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Universitatsbibliothek Wien

FB Kath. und Evang. Theologie uzel, S. j.


KG-5510
Patrologue, professeur à Rome à l'Uni-
versité Grégorienne, à l'Institut A ugus-
tinianum et à l'Université du Latran,
professeur honoraire à l'Institut catho- SAVOIR
lique de Toulouse, Henri Crouze4 sj, est
l'auteur de rwmbreux ouvrages se rappor-
tant à l'Église primitive et en particulier
à l'œuvre d'Origène. lit 1111 III 11111 ltII 1111 It
Un texte de Porphyre, élève de Plotin, cité par Eusèbe de -4
Césarée dans son Histoire Ecclésiastique, affirme qu'Origène suivit
à Alexandrie les cours d'Ammonios Saccas que la Vie de Plotin
du même Porphyre désigne comme ayant été le maître de
J
ORIGENE
et
Plotin. Selon ce passage - auquel on a fait nombre de difficultés
- les deux plus grands penseurs de langue grecque du Ille siècle +'
de notre ère, le théologien chrétien Origène et le philosophe
païen Plotin auraient eu le même maître. Si Plotin est le plus
grand héritier de la philosophie de Platon, Origène est le pre-
mier grand théologien de l'Église à avoir utilisé abondamment la
philosophie grecque, un Platon mélangé de beaucoup de stoïcis-
me et d'un peu d'aristotélisme, comme le Moyen Platonisme et
Plotin lui-même, pour l'expression et le développement de la
j
PLOTIN
doctrine chrétienne.
A notre époque où l'on parle beaucoup de l'''inculturation'' du
Christianisme, il est important de confronter ces deux condis- Q
ciples et de voir ce que le Christianisme, à tràvers un des pre-
miers et plus importants représentants de sa doctrine, pouvait
Comparaisons doctrinale:
accepter ou devait refuser de l'apport de la philosophie grecque.
Ouvrage publié avec le cancaurs
Ct.
du Centre National de la Recherche Scientifique
U
ISSN : 0294-6351
...l.tJ
C)
ISBN: 2-7403-0097-2
195 F
PIERRE TÉQUI, éditeur
Henri CROUZEL, sJ.
L
OUVRAGES
DU MÊME AUTEUR
Théologie de l'Image de Dieu chez Origène. Collection Théologie 34, Paris
(Aubier) 1956. ORIGÈNE ET PLOTIN
Origène et la "connaissance mystique". Museum Lessianum, sect.- théoI. 56,
Paris/Bruges (Desc1ée de Brouwer) 1961. Comparaisons doctrinales
Origène et la PhilosoPhie. Collection Théologie 52, Paris (Aubier) 1962.
Virginité et Mariage chez Origène, Museum Lessianum, sect. théoI. 58,
Collection "Croire et Savoir"
Paris/Bruges (Desc1ée de Brouwer) 1963.
Grégoire le Thaumaturge : Remerciement à Origène. Suivi de la Lettre
Ouvrage publié avec le concours
d'Origène à Grégoire. Sources Chrétiennes 148, Paris (Éd. du Cerf)
du Centre National de la Recherche Scientifique.
1969.
L'Église primitive face au divorce: Du premier au cinquième siècle. Théologie
Historique 13, Paris (Beauchesne) 1971.
BibliograPhie critique d'Origène. Instrumenta Patristica VIII, Steenbrugis in
Abbatia Sti Petri, Hagae Comitis (M. Nijhoff) 1971.
Une controverse sur Origène à la Renaissance :jean Pic de la Mirandole et Pierre
Garcia. De Pétrarque à Descartes XXXVI, Paris (Vrin) 1977.
Origène, Traité des Principes, en collaboration avec Manlio Simonetti,
Tomes 1 et II, Sources Chrétiennes 252 et 253, Paris (Éd. du Cerf)
1978. Tomes III et IV, Sources Chrétiennes 268 et 269, ibid. 1980.
Tome V, Sources Chrétiennes 312, ibid. 1984.
.1 ""J .
Mariage et divorce, célibat et caractère sacerdotaux dans l'Église ancienne: Études i UWVERSliAT, cY,:K
\.. \VifN •
diverses. Études d'histoire du culte et des institutions chrétiennes II,
Torino (Bottega d'Erasmo) 1982.
BibliograPhie critique d'Origène: Supplément J. Instrumenta Patristica VIII
A. Steenbrugis in Abbatia Sti Petri, Hagae Comitis (M. Nijhoff) 1982.
Les fins dernières selon Origène (recueil d'articles) Variorum, Aldershot TÉ QUI
(Grande-Bretagne ). 82 rue Bonaparte - 75006 Paris
l/ r .r:: '--1"'"
V
OUVRAGES DE LA COLLECTION
"CROIRE ET SAVOIR"
1. La sagessè des anciens dans le mystère du Verbe ; évangile et PhilosoPhie
CMt. saintJustin, PhilosoPhe et martyr, Daniel BOURGEOIS.
2. L'Esprit qui dit: jean-Michel GARRIGUES.
3. Pour une PhilosoPhie chrétienne, éléments d'un débat Yves INMEMORY
FLOUCAT. of Richard Patrick Crossland HANSON
4. Et sur ce Roc, Stanley L.jAKL former bishop ofClogher (North lreland)
eminent patristic scholar
5. La théologie libératrice en Amérique latine, Cardinal A. LOPEZ TRUJILLO.
6. Les princiPes de la théologie catholique, esquisse et matériaux, Cardinal
Joseph RATZINGER.
7. Lafemme dans l'Église,janine HOURCADE.
8. Dom Guéranger et le renouveau liturgique, Dom CuthbertjOHNSON.
9. Le Christ et l'art divin, Aidan NICHOLS.
10. De l'être ou rien, Denise BRIHAT.
Il. Les fondements de la morale, Pierre GIRE.
12. Métaphysique et religion, Yves FLOUCAT.
13. L'intériorité retrouvée: la PhilosoPhie spirituelle d'Aimé Forest, Pierre
MASSET.
14. Le fini et l'absolu, Pierre FONTAN.
15. Catholicité de l'intelligence métaphysique, Géry PROUVOST.
16.Jacques Maritain, Olivier Lacombe.
INTRODUCTION
Aucun connaisseur d'Origène n'ignore un texte de
Porphyre, disciple, biographe et éditeur de Plotin, tiré de son
traité Contre les Chrétiens, et cité par Eusèbe de Césarée dans
son Histoire Ecclésiastique! : Origène, le théologien chrétien,
que Porphyre dit avoir connu dans sa jeunesse, fut selon lui
l'auditeur d'Ammonios Saccas qui devait devenir le maître de
Plotin selon la Vie de Plotin 2 du même Porphyre. Les deux
plus grands penseurs de langue grecque du ur siècle, le chré-
tien et le païen, auraient donc eu le même maître. Certes, ce
texte a trouvé dans les temps modernes plusieurs contesta-
taires. A partir d'Henri de Valois au xVlr siècle, d'après une
note de son édition de l'Histoire Ecclésiastique d'Eusèbe', bien
des historiens ont considéré que l'Origène qui figure parmi
Nihil obstat et Imprimi potest Imprimatur
les trois disciples à qui Ammonios, selon la Vie de Plotin, dis-
le II janvier 1991 Toulouse, le 28 juin 1991 pensait son enseignement le plus ésotérique, ne pouvait être
Gilles Pell.and s.j., A ndré l'Origène chrétien: l'exposé le plus complet de leurs raisons a
Recteur de l'Université Grégorienne A rchevêque de Toulouse
été fait par Karl Otto Weber4 • D'après eux Ammonios aurait
donc eu deux auditeurs du nom d'Origène, l'un chrétien,
l'autre païen. Cette conclusion nous laisse, certes, insatisfait,
car il faut convenir que dans chacune des deux perspectives,
un ou deux Origène, Porphyre a commis quelque bévue.
© TÉQUI - 1. VI, 19,4-9.
2. Reproduite en tête de toutes les éditions de Plotin.
ISBN: 2-7403-0097-2 3. Rééditée par J. P. Migne, P.G. 20, 563 D ss.
4. Origenes der Nellplatoniker (Beek, Münehen 1962).
\ o
D'autres auteurs plus récents ont pris une position radicale: losophique est proche : Platon et ce platonisme éclectique,
l'Origène chrétien n'a été nullement l'élève d'Ammonios mêlé de stoïcisme et d'aristotélisme qu'on nomme le Moyen
Saccas et Porphyre a fait une erreur considérable en confon- Platonisme. Comment un chrétien et un païen vont-ils user
dant le Saccas avec un autre Ammonios : ainsi R. Goulet5 et l'un et l'autre de ce même bagage de départ, le chrétien ayant
Hans Rudolf Schwyzer6 • Les différentes positions ont été en outre ses Écritures et leur tradition.
exposées par Frédéric M. Schroeder7 qui passe en revue les Ce n'est certes pas la première fois que cette comparai-
diverses opinions sur un ou deux Origène, un ou deux son est tentée. Notre Bibliographie Critique d'Origène et son
Ammonios et pense quant à lui qu'il y a eu deux Origène et Supplément 1 8 signalent dans l'Index alphabétique des matières
un seul Ammonios. Quant à la seconde opinion, celle de au mot Plotin un certain nombre de noms. Ce sont toutes des
Goulet et de Schwyzer, il ne nous paraît pas vraisemblable études assez restreintes et surtout elles se basent sur une
que Porphyre, disciple intime de Plotin, sous-disciple d'Am- conception-cliché d'Origène, la caricature qui découle surtout
monios, Porphyre qui dit avoir rencontré dans sa jeunesse, de l'origénisme postérieur et qui fut mise en oeuvre par cer-
probablement à Césarée de Palestine, car il est syrien ou tains historiens du début de ce siècle : leurs auteurs étaient
palestinien de naissance, Origène le chrétien, ait pu com- des spécialistes de Plotin et connaissaient peu Origène. Seul
mettre une telle confusion. échappe dans une certaine mesure à ces reproches l'exposé
En entreprenant cette comparaison entre les deux doc- très bref - seize pages - écrit en néerlandais, de K. H. E. De
trines nous n'avons pas pour but d'apporter une solution à parce qu'il se contente de citer des textes sans les com-
ce problème difficile. Même si nous constations chez les menter ni les rapporter à un système. Nous n'entendons pas
deux des doctrines communes qu'on ne retrouve pas ailleurs ainsi approuver la thèse fondamentale de la brochure :
- c'est le cas, semble-t-il, pour celle des astres-signes, et non Ammonios Saccas serait, plus que Plotin, le fondateur du néo-
agents, du destin des hommes - nous ne pourrions en conclu- platonisme et c'est pour le montrer que sont invoqués ces rap-
re fermement qu'ils aient été élèves du même maître. En effet prochements avec Origène
nous ne connaissons que par fragments les philosophes du
Notre comparaison d'Origène avec Plotin a encore un
Moyen Platonisme, excepté Plutarque, et c'est aussi le cas de
autre but: exposer, aussi complètement que possible, les don-
bien des penseurs grecs d'autres écoles. Comment affirmer
nées philosophiques que l'on trouve dans l'oeuvre d'Origène.
alors que telle doctrine était auparavant inconnue ?
En juin 1959, quand nous soutenions en Sorbonne nos thèses
Nous n'avons donc pas l'intention de soutenir dans de doctorat ès lettres -:- la thèse complémentaire portait sur
cette étude une thèse quelconque et le problème de la conci- Origène et la philosophie 1o - , un des membres du jury nous
liation des deux textes de Porphyre n'est mentionné que reprocha d'avoir seulement étudié l'idée explicite qu'Origène
comme introduction. Ce qui nous intéresse, c'est la comparai- se faisait de la philosophie, ainsi que de sort intérêt pour le
son de ces deux grandes pensées dont le point de départ phi- chrétien, et non l'utilisation qu'il en avait faite êt les doctrines
5. "Porphyre, Ammonios, les deux Origènes et les autres", Revu.e d'histoire et de qu'il avait exploitées. Mais ce dernier sujet aurait été considé-
philosophie religieuse, 57, 1977,471-496. rable et dépassait de beaucoup, convenablement traité,
6. Ammonios Sakkas, der Lehrer Plotins , Rheinisch-Westfàlische Akademie der
Wissenschaften, Vortrâge G 200, Opladen (Westdeutscher Verlag, 1983). 8. Instrumenta Patristica VIII et VIII A, Steenbrugge/La Haye, 1971, 1982;
7. "Ammonius Saccas" dans AllJstieg und Niedergang der romischen Welt, Teil Il : 9. Plotinw of Ammoniw Saccas f, Leiden (Brill, 1941).
Principat, Band 36/1, Berlin/New York (de Gruyter) 1987,493-526. 10. Collection Théologie 52, Paris (Aubier, 1962).
tance d'une thèse complémentaire; d'autre part la concep- nent que de manière implicite à travers telle ou telle doctrine
tion de la philosophie grecque et de son usage par les chré- proprement chrétienne. Si on peut parler pour Plotin de doc-
tiens qu'avait Origène constituait un premier pas nécessaire, trines, il s'agit souvent pour Origène d'expressions ou d'inter-
sans lequel le traitement de ce second sujet aurait pu être prétations philosophiques données à des enseignements qui
faussé. Telle fut notre réponse. Ce livre-ci accomplira, peut- viennent de l'Ecriture. Certes, l'un et l'autre ont en commun
être partiellement, cette tâche et Plotin servira en quelque d'être des chercheurs: la théologie "en exercice",
sorte à déceler ce qui dans Origène a une source philoso- en recherche, à partir de la règle de foi, dont parle la préface
phique. C'est pourquoi, alors que dans le titre de l'ouvrage du Traité des PrinciPes 12 manifeste la même ardeur que le fon-
Origène a été cité avant Plotin, par droit d'aînesse puisqu'il dateur du néo-platonisme met à examiner un problème sous
est son aîné de vingt ans, dans chaque chapitre du livre, Plotin tous ses angles.
sera étudié avant Origène. Le but essentiel d'Origène est donc d'expliquer la paro-
Il y a, certes, une différence notable de but et de point le de Dieu contenue dans l'Ecriture suivant la "prédication
de vue entre le philosophe Plotin et le théologien Origène, apostolique" ou "ecclésiastique", l'enseignement
ces deux mots étant pris dans leur sens actuel. Ce qui intéres- oral de l'Eglise 1!. La philosophie a pour lui un rôle auxiliaire :
se Plotin, c'est d'examiner profondément la nature de Dieu, elle fournit en partie le vocabulaire, de concert avec la Bible,
du monde et de l'homme, à l'aide de son expérience intérieu- et aide à développer ce qui est esquissé par la Révélation de
re, de ses intuitions et de son raisonnement : il est situé dans façon compatible avec cette "prédication". Elle donne ainsi
une tradition, la platonicienne, qu'il n'hésite pas à compléter aux chrétiens le moyen de raisonner leur foi et de ne pas
à l'aide de données stoïciennes ou aristotéliciennes. Il lui arri- avoir recours aux hérétiques 14 • L'expérience spirituelle joue
ve parfois de la contredire sans en avoir l'air: ainsi en ce qui en outre un grand rôle chez l'un et chez l'autre. On ne trou-
concerne l'éternité ou la non-éternité de la création, il fait ce vera donc pas chez Origène, du moins habituellement, des
qu'on appellera au Moyen Age une interpretatio benigna qui analyses aussi poussées que chez Plotin, mais l'influence de la
trouve dans le texte autre chose que ce que son auteur y a philosophie joue surtout dans la manière dont il se représente
mis, la révérence restant sauve. Au contraire la tradition les réalités théologiques. La philosophie lui sert, consciem-
judéo-chrétienne contenue dans les Ecritures reste primordia- ment ou non, par suite d'une culture très étendue dans ce
le pour le théologien qu'est Origène: elle représente pour lui domaine, à exprimer et à développer des données fournies
la vérité et c'est elle que consciemment il explique pour don- par la Révélation et à les appliquer aux problèmes qui préoc-
ner à ses contemporains lettrés des réponses aux problèmes cupent l'élite intellectuelle du temps, formée par la philoso-
qu'ils se posentll • Certes, dans son interprétation de l'Écriture, phie. Comparer Origène à Plotin n'est pas, répétons-le, com-
interviennent aussi l'expérience spirituelle, le raisonnement et
la tradition philosophique du Moyen Platonisme avec ses 12. § 3.
sources complémentaires stoïciennes ou aristotéliciennes, 13. Les expressions praedicatio ecclesiastica ou praedicatio apostolica se trouvent à
plusieurs reprises dans ce manifeste qu'est la préface du Traité des Principes : le
mais le poids respectif de ces divers éléments n'est pas le praedicatio de Rutin traduit comme nous en assurent les textes grec et
même que chez Plotin : il y a des questions que Plotin fouille latin de PArch III, l, 1 (grec) ou 7 (latin). C'est une exégèse de l'Ecriture
dans le dernier des détails et qui chez Origène n'intervien- conforme à ce qu'ont prêché les apôtres et que continue de prêcher l'Eglise.
14. ComJn V, 8 ou Philoc V, 7. On peut consulter sur ce sujet notre livre
Il. Voir ComJn V, 8 ou Philoc V, 7. Origène et la philosophie, Paris 1962.
1') 13
parer un philosophe à un autre philosophe, mais à une pensée té II, 9 est dirigé contre les Gnostiques et c'est aussi le cas,
philosophique les données philosophiques qui sont en partie à d'après les spécialistes contemporains, de plusieurs autres.
la base d'une théologie. Que le lecteur ne s'y trompe pas: si les Mais rien ne montre de façon certaine que ce sont des gnos-
points que nous allons étudier représentent l'ensemble de la tiques chrétiens et la découverte de Nag Hammadi ne semble
doctrine de Plotin, ils ne sont qu'une partie de celle d'Origène pas avoir permis de situer plus clairement les Gnostiques visés
qui est immense. Par exemple, tout ce qui concerne l'Incarnation par Plotin. Selon A. J. Festugière 6 : "Plotin dans son traité
sera, bien évidemment, à peu près absent. contre les Gnostiques (II, 9) ne nous donne pas de renseigne-
Il n'est pas question qu'Origène ait pu subir l'influence ments assez précis pour que nous puissions déterminer avec
directe de Plotin, étant donné leur différence d'âge. Origène certitude la secte dont il s'agit. Nous ne sommes pas en mesu-
est né en 185 environ, Plotin vingt ans plus tard en 205 15 • Ils re de dire si ces Gnostiques sont des chrétiens ; du moins ne
n'ont pu fréquenter ensemble l'école d'Ammonios Saccas découvre-t-on, dans les doctrines qu'il condamne, aucun trait
puisque Plotin y est entré en 233, date à laquelle Origène proprement chrétien". Le silence de Plotin sur les doctrines
avait écrit déjà un certain nombre d'ouvrages, dont le fameux du Christianisme, à une époque où les chrétiens ne pouvaient
Traité des Principes, et avait quitté Alexandrie pour Césarée de passer inaperçus, est assez surprenant. L'Incarnation du Dieu
Palestine à la suite de sa brouille avec l'évêque Démétrios. qui se fait homme est tellement inconcevable pour le fonda-
Plotin suivit les leçons d'Ammonios jusqu'à sa trente-neuviè- teur du néo-platonisme qu'on se demande pourquoi il ne l'a
me année, soit 244. Après son expédition en Orient il ouvre pas combattue à régal des aberrations attribuées aux "gnos-
son école romaine à quarante ans, soit en 245 : Origène a tiques". Peut-être l'a-t-il dédaignée comme une absurdité.
alors soixante ans et vit les dernières années de son activité de * * *
professeur et d'écrivain : il a derrière lui une production sur-
abondante. Plotin commence à écrire selon Porphyre la pre- Il est une doctrine méso- et néo-platonicienne dont la
mière année du règne de Gallien, quand ce prince fut associé parenté avec le Christianisme frappe au premier coup d'oeil,
au pouvoir par son père Valérien, en 254, date probable de la celle de la Triade divine : elle trouve dans Plotin sa formula-
mort d'Origène. Porphyre dit que lui-même fut l'auditeur de tion la plus développée avec ses trois hypostases, l'Un ou
Plotin avant la dixième année du règne de Gallien, donc avant Bien, l'Intelligence, l'Ame du Monde. Que pense Origène de
264, et qu'il resta auprès de lui cinq ans; soit jusqu'en 269- cette correspondance, telle qu'il la connaît à travers le Moyen
270. Les 21 premiers traités de Plotin étaient écrits avant Platonisme, ou peut-être l'enseignement d'Ammonios ? Ille
l'arrivée de Porphyre, de 255 à 263, donc après la mort dit clairement dans le Traité des Principes 17 :
d'Origène. Et l'ensemble fut publié par Porphyre plus tard. Tous ceux qui croient de quelque façon qu'il ya une Providence
Une influence de Plotin sur Origène est donc insoutenable. confessent un Dieu inengendré qui a créé et qui gouverne l'uni-
L'influence inverse, d'Origène sur Plotin, n'est guère vers et reconnaissent qu'il est le père de l'univers. Qu'il ait un
plus probable. A la lecture de Plotin, il est impossible de savoir fils, nous ne sommes pas seuls à l'affinner, bien que cela paraisse
assez étrange à ceux que, chez les Grecs et les barbares, l'on
si ce dernier connaît le christianisme orthodoxe, et même
considère comme des philosophes ; cependant cette opinion
hérétique. Certes, d'.après le titre donné par Porphyre, le trai-
15. Les données biographiques concernant Origène viennent de l'Histoire 16. La lUvélation d'Hermès Trismégiste, III: Les doctrines de l'dme, Paris, 1953 p. 59.
Ecclésiastique d'Eusèbe; concernant Plotin de la Vie de Plotin de Porphyre. 17.1,3, 1, 143.
14 15
f'
semble tenue par d'entre eux, lorsqu'ils confessent
que tout a été créé par la Parole et la Raison de Dieu 18••• Quant
à l'être substantieP9 qu'est l'Esprit Saint, personne n'a pu en
avoir le moindre soupçon, si ce n'est ceux qui connaissent la
Loi et les prophètes ou qui professent la foi dans le Christ.
Les deux premières parties de ce livre compareront donc
l'Un-Bien plotinien au Père origénien, puis l'Intelligence ploti-
nienne au Fils origénien, abstraction faite de l'Incarnation. CHAPITRE 1
Bien des plotiniens français contemporains, en ce qui concer-
ne la seconde hypostase, traduisent No\}ç par Esprit et non par LE PÈRE ORIGÉNIEN
Intelligence. Nous ne pouvons le faire, car il nous faut rendre
de la même façon ce terme quand il s'agit de Plotin et quand il ET L'UN PLOTINIEN
s'agit d'Origène. Or la distinction du nwùj.!a, mot à qui revient
plus naturellement le sens d'esprit, et du vo\}ç, l'intelligence, Il Y a, certes, bien des traits communs entre le Dieu pla-
est un point trop fondamental de la théologie et de l'anthropo- tonicien, tel qu'il apparaît de Platon au Moyen Platonisme,
logie origéniennes, comme de beaucoup de Pères de l'Eglise : puis à Plotin, et le Dieu chrétien, mais il y a aussi des diffé-
désigner d'un même terme deux réalités différentes ne serait rences importantes et irréductibles que nous allons apercevoir.
qu'une source de confusion.
La troisième partie essaiera de comparer à l'Ame du
1. Dieu, princiPe premier et suprême
Monde, troisième hypostase plotinienne, diverses entités de la
théologie d'Origène. Après un intermède sur les démons de PLOTIN
Plotin et les anges et démons d'Origène une quatrième partie Pour Plotin la caractéristique première de l'Un, appelé
traitera de l'âme humaine et une cinquième du monde, y parfois Dieu, geaç, de façon absolue}, comme celle du Père
compris les astres. origénien, est qu'il est le principe suprême d'où découlent
Voir à la fin du livre les indications concernant les œuvres d'Origène d'abord l'Intelligence et l'Ame du Monde, ensuite tous les
et de Plotin et le système de références, ainsi que la bibliographie. êtres de l'univers. Nous allons parcourir, dans l'ordre chrono-
logique des traités, les textes qui s'y rapportent.
Le sixième traité' (IV, 8, 6) envisage d'abord pour la reje-
ter l'hypothèse que l'Un serait resté seul et que n'existerait
pas la multitude des êtres produits par lui avec ce qu'on
18. "Verbo et Ratione", doublet de Rutin pour traduire les deux sens du grec
appelle les âmes. Pareillement il ne fallait pas qu'il n'y ait que
>.6yoc;:. des âmes, car ces âmes elles-mêmes doivent produire et se
19. Le mot subsistentia terme rutinien pour désigner une substance individuelle développer comme une semence qui est un principe sans par-
par opposition à suhstant.ia qui a un sens général : Rutin le précise dans le pre-
mier des deux livres qu'il a ajoutés à sa traduction de l' Histoire Ecclésiastique
tie mais qui, tout en restant à sa place propre, aboutit, sous
d'Eusèbe: voir 1,26 (PL 21,499) ou X, 30 (GCS, Eusebius Werke 11/2, p. 992,
1. 22) ; de même SC 253, p. 46. 1. J.H. SLEEMAN - Gilbert POLLET, Lexicon Plotinianum, Leiden-Leuven 1980.
16 1"7
r
l'effet d'une puissance ineffable, à une fin qui est de l'ordre qu'il s'agisse de l'Un ou des êtres qui lui sont inférieurs, ne
sensible. Cette analogie de la semence, exploitée par les supporte pas de rester seul en lui-même et alors il engendre
Stoïciens avec leurs raisons séminales, manifeste analogique- ou produit: cela vaut aussi bien pour les êtres qui ont une
ment non seulement comment les âmes produisent, mais volonté que pour ceux qui sont sans volonté, comme le feu
comment l'univers sort de l'Un. Chaque être participe donc qui chauffe ou la neige qui refroidit. Chaque être imite ainsi
par sa production même et dans la mesure de ses possibilités celui qui est le premier en éternité (àlÔlOTl1Ta) et bonté. Ainsi
à la nature bonne de l'Un, appelé aussi dans de nombreux agit donc le Premier Bien, le plus parfait, SéUlS. se refuser à ce
textes le Bien. Plotin ne se prononce pas ici sur la préexisten- qui le suit par jalousie ou par impuissance. Il y a un Second
ce ou non de la matière, car il envisage les deux possibilités : qui vient de lui et par lequel les autres viennent à l'existence.
ou la matière a toujours existé, mais elle provient dans ce cas Si le Premier est le plus vénérable, il faut que le Second aussi
aussi de l'Un; ou elle procède de causes qui lui sont anté- soit meilleur que ceux qui tiennent de lui leur existence.
rieures, mais de toutes façons, directement ou non, elle vient Dans le neuvième traité, le dernier de la 6 e Ennéade
de l'Un. Il ne faut pas croire que "celui qui donne l'être selon l'ordre établi par Porphyre (VI, 9, 3i\ l'Un est toujours
comme une grâce (XapITl) s'arrêterait par impuissance avant désigné comme le principe de tout, le Bien et le Premier :
de parvenir à elle". Comment entendre ce terme de grâce, c'est pourquoi pour parvenir à sa connaissance il faut se rap-
nous le verrons plus loin. Il y a correspondance entre la beau- procher de lui, loin du sensible et de toute malice, s'unifier
té sensible et le meilleur dans l'ordre intelligible car tout se soi-même, devenir intelligence. Mais l'Un est plus pur et plus
tient entre ces deux ordres, l'être des sensibles vient de leur parfait que l'Intelligence qui est l'un des êtres, tandis que l'Un
participation aux intelligibles: en effet ils imitent, dans la n'est pas un des êtres, mais avant les êtres4 • Il engendre toutes
mesure de leurs possibilités la nature intelligible. Nous pou- choses, mais il n'est rien de ce qu'il engendre5• Quand on le
vons remarquer le manque de distinction entre les mots de la dit cause, on n'énonce pas ainsi un caractère accidentel qui se
racine yEV - avec un seul nu et ceux de la racine yEvv - avec rapporterait à lui, mais quelque chose qui se rapporte à nous6 •
deux nu, confirmé par l'étude de ces termes dans le Lexicon Nous sommes effets sans qu'on puisse dire avec acribie qu'il
Plotinianum : dans quelle mesure peut-on établir chez Plotin soit cause, car cela n'ajoute rien à ce qu'il est. Il est connu par
une distinction entre génération et création ? ce qu'il engendre, la substance7, et sa nature est d'être la sour-
Mais la production des êtres à partir de l'Un se fait à tra- ce des biens les meilleurs, la puissance qui engendre les êtres,
vers une hiérarchie. Selon le septième traité (V, 4, 1) il Ya après tout en restant en elle-même et on ne la trouve même pas
le Premier un Second auquel participent tous les êtres qui sui- diminuée par ce qu'elle produitS. Un peu plus loin l'Un est dit
vent: il n'est pas nommé ici l'Intelligence. Puis un Troisième, la source de la vie, la source de l'intelligence, le principe de
non encore appelé Ame du Monde, qui se rapporte au l'être, la cause du bien, la racine de l'âme. Mais tout cela ne
Second comme celui-ci au Premier. Plusieurs caractéristiques s'écoule pas de lui comme s'il subissait une perte: il n'est
de ce Premier sont ici développées : nous y reviendrons dans
3. L. 14-22.
la suite. Ce Premier est parfait, le plus parfait de tout, le plus 4. L. 34-38.
puissant de tous les êtres2 • Toutes les autres puissances l'imi- 5. L. 39-40.
tent comme elles peuvent. Tout ce qui parvient à la perfection, 6. L. 49-54.
7. VI, 9 (9) 5, 1. 34.
2. L. 2388. 8. L. 3588.
18 19
pas comme une masse qui se divise dans ce qu'elle produit et vers lui ; cette vision est l'Intelligence". En effet l'Intelligence
qui est pour cela périssable. C'est pourquoi ce qu'il produit est caractérisée par la dualité sujet/objet: elle est à la fois
n'est pas périssable, mais au contraire éternel, parce que le intelligence et intelligible 12 •
principe ne se divise pas et reste entier: "Nous ne sommes Dans un des petits textes séparés dont l'ensemble forme
pas coupés ni séparés de lui, même si la nature du corps en le treizième traité (III, 9, 4), Plotin pose le sempiternel problè-
s'insinuant nous a tirés à elle, mais nous respirons et sommes me de la philosophie grecque, celui de l'un et du multiple :
conservés, car il ne se retire pas après avoir donné, mais il comment le multiple sort-il de l'un? Il répond que l'Un est
nous fournit toujours tant qu'il est ce qu'il est"9. Les difficul- partout, qu'il n'y a pas de lieu où il ne soit pas, qu'il remplit
tés de la phrase plotinienne viennent en partie de la volonté toutes choses. Il est à la fois partout et nulle part: s'il était seu-
d'exprimer les antithèses continuelles nécessaires pour signi- lement partout il serait toutes choses; mais puisqu'il n'est
fier le divin, telles qu'elles ressortent à la fois de l'expérience nulle part toutes choses sont produites par lui - puisqu'il est
spirituelle et du raisonnement de l'auteur: il s'agit d'une réa- partout -, mais par ailleurs elles sont autres que lui - parce
lité qui se communique aux êtres, les fait exister et cependant qu'il n'est nulle part -. Pourquoi, demande encore Plotin,
ne sort pas d'elle-même. cette antithèse? Il n'est pas seulement partout, mais en outre
Le dixième traité (V, l, 1)10 commence par une lamenta- il n'est nulle part: c'est qu'il est l'Un avant toutes choses. Il
tion sur les âmes qui, dans un mauvais usage de leur libre doit remplir tout et faire tout, mais il ne peut être ce qu til fait.
arbitre, ne voulant n'appartenir qu'à elles-mêmes, ont oublié Un autre petit texte (III, 9, 9, 7) met en lui la puissance du mou-
que Dieu était leur père et qu'elles venaient de là-haut: en vement et du repos, de sorte qu'il est au-delà d'eux: cela signi-
mot à mot qu'elles étaient des "parties" de là-haut. Se fie probablement que c'est l'Un qui donne aux êtres le moyen
précipitant dans la direction opposée à leur origine elles ont de se mouvoir ou de rester immobile.
ignoré qu'elles en venaient. Plotin les compare à des enfants Les trois derniers chapitres du trentième traité (III, 8, 9-
arrachés à leurs pères dès leur naissance, élevés loin d'eux et Il) intitulé "De la nature, de la contemplation et de l'Un"
ne connaissant pour cette raison ni eux ni leurs pères. Plus réfléchissent encore sur l'Un. Puisqu'il y a dans l'Intelligence
loin, il s'agit de la procession de l'Intelligence à partir de une certaine multiplicité, ou du moins dualité - comme celle
l'Un ll • L'Intelligence est l'image (EiKWV) de l'Un: d'une certai- de l'intelligence et de l'intelligible - il faut un au-delà de
ne façon l'engendré est celui qui l'engendre, il en conserve l'Intelligence, car la multitude est postérieure à l'unité et
beaucoup de traits, il a une ressemblance avec lui. l'unité est le principe du nombre: tel est l'UnIS. Il est la Vie
Cependant l'Intelligence n'est pas l'Un. Nous retrouvons le première, il est ce qui donne la vie à tout, "une activité qui
jeu des antithèses. Les notions d'image et de ressemblance, parcourt les choses", mais il est bien précisé qu'il s'agit non
exprimées par divers mots, ont de l'importance dans l'exem-
plarisme platonicien comme aussi dans la patristique primiti- 12. Nous traduisons comme E. Bréhier en supposant soit ÉauTo avec le
ve. Celui qui engendre le fait à son image. Et la production de Vaticanw Regiw GT. 97 soit aÙTo avec Kirchhoff et Bréhier. La plupart des
autres manuscrits, ainsi qu'un réviseur marginal de celui qui vient d'être cité
l'Intelligence est ainsi exprimée: l'Un "voit en se tournant ponent a\>TO avec l'esprit doux. Le Lexicon Plotinianum, à la fin de la colonne
280, aux mots ÉaUTov et aÙTov remarque que Plotin utilise souvent les formes à
9. VI, 9 (9) 9,1-11. esprit doux avec sens réfléchi au lieu des formes à esprit rude, et qu'il est
10. L. 1-10. d'ailleurs souvent impossible d'être sûr de ce qu'il a écrit.
Il. V, 1 (10) 7, 1-6. 13. 9,1.1-4.
20 21
d'un parcours qui s'accomplit, mais d'un parcours qui est accom- que s'il est précédé par l'un? Or le principe qui est l'Un ne se
pli, pour concilier à la fois l'activité de l'Un et son immutabili- partage pas dans le tout, car s'il se partageait il se détruirait et
té, car il n'est ni en mouvement ni en repos, mais les deux détruirait ainsi le tout qui ne peut exister si le principe ne
ensemble : il est le principe du parcours, de la vie, de l'intelli- reste pas en lui-même dans son altérité. Chaque être a son
gence et de t()ut. Ce n'est pas le tout qui est principe, mais le principe unique et le tout a comme principe l'Un qui est lui-
tout naît du principe: l'Un n'est pas le tout ni une partie du même son principe et n'est rien de ce dont il est le principe.
tout, mais ce dont vient le tout, qui engendre le tout, qui n'est Rien ne peut lui être attribué, ni l'être, ni le principe, ni la vie,
pas multiplicité, mais principe de la multiplicité. En effet, s'il il est par delà toutes ces réalités 14bis.
était à la fois un et tout, ou bien il serait chaque chose de ce Le premier rejeton de l'Un est donc l'Intelligence. Elle a
tout ou toutes choses ensemble. Dans le second cas il serait besoin de l'Un, mais l'Un n'a pas besoin d'elle. Nous avons vu
postérieur à toutes ces choses et non leur principe: s'il est plus haut que l'Un engendre à son image: à plus forte raison
antérieur à toutes choses elles sont autres que lui, et lui est quand il s'agit de son produit le plus parfait. C'est pourquoi
autre que toutes choses; s'il est à la fois lui-même et tout il ne en se tournant vers l'Un, l'Intelligence reçoit la "forme du
sera pas principe. Toutes ces antinomies soulignent le caractè- Bien" (ciya90E1BÈç yivETal) et le contact de l'Un la mène à sa
re unique de l'Un. D'autre part les expressions "antérieur" ou perfection, car elle reçoit de l'Un une forme (ETBoç) qui lui
"postérieur" ne sont pas à prendre dans un sens chronolo- donne cette "forme du Bien". Ou en termes équivalents il y a
gique, il s'agit d'instants de raison, car l'Un est dans l'éternité, dans l'Intelligence une "trace" (ixvQÇ) du Bien: pour parvenir
notion dont nous verrons plus tard la signification. Il est donc au Bien, le Modèle (cipXÉTunQÇ), il faut partir par la pensée de
le principe et avant toutes choses afin que tout soit en lui. Dire cette "trace" du Bien répandue sur l'Intelligence 15. De même
qu'il est chacune de ces choses serait supposer que chaque que celui qui contemple le spectacle du ciel étoilé remonte
chose est pareille aux autres et supprimer toute distinction pareillement à celui qui l'a fait (TOV nOlTloavTa), probablement
entre les êtres. Il n'est aucun être et les précède tous14. l'Intelligence, de même celui qui contemple le monde
L'Un est la puissance qui fait être toutes choses: si elle gible, celui des idées contenu dans l'Intelligence, parvient à
n'était pas rien ne serait, même pas l'Intelligence. Il est au son "créateur" (nolT)TnV), "celui qui a engendré un tel enfant,
dessus de la Vie, il est cause de la Vie. La .vie en acte n'est pas l'Intelligence"16. Plotin enploie habituellement pour exprimer
première, mais elle s'écoule de lui comme d'une source. Cela le concept de Créateur aussi bien que nOlT)Tnç,
est figuré par deux comparaisons. D'abord celle d'une source mais ces termes ne sont pas appliqués seulement à l'Un, ils le
immense, sans principe, qui alimenterait tous les fleuves sans sont aussi à l'Intelligence et à l'Ame du Monde 17 .
s'épuiser en eux, mais en restant en elle-même, et les fleuves Que les créatures contiennent une "trace" (ixvoç) de
sont d'abord réunis puis se séparent, se dirigeant chacun dans l'Un peut être lu dans le trente-deuxième traité (V, 5, 10) ;
sa direction. Ou bien la vie d'une plante très grande, une vie toutes participent à lui, sans cependant le posséder, ni être
qui circule dans tout l'arbre alors que son principe demeure pareilles à lups. En tant que Bien il est "la puissance qui est
immobile dans la racine sans se diviser. Le problème essentiel 14 bis. III, 8 (30), 10.
est toujours celui dé l'un et du multiple : comment le multiple 15. III, 8 (30) Il, l. 16-23, pareillement l. 26.
16. L. 33-38.
peut-il venir de l'un, comment le multiple ne peut-il exister 17. Voir Lexicon Plotinianum , 234-235, 862-863.
14. 9, l. 32-54. 18. L. 1-5.
cause de la vie sage et intelligente, d'où découlent la vie et ORIGÈNE
l'Intelligence", il est le principe de la substance et de l'être Pour Origène le Père est de même le principe de tout ce
- sans être lui-même substance et être - : tout vient de lui. Il
qui est, le Créateur. La règle de foi, selon la préface du Traité
est la cause du premier mouvement, sans se mouvoir lui-même,
des Principes27 , déclare: "D'abord il y a un seul Dieu qui a tout
et du repos, dont il n'a pas besoin pour lui-même19• Et le trente-
huitième traité (VI, 7,42), faisant écho à un texte de la Lettre II créé, qui, alors que rien n'était, a fait être l'univers". Cette
de Platon 20 , que cite aussi Origène - il Y voit, répondant à affirmation est surtout dirigée contre lesM,arcionites qui font
Celse, la Trinité chrétienne21 - , montre les réalités secondes, du Dieu Créateur, qui n'est pas bon, un autre que le Père de
celles qui sont de l'ordre de l'Intelligence, c'est-à-dire l'intelli- Jésus-Christ et aussi contre plusieurs sectes gnostiques, en
gible, et les réalités troisièmes, tout ce qui dépend de l'Ame du particulier les Valentiniens pour qui le Démiurge est un dieu
Monde, rangées en bon ordre successif autour du Roi de l'uni- tout à fait secondaire. Que la création ait été faite ex nihilo est
vers. Tout vient de lui et est à cause de lui, directement ou par clair dans cette phrase. On la retrouve dans PArch l, 3, 3 :
des intermédiaires : il est cause de tout et toutes choses le dési- Origène y rejette explicitement l'idée que la matière serait
rent. Dans ce texte est indiquée toute la hiérarchie, l'Un ou coéternelle à Dieu et que les âmes seraient inengendrées. Il se
Bien, l'Intelligence, l'Ame du Monde, les êtres de ce monde réfère pour cela au Pasteur d'Hermas qu'il considère, semble-
informés par des âmes. Dans le quarante-neuvième traité (V, 3, t-il, comme Ecriture 28 et au Livre d'Hénoch. Pareillement dans
11)22 à propos de la génération de l'Intelligence, ayant en elle les
PArch II, 1, 5 qui cite, outre le Pasteur, l'exhortation de la
intelligibles, Plotin reprend des affirmations déjà rencontrées :
ces réalités viennent de l'Un, mais l'Un n'est rien de ce qu'elles mère des sept fils martyrs à l'un d'entre eux, selon 2 Macch. 7,
sont. Il affirme cependant que la génération de l'Intelligence 28, ainsi que le Ps 148, 5. Ces passages ne peuvent être un
par l'Un n'est pas le résultat d'un effort (npoeul-lia, ajout de Rufin puisqu'on trouve cette même affirmation
qui serait le fait d'un être imparfait: aucun objet n'inspire à appuyée sur les citations d'Hermas et de 2 Macch deux fois
l'Un de désir. Avant d'engendrer l'Intelligence il est en repos. dans un écrit indiscutable conservé en grec, le Commentaire
Mais son acte s'écoule de lui comme une lumière du soleil et surJean, dont le premier livre remonte à la même époque que
c'est ainsi que procède de lui toute la nature intelligible. Il se le Traité des Principes29 • Si on objecte qu'il y a pour Origène
tient au sommet de cette nature et règne sur elle. Il ne connaît une création coéternelle à Dieu, puisqu'il n'a pas pu commen-
donc pas ce qui vient de lui, d'un genre de connaissance que cer à être créateur, comme il n'a pas commencé à être père,
nous définirons en son temps2S. selon le même Traité des Principesso , et si on applique cette
Il n'est pas étonnant que l'Un soit parfois dit Père: Père notion aux intelligences préexistantes, en dépit de PArch l, 3,
de l'lntelligence24 et de toutes les âmes 25 • L'Intelligence aussi 3, on peut renvoyer aussi à l'appendice l, 4, 3-5 qui a existé en
est dite Père de l'Ame du Monde26. grec puisqu'il en reste un fragment dans cette langue chez
19. L. 11-23. Justinien: la création coéternelle à Dieu désigne les "idées"
20.312 e. ou "raisons", plans et germes des créatures futures. Ce sont
21. CCels VI, 18-19. elles qui sont créées de toute éternité par le Père dans la géné-
22. L. 16.
23. V, 3 (49) 12, l. 28. 27. § 4, l. 59.
24. II,9 (33) 2,3; V, 8 (31) 1, 1 ; VI, 8 (39) 14,37. 28. Prée. 1 (26) 1.
25.1,6 (1) 8,21 ; II, 9 (33) 16, 7 ; V, 1 (10) 1, 1. 29. ComJn 1, 17 (18) 103 ; pareillement XXXII, 16 (9) 187 qui cite de même
26. V, 1 (10) 3, 20 ; VI, 9 (9) 5, 12. On trouvera d'autres références dans le Hennas.
Lexicon Plotinianum, col. 828-829. 30. PArch 1, 2, 10.
24
ration éternelle de son Fils : nous y reviendrons à propos du te ou sculptée, de l'image filiale, "quand la ressemblance des
Fils. Par ailleurs il est affirmé dans ce même Traité que, quoique traits du géniteur se retrouvent sans erreur dans l'engendré" :
préexistant à leur existence dans ce monde terrestre, les intelli- il compare la seconde à celle qu'est le Fils de Dieu, la première
gences ont commencé à être et c'est la raison de leur "accidenta- à l'homme, "fait à l'image et à la ressemblance de Dieu.
lité" congénitale'l : "rien n'existe qui n'ait été fait excepté la La hiérarchie que Plotin suppose dans la Création entre
nature du Père, Fils et de l'Esprit Saint"52. les trois hypostases, l'Intelligence, puis l'Ame, intervenant en
Origène ne distingue pas plus que Plotin entre les mots elle chacune selon sa façon subordonnée et dérivée, n'existe
de la racine YEV-, qui désigneront après Nicée la création, et guère chez Origène. Certes le Père est en quelque sorte le
55
ceux de la racine yEvv- qui seront appliqués à la génération . centre d'initiative de la Trinité, mais le Fils coopère à toute
On peut constater par exemple que dans le Contre Celse à son oeuvre: "Tout a été fait par lui (= le Fils)"!6 ; "Tout ce que
maintes reprises yÉVECJ\Ç et non yÉvvllcnç désigne la génération fait le Père le Fils le fait pareillement"'7 ; "le Fils ne se dis-
deJésus par Marie 54. On explique ainsi pourquoi ce que Rufin tingue ni ne diffère en rien du Père par la puissance de ses
a rendu à propos du Fils par "natus ex patre est" et à propos du oeuvres ... , l'ouvrage du Fils n'est pas autre que celui du
Saint Esprit par "utrum natus aut innatus", Jérôme, appliquant Père ... , un seul et même mouvement est dans les deux ...
strictement les normes de langage de l'époque postnicéenne, (Certains) disent que le Fils a exécuté dans la matière corpo-
le traduit par "filium Dei non natum sed factum" et pour le Saint relle ce que le Père avait déjà formé dans les substances spiri-
Esprit "utrum factus sit aut infectus", faisant ainsi d'Origène un tuelles : comment cela pourrait-il convenir, puisque l'Evangile
arien avant la lettre. De cette imprécision de langage faut-il ne dit pas que le Fils fait des oeuvres semblables, mais qu'il
tirer la conclusion qu'Origène ignorait la distinction entre fait semblablement les mêmes oeuvres"58. Origène refuse
génération et création? On peut remarquer d'abord l'appella- donc la division du travail que le Timée de Platon59 supposait
tion constante de Fils, toujours ui6ç et non naiç qui peut avoir entre le Démiurge et les divinités secondaires issues de lui, et
le sens de serviteur et qu'appliquent constamment au Christ qui fut reprise par les Valentiniens : par une ironie du sort
les Pères du second siècle en dépendance du Serviteur de Dieu fréquente dans l'histoire des controverses origénistes, l'opi-
du Second Isaïe. Pour donner un argument plus précis, à nion qu'il rejetait lui a été imputée par les anathématismes
pos de la désignation du Christ comme ,"image du Dieu invi- attribués au ve concile, Constantinople 11 40 •
sible", le Traité tùs Principd5 distingue l'image plastique, pein- A propos du Fils nous exposerons la manière dont Ori-
gène comprend sa participation à la création. Quant à celle
31. PArch II, 9, 2. 32. PArch IV, 4, 8.
33. Un essai de distinction entre yÉVOO1t et yÉwTlOIC; est fait dans les fragments Il et 12 36. PArch préf. 4 :Jn 1,3.
sur Matthieu (GCS XII/l, p. 19-20) dont l'authenticité n'a pas été contestée par la 37.Jn 5, 19: PArch J, 2, 6, 161.
Biblia Patri.stica ,pour expliquer yEVVJl(J1t qu'Origène lit en Mt l, 18 en contraste avec 38.PArchJ,2,12,427M.
yEvoou; de Mt l, 1. Son explication n'a rien à voir avec la distinctioQ création/généra- 39.42 d ss.
tion: "Donc le mot yÉVOO1t ne s'applique pas au passage du non-être à l'être, mais à 40. L'anathématisme 6 de 553, qui pense atteindre Origène à travers les origé-
celui de l'existence 'selon la fonne de Dieu' à la réception de la 'fonne de l'esclave'. Sa nistes du VI" siècle - "certains moines àJérusalem" selon la lettre de Justinien
yÉVOOlt est double, selon nous et pour nous : selon nous pour être né de la femme, au Saint Synode qui est l'esquiMe des anathématismes -lui attribue l'idée que
pour nous de n'être pas né de la volonté de la chair ni de l'homme mais de l'Esprit le Noüc; devenu Christ et Roi a créé "toute la nature corporelle, le ciel (astral), la
Saint ; ce qui annonce la yÉwTlOIC; future qu'il devait nous accorder à partir de l'Esprit". terre et ce qui est entre"(Voir le texte dans Franz DJEKAMP, Die origmistischen
34. Références dans SC 227 p. 379-380. Streitigkeiten im sechsten Jahrhundert und das fünJte aUgemeine Concil , Münster i,
35. PArch J, 2, 6. w. 1899, p. 92).
,.-
du Saint-Esprit, Origène n'y insiste guère. Elle ressort cepen- est bon par accident (KOTà et par conséquence (È(
dant de l'affinnation que, bien que chacune des personnes de la Ènly€Vt1I-l0Toç) d'être bon comme celui qui est bon par essence
Trinité ait sa "spécialité" - doctrine des appropriations" 1 - , son (OÙOlwcSi;)Ç)". Seules sont saintes les trois personnes de la
action est commune à l'ensemble"2 , comme l'indique le Ps 32, 6: Trinité, les créatures sont sanctifiées, car elles obtiennent de
"Par la Parole du Seigneur (le Verbe) les cieux ont été affennis, Dieu leur sainteté : ainsi le Verbe est saint, mais son humanité
et par le Souffle de sa bouche (l'Esprit) toute leur puissance". est sanctifiée"9 •
La perfection de l'Un plotinien est à attribuer au Père Cette distinction de la Trinité, substantielle, et de la
origénien, mais non seulement à lui, aux deux autres per- créature, accidentelle, fait difficulté à ceux qui abordent
sonnes aussi. Une distinction capitale, usant d'un vocabulaire Origène d'une manière trop uniquement philosophique :
aristotélicien, sépare la Trinité des créatures. Tout ce qu'ont, puisque le Fils est engendré par le Père et que l'Esprit en pro-
ou plutôt sont, les personnes de la Trinité, elles le sont sub- cède par l'intermédiaire du Fils50, ne faut-il pas réserver la sub-
stantiellement : cela fait partie de leur substance, leur appar- stantialité au Père seul et attribuer l'accidentalité indistincte-
tient en propre, et n'est en conséquence susceptible ni de ment au Fils, à l'Esprit et aux créatures ? Dans cette
croissance ni de diminution; au contraire tout ce qu'est, ou a, perspective qu'aucun texte d'Origène ne saurait favoriser,
la créature est accidentel, elle l'a reçu et cela peut en elle alors que les affirmations de la substantialité de la Trinité sont
croître ou décroître selon les mouvements du libre arbitre. fréquentes dans le Traité des Principes, l'authentique christia-
Ainsi en est-il de la participation de la créature raisonnable à nisme serait le néo-arianisme d'Eunome. Mais le mystère
la divinité et aux vertus. L'argument essentiel qui implique la chrétien ne saurait être réduit complètement à des catégories
génération éternelle du Fils et l'existence d'une création philosophiques auxquelles en bonne partie il échappe : le
coéternelle à Dieu, au sens indiqué plus haut, est que si Dieu point essentiel, nous le verrons, est la manière dont se pro-
est devenu Père et Créateur, il a changé et donc n'était pas duit la génération du Verbe51 •
parfait"'. La créature qui est changeante ne possède qu'acci- Le principe plotinien que tout ce qui parvient à la per-
dentellement les vertus..... De ses vicissitudes se forme la varié- fection engendre ne semble pas avoir de correspondant chez
té de l'univers"s• A cette accidentalité n'échappent point les
plus hauts degrés des anges: seule la Trinité est substantielle 49. HomNb XI, 8.
parce qu'il n'y a en elle aucune composition qui rendrait pos- 50. ComJn Il, 10-12 (6) 73-88.
51. Dans From Philo to Origen: Middle Platonism in Traruition, Chico (Californie)
sible le changement46 • Aucune créature ne peut parvenir à la p. 121 ss. Robert M. BERCHMAN prête cependant à Origène, tout en recon-
même sainteté que le Seigneur"7• Cette même distinction se naissant que "Origen implies,.but admittedly never explicidy states" que seul le
Père "is being (owia) per se, and all other entities from the Logos to ensouled
trouve dans le Contre Celse48 : "Il n'est pas possible à l'être qui creatures and material things are being (owia) per accidens". Tel est le résultat
d'une mentalité trop exclusivement philosophique appliquée à l'étude
41. PArch 1, 3, 5-7. d'Origène. Comme tous les théologiens chrétiens tiennent que le Fils est
42. Ibid. 7-8. engendré par le Père, il est facile de leur faire dire à tous la même chose, sur-
43. Ibid. 1, 2, 3, 72 ; 1, 2, 10, 307. tout si on se dispense d'avoir des textes pour appuyer cette affirmation et si on
44. Ibid. 1, 2, 10, 386. ne tient aucun compte de ceux qui disent le contraire. Pour Otigène, nous le
45. Ibid. 1, 6, 2 ss. verrons plus loin, comme pour toute la tradition chrétienne, c'est sa nature
46. Ibid. 1, 5, 3, 127 ; 1, 6, 2, 64 ; 1, 8, 3, 68 ; IV, 4, 8, 317. divine même que le Père communique au Fils dans sa génération et à l'Esprit
47. Hom 1 Sam (1 R) 1, 11. dans sa procession, et c'est cette nature divine qui rend les trois personnes sub-
48. CCels VI, 44, 1. stantielles en opposition avec l'accidentalité des créatures.
')0
28
r" . 1,
Origène qui affirme plus nettement la personnalité divine : ou mieux encore à l'Ame du Monde: car l'Un ne connaît pas
nous discuterons plus loin de ce dernier point. Cependant ce qui vient de lui. Aussi nous étudierons la Providence ploti-
pour chacun de ces deux auteurs Dieu est nettement distinct nienne avec l'Ame du Monde. Mais Origène n'a pas les mêmes
de sa création: nous faisons abstraction en disant cela de la difficultés pour admettre que Dieu connaît sa création : aussi
génération du Fils et de la procession de l'Esprit. La raison qui la Providence incombe chez lui, comme la Création, solidaire-
a motivé la création est la bonté, du moins en ce qui concerne ment aux trois personnes. C'est elle qui maintient le monde
pour Origène les créatures raisonnables, celles qui devien- et elle désigne pour cela à la fois le Père et le Fils, Sagesse de
dront après la chute, anges, hommes ou démons : "il ne les a Dieu et pour cela "souffle de la Puissance de Dieu,,57 : "Il faut
pas créées pour une autre cause que pour lui-même, c'est-à- comprendre cette puissance de Dieu comme celle qui le rend
dire pour sa bonté", dans l'intention de se communiquer à vigoureux, qui lui permet d'établir, de contenir, de gouverner
elles, de les faire participer à sa divinité. Il n'y avait pas alors de tout le visible et l'invisible, de suffire à tout ce dont il assume
diversité entre elles, elles étaient toutes égales et semblables. la providence,,58. Dieu "pourvoit à tout jusque dans le détail
Mais étant douées de libre arbitre, elles en ont usé de façons par la puissance de sa Sagesse, discerne tout quand il gouver-
diverses et Dieu alors "a tiré de la diversité des intelligences ne par son jugement : il a disposé toutes choses suivant une
l'harmonie d'un monde unique" malgré sa variété52. Le monde rétribution très équitable, afin que chacun soit secouru et
animal, végétal et matériel a été créé comme l'habitation des qu'il soit veillé sur lui selon son mérite"59. C'est pourquoi au
hommes, créatures raisonnables déchues pouvant revenir à Père comme au Fils est attribué fréquemment un comporte-
Dieu. Une longue discussion du Contre soutient contre ment de médecin 60 , car Dieu connaît tout et dispose tout en
les affirmations, pas toujours très sérieuses, de Celse que fonction du bien des personnes. Le plan de la Providence est
"Dieu a tout fait pour l'homme dont le bien est le but de ce "très fin et très subtil "61. Mais il ne faut pas confondre la
monde visible". Les êtres raisonnables sont dans l'univers les Providence de Dieu avec sa volonté : "si beaucoup de choses
créatures principales54, les animaux muets - aÀoya, sans parole se font sans sa volonté, rien ne se fait sans sa Providence. La
ni raison - sont des êtres d'origine seconde, relatifs à Providence est ce par quoi Dieu organise, administre et dispo-
55
l'homme , même si, selon le chapitre du Traité des Principes se toutes choses ; la volonté est ce par quoi il veut ou ne veut
sur le libre arbitre, l'action des chiens de chasse et des chevaux pas quelque chose"62. En effet, il a doué la créature raison-
de combat manifeste quelque approche ·de la rationalité56 • nable de libre arbitre. Malgré l'opposition de Celse, Origène
A la création est jointe la Providence : le Créateur pour- affirme que la Providence s'occupe principalement des êtres
voit à ce qu'il a créé. Plotin parle plusieurs fois de Providence, raisonnables63 . Si Celse n'accepte pas, nous l'avons dit, que la
une notion commune aux Platoniciens et aux Stoïciens. Mais Providence s'occupe des hommes plus que des autres êtres de
elle ne semble guère se rapporter à l'Un, plutôt à l'Intelligence ce monde, la conception d'Origène est nettement personna-
52. PArch II, 9, 6, 180. 57. Sap. 7, 25.
53. CCels IV, 74-98. 58. PArch 1, 2, 9,275.
54. CCels IV, 74, 15. 59. PArch II, 9, 8, 291 ; CCels VI, 71, 10; VIII, 70, 24.
55. PArch II, 9, 3, 92. 60. PArch III, 1, 17,501.
56. PArch IV, 1, 3 (2), 43. L'action de la Providence est plus claire en ce qui 61. HomLv IX, 8, 33.
concerne la cause et la fin de leur action quand il s'agit des animaux que des 62. HomGn III, 2, 4.
hommes: PArch IV, 1,7,190. 63. CCels IV, 74, 21.
30 31
......-
liste, ce qui est certainement moins clair chez Plotin. Cela est par le Père dans sa génération du Fils. Le vocabulaire de la
confirmé par le Remerciement de Grégoire le Thaumaturge : la création est le même chez Origène et chez Plotin,
Providence de Dieu s'exerce sur lui par le ministère de l'ange et nOlTlTr}ç ainsi que les mots de même racine 7 }.
gardien qui l'a conduit à son maître, Origène64 , et qui le ramè- Dieu est donc pour Origène et pour Plotin le principe
nera dans son pays après leur séparation65 • Nous étudierons suprême d'où tout découle. Mais la manière d'entendre cette
plus complètement la Providence à propos du monde. production du monde diffère. Là où Origène voit une vraie
Le problème de l'un et du multiple ne tient pas chez création, voulue et accomplie consciemment par Dieu, Plotin
Origène une place considérable. Toutefois l'unité est liée au est plus flou: tout en affirmant que le monde vient de l'Un, sa
bien, le multiple au mal. Dans le livre V du Commentaire sur volonté d'éviter tout anthropomorphisme semble l'orienter
Jean fragment conservé par la Philocalie, il se défend contre le vers une sorte d'émanation dont le caractère conscient et
reproche qui lui est fait de trop écrire, oppose66 l'unité de la libre paraît en opposition avec certains traits de sa conception
vérité à la multiplicité des mensonges - les hérésies - et de Dieu. D'autre part les deuxième et troisième hypostases ne
considère que toutes les Ecritures ne forment qu'un seul livre. sont que des intermédiaires qui ne participent pas à tout ce
Dieu est unique et le monde aussi, oeuvre d'un seul créateur qu'est l'Un: nous verrons qu'on ne peut pas parler de même
et non de plusieurs démiurges, animé par une seule âme67 • Un du Verbe et de l'Esprit, selon Origène, en dépit du subordina-
développement du même genre peut se lire à propos de tianisme qui lui est reproché à cause de certaines expressions,
Elcana, père de Samuel, qualifié de vir unus dans l'homélie mais sans tenir compte d'autres.
sur 1 Rois (1 Samuel, 4.)68. Mais la multiplicité peut provenir
aussi de la participation à un être unique69 • 2. Simplicité, incorporéité, pureté
Nous traiterons plus loin de la notion d'image appliquée PLOTIN
par Origène à la fois au Christ et à l'homme. Quant aux
Les caractéristiques de l'Un découlent par un raisonne-
autres créatures, si elles n'ont pas été créées selon l'image de
ment logique de ce qu'il est principe. Ce qui est avant toute
Dieu, elles sont cependant, "peut-être", à l'image de certaines
chose doit être nécessairement simple et différent de ce qui
réalités divines 70 , c'est-à-dire des "idées" ou "raisons" créées
suit, étant en lui-même sans se mélanger à ce qui vient de lui,
64. RemOrig IV-V, 40-72. 65. Ibid. XIX, 206-207. mais cependant en étant présent d'une autre façon aux
66. §§ 5-6. 67. CCels l, 23. autres. Lorsque Plotin écrit de l'Un "n'étant pas autre chose,
68. SC 328.
69. Fragment du ComIs 1 dans PAMPHILE, Apologie V, PG 17, 588 BC. Autres
puis un, selon quoi il serait faux qu'il soit un", il veut dire que
textes sur unité = perfection: ComCant l, 102, 23 : l'Eglise est une parce que le fait d'être un n'est pas une caractéristique qui s'ajouterait à
parfaite, les adolescentes (les Eglises particulières) sont multiples parce qu'elles une substance, mais qu'il constitue l'Un dans sa simplicité, car
sont en progrès. PArch l, 6, 2,47 et 96: l'unité au début du monde comme à la ce dernier ne serait pas tel s'il comprenait une quelconque
fin. FragmEph XVI sur Eph 4, 3 : l'unité de l'Esprit dans la multiplicité des cha-
rismes. Philoc 8, 2-3 (du ComOsée) à propos d'un solécisme mélangeant pluriel accidentalité ou s'il était composé: il ne serait pas alors prin-
et singulier: le singulier lorsqu'on suit les commandements et le pluriel cipe. Parce qu'il est simple, il se suffit à lui-même. Sa simplici-
lorsque le commandement est donné ; pluriel lorsqu'on cherche Dieu, singu-
lier parce que Dieu est découvert; un quand on est uni à Dieu, multiple quand
té est liée à ce qu'il est le premier: s'il ne l'était pas il aurait
on est séparé de Dieu. De même Homlayr 1 (III) 6 ; HomEz N, 6, 4 ; ComJn II
8 (4) 58-59; XX, 27 (22) 239. 71. Voir les index des mots du PArch dans SC 312 et du CCels dans SC 227 : on
70. ComCant III, 208, 14. peut consulter aussi les index de GCS.
32 33
IJII!!I"
besoin de quelque chose avant lui; s'il était composé il serait pur, mais "encore plus pures et plus simples sont les réalités qui
postérieur aux éléments qui le composeraient. Il ne peut y avoir sont avant elle, bien mieux ce qui est avant elle". Si l'Intelligence
deux "Un", car autrement ils se confondraient: il est donc est un être l'Un n'est pas un être, "car l'être a comme une forme
unique. Il ne peut pas non plus être corps, car un corps n'est pas Ü.wp<J>Tl), celle de l'être, mais lui est sans forme, sans même une
simple, mais nécessairement composé ; un corps est produit, forme intelligible". En effet les formes, comme les idées ou les
donc ne peut être principe, car le principe n'est pas produie. "raisons"(Àoyol), sont ces intelligibles que contient l'Intelligence
L'Un est plus simple que l'Intelligence2 , n'ayant pas sa et qui constituent son objet. Or si l'Un les engendre, il n'est
dualité. C'est lui, par sa simplicité, qui engendre l'intelligence. aucun d'eux: "Il n'est pas quelque chose, n'a ni qualité, ni quan-
En effet le nombre n'est pas premier: avant le deux il y a l'un tité, n'est pas l'Intelligence ni l'Ame: il n'est ni en mouvement
et le deux naît de l'uns. En tête du traité contre les gnostiques ni en repos, ni dans le lieu ni dans le temps, mais il est selon lui-
on retrouve ce qui vient d'être dit. En outre, il ne saurait y même (Ka9' aÙTo) avec une forme unique, bien mieux sans
avoir dans l'Un distinction de puissance et d'acte "car il serait forme (àvdôeov), étant avant toute forme (dôoç), avant le mou-
ridicule de mettre des natures multiples dans les êtres en acte vement, avant le repos, car tout cela est dans l'être et le fait mul-
et immatériels en distinguant la puissance et l'acte"4. tiple". Dans le sens de "forme intelligible" que Plotin
Rien ne peut être ajouté à l'Un-Bien; si on croit devoir vient d'employer et eTôoç qu'il emploie maintenant semblent
lui ajouter autre chose par la pensée on n'aboutit qu'à le bien équivalents et correspondre dans une certaine mesure aux
rendre déficient: parmi ce qu'il ne faut pas lui ajouter se trou- idées platoniciennes. Etre en mouvement ou en repos est un
ve le penser; nous y reviendrons5 • accident qui ôte la simplicité. Et Plotin va jusqu'à écrire que lors-
qu'on dit que l'Un est cause on ne lui attribue pas un accident,
L'Un-Bien est qualifié de simple dans de nombreux pas-
mais c'est à nous qu'on attribue celui d'être effet. Etre notre
sages6 où on peut lire fréquemment les affirmations qui pré-
cause ne l'affecte pas, mais nous affectes.
cèdent. Il ne répète pas aussi souvent que l'Un est incorporel,
mais cela se déduit directement de la simplicité et de ce que Il est donc plus exact de dire que l'Un est sans forme
les réalités sensibles sont placées au dernier rang des êtres 7• (àvdôeov) que de dire qu'il a une forme. Il n'est donc pas sub-
stance (oùoia), il n'est pas déterminé, on ne le saisit pas comme
A la simplicité de l'Un sont liées sa pureté et l'inexisten-
quelque chose, car si on pouvait le faire il ne serait plus princi-
ce de tout mélange en lui : les catégories de quantité et de
pe, mais seulement un "ceci". Il est au delà de tout, au delà de
qualité ne sauraient s'y appliquer. Enfin il se suffit à lui-même.
l'être. Il n'a pas de nom, il est seulement un "non ceci". Pour
C'est avec l'intelligence pure qu'il faut contempler le Très-
l'atteindre, il faut dépasser non seulement tout le sensible,
Pur. Il n'a ni grandeur, ni figure, ni masse, ni aucune des qua-
mais aussi tout l'intelligible. L'intelligible nous apprend qu'il
lités sensibles et celui qui veut parvenir jusqu'à l'Un doit faire
est, mais non qui il est. De là le paradoxe de parler de l'Un: on
abstraction de la sensation. Ce qui est dans l'Intelligence est
parle de ce qui n'est pas dicible et on nomme ce qui n'est pas
1. v, 4 (7), 1,1. 1-20. nommable. En fait ce nom d'Un signifie seulement la négation
2. VI, 9 (9) 3, 1. 35.
3. V, 1 (10) 5, 1. 4 : cf. V, 3 (49) 11,1. 1 ss. de toute multiplicité : c'est en quelque sorte un nom négatif,
4. II, 9 (33) 1,1. 1 55., .citées 1. 24 ss. disant ce que l'Un n'est pas, sans dire ce qu'il est. Mais ce nom
5. III, 8 (30) 111. 12 ss. d'Un qui exprime la simplicité absolue doit être nié lui aussi,
6. Voir Lexicon Plotinianum au mot àn).oùç.
7. Par exemple VI, 7 (38) 42, 1. 23. 8. VI, 9 (9) 3, l. 26 ss.
34 35
lII'l'!
car il ne nous montre pas du tout la nature de l'Un. S'il est pos- Parce que l'Un est simple et le premier de tout il se suf-
sible de percevoir l'Un il est impossible de connaître sa forme fit à lui-même. Ce qui n'est pas premier a besoin de ce qui est
(dBoç)9. avant lui et ce qui n'est pas simple des éléments simples qui le
En effet Plotin admet cependant la possibilité d'une sorte constituene'. L'unité de l'Un entraîne son autosuffisance. Il
de perception de l'Un, non une vision à partir d'autre chose, à n'a même pas besoin de lui-même, il est lui-même, simple-
partir du monde, semble-t-il, car on n'atteint alors que sa ment. Le multiple au contraire dépend des éléments qui le
"trace" : quant à lui il échappe. C'est en lui-même qu'il faut le constituent et chacun de ses éléments dépend des autres.
saisir, et tout entier, d'un coup. C'est une intuition Cette autosuffisance de l'Un suppose qu'il est seul pour
de son existence, mais elle ne permet pas de dire n'avoir pas besoin de lui-même ni d'autre chose. Il est cause
ce qu'il est. Si on essaie de percevoir ce qu'il est on agit alors en des êtres mais cette relation de causalité n'influe pas sur son
intelligence qui pense et il échappe, ou plutôt on lui échappe. être propre, il n'a pas besoin de ce dont il est cause, rien en
Quand on le voit, il faut le voir tout entier: autre chose est de le dehors de lui n'est son bien, c'est-à-dire quelque chose qu'il
penser comme cause et principe de tout10• rechercherait. Nous avons dit que quand il s'agit de l'Un la
En effet l'Un est différent de tout ce qui vient de lui et il relation cause-effet n'est pas une relation réciproque: le fait
ne se mélange avec rien d'autre. Cependant d'une autre façon d'être cause n'ajoute rien à l'Un qui est cause et pareillement
il peut être présent aux autres êtres. Cette altérité n'est pas son bien ne lui est pas donné accidentellement, il l'a par lui-
quelque chose qui s'ajouterait à lui car dans ce cas il ne serait même. Il n'a pas de lieu, ni de place, car c'est là aussi un signe
pas l'Un, mais il serait duel ou multiple. Il échappe à tout dis- de déficience pour qui ne peut se porter soi-même. Il ne dési-
cours et à toute science. Il n'y a en lui rien d'accidentel et il re rien car le désir est lié au besoin, donc à la déficience : c'est
est étranger à toute composition ll • Cette différence entre l'Un le déficient qui a besoin du bien et du sauveur. On ne peut
et tout le reste doit être tempérée par le fait que ce qui vient même pas dire qu'il est son bien, c'est pour les autres qu'il est
de l'Un porte la "trace" de l'Un. le bien. Il n'a même pas de pensée et parmi les raisons don-
Tout cela est dit aussi à propos de l'autre nom par le- nées il y a celle-ci: il n'a pas besoin de penser14 •
quel l'Un est désigné, le Bien. Dire qu'il est le Bien n'est pas Les mêmes idées reviennent au début du traité contre
dire qu'il a en lui quelque chose de bon. Il ne peut rien avoir les Gnostiques. L'Un se suffit à lui-même et n'est pas formé
de non bon, mais pas davantage de bon. Il n'a rien d'autre, de plusieurs éléments, car s'il l'était, il dépendrait de ce dont
bon ou non bon, il est le Bien, car on ne peut rien lui ajouter. il est formé; il n'est pas en autre chose car il dépendrait alors
Si on le fait il n'est plus le Bien, on le diminue, et ce n'est pas de cette autre chose. En conséquence il n'y a rien au dessus
le louer que le faire par des louanges qui sont inférieures à ce de lups. Que l'Un n'ait pas besoin de connaître est affirmé à
qu'il est : on le ferait Bien par participation, ce qui veut dire plusieurs reprises 16 • Il n'a même pas besoin de se connaître.
qu'on ferait venir le Bien d'autre chose. Auteur de tout il est L'Intelligence ne se suffit à elle-même que secondairement,
meilleur et plus parfait que ce qu'il a fait 12 • car elle a besoin d'elle-même et de se connaître elle-mê me 17.
