permettent de mieux guider une
approche orientaliste du monde phénicien, encore balbutiante 6.
L'Univers phénicien raconte l'émergence des cités-mères sur la côte du
Levant au IIe millénaire av. J.-C, la naissance de la langue et de l'écriture
et leur diffusion, puis l'exploration et la colonisation de la Méditerranée
jusqu'aux Colonnes d'Hercule et la montée de Carthage ; les auteurs
justifient ainsi l'arrêt de leur enquête au VIe s. av. J.-C. : «La
Méditerranée archaïque se disloque, laissant apparaître le nouveau
monde punique de l'Ouest qui se pose face à Rome tandis qu'en Orient la
vieille Phénicie commence un autre parcours sous le contrôle de la Perse.
C'est le début d'une autre histoire ; ce sera la fin du livre» (p. 10). C'est
précisément à ce moment que débute la recherche de J.E., dont le but est
«d'étudier les contacts entre les Phéniciens et les Grecs pour essayer de
déterminer si l'idée selon laquelle l'hellénisation de la Phénicie a été
préparée avant la conquête d'Alexandre est fondée ou non, et, si elle est
fondée, de préciser la nature exacte des «influences» grecques, le
moment et les causes de leur apparition, et d'étudier l'incidence qu'elles
ont eue sur la civilisation phénicienne» (p. 8). Le cadre chronologique
défini par J. E. est clair, de 539 av. J.-C. à la mort d'Alexandre :
soucieuse de respecter les limites de son sujet, c'est-à-dire les dates
exactes de la domination perse sur la Phénicie, Va. ne fait que rarement
état, au cours de ses développements, des rapports entre Grecs et
Phéniciens avant le VIe siècle, et on peut regretter l'absence
d'explications et d'interprétations des siècles antérieurs qui auraient
permis de mieux comprendre la situation de la région à l'époque perse ;
d'autre part, il me semble que la richesse archéologique du VIe siècle av.
J.-C. est sous-estimée, mais, on le verra plus loin, l'évaluation
archéologique exacte de l'ouvrage de J.E. est quasiment impossible.
L'ouvrage de G.R.T s'ouvre par un panorama de l'histoire de la
«phénicologie» depuis la querelle sur Sanchuniathon aux XVIIIC-XIXC
siècles jusqu'aux problématiques archéologiques les plus récentes de la
Tunisie au Levant (Chapitre I). Les auteurs s'intéressent surtout aux

6. Par exemple sur «Les fonctions urbaines et l'organisation de l'espace urbain», pp. 61-
66 ; sur «Les Phéniciens et la terre», pp. 73-77 (deux problèmes à peu près inconnus dans
l'historiographie du monde phénicien oriental) ; sur «Le phénomène orientalisant»,
Chapitre 5, etc.
LES PHÉNICIENS 51

débats sur la question punique dans l'historiographie française, ce qui


n'enlève rien à l'intérêt de leur contribution, même si celle-ci est rapide
et forcément incomplète : le lecteur trouvera là un bilan clair et balancé
des étapes de la recherche et de l'interprétation. C'est la mère-patrie des
«bédouins de la mer» 7 qui fut le théâtre des travaux pionniers de Renan
et de Clermont-Ganneau, fondateurs de l'archéologie de la
Phénicie/Liban : au même moment, le roman évoquait le destin tragique
de Carthage sous la plume de G. Haubert et répandait hors des circuits
savants l'horreur des sacrifices d'enfants ; ces pages célèbres ont
largement faussé le débat jusqu'à nos jours (G.R.T. pp. 170-191). Les
auteurs savent aussi laisser entrevoir ce qui devint rapidement un antidote
à la «phénicomanie», l'émergence de ce qu'on pourrait appeler de
manière assez barbare «l'anti-phénicianisme», soit dans les cadres du
nationalisme triomphant du Risorgimento italien, soit sous les traits de
l'antisémitisme élémentaire, dans le sillon de la France Juive creusé par
Drumont (G.R.T. pp. 19-20) : Juifs et Phéniciens sont souvent unis dans
la même opprobre, comme le rappelle P. M. Bikai dans le dossier
d'
Archaeology cité plus haut. De toute évidence, la seule obsession de la
tradition biblique a suscité un dédain manifeste de l'historiographie et de
l'archéologie anglo-saxonnes à l'égard du monde phénicien : on
cherchait les traces d'Abraham, de Moïse et de Jacob, et il n'était pas
question de se pencher sur le sort des ancêtres de Jézabel la catin. Mais
une forme «bénigne» d'antisémitisme (si ces deux mots peuvent être
associés !) est peut-être latente dans les écrits d'historiens moins engagés
qui refusent de s'attarder sur les «Oriental strangers» présents dans le
monde grec, même si ces «foreign elements» ont su transmettre
l'alphabet aux Grecs (citations rapportées par P. M. Bikai). Au-delà des
aberrations intellectuelles que constituent les formulations de
l'antisémitisme de Drumont à Le Pen (un système de pensée qui inclut
ipso facto les Phéniciens), il faut bien constater les désagréments, sinon
les ravages, occasionnés par la culture dite «judéo-chrétienne» à l'égard
des Phéniciens, même si une explication superficielle du phénomène peut
paraître simpliste. Sans n'être que cela, la Bible est l'exposition d'un
décalogue, c'est-à-dire un recueil de lois socio-religieuses qu'il faut
appliquer, et l'édiction de règles ne peut se concevoir sans celle
d'interdits ; et n'est-il pas acquis qu'une interdiction est ressentie comme
d'autant plus contraignante qu'elle est identifiée dans l'immédiat
voisinage, parenté, etc. : la conduite des autres est honnie, et plus proche
est «l'autre», plus fort est l'interdit. Dans la Bible, les exemples à ne pas
suivre s'appellent Cananéens et Phéniciens, les seconds peut-être plus

7. J'emprunte l'expression à Gerhard Herm, The Phoenicians. The Purple Empire of the
Ancient World, New York, 1975 (traduit de l'allemand Die Phönizier: Das Purpurreich
der Antike, Econ Verlag GmbH, 1973, Dusseldorf und Wien), sans être totalement sûr
qu'elle soit de son cru.
52 J.-F. SALLES

visés que les premiers parce qu'ayant mieux réussi sans l'aide du
décalogue : la Phénicie est l'archétype du monde païen aux yeux de
Jérusalem, et l'abandon de Yahwé pour les Baals phéniciens ou
cananéens est décrit comme la prostitution suprême du peuple élu
(£z.,16 ; Os., 1, 2). De là vient sans doute une prévention diffuse, mais
bien ancrée à l'égard des Phéniciens, en tout cas bon nombre de clichés
et de sous-entendus qu'il vaut mieux, peut-être, ne pas trop évoquer pour
éviter de flétrir la mémoire de leurs auteurs.
«L'identité phénicienne» (G.R.T., Chapitre 2, pp. 25-52) est
celle de la côte syro-libanaise, mais surtout l'addition des différences
politiques et religieuses qui caractérisent chacune des cités-états
composant cet «ensemble» multiforme : «Si l'on veut bien comprendre
l'histoire phénicienne, il faut toujours se rappeler, c'est un fait
primordial, que les cités dites phéniciennes n'ont jamais, au cours de leur
histoire, constitué un Etat national avec une autorité centrale [...]. Elles
formaient [...] un chapelet de cités indépendantes, chacune défendant
farouchement son indépendance [...]. [...] il semble qu'elles n'avaient
aucune conscience nationale commune en tant que peuple» 8. C'est cette
diversité qu'expriment G.R.T. lorsqu'ils s'appliquent à rappeler les
histoires de Byblos, de Sidon, de Sarepta et de Tyr (pp. 35-50). Mais un
ciment culturel rassemble les cités phéniciennes, celui de la langue et de
l'écriture alphabétique, dont le berceau demeure Byblos aux yeux des
auteurs ; grâce à l'archéologie et à l'écrit, on entrevoit les rapports qui
s'établissent très tôt entre les Phéniciens et leurs voisins Araméens,
Louvites ou Hébreux, dès les premiers siècles du 1er millénaire avant J.-
C, avant que la conquête assyrienne ne vienne modifier le paysage
politique du Proche Orient.
Ce n'est pourtant pas cet événement, à la fin du VHP siècle, qui
fut à l'origine de la dilatation de «L'espace phénicien» (Chapitre 3, pp.
53-78). Si la date de 814 av. J.-C. pour la fondation de Carthage devient
une hypothèse de travail de plus en plus solide aux yeux des
archéologues, les auteurs prennent parti pour une colonisation
phénicienne 9 très ancienne, dès le XIe s. av. J.-C. en Espagne et en
Tunisie. Au-delà du récit immédiat, le point fort de ce chapitre réside
dans la description synthétique de cet espace : emplacement
soigneusement choisi des colonies, rapports entre les sites portuaires et

8. M. SZNYCER, Dossiers Histoire et Archéologie, p. 9. Il faut se méfier des


généralisations que l'on trouve parfois dans l'ouvrage de J.E. où la notion de Phénicie —
sur l'espace que recouvre ce vocable, infra — constitue une métonymie fréquente faisant
abstraction des particularismes.

