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L’AMBIVALENCE
DU TEMPS DE L’HISTOIRE
CHEZ
SAINT AUGUSTIN
Conférence Alhert-le-Grand, 1950

L’AMBIVALENCE
DU TEMPS DE L’HISTOIRE
CHEZ
SAINT AUGUSTIN

PAR

HENRI-IRÉNÉE MARROU

Professeur à la Sorbonne

I nst . d ’É tudes m édiévales L ibrairie J . V rin


831, av. Rockland 6, place de la Sorbonne
Montreal Paris
1950
NIHIL OBSTAT:

Marianopoli, die la mensis Octobris, 1950

Ludovicus-Maria Régis, O.P.

IMPRIMATUR

Marianopoli, die 2a mensis Octobris, 1950

Albertus Valois, vicarius generalis

Copyright, 1950

Par l’Institut d ’Études médiévales Albert-le-Grand

de l’Université de Montréal
LES CONFÉRENCES ALBERT-LE-ORAND

L’Institut d’Études médiévales Albert-le-Gi-and


de l’Université de Montréal (connu avant 1942 sons
le nom d’institut d’Études médiévales d’Ottawa)
célèbre chaque année la fête de son Patron par une
séance académique où un Maître de la pensée mé­
diévale expose l’un ou l’autre des thèmes qui peu­
vent intéresser les théologiens, les philosophes et
les historiens du moyen âge. Cette conférence pu­
blique a lieu, chaque année, à l’Université de
Montréal, vers le 15 novembre, date de la fête de
saint Albert,

Les conférences Albert-le-Grand ont déjà offert


au public, trois textes de toute première impor­
tance, dont voici les titres :

Conférence, 1947: Philosophie et Incarnation


selon saint Augustin, par Monsieur É t i e n n e G i l ­
s o n , docteur en philosophie, docteur ès lettres,
docteur en littérature, membre de l’Académie
française, professeur au Collège de France, direc­
teur des études au Pontifical Institute of Mediæval
Studies (Toronto).

Conférence, 1948: Nominalis77ie au XIV^ siècle,


par Monsieur P a u l V i g n a u x , agrégé de philoso-
phie de l’Université de France, directeur d’études
à l’École des Hautes Études (Paris).

Conférence, 1949 : IJOdys.sée de la métaphysique


par le T. R. P. L o u is -M a r ie R é g is , O.P., lecteur
en théologie (Le Saulchoir), docteur en philoso­
phie (Montréal), directeur de l’Institut d’Études
médiévales Albert-le-Grand.

A ces trois volumes déjà parus, nous sommes


heureux de pouvoir eu ajouter un quatrième, sous
le titre suivant :

Conférence, 1950 : L’ambivalence du temps de


Vhistoire chez saint Augustin, par Monsieur
H e n r i -I r é n é e M arro u , agrégé d’histoire et doc­
teur ès lettres de l’Université de France, profes­
seur à la Sorbonne.
L'ambivalence du temps de
Thistoire chez saint Augustin

—I

L’un des chantiers où la pensée chré­


tienne a déplo}"é son activité avec le plus
d’insistance et de pénétration, au cours
des dix ou quinze dernières années,
est certainement celui qu’on peut appe­
ler, sans préjuger de la rigueur du ternie,
la « philosophie de l’histoire » : quel est
le sens de l’histoire? Quelle est la signi­
fication, la valeur du pèlerinage, triom­
phal et douloureux, de l’humanité à tra ­
vers le temps?

1. On trouvera une bibliothèque assez complète dans l’un


des travaux les plus récents de la série : G. THILS^
Théologie des réalités terrestres, II. Théologie de l’His­
toire, Bruges-Paris, 1949, pp. 109-110.
8 L’AMBIVALENCE

A cette question, que l’homme contem­


porain, bouleversé par le caractère tra ­
gique des événements qu’il a vécus, se
pose avec une acuité nouvelle, bien des
philosophes chrétiens et des théologiens
ont été amenés à répondre, conduits no­
tamment par la nécessité de riposter au
double défi qu’adressent à la foi chré­
tienne les philosophies néo-païennes de
notre temps, les unes, comme le marxisme,
opposant au christianisme leur propre
explication de l’histoire; les autres, phi­
losophies de type existentialiste, niant
ce sens même et la possibilité de rendre
compte de l’intelligibilité du temps his­
torique.

C’est la loi même de la vie théologique :


l’Église, et par elle l’âme chrétienne,
sont normalement en possession paisible
de la vérité; elles en vivent, s’alimentent
à ses richesses, sans éprouver nécessai­
rement le besoin de les expliciter selon
tous leurs aspects. C’est l’erreur, l’héré­
sie, qui oblige à préciser la règle de la
DU TEMPS 9

foi, à en fournir avec une rigueur et une


conscience accrues la justification ration­
nelle ou révélée.

Cependant il est rare que le penseur


chrétien, ou pour parler en termes évan­
géliques « le scribe versé dans ce qui con­
cerne le Royaume des deux », soit réduit
à improviser une réponse polémique : « il
est comme un père de famille qui tire de
son trésor des choses nouvelles et des
choses anciennes, kaina kai palaia
(Matth., X III, 52) : les secteurs les plus
féconds de l’activité doctrinale sont ceux
où l’effort d’élaboration est intimement
associé à un effort parallèle pour redé­
couvrir le trésor inépuisable de la tradi­
tion. C’est pourquoi, en toute modestie,
l’historien peut oser proposer ses servi­
ces et collaborer, à son rang, au travail
commun : venant après tant d’autres,
j’apporterai ma contribution au problè­
me du sens chrétien de l’histoire en met­
tant en lumière quelques aspects, à mon
10 L’AMBIVALENCE

sens jusqu’ici trop négligés, de rensei­


gnement de saint Augustin.

Autorité de premier ordre, l’évêque


d’Hippone n’est pas simplement un té­
moin insigne de la tradition : l’Église n’a
jamais cessé de le compter au nombre de
ses plus grands docteurs, inter magistros
optimos, comme le proclamait le pape
saint Célestin dès le lendemain de sà
mort (Ep. XXI,, 2) ; quinze siècles après
cet événement, un autre pape. Pie XI,
a très justement célébré l’admiration
quasi universelle attachée à l’auteur de
la Cité de Dieu, qui a osé affronter hardi­
ment, à la lumière de la foi, l’ensemble
des problèmes posés par la considération
de l’histoire universelle (Encyclique Ad
salutem humani generis, 20 avril 1930).

Cet ordre de problèmes constitue en


effet un secteur privilégié où, plus encore
qu’en d’autres, la tâche qui s’impose à
la réflexion chrétienne contemporaine se
définit d’abord par le devoir de repren­
DU TEMPS 11

dre des valeurs déjà élaborées par la


tradition et plus ou moins oubliées ou
méconnues par la suite. Très tôt la pen­
sée chrétienne avait été amenée à pren­
dre conscience des implications histori­
ques du message révélé. Comment en effet
s’est présenté le Christianisme, l’Évan­
gile, sinon comme la « Bonne Nouvelle »,
l’annonce d’un ensemble d’événements
proprement historiques, au sens le plus
concret du mot, l’histoire du Verbe in­
carné, né à Bethléem de la Vierge Marie
au temps du roi Hérode, mort crucifié
à Jérusalem sous Ponce-Pilate, ressus­
cité le troisième jour, monté au ciel. . .
E t ce Jésus fils de Marie, ce personnage
si concrètement inséré dans le tissu de
l’histoire, était le Messie, prédit par les
l^rophètes, issu de la race des rois, an­
noncé aux patriarches : c’est toute l’his­
toire sainte du peuple d’Israël que, de
proche en proche, postule la vérité du
message évangélique, et plus haut encore
que la vocation d’Abraham, les révéla­
tions initiales sur les débuts de l’histoire,
12 L’AMBIVALENCE

la création de Piinivers puis de Phomnie


et la chute d’Adam. Enfin, autour de l’axe
central qu’est l’Incarnation s’ouvre d’au­
tre part, avec la Pentecôte, l’autre série
des siècles, l’âge de l’Église orienté
vers le Eetour triomphal du Christ
dans sa gloire, le Jugement final et la
consommation du temps.

Dès la première génération chrétienne


l’annonce de l’Évangile se heurtait, sur
le plan de l’histoire, à la résistance des
Juifs et des Hellènes; les premiers scan­
dalisés par la nouveauté de ce mystère
du salut, qui rendait caducs les privilè­
ges de l’ancienne Loi, les seconds recu­
lant devant la folie de cette religion d’un
Dieu éternel intervenant, après combien
de siècles, dans le temps. Très tôt la pen­
sée chrétienne avait dû, pour surmonter
ces difficultés, élaborer, à partir du donné
révélé, les éléments d’une doctrine pro­
prement chrétienne de l’histoire: le tra ­
vail s’amorce très nettement dès la plus
ancienne des Apologies, la « Prédication
DU TEMPS 13

de Pierre », Ke^^ygma Petrou, au début


du second siècle et ne cessera plus d’être
activement poussé. Au Ve siècle, saint
Augustin bénéficiait de tout ce patient et
fécond labeur et son génie propre put
parfaire l’œuvre si bien commencée et
amener la doctrine à son point de matu­
ration. La théologie chrétienne de l’his­
toire est, quant à ses principes, éla­
borée avec la Cité de Dieu et le moyen
âge n’eut qu’à assimiler, et à intégrer
dans la perspective de ses vastes syn­
thèses, l’essentiel de l’enseignement du
grand docteur africain. J ’aurai l’occa­
sion de souligner plus loin, à propos du
point précis qui fera l’objet de notre
examen, la remarquable convergence en­
tre l’enseignement de saint Augustin et
celui de la Somme de Théologie ; on pour­
rait étendre l’enquête à bien d’autres as­
pects de la théorie augustinienne de
l’histoire : il serait facile de montrer
qu’elle a pu, sans effort, être recueillie et
élaborée à nouveau par le thomisme.
14 L’AMBIVALENCE

Cette doctrine, le moyen âge ne Fa pas


seulement assimilée sur le plan scientifi­
que, il en a vécu et Fa si bien enracinée
dans la tradition, que ses grandes lignes,
ses thèses fondamentales sont entrées
dans le patrimoine commun de la culture
européenne, dans cet ensemble d’habitu­
des mentales, de cadres de pensée qui
aux yeux de l’historien ou de l’ethnologue
définissent la mentalité des hommes de
l’Occident moderne. Influence si profonde
et si durable qu’il a fallu attendre
Nietzsche avant de rencontrer une pensée
devenue assez déchristianisée pour se
laisser de nouveau tenter par la doctrine
du « retour éternel » et la négation dé­
sespérée de l’histoire qu’elle implique,
doctrine qui avait jadis dominé la men­
talité païenne antique et contre laquelle
saint Augustin avait opposé une argu­
mentation sévère, essentiellement ap­
puyée sur la révélation (Cité de Dieu,
X II, 10-20).
DU TEMPS 15

Jusqu’à Nietzsche, toute la pensée occi­


dentale a vécu, en ce qui concerne l’his­
toire, sur des schèmes chrétiens : telle
qu’elle s’est développée, surtout à partir
de Condorcet et de Hegel, la « philosophie
de l’histoire » apparaît comme une trans­
position sur le plan naturel des concepts
de base hérités de la théologie chrétienne,
tel que le moyen âge l’avait héritée de
saint Augustin: il paraît inutile de dé­
crire à nouveau ce curieux processus de
profanation et de dépossession Peut-
être toutefois n’est-il pas inutile de sou­
ligner au passage que par un tel glisse­
ment de la théologie à la philosophie et
en perdant, comme elle le fit, l’appui so­
lide d’une origine, d’une animation et
d’une fin transcendantes, la notion d’une
signification de l’histoire de l’humanité
considérée dans son ensemble perdait

2. Voir par exemple E. GILSON, L ’esprit de la philosophie


médiévale, 2e éd., (Études de philosophie médiévale,
XXXIII), Paris, 1944, pp. 370-376; M. CARROUGES,
La mystique du surhomme, Paris, 1939.
16 L’AMBIVALENCE

beaucoup de sa cohérence et pour tout


dire de son intelligibilité: c’était là le
jugement cVun observateur aussi perspi-
cace que Wilhelm Dilthe}' jugement
d’autant moins suspect que cet historien
ne prétendait en le portant qu’apprécier
la structure interne de ces doctrines, et
non leur vérité.