9. V, 5 (32) 6, 1. 1ss. 13. V, 4 (7) l, 1. 12 ss.
10. Ibid. 10, 1.I ss. 14. VI, 9 (9) 6, 1. 16; Ibid. 81. 33 ss.
Il. V, 4 (7) 1,1. 1 ss ; V, 5 (32) 10,1.3. 15. II, 9 (33) 1, 1. 9 S5.
12. V, 5 (32), Il,1. 1 S5. 16. V, 3 (49) 12,1. 47.
17. V, 3 (49) 13,1. 9 ss.
36 ::l"1
r
Ajoutons que l'Un est impassible, qu'il ne saurait éprou- Dieu n'est pas corps. Le chapitre PArch 1, 1 montre que
ver aucune passion : cela est vrai aussi pour les deux autres quoique Dieu soit appelé souille (esprit), lumière, feu, etc., ces
hypostases. C'est là un des dogmes universels de la pensée mots ne sont pas à prendre alors dans leur sens ordinaire.
grecque. Un des traités de Plotin 18 a reçu de Porphyre le titre: Fréquemment Origène défend l'incorporéité de Dieu, surtout
"de l'impassibilité des incorporels". C'est aussi le cas de l'âme, à propos de ceux qu'il nomme les "simples", qui prennent à la
abstraction faite de sa liaison avec le corps, car c'est du corps lettre les anthropomorphismes bibliques paraissant attribuer à
que viennent les passions par l'intermédiaire des représenta- Dieu des membres corporels ou des passions humaines. Ce
tions .. L'immortel et l'incorruptible sont impassibles 19. n'est pas que ces expressions soient dénuées de tout sens:
elles expriment certaines puissances divines2S • Parler des yeux
ORIGÈNE de Dieu c'est dire qu'il voit tout, des pieds de Dieu qu'il est
présent partout. Origène est très conscient qu'il est impossible
Dieu est "une nature intellectuelle simple, qui ne souffre
de parler de Dieu sans anthropomorphisme, mais aussi qu'il
absolument aucun ajout", il n'y a pas "en lui du plus ou du
ne faut pas en être dupe. Sur ce point il rejoint Plotin à propos
moins, car il est entièrement une monade et, pour ainsi par-
du fait de nommer Dieu24 . Il est possible que les affirmations
ler, une hénade, une intelligence qui est la source d'où procè-
origéniennes de l'incorporéité divine visent aussi le Dieu cor-
de toute nature intellectuelle ou toute intelligence"2o. Les
porel des Stoïciens, mais certainement celles des chrétiens qui
deux termes J-L0vaç et Evaç se trouvent aussi chez Plotin21 , mais
s'en inspirent, comme peu avant Origène, Tertullien: mais
seulement pour désigner l'unité en tant que nombre. Y a-t-il
rien ne permet de dire qu'Origène qui ne semble pas
une différence de sens entre J-L0vaç vient de J-Lovoç, seul et Evaç
connaître le latin ait lu quoi que ce soit de Tertullien.
qui vient de eJç, un ? Il est difficile de le dire. L'expression de
Rufin traduisant Origène: "ut sit ex omni parte J-L0vaç et ut ita Il y a entre le Père et le Fils sous le rapport de la simpli-
dicam Evaç" semble montrer que Evaç est une expression cité une différence qui tient au caractère médiateur du Verbe,
moins usuelle que J-Lovaç, qu'il y a une différence de sens car il exerce cette médiation aussi bien dans sa nature divine
entre les deux. Etymologiquement J-L0vaç exprime la solitude seule que par ses deux natures divine et humaine. Elle est due
et Evaç que Dieu est l'Un comme chez Plotin. Traiter Dieu à la multiplicité des €TllVOlal, c'est-à-dire des dénominations du
d'intelligence (mens) ou de nature intellectuelle (intellectualis), Fils, des attributs du Fils par rapport à nous. Mais si le Fils est
Plotin ne l'accepterait pas et nous avons là un point important multiple par l'€TllVOla il est un dans son i.mooTaolç, dans sa sub-
de différence que nous approfondirons plus loin. Mais quand stance divine: "Dieu est absolument un et simple. Mais, à
Origène dans ce même texte dit que "ce qui lui serait ajouté cause de la multiplicité (des créatures) notre Sauveur... devient
limiterait et inhiberait en quelque façon la simplicité de la beaucoup de choses, peut-être même tout ce qu'attend de lui
nature divine" il se rencontre avec Plotin: Dieu n'est pas com- toute créature capable de recevoir la délivrance"25. Pareillement
posé, ni multiple 22 • les idées, formes ou raisons sont créées par le Père dans sa
génération du Fils : elles sont donc dans le Fils, non dans le
18. III, 6 (26).
19. 1, 1 (53), 2. 23. PArch II, 8, 5.
20. PArch 1, 1,6, 150. 24. Voir notre Origène et la "connaissance mystique" p. 258-262 sur la question
21. Cf. Lexicon Plotinianum. des anthropomorphismes.
22. PArch 1, 1,6, 160. 25. Comjn If 20 (22) 119.
Père. Mais si Plotin refuse complètement d'attribuer à l'Un rons qu'Origène ne tire pas les mêmes conséquences que
l'être au nom de sa simplicité, la question est, nous le verrons, Plotin de cette autosuffisance de Dieu. Dieu n'est pas dans un
plus nuancée en ce qui concerne Origène. lieu, et c'est d'ailleurs le cas de toute intelligence qui n'a pas
gg
Nous avons vu de même que si Plotin met l'Un au des- besoin d'un lieu pour se mouvoir selon sa nature •
sus de la nature intellectuelle, paraissant même la lui refuser, En ce qui concerne l'impassibilité de Dieu et du Verbe,
ce n'est pas le cas d'Origène. En effet, tout en affirmant que Origène l'affirme souvent. Par exemple quand il traite des
Dieu est incompréhensible, qu'il est connu par ses oeuvres _ passions attribuées à Dieu par la Bible, colère ou repentir : il
Plotin semble au contraire dédaigner la connaissance que ne faut pas prendre ces expressions à la lettre, mais en cher-
pourrait procurer cette "trace" de Dieu qui se trouve en ses cher une compréhension spirituelle5' \ Ce qu'on appelle colère
créatures - on peut avoir selon Origène une idée lointaine de de Dieu n'est pas vraiment une passion, car il ne peut y avoir
ce qu'est Dieu à partir de l'intelligence humaine 26 , car elle de passion dans l'Impassible55 • Ailleurs, il est question de "dis-
montre déjà ce qu'est une réalité incorporelle. Et en outre cours sur l'impassibilité de Dieu " que celui qui est en colère
toute la création intellectuelle participe à "la nature même du n'entend pasS6 ; aussi de l'impassibilité comme d'une vertu57 •
Père, du Fils et du Saint Esprit", il Y a "une certaine parenté" Le Sauveur est impassible quant à sa divinité 5s • Le Verbe,
entre l'homme et Dieu par laquelle "l'intelligence raison- impassible en tant que Dieu, souffre en tant qu'homme 59 •
nable" peut parvenir à "une connaissance plus parfaite" de Mais deux textes obligent à nuancer très fortement l'impassi-
27
Dieu • Il y a, certes, une connaissance mystique de Dieu en bilité du Père comme celle du Fils dans sa divinité: "(Le
son Fils, désignée par Origène comme par Plotin du mot de
(auquel Plotin ajoute mais il y a déjà une
33. PArch l, l, 6, 166. Cf. Grégoire le Thaumaturge (RemOrig VI, 87) repro-
connaissance qui a pour bases les oeuvres de Dieu et la res-
duisant l'enseignement d'Origène: "L'âme est un être libre, qu'on ne peut
semblance qu'a avec Dieu l'homme créé à son image 2s • Si Dieu d'aucune manière enfermer, même si on veut la garder prisonnière dans une
en lui-même est incompréhensible et s'il est impossible de le petite pièce : en effet, selon son essence première elle se trouve par nature là
pensers il ne faut pas mépriser cependant cette connaissance où est l'intelligence; elle te paraît être aussi dans la petite pièce, tu te la repré-
sentes alors selon une manière d'être, pour ainsi dire, secondaire; cela ne
indirecte de Dieu à partir de son oeuvre qui porte comme la l'empêche nullement d'être exactement là où elle veut être. Bien plus, elle ne
marque de l'ouvrier et de la participation de l'homme à son peut être absolument - il est raisonnable de le croire - que là, ou près du lieu,
image. Dieu est dit quelquefois par Origène sans besoin où elle opèrerait les oeuvres qui sont propres à elle seule selon sa nature"
34. PArch II, 4, 4, 175.
(àvevôençr'°. Mais chez lui cette caractéristique est à com- 35. FragmJn LI, GCS IV l. 4.
prendre selon la distinction de l'amour-désir et de l'amour- 36. ComJn XX, 36 (29) 332.
don, qu'on ne trouve guère chez Plotin. Dieu est dit rarement 37. ComMt XV, 17 : GCS X, L 27 ; FragmMt 64 : GCS XII/l, l. 22. Autres textes
sur l'impassibilité divine: SerMt 90 : GCS XI : Jésus n'est passible que par sa
aÙT<zp K l1Ç, autosuffisant, et il est le seul à l'être5t • Le péché du
nature humaine. De même 92. HomNb XXIII, 2 : GCS VII, l. 29 : "Partout où il
diable est d'avoir cru qu'il l'était lui-même52 • Mais nous ver- est dit que Dieu est triste ou se réjouit, hait ou est joyeux, il faut entendre que
l'Ecriture parle allégoriquement et humainement. La nature divine est étrangè-
26. PArch l, 1,5-6. re à tout mouvement de passion et de sentiment, restant toujours immobile et
27. IV, 4, 9-10. inébranlable au faîte de la béatitude". SelEz 16,8 (PG 13,809 D 5). ComJn X,
28. Voir notre Origène et la "connaissance mystiqu.e" p. 101-112 et passim ailleurs. 6, 25 : la colère de Dieu n'est pas en contradiction avec l'impassibilité. De
29. PArch l, 1,5. même FragmJn LI (GCS IV, 526, 4) ; HomJr XX, 1 ; XVIII, 6, 103 ; PEuch
30. CCels VII, 65, 13; ComJn XIII, 34 (219). XXIII,1-3.
31. ComJn XIII, 34, 219. 38. SerMt 73: GCS XI l. 22.
32. HomLc XXXI, fragm. grec GCS l. 5. 39. HomLv III, l, 75.
40
Sauveur) descendit sur la terre par pitié du genre humain, il a l'impassible en Dieu/6 attribué à l'élève d'Origène, Grégoire le
patiemment éprouvé nos passions avant de souffrir la croix et Thaumaturge47 • Mais faut-il vraiment parler de paradoxe?
de daigner prendre notre chair; car s'il n'avait pas souffert il N'est-ce pas une de ces antithèses inévitables pour exprimer
ne serait pas venu partager la vie humaine. D'abord il a souf- un peu et de loin ce qui concerne Dieu en termes humains ?
fert puis il est descendu et s'est manifesté. Quelle est donc Selon un adage théologique ce qui est affirmé de Dieu doit
cette passion qu'il a soufferte pour nous ? La passion de la cha- être nié en même temps parce que nous ne pouvons parler de
rité. Et le Père lui-même, Dieu de l'univers, plein d'indulgence, Dieu qu'avec des paroles humaines qui ne peuvent s'appliquer
de miséricorde et de pitié 40 , n'est-il pas vrai qu'il souffre en à Dieu comme elles s'appliquent aux hommes, tout en expri-
quelque manière? Ou ignores-tu que, lorsqu'il s'occupe des mant une lointaine analogie, justifiée par le fait que l'homme a
affaires humaines, il éprouve une passion humaine ? Car il a été créé selon l'image de Dieu. Ces deux textes d'Origène sont
pris sur lui tes manières d'être, le Seigneur ton Dieu, comme une expression de l'amour divin qui est à la base de la révéla-
un homme prend sur lui celles de son fils41. Le Père lui-même tion des deux Testaments. Dieu est à la fois passible et impas-
n'est pas impassible. Si on le prie il a pitié, il compatit, il éprou- sible, mais non comme le sont les hommes. Le dogme grec de
ve une passion de charité et il se met dans une condition l'impassibilité divine, prenant le contrepied de la réalité
incompatible avec la grandeur de sa nature et pour nous humaine, est une affirmation humaine, trop humaine.
prend sur lui les passions humaines"42. Le second passage, Simplicité, incorporéité, pureté de Dieu, cela se trouve à
marqué par un petit jeu de mots, concerne Jésus pris de pitié la fois chez Plotin et chez Origène48 • Ce dernier insiste peut-
par la foule des mais à travers l'homme c'est le
Verbe qui est visé : "Elle est nombreuse cette foule du dehors, 46. Edité en syriaque et en latin par P. Martin dans J. B. PITRA, Analecta Sacra
à la rencontre de laquelle sort le Logos de Dieu ; répandant la IV, 100-120,360-376.
lumière de sa visite il la vit et , les voyant davantage dignes de 47. Voir H. CROUZEL, "La passion de l'Impassible: Un essai apologétique et
polémique du ur siècle" dans L 'homme devant Dieu, Mélanges offerts au Père
pitié, parce qu'il se trouvait au milieu de gens de cette sorte,
Henri de Lubac. Tome 1 : Exégèse et Patristique, Paris 1963, p. 269-279. On a
lui, l'Impassible, souffrit (nÉnov9Ev 0 àna91lç) à cause de son considéré cet écrit comme d'inspiration modaliste parce qu'il est tout entier
amour pour les hommes, l'émotion le prenant aux entrailles, consacré à expliquer la Passion de Dieu, c'est-à-dire du Christ, sans faire men-
tion des autres personnes. Ainsi Luise ABRAMOWSKI, "Die Schrift Gregors
et non seulement il fut ému, mais aussi il guérit leurs malades
atteints de maladies diverses et variées, vènues de la malice"44.
:/ des Lehrers 'Ad Theopompum' et Philoxenus von Mabbug", Zeitschrift für
Kirchengeschichte 39, 1978,273-290. L'idée est reprise comme argument par M.
Les maux physiques sont allégorisés en maladies morales. Simonetti ("Una nuova ipotesi su Gregorio Taumaturgo" Rivista di Storia e
Letteratura cristiana, 24, 1988, 1741). Mais de ce que l'auteur ne parle pas de la
Ce paradoxe, la passibilité de l'Impassible, se trouve Trinité il est assez léger de conclure à son modalisme. Il traite un sujet, le mys-
déjà chez Clément d'Alexandrie 45 et se retrouvera dans un tère du Dieu impassible qui souffrç, il parle seulement de cela et son écrit
n'implique pas un traité sur la Trinité qu'il n'y a pas à y chercher.
écrit conservé en syriaque, -A Théopompe : Du passible et de 48. Autres textes. Sur l'invisibilité: Pl\i-ch l, 1, S.9. Sur l'unité: voir la note Il dans
SC 269 (PArch) p. 125. Sur l'incbrporéité CCels IV, 14; FragmPs 118 (Chaîne
Palestinienne SC 189) verset 169, l. 13. Sur la simplicité ComJn 1, 20 (22) 119. A pro-
40. Ps 102 (103) 8.
pos de l'incorporéité il faut tirer aussi parti du refus de la qui représenterait
41. Dt 1,31.
la génération du Vils à l'instar d'une génération humaine ou animale avec diVision de
42. HomEz VI, 6, 35.
43. Mt 14, 14.
substance: ComJn xx. 18 (16) 153-159; PArch IV, 4, 1 (28),6 ss; Ibid l, 2. 6, 171 ;
HomGn l, 13, 6 ; III, 1-2. Voir aussi ComJn XIII, 21, 123 ss. : Dieu n'est paS corps
44. ComMt X, 23, 54 ..
comme le veulent les Stoïciens ou la cinquième nature d'Aristote. Les premiers
45. Pédagogue 1,8,74,4 (SC 70).
disent Dieu corruptible en tant que corps mais il n'y a rien qui puisse le détruirt:
42 ..{'2
être davantage sur l'incorporéité à cause de sa polémique désir du Bien est "plus ancien" (àpxaloTÉpa) et il montre que le
contre les chrétiens anthropomorphites qui prenaient à la Bien lui-même est "plus ancien"(àpxatoTepov) et antérieur au
lettre les anthropomorphismes bibliques. La différence est plus Beau. Ou en d'autres termes le Beau est "plusjeune"(vewTepov)
nette sur le rapport de l'intelligence humaine avec la divine que le Bien. Mais il ne s'agit pas là, précise Plotin lui-même,
dont elle est l'image et surtout sur l'impassibilité. Sur ce der- d'ancienneté "par le temps", mais "par le vrai" parce que l'Un a
nier point le balancement entre impassibilité et passibilité fait la puissance première et totale, alors que ce qui vient après lui
ressortir le mystère de Dieu qui ne peut être cerné exactement ne l'a pas tout entière, mais telle que peut l'avoir ce qui vient
par des mots humains, qui doivent à la fois affirmer et nier. après lui et qui vient de lui. Nous sommes donc avertis par là
qu'il s'agit, quand on parle de l'Un et de l'Intelligence, d'anté-
3. Antérieur à tout et au dessus de tout, différent de riorité ou de postériorité" de raison", comme disent souvent les
tout et contenant cependant tout en puissance philosophes, tout se passant dans une éternité dont nous étu-
dierons la nature4 • Ajouter à l'Un quelque chose qui appartient
aux êtres qui dérivent de lui serait lui ajouter ce qui lui est pos-
PLOTIN térieur. Le même vocabulaire temporel, qu'il est impossible de
II faut donc qu'avant toute chose il y ait une réalité ne pas utiliser, tout en sachant qu'il est inadéquat, constitue
simple, différente de ce qui vient après, et qu'elle soit par elle- une des servitudes de notre propre manière de penser : on le
même, sans se mélanger à ce qui dérive d'elle. Si elle n'était retrouvera quand Plotin essaie d'expliquer la génération de
pas simple, étrangère à tout accident et à toute composition, l'Intelligence6•
et vraiment une, elle ne serait pas principe 1• L'Intelligence L'Un est différent de tout ce qui est après lui. Nous
que l'Un engendre ne peut lui être supérieure: elle lui est avons déjà vu qu'il se distingue de tout ce qu'il engendre par
inférieure, étant son image, et c'est l'Un qui la définit et sa simplicité, qu'il ne peut se mélanger à autre chose, qu'il ne
l'informe (d8onoloUj.lEvOV y. Mais l'Un lui-même est sans forme peut être qu'unique, car si un autre lui était semblable il se
(àvei8eov), il n'est pas substance. S'il était quelque chose il ne confondrait avec lui. Rien de ce qui sort de lui n'est simple
serait plus principe. II est au delà de l'être, donc il n'est pas un comme lui. Il est le plus puissant de tous et tous l'imitent dans
"ceci", car dans ce cas il ne serait plus principe. II n'est rien de la mesure de leurs possibilités7 • Avant tous les autres êtres cela
ce qu'est l'Intelligence, mais il est au delà de l'Intelligence, au est vrai pour l'Intelligence, distincte et différente de l'Un, tout
delà de l'être. On ne peut le poser comme un être défini, lui en étant son image et en gardant de lui bien des traits. A
donner un nom. Le seul nom qui lui conviendrait serait "non l'Intelligence tout vient de l'Un, mais l'Un n'est rien de ce
ceci"!. Tout cela a déjà été exposé plus haut. qu'est l'Intelligence. Une différence majeure est que tout ce
qui vient après l'Un est déterminé, mais l'Un n'est pas détermi-
II faut comprendre Plotin quand il parIe cependant
né, quoique déterminant tout : il est sans forme (J.1op<Jrrl), alors
d'antériorité ou de postériorité. II s'explique à ce sujet à pro-
que tout le reste en a unes. Ou un peu plus loin: "Toutes les
pos de la priorité du Bien (l'Un) sur le Beau (l'Intelligence).
L'amour du Beau est second par rapport à celui du Bien ; le 4. V, 5 (32) , 12,1. 1488.
5. V, 5 (32), 13, 1. 17 88.
1. v, 4(7), 1,1. 5 88., 1088. 6. V, 3 (49), Il,1. 1 88.
2. V, 1 (10), 7,1. 38. 7. V, 4 (7), 1.
3. V, 5 (32), 6, 1. 4 88. 8. V, 1 (10), 7, l. 1 88.
44 4S
choses sont donc l'Un et non l'Un: l'Un parce que venant de mier acte que Plotin déclare voulu par l'Un. TI faudra cependant
lui, non l'Un parce que l'Un leur a donné en restant en lui- rechercher en quoi consiste cette volonté de l'Un 15.
même. Elles sont donc comme une longue vie s'étendant en
Un passage surtout est remarquable et serait à citer tout
longueur, chacun des morceaux qui suivent est autre mais le
entier: nous en résumerons les principales idées. Comment l'Un
tout est continu, ils sont ceci et cela par leur différence, mais le
fournit-il à ce qui dérive de lui l'être, la raison, l'intelligence, la
premier ne périt pas dans le second"9. La substance que pro-
sensation, alors qu'il n'est rien de cela? S'il ne les a pas, com-
duit l'Un, c'est-à-dire l'Intelligence, est forme (eTBoç), car de ment les fournit-il? S'il les a il n'est pas simple. Par ailleurs s'il ne
l'Un ne procède qu'une chose informée. Elle n'est pas forme les a pas comment dérive de lui la multiplicité ? D'une lumière,
individuelle, mais du tout, ne laissant rien de côté. Mais l'Un
certes, émane son rayonnement, mais ce dernier est chose
est nécessairement sans forme et en cela il est radicalement
simple: comment produit-il donc le multiple? Ce qui vient de lui
différeneo. Nous avons déjà vu qu'on ne peut ajouter aucune
est donc autre chose que lui, non pas meilleure, car rien ne
qualification à l'Un-Bien, car si on lui ajoute quoi que ce soit,
dépasse ce qui est au-delà de tout. Tout le reste lui est inférieur,
la substance ou la pensée qui appartiennent en premier à
parce que non un mais multiple, bien qu'il tende vers une certai-
l'Intelligence, on lui ôte ce qu'il est, le Bien ll • Ce qui est le
ne unité, malgré sa multiplicité. C'est l'unité de l'Un qui le
principe n'est contenu en aucun des êtres dont il est le princi-
conserve et lui donne l'existence. Cette unité, que l'Un donne,
pe : il n'en est pas un élément constituant (TO ... &<p'oo) mais ce
bien qu'elle ne soit pas complète parce qu'elle unifie une multi-
dont ils viennent llv). II est autre que tous, mais avant tous: plicité, rend aussi imparfaite la qualité d'être. Mais l'Un lui-même
et d'abord avant l'Intelligence sans rien de commun avec elle 12. n'ayant aucune multiplicité est l'Un en soi: c'est de lui que tout
L'Un est donc à la fois tout et rien. Comment de son abso- vient, de près ou de loin. TI est à la fois un et tout et ce qui parti-
lue simplicité qui ne comporte aucune variété peuvent venir cipe à lui est tout et un. TI est le principe de tout car il fait être
toutes choses ? C'est encore le problème de savoir comment le toutes choses. D'une certaine façon il avait déjà en lui toutes
multiple peut sortir de l'Un. Or c'est justement parce qu'il n'a choses, mais en lui elles ne sont pas distinguées : elles le sont
rien en lui que tout peut venir de lui. Pour que l'être soit, l'Un dans la seconde hypostase et elles sont alors en acte ; chez l'Un
n'est pas être, mais le géniteur de l'être. Sa perfection même fait elles sont en puissance. Ce n'est pas comme la matière qui reçoit
qu'il ne cherche rien, n'a rien, n'a besoin de rien: c'est une sur- les formes, car l'Un opère lui-même ce qu'il fait; ce n'est pas non
abondance qui produit autre chose que lui, l'Intelligence15. Tout plus par hasard, ni par un acte de réflexion. Son action est donc
est donc dans l'Un sans être l'Un comme nous venons de le différente· de celle de l'homme qui normalement doit réfléchir
dire 14• Mais c'est l'Un qui donne sa puissance à l'Intelligence avant d'agir: ce point sera traité à propos de la connaissance et
comme le centre au cercle : cette puissance immobile, ou cette de la conscience qu'a ou n'a pas l'Un. Et ce qui vient de l'Un est
force, engendre l'Intelligence comme le centre le cercle et les autre que l'Un, n'a pas son unité, mais est duel ou multiple, avec
rayons. Cette production exclut le hasard et elle constitue le pre- toutes les qualités qu'il possède16. L'Un est donc puissance, "puis-
sance immense"17, contenant donc en puissance tout ce qui sort
9. V, 2 (11) 2, 1. 24 .
10. V, 5 (32),6,1. 1-5. de lui et étant cependant différent de tout.
11. Ibid. 13,1. 9-11. .
12. V, 3 (49), 11. 19 ss. 15. VI, 8 (39), 18, 1. 1 55.
13. V, 2 (11), 1,1. 1-9. 16. V, 3 (49), 15,1.1 55.
14. Ibid. 2, 1. 2455. 17. Ibid. 16, 1. 2-3.
46 47
ORIGÈNE participation grandit par le progrès spirituel jusqu'à atteindre
On ne trouve guère chez Origène l'équivalent des spécu- dans la béatitude la perfection de la ressemblance qui les fera
lations de Plotin: il n'est pas philosophe, quoique très érudit communier à la nature même de Dieu, puisque même les créa-
en philosophie, il est théologien au sens moderne et interprè- tures non raisonnables ont été faites à "la ressemblance de cer-
te de l'Ecriture. On ne peut douter cependant qu'Origène ne taines images célestes"22, les mystères, correspondant en partie
soit d'accord avec Plotin sur la majorité des points que nous dans une certaine mesure aux idées platoniciennes, la distance
venons d'envisager. Les rapports de la seconde personne avec entre Dieu et ses créatures ne peut être considérée comme abso-
la première seront étudiés plus loin. Dieu, étant incompré- lue, car toute l'action divine tend à la diminuer en haussant
hensible, ne peut être nommé au sens strict : les noms que pour ainsi dire la créature dans sa direction. C'est la nature de
nous lui donnons n'échappent pas, nous l'avons vu, à Dieu qui est l'unique nourriture de toute l'''économie'', terme
l'anthropomorphisme inévitable de nos représentations. désignant l'action de Dieu et du Christ dans le monde: le Christ
Quant aux "instants de raison" qui interviennent chez Plotin l8 , nourrit l'humanité en lui communiquant la nature que
on les trouve aussi chez Origène, au moins à propos du Fils. de toute éternité et continuellement il reçoit du Père.
Ainsi pour dire que la Sagesse est le premier titre (è111vola) du Certes, on peut se demander si le fait que Plotin trouve
Fils, le principe (ùpxn), il écrit que "de tous les attributs dans la créature une "trace" de l'Un ne diminue pas la distan-
révélés par les appellations du Premier-Né de ce qui les sépare de l'Un. Mais on a l'impression que la rela-
toute créature, le plus ancien est la Sagesse"19. tion de ressemblance entre l'homme et Dieu est généralement
Or la hiérarchie des è111volal n'existe pas dans le temps, au prise par Origène plus positivement que par Plotin : le pre-
moins pour celles qui ne regardent pas uniquement le rap- mier est plus attentif à ce qu'elle apporte, le second à ce qui
port du Fils avec le monde et l'humanité, et le Fils est engen- manque.
dré, nous le verrons, de toute éternité. Quand il s'agit de Dieu
tout vocabulaire temporel est inadéquaeo. 4. Le Premier dans la génération du Second
De même que pour Plotin l'Un est sans forme (dôoç) et PLOTIN
engendre toutes les formes dans l'Intelligence, de même, si
Une première caractéristique de l'attitude de l'Un dans
Origène ne s'attarde pas à dire que Dieu est sans forme, il
la génération de l'Intelligence c'est qu'il n'est ni dans le mou-
crée toutes les formes, nous le verrons plus loin, dans la géné-
vement ni dans l'immobilité24 : il est donc avant le mouvement
ration de son Fils, la Sagesse, qui les contiene l • Origène serait
et avant l'immobilité. Plotin demande pourquoi cela? Il
moins radical que Plotin sur la différence absolue entre Dieu
répond que si l'Un était immobile, l'immobilité s'ajouterait en
et ce qui vient après lui. Nous laissons pour le moment de
lui comme un accident, car il ne s'identifie pas à l'immobilité:
côté le cas du Fils et de l'Esprit Saint qui est à traiter séparé-
ment. Mais en ce qui concerne les créatures, puisque les êtres 22. ComCant III, GCS VIII, 208, 1. 14 ss.
raisonnables ont été faits selon l'image de Dieu, puisque cette 23. Homls III, 3, GCS VIII, 257, 4.
24. Nous n'avons pas à traiter le problème posé par V, 4 (7), 2, l. 1-26 où le
18. V, 5 (32), 12. VOllTOV paraît engendrer le voUç et est dit 'ÉauToù restant en lui-même,
19. Com]n l, 19 (22), 118. et ev (nom:t dans une immobilité éternelle. Quels sont les rapports de ce
20. PArch IV, 4, 1,34. VOllTOV avec l'Un et avec l'Intelligence: peut-être que cette expression corres-
21. PArch 1,2,2,50-58. pond à un état antérieur de la pensée de Plotin.
48 49
et alors il n'est pas simple25 . Tout ce qui se meut se meut vers dans quelque chose. Il n'est pas limité, car rien ne le limite ; il
quelque chose. Mais l'Un n'a rien vers quoi se mouvoir: c'est n'est pas non plus illimité si on entend ce mot d'une grandeur:
pourquoi il ne faut pas lui prêter de mouvement. Ce qu'il c'est sa puissance qui est illimitée29.
engendre il le fait sans mouvement, car s'il se mouvait Mais les actes qui procèdent de l'Un et font l'Intelligence
l'Intelligence ne serait pas le Second, mais le Troisième: c'est le sont à distinguer de l'Un dont ils ne troublent pas l'immobilité
mouvement qui serait le Second. L'Intelligence est donc engen- car ce n'est pas lui qui les pose. C'est l'Intelligence qui sera le
drée sans mouvement, sans que l'Un s'incline ou pose un acte premier acte. La génération de l'Intelligence ne correspond
de volonté. Elle est donc assimilée à un rayonnement, compa- pas à un effort ou à une impulsion (npoeuj.lia) venu de l'Un, un
rée à la clarté du soleil qui circule autour de lui alors qu'il reste effort qui aurait été intermédiaire entre l'Un et la génération
immobile. Pareillement le feu rayonne sa chaleur, la neige sa de l'Intelligence. S'il y avait eu effort de l'Un il serait imparfait,
froidure, les objets odorants leur parfum. Les êtres imitent car l'effort aurait porté sur quelque chose qu'il aurait voulu
donc l'Un. De là découle le fameux adage plotinien: "tout ce acquérir, donc qui lui aurait manqué: or il possède tout. Il ne
qui est parvenu à la perfection engendre : ce qui est toujours produit qu'en restant absolument le même, "dans le même
parfait engendre toujours et il engendre moindre que lui"26. caractère ("ii9Et)". Pour que quelque chose d'autre subsiste il
Une étymologie, fantaisiste si nous nous référons à P. doit rester en repos: "sinon, ou il se mouvra avant de se mou-
Chantraine27 , illustre la relation de génération entre l'Un et voir et avant de penser pensera, ou son premier acte sera seu-
l'Intelligence qui est le premier être, l'Un (EtÇ) n'étant pas être lement un élan Mais "vers quoi s'élancerait cet
(d,.11). Plotin ne présente d'ailleurs pas cette étymologie comme élan, ayant atteint quelque chose ?" En fait l'acte s'écoule de
sûre, mais comme vraisemblable : l'Etre est ainsi une trace de lui comme une lumière qui vient du soleil. C'est la nature intel-
l'Un. A ce propos il parle encore de mouvement et d'immobili- ligible, c'est-à-dire les idées ou formes qui sont dans
té au sujet de l'Un: "Quant à ce qui est dit être (= l'Intelligence) l'Intelligence. L'Un se tient au sommet de cette nature intelli-
ce premier s'étant avancé quelque peu à partir de gible, règne sur elle sans la repousser de lui-même - "autre-
là n'a pas voulu aller plus loin, mais s'étant retourné vers l'inté- ment nous poserions une autre lumière avant la lumière" - et
rieur il est devenu l'essence (oùoia) et le foyer (É:oTia) de tout". il l'éclaire en restant toujours à la pointe de Ce
La suite du texte essaie d'expliquer comment, dans le langage, qui provient de l'Un n'est pas coupé de l'Un, sans être cepen-
l'U n a pu donner l'Etre28 . dant le même que lui et sans que cela l'empêche d'être sub-
De l'Un vient le premier mouvement, mais il n'est pas stance, sans qu'il soit non plus aveugle, mais il voit et connaît
en lui; de l'Un vient l'immobilité (ou le repos) dont il n'a pas et est même le premier connaissant,
besoin. Il ne se meut pas ni ne reste immobile, car il n'a pas Puisque la puissance de l'Un reste immobile dans la
de lieu où se tenir immobile ni où se mouvoir. Il ne se meut génération de l'Intelligence elle n'en subit ni diminution ni
en effet ni autour de quelque chose, ni vers quelque chose, ni épuisement, restant toujours intacte en Supposer
25. VI, 9 (9), 3, l. 42-49. 29. V, 5 (32), 10, l. 14 ss.
26. V, 1 (10),6, l. 15-40. 30. Passage difficile à comprendre.
27. Dictionnaire étymologique de la langue grecque: Histoire des mots Paris 31. Platon, République 507-509 : commenté aussi par Celse, voir CCels VII, 45.
(Klincksieck) 1968. Tome l, p. 322 et 326. 32. V, 3 (49), 12, l. 14 ss.
28. V, 5 (32), 5 l. 13 ss. Le terme &CJTla est une reconstitution des éditeurs. 33. VI, 9 (9), 5, l. 37.
50 i' :.''l'';i\I;:-Gt',"!"i.-
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le contraire serait d'une certaine façon l'assimiler à un COrpSM.
ORIGÈNE
Il n'y a pas, émanant de l'Un, une lumière qui serait intelli-
gence et intelligible, mais un éclat ou une clarté (aùyn) qui On ne trouve chez Origène pratiquement rien des spécu-
engendre ensuite intelligence et intelligible, mais cet éclat ne lations de Plotin sur la génération de l'Intelligence par l'Un.
s'éteint pas dans cette génération, il reste lui-même et D'abord s'agit-il d'une génération ou d'une création?
l'Intelligence est produite par le fait même que cet éclat exis- En d'autres termes le Fils est-il réellement Fils, issu de la sub-
te. Si cet éclat n'existait pas il n'y aurait pas production de stance même du Père, ou est-il créé ex nihilo comme les autres
1'Intelligence35 • créatures, ce qui sera un siècle après Origène la position
L'Intelligence est l'image de l'Un. Il y a ressemblance de d'Arius et des Ariens? Nous avons vu plus haut la difficulté
l'engendré au géniteur, comme de la lumière au soleil. La généra- que présentent les traductions rufinienne et hiéronymienne39
tion de l'Intelligence est ainsi décrite: en se tournant vers lui- de la préface du Traité des Principes avec dans la première
même l'Un voit et cette vision est l'Intelligence. Dans la mentalité natus, dans la seconde factus, pour traduire probablement
de Plotin l'intérêt de cette explication est que l'Un engendre sans YEVTtT6ç. En fait il y a déjà bièn des années que G. L. Prestige 40
se tourner vers autre chose que lui-même : il ne sort pas de lui- a résolu l'énigme en montrant le caractère interchangeable,
même. Au contraire l'intelligence et la sensation perçoivent autre avant la crise arienne, des racines yEV- et yEVV- à une époque,
chose qu' elles-mêmes. La pensée qui est l'Intelligence voit ce dont semble-t-il, où les consonnes doubles n'étaient pas pronon-
elle constitue la puissance en étant elle-même comme scindée, cées différemment des simples, comme on peut le constater
sujet!objet, intelligence/intelligible. C'est par la puissance venant fréquemment chez Origène comme chez Plotin. Mais nous
de l'Un qui la fait être et la fortifie que l'Intelligence devient sub- avons aussi montré plus haut que la différence entre généra-
stance (oùoia). Car tout lui vient de l'Un bien que l'Un ne soit tion et création est claire chez Origène.
aucune des choses qui constituent l'Intelligence. L'Un est seule- Nous étudierons plus loin, dans la partie consacrée au
ment l'Un, c'est l'Intelligence qui serait toutes choses dans les Verbe et à l'Intelligence, les autres aspects de cette génération.
êtres. L'Un n'est rien de ce qui est dans l'Intelligence et cepen- Nous voulons seulement souligner deux arguments concer-
dant c'est de lui que tout provientll6• La distinction des trois hypo- nant l'éternité de la génération du Fils par le Père. D'abord elle
stases, l'Un, l'Intelligence et l'Ame, est retrouvée par Plotin dans est exigée par l'immutabilité divine: Dieu n'a pas commencé à
les Lettres II et VI de Platon, ainsi que dans Parménide37 • On lit être Père, donc il a toujours eu un Fils. Le même argument est
ailleurs l'affirmation que l'Intelligence est l'image de l'Un38 : la vie appliqué à Dieu en tant que créateur41 : cette création coéter-
de l'Intelligence est une image de la vie qui est dans l'Un et nelle à Dieu, ce KOOJlOÇ VOTtTaç,42 qui s'identifie au Fils, est consti-
l'Intelligence elle-même est image de ce qui est dans l'Un. Cette tué par les idées, au sens platonicien, et les raisons, au sens
notion d'image implique, comme le montre le contexte, une infé- stoïcien, contenues dans le Fils en tant qu'il est la Sagesse43. L'éter-
riorité de l'Intelligence par rapport à l'Un. nité de cette génération n'est pas seulement à entendre comme
34. Ibid. 1.2.
35. VI, 7 (38),36,1. 21 ss. 39. Voir p. 18: PArch, préface, 4, l. 72-73 et l. 86: de même notes 14 et 21 cor-
36. V, 1 (10) 7, l. respondantes dans SC 253, p. 13-14.
37. Lettre Il 312 e 1-4 ; Lettre VI 323 D 4; Parménide fragm. B 3. Dans V, 1 (10) 40. Traduction française Dieu dans la pensée patristique, Paris 1945, p. 127-129.
8; cf. V, 3 (49) 11-12. 41. PArch l, 2, 9-10.
38. : V, 3 (49), 16,1. 40. 42 Comjn XIX 22 (5), 146-150.
43. PArch 1 4, 3-5.
52
53
un temps sans commencement ni fin, car c'est à chaque instant, contraire est être50 • L'Un ne l'est pas parce qu'on ne peut lui
continuellement, que le Père engendre son Fils 44 • donner aucun attribut, même pas celui-là: aucun nom ne lui
Le second passage du Traité des Principes qui parle de l'éter- convient51 • La référence à Platon est explicite chez Plotin, de
nité de la génération du Fils, s'appuie sur la doctrine des ÈnivOlal, même que l'identification entre Intelligence et être est rappor-
des dénominations ou titres du Fils, spécialement des titres prin- tée à Parménide52 • Puisqu'il est sans forme (àveicSEOV) l'Un n'est
cipaux de Sagesse, Vérité et Vie : et cela selon Rufin confirmé pas oùoia, n'est pas être, car un être suppose une détermina-
45
par Athanase • "Comment peut-il être dit qu'il fut un moment tion, un être est un "ceci", ce que n'est pas l'Un. S'il était un
où le Fils n'aurait pas été? Cela revient à dire qu'il fut un "ceci", un "quelque chose" il ne serait plus le principe. Tous
moment où la Vérité n'aurait pas été, où la Sagesse n'aurait pas les êtres se trouvent dans l'être qu'il engendre, l'Intelligence,
été, où la Vie n'aurait pas été, alors que dans tous ces aspects est mais il n'est aucun de ces êtres, il est au delà de tous5S • Mais il
indiquée parfaitement la substance du Père. Ils ne peuvent pas est celui qui fait être toute chose, ce à quoi tout participe, sans
être séparés de lui et ne peuvent jamais être séparés de sa sul>- se confondre cependant avec lui54.
stance. Bien qu'on dise qu'ils sont multiples sous le regard de
l'intelligence, ils sont un par leur substance et en eux se trouve la Car l'Un domine l'être, il est la source de l'être. Dans le
plénitude de la divinité". Le Père et le Fils sont inséparables, bien contexte d'une réflexion sur la matière, Plotin oppose cette der-
que distincts. Le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père46, et nière à cause de son caractère déficient à ce qui est l'être dans sa
cela même dans l'Incarnation lorsque le Fils est parmi les perfection, qui confère à tout ce qui paraît être cette apparence
hommes par son âme humaine47 • D'autre part contre certains d'être. Cet être parfait qui est dans la vie, et la vie parfaite, sans
gnostiques Origène refuse que le Fils soit né d'une division de la déficience, est présenté comme Intelligence et Prudence ou
substance paternelle, car cela supposerait que Père et Fils sont Sagesse (<I>p6Vllou;:) et tout ce qui existe existe par lui. Il est parfai-
corporels : cette doctrine est appelée par lui la en latin tement être : tout vient de lui et il a tout dans son être et toutes
de Rufin prolatio ; le Fils n'est pas un du Père48. Il affir- choses sont un seul être en lui. Mais c'est ce qui est avant l'être,
me de même que le Père et le Fils sont inséparables. c'est-à-dire l'Un, qui fournit tout cela à l'être, sans en avoir besoin
pour lui-même. La conclusion est que cet être parfait ne doit être
5. Dieu et l'être corps ni substrat de corps, mais il est l'être en opposition avec ce
qui n'est réellement que le non-être, la matière55• C'est l'Un, le
PLOTIN grand Roi qui figure comme le plus vénérable à la fin du cortège
Différent de tous les êtres, différent même de l'Intelligence, royal qui débute par des personnalités de moindre rang et conti-
l'Un est au delà de l'être, comme le dit Platon 49 • L'intelligence au nue progressivement par les plus élevées. Il est le Roi du Roi, ce
44. HomJr IX, 4, l. 70 ss. second roi étant l'Intelligence, et le Père des dieux. C'est lui
45. PArch IV, 4, l, voir SC 269, note 9 aux pp. 244-246. qu'imite Zeus, l'Ame du Monde, sans en rester à la contempla-
46. HomLe XXXIV, 8 : Le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père; de même
dans le Remerciement de Grégoire le Thaumaturge IV, 35, l. 16.
47. ComJn XX, 18 (16), 152-159. 50. V, 4 (7), 2, 1. 37 et 43.
48. PArch IV, 4, l, 1. 6 : et notes correspondantes 1 et 3 dans SC 269, p. 238- 51. VI, 9 (9), 5, 1. 29.
241. Ou PArch l, 2, 6, ligne 171 ss. Sur le refus de la (sans le mot) et la 52. V, 1 (10),8, 1. 8 : cf. 10, 1. 1 SS.
conséquence qu'on tirerait de son acceptation, à savoir que Dieu est corps, voir 53. V, 5 (32), 6, 1. 5-13.
COmJn XX, 18 (16), 157-159. 54. V, 3 (49), 17, 1. 6 SS.
49. République 509 b 9. 55. III, 6 (26), 6, 1. 7 ss.
54
55
tion de son père, Cronos, l'Intelligence, mais allant jusqu'à son
Mais quand Celse affirme, près de deux siècles avant Plotin,
grand-père, Ouranos, l'Un, pour faire subsister les êtres56•
que "Dieu ne participe pas à l'être (oùcS'oùaiaç J.lETÉXEl)",
II ne faut donc pas s'étonner si Plotin en arrive à dire Origène corrige: "il est participé plutôt qu'il ne participe
que l'Un est un non-être, mais d'une manière inverse à celle (J.lETÉXETal J.léiÀÀov il J.lETÉXEl)" et il est participé par ceux qui ont
de la matière: cette dernière l'est par indigence, l'Un par l'Esprit de Dieu"61. Ce dernier membre de phrase manifeste le
dépassement de l'être, tout en étant source de l'être. II est caractère plus "surnaturel" que "naturel" qu'a souvent chez
déjà difficile de percevoir l'être ou l'idée, comment atteindre Origène le concept d'être. Car la réponse de Iahvé à Moïse
ce qui est sans forme ni idée (àVEiôEOV). Tout ce qui est avant dans le Buisson Ardent, telle qu'il la lit dans la Septante:
l'Intelligence, mieux celui qui est avant l'Intelligence, est plus "'Eyw eiJ.ll ô WV - Je suis l'Etant"62, ne lui permet pas de refu-
pur et plus simple qu'elle. L'Intelligence est l'un des êtres: ce ser à Dieu le concept d'être. L'expression "rien" ou "non
qui est avant elle est avant toutes choses et non un être. L'être être" (oùcSÉv) est appliquée au mal suivant une interprétation
a la forme (J.lopq>Tî) de l'être, mais l'Un n'a pas de forme, assez particulière de Jn 1, 3: "sans lui (le Verbe), rien n'a été
même de forme intelligible. II n'est rien de ce qu'il engendre, fait - xwpiç aÙToù eyÉvETo oùcSÈ Ëv". Le mal est rien parce qu'il
ni quelque chose, ni quantité, ni qualité, ni âme, etc57 • L'Un n'a pas été créé par Dieu ni par la médiation du Verbe. Si le
n'est pas être afin de ne pas être l'attribut d'autre chose58• En diable est créature de Dieu en tant que créature, il ne l'est pas
effet, veut dire Plotin, si l'Un était être il serait un et être, en tant que diable, car Dieu ne l'a pas fait diable, mais cela est
mais cette dualité ne convient pas à son unité absolue: il n'est l'oeuvre de son libre arbitre. "Tous ceux qui participent de
pas "autre chose, puis un", expression qu'on retrouve plu- 'Celui qui est (TOÙ OVTOÇ)' - les saints participent à lui -
sieurs fois dans les Ennéades. Ou encore: "L'Un est tout et seraient à juste titre appelés 'ceux qui sont'. Quant à ceux qui
aucune chose; car le principe de tout n'est pas toutes choses ont repoussé cette participation à 'Celui qui est', étant privés
mais, en tant que principe il est toutes choses. Là-haut toutes de 'Celui qui est', ils sont devenus des "non-étants' (OÙK
choses se trouvent pour ainsi dire en lui; ou plutôt elles n'y OVTEÇ)"6S. Nous retrouvons le caractère surnaturel donné à
sont pas encore, mais y seront ... Parce que rien n'est en lui, l'être et nous voyons comment Dieu est la source de cet être.
pour cela tout vient de lui et pour que l'être soit, il n'est pas Cela est ailleurs sousjacent et non directement exprimé6\
l'être mais son géniteur"59.
mais il est parfois difficile de dire en quel sens, surnaturel ou
naturel, l'être est pris. Mais l'être des créatures n'est rien par
ORIGÈNE rapport à l'être de Dieu dont elles dépendent: "(Dieu) savait
Sur ce point il y a divergence complète entre Plotin et que seul il est, tandis que les créatures ont reçu de lui
Origène. Certes, quelques textes d'Origène, surtout dans le d'être" ... Ces dernières "par rapport à la nature de Dieu ne
Contre Celse, pourraient le rapprocher de Plotin. Dieu est "au sont pas, mais par rapport à sa volonté elles sont ce qu'il a
delà de l'intelligence et de l'être (ÈnÉJŒIVa voù Kat oùaiaç)"60. voulu qu'elles soient, lui qui les a faites"65. Le sens surnaturel
56. V, 5 (32), 3. Sur le symbolisme de Zeus, Cronos, Ouranos, voir à ces mots est de nouveau apparent dans le fragment suivant, ainsi que le
dans le Lexicon Plotinianum.
57. VI, 9 (9), 3, 1. 1. 61. CCeis VI, 64, 14.
58. VI, 9 (9), 5, 1. 30 ss. 62. Ex 3, 14.
59. V, 2 (11), l, 1. 1 ss. 63. ComJn II, 13 (7), 94-99.
60. CCels VII, 38, l, cf. Platon Repb. 509. 64. ComMt XVII, 36, 700, 27.
65. Hom 1 R (1 Sam) l, Il, 1. 34.
56
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sens naturel: "si quelqu'un participant à l'être s'attribue à lui- les vêtements revêtus dans la descente, dans l'éloignement de
même la cause de l'être et ne fait pas monter toute son action
lui, tout ce qui lui est étranger 1 • Ce désir est l'amour, un
de grâces vers celui qui lui a accordé, alors qu'il n'était pas,
amour-désir, éros comme disent les modernes, qui tend à
d'être semblable à lui et d'être à son image, alors son être est
l'union ou, pour employer un mot plus réaliste, au mélange
détruit"66. Au sens surnaturel 1'être est donc un des équivalents
(ouvlCEpao9nva1) qui produit du plaisir. Pour l'amour du Bien
origéniens de ce qui sera appelé plus tard grâce sanctifiante.
on se moque de tout autre amour. Ce désir de l'Un est univer-
Le sens proprement naturel de Ex 3, 14 est marqué nettement
sel, toutes nos âmes le recherchent : c'est un principe qui ne
en revanche dans le Traité des Principes67 • "Cette participation
vient pas de l'observation et de la récapitulation des faits par-
du Père parvient à tous, justes ou pécheurs, êtres raisonnables
ticuliers, mais qui précède cette observation et cette récapitu-
et déraisonnables, et absolument à tout ce qui est"68. Dans un
69 lation, et même la position et l'expression du principe lui-
texte cependant l'appellation de Ex 3, 14 est rapportée expli-
même. Ce désir de l'Un et de l'unité est intérieur à tout être, à
citement non au Père mais au Fils, puisque Origène, comme
toute nature, et il est déjà comme une présence du Bien en
d'ailleurs la plupart des Pères anténicéens, voit habituellement
chaque être, car le Bien n'est pas à chercher en dehors de soi
dans les théophanies de l'Ancien Testament des apparitions
et il est d'une certaine façon propre à chacun, tout en étant le
du Fils, agent ad extra de la Trinité: mais en ce qui concerne
Bien2 • L'Un suffit à tous et se donne tout entier à tous, tout en
Ex 3, 14 seul ce passage est dans ce cas. Il devra être pris en
restant en lui-même. De même fait la Sagesse, tout entière à
considération à propos de l'unité du Père et du Fils.
tous : comme dans une assemblée d'hommes où chacun est
Origène attribue donc l'être à Dieu: il est la source de sage faiblement, mais où la sagesse de l'un va renforcer celle
l'être. Mais cet être est entendu le plus souvent dans un sens des autres. C'est le même Bien que chacun atteint. Il ne vient
surnaturel : seul le saint est. Celui qui refuse de participer à pas à chacun comme du dehors ou comme à des étrangers,
Dieu n'est pas : tel est le cas du diable et des démons qui sont mais il se trouve déjà le même en chacun. Comme il s'agit là
des non-étants. Mais le sens naturel est aussi attesté, toujours de substances qui ne sont pas des masses corporelles, mais qui
en relation avec le même texte.
sont d'ordre spirituel, le Bien peut appartenir à la fois à
toutes: de même les sciences et leurs théorèmes peuvent
6. Le Bien s'accroître sans se trouver à l'étroit dans l'âmes: "Vers lui se
tournent les villes et la terre entière et tout le ciel ; partout
PLOTIN elles demeurent avec lui et en lui, ayant de lui l'être et ce qui
Le Bien est l'autre nom de l'Un et il exprime le fait que est vraiment, jusqu'à l'âme et la vie suspendues à lui, allant à
tous les êtres venant de lui le désirent. Toute âme le recherche, l'Un qui est infini par leur infinité inétendue" 4.
mais pour l'avoir il faut remonter vers lui en abandonnant tous
Tout donc désire l'Un et le convoite par une nécessité
66. FragmEph II, 235, 1. 9. L'"Etant" est donc le nom de Dieu: PEuch XXIV, 2, naturelle. D'une confrOI1hiHon entre le Bien et le Beau il
354,1.8.
s'ensuit que le désir du Bien est présent même à celui qui dort
67. PArch 1, 3, 6, 1. 161.
68. On trouve le sens surnaturel dans HPs 36, V, 5, PG 12, 1363 D, dans
FragrnRm (Ramsbotham) XXV,JTS XIII, 361,1. 56; Idem Schérer 22,210, 1. 7; 1. 1, 6 (1) 7 1. 1.
ComRm X, 8, 1265 A 7. 2. VI, 5 (23), 1.
69. ComRm X, 8, 1265 A 7. 3. VI, 5 (23) 10.
4. VI, 5 (23) 12,1. 32-36.
58
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et qu'il n'étonne pas parce qu'on vit toujours avec lui. Il est rie de la nature et la crainte de la corruption ? Ces dernières
bienveillant, secourable et gracieux et il devient présent à questions sont attribuées à "un homme de mauvaise humeur"7.
celui qui le veut. Il n'a besoin de rien, d'aucun des êtres qu'il a Suit une exégèse explicite du Philèbe de Platon. Le bien est
engendrés et les avoir engendrés ne change rien en lui5 • nécessairement objet de joie sans que pour cela le bien s'iden-
L'Intelligence, la vie, les vertus, ont la "forme du Bien", tifie avec le plaisir. Mais il ne s'agit pas pour Platon du Bien
sont aya90EIÔn et c'est pourquoi l'âme les recherche et les dési- suprême, mais du bien immédiat de chacun. Le bien, certes,
re. Mais l'âme ne s'arrête pas à elles, c'est le Bien lui-même est désirable, mais ce n'est pas parce qu'il est désirable qu'il est
qu'elle veut. Si elle est parfois remplie pour elles d'un amour bien, c'est parce qu'il est le bien qu'il est désirable. Chaque
intense, c'est qu'à la lumière qu'elles émettent est mélangée être a un bien qui est immédiatement à sa portée et il y a ainsi
une autre lumière, celle du Bien, une lumière qui court sur une échelle des biens qui monte vers le Bien suprême, terme
elles et les imprègne. La beauté de l'Intelligence ne suffit pas à dernier qui n'a pas de bien au-dessus de luiS. Quand on a obte-
émouvoir l'âme, mais seulement la lumière du Bien qui joue nu ce bien on devient meilleur et on est rempli de ce bien.
sur l'Intelligence: elle dépasse donc l'Intelligence. Si l'âme C'est pourquoi le bien n'est pas à confondre avec le plaisir,
reste à l'Intelligence elle ne trouve pas tout à fait ce qu'elle inconstant par nature9 • Le bien ne s'identifie pas avec le sem-
recherche. Un visage beau émeut davantage par la grâce qu'il blable, qui lui est familier à cause de cette similitude, mais il
manifeste. Un visage laid, mais vivant, est préférable à celui s'identifie avec ce dont l'être est en puissance, restant indigent
d'une statue, aussi beau qu'il soit. Ainsi en est-il de la vertu qui tant qu'il ne l'a pas obtenu. L'être n'est pas à lui-même son
ne se contente pas d'avoir la forme du Bien, mais sur laquelle bien, mais c'est ce qui lui apporte sa perfection. Ce n'est pas
brille le Bien. C'est donc le Bien qui est meilleur que tous les non plus le désir qui constitue le bien , mais c'est parce que le
êtres. S'il n'y avait pas de Bien il n'y aurait pas de mal et tout bien est le bien qu'il est désireo. Enfin le Bien n'est pas un
serait indifférent, ce qui est impossible. Tous les biens se ramè- bien pour ru n, mais pour les autres: ils ont besoin de lui, mais
nent donc au Bien, mais le Bien ne se ramène à rien. C'est lui lui n'a aucun besoin de lui-mêmell •
qui par sa bonté a fait l'Intelligence, la vie, les âmes et tout ce Tout être qui désire le bien voudrait plutôt être le bien
qui y participe. C'est lui qui maintenant conserve les êtres, fait que ce qu'il est. Tant qu'il ne l'a pas il désire autre chose que
penser ce qui pense et vivre ce qui vit, leur insufflant l'intelli- lui; dans la mesure où il l'a il se veut lui-même. Mais le Bien
gence, la vie et l'être6 • lui-même ne peut vouloir être autre chose que ce qu'il est. Les
Les chapitres qui suivent ceux que nous venons de citer autres êtres au contraire n'ont aucune raison de se complaire
constituent une longue réflexion sur le Bien. On y trouve en eux-mêmes et seraient plutôt mécontents de ce qu'ils sont,
d'abord une série de questions. Est-ce que le Bien est dési- tandis que le Bien est comme il s'est voulu, si l'expression
rable pour quelqu'un ou pour tous? Est-ce que la puissance volonté a un sens pour lui 12 • Dans la simplicité absolue de l'Un
entre dans la définition du Bien? Est-ce qu'il est seulement le il est à la fois aimable, amour, amour de soi-même: il est, s'il
bien pour les autres sans l'être pour lui-même? En quoi la vie, 7. VI, 7 (38) 24.
l'intelligence, l'existence sont-elles des biens? Par suite de 8. VI, 7 (38), 25.
l'amour qu'on a pour soi-même? N'y a-t-il pas là une trompe- 9. VI, 7 (38), 26.
10. VI, 7 (38) 27.
5. V, 5 (32) 12, 1. 7 ss Il. VI, 7 (38) 41,1. 28.
6. VI, 7 (38), 20-23. 12. VI, 8 (39), 13, 1. 12 ss.
60 61
était possible de parler ainsi de lui, à la fois celui qui s'unit et Le Bien est donc par nature simple et premier, deux
celui à qui il s'unit, le désiré et le désirant: désir et substance qualités qui ne sont qu'une et il n'a rien, mais est, sans attri-
(ünooTacnç) en lui se confondent. but : on le désigne seulement et dans la mesure où cela est
Le Bien s'identifie donc avec l'Un. De tout ce qui a été possible l6 • Nous avons vu que l'Intelligence a la "forme du
dit retenons que le Bien n'est pas le Bien par accident: il est Bien" (àya90EuSéç). Le bien est une des idées ou formes (EicSoç)
le Bien. Tout ce qui est déficient a besoin du bien et du sau- qu'elle contient et elle contemple la nature du Bien dans sa
veur (Toi) lu Kat Toi) O«OVToç). L'Un n'a aucun bien ni ne veut contemplation de l'Un: c'est ainsi qu'elle est bonne. Mais si le
aucun bien, il est au desus du bien (ünEpaya90v), puisqu'il Bien vient en elle il y est d'une manière adaptée à la nature de
n'est pas bien pour lui, mais pour les autres s'ils peuvent par- l'Intelligence. C'est en contemplant le Bien par delà toute
ticiper à lups. Cette doctrine du Bien père de l'Intelligence est pensée que l'Intelligence engendre 17 • A cause de sa transcen-
attribuée à Platon sur la foi de la Lettre 11 14. dance par rapport à l'être le Bien ne peut être classé parmi les
A ce sujet reproduisons une partie d'un texte dont nous genres de l'être : il ne participe pas à l'être, mais ce sont les
essaierons de fixer la signification l5 • "Il fallait qu'il soit le Bien êtres qui participent à lups.
(Tàya90v) et qu'il n'y ait en lui rien de bien. Ce qu'il aurait, il
l'aurait bien ou non bien, mais ni dans le bien, dans ce qui est ORIGÈNE
vraiment et premièrement le Bien, ne peut être ce qui n'est Il ne manque pas, certes, de textes origéniens représen-
pas bien et le Bien n'a pas le bien. S'il n'a ni le non bien ni le tant Dieu comme celui qui doit être aimé par dessus tout:
bien il n'a rien; s'il n'a rien il est seul et privé des autres citons par exemple les deux grands passages traitant de
choses. Si les autres choses sont bonnes et non le bien, ou si l'"amour ordonné" : HomLc XXV, 6-7 et ComCt 11119. En tête
elles ne sont pas bonnes, il n'a aucun des deux; n'ayant rien, de tout amour il y a Dieu selon l'Evangile20 : "Tu aimeras le
par le fait de n'avoir rien, il est le Bien. Si on lui ajoute Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de
quelque chose que ce soit, substance, intelligence ou beau, toutes tes forces". Origène commente: "Que tu aimes Dieu, il
par cet ajout on lui enlève d'être le Bien". Cette dernière n'y a là aucune mesure, aucune limite, sinon celle-là seule que
phrase et celles qui la suivent insistent sur l'absolue simplicité tu offres tout ce que tu as"21. Aucune créature, même un
de l'Un-Bien à qui on ne peut adjoindre aucun attribut sous homme, même un ange, ne doit être aimé avec tout soi-
peine de le faire deux et de supprimer cette simplicité. Tel est même22 , comme Dieu seul doit l'être: agir ainsi serait de l'ido-
aussi le but des premières phrases: il est le Bien, il n'a pas le lâtrie, mettre une créature à la place de Dieu.
bien, car il n'a rien. Peut-être faudrait-il traduire àya90v Cependant dans l'oeuvre d'Origène l'amour que nous
quand ce mot n'est pas précédé de l'article, qu'il soit uni par portons à Dieu ne tient pas autant de place que l'amour que
crase à l'adjectif (Tàya90v) ou qu'il en soit séparé (TO àya90v), Dieu nous porte. Il n'est pas seulement le Bien, celui vers
non par bien mais par bon et en conclure que si l'Un est le
Bien vers lequel tendent tous les êtres il n'est pas bon au sens 16. II, 9 (33), 1, 1. 1 ss.
17. VI, 7 (38), 15, 1. 9.
où il se tournerait avec bonté vers les êtres issus de lui. 18. VI, 2 (43), 7, 1. 1 ss.
19. GCS VIII, 186.
13. VI, 9 (9),6, 1. 38. 20. Le 10,27 et parallèles.
14. V, 1 (10) 8, 1. 6. 21. CornCant III, GCS VIII, 186,27.
15. V, 5 (32), 13,1.1 ss. 22. HornLe XXV, 6.
62 63
lequel toute la création aspire : il est bon et cette expression toutes ses forces"26. On peut se représenter la charité d'après
revient constamment dans l'oeuvre d'Origène; la polémique ce passage comme allant du Père sur le Fils et de lui sur les
contre les Marcionites qui séparaient le Père de Jésus-Christ hommes, mais aussi revenant au Père, du Fils et des hommes.
du Dieu créateur et faisaient de ce dernier un Dieu juste, mais Nous n'insistons pas davantage sur ce sujet en renvoyant au
non bon, y contribue. Il suffit pour s'en convaincre d'exami- livre de Henryk Pietras, L'amore in Origenc 7 où tout ce qui
ner dans les index du Contre Celse et du Peri Archon les mots concerne l'amour et la charité est étudié dans le détail. Ce
àyae6ç et àyaeOTT)Ç, bonus et bonitas, alors que c'est le neutre TC> point marque donc entre Origène et Plotin une différence
àyaeov ou Tàyaeov qui est habituellement attribué par Plotin à essentielle, due à la Révélation chrétienne, entre le Dieu néo-
l'Un. Il y a là comme un renversement de direction. L'Un plo- platonicien, qui malgré quelques expressions qui iraient plutôt
tinien est le Bien, c'est-à-dire que tous le désirent, mais il est le dans le sens contraire, apparaît plutôt fermé sur lui même, et
plus souvent représenté comme tourné vers lui-même. Le le Dieu d'Origène constamment associé à l'oeuvre de son Fils
Dieu origénien, comme celui de l'Evangile, est bon, au mascu- dans le monde et pour les hommes, œuvre dont le Père a l'ini-
lin, tourné vers ses créatures qu'il aime et aide: il est tiative, puisqu'en lui est le pouvoir de décision de la Trinité,
constamment associé à l'oeuvre salvifique de son Fils. puisque c'est lui qui envoie en mission le Fils et l'Esprit. Si
Il est écrit dans le Traité des Principes selon Rufin : "Le Dieu est bon et aimant les hommes il reste aussi pour eux,
Père est sans aucun doute la bonté dans son principe", non le comme chez Plotin, le Bien qui est aimé : "C'est une seule et
Bien, mais la bonté (bonitasl s• même chose d'aimer Dieu et d'aimer les biens"28. Mais l'amour
Ce mot traduit àyaeOTl1Ç que l'on trouve dans le frag- même par lequel l'homme aime Dieu vient de Dieu.
ment correspondant de Justinien, où il est une citation de Sap Les auteurs scolastiques distinguaient un amor concupis-
7, 25 et de même dans celui de Jérôme qui emploie bonitas24 • centiae, c'est-à-dire un amour-désir, d'un amor benevolentiae, à
Le prologue du Commentaire sur le Cantique des Cantiques 25 savoir un amour-don, auquel était réservé le mot de charité :
contient tout un développement sur l'amour et la charité. Il y deux amours en sens opposé: c'est cela que les modernes
est dit, à la suite de 1 Jn 4, 7-8, que "la charité vient de Dieu" désignent habituellement des mots grecs d'éros et d'agaPè,
et que "Dieu est charité (àyaml)", et aussi que le Fils qui vient mots dont l'usage antique est moins univoque. La conscience
de Dieu l'est également. Qu'exprime ce mot pour Origène? Il nette de cette seconde forme d'amour a son origine dans le
a auparavant montré que dans l'Ecriture si cupido ou amor Christianisme et dans l'affirmation que Dieu est Amour, quoi-
(ep<.t>ç) est souvent pris en mauvaise part et caritas ou dilectio en qu'il soit sans désir. L'hellénisme ne l'a probablement pas
bonne part, ils sont cependant fréquemment interchan- ignoré dans la pratique, mais n'en a pas eu d'idée claire, bien
geables, s'appliquant aussi bien à l'amour licite qu'à l'amour que la notion aristotélicienne de <p1À1a s'en rapproche. Pour
coupable. Si le Père est charité, le Fils aussi est charité et ce Plotin, l'Un est objet d'amour, mais il ne paraît guère être vrai-
fait exprime leur unité. Mais cette charité ne porte sur rien de ment sujet d'amour, car il n'a pas de désir et l'amour semble
terrestre. L'homme qui a en lui la charité du Père et du Fils lié au désir. Pour Origène, Dieu aime, bien qu'il soit sans
aime d'abord Dieu "de tout son coeur, de toute son âme, de désir, et il est même l'origine de l'amour, même de l'amour
23. J, 2, 13, 342.
26. Le 10,27.
24. SC 253, p. 53 note 75.
27. Roma (Jnstitutum Patristicum "Augustinianum") 1988.
25. GCS VIII, p. 661. 24 à p. 711. 1.
28. ComCant Prol. GCS VIII p. 71 1. 18.
64 65
charnel qui est une déviation dont l'homme est responsable. cause de tout... Celui qui fait est meilleur que ce qui est fait,
Ces notions sont assez claires chez lui, bien qu'elles ne soient car il est plus parfait"lu.
liées que dans une certaine mesure, à des termes différents,
Le Bien est donc absolument simple comme l'Un auquel
ce qui est aussi le cas de l'Ecriture, comme il le montre29 •
il s'identifie. De même que l'Un n'est pas une chose qui est
une, de même le Bien n'est pas une chose qui est bien: l'Un et
7. Dieu se transmet aux êtres le Bien ne sont pas dans ce cas des prédicats attribués à une
PLOTIN nature, mais une seule réalité subsistante'2. Il existe avant
l'être, non dans l'être. Il n'est pas une qualité ni un genre
Le Bien est cause de tout et n'a pas de cause: rien n'est
parce qu'il serait alors postérieur à l'être: au contraire qualités
bien en dehors de lui. Le bien ne lui appartient pas par acci-
et genres sont en lui. Si on en fait un genre il sera postérieur à
dent. De même qu'il est l'Un en personne il est le Bien en per-
l'être et à la quiddité (TOÜ Ti Èon). Au contraire l'être et l'essen-
sonne. Pour lui il n'y a aucun bien ni volonté de posséder un
ce, c'est-à-dire la seconde hypostase, qui contient les différents
bien : il est par dessus le bien, bien non pour lui-même, mais
genres, sont un et multiple. Avec cette seconde hypostase il
pour les autres êtres qui peuvent participer à lui:iO. S'il est bien
s'agit du bien qui est dans l'être. Son mouvement vers l'Un qui
pour ces derniers il donne aussi à d'autres êtres de participer
est son Bien lui donne la forme du Bien" : c'est l'acte de
à sa qualité de bien et d'être eux aussi bien pour d'autres.
l'Intelligence dirigé vers le Bien. On ne pourrait même pas
En continuant d'étudier un texte dont nous avons com- dire que l'Un est le Bien si ce dernier mot désignait une réalité
mencé précédemment l'examen, nous lisons que si le Bien est qui serait après lui34.
la cause des êtres bons: il n'est pas à considérer comme un
être bon parmi les autres. Le bien ne lui est pas surajouté, car Le Bien est donc ce à quoi tout est suspendu, ce que
il serait alors deux et non un. Il n'est pas sur le même plan tout désire, car il est le principe et tous ont besoin de lui,
que les êtres, il n'est pas comme eux un mélange de bien et de alors qu'il est lui-même sans besoin et mesure de tout. Tout ce
non bien: il n'est pas bien par participation, comme les autres qui a été affirmé de l'Un est vrai du Bien puisque ces deux
le sont par participation à lui. Car s'il possédait le bien par mots désignent la même réalité'5. Ce qu'est le bien dans les
participation le bien devrait lui venir d'une autre réalité: cela êtres et le Bien en personne est remarquablement décrit par
est en contradiction avec son absolue simplicité: "Nous avons le texte suivant: "Pourrait-on dire que pour chacun le bien
montré que ce qui est premièrement et est le Bien est au-des- pourrait être autre chose que l'activité de la vie conforme à la
sus de tous les êtres et le seul bien, il n'a rien en lui-même, nature et que si quelque chose est composé de multiples par-
mais il est sans mélange de quoi que ce soit, par dessus tout et ties son bien est l'activité propre de sa partie la meilleure,
jamais déficiente selon la nature. Pour l'âme le bien selon la
29. Autres textes: PArch II, 9, 6, 184 : Dieu a fait le monde par bonté. PEuch
V, 2 : Dieu aime tout ce qui est ; le mal n'est pas, au sens surnaturel du mot
nature est sa propre activité. Si elle agit pour le meilleur, étant
être. HomJud II, 3 (CCS VII, 476, l. 5) : Dieu est à aimer de tout son coeur, et la meilleure, son bien ne tend pas seulement vers elle, mais ce
non l'objet de la passion. Identification du Bien à l'être: PArch II, 9, 2, 41 ;
ComJn II, 13 (7), 93 ; HomPs 36 V, 5 (PC XII). Dieu s'adapte aux capacités des 31. V, 5 (32), 13, l. 19 ss.
hommes: CCels VII, 60, 28 ; cela est surtout dit du Verbe et de son 32. II, 9 (33), l, l. 1 S8.
Incarnation. Voir aussi: ComRm IV, 9 (PC 14, 997 A) ; 10 (998 B, 999 B) ; 33. VI, 2 (43), 17.