9. Le terme «colonisation» est traditionnel dans l'historiographie phénicienne, et il est


plusieurs fois employé par les auteurs; la démonstration de sa réalité, qu'il faudrait en
outre définir tant en sont différentes les interprétations anciennes et modernes, reste à
faire.
LES PHÉNICIENS 53

les installations minières, relations entre populations indigènes et


immigrants phéniciens, fonctions urbaines, commerciales et agricoles des
établissements phéniciens, etc. La rigueur de l'analyse laisse souhaiter
qu'elle soit un jour appliquée avec le même succès à l'histoire des cités-
mères de la côte syro-palestinienne, désormais éclipsées par leurs
colonies dans la recherche historique et archéologique 10.
C'est la documentation archéologique provenant de ces cités-
mères et datable entre le VIe et le IVe s. av. J.-C. qui sert de fondement à
la thèse de J.E. (Chapitre I : «Analyse des données archéologiques»,
pp. 20-38). Il fait peu de doute qu'une interprétation raisonnée des
vestiges matériels est l'un des instruments les plus importants pour
l'évaluation des rapports économiques, sociaux et culturels entre Grecs et
Phéniciens ; mais on peut regretter que l'utilisation des sources grecques
ou bibliques soit restée aussi discrète. Aucun inventaire de ces textes n'a
été entrepris n, et, dans une étude qui porte sur les phénomènes
d'interactions culturelles, aucune interprétation du logos grec sur les
Phéniciens n'est évoquée, à une époque où, à la sévérité de quelques
jugements portés par les auteurs classiques dans la tradition d'Homère,
répond un philhellénisme supposé militant de la part des Phéniciens 12.
L'approche ainsi restreinte aux seules trouvailles archéologiques
tangibles amène Γα. à affirmer «l'insignifiance des apports de la
civilisation phénicienne à la civilisation grecque» (p. 107) et à s'en
étonner : «La situation de l'époque perse s'opposait sans doute à celle qui
prévalait au VIIIe et VIIe siècles où la civilisation grecque avait été
fortement modelée par les civilisations proche-orientales» (note 5,
p. 147). Les causes d'un tel changement auraient certainement constitué
un sujet d'étude séduisant dans une réflexion sur «l 'intercommunication
ou l'interculturalité» des civilisations (p. 108).
Revenant aux données archéologiques proprement dites, il faut
rejeter fermement deux a priori méthodologiques de Va. qui sont
inacceptables et nuisent gravement à la crédibilité du raisonnement. Le

10. Et ce n'est pas le récent ouvrage publié par J. Elayi, Sidon, cité autonome de
l'Empire perse, Editions Idéaphane, 1989, qui inaugurera un renversement de cette
tendance.

11. «Les quelques mentions de Phéniciens dans les œuvres littéraires grecques
contemporaines de l'Empire perse», p. 107, introduisent une note qui renvoie à Pausanias
pour «la représentation de Phéniciens dans certaines œuvres d'art grecques», (note 4, p.
147) ; le raccourci pourrait paraître surprenant à un lecteur inattentif, qui ne connaîtra pas
les sources de ces mentions.

12. Sur un aspect de la place des Phéniciens en Grèce, M.-F. Baslez «Le rôle et la place
des Phéniciens dans la vie économique des ports de l'Egée», Studia Phoenicia V.
Phoenicia and the East Mediterranean in the first millennium B.C., E. Lipinski ed.,
Leuven, 1987, pp. 267-285 (cf. pp. 271-273).
54 J.-F. SALLES

premier est l'élimination délibérée de Chypre : «L'extrême abondance de


la documentation et la complexité de la question chypriote interdisent de
la traiter dans le cadre de cette étude parce qu'elle l'alourdirait et en
romprait l'unité par son développement disproportionné» (p. 14). C'est
pourtant bien dans cette île qu'on peut évaluer avec le plus d'acuité,
éventuellement mesurer, l'influence de l'hellénisme sur des populations
phéniciennes présentes dès le IXe s. av. J.-C. à Kition et quelques années
plus tard à Tamassos, Idalion, Salamine, etc., ainsi que les réactions de
ces Phéniciens insulaires aux apports égéens 13. Si l'étude des
phénomènes d'acculturation entre le monde grec et le monde phénicien
est bien l'objet de l'étude de J.E., il paraît pour le moins étrange de se
priver de l'échantillon le mieux documenté et le plus représentatif,
comme si l'on cherchait, par exemple, à étudier l'histoire du Portugal
sans prendre en considération le Brésil, la France du XVIIe siècle sans le
Canada, l'Angleterre victorienne sans la couronne des Indes, etc. Aucun
argument scientifique sérieux ne peut réellement justifier l'éviction de
Chypre, et il y a là une négation évidente des méthodes de
l'anthropologie culturelle dont se réclame l'historienne J.E.
L'espace étudié par l'auteur se limite donc à la Phénicie
centrale, d'Arados à S1 Jean d'Acre (qui n'apparaît pas sur la carte
générale I, p. 175), la Phénicie du Sud depuis Tell Abou Hawam jusqu'à
Gaza et la Phénicie du Nord de Tell Soukas à Tarse. Mais tout n'est pas
clair même dans ces limites : «en Phénicie du nord et en Phénicie du sud,
on tient compte à la fois des sites phéniciens connus et des autres sites,
même si on n'y a découvert jusqu'à présent aucune trace de la présence
ni du passage des Phéniciens. En effet, il n'est pas prouvé que ces sites
n'aient pas été également des sites phéniciens, l'argument a silentio
n'étant pas valable en archéologie» (p. 9) 14. Lors de l'étude des
importations de céramique grecque (cartes XI à XIX), tous les sites à
l'ouest du Jourdain sont inclus dans «Γ arrière-pays immédiat» (Hazor,
Samarie, Jérusalem, Lachish, Gezer, etc.), mais aussi Deve Hüyük,
Neirab ou Carchemish au nord-est : peut-on parler encore de Phénicie ?
Enfin, dans le déroulement de l'analyse, bien que Va. s'efforce souvent
de différencier ses différentes «Phénicies», il n'est pas toujours aisé de

13. La littérature sur les Phéniciens à Chypre est très vaste, et le débat sur le
développement culturel de l'île entre «pro-phéniciens» et «pro-grecs» est loin d'être clos.
Pour la période traitée par J.E., on citera, entre autres articles récents, l'exemple du
royaume phénicien de Kition : M. YON, «Le royaume de Kition. Époque archaïque»,
Studia Phoenicia. V, pp. 357-374 ; ead., «Sur l'administration de Kition à l'époque
classique», Early Society in Cyprus, E. Peltenburg Ed., Edinburgh University Press,
1989, pp. 363-375 ; ead., «Le royaume de Kition. Époque classique», Studia Phoenicia.
IX, sous presse, etc.