En présence du problème du sens de


l’histoire, la tâche essentielle de la pensée
chrétienne va donc consister à revendi­
quer pour siennes toutes ces notions ^uil-
garisées ou oubliées. En face des philoso­
phies de l’absurde, qui reprennent à leur
compte, de notre temps, l’amer lyrisme
du pessimisme antique, nous opposerons
fermement un dogmatisme optimiste :
oui, l’histoire a bien un sens, et une orien­
tation vers le bien, le bonheur, le salut.

3. Le lecteur de langue française trouvera une bonne


analyse de la pensée de Dilthey sur ce point dans la
thèse complémentaire de R. ARON, Essai sur la théorie
de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine, Paris, 1938.
DU TEMPS 17

Mais en même temps nous dénoncerons


ce que renferment d’illusion les philoso­
phies de l’histoire de type néo-hégélien,
comme le marxisme, en rétablissant, par
delà leurs déformations, la signification
première de leurs concepts fondamen­
taux.

Parmi ces notions, celle qui joue un


rôle central et qui doit être l’objet de
notre examen le plus minutieux est sans
conteste celle de progrès. Que ce soit là
une idée d’origine chrétienne, théologi­
que, révélée, la chose, me semble-t-il, n’a
plus besoin d’être démontrée. Il serait
cependant très instructif de retracer les
étapes successives de ce processus de sé­
cularisation qui, des docteurs médiévaux
à Pascal, de Pascal à Voltaire, de Con­
dorcet à Hegel puis à Marx, a successi­
vement fait passer l’idée d’une croissance
spirituelle de l’humanité à celle de ses
connaissances, puis de ses techniques,^
etc.; une telle analyse servirait à mon­
trer comment, à chacune de ces étapes,
18 L’AMBIVALENCE

ridée a perdu quelque chose de son con­


tenu réel et de sa vérité; niais ce n’est
pas le lieu ici d’entreprendi’e cette étude :
un exposé trop rapide rendrait la criti­
que par trop superficielle; on se conten­
tera donc de présenter simplement quel
doit être le point d’aboutissement du
redressement nécessaire et quelle peut
être la notion chrétienne, authentique, de
jirogrès.

Oui, disions-nous, l’histoire a un sens :


le pèlerinage suivi par l’humanité à tra ­
vers la durée peut être représenté par
une trajectoire unique et cette marche
est ascendante. Elle s’avance, de siècle
en siècle et de génération en génération,
vers un but, qu’elle est assurée d’attein­
dre, et cette fin est un « mieux ». Il ne
s’agit de rien autre que de la réalisation
d’un dessein grandiose, voulu par Dieu
pour sa création, réalisation compromise
par le Péché et assurée à nouveau, et de
façon plus merveilleuse, i:)ar l’interven­
tion du Verbe incarné dans le tissu même
DU TEMPS 19

de Phistoire, par Pœuvre de la Kédemp-


tion.

C’est là pour le chrétien l’objet de sa


foi, une certitude d’ordre proprement
révélé : rien n’est plus remarquable que
l’insistance avec laquelle saint Paul sou­
ligne le caractère grandiose et surnaturel
de cette connaissance par laquelle nous
avons part désormais au secret même de
la volonté du Tout-Puissant: il s’agit là
« du mystère jadis caché aux siècles et
aux générations et maintenant révélé
par Dieu à ses saints » (Col., I, 26; et de
même: Rom., XVI, 26; I Cor., II, 7 ou
Eph., I. 9). E t ce but, ce résultat de l’his­
toire, ce sera « de rassembler, de réunir
comme sous un seul chef, anafcep/iaZaio-
sasthai, toutes choses dans le Christ»
(Eph., I, 10), « de tout réconcilier en lui,
en faisant la paix par le sang de sa
croix» (Col., I, 20) : «et ce sera la Fin,
quand le Christ remettra le règne à Dieu
le P ère,. . . afin que Dieu soit tout en
tous » (I Cor., XV, 24-28).
20 L’AMBIVALENCE

Tel est le sens révélé de l’histoire, telle


est la vérité massive à la lumière de
laquelle la pensée chrétienne cherche à
porter un jugement aussi précis que pos­
sible sur les différentes étapes du devenir
de l’humanité ; de part et d’autre de
l’événement central de l’Incarnation, qui
explique tout l’ensemble, elle aperçoit
comme un diptyque; l’histoire d’avant le
Christ : le Péché et ses ravages, la lente
maturation des siècles et de la prépara­
tion du salut ; l’histoire d’après le Christ :
celle qui s’étend de l’Ascension et de la
Pentecôte à son retour triomphal.

Comme il est naturel, c’est à l’examen


de la première qu’on s’est d’abord atta­
ché: de saint Paul à saint Augustin, les
auteurs inspirés du Nouveau Testament
et les anciens Pères en ont fait l’objet
privilégié de leur réflexion. Je n’insiste­
rai donc pas là-dessus; aussi bien ce qui
fait surtout problème pour nous, moder­
nes, ce qui nous importe avant tout, est-ce
DU TEMPS 21

la signification des siècles d’après le


Christ.

Si le salut a été assuré, en une fois,


cphapaæ (Rom., VI, 10), sur la Croix du
Calvaire, si l’événement décisif est ac­
quis, pourquoi l’histoire continue-t-elle
encore? Quand donc le retour annoncé
du Seigneur viendra-t-il la consommer?
On sait, et notamment par la Première
aux Thessalonieiens, avec quelle acuité
pathétique la question s’est posée à la
première génération chrétienne, dès que
ce retard de la Parousie devint percepti­
ble : après vingt siècles, elle a, s’il se peut,
acquis plus de portée encore.

Mais là aussi l’assistance divine a


pourvu aux besoins de son peuple et la
pensée chrétienne dispose de la lumière
dont elle peut avoir besoin. De saint
Paul à VApocalypse (VI, 11), sans ou­
blier la fecunda Petri (III, 9), la Parole
de Dieu nous révèle aussi cet aspect du
secret de l’histoire. Les siècles d’après le
22 L’AMBIVALENCE

Christ constituent proprement le temps


de PÉglise : le retard de la parousie est
très exactement mesuré par le délai né­
cessaire au recrutement de l’Église ;
l’histoire s’arrêtera, parvenue à son ter­
me, quand le nombre des saints sera au
complet; j ’oserai préciser: quand le der­
nier en date des saints de l’Église univer­
selle aura achevé, sur cette terre, sa
croissance spirituelle.

Comme l’exprime avec netteté saint


Augustin, dans le prolongement des
textes du Nouveau Testament que je
viens de rappeler : « si le Juge retarde
notre salut, c’est par amour et non par
indifférence, à dessein et non par impuis­
sance ; il pourrait, s’il le voulait, survenir
à l’instant même, mais il attend que le
nombre de tous les nôtres puisse être
complété jusqu’au dernier », ut numerus
omnium nostrum usque in finem possit
impleri (Enarr. in Ps. XXXIV^ II, 9).
Ou encore saint Grégoire le Grand, fidèle
héritier de la tradition augustinienne.
DU TEMPS 23

dans son exégèse de la parabole de saint


Matthieu, XX, 1-16, « la Vigne du Sei­
gneur, c’est l’Église universelle qui con­
tient autant de plants qu’elle aura pro­
duit de saints depuis Abel le Juste
jusqu’au dernier des élus qui naîtra à la
fin du inonde » (Horn, in Evang., 1 ,19,1).
N’insistons pas trop, toutefois, sur cet
aspect numérique ; sans doute, l’Église se
compose en dernière analyse d’âmes indi­
viduelles et c’est « un à un », « prédestiné
par prédestiné » que se compose peu à
peu la Jérusalem céleste, mais l’unité de
l’Église est d’ordre organique et non pas
simplement statistique. On sait que, de
toutes les images bibliques, saint Augus­
tin a retenu avec prédilection celle de la
« cité » de Dieu et dans cette notion de
cité, c’est tout l’iiéritage de la Kome
classique, mère du Droit qu’il retrouve
inconsciemment : l’existence même de la
Cité de Dieu, nous dit-il, suppose que la
vie des saints est une vie communautaire,
socialis vita sanctorum (Cité de Dieu,
XIX, 5,1).
24 L’AMBIVALENCE

Mieux encore, saint Augustin est un


trop fidèle interprète de la pensée de
saint Paul pour ne pas insister par ail­
leurs sur une autre image, plus organique
encore, et peut-être plus directement ré­
vélée: celle du Corps mystique, L’Église
lui apparaît, avec tous ses membres et
dans l’unité de son corps, comme un seul
homme qui serait répandu dans l’univers
entier et croîtrait peu à peu avec le cours
du temps, tanquam in uno quodam Im­
mine diÿuso toto ort)e terraruan, et suc-
creseente per volumAna sœeulorum.
(Enarr. in Ps. CXVIII, XVI, 6). L’his­
toire des temps chrétiens nous fait donc
assister à l’édification progressive de la
Cité de Dieu, à la croissance, à la lente
maturation du Corps mystique du Christ
qui grandit peu à peu jusqu’à la stature
de l’homme adulte . . .