ComJn VI, 53 (35) 273-285 et XXVIII, 19 (14), 162-163. 34. V, 3 (49), Il,1. 22.
30. VI, 9 (9),6, l. 27, 39. 35. 1,8 (51), 2, l. 22.
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serait le bien tout simplement. Si donc quelque chose n'agit Bien vers eux. Le Bien est ce vers quoi tout tend et il est ce à
pas vers un autre parce qu'elle est le meilleur des êtres et au- quoi les autres s'assimilent, mais il ne se donne pas lui-même.
delà des êtres et que tous les autres êtres agissent pour elle, il La montée vers l'Un-Bien se fait selon la hiérarchie des
est clair qu'elle est le bien par lequel il est possible aux autres êtres: les inanimés vont vers l'âme, l'âme va vers le Bien par
de participer au bien ; les autres le font de deux manières, l'Intelligence. Chaque être tire de l'Un son unité et son être:
parmi celles qui participent au bien, soit en s'assimilant à lui, par sa participation à l'idée ou forme (eTôoç) elle participe au
soit en dirigeant vers lui leur activité. Si donc le désir et l'acti- bien, mais elle ne possède qu'une image du Bien. L'âme a la
vité sont dirigés vers le bien le meilleur, il faut que le Bien ne vie et la première des âmes, l'Ame du Monde, plus proche de
regarde pas autre chose ni ne désire autre chose, qu'il soit la vérité, a la forme du Bien par l'intermédiaire de l'Intel-
dans le repos, source et principe des activités selon la nature, ligence. Elle aura le Bien si elle regarde vers lui37•
donnant aux autres la forme du Bien (àya90elÔn), non par une
activité allant de lui à eux, car c'est eux qui tendent vers cette ORIGÈNE
source: ce n'est pas par son activité ni par sa pensée qu'elle
Avec cette doctrine de Plotin, Origène est assez large-
est le Bien, mais par elle seule. Puisque le Bien est au-delà de
ment d'accord, surtout en ce qui concerne la participation des
l'être, il est au-delà de l'activité, au-delà de l'intelligence et de
créatures à la nature divine. Certes, les mots
la pensée. Et il faut concevoir le Bien comme ce à quoi tout
exprimant la participation ne sont pas très employés dans ce
est suspendu et lui à rien: ainsi est-il vrai qu'il est celui que
sens, ni même donner participation, ou encore en
tout désire. Il faut qu'il reste immobile et que vers lui tout se
latin participatio ou participare38 • Citons cependant: "De celui
tourne comme le cercle vers son centre d'où partent tous les
qui est vraiment tout ce qui est tire participation : cette partici-
rayons. Le soleil en est un exemple, car il est comme un
pation à Dieu Père parvient à tous, justes comme pécheurs, rai-
centre pour la lumière qu'il émet et qui est suspendue à lui :
sonnables et irrationnels, à absolument tout ce qui est"39. Le
partout elle est avec lui et elle ne se coupe pas de lui; et
mot "vraiment" exprime le sens mystérique, spirituel, de être.
même si tu veux la couper en deux la lumière reste du côté du
soleil"36. La vie conforme à la nature, c'est le bien selon la défi- Il s'agit ici de participation au Père, ailleurs au Fils40 ou au
nition commune à Aristote et aux Stoïciens: de cette concep- Saint Esprit41 • L'existence de tous les êtres, au sens surnaturel
tion du bien qui est celui de chaque être, Plotin monte après comme au sens naturel - que suppose ici la mention des "irra-
Platon à celle du Bien suprême. Conformément à Platon tionnels" - est pour Origène participation à l'être même de
comme à Aristote ce Bien n'est pas, nous l'avons déjà vu, tour- Dieu, expression que n'emploierait pas Plotin pour qui l'Un
né vers les créatures. Ou plutôt il l'est d'une certaine façon n'est pas être, quoique source de l'être.
puisque les autres participent au bien en s'assimilant à lui, Mais Origène, s'il affirme la participation à Dieu de tous
mais non d'une autre façon parce qu'il reste en lui-même. Il les êtres, s'intéresse peu à ce qui est inférieur à l'homme: ces
oriente tous les autres êtres, mais n'a pas lui-même de bien êtres participent cependant d'une certaine façon à l'être de
vers lequel il se dirigerait. Si les autres reçoivent la forme du
Bien, sont àya90elôn, c'est par un mouvement centrifuge par 37. 1, 7 (54), 2.
rapport à eux allant vers le Bien, non par un mouvement du 38. Voir les index du PArch et du CCels.
39. PArch 1, 3, 6, 159.
36, 1, 7 (54), 1. 40. Ibid. 169.
41. Ibid. 1, 1,3, 74.
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Dieu, car Dieu a fait "peut-être les autres créatures à la ressem- Nous sommes ramenés à une remarque faite précédem-
blance de certaines autres images célestes"42. Derrière cette ment. Si l'Un plotinien n'est pas tourné vers les autres hypo-
formule se trouve l'adaptation origénienne de la doctrine pla- stases et vers les créatures, celles-ci participent à lui sans que
tonicienne des idées: le Fils, "monde intelligible", contient, soit marquée la volonté de l'Un de se donner à elles: on a
créés par le Père dans sa génération éternelle, l'ensemble des l'impression d'une émanation où la volonté n'intervient guère.
"mystères" parmi lesquels sont les idées (platoniciennes) et les Cependant Plotin parle de la volonté de l'Un et cela nous obli-
raisons (stoïciennes), plans et germes de la création future. gera probablement à nuancer ces affirmations. Mais Origène
Nous en traiterons plus à loisir à propos du Fils origénien et n'a pas de doute sur la volonté divine qui préside à la généra-
de l'Intelligence plotinienne. tion du Fils, à la procession de l'Esprit et à la création de l'uni-
Quant aux créatures raisonnables elles ont été faites "selon vers: Dieu se donne. Certes il faut se garder d'imaginer cette
l'image de Dieu", ce qui exprime un degré plus haut et plus com- volonté et cette liberté de Dieu sur le modèle de notre liberté et
plet de participation. Mais ce "selon l'image" - pour traduire de notre volonté humaines -sous peine de voir surgir des pro-
l'expression TO Kat 'dKova, le Fils seul étant dKWV, image - est un blèmes insolubles parce que artificiels. Cette préoccupation est
concept dynamique, un germe susceptible de croissance, sous probablement en partie responsable de la retenue de Plotin.
l'action de la grâce divine et de l'acceptation de la grâce par le
libre arbitre de chacun. TI doit aboutir dans la béatitude à la "res- 8. Le Bien et le Beau
semblance", selon IJn 3,2, qui explique pour Origène Gn 1,26-
27. Cette ressemblance consiste dans une assimilation au Fils et PLOTIN
par lui au Père. Nous n'insistons pas sur ce sujet largement traité Le Beau est à distinguer du Bien qui est au-delà du
dans notre Théologie de l'image de Dieu chez Origène43• Beau. Ce dernier est dans l'Intelligible, lieu des idées, mais le
En te qui concerne le Fils et l'Esprit il s'agit, comme cela Bien est la source et le principe du Beau. Autrement dit, le
sera montré plus loin, d'une réception parfaite de la divinité Beau est dans la seconde hypostase et le Bien dans la premiè-
du Père. Les créatures raisonnables reçoivent de Dieu une re : la seconde hypostase est à la fois intelligence et intelli-
participation plus ou moins poussée et qu'elles peuvent déve- gible, sujet et objet de pensée}. Le contemplatif fuit les beau-
lopper par l'action de la grâce divine et du libre arbitre, mais tés du corps et va vers celles de l'âme. La beauté qui est dans
une participation ici-bas toujours imparfaite, "accidentelle" les corps leur est surajoutée: elle vient des formes
comme Origène le dit à plusieurs reprises dans le Traité des qui informent la matière. Et elle peut changer : le laid peut
Principes .. Au contraire les trois personnes de la Trinité possè- succéder au beau. La présence de la beauté rend beau le
dent "substantiellement" la divinité et les vertus. Le mot corps, mais c'est surtout celle de l'âme qui a façonné le corps
employé pour elles est oùmroôWc;;, en latin de Rufin substantiali- et lui a donné sa forme Cette beauté, l'âme la possè-
ter: il signifie que la divinité -et les vertus s'identifient à leur de-t-elle par elle-même? Non. Il y a des âmes laides. L'âme est
oùola, à leur essenceH • Les créatures au contraire possèdent rendue belle par la <j>pOVTlOIC;;. Ce mot qui désigne la prudence
tout cela KaTù accidenta liter : ces expressions se dans J'énumération des quatre vertus cardinales doit avoir ici
trouvent explicitement en grec en CCels VI, 44, 1 ss. un sens plus large et désigner la sagesse en général2. Elle se
42. CornCant III, CCS VIII, p. 208, 1. 14 55.
43. Paris 1956. 1. 1,6 (1), 9, 1. 3755.
44. PArch 1, 2, 10,384; 1, 2, 13,457 ; 1, 5, 5, 382 ; IV, 4, 8, 314. 2. Lexicon Plotinianum 1087-1088.
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confond avec la seconde hypostase, l'Intelligence, et elle est L'Un-Bien est aussi au-delà des vertus. Dans la description
belle par elle-même. Mais il faut aller au-delà d'elle, car si elle de l'extase que fait le dernier paragraphe de la dernière
est pour nous la première, elle constitue seulement le vestibule Ennéade7 , avant de parvenir à l'Un, le mystique dépasse ce qui
du Bien, elle annonce en lui toutes choses: à cause de la multi- caractérise l'Intelligence, c'est-à-dire le Beau et le choeur des ver-
plicité de l'intelligible dans l'Intelligence, elle est une emprein- tus, comme celui qui après avoir pénétré dans le Temple,
te du Bien dans le multiple. L'idée du Beau est liée à celle de l'Intelligence, se dirige vers le sanctuaire le plus secret, l'adyton
forme dôoç), formes qui constituent l'intelligible qui ou la cella, dépassant les statues qui sont dans le Temple et
est l'objet de l'Intelligence, mais il n'y a pas de forme dans représentent les vertus8 • Il les retrouvera en ressortant, l'extase
l'Un-Bien: "Ce qui est avant lui (avant le Beau) ne veut pas achevée. Dans le Traité des vertus, Plotin met les vertus dans
être beau, mais ce qui se prête d'abord à la contemplation l'âme, non dans l'Intelligence, ni dans ce qui est au-delà: il y a
parce qu'il est forme (dôoç) ou objet de contemplation cependant dans l'Intelligence les paradigmes des vertus 9 • S'il
de l'Intelligence, c'est cela qui est aimé quand on le voit"4. serait déraisonnable en effet d'attribuer à Dieu les vertus que
"L'amour du Beau, quand il est là, donne des douleurs, Plotin appelle politiques, c'est-à-dire probablement sociales - ce
car il faut que ceux qui le voient le désirent. Cet amour est sont les quatre vertus appelées habituellement cardinales -, car
second et pour ceux qui comprennent déjà davantage cela signi- elles supposent la présence d'oppositions, il y a cependant en
fie que le Beau est second. Mais le désir du Bien, plus ancien Dieu quelque chose qui leur correspond: ce qui correspond aux
que celui-ci et non sensible, dit que le Bien est plus ancien et vertus en Dieu est comparé au feu qui chauffe, en l'âme à ce qui
premier par rapport au Beau. Et tous pensent quand on a reçu est chauffé. Mais il n'est pas facile de voir ce que désigne dans ce
le Bien qu'il suffit: on est arrivé à sa fin ... Le Bien n'a pas besoin passage le mot Dieu lO •
du Beau, mais le Beau a besoin du Bien. Le Bien est bien-
veillant, secourable et gracieux et si quelqu'un le veut, il lui est ORIGÈNE
présent; le Beau a l'émerveillement, il frappe et mêle à la peine On ne trouve guère chez Origène de réflexion sur le
le plaisir... Le Beau est plus jeune, le Bien plus ancien, non par beau. Le mot KaÀaç désigne habituellement le bien et dans le
le temps, mais par la vérité, car il a la puissance antérieure. Il l'a Peri Archon, autant qu'on peut en juger par les fragments de la
tout entière; ce qui vient après lui ne l'a pas tout entière, mais Philocalie , il est traduit par Rufin en bonU5 et aioxpaç en malU5 l1 •
telle que l'a un être qui est après lui et qui est venu de lui. De Le terme KaÀaç est absent des index du Contre Celse: : on trouve
sorte que le Bien est le maître de cette puissance, il n'a pas cependant quelques rares emplois du substantif KclÀÀOÇ avec un
besoin de ce qui est né de lui, mais il est tout entier, laissant ce sens esthétique: la beauté des créatures 12 , la discussion sur la
qu'il a engendré parce qu'il n'a besoin en rien de lui, et il est le beauté deJésus13 , la beauté du langage gred 4. Le mot wpaïoç est
même, tel qu'il était avant de l'engendrer"s. Le rapport du Bien
au Beau est donc celui de l'Un à l'Intelligence: c'est donc l'Un- 7. VI, 9 (9), Il,1. 16 ss.
8. 1, 2, (19), 3, 1. 30.
Bien qui engendre le Beau, c'est celui qui est sans forme qui 9. l, 2 (19), 6-7, 1. 16 ss.
produit la forme. Le Bien est le principe de la beauté6 • 10. 1, 2 (19), l, l. 1 ss
Il. Il en est ainsi de tous les emplois de 1(iÀoç dans le chapitre sur le libre
3. V, 9 (5), 2, 1. lss. arbitre, PArch III, 1.
4. V, 8 (31), 8, 1. 5-7. 12. CCels III, 77, 6.
5. V, 5 (32), 12,1. 14 ss., 32 ss., 37 ss. 13. Ibid. VI, 75, 17.
6. VI, 7 (38), 32, surtout 1. 26 ss. 14. Ibid. VII, 59, 12.
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aussi très rare dans ces deux livres. Une recherche dans le Com- chose lui appartenant; parce qu'il est un, il n'est pas mesuré et
mentaire sur Jean aboutit aux mêmes résultats : emplois rares n'est pas nombré. Il n'est limité ni en direction d'autre chose
de ces mots, sens esthétique, corporel ou spirituel de KclÀÀOÇ ni en direction de lui-même, car alors il serait deux. Il n'a ni
et de wpaioç, sens moral ou d'habileté technique de KaÀ6ç. figure (oxnj.la), ni parties, ni forme (j.lop<pn)"3.
Origène ne s'intéresse guère à l'esthétique.
Si l'Un est sans forme, ni ne s'identifie à aucune forme
déterminée, c'est parce que toute forme vient de lui, parce
9. Dieu et les caractéristiques qu'il est à l'origine de toutes, ces formes étant les intelligibles
des êtres de ce monde contenus dans l'Intelligence. Ce qui est engendré doit avoir
PLOTIN une forme 4 • Et l'âme qui tend vers l'union avec l'Un doit
déposer toute forme, même intelligible5 •
Nous traduisons en français par forme, comme cela a déjà
été dit, les mots grecs dôoç, dit aussi idée, j.lOp<pn et oxnj.la. Dans Parce qu'il est absolument simple et n'est pas dans l'espa-
le langage philosophique, platonicien et aristotélicien les deux ce l'Un est indivisible. Les êtres, au contraire, sont une multipli-
premiers désignent la forme intelligible, c'est-à-dire l'idée plato- cité qui tend vers l'unité. Et le monde qui a en lui tous les êtres
nicienne, modèle transcendant auquel correspondent les êtres est cette multiplicité qui participe à l'unité. On peut parler de
de ce monde, et la forme de l'hylémorphisme aristotélicien, élé- même de l'Intelligence puisqu'elle a en elle la multiplicité des
ment constitutif, avec la matière, de ces mêmes êtres : oxnj.la se intelligibles 6 • Une opposition est faite entre l'atome, le plus
réfère plutôt à la forme extérieure, à la figure, sens qui corres- petit élément indivisible auquel se réduit la matière, et l'Un, lui
pond à la signification vulgaire d'dôoç. L'Un plotinien n'a pas aussi indivisible, le plus grand de tout, non par ses dimensions,
de forme intelligible - les EïôT) ont comme lieu d'origine la car il n'en a pas, mais par sa puissance. L'Intelligence est à l'Un
seconde hypostase en tant qu'elle est l'Intelligible - et encore comme le divisible à l'indivisibles. L'indivisibilité de l'Un est
moins de forme extérieure qui supposerait qu'il serait matériel. supposée par le fait qu'il est tout entier partout9 • Il est infini,
Les formes ou idées sont l'objet ordinaire de notre con- mais son infinité n'est pas de l'ordre de la grandeur physique
naisssance et cette dernière est toute déconcertée par un ou de la quantité, mais c'est sa puissance qui est infinie, car rien
objet sans idée, tel qu'est l'Un. Habituée à traiter avec les ne peut la limiter lO • Rien n'est plus puissant que lui, rien ne
êtres sensibles notre intelligence cherche spontanément gran- peut l'égaler ou le limiter dans sa puissance qui engendre les
deur (j.lÉYE90ç), figure (oxnj.la), masse (OyKOÇ )1. On ne peut êtres, la beauté et l'amour ll • Elle est attestée par la multiplicité
attribuer à l'Un rien de ce qui est dans l'Intelligence, le vivre, des dieux l2 . Son infinité n'est donc pas dans l'impossibilité
le penser et toutes choses: il n'est pas déterminé, mais est
à6pl0TOV. Etre déterminé et avoir une forme est le fait des 3. V, 5 (32), 11,1.1 ss
4. VI, 7 (38), 32, 1. 6 ss. ; cf. 33, 1. 21.
êtres qui dérivent de lui. Il n'est même pas une substance ou 5. Ibid. 34, 1. 1 ss.
un être (oùd(a), car cela suppose une limite (opoç) et un état 6. VI, 9 (9), 2, 1. 20 ss.
ferme (OTcldtç)2 : "Et l'infini est à lui (l'Un) parce qu'il n'est pas 7. VI, 9 (9), 6, 1. 3 ss.
8. V, 1 (10), 7,1. 17 ss.
autre chose qu'un et il n'a rien par quoi serait limité quelque 9. VI, 5 (23), 4, 1. 5 ss.
10. V, 5 (32), 10,1. 18 ss. ; cf. VI, 5 (23), Il,1. 24 ss.
1. VI, 9 (9), 3, 1. 1 sS., 27 ss. Il. VI, 7 (38), 32, 1. 16 ss.
2. V, 1 (10), 7,1. 17 ss. ; cf. V, 5 (32), 6, 1. 1 ss. 12. II, 9 (33), 9, 1. 32 ss.
74 75
d'aller jusqu'au bout de la grandeur ou du nombre, mais dans chose de lui"21. Dans l'union mystique il est présent dans
celle de contenir sa puissance!!. l'intelligence avant même qu'elle vienne à lui22 . Si ce qui est
Nous avons vu que l'Un n'est pas dans un lieu1\ qu'il n'a engendré est contenu dans ce qui engendre, le principe, c'est-
pas besoin de place comme s'il ne pouvait se porter lui-même: à-dire l'Un, n'étant pas engendré, n'est contenu dans rien. Il a
c'est l'inanimé qui a besoin de place et c'est la masse qui toute chose et n'est dans aucune. "Ce qui est en quelque
tombe quand elle n'est pas fixée. Lui, il a tout fixé en le créant chose est là où cette chose est; mais quant à celles qui ne sont
et il a donné à chaque chose sa place : le lieu est un signe de pas quelque part il n'y a pas de lieu où elles ne soient pas".
déficience5. Tout un raisonnement est déroulé pour montrer comment
Bien mieux l'Un est à la fois partout et nulle part: "L'Un l'Un peut être nulle part et partoue!l.
n'est absent de rien et l'est de tout; présent, il n'est pas pré- Quand nous pensons à Dieu, spontanément nous le
sent, mais il l' est seulement à ceux qui peuvent le recevoir et se mettons dans un lieu, nous nous imaginons un lieu et y
sont préparés à cela pour s'adapter à lui et comme le toucher logeons Dieu. Pour parvenir à lui il faut éliminer cette repré-
et le contacter par leur ressemblance et par la puissance qui est sentation locale24 . D'ailleurs les deux affirmations "nulle part"
en lui apparentée à ce qui vient de lui"16. En d'autres termes sa et "partout" n'ont pas la même importance. Nulle part, il l'est
présence est toute spirituelle et elle est commandée, suivant par accident secondairement. Partout, il l'est tout
un vieux principe hellénique qu'on retrouve chez les chrétiens, à fait, mais non comme un attribut séparé de lui : le "partout"
par la ressemblance entre celui qui le reçoit et lui. et le "parfaitement" sont lui-même: il n'a pas le rang le plus
Il est donc dans un sens partout et il n'y a pas d'endroit élevé, mais il est lui-même le rang le plus élevé25 .
où il n'est pas. Il remplit tout. Comment donc n'est-il pas L'Un n'est pas davantage dans le temps26, mais dans l'éter-
toute chose? En effet Plotin insiste sur le fait qu'étant l'origi- nité. Nous verrons plus loin que l'Ame du Monde en produisant
ne de tout, l'Un n'est rien de ce dont il est l'origine. Etant par- le monde sensible engendre le temps à l'image de l'éternité27 :
tout il n'est cependant nulle part, car ce qui vient de lui est mais nous nous en tenons maintenant à l'étude de l'Un seul.
différent de luP7. Cette présence à tout est vraie aussi pour Le 45 e traité (III, 7) a pour titre "De l'éternité et du
"les seconds et troisièmes"18, c'est-à-dire pour les autres hypo- temps". Le mot qui exprime l'éternité est aiwv qui peut expri-
stases. En ce qui concerne l'Un cela fait partie des 1(olval mer aussi - et qui l'exprime réellement dans la Bible et dans
ëvvolal, des "conceptions communes" des Stoïciens, qui n'ont la tradition chrétienne - un temps très long: on trouve aussi
pas besoin de démonstration parce qu'elles sont évidentes 19 . chez Plotin àlÔlÔTTJÇ, et comme adjectifs aiwvloç et àiôIOÇ.
Mais il est partout sans être divisé, tout entier à la fois, car il L'éternité est liée au repos comme le temps au mouvement28 .
n'est pas corps20. Par conséquent "il y a aussi en nous quelque
21. III, 8 (30), 9, l. 23.
13. VI, 9 (9), 6, 1. 10 ss. 22. V, 5 (32), 8, 1. 15 ss.
14. VI, 9 (9), 3, 1. 42. 23. V, 5 (32), 9, 1. 7 ss.
15. VI, 9 (9), 6, 1. 30 ss. 24. VI, 8 (39), Il, 1. 13-28.
16. VI, 9 (9),4,1. 24. 25. VI, 8 (39), 16, L. 4 ss.
17. III, 9 (13), 4, 1. 15s. 26. VI, 9 (9), 3, 1. 42.
18. VI, 4 (22), Il, 1. 9 ss. 27. III, 7 (45), Il.
19. VI, 5 (23), 1,1. 1 ss. 28. III, 7 (45), 2, l. 24.
20. VI, 5 (23), 4, l. 1 ss. ; cf. Ibid. Il, l. 1 ss. 28. Ibid. 2, 1. 24.
76 77
L'éternité suppose l'unité. Elle n'est pas seulement une pro- Si on dit "être toujours", ce que suggère le mot aiwv, cette
priété de l'Un mais aussi de "tout le monde de là-haut"29, c'est- expression pourrait égarer celui qui appliquerait "il est" à
à-dire des deux autres hypostases, la troisième engendrant le l'être multiple; mais puisqu'on a étendu l'être à ce qui est pro-
temps comme cela a déjà été dit. Elle est la négation de tout duit on a dû ajouter le "toujours"35.
changement et de tout écoulement, "toutes choses ensemble
et non pas maintenant certaines choses, ensuite d'autres"3o. ORIGÈNE
Tout est alors présent, il n'y a rien de passé ni de futur} : tout Le monde intelligible des idées (platoniciennes) et des
est. Ce n'est pas un accident de la nature intelligible, mais raisons (stoïciennes) ne se trouve pas pour Origène au niveau
cette nature même à laquelle rien ne peut être ajouté sous du Père, mais à celui du Fils en tant qu'il est la Sagesse. Ce
peine de lui faire perdre sa qualité d'être. Les "êtres premiers monde a été créé de toute éternité par le Père dans sa généra-
et bienheureux" n'ont pas de désir d'un avenir parce qu'ils ont tion du Fils : "Dans cet être subsistant de la Sagesse était vir-
la plénitude de la vie. Le mot aiwv vient selon Plotin de àd wv, tuellement présente et formée toute la création future, que ce
ce qui est toujours32 : il est vrai que aiwv et àd sont de même soit les êtres qui existent en premier lieu, que ce soit les réali-
racine : "Il serait beau de dire que l'éternité est Dieu se mon- tés accidentelles et accessoires 36, tout cela préformé et disposé
trant et se manifestant lui-même tel qu'il est". Cette éternité en vertu de la prescience. A cause de ces créatures qui étaient
comporte l'infinité "parce que rien ne lui manque et parce en elles comme dessinées et préfigurées, la Sagesse dit par la
que, à proprement parler, il ne perd rien de lui-même". L'éter- bouche de Salomon qu'elle a été créée comme principe de ses
nité est donc une vie infinie qui ne perd rien d'elle-même, qui voies 37 , car elle contient en elle-même les principes (initia =
n'est ni passé ni futur, car si elle était l'un ou l'autre elle ne àpXai), les raisons (rationes = ).6yot) et les espèces (species =
serait plus totale. Cette dernière phrase est présentée comme EïôT"J) de toute la création"38. On a dit parfois malgré ce texte et
un essai de définition et comme l'explication du caractère total d'autres semblables qu'Origène rejetait la doctrine platoni-
de l'éternité33. Tout cela est repris dans un beau passage admi- cienne des idées: il refuse en fait que les idées existeraient en
ratif où l'éternité est appliquée à la fois à la seconde hypostase dehors d'une intelligence, doctrine commune à Philon et au
"puisque cette nature si belle et éternelle est auprès de l'Un, Moyen Platonisme39, ainsi que chez Plotin: ce n'est pas que
vient de lui et tend vers lui, ne s'éloignant en rien de lui et "nous affirmions par là l'existence de certaines images que les
vivant selon lui" - et à la première désignée par une expres- Grecs appellent idées : il est cependant tout à fait étranger à
sion de Platon - "l'éternité reste dans l'Un" _34. Pour les notre mode de penser de parler d'un monde incorporel qui
deuxième et troisième hypostases - non pour la première à
qui ne convient pas la notion d'être - l'éternité se confond 35. III, 7 (45),6, L. 1-36; cf. VI, 5 (23), 11, l. 14.
avec le fait d'être qui, pris absolument, exclut l'avant et l'après. 36. Les êtres qui existent en premier lieu sont les êtres raisonnables et les "réa-
lités accidentelles et accessoires" tous ceux qui sont inférieurs à l'homme et
qui, selon Origène, n'existent que pour lui.
29. Ibid. 3, 1. 1. 37. Provo 8, 22.
30. Ibid. 3, 1. 18. 38. PArch l, 2, 2, 50 ss
31. Ibid. 3, 1. 25 ss. 39. Selon Roberto RADICE, Platonismo e Creazionismo in Filone di Alessandria,
32. Ibid. 4: voir P. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque: Milan 1989, c'est chez Philon que cette doctrine est pour la première fois attes-
Histoire des mots, 1 : A-K, 1968, p. 42. tée. Plusieurs spécialistes ont tenté de la faire remonter plus haùtque lui, mais
33. III, 7 (45), 5, l. 19-30. selon l'auteur leurs efforts sont vains, car ils ne peuvent pour cela présenter
34. Timée 87 d 6. aucun texte clair.
78 79
n'a de consistance que dans l'imagination et sur le terrain glis- 10. Le rayonnement de Dieu
sant des pensées"40. Origène spécule à plusieurs reprises sur en dehors de lui
les idées dans le Peri Archon et dans le Commentaire sur jean41 •
PLOTIN
Puisque le Père origénien est comme l'Un plotinien le créa-
teur des idées et raisons qui se trouvent dans le Fils, Monde intel- L'Un rayonne en dehors de lui. Puisqu'il n'est pas l'en-.
ligible, le Père est donc lui aussi sans forme. Mais Origène n'insis- semble des êtres, bien que tous proviennent de lui, il y a un
te guère sur ce point. La distance mise par Plotin entre l'Un et "en dehors de lui". Plotin ne peut être traité de panthéiste:
l'Intelligence ne s'applique pas de la même façon pour Origène tout vient de Dieu mais tout n'est pas Dieu. Dans ce rayonne-
entre le Père et le Fils: tout cela sera traité dans la suite. ment se trouve au premier chef la seconde hypostase: ce qui la
Origène refuse quand il s'agit des trois personnes la per- concerne sera exposé avec plus de précision quand nous l'étu-
tinence d'un langage local ou temporel, bien que l'homme ne dierons. Mais il s'agit aussi des âmes qui s'approchant de l'Un
puisse guère parler de Dieu sans le mettre dans le lieu et le reçoivent l'effet de son rayonnement.
temps: anthropomorphismes que nous ne pouvons éviter, Ce rayonnement ne saurait affecter la stabilité ni
mais dont il ne faut pas être dupe 42 . Selon la traduction de l'immobilité de l'Un: il reste toujours tourné vers lui-même. II
Rufin il faut les entendre "cum venia - avec indulgence". produit sans mouvement de sa part: autrement ce mouve-
Selon le même texte la Trinité "dépasse toute signification ment serait second et ce que produit l'Un, serait troisième,
qu'on puisse comprendre de caractère non seulement tempo- non second. Dans ce que produit l'Un il s'agit de "ce qui exis-
rel, mais éternel"43. En ce qui concerne le lieu, la présence de te toujours", avant tout de l'Intelligence dont la génération est
Dieu nulle part et partout peut être montrée par les explica- éternelle. Ce rayonnement est comme celui du soleil, "la clar-
tions données aux anthropomorphismes bibliques qui ne doi- té qui l'entoure comme courant autour de lui". D'autres
vent pas être pris à la lettre mais n'en ont pas moins une signi-
Comjn XIX, 2 (1), 11 ; XX, 18 (16) 159; PEuch XXIII, 1 et 3 . CCels VII, 34-35 ;
fication. Par exemple parler des pieds de Dieu, c'est dire sa Innombrables textes sur Dieu qui n'est pas dans le temps mais dans l'éternité :
présence partout dans le monde 44 • Le Verbe de même se trou- HomEx VI, 13, 1 sur Ex 15, 18 : Le mot saeculum (aiwv) indique une durée de
ve partout, bien que de façon diverse, et cette ubiquité n'a pas temps, mais qui a une fin, "de siècle en siècle" un temps plus long, mais qui a une
été limitée par l'Incarnation au corps de Jésus 45 . fin, mais l'addition "au-delà" ne laisse aucun sens de fin. PArch II, 3, 5, 203, un
état où toutes choses ne seront plus dans le siècle. HomGn l, 1, 46 : Le temps
Nous traiterons dans le chapitre IV les notions d'éterni- n'était pas avant que commence Je monde: il a commencé dans les jours de la
té et d'infinité chez Origène 46 . création. Fragrn Mt 396 : Le jour figure tout l'aiwv, Je temps présent. Ibid. 432 : cet
éon-ci est appel et préparation, cet éon-là sabbat (repos) et ogdoade (résurrec-
tion). ComMt. XV, 32, 442,22 à propos des ouvriers de la onzième heure: tout le
40. PArch II, 3, 6, 243. siècle (aiwv) présent est représenté par un seul jour, peu de chose auprès de Dieu
41. Nous avons développé cela dans une conférence du Congrès patristique et du Christ. ComRm V, 7 (1036 D ss.). La mort n'est pas éternelle comme l'est la
d'Oxford de 1983 : "Idées platoniciennes et raisons stoïciennes dans la théolo- vie et la justice: il ne peut y avoir deux éternités, celle de la mon et celle de la vie ;
gie d'Origène". Voir Studia Patristica XVIII/3 Kalamazoo (Cistercian c'est la vie qui est éternelle, d'où la résurrection. HomJos XI, 1 : jusqu'à
Publications) Louvain (Peters), 365-383, 1989. aujourd'hui =jusqu'à la fin du monde; jour le siècle présent, aiwva PPasch : le
42. PArch IV, 4, 1,34 ss. mot aiwv utilisé plusieurs fois, pour ce monde-ci ou ces mondes-ci, la fin des
43. Ibid. IV, 4, 1,41. siècles 39, 27 ; 42, 8 ; 46, 15 ; 49, 22 ; mais aussi l'éternité, 28, 2 ; 40, 24 ; en 45, 10
44. FragrnReg sur 1 Reg (1 Sam) 15,9-11 dans GCS III, p. 295,1. 27. l'éternité stable (KaeEO'TTlKOTa) du Père. PEuch XVII, 13, 372, 10 : aujourd'hui =
45. PArch IV, 4, 2, 52. tout l'éon, tout ce monde-ci. HomLc XXX, 1-2: Les temps actuels ne sont qu'un
46. Autres textes origéniens. CCels VI, 4 : Dieu ne participe ni à la figure ni au instant en comparaison de l'éternité. Rien de tout cela ne montre clairement
mouvement. Sur Dieu qui n'est pas dans le lieu: HomGn XII, 2, 1 ; XIII, 3 ; l'éternité conçue comme un unique présent.
80 81
"', C'!iY
images sont évoquées, le feu et sa chaleur, la neige et sa froidu- C'est cette lumière qui donne à l'intelligence la possibilité de
re, les corps odorants. Et alors est exprimé le grand principe de voir les intelligibles8 • Elle voit la lumière qui est en eux, mais si
Plotin: "Tout ce qui est parfait engendre; ce qui est toujours elle s'incline trop vers ces objets elle voit moins cette lumière:
parfait engendre toujours, et de l'éternel; et il engendre elle doit donc laisser ces objets extérieurs à elle et se concen-
moindre que lui". Application en est faite aussitôt à l'Intelligen- trer sur la lumière qui les fait voir et sur son principe, une
ce, le plus grand des êtres qu'il produit et le second après lui 1. lumière qui en fait est déjà en elle9 •
Mais il est clairement dit que cette génération se produit sans Plusieurs passages concernent cette contemplation d'or-
que l'Un le veuille (oùôÈ Nous essaierons de traiter dre mystique de l'Un, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
bientôt le difficile problème de la volonté de l'Un. Plotin insiste toujours sur le fait qu'il faut laisser toute autre
n n'y a dans l'Un aucune puissance au sens aristotélicien considération pour voir la lumière elle-même. Les objets habi-
de la distinction acte/puissance, bien que dans un autre sens tuels de l'intelligence disparaissent, seule reste la clarté qui les
du mot, nous l'avons vu, l'Un soit infini par sa puissance: c'est fait voir lO • L'Un est alors présent pour qui peut le toucher 11 •
pourquoi ses actes sont entièrement des essences (oùolal). La L'âme a dû se vider en quelque sorte de toute idée, se séparer
génération de l'Intelligence n'a pas été le résultat d'un effort de tout ce qui est extérieur à elle, ignorant tout même elle-
de l'Un: s'il y avait eu effort l'Un serait imparfait; même rai- même, ignorant même qu'elle est dans la contemplation de
sonnement que pour le mouvement, l'Un reste en repos. l'Un et y restant suffisamment, avant d'annoncer aux autres
L'effort aurait été comme le mouvement, le second produit cette union avec luP2.
qui aurait relégué l'Intelligence au troisième rang. De nouveau
intervient la comparaison avec le soleil: l'Un se tient au som- ORIGÈNE
met de la nature intelligible contenue dans l'Intelligence, sans Pour Origène aussi tout vient de Dieu, mais tout n'est
la pousser hors de lui, car il n'y a pas de mouvement ni d'ef- pas Dieu, bien que tout, nous l'avons vu, participe à lui. Mais
fort, et en l'éclairane. Dieu n'est pas tourné vers lui-même, comme chez Plotin 13 : il
L'image de la lumière se retrouve à plusieurs reprises communique sa divinité tout entière au Fils et à l'Esprit - cela
pour exprimer le rayonnement de l'Un 4 : pareillement l'affir- sera étudié plus loin - et à travers eux il y fait participer les
5
mation que ce qui sort de l'Un doit être inférieur à l'Un • créatures qui peuvent la posséder, mais toujours de façon acci-
Cette lumière se manifeste à l'âme qui s'approche de lui, une dentelle. Le mystère de la volonté de Dieu se présente diffé-
lumière qui sort de l'Un et qui est l'Un, comme le signe de sa remment chez l'un et chez l'autre.
présence. Percevoir cette lumière est "la fin véritable de On ne trouve pas chez Origène de spéculation sur l'inexis-
l'âme", le but vers lequel elle tend6 • Pour parvenir jusqu'à elle tence en Dieu d'une puissance opposée à l'acte au sens aristo-
il faut faire abstraction de tout le reste: "Retranche tout"7. télicien, mais être en puissance en ce sens ne serait pas com-
1. V, 1 (10) 6,1. 19 ss. 8. PLATON, République 508 b, démarqué par Celse en CCels VII, 45, accepté
2. Ibid. 1. 26. par Origène en VII, 46.
3. V, 3 (49), 12, l. 1 et 28. 9. V, 5 (32), 7, 1. 16 ss.
4. Ainsi V, 3 (49) 15, l. 6. 10. VI, 7 (38), 36, 1. 10 ss.
5. Ibid. 1. 7 ss. Il. VI, 9 (9), 7,1. 4.
6. V, 3 (49) 17,1. 28 ss. 12. Ibid. L. 14.
7. Ibid. 1. 38. 13. Cela est montré, entre autres textes nombreux, par PArch II, 4-5.
82 83
patible avec la simplicité de Dieu et sa substantialité. Il Il. La connaissance dont jouit Dieu
emploie quelquefois, mais rarement, cette distinction. Il lui
PLOTIN
arrive 14 de faire un jeu de mots sur deux sens de dont
celui-ci : "... Dieu, le Roi de l'univers, dont le royaume est en Plotin refuse fréquemment, surtout dans les Ennéades V
puissance à l'intérieur de nouslS, en acte (Ève:pydq) et comme et VI, d'attribuer à l'Un-Bien connaissance, pensée et conscien-
l'a dit Mard 6 en puissance et nullement en faiblesse à l'inté- ce. Il accumule les raisons: elles ne sont pas faciles à exposer,
rieur des parfaits seuls". La première fois est opposé car elles s'entremêlent constamment. L'argument le plus fré-
à ÈvÉpye:la, la seconde fois à Ù<J9ÉVe:lU. Il ne s'agit pas là de Dieu quent est que le pensé suppose dualité et multiplicité, toutes
choses qui ne peuvent convenir à l'Un: dualité du pensant et
ni des personnes divines, mais du royaume de Dieu dans les
du pensé, en d'autres termes du sujet et de l'objet, multiplicité
âmes. Ce jeu de mots entre le sens philosophique et un des
parce que l'objet lui-même est multiple. Cela vaut même en ce
sens courants de ôuvalllÇ a probablement déconcerté le tra-
qui concerne la connaissance de soi-même parce qu'on pro-
ducteur latin anonyme du Commentaire sur Matthieu qui a
voque en soi un dédoublement, donc une dualité. D'autre part
sauté ce passage.
la pensée est désir et le désir suppose un besoin, ce qui ne sau-
L'allégorie de la lumière joue chez Origène un grand , rait convenir à l'Un: en tant que Bien il est l'objet du désir de
rôle. Elle exprime ce qui produit la connaissance chez les êtres tous les êtres, mais il n'a pas de désir lui-même, et la connais-
raisonnables. Le Père en est l'origine. Le Fils, à qui s'appliquent sance, que ce soit des autres êtres ou de lui-même ne lui rap--
les dénominations lumineuses de l'Evangile, Lumière du porterait rien, donc lui serait inutile. Ces deux motifs s'entrela-
Monde, Vraie Lumière, Lumière des hommes, etc, et aussi cent avec leurs conséquences dans une série de textes.
Soleil de Justice, est engendré par le Père tanquam sPlendor a Selon le neuvième traité (VI, 9) il n'y a pas de bien pour le
Luce, "comme le rayonnement à partir de la lumière"17 : il est lui Bien : il est au-dessus du bien et n'est pas le Bien pour lui-même
aussi cette lumière même. Le Père est vu dans le Fils: c'est mais pour les autres êtres qui tendent vers lui, alors qu'il ne tend
exprimé par le Ps 35, 10 : "nous verrons la lumière dans ta vers rien. Pour qu'il soit pensée il faudrait qu'il y ait altérité, donc
lumière" : interprété par Origène il veut dire: "Dans ton Verbe dualité, et mouvement, mais il est au-dessus de tout cela. S'il se
et dans ta Sagesse, à savoir dans ton Fils, nous te verrons, toi, le pensait il serait ignorant avant de se penser et il aurait besoin de la
Père"18. Là se trouve une différence fondamentale entre Plotin pensée pour se connaître, alors qu'il se suffit à lui-même. Bien qu'il
et Origène : pour le premier il faut dépasser l'Intelligence pour ne connaisse pas, on ne peut dire qu'il y ait en lui de l'ignorance,
atteindre l'Un; pour le second on voit le Père dans le Fils. Nous car pour cela il faudrait qu'il y ait autre chose auprès de lui : or il
la constaterons en étudiant chez l'un et chez l'autre la connais- est seul et son inconnaissance n'est pas de l'ignorance. TI n'est pas
sance mystique. de la catégorie de ce qui pense, mais de la pensée (VOll<JlÇ), en ce
sens seulement qu'il est cause de l'acte de penser dans l'Intelligen-
14. ComMt XII, 32, GCS X, 142, 19. ce. Cause de tout, il n'est rien de ce dont il est causel.
15. Le 17,21.
16. Mc 9,1. Le dixième traité (V, 1) critique Aristote qui attribue la
17. PArch l, 2, 7. pensée au Dieu suprême: s'il en était ainsi il ne serait plus le
18. PArch l, l, l, 18. Voir Marcelo MARTINEZ PASTOR, Teologia de la Luz en premier, nous allons voir pourquoi2,.
Origenes (De Princ. e In Jo), Publicaciones anejas a "Miscelanea Comillas",
Comillas 1963. En moins développé: H. CROUZEL, Origène et la "connaissance 1. VI, 9 (9), 6, l. 39.
mystique", Paris 1961, p. 130-153.
2. V, 1 (10),9, l. 7.
84 85
Le treizième traité (III, 9), composé de courts fragments, soi. Le penser arrive en seconde position : il n'est pas premier
affirme que ce qui pense est double, même quand il se pense parce qu'il a besoin du Bien pour être, du Bien qui l'attire à lui.
soi-même, et qu'il est déficient parce qu'il cherche un mieux- Car l'acte de penser est le produit du désir et le Bien ne saurait
être dans l'acte de pensée, non dans sa substance!!. Le premier rien désirer : il n'y a pas de bien pour le Bien. Pour penser il
ne pense pas, il est au-delà de la pensée: seule la seconde faut avoir la forme du Bien, une ressemblance avec lui et le
hypostase, l'Intelligence, pense les êtres et la pensée suppose désirer. Quand on pense le Bien on se pense soi-même par acci-
mouvement et repos. Le mouvement suppose le désir: or l'Un dene. L'acte qu'est le Bien n'est pas pensée: il n'a pas de quoi
ne désire rien. Si l'Intelligence pense, c'est que l'Un lui fournit penser, il est le premier. Ce n'est pas la pensée (voTJcnç) qui
la pensée qu'elle obtient en se tournant vers lui. L'acte de pen- pense, mais celui qui a la pensée : il est donc double. L'Un est
ser n'est donc pas la réalité la plus élevée. Supposons que l'Un au-delà de la substance et au-delà du penser: il n'est pas absur-
ait conscience de lui-même, conscience d'être le Bien. Mais il de de dire qu'il ne se connaît pas lui-même, car il n'a rien à
est le Bien avant d'en avoir conscience. S'il a besoin d'en avoir apprendre de lui, étant un. Il n'a rien non plus à apprendre des
conscience pour être le Bien, il ne serait donc pas le Bien autres et rien à connaître d'eux : il est leur bien. Il y a mouve-
avant d'en avoir conscience et cette conscience ne serait donc ment des êtres vers l'Un, non mouvement de l'Un vers les êtres,
pas la conscience d'être le Bien. Avoir conscience de soi est le si on excepte le fait qu'il leur a donné l'existenceB.
fait d'un être qui lui est inférieur, car elle lui procure avec soi- Une petite phrase du vingt-septième traité (IV, 3) qui ne
même une union qui lui manque: elle l'accomplit alors que vise pas l'Un, mais l'âme, apporte peut-être un éclairage à la
l'Un est accompli sans cela4 • question: "Autre est la pensée et autre la perception
Plusieurs chapitres du vingt-quatrième traité (V, 6) inté- de la pensée, et nous pensons toujours, mais nous ne le perce-
ressent notre sujet: son titre lui-même montre que ce qui est vons pas toujours"9. Il y a donc une dualité entre penser et se
au-delà de l'être, c'est-à-dire l'Un, ne pense pas, le premier saisir pensant. Et le fait que l'Un ait pu être dit pensée, non en
pensant étant la seconde hypostase. L'Intelligence ne peut lui-même, mais parce qu'il provoque l'acte de penser dans la
penser que parce qu'elle contient en même temps les intelli- seconde hypostase, ne veut pas dire qu'il se perçoive pensant,
5
gibles • La première hypostase ne peut être à la fois intelli- donc qu'il ait conscience de soi.
gible et pensante, car elle ne serait pas première, étant deux. Dans le trentième traité (III, 8), à propos de la contem-
Elle est intelligible par rapport à l'Intelligence qui sans cela ne plation, il est question de l'Intelligence qui est double parce
le serait pas, mais en elle-même elle n'est ni intelligente ni qu'elle est en même temps intelligible. Il faut donc nécessaire-
intelligible. Si l'Un pensait il serait deux et même multiple; ment un au-delà de l'Intelligence et de l'Intelligible, un au-
s'il est parfait avant de penser, il n'a pas besoin de penser, il se delà dont provient cette réalité double, mais qui n'a aucun de
suffit à lui-même 6 • Ce qui est absolument un ne peut se ces deux aspects. L'inconnaissance de l'Un ne lui enlève pas
retourner vers soi-nIème pour se connaître et n'a pas besoin sa respectabilité qui serait au contraire moins grande s'il était
d'avoir conscience de soi: il est au-dessus de la conscience de connaissanceo. En exprimant le Bien on ne lui ajoute rien, au
3. III, 9 (13), 7,1. 4. 7. Ibid 5, 1. 2.
4. Ibid. 9, 1. 1. 8. Ibid. 6, 1. 8, 18, 29.
5. V, 6 (24), 1,1. 12 et 2,1. 2. 9. IV, 3 (27), 30, 1. 13.
6. Ibid. 2,1. 4, 14, 17 : cf. 3,1. 21 ; 4, 1. 1. 10. III, 8 (30), 9, 1. 5.
B6 87
Le treizième traité (III, 9), composé de courts fragments, soi. Le penser arrive en seconde position : il n'est pas premier
affirme que ce qui pense est double, même quand il se pense parce qu'il a besoin du Bien pour être, du Bien qui l'attire à lui.
soi-même, et qu'il est déficient parce qu'il cherche un mieux- Car l'acte de penser est le produit du désir et le Bien ne saurait
être dans l'acte de pensée, non dans sa substance!!. Le premier rien désirer: il n'y a pas de bien pour le Bien. Pour penser il
ne pense pas, il est au-delà de la pensée: seule la seconde faut avoir la forme du Bien, une ressemblance avec lui et le
hypostase, l'Intelligence, pense les êtres et la pensée suppose désirer. Quand on pense le Bien on se pense soi-même par acci-
mouvement et repos. Le mouvement suppose le désir: or l'Un dene. L'acte qu'est le Bien n'est pas pensée: il n'a pas de quoi
ne désire rien. Si l'Intelligence pense, c'est que l'Un lui fournit penser, il est le premier. Ce n'est pas la pensée (vôncnç) qui
la pensée qu'elle obtient en se tournant vers lui. L'acte de pen- pense, mais celui qui a la pensée : il est donc double. L'Un est
ser n'est donc pas la réalité la plus élevée. Supposons que l'Un au-delà de la substance et au-delà du penser: il n'est pas absur-
ait conscience de lui-même, conscience d'être le Bien. Mais il de de dire qu'il ne se connaît pas lui-même, car il n'a rien à
est le Bien avant d'en avoir conscience. S'il a besoin d'en avoir apprendre de lui, étant un. Il n'a rien non plus à apprendre des
conscience pour être le Bien, il ne serait donc pas le Bien autres et rien à connaître d'eux : il est leur bien. Il y a mouve-
avant d'en avoir conscience et cette conscience ne serait donc ment des êtres vers l'Un, non mouvement de l'Un vers les êtres,
pas la conscience d'être le Bien. Avoir conscience de soi est le si on excepte le fait qu'il leur a donné l'existences.
fait d'un être qui lui est inférieur, car elle lui procure avec soi- Une petite phrase du vingt-septième traité (IV, 3) qui ne
même une union qui lui manque: elle l'accomplit alors que vise pas l'Un, mais l'âme, apporte peut-être un éclairage à la
l'Un est accompli sans cela4 • question: "Autre est la pensée et autre la perception
Plusieurs chapitres du vingt-quatrième traité (V, 6) inté- de la pensée, et nous pensons toujours, mais nous ne le perce-
ressent notre sujet: son titre lui-même montre que ce qui est vons pas toujours"9. Il y a donc une dualité entre penser et se
au-delà de l'être, c'est-à-dire l'Un, ne pense pas, le premier saisir pensant. Et le fait que l'Un ait pu être dit pensée, non en
pensant étant la seconde hypostase. L'Intelligence ne peut lui-même, mais parce qu'il provoque l'acte de penser dans la
penser que parce qu'elle contient en même temps les intelli- seconde hypostase, ne veut pas dire qu'il se perçoive pensant,
5
gibles • La première hypostase ne peut être à la fois intelli- donc qu'il ait conscience de soi.
gible et pensante, car elle ne serait pas première, étant deux. Dans le trentième traité (III, 8), à propos de la contem-
Elle est intelligible par rapport à l'Intelligence qui sans cela ne plation, il est question de l'Intelligence qui est double parce
le serait pas, mais en elle-même elle n'est ni intelligente ni qu'elle est en même temps intelligible. Il faut donc nécessaire-
intelligible. Si l'Un pensait il serait deux et même multiple; ment un au-delà de l'Intelligence et de l'Intelligible, un au-
s'il est parfait avant de penser, il n'a pas besoin de penser, il se delà dont provient cette réalité double, mais qui n'a aucun de
suffit à lui-même 6 • Ce qui est absolument un ne peut se ces deux aspects. L'inconnaissance de l'Un ne lui enlève pas
retourner vers soi-nIème pour se connaître et n'a pas besoin sa respectabilité qui serait au contraire moins grande s'il était
d'avoir conscience de soi: il est au-dessus de la conscience de connaissance10 • En exprimant le Bien on ne lui ajoute rien, au
3. III, 9 (13), 7, l. 4. 7. Ibid 5, 1. 2.
4. Ibid. 9, l. 1. 8. Ibid. 6, 1. 8, 18, 29.
5. V, 6 (24), 1, l. 12 et 2, l. 2. 9. IV, 3 (27), 30, l. 13.
6. Ibid. 2, l. 4, 14, 17 : cf. 3, l. 21 ; 4, l. 1. 10. III, 8 (30), 9, 1. 5.
86 87
contraire, on le rend déficient car on le fait deux. Si l'Intelligence celui qui cherche" : on ne saurait donc l'attribuer à l'Un qui n'a
a besoin du Bien, le Bien n'a pas besoin de l'Intelligence ll • ni besoin ni désirl6 • Le connaître est un effort vers l'unité entre
Le trente-huitième traité (VI, 7) critique ceux qui attribuent connaissant et connu, un effort vers "une certaine" unité. Mais
au Dieu suprême la connaissance des choses parce qu'ils jugent l'expression relativisante "une certaine" ne convient pas à l'Un,
cette faculté comme la plus précieuse. A cela Plotin répond par car s'il était "une certaine" unité il ne serait pas l'''Un-en-soi''
un raisonnement déjà rencontré, mais qu'il développe davanta- (aùToÉv) : celui qui est l'Un-en-soi est antérieur à "une certaine"
ge. Si le fait de penser augmente sa valeur, alors il ne tient pas unite 7 • Plus loin encoresles deux raisons fondamentales, absen-
cette valeur de sa substance. En fait l'absolue simplicité est plus ce de multiplicité et absence de besoin ou de désir, sont reprises.
précieuse que la dualité que suppose la connaissance. Si On les retrouve dans le cinquante-quatrième traité (l, 7)19. Bien
l'Intelligence qui a dans sa nature de penser ne pensait pas, elle que tout existe par l'Un ce n'est pas l'Un qui tend vers les êtres,
serait sujette à critique, mais ce n'est pas le cas de celui qui n'a mais les êtres vers lui.
aucune oeuvre, aucun acte, et qui n'a rien à chercher hors de Il semble donc que par ces raisonnements développés
luP2. On n'a rien à lui attribuer, même pas "il est" et pas davan- constamment, Plotin refuse à l'Un toute connaissance de lui-
tage "il est bon". Quand on l'appelle le Bien, on ne lui attribue même et des êtres. Cependant en ce qui concerne l'Un quel-
pas un prédicat, mais on exprime ce qu'il est. Le Bien n'est pas ques brèves expressions dispersées dans ces divers passages
la pensée du Bien l3 • On lit ensuite dans ce passage les mêmes semblent montrer que Plotin veut seulement exclure une cer-
raisonnements sur la dualité qui affecte la pensée de soi-même, taine forme de connaissance de soi, analogue à celle qu'ont les
"s'il est vraiment possible de se penser soi-même"14. hommes et qu'il y a en lui une connaissance de soi, si on peut
Plusieurs traits intéressants sont à trouver dans le qua- l'appeler ainsi, qui échappe à toute dualité ou multiplicité, ainsi
rante-neuvième traité (V, 3). Pour qu'un être se connaisse lui- qu'à tout besoin ou désir. Il l'exprime notamment ainsi: "Rien
même il faut que ses éléments soient diversifiés, que par l'un d'autre n'est présent à lui (= le Bien), mais il y aura un simple
d'entre eux il puisse contempler les autres en se retournant élan à lui vers lui" (aTlÀn nç aÙT<f> TlpOÇ aÙTov ËaTal)20. Le
en quelque sorte vers lui-même. Seul un être composé peut mot important de la formule est : on le rencontre plu-
donc se connaître. La connaissance de soi est donc conçue ici sieurs fois dans les Ennéades avec le verbe correspondant
et deux autres mots équivalents et
sur le modèle de la sensation. Il faut en conclure que l'être
: nous allons voir que est aussi employé
composé en question ne peut se saisir dans sa totalité parce
par Origène dans un sens proche. La signification étymolo-
que l'élément qui pense les autres ne se pense pas lui-même I5 •
gique est l'action de jeter sur, de s'élancer vers. Tantôt ces mots
Plus loin le même traité revient sur la multiplicité que suppo-
désignent l'intuition sensible, le coup d' oeiJ2I, l'élan du feu qui
se la connaissance de soi: il faut dans l'être qui se connaît une
embrase un corps22, une forme qui s'applique sur une matière3 ,
identité et une altérité. De nouveau intervient l'idée que la
connaissance est "un certain désir et comme une trouvaille de 16. Ibid. 10,1. 7 : citation 1. 48. Cf. 12,1. 47.
17. Ibid. 12, 1. 50.
Il. Ibid. Il,1. 12. 18. Ibid. 13.
12. VI, 7 (38), 37, 1.1. 19. l, 7 (54), 1,1. 13.
13. Ibid. 38, 1. 1. 20. VI, 7 (38),39,1. l, dans Bréhier 39,1. 27.
14. Ibid. 39,1. 12, citation. 21. II,8 (35), 1,1.40 ; ibid. 2, 1. 9.
15. Ce n'est donc pas le même qui pense le même, mais un qui pense les autres. 22. IV, 5 (29), 2, 1. 20.
Le résultat en est qu'un être simple ne peut se penser lui-même: V, 3 (49), 1,1. 1. 23. 1,8 (51), 11,1. 10.
88 89
mais la plupart du temps leur sens concerne l'âme: une fois les de la manière dont selon Plotin l'Un a l'intuition de lui-même:
attaques des passions%\ la plupart du temps une intuition intellec- avec la différence cependant qu'il ne s'agit pas alors d'union
tuelle ou spirituelle, une application de l'intelligence%5. n semble mais d'unité dans la simplicité parfaite.
bien que ce texte exprime dans l'Un une certaine intuition de lui-
même qui échappe à la dualité sujet/objet, une présence à lui- ORIGÈNE
même%6, ou suivant une expression paradoxale: "n y a dans l'Un
Origène ne s'est guère préoccupé de la connaissance
comme une intelligence qui n'est pas intelligence (TOV otov év EVl
que Dieu le Père a de lui-même, davantage de la connaissance
voüv ou voüv oVTa), car il est un"%7. Ou encore: "il n'y aura pas de
pensée de lui, mais seulement toucher et comme contact réciproque qu'ont les trois personnes. Un fragment sur Jn l,
(éna<j>ll), indicible et non intellectuel (àV01ÎTOÇ), pressentant, 1832 , dont l'authenticité n'est pas absolument sûre33 , mais qui
l'Intelligence n'étant pas encore, et ce qui touche ne pensant semble bien dans la manière d'Origène, déclare: "Dieu se
pas"28. On peut citer encore, concernant la génération de connaît ... par la familiarité (OiKEIOTllTl) qu'il a avec lui-même,
l'Intelligence: "Comment donc (l'Un) engendre-t-ill'Intelligence ? étant lui-même la pensée et le pensé. C'est pourquoi seul le
Parce que par un retournement sur lui-même il voit: cette vision Fils le connaît, étant pensé par le Père et pensant le Père". La
est l'Intelligence". Ailleurs, en opposition avec le caractère varié formule est d'inspiration aristotélicienne avec en plus l'intro-
de la pensée : "Quelque chose comme un mouvement (K1vrU..l<I), duction de la dualité des personnes. Dieu se connaît parce
simple et le même, s'il serait comme un contact (éna<j>TÎ), n'a rien qu'il est lui: la pensée est liée à l'OiKElOTllÇ, à l'identité entre le
d'intellectuel (vœp6v)"lKl. Bien que tous les spécialistes de Plotin connaissant et le connu, sans que cela évoque pour Origène
ne soient pas d'accord sur ce point5I, il semble bien qu'il y ait une dualité de sujet et d'objet. Pareillement le Fils est pensé
comme une appréhension de l'Un par lui-même qui échappe à par le Père et pense le Père. Cette pensée réciproque se
toute dualité. confond avec la génération éternelle qu'une phrase célèbre
La connaissance que l'on peut avoir de l'Un semble être du Commentaire sur Jean exprime, d'une manière qui rappelle
de loin analogique à celle-là: nous n'insistons pas maintenant la conversion de l'Intelligence plotinienne vers l'Un, par la
sur ce point qui sera traité à propos de la connaissance mys- "contemplation incessante" par le Fils de "la profondeur du
tique. Mais cette union par delà l'intelligence commune mar- Père"34. Mais le Fils ne contemple pas le Père comme quel-
quée par la dualité sujet/objet peut donner une lointaine idée qu'un qui serait séparé de lui. Il est "l'image du Dieu invi-
sible"3\ l'image parfaite qui reproduit le Père: c'est donc en
24. VI, 8 (39), l, 1. 24.
25. Il, 4 (12), 10,1. 3 et 5 ; II, 9 (33), 1,1. 35 ; III, 7 (45), 5, 1. 2 ; III, 8 (30), 9, l. 32. "Dieu, personne ne l'a vu ; mais le Dieu Fils unique qui est dans le sein du
22 ; IV, 4 (28), 1,1. 6 et 20 ; Ibid. 8,1. 6 ; V, 5 (32), 10,1. 8 ; VI, 2 (43), 8,1. 27 ; Père, lui l'a annoncé".
Ibid. 21,1. 15; VI, 8 (39), 11,1. 23. Voir Lexicon Plotinianum. 33. FragmJn XIII, CCS IV, 495, 22. Iii Biblia Patrutica III (Paris 1980) le range
26. VI, 7 (38), 38, 1. 17.
parmi les fragments douteux la Clavis Patmm Graecor1lm , de M. Ceerard
27. VI, 8 (39), 18, 1. 21.
(Turnhout 1983) y renvoie. La raison en est que ce fragment nous est transmis
28. V, 3 (49), 10,1. 41.
tantôt comme anonyme tantôt comme attribué à Origène. Rien dans la critique
29. V, 1 (10); 7, 1. 5.
interne du texte ne paraît s'opposer à cette dernière attribution et dans une des
30. VI, 7 (38Ji 39, 1. 18.
phrases qui précèdent l'emploi du mot au sens courant chez Origène
31. Par exemPle Pierre HADOT Plotin: Traité 38, Paris 1988, p. 182 et 357 elle y serait plutôt favorable: "tant que l'intelligence est prisonnière de la vie
(commentaire) fait de la phrase citée à la note 20 avec le mot tmJ30Àn une matérielle, elle ne peut pour cela voir Dieu d'un élan de la pensée".
objection à Plotin et met un point d'interrogation absent de l'édition Henry- 34. ComJn II, 2, 18.
Schwyzer.
35. Col. l, 15.
90 91
lui-même qu'il contemple le Père, dans l'acte générateur éter- savoir si la connaissance que le Fils a du Père est égale ou non
nel et continuel par lequel le Père lui donne l'existence, donc à celle que le Père a de lui-même.
là aussi par une OiKEIÔTT\Ç, une familiarité avec le Père. Toutes Le Dieu d'Origène connaît donc : le nier serait impossible
proportions gardées, cela est vrai aussi pour les créatures rai- pour un chrétien, car l'Ecriture est assez claire à ce sujet. Et Dieu
sonnables, anges et hommes, faites selon l'image de Dieu qui connaît toutes choses: Origène en trouve l'affirmation dans le
est le Fils: elles peuvent parvenir à une certaine connaissance g7
Daniel grec, l'histoire de Suzanne , et dans l'idée (Ëvvola) même
de Dieu par suite du "selon l'image" reçu à leur création, et gs
que l'homme a de Dieu . Dieu connaît tous les intelligibles, il
cette connaissance est appelée à progresser, par révélation, voit chaque chose dans son Àôyoçgg, la raison qui la constitue.
certes, sans laquelle il n'y a pas connaissance de Dieu, mais Origène essaie de concilier avec l'omniscience de Dieu le libre
aussi parce que le progrès spirituel en elles du "selon arbitre de l'homme40. Cependant il lit quelquefois dans la Bible
l'image" les rend plus aptes à accueillir cette révélation. De que Dieu et son Christ ne connaissent pas les pécheurs. Ainsi au
toute façon pour Origène la connaissance est étroitement liée jour du Jugement, à ceux qui auront fait le mal, le Christ dira:
à la ressemblance: le Père se connaît par l'OiKElÔTT\Ç qu'il a 'Je ne vous ai jamais connus"41. Plusieurs passages de Paul sont à
avec lui-même, le Fils connaît le Père parce qu'il est son citer: "Si quelqu'un ignore, il est ignoré"42, Jésus est appelé
Image, les créatures raisonnables connaissent Dieu par le "Celui qui ne connaît pas le péché"4g ; au contraire ceux qui
"selon l'image" qui est en elles. Si Plotin insiste sur la nécessi- connaissent Dieu sont connus de lui44 . Et l'Apôtre cite d'après le
té d'une identité et d'une altérité pour qu'il y ait pensée, Livre des Nombres selon la Septante: "Le Seigneur connaît
Origène, qui ne se préoccupe guère ici d'une connaissance ceux qui sont à lui"45. Les explications qu'Origène donne de ces
conceptuelle et discursive, mais d'une connaissance intuitive textes et d'autres où il trouve les mêmes idées, souvent dans une
d'ordre mystique, accentue surtout la ressemblance qui unit intention polémique contre Gnostiques et Marcionites qui refu-
altérité et identité. sent au Démiurge l'omniscience, intéressent notre propos, car
Nous avons dit qu'Origène emploie à plusieurs reprises elles constituent un approfondissement de la notion de connais-
le mot pour désigner l'intuition connaissante, de sance attribuée à Dieu.
même que Plotin qui utilise aussi plus rare chez Ori- Prenant appui sur une expression anthropomorphique les
gène où on le trouve cependant. Mais à la différence du texte hérétiques déclarent que le Créateur est ignorant puisqu'il lui
plotinien étudié plus haut où, semble-t-il, Plotin attribue à faut descendre sur terre pour voir ce qui se passe à Sodome46 .
l'Un une vers lui, Origène n'applique pas, dans les Origène cite alors quelques-uns des textes indiqués plus haut
passages que nous possédons, à la connaissance que
Dieu a de lui, mais seulement, outre les emplois sensibles du 37. Dan 13, 12 dans PArch III, l, 12, 330 ; de même 13, 42 dans PArch III, l,
17,503.
terme, à la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu et 38. ComGn dans Philoc 23, 4,1 et 20,6.
g6
des réalités intelligibles contenues dans le Fils . Nous n'avons 39. PArch IV, 4, 10,404; ComJn XIII, 42, 280.
pas à rappeler ici les opinions diverses d'Origène sur le fait de 40. ComJn III dans Philoc 23, 10-11 ; FragmRm, ibid. 25.
41. Mt 7, 22-23.
42. 1 Co 14,38.
36. H. CROUZEL, Origène et la "connaissa1U.e Bruges-Paris 1961, pp. 498- 43.2 Co 5, 21.
499. A propos des réponses différentes d'Origène sur le fait de savoir si la connais- 44. Ga4, 9.
sance que le Fils a du Père est égale ou non à celle que le Père a de lui-même, voir 45. Nb 16,5 dans 2 Tm 2, 19.
du même Théologie de l'image de Dieu chez Origène, Paris 1956, pp. 115-116. 46. Gn 18,21.
92 93
pour montrer que Dieu ne connaît pas le péché, ni les pécheurs qu'on ne peut les dire impassibles60 • Or cette pitié divine est à
qui sont indignes de sa connaissance47. Un fragment sur le Ps 1,6 l'origine de l'Incarnation: "aussi notre Sauveur, qui est l'Image
contient une polémique contre ces mêmes hérétiques sur le de Dieu, ému de pitié pour l'homme qui avait été fait à sa res-
même sujet et cite quelques-uns des textes scripturaires où ces semblance et qu'il voyait se défaire de son image pour revêtir
derniers lisent l'ignorance du Créateur ou du Christ: Iahvé celle du Malin, prit lui-même, poussé par la pitié, l'image de
cherche Adam dans le Paradis 48 ; Jésus s'enquiert du nom du l'homme et vint à lui"61.
démon Légion 49 ; quand l'hémorroÏsse le touche il demande Il y a donc là une antinomie, ce qui est fréquemment le
qui l'a touché 50 . L'explication est la même 51 . On peut ajouter cas pour Origène comme pour Plotin. Il faut distinguer connais-
que pour montrer que la Tandv(ù(Hç, l'humilité, du Magnificat, sance et connaissance. Origène l'explique à propos de la trahi-
ne désigne pas un état bas ou vil, Origène fait remarquer que son deJudas. Le Christ sait ce qu'estJudas et le projet que le
Dieu la regarde 52 , car il ne regarde pas le péché. Le même démon lui a mis au coeur : et cependant depuis ce moment-là il
thème se trouve repris en de nombreux fragments et plusieurs ne le connaît pas62 . Cette seconde affirmation est à mettre en
textes insistent sur le sens qu'il faut donner à ces expressions. rapport avec la conception surnaturelle de l'exister que l'on a
Ne pas connaître les pécheurs ne témoigne pas de l'impuissan- signalée chez Origène à partir de la révélation faite à Moïse dans
ce de Dieu, mais de sa grandeur, car il connaît le meilleu53 . Si le Buisson ardent, celle où Dieu s'est dit, selon la Septante,
Adam se cache après la faute54 , si Caïn après son fratricide sort "l'Etant" CO WV)63. Si pécheurs et démons sont malgré tout
de devant la face de Dieu55 , le saint ne se cache pas de Dieu56.• Le connus de Dieu, c'est qu'il les a créés et qu'il les connaît par
Christ connaît ceux qui sont à lui, non ceux qui ne le sont pas57 l'acte même par lequel il les crée, sans qu'il les ait créés en tant
et n'en sont pas dignes 58 : Dieu veut les connaître, mais par que pécheurs ou que démons; d'autre part, ayant été faits selon
leurs fautes mêmes ils se dérobent à ses yeuX>9. l'image de Dieu ils ne peuvent jamais en perdre complètement
Mais si d'une certaine façon Dieu et son Christ ne connais- la marque qui est indélébile64. Mais, dans un autre sens, Dieu ne
sent pas les pécheurs, d'une autre manière ils les connaissent, et les connaît pas parce que leur péché les empêche de s'unir, de
même en tant que pécheurs, car sans cela on ne saurait expli- "se mélanger" à eux, expression très forte que l'on trouve
quer la pitié de Dieu et du Verbe pour l'homme pécheur ; telle pareillement chez Plotin65 .
En effet Origène signale la définition dernière de la con-
47. HomGn IV, 6. naissance dans une signification hébraïque du mot connaître
48. Gn 3, 9. désignant l'acte sexuel, donc l'union et l'amour avec lesquels
49. Mc 5,9.
50. Le 3, 45. selon lui la connaissance se confond: "Adam connut Eve son
51. SelPs l, 6, PG 12, 1100 AB, reconnu authentique par R. DEVREESSE, Les
anciens commentateurs des Psaumes, Vatican 1970, dans sa liste des fragments 60. HomEz VI, 6, 48.
authentiques d'Origène sur les Psaumes, avec incipit et explicit. 61. HomGn 1,13,64 ss.