14. Pourquoi ne pas envisager, dans cette veine, qu'Alexandrie ou Massalia aient été des
sites phéniciens?
LES PHÉNICIENS 55

savoir ce que recouvre le terme lorsqu'il est employé seul, et on tombe


fréquemment dans le type de généralisation mentionné plus haut (note 8).
La seconde faute méthodologique réside dans l'utilisation du
matériel archéologique : aucune définition de l'échantillon n'est
explicitée, et aucun objet archéologique n'est présenté 15. La sélection de
l'échantillonnage est décrite p. 12 : «tous les échantillons provenant d'un
grand nombre de sites» (lesquels ?) ; «On peut considérer que le hasard
des fouilles a établi un échantillonnage valable pour l'ensemble de la
région» (quelles fouilles?, quelle région ?) ; «il ne faut pas hésiter à
éliminer les données qui, pour une raison historique particulière, faussent
les résultats» (qu'est-ce qui a été éliminé ? pourquoi ?) ; «dans une étude
historique, on peut se contenter des rapports de fouilles publiés,
l'essentiel n'étant pas d'être exhaustif mais de choisir les documents
significatifs et de les analyser convenablement» (qu'est-ce qui a été
choisi?). De telles prémisses sont inacceptables pour un archéologue 16,
mais elles entachent aussi gravement le travail de l'historien : il est
douteux qu'elles seraient acceptées par les maîtres de l'école historique
française, y compris par ceux qui sont cités dans les références
bibliographiques de l'ouvrage, ou par les tenants d'une histoire plus
«anthropologique» formés au Métier d'historien.
Bien sûr, Va. se justifie : «Les exigences de la publication n'ont
pas permis, faute de place, de reproduire ici le catalogue de ces objets,
mais tous les résultats utiles figurent dans les tableaux, cartes et
graphiques, et la méthode de traitement informatique des données utilisées
est exposée dans Γ Appendice» (note 29, p. 19). Ces documents annexes
sont certes utiles, mais ils n'offrent aucune possibilité d'identification des
objets, encore moins de vérification d'une quelconque information —
sauf pour les deux exemples cités dans l'Appendice 17. Qu'il soit
historien ou archéologue, le lecteur cherchera en vain la réalité et la
description d'un seul des produits grecs (ou chypriotes) qui font l'objet
du chapitre : sculptures, figurines en terre cuite, lampes, monnaies et
céramiques sont citées en vrac, sans qu'une seule trouvaille

15. Les objets illustrés dans les cinq planches de photographies à la fin de l'ouvrage ne
font l'objet d'aucun appel dans le texte, et on ne sait pas vraiment à quoi ils se rapportent.

16. Fouilleurs et archéologues sont plusieurs fois malmenés dans l'ouvrage de J.E., qui
considère sans doute cette activité comme moins qu'une auxiliaire de l'Histoire.

17. Sur plus de 3000 objets (supra, note 4). Etant donné l'aire géographique couverte par
les cartes et les tableaux, le nombre de 3000 objets pour la période 540-333 av. J.-C.
paraît ridiculement petit au regard des fouilles publiées dans la région : la sélection de
l'échantillonnage a donc sans doute été très sévère sans qu'il soit possible d'en connaître
les critères, ce qui ne peut qu'accroître une légitime méfiance à l'égard de cette collection
(voir aussi infra, note 28).
56 J.-F. SALLES

archéologique soit mentionnée 18, c'est-à-dire verifiable, comme si le


retour à la source ne demeurait plus la démarche élémentaire de la
recherche historique et/ou archéologique. Force donc est de suivre un
discours sur des abstractions d'objets dans une collection dont on ne
connaît pas les règles de rassemblement. La faillite d'une telle méthode
est particulièrement tangible lorsque Va. analyse les «imitations» de
produits grecs : comme le terme n'est pas défini et les objets encore
moins décrits, le lecteur peut librement imaginer des objets typiquement
locaux, des productions qui présentent de vagues affinités grecques, des
copies d'oeuvres grecques, des fabrications chypro-phéniciennes
d'inspiration grecque, etc. On admettra que les constructions historiques
édifiées sur de telles bases restent fragiles.
Il faut enfin se méfier de l'usage abusif des chiffres bruts,
surtout lorsqu'il s'agit de tessons de céramique 19. «Le nombre des vases
grecs découverts en Phénicie centrale a presque doublé entre les périodes
classique et pré-hellénistique», souligne J.E. (p. 24) ; la lecture du
tableau II, p. 170, montre seulement qu'ils représentent 19,7 % des
apports de vases grecs dans toute la Phénicie classique définie par Γα., et
29,2 % à l'époque pré-hellénistique : sans doute faut-il relativiser ces
chiffres et éviter de conclure, pour le IVe s., à «un accroissement des
activités des ports de Phénicie centrale qui se sont substitués, dans le rôle de
distributeurs principaux, aux ports de Phénicie du Nord [Tab. II = 44,3 %
des apports de céramique grecque] et de Phénicie du Sud [26,5 %]»
(pp. 179-80) 2°.
Le second chapitre du livre de J.E. traite de l'«Usage de la
monnaie dans les cités phéniciennes» (pp. 39-60), sujet sur lequel je ne
saurais me prononcer. Pourtant, il convient de relever, à l'occasion de
cette interprétation des monnayages phéniciens, un risque dont est
porteur l'ouvrage : la création et le développement de factoids. La
définition du terme est donnée par F.G. Maier : «...mere speculations or
guesses which have been repeated so often that they are eventually taken

18. Définie, au minimum, par l'identification de l'objet, son lieu de trouvaille, sa


description et ses références de publication.

19. R.J. HOPPER, Trade and Industry in Classical Greece, Thames and Hudson, London,
1979, rappelle (p. 17, avec bibliographie) que la somme totale des exportations
corinthiennes ou attiques à l'époque archaïque, recueillies dans tous les sites de la
Méditerranée sur un laps de temps de presque deux siècles, ne représente en volume que
la cargaison de quelques navires seulement, et qu'il serait totalement illusoire de mesurer
le volume des échanges et leur variation au seul décompte des tessons.

20. Sur les vases grecs au Proche Orient, il faut utiliser maintenant J. Perreault,
«Céramique et échanges : les importations attiques au Proche-Orient, du VIe au milieu du
IVe siècle avant J.-C. Les données archéologiques», BCH , CX (1986), pp. 145-175.
LES PHÉNICIENS 57

as hard facts» (p. 32) 21. C'est l'un des dangers que court l'historien
lorsqu'il avance une proposition insuffisamment argumentée et présentée
comme une vérité, et chacun sait combien la répétition de telles formules
peut conduire à «refaire l'histoire». La naissance d'un factoid est bien
décrite par Maier qui insiste sur le processus linguistique : substitution de
l'indicatif au subjonctif, disparition progressive des mots ou particules de
réserve ; sa maturation repose le plus souvent sur la confiance qu'un
chercheur accorde aux travaux d'un autre savant, à plus forte raison
quand il s'agit d'un maître à penser, mais elle peut découler aussi d'une
«lecture rapide». Il faudrait ajouter, dans le cas précis de
l'historiographie française, que plus la formule est simple et belle, plus
elle a de chances de devenir vérité répétée. Un exemple parmi d'autres
puisé dans l'ouvrage de J.E. permettra d'illustrer la réalité de la menace.
L'affirmation selon laquelle : «L'apparition du monnayage en
Phénicie revêt aussi un caractère de mimétisme politique : les cités
phéniciennes ont choisi d'exprimer monétairement leur souveraineté comme
les cités grecques» (p. 128) paraît un raccourci à la fois sémantique et
historique peu conforme avec la réalité du Proche Orient aux Ve et IVe s.
av. J.-C. S'il souligne qu'«une monnaie [...] est aussi le véhicule d'un
pouvoir et d'une idéologie», P. Β riant 22 rappelle combien les
monnayages locaux, et en particulier ceux de la cinquième satrapie,
Phénicie et pays adjacents, jouaient un rôle essentiel dans les échanges
commerciaux régionaux, la darique royale n'étant que «la monnaie
immobile», selon l'expression de D. Schlumberger, par rapport à «la
monnaie circulante», grecque pour le grand savant, mais aussi
phénicienne, cilicienne, etc23. L'intensification 24 des échanges
commerciaux en Méditerranée orientale au cours du Ier millénaire av.J.-C

21. F.G. Maier, «Factoids in Ancient History. The case of Fifth-Century Cyprus», JHS,
CV (1985), pp. 32-39.

22. P. Briant, «Conclusion», p. 323 et 328, L'or perse et l'histoire grecque, REA, XCI
(1988) 1-2. Sur les problèmes de monnayage et de souveraineté, dernièrement : O.
Picard, «Philippe Π et le monnayage des cités grecques», REG, 1990, pp. 1-16.