Il faudrait maintenant, pour mettre


en pleine lumière toute la richesse d’une
telle doctrine faire comprendre le carac­
tère paradoxal et mystérieux de ces
DU TEMPS 25

temps chrétiens: nous méditerions par


exemple sur l’ambiguïté féconde du mot
grec parousia: entre les deux «avène­
ments » du Christ, celui de sa vie terres­
tre et celui du Jugement dernier, sa
« présence » ne cesse de se manifester
dans la vie de l’Église; le Koyaume de
Dieu dont nous souhaitons, dont nous de­
mandons l’avènement est, d’une certaine
mesure, inchoative, déjà inauguré « p ar­
mi nous » ; les temps de l’Église sont déjà
messianiques, et le présent que nous y
vivons en retire une saveur eschatologi-
que . . . Mais on ne peut tout dire en quel­
ques mots : il m’aura suffi d’avoir approxi­
mativement remis en lumière quelle est,
dans une perspective chrétiemie, la vraie
portée de la notion de « progrès ».

II —

Ce qui est révélé, ce qui pour le chré­


tien est un donné, une certitude, objet
26 L’AMBIVALENCE

de foi autant que d’espérance, c’est le


progrès spirituel de l’humanité. Ce qui
d’âge en âge, grandit, mûrit, s’approche
insensiblement de son achèvement c’est
l’Église, la Jérusalem céleste. Si saint
Augustin nous imdte à nous représenter
l’ensemble de la destinée du genre hu­
main comme analogue à celle d’un seul
homme qui s’instruirait, s’éduquerait de
degré en degré au cours des siècles, c’est,
la précision est capitale, en le considérant
sous l’angle du peuple de Dieu : sicut
autem unius hominis, quod ad Dei popu­
lum pertinet, recta eruditio per quosdam
articulos temporum ta7nquam œtatum
profecit accessibus (Cité de Dieu, X, 14).

L’intelligibilité de l’histoire dépend en


effet du choix correct du point de vue
selon lequel on l’ordonnera : sur la scène
du monde se déroule un drame aux ac­
teurs innombrables et aux péripéties
multiples ; leurs actes, leurs gestes, leurs
jiaroles ne donneront qu’une impression
confuse, celle du grouillement confus
DU TEMPS 27

d’une multitude désordonnée, tant qu’on


ne se placera pas, pour contempler cette
scène, au point de vue en fonction duquel
elle a été conçue, — le point de vue de
Dieu.

D’où l’erreur fatale des pliilosopMes


modernes qui ont cru pouvoir interpréter
l’histoire du point de vue temporel, ter­
restre, — au niveau de la terre. Point de
vue déformant, celui d’un figurant qui
n’a de la scène que la vue oblique qu’on
peut avoir appuyé à un montant du dé­
cor . . . Il ne faut pas confondre la vraie
notion de progrès avec les contre-sens
successifs qu’on a fait sur elle, et cela à
partir du moyen âge (on a pu se deman­
der si l’idée médiévale de chrétienté
n’impliquait pas je ne sais quelle infil­
tration de la vieille conception judaïque
d’un messianisme temporel) ; en particu­
lier, il faut repousser avec force l’assimi­
lation injustifiée que la pensée, je devrais
dire la sensibilité moderne, opère entre
ce progTès spirituel et le progrès techni­
28 L’AMBIVALENCE

que des connaissances, des institutions et


des industries liumaines.

Ce progrès-là n’a pas été ignoré par


la pensée chrétienne la plus tradition­
nelle: le moyen âge en a reçu la notion
de l’antiquité : saint Thomas par exemple
(In III Bent., dist. 25, qu. 2, a. 2, qua. I)
la ti^ouvait chez Aristote (Elencli., 33,
183bl7), mais c’était là un bien commun:
l’Épicurisme lui-même ne l’a pas igno­
ré bien que ce soit de toutes les philo­
sophies antiques la moins désireuse d’ac­
corder une valeur positwe à l’histoire.
Saint Augustin tout naturellement enre­
gistre dans sa vision du passé humain ce
qu’il peut connaître ou imaginer en fait
de progrès technique (Cité de Dieu,
X V III, 3; 6; 8; 12; 13; 22; 24, etc.), mais
le fait est remarquable, jamais il n’as-

4. Cf. à ce sujet l ’étude classique de L. ROBIN, Sur la


conception épicurienne du Progrès dans La pensée hellé­
nique, Paris, 1942, pp. 525-552 (réimpr, de la Revue de
métaphysique et de morale, XXIII (1916), pp. 697 sq.).
DU TEMPS 2»

socie cette notion à celle du progrès pro­


prement dit, celui de la Cité de Dieu.
Cela est d’un autre ordre.

Dans la perspective où nous place saint


Augustin, l’histoire de l’humanité n’est
directement intelligible qu’en tant qu’his-
toire sainte : c’est le Corps m^^stique du
Christ qui en constitue le sujet; son his­
toire est la véritable histoire : l’humanité
se définit comme l’organisme destiné à
enfanter la société des saints et non com­
me une machine à fabriquer des empires,
des civilisations, des cités terrestres. Il
faut appliquer à l’ensemble de l’histoire
la comparaison longuement développée
et appliquée par saint Augustin à l’his­
toire terrestre du Christ : Architectus
œdificat per machinas transituras domum
mansuram... (Serm. CCCLXII, 7).
« L’architecte utilise des échafaudages
provisoires pour construire une demeure
destinée à durer » ; de même, toutes les
œuvres des hommes sur la terre appa­
raissent comme des instruments tempo-
30 L’AMBIA^\LENCE

paires, machinamenta temporalia (tous


les royaumes de cette terre, toutes nos
civilisations sont des choses mortelles :
saint Augustin aime à le répéter, ainsi
Serm. CV^ 11), — au moyen desquels
s’édifie illud quod manet in œternum...

Naturellement cette vérité centrale,


cette vérité première, n’ôte pas toute
réalité, toute causalité propre à ces ins­
truments, à ces machinamenta^ qui, con­
sidérés dans leur nature propre et dans
leur rôle de fins subordonnées, ont leur
valeur à eux. Saint Augustin s’est expri­
mé avec netteté là-dessus : en même temps
qu’il affime à nouveau que la « cité ter­
restre » n’est pas éternelle, ne saurait
prétendre à posséder le souverain bien,
il précise que pourtant, « dès ici-bas, elle
possède son bien à elle », terrena porro
civitas^ quæ sempiterna non erit. . . hic
hahet honum suum. Il serait faux de
soutenir que les biens qu’elle désire ne
sont pas des biens, non autem recte
DU TEMPS 31

dicuntur ea hona non esse quœ concupiscit


haec civitas (Cité de Dieu, XV, 4).

Bien entendu il doit exister un rapport


entre ces biens relatifs et le Bien incom­
parablement plus élevé de la Cité de
Dieu; il n’est pas interdit de penser que
le progrès temporel, y compris le progrès
technique, puisse être ordonné comme le
moyen à sa tin, et par là participer à
son niveau d’être au progrès spirituel;
déterminer ce rapport, cette participa­
tion est une des tâches que doit se tracer
la })ensée chrétienne sur l’histoire. Mais
les solutions qui pourront être proposées
ne seront que des hypothèses, leur certi­
tude ne pourra qu’être relative et ne sau­
rait être du même ordre que la certitude
révélée que la théologie de l’histoire pos­
sède sur l’essentiel du problème du temps.
32 L’AMBIVALENCE

— III —
U

Ainsi, au prix du redressement que


nous venons de définir, la vision cliré-
tienne de FHistoire réintègre sans effort
cette notion fondamentale de Progrès où
s’incarne l’optimisme des modernes : il
est bien vrai que le temps de l’Histoire
est vecteur d’espérance ; orienté vers une
consommation heureuse, c’est le moyen
de la réalisation d’un mieux. Mais s’en
tenir là comme l’ont fait la plupart des
philosophies profanes de l’histoire anté­
rieures à Nietzsche serait aussi superfi­
ciel que naïf.

Comment pourrions-nous fermer les


yeux sur ce qu’on pourrait appeler l’as­
pect sinistre de l’histoire? Elle n’est pas
qu’une série d’heureuses réussites, de pas
en avant sur la voie du triomphe: qui
peut oublier de quel prix sont payées ses
conquêtes? Tant de sang versé, de souf-
DU TEMPS 33

fraiices et d’horreurs. Il fallait aux phi­


losophies issues de VAufklàrung une belle
dose d’aveuglement pour oublier tout ce
l^assif.

La pensée de saint Augustin s’épargne


une pareille illusion : son optimisme sur­
naturel s’accompagne d’une vision réalis­
te de l’histoire; il retrouve, en l’insérant
dans une perspective nouvelle, toute
l’amère expérience de la sagesse antique :
appréciée suivant sa composante propre­
ment terrestre, l’histoire humaine lui
apparaît comme une longue suite de mal­
heurs, séries hujus calamitatis^catalogue
monotone d’empires caducs, œuvres de la
« volonté de puissance », libido dominan­
di, où l’homme, en proie à l’erreur et au
péché, s’égare à la poursuite de biens qui
ne sont pas le Souverain Bien: d’où la
guerre, l’esclavage et la mort (Cité de
Dieu, X III, 14; XV, 4; XVIII, 49).

On rappelle volontiers, en face de ce


tableau si sombre, que saint Augustin
34 L’A :\I BIVALENCE

écrivait la Cité de Dieu entre 410 et 430,


— entre la prise de Rome par les Gotlis
et le siège d’Hippone par les Vandales;
mais nous, qui vivons en un temps qui
n’est pas moins prodigue en catastroplies,
ne pouvons guère l’accuser d’un pessimis­
me excessif. Aussi bien faut-il mesurer
qu’il s’agit là d’un jugement valable pour
tous les temps : l’invasion barbare et la
guerre extérieure ne sont pas les sources
exclusives de l’oppression et du malheur ;
des périodes « calmes », comme le Haut-
Empire romain ou l’Europe libérale du
XIXe siècle, ont connu elles aussi, des
misères et des injustices pour le moins
aussi atroces.

D’autre part, il n’y a pas deux histoi­


res : l’histoire spirituelle de l’humanité,
celle de la croissance progressive de la
Cité de Dieu se déroule dans la même
durée, douloureuse et déchirée, que celle
de l’histoire profane; l’Église se fraie
péniblement son chemin à travers « les
aiguillons de la crainte, les tourments de
UU TEMPS 85

la douleur, les peines du labeur et les


périls de la tentation » : pour elle, comme
pour tous les hommes, le temps de l’his­
toire est en vérité « le siècle pervers et
les jours mauvais» (Cité de Dieu,
49) ; son histoire propre est, elle
aussi, rythmée par des épisodes sanglants
ou amers, par les persécutions et les hé­
résies (Ihld., X Y IIl, 50-51).

Cette seconde catégorie d’épreuves


n’est pas moins terrible que la première
et sa gravité réside précisément dans le
fait que l’hérésie n’est pas comme la per­
sécution le fait des ennemis du dehors :
c’est du sein même de l’Église qu’elle
surgit, manifestant ainsi combien sont
intimement, indissolublement associés les
deux aspects, lumineux et sinistre, de
l ’histoire et du temps.