52. HomLe VIII: GCS IX, p. 31 : latin de Jérôme et fragment grec. 62. ComJn XXXII, 14 (8), 152-156.
53. HomJr 1,8,210. 63. Ex 3, 14 : dans ComJn II, 13 (7), 264-271. Passages analogues: FragmJr
54. Gn 3, 8. LXXI, GCS III, 232, 25 ; HomPs 36, V, 5, PG 12, 1363 D ; FragmEph II, JThS
55. Gn 4,16. 111,235,9 ; FragmRm XXV,jThS XIII, 361, 56. Voir supra p. 57.
56. HomJr XVI, 8, 44. 64. HomGn XIII, 4, 31.
57. ComJn XXXII, 14 (8), 152. 65. Le Père connaît pareillement le Fils par l'acte qui l'engendre: PArch II, 6,
58. FragmJn LXXI, 23. l, 24. Mais la plupart des citations de Mt Il, 27 sont interprétées de la connais-
59. HomJr l, 10, 29. sance que le Fils a du Père, non de celle que le Père a du Fils.
94 95
épouse"66. Cette phrase est ainsi commentée : "Si nous ne com- continuellement, un acte unique et éternel, qui se traduit pour
prenons pas ainsi la connaissance, je veux dire selon cette derniè- nous par tout l'éventail de la temporalité: pour nous, qui
re interprétation, comme un mélange et comme une unification, sommes dans le temps, c'est à chacun des moments du temps
qu'on nous explique la phrase 'connaissant Dieu ou plutôt connus que Dieu crée les êtres. Certes, les démonstrations de Plotin
de et celle-là 'Le Seigneur connaît ceux qui lui appartien- concernant le premier motif n'ont pas toutes la même valeur.
nent'68. D'après nous le Seigneur connaît ceux qui lui appartien- Certaines dépendent trop de représentations temporelles ou
nent, car il leur est mélangé et les fait participer à sa divinité, il les spatiales qui sont inadéquates. Quand il dit par exemple que
prend, comme dit le texte de l'Evangile, dans sa main, puisque si Dieu se pensait il serait ignorant avant de se penser, il met
ceux qui ont cru au Sauveur sont dans la main de Dieu "69. Dieu dans le temps, lui attribuant un avant et un après, alors
qu'il a une idée assez exacte de l'éternité qu'il ne se représen-
PLOTIN ET ORIGÈNE te pas comme un temps sans commencement ni fin, ce que
Quoi de plus dissemblable que la manière dont Plotin et fait, semble-t-il, Origène. Ailleurs le même philosophe déclare
Origène traitent de la connaissance dont jouit Dieu, connaissan- que ce qui est absolument un ne peut se retourner sur soi-
ce de lui-même ou connaissance des êtres qui viennent de lui ? même pour se connaître: la représentation qui soustend cet
Tout au long de nombreuses pages, Plotin s'évertue à montrer argument, comme plusieurs autres soustendant d'autres argu-
que l'Un ne saurait avoir de connaissance de lui-même ni des ments, semble un peu trop matérielle et spatiale.
autres êtres. Si toutefois il paraît lui accorder une certaine intui- Mais le second motif, celui que Dieu ne peut connaître
tion de lui-même, analogue à celle que nous avons de notre 'Je" parce que la connaissance comporte désir et besoin et que
distingué de notre "moi", c'est dans quelques petites phrases, Dieu ne désire rien et n'a besoin de rien, suppose un Dieu qui
dont le sens n'est d'ailleurs pas reconnu par tous, et il faut avoir ne sort pas de lui-même. L'Intelligence, certes, dérive de lui,
de bons yeux pour les voir. On ne trouve rien de semblable en puis l'Ame du Monde de l'Intelligence, puis tous les êtres de
ce qui concerne la connaissance des êtres. Les nombreuses rai- l'Ame du Monde, mais ce n'est pas là la Création chrétienne,
sons invoquées peuvent se ramener à deux : la connaissance car il n'est pas clair que cela suppose un dessein conscient de
suppose dualité et même multiplicité et on ne saurait les attri- la part de l'Un. L'opposition sur ce point entre platonisme et
buer à l'Un; elle suppose aussi désir et besoin, alors que l'Un qui christianisme est parallèle aux conceptions divergentes qu'ils
est le Bien de toutes choses ne désire rien et n'a besoin de rien. ont sur l'amour, amour-désir ou amour-don.
Ces deux motifs seraient-ils acceptables dans la perspecti- Origène ne s'est exprimé sur la connaissance dont jouit
ve chrétienne qui est celle d'Origène? Le premier, qui refuse à Dieu qu'à partir de textes scripturaires. Certes l'affirmation
Dieu une connaissance qui serait dualité ou multiplicité, peut que Dieu connaît et se connaît est très claire dans l'Ancien
l'être. Dans la mesure où il nous est possible de pénétrer le Testament et dans le Nouveau et les longs développements de
mystère divin, mesure très étroite, on peut comprendre que Plotin sur l'inconnaissance qui est le fait de l'Un, même avec
Dieu connaisse le monde dans son acte créateur qui le pose le correctif que nous avons finalement signalé, étaient incon-
cevables pour un chrétien : nous avons vu que pour Origène
66. Gn 4,1.
l'omniscience divine fait partie de l'idée même que l'homme a
67. Ga. 4, 9. naturellement de Dieu 70 . Mais la réponse qu'il donne à plu-
68.2 Tm 2,19.
69. ComJn XIX, 4 (1), 21-25, citation 24-25. 70. ComGn III dans Philoe 23, 4, 1 et 20, 6.
96 97
sieurs reprises à l'antinomie entre cette omniscience et l'affir- de vouloir que nous avons. L'opinion qui refuse à l'Un cette
mation que Dieu et le Christ ne connaissent pas le pécheur ni le liberté est développée, qualifiée de "discours téméraire". Etre
péché s'achève dans une représentation de la connaissance plus libre est être maître de son action et c'est éminemment le cas
affinée, plus mystique, où la connaissance rejoint l'amour, des êtres éternels. Or le Bien n'existe pas par hasard et s'il agit
l'union, le "mélange". La critique plotinienne aboutit de même selon sa nature il n'en est pas moins libre. Sa solitude ne vient
à un affinement et à une conception plus mystique que ce que pas de ce qu'il serait empêché par un autre, elle vient de lui-
l'on entend ordinairement par ce mot, ce qui ne veut pas dire même. On ne peut nier sa liberté sous prétexte qu'il est le Bien
que Plotin et Origène soient sur ce point prêts à se rejoindre. parce qu'il reste en lui-même sans se mouvoir vers autre chose.
Ce qui est comme sa substance se confond avec ce qui est
12. La volonté de Dieu comme son acte: les deux "comme" expriment le fait qu'en ce
qui concerne l'Un ces termes ne sont qu'analogiques4 • On trou-
PLOTIN
ve fréquemment la même expression (otov) dans toute l'oeuvre
"Pour l'Un il n'y a aucun bien ni volonté d'aucun bien"I. de Plotin quand il s'agit de l'Un: elle exprime à la fois le carac-
En effet, nous l'avons vu, le Bien n'est pas bien pour lui-même tère impropre et analogique de ce qui est dit de lui.
et n'a donc aucun désir. Il y a cependant en lui une volonté qui
Le libre arbitre n'est pas dans l'Un un accident. Nous
ne se distingue pas de son acte, donc de lui-même. Tout un
avons bien des difficultés à nous exprimer à ce sujet, car nous
traité, le trente-neuvième (VI, 8), intitulé: "Au sujet du volontai-
nous représentons la liberté de l'Un à partir de celle des créa-
re (b::ouaiou) et de la volonté (9EÀnj-laToç) de l'Un" est consacré
tures, sans pouvoir en parler adéquatement. En tout cas son
à cette question. Au chapitre 1 le problème est posé de la
existence ne provient pas du hasard 5 et il n'est pas possible
toute-puissance des "dieux" et surtout de l'Un. On ne pourra
que ce qui vient du hasard ou par accident soit le principe de
la comprendre dans l'Un comme un mélange de puissance et toutes choses. Le principe doit être meilleur que tout ce qui
d'acte, au sens aristotélicien de la distinction, car il n'y a en dérive de lui. L'Un n'est pas soumis à la nécessité qui ne se
Dieu aucune puissance de ce genre, il est un acte sans puissan- trouve que dans ce qui est après lui. Il n'est pas facile de résu-
ce. Mais Plotin laisse pour le moment cette question de côté et mer le raisonnement qui suit. Disons, en interprétant peut-
enquête sur le libre arbitre (È<j> 'nj-liv, Èn 'aÙT<;> , de être un peu, que l'Un se pose lui-même sans qu'on puisse par-
l'homme. Le problème de la conciliation ,entre la volonté divi- ler de nécessité ou d'accident dans la manière dont il le fait:
ne et le libre arbitre de l'homme se pose fortement à Plotin, cette affirmation se justifie par son absolue spontanéité. Il est
comme il se posait aussi aux chrétiens de son temps et comme le Bien6 • Le hasard est incompatible avec le principe de toute
il se posera dans toute l'histoire du christianisme. raison, ordre, définition qu'est l'Intelligence: à plus forte rai-
Qui n'a pas en lui un mélange d'acte et de puissance est son avec celui qui est avant l'Intelligence et meilleur qu'elle. Il
libre: il n'est pas alors question de libre arbitre, mais de n'y a rien avant le Bien, il est le premier, il n'y a donc rien à
quelque chose qui lui est supérieur. Si c'est du Bien que nous chercher au-delà de lui: il est le meilleur. La nécessité vient
tenons notre libre arbitre, comment n'aurait-il pas la liberté de lui et ne le gouverne pas 7 • Mais on ne peut rien dire d'une
4. Ibid. 7.
1. VI, 9 (9), 6, l. 39. 5. Ibid. 8
2. VI, 8 (39), l, l. 1 ss. 6. Ibid. 9.
3. Ibid. 4, l. 24. 7. Ibid. 10.
98 99
réalité qui a l'existence sans l'avoir reçue: le principe n'a pas En écrivant cela nous avons conscience d'interpréter à notre
de principe. Il n'y a donc pas à chercher, ce serait en vain. manière la pensée de Plotin en essayant d'en rendre compte.
Plotin dénote dans ce genre de question une représentation De toute façon l'identification que fait Plotin entre l'Un et le
locale implicite: d'où vient-il? Or s'il n'a ni lieu, ni quantité, ni Bien montre que Dieu lui-même est le critère des valeurs. Ou
qualité, ni forme, même intelligible, rien absolument n'arrive pour répondre à un faux problème qui s'est posé dans l'his-
au Bien par accident. Si on pouvait s'exprimer à ce sujet en toire chrétienne de la philosophie le monde issu de Dieu est
termes de théologie chrétienne on dirait que Plotin s'arrête par le fait même qu'il en est issu le meilleur des mondes parce
devant le "mystère" de l'Un8 • Il arrive au même constat à partir que l'acte divin est la norme de toute valeur. Nous ne pensons
des idées de substance (oùoia) et d'acte. On ne peut dire que pas en écrivant ceci être très loin de ce qu'exprime Plotin.
sa substance le domine, car il est sa substance et son acte: tout
cela ne fait qu'un, à l'inverse de ce qui se produit pour nous9 • ORIGÈNE
En fait, substance, volonté, acte c'est tout un pour lui: il est Il est maintes fois question de la volonté de Dieu dans le
complètement maître de lui. Les êtres inférieurs à lui cher- Peri Archon et dans le Contre Celse et cette volonté est considé-
chent le bien, voudraient être le bien, mais lui ne veut pas être rée souvent comme une réalité objective, sans que soit exami-
autre chose que ce qu'il est, le Bien. Sa volonté s'identifie avec né comment comprendre cette faculté de vouloir. Elle est
son existence, il est ce qu'il veueo. Les chapitres suivants expri- attribuée pareillement au Fils et à l'Esprit. Elle s'exerce dans
ment sous différents aspects les mêmes idées. Signalons cepen- la génération du Fils12 , dans la création accomplie par bonteS,
dant des questions posées ll : pouvait-il se faire autre qu'il ne
dans le gouvernement du monde 4 afin de pourvoir au bien
s'est fait? Pour faire le bien faut-il pouvoir faire le mal? C'est
des hommes 15, dans les fonctions et les noms attribués aux
projeter sur l'Un la condition imparfaite où se trouve l'homme
anges l6 , dans la prophétie 17 et dans l'apostolat des disciples 18 :
qui peut produire des contraires, ce qui est plutôt signe d'im-
pareillement dans de nombreuses citations de textes néo testa-
puissance. L'Un par sa substance est tout entier volonté, tout
entier Bien. mentaires qui parlent de la volonté de Dieu ou du Christ.
En effet le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, ou La demande du Notre Père: "Que ta volonté soit faite sur
plutôt de choisir le mal contre le bien, est propre à l'homme et la terre comme au ciel" aurait pu être pour Origène dans le
manifeste une déficience de la volonté. Dieu est le Bien par sa Traité de la Prière l'occasion de s'exprimer sur la manière de
nature même qui s'identifie à sa volonté. En se posant lui-même, concevoir la volonté de Dieu. Mais le passage qui lui est consa-
si on peut parler ainsi, il manifeste le Bien et les valeurs qui cré a une orientation plus pastorale et allégorique que méta-
s'identifient à lui. La connaissance de ces valeurs par l'homme physique 19 et les quelques autres citations de Mt 6, 10 ne nous
est une conséquence du désir de Dieu en l'homme. Mais l'hom- apprennent rien sur ce point.
me doit adhérer de lui-même à ces valeurs et c'est pour cela qu'il
12. PArch l, 2, 6, 165.
possède le libre arbitre. L'objet propre du libre arbitre et de la 13. PArch III, 6, 6, 220-233 ; IV 4,8,302.
volonté est le bien, faire le mal est mésuser de son libre arbitre. 14. CCels IV, 80, 9.
15. Ibid. IV, 99, 93.
8. Ibid. Il. 16. Ibid. l, 25, 23.
9. Ibid. 12. 17. Ibid. VII, 10, 8.
10. Ibid. 13. 18. Ibid. l, 68,38: cf. l, 31, 7.
Il. Ibid. 21. 19. PEuch XXVI, 1-6.
100 101
Pour essayer de deviner ce que pense Origène à ce sujet Dieu ne manipule pas l'homme mais respecte l'intelligence et
il faut se reporter à son traitement des anthropomorphismes la liberté de celui qu'il a créé intelligent et libre22 •
divins. Ils expriment des réalités mystérieuses, qui ne doivent
pas être comprises humano modo: il faut donc faire abstraction
de toutes les limitations que comporte la condition humaine
13. Dieu est ineffable
avec sa corporéité, sa fragilité, sa mobilité. La volonté de Dieu, PLOTIN
tant de fois affirmée par l'Ecriture et par Origène lui-même Il n'y a sur Dieu ni langage ni science, écrit Plotin 2S après
correspond donc à une réalité. Mais il ne faudrait pas conclure Platon24 • Ou encore: "notre contemplation de l'Un ne vient pas
du fait que la génération du Fils est un acte de la volonté divi- de la science ni de la pensée comme pour les autres intelligibles,
20
ne que le Fils aurait pu ne pas être, car c'est alors juger de la mais d'une présence meilleure que la science", une présence
volonté divine sur le modèle de la volonté de l'homme. Pour d'ordre mystique dont nous parlerons bientôt25 • En fait l'Un n'a
Origène comme pour Plotin la volonté de Dieu s'identifie avec pas vraiment de nom. Nous lui en donnons un pour en parler,
son acte, ici la génération du Fils. Il semble cependant que la mais aucun ne lui convient vraiment. Le mot "l'Un" paraît à
volonté de Dieu ait pour Origène un contenu plus ferme que Plotin le plus convenable26, mais il ne signifie pas autre chose que
pour Plotin car la notion de la personnalité divine est chez lui la négation de la multiplicité. Les Pythagoriciens l'appelaient
bien plus précise. Il ne s'agit pas seulement de ce qui s'expri- Apollon comme signifiant la négation du multiple par une éty-
me dans la création et dans le fonctionnement du monde, mologie évidemment fantaisiste 27 : a privatif et nOÀÀwv, non mul-
mais aussi dans une Providence où Dieu, tourné vers sa créatu- tiple2B • Plotin prend donc l'appellation "l'Un" dans un sens essen-
re, s'occupe réellement d'elle, avec le Fils et l'Esprit. D'autre tiellement négatif et cyoute que si on y cherchait une positivité le
part la volonté de Dieu est présentée au libre arbitre de nom deviendrait moins clair que s'il n'y avait pas de nom. Il sug-
l'homme comme un devoir moral à accomplir. Tout cela se gère au chercheur de Dieu une simplicité absolue, mais cette sim-
retrouvera quand nous traiterons de l'homme. plicité même doit être niée comme tout ce qui est dit de Dieu29 •
Rien ne se fait sans la Providence de Dieu, mais beau- L'Un est ineffable, au-delà de tout et de l'Intelligence elle-même:
coup de choses se font sans sa volonté 21 • C'est là la conséquen- ce n'est pas un nom, car il n'est rien de tout ce qui est, et il n'a
ce du libre arbitre dont Dieu a doué l'homme. Il a fait pas de nom car rien n'est selon lui!lO. "Comment parlons-nous de
l'homme libre pour qu'il puisse adhérer de lui-même à la lui? Nous disons quelque chose à son sujet, mais nous ne le
volonté de Dieu, mais l'homme peut aussi ne pas lui obéir: le disons pas lui-même et nous n'avons de lui ni connaissance ni
péché est la conséquence regrettable du libre arbitre. Et même pensée. Comment parlons-nous de lui si nous ne l'avons pas ? Si
dans ce cas Dieu respecte le libre arbitre de l'homme: cela nous ne l'avons pas par la connaissance ne l'avons-nous pas du
n'est pas sans rapport avec la polémique fréquente d'Origène
22. Voir notre Origène et la "connaissance mystique", p. 197-207.
contre la conception que les Montanistes se faisaient de l'inspi- 23. V, 4 (7) 1, 1. 9.
ration prophétique. Origène n'accepte pas que dans ce cas 24. Parménide, 142 a 3-4.
l'Esprit divin chasse l'intelligence du prophète pour prendre 25. VI, 9 (9), 4, 1. 1 ss.
26. Ibid. 5, 1. 31 ss.
sa place et se servir de lui comme d'un simple instrument. 27. Non signalée par Chantraine.
28. V, 5 (32) 6, p. 26 ss.
20. PArch 1, 2, 6, 165. 29. Ibid.
21. HomGn III, 2, 2. 30. V, 3 (49), 13,1. 1 ss.
102 103
tout? Mais nous l'avons de sorte que nous parlons à son sujet, ligible, susceptible seulement de nous apprendre que l'Un est,
mais que nous ne le disons pas"31. mais incapable de nous montrer ce qu'il est, car il est sans quali-
Celui qui veut s'unir à l'Un doit donc dépasser l'Intelligence té et non un quelque chose. En parlant de Dieu nous disons ce
et les modes de connaissance de l'Intelligence32. "Mais toi, ne le qui n'est pas dicible et nous le nommons comme nous le pou-
vois pas à travers d'autres choses; sinon tu en verras une trace, vons pour le signifier à nous-mêmes56 • L'Un n'a ni bien ni non
non lui, mais pense ce que c'est de le prendre en lui-même, bien, il est le Bien. Tout ce qu'on lui ajoute l'empêche d'être le
pur, mêlé à rien, toutes choses participant à lui et aucune ne le Bien, car cela lui serait postérieur et moindre, donc l'abaisse-
possédant... Mais toi qui as l'intuition tu as cette rait37 • Il faut laisser à l'Un un pronom personnelle moins déter-
intuition d'un coup, mais tu ne l'annonces pas miné qui soit et bien veiller à enlever tout le reste58•
tout entier, sinon tu seras l'intelligence qui pense et si tu
l'atteins il t'échappera, ou plutôt tu lui échapperas"33. Retenons ORIGÈNE
le verbe que nous avons déjà remarqué, avec
Dans un fragment d'Origène cité par Athanase39 qui, à
chez Origène, et aussi chez Plotin à propos des
propos de la génération éternelle du Verbe, confirme la version
quelques brefs passages où il est question d'une appréhension
rufinienne du Peri Archon40 et l'authenticité origénienne de la
de l'Un par lui-même.
formule: "Il n'y a pas eu de temps où (le Verbe) n'était pas", il
Nous avons déjà cité ce précepte qui termine le quaran- est question de l'"hypostase" du Père comme ineffable
te-neuvième traité: pour parvenir à la lumière de l'Un (àPPTÎTOU), innommable (àlCaTOv0l-lQOTOU) et inexprimable
"retranche tout"34. En dehors de l'intuition mystique l'Un ne (à<t>8ÉylCTou )41. Cela était déjà affirmé dans le premier chapitre
peut être connu que par voie négative, non ce qu'il est, mais ce du premier livre du Peri Archon, Dieu y étant qualifié de "incom-
qu'il n'est pas. Attribuer quelque chose à l'Un serait le faire prehensibilem atque inaestimabilem "42. Un passage du livre 1V43
deux et dans ces deux il n'y a pas l'Un plus quelque chose, montre qu'il est impossible de parvenir à la connaissance par-
mais deux concepts inférieurs à l'Un qui échappe. On ne peut faite de Dieu et cite pour cela Rm Il, 33 et bien d'autres textes
le compter. Il est mesure et non mesure. Il n'est pas égal aux des deux Testaments. Le début et la fin de toutes choses ne
autres êtres pour être compté avec eux car il n'a rien de com- peuvent être compris même des anges, mais seulement du Fils
mun avec eux. S'il avait quelque chose de c.ommun ce quelque et de l'Esprit: c'est l'interprétation qu'un "docteur hébreu" qui
chose lui serait antérieur, ce qui n'est pas35. On ne peut pren- ne peut être qu'un judéo-chrétien donnait des deux Séraphins,
dre l'Un comme s'il était quelque chose: il ne serait plus prin- compris comme le Fils et l'Esprit, qui cachaient de leurs ailes la
cipe, mais seulement un "ceci". Etant au-delà de l'être il n'est face et les pieds de Dieu44 • Cela est répété deux fois dans le Peri
pas quelque chose qu'on pourrait poser comme un "ceci",
mais on ne peut l'appeler qu'un "non ceci". Pour percevoir ce 36. Ibid. 6, 1. 6 ss.
qui est au-delà de l'intelligible il faut laisser de côté tout l'intel- 37. Ibid. 13,1. 4 ss.
38. VI, 8 (39), 21, l. 26 ss. Cf. Ibid. 8, 1. 12 ss ; Ibid. Il ; V, 3 (49), 14, 1.6 ss.
39. De Decretis Nicaenae Synodi 27, 1-2.
31. Ibid. 14,1 1 ss. 40. PArch IV, 4, l, 20-29.
32. VI, 7 (38), 35. 41. SC 269, pp. 245-246.
33. V, 5 (32)10, 1. 1 ss. 42. PArch l, 1,5, 115.
34. V, 3 (49), 17, 1. 38. 43. PArch IV, 3, 14 (26), 410 ss.
35. V, 5 (32), 4, 1. 8 ss. 44. PArch 1,3,4,91 ss. ; IV, 3, 14,456 ss; Is 6,2 ss.
104 105
Archon et la seconde fois dans un chapitre montrant qu'il est pas. En dehors de la contemplation mystique trois approches
impossible de parvenir à la connaissance parfaite des réalités de Dieu sont possibles, qui nous livrent quelque chose de lui.
Le début et la fin de toutes choses représentent le début La première part de la contemplation de ses oeuvres, qui, bien
et la fin de l'œuvre de Dieu dont nous ne pouvons saisir que le que sensibles et corporelles, portent la marque du Créateur et
milieu, dans une petite mesure. Le chapitre en question ne nie ont été faites, nous l'avons déjà dit, à la ressemblance de cer-
pas que nous puissions parvenir à une certaine connaissance de taines images célestes, idées ou raisons52 • La seconde est la doc-
Dieu, mais elle sera toujours imparfaite et susceptible de pro- trine de la participation de l'homme à l'image de Dieu: parce
grès47 : c'est ce que Grégoire de Nysse appellera l'épectase. que nous avons été créés ainsi nous pouvons en quelque sorte
Ce qui est de Dieu dépasse non seulement la nature hu- "sentir" Dieu en nous-mêmes et, dans la mesure du progrès
maine, mais même les natures angéliques, supérieures à spirituel qui entraîne le développement en nous du "selon
l'homme48 • Un passage du Commentaire sur la Genèse, cité par l'image", jusqu'à la "ressemblance" eschatologique, nous
Pamphile de Césarée dans son Apologie d 'Origène49 , insiste sur devenons de plus en plus aptes à recevoir les illuminations
l'impossibilité où se trouve l'homme de connaître tout cela divines. Car on ne peut connaître Dieu, de l'une ou l'autre
sans révélation et en voit le symbole dans la "ténèbre" où est manière, sans révélation: une personne divine n'est connue
entré Moïse 50 • Ce thème de la "bonne ténèbre" où Dieu se que dans la mesure où elle se fait connaÎtre5g • Mais le mode
cache, opposée à la ténèbre blâmable qui est le démon, se essentiel, sousjacent aux deux autres, c'est le Christ, homme
retrouve dans le Commentaire sur Jean qui cite plusieurs textes et Dieu: sousjacent aux oeuvres de Dieu qu'il a contribué à
scripturaires dont certains reviennent assez souvent sous la créer, aussi bien comme modèle, en tant qu'il est la Sagesse,
plume d'Origène51 • que comme Logos exprimant le monde intelligible dans les
Mais l'ineffabilité de Dieu, la "ténèbre" où Dieu se cache, êtres de ce monde; sousjacent aussi au "selon l'image" qui
ne signifient pas qu'il ne puisse absolument pas, d'une certai- est participation à lui en tant qu'il est l'Image de Dieu. Parmi
ne manière, être connu : sur ce point Origène se distingue de les raisons de l'Incarnation qu'Origène présente, il y a aussi
Plotin pour qui toute autre connaissance de Dieu que l'union celle de faire connaître Dieu dans une certaine mesure à tra-
mystique, dont le mystique, quand il en sort, ne peut rien dire, 52. CCeis III, 47, 22 ss. citant des textes pauliniens; PArch 1, l, 6, 2 ss. et autres
est, non pas niée, mais largement sous-estimée. Il n'y a pas textes du même livre. Selon ComCant III, GCS p. 219 les fenêtres dont il est ques-
d'ouverte que la voie négative, celle qui dit ce que Dieu n'est tion dans le poème désignent les sens corporels par lesquels tout commence : la
vue qui voit les oeuvres de Dieu et l'ouïe qui entend ses paroles; mais en III p. 220
l'âme est invitée à sortir et à se trouver hors des sens corporels, cessant d'être dans
la chair. Dans le ComRm 1, 16 il.est question dè la connaissance de Dieu par la rai-
45-46. PArch IV, 3, 14. son; dans 1, 17 à partir des choses créées.
47. HomNbXVII, 4. 53. HomLc III, 1-2. Cette affirmation est fréquente. FragmPs (Hari) 58 b 9: sans
48. CCel$ Vl, 62, 18. l'aide et la pitié de Dieu personne ne verrait sa face, car c'est lui qui se manifes-
49. PG 17; 544 CIO. te ; l'Ecriture ne dit de personne qu'il a vu Dieu, mais c'est Dieu qui, est-il dit,
50. Ex. 19,9 et 16; 20, 21 ; Ps 17 (18), 16. s'est manifesté aux hommes. HomJos XIV, 2 : une conversion par laquelle on se
51. ComJn II, 28 (23), 171-174. Il arrive qu'on oppose la "mystique de la lumiè- tourne vers Dieu, ou plutôt par laquelle Dieu nous tourne vers lui. HomGn XII,
re" d'Origène à la "mystique de la ténèbre" de Grégoire de Nysse avec l'inten- 1 : pour voir il faut que le Père ouvre nos yeux. HomLc VII, 1 : c'est Dieu, qui
tion de montrer que celle du second est plus authentique que celle du premier. donne la sainteté à l'homme, non l'homme qui se la donne. FragmJn XVI, p;
Mais cette opposition d'une part ne vaut que par les dominantes, car la "lumiè- 496, 1. 12 : Dieu est vu par qui il juge bon de se faire voir; mais le libre arbifre dë
re" et la "ténèbre" se trouvent chez les deux et d'autre part il est assez arbitrai- l'homme a à désirer et accepter cette rencontre, car Dieu ne force jamais
re de comparer les mystiques. l'homme.
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vers la lumière divine filtrant du Verbe Incarné. Pour saisir où l'attend la contemplation intérieure (Ta Ëvôov et
Dieu en elle il faut, certes, dépasser son humanité, mais nous l'union ou la communion (ouvOUota) avec ce qui n'est pas sta-
ne la perdrons jamais complètement de vue54 • tue ou image, mais l'Un lui-même. Plotin accumule les termes
Certes, nos deux premières approches correspondent à pour essayer de dépeindre cet état: contemplation ne
des points de doctrine qui ne sont pas inconnus de Plotin. suffit pas, c'est extase (ËKoTaolç), simplification (anÀwolç), remi-
Mais là où Origène parle d'image, Plotin parle de traces ou se de soi (ÈntÔOOlç aÙToù), désir de contact ou de toucher
autres mots équivalents, plutôt dépréciatifs. On a l'impression (Ë<J>EOIÇ npaç 6<J>nv), repos (OT<IOlç), intelligence d'un ajustement
qu'entre les deux, en caricaturant un peu, il y a la différence (nEplVOnOlç npaç Toute autre manière de voir sup-
du tout-ou-rien de Plotin avec l'acceptation par Origène primerait cette présence, car ce ne seraient alors que des
d'une connaissance limitée et progressive, mais qui de toute images et non l'union. On voit alors le principe par le principe
façon est grâce. Toute connaissance de Dieu pour ce dernier et non à partir d'autre chose et l'âme devenue semblable est
est révélation, mais l'homme doit se préparer à la recevoir. alors unie au Cette présence de l'âme dans le prin-
N'y aurait-il pas aussi dans ce qu'écrit Plotin le moyen de cor- cipe est en opposition avec la présence de l'âme à elle-même
riger le caractère absolu de ses affirmations, peut-être moins car elle n'est qu'une ressemblance de l'Un et elle doit passer
absolu que nous ne l'avons dit, car saisir une "trace" de l'Un de la ressemblance à son archétype, l'Un. C'est une séparation
c'est en saisir cependant quelque chose. des choses d'ici-bas, et, pour reprendre une expression célèbre
du Théétète de Platon la "fuite" du seul vers le seul.
14. L'union mystique Le chapitre qui précède celui-ci 56 explique que si le
voyant et le vu sont deux, le voyant devient comme un autre
PLOTIN
et n'est plus lui-même: il est un avec l'Un comme un centre
Plusieurs passages des Ennéades décrivent, brièvement qui coïncide avec un centre. Cela rend cette contemplation
ou plus longuement, l'union de l'âme avec l'Un dans le dépas- inexprimable, car on ne voit pas le contemplé autre, mais un
sement et la mise de côté de tout le reste. Signalons d'abord avec soi-même.
deux grandes images. D'abord celle du dernier traité (VI, 9), le
neuvième seulement selon l'ordre chronologique de sa com- La seconde image est celle d'un homme qui entre dans
position55 • Le voyant est devenu un aveé celui qui est vu et il une belle maison pleine de meubles divers et de valeur. Il
admire tout jusqu'au moment où il se trouve devant le maître
ne se souvient plus de la situation antérieure où il ne saisissait
de maison qui lui inspire respect et amour, un maître de mai-
qu'une image de l'Un et non l'Un lui-même. Il est dans le
son "qui n'est pas de la nature des statues" que l'homme
repos absolu. Il a dépassé le Beau, il a dépassé même "le
admirait auparavant. Alors il abandonne tout ce qui l'enchan-
choeur des vertus". Il est comparé à quelqu'un qui entre dans
tait pour se concentrer sur ce maître de maison: "le regar-
le temple, laisse derrière lui les statues qui y sont et qu'il
dant et n'ôtant pas l'oeil de lui on ne voit plus la vision dans
retrouvera à la sortie - car ce genre d'union divine n'est pas une contemplation (eÉa) continue, mais on confond l'objet de
durable - et il pénètre dans la partie la plus secrète du temple la vision avec celui de la contemplation de sorte qu'en
lui d'abord le visible devient vue et on oublie tous les autres
54. Sur tout cela voir H. CROUZEL, Origène et la "connaissance mystique, pp.
104-112, où sont cités de nombreux textes.
55. VI, 9 (9), Il, 1. 4 ss. 56. Ibid. 10,1. 24.
108 109
spectacles". Cet acte est dit une intuition (Ènlj30Àn) et une voyant a conscience de lui (aiaSavETal aUToü), mais, quand se
réception (napa6oxn) : ainsi "elle le voit d'abord seulement, la véritable union, il "laisse la conscience (TTlV aiaSnalv)
puis elle a l'intelligence et est un avec lui". Le premier acte, en arrière par crainte d'être différent du dieu". La conscience
celui qui est conforme à l'intelligence, est "la vue (SÉa) d'une de soi (ouvaioSn01ç, aioSn01ç), si on cherche à la reprendre,
intelligence sensée", mais le second celui "de l'intelligence qui aboutit à la perte de l'union66 •
aime (Èpwv), lorsqu'elle devient insensée", c'est-à-dire Il est encore question de recueillement (ouvayaywv Eiç TO
lorsqu'elle dépasse la raison conceptuelle et discursive, Elow) et d'une lumière apparue subitement, sans qu'on sache
"enivrée de nectar, devenant alors aimante, elle est simplifiée comment elle est venue, on ne sait si c'est de l'intérieur ou de
pour son bonheur par la satiété ; et cette ivresse est pour elle l'extérieur67 : elle apparaît et n'apparaît pas et il faut l'attendre
meilleure que d'être plus vénérable (privée d') une telle ivres- calmement, "comme l'oeil attend le lever du soleil". Toujours
se"57. Nous voyons intervenir ici l'amour (epwç) de l'âme pour les mêmes expressions paradoxales, les mêmes oxymorons.
l'Un dont elle désire l'union58 , mais aucune mention n'est
Le Premier "ne vient pas comme on s'y attendait, mais il est
faite d'un amour de l'Un pour l'âme, car il semble bien rester
venu comme ne venant pas, il a été vu comme ne venant pas,
impassible (ànaSnç) comme le sont tous les êtres supérieurs59 .
mais présent avant toute chose, avant que l'intelligence vien-
L'ivresse du nectar reproduit le Banquet de Platon 60 mais il
ne. C'est l'intelligence qui vient et c'est elle qui s'en va parce
n'est pas impossible qu'elle ait subi aussi l'influence de la
"sobre ivresse" vn<paÀ1oç) philonienne61 . qu'elle ne sait pas si elle doit rester et où celui-là reste, parce
qu'il n'est en rien"68. L'apparition de l'Un est donc soudaine,
Le texte commenté continue en disant que dans cette
inattendue, et des deux elle fait un69 .
union où l'âme s'unit au Bien, où d'abord elle pense, puis ne
pense pas, elle a présent tout ce que l'Un a engendré. Toute Pour résumer ce qui a été dit, reproduisons un beau pas-
considération de lieu disparaît d'elle, ou plutôt l'Un est pour sage : "Là-haut le vrai aimé, avec qui il est possible de s'unir,
elle comme un "lieu intelligible" (VOnTOç Tonoç)62. Il n'y a plus en participant à lui et en le tenant vraiment, sans être retenu
de mouvement en elle. Elle n'est plus âme parce qu'elle est par la chair au-dehors. Celui qui a vu sait ce que je dis, que
au-dessus de la vie, elle n'est plus intelligence parce qu'elle ne l'âme a alors une autre vie quand eUe s'approche, s'est appro-
pense plus, s'assimilant ainsi à l'Un 63 . chée et participe à lui, de sorte qu'elle connaît, étant ainsi dis-
D'autres termes sont utilisés pour désigner cette sorte posée, qu'est présent celui qui fournit la vraie vie et qu'elle
d'union. Nous avons déjà signalé Ènlj30Àn et npoaj3oÀn dési- n'a besoin de rien de plus. Au contraire, il faut déposer tout le
gnant l'élan vers 64 ; en outre le toucher ou le contact Kat reste et se tenir en lui seul, devenir cela seul, coupant tout le
OlOV Èna<pnt5. Séparé de Dieu, mais Dieu étant présent à lui, le reste de ce dont nous sommes entourés; de sorte qu'il faut se
57. VI, 7 (38), 35, L. 7-27.
hâter de sortir d'ici-bas et s'irriter d'être lié à d'autres choses,
58. De même VI, 9 (9), 4, l. 18: ËpWTtKOV nà911fla, Ëpacnoü. afin d'embrasser tout ce qui est nôtre et de n'avoir aucune
59. 111,5 (50), 6, l. 10. part par laquelle nous ne touchions pas Dieu. Il est possible
60.204 b 5.
61. Fug 166, Ebr 146-149, Leg AIl III, 82.
de le voir ici-bas et de se voir soi-même comme il est permis
62. Platon Rep. 508 clet 517 b 5.
63. VI, 7 (38), 35, l. 29ss. 66. V, 8 (31), 11, l. 1 ss.
64. III, 8 (30), 10, l. 33. 67. V, 5 (32), 7, l. 31.
65. V, 3 (49), 10, l. 42 ; V, 6 (24), 6, l. 35, et VI, 9 (9) 4 l. 27 Ë<f>ann:09at, 9{YEIV ; 68. V, 5 (32), 8, l. 4 ss.
VI, 7 (38), 40, l. 2, 69. VI 7 (38), 34, l. 12.
110 111
de voir: soi-même, plein d'éclat, rempli de lumière intelli- w. Vôlker7\ parce qu'il lejugeait, on ne sait pourquoi, incompa-
gible, ou plutôt pure lumière, sans poids, légère, devenu dieu, tible avec la spéculation rationnelle, mais n'est-ce pas aussi le cas
bien mieux étant dieu, embrasé alors, et si de nouveau on est de Plotin dans l'oeuvre duquel le raisonnement tient une si
accablé sous le poids, comme flétri"70. grande place? Nous ne pouvons ici que résumer les raisons
Ce dieu est-il quelqu'un qu'on prie? Les mentions de la pour lesquelles nous reconnaissons dans Origène un vrai mys-
prière sont rares. II y a au moins celle-ci: "Que cela soit dit tique au sens moderne du terme.
par nous, ayant invoqué Dieu non à voix haute, mais avec Une première raison, déjà mentionnée, est sa concep-
l'âme en nous étendant vers lui dans une prière, en pouvant tion de l'idéal de la connaissance. II ne se contente pas de la
le prier ainsi seul à seul". Mais à quoi correspond chez Plotin comparer à une vision ou à un contact direct, sans intermé-
la prière ?,l. diaire conceptuel, discursif ou sensible, une ou une
par exemple dans le grand thème origénien des cinq
ORIGÈNE sens spirituels; ni d'y voir une participation du connaissant
Le caractère proprement mystique de la pensée d'Origène au connu; mais il représente la connaissance, nous l'avons
a été et est toujours contesté : la raison principale en est le très déjà signalé, par l'acte même de l'amour humain, une fusion,
petit nombre de confidences personnelles, mais elles ne sont un "mélange", mot utilisé aussi par Plotin, où l'on devient un
pas plus nombreuses chez d'autres Pères de l'Eglise, moins dis- sans cesser d'être deux. Cette conception s'appuie de façon
cutés sur ce point, par exemple Grégoire de Nysse. Nous avons caractéristique sur un sens hébraïque du mot connaître que
étudié cela dans Origène et la "connaissance mystique" : l' expres- l'on trouve en Gn 4, 1 : "Adam connut Eve, son épouse".
sion "connaissance mystique" (YVWCHÇ ou 8Ewpia J.!uaTIKn) est Plotin souligne aussi le fait que dans l'union mystique se pro-
employée fréquemment par Origène dans le sens de "connais- duit une fusion de l'âme humaine avec Dieu telle que en un
sance des mystères", non nécessairement dans celui que nous certain sens ils ne se distinguent pas.
utilisons ici. Mais dans la conclusion du livre72, nous affirmons le Une seconde raison est qu'Origène est l'inventeur de
caractère authentiquement mystique de l'idéal de la connaissan- plusieurs thèmes qui seront répétés constamment au cours
ce selon Origène et nous avons été approuvé par le futur cardi- des siècles par les plus grands mystiques de la tradition chré-
nal de Lubac dans la préface qu'il a bien voulu y mettre : "Par tienne; d'autres, antérieurs à lui, ont reçu de lui une orches-
l'étoffe même et par l'élan de sa pensée, qui n'est pas séparable tration considérable dont ils n'avaient joui semblablement
du plus intime de sa vie, il nous semble qu'Origène est l'un des auparavant. Certains ont été étudiés par nous dans des
plus grands mystiques de la tradition chrétienne"73. Hal Koch 74 articles, résumés dans un chapitre de notre étude d'ensemble
refusait de reconnaître ce caractère mystique, montré par sur Origène 76 • Cela signifie que ces mystiques ont reconnu
leur propre expérience dans ces divers thèmes pour l'expri-
70. VI, 9 (9), 9, l. 44 ss. mer à travers eux. Or seul le spirituel peut comprendre le spi-
71. V, 1 (10), 6, l. 8. Il est question aussi d'apparitions de dieux: "Ainsi les rituel selon la doctrine de Paul : "L'homme psychique ne
autres dieux, alors que beaucoup soient là, n'apparaissent souvent qu'à un seul
parce que celui-là seul peut voir". VI 5 (23), l. 29-31. L'initiative vient donc du
reçoit pas ce qui concerne l'Esprit de Dieu; il Y a en lui la sot-
dieu mais le voyant doit être préparé à la vision pour pouvoir voir. tise et il ne peut connaître parce qu'il est jugé spirituellement.
72. P. 527-530.
73.P. Il. 75. Das Vollkommenheitsideal des Origenes, Tübingen 1931.
74. Pronoia und Paide1LSis, Berlin/Leipzig 1932, p. 342. 76. Origène, Paris, 1985, p. 165-180.
112 113
Le spirituel juge tout, mais lui-même n'est jugé par person- phétique, loin de supprimer et de remplacer l'intelligence du
ne"77. Seul un mystique peut ainsi inventer le langage dans prophète, l'Esprit divin exalte au contraire sa conscience et sa
lequel s'exprimeront des mystiques, surtout avec l'ampleur liberté et que c'est consciemment et librement que le prophè-
considérable que lui a donné Origène. te collabore avec l'Esprit. Cette opposition est plus apparente
Une troisième raison est constituée par les quelques que réelle. Car après l'extase le mystique plotinien, même s'il
témoignages d'expérience personnelle que l'on trouve dans ne peut décrire ce qu'il a éprouvé, en garde cependant un cer-
son oeuvre, rares, nous venons de le dire, parce que, comme la tain souvenir: sinon Plotin n'aurait pas rédigé les textes que
plupart des Pères, il ne parle guère de lui-même. Le plus carac- nous avons cités. Il n'avait donc pas perdu toute conscience
téristique, souvent cité, se trouve dans la première homélie sur de soi. L'effort pour prendre conscience de son individualité
le Cantique des Cantiques78 , à propos des apparitions et des dis- qui, selon Plotin, fait cesser l'extase, constitue une tentative
paritions subites de l'"Epoux'', ses 'Jeux de cache-cache", et de se distinguer de l'Un où il est plongé, pour rechercher sa
Origène y fait explicitement allusion à sa propre expérience. propre autonomie. Une caractéristique commune à Origène
Les allusions aux alternances de "consolations" et de "désola- et à Plotin est que devenir un ne met pas fin à être deux; il
tions", pour employer des expressions fréquemment utilisées n'y a jamais chez eux ni monisme ni dualisme.
dans le vocabulaire spirituel, ne sont pas rares. Chez l'un et chez l'autre la présence divine se manifeste
On a soulevé cependant plusieurs objections: d'abord on brusquement, de façon inattendue 79 • On ne peut donc pas
y a vu un langage conventionnel qui ne correspondrait pas à dire qu'elle soit à la disposition de l'holnme, ou la conséquen-
une expérience, un genre littéraire. Nous répondrons à cela: ce d'une activité humaine. Il y a, certes, une préparation
pourquoi s'arrêter en si bon chemin et ne pas dire la même nécessaire de la part de l'homme, présentée par Plotin sur-
chose de Plotin? Or un genre littéraire suppose des modèles: tout comme une sortie du mode intellectuel du connaître 80 ,
de quels modèles pouvait bien disposer Origène alors qu'aucun par Origène comme d'ordre ascétique et moral 81 : la rupture
des mystiques antérieurs dans l'histoire du christianisme, Paul que Plotin exige avec toutes les autres formes du connaître
ouJean, Ignace ou Clément, ne présente vraiment le son que pour rendre possible l'union n'est pas pareillement marquée
rendent de nombreux passages origéniens, notamment à pro- par Origène. D'autre part si pour Plotin la seconde hypostase
pos du Cantique des Cantiques : le comm,entaire d'Hippolyte, est à dépasser, pour Origène c'est dans le Fils que le Père est
le seul qui ait été écrit avant lui, ne ressemble pas particulière- atteint, car ils sont à la fois deux et un.
ment au sien.
On pourrait aussi trouver une cçrtaine opposition entre
les descriptions faites par Plotin selon lesquelles pendant
l'extase l'âme est tellement unie à l'Un que tout effort pour
79. HomCant I, 7 ; Enn. V, 5 (32), 7, 1. 31 ; VI, 7 (38), 34, l. 12.
reprendre conscience d'elle-même n'aboutirait qu'à y mettre 80. "Retranche tout" : V, 3 (49), 17,1. 38.
fin et l'affirmation constamment répétée par Origène en 81. HomIs I, 1 : le péché doit mourir en soi pour qu'on puisse voir Dieu. HomPs
contradiction avec le montanisme que dans l'inspiration pro- 36, IV, 1, 1350 A 12 : Vision de Dieu avec un coeur pur: il faut quitter tous les
vices pour voir la grande vision de Dieu. Homls IX : Les soucis terrestres encras-
sent le coeur et rendent impossible la vue de Dieu ; seuls voient Dieu ceux qui
77. 1 Co 2, 14-15. ont le coeur pur. ComCant III, p. 220 : pour voir Dieu il faut sortir des réalités
78. HomCant I, 7. corporelles.
114 115
CHAPITRE II
"
LE FILS ORIGENIEN
ET L'INTELLIGENCE PLOTINIENNE
Une comparaison entre la doctrine plotinienne de la
seconde hypostase et le Fils selon Origène ne peut porter que
sur la nature divine de ce dernier. Les réactions de Plotin
devant l'Incarnation, dont nous ne savons rien directement, ne
devaient pas être très différentes de celles de Celse rapportées
et discutées par Origène dans son Contre Celse. Le Dieu
immuable ne saurait intervenir ainsi dans les affaires humaines.
La venue d'un Dieu ou d'un Fils de Dieu parmi les hommes,
ayant revêtu une nature humaine, est inconcevable1• C'est pour·
quoi le Christ incarné n'interviendra que passagèrement dans
notre comparaison. L'ignorance, ou plutôt le refus, de l'Incar-
nation représente évidemment la divergence fondamentale
entre Plotin et Origène : l'idée d'un Dieu tourné uniquement
vers lui-même ou tourné vers le monde lui est étroitement liée.
1. La génération
PLOTIN
L'intelligence est engendrée par l'Un, mais sans
ment de sa part, car il reste toujours tourné vers lui-même. Il
s'agit, bien entendu, d'une génération produite de toute éter-
nité. Elle a lieu sans inclination de l'Un hors de lui, sans acte
1. CCels IV, 2, 99.
117
de volonté, par un rayonnement comparable à la clarté qui sort et la Vie claire. Cette Vie de l'Intelligence est suspendue à
du soleil, à la chaleur qu'émet le feu, au froid qui vient de la l'Un, elle tient de lui son existence et elle vit près de lui. Il est
neige. Elle est aussi continuelle, car "tout ce qui est parfait donc meilleur que la Vie et que l'Intelligence. L'Intelligence
engendre ; ce qui est toujours parfait engendre toujours, et de retourne vers l'Un la Vie qui est en elle, elle est une image de
l'éternel". L'Un engendre ainsi le plus grand après lui, le second, la Vie qui est en lui: de même l'intelligence qui est en elle est
l'Intelligence. Tout ce qu'engendre ensuite l'Intelligence est l'image de celle qui est en lui 4 •
intelligence, mais elle est meileure que tout ce qui vient après Tous les êtres, à commencer par l'Intelligence qui est le
elle. Pour être Intelligence elle doit regarder vers l'Un: "Elle le premier des êtres, puisque l'Un n'est pas un être, tirent leur
voit n'en étant pas séparée, mais parce qu'elle est avec lui et qu'il substance de ce qu'ils sont une trace, ixvoç, de l'Un: être c'est
n'y a rien entre eux". Le principe général suivant s'applique afor- être une trace de l'Un. Plotin invoque pour cela une fausse
tian à elle: "Tout être désire ce qui l'a engendré et l'aime: quand étymologie, faisant venir dval, être, de Ëv, un 4biS • L'Un s'étant
le géniteur est le meilleur, l'engendré est nécessairement avec lui, pour ainsi dire avancé quelque peu, n'a pas voulu aller plus
séparé seulement par l'altérité"2. loin et s'étant retourné vers l'intérieur, il est resté immobile et
Dans sa perfection l'Un ne recherche rien, n'a rien, n'a est devenu l'essence et le foyer de tout: foyer, c'est-à-dire
besoin de rien, mais il surabonde et de cette surabondance É;CJTia, mot que Plotin rapporte à la même étymologie de dvalËv.
naît un être autre que lui, qui se tourne vers lui, s'en emplit et En somme l'être commence avec l'Intelligence puisque l'Un
regardant vers lui devient l'Intelligence. En le contemplant n'est pas être: l'Intelligence, image de l'Un, donne l'existence
elle est faite à la fois intelligence et être. Elle est être parce à tout ce qui est engendré par l'Un à partir d'elles.
qu'elle reste immobile dans la direction de l'Un, elle devient Nous reproduisons un beau passage sur cette vie et acti-
Intelligence en regardant vers lui. Etant semblable à lui elle vité de l'Intelligence dans son rapport avec l'Un: "Cette vie
fait les mêmes choses que lui, elle répand sa grande puissance multiple, totale, première et une, qui en la voyant ne serait
comme le fait celui dont elle est l'image3 • pas content d'être en elle, méprisant toute autre? Car les
Ce n'est pas un monde sensible qui a fait le sensible, mais autres d'ici-bas sont ténèbres et petites, obscures, imparfaites,
une Intelligence et un monde intelligible: avant Intelligence et impures et souillant celles qui sont pures. Si tu regardes vers
monde intelligible il y a quelque chose de plus simple qu'eux. elles tu ne vois pas les pures et tu ne vis pas toutes ces vies à la
Le multiple ne vient pas du multiple mais du non multiple: fois, ces vies dans lesquelles il n'y a rien qui vive, qui vive
avant le multiple se trouve son principe. De là se posent plu- purement sans avoir rien de mal. Les maux sont ici-bas parce
sieurs questions sur l'existence de l'Intelligence. Comment qu'il y a une trace de vie et une trace d'intelligence: là-haut
cette Raison née de l'Un est-elle multiple et universelle, alors est l'archétype ayant la forme du Bien, selon Platon6 , parce
que l'Un n'est pas une Raison? Nous verrons plus loin pour- que dans les idées il yale bien. C'est le bien et l'intelligence
quoi ce nom de Raison (Àoyoç) est donné à l'Intelligence. est bonne, car elle possède la vie dans sa contemplation".
Comment ce qui a la forme du Bien vient-il du Bien·? Pourquoi C'est donc la contemplation du Bien qui donne la vie à l'In-
l'Intelligence est-elle dite avoir la forme du Bien? Une des
caractéristiques de l'Intelligence est la Vie, la Vie tout entière 4. VI, 3 (44), 16,1. 8 ss.
4 bis. P. Chantraine ne fait aucun rapprochement.
2. V, 1 (10),6, 1. 16 ss. 5. VI, 5 (23), 5, l. Il ss.
3. V, 2 (11), 1,1. 1 ss. 6. Rep. 509 c 3.
118 119
telligence quand elle se retourne vers lui. Nous continuons: il Y a cependant une différence. L'Un engendre l'Intelligence
"Elle voit ce qu'elle contemple, ayant la forme du Bien, et ce "parce que, en se tournant vers lui-même il voit: et cette vision
qu'elle possède, parce qu'elle voit la nature du Bien". Ces objets est l'Intelligence". Elle naît donc quand l'Un se tourne vers lui-
de la contemplation de l'Intelligence sont les intelligibles conte- même: et elle est ainsi caractérisée par une connaissance sujet-
nus en elle. "Le Bien vient en elle non comme il est là-haut, mais objet absente de l'Un. "Des choses dont elle est la puissance la
comme l'Intelligence le possède". Car la puissance de pensée comme scindée les voit à partir de la puissance". Elle
l'Intelligence, inférieure à celle de l'Un, ne lui permet pas de est scindée à cause de cette relation sujet-objet. "Autrement
recevoir le Bien dans toute son ampleur originelle. "Car le Bien elle ne serait pas l'Intelligence ... Elle-même définit par elle-
est principe et de lui en cela c'est l'Intelligence qui fait les êtres à même son être par la puissance qui vient de l'Un et parce
partir de lui. Quand l'Intelligence regarde vers le Bien il ne lui qu'elle est comme une partie de ce qui appartient à l'Un et que
est pas permis de rien penser sinon ce qui est dans le Bien ; car de l'Un vient sa substance, elle est fortifiée par lui et s'achève
sans cela elle n'engendrerait pas". C'est donc en regardant vers en substance par lui et de lui. Elle voit qu'à elle tout vient de
l'Un que l'Intelligence engendre. "Elle tient de lui la puissance l'Un, comme à celle qui est divisible tout vient de l'indivisible,
d'engendrer et d'être remplie de ce qu'elle engendre, alors qu'il et le vivre et le penser et toutes choses parce que l'Un n'est
lui donne ce qu'il n'a pas lui-même". L'Un n'a pas en effet la rien de ces choses". L'Un n'est pas toutes choses car il n'est
multiplicité et il donne à l'Intelligence de la produire. "Mais de contenu dans aucune forme C'est l'Intelligence qui
l'Un lui-même vient à l'Intelligence beaucoup; ne pouvant est toutes choses dans les êtres. Ces choses qui viennent de
contenir toute la puissance qu'elle a reçue elle la fragmente et l'Un en dernière analyse, mais naissent de l'Intelligence, sont
rend multiple l'unique, afin qu'ainsi elle puisse la porter par par- des substances, déterminées, ayant une forme : car l'être ne
ties. Ce qu'elle engendre vient de la puissance du Bien et possè- peut être indéterminé. "Cette Intelligence vient d'une telle
de la forme du Bien: l'Intelligence elle-même est bonne, formée génération : il est digne de l'Intelligence la plus pure de ne pas
de ce qui a la forme du Bien, un bien multiple. C'est pourquoi, naître d'ailleurs que du premier principe, et quand elle est
si on la compare à une sphère vivante et variée, soit une chose produite, d'engendrer toutes choses avec elle"9.
qui est tout entière un visage brillant formé de visages vivants,
L'Intelligence est l'image de l'UnIO : cela implique une res-
soit comme toutes les âmes pures qui s'unissent dans une mê-
semblance étroite entre le géniteur et l'engendré qui conserve
me réalité, des âmes sans déficience mais ayant tout ce qui leur
beaucoup du géniteur. Tout ce qui est issu de l'Un, à plus forte
appartient, de façon à illuminer le lieu d'une lueur intelligente,
raison le premier des engendrés, l'Intelligence, imite
en se la représentant ainsi du dehors en quelque façon comme
le principell • Ou en d'autres termes, tout ce qui a
étant un autre, on verrait un autre; il faut en devenant soi-
la trace (lXvoç) de l'Un l'imite I2 • Ou encore, expression fréquen-
même cela faire cette contemplation"?
te, l'Intelligence et tout ce qui est en elle, à savoir les intelli-
L'Intelligence doit donc regarder vers l'Un pour être gibles, ont la "forme du Bien", sont àyaeœlcSi{l. Le mot" emprein-
Intelligences: elle est l'image de l'Un. Engendrée par lui, elle
reste lui, elle garde de lui beaucoup de traits et il y a entre eux 9. V, 1 (10), 7,1. 1 ss. Voir III, 8 (30), 8, 1. 31 ss.
une ressemblance comme celle de la lumière et du soleil. Mais 10. V, 1 (10), 1,1. 14: ciyuÀf.Ul. Ibid. 7,1. 1 : Eixwv.
11. V, 4 (7), 1, l. 26 et 33.
7. VI, 7 (38), 15. 12. V, 5 (32), 5, 1. 12 : €XOVTU, 1. 22.
8. V, 1 (10),6,1. 47. 13. VI, 7 (38), 18, 1. 1, 7, etc.
120 121
te", 'tÛnoç, est aussi employé comme équivalent de iXVOç14. Le qui le colore et le rend désirable, "lui donnant des grâces et
vocabulaire exemplariste, familier aux platoniciens tant païens des amours pour ce qui est désiré". C'est donc une force d'en
que chrétiens, est abondamment représenté chez Plotin. haut qui donne à l'âme le désir de l'Intelligence, car sans cette
Ce qui est après l'Un est avec lui, autour de lui et dirigé lumière du Bien l'âme n'est pas encore sensible à sa beauté.
vers lui, comme son rejeton (yÉvvnJ.1a) en contact avec lui, par- C'est une "chaleur" qui réveille l'âme, la fortifie, lui donne des
ticipant à lui. Et tout ce qui se rattache au Second, les intelli- ailes selon l'expression du Phèdre 18• Et l'âme ainsi s'élève. Cela
gibles, comme au Troisième, l'Âme du Monde, sont tous en- se produit sous l'impulsion de l'amour qu'a éveillé l'Un-Bien.
semble comme une sphère unique ayant un seul centre l5 • Son ascension ne s'arrête pas à l'Intelligence, elle va vers le
Donc tout ce qui est dans l'Intelligence a la forme du Bien. Si elle reste dans l'Intelligence elle jouit de ce qu'elle
Bien, est àya90€tBTlç, car tout cela vient du Bien. Parmi les contemple sans avoir cependant un contentement parfaie9 •
notions en question sont citées la vie, l'intelligence et l'idée, Toutes choses tendent vers l'unité. Pour la seconde hypo-
l'idée au sens platonicien, iBÉa, dBoç, tout ce qui dit la forme au stase qui correspond à l'ensemble des êtres, substance, être et
sens intelligible. La vie est un bien, la vie en elle-même, consi- un se confondent, mais pour les êtres individuels la substance
dérée simplement et dépouillée de toute autre caractéristique : et l'unité sont ensemble, mais ne sont pas la même chose.
venant du Bien elle est bonne, comme l'Intelligence, comme L'Intelligence est donc à la fois substance et unité et elle fait
chaque forme l6• En quoi consiste cette forme du Bien. L'intelli- participer à l'une et à l'autre. Si un être particulier perd son
gence et la Vie sont objets du désir en ce qu'elles la possèdent, unité il perd l'existence. L'homme est multiple, étant animal et
qu'elles ont en elles l'acte du Bien, un acte qui a déjà reçu sa raisonnable et possédant beaucoup de parties, mais cette multi-
détermination. L'âme le recherche parce qu'il vient d'en haut plicité est jointe en une unité. L'être universel, qui a en lui tous
et tend vers le haut, comme parent de l'âme, mais non comme les êtres, est multiple, mais participe à l'un. Il a en effet la vie ;
un bien par lui-même. Pour que l'âme éprouve à son égard un en tant qu'Intelligence il contient les idées ou formes (dBn). Il
amour (epwç) intense, il faut que s'y ajoute quel-que chose de là- n'y a pas en lui une seule idée, mais une multiplicité: à cause
haut: de même que la lumière mélangée aux corps ne suffit pas d'elle l'Intelligence ne peut être la première hypostase, car elle
à les faire voir pour que paraisse leur couleur qui est une lumiè- est double, ce qui pense et ce qui est pensé. Elle regarde vers ce
re, de même les êtres d'en haut, bien qu'ils aient beaucoup de qui est meilleur qu'elle, l'Un, mais en même temps elle est unie
lumière "ont besoin d'une autre lumière' meilleure pour être à elle-même, elle se pense elle-même, étant toutes choses : cette
vus par eux-mêmes ou par d'au-tres". Cette lumière vient évi- variété montre qu'elle n'est pas l'Un20 •
demment de l'Un I7 •
ORIGÈNE
Cette lumière donne le désir de ces êtres supérieurs et C'est sur ce point que la ressemblance entre Origène et
on jouit alors d'eux: elle est comparable à la beauté qui s'at- Plotin est peut-être la plus forte, triais elle n'exclut pas des diver-
tache aux corps d'ici-bas et en donne l'amour. A la réalité de gences importantes21 •
l'être d'en haut s'ajoute donc, venant du Bien, quelque chose
18. 251 b 2-3.
14. Ibid. 1. 3. 19. VI, 7 (38), 22, 1. 1 ss.
15. VI, 5 (23), 4, 1. 17: cf. Ibid. 5, 1. 17. 20. VI, 9 (9), 2
16. VI, 7 (38), 18, 1. 1ss. 21. H. A. WOLFSON, 'lM philosophy oJthe ChUTCh Fathers (Cambridge Mass. 1956)
17. Ibid. 21,1. 2 S5. remarque que la génération éternelle, par conversion et contemplation, du FIls par
122 123
Il est question de la génération du Fils dans plusieurs pas- do non fuerit" - Origène se demande pourquoi si ce "souffle de la
sages du Traité des PrinciPes et du Commentaire sur jean. Dans le puissance de Dieu" qu'est le Fils était venu à l'être après n'avoir
premier de ces écrits, Origène distingue nettement cette généra- pas existé, Dieu aurait attendu pour l'engendrer comme si sa
tion d'une génération humaine ou animale qui comporterait une Puissance n'avait pas été complète -; de même dans le Commen-
séparation de substance, une en latin prolatio, ce qui taire sur Romains27 : "non erat quando non erat". Le témoignage
ferait croire que Dieu est corps : l'opinion combattue est celle d'Athanase enlève tout doute sur l'authenticité origénienne de
qu'il prête aux Valentiniens. La conséquence en est que, tout en la formule qui ne peut être une addition de Rufin.
étant distinct du Père, le Fils ne s'en sépare pas, même pendant
Sur la manière dont s'est produite cette génération il faut
l'Incarnation où il est en même temps présent dans le Père - et
signaler plusieurs textes. D'abord on ne peut dire qu'elle s'est
le Père dans le Fils - et sur terre avec son âme humaine22 . Ce
produite de toute éternité sans ajouter qu'elle se produit cons-
point est confirmé par le Remerciement à Origène de Grégoire le
tamment. Le Fils est, image que développe aussi le Traité des
Thaumaturge: le Père "pour ainsi dire, s'enveloppe du Fils"23.
Principes28, selon Hebr 1, 3, "le rayonnement de la gloire de
Cette génération est produite de toute éternité: "Il n'y a Dieu". Origène en déduit que "le Père n'a pas engendré son Fils
pas de moment où le Fils n'était pas". Cela est affirmé par un de sorte qu'il l'ait laissé aller après sa génération, mais il
texte que cite Athanase24 comme d'Origène et qui correspond à l'engendre toujours", car "aussi longtemps qu'existe la lumière
peu près exactement à un passage de la traduction rufinienne qui produit le rayonnement, aussi longtemps est engendré le
25
du Peri Archon • Origène y affirme "avec audace" OÙK Eonv on: rayonnement de la gloire de Dieu"29. Pareillement, dans le
n
OÙK v , puis s'élève avec vigueur contre celui qui "ose dire" v n contexte du thème des nourritures spirituelles, le Christ "est,
n
non; OTE OÙK v 6 ui6ç "il fut un temps où le Fils n'était pas", pour ainsi dire, perpétuellement restauré par son Père, le seul
parce qu'il dirait ainsi: "il n'y avait pas alors de Sagesse, de qui soit sans besoin et se suffise lui-même". Cette nourriture que
Logos, de Vie" tous ces termes étant des titres (eniVOlal) du le Père donne au Fils c'est sa propre divinité dans l'acte éternel
Logos. La formule qu'Origène repousse était quand Athanase la et continuel de sa génération : divinité, existence, vie. Ce passa-
citait, un des maîtres-mots de l'Arianisme. Elle devait donc être ge commente Jn 4, 22 : "Moi, j'ai à manger une nourriture que
déjà employée par des hérétiques contemporains d'Origène, vous ne connaissez pas". Alors que les fidèles reçoivent leur
probablement des Adoptianistes, pour qui le Christ était un nourriture, leur enseignement, des disciples de Jésus, "le Fils de
simple homme adopté par Dieu. L'expression opposée à celle Dieu ne reçoit ses aliments que de son Père, sans aucun inter-
qu'Origène rejette se trouve deux autres fois en latin dans des médiaire. Il n'est pas absurde de dire que le Saint Esprit se nour-
traductions de Rufin : dans le Peri Archon26 : "non est autem quan- rit lui aussi, mais il faut chercher un texte de l'Ecriture qui le
suggère"30. Cette divinité qu'il reçoit du Père le Fils la commu-
le Père et du Nous par l'Un, se trouve pour la première fois chez les chrétiens dans nique aux créatures raisonnables dans la mesure où elles peu-
Origène, chez les platoniciens dans Plotin: cela rend vraisemblable selon lui une
source commune qui serait Ammonios Saccas. 27. ComRm 1, 5, 848 C 12.
22. ComJn XX, 18 (16), 153-159.
28. PArch l, 2, 7, 197 ss.
23. IV, 37. Sur le refus de la "prolation" chez Origène: PArch 1,2,4, 113; Ibid. 29. HomJr IX, 4, 71 et 76.
6,171 ; IV, 4, 1,5.
30. ComJn XIII, 34, 219-221. Sur la fin de cette phrase voir E. PREUSCHEN,
24. De Decretis Nicaenae Synodi, 27, 1-2.
"Die Stenographie im Leben des Origenes", Archiv fiir Stenographie 56, 1905,4-
25. PArch IV, 4, l, 20 : pour le texte grec SC 269 p. 245. 14, 49-55 : Origène aurait dit cela à son sténographe pour qu'il cherche un
26. PArch l, 2, 9, 286.
texte. Mais le texte n'a pas été trouvé et les copistes ont copié la phrase ainsi.
124
125
vent la recevoir : "l'unique aliment de toute la création, c'est la Une autre comparaison est employée : la génération du
nature de Dieu "31.
Fils est semblable à la volonté qui procède de l'intelligence : "Si
Un autre texte ressemble d'assez près aux spéculations tout ce que le Père fait, le Fils le fait puisque le
de Plotin: le Logos "reste toujours Dieu parce qu'il est auprès Fils fait tout comme le Père, l'image du Père est formée dans le
de Dieu, et il ne le serait pas s'il n'était pas auprès de Dieu: il Fils qui assurément est né de lui comme une volonté de lui pro-
ne resterait pas Dieu s'il ne persévérait pas dans la contempla- cédant de l'intelligence. C'est pourquoi je pense que la volonté
tion incessante des profondeurs paternelles"32. Nous avons vu du Père doit suffire à faire subsister ce que veut le Père. Dans
plus haut que le Fils reste toujours dans le Père et le Père dans son vouloir il n'utilise pas une autre voie que la volonté qu'il
le Fils. Dans ce texte Origène use d'un mode de langage que émet dans son conseil (Et ideo ego arbitror quod sufficere debeat
ne dédaignent pas les théologiens, la supposition impossible, voluntas patris ad subsistendum hoc quod uult pater. Volens enim non
utilisée pour mettre en valeur un aspect important. La nourri- alia uia utitur, nisi quae coruilio voluntas profmur). C'est ainsi que
ture que le Fils reçoit constamment du Père vient donc de sa l'être subsistant (subsistentia) du Fils est engendré par le Père"36.
contemplation du Père qui le conforme continuellement à lui. Si l'Intelligence plotinienne est clairement inférieure à
Le même processus s'applique aussi, mutatis mutandis, aux l'Un, les rapports du Fils avec le Père présentent sur ce point
créatures raisonnables dans une exégèse de 2 Co, 3, 18 : plus de difficulté et demandent plus de nuances. Un des griefs
"Nous tous, contemplant (ou reflétant) le visage dévoilé la adressés à Origène dans les siècles qui l'ont suivi fut celui de
gloire du Seigneur nous sommes transformés dans la même subordinatisme, celui de subordonner le Fils au Père, notion
image, de gloire en gloire, comme du Seigneur qui est esprit". d'ailleurs très peu précise et largement équivoque, car on ne
Origène en tire le thème de la contemplation transformante peut comprendre dans un même concept le subordinatianis-
selon lequel le contemplateur est transformé par sa contem- me commun aux Pères anténicéens et celui des Ariens.
plation en l'image du contemplé33.
De ce que nous avons dit de la génération du Fils ressort
Ailleurs la génération du Fils est comparée à l'émission un subordinatianisme d'origine qui fait nécessairement partie
de la parole - le Fils est Parole - par l'intelligence qui à cet du dogme chrétien et de la théologie même postérieure à
endroit représente le Père, en dépendance de Ps 44, 1 : "Mon Nicée. Le Père est le premier parce qu'il est le père et que le
coeur a éructé une bonne parole" : "Le Père ne gardant pas Fils et l'Esprit viennent de lui. Bien mieux, il y a un certain
en lui les théorèmes de la vérité (Tà Tiiç 'ùÀ119daç 9EWpnJ.laTa, subordinatisme qui affirme que, bien que le Père et le Fils
9EWpl1J.la signifiant objet de contemplation ou de science) les soient égaux en puissance, le Fils est néanmoins subordonné
éructe et fait leur empreinte (nJTlov) dans le Verbe qu'on au Père qui "est plus grand que lui"37. Cette affirmation peut
appelle pour cela l'Image du Dieu invisible"34. Ces "théo-
rèmes", ce sont les mystères, idées ou raisons, tout le monde
35.Jn 5, 19.
intelligible créé par le Père dans sa génération du Fils : nous 36. PArch 1,2,6, 161. Voir la note correspondante dans SC 253 p. 41 note 37. On
allons y revenir. ' trouve en grec une tournure équivalente à ce que nous avons cité en latin "ad
sistend:um hoc quod uult à propos de la création, dans un fragment du ComGn
31. Homls III, 3, p. 257, lA. sur Gn 1, 12 cité par EUSEBE, Préparatitm Evangélique , VII, 20, 1,1. 6 et 8 : SC 215,
32. COmJn II, 2, lB. p. 272. D'autre part dans le latin de Rufin subsistentia s'applique à une substance
individuelle, substantia à une substance générale. Sur tout cela notre Théologie de
33. Voir notre Théologie de l'Image de Dieu chez Origène, p. 232-236. l'image de Dieu chez Origène p. 83-98.
34. ComJn l, 38 (42), 283.
37.Jn 14,28.