23. A propos du rôle économique du monnayage cilicien, voir A. Davesne, «La


circulation monétaire en Cilicie à l'époque achéménide», ibid., pp. 157-168, qui insiste
sur la volonté politique d'uniformisation et de simplification des monnaies dans un but
commercial.

24. Par exemple, J.-F. SALLES, «Du blé, de l'huile et du vin... Notes sur les échanges
commerciaux en Méditerranée orientale vers le milieu du 1er millénaire av. J.-C.» (1*™
partie), Achaemenid History. VI. Old cultures in a new empire, A. Kuhrt and H. Sancisi-
Weerdenburg Eds., Nederlands Instituut voor Het Nabije Oosten, Leiden, sous presse ; la
seconde partie, présentée à la Xth Achaemenid History Workshop, Ann Arbor, 1990, sera
publiée dans la même série.
58 J.-F. SALLES

ne pouvait que favoriser l'émergence d'une nouvelle économie


monétaire, mais il faudrait insister aussi, plus que ne le fait J.E., sur le
poids que devaient représenter dans la Phénicie perse les soldes des
équipages maritimes au service du Grand Roi. Enfin, s'il est vrai que
l'autonomie des cités phéniciennes était réelle au sein du système
impérial perse, il peut paraître audacieux de parler d'une «souveraineté»
semblable à celle des cités grecques, exprimée par des monnaies ou toute
autre chose. Pour expliquer la portée politique des premiers monnayages
phéniciens, E. Acquaro 25 suggère une expression du nationalisme des
cités, et J. E. elle-même parle ailleurs de «propagande politique» de la
part de ces mêmes cités, pour restaurer «une image de marque sans doute
ternie» à la suite des défaites navales perses après Salamine 26. C'est
exactement ce type d'affirmation mêlant de façon attrayante des thèmes
aussi éloignés que «monnaie», «souveraineté» et «hellénisme» en
Phénicie qui pourrait devenir un factoid si l'on n'y prenait pas garde.
Le quatrième chapitre de Γ Univers phénicien traite du
«Commerce phénicien» (pp. 79-127) et le troisième chapitre de la
Pénétration des «Relations commerciales phénico-grecques» (pp. 61-
105). Il n'est pas possible d'entrer ici dans le détail des argumentations,
mais c'est peut-être dans cette convergence de préoccupations qu'on
perçoit le mieux la distance qui sépare les deux ouvrages : alors qu'une
fois de plus le matériel archéologique est escamoté par J.E. dans un
développement où il aurait dû avoir une place de choix, G.R.T.
présentent en cinq pages (92-97) une synthèse saisissante et parfaitement
illustrée des productions céramiques de Tyr à Trayamar en Espagne,
évoquant même la complexité du problème amphorique ; «signe de
l'échange», la céramique telle qu'elle est présentée par les a. devient un
objet d'étude séduisant ! La brève et brillante démonstration de G.R.T.
sur le commerce phénicien est un modèle de précision et d'information,
totalement étrangère à «l'imagination et l'extrapolation» qui, selon J.E.,
président «trop souvent [à] l'étude du commerce antique» (p. 61).
Bien qu'ils recourent fréquemment aux sources grecques 27, les
a. de l'Univers évitent de prendre parti dans le débat sur «la
concurrence» entre Grecs et Phéniciens, rappelant seulement que les

25. E. ACQUARO, «Le monete», / Fenici, op. cit., pp. 464-473 : «la monetazione delle città
Fenicia ritaglia, anche dialetticamente, il proprio ruolo nell'ambito persiano» (p. 464).

26. J. Elayi, Sidon..., op. cit., p. 200. La proposition est susceptible d'être discutée, mais
elle est en tout cas moins réductrice que celle exprimée dans le présent ouvrage.

27. Les textes bibliques sont également utilisés ; peut-être les auteurs auraient-ils pu
mettre en garde le lecteur non averti afin qu'il s'abstienne de prendre au pied de la lettre
la «lamentation d'Ezéchiel» (citée pp. 116-120), même si ce document évoque mieux que
tout autre le rôle commercial de Tyr.
LES PHÉNICIENS 59

grandes colonisations de la fin du IIe et du début du I" millénaire av. J.-C.


ne sont souvent qu'un avatar d'échanges commerciaux établis plusieurs
siècles auparavant : ils savent aussi administrer une belle démonstration
du thème «commerce et cohabitation» dans l'interprétation des
nécropoles de Pithécusses (pp. 112-115). De nouveaux réseaux
d'échanges se mettent en place à la faveur de l'expansion phénicienne,
grâce à la multiplication d'établissements-comptoirs d'une rive à l'autre
de la Méditerranée et à l'utilisation de nombreuses étapes-marchés à
Chypre, à Rhodes, en Crète mais aussi en Sicile ou à Malte : «un bon
usage des îles, un bon usage des courants dominants, et des bateaux»
(p. 88) donnent naissance à une circulation maritime intense mais surtout
complexe où «c'est rarement le même bateau qui transportait une
cargaison donnée de son point d'arrivée à son point de départ» (p. 80).
Dans ce domaine des routes et escales maritimes, l'ouvrage de
J.E. énonce quelques spéculations étonnantes. On y apprend l'existence
d'«une grande route de la Méditerranée orientale, et plus spécialement
des cités phéniciennes» de la côte du Levant à la Grèce continentale
(p. 83), par laquelle transitaient les vases grecs entre autres
marchandises : l'évaluation des vestiges archéologiques à
l'aboutissement oriental de cette «voie royale» permet d'affirmer que
«les échanges commerciaux phénico-grecs [...] ont été surtout intenses
avec les cités de la Grèce de l'Est et les cités chypriotes pendant la
période archaïque et avec Athènes pendant la période classique et surtout
préhellénistique» (p. 91). Est-il besoin de rappeler, après O. Picard et J.
Perreault entre autres 28, que les échanges se faisaient par segments de
route et redistribution plus que par convois «linéaires», et que
l'augmentation du nombre des vases attiques reflète seulement le fait que
des navires d'origines diverses transportaient ce type de poterie en plus
grand nombre que les autres : il n'y a pas une route des échanges
phénico-grecs et/ou phénico-attiques, mais une diffusion accrue des
productions attiques par les innombrables canaux du commerce régional.
On assiste aussi dans l'ouvrage de J.E. à un véritable «partage du
monde», issu peut-être d'un vision simpliste de la Paix de Callias :
«Phasélis, sur la côte de Lycie [...] tirait son importance [...] de sa
situation géographique particulière dans l'Empire perse : entre deux zones
maritimes protégées, l'une par la flotte athénienne et l'autre par la flotte
perse» (p. 78). Thucydide, il est vrai, nous raconte qu'«au cours de

28. J. Perreault, «Céramique et échanges...», 1986, op. cit. p. 168 entre autres, avec
références à O. Picard. Il est difficile de mettre en parallèle les données avancées par
J. Perreault et J. E. tant sont différentes les méthodes des deux auteurs. A titre d'exemple,
l'échantillonnage de J. Perreault pour la période 550-450 av. J.-C. dans les trois sites d'al-
Mina, Bassit et Tell Soukas compte 647 vases ou tessons (Tableau I p. 154) ; celui que
propose J.E. pour toute la Phénicie du Nord de Soukas à Mersin, dénombre 36 vases ou
tessons pour sa période archaïque, 539-479 av. J.-C, et 108 pour la période classique
479-405 av. J.-C.
60 J.-F. SALLES