On ne peut se contenter de traiter l’un


comme une simple condition d’apparition
de l’autre, un moyen exigé par la fin : une
conclusion optimiste sur la vue d’ensem­
36 L’AMBIVALENCE

ble de Fhistoire n’anéantit pas, liélas ! la


dure réalité des éléments douloureux
dont se nourrit le pessimisme ; qu’au sens
ultime tout soit grâce, tout conspirant au
bien des élus, etiam peccata, même le pé­
ché, même le mal, ne doit pas nous ame­
ner à nier la terrible réalité du mal et
du péché, présents à toutes les étapes et
dans toutes les manifestations de l’his­
toire du genre humain. Un bilan réaliste
est bien obligé d’enregistrer cette omni­
présence du mal : que de fois l’historien
doit-il constater la victoire des pervers,
l’agression victorieuse, l’usurpation con­
firmée, le bon droit humilié, l’échec des
entreprises les plus généreuses ; l’histoire
est comme un cimetière de civilisations
fauchées en plein essor, de promesses non
tenues. La gloire, la réelle splendeur des
réalisations positives de la même his­
toire ne doivent pas projeter dans l’ou­
bli la contrepartie négative qu’elles im­
pliquent: l’œuvre féconde d’une grande
révolution justifie trop facilement dans
la mémoire des hommes la période de des-
DU TEMPS 37

triiction et de terreur par laquelle elle


s’est ouverte; les reconstructions ne doi­
vent pas faire oublier l’horreur des rui­
nes; il y a quelque chose d’irrévocable
dans le mal consommé: les renaissances
les plus brillantes ne peuvent pas faire
qu’avant elles quelque chose de réel et
de grand ne soit descendu pour jamais au
tombeau.. .

Oui, en vérité, l’histoire se présente à


la réflexion du philosophe ou du théolo­
gien qui cherche à en rendre raison com­
me le Janus de la mythologie romaine
avec un double visage, l’un sinistre, l’au­
tre riant, tourné l’un vers le Bien et
l’épanouissement de l’être, l’autre vers le
Mal, la dissolution, la destruction, le non-
être : historia anceps^ bifrons. C’est pour­
quoi saint Augustin s’est plu à la décrire
comme un drame grandiose, où s’affron­
tent, du premier au dernier jour, les deux
personnages collectifs que sont d’une part
la Cité de Dieu et de l’autre l’ensemble
38 L ’A:\r Kl V A LEN C E

des forces adverses, cité du mal, cité du


diable.

Je ne veux pas m’engager ici dans la


difficile analyse de cette féconde anti­
thèse, qui demeure, on le sait, l’ime des
tâches les plus redoutables de l’interpré­
tation de la pensée augustinienne : le
grand docteur pose en quelque sorte dans
l’abstrait, de façon idéale la notion de
ces deux cités, quas ctiani « mystice »
appellamus civitates duas... (Cité de
Dieu, XV, 1) ; l’usage qu’il en fait dans
ses applications empiriques utilise toutes
les ressources, mais aussi les dangers
d’équivoque, de la logique de la partici­
pation: si l’identification de la Cité de
Dieu avec l’Église ne fait pas difficulté
à qui possède une théologie correcte de
l’Église visible l’interprétation de ce

5. On se référera en particulier aux précisions impor­


tantes fournies par Mgr Ch. JOURNET sur l ’apparte­
nance visible et l ’appartenance invisible à l’Église, ainsi
dans la Revue Thomiste, XLIX (1949), p. 170, n. 2.
DU TEMPS 39

que saint Augustin appelle couramment


la cité terrestre, civitas terrena, demande
beaucoup plus de précautions : tantôt il
l’identifie sans plus à la cité du mal, tan­
tôt il la présente comme le cbamp clos où
s’affrontent les deux héros de son histoire,
comme deux lutteurs aux membres inex­
tricablement mêlés.

Mais peu importent ici ces difficultés :


je ne veux retenir que le fait de base:
l’explication de l’histoire, suppose pour
saint Augustin la reconnaissance de cette
dualité essentielle dans l’ordce des va­
leurs. C’est là un point fondamental, qui
s’impose avec évidence à tout lecteur;
chose curieuse, les commentateurs et in­
terprètes modernes paraissent souvent
gênés pour constater, comme si le fait
d’admettre deux principes d’explication
était pour une pensée un caractère d’im­
perfection, d’inachèvement : certains, re­
nouvelant les calomnies d’un Julien
d’Eclane, voient dans cette prise de posi-
40 L’xVMBIVALENCE

tion je ne sais quelle influence secrète


d’un nianicliéisine rémanent : comme si
toute dualité empiriquement constatée
impliquait, métapliysiquement et théolo­
giquement, le Dualisme : à ce compte,
saint Paul lui-même serait déjà mani­
chéen !

Loin d’essayer d’édulcorer cette doctri­


ne, il faut la prendre en son sens le plus
plein, le plus profond: saint Augustin
nous enseigne à reconnaître, non seule­
ment dans les événements de l’histoire,
mais dans l’essence même du temps vécu,
cette ambivalence fondamentale. Quelle
est en effet la signification du temps? A
l’époque qui n’est pas si loin de nous, où
l’orgueil des modernes ne pouvait conce­
voir de plus bel éloge pour la pensée d’un
Ancien que d’en faire le précurseur de
quelque théorie contemporaine, il s’était
trouvé un admirateur de saint Augustin
pour louer celui-ci d’avoir pressenti
DU TEMPS 41

quelque chose de la durée bergsoiiieniie


cette notion d’un temps comme soulevé
par un élan créateur, où tout serait in­
vention, jaillissement, épanouissement
des virtualités de l’être.

Sans doute, il est bien certain que par


tout un aspect de sa réalité, l’histoire
(en tant qu’«histoire sainte») apparaît
aux yeux de saint Augustin comme ten­
due vers un futur plein de promesses :
elle est cette histoire tissée d’espérance
que vivent des « hommes de désirs », car
l’Église d’après l’Ascension n’est pas
moins portée par l’attente que ne l’étaient
les Prophètes d’Israël (Enarr. in Ps.
CXVIII, XX, 1). Mais l’analogie, pour
être réelle, demeure limitée et, à trop

6. Je fais allusion à la communication de R. BOL'RGAREL


à la Société d’études philosophitiues du Sud-Est de la
France, le 16 mars 1931, critiquée par le P. J. MARÉ­
CHAL dans sa Lettre sur le problème du temps chez
saint Augustin, dans Mélanges Joseph Maréchal, t. I,
Oeuvres, Bruxelles-Paris, 1950, pp. 261-264 (réimpr. de
Les Études philosophiques, t. V, 1931, pp. 12 sq.).
42 L’AMBIVALENCE

insister sur elle, on mutilait et déformait


gravement Penseignement de saint Au­
gustin.

On ne pourrait sans paradoxe faire de


lui un philosoptie du devenir : Pliistorien
doit résister à la tentation de l’anachro­
nisme pittoresque. Souvenons-nous que
saint Augustin est un homme de l’anti­
quité, et très précisément un penseur
nourri de la tradition platonicienne: sa
philosophie est une philosophie de l’être,
disons-mieux de l’essence : l’être pour
lui, l’être véritablement être, qui summe
est, ne peut être que l’Éternel. Permanen­
ce, immutabilité, voilà son attribut carac­
téristique, suprême. Aux yeux d’une telle
philosophie, le temps ne pouvait apparaî­
tre comme le porteur nécessaire de va­
leurs uniquement positives; il est aussi.

7. Cf. les analyses d’E. GILSON dans L ’Être et l’essence,


Paris, V'rin, 1948, ou dans Being and some philosophers,
Toronto, Pontifical Institute of Mediæval Studies, 1949.
DU TEMPS 43

et peut-être faut-il dire surtout, le con­


traire.

Dans une philosophie de l’essence, le


temps apparaît toujours un peu comme
un scandale. Le temps, c’est cette chose
fluide, insaisissable, où l’être n’intervient
que dans l’instant insaisissable, ce pré­
sent mystérieux qui est comme écrasé
entre un passé irrévocablement englouti
et un futur sur lequel nous ne pouvons
pas encore tabler. Pour Être, de ce qui
s’appelle véritablement, pleinement Être,
x^ere, summe esse, il faut être affranchi du
temps, — ou du moins de la durée telle
que l’éprouve la nature présente de l’hom­
me pécheur : tout ce qui est inséré dans
le temps historique n’est pas, au sens plé­
nier du mot : « tout cela est comme em­
porté par l’instant qui s’envole, les choses
s’écoulent comme le flot d’un torrent,
momentis transvolantibus euncta rapiun­
tur, torrens rerum fluit ; non, nos jours
ne sont pas: les voici qui s’éloignent
4à L’AMBIVALENCE

presque avant même que d’être venus »


fîJnarr. in Ps. XXXVIII, 7).

I^ensé dans un tel climat ontologique,


le temps nous apparaît beaucoup moins
chargé des promesses que lui confie vo­
lontiers l’optimisme moderne qu’affecté
de coefficients négatifs : l’impermanence
se relie tout naturellement, dans la pen­
sée de saint Augustin, à la souffrance, à
la dégradation et à la dissolution de
l’être, à l’échec, au péché, au vieillisse­
ment et à la mort (IMd., 9).
Comme tout cela nous mène loin et de
la durée d’un Bergson et de l’idée plus
naïve que la sensibilité moderne, extra­
polant avec confiance l’expérience de
l’évolution technique se fait du temps
comme « facteur de progrès » ! Il faut
réagir contre la surprise et le scandale
que nous cause une telle manière de voir :
je suis étonné de constater combien cet
aspect de la pensée augustinienne, si vi­
goureusement et si fréquemment affirmé,
DU TEMPS 45

a été soit négligé, soit curieusement mini­


misé par ses commentateurs récents

C’est ici qu’apparaît la fécondité de la


recherche historique qui, nous arrachant
au cercle fermé de nos concepts familiers
et de nos imaginations routinières, nous
force à nous interroger, à confesser nos
lacunes. Ici, la notion précieuse à retrou­
ver est celle de yielllisseinent : saint Au­
gustin ne s’étonne pas de lire en son
Psautier (sa vieille traduction latine re­
flétait fidèlement un contresens jadis
commis par les Septante) : Ecce veteres
posuisti dies meos. « Voici que tu as placé
mes jours dans le vieillissement » (Enarr.
in Ps. XXXVIII, 9, ad 6), car à ses yeux

8. Voir par exemple J. GUITTON, Le temps et l’éternité


chez Plotin et saint Augustin, Paris, 1933, pp. 326-331.
J’excepte de cette critique le P. M. PONTET qui, le
premier à ma connaissance, a su attirer l ’attention sur
l ’aspect que nous analysons ici de la doctrine augusti-
nienne du temps dans sa belle thèse : L ’exégèse de S.
Augustin prédicateur, (coll. Théologie, VII), Paris, 1945 ;
je tiens à reconnaître l ’étendue de ma dette à son égard.
46 L’AMBIVALENCE

l’insertion dans le temps nous condamne


à cet effritement de l’être, à ce lent glis­
sement vers la destruction, vers la mort.
Nous avons peine, nous modernes, à nous
représenter avec exactitude ce que pou­
vait signifier pour un Grec ou un Latin
le terme de « vieux, ancien », palaios,
vetus : c’était pour eux ce qui, ayant
été réel, actif, était maintenant et à ja­
mais dépassé, aboli, rejeté au néant par
l’infiexible déroulement de la chaîne des
âges.