126
127
se lire même chez ce grand défenseur de Nicée que fut Hilaire bonté qui est le principe, pour qu'on ne voie pas dans le Fils une
de Poitiers38 • A l'inverse de théologiens postérieurs, ce n'est pas autre bonté que celle qui est dans le Père, ni une bonté dissem-
au Christ dans son humanité mais dans sa divinité que ce der- blable ou différente ... Il faut placer dans le Père la bonté dans
nier applique le texte que nous venons de citer. Hilaire voit son principe ; le Fils qui en naît ou l'Esprit Saint qui en procède
cette supériorité du Père sur le Fils dans le fait que l'Inengendré reproduisent en eux sans aucun doute la nature de cette bonté
est plus grand que l'Engendré, que celui qui envoie est plus qui est dans la source d'où le Fils est né et d'où l'Esprit procè-
grand que celui qui est envoyé, que celui qui commande est plus de"42. Le fragment correspondant de Justinien dit que le Père est
grand que celui qui obéit. Le Fils est à la fois égal au Père et ànapaÀÀaKTwç àya86ç, c'est-à-dire qu'il se confond avec la bonté
subordonné au Père : nous allons voir que ces deux termes défi- qu'il communique au Fils et à l'Esprit43 . Pareillement il n'y a pas
nissent assez bien la position d'Origène, en dépit de quelques deux volontés, mais celle du Fils se confond avec celle du Père
expressions qui peuvent nous paraître maladroites parce que, qu'il exécute44 • L'amour du Père et l'amour du Fils, d'un point de
antérieur au concile de Nicée, Origène avait l'attention moins vue subjectif comme d'un point de vue objectif, sont un seul
attirée que nous sur la maladresse de certaines formulations. amour. "Si Dieu le Père est charité et si le Fils est charité, charité
Mais si est examiné l'ensemble des textes conservés de lui on se et charité sont une seule chose et ne diffèrent en rien, par consé-
rend compte que son "subordinatianisme" ne diffère guère de quent le Père et le Fils sont un et ne diffèrent en rien"45. De
ce que dit Hilaire. Il y a cependant une manière différente de même si Dieu doit être aimé "de tout son coeur, de toute son
poser le problème que ce qui fut fait au concile de Nicée: âme et de toutes ses forces"46 cet amour doit lui parvenir "in
Origène ne s'interroge pas d'un point de vue ontologique et les Christo Iesu"47. L'Homélie XXV sur LUC48 qui traite de la "charité
mots oùola et un6oTaolç n'ont pas pour lui un sens assez précis ordonnée", comme le passage du Commentaire sur le Cantique des
pour cela, mais d'un point de vue dynamique. Nous avons déjà Cantiques qui vient d'être cité, répond pareillement à celui qui
des éléments de réponse. Si le Fils ne quitte pas le Père ni le demande comment on doit aimer le Christ : "Aime le Seigneur
Père le Fils, et cela même pendant l'Incarnation39, c'est que tout ton Dieu dans le Christ. Ne pense pas que tu puisses avoir deux
en étant Père et Fils ils sont un. Si le Père nourrit constamment amours, l'un envers le Père, l'autre envers le Fils. Aime en même
le Fils c'est qu'il lui communique à chaque instant sa propre divi- temps Dieu et le Christ. Aime le Père·dans le Fils et le Fils dans le
nité : le Fils est distinct du Père par l' un6oTaolç ou l' oùola iÔla, Père, 'de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes
dit un passage du Commentaire sur jean40, et l'Esprit Saint de forces"'49. Et Origène achève son homélie en citant Rm 8, 39 :
même. Mais par ailleurs le Fils est "l'image de la bonté de Dieu" : rien "ne pourra me séparer de l'amour de Dieu dans le Christ
"il n'y a pas en effet dans le Fils une autre bonté que celle qui est Jésus notre Seigneur et Sauveur".
dans le Père. C'est pourquoi le Sauveur dit avec raison dans Mais de ce qu'il y ait une telle unité entre Père et Fils
l'Evangile: 'Personne n'est bon si ce n'est un seul, Dieu le Père'41. s'ensuit-il que ce que le Fils reçoit du Père égale ce que le Père
Il faut comprendre par là que le Fils n'a pas une autre bonté,
42. PArch 1. 2. 13.444.
mais celle-là seule qui est dans le Père. Et il est appelé à bon
43. SC 253. p. 53-55 note 75.
droit son image, parce qu'il ne vient pas d'ailleurs que de cette 44. PArch 1. 2. 6. 161 ss.
45. CornCant Prol. p. 69. 1. 21 ss.
38. HIlAIRE. De III. 12. 46. Mc 12. 30.
39. CornJn XX. 18 (16). 155-156. 47. CornCant III. p. 186,1. 28.
40. Ibid. II. 10 (6). 73-76. 48. HornLc XXV. 7.
41. Mc 10. 18. 49. Mc 12.30.
128 129
possède ? Certains textes vont dans ce sens, d'autres font diffi- tent le Fils au-dessus du Père59 ; affirmation que le Fils n'est pas
culté. Dans le premier cas, citons un passage du Contre Celse affir- plus puissant que le Père mais qu'il lui est uTloôgÉan;poç, infé-
mant que le Fils est une image de même dimension (O\JJ.lI-lETpoV) rieur, subordonné, parce que ses titres de Sagesse, Logos,
que le Père, présentant aussi l'image de sa grandeur50 • Toute la Justice, Vérité, dominent tout ce qui lui a été soumis, mais non
volonté du Père est accomplie par le Fils alors que les saints qui le Père qui le domine60 ; le Créateur n'est pas inférieur au Christ
ne font rien contre la volonté de Dieu "ne sont pas assez grands puisque c'est lui qui a envoyé le Christ61 ; le Père est au-dessus
pour être configurés à toute sa volonté"51. "Le Père et le Fils ont de la Vie qui est le Christ62 ; le Christ lui-même réserve au Père
une seule et même toute-puissance, de même que le Seigneur lui- le titre de bon6!1, malgré celui qui voulait glorifier excessive-
même est un seul et même Dieu avec le Père"52. Bien mieux: ment le Fils64 ; ce n'est pas l'oeuvre de Dieu qui
"C'est en effet par son Fils que le Père est tout-puissant"5!1. Ou serait imparfaite et que serait venu perfectionner le Christ,
encore : "puisque le Père est dit tout-puissant, personne ne doit mais il, est venu accomplir le perfectionnement de la créature
se choquer de ce que le Fils de Dieu soit dit tout-puissant"54. Or il raisonnable, imparfaite par la faute qu'elle a commise65 ; Dieu
n'y a pas de degré dans la toute-puissance55 . Les textes en sens glorifiant le Christ, c'est le supérieur qui glorifie l'inférieur66 ;
inverse dont on peut voir la discussion dans notre livre Théologie le Fils est inférieur au Père en ce qu'il est l'image de la bonté
de l'image de Dieu chez Origène55bi5 indiquent une supériorité du de Dieu67 ; le Dieu dont parle Jésus est le Dieu suprême68 .
Père, qui vient soit de l'origine, soit de l'"économie", mot qui Nous avons défini plus haut la comparaison du Fils avec
exprime chez les Pères anciens l'action de la Trinité au-dehors, le Père par les mots: égal et subordonné. Egal en ce qu'il
dans la création et dans l'Incarnation: or c'est le Père qui envoie reçoit communication de toute la divinité du Père, subordon-
en mission - le thème patristique des missions divines56 - le Fils né parce que le Père est son origine, parce que c'est le Père
et l'Esprit. TI faut aussi tenir compte du fait que le Fils est média- qui l'envoie, parce qu'il possède, en tant que médiateur, une
teur non seulement par sa double nature humano-divine mais multiplicité d'attributs alors que le Père est absolument
déjà par sa nature divine seule57 , ce qu'illustre notamment la doc- simple. Cette position, que nous avons vu partagée après
trine des ÈTllVOlOl, c'est-à-dire des différents noms attribués au Nicée par un de ses plus grands défenseurs, Hilaire de
Fils, introduisant en lui une multiplicité qui n'existe pas chez le Poitiers, vient de certaines phrases de l'Evangile de Jean:
Père58 : nous allons y revenir. "Qui m'a vu a vu le Père"69 ; 'Je suis dans le Père"70 ; "Comme
Les interprétations de Jn 14, 28 : "Le Père est plus grand toi, Père, tu es en moi et moi en toi"71 ; "Si vous me connais-
que moi" sont les suivantes: réaction contre des fidèles qui met-
59. CCels VIII, 14,32.
60. Ibid. 15, 22.
50. CCels VI, 69, 9-11. 61. CornJn VI, 39 (23), 200.
51. CornJn XIII, 36, 231. 62. Ibid. XIII, 3, 19.
52. PArch l, 2, 10,349 : tout le § 10 est à lire sur ce sujet. 63. Mc 10, 18.
53. Ibid. 341. 64. CornJn XIII, 25, 151
54. Ibid. 355. 65. Ibid. 37, 237.
55. Voir FragrnJn XLV p. 5201. Il et XLVI p. 5211. 1. 66. Ibid. XXXII, 29 (18),363.
55 bis. P. 98-121. 67. CornMt XV, 10, p. 376,1. 5 ss.
56. Voir Gervais AEBY, Les Missions divines de saint]ustin à Origène, Fribourg 68. SerMt 45, p. 92, 1. 25.
(Suisse) 1958. 69.Jn 14,9.
57. Cf. FragrnCoI PG 14, 1297 C, de l'ApologiepollrOrigimede Pamphile, PG 17,589 B. 70.Jn 14,20.
58. ComJn l, 20 (22), 119. 71. Jn 17, 21.
130 131
siez, vous connaîtriez mon Père"72 ; "Moi et le Père nous disons 75 . Le Fils est l'''image invisible du Dieu invisible"76, ce qui
sommes un"7S ; "Tout ce qui est à moi est à toi et tout ce qui veut dire qu'il est image par sa divinité même77 • Une distinction
est à toi est à moi"74. D'autre part, outre Jn 14, 28 que nous est faite entre l'image filiale "quand la ressemblance des traits du
venons d'examiner et qui est attribué au Christ dans sa divini- géniteur se retrouvent sans erreur dans l'engendré" et l'image
té, même par des Pères postnicéens, les innombrables textes plastique" ce qui est peint ou sculpté dans une matière comme le
évangéliques montrant le Christ envoyé par le Père, venu au bois ou la pierre"78, entendue de l'homme. Il faut préciser que la
nom du Père, glorifié par le Père, faisant la volonté du Père, qualité d'image appliquée au Verbe exprime, certes, une relation
honorant le Père, gardant les commandements du Père, ren- d'origine, mais n'implique en elle-même pour Origène aucune
dant grâce au Père. En soulignant l'origine johannique, et dégradation de la divinité. La comparaison avec la ressemblance
évangélique en général, du couple égal-et-subordonné nous d'un fils humain à son père est bien entendu boiteuse, d'abord
n'entendons pas refuser toute influence platonicienne sur la parce que dans ce cas il y a aussi la mère qui intervient, ensuite
doctrine origénienne du Fils et la suite de cette recherche le parce qu'un fils humain a une ressemblance avec son père tandis
montrera. De toute façon, si l'infériorité de la seconde hypo- que le Fils a reçu la divinité même du Père. Pour s'exprimer en
stase plotinienne est clairement affirmée la comparaison du termes ontologiques, nicéens et postnicéens, ce qu'Origène ne
Père et du Fils selon Origène demande beaucoup plus de fait pas encore - il n'est pas sûr d'ailleurs que ces mots aient été
nuances et ne peut être exprimée que par la tension de deux au IVe siècle compris absolument selon leur sens étymologique -
termes apparemment opposés. le Fils est au Père79 au sens strict du terme, exprimant
C'est pourquoi le Fils origénien n'a pas seulement comme une véritable identité numérique, et non qui exprime-
l'Intelligence plotinienne une "trace" (ixvoç) du Père, ou même rait une ressemblance ou une analogie. C'est en effet sa divinité
beaucoup de traits communs avec lui. Il est l'Image parfaite de même que le Père communique au Fils et qui, bien premier du
son Père et se distingue ainsi des créatures raisonnables, Père, est alors le bien commun des deux, car, comme nous
hommes et anges, créés "selon l'image". C'est là un point de vo- l'avons vu, par suite du refus de la ou prolatio, le Fils ne
cabulaire sur lequel Origène jamais ne dévie, ce qui est assez sort pas du Père ni le Père du Fils.
remarquable, car cette constance dans l'emploi des termes n'est
pas courante chez lui. Le Fils seul est "image", l'ange et l'homme
75. Voir notre Théologie de l'Image de Dieu chez Origène, p. 75-83, 122-127.
sont seulement "selon l'image", selon cette image qu'est le Fils. 76. Accommodation de Col. 1, 15.
Quant à l'humanité du Verbe elle est comme les autres hommes 77. PArch l, 1,8,257 ss.
"selon l'image", bien qu'elle joue à leur égard le rôle d'une 78. Ibid. l, 2, 6, 141 ss.
79. Le mot se trouve plusieurs fois dans le Com]n dans le sens où
seconde image intermédiaire entre le Père et les hommes. Elle l'emploie le valentinien Héracléon et qu'Origène rejette. On le trouve aussi
est en effet, selon Lam 4, 20, "l'ombre du Christ Seigneur sous dans un contexte de théologie trinitaire semblable à celui de Nicée, et alors
laquelle nous vivons parmi les nations" : c'est à travers elle que approuvé, dans un fragment sur Hébreux, cité par Pamphile dans son Apologie
selon la traduction de Rufin (PG 14,1308 D 2). R. HANSON, "Did Origen apply
l'action du Fils, et par lui celle du Père, s'exerce sur les hommes. the word homoousios to the Son?" dans Epektasis (Mélanges]. Daniélou), Paris
Beaucoup de textes seraient à citer pour soutenir ce que nous 1972, p. 293-303, refuse l'authenticité origénienne de ce mot et y voit un ajout
de Rufin, quoiqu'il soit écrit en grec. Son principal argument est que ce mot fut
rejeté par deux disciples d'Origène, Denys d'Alexandrie et Eusèbe de Césarée.
72,]n 14, 7, cf. 8, 19. Cela ne nous paraît pas convaincant, car ces disciples - seul Denys fut un dis-
73.]n 10,30, cf. 17, 11, 17,20. ciple direct - ont été des théologiens indépendants et ne sont pas à considérer
74.]n 17, 10, cf. 16, 15. comme de purs répétiteurs des doctrines du maître.
132 133
forme (ETôoç) de l'Un 2 et elle se répand comme celui qui est
2. Les étapes (de raison) dans la génération de l'Intelligence
et la matière intelligible avant elle. L'Intelligence est produite alors que ce qui est
avant elle, l'Un, reste immobile. Rien n'est séparé ni coupé de
PLOTIN ce qui est avant luP. Ce texte distingue donc dans la même
Certains textes de Plotin distinguent des étapes dans la entité l'être et l'intelligence. Un autre les reprend en y ajou-
génération de l'Intelligence, des étapes qui ne doivent pas tant un troisième, l'idée, c'est-à-dire l'intelligible inséparable
s'entendre chronologiquement, car l'Intelligence est dans de l'Intelligence. S'il y a pensée d'un objet intérieur ce der-
r éternité comme l'Un qui l'engendre, mais d'instants de raison. nier est la forme (ETôoç) ou l'idée (iôéa). Il y a Intelligence et
L'Intelligence ne regarde-t-elle pas d'abord le Bien comme s'il essence intellectuelle (voEpci), chaque idée n'est pas autre que
était multiple, ne pouvant encore le percevoir dans son unité? l'Intelligence, chaque idée est Intelligence. Toutes les formes
Quand ellè fait cela elle n'est pas encore Intelligence, mais elle (Eiôn) sont l'Intelligence et chaque forme est chaque intelli-
regarde de façon inintelligente (àVOTlTWÇ). Ou bien, tout en gence, de même que toute science s'identifie avec tous ses
étant orientée vers l'Un, elle ne le voit pas encore: elle le théorèmes. Mais il faut se représenter par la raison l'être
connaît en se tournant vers lui, et cela par le sentiment qu'elle a comme antérieur à l'Intelligence et les êtres comme se trou-
d'elle-même (ÉvouVaHJenOEluaùToü) et alors elle est Intelligence vant en ce qui les pense. L'être et l'Intelligence sont un seul
accomplie, voyant tout avec la lumière que lui donne l'Un. acte, une seule nature. C'est nous-mêmes qui pensons les
Plotin évoque, comme plusieurs fois dans les Ennéades, la êtres en les séparant, mais l'intelligence qui sépare (concep-
fameuse comparaison platonicienne de Rep. 509 b 2-8 : la tuelle et discursive) est autre que l'Intelligence indivisible qui
lumière du soleil permet de voir non seulement lui-même, mais ne sépare pas l'être et toutes choses 4 •
aussi les objets sensibles qu'il éclaire et dont il cause la produc- Il Y a donc un stade (de raison) où l'Intelligence naissan-
tion ; de même le Bien n'est pas seulement cause de l'être, de te, avant de se tourner vers l'Un n'était pas encore "remplie"
l'Intelligence et des êtres intelligibles que voit l'Intelligence. par sa contemplation de l'Un, et n'avait pas encore en elle tous
Quand elle est remplie de cette vision des intelligibles, dont les êtres. Avant de regarder vers l'Un elle était encore indéter-
l'Un est l'origine, mais qui existent en elle, elle est parfaite. minée, mais en le voyant elle se limite, alors que l'Un n'a aucu-
Mais quand l'Intelligence n'était pas encore remplie de ces ne limite: cette détermination est la forme (dôoç, J.10p<!>n) qui
intelligibles, elle ne les avait pas. Ils lui sont donnés par l'Un, ce n'existe pas en l'Un, bien qu'il en soit la source. C'est la limite
qui ne veut pas dire que l'Un les possédait comme tels avant de de la vie reçue de l'Un, non une limite comme celle d'un indi-
les donner. vidu, mais une limite tout de même, car l'Intelligence est à la
fois l'un et le multiple: la vie est multiple, mais cette limite fait
Ce que l'Un engendre, donc au premier plan l'Intelligence
dans laquelle toutes choses sont engendrées, se tourne vers lui,
2. Bi: xal TOÙTO aÙToù : dans l'apparat critique de Henry-Schwyzer on trouve
se remplit de lui et en regardant vers lui devient Intelligence.
cette explication: "TOÙTO i. e. vo\jç subiectum, aÙTOÙ praedicatum", p. 292.
D'une part elle est faite être parce qu'elle se repose vers lui et Au contraire dans le Lexicon Plotinianu:m, col. 292 " Bi: xal TOÙTO (sc.
Intelligence parce qu'elle regarde vers lui. Elle fait les mêmes aÙToù (sc. vo\jç)". Pour Henry-Schwyzer il s'agit de l'Intelligence forme de l'Un,
pour Sleeman-Pollet de l'Ame forme de l'Intelligence. Le contexte nous semble
choses que lui avec sa grande puissance, car elle est comme la
plus en faveur de la première interprétation.
3. V, 2 (11), 1,1. 9, 17, 22.
1. VI, 7 (38), 16,1. 10. 4. V, 9 (5), 8.
134 135
de l'Intelligence une unité. Cette multiplicité est celle des intel- La matière d'en haut serait donc comme celle d'en bas de
ligences dont l'ensemble forme l'intelligence universelle5 • l'indéfini, un indéfini qui serait né de l'Un qui le créerait sans
Il y a donc un premier moment où ce qui va être être lui-même indéfini. L'indéfini d'ici-bas serait image de son
Intelligence est indéterminé, avant que la contemplation de archétype, celui d'en haut. Dit aussi le ténébreux (O)(OT€lVÔV), il
l'Un ne le détermine. A ce moment se rattache ce que Plotin serait différent dans les intelligibles et dans les sensibles, de
appelle la matière intelligible, prêtant aux êtres d'en haut la même que la forme qui s'y ajoute. La matière divine reçoit ce
même composition aristotélicienne de matière et de forme qui la définit et a une vie définie et intelligente alors que la
qu'à ceux d'en bas: les intelligibles auraient donc matière et matière corporelle, même définie par la forme, n'a ni vie ni
forme. Mais la matière intelligible n'a pas le caractère chan- pensée. La matière d'en haut peut probablement être dite sub-
geant de celle d'en bas6 • Elle sert de substrat (un01œiiJEvov) ou stance et pensée avec la forme qui est en elle. Cette matière
de réceptacle (unoôoxn) à la forme. intelligible est-elle éternelle comme les idées? C'est l'altérité
L'affirmation par Plotin d'une matière intelligible garde qui est le principe de la matière et le premier mouvement.
chez lui un caractère problématique7 ; s'il y a une matière intelli- Mouvement et altérité sont indéfinis et viennent du Premier:
gible dans les êtres d'en haut, il y a chez eux de la puissance, ils ils ont besoin de l'Un pour être définis et ils le sont quand ils se
ne sont pas seulement acte. Cela suppose qu'il y a aussi chez eux tournent vers lui. En d'autres termes ils représentent l'Intelli-
de l'indéfinis: "Puisque l'Intelligence est une vision et une vision gence. De même la matière et l'autre sont indéfinis et ne sont
qui voit, elle sera une puissance passant à l'acte. Elle sera donc pas encore bons tant qu'ils ne sont pas éclairés par l'Un. Tout
d'une part matière, d'autre part sa forme - comme la vision en ce qui est de la matière qui serait dans les intelligibles, Plotin
acte -, la matière dans les intelligibles; puisque la vision en acte précise qu'il ne l'a dit qu'à titre d'exercice, c'est-à-dire de
est double, avant de voir elle est un"9. Ou encore: "Il faut que recherche Plus loin il pose plusieurs ques-
l'âme soit comme la vue et l'Intelligence pour elle comme le tions au sujet de l'indéfini dans les intelligibles et dans les sen-
visible, indéterminée avant de voir mais capable par nature de sibles : l'indéfini désigne toujours la matière1!!.
penser: elle est à l'Intelligence comme la matière"lO. La forme
suppose une matière qui la reçoit et lui sert de substrat ORIGÈNE
(un01CEliJEvoV).Ou alors, puisque le monde sensible composé de Aucune spéculation d'Origène ne peut être comparée
matière et de forme est l'image du monde intelligible, il faudrait aux étapes que comporte la génération de l'Intelligible plo ti-
retrouver dans ce dernier la même composition. La forme sup- nien. Ce qui concerne la production des idées ou raisons va
poserait même là-haut une matière ll • Puisque l'Intelligence être étudié. Quant à la question posée par Plotin d'une matière
contient les formes, c'est donc elle qui servirait comme de intelligible elle n'est peut-être pas sans rapport avec celle des
matière à ces formes. corps "éthérés" ou "étincelants" (aùyo€lÔn) qu'Origène suppose
pour les intelligences préexistantes, les anges, les ressuscités,
5. VI, 7 (38), 17, 1. 1 ss. sans oublier les corps subtils des démons et les corps "sombres
6. II, 4 (12), 3.
7. II,4 (12), Il. 14 ss ; Ibid. 2,1. 2 ; II, 5 (25), 3, 1. 4 discussion. et obscurs" des damnés ressuscités figurés par les "ténèbres
8, II,4 (12), 15,1. 29.
9. 111,8 (30), Il,1. 1 ss. 12. Ibid. 15, 1. 17 ss.
10. 111,9 (13), 5 ; de même V, 1 (10), 31.23. 12 bis. Ibid. 5, L. 12 ss.
Il. II,4 (12), 4, 1. 5 ss. 13. Ibid. 15,1. 17 ss.
136 137
extérieures "1\ Il semble par ailleurs que la distinction des soient incorporelles, elles sont toujours liées à des corps23 : la
VOT\Ta, les intelligibles, objets de la connaissance, et des VOEpa, corporéité est le signe de la condition de créature et c'est pour-
les intelligents, sujets de la connaissance, soit plus claire chez quoi les anges et les démons n'en sont pas exclus. La résurrec-
Origène que l'impression que laissent certaines spéculations tion des corps est inscrite dans la même perspective. Mais,
de Plotin. En effet, la création coéternelle à Dieu, nécessaire puisque Origène met une distance temporelle entre la mort et
pour qu'il n'y ait pas de changement en Dieu créateur, désigne la résurrection, quel sera alors l'état de l'âme? Dans la plupart
le monde intelligible des idées et des raisons, plans et germes des textes Origène sans se poser de problème montre l'âme
des êtres 1S, comme l'indique l'appendice qui clôt les chapitres privée de corps. Il en est un cependant qui traite directement
du Peri Archon sur la Trinite 6 et il ne faut pas y voir celui des la question. Il est conservé par Méthode d'Olympe dans
créatures préexistantes qui, quoique préexistantes à ce mon- Aglaophon ou De la Résurrection24 : nous le possédons dans sa
de-ci, ont eu un commencement, puisqu"'elles ont été créées, traduction paléoslave et dans un fragment grec cité par
alors qu'elles n'existaient pas auparavant"17. Photius25 recensant le livre de Méthode26 . Ce texte suppose que
Avant d'en venir à la question des corps éthérés, deux l'âme est alors revêtue d'une enveloppe corporelle que, selon
remarques sont à faire. D'abord la conception qu'Origène a une tradition méso- et néo-platonicienne, Origène nomme
de la matière est la même que celle de la plupart des philo- le "véhicule" de l'âme. Cet est "semblable au
sophes grecs, distinguant un substrat amorphe et une qualité corps épais et terrestre" ... "à la forme qu'il avait
qui l'informe et peut changer: "La substance corporelle est quand il avait la chair"27.
transformable et passe d'une qualité à l'autre"18. Mais en fait Origène refuse expressément de voir dans l'éther un
ces deux facteurs ne se distinguent que par abstraction 19 . cinquième élément selon la thèse du De Philosophia d'Aristote
Origène ne croit pas la matière incréée, elle est l'oeuvre de jeune28 : mais il parle cependant à plusieurs reprises d'un état
Dieu20 et elle peut prendre des formes diverses selon la volon- de la matière corporelle devenue semblable à l'éther29 , du
té du créateur21 : nous traiterons ce sujet plus largement quand corps des astres comme éthéré30 , d'un espace au-dessus de
il s'agira du monde. l'air appelé : ce n'est donc pas pour lui un corps ou un
La seconde remarque est que la Trinité seule est absolu- élément, mais une qualité de la matière représentant l'état le
ment incorporelle : c'est affirmé à trois reprises par le Traité
23. Mêmes références.
des Principes 22 • Bien que les âmes des créatures raisonnables 24. 111,17: ces p. 413-414, 1. 17 ss.
25. Bibliotheca, 234, 300 B.
26. Il est difficile de comprendre pour.quoi N. Bonwetsch, l'éditeur de
14. Ressuscités: ComMt XVII, 30, 671, 17 ss. Corps subtils des démons: PArch Méthode dans CCS met p. 4141. 7 au lieu faute facilement com-
Préf.8, 165. Corps des damnés ressuscités: Ibid II, 10,8,265. préhensible dans les manuscrits, contre le témoignage de la version slave et
15. PArch l, 2, 10,319.
contre le fait que, discutant ce passage dans le paragraphe qui suit, Méthode
16. Ibid. l, 4, 3-5.
emploie selon la même édition à deux reprises le terme : III, 18, p. 414, 1.
17. Ibid. II, 9, 2, 31.
19 et p. 4151. 2.
18. Ibid. IV, 4, 6, 241 : voir 202 ss.
27. Voir à ce sujet notre article: "Le thème platonicien du 'véhicule de l'âme'
19. Ibid. IV, 4, 7-8, 244 ss.
chez Origène", Didascalia (Lisbonne) 7, 1977,225-237.
20. Ibid. II, 1, 4, 118 ss.
28. PArch III, 6, 6, 196.
21. Ibid. 3, 92 ss. Dans PEuch 27, 8 p. 367-368 un exposé assez technique sur la 29. Ibid. l, 6, 4, 182 ; II,3, 7, 336.
substance (ooo{a) incorporelle et sur la corporelle.
30. Ibid. l, 7, 5, 156.
22. PArch 1, 6,4, 179; II, 2, 2, 31 ; IV, 3,15,489.
31. Ibid. II, l, l, 14.
138 139
plus ténu, presque spirituel, qu'elle peut On trouve concomitantes, figurant l'une et l'autre celle des intelligences
aussi pour cela le qualificatif d'aùym:HSnç, D'autre préexistantes avec leur corps étincelants; la "seconde création
part la distinction faite dans la préface du Traité des Principes'!A est celle qui suit la faute, représentée par les "tuniques de peau"
entre une incorporéité absolue et une incorporéité relative, qui de Gn 3, 21. Il serait en effet inconcevable que, puisque pour
est en fait une corporéité plus subtile - comme quand on dit, Origène le corps terrestre est celui d'après la chute, il ait été
selon Origène, que l'air est incorporel - permet de compren- créé au chapitre 2, avant la faute d'Adam et d'Eve, figurant
dre pourquoi, sauf dans le fragment cité par Méthode, Origène celle des intelligences et racontée au chapitre
peut dire que l'état de l'âme entre mort et résurrection est y a-t-il quelque parenté entre ces corps éthérés ou étin-
incorporeps• celants qui revêtent les natures raisonnables dan-s leur séjour
Le corps éthéré des anges et des ressuscités est explicite- céleste et la matière spirituelle de Plotin ?
ment affirmé: de même ce qui concerne les démons et les dam-
nés. Pour les intelligences préexistantes aucun texte subsistant 3. Le Second, un et multiPle
encore d'Origène lui-même ne parle de corps éthéré, mais un
témoignage précieux sur ce qu'il disait, probablement dans le PLOTIN
Commentaire sur la Genèse aujourd'hui perdu, nous est livré par L'Un est seulement un. Il est l'origine du multiple, mais
Procope de Gaza dans son propre Commentaire sur la Genèsf!6. il ne le possède pas. L'Intelligence qui procède de lui a le mul-
Ce dernier attribue cette opinion aux "allégoristes" et nomme tiple, mais devenu un, car sans cela elle ne serait pas un être.
un peu plus loin explicitement Origène. Le corps désigné par Dans l'Intelligence le multiple est ramené à l'unité par partici-
Gn 2, 7 est le corps "étincelant" (aùyoelÔnç) qui "véhiculait" pation à l'Un. Cette multiplicité n'empêche pas son identité
l'intelligence préexistante et qui, après la chute, selon Gn 3,21, avec elle-même, car elle est "tout ensemble" ou "tout à la fois"
cache son éclat sous les "tuniques de peau" données par Iahvé à mlvTa). Et tout ce qui participe à l'Intelligence, tant qu'il
nos premiers parents: le corps primitif recouvre d'une "quali- participe à la vie, est un et multiple : l'Intelligence elle-même,
té" (nolOT'f)ç) terrestre la "qualité" éthérée ou céleste qu'il re- participant à l'Un, est tout et est comparée à la rai-
trouvera à la résurrection. Dans cette perspective le corps créé son séminale d'une plante ou d'un animal, c'est-à-dire à la
en Gn 2, 7 est bien le corps "étincelant" et Procope le dit: il puissance contenue dans la graine qui va donner à la plante
faut ajouter que, comme pour Origène le corps est la caracté- ou à l'animal son unité dans sa
ristique de la créature, il ne peut exister de créature sans corps. Cette multiplicité est surtout formée par le monde intel-
Les deux créations de Gn 1, 26-27 et de Gn 2, 7 sont donc ligible, idées platoniciennes (iôÉa, eTôoç), raisons stoïciennes
(Àoyoç), qui Sont les archétypes des réalités sensibles, mais aus-
32. Le mot ne se trouve qu'une seule fois chez Plotin (III, 2 (47) 3, 28)
dans une énumération entre et oùpavOç.
si "tous les êtres immortels, tout dieu, toute âme". C'est ainsi
33. CCels II, 60, 15 : il s'agit de fantômes apparaissant auprès des tombeaux.
ComMt XVII, 30, 671 1. 17 : les anges et les ressuscités qui leur seront sem- 37. Sur ces questions voir Manlio SIMONETfI "Alcune osservazioni suD' inter-
blables. ptetazione origeniana di Genesi 2, 7 e 3, 21" dans Aevum 36, 1962, 370-381 et
34.8, 147. Pier Franco BEATRICE, "Le tuniche di pelle: Antiche letture di Gen. 3, 21"
35. On peut ajouter que beaucoup de ces textes sont des homélies prêchées dans La tradizione dell'Enkrateia: Motivazioni ontologiche e protologiche, pubblica-
devant le tout venant du peuple chrétien de Césarée qu'Origène ne pouvait pas zione di Ugo Bianchi, Roma, 1985, 433-484.
embarrasser par ses spéculations. 38. V, 3 (49), 15,1. Iss. : cf. V, 4 (7), 1,1. 20; VI,7 (38), 8, 1. 17.
36. PG 87/1, 221 A 9. 39. VI, 7 (38), 14,1. 3.
140 141
que l'Intelligence est toutes choses. Elle est figurée par Cronos, n'est pas à proprement parler oÙCJ{a - doit avoir l'être en plénitude,
le dieu de la satiété40, avec un jeu de mots Kpovoç- KOpOÇ, ce de même que la pensée et la vie : penser, vivre et être sont dans la
Cronos dont la légende rapporte qu'il avait mangé tous ses même réalité48 . D'un long passage sur ce sujet, dont beaucoup
enfants, sauf Zeus que sa mère Rhéa avait sauvé en lui substi- d'idées reprennent ce que nous avons déjà exposé, nous ajou-
tuant une pierre: Plotin y voit l'image de l'Intelligence parce tons ce qui suit. L'Intelligence est tout entière acte, il n'y a en
qu'elle contient en elle tout ce qu'elle engendre41 . L'Intelli- elle aucune puissance, mot entendu selon la distinction aristoté-
gence ne fait qu'un avec l'être et avec l'intelligible: elle est à la licienne. Tout ce qu'elle pense elle l'a, ou mieux, elle l'est. Rien
fois sujet et objet de la pensée. Un long raisonnement essaie de n'est hors d'elle. La forme qui est dans les choses sensibles est
montrer que dans la seconde hypostase intelligence, intelligible comme une image (EiôwÀov) dans la matière, une image venue
et acte de penser coïncident42 . Si toutes ces réalités ont l'Un d'elle, des formes qu'elle contient. L'Intelligence crée le monde
pour principe elles ne sont distinguées que dans la seconde à partir des formes qui sont en elle et sont sa substance : en elle
hypostase43 . Mais on ne peut dire que l'Intelligence appartienne elles ne sont pas des empreintes (nJnouç), mais les archétypes
aux intelligibles, désignés aussi par le terme de réali- premiers. Elles sont aussi appelées du terme stoïcien de raisons
tés, mot que l'on trouve chez Origène appliqué aux "mystères" : (ÀoyOl) et ces raisons sont éternelles et impassibles, comme tous
elle est ces intelligibles44 • Ils ne s,ûnt pas hors de l'Intelligence, les êtres de là-haut. Elles sont nécessairement dans une telle
elle les a en elle-même, eux et non seulement leurs empreintes Intelligence antérieures aux caractéristiques des trois sortes
(nJnouç) : autrement on la priverait de la vérité, on en ferait une d'êtres de ce monde, des inanimés, la <pucnç des végétaux,
inconnaissance, on la supprimerait en tant qu'Intelligence. C'est la des animaux49 . L'Intelligence est le premier législateur de
nous qui n'en avons qu'une image (dôwÀov) et une trace (ixvoç), tous ces êtres, la loi même de leur être: les êtres permanents qui
mais l'Intelligence a les objets eux-mêmes, elle leur est unie et sont en elle diffèrent des êtres sensibles qui ont un être emprun-
"mélangée". C'est pourquoi il faut bannir d'elle toute recherche té (ÈnaKT<'i», qui sont par participation ce qu'on les dit être, car ils
de la vérité, tout besoin de démonstration et de preuve : la véri- reçoivent leur forme d'ailleurs 50 . L'Intelligence contient tout
té est en elle, elle est le siège (ëôpa) des êtres. Elle connaît ce qui comme si elle était le lieu de tout : elle est tout, mais en même
est avant elle, l'Un, parce qu'elle vient de lui, et ce qui est après temps chacune des choses qu'elle a en elle a sa puissance propre;
elle parce qu'elle s'identifie à lui45 . L'Intelligence, tous les êtres, elle les contient comme le genre ses espèces et le tout ses parties51 .
la Vérité, sont une seule nature46. TI y a une identité entre l'Intelligence et les formes ou idées qu'elle
L'Intelligence est forme (dôoç), car tout ce qu'elle pro- a en elle : chaque idée n'est pas autre chose que l'Intelligence,
duit est forme, mais elle n'est pas forme de quelque chose chaque idée est Intelligence, comme la science est tous ses théo-
d'individuel, elle l'est de tout, alors que l'Un est sans forme rèmes et la partie correspond à la totalité. Nous retrouverons une
(avdôEov)47. La substance première qu'elle est - puisque l'Un relation analogue dans celle de l'Ame du Monde avec les âmes
individuelles. Les idées ne sont pas situées dans un lieu et
40. PLATON, Cratyle, 396 b. tirent leur puissance du tout. Cette Intelligence reste toujours en
41. V, 1 (10), 7, l. 30 : cf. ibid. 4, l. 1 ss.
42. V, 3 (49), 5, l. 21 : cf. ibid. Il, l. 1 ss.
43. Ibid. 15, l. 31. 48. V, 6 (24), 6, l. 19.
44. V, 4 (7), 2, l. 44ss. 49. La distinction, stoïcienne, se trouve aussi dans Origène, PArch III, 1, 2, 15
45. V, 5 (32), 2, l. 1 ss. et 20.
46. Ibid. 3, l. 1. L'intelligence est tous les êtres: VI, 2 (43), 18-19,1. 14. 50. V, 9 (5), 5.
47. V, 5 (32), 6, l. 1 ss. 5l. Ibid. 6, l. 1.
142 143
elle-même, toujours dans la satiété (KOpoç). Si elle était, logique- le monde intelligible se trouve l'idée d'homme: Plotin l'appel-
ment parlant, antérieure à l'être, on dirait que par son activité le parfois aÙToav6pwnoç ou av6pwnoç aÙTo 57 . Entrant dans la
intellectuelle elle accomplit et engendre les êtres. Mais il faut matière elle devient tel homme déterminé et de l'homme idéel
se représenter l'être antérieur à l'Intelligence, toujours d'une unique viennent ainsi beaucoup d'hommes58 • Les idées ne cor-
antériorité de raison, puisque l'être c'est l'Intelligence : en respondent pas seulement à des substances dans le monde
effet c'est aux êtres qu'il convient d'attribuer l'acte et la pensée matériel, mais aussi à des qualités et à des accidents : le blanc,
pour que l'Intelligence ait son acte. Le même acte appartient à le nombre, la santé, etc59 . C'est la nature de ces êtres idéels
l'être et à l'Intelligence, car ils sont un, et c'est notre intelligen- (npayj.!aTa) plutôt que leurs innombrables répliques terrestres
ce qui les distingue, elle qui n'est pas l'Intelligence intuitive et que l'Intelligence voit, sans séparer ces dernières les unes des
indivisible, mais une "raison raisonnante et logistique"52. autres, mais les ayant en elle-même dans leur idée60 •
C'est parce que l'Intelligence est aussi l'intelligible, donc Il convient maintenant d'examiner quelques textes. Plotin
deux, qu'il faut concevoir l'Un comme origine de l'un et de commente une phrase du Timée de Platon61 : "l'Intelligence voit
5g
l'autre . Plotin insiste sur le fait que la Vérité qui s'identifie à les idées (iôÉaç) qui se trouvent dans ce qui est le Vivant; ensui-
l'intelligible ne consiste pas en propositions (np0T<IOEIÇ), en te 'le Démiurge' (ajoute Plotin) réfléchit sur ce que l'Intelligence
axiomes en attributions (ÀEKT<I), c'est-à-dire n'appar- voit dans ce qui est le Vivant et cela 'c'est l'univers' qui l'a". Cela
tient pas à la raison conceptuelle, parce que "l'intelligence les veut-il dire que les idées (dcSTJ) existent avant l'Intelligence et que
appliquerait à d'autres choses et ils ne seraient pas ces êtres l'Intelligence alors les pense ? Mais ce Vivant, l'intelligible, est-il
eux-mêmes". Ainsi la proposition "le juste est beau" : le juste l'Intelligence ou autre chose qu'elle ? L'Intelligence est ce qui
est un concept et le beau un autre ; ce sont des notions sépa- contemple. Le Vivant n'est donc pas l'Intelligence, mais l'intelli-
rées qui ne peuvent exister dans l'Intelligence. Elle les verrait gible en lui-même (aùTo) et l'Intelligence est alors considérée
du dehors, elle ne les aurait pas en elle-même. Ces notions ne comme en dehors de lui : dans ce cas elle verrait seulement des
seraient pas réellement vraies et l'Intelligence serait privée de images (dcSwÀa) et non les objets vrais qui sont là-haut. C'est là,
la vérité, comme c'est le cas de la sensation domaine de l'opi- selon Platon, que la vérité est dans l'être et que chaque chose y
nion : elle ne serait pas alors l'Intelligence54 • L'existence d'un est en elle-même. Mais si l'un et l'autre, l'intelligible et l'Intel-
intelligible dans l'Intelligence est nécessaire ; autrement il y ligence, sont à distinguer, ils ne sont pas séparés, mais un seul
aurait "une application vide" de l'Intelligence qui ne se rappor- être. Rien dans ce texte de Platon n'empêche que les deux
terait à rien55 . soient un : c'est la pensée qui les distingue, ils forment un seul
L'ensemble des idées, formes et raisons constitue le être d'une part intelligible, de l'autre pensant. Platon ne dit pas
"monde intelligible" (KOOj.!OÇ VOllTOÇ) : il a pour image (j.!lj.!llj.!a, en effet que ce que l'Intelligence voit se trouve dans un être tout
EicSwÀov, EIKwv) le monde sensible. Ce dernier est comparé à à fait différent, mais elle a l'intelligible en elle. Il n'y a pas de
l'image peinte où à celle qui se dessine sur l'eau56 • Ainsi dans contradiction à ce que l'intelligible et l'Intelligence soient dans
52. Ibid. 8, l. 1 55 ; VI, 9 (9), 5, l. 8. 57. Voir Lexicon Plotinianum, col. 172, aÙToav9pwnoç.
53. III, 8 (30), 9, l. 5 55. 58. VI, 5 (23), 6,1. 7. ; VI, 6, (34), 14,1. 27.
54. V, 5 (32), 1, l. 33 55. 59. VI, 6 (34),5, l. 18.
55. V, 6 (24), 2, l. 1 55. 60. Ibid. 7, l. 1 55.
56. VI, 2 (43), 22, l. 3655. 61. 30 c 7-9.
144 145
l'immobilité, l'unité et le calme62 . Parménide a de même fait de il était là-haut, mais comme elle-même le possède"69. La puis-
l'être et de l'Intelligence une même réalité et n'a pas mis l'être sance d'engendrer de l'Intelligence, elle l'a reçue du Bien,
dans le sensible63 . ainsi que le pouvoir de se remplir de ce qu'elle engendre, le
L'être, qui s'identifie à l'Intelligence et aux idées qui for- Bien lui donnant ce qu'il n'a pas lui-même.
ment l'intelligible, ne sort pas de lui-même, n'est pas dispersé, C'est nous qui divisons ce qui n'est pas séparé dans l'In-
n'est pas en autre chose, car alors il ne serait pas impassible, il telligence : cette opération est comparée aux différents théo-
pâtirait de ce en quoi il est64 • Il est le Vivant parfait et en même rèmes d'une science. L'Intelligence est donc un monde qui
temps il est tous les vivants, le vivant univers et tous les vivants reçoit d'un autre, l'Un, son être et son être tel: c'est un vivant
particuliers dans leurs idées. Dans l'Intelligence toutes les contenant tous les vivants, un archétype universepo. Des exem-
intelligences se trouvent avec leur individualité, comme ses ples de ses idées correspondant à des êtres sensibles se trou-
parties65 . Ces êtres intelligibles sont tous beaux, ne connaissent vent dans le trente-huitième traité (VI, 7). L'homme en soi
pas la mort, comprennent tout et savent le but de leur existen- (aùToav9pw1toç rI,
ou le cheval intelligible, l'idée du cheval pré-
ce. Ils mènent la vie la meilleure, sans l'obscurité d'ici-bas. existant à la formation des chevaux sensibles. Plotin déclare
Tous vivent là-haut et tout y est vivant. Ce sont les vraies sub- que cette idée de cheval n'a pas été produite en vue de la pro-
stances en comparaison desquelles celles d'ici-bas sont déri- duction des chevaux d'ici-bas, mais c'est parce qu'elle existait
soires. Plotin décrit longuement de manière idyllique ce que les chevaux d'ici-bas ont été faits. Il se demande pourquoi
monde intelligible et ce qu'il contient66 . Dans ce monde-là le ont été créés les animaux de là-haut, du moins ceux qui ne
pourquoi des êtres est aussi évident que leur existence: le sont pas raisonnables. Si l'Intelligence n'avait pas produit en
pourquoi (Ta ôlà Ti) s'identifie à la chose même, il est contenu elle une telle quantité d'animaux idéels, l'homme serait seul
dans la forme parce qu'elle est vivante. Dans ce pourquoi ici-bas 72 . Les chapitres suivants du même traité continuent sur 1
n'intervient nullement le hasard67 . Telle est la vie bienheureuse ces sujets des discussions qui trouveront davantage place
dans le domaine des archétypes en opposition avec la vie d'ici- quand il s'agira de l'homme et du monde.
bas qui n'en contient que des traces (lxvoç), traces de vie, Les idées qui se trouvent dans l'Intelligence sont des êtres
traces d'intelligence, environnées par le mal. "Là-haut est comme elle, des êtres intelligents. Elles ont leur individualité - on
l'archétype ayant la forme du Bien, dit (Platon)68, (c'est-à-dire pourrait presque parler de personnalité - et forment cependant
l'Intelligence) parce qu'il possède le Bien dans les idées. Il y a un seul être dans l'Intelligence. Chacune est un tout et en même
le Bien et (l'Intelligence) est bonne, ayant dans sa contempla- temps quelque chose d'un tout, relation qu'on retrouvera avec
tion la vie ; elle contemple des objets de contemplation ayant l'Ame du Monde et les âmes individuelles: "Chacune des idées est
la forme du Bien et ces derniers, qu'elle possède, quand elle à la fois intelligence et être et leur ensemble est toute intelligence
contemple la nature du Bien. Le Bien vient en elle non comme et tout être, car l'Intelligence fait subsister l'être selon le penser, et
l'être en étant pensé donne à l'intelligence le penser et l'être" 73 • Ou
62. III, 9 (13), 1,1. Iss. encore: "Chaque idée n'est pas autre que l'Intelligence. Et
63. V, 1 (10),8,1. 14.
64. VI, 5 (23), 3, 1. 1 ss; VI, 4 (22), 4, 1. 25 ss. 69. VI, 7 (38), 15, 1. 9 ss.
65. VI, 6 (34), 15,1. 1 ss .. 70. V, 9 (5), 9, 1. 14 ss.
66. Ibid. 18,1. 1 ss. 71. VI, 7 (38), 4, 1. 17 : cf. Lexicon Plotinianum, col. 171.
67. VI, 7 (38), 2, 1. 1 ss. 72. VI, 7 (38), 8, 1. 1 ss.
68. Rep. 509 a 3. 73. V, 1 (10),4,1. 26.
146 147
l'Intelligence tout entière est toutes les formes, chaque forme hommes et sont donc liées à son rôle de médiateur qui lui
constitue chaque intelligence comme la science tout entière est incombe déjà, redisons-le, dans sa divinité, avant même son
tous les théorèmes, chaque partie de l'Intelligence tout entière Incarnation. C'est parce qu'il est le médiateur par lequel le
n'étant pas distinguée par le lieu a sa puissance chacune dans le Père, principe de son action et toujours associé à elle, agit dans
tout"74. Et, à propos des lignes géométriques et plus précisé- le monde, qu'il est multiple. La théorie de ces dénominations
ment de la ligne en soi: "Elle est une chose, intellectuelle, est faite surtout dans le livre 1 du Commentaire sur jean79 qui en
certes. Tous sont ainsi de sorte que des choses intellectuelles étudie une cinquantaine. Le chapitre 2 du livre 1 du Traité des
sont en quelque sorte la réalité ... Ainsi ce n'est pas nous qui Principes, qui s'occupe essentiellement du Christ dans sa nature
inventons les figures Cela est prouvé par la figure de divine - c'est le magnifique chapitre 6 du livre II qui traitera de
l'univers qui est avant nous, par les autres figures naturelles qui sa nature humaine - est basé aussi sur l'étude des Ènivolal : (Le
sont dans les êtres naturels existant nécessairement avant les Fils de Dieu) "reçoit des noms multiples et divers selon les réa-
corps, qui sont là-haut sans figure, et par les figures premières. lités ou les opinions de ceux qui l'appellent"80. Partout dans
Elles ne sont pas des formes qui existent dans des l'oeuvre d'Origène il est question d'Ènivolal du Christ, telle-
sujets différents d'elles, mais elles-mêmes étant d'elles-mêmes ment qu'on peut évaluer leur nombre à une centaine.
n'ont pas besoin de s'étendre"75.
Le mot Ènivola souvent employé par Origène, même en
ORIGÈNE d'autres contextes, désigne un concept humain en mettant
l'accent sur cet aspect humain, qu'il ait ou non un fondement
Bien qu'il soit une seule ùnooTaolç ou qu'il ait une seule
dans la réalité: il existe surtout dans la pensée de l'homme.
oùota iôta 76 le Fils est par ailleurs multiple: "Dieu est absolu-
Plotin l'emploie dans ce même sens 81 . Il a comme opposés
ment un et simple. Mais à cause de la multiplicité (des créa-
chez Origène un6oTaolç ou exprimant la réalité. Le
'tures) notre Sauveur, 'que Dieu a par avance destiné à être
Christ est donc un par sa réalité, multiple par rapport à nous,
victime de propitiation'77 et prémices de toute la création,
d'une multiplicité qui a cependant un fondement dans la réa-
devient beaucoup de choses, peut-être même tout ce
qu'attend de lui toute créature capable de recevoir la déli- lité : ce sont les fonctions diverses. qu'il remplit par rapport à
vrance"78. Cette multiplicité comporte deux chapitres: celle nous. Elles sont souvent exprimées par le préfixe aÙTO qui
des dénominations (ÈntVOlal) attribuées a,u Christ; celle des peut se traduire dans le cas du Christ par "en personne". On
mystères, idées (ou formes) et raisons qui sont en lui en tant ne trouve pas chez lui, à l'inverse de Platon ou de Plotin, des
qu'il est la Sagesse et le Monde Intelligible. formes comme oo<j>ia aÙTn , oo<j>ia il aÙTn.
Les dénominations du Christ sont donc les titres qui lui La créature raisonnable est donc la bénéficiaire de l'action
sont donnés, soit par l'Ancien Testament, interprété allégori- du Fils en tant qu'il est telle dénomination, mais en bien des cas
quement, soit par le Nouveau Testament. Elles représentent les elle peut s'associer au Fils pour le bénéfice d'autres créatures
différentes fonctions du Fils de Dieu à l'égard de Dieu et des raisonnables. Origène essaie à plusieurs reprises d'établir une
hiérarchie entre ces Ènivola1 82 • Les principales sont indiquées
74. V, 9 (5), 8, 1. 288.
75. VI, 6 (34),17,1. 1988.
76. ComJn II, 10 (6), 74-75. 79. 1,20 (22) à 39 (42), 119 à 292.
77, Rm 3, 25. 80. PArch 1,2, 1,6.
78. ComJn l, 20 (22), 119. Voir Lexicon Plotinianum.
82. ComJn l, 9 (11), 52-57 ; 19 (22), 109-118.
148
149
par le début du prologue johannique. D'abord la première, le nés nous allons en reproduire l'essentiel, du moins en ce qui
principe est la Sagesse, principe selon Prov 8, 22. Elle regarde l'existence des idées dans le Fils, laissant pour la suite
est "la plus ancienne", selon une antériorité de raison, une du livre leur rôle dans la composition des êtres. Nous avons
"Sagesse animée", c'est-à-dire une personne83 • En tant que telle dit plus haut la raison, un texte mal compris88, pour laquelle
elle contient en elle les T\JITOl, dôn, ÀOyOl qui sont les idées ou on a nié qu'Origène ait eu une doctrine des idées. Il confond,
raisons, les modèles, de ce que crée Dieu dans sa Sagesse. Elle comme le faisaient les méso-platoniciens et comme le fera
est donc, correspondant au Modèle du Timée 8\ le Monde Plotin, les idées ou formes (iôÉal, dôn) d'origine platonicienne
Intelligible dont le monde sensible est une chute et correspondant plutôt à des concepts généraux, avec les rai-
La seconde éPinoia est le Logos, Parole et Raison, qui se trouve sons (ÀoyOl) stoïciennes, individuelles à l'origine. En fait seule
dans le Principe, la Sagesse: le sens de Parole est plutôt d'origi- la "raison générale" lui paraît pouvoir être soumise à la
ne hébraïque et celui de Raison plutôt d'origine hellénique. Le recherche et il serait insensé d'agir de même avec la "raison
Logos correspond au Démiurge du Timée et c'est lui qui expri- particulière" de chaque être89 : on peut rapprocher de cette
me dans des êtres distincts ce qui est contenu dans la Sagesse. affirmation l'adage commun: "il n'y a de science que du géné-
Puis viennent la Vie et la Lumière. D'autres éPinoiai correspon- raI". Si les genres (yÉvn) et les espèces (EÏôn) ont toujours été,
dent Comme les précédentes à des notions abstraites, Résurrection, cela est moins clair pour les êtres individuels, dit un texte du
Vérité, Puissance, Justice, Sanctification, Rédemption : il faut leur Peri Archon conservé en grec par Justinien et en latin par
cyouter toute et chacune des vertus, car elles s'identifient au Christ. Rufin90 : genres et espèces représentent les idées générales. Il
Un autre groupe est formé de mots désignant des titres humains : s'agit de la création coéternelle à Dieu91 qui est, comme le dit
Premier-Né d'entre les morts, Premier-Né de toute créature, clairement un appendice au traité du Peri Archon sur la
Homme, Fils de Dieu, Roi, Berger, Christ ou Messie, Maître (qui Trinité92 d'où est pris le texte qui vient d'être cité, "la préfigu-
enseigne), Seigneur, Ami, Premier et Dernier, Alpha et Omega, ration de ce qui allait être" et qui était "décrite et formée dans
Commencement et Fin, Médecin. D'autres enfin sont exprimées la Sagesse". Ce ne sont donc pas les créatures concrètes qui
par des noms d'êtres inférieurs à l'homme: Agneau, Glaive acéré, sont coéternelles à Dieu, comme on l'a souvent entendu, mais
Flèche choisie, Vigne, Pain de Vie, Rameau, Fleur, Chemin, Porte, leurs préfigurations qui se trouvaient dans la Sagesse.
Pierre, etc. Chacune a sa signification particulière86 • Plusieurs textes du Peri Archon reproduisent cette doc-
Nous avons étudié, dans un exposé donné devant le trine. Il y a donc dans la Sagesse, créées dans sa génération,
Congrès Patristique d'Oxford en 1983, la doctrine des idées ces préfigurations, appelées selon Rufin 93 initia = àpXai (prin-
chez Origène87 • Sans citer maintenant tous les textes concer- cipes), rationes = ÀOyOl (raisons), species = Eiôn (espèces,
formes, idées). Leur création coïncide donc avec la généra-
83. Ibid. l, 19 (22), 115 et 118. tion du Fils et est donc comme cette dernière coéternelle à
84.30 cSS.
85. XIX, 22 (5), 146-150. Dieu.
86. Nous les expliquons d'après ComJn l, 19 (22) à 33 (42), 109 à 291 dans "Le
contenu spirituel des dénominations du Christ selon le livre 1 du Commentaire sur 88. PArch II, 3, 6, 241.
Jean d'Origène", Origeniana Secunda, éd. H. Crouzel et A. Quacquarelli, Quademi 89. Ibid. II, 9, 4, 128.
di "Vetera Christianorum" 15, Roma, 1980, p. 131-150. Voir aussi sur les enÎvOlat : 90. Ibid. 1,4,5, 100: cf SC 253, p. 80-81 note 12.
HomJr VIII, 2, 5 ; ComJn VI, 6 (3), 37-41 et de nombreux autres textes. 91. Ibid. l, 1, 10, 303 ss.
87. "Idées platoniciennes et raisons stoïciennes dans la théologie d'Origène", St1ldia 92. 1, 4, 3-5, 46 ss., 82 ss.
Patristim XVIII/3, Kalamazoo (Cistercian Publications), Louvain (Peeters) 1989,365-383. 93. l, 2, 2-3, 57 ss.
150 151
Selon le Commentaire sur Jean la Sagesse est considérée "TI Y a un seul Logos composé de nombreux théorèmes dont
"selon l'ordonnance (ou la réalité, OUOTOCHV) de la science chaque théorème est une partie du Logos entier"101 et "les logoi
(9EWpio) de l'univers et des pensées (voTlflcITwv) et le Logos de chaque être (sont) par rapport au Logos qui est dans le prin-
selon la communication (Kolvwvlov) aux êtres raisonnables de cipe auprès de Dieu comme des parties dans un tout ou des
ce qui a été contemplé (TWV )94". Les VOrlflOTO et espèces dans un genre"102. Ou encore "le second Dieu" est "la
les TE9EWPTlflÉvO représentent encore les idées, comme le vertu (apETrlv) qui comprend toutes les vertus et le Logos qui
montre la suite du texte qui leur applique encore le mot TUTlOÇ, embrasse tout logos que ce soit, des êtres produits selon la natu-
em-preinte : "toute chose est produite selon la Sagesse et les re, soit principalement, soit pour l'utilité du toUt"103. Les êtres
empreintes de l'ensemble (oUOTrlflOTOÇ) des pensées (vOTlflcITwv) principaux sont les raisonnables, ceux qui sont créés pour l'uti-
qui sont dans le Logos"95. Et le Logos créateur est comparé à lité du tout sont les êtres inférieurs à l'homme qui n'ont pas en
l'architecte qui construit la maison ou le navire en ayant pour eux-mêmes leur fin. De nouveau : "il faut rechercher si le Fils
modèles les 't'Ù1tot et les Â.6"(Ot qui sont en lui en tant qu'il est Unique et le Premier-Né de toute production doit être dit es-
aussi la Sagesse96 • "Il faut ajouter qu'après avoir produit, pour sence (oùolo) des essences et idée (iSÉo) des idées" et si Dieu
ainsi parler, une Sagesse animée - c'est-à-dire une son Père doit être dit au-delà de tout cela"I04. Le fragment 6 sur
Sagesse qui est une personne -, Dieu lui a confié le soin de l'Epître aux Ephésiens 105 expliquant le mot avoKE<j>oÀoiwOIÇ, où il
donner d'après les modèles (TUTlWV) qui sont en elle, aux êtres voit un terme de banquiers explique: "Nombreux sont les logoi
et à la matière, le modelage (TlÀcIOIV), les formes (ElSTl), et j'y qui interviennent dans la gestion des réalités célestes et dans le
ajoute aussi les existences (oÙOiOç)"97. N'oublions pas que les gouvernement des terrestres et tous, comme parties du monde
tâches du Père et du Fils, "qui fait semblablement les mêmes entier, conspirent et convergent vers un unique accomplisse-
choses"98, sont d'une certaine façon les mêmes, en opposition ment qui est leur récapitulation dans le Christ. Car non seule-
avec la division du travail que met le Timée de Platon entre le ment les morceaux de ces réalités divines ainsi gérées ou les
Démiurge et les dieux inférieurs99 • La Sagesse de Dieu est, dif- logoi pris un à un de ces réalités humaines ainsi gouvernées se
féremment de celle des hommes, "une hypostase incorporelle trouvent dans le Logos de Dieu et dans sa Sagesse, mais encore
formée de théorèmes variés contenant les raisons de l'univers, la récapitulation et, pourrait-on dire, la concapitulation
une hypostase vivante et comme animée"Ioo, ces dernières (OUYKE<j>OÀoiwOIÇ) de toutes choses.
expressions désignant toujours une personne, car Origène C'est donc dans la génération du Fils que Dieu crée les
ignore encore ce sens donné à TlpOOWTlOV, bien qu'on le trouve Idées, formes ou raisons. Le Père ne garde pas "les théorèmes
déjà chez Hippolyte, un Romain, en écho au persona de Tertul- de la vérité, mais les éructe et fait leur empreinte dans le Fils "106.
lien. Le mot 8E4>PllJlU signifie toujours objet de connaissance, Le Fils les reçoit dans sa "contemplation ininterrompue des
de contemplation ou de science: ici il s'applique aux idées: profondeurs paternelles" qui s'identifie à sa génération éter-
94. ComJn 1,19 (22), Ill. 101. Ibid. V, 5 dans Philoc V, 5.
95. Ibid. 113. 102.jn 1, 1 dans CCels V, 22 : M. Borret traduit ici À6yOl par doctrines tout en
96. Ibid. 114. reconnaissant qu'on peut hésiter sur le sens du mot.
97. Ibid. 115. 103. CCeis V, 39, 21.
98 PArch l, 2, 12,423, citation 436. 104. CCels VI, 64, 25.
99.42 d ss. 105.JThS III, 1902, 241.
100. Comjn l, 34 (39), 244. 106. Comjn I, 38 (42),283.
152 153
nelle et continuelle 107. C'est aussi d'eux qu'il est constamment raisons d'après laquelle elle était faite chaque créature est
"nourri" par le PèrelOs . Et à cause de cela plusieurs textes voient bonne"115. "C'est la raison concernant chaque chose qui vue par
en lui un monde intelligible (K6oj.1oç vOTlT6ç) contenant les idées Dieu est le bien"116. Et c'est elle, "la raison des oeuvres de Dieu"
et raisons dont le monde sensible possède les images. Le passa- que l'intelligence humaine, de façon irrépressible, cherche à
ge de l'intelligible au sensible constitue une mot utili- connaître117.
sé parfois dans le Nouveau Testament pour exprimer la fonda- Pour Origène, idées, formes et raisons sont englobées dans
tion du monde 109 . Mais Origène, mettant en valeur son sens la catégorie des mystères, c'est-à-dire des réalités divines. De
étymologique déterminé par le KaTa, y voit l'action de jeter en même qu'il est le monde intelligible contenant idées et raisons, le
bas, de descente, et fait ainsi du monde sensible une participa- Christ est l'ensemble des mystères, le Mystère par excellence l1s.
tion dégradée à l'intelligible. Dans un premier texte l1O , ayant
trouvé dans la foi chrétienne l'idée qu'à la fin des temps les
bienheureux contempleront les réalités divines, il en déduit, en 4. Le Second et le Beau
vertu du principe que la fin est semblable au commencement - prin- PLOTIN
cipe qu'il applique d'ailleurs d'une façon assez lâche - , que les Le premier traité de Plotin selon l'ordre de composition
créatures raisonnables ont déjà contemplé ces réalités: c'est est intitulé "Sur le Beau" (1, 6). Il se demande d'abord ce qui
par l'effet d'une chute que le sensible est une copie diminuée fait le Beau et examine plusieurs réponses possibles qu'il discu-
de l'in tell igibl e 111 • Dans un second texte112 il identifie clairement te et trouve insuffisantes. Il termine le premier chapitre en se
le Fils en tant que Sagesse, à ce monde intelligible, monde dont demandant: "Et quelle sera la beauté de l'Intelligence qui est
l'âme humaine de Jésus est citoyenne et vers lequel elle mène isolée ?"119 Le second chapitre examine ce qui fait la beauté des
ses disciples. Les êtres sensibles sont des reflets dégradés des corps. L'âme étant proche de la substance la meilleure dans les
réalités divines mais, quelque dégradés qu'ils soient, ils en res- êtres, quand elle voit quelque chose qui lui est apparenté ou
tent cependant des reflets, et Origène donne souvent une contient une trace de ce qui lui est parent, éprouve ce senti-
valeur plus positive que Plotin à ce rapport d'image qui permet ment de beauté. Il vient donc d'une ressemblance des réalités
au monde sensible d'évoquer Si Dieu créant le d'ici-bas avec celles d'en-haut. Or cette ressemblance vient
monde "vit que cela était bon"l1\ ces mots signifient "que Dieu d'une participation à une forme ou idée (dôoç). Au contraire
examina les raisons de chaque chose et vit comment selon les ce qui est sans participation à une raison et à une forme, étran-
ger à tout le divin, est laid, ce qui est le cas de la matière non
107. Ibid. II, 2, 18. dominée par une forme (j.1op<pn) ou une raison et unifiée par
108. Ibid. XIII, 34, 219. elle. "Ainsi le beau corps vient de la communion d'une raison
109. Mt 19,35; 25, 24; Lc 11,50 ;Jn 17,24; Hebr4, 3; 9, 26; 1 P l, 20; Ap
13,8; 17,8. précédant des réalités divines"12o. L'architecte fait une belle
110. PArch III, 5, 4, 89.
111. Cependant Origène n'évoque guère la réminiscence platonicienne. 115. ComJn XIII, 42, 280.
112. ComJn XIX, 22 (5), 146-160. 116. Ibid 282.
113. Origène devait développer la même idée dans son Commentaire sur 117. PArch II, 11,4, 114.
Ephésiens à propos d'Eph 1, 4, car on la retrouve, attribuée à un "Alius uero" 118. Voir la première partie de notre Origène et la, "connaissance mystique", inti-
dans le commentaire correspondant de Jérôme très inspiré d'Origène: PL 26 tulée : L'objet de la connaissance.
(1 re édition) 4460447 C. 119. 1,6 (1), 1, citation l. 53.
114. Gn l, versets 10, 12, 18, 21, 25. 120. Ibid. 2, citation l. 27.
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maison en ajustant la maison extérieure à l'idée de la maison que toutes les formes sont belles et elle dira que la beauté est
qui est en luP21. Le beau est une lumière incorporelle qui est constituée par les idées : tout est beau pour elles, car elles sont le
raison et forme dominant l'obscurité de la matière. Le feu est produit de l'Intelligence et son essence. Ce qui est au-delà de
plus beau que les autres éléments parce que plus qu'eux il a le l'Intelligence c'est la nature du Bien, ayant le Beau placé devant
rang de l'idée et est proche de l'incorporel. Il en est de même elle. Dans une considération d'ensemble on dira que le Premier
des harmonies mesurées par les nombres 122. Mais sur la beau- est beau, mais quand on distingue les intelligibles on verra
té physique l'emporte celle des occupations, des sciences, de d'abord le Beau intelligible qui est le lieu des formes, puis le
la vertu et les manifestations de l'émotion esthétique sont Bien qui est au-delà est la source et le principe du Beau. On
alors détaillées, avec comme condition dominante l'amour123, mettra ensemble d'abord le bien et le beau, mais là-haut est le
l'amour de la beauté de l'âme ou le dégoût qu'inspire une beau128 . L'Un-Bien est donc beau, car il est le principe du Beau
âme laide, rendue telle par son inclination vers le corps et la comme de toutes choses. Mais le Beau est surtout lié à l'idée, à la
matière 24 . Les vertus réussissent à dégager l'âme du bourbier forme, à la raison : c'est dire qu'il se confond avec l'Intelligence,
des choses corporelles. "L'âme purifiée devient forme et rai- lieu des idées. Les textes cités dans la suite vont le confirmer.
son, toute incorporelle, intelligente, appartenant tout entière Arrivera dans le lieu de la vraie patrie, non celui qui est
au divin et ainsi source du beau et tout ce qui lui est apparen- amoureux des beautés du corps, mais celui qui fuit vers les
té. L'âme ramenée à l'Intelligence est davantage encore beautés de l'âme, vertus, sciences, occupations et lois, remon-
quelque chose de beau... Il faut mettre d'abord la beauté qui tant de là vers la cause des beautés qui sont dans l'âme, jusqu'à
est le Bien; de là l'Intelligence tire aussitôt le Beau; l'âme est ce qu'il parvienne au Premier qui est beau en lui-même. La
belle à cause de l'Intelligence ; les autres choses en ce cas sont beauté qui est dans les corps est en effet surajoutée aux corps,
belles par suite de l'âme qui les forme, qu'il s'agisse des parce qu'elle est constituée de formes mises dans la
actions ou des occupations". Les corps sont beaux à cause de matière. Le corps n'est beau que par participation, une partici-
l'âme qui les fait 125. Le Bien est beau et l'âme est attirée vers pation due à l'âme qui a modelé le corps et y a mis cette
lui dans l'union mystique 26 . Pour cela il faut laisser de côté forme. Ce n'est pas que l'âme soit belle par elle-même, car il y
tout ce qu'il y a de beauté dans les COrpS127. Car la route de la a des âmes laides, celles qui sont insensées: "Par la sagesse (ou
contemplation passe par le dépouillement le plus complet : la prudence, cppovT)cnç) le beau vient dans l'âme. Et qui donne
"ce qui voit est parent de ce qui est vu et il faut avoir été fait la sagesse à l'âme? Nécessairement l'Intelligence, non celle qui
semblable pour s'adonner à la contemplation" .On ne peut en tantôt est intelligence, tantôt est sans intelligence, mais la vraie
effet contempler que ce dont on est semblable : pour arriver à Intelligence. Elle est belle par elle-même. Est-ce qu'il faut
voir Dieu il faut être devenu déiforme (9EOE1<Sllç). Le chemin s'arrêter à l'Intelligence comme si elle était le premier ou aller
vers Dieu passe d'abord par l'Intelligence et là l'âme saura au-delà de l'Intelligence? L'Intelligence précède le principe
premier par rapport à nous, de même que dans les vestibules
121. Même comparaison chez Origène ComJn l, 19 (22), 114. du Bien elle annonce en lui toutes choses, comme une em-
122. Ibid. 3. preinte du Bien qui est davantage dans la multiplicité, ce der-
123. Ibid. 4.
124. Ibid. 5. nier restant toujours dans l'un"l29. La doctrine est donc constan-
125. Ibid. 6.
126. Ibid. 7. 128. Ibid. 9.
127. Ibid. 8. 129. V, 9 (5), 2, citation 1. 20 ss.
156 157
te : le Bien est la source du Beau dont le siège est ce qui est engen- elle l'est d'autant plus qu'elle participe à la beauté qui est selon
dré par l'Un ou le Bien, l'Intelligence. la forme et quand elle la prend elle est plus parfaite dans la
Il y a dans la nature une raison, archétype de la beauté mesure où elle l'a prise: la belle substance est plus familiè-
qui est dans les corps, mais plus belle encore est celle qui est re"l34.
dans l'âme vertueuse. Avant elle il n'y a pas une raison, "mais le La perception du Bien et celle du Beau obéissent à des
créateur (noll1TTlç) de la première raison, de la beauté qui est conditions différentes. Pour percevoir le Beau, en être émer-
dans la matière psychique", ce qui veut dire peut-être de l'âme veillé, sentir l'amour se manifester en soi, il faut le savoir et
considérée comme matière recevant la forme: "il s'agit de être éveillé. Au contraire le Bien est présent en soi depuis tou-
l'Intelligence, de l'Intelligence éternelle et non de celle d'un jours, on en a le désir inné, il est là même quand on dort et il
moment, parce que (cette beauté) n'est pas acquise par elle". Si n'émerveille pas parce qu'on y est habitué: il est présent même
les dieux (les astres ?) sont beaux, c'est parce que l'Intelligence à ceux qui ne le voient pas, ce qui est le cas des dormeurs.
agit davantage en eux, de sorte qu'elle est vuel!!o. L'amour du Beau fait souffrir, car il aiguise le désir. Mais il est
Tout ce qui s'est produit dans l'univers l'a été par une second par rapport à l'amour du Bien qui est "plus ancien" : de
certaine sagesse, non composée de propositions diverses, mais même le Beau par rapport au Bienl!!5.
tout entière une: elle ne va pas du multiple à l'un, mais de l'un
au multiple. Elle ne découle de rien d'autre, pas même de ORIGÈNE
l'Intelligence car elle est l'Intelligence. Elle se confond avec la Nous voyons que si Plotin est sensible à la beauté corpo-
véritable substance, le véritable être l3l • Ce n'est donc pas une relle, la beauté spirituelle l'emporte cependant de beaucoup.
sagesse qui raisonne et délibère, mais qui donne tout en Mais Origène ne se lance guère dans des considérations esthé-
blod!!2. La sagesse créatrice n'a pas, avant de faire le monde, tiques. Chez lui, comme il a déjà été dit, KaÀoç est surtout syno-
commencé par imaginer en elle comment elle le ferait: elle n'a nyme d'àyaSoç, comme aiaxpoç de KaKoç et a donc surtout un
pas travaillé comme un artisan humain. Tout est produit par sens moral l!!6.
des substances et des formes et tout se fait sans peine l!!!!.