l'hiver suivant, [...] une autre escadre de six vaisseaux, commandée par le
stratège Mélèsandros, fut envoyée en Carie et en Lycie pour percevoir le
tribut et empêcher les corsaires péloponnésiens de prendre ces régions
pour base et de gêner ainsi la circulation des cargos venant de Phasélis,
de Phénicie et de toute cette partie du continent» (II, 69, trad. D. Roussel,
La Pléiade) : sont-ce là les «flottes de guerre puissantes et redoutées» qui
assuraient «une protection efficace des cargos phéniciens» (J.E. p. 62,
voir aussi p. 63) ? De telles affirmations constituent quelques exemples
de factoids en puissance qu'il convient d'effacer rapidement et
résolument. Dans le même domaine méthodologique, le chapitre de J.E.
sur les échanges phénico-grecs multiplie des réserves du type «on
ignore», «on n'est pas renseigné», «on ne peut pas savoir» qui
introduisent pourtant des développements considérés comme certains et
des conclusions assurées 29, devenant ipso facto des factoids ; un tel
mode de raisonnement n'est pas sans évoquer le mythe du «selon» chez
les journalistes contemporains M.
Les a. de Γ Univers résument ensuite le contenu des échanges à
l'intérieur du monde phénicien où prime la quête des métaux. Mais les
Phéniciens n'ont pas conservé cette richesse minérale pour eux seuls, ils
l'ont redistribuée dans l'ensemble du bassin méditerranéen ; en ce sens,
la vision de cités phéniciennes importatrices de grandes quantités de
métaux divers proposée par J.E. (pp. 72-73) est en totale contradiction
avec l'affirmation de Va. selon laquelle «les autres données
archéologiques [bijoux, sceaux, bronzes, etc.] ne sont pas significatives
par elles-mêmes, car elles sont trop peu représentées ou mal connues»
(p. 34). Etrangement, toute référence aux bronzes phéniciens est absente
de l'ouvrage ; pourtant, les trouvailles abondent en Phénicie du Sud, et il
serait mal venu d'ignorer sur ce sujet les échanges qui s'opèrent entre le
monde iranien et le monde grec ou entre les mondes scythe, iranien et

29. Un seul exemple sufira, pp. 71-72. L'affirmation selon laquelle «les échanges de
biens périssables entre cités phéniciennes et cités grecques ne peuvent être reconstitués
que de manière hypothétique» est suivie par des assertions du type : les cités phéniciennes
manquaient d'huile, les cités phéniciennes n'importaient pas de céréales de l'extérieur...

30. «[...] nous avons souffert en bout de course de la disparition de «selon». Car c'est une
des caractéristiques de ce petit mot, un phénomène bien connu dans le métier : sa
propension à se carapater dès que possible. Au point qu'on pourrait formuler ce
théorème : tout «selon» d'une première information a tendance à s'évanouir dans la
nature dès que celle-ci est reprise par un tiers, lui conférant ainsi le caractère d'une vérité
absolue». Michel Castero, Un mensonge gros comme le siècle (Roumanie, histoire
d'une manipulation), Albin Michel, Paris, 1990, p. 185.
LES PHÉNICIENS 61

grec, souvent par l'intermédiaire des Phéniciens 31. η est vrai que Va.
n'est concernée que par l'influence de l'hellénisme sur la Phénicie et
jamais par les phénomènes qui, à la même époque, se diffusent de
l'Orient vers la Grèce.
Produits exotiques, épices et aromates, pierres précieuses et
perles, bois rares et lointains ou bois de construction du Mont Liban, et
des produits alimentaires de toutes sortes remplissaient avec d'autres
marchandises que nous soupçonnons à peine, les cales ou les ponts des
navires phéniciens qui sillonnaient la Méditerranée (G.R.T., pp. 103-
105) ; sans doute faut-il y ajouter des vases en céramique vendus comme
tels et non pour leur contenu, mais on sait depuis longtemps que
l'opposition «céramique de luxe-objet de commerce» vs «céramique
utilitaire-diffusion seulement locale» relève d'une construction arbitraire
de nos esprits modernes, justement réfutée par nombre d'archéologues ou
historiens 32. Et que dire lorsque cet argument devient jugement culturel :
«en Espagne [...], la céramique vendue pour elle-même et non pour son
contenu ne pouvait pas provenir des cités phéniciennes qui ignoraient la
céramique de luxe, mais était sans doute grecque» (J.E., p. 68 ; c'est moi
qui souligne) ! Par ailleurs, il faut remettre en cause la notion d'échanges
proposée par J.E. et schématiquement résumée ainsi : puisqu'on trouve
des vases, sculptures, lampes en terre cuite, etc. grecques en Phénicie,
c'est-à-dire des produits non périssables importés par les Phéniciens, et
aucun objet non périssable phénicien en Grèce, les Phéniciens
n'exportaient que des produits périssables vers la Grèce 33. Sans juger de
la valeur archéologique ou historique de la théorie, il faut remarquer que
l'affirmation repose sur deux données totalement étrangères aux
mentalités commerçantes de l'Antiquité : l'équilibre des échanges — il
faut acheter autant que l'on vend, et vice-versa — et la nécessité d'un fret

31. Sans nécessairement recourir à la bibliographie spécialisée, on trouvera de


nombreuses informations dans E. Stern, Material culture of the Land of the Bible in the
Persian period, 538-332 B.C., Aris & Phillips, Warminster, 1982, pp. 144-145 pour les
phiales et «services à vin», pp. 154- 157 pour les armes. L'auteur souligne à plusieurs
reprises l'existence possible d'ateliers grecs pour les productions retrouvées en Palestine.

32. Par exemple D.WJ. GlLL, «The distribution of Greek vases and Long Distance
Trade», Proceedings of the 3rd Symposium on Ancient Greek and Related Pottery,
Copenhagen, 1987, J. Christiansen & T. Melander Eds., Copenhagen, 1988, pp. 175-185.

33. «Bien qu'on ne puisse pas établir de rapport de proportion entre exportations et
importations, la grande quantité de biens grecs non périssables importés par les cités
phéniciennes sans contrepartie oblige à considérer qu'elles exportaient en grandes
quantités vers les cités grecques des produits périssables» (J.E., p. 71); «II semblerait au
total que les cités phéniciennes aient plus exporté vers les cités grecques qu'importé de
ces cités des produits périssables, l'inverse étant vrai pour les produits non périssables»
(p. 76).
62 J.-F. SALLES

de retour pour le navire. Le marin-marchand itinérant phénicien ne se


souciait guère de telles contraintes économiques modernes et avait pour
seule ambition de vider et d'emplir le mieux possible ses cales au gré des
escales M.
C'est souvent dans ou autour du sanctuaire, «élément constitutif
de l'emporion», que s'effectuent les échanges (G.R.T., pp. 108-111), et
les auteurs s'appuient sur l'exemple de Pyrgi, en Etrurie méridionale,
pour mettre en valeur le rôle économique, social et culturel de ces «lieux
de contacts entre groupes ethniques différents», les «ports of trade» de
Polanyi 35. C'est là que se rencontrent les marchands phéniciens,
débarrassés de la tutelle royale dès le Xe s. av. J.C. et jusqu'à l'époque perse,
où l'administration impériale ne semble pas intervenir dans
l'organisation du commerce, η n'est pas aisé de connaître ce marchand — il est
totalement absent de l'ouvrage de J.E., peut-être parce que rebelle à
l'hellénisme (?) — et G.R.T. le décrivent, à la suite des témoignages
grecs, comme ce «colporteur de l'Egée, forain libre de toute attache qui
sillonne les îles, cajole les femmes grecques et repart aussi vite qu'il est
venu» (p. 106). Il est difficile d'atténuer cette image, et les considérations
très sérieuses des a. de YUnivers sur la signification économique et
culturelle du «troc à la muette» (p. 108) ne peuvent effacer le portrait du
camelot-bateleur-marchand de pacotille rapporté par Homère et
Hérodote. C'est d'ailleurs cette seule vision qui persiste dans notre
imagerie contemporaine, véhiculée par la caricature du marchand
phénicien dans les aventures d'Astérix, d'Alix ou de Corian 36. On
pourrait peut-être regretter que les a. de YUnivers n'aient pas assez
contribué, grâce à leur savoir et surtout à leur capacité de le rendre
intelligible à tous, à défaire ce cliché qui n'éclaire qu'une facette
secondaire du commerce phénicien.
Le chapitre de G.R.T. sur «Le phénomène orientalisant»
(pp. 128-147) est l'histoire d'une acculturation, celle d'«un courant
culturel qui suppose, entre l'Orient méditerranéen et l'Occident, des

34. Sur les problèmes de fret et du commerce itinérant («commerçant de front pionnier»),
l'ouvrage de référence demeure J. ROUGÉ, Recherches sur l'organisation du commerce
maritime en Méditerranée sous l'empire romain, SEVPEN, Paris, 1966.

35. Théorie sur l'économie antique désormais battue en brèche, par exemple M. SILVER,
Economie Structures of the Ancient Near East, Barnes & Nobles, Towota N.J., 1986.