Si du moins je ne succombe pas à la


déformation professionnelle de l’histo­
rien, il me semble que nous avons perdu
le sens de ce dépassement irrévocable et
cela, paradoxalement, à cause de l’inté­
rêt même que nous portons à l’histoire,
de la place que nous lui faisons dans la
culture et de la confiaiice que nous té-

9. Sur le sens de palaioi chez Origène, cf. H. DL LUBAC,


Histoire et Esprit, l’intelligence de l’Écriture chez Ori-
gène (coll. Théologie, X \'l), Paris, 1919, p. 126.
DU TEMPS 47

moignons à ses résultats. Teclinicien de


l’histoire « ancienne », je réussis à con­
naître Cicéron, — ou saint Augustin,
comme un ami connaît des amis; ils ces­
sent pour moi d’être abolis dans le passé
et grâce à l’elïort de résurrection de leurs
historiens, vivent â nouveau sous les j^eux
de ma pensée, et leur qualité d’« Anciens »
n’est qu’une Amriété subtile de leur exis­
tence actualisée à noin^eau.

I l e n tre b eau cou p d’illu s io n d an s ce


com m erce aA^c des fa n tô m e s. I l f a u t r é a ­
g ir e t retrouA^er, d an s son a m ère évidence,
le sen s c o n c re t du tem p s e t de ses r a v a ­
ges. E h ou i, « A^oici que nos jo u r s so n t
é ta b lis d an s le v ie illis se m e n t » : le tem p s
q u ’il nous f a u t vi\u‘e e s t com m e une b le s ­
su re cach ée d’où l ’ê tr e s ’é c o u le ra it, nous
u s a n t in se n sib le m e n t e t nous é p u is a n t
ju s q u ’à la m o rt. C ’e s t là une A^érité fo n d a ­
m e n ta le que s a in t A u g u stin ne s ’e s t j a ­
m a is la s s é de co m m en ter, e t c e la a u s s i
b ien d an s l a p ré d ic a tio n fa m iliè r e q u ’il
a d r e s s a it à son peu ple que d an s le s t r a it é s
48 L’AMBIVALENCE

les plus savants écrits en vue du public le


plus lettré de son temps.

Keprenons encore une fois l’admirable


Enarratvo du Psaume XXXVIII, écou-
tons-le interpeller son auditeur, selon la
technique chère à la diatribe antique:
« Vois, aujourd’hui même : entre le mo­
ment ou j’ai commencé à parler et main­
tenant, est-ce que tu te rends compte que
nous avons vieilli tous les deux? Tu ne
t ’aperçois pas que tes cheveux poussent
et pourtant tandis que tu es là debout,
en train de faire quelque chose, de par­
ler, tes cheveux poussent ; ils ne poussent
pas tout d’un coup au moment d’aller chez
le coiffeur ! le temps nous entraîne et s’en­
vole: tu passes, toi, et ton fils passera
comme toi» (IMd., 12).

Ailleurs il nous fait méditer une fois


de plus sur le caractère instable, et donc
ontologiquement imparfait, des biens de
cette terre : on doit dire en vérité qu’« ils
sont et ne sont pas : il n’y a rien de stable
DU TEMPS 49

en eux; ils glissent, ils s’écoulent. Vois


tes petits enfants : tu les caresses, ils te
caressent, mais vont-ils demeurer tels?
Tu es le premier à souhaiter qu’ils gran­
dissent, qu’ils arrivent en âge. Mais
rends-toi compte : quand on atteint à un
âge, on meurt au précédent: oui, arrivé
à l’adolescence, c’est l’enfance qui
meurt, et de même la jeunesse, puis l’âge
mûr; puis c'est à la mort que l’on par­
vient, et avec elle tout âge meurt». E t
plus loin : « E t ces enfants, crois-tu qu’ils
sont nés pour vivre avec toi sur la terre,
ou bien plutôt pour t ’en chasser et t ’y
succéder? . . . Il semble que les enfants à
peine nés disent à leurs parents : « Oust,
il faut penser à céder la place; c’est à
nous maintenant de jouer notre drame :
car toute la vie humaine est comme une
pièce de théâtre », mimus est enim generis
humani tota vita tentationis . . . (Enarr.
in Ps. CX X V II, 15). II y a là comme un
écho anticipé des amères paroles de
Macbeth : Life is an empty tale . . . Dans
un autre sermon, saint Augustin revient
50 L’A.MRIVALEXCE

encore sur ce bilan négatif de notre pas­


sage à travers le temps : à mesure qu’elle
s’écoule, notre vie paraît s’allonger, mais
non, elle décroît: « j ’ai quarante-six ans »,
quelle illusion ! la seule chose assurée est
que j’ai quarante-six ans de moins à vivre
de l’espace de temps que m’a accordé le
Créateur (Scrm. XXXVIII, 3, 5).

C’est le même thème qu’expose avec


ampleur et insistance un chapitre juste­
ment célèbre de la Cité de Dieu (X III,
10) : « A partir de l’instant où l’on a com­
mencé d’être en ce corps mortel, rien ne
se passe en lui qui ne travaille à conduire
à la mort. Car pendant toute la durée de
cette vie (si toutefois elle mérite d’être
appelée vie), l’instabilité de notre être
ne fait rien d’autre que de nous conduire
à la mort. Personne qui n’en soit plus
proche au bout d’un an que l’année pré­
cédente, et demain qu’au jour d’hui, et au­
jourd’hui qu’hier, et l’instant qui va sui­
vre plus que l’instant présent et l’instant
présent plus que celui qui l’a précédé.
DU TEMI’S 51

Tout le temps que l’on vit est retraiiclié


(lu temps que l’on a à vivre et cliaque jour
ce qui en reste diminue davantage et en
définitive, le temps de cette vie n’est
qu’une course vers la mort, où il n’est
accordé à personne de s’arrêter, ni de re-
])rendre haleine un instant. . . »

En face d’un tel déploiement d’éloquen­


ce, on est tenté de s’écrier : « Paradoxe,
littérature ». En fait il y a beaucoup de
rhétorique dans tout ce passage : il n’est
pas de lecteur humaniste qui n’y recon­
naisse un «lieu» classique, illustré no­
tamment par Sénèque, dans la XXIV^ à
Lucilius. Eaut-il ne voir là que mauvais
goût de rhéteur africain, préciosité déca­
dente, pointes, ivit, agudeza, un simple
prétexte, trop habilement exploité, a va­
riations brillantes, analogues à celles
que dans Bella Jean Giraudoux s’est per­
mises sur le thème des jeunes gens, ses
camarades, morts sans postérité, fauchés
par la guerre : « Que de futures morts
n’épargne pas la mort d’un collégien»?
52 L’AMBIVALENCE

Mais nous avons appris, et précisément


à propos (le Giraudoux lui-même à
ne plus condamner sans examen la pré­
ciosité littéraire : sans doute, elle est
quelquefois ridicule et dénote une « ma­
ladie du goût», mais elle peut aussi de­
venir, et cela sous la plume des penseurs
les plus sérieux, un instrument d’expres­
sion privilégié qui permet au langage
liumain de rivaliser de subtilité avec la
réalité même de l’être et du monde, ce
réel si subtil en effet qu’il s’agit de tradui­
re avec tout ce qu’il renferme de mys­
tère, d’ambiguïté, de paradoxe.

C’est le cas ici : il y a bien du cliquetis


verbal dans toute cette analyse, d’une
vie qui est déjà la mort et de la mort déjà
donnée avec la vie, mais n’est-ce pas

10. Cf. C. E. MAGNY, Précieux Giraudoux, (coll. Pierres


Vives), Paris, 1945 et mes observations à propos de
Sidoine Apollinaire, dans la Revue du Moyen Age latin,
I (1945), pp. 203-204, ou dans la même Revue, IV
(1948), pp. 283-284, celles de R. R1C.\RD, sous le titre
Wit et Agudeza.
DU TEMPS 53

dans le réel, dans l’être même du temps


vécu que gît cette antithèse redoutable:
media vita in morte sumus f La rhé­
torique qui l’exploite triomphalement, et
je l’accorde bien volontiers non sans quel­
que complaisance, n’empêche pas qu’il y
ait là une vérité authentique, profonde,
douloureuse. Aussi bien toute âme chré­
tienne, pour peu qu’elle réfléchisse un peu
sérieusement sur la vie, ne peut manquer
de la redécouvrir pour son compte.

De nos jours, c’est certainement Péguy


qui l’a ressentie et exprimée avec le plus
de bonheur : nul autant que lui n’a su
mieux rendre l’expérience du vieillisse­
ment, cet amer secret des hommes de
quarante ans : vivre, c’est vieillir, par une
continuelle déperdition de l’être, qui nous
éloigne toujours plus de la perfection, de
la pureté première. Il y a là beaucoup

11. Ce point a été bien mis en lumière par A. BEGUIN,


La prière de Péguy, (Coll. Cahiers du Rhône), Neuchâtel,
1942, pp. 14-34 ; « La pureté et le vieillissement ».
54 L’AMBIVALENCE

plus que l’angoisse de l’âme païenne dé­


solée par la fuite du temps et qui voudrait
en vain s’arrêter à jouir de l’instant;
c’est un sentiment beaucoup plus tragi­
que de la nocivité intrinsèque du temps
qui altère la qualité même de l’instant;
tous nos « présents » ne sont pas équiva­
lents : quel est l’homme mûr qui n’aspire
avec un regret nostalgique vers « ce qu’il
pouvait être au temps de sa jeunesse»?
Il J a quelque chose en nous qui se dégra­
de et s’use sans recours. C’est vrai de la
vie tout court, qui se résout en une série
d’échecs et où nos réussites mêmes, cari­
catures de notre attente et de nos pre­
miers rêves, ont quelque chose de dou­
loureusement ironique.