L'Intelligence est donc à la fois le Beau et l'être: les 5. La connaissance dont jouit le Second
deux sont liés : "Où serait le Beau privé d'être ? Où serait la
substance (ou l'être, oùaia) privée d'être belle ? Etre privé du PLOTIN
Beau c'est manquer d'être. C'est pourquoi l'être est désirable, Nous avons vu les raisons pour lesquelles Plotin refuse à
parce qu'il est la même chose que le Beau, et le Beau est l'Un la connaissance de ce qui sort de lui et même celle de lui-
aimable parce qu'il est l'être. A quoi sert de chercher lequel même, sans lui refuser, semble-t-il, une certaine intuition de
des deux est cause de l'autre puisque leur nature est une?
134. Ibid. 9, 1. 37 ss.
Cette substance mensongère (= la matière) a besoin d'une
135. V, 5 (32), 12,1. 9 ss. Voir Pierre HADOT, Plotin: Traité 38 , VI, 7 à propos
belle image ajoutée pour paraître belle et l'être tout à fait, et du chapitre 33 où il est dit que plus l'Intelligence est sans forme, plus elle peut
contempler l'Un. Les mots dôoç et f.!0p<f>rî, souvent synonymes, sont ici distin-
130. V, 8 (31), 3, citation l. 9 ss. : cf. Ibid. 4, l. 1 ss. gués. Il est question 1. 4 d'une dôoç alors que f.!0p<f>rî est einployé dans
131. Ibid. 5, 1. 1 ss. . le même passage avec le qualificatif VOTJTrîv (1. 9) et qu'on lit 1. 13
132. Ibid. 6, 1. 1 ss. 136. PArch III, l, 3, 39-42 et 50 ; 4, 70 ; 17, 497 ; 17, 520 ; 18, 564-569, le tout
133. Ibid. 7,1. 1 ss. dans le traité sur le libre arbitre.
158 159
lui-même qui n'entraînerait pas une dualité sujet-objet, ni un un, autre serait le pensant et autre le pensé : elle ne serait pas
désir ou un besoin. Tout autre est la condition de l'Intelligence le premier pensant parce que ce qu'elle pense ne serait pas
qui connaît et se connaît. Mais loin d'être un privilège, la elle-même. Par ailleurs si elle était seulement un et non deux
connaissance est une conséquence de son infériorité dont elle elle n'aurait pas d'objet à penser. Elle est donc à la fois simple
est le signe!. et non simple4 • L'Intelligence pense le Bien, ce qui lui donne la
L'Intelligence ne passe pas de l'inintelligence à l'intelli- forme du Bien5 • Le Bien lui donne l'existence et alors l'Intel-
gence : elle n'est jamais en puissance, mais toujours en acte. La ligence va vers le Bien et dans ce mouvement le voit. "Et c'est
pensée ne lui vient pas du dehors car ce qu'elle pense, elle l'a cela le penser, un mouvement vers le Bien avec le désir du
d'elle et en elle-même: c'est elle-même qu'elle pense. On ne Bien: ce désir a engendré la pensée et l'a fait venir à l'existen-
peut séparer sa substance de ce qu'elle pense. Il ne faut donc ce ; le désir de la vision engendre la vue". L'Intelligence se
pas la comprendre d'après l'expérience que nous avons de pense parce qu'elle a la forme du Bien, une ressemblance avec
notre propre connaissance, car nous distinguons en concepts lui: elle se pense comme devenue bonne et désirable pour elle
(tn{vOlal) les objets de notre connaissance. Mais l'Intelligence et elle reçoit de là comme une représentation du Bien. Dans
ne reçoit pas les êtres du dehors: elle est ces êtres. Elle ne peut cette pensée du Bien, l'Intelligence se pense elle-même par
les penser du dehors car ils ne sont pas hors d'elle. En effet la accident, dans le regard même qu'elle porte sur le Bien et dans
réalité première de chaque être n'est pas dans le sensible car la son action dirigée vers lui 6 • Dans l'Intelligence, le sujet et
forme (ETôoç) qui est en lui est une image (dôwÀov) dans la l'objet, le pensant et le pensé sont un, non par adaptation
matière, une image qui vient de l'Intelligence. Si elle est le (oh:Eiwcnç), mais par essence: suivant un mot de Parménide7 ,
créateur (nOlTJTliç) de cet univers, elle ne pensera pas les êtres l'être et le penser sont la même chose. Il ne s'agit pas d'un
matériels qui n'existent pas encore, mais les intelligibles qui objet de contemplation qui serait dans un autre êtreS.
sont les archétypes premiers des êtres de ce monde et la sub- Peut-on penser que l'Intelligence parfois se trompe?
stance de l'Intelligence elle-même Ces raisons suffisent tant à Dans ce cas elle ne serait pas Intelligence. Elle sait donc tout,
la connaissance qu'a l'Intelligence, qu'à la création du monde: n'oublie jamais, dans un savoir qui ne vient pas de conjectures
elles sont éternelles, impassibles, antérieures aux trois degrés ou d'ouï-dire, ni même de démonstration, mais d'évidence9 •
des êtres de ce monde sensible, l' état des minéraux, la Platon met une altérité là où il y a intelligence et sub-
puissance de croissance (cpucJ!ç) des végétaux, l'âme des stance lO • Pour penser, l'Intelligence doit unir altérité et identi-
animaux2 • L'Intelligence est ainsi leur premier législateur, la té. Sa relation avec l'intelligible est dans un certain sens une
loi de leur être. Mais les êtres sensibles sont ce qu'on dit qu'ils relation avec autre chose, bien que l'intelligible soit contenu
sont par participation, puisqu'ils tiennent d'ailleurs leur for- en elle. Même dans le fait de se penser soi-même il n'y a pas
me, ils usent d'une existence empruntée3 • de simplicité parce qu'on se pense soi-même comme si on
Se pensant elle-même, l'Intelligence est à la fois un et
4. V, 6 (24), 1,1. 455.
deux, deux à cause de l'opposition sujet-objet, uri parce que 5. Ibid. 4, l. 5.
ce couple est uni dans l'unité de sa nature. Si elle n'était pas 6. Ibid. 5, 1. 6, citation 1. 8.
7. Fragm B 3.
1. 111,9 (13), 7 et 9,1. 18 ;'V, 6 (24) 5, 1. 55S. 8. III, 8 (30), 8, l. 655.
2. Cf. ORIGENE, PArch III, 1,2. 9. V, 5 (32), 1 1.1 S5. ; cf. 2, 1. 1 55.
3. V, 9 (5), 5, l. 1 SS. 10. Sophiste, 254 e 5 à 255 al; Parménide, 146 a-d.
160 161
lui-même qui n'entraînerait pas une dualité sujet-objet, ni un un, autre serait le pensant et autre le pensé : elle ne serait pas
désir ou un besoin. Tout autre est la condition de l'Intelligence le premier pensant parce que ce qu'elle pense ne serait pas
qui connaît et se connaît. Mais loin d'être un privilège, la elle-même. Par ailleurs si elle était seulement un et non deux
connaissance est une conséquence de son infériorité dont elle elle n'aurait pas d'objet à penser. Elle est donc à la fois simple
est le signe· et non simple4 • L'Intelligence pense le Bien, ce qui lui donne la
L'Intelligence ne passe pas de l'inintelligence à l'intelli- forme du Bien5 • Le Bien lui donne l'existence et alors l'Intel-
gence : elle n'est jamais en puissance, mais toujours en acte. La ligence va vers le Bien et dans ce mouvement le voit. "Et c'est
pensée ne lui vient pas du dehors car ce qu'elle pense, elle l'a cela le penser, un mouvement vers le Bien avec le désir du
d'elle et en elle-même: c'est elle-même qu'elle pense. On ne Bien: ce désir a engendré la pensée et l'a fait venir à l'existen-
peut séparer sa substance de ce qu'elle pense. Il ne faut donc ce ; le désir de la vision engendre la vue". L'Intelligence se
pas la comprendre d'après l'expérience que nous avons de pense parce qu'elle a la forme du Bien, une ressemblance avec
notre propre connaissance, car nous distinguons en concepts lui: elle se pense comme devenue bonne et désirable pour elle
(Ènlvolal) les objets de notre connaissance. Mais l'Intelligence et elle reçoit de là comme une représentation du Bien. Dans
ne reçoit pas les êtres du dehors: elle est ces êtres. Elle ne peut cette pensée du Bien, l'Intelligence se pense elle-même par
les penser du dehors car ils ne sont pas hors d'elle. En effet la accident, dans le regard même qu'elle porte sur le Bien et dans
réalité première de chaque être n'est pas dans le sensible car la son action dirigée vers lui 6 • Dans l'Intelligence, le sujet et
forme (eT6oç) qui est en lui est une image (eT6wÀov) dans la l'objet, le pensant et le pensé sont un, non par adaptation
matière, une image qui vient de l'Intelligence. Si elle est le (OiKelW(JlÇ), mais par essence: suivant un mot de Parménide',
créateur (nolllTTlç) de cet univers, elle ne pensera pas les êtres l'être et le penser sont la même chose. Il ne s'agit pas d'un
matériels qui n'existent pas encore, mais les intelligibles qui objet de contemplation qui serait dans un autre êtreS.
sont les archétypes premiers des êtres de ce monde et la sub- Peut-on penser que l'Intelligence parfois se trompe?
stance de l'Intelligence elle-même Ces raisons suffisent tant à Dans ce cas elle ne serait pas Intelligence. Elle sait donc tout,
la connaissance qu'a l'Intelligence, qu'à la création du monde: n'oublie jamais, dans un savoir qui ne vient pas de conjectures
elles sont éternelles, impassibles, antérieures aux trois degrés ou d'ouï-dire, ni même de démonstration, mais d'évidence9 •
des êtres de ce monde sensible, l'état des minéraux, la Platon met une altérité là où il y a intelligence et sub-
puissance de croissance (<I>U(Jlç) des végétaux, l'âme des stance 10 • Pour penser, l'Intelligence doit unir altérité et identi-
animaux2 • L'Intelligence est ainsi leur premier législateur, la té. Sa relatîon avec l'intelligible est dans un certain sens une
loi de leur être. Mais les êtres sensibles sont ce qu'on dit qu'ils relation avec autre chose, bien que l'intelligible soit contenu
sont par participation, puisqu'ils tiennent d'ailleurs leur for- en elle. Même dans le fait de se penser soi-même il n'y a pas
me, ils usent d'une existence empruntéeS. de simplicité parce qu'on se pense soi-même comme si on
Se pensant elle-même, l'Intelligence est à la fois un et
4. V, 6 (24), 1,1. 4 SS.
deux, deux à cause de l'opposition sujet-objet, un parce que 5. Ibid. 4, 1. 5.
ce couple est uni dans l'unité de sa nature. Si elle n'était pas 6. Ibid. 5, 1. 6, citation 1. 8.
7. Fragm B 3.
1. III, 9 (13), 7 et 9,1. 18; V, 6 (24) 5,1. 5 SS. 8. 111,8 (30), 8, 1. 6 SS.
2. Cf. ORIGENE, PArch III, 1,2. 9. V, 5 (32), 1 1.1 SS. ; cf. 2, 1. 1 SS.
3. V, 9 (5), 5, 1. 1 SS. 10. Sophiste, 254 e 5 à 255 al; Parménide, 146 a-d.
160 161
était autre. D'ailleurs toute pensée comporte une certaine car elle a tout, elle a les êtres premiers, ou mieux, elle ne les a
variété, ce qui est simple comme un mouvement ou comme un pas, elle est ces êtres 17. Il est nécessaire qu'il y ait altérité et
toucher n'a rien d'intellectuei ll . Dans les chapitres qui suivent identité dans la vision de l'Intelligence. Ce couple altérité-
celui-ci les rapports de la pensée (l'Intelligence) avec l'Un sont identité se retrouve dans chacun des objets pensés. Pour
indiqués, mais cela n'ajoute rien à ce qui a été dit jusqu'ici12 . l'Intelligence c'est d'autant plus vrai qu'elle se pense elle-mê-
Il serait absurde d'accorder à l'Intelligence la connais- me, ce qui suppose un dédoublement. "La connaissance est un
sance des autres choses et de lui refuser la connaissance certain désir et comme la trouvaille de celui qui cherche"18.
d'elle-même. Le dehors est perçu par la sensation, non par L'Intelligence veut penser l'Un comme simple, mais elle ne
l'intelligence, ou si l'on veut par l'entendement (BHlvota) et peut le saisir dans sa simplicité, elle le multiplie et en a finale-
l'opinion L'intelligence connaît-elle les choses du ment une image 19. La conscience, au sens psychologique, attri-
dehors, c'est à voir. Mais elle connaît les intelligibles 13 . Les buée à l'Intelligence vient de sa multiplicité comme le nom lui-
chapitres suivants du même traité s'attardent un peu sur la même l'indique, ouvalo9T)cnç, avec le préfixe ouv qui exprime
connaissance de soi dans l'âme, puis insistent sur l'identité de la réunion de plusieurs choses 20 .
l'Intelligence, de l'intelligible, de l'être et de la pensée 14 . Plusieurs textes montrent la différence entre la manière
L'Intelligence se connaît elle-même en se retournant sur elle- dont comprend l'Intelligence et celle de nos intelligences.
même. Elle se voit en voyant les êtres et elle se voit tout entiè- Pour tout résumer en un mot il ne s'agit pas chez elle de raison
re par elle tout entière. Puisque l'Intelligence est la même conceptuelle et discursive s'étalant en propositions et raison-
chose que ce qu'elle pense de vrai, d'authentiquement exis- nements. Car elle a en elle toutes choses et ces choses ne sont
tant et de premier, puisqu'elle ne peut pas être à l'extérieur pas différentes d'elle-même, ni séparées d'elle, au moins dans
d'elle-même, elle a nécessairement la connaissance d'elle- un sens, bien que distinctes d'elle dans un autre, car il n'y a pas
même : et aussi parce que son activité et sa substance ne sont en elle de confusion21 . L'Intelligence ne passe pas de la puis-
pas autre chose que d'être seulement avec l'Intelligence. Ce sance de penser à l'acte de penser. Si elle était en puissance
ne serait pas le cas d'une intelligence seulement pratique, elle aurait besoin d'un autre être pour passer à l'acte. En fait
tournée vers le dehors 15 . Si elle contemple et connaît Dieu, elle n'est qu'en acte: "Tous les premiers sont acte: ils ont ce
c'est-à-dire l'Un, il faut accepter qu'elle se connaisse elle- qu'ils doivent avoir, d'eux-mêmes et toujours"22. L'Intelligence
même, car elle sait ce qu'elle tient de lui; ce qu'il lui a donné ne connaît pas des alternatives de repos et d'activité, elle est
et ce qu'il peut. Par là elle se connaît elle-même, car elle est toujours dans un acte stable. Son mode de connaissance est
une des réalités qu'il a données. D'autre part son acte est diri- celui d"'une seule intuition qui ne perd pas le sens
gé pour soi-même et vers soi-même 16 . A l'inverse de l'âme, de ses propres actions". Elle pense et aussi elle pense qu'elle
l'Intelligence ne raisonne pas sur elle-même, elle est toujours pense, elle a conscience de son activité de penser23 . Cette affir-
présente à elle-même. Elle n'à pas besoin des êtres inférieurs,
17. Ibid. 9, 1. 21 ss.
11. VI, 7 (38), 39, 1. 4 ss. 18. Ibid. 10,1. 23.
12. Ibid. 40 et aussi 41,1. 18 ss. 19. Ibid. 11,1. 1.
13. V, 3 (49), 1,1. 16. 20. Ibid. 13, 1. 17 ss.
14. Ibid. 5, 1. 26 ss. 21. 1,8 (51), 2,1. 9 ss.
15. Ibid. 6, 1. 4 ss. 22. II, 5 (25), 3, 1. 25 ss.
16. Ibid. 7,1. 1 ss. 23. II, 9 (33), 1,1. 26 ss.
162 163
mation est opposée par Plotin aux gnostiques contre lesquels laquelle le Père l'engendre. Le Fils est glorifié par cette connais-
il polémique car, selon lui, ils supposent deux ou plusieurs sance même du Pèresl . Il est enseigné par le Père, car il connaît
intelligences, une en repos contenant en elle tous les êtres et toutes choses les regardant dans le Pères2 . Dans ses exégèses de
une autre différente qui contemple24 . De même elle connaît la vision d'Isaïess Origène voit le Fils et l'Esprit dans les deux
l'Un par la conscience (ouval08nOE1) qu'elle a d'elle et la lumiè- Séraphins : seuls ils comprennent le début et la fin des chosesM
re par laquelle elle voit lui vient de l'Un lui-même2s . Plotin et voient la face de Dieuss, car c'est par leur seule connaissance
répète à ce sujet la comparaison platonicienne de la RéPu- qu'ils proclament le triple Sanctus et qu'ils gardent le mystère
blique : comme le soleil la lumière de l'Un fait voir l'Un mais de la TrinitéS6 • Le Fils a donc une véritable connaissance du Père
aussi toutes choses sont vues dans la lumière de l'Un26 . et l'on ne comprend pas, vu le nombre de textes qui l'affirment,
qu'Epiphane et Jérôme se soient scandalisés de voir Origène
ORIGÈNE
affirmer que le Fils ne voit pas le Père: dirigé contre les
Selon Origène, à la différence de Plotin, le Père connaît Anthropomorphites qui prêtent à Dieu des organes sensibles, ce
et se connaît. Il connaît le Fils. Même si on ne peut trop s'ap- texte entend "voir" dans son sens corporel. Même s'il est vrai,
puyer, nous l'avons dit plus haut, sur le Fragment XIII sur selon l'affirmation de Jérôme que Rufin ait traduit ici une scolie
Jean27 selon lequel "le Fils seul connaît le Père étant pensé par de DidymeS7 sur le Peri Archon, l'abondance des textes disant que
le Père et pensant le Père", nous avons d'autres affirmations, le Fils connaît le Père rend cette accusation inconcevable.
dans la dépendance de Mt Il, 27, de la connaissance du Fils
Cependant le rapport à la fois d'égalité et de subordina-
par le Père et du Père par le Fils: "Personne ne peut connaître
tion qu'Origène met entre le Père et le Fils lui pose un problè-
dignement l'Incréé, Premier-Né de toute la nature créée
me : la connaissance que le Fils a du Père égale-t-elle celle que
comme le Père qui l'a engendré, ni le Père comme le Logos
le Père a de lui-même ? Trois réponses différentes y sont don-
vivant, sa Sagesse et sa Vérité. En se communiquant il écarte
nées. Selon un fragment de Jérôme et un fragment de Justinien
du Père ce qui est appelé la ténèbre dont il fait sa retraÏte et
qu'on place habituellement en PArch IV, 4, 8, 307, sans qu'ils
l'abîme présenté comme son vêtement : il révèle ainsi le Père
aient une correspondance étroite avec Rufin, Origène soulève,
et quiconque a la capacité de le connaître connaît le Père"2s. Si
comme venant d'un autre - "Curiosus lector': Jérôme; aÀÀQÇ ôÉ
le Père connaît le Fils par l'acte même qui l'engendre, les trois
nç,Justinien" - cette question et lui attribue la réponse que le
Personnes connaissent le monde parce qu'ils l'ont créé29 •
Père se connaît mieux que le Fils ne le connaît: l'argument est
L'acte par lequel le Fils pense le Père est identique à "la
basé sur Jn 14, 28 : "Le Père est plus grand que moi". L'analyse
contemplation incessante de la profondeur paternelle"so par
de ce passage est assez compliquée et nous renvoyons à notre
24. Ibid. 6, 1. 19 ss.
commentaire des livres III-IV du Peri Archonss , trop long pour
25. Rep. 509 b 2-8. .
26. VI, 7 (38), 16, L 1988. Voir aussi VI, 2 (43), 21,1. 2788. : L'Intelligence a tout comme
en une seule pensée, mais non de façon discursive: elle englobe toutes les raisons, mais 31. Ibid. XXXII, 28 (18), 345.
est comme une seule raison. Tout ce qu'on peut saisir par raisonnement (èl0'OYlOlJDÙ) 32. Ibid. II, 18 (12), 127.
on le trouve en elle sans raisonnement. Une Intelligence où tout est déjà réfléchi. 33. Is 6, 2 ss.
27. P. 4951. 22. 34. PArch IV, 3, 14,449.
28. CCeis VI, 17, 37, traduction Borret. 35. HomIs. IV, l, p. 2571. 25 ; p. 258,1.26.
29. PArch IV, 4, 10,405. 36. Ibid. l, 2, p. 244, 1. 22.
30. ComJn II, 2, 18. 37. Contre Rutin II, 11,65, SC 303, p. 129.
38. SC 269, p. 263-266 note 64.
164
165
être reproduit ici. D'après le premier livre du Commentaire sur sens Mt Il, 27, dit par Jésus, donc par le Verbe incarné:
quelqu'un se demande si le Fils connaît tout ce que "Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père, ni le Père si ce
connaît le Père et pense que le Père connaît certaines choses n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler"42. S'il n'avait
que le Fils ignore "sous prétexte de glorifier le Père". Origène été persuadé que le Logos incarné jouissait de toute la connais-
ne prend pas cette opinion à son compte - "quelqu'un se sance qu'il avait en tant que Logos il n'aurait pas été si embar-
demande" - 'Eàv ôÉ nç CTJTfj - et élève contre elle une objec- rassé par le fameux verset Mt 24 , 36 : "Au sujet de ce jour et
tion : le Sauveur est la Vérité - c'est une de ses premières de cette heure (de la fin du monde) personne ne sait rien, ni
Ènlvolal - et il ne doit donc rien ignorer de ce qui est vrai sous les anges des cieux, ni le Fils, mais le Père seul". Il lui consacre
peine de rendre la Vérité déficiente. Mais dans le tome 32 du plusieurs pages de la partie du Commentaire sur Matthieu qui est
même Commentaire40 il se demande de nouveau - ''je conservée en latin et suggère plusieurs solutions.
cherche" - si le Père peut contenir une gloire plus grande que Quelqu'un "osera" dire que l'homme enJésus était susceptible
celle qui lui vient de son Fils - dans le contexte Dieu est glori- de croissance et n'avait pas encore atteint la perfection, qu'il a
fié par la tonnaissance que son Fils a de lui - parce qu'il est parlé ainsi avant d'accomplir son "économie" (dispensatio)
glorifié quand il se regarde lui-même dans sa propre connais- après laquelle le Père l'a exalté et a mis en son pouvoir "les
sance et sa propre contemplation, "plus grandes que celles qui temps et les moments", ainsi que leur fixation par avance. Le
sont en son Fils, comme il faut le penser de Dieu". Il jouit alors mot "osera" montre qu'Origène ne s'engage pas dans ces
de plaisirs ineffables. Nous avons là un bon exemple de la explications. Mais il en présente une autre qu'il dit "plus
"théologie en recherche" qui est celle d'Origène. Dans les fameuse" et qui s'appuie sur 1 Co, 15, 25-28, texte qui a tou-
deux premiers textes, la question et la réponse sont attribuées jours eu pour Origène une grande importance44 , à propos de
à un autre: il ne s'y engage pas. Dans le troisième, elles sont de la soumission future du Christ au Père, quand toute l'humani-
lui, mais il cherche. Et il n'arrive pas à trouver une solution té sera soumise au Fils: tant que l'Eglise, corps du Christ, igno-
claire entre l'infériorité du Fils qui vient de ce que le Père est re ce jour et cette heure, le Fils est dit les ignorer. Enfin savoir
son père et l'égalité des deux. et connaître ont souvent dans l'Ecriture le sens d'expérimen-
ter: c'est dans l'expérience que les saints feront de la béatitude
Nous avons vu plus haut l'affirmation que le Fils, comme
que se trouve la connaissance de ce jour et de cette heure.
les deux autres personnes, connaît le monde. Elle découle
Cette seconde solution sauvegarde l'universalité de la connais-
d'ailleurs logiquement du fait qu'il a en lui':même en tant que
sance du Logos incarne5 •
Sagesse les idées et raisons, plans et germes du monde créé, et
qu'il est créateur avec le Père et l'Esprit. Quant au Verbe incar- l'Agonie et de la Passion, quand il se sentait comme abandonné par le Père.
né, sa connaissance humaine ne pose pas de problème et Ori- Mais comment est-il possible à nous, simples hommes, d'avoir de cela la
gène est persuadé que, restant le Verbe, il jouit de toute la moindre idée?
42. Par exemple SerMt 55, p. 124 1. 22. On peut voir dans Biblia Patristica, III,
connaissance divine. Quand dans la préface du Peri Archon il p. 244 une longue liste de citations de ce verset chez Origène.
expose la règle de foi il a bien soin de préciser: "devenu 43. SerMt 55, p. 124-128.
homme, il est resté ce qu'il était, Dieu"41. Il cite souvent dans ce 44. Sur ce passsages voir nos articles "'Quand le Fils transmet le Royaume à son
Père' : L'interprétation d'Origène", Studia Missionalia (Rome) 33, 1984, 359-
39. ComJn 1, 27 (25) 187. 384; "Origène a-t-il tenu que le règne du Christ prendrait fin ?, Augustinianum
40. Ibid. XXXII, 28 (18), 350. (Rome) 26, 1986,51-61. Articles réédités dans: H. CROUZEL, Le.sfins dernières
41. PArch Préf. 4, 76. Origène n'est pas de l'avis de théologiens contemporains selon Origène, Aldershot (Variorum) 1990.
pour qui la conscience divine de Jésus a dû subir une éclipse au moment de 45. Voir notre Origène et la "connaissance mystique, p. 517.
166 167
TI ne manque pas par ailleurs de textes affirmant que Jésus, manque sous cet aspect. Elle est complètement sagesse (ou pru-
dans son humanité même, connaît tout, sait tout, comprend ce dence, <ppOVT)OlÇ). Elle est définie, et pour cela limitée, car seul
qui est caché. Puisque étant Dieu il connaît les secrets des coeurs l'Un n'est ni défini ni limité. Elle existe toujours et de la mê-
il n'a pas besoin de recevoir de l'homme un témoignage: il sait me manière, elle est incapable de recevoir quelque chose qui
ce qui est dans l'homme46 . TI est le seul à connaître le Père47 et à le s'ajouterait à elle, car ce qu'elle recevrait, différent d'elle,
comprendre parlaitement48. serait du non-être. Tout être vient d'elle: en elle tout est
Sur la question de la connaissance dont jouissent l'Intel- ensemble et uni. L'intelligence et la vie lui viennent de l'être:
ligence plotinienne et le Logos origénien, les deux auteurs ne autrement elles seraient surajoutées à l'être et donc du non-
sont pas intéressés par les mêmes aspects. Plotin, philosophe, être. On ne peut donc séparer dans la seconde hypostase ces
analyse dans le détailles différents aspects de la connaissance trois notions qui toutes viennent de l'Un. Elle n'est pas corps
qui est celle de la seconde hypostase, tandis qu'Origène, théolo- ni substrat des corps50, car les êtres corporels le sont par la
gien au sens moderne du terme, s'en tient aux problèmes que matière qui est du non-être. L'Intelligence a la plénitude de
lui présente l'Ecriture, égalité ou infériorité de la connaissance l'être, parce qu'elle a la forme de la pensée et de la vie5\ vie
que le Fils a du Père, connaissance du Logos incarné. qui est la trace de l'Un, bien que l'Un ne soit pas la Vie 52 .
L'Intelligence comprend des parties très différentes les
unes des autres qui restent cependant toujours ensemble, car
6. Les caractéristiques du Second elle est Il en est de même des différentes intelli-
PLOTIN gences, à la fois distinctes et unies dans l'Intelligence, comme
les âmes dans l'Ame du Monde 54. L'Intelligence est comparée
Nous avons déjà vu bien des caractéristiques de l'Intelli-
au soleil 55 . Elle reste toujours dans le monde supérieur et
gence. Nous reprenons ici certaines d'entre elles d'une maniè-
l'Ame du Monde lui sert d'intermédiaire avec les autres
re plus systématique.
êtres56 • La contemplation de l'Intelligence par l'âme humaine
Puisque l'Un n'est pas oùola, essence, substance ou être, produit en cette dernière l'enivrement et lajoie57 .
l'essence première ou, dans un langage platonicien, l'essence Cette Intelligence formée de nombreuses choses tient son
waie, sera le couple Intelligence-intelligible qui, nous le savons, autosuffisance du dehors, c'est-à-dire de l'Un dont elle dépend.
ne forme qu'un être. L'Intelligence est la partie la meilleure du Chacune des choses qui la forment est déficiente, mais l'ensemble
monde intelligible où elle est tout entière et non divisée 49 . est autosuffisant par la présence de l'Un, cause de son essence et
L'essence intelligible est à percevoir comme impassible. Sa de son autosuffisance, étant lui-même au-delà de tout cela58 • TI ne
nature, son être, ne sont pas à prendre au sens le plus courant: il peut être question pour l'Intelligence de lieu et de temps59.
s'agit de l'être réel, de ce qui est tout à fait être, à qui rien ne
manque de l'être. Tout ce qui paraît être, les êtres sensibles à 50. III, 6 (26), 6, l. 6 ss.
l'existence diminuée, tiennent d'elle ce par quoi ils paraissent 51. V, 6 (24), 6, l. 18 ss. : cf. VI, 7 (38), 15, l. 1 ss.
\ 52. VI, 7 (38), 17, l. 12.
être. L'Intelligence est vivante, d'une vie parfaite: rien ne lui 53. IV, 3 (27), 4, l. 9 ss.
54. Ibid. 5, l. 1 ss.
55. Ibid. Il, l. 14 ss.
46. Jn 2, 25 : FragrnJn XXXIII, p. 508, l. 24. 56. Ibid. 12, l. 30.
47. HomLv VII, 2, 38. 57. VI, 7 (38), 30, l. 9 ss.
48; Mt 11,27: CCels VI, 17,31-44. 58. V, 3 (49), 17, l. 6 ss.
49. IV, 1 (21), l. 1 ss. 59. De même VI, 4 (22), Il, l. 9 ss.
168 169
Enfin l'Intelligence crée toutes choses. La qualité de Créa- més sans s'opposer les uns aux autres. C'est ainsi que de l'Intel-
teur, (nOlTJT'r)ç, ÔTJI.uoupyoç)60 lui incombe, comme d'une autre ligence et de la raison qui vient d'elle, se lève cet univers et
façon à l'Un et à l'Ame du Monde. Et corrélativement lui revient parmi ses éléments règnent soit la paix soit la guerre. Mais
aussi, ainsi qu'aux deux autres, la Providence. Plotin l'identifie malgré les oppositions se crée une seule harmonie par
au Démiurge du Timie de Platon et à la "cause" de la Lettre VI 61 • l'action de cette raison qui vient de l'Intelligence. Si ce
Mais quelle est l'origine du substrat que constitue la matière, monde-ci n'est pas comme celui de là-haut intelligence et rai-
nous l'étudierons plus loin62 • son, il participe cependant à l'une et à l'autre. L'harmonie est
Que le monde soit l'oeuvre d'une providence et non de produite par l'Intelligence malgré la nécessité qui le mènerait
la spontanéité et du hasard, cela pour Plotin est évident: affir- à la déraison si elle n'était pas commandée par l'Intelligence.
mer le contraire serait déraisonnable. Mais la manière de son Au contraire le monde intelligible n'est que raison.
action pose bien des difficultés. Le monde est éternel. La pro- Le monde sensible est un mixte de matière et de raison
vidence consiste en ce que le monde est selon l'Intelligence et et une Âme y préside, le gouvernant très facilement 64 • L'arran-
que cette dernière lui est antérieure, non chronologiquement, gement du monde se fait donc selon l'Intelligence, mais sans
mais logiquement. L'Intelligence est la cause du monde, com- plan réfléchi: cependant si quelqu'un l'avait fait à partir d'un
me son archétype et son paradigme, car le monde est son plan réfléchi, il n'aurait pas été autrement65 • Certes, l'Intelligence
image. Mais il s'agit là du monde vrai et premier, c'est-à-dire ne raisonne pas de manière conceptuelle et discursive comme
du monde intelligible contenu dans l'Intelligence63 • Le monde nous, mais cela ne veut pas dire que le monde ne soit pas
sensible tient son origine de ce monde intelligible, mais en lui l'oeuvre d'une activité raisonnable et qu'il ne soit pas venu à
s'établissent la division et l'opposition des parties. Il ne procè- l'existence par la volonté (npoaipE:(Jlç) du créateur. A l'origine du
de pas d'un raisonnement qui conclurait qu'il doit naître, tout se trouve l'Intelligence immobile de l'univers qui n'est pas le
mais de la nécessité d'une nature seconde, de l'Intelligence produit du hasard ou d'un accident66 •
qui pouvait créer un tel être sans chercher à le faire. Si elle
avait cherché à le faire elle n'aurait pas eu ce pouvoir d'elle- Il reste à préciser les rapports de l'Intelligence avec la
même, elle aurait été comme un artisan qui a acquis de son vertu. A propos de la phrase fameuse du Théétète67 de Platon di-
instruction le pouvoir de faire. L'Intelligence a donc créé ce sant qu'il faut fuir d'ici-bas en s'assimilant à Dieu dans la me-
monde sensible en mettant dans la matière quelque chose u sure du possible, et cela en devenant juste et pieux avec sages-
d'elle-même: elle a accompli cela "sans s'agiter et calme- se, Plotin se demande ce que représente ici le mot Dieu. Il
ment". Ce qu'elle a mis dans la matière c'est la raison qui répond: "N'est-ce pas avec celui qui paraît posséder davanta-
découle d'elle continuellement, tant que l'Intelligence est pré- ge ces vertus et ainsi avec l'Ame du Monde et avec ce qui est
sente dans les êtres. Cette raison est comme la raison sémina- principal (nyouJlÉV<tl) en elle et qui possède une sagesse
(<pPOVTJCHÇ) merveilleuse ?" Ce qui est principal dans l'Ame du
le, la force de croissance qui est dans le germe et où tout les
éléments futurs de la plante ou de l'animal se trouvent préfor- Monde n'est-ce pas l'Intelligence68 ? Plus loin ce même traité
64. Ibid. 2, l. 1 ss.
60. Voir ces mots dans le Lexicon Plotinianum. 65. Ibid. 14, l. 1 ss. Le monde sensible n'en est pas moins très beau: Ibid. 3, l. 1 ss.
61. 323 d 4: V, 1 (10), 8, l. 4 ss. 66. VI, 8 (39), 17, l. 1 ss.
62. V, 9 (5),3, l. 14 ss. 67.176 ab.
63. III, 2 (47), 1, l. 1 ss. 68. 1, 2, 19, 1, l. 6 ss.
170 171
69 dit au-delà de l'oùoia 7S, et il est parlé à plusieurs reprises76 du
des vertus s'interroge sur la manière dont les vertus existent
dans l'Intelligence. La sagesse (oo<t>ia) et la prudence se trou- voDç du Christ dans des citations de 1 Co 2 16, adaptant Is 40,
vent dans la contemplation de ce que possède l'Intelligence 13, avec un sens objectif qui peut se traduire par "mentalité".
qui comprend ces vertus par simple contact, c'est-à-dire par L'union de l'Intelligence et des intelligences, comme celle
intuition immédiate de ce qui est en elle. Autre est la vertu de l'Ame du Monde avec les âmes, a son parallèle dans la mys-
dans l'Intelligence et autre dans l'âme, Ame du Monde ou âme tique nuptiale d'Origène qui fait de l'intelligence humaine du
individuelle. Dans le premier cas elle n'est pas à proprement Christ jointe au Verbe l'Epoux de l'Église de la préexistence
parler vertu, mais elle l'est dans le second. Dans l'Intelligence avec toutes ses suites d'après la chute: nous verrons cela parmi
la vertu correspond à ce qui est son acte, ce qu'elle est elle- les correspondances origéniennes de l'Ame du Monde. Origène
même; dans l'âme la vertu vient d'en haut. La justice en soi ne parle guère d'aùT<lpKEIa et ce mot traduit une préoccupation
(aùToôn:::aloOÛVT)) et les autres vertus sont dans l'Intelligence de Plotin qui ne se trouve guère chez lui. Nous avons déjà mis
comme des paradigmes; dans l'âme elles sont vertus, venant en relief la participation du Fils à la création et à la providence.
de la justice en soi qui est paradigme. Les vertus cardinales Pour Origène aussi le monde "vrai" et premier est celui des
sont définies en fonction de l'Intelligence comme un retour "mystères" divins parmi lesquels se trouvent les idées et raisons,
70
vers elle : dans l'âme elles sont solidaires entre elles comme tous contenus dans le Fils.
leurs paradigmes dans l'Intelligence.
Plotin voit l'Intelligence et la raison qui vient d'elle mettre
de l'harmonie dans le monde sensible malgré les oppositions
ORIGÈNE qui s'y trouvent. Pour Origène, ce rôle incombe à Dieu lui-
A la différence de l'Un plotinien, le Père origénien est habi- même. La variété du monde vient de la diversité des mouve-
tuellement considéré comme "celui qui est" : nous l'avons vu ments du libre arbitre des créatures raisonnables par suite de la
plus haut. Bien qu'Origène considère habituellement les théo- chute originelle plus ou moins profonde de chacune, selon
phanies de l'Ancien Testament comme l'oeuvre du Fils, les allu- l'hypothèse de la préexistence des âmes. Mais Dieu ramène ces
sions fréquentes à la révélation du Buisson ardent71 sont toutes, divergences "à un unique accord ... pour consommer, malgré la
sauf une fois, rapportées au Père et non au Fils72 . Les quelques diversité des mouvements des intelligences, l'accomplissement
affirmations que le Père est "au-delà de l'oùoia"73 signifient seule- d'un monde unique et diriger la variété des intelligences elles-
ment qu'il est "celui qui est" à un degré dépassant tous les êtres. mêmes vers une seule fin parfaite". Il fait cela en respectant les
Ce que Plotin dit de l'Intelligence s'applique donc sur ce point libertés, aspect capital de toute la synthèse origénienne. C'est
au Père, selon Origène. Mais c'est le Fils qui est, sinon le Vivant, du ainsi que" comme notre corps formé de membres nombreux est
7
moins la Vie \ ainsi que la Sagesse, oo<t>ia mieux que <t>POVT)OlÇ : un et maintenu par une âme unique, de même, à mon avis, il
nous avons vu tout cela amplement. Le Père est dit intelligence faut concevoir l'univers comme un animal immense et énorme,
(voDç) ou "au-delà de l'intelligence", dans le même sens qu'il est gouverné par la Puissance et Raison de Dieu comme par une
âme unique"77. La Puissance et la Raison de Dieu c'est le Fils78,
69. l, 2 (19).
70. 1,2 (19), 6, l. Il ss.
71. Ex. 3, 14. 75. CCels VIII, 38, 1.
72. Voir la Biblia Patrutica III. 76. Par exemple ComJn l, 4 (6), 24.
73. CCels VII, 38,1 ; VI, 64,14: cf. PLATON, Rep. 509, b. 77. PArch II, 1, 1-3, citations l. 35 ss et 60 ss.
74.Jn 1,4: ComJn 1,25 (24), 159. 78. Ibid. I, 2, 9, 264.
172 173
dont ces mots sont des Ènlvotal. Dans ce rôle de mise en ordre et "ombre"B4 du Verbe, l'intermédiaire entre le Verbe et nous. Bien
en harmonie de l'univers qui incombe pour Plotin à l'Intelli- qu'elle ait reçu communication de toutes les vertus qu'est le
gence et à l'Ame du Monde, nous trouvons chez Origène le Verbe, nous ne pouvons recevoir d'elle ces vertus que dans la
Père et le Fils : nous y reviendrons à propos des équivalences mesure dont nous sommes capables. C'est pourquoi nous
origéniennes de l'Ame du Monde. n'avons que des "ombres" de vertus. Dans son Remerciement à
L'opposition entre un monde intelligible qui n'est que
Origène Grégoire le Thaumaturge fait écho.à la doctrine stoï-
cienne déclarant que la vertu de Dieu est la même que celle des
raison et un monde sensible qui est un mixte de matière et de
raison est aussi dans l'esprit d'Origène qui ne spécule guère hommes85 et prend un peu plus loin cette doctrine à son comp-
te86, mais pour les exercer on a besoin d'en recevoir de Dieu la
cependant sur la manière, intuitive et non raisonnante, dont le
forces7 • Mais il ne disait pas comme les stoïciens que le sage est
Logos agit.
égal en vertu au Dieu suprême, puisque selon son maître
Il y a enfin un certain parallèle en ce qui concerne les ver- devant qui il prononçait ce discours à la fin de sa scolarité les
tus. Le Père en est l'origine, comme de tout. Les paradigmes vertus humaines ne sont que des "ombres" de vertus.
des vertus se trouvent dans le Fils dont elles sont des ÈnlvOtal. Nous pouvons remarquer aussi que le sens surnaturel de
Les noms de vertus, parfois précédés de aÙTÛ- et appliqués au l'être que nous avons signalé chez OrigèneBB a un certain cor-
Fils sont nombreux: aùToaÀTÎgeta, aÙTooIKalOOÛVTl, aÙTooo<l>la, respondant chez Plotin pour qui la véritable existence est
etc'9. Dans cette perspective le Christ est dit il nàoa Kat
réservée à l'Intelligence et au monde intelligible, celle de ce
Cwoa apeTTÎ, "la vertu tout entière, animée et vivante"So, les deux
monde-ci étant dégradée.
adjectifs exprimant le fait que cette vertu est une personneS).
Enfin, selon Origène, le Fils dans sa divinité n'est pas plus
Mais entre le Christ dans sa divinité et l'homme ordinaire
s'interpose une autre entité, évidemment ignorée de Plotin, dans un lieu que le Père: il est partoutS9 et sa divinité n'a pas
été limitée par l'Incarnation ; il est à la fois dans son être hu-
l'âme humaine du Christ, qui a reçu communication de toute la
main et partout, sans qu'il faille croire qu'il se divise90 •
réalité du Verbe, donc de toutes les vertus, et qui, quoique
douée de libre arbitre comme toutes les âmes, est par son
union au Verbe absolument impeccable, possédant par là ce 7. Le Second entre les deux autres
caractère de "substantialité" qui n'appartient qu'à la Trinités2 •
PLOTIN
C'est elle qu'Origène voit dans "le souffle de notre face, le
Christ Seigneur, dont nous avons dit: à son ombre nous De même qu'elle a été engendrée par l'Un, l'Intelligence
vivrons parmi les nations"83. L'âme humaine du Christ est cette engendre l'Âme du Monde. Cette dernière naît d'un acte de
l'Intelligence, elle regarde fortement vers elle qui est "l'essen-
79. Voir les index de mots. ce des êtres". Elle la voit comme son bien et s'en réjouit, car
80. ComJn XXXII, 12 (7), 127.
81. Chez Origène npoownov n'a que les sens du grec classique: masque de 84. HomPs 38, Il, 2,1402 A ss.; ComRm VI, 3,1062 A.
théâtre, acteur, personnage de théâtre, visage. 85. RemOrig IX, 124,50.
82. PArch Il, 6, surtout § 3 la communication des idiomes, § 4 l'union incom- 86. Ibid. XI, 142, 50.
parable de cette âme au Verbe, § 5 liée à lui de façon inconvertible, § 6 comme 87. Ibid. XII, 146, 7.
le fer plongé dans le feu devient feu. 88. Cf. p. 57 ss.
83. Lam 4, 20 : PArch Il, 6, 7, 219 ss. Selon le sens littéral l'Oint du Seigneur 89. PArch IV, 4, 2, 52.
est le roi Sédécias emmené captif à Babylone. 90. Ibid. IV, 4, 3, 92 : cf. ComRm VIII, 2,1162.
174 175
c'est là une contemplation qui n'est pas accessoire, mais qui est prété par Plotin dans le sens que l'Intelligence garde toujours
digne d'elle et de sa vision l • Une exégèse du mythe de la nais- en elle ce qu'elle engendre, et c'est pourquoi elle est toujours
sance d'Eros dans le Banquet de Platon Ibis voit l'Ame du Monde rassasiée, par suite d'un jeu de mots entre Kpovoç et KOpOç4. Ici
figurée par Aphrodite - ailleurs c'est Zeus qui la représente -. il est dit que le dieu Cronos est enchaîné pour rester toujours
Poros est la raison ou les raisons venant de l'Intelligence qui identique et qu'il abandonne à son fils Zeus, l'Ame du Monde,
rassasient l'âme: ou encore les raisons sont figurées par le nec- le commandement de l'univers d'ici-bas, se réservant celui du
tar qui enivre les dieux. La raison ou les raisons constituent une monde d'en haut. Et il fixe son propre père, Ouranos, l'Un, en
sorte d'intermédiaire entre l'Intelligence et l'Ame: nous y lui-même et va jusqu'à lui vers le haut. Il est donc entre les
reviendrons 2 • L'Ame est l'image de l'Intelligence, car, comme deux, le haut et le bas. Il est celui qui est premièrement beau:
toujours, ce qui est engendré est une image (diminuée) de son son père est au-dessus du beau et l'Ame est belle, ayant la trace
géniteur. Elle est comparée à la parole proférée (Èv npo<J>opq) du Beau, son père, et devenant plus belle quand elle regarde
qui est l'image de la parole intérieure, celle qui est dans l'âme: vers le haut5 •
elle est donc la parole de l'Intelligence, son expression. De toute façon il ne faut pas que l'âme individuelle dans
L'Intelligence est aussi représentée par le feu avec la chaleur sa montée en reste à l'Intelligence, mais qu'elle continue son
qu'il garde et, figurant l'âme, celle qu'il fournit. L'Ame est intel- ascension vers l'Un qui a engendré l'Intelligence et lui est
ligente parce qu'elle est née de l'Intelligence, mais son intelli- supérieur, car la beauté de l'Intelligence est multiple et variée.
gence se manifeste par les raisonnements et sa perfection, qui De ce qui a seulement la forme du Bien il faut passer au Bien
vient de son père, n'atteint pas celle de son père, l'Intelligence. lui-même.
Sa raison est en acte quand elle voit l'Intelligence : c'est en la
A propos des rapports de l'Intelligence et de l'âme du
regardant qu'elle a en elle les réalités qui lui permettent de pen-
Monde, l'Ame est comparée à la matière, l'Intelligence qui est
ser et d'agir. Elle est comme la matière dont l'Intelligence est la
en elle à la forme. L'Ame donne aux quatre éléments la forme
forme 3 •
du monde, avec les raisons que lui fournit l'intelligence à partir
Dans un autre passage, l'Ame du Monde est représentée de l'intelligible qu'elle contient, "comme aux âmes des artistes
par Zeus, le roi des dieux, et les deux autres hypostases par ses viennent des arts les raisons (les règles) pour agir"6.
prédécesseurs, son père et son grand-père, Cronos pour l'Intel- A la suite de l'Intelligence universelle sont les intelli-
ligence, Ouranos pour l'Un. La légende voulait que, après avoir gences particulières ; il Y a entre elles un rapport analogue à
détrôné son père Ouranos, Cronos ait dévoré ses enfants à leur celui de la science universelle et de ses parties : la science est
naissance pour éviter qu'ils ne lui infligent le même sort qu'il antérieure à ses parties, elle contient tout en puissance, chaque
avait fait souffrir à son père. Mais son épouse Rhéa lui cacha le partie est en acte ce qu'elle est et en puissance toute la science.
petit Zeus qu'elle fit élever secrètement en Crète. Cela permit à L'Intelligence universelle existe avant les particulières qui sont
Zeus de détrôner son père et de l'enchaîner. Nous avons vu que en acte : elle les contient, les guide, elle est leur puissance et les
cet épisode burlesque, Cronos dévorant ses enfants, est inter- intelligences particulières possèdent l'universelle. Mais toutes,
l'universelle et les particulières, tout en étant contenues l'une
1. III, 5 (50), 3, l. 3 ss.
1 bis. 203 a-204 c. 4. V, 1 (10), 7, l. 30 ss.
2. III, 5 (50), 8-9. 5. V, 8 (31), 13, l. 1 ss.
3. V, 1 (10),3, l. 1. 6. V, 9, (5), 3, l. 24.
176 177
dans les autres et réciproquement, ont cependant leur existence
propre. L'intelligence universelle est en acte toutes les autres
ensemble et l'intelligence individuelle en acte ce qu'elle est et en
puissance l'universelle7• Pour arriver à contempler l'Intelligence
il faut laisser de côté tout le sensible et voir l'Intelligence avec
notre intelligence8 •
ORIGÈNE CHAPITRE III
Il n'est pas possible de parler déjà des rapports du Fils
avec ce qui est après lui puisque nous n'avons pas encore réso- L'ÂME DU MONDE
lu le problème des correspondances origéniennes de l'Ame du SELON PLOTIN
Monde.
ET SES CORRESPONDANCES
ORIGÉNIENNES
Ce troisième chapitre n'a pas la même structure que les
deux premiers et les deux derniers. La première partie expo-
se la doctrine plotinienne de l'Ame du Monde, faisant seule-
ment quelques remarques secondaires concernant Origène.
La dernière partie traitera des correspondances origéniennes.
Un appendice s'occupera des démons plotiniens et de leurs
correspondants origéniens, anges et démons.
1. L'Âme du Monde suivant Plotin
Alors que l'Un, bien que tout dérive de lui, ne sort pas de
lui-même et ne se tourne pas vers ce qu'il engendre, alors que
l'Intelligence, en qui se trouvent les principes des êtres, à savoir
tout l'intelligible, ne quitte pas le monde d'en haut, l'ÈKEÏ, l'Âme
du Monde est l'intermédiaire entre le monde supérieur et le
monde sensible. Ce dernier comprend d'une part son plus haut
degré, le ciel astral, et de l'autre le monde bas où nous vivons.
Elle regarde donc à la fois vers le haut dont elle procède et vers
le bas qu'elle anime, par l'intermédiaire des âmes particulières,
7. VI, 2 (43),20,1. 1 58. à la fois unies à elle et ayant leur individualité. Mais elle ne quit-
8. VI, 6 (34), 8, 1. 7. te pas le monde supérieur.
178 179
a. Nature de l'âme même, multiple par les corps qu'elle anime et qui sont compo-
sés de parties: mais elle est tout entière dans chaque partie4 •
PLOTIN
Cette multiplicité coexistant avec la simplicité pourrait aussi
Ce que nous allons dire s'applique à la fois, mutatis être constituée par les raisons de ce qui est produit: "l'âme est
mutandis, à l'Ame du Monde et aux âmes particulières. L'âme raison et la somme des raisons : les raisons sont son acte
est apparentée à la nature plus divine et éternelle. Elle n'a pas quand elle agit selon son essence"5.
de COrpSI, donc pas de figure extérieure (oxTiJla), ni de couleur,
et on ne peut la toucher. L'âme qui n'est pas unie à un corps L'âme, aussi bien celle du monde que l'individuelle,
contient en elle les biens les meilleurs qui sont les vertus. Elle participe à la fois du monde intelligible et du monde sen-
appartient à l'univers divin et éternel, elle est parente du divin sible, mais différemment. L'âme individuelle participe néces-
et unie à lui par sa nature: elle est donc complètement immor- sairement à l'être sensible car elle se trouve "au dernier
telle. Mais tout ce qui est ajouté à l'âme, le corps par exemple degré de l'intelligible comme confinant avec la nature sen-
pour les âmes descendues ici-bas, la diminue : l'intelligence sible". Si elle se plonge avec trop d'ardeur dans le sensible
dans son état de pureté ne voit rien de ce qui est mortel, mais elle apprend le mal : cette connaissance du mal peut entraî-
elle se voit dans ce qui est intelligible et pur ; avec ce qui en ner une connaissance plus grande du bien, pour celles qui
elle est immortel elle considère l'immortel, tout l'intelligible, le n'ont pas eu la force de se garder en sécurité. Mais l'Âme du
monde lumineux, éclairé par la vérité qui vient du Bien. Elle Monde ne se met jamais dans cette situation inférieure où
est semblable au divin. Il faut donc que l'âme (humaine) se elle pourrait pâtir le mal : tout en considérant ce qui est au-
purifie pour arriver à connaître tout cela, comme une statue dessous d'elle, elle s'attache toujours à ce qui est au-dessus:
dont on a ôté la rouille 2 • Si toute âme était corruptible elle ce contact avec les réalités d'en haut elle le procure à celles
aurait péri depuis longtemps. En effet pour Plotin le monde qui sont en bas6 •
n'a pas eu de commencement. On ne peut dire que si l'Âme L'Ame du Monde est constituée intérieurement par sa
de l'univers est immortelle la nôtre ne l'est pas et on ne saurait relation avec l'Intelligible: son rapport avec ce qui est hors
donner les raisons d'une telle affirmation. Chacune est princi- de lui lui reste extérieur. Elle est semblable à l'Intelligence
pe de mouvement, chacune vit par elle-même et leur intelli- dont elle vient: quoique dissemblable à ce qui est en bas,
gence les met en contact avec les mêmes réalités, celles du ciel elle s'en rend cependant semblable par son action et par sa
astral, celles qui sont au-delà du ciel, à savoir le monde d'en création, car son action contemple et sa création produit des
haut, lorsqu'elles cherchent tout ce qui a de l'être et qu'elles formes (Elôn), comme des pensées perfectionnées, mettant
montent jusqu'au principe premier. L'âme est une et simple et sur tout des traces de la pensée et de l'Intelligence qui pro-
ne peut se décomposer car elle n'a pas d'éléments: elle est cèdent selon l'archétype qui est l'Intelligence: elles imitent
indestructible!!. Bien que n'admettant aucune division elle est l'Intelligence au plus haut degré quand elles lui sont pro-
véhiculée par tous les êtres parce que ces derniers ne peuvent ches et dans le cas contraire n'en gardent qu'une image obs-
être sans elle: elle est comme dans le cercle le centre d'où par- cure 7•
tent les rayons. L'âme est à la fois une et multiple, une par elle-
4. IV, 2 (4), 1,1. 21 5S. ; cf. VI, 2 (43), 4, 1. 2l.
1. Cf. III, 6 (26), 6, 1.1 55. 5UrtOUt 38. 5. VI, 2 (43), 5, 1. 12 S5.
2. IV, 7 (2) 10,1. 1 55. 6. IV, 8 (6), 7,1. 1 ss.
3. Ibid. 12, 1 55. ; cf. IV, 2 (4), 1,1. 21 55. 7. V, 3 (49), 7, 1. 26.
IBO 181
vers le corps. Si cette âme unique se tourne vers l'" esprit" sous
ORIGÈNE
l'action de sa tendance supérieure, l'intelligence, elle se conforme
Ce que nous allons dire ne s'applique chez Origène à lui et devient toute spirituelle17 : mais si elle est sous l'influence
qu'aux âmes individuelles. Les caractères ici recensés chez de sa partie inférieure, la "pensée de la chair", amie de la matière
Plotin se retrouvent chez Origène. Que l'âme soit apparentée corporelle18, cette partie inférieure enlève à la supérieure son pou-
au divin cela est évident, par suite de la création de la créature voir hégémonique et l'âme devient tout entière charnelle 19.
raisonnable selon l'Image de Dieu qui est le Fils 8 : c'est vrai L'intelligence origénienne, individuelle, est appelée aussi faculté
pour l'ange comme pour l'homme, mais aussi à l'origine pour hégémonique (hyej.!ovl1<ov) d'un terme stoïcien ou coeur d'un
les démons qui ont d'eux-mêmes renié cette parenté divine9 • terme biblique.
L'âme est incorporelle, bien que toujours unie à un corps, éthé-
ré ou terrestre, qui est le signe de sa condition de créature :
tout cela est développé, à propos de l'intelligence qui est pour b. Procession et conversion de l'Ame du Monde
Origène, nous le verrons, la partie supérieure et primitive de
PLOTIN
l'âme, dans le Traité des Principes lO • L'âme n'a pas besoin de
lieu ll ni de grandeur corporelle12 car, si elle est toujours unie à Nous avons vu plus haut que, dans plusieurs passages,
un corps, elle n'est pas elle-même COrpS13. Elle est immortelle et Plotin représentait ses trois hypostases par trois ou même quatre
dans la résurrection elle communiquera cette immortalité au divinités du Panthéon grec, l'Un par Ouranos, l'Intelligence par
corps mortel: c'est pourquoi elle est dite vêtement du corps14. Cronos, l'Ame du Monde soit par Zeus soit par l'Aphrodite céles-
Si on parle pour Origène de partie supérieure ou inférieure de te, à propos du mythe platonicien de la naissance d'Eros dans le
l'âme, le mot n'est pas tout à fait adéquat: il s'agit plutôt de ten- Banquefo. L'Aphrodite céleste, dite née de Cronos, représente
dances, de deux pôles entre lesquels l'âme est disputée ; d'une "l'âme très divine née pure de lui qui est pur et demeurant là-
part l'intelligence la tire vers l'esprit, d'autre part la "chair" ou haut parce qu'elle ne veut ni ne peut rester dans les réalités d'ici-
la "pensée de la chair" l'attire vers le corps15. Nous reviendrons bas". Elle est une hypostase distincte et ne participe pas à la
sur toutes ces notions et nous les étudierons en détail. Dans le matière, ce que signifie le fait qu'elle n'a pas de mère. Elle tire sa
Traité des PrinciPes16 Origène discute deux ou même trois théo- force de ce qu'elle est proche de son père: son désir est de se
ries sur l'unité ou la dualité de l'âme: il ne conclut pas mais sa fixer à lui qui est capable de la maintenir là-haut. Elle reste donc
position propre fait la synthèse des thèses opposées en suppo- .1 suspendue à l'Intelligence et ne peut tomber. Elle suit Cronos et
sant une seule âme tirée dans deux directions, vers l'esprit et le père de ce dernier, Ouranos, elle dirige vers lui son activité,
elle l'aime et elle engendre Eros, l'Amour21 . Quand il y a généra-
8. PArch 1, l, 7, 252. Voir notre Théologie de l'image de Dieu. tion l'engendré est moindre que celui qui l'engendre: c'est le cas
9. CornJn XX, 22 (20), 182. de l'Ame par rapport à l'Intelligence: "Cette Ame est une essen-
10. PArch 1, 1,6, 166 ss.
Il. Ibid. Cf. GREGOIRE LE THAUMAWRGE, Remerciement à Origène, VI, 86-87.
ce (oùola) venant d'un acte qui la précède, vivante, procédant
12. PArch 1, 1,6, 194.
13. Ibid. 1, l, 7, 210 ss. ; 1, 7, l, 10 ; II, 2, 2, 24 ; II, 8, l, 1 ss. ; IV, 3, 15, 489. 17. PEuch IX, 2, p. 319,1. 7.
14. PArch II, 3, 2, 49 ss.
18. PArch II, 10, 7, 249.
15. Voir notre article "L'Anthropologie d'Origène dans la perspective du com- 19. CCeis IV, 85, 10: voir "L'Anthropologie ... " (cf. note 15).
bat spirituel", Revue d'Ascétique et de Mystique 31, 1955, 13. De même J. 20. Voir soit en 203 c 3-5 soit en 180 d 7-8.
DUPUIS, L'esprit de l'homme, Bruges 1967.
21. 111,5 (50), 3, 1. 1.
16. PArch III, 4.
183
182
de l'essence des êtres (= l'Intelligence) et regardant vers elle Nous venons de dire que l'âme est la parole de l'Intel-
qui est l'essence première et la regardant fortement". Cette ligence, c'est-à-dire qu'elle en est l'expression et une certaine
contemplation de l'Intelligence par l'Ame est essentielle pour activité. Mais la parole émise par l'Ame est obscure, l'image
elle et l'Eros qui en naît représente le désir qu'elle en a. Dans étant moins claire que le modèle ; elle devient plus lumineuse
ce texte22 , par suite de la dualité d'Aphrodites -la céleste dont lorsque l'Ame regarde vers l'Intelligence, de même que cette
il est question ici et celle qui est née de Zeus et de Dionè23 - dernière regarde vers l'Un pour être Intelligence. Il n'y a rien
Plotin semble dédoubler l'Ame du Monde en supposant à côté qui les sépare: "Toute chose désire ce qui l'a engendrée et
de cette Ame d'en haut et de son Eros, une Ame de l'univers l'aime, surtout lorsque sont seuls le géniteur et l'engendré;
assistée d'un autre Eros, qui est préposé aux mariages. "Toute quand le géniteur est le meilleur, l'engendré est nécessaire-
(âme) désire le bien, y compris celle qui est mêlée (à la matiè- ment avec lui, il en est séparé seulement par son altérité"27.
re) ou qui est devenue l'âme de quelqu'un, parce qu'elle est à Étant image de l'Intelligence, l'Ame lui est nécessairement infé-
la suite de celle-là (la céleste) et qu'elle vient d'elle"24. rieure : indéfinie par elle-même, elle est définie par l'Intelligen-
Quant au Poros du mythe platonicien qui s'est enivré de ce. Elle est à la fois une parole et une substance, ce qui est
nectar et dort, il représente la raison, ou mieux l'abondance pensé discursivement ; elle tient d'un côté à
des raisons qui viennent de l'Intelligence et de l'intelligible à l'Intelligence, se remplit d'elle, en jouit, y participe et pense, et
l'Ame et qui la rassasiene5 • d'autre part elle touche à tout ce qui sort de l'Intelligence et
L'Ame est l'image de l'Intelligence comme la parole pro- elle engendre des êtres qui lui sont inférieurs28 .
férée de celle qui est dans l'âme: elle est donc la parole de L'Ame ne voit pas ce qu'elle a en elle, à savoir les raisons
l'Intelligence, toute son activité, et la vie que l'Intelligence pro- (ÀOyOl) reçues de l'Intelligence et qu'elle va incorporer dans les
duit pour produire autre chose; autrement dit l'Intelligence êtres. En effet elle ne les a pas engendrées, mais reçues. Elle ne
agit sur l'univers par le truchement de l'Ame. On trouve aussi voit pas parce qu'elle n'a pas elle-même une lumière suffisante
le dédoublement de l'Ame en une Ame d'en haut qui ne et si elle parvient à voir c'est qu'elle est perfectionnée par
s'écoule pas, mais reste immobile et une âme qui fait être: dé- autre chose, autre chose qui est l'Intelligence. La lumière de
doublement ou double fonction de la même Ame. Venant de l'Intelligence brillant dans l'âme l'éclaire, la rend intelligente,
l'Intelligence elle est intelligente et son intelligence à elle se l'assimile à elle-même qui est la lumière d'en haut. Par là, elle
manifeste par des raisonnements. Elle tiré sa perfection de devient proche de la nature de l'Intelligence et de l'intelligible.
l'Intelligence, mais elle n'a pas été engendrée parfaite: elle en Cette lumière tourne l'âme vers elle-même et lui fait aimer la
tire aussi le fait de subsister. Elle agit en regardant vers l'Intel- splendeur qui est dans l'Intelligence29 . Si l'Un peut être compa-
ligence et ce regard lui donne les réalités intelligibles qui lui ré à la lumière, l'Intelligence au soleil, l'Ame sera la lune qui
permettent de penser et d'agir. Son rapport à l'Intelligence est reçoit du soleil sa lumière30 • En effet celle de l'Ame est une
comparé à celui de la matière àla forme. En tant que matière
de l'Intelligence, semblable à elle (VOOEIÔTlç), elle est belle26 . 27. V, 1 (10),6,1. 44.
28. Ibid. 7, 1. 38.
22. Ibid. 3, 1. 14 ss. 29. V, 3 (49), 8, 1. 8 ss.
23. Ibid. 2, 1. 14 ss. 30. Comparaisons correspondantes chez Origène : le Père la lumière dont le
24. Ibid 3, 1. 27 ss. Fils est le rayonnement, le Fils soleil et l'Eglise lune qui reçoit sa lumière du
25. Ibid. 9, 1. 1 ss. soleil: cf. HomEz IX, 3, 45 ss. Voir notre Origène et la "connaissance mystiqu.e" p.
26. V, 1 (10), 3, 1. 1 ss : cf. V, 9 (5), 3, l. 20 ss. ; III, 9 (13), 5, l. 3. 130-153.
184 185
lumière empruntée qui la colore en surface, car elle est intelli- tus classiques, prudence, courage, tempérance,justice ? La raison de
gente, mais l'Intelligence a en elle-même une lumière propre cette question est probablement que ces vertus supposent une
qui se confond avec ce qui est illuminé dans sa propre essen- confrontation avec une opposition du dehors. Le problème est
ce31 • L'âme est belle: l'Un est au-delà du Beau, l'Intelligence est résolu en comparant les vertus qui sont dans l'Ame du Monde au
le Beau. La beauté de l'Ame vient de ce qu'elle est une trace du feu qui chauffe et celles qui sont en nous à ce qui est chauffé38•
Beau, mais elle est belle surtout quand elle regarde vers
l'Intelligence32 • S'il s'agit d'âmes individuelles, seule est belle ORIGÈNE
celle à qui l'Intelligence donne la sagesse (ou la prudence, A propos du sens origénien de l'unité comme perfection
<l>pôVr)CJlÇ )33.
voir p. 32 ss.
A travers l'Intelligence, l'Âme tend vers l'Un et elle trou-
ve dans cette tension son unité. Elle le voit en dansant
(xopeûouCJa) autour de l'IntelligenceM ou en d'autres termes c. L'Ame du Monde et le monde
elle tourne autour de Dieu (l'Un), elle l'entoure de son amour PLOTIN
et elle le possède autant qu'elle en est capable, non totalement L'Ame du Monde est le créateur le plus immédiat du
par conséquent. Elle n'est pas dirigée vers lui, mais elle est monde et des corps, qu'il s'agisse du monde céleste, c'est-à-
autour de luP5. L'Ame donne aux êtres l'unité: dans son dire astral, ou du monde terrestre. "Car il n'y aurait pas de
action sur l'univers elle fournit l'un et l'unité à tous les êtres. corps composé ou même simple dans les êtres, sans une âme
Regardant l'Un elle fait toutes choses unes. La proportion qui se trouve dans l'univers, si toutefois c'est une raison surve-
d'être est en relation avec celle d'unité. Parce que l'Ame a plus nant dans la matière qui fait les corps et une raison ne peut
d'unité que les êtres qui en dérivent, elle a plus d'être. Mais en provenir de nulle part sinon d'une âme". Le rôle de l'Ame est
elle, à la différence de ce qui en est de l'Un, l'unité est un attri- d'ordonner et de mélanger la matière 39 • Plotin s'oppose à
but ou un accident: cependant si l'Ame n'était pas une elle ne ceux qui veulent expliquer la formation des corps par le seul
serait pas. Elle est une et" multiple, quoique non faite de par- mouvement des atomes, comme Démocrite et Epicure : c'est
ties, car elle a de nombreuses puissances, raisonner, désirer, l'Ame qui fait les corps. Si elle n'existait pas il n'y aurait rien
percevoir, et l'unité les joint comme par un lien. Elle reçoit dans l'univers 40 • S'ensuit-il un déterminisme strict, comme si
l'unité de l'Intelligence et l'introduit dans lès êtres36 • t
l'Ame du Monde gouvernait implacablement toutes les par-
Nous avons traité de la vertu dans l'Ame à propos de 1
ties du monde? Nous reviendrons sur ce sujet41 • De toute
l'Intelligence37• Ajoutons ce qui suit. Est-il raisonnable de lui attri- façon tout le mouvement de l'univers provient de cette Ame42 •
buer les quatre vertus que Plotin appelle politiques, mot qu'on C'est elle qui donne aux quatre éléments la forme du monde,
traduirait peut-être mieux par sociales, c'est-à-dire les quatre ver- mais l'Intelligence est comme la forme (eT50ç) de l'âme 43 •
A Platon dans le Timie dit que l'âme fut donnée par le bon Démiurge
31. V, 6 (24), 4, 1. 14 ss.
32. V, 8 (21), 13; 1. Il ss. 38. l, 2 (19), 1,1. 21.
33. V, 9 (5), 2, 1. 18 ss. 39. IV, 7 (2), 2, 1. 20 ss.
34. l, 8 (51),2,1. 2 ss. 40. Ibid. 3, 1. 1 ss.
35. II,2 (14), 2, 1. 12. 41. III, 1 (3), 4, 1. 1 ss.
36. VI, 9 (9) , 1,1. 14. 42. Ibid. 7, 1. 5 ss.
37. Cf. p. 171 ss. 43. V, 9 (5),3,1. 18.
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au monde pour le rendre intelligent, ce qu'il ne pouvait être qu'elle anime, les astres et nous-mêmes47 . Elle reste immobile :
sans âme. C'est ainsi que l'âme de l'univers a été envoyée par c'est le corps du monde qui s'attache à elle et est comme illumi-
Dieu dans le monde 44 • Cette Ame divine est dite gouverner né par elle et il est en sûreté. Mais l'Ame du monde n'a pas
tout le ciel (astral). Elle est au-dessus de lui par sa partie la comme nous des sens avec leurs organes. A-t-elle comme nous
meilleure et elle envoie en lui la dernière de ses puissances. conscience de ce qui est au-dedans d'elle? La puissance végéta-
Elle n'a pas été faite par Dieu dans un lieu inférieur et elle tive, celle qui est dans les plantes, est présente en elle sans être
n'est pas privée de ce que lui accorde sa nature divine: elle l'a présente et la sensitive qui est dans les animaux, également48 .
de toute éternité et l'aura toujours. Rien en elle n'est contrai- Une série de questions est posée au début du traité intitu-
re à cette nature et cela lui appartient toujours et n'a jamais lé "ce qui est un et identique est en même temps tout entier par-
commencé. Elle est donc dans l'éternité, bien que, nous le tout" (VI,4-5 , 22-23). Si l'Âme est présente dans tout le corps de
verrons, elle crée le temps45. l'univers, puisque le corps en question représente une certaine
L'Ame fait l'unité du monde, elle lui apporte l'Un. Par étendue, ne se divise-t-elle pas selon les parties de ce corps? Ou
son action créatrice, en modelant, formant et rangeant ensem- est-elle partout tout entière par elle-même, précédant les corps
ble les êtres, elle leur fournit l'unité et elle devient elle-même et non précédée par eux, de sorte que, en quelque endroit
l'Un, bien qu'elle ne le soit pas par nature. Pareillement, si elle qu'aille un corps, il y trouve l'Ame, tout le corps de l'univers
donne aux êtres la forme (I-l0p<pn) et l'idée (dôoç), elle est cepen- étant placé dans l'Ame? Mais si l'Ame ainsi remplit tout, com-
dant autre que les formes car elles sont l'intelligible présent ment n'a-t-elle pas de grandeur? De quelle manière serait-elle
dans l'Intelligence. L'Ame est une, mais elle a plus d'unité et dans l'univers avant que l'univers soit ? Cette dernière question
donc davantage d'être que tous les êtres qui participent d'elle. est une pure hypothèse car Plotin affirme l'éternité du monde.