36. Il serait sans doute piquant d'analyser un jour, à partir des exemples de la bande
dessinée, cette idée reçue derrière laquelle on trouverait sans doute de multiples
composantes peu avouables : relents d'antisémitisme, nostalgie du colonialisme du XIXe
siècle, etc. Innocemment ou non, et même sans en avoir conscience, les auteurs de telles
œuvres participent au courant «anti-phénicien» évoqué plus haut et au cortège de ses
sous-entendus.
LES PHÉNICIENS 63

échanges de produits bruts et travaillés, de 'cartons', de modèles, de


techniques, d'hommes — artistes et artisans en particulier — que la
science tend progressivement à mettre en lumière» (p. 128). C'est dans
les tombes indigènes et les sanctuaires grecs d'Occident qu'ont été
recueillis en quantité ces objets de luxe en bronze, or, argent, ivoire, etc.
toujours finement décorés de riches motifs d'inspiration orientale. Aux
VIIIe et VIIe s. av. J.-C, période d'apogée dans la production de ces chefs
d'oeuvre artistiques, les ateliers paraissent nombreux à Chypre, à Rhodes,
en Crète, en Etrurie, à Cadix, etc. ; ils ont tous en commun d'accueillir
des artistes et artisans orientaux, peut-être originaires de Syrie du Nord
selon les a. C'est grâce à ces hommes et leurs créations — mais aussi à
travers les relations commerciales, politiques ou autres — que se
développe une mode orientalisante qui véhicule, outre des thèmes
iconographiques, des goûts, des idées, des croyances, etc., c'est-à-dire
une réelle et profonde interaction culturelle entre l'Orient et l'Occident.
Bien qu'elle porte sur une période différente et des vestiges
d'autres types, la démonstration n'est pas aussi convaincante dans le
chapitre IV de J.E. sur «Les Phéniciens et l'hellénisme», phénomène
d'acculturation s'il en est (pp. 106-158) ; elle s'avère parfois désastreuse,
révélant la vacuité de l'analyse et le caractère factice du raisonnement.
L'exemple choisi est celui des «imitations» de vases grecs dans les sites
de la côte du Levant (la Phénicie au sens large), «emprunt» culturel
phénicien (p. 110) qui s'opère entre «une culture grecque donneuse» et
une «culture phénicienne preneuse» (p. 1 12).
Il faudrait d'abord définir ce que sont ces imitations, et on
retrouve là le problème, évoqué plus haut, de l'absence de références. Le
chapitre sur les données archéologiques est extrêmement discret sur la
question des imitations (pp. 28-30), et le lecteur, dûment averti une fois
de plus que «cette production locale est le plus souvent négligée dans les
rapports de fouilles, non datée et mal définie», apprend l'existence de
«coupes, bols et cratères» «à vernis noir, à vernis rouge, vernis avec
bandes, à décor floral et de 'style attique'» ; mais ni les notes
bibliographiques, ni le Tableau III (p. 171) ni les cartes II à X ne fournissent le
moindre exemple, et il faudra donc se contenter d'un concept
d'imitations, sans jamais pouvoir vérifier si cette définition correspond à
une réalité archéologique. Vient alors le traitement du concept : il entre
dans la structure d'une affirmation (théorème ?) qui justifierait, à défaut
d'une démonstration impossible en l'absence de realia, au moins une
explication : «La production des imitations était destinée à une demande
que les importations ne satisfaisaient plus» (p. 1 10). Les arguments qui
suivent et tentent de valider l'affirmation sont de trois ordres :
— une répétition du postulat : «La première explication serait que la
demande de vases grecs (surtout attiques) s'était accrue au point que les
importations, pendant la période pré-hellénistique, ne suffisaient plus à y
répondre»;
64 J.-F. SALLES

— une interprétation fondée sur la différence de qualité entre


importations et imitations, donc (sous-entendu) de leur prix, donc de leur
clientèle, l'une riche l'autre modeste. Le raccourci, purement
hypothétique puisqu'on ignore tout de la valeur marchande des
importations et des imitations, fait abstraction de tout contexte
archéologique, par exemple des lieux de trouvailles de ces différentes
catégories d'objets : sanctuaires, habitations, demeures princières ?
occurrences simultanées ou différenciées ?, et la validité de la conclusion
ne paraît pas pleinement assurée;
— une question enfin : «Pourquoi la clientèle phénicienne aisée ou
modeste réclamait-elle des vases grecs ?». Les explications liées à des
goûts ou à des considérations esthétiques ou sociologiques ne sont pas
pertinentes, puisque «l'emprunt [...] n'est pas nécessairement l'indice
d'un changement des mentalités sur le plan esthétique» (p. 111), mais
aucun autre type de motif n'est proposé. En définitive, l'enquête s'avère
vaine, puisque Va. reconnaît «qu'on ne peut pas, à partir de
l'aboutissement de l'emprunt, en retrouver les vrais mobiles et le
mécanisme» (p. 1 12). En d'autres termes, les imitations de vases grecs dont on
ignore tout sont un emprunt culturel de la part des Phéniciens, sans qu'on
puisse expliquer en quoi consiste cet emprunt.
η n'est pas possible de discuter ici la signification de ces
imitations dans la mesure où on ne sait pas, à partir du seul ouvrage de J.E., ce
que recouvre ce concept : l'interprétation de données archéologiques
suppose, au minimum, l'existence physique des objets. L'explication de
l'interaction culturelle peut être multiple. On pourrait envisager la
présence de potiers grecs et/ou athéniens en Phénicie côtière ; des
communautés grecques ont existé à Tell Soukas, Ras el-Bassit, al Mina,
Tarse, S1 Jean d'Acre souligne J.E. p. 85 37, composées sans nul doute de
marchands, probablement de mercenaires, et peut-être d'autres artisans
qui ont suivi ces pionniers : il n'y en a jusqu'à présent aucune preuve,
bien sûr, mais l'apparition de vases à vernis noir fabriqués en Syrie du
Nord (?) suppose un transfert de technologie qu'on ne saurait réduire à la
formule simpliste : «on peut dire seulement que la technique grecque du
revêtement de vernis noir isolant était supérieure à la technique
phénicienne» (p. 1 12). D'autre part, il faudrait être sûr que ces imitations
sont bien locales, c'est-à-dire fabriquées en Phénicie côtière, alors qu'on
entrevoit maintenant plus clairement le rôle déterminant qu'a joué le
relais chypriote dans la transmission des céramiques en provenance de

37. L'auteur suggère aussi la présence de Grecs en Phénicie du Sud, bien attestée aux
Vne-VT s. av. J.-C. On doit envisager également l'existence de communautés chypriotes,
plus hellénisées que les Phéniciens de la côte (?).
LES PHÉNICIENS 65

l'Ouest 38 : les vases cités par J.E. sont-ils phéniciens ou chypriotes ? Il


convient enfin de poser les questions de manière adéquate. Selon J.E.,
Γ emprunt culturel existe parce qu'une clientèle phénicienne réclame des
vases grecs ; sans nous réfugier derrière notre ignorance des processus
d'offre et de demande des importations versus imitations sur les marchés
de la côte du Levant, nous devons relever que les Phéniciens ne
réclament pas des vases grecs, ils en fabriquent. A mon sens, la question,
même du point de vue phénicien, ne doit pas être posée en termes de
consommation (= «culture preneuse» pour J.E.), mais bien en termes de
production : pourquoi les Phéniciens manufacturent-ils des vases grecs ?
„La réponse justifierait de longs développements qu'on peut résumer ici
en deux mots : concurrence et contrefaçons. En fabriquant eux-mêmes
des vases de type grec, les potiers phéniciens cherchaient à gagner une
part d'un marché jusque-là dominé par les productions d'artisans non-
phéniciens, à imposer sur place leurs propres fabrications face à celles
des concurrents grecs dans un marché standardisé 39. Le phénomène de
l'imitation 40 perd alors sa fonction d'emprunt culturel pour se réduire à
un simple problème de concurrence économique. Dans une certaine
mesure, l'exemple précédemment évoqué des contrefaçons
contemporaines est significatif: personne ne suggère qu'il s'agisse de
processus d'acculturation en Turquie, Corée ou ailleurs, mais on y
reconnaît volontiers des réactions économico-sociales à une unification et/ou
standardisation d'un marché commercial élargi à la planète, tout comme
la plupart des historiens de l'Antiquité constatent à partir du Ve s. av. J-C.
une réelle unification/standardisation de l'ensemble économique
«Méditerranée orientale», évolution qui s'accomplit pleinement à
l'époque hellénistique.
Il serait trop long de continuer la description en détail des
«changements culturels» étudiés par J.E. dans le domaine de la sculpture
— dont Va. reconnaît qu'elle est plus chypro-grecque que réellement
grecque ou imitée de modèles grecs, éliminant donc en partie le problème