Mais combien plus encore est-ce vrai de


notre vie spirituelle: qui d’entre nous
osera la décrire comme une marche ré­
gulièrement ascendante vers une perfec­
tion sans cesse plus assurée? N’est-elle
pas jalonnée avant tout par nos péchés,
résolutions mal tenues, regret lancinant
DU TEMPS 55

d’une conversion sans lendemain, grâces


gaspillées, retombée dans l’ornière, le
découragement, l’atonie. Je ne parlerai
pas ici des médiocres chrétiens, des tièdes
que nous sommes : j’en appelle au témoi­
gnage des plus grands, des plus purs
parmi nos frères, au témoignage de nos
saints. Sans que leur sérénité et leur
confiance surnaturelles en fussent ébran­
lées, ils ont ressenti, eux aussi, la même
amertume, la même impression d’échec,
et cela non seulement en ce qui concerne
leurs entreprises temporelles, mais aussi
leur propre progrès intérieur : citerai-je
le mot de saint François, tout à fait vers
la fin de sa vie, disant à tel de ses compa­
gnons : « Il conviendrait de faire quelque
effort pour nous améliorer, car nous
n’avons pas grandement avancé depuis le
jour de notre conversion ! » Ce n’est pas
là une illusion due à un excès d’humilité,
mais l’expression directe d’une expérience
déchirante.
56 L’AMBIVALENCE

C’est vrai de l’histoire spirituelle col­


lective comme de la vie intérieure de
chacun, celle de l’Église tout entière :
celle des grands ordres n’est-elle pas ja­
lonnée par toute une série de « réformes »
disciplinaires et morales, qui toutes
échouent et sont toujours à reprendre à
nouveau; à combien de religieux, enten­
dons-nous dire en soupirant : « La ferveur
a bien diminué parmi nous depuis notre
saint fondateur»; déjà les Pères du Dé­
sert, en plein IV® siècle, considéraient
comme inimitables les héros de l’ascèse
qui, une ou deux générations plus tôt
leur avaient ouvert la voie. Qui, reprenant
le thème cher à Pascal d’une « Comparai­
son des Chrétiens des premiers temps
avec ceux d’aujourd’hui », ne sait que ja­
mais plus l’Église ne connaîtra la perfec­
tion de sainteté qu’elle possédait au jour
béni de la Pentecôte, quand l’Église
c’était la Vierge Marie et le collège des
Apôtres et qu’elle recevait les prémices

12. Cf. Ch. JOURNET, Israël, p. 112.


DU TEMPS 57

de l’Esprit, — l’Église des Actes, celle


d’avant le premier scandale, celui d’Ana-
nie et SapMre?

Ainsi, de quelque point de vue qu’on se


place, histoire profane, histoire sacrée,
personnelle ou collective, toujours le
temps vécu par l’homme apparaît affecté
d’une redoutable ambivalence ; il est vec­
teur et facteur à la fois d’espérance et de
désespoir, le moyen par lequel s’accom­
plit le mieux-être et en même temps cette
blessure inguérissable ouverte au flanc
de l’homme, par où son être s’écoule et se
détruit.

Il importe de souligner que cette ana­


lyse, si importante pour une exacte in­
terprétation de la signification de l’his­
toire, n’est point une opinion isolée, mais
qu’elle fait partie du trésor le plus au­
thentique de la Révélation et de la doc­
trine commune de l’Église. Il suffit de
passer en revue les notions les plus fon­
damentales de notre « histoire sainte »,
58 L’xVMBIVALENCE

de la vision surnaturelle de Thistoire de


Phuinanité. xVinsi, le retour du Christ
glorieux à la fin des temps ; c’est là pour
nous, comme pour la première génération
chrétienne l’objet majeur de notre espé­
rance, qu’appellent tous nos vœux: ad­
veniat rcfjmim tumn, MARANA TUA,
«Amen, Seigneur Jésus, venez!» Mais
cette Paroiisie si désirée est aussi le Ju ­
gement dernier, le Jour de Yahvé, jour
grand et redoutable, que les prophètes
d’Israël nous annoncent avec crainte et
tremblement. Dies irœ, dies ilia . . .

Considérons encore la notion de Pléni­


tude des temps, si chère à saint Paul
pour définir le moment de l’histoire choisi
par Dieu pour rincarnation du Fils ; à la
lumière de VÉpitre aux Galates, toute
une ligne de la tradition chrétienne, à
partir de saint Irénée et d’Origène, a
aimé à l’interpréter de façon optimiste
des heureux effets de la pédagogie divine :
il fallait que l’humanité, et dans l’huma­
nité le peuple élu, fût progressivement
DU TEMPS 59

illuminée par la révélation toujours plus


claire qui va des patriarclies à Moïse et
(le Moïse aux prophètes et à Jean, pour
qu’elle devînt mûre pour le message évan­
gélique ; il fallait que la lignée issue
(l’Abraham et de David, enrichie de toute
la sainteté des saints d’Israël, en vînt à
s’épanouir dans cette iieur unique qu’est
la Vierge Immaculée . . . Mais nous avons
aussi une tradition inverse, issue, celle-
ci de la méditation des sévères chapitres
(pii ouvrent VÉpître aux Romains et dont
le premier chaînon est représenté à la fin
du IP siècle par l’écrit mj^stérieux qu’on
intitule la Lettre à Diognète: pour celle-
ci, c’est au contraire « lorsque la perver­
sité des hommes fut parvenue à son com­
ble, et qu’il fut devenu bien évident qu’il
n’était pas en notre pouvoir d’entrer
dans le rovaunie de Dieu, que réduits à
notre seule nature nous ne pouvions at­
teindre la vie et le salut », c’est alors que
la ])atiente miséricorde divine, qui avait
supporté jusque-là le débordement de no­
tre ignominie, nous envoya son Fils Uni­
60 L’AMBIVALENCE

que qui s’offrit en rançon pour nous (A


Diogn., IX, 1-6). Les deux points de vue,
loin de s’exclure, sont complémentaires et
vrais, au même titre, en même temps.

Bien ne montre mieux à quel point cette


doctrine, dont nous venons de reprendre
conscience à la lumière de saint Augustin,
est profondément enracinée dans la pen­
sée chrétienne que la manière dont à son
tour saint Thomas d’Aquin s’est trouvé
amené à l’intégrer dans sa grande syn­
thèse théologique, en l’élaborant en quel­
que sorte à frais nouveaux et sous sa
propre responsabilité. Dans la IIP Par­
tie de la Somme de Théologie (qu. 61,
art. III, ad 2um), saint Thomas est amené
à s’appuyer sur un texte de saint Grégoire
le Grand qu’ü lui était arrivé déjà plu-
sieiu's fois d’invoquer : il s’agit du

13. Ainsi : la, qu. 57, a. V, ad 3 ; lia Ilæ, qu. 1, a. VII


sed c. ; qu. 174, a. VI, arg. 1 ; et déjà : In III. Sent.,
dist. 25, qu. 2 a. II, qua. I ; In IV Sent., dist. 1, qu.l,
a II, qua 4, 2.
DU TEMPS 61

passage des Homélies sur Ezéchicl (II,


4) où le grand pape, fidèle interprète dn
thème traditionnel de la pédagogie divine
affirme qu’à travers l’histoire sainte du
peuple d’Israël « la connaissance de Dieu
s’est accrue avec le progrès du temps »,
per increînenta temporum erevit divinœ
eognitionis augmentum. Il est très remar­
quable de A"oir comment saint Thomas a
senti le besoin de compléter cette autorité
qu’il allait utiliser à nouveau : il lui juxta­
pose, s}Tnétriquement, ce que nous pou­
vons appeler la tradition pessimiste : nam
per incrementa temporum et peccatum
cœpit in Jiomine magis dominari . . . « car
avec le progrès du temps, le péché lui
aussi se mit à exercer sur l’homme un
empire croissant et obscurcit à tel point
sa raison que les préceptes de la loi na­
turelle ne suffisaient plus pour lui per­
mettre de ^dvre droitement : il fallut fixer
des préceptes dans une Loi écrite, et en
même temps des sacrements de la foi.
Il fallait encore qu’avec le progrès du
temps la connaissance de la foi s’expli­
C)2 L’AMBIVALENCE

citât davantage, comme le dit saint Gré­


goire, etc. » On ne peut souhaiter affir­
mation plus explicite et plus autorisée de
ce que nous proposons d’appeler l’ambi­
valence du temps de l’histoire

— IV —

Essayons de pousser plus avant son


élaboration. Progrès et dégradation, ces
deux notes positives et négatives, appa­
raissent comme indissolublement liées au
temps : indissolublement, mais non, sem-

14. Cf. dans le même sens : J. MARITAIN, Le docteur


angélique, Paris, 1929, pp. 81-82 ; de façon générale, je
tiens à souligner la remarquable convergence entre la
doctrine analysée ici à la lumière de saint Augustin et
celle que, dans l ’ensemble de son œuvre, J. Mari tain
a exposée sur la théologie et la jrhilosophie chrétienne
de l’histoire : voir les textes rassemblés et bien mis en
lumière par Ch. JOURNET, dans Jacques Maritain,
son œuvre philosophique, ( = Revue Thomiste, XLVIII,
1948), pp. 33-61.
DU TEMPS 63

ble-t-il, au même titre et de la même ma­


nière. Lorsque nous avons essayé un peu
plus liaut d’esquisser le thème du regret,
transcrit en ternies d’histoire spirituelle,
nous nous sommes arrêtés aux alentours
de la Pentecôte; mais comme saint Tho­
mas vient opportunément de nous le rap­
peler, la même analyse doit se poursuivre,
remontant de proche en proche du péché
de Judas à celui d’Hérode et ainsi de
suite à travers toute l’histoire de l’huma­
nité antérieure à l’Incarnation du Sau­
veur; l’ambivalence du temps s’y mani­
feste à chaque étape : l’homme y apparaît
à la fois soulevé de désir et accablé de
regret, et cela depuis l’événement déter­
minant, aux conséquences si lourdes pour
l’iiistoire tout entière qu’a été le premier
péché : c’est depuis la Faute que les en­
fants d’Adam éprouvent dans leur cœur
ce sentiment, si remarquablement analysé
par Péguy, d’une pureté perdue, d’une
aspiration nostalgique vers l’intégrité
initiale (la pensée chrétienne reprend à
64 L’AMBIVALENCE

son compte, ici, tout ce que la tradition


classique associe au regret de l’âge d’or).

C’est l’existence du péché, originel et


actuel, qui donne au temps de l’homme
son caractère sinistre, sa puissance de dé­
gradation, son orientation vers la mort.
En un sens le péché est le moteur de
l’histoire : pour citer à nouveau saint Au­
gustin, c’est « ainsi que du mauvais usage
de la liberté humaine est sortie cette suite
de calamités où le genre humain, dépravé
dans son origine et comme corrompu en
sa racine s’engage dans un enchaînement
de malheurs» (Cité de Dieu, X III, 14).
Le lien apparaît donc extrêmement étroit
entre le péché et tout l’aspect négatif,
négateur du temps historique: c’est ce
que saint Augustin lui-même a fort bien
analysé dans les chapitres si fouillés qu’il
consacre à la question difficile du péché
des Anges (Cité de Dieu, XI, 11-XII, 9).