Mais l'Ame est autre chose que l'Un, elle n'est pas l'un en soi Supposer que la grandeur lui survienne ainsi par accident ne
(aùTo TO Ëv) : l'unité est en quelque façon en elle un accident supprime pas le problème : comment d'ailleurs deviendrait-elle
; âme et un sont deux choses différentes. Cette grandeur par accident? Elle n'est pas comme une qualité du
unité qu'elle donne au monde et aux corps, elle la reçoit corps. L'Ame ne se divise pas, bien qu'on la dise divisée parce
d'aill eurs46 • qu'elle est partout49 .
L'Ame universelle a donc créé le monde, mais les âmes
Cette Ame a fait le soleil, le ciel, et, par l'intermédiaire
individuelles gouvernent une partie du monde 50 . S'appuyant
des âmes individuelles tous les vivants, y compris les astres qui
sur Platon 51 Plotin affirme que le ciel est plein d'âmes, de
sont des vivants. C'est elle qui les orne, les ordonne, qui est
même que la terre avec celles des hommes et des animaux52.
l'origine du mouvement des astres. Elle les fait vivre ou les Contrairement à l'hypothèse formulée plus haut, il considère
abandonne à la mort sans s'y abandonner elle-même. Elle ne le monde comme fait éternellement5\ utilisant pour cela la
se fragmente pas en parties, si une de ses parties don-
nait la vie à telle partie du monde, mais elle est tout entière 47. V, 1 (10), 2, 1. 4 ss.
présente dans chaque partie de l'univers. Elle divinise tout ce 48. 111,4 (15), 4, 1. 4 ss.
49. VI, 4 (22), 1,1. 1 ss.
50. IV, 3 (27), 6, 1. 4 ss.
44. IV, 8 (6), 1,1. 40 ss. : PLATON, Timée, 34 b 8; 29 a 3; 30. 51. Philèbe 30 a-b.
45. IV, 8 (6), 2, 1. 30. 52. IV, 3 (27), 7,1. 4 ss.
46. VI, 9 (9), 1,1. 17. 53. Cf. III, 7 (45), 6, l. 52 ss.
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même formule qui se trouve chez Origène pour exprimer l'éter- du monde n'est pas pour elle une déchéance, une inclinaison
nité de la génération du Fils : "Puisqu'il n'était pas de moment vers le bas : Plotin s'oppose ainsi aux gnostiques58 et il procla-
(OÙK nv
on:) où cet univers n'était pas animé ou qu'il n'yen avait me que l'Ame "très bienheureuse" est "le chef de cet uni-
pas où un corps existait sans âme, ni une matière qui serait sans vers "59. Elle est la soeur de nos âmes, et bonne: elle est aussi
ordre". Mais il est possible de séparer ces moments par une opé- impassible, rien ne peut la troubler ni la frapper.
ration de la pensée. L'âme a besoin d'un corps: si elle n'avait Il est question d'un mouvement circulaire (m:playwyn) de
pas de corps elle n'existerait pas, ou plutôt elle se créerait un l'Ame qui empêche toute déviation (inclinaison, veùcnv) du
lieu, c'est-à-dire un corps. Animé ainsi par l'Âme, ce monde a mouvement du monde60 • Il doit peut-être être mis en rapport
une âme, sans la posséder ni la dominer. Ce n'est pas l'âme qui avec la danse circulaire de l'Ame autour de l'Intelligence6 } ou
est dans le corps qu'est le monde, mais le monde est dans l'âme. le fait qu'elle tourne autour de l'Un 62 • L'Un et l'Intelligence
L'âme est assez grande pour pouvoir contenir tout le corps sont immobiles, l'Ame aussi d'une part, mais d'autre part par
qu'elle anime54. Que le corps soit dans l'âme et non l'âme dans ce qui d'elle est dans la matière, elle se meut par accident6!.
le corps, c'est Platon qui l'affirme55 • L'Ame ordonne le monde Plotin représente ainsi le comportement des trois hypostases :
selon les raisons qui sont dans l'Intelligence et qui jouent le le Bien est le centre d'un cercle ; l'Intelligence est comme un
même rôle que les raisons séminales selon lesquelles croissent cercle immobile autour de ce centre, car elle possède et
plantes et animaux. contient immédiatement le Bien ; l'Ame est un cercle qui se
Ce que l'Ame fait, elle le fait selon la loi de sa nature, non meut et est mû par le désir de ce qui est au-delà de l'être, le
à partir d'une opinion acquise ni avec délibération et examen, Bien. La sphère de l'univers, qui possède cette Ame désirant
car, si elle agissait ainsi, ce ne serait pas d'après sa nature, mais ce qui est au-delà de l'être, est mue par celle qui désire par
d'après un art qu'elle aurait appris, un art qui imiterait la natu- nature. En tant que corps la sphère désire naturellement ce
re. Par ce qu'elle apporte au monde, l'Ame le rend beau. Elle dont elle est dehors: elle l'embrasse et circule partout autour;
fait vivre ce qui n'a pas de vie en soi-même en donnant au corps de là vient le mouvement circulaire64.
la raison, image de celle qu'elle a : le corps a ainsi une image de L'Âme de l'univers n'a pas de sensation car elle est tou-
vie. Car l'âme a en elle toutes les raisons et les formes: c'est jours avec les intelligibles et même s'il lui était possible de sen-
pourquoi le monde a tout56 • Que l'Ame du ,Monde agisse selon tir, cela lui serait inutile, car elle ne sort pas de la contempla-
sa nature sans délibération ni raisonnement ni mémoire, tout tion des réalités supérieures. On peut parler de même pour
simplement comme la croissance des plantes et des animaux le l'âme individuelle quand elle est fortement occupée dans les
montre, cela est développé ailleurs plus au long57 • L'Ame ne réalités intelligibles, car on ne peut s'absorber dans deux
crée pas par un acte de réflexion mais elle a dans sa nature de choses à la foi s65.
créer et d'en avoir la puissance. Elle le fait à partir de ce qu'elle
a vu là-haut, des intelligibles, idées, formes, raisons, qu'elle a 58. Il. 9 (33). 4. 1. 6 ss.
59. Ibid. 9. 1. 31.
contemplées dans l'Intelligence. Pour cette raison 'la création 60. Il. 1 (40).3.1. 21.
61. 1. 8 (51). 2. I. 2.
54. IV. 3 (27). 9. I. 15; 10•.1. 1 ss. 62. Il.2 (14). 2.1. 12.
55. IV. 3 (27). 22. 1. 7 : Timée. 36 d 9 - e 3. 63. Il.3 (52). 18-19.1. 17 ss.
56. IV. 3 (27). 10.1. 10 ss. 64. IV. 4 (28). 16.1. 20 ss.
57. Ibid. 11-12. 65. Ibid. 25. 1. 3 ss.
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L'Ame est donc la cause la plus authentique du monde, de toutes choses, mais non tourné vers le monde, à l'Intelligence
plus forte que tout lien, maintenant toute chose, indestructible. qui contient les raisons à partir desquelles l'Ame du Monde fait
Il n'y a pas de "repentir" de l'Ame, malgré ce que disent les le monde, mais surtout à cette dernière. C'est ce que semblent
gnostiques66 • dire les quelques allusions que l'on trouve dans le traité susdit.
Le monde est un mélange de matière et de raison : son origine
ORIGÈNE est l'Ame qui préside au mélange et elle le fait sans difficulté, car
De l'affirmation de Plotin faisant écho à Platon, que elle gouverne très facilement cet univers par ce qui est comme sa
l'âme contient le corps et non le corps l'âme, on peut rappro- présence l . Mais l'univers dépend d'une intelligence et à toutes
cher celle d'Origène disant que l'âme est le vêtement du corps choses parvient sa puissance2 • C'est par l'intermédiaire de l'Ame
comme le Christ est le vêtement de l'âme67 . L'explication est que l'Intelligence parvient au monde. Les événements du monde
la suivante. L'âme conÎerera au corps dans la Résurrection sont comparés à un drame musical dont les acteurs sont les âmes
l'immortalité qu'elle possède dans sa nature. Le Christ donne individuelles, et l'auteur cette "raison universelle"
à l'âme juste, progressivement ici-bas, complètement dans la navTl) à laquelle elles s'adaptent: raison universelle dont la sour-
Résurrection, l'immortalité de grâce, c'est-à-dire l'impeccabili- ce est l'Intelligence mais qui se confond avec l'Ame du Mondes.
té dont jouit son âme humaine 68 . Il est encore question plus bas de cette "raison de l'univers"
L'idée que le monde matériel est une déchéance se trou- TOU naVTOç et encore de "la raison qui est dans l'univers"
ve chez Origène quand il interprète le mot Mais si (TOU Èv T<t> navTl À6you) d'où vient le rôle de chacun des acteurs,
Plotin soutient devant les gnostiques le contraire, il s'y mêle les âmes qui sont comme des parties de cette raison, "toute rai-
une part de polémique, car sa doctrine de la matière semble son étant une âme"5.
bien le montrer. La seconde partie du traité commence ainsi: "La raison
universelle contient le mal et le bien qui en sont des parties :
d. L'Ame du Monde et la Providence ce n'est pas la raison universelle qui les engendre, mais elle
PLOTIN est avec elles. Les raisons sont l'acte d'une âme universelle et
leurs parties de ses parties: l'âme étant une, ayant diverses
Quel rôle ont les hypostases divines dans la providence
parties, les raisons en ont aussi de façon analogue, de sorte
qui gouverne le monde? Car en bon platonicien Plotin tient à
que les actions sont les productions dernières de ces raisons"6.
la providence, ce qui est aussi le cas des Stoïciens. Notre ques-
L'univers est gouverné avec une providence de stratège7 par
tion actuelle est plus limitée. Dans le traité sur la providence
ce qui le commande. Deux fois dans la suite du texte le "créa-
divisé en deux par Porphyre (III, 2-3, 47-48), Plotin est surtout
teur" (TOV nOlrlOavTa) désigne certainement l'Ame du Monde8.
préoccupé de répondre aux objections qui lui sont faites. Dans
un certain sens la providence incombe à la fois à l'Un, origine 1. III, 2 (47), 2, 1. 39 ss.
2. Ibid. 6, 1. 23 ss.
66. II, 1 (40),4,1. 6 ss. 3. Ibid. 17,1. 38 ss.
67. PArch II, 3, 2, 57. 4. Ibid. 1. 60.
68. Voir notre article "Mort et immortalité chez Origène", Bulletin de Littérature 5. Ibid. 18,1. 23 ss.
Ecclésiastique, 79,1978,19-38,81-96,181-196, p. 96. Réédité: Lesfins dernières 6. 111,3 (48), 1,1. 1 ss.
selon Origène, Variorum, 1990. 7. Ibid. 2, 1. 6.
69. ComJn XIX, 22 (5), 149-150. 8. Ibid. 3, 1. 4 et 10.
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L'homme méchant "n'est pas seulement ce qu'il a été fait, L'Ame du Monde est belle et elle communique sa beauté
mais il a un autre principe libre qui n'est pas hors de la provi- au monde, son corps, qui sans elle n'aurait que la laideur de la
dence et de la raison universelle". Cette dernière assume matière. Elle tient évidemment cette beauté de sa participation
donc la liberté de l'homme. "Car les réalités supérieures ne au Beau, l'Intelligence. Plotin affirme ainsi la beauté du
dépendant pas de celles-ci, mais les meilleures illuminent les monde, face aux gnostiques qui le calomnient. Mais elle ne dis-
inférieures et la providence parfaite ceci; et la raison créatri- pense pas de devoir dépasser le monde et de le rapporter à
ce (n01TlT1l<OÇ) d'une part, d'autre part celle qui unit les réalités son créateurI\ l'Ame. Si Aphrodite est interprétée concurrem-
supérieures à leurs produits et elles sont d'une part la provi- ment avec Zeus, de l'Ame du Monde, c'est "à cause de la beau-
dence d'en haut, d'autre part celle qui vient d'en haut, cette té, de l'éclat, de l'innocence et de la grâce"I5.
dernière raison est liée à la supérieure et des deux vient toute
la combinaison et toute la providence"9. Nous aventurerons- ORIGÈNE
nous à hasarder une explication de ces dernières phrases? La Origène rapporte la aux trois personnes qui,
raison créatrice, la providence d'en haut, serait la seconde tout en ayant une action commune, ont aussi des fonctions par-
hypostase, l'Intelligence; celle qui unit les réalités supérieures ticulières dans cette action commune, le Père donnant l'être, le
à leurs produits, c'est-à-dire qui incorpore les idées, formes et Fils la rationalité, l'Esprit la sainteté I6 . Nous avons montré que
raisons contenues dans l'Intelligence à la matière en consti- la hiérarchie subordinatienne qu'en tirent Jérôme etJustinien
tuant les êtres du monde sensible, ciel astral et terre, et celle est une interprétation gratuite et qu'on pourrait aussi bien en
qui vient d'en haut, de l'Intelligence, serait l'Ame du Monde. tirer la hiérarchie contraire. En fait Origène n'y mettait aucune
Les deux sont liées et à elles deux elles constituent l'ensemble hiérarchie I7 .
de la Providence.
L'Ame du Monde gouverne les astres, par l'intermédiai- e. L'Ame du Monde et le temps
re, nous le verrons, des âmes particulières aux astres IO . Elle
dirige tout avec raisonII, selon Platon I2 . C'est elle qui produit la PLOTIN
suite des événements, le jeu des causes et des effets, prévoyant, L'Ame est éternelle, mais en créant le monde elle crée le
sachant ce qui suivra. Elle ne se débarrasse pas du souci de son temps, puisque le temps est lié au monde. Plotin voit une dif-
oeuvre, ni ne se désintéresse d'elle une fois qu'elle est accom- ficulté dans le fait que l'éternité (aiwv) est liée à l'Intelligence
plie. Elle est comme l'''agriculteur qui, après avoir semé et et le temps à l'Ame. Le temps n'a de réalité que par l'acte de
planté, corrige toujours tout le dommage causé par les hivers l'Ame, il découle d'elle. Puisqu'il se divise et contient le passé,
pluvieux, la persistance des gelées et les tourbillons des vents". l'acte de l'Ame lui aussi se divise, se retourne vers le passé et
Plotin essaie ensuite de concilier avec la bonté de l'oeuvre de produit la mémoire dans l'Ame de l'univers. L'éternité est liée
l'Ame du Monde la présence du mal et de la corruption dans à l'identique - c'est donc bien le contraire de la successivité -
la création: question sur laquelle nous reviendrons I!!.
14. II,9 (33),17, l. 1 ss.
9. Ibid. 4, l. 6 ss. 15. III, 5 (50), 8, l. 16.
10. II,3 (52), 8, l. 1 ss. 16. PArch 1, 3, 5 à 1, 4, 2.
Il. Ibid. 13, l. 3 ; 16, l. 5. 17. Voir dans SC 253 (PArch) p. 64-70 résumant notre article: "Les personnes
12. Phèdre 246 c 1. de la Trinité sont-elles de puissance inégale selon Origène Peri Archon, 1, 3, 5-8",
13. II, 3 (52) 16, l. 6 ss, citation 1. 33 ss. Gregorianum 57, 1976, 109-125.
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et le temps à l'altérité. Il y a donc changement dans les actes de est Dieu, l'Un qui est toujours 7 • La notion de temps au contraire
l'Ame: sans cela éternité et temps seraient la même chose. est liée au changement et à l'altérite, sans se confondre cepen-
Dans nos âmes se trouvent le changement sous toutes ses dant avec le mouvement, car le mouvement est dans le temps9.
formes et le manque, tels qu'ils sont dans le temps, mais si Est-ce le nombre ou la mesure du mouvement selon la défini-
l'Ame du Monde engendre le temps, elle n'est pas dans le tion d'Aristote lO, qui est discutée par Plotin ?11.
temps: au contraire ce qu'elle engendre n'est pas éternel, mais Au sujet du temps image de l'éternité est donnée l'expli-
dans le temps. Les âmes ne sont pas dans le temps, mais leurs cation suivante: "Il y avait dans l'Ame du Monde une puissance
passions et leurs oeuvres le sont. Les âmes sont donc éternelles, qui ne restait pas tranquille et qui voulait toujours transférer
mais le temps leur est postérieur : ce qui suit est contenu dans ailleurs ce qu'elle avait vu là-haut : elle ne voulait pas que tout
le temps comme dans le lieu et le nombre 1. Il y a ici, comme soit présent en elle à la fois". Ce tout représente la totalité de
souvent chez Plotin, un paradoxe. Dans l'Ame universelle il y a l'Intelligence. "Comme la raison séminale, continue le texte, se
de l'avant et de l'après, elle tend vers l'avenir mais contient développe à partir d'un germe immobile, et passe, à ce qu'on
aussi le passé, mais en elle rien n'est passé et toutes les raisons croit, à la multiplicité, supprimant la multiplicité par la division
s'y trouvent ensemble: dans les oeuvres qu'elle accomplit il y a et, au lieu de garder en elle-même l'unité de cette raison, elle la
du passé et du présent, rien n'existe ensemble, mais dans ses gaspille en dehors d'elle et avance en longueur en devenant
raisons tout est ensemble. Ainsi dans les raisons séminales les plus faible ; de même l'Ame ayant fait le monde sensible à
germes des mains et des pieds se trouvent ensemble, mais ils l'image de celui d'en haut, un monde mû par un mouvement
sont séparés dans le sensible. Si tout est ensemble dans l'Ame, qui n'est pas celui d'en haut, mais lui est semblable et veut être
elle décide, pour ainsi dire, dans son action et dans l'organisa- son image, elle se fit d'abord temporelle, ayant produit le
tion du monde, que ceci passera avant cela2. temps à la place de l'éternité, puis elle a soumis au temps le
Le quarante-cinquième traité (III, 7) a pour titre "De l'éter- monde qu'elle a engendré, l'ayant fait être tout entier dans le
nité et du temps". On dit que le temps est l'image de l'éternités. Il temps, ayant enfermé dans ce dernier tous ses développe-
y a une certaine coïncidence entre l'éternel et l'intelligible, l'éter- ments. Puisque ses mouvements se déroulaient dans l'Ame - car
nel étant lié au repos (anzcHç) des réalités supérieures comme le cet univers n'a pas d'autre lieu que l'Ame -, ils se déroulent dans
temps au mouvement. L'éternité suppose que tout est donné le temps de cette Ame". L'Ame produit donc ses actes l'un après
ensemble\ c'est l'être sans changement5 • Ce n;est pas un accident l'autre et ainsi se constitue le passage du passé au présent. Le
à la nature intelligible, mais cette nature elle-même, la plé- temps est Une vie de l'Ame qui passe çontinuellement d'un genre
nitude à laquelle rien ne manque, ce qu'indique l'étymologie de vie à un autre, et Plotin une longue phrase com-
donnée par Plotin à aiwv, àd OVToç, "étant toujours"6. L'éternité ment il peut être dit image de l'éternité, attribuant son origine
non à l'Ame entière mais "à une puissance de l'Ame qui lui est
1. IV, 4 (28), 15, 1. 1 ss. : cf. IV, 8 (6), 2 1. 30 ss. homonyme"12.
2. IV, 4 (28), 16, 1. 1 ss.
3. III, 7 (45), 1,1. 19. 7. Ibid. 6, 1. 1 ss.
4. Ibid. 2, 1. 1 ss. 8. Ibid. 7, l. 1 ss.
5. Ibid. 3, 1. 1 ss. 9. Ibid. 8, l. 1 ss.
6. Ibid. 4, 1. 1 ss. Le rapport étymologique aiwv-àd est réel. Voir P. CHAN- 10. Physica 11, 219 b 2.
TRAINE, Dictionnaire étymologiqu.e de la langue grecque: A-K au mot aiwv, p. 42 11. Ibid. 9, 1. 1 ss.
(Paris 1968).
12. Ibid. Il, l. 20 ss.
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Le temps est l'acte d'une Ame qui existe toujours mais même en tant qu'elle est âme, mais elle les voit mieux dans
qui, non dirigé vers elle ni contenu en elle, s'occupe de créer et l'Intelligence qui est avant elle". C'est le cas aussi de notre
d'engendrer. Plotin se demande ce qui arriverait si cet acte ces- intelligence 19 • On pourrait citer aussi un passage déjà évoqué
sait : ce serait la suppression du temps et du monde, et l'Ame à propos de la providence20 où l'Ame du Monde est désignée
serait tout entière dans l'éternité. C'est pourquoi Platon dit que comme la raison universelle : elle n'engendre ni le bien ni le
le temps est né avec le monde parce que l'Ame l'a engendré mal, produits de l'Intelligence, mais elle est avec eux. Et les
avec luP'. raisons sont l'acte de l'Ame universelle. La question de l'origi-
ne du mal - est-il une réalité positive ou bien négative et pri-
f. L'Ame et les idées, raisons ou formes vative ? - est discutée dans le cinquante-et-unième traité (l, 8)
qui fait de l'Intelligence et de l'Ame des idées, leur en don-
PLOTIN nant la connaissance et le désir21 • Ailleurs22 Plotin se demande
Dans la création du monde, l'Ame incorpore dans la si les raisons sont les pensées qui sont dans l'Ame, alors que la
matière les idées, raisons ou formes qui sont dans l'Intelligence raison séminale agit dans la matière, non comme une pensée
et qu'elle reçoit d'elle: ce sont les propriétés selon lesquelles ou une représentation, mais comme une puissance qui modi-
elle modèle les êtres corporels, mais "ce n'est pas elle-même fie (TpenTU:n, d'après d'autres témoins npoTpenTlKn qui signifie-
qu'elle donne comme forme et idée (dôoç), mais autre rait exhortant, stimulant) la matière.
chose qu'elle", puisqu'elles sont les intelligibles existant dans Plotin exclut que l'Ame ait besoin de raisonner. Elle agit
l'Intelligence 14 • L'Ame a donc en elle les formes des êtres, elle selon les idées qu'elle reçoit de l'Intelligence pour les donner:
est forme elle-même et elle les a toutes ensemble 15• La raison l'Intelligence les donne donc à l'Ame de l'univers et celle-ci
qui vient de l'Intelligence dans l'âme rend l'âme intelligente: aux âmes qui dérivent d'elle. C'est pourquoi "il faut que l'Ame
entre l'Intelligence et l'Ame, point n'est besoin d'un autre inter- de l'univers contemple les meilleurs des êtres", les idées qui
médiaire sous peine de refuser à l'Ame d'être intelligenté 6 • Les sont dans l'Intelligence, "en se portant toujours vers la nature
raisons de ce que produit l'Ame font d'elle une multiplicité intelligible et vers Dieu, se remplissant d'elle et quand elle est
coexistant avec son unité, multiplicité constituée par les raisons remplie et comme comblée d'elle, l'image qui naît d'elle et son
des êtres qu'elle produit, que les raisons soient autre chose que extrémité vers le bas constituent ce qui produit. Ce qui est bas
l'Ame ou qu'elles soient l'Ame elle-même avec son acte 17• Plotin en elle est producteur". C'est par là que l'Ame va agir dans la
cite une phrase de Platon 18 ainsi reproduite: "l'intelligence matière. "au-dessus de là le sommet de l'Ame rempli par
contemple les idées qui sont dans le vivant absolu et comment l'Intelligence; au-dessus de tout l'Intelligence créatrice qui
elles sont et combien elles sont". Ce vivant absolu est l'Intel- donne à l'âme qui est après elle ce dont les traces se trouvent
ligence ou le monde intelligible contenu en elle: "Puisque dans la réalité troisième", qui est toujours l'Ame. "Avec raison
l'Ame est après l'Intelligence, elle les (= les idées) a en elle- on dit que ce monde", le sensible, "est une image qui se reflète
sans cesse, le premier et le second", l'Un et l'In-telligence,
L3. Timée, 38 b 6 : III, 7 (45) 12, l. 6 ss.
L4. VI, 9 (9), 1,1. 21 ss.
l5. III, 6 (26), 18,1. 24. 19. VI, 2 (43), 22,1. 1 ss.
l6. II, 9 (33), 1,1. 31. 20. III, 3 (48), 1, 1. 1 ss.
l7. VI, 2 (43), 5, 1. 10 ss. 21. l, 8 (51), 1,1. 9 ss.
18. Timée 31 blet 39 e 7-9. 22. II, 3 (52), 17, 1. 1.
198 199
"étant immobiles, le troisième", l'Ame du Monde, "d'une part

r L'Ame appartient au monde intelligible, indivisible et


étant lui aussi immobile, mais aussi dans la matière et mû par sans lieu et elle fait subsister le monde sensible, divisible et loca-
accident. Tant qu'il y aura Intelligence et Ame, les raisons lisé. Elle n'admet en elle-même aucune division, elle est sans
s'écouleront dans cette forme qu'est l'Ame, comme tant partie et on ne peut même en concevoir par la raison, elle n'a
qu'existe le soleil, toutes les lumières viendront de lui"2s. On pas besoin de lieu. Cependant elle est
peut donc distinguer dans l'Ame du Monde comme deux zones terme qui rappelle l' 0Xl1J-La de Platon 1 et la doctrine méso- et
ou fonctions - on ne peut parler de parties -, l'une, supérieu- néoplatonicienne du "véhicule "de l'âme qu'on retrouve chez
re, qui, dans sa contemplation de l'Intelligence, reçoit les idées Origène2 : elle est donc "véhiculée" par tous les êtres, non pour
ou formes, est immobile et dans l'éternité, l'autre, inférieure, qu'elle trouve en eux un lieu, mais parce que les êtres ne peu-
qui est dans la matière où elle incorpore les "traces" de ces vent ni ne veulent exister sans elle. Elle est comme le centre
idées, est mue par accident et engendre le temps. d'un cercle d'où partent tous les rayons, point indivisible
Ce que nous venons d'écrire est affirmé par plusieurs textes: auquel cependant tous les rayons restent attachés. Mais elle se
"En plus de la nature entièrement indivisible il y a à la suite une donne tout entière à chacun de ces êtress. Indivisibilité et divisi-
autre substance qui vient d'elle, tenant d'elle son indivisibilité, bilité dans le même sens s'appliquent aussi à toutes les âmes
mais, en procédant d'elle, elle se hâte vers l'autre nature", la sen- issues de l'Ame du Monde4. Mais ailleurs, car la question est
sible. "Elle se tient entre les deux, l'indivisible et première et celle complexe, les nombreuses âmes sont considérées comme des
qui est divisible selon les corps et qui est dans les COrpS"24. Ou enco- divisions de cette Ame et, invoquant PlatonS, Plotin trouve dans
re : "TI faut concevoir l'Ame qui est là-haut comme ne s'écoulant la troisième hypostase la division6 • L'Ame universelle n'a pas de
pas, mais restant immobile et l'autre âme faisant être"25. S'agit-il lieu : elle ne vient de nulle part et ne va nulle part. C'est pour-
comme plus haut d'un dédoublement de l'Ame du Monde ou de quoi Platon dit encore 7 qu'elle n'est pas contenue par son
l'Ame du Monde et de l'âme individuelle? Nous verrons quelque corps, le monde, mais qu'elle le contient. L'Ame est toujours
chose de semblable à propos du ciel astral2fi• Ailleurs on trouve une dans le monde supérieur auquel elle appartient par sa nature.
distinction différente sous forme de question: "Avant (l'âme indi-
Le vingt-deuxième traité (VI, 4) commence par une série
viduelle)21 une autre âme universelle et avant l'universelle l'âme en
de questions sur le rapport de l'Ame avec l'univers. Comment
soi (aÙTütJsuxnV) ou la vie ? Ou elle est dans l'Intelligence avant de
concilier le caractère inétendu de l'Ame avec le fait qu'elle est
devenir âme ; afin qu'elle le devienne la dire âme en soi"28. Cette
partout dans l'univers et, pourrait-on dire, qu'elle y précède
"âme en soi" correspond probablement à l"'idée" d'âme.
partout les èorps. L'Ame ne se divise pas : si elle est dite divi-
g. L'Ame du Monde et les âmes individuelles sée, cela veut seulement dire qu'elle est partout tout entièreS.
PLOTIN 1. Phédon 113 d; Phèdre 247 b; Timée 41 e, 44 e, 69 c.
Avant d'envisager les problèmes posés par l'Ame du 2. Voir notre article "Le thème platonicien du 'véhicule de l'âme' chez
Origène", dans Didaskalia (Lisbonne) 7, 1977, 225-237, ou dans Les fins der-
Monde et les âmes individuelles nous étudions l'affirmation nières selon Origène, Aldershot (Variorum) 1990.
que la première est partout tout entière sans se diviser. 3. IV, 2 (4), 1, l. 17 ss.
4. Ibid. 2, l. 77 ss.
Ibid. 18, l. 9. . 27. Reconstitution de Henry-Schwyzer et du Lexi- 5. Timée , 35 a 3.
N, 2 (4), l, l. 41 ss. con Plotinianum. 6. 111,9 (13), l, l. 33 ss.
V, 1 (10),3, l. 10. 28. V, 9 (5), 14, L. 20. 7. Timée, 36 d. 9.
II, 2 (14), 3, l. 1 ss. 8. VI, 4 (22), l, l. 1 ss.
201
Cela montre l'unité et l'indivisibilité de sa nature. Mais cette elle peut juger ces passions pour les suivre ou leur résister14 •
unité ne supprime pas la multiplicité des âmes. Les âmes indi- Dans un autre texte 14biS, plutôt que d'une âme ou d'âmes Plotin
viduelles sont à la fois multiples et unes. Et l'unique Ame uni- préfère parler d'une seule âme qui serait à la fois une et mul-
verselle ne contredit pas le fait que les âmes multiples sont en tiple. "L'âme est donc une et multiple aussi; les formes qui
elle: elle est capable de les contenir toutes en elle et c'est pour- sont dans les corps sont multiples et unes; les corps, seule-
quoi sa nature est infinie9 • La grandeur de l'Ame n'a rien à ment multiples ; ce qui est le plus haut, un seulement". Déve-
voir avec la masse ou la quantiteo. On ne peut dire que l'Ame loppant une parole de Platon1\ Plotin affirme que notre âme,
est aussi grande que l'univers car grandeur égale quantité et dans la mesure où elle reste en communion avec l'Ame de
l'Ame n'a pas de quantité, pas plus que de qualité et de lieu. l'univers qui est parfaite, reste elle-même parfaite et gouverne
Si on ne peut lui attribuer de lieu, comment pourrait-on la avec l'Ame du Monde tout l'univers quand elle s'éloigne du
diviser. Si beaucoup désirent l'Ame, ils la désirent tout entiè- corps. Mais cela, semble-t-il, tout en restant dans le corps, car
re, et s'ils y participent, ils participent à elle tout entière dans "ce n'est pas un mal pour l'âme de fournir en quelque manière
la mesure de leurs possibilitésll • Finalement il s'agit de conci- au corps le pouvoir de bien être et d'exister, parce que ce n'est
lier le fait que la même Ame est en chaque endroit et que pas toute providence s'exerçant sur l'inférieur qui enlève à ce
cependant il y a une âme propre à chacun. Il n'y a pas de qui y pourvoit la possibilité de rester dans le meilleur". Ce qui
séparation entre les âmes qui sont seulement distinguées 12 • vient d'être dit ne s'applique donc pas seulement à l'âme libé-
Cela nous amène au problème de l'Ame et des âmes 13 • rée par la mort du souci du corps, mais aussi à celle qui accom-
Toutes les âmes qui sont dans le monde viennent de plit son devoir envers le corps sans se laisser absorber par luP6.
l'Ame du Monde, qu'il s'agisse de celles des démons, des Le gouvernement de l'univers entier est à distinguer de celui
astres, des hommes, des animaux ou des plantes. La nature de de chaque être. L"'Ame divine" gouverne ainsi le monde
leurs rapports avec l'Ame du Monde est assez complexe. Elles qu'elle dépasse par ce qu'elle a de meilleur et qu'elle régit par
participent à la dignité et aux fonctions de l'Ame du Monde : une puissance inférieure, et cela par ses ordres, sans agir elle-
elles ne sont pas "un petit principe", mais elles contribuent à même. Les âmes des astres ont la même liberté de manoeuvre
unir toutes choses. Elles ne proviennent pas de semences que l'Ame du Monde: elles n'appartiennent pas aux corps
parce qu'elles existent de toute éternité. Elles font fonction de astraux, ce sont ces derniers qui leur appartiennent et ils ne
causes premières. Liées à un corps elle donnent moins que remplissent pas leurs âmes de désirs et de craintes, ils conser-
lorsqu'elles ne le sont pas. Elles sont souvent obligées de com- vent leur bonheur. En effet la communion de l'âme avec le
poser avec le hasard: parfois cependant elles le dominent. corps - il s'agit évidemment ici des corps terrestres - pro-
Mais la domination de l'âme dépend de son degré de bonté. voque pour l'âme deux difficultés : elle fait obstacle aux pen-
Si elle s'abandonne au tempérament du corps elle participe à
ses passions, mais si elle est bonne elle est capable de leur 14. III, 1 (3), 8,1. 4 ss.
A-
!l 14 bis. IV, 2 (4), 2, l. 1 ss.
résister, elle modifie les choses sans être elle-même modifiée, 15. Phèdre 246 c 1-2.
16. "L'âme qui se tient hors du devenir (ye:VÉOf:WÇ) est avec l'âme de l'univers"
9. Ibid. 4, l. 1 ss. (III, 2 (47), 4, l. 10 ss.) : le devenir, ou la génération, yÉVe:OlÇ, ne connote pas
10. Ibid. 5, l. 1 ss. nécessairement une nuance sexuelle, c'est le domaine des choses qui changent,
Il. Ibid. 8, 1. 1 ss. passent, naissent et meurent. Il n'est pas sûr qu'il s'agisse ici d'une âme qui
12. Ibid. 14, l. 30 ss. n'informe pas un corps, mais, de toute façon, d'une âme qui ne s'engage pas
13. Cf. IV, 3 (27), 2-4. L'unité des âmes: III, 7 (45), 13, l. 67. avec le corps, qui ne suit pas les tendances du corps.
202 203
sées et elle remplit l'âme de plaisirs, de désirs et de chagrins. Puisqu'il n'y a dans le monde supérieur ni matière ni masse
Au contraire rien ne distrait l'âme des astres de la contempla- (OYKOÇ), est-ce que toutes les âmes ne viennent pas d'une âme
tion des intelligibles 17 . unique ? Mais cela supposerait une sensibilité commune, une
Les âmes humaines, si leur union au corps les enchaîne "sympathie" au sens primitif du mot, qui ferait éprouver à cha-
dans toute sorte de maux, se trouvent cependant dans le lieu cun ce que sentent les autres. Alors comment se fait-il qu'il y
des intelligibles par leur intelligence, car de l'Intelligence ait des âmes raisonnables et des âmes sans .raison, des âmes
viennent de nombreuses intelligences contenues dans des bonnes et des âmes mauvaises ?21 Mais l'unité des âmes
âmes multiples. Les intelligences sont de même nature que n'empêche pas les différences de perception qui peuvent tenir
l'Intelligence et les âmes que l'Ame, comme de petits feux aux différences des caractères des corps, comme dans un
auprès d'un grand feu. Mais l'âme n'a pas seulement à penser, même corps ce que subit un membre peut ne pas être néces-
elle a une fonction : si elle regarde ce qui est avant elle, elle sairement ressenti dans un autre 22 . Des exemples montrent
s'occupe aussi de ce qui est après elle pour l'ordonner, le gou- que les hommes sont en sympathie, au sens indiqué plus haut,
verner, le commander 18 . Les âmes individuelles se tournent les uns avec les autres: cela semble montrer que l'âme est
vers le haut mais aussi vers le bas, comme la lumière qui vient La solution donnée est qu'une seule et même âme se
du soleil et se répand sur la terre. Elles sont sans trouble trouve en de nombreux corps, mais qu'avant cette âme il y en
quand elles restent avec l'Ame de l'univers dans l'intelligible a une autre qui ne connaît pas cette multiplicité, probable-
et qu'elles gouvernent avec elles le ciel astral. Mais c'est un ment l'Ame du Monde : c'est de cette âme que procède celle
désir d'indépendance ou d'autonomie vis-à-vis de l'Ame du dont on vient de parler qui est comme une image de celle du
Monde qui les fait s'attacher à ce qui n'est qu'une partie de monde: elle est comparée à un cachet dont la marque s'impri-
l'univers. Alors elles cessent de regarder vers l'intelligible, me sur plusieurs morceaux de cire24 . Il faut donc comprendre
elles se séparent du tout pour s'attacher à la partie et elles se que l'unique Ame du Monde se communique à tous les êtres
laissent prendre dans les liens du corps. C'est alors qu'elles de l'univers en de multiples âmes: elle se donne à tous et
"perdent leurs ailes", selon l'expression de Platon 19. Mais elles cependant dans un autre sens elle ne. se donne pas et reste une
peuvent remonter quand elles commencent à contempler les et seule : tout en se donnant elle ne se fragmente pas en mor-
biens par la réminiscence car, malgré la profondeur de la ceaux: c'est le même être subsistant en plusieurs. De même la
chute, l'âme "a en effet néanmoins quelqùe chose qui dépas- science est tout entière en ses parties qui dérivent d'elle, mais
se". Les âmes vivent toujours dans des proportions diverses chaque partie contient en elle en puissance toute la science et
une double vie, celle d'en haut près de l'intelligible, et celle chacune des autres parties: le savant peut déduire toute la
d'en bas près des corps individuels20 . science d'une de ses parties 25 . Ce paradoxe de la science, à la
fois une et présente tout entière, au moins en puissance, en
Un des problèmes majeurs concernant les rapports de chacun de ses théorèmes, exprime donc sous un aspect le rap-
l'Ame de l'univers et des âmes est l'objet du huitième traité
,.
port de l'Ame du Monde et des âmes particulières.
"Est-ce que toutes les âmes font une âme unique ?".
(IV, 9) :
21. IV, 9 (8), l, l. 1 ss.
17. IV, 8 (6), 2, l. 19. 22. Ibid. 2, l. 1 ss.
18. Ibid. 3, l. 1 ss. 23. Ibid. 3, l. 1 ss.
19. Phèdre 248 cd. 24. Ibid. 4, l. 1 ss.
20. IV, 8 (6), 4, l. 1 ss. 25. Ibid. 5, l. 1 ss.
204 205
La création du monde qui incombe à la grande Ame par des limites, pas plus que les multiples sciences dans une
revient aussi à toutes les âmes puisqu'elle est d'une certaine âme unique et cette âme unique peut les avoir toutes en elle-
façon chaque âme. C'est elle entière, non fragmentée, qui fait même"32. De ce que toutes les âmes sont une seule âme il faut
vivre l'univers et elle est présente tout entière partout. C'est conclure qu'elles sont infinies33 .
pourquoi les âmes individuelles sont précieuses comme l'est Selon Plotin, Platon 34 dit que comme notre corps est
celle du monde, plus précieuses que tout ce qui est corporel 26 . une partie de l'univers, notre âme est une partie de l'Ame
Ailleurs il est dit que l'Ame se divise en de nombreuses universelle. "Et ce que chez nous chaque partie de nous reçoit
âmes 27 , que les âmes viennent de l'Ame universelle 28 . Mais de notre âme, de même, selon le même rapport, puisque nous
l'âme individuelle est-elle seulement partie de l'âme universel- sommes des parties par rapport au tout, nous participons
le, sans avoir une réalité propre ? Cependant Plotin déclare comme des parties à l'âme universelle"35. Les âmes sont de
bien au sujet des hommes que "par rapport au tout ils sont même nature, mais il ne faut pas laisser de côté le fait qu'elles
une partie; en tant qu'eux-mêmes ils sont un tout qui leur est sont aussi parties. L'Ame du Monde dont elles dépendent
propre"29. Cela s'applique a fortiori à l'âme, au moins humaine: n'est pas l'âme de tel ou tel être, l'âme de quelque chose, alors
elle est à la fois un tout et une partie dans un tout. L'âme uni- que les âmes individuelles le sont, ou plutôt le deviennent,
verselle, selon Platon 30, parcourt le monde, tantôt sous une par accident. Cette dernière expression doit se comprendre
forme (etôoç) tantôt sous une autre: selon Plotin ces formes en fonction, d'une part de l'éternité des âmes et de la mortali-
sont soit sensitive (l'âme animale), soit raisonnable (l'âme té des êtres qu'elles animent, d'autre part de la croyance de
humaine), soit végétative (l'âme végétale fI : c'est dire que les Plotin en la transmigration. Plotin donne quelques explica-
caractéristiques des différentes âmes se trouvent dans l'Ame tions à ce mot de parties qu'il emploie pour caractériser le
du Monde ou que ces âmes différentes sont contenues en elle. rapport des âmes individuelles à l'Ame universelle. Il ne faut
Il y a donc pour l'Ame, comme pour l'Intelligence et l'être, le pas le comprendre dans un contexte de grandeur ou de quan-
paradoxe de la coexistence de l'unité et de la multiplicité. tité, car aucune de ces âmes n'est corporelle. L'Ame univer-
Mais cela est vrai pour l'âme individuelle elle-même. Comme selle ne peut être divisée en parties à proprement parler. On
elle se trouve dans un corps divisible en parties on a imaginé pourrait le comparer à une science dont chaque théorème est
qu'elle se divisait elle aussi en parties: en fait elle est tout une partie, la science demeurant entière et chaque théorème
entière partout. Le paradoxe précédent est ainsi exprimé: ayant en puissance en lui toute la science. Mais on risque de
"Dans le tout les âmes multiples sont chacune non en puissan- réduire alors l'Ame universelle au rang d'une âme individuel-
ce mais en acte: l'unique universelle n'empêche pas les mul- le sans en faire l'Ame du Monde, puisque toutes les parties
tiples d'être en elle ni les multiples l'unique. Elles sont sépa- d'une seule âme sont homogènes entre elles 36. La discussion
rées et ne sont pas séparées et sont présentes les unes aux sur le sens du mot "partie" dans ce cas continue et souligne le
autres sans être étrangères : car elles ne sont pas distinguées fait que l'âme raisonnable de l'homme n'a pas de partie et est
26. V, 1 (10), 2,1. 1 ss. 32. IV, 4 (28), 4, 1. 26 ss.
27. III, 9(13), 1, 1. 32 ss. 33. VI, 5 (23), 9, 1. 12 ss.
28. Ibid. 3, 1. 4 34. Philèbe 30 a 5-6.
29. II, 2 (14), 2, 1. 4. 35. IV, 3 (27), 1, 1. 22 ss.
30. Phèdre 246 b 6-7. 36. Ibid. 2,1. 1 ss. : Nous avouons avoir quelque peine à entrer dans ce raison-
31. 111,4 (15), 2, 1. 2 ss. nement.
206 207
tout entière dans chaque membre ou organe. On peut en cette âme dont procèdent toutes les âmes y compris l'univer-
conclure aussi que Plotin ne connaît en chaque homme qu'une selle de l'âme-en-soi dont il est question ailleurs
seule âme qui remplit à la fois les fonctions raisonnables par et voir dans cette dernière comme une préexistence de l'Ame
l'intelligence qui est en elle et celles d'animation du COrpS37. Ces du Monde parmi les intelligibles, idées, formes, "en soi"
âmes subsistent individuellement, conservant chacune identité (aùTo-) contenus dans l'Intelligence. Mais plus importante
et altérité par rapport aux autres, chacune une et multiple et encore est la mention de la "sympathie" (crUj-lnaOEla), c'est-à-
subsistant éternellement dans le monde supérieur. "Le résumé dire au sens étymologique, la possibilité de "pâtir" (nacrXElv)
de la thèse est le suivant : les âmes viennent d'une seule, celles ensemble, d'éprouver les mêmes sentiments (naOn). Les diffé-
qui viennent d'une seule sont multiples pareillement à l'Intel- rences qui se manifestent entre les âmes sont dues, d'après
ligence, pareillement divisées et non divisées, et celle qui Plotin, aux vies vécues auparavant - nous sommes dans un
demeure est l'unique raison de l'Intelligence38 et d'elle procè- contexte de métempsycose - et des choix que ces différentes
dent des raisons partielles et immatérielles, comme là-haut"39. vies ont représentés pour elles en ce qui concerne leur union
Bien que toutes ces âmes soient homogènes, seule l'Ame du proche ou lointaine aux réalités intelligibles. De toute façon
Monde a fait le monde, mais non une âme individuelle, alors elles forment un ensemble, varié certes, mais stable, car il n'y
que cette dernière a aussi tout en elle, notamment de pouvoir a pas de dispersion totale ni de hasard dans les êtres. L'âme
être en même temps en plusieurs. Diverses questions sont po- reste dans le corps tant que le corps est vivant, tout entière
sées à ce sujet et diverses réponses présentées. C'est l'âme uni- dans chaque partie du corps: si le corps meurt et pourrit
verselle qui dépend le plus des réalités d'en haut et c'est elle l'âme n'est plus en lui.
pour cela qui a créé le monde. D'autre part elle n'a subi aucune Notre âme doit imiter l'Ame de l'univers 42 . D'ailleurs
influence de la part de son oeuvre. Elle est restée en elle-même notre âme reste toujours plus ou moins en contact avec elle,
sans s'approcher des corps, comme l'ont fait les autres âmes, et car "de notre âme une partie est toujours avec les intelligibles,
elle a agi sur ce qui s'approchait d'elle. Les autres ont été tirées une autre avec les êtres d'en bas, une autre au milieu"43. Cette
vers le bas, plus ou moins, car le comportement ici-bas des partie de l'âme qui est avec les intelligibles explique cette
âmes vers les réalités d'en haut n'est pas le même40. "Toutes les affirmation optimiste: "Toute âme désire le bien, même celle
âmes sont issues de la même âme, de laquelle est aussi celle du qui est mêlée (au corps ou à la matière ?) et celle qui est deve-
tout, pour cela elles sont en sympathie". Cette phrase nous nue l'âme de quelqu'un (l'âme individuelle) ; puisque celle-ci
semble introduire une variante dans les rapports des âmes indi- est à la suite de celle-là (l'Ame du Monde) et vient d'elle"44. Ou
viduelles et de l'Ame du Monde. Il n'est pas dit ici en effet que encore l'âme qui est illuminée des traces de l'Ame de l'uni-
toutes les âmes dérivent de l'Ame du monde, mais qu'elles vien- vers qui n'est pas dans un corps45. L'âme qui a perdu ses ailes
nent toutes de la même âme, d'où procède aussi celle du tout n'est pas celle de l'univers46 . Mais nous ne devons pas juger de
qui n'est pas leur mère mais, comme c'est déjà dit dans le l'Ame de l'univers à partir de notre propre âme car, à la diffé-
même chapitre4\ leur soeur. Il faudrait peut-être rapprocher
41 bis. V, 9 (5), 14,1. 20.
37. Ibid. 3-4. 42. II,9 (33), 18,1. 31.
38. C'est l'Ame du Monde. 43. Ibid. 2, 1. 4 ss.
39. Ibid. 5, 1. 1 ss., citation 1. 14 ss. 44. 111,5 (50), 3, 1. 36.
40. Ibid. 6, 1. 1 ss. 45. II, 3 (52), 9, 1. 32 ss.
41. Ibid. 6, 1. 13. De même II, 9 (33), 18, l. 16. 46. II, 9 (33), 4, 1. 1 ss.
208 209
rence de la nôtre, elle n'est pas liée à son corps, le monde, ORIGÈNE
alors que nous le sommes au nôtre: elle n'est pas liée à ce qui Pour une certaine équivalence du rapport de l'Ame du
est lié à elle, mais elle le commande. C'est pourquoi elle est
Monde et des âmes individuelles, voir ce que nous disons plus
impassible à son égard, tandis que nous ne le sommes pas.
bas de l'âme humaine du Christ et des âmes humaines.
Rien n'empêche ses rapports avec le divin. Elle a une action
sur le monde, mais elle ne lui donne rien d'elle-même et ne A la différence de Plotin, Origène ne professe pas un
subit pas de lui une action en retour. Même si le monde dis- pareil panpsychisme. Certes, "personne n'hésitera à dire qu'il y
paraissait elle n'en subirait aucun dommage47 . a des âmes dans tous les êtres animés, même dans ceux qui
vivent dans les eaux" et il se fait l'écho de passages de l'Ecriture
La réflexion plotinienne est toujours en mouvement et,
situant l'âme dans le Mais il n'y a aucune comparaison
tout en restant dans le même cadre d'ensemble, contient plu-
possible entre l'âme de l'homme, pareille par son origine à
sieurs variantes : nous en avons déjà rencontré. Par exemple
celle des anges, et les âmes des Origène suppose
de l'"âme céleste" - s'agit-il de l'Ame du Monde, ou d'une
aussi, avec parfois des hésitations, que les astres sont animés et
âme dérivant d'elle et gouvernant le ciel astral - vient une
même raisonnables.
image (iv8aÀj.la) émanant des êtres d'en haut: elle fait les
vivants terrestres. Elle imite l'âme de là-haut mais elle est sans
puissance parce qu'elle use de corps terrestres inférieurs à 2. Correspondances origéniennes de ['Ame du Monde
ceux du ciel, les astres. C'est cette âme qui nous façonne, ou
ces âmes, s'il y en a une pour chacun, ce que le texte ne dit Quelques personnes ou entités divines assument chez
pas clairement. "Nous sommes façonnés (nÀaoSévn:c;) par Origène plusieurs des fonctions de l'Ame du Monde: avec le
l'âme donnée par les dieux qui sont dans le ciel", les astres, Saint Esprit il n'y a de rapport que dans le mode de procession;
"et par le ciel lui-même selon elle et nous sommes unis à des la tâche proprement dite de l'Ame du Monde est assumée chez
corps; l'autre âme selon laquelle nous sommes nous, est la Origène par le Père et le Fils; enfin entre l'âme humaine du
cause de notre bien-être, non de notre être"48. Mais ailleurs Christ et les autres âmes humaines il y a quelque chose de la
dans un traité intitulé Du destin (nepl EÏj.lapj.lêvnc;t9 on lit, à relation entre l'Ame du Monde et les âmes particulières.
partir de l'unité de toutes choses: "De sorte que nous ne som-
mes plus nous, et que rien n'est notre oeuvre; ce n'est pas a. Le Saint Esprit
nous qui raisonnons, de même que ce ne sont pas nos pieds
qui frappent le sol, mais nous à travers les parties de notre Le texte du Traité des Principes dont nous avons donné
corps". Cette phrase semble exprimer le déterminisme le plus la traduction à la fin de l'introduction de ce livre n'encourage
strict comme conséquence de l'unité de toutes les âmes. Mais guère à chercher quelque correspondance entre la troisième
il ne manque pas de textes en sens inverse : par exemple celui personne de la Trinité chrétienne et la troisième hypostase de
qui vient d'être cité juste avant: "l'autre âme selon laquelle
nous sommes nous"5O. 51. Lv 17, 14 : PArch II, 8, l, 19.
52. C'est l'argument majeur utilisé par Gilles DORIVAL, "Origène a-t-il ensei-
gné la transmigration des âmes dans des corps d'animaux ?", Origeniana
47. Ibid. 7, l. 4 ss. Secu.nda (H. Crouzet, A Quacquarelli), Rome 1980, p. 11-32, pour refuser de
48. II, 1 (40),5, l. 5 ss. voir selon Jérôme cette doctrine dans le Peri Archon: elle' est ,ontredite
49. III, 1 (3). d'ailleurs par bien des textes d'Origène, conservés en grec et d'une authenticité
50. Ibid. 4, l. 20. indiscutable.
210 211
la Triade platonicienne : il y a peu de rapport entre les activités pas au début Saint Esprit il aurait progressé sous l'influence du
de l'Esprit Saint selon Origène et celles de l'Ame du Monde Fils jusqu'à devenir Saint Esprit. Il a donc toujours été Saint
d'après Plotin. Le rôle essentiel du premier est de donner la Esprit et il faut en conclure, pour éviter une contradiction entre
sainteté I • Il est la "matière des charismes"2 ou la "nature des ces deux affirmations, que sa procession par l'intermédiaire du
ces charismes et ces dons représentant ce que la théolo- Fils s'est produite de toute éternité. On pourrait donc dire de
gie postérieure appellera "grâces actuelles", c'est-à-dire des lui aussi ce qu'Origène dit de la génération du Fils: "il n'y a
grâces attachées à un acte ou à une fonction. Par ailleurs pas eu de moment où il n'était pas9 • Contrairement à ce que
l'''esprit qui est en l'homme", élément supérieur de diront un siècle plus tard les Pneumatomaques, le Traité des
l'anthropologie trichotomique d'Origène, participation à Principes donne à l'Esprit Saint toutes les caractéristiques de la
l'Esprit Saint, est une des multiples expressions origéniennes divinité. La procession de l'Ame du Monde à partir de l'Intel-
de la grâce sanctifiante4 • L'Esprit Saint est non seulement l'ins- ligence est pareillement éternelle puisque, selon Plotin, le
pirateur de l'Ecriture, mais celui qui la fait comprendre à son monde qui vient d'elle est créé de toute éternité, malgré ce
et il anime intérieurement l'Eglise. Son rôle tout surna- que semble dire Platon dans le Timée lO•
turel a peu de commun avec l'Ame du Monde plotinienne 6 • On peut s'interroger cependant sur la manière qu'ont
Un rapprochement cependant peut se tenter sur un respectivement Origène et Plotin de concevoir l'infériorité de
point, celui de sa procession. L'Ame du Monde procède direc- chacune de ces personnes ou entités par rapport à la précéden-
tement de la seconde hypostase, vers laquelle elle se tourne et à te dont elle procède. Chez Plotin l'infériorité de l'Intelligence
travers elle c'est de l'Un-Bien qu'elle vient. Dans le Commentaire vis-à-vis de l'Un et de l'Ame vis à vis de l'Intelligence est claire.
sur jean 7 , commentant]n 1,3 : "Tout a été fait par lui (= le En est-il de même chez Origène? Son "subordinatianisme" est-
Verbe), Origène discute à propos du Saint Esprit trois solu- il de même nature que celui de Plotin. On ne trouve guère
tions. Celle à laquelle il se rallie est la suivante : dans ce "tout" d'indication en ce qui concerne les rapports du Fils et de
l'Esprit est compris. Le Père, le Fils et l'Esprit sont trois réalités l'Esprit, si ce n'est un rapport d'origine, puisque l'Esprit vient
subsistantes (ûnOOT(lOEIÇ, oùoial i6ial). L'Esprit est le plus haut du Père par le Fils. Mais cette dépendance d'origine entraîne-t-elle
des êtres qui viennent du Père par le Fils : il a besoin de l'inter- nécessairement, comme chez Plotin, une infériorité ? Nous
médiaire du Fils pour subsister, pour être sage, intelligent, juste avons défini le rapport du Fils au Père par les mots : égal et
et participer à toutes les dénominations (Ènivolal) du Fils. Mais subordonné. Pouvons-nous étendre à la relation de l'Esprit au
selon le Traité des PrincipesB il ne faudrait pas penser que l'Esprit Fils ce qui est dit de celle du Fils au Père? Ce n'est pas exclu,
Saint ne connaîtrait que sur révélation du Fils, en ce sens qu'il mais Origène ne le précise guère. Il dit seulement que "le Saint
passerait alors de l'ignorance à la connaissance, ou que n'étant Esprit est associé au Père et au Fils en honneur et 'en dignité"ll.
1. PArch l, 3, 7, 156-161. b. Le Père et le Fils, Ame du Monde
2. Corrùn II, 10 (6), 77.
3. PArch II, 7, 3, 66.
Une allusion à l'Âme du monde platonicienne se trouve
4. Voir plus loin chap. IV. dans le Traité des Principes I2 : "Comme notre corps formé de
5. Dans notre Origène et la "connaissance mystique", p. 124-126, 142,285-289, etc.
6. H. J. VOGT, Das Kirchenverstandnis des Origenes, Kôln 1974 : voir dans le 9. PArch IV, 4, l, 25. Texte grec selon Athanase: SC 269 p. 245.
Register au mot Geist. 10. PLOTIN, Ennéades II, 1 (40), l, l. 1 ss.
7. ComJn II, 10 (6), 73-88. Il. PArch, préf. 4, 84.
8. PArch l, 3, 4, 116. 12. PArch II, 1,3,60.
212 213
membres nombreux est un et maintenu par une âme unique, en est probablement l'action du libre arbitre que Dieu respec-
de même à mon avis il faut concevoir l'univers comme un animal te et dans un certain sens assume, mais qui déconcerte celui
immense et énorme, gouverné par la Providence de Dieu qui veut raisonner sur le déroulement du monde. Le Fils de
comme par une âme unique". Puissance et Raison, c'est-à-dire Dieu est tout entier présent dans son corps humain et en même
Logos, sont des dénominations du Fils, mais les citations qui temps tout entier partoue s• L'âme de Dieu dont parle l'Ecriture,
illustrent cette affirmation désignent le Père : à cela rien d'éton- c'est son Fils : "De même que l'âme, insérée par tout le corps,
nant puisque selon Origène la création du monde est l'oeuvre de fait tout mouvoir, opère et accomplit toutes choses, de même le
la Trinité entière, ce que montre le chapitre du Traité des Fils Unique de Dieu, sa Parole et sa Sagesse, atteint et parvient à
Principes sur le De même la Providence, que Plotin attri- toute la puissance de Dieu, car il y est inséré"19. Le monde, c'est
bue surtout à l'Ame du Monde, incombe pour Origène aux trois "tout ce qui est soit au-dessus des cieux, soit dans les cieux, soit
personnes. Un passage d'homélie 1\ isolé certes dans l'oeuvre sur la terre, soit tous les lieux qui existent et ce qu'on dit habiter
d'Origène, est assez remarquable : "Le Christ dont tout le genre les cieux: on appelle donc monde l'univers"2o. Les cieux dési-
humain, bien plus peut-être l'universalité de toute la création, est gnent ici le ciel astral: ce qui est au-dessus des cieux est la
le corps et dont chacun de nous est membre en partie ... ". Ce demeure des bienheureux qui contemplent les "mystères",
texte est intéressant, car Origène ne se contente pas de voir dans comme chez Plotin le "lieu", si on peut ainsi parler, de l'Intel-
le Corps du Christ tout le genre humain appelé à constituer ligence et de l'Ame, au-dessus du ciel astral.
l'Eglise, mais aussi tous les êtres inférieurs à l'homme, créés, Jean Baptiste disait de Jésus à la foule: "Au milieu de vous
:lense-t-il, pour l'utilité de l'homme, auxquels il ne s'intéresse se tient quelqu'un que vous ne connaissez pas" 21 . Cela signifie
habituellement. S'ils forment tous le Corps du Christ, c'est que "bien qu'invisible selon sa divinité, il est présent à tout
lue le Christ est leur âme. Et le mot Christ ne désigne pas seule- homme et coextensif au monde entier"22 et qu"'il pénètre la
nent le Verbe, mais aussi l'âme humaine qu'il a assumée.
création, de sorte que toujours les êtres en devenir deviennent
On trouve de multiples allusions à l'ordre du monde gou- par Mais cela peut se dire aussi du Père qui est dans le Fils
rerné par le Père par l'intermédiaire de son Fils: ce dernier est et agit à travers luj24.
effet, nous venons de le dire, cette Puissance de Dieu par
Un texte du Contre Celse25 approfondit ce rôle de Dieu,
aquelle Dieu gouverne le visible et l'invisible et exerce sa créateur et âme du monde, avec une intention polémique
15
)rovidence . La variété du monde découle des mouvements
contre les Gnostiques: "Combien plus efficace et supérieure à
livers du libre arbitre des créatures raisonnables, c'est-à-dire de toutes ces fantaisies (de la mythologie) est la persuasion, par ce
a plus ou moins grande profondeur du péché primitif, mais qui est visible, du bon ordre du monde et l'adoration de l'arti-
lieu harmonise cette variété, toujours dans le respect des liber-
san unique d'un monde qui est un, en harmonie avec la réalité
és, car c'est lui qui gouverne tout le corps de l'univers 16. L'ac-
ion de la Providence dans le monde est plus claire quand il
18. Ibid. IV, 4, 3, 109.
'agit des astres ou des animaux que des hommes 17. La raison 19, Ibid. II, 8, 5, 215.
20. Ibid. II, 9, 3, 59.
3. Ibid. II, l, 1-3. 21.Jn 1,26.
t HomPs 36, II, l, 1330 A 12,. 22. ComJn VI, 30 (15), 154.
J. PArch 1, 2, 9, 275. 23. Ibid. VI, 38 (22) 188.
i. Ibid. II, l, 1-3. 24. Ibid. VI, 39 (23), 202-203.
7. Ibid. IV, l, 7, 188. 25. CCeis l, 23, 16.
14 215
1
totale; qui ne peut en conséquence avoir été l'oeuvre de plu- c. L'âme humaine du Christ,
sieurs démiurges, ni être maintenu par plusieurs âmes mou- époux de l'Eglise et des âmes
vant l'ensemble du ciel. Une seule en effet suffit portant tout
L'Ame du Monde plotinienne contient en elle toutes les
le firmament du levant au couchant, contenant en elle-même
âmes, à la fois unies et distinctes. Il y a chez Origène une
tout ce qui est nécessaire au monde mais n'a pas sa fin en soi.
représentation analogue sous une forme plus respectueuse de
Toutes choses sont parties du monde, mais Dieu n'est point
la personne, celle de l'union conjugale, conformément au
partie du tout; car Dieu ne doit pas être imparfait comme la
sens de la personnalité, à la fois divine et humaine, qui traver-
partie est imparfaite. Mais sans doute un raisonnement plus
se toute la révélation judéo-chrétienne et aboutira à une
profond montrerait-il que, en rigueur de termes, Dieu n'est
notion précise avec les controverses trinitaires et christolo-
pas plus un tout qu'il n'est une partie, puisque le tout est fait
giques des IVe et ve siècles : en effet l'époux et l'épouse sont
de parties. Et la raison ne permet pas d'admettre que le Dieu
"deux dans une chair une"I. L'unité et la dualité ou multiplici-
suprême soit fait de parties dont chacune ne peut faire ce
té coexistent constamment chez Origène2 comme chez Plotin.
que peuvent les autres". Car le rôle de l'âme est de vivifier et
On les trouve à la fois avec l'image du Christ et de son Corps
de mouvoir le corps qui sans lui ne pourrait le faire 26 . Nous comprenant de nombreux membres et avec celle de l'union
avons déjà vu chez Plotin l'insistance sur Dieu qui n'est ni le conjugale qui unit le Christ à la fois à l'Eglise et à chacune des
tout ni partie.
âmes fidèles.
Dans une diatribe contre les idolâtres on lit encore : "Ils Que représente alors le mot Christ? Le Verbe seul ou
ont beau voir dans la création tant d'ordre, tant d'harmonie et toute la réalité du Christ, Dieu et homme? C'est le plus souvent
de discipline, tant de beauté dans le monde, ils refusent de ce second sens qui est le vrai : l'humanité du Christ est visée en
reconnaître le Créateur à partir des créatures ; ils ne veulent premier, le Verbe étant compris indirectement par la "commu-
pas voir qu'une organisation si parfaite est l'oeuvre d'une nication des idiomes", c'est-à-dire en appliquant au Dieu tout ce
Providence qui la dirige, ils sont aveugles et ne voient le qui est dit de l'homme et réciproquement : Origène en a par-
monde qu'avec des yeux d'animaux sans raison, avec des yeux faitement la notion comme le montre dans le Traité des Prin-
de bêtes. Ils ne remarquent pas la présence d'une raison dans cipes le chapitre consacré à l'Incarnation du Sauveur. Le mari
Lln monde manifestement régi par la Raison"27. La Raison c'est est donc d'abord le Christ dans son humanité préexistante,
e Logos divin, Parole et Raison. Il y a une ànalogie entre la unie au Verbe de Dieu par une union qui la met "sous la forme
)erfection de l'Ecriture, oeuvre du Verbe, et celle du monde, de Dieu" par l'intensité de sa charité, puis s'incarnant après la
>euvre du même Verbe, qu'il s'agisse des êtres les plus nobles, faute de son épouse pour la rejoindre et la racheter4 : dans la
.oleil, lune et astres, ou des plus infimes, animaux sans raison moitié des cas, la kénose est attribuée par Origène à l'âme du
28 Christ5 comme elle est aussi par sa Passion l'instrument de la
végétaux . Dans son école de Césarée, Origène enseignait
es sciences de la nature29 en montrant dans le monde l'action Rédemption.
le la Providence.
1. Gn 2, 24.
2. Par exemple le développement de EntrHer 2-4.
6. Ibid. VI, 48, 17. 3. PArch II, 6, 3, 124-132.
7. HomLc XXII, 9-10. 4. Ibid. II, 6 ; ComMt XIV, 17, 325, 17 ss ..
B. Philoc II, 4, 9, du ComPs 1 5. J. L. PAPAGNO, "Flp 2, 6-11 en la cristologia y soteriologia de Origenes,
9. GREGOIRE le Thaumaturge, RemOrig. VIII, 109-114. Burgense 17, 1976,395-429.
16 217
Que désigne ensuite le Corps avec ses membres, et l'épou- Unique et du Premier-Né de toute créature. A elle plus qu'à
se? Nous avons vu plus haut le Corps représenter l'ensemble de toute autre s'applique la phrase paulinienne l2 : "Celui qui se
la Création. Un fragment sur Jean6 restreint cette signification à joint au Seigneur est avec lui un seul esprit (nve:ùj.lu)"l5.
l"'essence raisonnable", c'est-à-dire à l'ensemble des âmes Mais pour Origène, suivant en cela une tradition judéo-
humaines et angéliques : d'une manière qui exclut radicalement chrétienne attestée déjà par l'homélie dite Seconde Lettre de
toute interprétation pélagienne ou semi-pélagienne, il souligne Clément aux Corinthiens14 , écrit du Ir siècle, l'Eglise est antérieu-
que cette dernière ne peut engendrer d'elle seule les "biens", les re à l'Incarnation. Dans l'hypothèse favorite de la préexistence
"vertus pratiques et contemplatives", à moins de les recevoir des âmes elle a dès le début coïncidé avec l'ensemble des "intel-
d'un autre, comme une femme qui enfante7. Cette "essence rai- ligences" préexistantes, celles qui deviendront après la chute,
sonnable" c'est l'Eglise dont la vocation est de rassembler en elle située elle aussi dans cette préexistence, anges, hommes ou
tous les hommes. Mais puisque l'Epouse-Eglise n'a "ni tache ni démons. L'âme humaine du Christ a été créée avec elles, mais a
ride"8, certains textes semblent la restreindre aux parfaits, aux été unie dès sa création au Verbe de Dieu. Elle "n'a jamais été
"âmes parvenues à la perfection qui toutes ensemble composent séparée du Fils Unique"l5 : elle était "en Dieu et dans la plénitu-
le corps de l'Eglise"9. Mais cette interprétation est loin d'être la de"l6 divine; elle avait la "forme de Dieu"l7. Le passage d'où est
seule. Non seulement l'Eglise est épouse, mais le même mot est extrait cette dernière affirmation montre clairement en elle
appliqué à chaque âme "qui par la simplicité de la foi et la pure- l'Epoux de l'Eglise de la préexistence : "Celui qui a produit au
té de ses actes est trouvée incorrompue et vierge", expression début celui qui est selon l'image - comme se trouvant sous la
qui ne se réfère pas seulement à l'intégrité de la chair, mais aussi forme de Dieu - l'a fait mâle et l'Eglise femelle leur accordant
à "l'intégrité de l'âme" qui suit la conversion lo : elle ne signifie à tous deux un unique 'selon l'image"'l8. La distinction du Ver-
pas que le chrétien n'ait jamais eu de tache, mais que désormais be, Image de Dieu, et de l'homme, y compris celui qui est uni
il est sans tache, ni qu'il n'ait pas eu les rides du "vieil homme", au Verbe, seulement fait "selon l'image", c'est-à-dire selon le
mais que maintenant il ne les a plus ll • Verbe, est un des rares points de vocabulaire auxquels Origène
Pour en revenir à l'image du Corps, le Contre Celse repré- reste toujours fidèle. Le mari de l'Eglise préexistante n'est donc
sente toute l'Eglise de Dieu avec les membres de ce corps, les pas directement le Verbe - il l'est indirectement par "commu-
croyants, "animée" par le Fils de Dieu, de même nication des idiomes" -, mais l'homme qu'il s'est uni, car ce
que l'âme vivifie (Cwonou;ï) et meut le corps qui ne pourrait sans dernier est comme les autres créatures raisonnables "selon
elle être mû de façon vitale. Ainsi le Logos - il n'est pas ques- l'image" ou "image de l'image".
tion ici de l'âme humaine du Christ - meut l'Eglise et chacun de
Mais la plupart des intelligences préexistantes pèchent et
ses membres. Mais cela s'applique aussi d'une manière extrême l'unité de l'Eglise se brise: riombre d'entre elles quittent alors
et insurpassable à l'âme de Jésus qui n'est pas séparée du Fils
12.1 Co 6,17.
6. FragrnJn XLV, 519, 18. 13. CCels VI, 47, 23 et 48, 14.
7. Selon l'opinion la plus commune dans l'antiquité la semence de l'enfant 14. II Clément XIV: éd. H. HEMMER, Les Pères Apostoliques, II, Paris 1909, p. 156-
vient de l'homme seul, la mère est le terrain où elle germe. 159.
8. Eph 5, 27. 15. PArch II, 6, 4: fragment de Justinien en SC 253, note 25, p. 178.
9. ComCant III (IV), 232, 18-22. 16. ComJn XX, 19 (17) 162.
10. HomLv XII, 5, 184-189. 17. ComMt XIV, 17,325,29.
Il. HomLc II, 2, 110. 18. Ibid. 325, 27.
218 219
le lieu des âmes, cette "Jérusalem céleste" qui se confond avec mais cependant distinctes. L'Eglise est l'ensemble de ces âmes
le "sein du Père" : "Et le Seigneur qui est le mari a laissé à unies par leur union à l'Epoux, le Christ-homme, et à travers lui
cause de l'Eglise le Père, près duquel il se trouvait quand il au Christ-Dieu.