38. Par ex., L. JEHASSE, Salamine de Chypre VIII. La céramique à vernis noir du rempart
méridional, de Boccard, Paris, 1978, p. 8 ; F. Burkhalter, «La céramique hellénistique
et romaine du sanctuaire d'Aphrodite à Amathonte», BCH, CXI (1987), pp. 354-355.
Pour l'époque hellénistique, J. GUNNEWEG, I. Perlman & J. Yellin, Provenience,
Typology and Chronology of Eastern Terra Sigillata, Qedem 17, Jerusalem (1983) ont
tendance à accorder une place prépondérante, peut-être exagérée, à Chypre dans les
productions céramiques de la Méditerranée orientale.

39. Tout comme, entre mille exemples contemporains, les filateurs turcs parviennent à
imposer sur les marchés, à moindre prix, leurs «imitations» de tricots Lacoste.

40. Dans ce cas précis des imitations de productions céramiques, c'est-à-dire un processus
qui ne touche que les besoins les plus simples et les plus quotidiens. On a vu plus haut
que le courant artistique orientalisant relève d'autres préoccupations.
66 J.-F. SALLES

puisque la question de l'hellénisation de Chypre est hors-sujet 41 — , des


lampes et figurines en terre cuite, des monnaies — c'est le phénomène
monétaire qui constitue un changement inspiré par l'hellénisme,
l'iconographie des monnayages restant orientale — , des sarcophages
anthropoïdes 42, de l'architecture et de la vie quotidienne. Plusieurs des
conclusions proposées par Va. sont certainement justes, mais les
contusions méthodologiques analysées plus haut invitent à considérer leur
formulation avec prudence. Le chapitre se termine par l'étude des anthro-
ponymes — métonomasies — et des croyances religieuses comme
témoins des interactions culturelles, mais point n'était besoin de si longs
développements pour montrer que cette «hellénisation» avait commencé
avant le temps d'Alexandre et qu'elle était limitée aux centres urbains
côtiers (pp. 143-144) : les communautés phéniciennes de Chypre aux Ve
et IVe s. avant J.C. le démontrent à l'envi.
Presque la moitié du chapitre de G.R.T. sur «Les Phéniciens et
la mort» (pp. 148-197) est consacrée au grand Moloch mangeur d'enfants
cher à Salammbô et à nos auteurs modernes de bandes dessinées. Face à
un débat animé et à une bibliographie où coexistent les études les plus
spécialisées 43 et des élucubrations, il faut savoir gré aux a. d'avoir
exposé les éléments du dossier avec clarté et impartialité. Telle n'était
pas la qualité majeure des auteurs classiques dont les témoignages
privilégiaient l'imagination ou la propagande, surtout anti-carthaginoise :
les écrits de Diodore de Sicile sur le sujet sont passés au crible et

41. Fabrications chypriotes ou fabrications phéniciennes, la question est aussi diffìcile


pour la sculpture que pour la céramique. Sur le caractère phénicien des sculptures
chypriotes, voir récemment A. HERMARY, Les Antiquités de Chypre. Sculptures, Musée
du Louvre, Département des Antiquités orientales, Editions RMN, 1989.

42. Œuvres de sculpteurs phéniciens selon Γα., ces sarcophages allient des influences
égyptiennes et grecques. A propos du développement rapide de ce nouveau type de
sarcophage, on ne peut s'empêcher d'évoquer «la diffusion quasi explosive des ateliers
athéniens dans toute la Méditerranée orientale, de la Béotie à la Phénicie et à Sidon»
après la loi de Démétrios de Phalère sur les sépultures à Athènes (vers 317-307 av. J.-C.) :
les artisans athéniens s'étaient alors répandus dans tout le bassin oriental de la
Méditerranée et avaient renouvelé l'art des stèles funéraires et des sarcophages,
C. WOLTERS, «Recherches sur les stèles hellénistiques de Thessalie», La Thessalie, Actes
de la Table Ronde 21-24 juillet 1975, Lyon, CMO Lyon-de Boccard, Paris, 1979, p. 87.
Sur les sarcophages anthropoïdes de Chypre, voir récemment V. Tatton-Brown, «Le
'sarcophage d'Amathonte'», dans A. HERMARY, Amathonte II. Testimonia 2 : la
sculpture, Coll. Etudes Chypriotes, Éditions ADPF, Paris, 1981, pp. 74-83.

43. Les a. insistent sur les données anthropologiques («Médecine et histoire») résumées
dans le tableau de la p. 189 : les résultats, en particulier l'âge des enfants incinérés,
semblent correspondre en tous points à la description banale de la mortalité infantile dans
une société «primitive».
LES PHÉNICIENS 67

renvoyés aux oubliettes de l'histoire. Il est probable que des sacrifices


d'enfants — et d'adultes — ont eu lieu, dans des circonstances
exceptionnelles et rares, comme dans d'autres civilisations ; les textes
bibliques condamnent ces pratiques qui, selon les 0., n'ont pas atteint la
Phénicie elle-même u. En fin de compte, les tophets ne sont que des
cimetières d'enfants morts-nés ou prématurément décédés, et
certainement pas les champs où Moloch glane sa moisson. Un point
m'intrigue, pourtant. Les a. suggèrent que «ce lieu périphérique est celui
des individus qui n'ont pas encore été intégrés dans la communauté» —
il y a très peu de sépultures d'enfants dans les cimetières phéniciens — ,
où sont «marginalisés» les petits enfants (pp. 190-191). Au-delà du
caractère central accordé aux premiers-nés par les textes bibliques, du
rôle salvateur des sacrifices de substitution révélés par les mêmes sources
et de l'importance de l'offrande qu'évoquent les stèles inscrites «mlk
baal» citées par les a., le lieu archéologique tophet paraît montrer une
pérennité dans sa localisation et son organisation (ou non-organisation)
interne, et dans la continuité des pratiques qui s'y déroulent, telle que je
serais enclin à y voir un lieu de réintégration de ceux qui pourraient être
exclus parce que morts à la naissance ou en bas âge, et non cette marge
où seraient rejetés les non-incorporés. Le christianisme n'a-t-il pas
cherché à «récupérer» par tous les moyens les enfants morts-nés pour les
baptiser et les faire entrer dans la communauté alors même que l'absence
de vie le leur interdisait 45 ? Et le rite du feu, expression d'une cohésion
sociale extrême lorsque des circonstances exceptionnelles exigeaient que
des adultes ou des enfants s'y soumettent, n'est-il pas le signe de cette
entrée forcée dans le corps social ? Mais peut-être extrapolé-je ...
Une leçon et un défi ressortent de ces pages sur la mort des
Phéniciens. La leçon est sévère pour les orientalistes : nous ignorons à
peu près tout des coutumes et croyances funéraires des Phéniciens
d'Orient. Certes, les documents archéologiques sont peu nombreux ;
mais leur exploitation est quasi-inexistante. Une fois de plus le défi vient
des colonies d'Occident, où l'étude des nécropoles révèle les
cloisonnements adultes/enfants, populations anonymes/aristocraties, et
surtout les diversités ethniques attestées par la variété des pratiques
funéraires : «Un trait de l'expansion phénicienne se dessine alors : elle