X’en concluons pas trop hâtivement


que le temps lui-même, in se, est néces-
DU TEMPS 65

sairemeiit lié au péclié (une certaine


direction de pensée, qui pourrait prendre
sa racine dans renseignement de saint
Grégoire de Nysse, conduirait par exem­
ple à considérer le temps comme pré-or­
donné par la prescience divine au futur
péclié) : nous parlons ici simiilement du
temps historique, le temps d’après la
Chute et ce n’est là, bien entendu, qu’un
aspect de la temporalité.

Je n’oserai poser ici le problème dans


toute sa complexité: certains d’entre les
Pères grecs, s’abandonnant à l’intrépidité
souvent hasardeuse de leur puissant génie
spéculatif, sont allés jusqu’à insérer en
Dieu même quelque chose de la durée,
concevant l’Éternité, la vie éternelle, se­
lon un mode dynamique et non statique.
Tenons-nous-en prudemment au seul do­
maine de l’être créé: là même, la réflex­
ion trouve plusieurs applications de la
notion de temps. Il semble bien qu’il faille
concevoir ce qu’on pourrait appeler un
temps cosmique, le temps dans lequel se
66 L’AMBIVALENCE

déploie l’œuvre de la Création divine :


c’est celui que postulent les hypothèses du
savant moderne, qu’il soit géologue ou
biologiste, lorsqu’il cherche à reconsti­
tuer l’enchaînement chronologique des
étapes de la réalisation du plan divin se­
lon lequel les êtres ont été appelés à
l’existence; c’est bien l’existence d’un tel
temps que nous suggère l’interprétation
la plus fidèlement réaliste du mode d’ex­
pression que l’inspiration divine a choisi
pour les premiers chapitres de la Genèse.

Or qui oserait affecter d’une valeur


pessimiste le temps dans lequel s’accom­
plit cette œuvre de Dieu, dont il est écrit
qu’à l’occasion de chaque étape le Tout-
Puissant s’est réjoui parce que ce qu’il
avait fait était bon? ^ serait renouveler,
dans ce qu’elle avait de plus pervers, l’er­
reur du Gnosticisme qui refusait de re­
connaître dans la création d’œuvre d’un
Dieu bon.
DU TEMPS 67

Je laisse aussi de côté, qiioiqu’ici la


théologie latine la plus classique ne se
soit pas interdit ce genre de spéculations,
la question de savoir ce qu’aurait pu être,
dans l’état de nature intègre, la partici­
pation de l’homme à ce temps cosmique,
si n’était pas intervenu le péché et sa
peine, la mort (on imaginera l’homme se
retrouvant toujours jeune, toujours in­
tact et déployant son activité dans une
durée accueillante, un peu comme le pa­
ganisme grec se représentait la vie de
ses «dieux immortels»): c’est un fait
que le temps de l’histoire est celui du pé­
ché. Je transposerais volontiers à la ré­
flexion chrétienne sur l’histoire ce que
Jacques Maritain a si justement exprimé
à propos de ce qu’il appelle «la philo­
sophie morale adéquatement prise » :
il s’agit, ici et là d’une pensée « par
excellence existentielle: ce n’est pas sur
la nature humaine (ou la nature du

15. J. MARITAIN, Science et Sagesse, Paris, 1935, p. 306.


(JS L’AMBIVALENCE

temps) abstraitement considérée» qu’il


s’agit de porter le regard: c’est à la
« nature blessée pour elle-même » que
cette pensée s’intéresse. Or il n’y a pas
de doute qu’à partir du moment ou la
blessure du péché a radicalement trans­
formé les conditions de la vie humaine,
le temps dans lequel se déploie l’activité
historique de l’homme n’ait contracté un
lien tout à fait intime avec le péché, la
dégradation et la mort.

C’est là un i^oint que saint Augustin fut


amené, au cours de la controA^erse anti-
pélagienne, à mettre particulièrement en
lumière. Relisons de nouA^eau ce texte :
justement à partir du moment où Adam,
ayant péché, eut perdu la gTâce, « une af­
freuse et soudaine corruption s’abattit
comme une maladie sur les hommes : ils
perdirent cette stabilité dans la durée
aA^ec laquelle ils aA^aient été créés et s’en­
gagèrent dans les AÛcissitudes de l’âge en
direction de la mort », morljo quodam ex
repentina et pestifera corruptione con-
DU TEMPS (39

cepto factum in il lis est ut ilia in qua


creati sunt stabilitate amissa, per
mutabilitates cetatum irent in mortem
(De peccat, meritis, 1 ,16, 21). Et la suite
dii texte exprime à nouveau la doctrine,
que nous connaissons bien, du temps qui
s’écoule vers la destruction : « quel que
soit le nombre d’années qu’aient vécu nos
l^reniiers parents, ils ont commencé à
mourir le jour où ils furent soumis à cette
loi de mort par laquelle ils se trouvaient
condamnés au vieillissement », quamvis
ergo annos multos postea vixerint, illo
tamen die mori coeperunt, quo mortis le­
gem, qua in senitwi veterascent, accepe­
runt.

1’our nous, enfants d’Adam, le seul


temps qu’il nous soit donné de connaître,
celui dans lequel se déploie notre action,
notre histoire, est ce temps profondément
marqué par la corruption du péché et
c’est pourquoi saint Augustin ne se lasse
pas de rappeler à son peuple l’avertisse­
ment solennel de l’Apôtre : « Kachetez le
70 L’AMBIVALENCE

temps car les jours sont mauvais », redi­


mentes tempus quoniam dies mali sunt,
(Serm. XVI, 2, 2; LVIII, 9,11; LXXXIV,
2; et surtout Serm. CLXVII, tout entier
consacré à ce texte d’Eph. V, 15-16). On
commence à mesurer toute la profondeur
du fossé qui sépare cette vision clirétien-
ne de Fliistoire des pliilosopliies natura­
listes par lesquelles s’est exprimé l’op-
timisme moderne : d’une part ces pliilo-
sophies tendent à évacuer la spécificité
du fait liumain, à confondre liistoire et
évolution (n’y parle-t-on pas couramment,
sans ressentir le scandale du terme, d’une
« évolution de l’iiumanité »?), et par suite
à assimiler temps cosmique et temps liis-
torique; d’auti’e part, et surtout, elles
attribuent au temps des fils d’Adam, au
temps du péché, les privilèges du temps
racheté, confondant cette fois nature dé­
chue et grâce rédemptrice.

Car il faut le proclamer avec force (et


là les avertissements solennels du vieil
évêque d’Hippone, du champion de la
DU TEMPS 71

grâce, déchaîné contre le naturalisme


avoué de Uhérésie pélagienne, reprennent
tout leur sens), par nature, encore une
fois, dans l’état présent de la nature bles­
sée, le temps est mauvais, dies mali, mali­
gnum sœeulum: l’histoire est cet enchaî­
nement de calamités par lequel se prépare
un dénouement plus effroyable encore, où
l’œil angoissé du prophète voit l’huma­
nité pécheresse se ruer d’un élan insensé
vers la damnation (Cité de Dieu, toujours
X III, II). Si l’histoire acquiert une va­
leur positive, si le temps vécu est l’instru­
ment d’un progrès, ces caractères relè­
vent non de l’ordre de la nature, mais de
celui de la grâce. P ar lui-même, le temps
ne peut plus rien produire de bon : seule
l’action divine, l’intervention de l’écono­
mie du salut peut le racheter, guérir sa
blessure et, par un redressement para­
doxal, faire de ce temps de vieillesse et de
mort une préparation et une introduction
â la vie éternelle.
72 L’AMBIVALENCE

L’ambivalence du temps n’imjdique


donc pas une structure SATuétrique : les
deux A^aleurs ne sont pas du même ordre.
Il n’est plus nécessaire de justifier saint
Augustin du reproche perfide de mani­
chéisme : s’il nous im ite à reconnaître
dans l’expérience de l’histoire une cer­
taine dualité, sa pensée exclut le dualis­
me ; nous remontons de Mani à saint
Paul : « tandis qu’en nous l’homme exté­
rieur se corrompt, de jour en jour l’hom­
me intérieur se renouvelle » (II Cor., IV,
IG). Ecoutons saint Augustin commenter
ce A^erset: la réA^élation de la grâce du
Christ nous explique ce redressement pa­
radoxal et le caractère, ambigu et mer-
A^eilleux, que reA^êt le temps, non plus du
pécheur, mais de l’homme chrétien.
« Voyez, dit-il, Adam AÛeillit en nous,
mais le Christ y rajeunit », videtc vete­
rascentem Adam et innovari Christum in
nohis: la AÛe chrétienne consiste à se dé­
tourner de tout ce qui, A^enu d’Adam, est
de la sorte marqué du signe du vieillisse­
ment pour se retourner, pour se précipi­
DU TEMPS 73

ter A^ers cette nouA^auté, cette jeunesse


incorruptible que nous assure le Christ.
Eh oui, par le péché, « nous jours ont été
placés dans le AÛeillissement » : nous pou-
A^ons les la isser AÛeillir : par la foi et l ’es­
pérance, nous possédons déjà l ’assurance
des jours nouveaux, qui, eux, ne AÛeilli-
ront pas. (Enarr. in Ps. XX X V III, 9).

Veterascunt enim hi, ego novos volo, no­


vos nunquam veterascentes : saint Augus­
tin retrouA^e, pour exprimer l’espérance
chrétienne, des accents lyriques analogues
à ceux de ses maîtres i^aïens, les philoso­
phes du néo-platonisme. Pour ceux-là
(qu’on se souAÛenne par exemple des ter­
mes pathétiques dont usait Porphyre
écrivant à sa femme Marcella), l’inser­
tion de l’âme humaine dans le deA^enir
était le mal fondamental dont ils aspi­
raient à s’affranchir, et à bon droit, car,
enfermés dans le cercle de la nature dé­
chue, ils ne pouvaient connaître ni con­
cevoir d’autre temps que le temps du pé­
ché, du vieillissement et de la mort.
U L’AMBIVALENCE

Une fois de plus, la sagesse chrétienne


assimile tout l’élément de vérité que
^ pouvait détenir la pensée païenne: en
un sens, nous aussi aspirons à sortir du
temps, et sinon de la durée en tant que
telle, du moins à ce temps d’épreuves et
de malheur qu’est le temps de l’histoire:
nous aspirons au repos dans cette Jéru ­
salem céleste, où il n’y aura plus ni mort,
ni déficience, ni jours qui s’écoulent, mais
une stabilité qui ne sera plus déchirée
entre hier et demain (IMd., 7) : « dans
cette demeure le temps ne passera plus
parce que ses habitants ne connaîtront
plus la mutabilité du péché », in ilia
quippe JiaMtatione tempus non volvitur,
quia habitator ibi non labitur (Enarr. in
Ps. CXLVII, 5). Oui, le temps de l’Église
est celui qui nous fait assister, et partici­
per à la construction de la Cité de Dieu,
devenue possible depuis que le sacrifice
du Fils de Dieu nous a rachetés du péché :
c’est là, la grande loi de l’histoire, le sens
profond des temps chrétiens, que saint
Augustin aime à voir résumé dans le
DU TEMPS 75

verset prophétique qu’il lisait au titre du


Ps. XCVy Quando domus œdificahatur
post captivitatem, (Cité de Dieu, V III,
24, 2; 8erm. XXVII, 1; CLXIII, 3;
CGCXXXVI, 1).

Mais cet effort même aspire comme à


son terme vers l’instant qui verra achevé
le couronnement de l’édifice et où nous
entonnerons dans l’allégresse le cantique
« nouveau » de la dédicace : c’est le sen­
timent qu’il a exprimé avec une profonde
émotion, dans un sermon prêché à l’occa­
sion de la dédicace d’une église: cette
construction faite de pierre et de bois lui
l^araît comme naturellement évoquer le
symbole de la construction mystique de
l’Église éternelle ; elle aussi connaîtra sa
dédicace : « quand à la fin de l’histoire,
in fine sæculi, au retour du Seigneur, elle
sera dédiée, alors tout ce qui est corrup­
tible en nous revêtira l’incorruptibilité et
ce qu’il y a chez nous de mortel revêtira
l’im m ortalité. . . » E t l’évocation se déve­
loppe opposant aux misères du temps du
76 L’AMBIVALENCE

péché OÙ s’édifie l’Église la splendeur de


ce que sera cette demeure éternelle, par­
faite, stable, revêtue d’immortalité . . .
(Serm. CCCVII, 3).

—V

Ces précisions apportées, il reste que le


temps tel qu’il est vécu dans l’histoire se
présente à nous sous son double aspect :
il est à la fois le temps de la nature
(blessée) et le temps de la grâce, le temps
du péché et le temps du salut ; ces valeurs
ont beau appartenir à deux ordres onto­
logiquement distincts : elles sont p rati­
quement, concrètement associées de fa­
çon, pour le moment, inséparable. Cette
ambiAmlence du temps communique à
l’histoire une ambigaiïté radicale, que ne
peut surmonter la connaissance humaine
actuelle, et avec cette ambiguïté un ca­
ractère dramatique, ou pour parler plus
DU TEMPS 77

correctement, en termes aristotéliciens,


un caractère tragique.

Saint Augustin a pu présenter l’histoire


(le l’iiumanité comme un immense conflit
entre la Cité de Dieu et l’ensemble des
forces du mal qui s’opposent à son pro­
grès. Sans doute, nous l’avons souligué
plus haut, on ne peut identifier sans plus
la cité du mal et les cités terrestres
(car en un sens celles-ci peuvent être
bonnes aussi), ni non plus la Cité de Dieu
avec je n’oserai pas dire l’Église visible,
mais avec les hommes « appartenant visi­
blement à l’Église visible » : saint Augus­
tin ne cesse de le répéter à son peuple:
il y a là parmi nous, dans nos églises, de
mauvais chrétiens, des pécheurs, et, chose
plus redoutable encore, de futurs réprou­
vés (l’austère spiritualité augustinienne
médite volontiers sur le mystère angois­
sant de la persévérance finale) ; hors de
l’Église, et jusque parmi les persécuteurs
se cachent des « amis prédestinés qui
78 L’AMBIVALENCE

s’ignorent encore eux-mêmes » (Cité de


Dieu^ I, 35).

De fait, ce qui tombe sous le jugement


de rbistorieu, ce qui dans l’expérience
nous est concrètement donné, c’est un mé­
lange inextricable des deux; comme l’ex­
prime la suite du même texte: Perpleæœ
quippe sunt istœ duœ civitates in hoc
sœculo, invicemque permiœtœ donec ulti­
mo judicio dirimantur, « jusqu’à ce qu’in-
terAÛenne le jugement final, aussi long­
temps que dure ce temps de l’bistoire, les
deux cités sont entrelacées l’une à l’autre
(comme des brins d’osier) et intimement
mélangées » (l’image est ici celle d’une
émulsion ou d’une solution chimique),
— si bien que seul le regard de Dieu peut
les distinguer. La parabole que saint Au­
gustin nous invite, ici, à méditer (il l’a
bien souvent commentée : Ser7n. LXXIII,
Serm. Caill. St-Yves XI, 5, etc.) est celle
du bon grain et de l’ivraie qui croissent
côte à côte dans le champ du Père de fa­
mille et qui ne seront séparés qu’au temps
DU TEMPS 79

de la moisson eschatologique, parabole si


transparente (Matth., X III, 24s.) et si
clairement expliquée par le Seigneur lui-
même (Mattli.j X III, 36s.).

C’est là une vue profonde qui donne à


la théorie augustinienne du temps, à la
théologie chrétienne de l’histoire, toute
sa rigueur et sa fécondité. Xous possé­
dons le sens de l’histoire, mais par la Foi,
c’est-à-dire d’une connaissance qui de­
meure partiellement obscure. C’est le
sens global de l’histoire qui nous est ré­
vélé; non le détail, les modalités de sa
réalisation. Dieu seul sait (et à la con­
sommation du temps ses Élus sauront
avec lui) où est le bon gi’ain et où l’ivraie,
quel pourcentage de l’un et de l’autre ren­
ferment telle époque, telle nation ou telle
classe, l’œuvre de tel homme, tel événe­
ment. Cette doctrine nous situe au cœur
même de la foi chrétienne et de l’ensei­
gnement évangélique: que de surprises,
nous est-il annoncé, au jour du Jugement!
Combien d’élus s’étonneront : « Seigneur,
80 L’AMBIVALENCE

quand t ’avons-nous vu avoir faim et


t ’aA^ons-nous donné à manger? » (Matth.^
XXV, 31s.), et combien d’artisans d’ini­
quité protesteront en vain avoir prophé­
tisé en Son nom, avoir chassé les démons,
fait beaucoup de miracles (Matth.^
22 ) ...

C’est là ce que je proposerai d’appeler


le mystère de l’histoire. Doctrine dont il
est facile d’apercevoir les conséquences
pratiques : elle nous préserve de tout
puritanisme facile, et du pharisaïsme qui
en résulte : « Ne jugez pas . . . » Elle fon­
de, dans toute sa gravité tragique, la res­
ponsabilité de notre action: c’est aux
prises avec l’ambiguïté historique que
notre conscience doit choisir, et s’enga­
ger : même à l’âme qui de tout son élan
veut adhérer au sens divin de l’histoire,
travailler à l’avènement de la cité de
Dieu, il n’est pas facile de décider: où
commence et finit l’insidieuse présence du
mal?
DU TEMPS 81

Mais ce serait se faire de cette vérité


une idée trop basse, indigne de Dieu, que
de trop mettre en avant ses seuls avan­
tages en quelque sorte pédagogiques. Ce
n’est pas pour exciter notre zèle et nous
fournir des occasions de mérite que le
Seigneur nous a ainsi cacbé le détail de
la réalisation de l’histoire, comme il a
refusé de nous révéler « le jour et l’heu­
re » de son achèvement. Le mystère est
profondément inscrit dans la nature des
choses.

Nous ne pouvons dès maintenant me­


surer la signification de nos actes parce
que leur véritable portée n’est pas à
l’échelle de cette terre : ces actes visibles
servent à construire la véritable histoire
qui demeure encore invisible à nos yeux
charnels. Ici encore je m’abriterai der­
rière la Parole du Seigneur: en même
temps que le Bien, le Mal se déchaîne et
grandit: peut-être qu’au ternie de l’his­
toire, quand la Cité de Dieu, parvenue à
sa dernière assise, atteindra l’heure de
82 L’AMBIVALENCE

la dédicace, le Mal, parvenu à son comble,


paraîtra l’avoir définitivement emporté:
« Quand le Fils de l’Homme reviendra,
trouvera-t-il la foi sur la terre? » (Luc,
XV III, 8).

Le ni3"stère de l’histoire s’explique, en


dernière anal3^se par le m^^stère même de
la liberté humaine. L’histoire n’est pas
écrite d’avance: la Amleur de nos actes,
leurs conséquences lointaines ne peuvent
être mesurées tant que l’histoire n’est pas
acquise, n’est pas complète. A plusieurs
reprises, saint iVugustin a comparé Dieu,
le maître de l’histoire, à un musicien et
l’histoire elle-même, ordinem sœculorum,
tanquam pulcherrimum carmen, à une
s}Tiiphonie splendide (Cité de Dieu, XI,
18; Epist. CLXVI, 5, 13). Il ne s’agit pas
là simplement d’exprimer sous une for­
me esthétique un jugement optimiste sur
le monde et sur le devenir; la comparai­
son va plus loin.
DU TEMPS 83

Elle implique une analyse très profon­


de de la nature même du temps musical :
toute œuvre musicale, qu’il s’agisse d’une
mélodie, d’une fugue, d’une symphonie, se
déroule dans le temps, égrène et enchaîne
ses notes, ses lignes ou ses accords, ces
éléments, perçus au fur et à mesure par
l’oreille de l’auditeur, s’inscrivent dans
sa mémoire où, peu à peu, s’élabore une
perception d’ensemble, un jugement mu­
sical, qui constitue le sens, la significa­
tion de l’œuvre entendue. Mais ce juge­
ment, ce sens n’est pas donné dès l’abord,
et si l’œuvre est vraiment riche, n’est dé­
finitivement acquis qu’une fois la cadence
finale posée, achevée la strette, plaqué le
dernier accord; jusque là la mélodie peut
toujours rebondir, moduler, s’aiguiller
dans une autre voie, repartir et s’animer
à nouveau.
L’AMI VALENCE

C’est eu se référant à cette conception^


classique clans l’antiquité que saint
Augustin a pu comparer le Créateur à un
« musicien ineffable qui conduirait la
grande sjmipbonie de l’histoire », et, com­
me notre musique sonore se déroule dans
le temps pour conduire l’âme au ravisse­
ment d’un silence intérieur, de même c’est
à la contemplation éternelle que nous
conduira notre course à travers le temps
de l’histoire, le temps du mystère et de la
foi : . . . sicut Creator, ita moderator, do­
nec universi sœculi pulchritudo, cujus
particulœ sunt, quæ suis quibusque tem­
poribus apta sunt, velut magnum carmen
cujusdam ineffabilis modulatoris excur­
rat atque inde transeant in œternam con­
templationem speciei qui Deum rite co­
lunt, etiam cum tempus est fidei (Epist.
CXXXVIII, 1, 5).

16. Cf. 1’analyse de mon Traité de la musique selon saint


Augustin, (Coll. Cahiers du Rhône), Neuchâtel, 1942,
pp. 21-23.
TABLE D i: S ]\I A T I E R E S

I. Le sens révélé de l ’histoire ................. 7

IL Le progrès et le Corps mystique ............ 25

III. Les deux significations du temps ........... 31

VI. Le temps du péché et le temps de la


grâ ce........................................................... 62

V. Le mystère de l'histoire ........... 7à>


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1 3 D E C . 1996

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