44. Le silence des textes ougaritiques dans ce domaine est éloquent.

45. M. VOVELLE, Mourir autrefois, Coll. Gallimard Archives, Paris, 1974, pp. 18-19.
D'un côté, tel bourgeois limousin «qui ne s'embarrasse pas de périphrases, se contente de
noter dans son journal : ce jour ma femme s'est blessée d' unfits»', de l'autre, l'auteur
rappelle «l'enfant mort à la naissance, que l'on réchauffe parfois aux cierges d'un
'sanctuaire de répit' pour en tirer le semblant de vie qui permettra de lui donner le
baptême». Et quand «Madame [...] accoucha d'une fille qui était morte il y avoit dix ou
douze jours; elle était quasi pourrie», «l'on fit chercher le curé de Versailles pour voir si
cette fille étoit en état d'être baptisée ...».
68 J.-F. SALLES

est le fait de groupes isolés qui, certes, ne s'ignorent pas, mais qui ont su
au hasard de leurs rencontres et pérégrinations conforter leur
indépendance et leur autonomie» (p. 160).
L'Univers s'achève par le récit de la fondation de Carthage
(pp. 198-238), née de la fuite d'Elissa, princesse tyrienne que Virgile
présente sous les traits de Didon. Des vestiges archéologiques
difficilement accessibles sous les ruines de la ville punique elle-même
recouverte par la cité romaine permettent d'entrevoir l'organisation de la
colonie phénicienne au cours des premiers siècles de son destin, ses
ports, ses cimetières, son tophet ; dès le VIIIe s. av. J.-C, son histoire est
étroitement mêlée à celle de la colonisation grecque. A partir du VIIe s.,
les rives du golfe de Byrsa ne suffisent plus aux habitants de Carthage, et
leur commerce, puis leurs colons s'ouvrent aux horizons de l'Espagne, de
l'Emilie, de la Sicile et de la Sardaigne ; le récit se clôt avec la bataille
d'Alalia, en 540 av. J.-C, premier affrontement entre Grecs et Phéniciens
d'Occident, au moment où l'histoire de Carthage s'affranchit des liens
avec la métropole tyrienne et devient simplement punique.
Les notes qui précèdent ne rendent compte que d'une partie
seulement des richesses de VUnivers, et la conclusion qui s'impose est le
nécessaire recours à l'ouvrage de G.R.T. : au-delà du plaisir de la lecture
et de l'importance des références bibliographiques et iconographiques, le
chercheur y trouvera toujours les éléments d'une vraie réflexion et d'une
synthèse apte à guider ses recherches. Aboutissement réussi du
renouveau de la «phénicologie» et des études puniques, l'ouvrage de
G.R.T. constitue la trame d'un nouveau projet d'exploration historique et
archéologique de V Univers phénicien.
Les appréciations générales qu'on peut porter sur l'ouvrage de
J.E sont moins positives. Derrière les conclusions historiques de Va. sur
l'hellénisation de la Phénicie à l'époque perse, il me semble qu'il existe
une thèse latente, que je résumerai brutalement en parodiant la formule
du général Custer, «Π n'y a de bon Phénicien qu'un Phénicien hellénisé».
Bien sûr, Va. n'exprime jamais une telle exagération, et le caractère
neutre des phénomènes d'interculturalité étudiés est toujours respecté :
l'expression «civilisation phénicienne enrichie par l'hellénisme» (p. 10)
est sans doute une facilité de plume et n'exprime aucune notion de
supériorité d'une culture sur l'autre, idée fermement rejetée p. 112. Et
pourtant, les choix de l'auteur paraissent bien impliquer cette latence. Il
est vrai que le thème de la thèse impliquait des choix et qu'il était
impossible de tout traiter ; mais la force d'une démonstration réside
souvent dans la facilité qu'elle offre de se critiquer elle-même, et dans les
ouvertures qu'elle laisse entrevoir afin de bien montrer qu'il ne s'agit que
d'une thèse et non d'une réalité achevée, surtout lorsqu'il s'agit de
l'histoire de l'Antiquité.
Un premier choix est d'ignorer les Phéniciens eux-mêmes, ou
de ne les apercevoir qu'à travers le seul prisme des Grecs. Toutes les
composantes locales de la culture phénicienne qui ne doivent rien aux
LES PHÉNICIENS 69

apports grecs et ne réagissent pas aux influences en provenance de


l'Ouest sont escamotées : céramiques locales (hors les importations et
«imitations») dont on mesure l'importance à travers les fouilles de Ras
el-Bassit par exemple, travail du bronze ou de la pierre, faïence,
bijouterie, pacotille d'inspirations égyptienne, assyrienne ou perse, etc;,
les exemples d'une culture phénicienne propre ne manquent pas 46. Les
Phéniciens, ou plutôt des Phéniciens, n'existent que dans leur relation
avec l'hellénisme, pas par eux-mêmes. Il est significatif, par exemple, de
relever les processus de diffusion des phénomènes d'acculturation selon
J.E. : après avoir rappelé «l'hellénisation de certaines couches de la
société» — dont les rois de Sidon, «sans doute imités par leur entourage
et aussi par les plus riches citoyens» 47 — , Va. conclut : «Sans doute les
dirigeants des autres cités phéniciennes ont-ils suivi la même évolution,
et la mutation culturelle de quelques individus éminents devait-elle
commencer à se répercuter dans l'ensemble du corps social» (pp. 160-
161). Le jugement réduit ainsi les phénomènes d'acculturation à la
formule cujus régis ejus artes, regrettable simplification de l'analyse
historique, comme si l'on voulait étudier la Réforme protestante à la
seule aune des princes allemands : les cours sont mieux connues que les
gueux, mais l'évolution d'une société échappe toujours au seul bon
plaisir des grands. L'a. rappelle enfin «que l'acculturation peut se
produire à la suite de simple diffusion» (p. 108) : on croyait pourtant le
diffusionnisme rangé au placard des outils historiques obsolètes.
Un deuxième choix est l'élimination des phénomènes de
contre-acculturation, c'est-à-dire de résistance à l'hellénisme : ils sont
rejetés à Γ avant-dernière ligne de la dernière page et déclarés hors-sujet
(p. 164). Malgré les intentions affichées sur la nécessité de dépasser le
concept
d' «intercommunication
d'acculturationouetd'interculturalité»
d'accéder à des (p.
notions
108), Γα.
«plus
rejette
adéquates»
tout ce
qui est interaction, réaction dans un sens et son contraire, et ne retient
que l'impact de l'hellénisme sur un monde phénicien conçu comme
inerte et passif. Les exemples de contre- acculturation ne manquent
pourtant pas : il est vrai qu'ils sont surtout chypriotes, puisque c'est dans
l'île qu'on peut le mieux comprendre les rapports complexes entre une

46. La comparaison des ouvrages de J.E. sur la Phénicie perse et d'E. Stem sur la
Palestine à la même époque {pp. cit.) est à cet égard révélatrice, même si la finalité des
deux contributions est différente.

47. Processus dû à la présence de Grecs lettrés en Phénicie selon J.E — lesquels ? La vie
de faste que Théopompe attribue à Straton, roi de Sidon (Athénée, ΧΠ, 531) est-elle
vraiment un modèle d'«hellénisation», ou ne faut-il pas y voir plutôt une copie des modes
de vie luxueux des cours orientales (Babylone, Sardes, Persépolis, etc.) malgré la
présence de danseuses, chanteuses et courtisanes grecques ? Le «grec» est à la mode et
fait partie de ce qu'on appellerait aujourd'hui le standing, pénétration culturelle
superficielle et significative.
70 J.-F. SALLES

culture grecque qui s'impose peu à peu et des populations locales


souvent fidèles à leurs rois et leurs dieux phéniciens.
Salomon Reinach donnait jadis une belle définition des
phénomènes d'acculturation, citée par G.R.T. (p. 20) : «On se figure volontiers
la marche d'une civilisation sur le modèle de celle d'une armée [...] ; elle
ressemble bien plutôt à celle de la mer envahissant une plage [...], par
ondes successives, avec un va-et-vient continuel qui donne naissance à
d'innombrables courants» : c'est sans doute ce va-et-vient chaleureux
entre Grecs et Phéniciens, souvent décrit par G.R.T., qui manque dans
l'ouvrage de J.E. et lui confère une distance et une froideur certaines.

Jean-François SALLES
UPR 309, Chypre et le Levant

* Je tiens à remercier les amis et collègues qui ont bien voulu relire ce manuscrit, en
corriger les erreurs de jugement et modérer les exagérations ; certains y retrouveront
quelques-unes de leurs formules, en témoignage de ma reconnaissance.

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