était sous la forme de Dieu, il a laissé aussi sa mère, car il était Un autre rapprochement pourrait être fait concernant
lui aussi fils de laJérusalem d'en haut, il s'est attaché à son l'origine de l'âme humaine du Christ. Selon Plotin c'est l'Intel-
épouse tombée ici-bas et ils sont devenus alors deux dans une ligence qui engendre l'Ame du Monde et 'en elle toutes les
même chair. Car à cause d'elle il est devenu chair"19. autres âmes, dans une procession qui se confond avec leur
Mais avant l'Incarnation se situe le temps de préparation, conversion vers l'Intelligence. La création de l'âme humaine du
l'Ancien Testament, où la petite fiancée Eglise, l'ancien Israël, Christ est concomitante à celle des "intelligences" préexistantes
est éduquée par les visites des "amis de l'Epoux", anges, et est comme elle l'oeuvre du Père et du Fils, ce dernier étant à
patriarches et prophètes, qui éveillent et entretiennent en elle la fois l'agent comme collaborateur du Père et le modèle puis-
le désir de l'Epoux20 ; quelquefois aussi dans les théophanies, qu'il est l'Image selon laquelle anges et hommes ont été créés25 .
par les visites de l'Epoux lui-même, sous forme angélique ou Mais cette âme est dès le début plongée dans le Verbe et de-
humaine, c'est-à-dire dans son âme qui, n'ayant pas péché, a vient en quelque sorte Verbe, comme le fer plongé dans le feu
gardé sa forme primitive humano-angélique21 . Mais la venue de devient feu 26 . Cette comparaison, souvent répétée dans la suite,
l'Incarnation elle-même reste "à travers un miroir, en énig- exprime entre le Verbe et l'âme à la fois unité et dualité: le fer
me"22, car l'Epouse ne possède pas complètement l'Epoux. Elle plongé dans le feu reste fer, mais si on le touche on ressent les
le possèdera parfaitement dans la résurrection quand, selon la effets du feu. Il y a donc là une analogie avec la conversion de
parabole des invités aux noces, le Père unira définitivement l'Ame du Monde vers l'Intelligence. Mais pour Origène l'âme
son Fils à l'humanité divinisée, comme Origène l'exprime dans humaine du Christ possède complètement le Verbe, non sous
un texte magnifique2s . une forme diminuée: "dans cette âme il faut croire que le feu
Si l'Eglise est épouse, il en est de même de tous les divin lui-même repose substantiellement, ce feu dont les autres
membres fidèles de l'Eglise, nous l'avons déjà dit. Ainsi le tirent un peu de chaleur"27. Elle est "en Dieu et dans la plénitu-
Commentaire sur le Cantique des Cantiques, souvent avec ordre, de"28. Mais elle ne nous en présente qu'une version atténuée,
quelquefois dans un certain désordre, explique l'Epouse dans une "ombre", parce que nous ne sommes pas capables de rece-
chaque verset, d'abord selon une de ces significations, ensuite voir autrement le Verbe.
selon l'autre 24 . De même que l'Ame plotinienne du Monde
contient en elle toutes les âmes, à la fois unes et distinctes, de Appendice: Anges et démons
même l'Epouse du Christ est à la fois l'Eglise et les âmes fidèles, PLOTIN
unies en tant que membres de l'Eglise et partageant sa qualité, Les êtres qui ont une âme sont pour Plotin, outre l'Ame
,\
19. Ibid. 326, 1-12.
du Monde, les démons, les astres - supérieurs aux hommes -,
20. ComCant 1, 88-92 et ailleurs
21. HomGn VIII, 8, 17-21 ; ComJn 1, 31 (34),217-218. 25. HomGn 1, 13,49-63. Le Fils fait tout comme le Père selonJn 5, 19: PArch
22. 1 Co, 13, 12. 1, 2, 6, 161 et 1,2, 12,423 ss ; Conùn X, 27 (21), 247 ; XIII, 36, 233.
23. Mt 22,2: ComMt XVII, 33, 691, 28. 26. PArch II, 6, 6, 177-201.
24. Voir notre article: "Mariage mystique selon Origène", Studia Missionalia, 27. Ibid. 299.
26, 1977,45-46. 28. ComJn XX, 19 (17), 162.
220 221
les hommes, les animaux et les végétaux : les âmes ont, sui- L'Eros qui conduit l'âme vers la nature du Bien, s'il s'agit de
vant les cas, les fonctions raisonnable, sensitive ou végétative 1. l'''âme d'en haut", la partie supérieure de l'âme, serait un dieu, s'il
Le mot Baij.1wv est dans la tradition grecque païenne un équi- s'agit de l'âme "mêlée" (au corps), un démon 10. Mais il faut expli-
valent de dieu, 9Éoç, ou de demi-dieu : il s'applique ainsi dans quer la nature de ce démon et plus généralement des démons ll •
le Moyen Platonisme aux dieux de la mythologie, gouvernant Ce qui est dit d'Eros doit pouvoir être dit des autres démons, à
les différents domaines de la nature - c'est le cas du Discours moins qu'ils n'aient en commun que le nom. Les dieux sont
Véridique de Celse -, distingués ainsi du Dieu suprême auquel impassibles, les démons affectés de passions. Les uns et les
ils sont assujettis. Ils peuvent être bienveillants ou malveillants autres sont éternels. Ils sont intermédiaires entre les dieux et le
envers les hommes. Dans sa réponse à Celse, Origène donne genre humain. Mais des questions se posent. Pourquoi ne sont-
au mot le sens juif et chrétien qui est péjoratif: il voit dans les ils pas restés impassibles ? Y a-t-il des démons dans l'intelligible
"démons" ou dieux de la mythologie des êtres réels qui es- ou seulement dans le sensible? Les dieux sont-ils limités à
saient de ravir à Dieu l'adoration des hommes. l'intelligible ? Le monde est-il un dieu ainsi que les astres ? Il
Plotin parle à plusieurs reprises des démons, les distin- semble préférable à Plotin de dire qu'il n'y a pas de démon
guant des dieux2. Il Y a parmi eux des vivants de feus. Il Y a de dans l'intelligible, sauf peut-être le "démon en soi" (aùToôalj.1Wv),
bons démons 4 • Les gnostiques voient dans les maladies des en d'autres termes l'idée de démon, qui est un dieu. Les dé-
démons5. Le monde contient de nombreux dieux et des peuples mons ne sont pas purs de la matière: il ne s'agit pas là de la
matière qui fait des corps comme les nôtres, car ils ont des corps
de démons6. Ils contribuent à la diversité du monde et sont dits
d'air ou de feu, les deux éléments les plus légers, ou de ce que
une deuxième nature, après les dieux et avant les hommes7•
Plotin appelle une matière intelligible12.
Le quinzième traité (111,4) est intitulé: "A propos du Comme Eros, les démons sont des indigents, des insatis-
démon qui nous a reçus en partage". Mais le démon dont il faits, dont le désir se porte sur des biens partiels comme si
s'agit est difficile à distinguer des puissances de l'âme et ce c'était le Bien 1s . Ils ont la possibilité de parler 14 • Ils ne sont pas
passage ne fournit guère d'information sur les êtres que impassibles, ils ont en eux de l'irrationnel : on peut leur attri-
Plotin entend par ce mot. Dans le cinquantième traité (III, 5) buer des souvenirs et des sensations et ils peuvent être char-
"sur l'amour" il se demande dès l'abord si Eros est dieu ou més par des procédés magiques 15 . Les démons font expier aux
démon ou seulement une passion de Platon l'a présen- hommes leurs fautes 16 .
té comme un démon dans le Banquet 8. L'Aphrodite céleste
peut être dite "un dieu, non un démon, étant sans mélange et ORIGÈNE
restant pure d'elle-même (è<p 'ÉauTiiç) : c'est là l'Ame du Monde9 • Le Contre Celse contient une discussion d'Origène à pro-
pos d'une attaque de Celse contre les chrétiens parce qu'ils
1. 111,4 (15), 2, l. 4.
2. l, 2 (19), 6, l. 4 ; l, 6 (1), 7, l. 20 (les démons sont beaux) ; et autres textes. 10. Ibid. 4, l. 23.
3. II, 1 (40), 6, l. 54. 11. Ibid. 5, l. 1.
4. II, 9 (33), 9, l. 30. 12. 111,5 (50), 6. l. 1 ss.
5. Ibid. 14, l. 14. 13. III, 5 (50), 7, L. 26.
6. III, 2 (47), 3, l. 24. 14. IV, 3 (27), 18, l. 22.
7. Ibid. 11;i. 7. 15. IV, 4 (28), 43, l. 12 ss.
8; 202 d 13 : 111,5 (50), l, l. 1 ss. 16. IV, 8 (6), 5, l. 23. Voir aussi sur les démons VI, 7 (38),6,26-33: commentai-
9. Ibid. 2, l. 25. re dans Pierre HADOT, Plotin: Traité 38, Paris 1988, p. 227.
222 223
refusent d'honorer les "démons" au sens païen l7 • Origène prend démons, et à l'intérieur de ces trois catégories il y a toute une
seulement ce mot au sens chrétien pour désigner les mauvais diversité de niveaux selon les degrés de la chute. Origène va
démons parmi lesquels, selon lui, prennent place les dieux de la même jusqu'à dire qu'un jugement divin, analogue à ce que sera
mythologie classique qu'il semble bien considérer comme des le jugement dernier, a précédé la venue des hommes en ce
êtres réels, mais des démons, qui volent à Dieu sa place en se fai- monde. En ce qui concerne les anges, si, comme il semble résul-
sant adorer par les hommes. En fait comme les démons, selon le ter de quelques passages du Peri Archon, un petit nombre n'a pas
païen Celse, sont préposés au gouvernement des différents péché2\ le plus grand nombre l'a fait, mais plus légèrement.
règnes de la nature, ils correspondent dans la pensée d'Origène à Leurs fonctions dans le monde, anges gardiens des hommes,
la fois aux anges et aux démons selon qu'ils sont bons ou mauvais. des différents domaines de la nature, des nations, des Eglises,
L'origine des anges et des démons est pour Origène la etc. sont, semble-t-il, le châtiment miséricordieux de la faute ini-
même que celle des hommes : toutes les créatures raisonnables tiale. Nous passons rapidement sur ces différents points sur les-
ont été créées ensemble dans une égalité parfaite l8 , réaction quels Origène s'étend souvent, par exemple sur les anges des
contre les différences de nature que professaient les Valenti- nations 25 • Le jugement dernier à la fin des temps sera à la fois
niens. Elles ont été créées dans la préexistence, mais non de celui de l'homme et celui de son ange gardien26 •
toute éternité, car elles ont commencé, ce qui a eu comme Mais les démons, au sens chrétien du terme, se font aussi
conséquence leur mutabilité et leur caractère accidentel au sens comme les gardiens à l'envers des hommes, s'attachant aux indi-
d'Aristote 9 • La création coéternelle à Dieu ne les concerne pas, vidus pour les faire pécher : de même pour les nations27 • Il Ya,
mais elle regarde le monde intelligible des idées et raisons. Ils semble-t-il, pour Origène des fonctions symétriques et inversées
vont être diversifiés par la faute primitive, à laquelle n'échap- sur tous les points pour les anges et les démons28 • Les différents
pent, en dehors de l'âme unie au Verbe, que certaines de ces ordres des anges, exprimés par plusieurs textes pauliniens, dési-
créatures2o • La plupart tombent, par suite d'un refroidissement gnent des mêmes noms les bons et les mauvais29 • Mais ces anges
de leur ferveur qui fait de ces "intelligences" des "âmes" n'ont aucun caractère divin, à la différence des "démons" ploti-
âme-froidY 1 ou bien par "satiété" (satietas = KOpOç)22, c'est- niens : ils sont des créatures comme nous. Mais ils ont reçu de
à-dire, suivant le sens de l'expression KOpOV quelque Dieu autorité sur tous les domaines de la nature, comme les
chose de semblable à l"'acédie" des moines grecs, le dégoût de "démons" de Celse: de même les démons du Christianisme se
tout et du spirituel en particulier3 • sont donné une autorité semblable. En ce qui concerne ces der-
niers, la faute précosmique a été un véritable reniement de leurs
C'est à la suite de cette chute primordiale que se produit
liens avec Dieu. Etant donné le sens principalement surnaturel
la division des créatures raisonnables en anges, hommes et
qu'Origène confère souvent à la notion d'être et à celle d'être
17. CCels VII, 67-70.
raisonnable (ÀOYIKOV), en rapport avec le Père qui s'est déclaré
18. PArch II, 9, 6, 188.
19. Ibid. 1, 8, 2, 31. 25. Voir entre autres PArch 1, 5, 2, 68 qui cite Dt 32, 8-9, le texte majeur à pro-
20. Ibid. 1,5,5,288; 1, 6, 2, 73 ; 1, 8, 4, 127; II, 9, 6, 192; IV, 2, 7, 234. pos des anges des nations; II, 10, 7,251 sur les anges gardiens des personnes;
21. Ibid. II, 8, 3, 119 ss. ComMt XIII, 28, 256, 30 ss. Et encore dans SC 269 p. 12 note 34.
22. Ibid. 1, 3, 8, 317. 26. HomNb XI, 4.
23. M. HARL, "Recherches sur l'origénisme d'Origène" dans Studia Patristica 27. Références dans SC 269, p. 64 note 34.
VIII (TU 93), 1966, p. 373-405. 28. Ibid.
24. PArch II, 9, 8. 29. PArch 1, 5, 1-2.
224 225
devant Moïse "Celui qui est"30 et avec le Fils qui est le Logos, origi-
ne de toute "raison", dans un sens plus surnaturel que naturel,
Satan et les démons, ayant renié leur relation avec eux, sont
devenus des OÙK ovn:ç, des "non étants"31 et des IfAoya, des "sans
raison", comme des bêtes spirituelles32 . Cela est confirmé par le
lien étroit que met Origène entre l'image du Diable et les
images de bêtes qui recouvrent chez le pécheur sa participation
à l'image de Dieu33 . Ou encore "il semble qu'il y ait affinité CHAPITRE IV
entre chaque espèce de démons et chaque espèce d'animaux",
écrit le Contre Celse 34 à propos des prédictions faites à partir de /
l'observation des animaux35.
L'HUMANITE
Nous rejetons dans le chapitre V : "Le Monde", la ques-
tion des astres et de leurs âmes, bien qu'ils soient supérieurs à
l'homme d'après nos deux auteurs. La matière concernant
l'homme est très abondante.
1. L'âme acquiert un corps matériel
PLOTIN
"La descente de l'âme dans les corps", tel est le titre que
Porphyre a mis au traité sixième (IV, 8). Plotin parle de son expé-
rience spirituelle, de l'extase et de la sortie de l'extase. Après
avoir évoqué des expressions employées par Héraclite,
Empédocle et Pythagore, qu'il juge peu claires, il en vient au
30. Ex 3,14. "divin" Platon chez qui il compte trouver un peu plus de clarté.
31. ComJn II, 13 (7),98.
32. Ibid. II, 3, 23.
Il en rapporte un jugement antithétique. D'une part Platon
33. Voir notre Théologie de l'Image de Dieu chez Origène p. 189-206. dévalue le monde sensible et l'union de l'âme au corps, en repré-
34. CCels IV, 93, 14. sentant l'âme comme emprisonnée, ensevelie, comme dans une
35. L'angélologie et la démonologie d'Origène sont très développées: nous n'en
avons donné ici qu'une esquisse. Voir J. DANIELOU, Origène, Paris 1948, p. 219-
geôle, une caverne, qui est cet univers sensiblel • La descente de
242. Autres textes: PArch l, 8,1 ; sur l'ange gardien II, 10,7,251 ; sur le juge- l'âme jusqu'à lui est la perte des aHes2, et des cycles renvoient
ment de l'ange avec son pupille, encore ComMt XIII, 28 ; sur les combats des constamment ici-bas l'âme qui essaie de monter3. Mais le Timée
démons contre les hommes PArch III, 2-4. Continuellement dans les homélies:
HomGn VIII, 8 ; IX, 3 ; XVI, 2. Hom Ex VI, 1 ; VII, 4 ; VIII, 2-3,6. HomLv XVI, 6-
rend un autre son de cloche : le monde y est objet de louanges
7. HomNb XIII, 3 ; XX, 3-4- ; XXIV, 3. HomJr V, 2, 26. HomLe III, 1 ; XII, 3 ;
XXXI; XXXV, 3-8. Et dans les Commentaires: ComMt X, 13; XIII, 4-6; XIV, 9; 1. Phédon 67 dl; 62 b 2-5 ; République 514 a 5.
XVII, 2 et 30. FragmMt 380; 400 ; 435 1. ComCant II, p.138 ; III , p. 213. Fragm 2. Phèdre 246 c 2 ; 247 d 4-5.
Le 12; 96. 3. Phèdre 249 a 6; République 619 d. 7.
226 227
et il est dit un dieu bienheureux: l'âme lui est envoyée par le bon là dessus en traitant de la liberteo. Mais si l'âme fuit rapidement
démiurge pour rendre cet univers intelligent, ce qu'il ne peut l'emprise du corps et remonte, elle ne subit pas de dommage :
être sans âme4 • C'est ainsi que pour le rendre parfait il reçoit elle a reçu la connaissance du mal et celle de ses propres puis-
l'Ame du Monde et les âmes individuelles pour créer dans le sances par les actes qu'elle a alors posés: elle ne les aurait pas
sensible les espèces d'animaux qui existent sous forme d'idée connus sans celall •
dans l'intelligible5 • Le danger pour nos âmes est de trop plon- La descente des âmes s'insère dans tout le mouvement du
ger à l'intérieur du corps et d'être trop impressionnées par ses monde comme un événement qui y a sa place, dans la produc-
difficultés nombreuses. Mais l'Ame du Monde n'a rien à crain- tion de la multiplicité du monde à partir de l'Un immobile. Il fal-
dre. L'âme individuelle, qui reste avec l'Ame du Monde sans lait que soient engendrées des âmes nombreuses et qu'elles pro-
pénétrer dans un corps, gouverne avec elle librement l'univers6 • duisent comme des semences, dans un but appartenant à l'ordre
Mais celle qui s'unit à un corps subit en lui toutes sortes de mal- sensible. Car tout doit pouvoir participer à la bonté de la nature.
heurs : il lui est une chaîne et une tombe, et le monde une ca- La matière doit pouvoir y participer elle aussi dans la mesure de
verne ou un antre7 • Les âmes individuelles veulent se faire, dans ses possibilités, puisqu'elle vient de celui qui fournit le bien à
la partie du monde qui leur est confiée, quelque chose qui leur tous. Ou alors, autre hypothèse, "la production de la matière
soit propre. Ainsi elles fuient le tout, elles s'éloignent et se sépa- suit nécessairement des causes antérieures" : dans ce cas elle
rent, elles ne contemplent plus l'intelligible : elles deviennent devait subir aussi l'action des âmes car "celui qui donne l'être
partielles, isolées, faibles et affairées, elles se laissent absorber comme une grâce" ne saurait s'arrêter par impuissance avant de
par l'unique objet dont elles sont chargées et ses vicissitudes, parvenir jusqu'à elle. La beauté du sensible manifeste celle des
elles le soignent et pénètrent profondément en lui. C'est alors intelligences et tout se tient, le sensible et l'intelligible, l'intelli-
que l'âme "perd ses ailes", emprisonnée dans les liens du corps gible existant par lui-même, le sensible par sa participation à la
et ayant abandonné la vie innocente qu'elle menait auparavant. nature intelligible et parce qu'ill'imite12 • Il faut en conclure que
Elle est alors dirigée par la sensation et non plus par l'intelli- la descente des âmes dans les corps n'est pas seulement une
gence. La remontée lui est cependant possible, car elle possède dégradation : elle peut l'être, mais aussi ne pas l'être. Elle a un
toujours l'élément supérieur qui la rattache à l'intelligible: elle aspect hautement positif, celui d'animer le monde matériel et
est capable de vivre en haut comme de vivre en bas et les âmes de le faire participer à la beauté des intelligibles.
le font à des degrés divers8 •
Certes, il serait meilleur pour l'âme de rester dans l'intelli-
Cette descente de l'âme dans le corps est-elle libre ou gible, mais sa participation au sensible est une nécessité, même
nécessitée ? Les deux à la fois, répond Plotin. Le corps est dit si le résultat n'est pas toujours parfait. L'âme est faite pour cela
ici explicitement mauvais (KaK4»9. La descente est aussi un châ- car elle occupe un rang médian, se trouvant dans l'intelligible à
timent et cela est en contraste avec l'affirmation qu'elle s'opère la lisière du sensible. Plotin répète ce qu'il a déjà dit plus haut:
par un mouvement de nature, involontaire. Nous reviendrons l'âme doit, quand elle organise le corps, rester en sûreté, "tout
4. Timée 34 b 8 ; 29 a 3 ; 30 b 8; 30 b 3.
5. IV, 8 (6), 1,1. 1 ss. 10. Ibid. 5, l. 26, le mot pom, est aussi employé par Origène pour indiquer la
6. Ibid. 2, 1. 1 ss. chute du libre arbitre, comme ici : PArch III, l, 4, 58, grec de Philoc. Il est
7. Ibid 3, 1. 1 ss. d'origine stoïcienne.
8. Ibid. 4, 1. 10 ss. Il. Ibid. 5, l. 1 ss.
9. Ibid. 1. 4. 12. Ibid. 6, l. 1 ss.
228 229
entière avec elle tout entière" (OÀ11 'OÀ11Ç) et il lui est possible de
J
1 sibilité ils passent dans l'intelligence. Même si la sensation se
remonter, enrichie de la science qu'elle a apprise. L'expérience l fait accaparante pour l'âme par suite du plaisir, du désir ou du
du mal donne une connaissance plus claire du bien à ceux dont chagrin, il y a toujours en elle quelque chose qui ne s'attache
les capacités sont encore faibles pour connaître de science cer- pas à eux15.
taine le mal avant l'expérience. Ce qui provoque la descente des Les traités postérieurs à IV, 8 (6) ne semblent pas ajouter
âmes est une nécessité et une loi de nature. L'âme individuelle grand chose à propos de la descente de l'âme dans le corps. La
revient donc à la contemplation des êtres par une conversion fin du premier des deux traités "Ce qui est un et identique est
vers le meilleur qui se produit quand elle est dans l'inférieur, le en même temps partout"16 revient sur cette question. La descen-
partiel et le temporel, alors que l'Ame du Monde qui ne va te dans les corps se produit par périodes : le contexte est celui
jamais en bas, qui ne souffre jamais le mal, contemple à la fois ce de la métempsycose que nous exposerons plus loin. Cette doc-
qui est au-dessous d'elle et ce qui est au-dessus: elle reste en trine vient des anciens philosophes, comme ceux qui ont été
contact avec le bas en lui fournissant ce qu'elle a pris là-haue 3 • cités au début du traité étudié précédemmenrt 7 • Dans un certain
Cependant Plotin semble bien aussi rendre les âmes res- sens, ce n'est pas l'âme qui descend, mais c'est le corps qui vient
ponsables dé leur descente. Pourquoi ont-elles oublié Dieu leur participer à elle : affirmation qui n'est pas à comprendre locale-
père dont elles sont des parties et se sont-elles éloignées ment. L'âme donne quelque chose au corps, mais n'est pas de
de lui? "Le principe pour elles de ce mal c'est l'audace, la géné- lui. Tout cela est exigé par la loi qui constitue la nature de l'âme
ration, l'altérité première et la volonté de s'appartenir à soi- à la limite de l'intelligible et du sensible : mais cette union n'en
même. Puisqu'elles ont paru jouir de leur libre arbitre, ayant usé est pas moins un mal, et la séparation quand elle survient est un
de leurs possibilités nombreuses de mouvement, couru à l'oppo- bien. La raison essentielle en est que l'âme perd son universalité
sé et s'étant beaucoup éloignées, elles ont ignoré qu'elles ve- en devenant celle de tel corps : en se limitant à une partie, elle
naient d'en haut: comme des enfants tôt arrachés à leurs pères devient une âme particulière, "bien que d'une autre façon elle
et élevés loin d'eux un long temps ignorent et eux et leurs pères. soit comme universelle". Mais quand elle ne préside pas à un
Ne voyant plus ni lui ni elles-mêmes, s'étant méprisées elles- corps elle est tout à fait universelle. Si la philosophie nous déliait
mêmes dans l'ignorance de leur race, ayant honoré les autres complètement du corps, elle rétablirait parfaitement l'âme dans
réalités et ayant admiré tout plutôt qu'elles-mêmes, elles en sont l'intelligible.
frappées de stupeur, pleines d'admiration et suspendues à elles, Quand les âmes descendent, leurs têtes (Kapa) restent
elles rompent dans la mesure du possible avec ce dont elles se cependant fixées au-dessus du ciel (astral), c'est-à-dire dans l'intel-
;ont détournées en les méprisant; de sorte qu'il arrive que la ligible : c'est leur partie moyenne qui est forcée de descendre
:ause de leur complète ignorance de Dieu soit l'honneur qu'elles pour s'occuper du corps qui a besoin de ses soins. Mais leur père
"endent aux choses d'ici-bas et le mépris d'elles-mêmes"14. Zeus, l'Ame du Monde, par pitié pour elles, a rendu mortels leurs
L'âme individuelle, nous l'avons vu, garde toujours là-haut liens pour leur donner des temps de relâche où elles sont sans
Ine part d'elle-même: elle ne le perçoit plus guère si l'inférieur corps et peuvent demeurer là-haut avec l'Ame du Monde. Le
a domine trop. Les deux aspects demeurent en elle, et même corps où l'âme descend est prêt à la recevoir à cause de la res-
es désirs sensibles ne sont connus par l'âme que lorsque de la sen-
15. IV, 8 (6), 8, l. 1 SS.
3. Ibid. 7, l. 1 SS. 16. VI, 4 (22), 16, l. 1 SS.
4. V, 1 (10), 1, l. 1 SS. 17. IV, 8 (6), 1.
30 231
l :;fI/-
semblance de ses dispositions, un corps d'homme ou un corps suscités24 • D'autre part, en antithèse avec les "démons" plotiniens,
d'animal, toujours dans un contexte de métempsycosé B• C'est une nous avons parlé de la préexistence des êtres raisonnables et de la
nécessité inévitable et un jugement porté par la nature qui com- chute primordiale qui les a diversifiés en anges, hommes et
mande à chaque âme d'aller dans le corps qui est à l'image de démons. Mais nous n'avons pas encore parlé de la seconde caté-
l'archétype, l'âme: personne ne l'envoie ni ne l'introduit dans gorie de ces êtres, les hommes. Il n'est pas tout à fait exact de
ce corps, mais le moment venu elle descend spontanément et parler à leur sujet de "descente de l'âme dans le corps", car les
entre dans le corps qui lui est adapté, comme le montre la magie; intellects préexistants ont déjà un corps, comme nous venons de
tout cela se passe sans réflexion ni choix conscient, par l'effet le dire. Pour parler avec plus d'exactitude, le corps éthéré ou
d'une loi universelle inscrite en chaque âme 9 • Le mythe de la étincelant revêt alors une qualité terrestre.
formation de Pandore par Prométhée symbolise la fonction du
Tout cela est figuré allégoriquement par les premiers cha-
corps, et le refus de son mari Epiméthée représente la peine qu'a
pitres de la Genèse, les deux récits de la création de l'homme, en
l'âme de quitter l'intelligible 20 • Les âmes passent d'abord de
Gn l, 26-29 et en Gn 2, 6-7. ; en outre le récit de la faute au cha-
l'intelligible dans le ciel astral où elles prennent un corps, puis de
pitre 3 avec l'épisode des "tuniques de peau" au verset 21. Le pre-
là sur terre, "dans la mesure où elles s'étendent en longueur",
mier texte figure la création des intelligences faites selon l'image
puisque nous avons vu que leur tête reste parmi les intelligibles.
de Dieu25, le mâle et la femelle signifiant l'esprit spiritus)
Il y en a qui vont de corps terrestres en corps terrestres - tou-
et l'âme - notions que nous allons expliquer plus loin -, car le
jours la métempsycose - parce qu'elles deviennent de plus en
sexe n'existe pas encore26 • Il faut remarquer que dans le premier
plus pesantes et oublieuses des réalités intelligibles. Alors que
récit, l'action de créer est désignée par le verbe Tloleiv, et dans le
les unes tombent complètement sous le destin, les autres con-
second par TlÀaaaelv, façonner 27 , qui s'applique à une création
servent une certaine marge de pouvoir personnel sur elles-
matérielle, donc à celle du corps. Mais les textes d'Origène qui
mêmes, tout ce qu'elles peuvent conserver de l'état des êtres
mentionnent la seconde création posent des problèmes que l'on
d'en haue l • Après avoir abordé rapidement le problème du mal
ne peut résoudre à partir seulement de ce qui nous reste de ses
qui arrive aux bons22 , Plotin ajoute: si les âmes passent d'abord
oeuvres. D'abord si, comme nous l'avons vu, l'incorporéité est le
dans le ciel, c'est qu'il est le plus proche du lieu des intelligibles, privilège de la Trinité seule, comment concevoir qu'entre la pre-
alors que le terrestre est le plus loin23 • mière et la seconde création, selon Gn 1-2, l'intelligence préexis-
tante subsisterait sans corps ? Ensuite, si la condition corporelle
ORIGÈNE
était la consequence de la chute, comment serait-elle figurée en
A propos de la "matière spirituelle" de Plotin, nous avons Gn 2 alors que la faute l'est en Gn 3. D'autre part, les textes que
exposé ce qui concerne les corps "éthérés" ou "étincelants" des nous possédons d'Origène sur ce sujet sont presque tous des pas-
intelligences préexistantes, des anges et des ressuscités, ainsi que sages d'homélies prêchées devant le tout-venant des chrétiens de
les corps ténus, mais sombres, des démons et des damnés res- Césarée : Origène ne pouvait entrer dans des considérations trop
subtiles. Nous n'avons malheureusement plus l'important Com-
18. IV, 3 (27), 12, 1. 1 sS., 37 ss.
19. Ibid. 13, 1. 1 ss.
W. Ibid. 14, 1. 1 ss. 24. Chap. II, § 2.
n. Ibid. 15,1. 1 ss. 25. HomGn 1,13, 12.
?2. Ibid. 16, 1. 1 ss. 26. Voir encore ComJn XX, 22 (20), 182-183 ; ComMt XIV, 17-18, 321, 23.
?3. Ibid. 17, 1. 1 ss. 27. Gn 1, 1 ; 2, 7.
233
mentaire sur la Genèse où ces questions devaient être traitées, Procope est ici très précise. Ce n'est pas l'âme qui revêt les tuniques
mais c'est très vraisemblablement de lui que vient le témoigna- de peau comme un autre corps, mais c'est le corps étincelant qui le
ge de Procope de Caza28 que nous avons déjà mentionné rapi- fait. TI n'y a donc pas changement de corps, mais le corps étincelant
dement au chap. II, § 2, mais il nous faut maintenant reprendre est recouvert par une "qualité" terrestre. Il y a là un parallélisme
la question plus à loisir. Ce témoignage résout nos deux pro- étroit avec la doctrine origénienne de la résurrection, quand on la
blèmes : le corps créé en Cn 2, 7 figure le corps "étincelant" de juge d'après les propres textes d'Origène et non dans la com-
la préexistence et il n'y a donc pas entre Cn l, 26-29 et Cn 2, 7 préhension insuffisante qu'en a eue Méthode d'Olympe dans son
un décalage de temps, mais ces deux créations sont concomi- Aglaophon ou De la Résurrection32 : en effet, le corps terrestre et le
tantes; de la sorte, l'intelligence préexistante n'a jamais été pri- ressuscité sont un même corps par l'oùola, le ÀOyoç ou l'dôoç qui
vée de corps. L'authentique seconde création correspond alors expriment ici l'essence du corps qui est toujours la même ici-bas,
au don par Dieu des "tuniques de peau" en Cn 3, 21 après la bien que les éléments matériels soient continuellement chan-
chute : elles figurent, non un changement de corps, mais un geants, et ils diffèrent seulement par la qualité qui la revêt, ter-
changement de "qualité" du corps préexistant, cette "qualité" restre, puis céleste33 .
qui, selon les conceptions habituelles de la physique grecque, Pour résumer ce que nous venons de dire, parler pour
s'ajoute à une matière qui est par elle-même sans forme. Origène d'une "descente" de l'âme dans le corps manque de préci-
Le texte de Procope est le suivant29 : "Ceux qui allégorisent sion : il faudrait dire que le corps étincelant de l'intellect préexis-
(désignés un peu plus loin par TWV Tà 'Opl'yÉvouç <pPOVOUVT<,)v, tant revêt à la suite de la faute primitive une qualité terrestre. Si on
"ceux qui partagent les pensées d'Origène"), après les plaisante- veut y trouver deux créations, la première se rapporte à la fois à Cn
ries indiquées plus haut, disent que ce qui a été créé selon 1,26-27 et 2,7 et la seconde aux "tuniques de peau" de Cn 3, 2l.
l'image signifie l'âme; ce qui a été façonné à partir de la poussiè-
Mais pourquoi ces tuniques de peau sont remises par
re le corps subtil, digne d'accéder au Paradis, que certains ont
Dieu à l'homme seul, et non à ses autres compagnons de la pré-
nommé étincelant; mais les tuniques de peau figurent ce dont il
est dit: 'tu m'as revêtu de peau et de chair, tu m'as inséré dans 32. Voir notre article "La doctrine origénienne du corps ressuscité", Bulletin de
des os et des nerfs'30. Ils disent que l'âme était véhiculée par le Littérature Ecclésiastique, 81, 1980, 175-200, 241-266. Réédité dans Les fins der-
premier (corps) étincelant qui revêtit plus tard les tuniques de nières selon Origène, Aldershot (Variorum), 1990.
peau" (T <t> ôÈ; aùyoElôEi Tn V ÈnoXEia8al ÀÉyoualv, onEp 33. A propos des "tuniques de peau" Origène s'exprime plusieurs fois dans les
textes qui nous restent. Dans CCels IV, 40, 20 il dit qu'elles contiennent "un
\)aTEpOV ÈVEôooaTo TOùç ôEpl-laTlvoUç XlTwvaç)31. La formulation de enseignement secret et mystérieux bien supérieur à la doctrine de Platon sur la
descente de l'âme qui perd ses ailes". Un fragment sur la Genèse, conservé par
28. PG 87/1, 221 A 9. Théodoret de Cyr, Question 39 sur la Genèse, n'est satisfait ni par la réponse
29. Ibid. qu'il s'agit des corps, car c'est auparavant qu'Adam dit d'Eve: "C'est l'os de
30.Job 10, Il. mes os et la chair de ma chair"(Gn 2,23), ni par celle qu'elles signifient, la mor-
31. Sur ce texte de Procope nous avons cité à la note 37 du chap. II, § 2 les articles talité, car cette dernière ne vient pas de Dieu, mais du péché (PG 12, 101 A 3).
de M. SIMONETTI et de P. F. BEATRICE. Moins heureux a été A. VITO RES, Dans HomLv VI, 2, 106 Origène voit dans ces tuniques la mortalité issue du
IdJmtidad entre el cllerpo muerto y resucitado en Origenes segun el "De R.esurrectione" de péché. Il n'y a pas à attribuer à Origène, comme le fait A. Vitores, l'opinion que
Metodio de Olimpo, Jérusalem 1981. Il fait un contresens dans la traduction de la développe dans Aglaophon ou De la Résurrection de Méthode le premier orateur,
dernière phrase que nous avons citée en grec: "Ellos dicen que el alma era trans- le médecin Aglaophon, car rien dans le texte de Méthode ne fait penser qu'il
portada (vehiculada) primeramente por el (cuerpo) luminoso y que despues revis- s'agit d'une opinion d'Origène: c'est le découpage inintelligent du texte de
tio las tunicas de piel" p. 207. Il traduit en effet comme s'il y avait nm:p et non om:p, Méthode par Epiphane, Panarion 64, qui en est responsable. Mais il faut pour
et rapporte ce relatif à au lieu de le rapporter à aùyœloEi (sous-enten- en juger avoir le texte complet de cet écrit conservé tout entier dans une tra""
du CJwjillTl) et par conséquent soutient qu'il y a changement de corps. duction paléoslave et édité en traduction allemande par N. Bonwetsch (GCS).
234 235
existence qui ont eux aussi péché? Ceux qui sont devenus anges Nous verrons dans la suite qu'est affirmée par Origène la
ont péché moins gravement que ceux qui sont devenus hommes, valeur du monde sensible venant, comme chez Plotin, de sa par-
et les démons sont devenus inguérissables: l'opinion du salut final ticipation à l'intelligible et aux idées et raisons qu'il contient.
des démons est aussi attribuée à Origène, mais avec des raisons Pour Plotin, l'âme individuelle garde toujours plus ou moins là-
insuffisantes, car il a des textes dans les deux sensM • Le corps de haut une partie d'elle-même; à cela correspond, chez Origène, le
l'homme est devenu matériel et sensible pour vivre dans le monde fait que l'homme, comme l'ange, a été créé· selon l'image de
matériel et sensible, créé à la suite de la faute, et qui lui est donné Dieu et garde donc avec lui une "parenté" que le péché peut
comme un lieu d'épreuves: nous verrons plus loin pourquoi. obscurcir, mais non supprimer7 •
Que la faute des intelligences préexistantes soit un acte de
liberté, cela est évident, car le libre arbitre est une des données
origéniennes les moins discutables. On écrit parfois que, pour lui,
2. L'âme et le corps
cette chute ne pouvait pas ne pas se produire : nous ne voyons PLOTIN
pas ce qui autorise une interprétation semblablé'l5. Il y a dans Première question: l'homme, est-ce l'âme seule ou le
cette doctrine une double intention visant les deux principales couple âme-corps? A priori on répondrait que selon Plotin
hérésies du temps. Les Valentiniens selon Origène tiennent que l'homme est avant tout son âme, le corps étant surtout un em-
les hommes sont créés selon trois catégories : les Pneumatiques, barras qui empêche l'âme de vivre dans la béatitude. Mais la
sauvés par nature, les Hyliques, damnés par nature, et entre les réponse qu'il fait est plus nuancée et plus antithétique. Au
deux les Psychiques chez qui le libre arbitre a encore un certain début du traité sur l'immortalité de l'âme38 il se demande si le
rôle. Contre eux, Origène affirme l'égalité originelle de tous les
corps est une partie de nous-mêmes - dans ce cas nous ne
êtres raisonnables qui ont en quelque sorte leur destin entre
sommes immortels qu'en partie - ou un instrument, donné
leurs mains. Quant aux Marcionites, opposant le Dieu créateur,
pour un certain temps, et conclut: "Le principal c'est l'homme
juste mais cruel, au Père de Jésus-Christ, ils rendaient le premier
lui-même: s'il en est ainsi il est, pour ainsi dire, comme la
responsable de l'inégalité des conditions humaine à la naissance.
forme par rapport à la matière, le corps, ou comme ce qui uti-
Pour Origène qui veut laver le Créateur de tout soupçon d'injus-
tice, l'inégalité des conditions humaines vient de la profondeur lise par rapport à l'instrument: des deux manières il est
plus ou moins grande de la chute originelle : c'est pourquoi il va l'âme". Ailleurs Plotin essaie de définir "l'homme d'en haut",
jusqu'à parler d'un premier jugement, analogue au Jugement ) l'idée d'homme qui est dans l'intelligible, et, pour y arriver,
dernier et précédant la naissance en ce mondegt). d'abord "l'homme d'en bas". Est-il autre chose que l'âme qui le
crée, le fait vivre et raisonner? Cette âme est-elle l'homme?
34. Si Satan est dit en ComJn XX, 22 (20), 182 "le premier terrestre parce qu'étant tombé Ou est-ce l'âme utilisant un corps de telle nature qui est l'hom-
le premier des réalités supérieures et ayant désiré une autre vie que la vie la meilleu- me ? Mais si l'homme est un animal raisonnable et si un animal
re, il n' a été digne d'être le principe ni de la production (XTIOf.Ul), ni de la création
(nolfllO), mais du modelage (nÀaof.Ul) du Seigneur, fait pour être la dérision des anges
est formé d'âme et de corps, cette définition par l'âme ne con-
"(citation deJob 40, 14 LXX), ce n'est pas qu'il ait eu un corps terrestre, mais qu'il a vient pas. S'il faut le définir par une âme raisonnable et un
donné le signal de la chute qui a entraîné la création du monde terrestre.
35. Voir PArch II, 9, 6, 177 qui affirme un libre choix des êtres raisonnables
antérieur à ce monde. 37. PArch III, 1, 13,374 et note correspondante dans SC 269, p. 34 note 71-71 a
36. PArch II,9,8,270. Sur tout cela voir l'ensemble du chapitre II, 9, sur la muta- où sont indiqués de nombreux textes. Voir aussi notre Théologie de l'Image de Dieu
bilité des êtres raisonnables, leur diversité et la sauvegarde de la justice divine dans chez Origène.
cette diversité qui vient d'un libre choix de leur volonté antérieur à ce monde-ci. 38. IV, 7 (2), 1, l. 20 ss.
236 237
corps, comment est-il une réalité éternelle alors que cette défini- quelque chose de ce qui est à lui. C'est pour le corps qui dépend
tion ne s'applique que lorsque l'âme est unie à un corps? Elle ne de lui qu'il le cherche : quoiqu'il soit dans un corps vivant ses
convient donc pas à l'homme en soi (aùToaVepwnoç), à l'idée biens sont à ce vivant et ne sont pas ceux de tel homme". Il faut
d'homme, et ne montre pas ce qui est. Si on dit'9 qu'il faut que en conclure que dans ce passage l'homme c'est l'âme et non le
la définition soit un couple, un concept dans un autre, on ne COrpS44. Cependant dans le chapitre qui suit nous lisons à pro-
croit pas juste de dire selon quoi est quelque chose. Mais une pos des souffrances que peut endurer l'homme : "le sage n'est
définition porte sur des formes insérées dans la matière et il faut pas une âme telle que la nature du corps ne soit pas comptée
affirmer avec la matière les raisons et surtout la raison qui l'a dans sa substance"45. Si la substance de l'homme c'est l'âme sa
fait. Qu'est-ce qui fait qu'il est un homme, non divisé en deux ? définition doit donc nécessairement inclure le corps, non
Qu'est-ce qui en fait un animal raisonnable? Si on remplace ani- comme substance ou composé substantiel, mais comme déter-
mal (C4>ov) par vie (Cwn) l'homme est une vie raisonnable. Mais la miné par l'âme et en retour déterminant l'âme46 .
vie suppose une âme qui fournit la vie. C'est donc l'âme qui Plotin est fort pessimiste sur le corps. La mort est préfé-
fournit la vie raisonnable : alors ou bien l'homme sera un acte rable à la vie dans le corps47. On peut voir ailleurs encore une
de l'âme et il ne sera pas alors substance, ou bien l'homme sera position semblable48 : 'J'exprime par 'nous' le reste de l'âme
l'âme. Mais, objection venant de la métempsycose, si l'âme rai- puisque un tel corps n'est pas d'un étranger mais de nous; c'est
sonnable constitue l'homme, quand l'âme ira dans un autre ani- pourquoi nous nous en occupons comme étant de nous. Nous
mal, comment ne sera-t-elle plus homme ?40 Il faut donc une ne sommes pas ce corps, ni nous n'en sommes affranchis, mais
autre définition. La solution adoptée est celle de Platon41 : "Une il dépend de nous et est suspendu à nous, nous entendu selon
âme se servant d'un corps". Plotin revient donc au couple âme- la partie dominante, mais il est cependant d'une autre façon de
corps, mais d'une autre manière. C'est encore l'âme qui est nous. C'est pourquoi il nous importe qu'il jouisse ou qu'il
l'homme, mais elle l'est avec son acte, en tant qu'agissante, en souffre et cela davantage dans la mesure où nous sommes plus
tant que formant le corps à son image (elüwÀov) d'homme dans faibles et où nous ne nous séparons pas nous-mêmes de lui,
la mesure où le corps la reçoit42 . mais il devient ce qu'il y a de plus précieux, nous en faisons
Dans le même sens que cette définition va ce qui est dit l'homme et pour ainsi dire nous plongeons en lui".
dans un autre traité: "Il faut dire à cela que comme chacun Seconde question : où loger l'origine des passions, dans
de nous selon le corps est loin de la substànce (oùola), selon l'âme ou dans le corps? L'âme est-elle en elle-même impassible
l'âme et selon ce que nous sommes principalement nous par- ou passible? Si l'âme était corps il serait impossible de la mon-
ticipons à la substance et nous sommes une substance, c'est-à- trer immuable ; si elle est sans grandeur et incorruptible on ne
dire comme un composé de différence et de substance,,43. peut lui attribuer des passions. "Mais il faut plutôt croire qu'il
Ailleurs, à propos du bonheur,. il écrit que l'homme "ce qu'il se produit en elle des raisons sans raison (Àoyouç àÀoyouç) et des
cherche, il le cherche comme nécessaire, non à lui, mais à passions sans passion (ànaefi naen), et ces expressions venant des
39. ARISTOTE, Métaphysique Z 5,1030 b 18. 44. 1,4 (46) 4,1. 25-28.
40. VI, 7 (38), 4, L. 1 ss. 45. Ibid. 5, 1. 9-11.
41. Alcibiade 129 e Il. 46. Voir encore III, 5 (50), 5, 1. 14: "l'âme de l'homme, c'est l'homme".
42. VI, 7 (38), 5, 1. 1 ss. 47. 1, 4 (46), 71. 25.
43. VI, 8 (39), 12, 1. 3-7. 48. IV, 4 (28), 18,1. 10 ss.
238 239
corps, il faut en prendre chacune dans des sens opposés et les sations ou n'existent-elles pas sans sensation ?"54. Faisant écho à
transférer par analogie ; elle a des passions sans en avoir et les Aristote55 Plotin distingue l'âme et son essence ou quiddité
subit sans les subir"49. Ces expressions contraires et qui peu- dval)56. Dans le cas où ces deux expressions désignent pour
vent paraître contradictoires s'expliquent en effet parce qu'on l'âme la même réalité - c'est l'avis d'Aristote et de Plotin -l'âme
attribue à l'âme des manières de parler qui conviennent au immortelle est impassible, capable seulement de produire des
corps. En fait l'équilibre de l'âme dépend de celui de ses par':' actes intérieurs à elle-même. Il faut alors en conclure que les pas-
ties selon la distinction platonicienne, raisonnable, irascible, sions qui paraissent survenir à l'âme viennent du corps57. Si le
concupiscible, c'est-à-dire de la soumission des deux dernières corps est un instrument dont elle se sert, elle n'éprouve pas les
à la première50 . Les passions prennent leur départ de senti- affections qui surviennent au corps, mais pour s'en servir elle
ments de l'âme, mais c'est dans le corps qu'elles sont consti- doit cependant les percevoir. Mais comment ces passions par-
tuées vraiment passions et que se produit le changement qui viennent à l'âme si l'âme et le corps sont deux réalités séparées?
n'atteint pas directement l'âme 5]. Il y a dans l'âme une opi- Cette séparation peut se produire par la pratique de la philoso-
nion ou une représentation qui entraîne dans le corps un phie, mais en attendant elles sont mêlées. Diverses sortes de
trouble manifesté par certains symptômes corporels. La par- mélanges sont évoquées. Faut-il supposer qu'une partie de l'âme
tie passive de l'âme est une forme et en tant que telle ne chan- est séparée du corps et se sert de lui alors qu'une autre partie est
ge pas ni ne se trouble: "Cette faculté passive sera cause de la mélangée au corps et devient instrument comme lui ?58 Si on les
passion ou du mouvement venu d'elle à partir de la représen- suppose mêlées, le corps est amélioré en recevant la vie, l'âme se
tation sensible ou même sans représentation: il faut examiner dégrade en recevant la mort et l'irrationalité. D'autre part on ne
si l'opinion a commencé plus haut, mais elle reste sous la voit pas comment pourraient se mélanger deux réalités aussi dif-
forme d'une harmonie"52. Purifier l'âme des passions c'est lui férentes. Même si l'âme est entrelacée dans le corps elle n'en
ôter ces "images absurdes" qui les provoquent53 . Le reste du éprouvera pas pour cela les passions. Est-elle dans le corps
traité montre que ce n'est pas la matière seule qui subit des comme la forme dans la matière? Mais elle est substance en elle-
passions, mais la matière informée par une forme comme l'est même, donc une forme séparée du corps, plutôt comme se ser-
le corps. vant du corps. Les passions seraient donc à attribuer au corps
L'origine des passions dans l'âme est un des sujets ma- "physique, organique, ayant la vie en puissance"59. C'est le vivant,
jeurs du cinquante-troisième traité (l, 1) : "Qu'est-ce que le l'animal, TO C4>ov, qui désire et est peiné60 • Mais qu'est-ce que le
vivant et qu'est-ce que l'homme ?". Il commence par une série vivant? Une série d'hypothèses suit. Quand le chagrin commen-
de questions: "Plaisirs et chagrins, craintes et audaces, con- ce par une opinion ou un jugement sur un malheur qui arrive, à
voitises et aversions, de qui sont-ils? De l'âme ou de l'âme
usant d'un corps ou d'une troisième réalité composée des deux ? 54. l, 1 (53), 1,1. 1 ss., 12 ss.
Ce composé peut s'entendre de deux façons: le mélange ou 55. Métaphysique H 3, 1043 b 2.
56. Cette expression employée par Aristote est expliquée ainsi dans le com-
autre chose née du mélange ... Les passions sont-elles des sen- mentaire du (Pseudo) Alexandre d'Aphrodise : TO TI nvdVal Kal TO dBoç, "le
qu'est-ce et la forme" : ARISTOTE, La Métaphysique, tome II, par J. Tricot,
49. III, 6 (26), Il. 17 ss., citation 1. 32-37. Paris 1964, p. 463 1. 5.
50. Ibid. 2, 1. 1 ss. 57. l, 1 (53), 2, 1. 1 ss.
51. Ibid. 3,1. 1 ss. 58. Ibid. 3, 1. 1 ss.
52. Ibid. 4, 1. l, citation 1. 43. 59. ARISTOTE, De Anima, B l, 412 a 27-28.
53. Ibid. 5, 1. 1 ss. 60. l, 1 (53), 4, 1. 1 ss.
240 241
qui faut-il attribuer cette opinion, à l'âme ou à l'ensemble? Et l'opi- Le mot "nous" a une double signification, celle qui englo-
nion n'est pas en elle-même le chagrin, car celui<i peut ne pas sur- be la bête (s."piov) avec l'âme, ou celle qui ne voit que l'âme: le
venir, non plus que les autres passions semblables. Si les passions corps est une bête vivifiée (C<pwSÉv), mais l'homme véritable
viennent des facultés de l'âme, elles dépendent de l'âme seule. (0 àA."Snç avSpwnoç) est pur de tout cela. Les vertus qui ne tien-
Mais des dispositions du corps leur sont liées. D'autre part le nent pas à la pensée, acquises par l'habitude et l'exercice (l'ascè-
désir du bien dépend de l'âme seule, tout n'est pas commun se)65 appartiennent à l'ensemble corps et âme ; en viennent aussi
aux deux. Est-ce que le désir commence dans l'homme et soulè- les vices66• La démarcation n'est donc pas entre l'âme et le corps,
ve la faculté du désir? Mais si la faculté du désir ne commence mais entre une âme qui ne subit pas l'influence du corps et le
pas, l'homme ne peut pas commencer. Et cela suppose déjà telle "commun" (TO KOIVOV) âme-corps qui forme la "bête". Mais si
disposition du corps61. Mais peut-être que ce ne sont pas ces l'âme est en elle-même impeccable pourquoi les châtiments ?
facultés qui agissent, elles font agir tout en restant immobiles. C'est le composé qui pèche et est châtié. Il faut donc par la phi-
Ce ne serait pas la faculté sensitive qui sentirait, mais celui qui losophie se séparer non seulement du corps mais de tout ce qui
la possède. Mais à cela sont faites des objections62 . lui a été ajouté, ajouté à la naissance chamelle qui a été la nais-
L'âme ne se donne pas elle-même, mais par l'illumina- sance de la seconde sorte d'âme, mêlée au corps, l'inclinaison de
tion qu'elle apporte au corps elle produit quelque chose d'au- l'âme qui entre trop profondément dans le corps. Le rôle de
tre, la nature de l'animal à laquelle appartiennent les sensa- l'âme est d'illuminer le corps, elle ne doit pas s'engager en lui,
tions et les passions. D'ailleurs nous ne percevons pas les objets mais continuer à regarder vers le haut67.
sensibles, mais les empreintes (Ttmol) qui viennent d'eux, qui Mais dans un autre sens la responsabilité du mal ne retom-
sont d'ordre intelligible. La sensation externe est l'image de la be pas tout entière sur le corps ou sur le "commun", corps et
sensation plus vraie, vraie en tant qu'appartenant à l'ordre partie inférieure de l'âme. Elle dépend aussi du choix primor-
intelligible, contemplation impassible des formes seules. C'est dial qu'a fait l'âme. Le caractère de l'âme précède le corps et elle
de ces formes que viennent les réflexions, opinions et pensées a ce que elle a choisi. D'une certaine façon ce n'est pas ici-bas
et par là l'essentiel de nous-mêmes. Cela peut constituer la par- qu'on devient bon ou mauvais. Et l'âme se choisit plus ou moins
tie supérieure de notre être, le vrai homme, mélangé à une le corps correspondant à ce propos fondamental68 •
partie inférieure qui est la bête. Le vrai homme coïncide avec Le rôle du corps et de l'âme dans le plaisir ou la souffran-
l'âme raisonnable: c'est nous qui raisonnons, par des raison- ce est ainsi décrit: Le rôle de l'âme est de connaître. La sout:
nements qui sont des actes de l'âme 63 . L'âme est donc par france est la "connaissance d'un recul du corps privé de l'image
nature séparée des maux que l'homme fait et subit. Le mal de l'âme" et le plaisir la "connaissance qu'a le vivant de l'image
c'est la défaite que nous fait subir la partie inférieure de nous- de l'âme rétablie de nouveau dans le corps". C'est l'âme sensiti-
mêmes, convoitise, colère, etc, l'emportant sur la partie supé- ve qui perçoit la souffrance et qui l'annonce "là où aboutissent
rieure. Il y a quelque chose de commun à l'âme et au corps et
les sensations". Le corps souffre, mais l'âme perçoit la douleur
quelque chose qui n'appartient qu'à l'âme: les changements et
le trouble viennent de ce qui est commun64 • .
65. PLATON République 518 e 1-2.
66. 1, 1 (53), 10,1. 1 ss.
61. Ibid. 5, l. 1 ss. 67. Ibid. 12,1. 1 ss. De même IV, 4 (28), 18,1. 19: "Il faut dire que de telles pas-
62. Ibid. 6, l. 1 ss. sions (ou souffrances) ne sont pas du tout de l'âme, mais d'un tel corps et d'un
63. Ibid. 7, l. 1 ss. certain 'commun' et des deux".
64. Ibid. 9, l. 1 ss. 68. 111,4 (15), 5, 1. 1 ss.
242 243
tout entière, sans cependant en pâtir elle-même et elle la situe. informé par elle. Cet instrument sera donc un organe corporel,
Si c'était elle qui l'éprouvait elle ne la situerait pas car elle est soit tout le corps, soit une partie du COrpS74. La sensation est donc
partout dans le corps. La douleur qui affecte le corps est attri- le fait de l'âme, mais il se produit par l'intermédiaire du corps:
buée à l'homme comme tout ce qui est du corps, ou bien elle cela a un but d'utilité, nous protéger des dangers, et de connais-
est rapportée à la sensation de douleur. La sensation cepen- sance75.
dant n'est pas douleur, mais connaissance de la douleur, car
en tant que connaissance l'âme est impassible69 . Pareillement ORIGÈNE
c'est le corps qui désire, mais la sensation transmet la connais- A deux reprises Origène définit, dans la dépendance de
sance de ce désir à l'âme qui soit y répond soit lui résiste 70 . Platon 76 , l'homme par l'âme: dans le Peri Archon suivant la
Une preuve que le corps est le principe des désirs est qu'ils Philocalie77 : "Je dis maintenant hommes les âmes qui usent de
changent suivant les âges et les santés, car le corps passe par COrpS"78 et dans le Contre Celse79 : "L'homme donc, c'est-à-dire
des états variables 71 • l'âme usant d'un corps". Il faut tirer de ces passages plusieurs
Pareillement l'irascible a sa racine dans le corps, le concu- conclusions: d'abord, bien qu'Origène parle parfois des "âmes"
piscible se confond avec la puissance végétative. Ils constituent des animaux, il n'entend vraiment à proprement parler que les
tous deux la partie irrationnelle de l'âme, mais c'est le corps qui âmes des hommes qui sont, selon lui, sans commune mesure
les provoque. Plotin examine longuement les objections qu'on avec celle des animauxso ; d'autre part, malgré la polyvalence du
peut opposer à cette solution en s'appuyant sur le rôle de l'âme mot "corps" chez lui, il n'envisage ici que le corps terrestre,
dans la colère et il leur répond72 . D'ailleurs l'âme végétative suit comme c'est souvent le cas, autrement cette définition pourrait
l'âme raisonnable et quand celle-ci quitte le corps l'autre le lais- aussi s'appliquer aux anges qui ont des corps éthérés. Dans le
81
se aussi malgré certains phénomènes qui sembleraient montrer Christ en tant qu'homme Origène voit avant tout l'âme . Le
que la vie se prolonge un peu dans le corps morel • corps est au service de l'homme comme une bête de somme
(iumentum) et il aide l'âme82 . Sa fonction est Il
La sensation et la perception appartiennent à l'âme. Pour est donc d'une certaine façon accessoire. A la différence
percevoir quelque chose il faut, soit qu'elle lui devienne sem-
d'Irénée qui voit l'Image de Dieu dans le Verbe Incarné, présent
blable, soit qu'elle soit unie à quelque chose qui lui est sem-
de toute éternité dans les desseins de Dieu, et attribue en consé-
blable. Il faut donc entre l'objet sensible et l'âme intelligible un
quence au composé humain sa participation à cette image,
intermédiaire qui reçoive la forme qui est dans l'objet sensible.
Cet intermédiaire doit être un organe corporel en "sympathie"
et en "homéopathie" avec l'objet et par ailleurs pour être l'orga- 74. Ibid. 23 l. 1 ss.
75. Ibid. 24, l. 1-12.
ne d'une "certaine" connaissance il doit être différent du con- 76. Alcibiade 129 e 11.
naissant et du connu mais propre à s'assimiler à l'un et à l'autre, 77. PArch IV, 2, 7,223
78. Rufin traduit ibid. 275 : "Je dis maintenant hommes les âmes placées dans
à l'objet subissant l'impression, et au connaissant pour qu'il soit
des corps".
79. CCels VII, 38, 15.
69. IV, 4 (28), 19, 1. 1. 80. Voir ce que nous dirons plus loin sur la métempsycose chez Plotin et chez
70. Ibid. 20, 1. 1 ss. Origène.
71. Ibid. 21, l. 1 ss. 81. Dans tout le chap. PArch II, 6, spécialement §§ 4 et 7.
72. Ibid. 28 l. 1 ss. 82. HomJg VI, 5, 502, 23.
73. Ibid. 29, 1. 1 ss. 83. Fragm 1 Co XXX, 371.
244 245
Origène fait du Verbe dans son être divin seull'"image invisible
r
..
..
71
f sonnable au-dessus de tous les êtres sans raison, disant que la
du Dieu invisible"B4 et ne met sa participation dans l'homme que Providence a fait toutes choses principalement pour le bien de
dans l'âme ou mieux dans sa partie ou tendance supérieure, la nature raisonnable. Les êtres raisonnables qui sont les créa-
l'intelligence, cœur ou faculté hégémonique. Le "selon l'image" tures principales jouent le rôle des enfants mis au monde, les
de l'homme ne s'applique pas au corps, car Dieu n'est pas cor- êtres sans raison et inanimés, celui du placenta créé avec
porel, malgré les anthropomorphismes bibliques attribuant à l' embryon93-94. L'image est de Chrysippe.
Dieu et à l'âme humaine des membres corporels 85 . Le mettre On ne trouve guère chez Origène de discussion sur les
comme Irénée dans l'ensemble du composé humain serait sup- rôles respectifs de l'âme et du corps dans les passions. Mais
poser Dieu composé86 • Mais la dignité de l'image rejaillit cepen- quand Plotin parle du choix primordial qu'a fait l'âme il intro-
dant indirectement sur le corps, car il est le sanctuaire qui abrite duit le problème du libre arbitre, une des idées fondamentales
le "selon l'image"87.. A plus forte raison le corps de Jésus, qu'il d'Origène que nous examinerons plus loin.
s'agisse de son corps historique ou de l'EgHse qui est aussi son
corps, bénéficie de la même dignité de contenir l'Image de Nous avons plus haut laissé ouverte la question suivante :
Dieu88• Pourquoi après la chute des intelligences préexistantes le corps
Que l'âme de l'homme soit radicalement différente de de l'homme seul a revêtu une qualité terrestre et pourquoi
toutes les âmes animales, malgré ce que dit Platon 89 et que l'homme a-t-il été mis dans un monde sensible auquel l' état nou-
reprend Plotin, est affirmé nettement dans le Contre Celse, dans veau de son corps le rendait connaturel ? Nous avons répondu
la longue discussion avec Celse sur les capacités respectives de que l'homme y était mis parce qu'il était encore guérissable,
l'homme et de l'animal90 • Origène ne pense pas "que toutes les comme en un lieu d'épreuve. Cela ouvre tout le problème du
âmes sont de la même espèce et que celle de l'homme ne rapport de la corporéité sensible avec le péché. Il a été discuté
l'emporte en rien sur celles des fourmis et des abeilles". La raison dans un colloque tenu à Milan, à l'Università deI Sacro Cuore,
en est que "l'âme humaine a été créée à l'image de Dieu" et qu'il du 17 au 19 mai 1979 sous la direction d'Ugo Bianchi, entre des
est impossible "pour sa nature façonnée à l'image de Dieu de historiens des religions et des patrologues95 . Les points de vue
perdre absolument tous ses caractères et d'en recouvrer d'autres, des historiens des religions, qui trouvaient en Origène un cer-
à l'image de je ne sais quoi, dans les êtres sans raison"91. En cela tain dualisme entre Dieu et la loi - de quelque façon qu'on la
Origène est conscient de s'opposer à Platon puisqu'il écrit de qualifie - qui joint le péché à la matière et des patrologues pour
Celse: "en bien des points il entend platoniser"92 : il trouve au qui, selon Origène, la souveraineté absolue de Dieu ne peut
contraire un appui chez les "philosophes du Portique". Car admettre à côté de lui ce qui pourrait sembler une loi de nature
ceux-ci placent à bon droit l'homme et en général la nature rai- indépendante de sa volonté, se sont rapprochés pendant le col-
loque sans cependant parvenir à une concordance complète.
Col l, 15 avec l'ajout du premier mot "invisible".
SelGn 1,26-27,93 BG.
On peut dire d'une part qu'Origène hérite du platonisme une
CCels VI, 63, 17. Cf. Fragm 1 Co XXIX, 4.
17. CCels VI, 63, 33.
18. CCels VI, 73 ; ComJn X, 35 (20), 228 ss. 93-94. CCels IV, 74, Il ss. Chrysippe est cité par PLUTARQUE, Moralia 1000 f.
19. Timée 69 cd, Phèdre 246 b- 247 b. Dans Von ARNIM, Stoicorum Vetemm Fragmenta II, 1158.
10. CCels IV, 74-99. 95. Voir: Arché e Telos : L'antropologia di Origene e di Gregorio di Nissa : Analisi
Il. Ibid. IV, 83, 39. storico-religiosa. (Atti) Pubblicati a cura di U. BIANCHI con la cooperazione di
12. Ibid. 38. H. CROUZEL, Studia Patristica Mediolanensia 12, Milano (Vita e Pensiero).
:46 247
.'-
structure d'origine plus ou moins dualiste96 , mais d'autre part que Mais en quoi consiste cet "exercice" ? Pour l'apprendre nous
le sens qu'il a de la toute-puissance divine empêche tout dualisme devons nous rapporter à la notion origénienne du péché dans
à proprement parler. En outre Dieu dans sa souveraine liberté son aspect anthropocentrique. Le péché consiste à s'attacher au
a créé l'homme doué de libre arbitre, capable d'acquiescer, monde sensible, bon en lui-même puisqu'il est l'image des réali-
mais aussi de s'opposer, aux desseins divins. Ce point essentiel tés célestes et qu'il est créé par Dieu, mais dont le but essentiel
de toute la synthèse d'Origène est un des paradoxes fondamen- est de nous montrer la direction de ces réalités célestes et par sa
taux de l'histoire du salut dans la perspective chrétienne : c'est beauté de nous en donner le désir. Mais s'attacher à l'image
la liberté de l'homme, s'ouvrant à l'action de la grâce divine, comme si elle était l'absolu que recherche l'âme, la prendre
qui décide de la sainteté et du salut; c'est aussi la liberté de pour but alors qu'elle n'est que moyen, poteau indicateur pour
l'homme, refusant de se laisser mener par la grâce divine, qui ainsi dire, oublier pour elle son modèle divin, c'est là le péché.
est à l'origine du péché. Le paradoxe est celui d'un Dieu tout- C'est pourquoi tout péché est idolâtrie, de même que tout
puissant douant ses créatures du pouvoir de s'opposer à lui. péché est un adultère envers l'Epoux divin, le Christ: tel est
On ne peut donc accepter, dans la perspective d'Origène, l'aspect théocentrique. Pour montrer le premier aspect nous
qu'il y ait une loi de nature indépendante de la volonté de Dieu signalons quelques textes. Le péché desJuifs du temps du Christ
qui lierait péché et matière - le problème de la matière et du et d'Origène c'est de s'attacher à leur loi et à leur culte qui ne
mal sera traité au chapitre V -, mais il peut en être ainsi par la sont que les "ombres" des "vraies" réalités et de refuser pour
volonté divine. Avant de chercher pourquoi, selon Origène, cela ces "vraies" réalités elles-mêmes, le Christ. Ainsi sont inter-
l'homme a été mis ainsi dans le sensible, faisons deux remar- prétés dans la parabole des vignerons homicides loo les serviteurs
ques. D'abord Origène n'attribue pas un corps matériel aux qui mettent à mort le fils du propriétaire de la vigne: "Ils
intelligences qui ont le plus péché et qui sont les démons. En- avaient pensé, en mettant à mort le Christ et en ne comprenant
suite l'affirmation de la création du monde ex nihilo, non à par- pas sa Résurrection - s'ils l'avaient connue ils n'auraient pas cru-
tir d'une matière préexistante, est claire pour Origène, étant cifié le Seigneur de gloire pOl - qu'ils seraient les maîtres des
attestée non seulement par le Peri Archon97 qu'on pourrait croi- 'réalités' parce que leur malice les avait aveuglés et
re interpolé par le traducteur Rufin, mais par un des grands ils n'avaient pas connu les mystères de Dieu"lo2. est fré-
commentaires conservé en grec, le Commentaire sur jean 98, avec quemment chez Origène le synonyme de ou d'àÀn9Eta
les mêmes citations. et désigne les mystères suprêmes, les réalités divines lo3 . Ils ont
C'est donc selon lui une intention particulière de Dieu qui donc cru en tuant Jésus que les images qu'étaient leur culte et
:1 rendu matériel le corps de ceux qui lui apparaissaient guéris-
leur loi resteraient les "réalités" définitives et pour cela ont fait
iables et qui a créé dans la même intention ce monde sensible99 : exécuter celui qui était lui-même la Vérité et le Mystère. En cela
.es hommes ont été placés en ce monde "pour y être exercés". ce péché est exemplaire de tout péché: tout péché est idolâtrie,
donnant la place de Dieu, le rôle de fin dernière, à une créature,
Faut-il voir du dualisme partout où il y a une structure duelle ? Dans ce cas image de Dieu, dépendante de Dieu. Semblable est le péché
m peut en trouver partout. Il est plus normal de réserver ce mot aux cas où il
'agit de deux principes irréductibles l'un à l'autre.
17. PArch II, 1,3, 157. Cf. 1,3, 3, 56, citant pour cela 2 Macc 7, 28 et le PrLSteur 100. Mt 21,33-43.
l'HERMAS, préc. 1 (considéré par Origène comme Ecriture). 101. 1 Co 2, 8.
18. ComJn l, 17 (18), 103. 102. ComMt XVII, Il,614,3.
9. PArch III, 5, 4, 129. 103. Voir notre Origène et la "connaissance mystique p. 36.
:48 249
des philosophes païens : leur attachement à leurs systèmes est et de sa pureté première ... amie de la matière corporelle et
une véritable idolâtrie ; au lieu de la Parole de Dieu ils adorent aimée d'elle"lo7, est seule responsable du péché proprement
leurs propres constructions104• comme les idolâtres proprement dit. Mais la matière corporelle a aussi son rôle dans cette
dits. Les hérétiques sont les plus coupables : comme les philo- situation : elle ne décide pas du péché, mais elle met dans un
sophes ils adorent l'oeuvre de leur esprit, mais ils l'ont érigée état de tentation.
sur les Ecritures, souillant ces dernières par le fait même 105. Beau- TI y a en effet, concernant cette matière corporelle et la sexua-
coup d'autres textes seraient à citer, nous renseignant sur ce lité comme son degré le plus aigu, une notion difficile, celle de
que représente pour Origène tout péché. souillure, punüÇ ou sordes, qui ne se confond pas avec le péché, car il
.)
Si, vu du côté de l'homme, tout péché est idolâtrie, c'est- r faut en outre l'acceptation libre de l'homme, mais qui y porte. On
à-dire dans la vision exemplariste d'Origène, qu'il consiste à peut lire à ce sujet l'article très documenté de Giulia Sfameni
adorer l'image comme si elle était le mystère, on peut com- Gasparro qui a examiné à peu près tous les textes d'Origène qui en
prendre en quoi consiste l'épreuve à laquelle Dieu a soumis relèvene os • Certes, ces textes partent d'expressions scripturaires:
l'homme pécheur en le mettant dans un monde d'images. Il se sont-ils la plupart du temps fidèles ou infidèles au sens biblique et
rachètera si, au lieu de céder à l'attrait immédiat du plaisir que dans quelle proportion, il est difficile de le dire. Mais ils sont certai-
ces images exercent sur lui, il s'en sert conformément à leur nement interprétés avec une mentalité qui a subi l'influence du pla-
véritable destination divine comme des indications qui lui tonisme et qui en outre est celle d'un ascète et d'un mystique qui res-
montrent la route du Mystère, c'est-à-dire de Dieu et de son sent dans les contraintes que lui fait subir le corps tout ce qui
Verbe, et en éveillent en lui le désir. Ce faisant il offre à Dieu s'oppose à sa montée spirituelle. Par lui-même le monde sensible et
l'acte d'amour, l'acte de préférence à toutes choses, qui le matériel constitue un obstacle à l'ascension des âmes vers Dieu, un
sauve. Toute l'économie de l'Incarnation et de la Rédemption obstacle que la grâce divine acceptée par le libre arbitre peut sur-
s'inscrit dans cette perspective. monter. Faut-il y voir un élément de dualisme? Comme cela a été dit
plus haut cette solution ne paraît pas compatible avec le sens très
Mais quelle est aux yeux d'Origène la valeur morale du haut qu'Origène a de la souveraineté divine. Mais de même que
monde matériel et corporel et, notion qui en représente le de- Dieu respecte même dans ses orientations mauvaises le libre arbitre
gré le plus aigu, de la sexualité? Sa position n'est pas facile à sai- de l'homme, de même il n'anéantit pas les conséquences du péché,
sir d'une manière unifiée. D'une part le monde matériel est bon pas plus que les démons, ni les propensions perverses qui cons-
par l'idée à laquelle il participe et dont l'Ecriture dit, au début tituent la partie inférieure de l'âme. Les surmonter avec l'ai-
de la création - entendue comme celle du monde intelligible de divine sera le moyen du retour à Dieu109 •
dont le monde sensible est l'image - : "Dieu vit que tout cela
était bon"l06. Le péché n'est pas ailleurs que dans une décision 107. PArch II, 10, 7, 247.
108. "Le sordes (rhupos), il rapporto genesis - pht'hora e le motivazioni protologiche
mauvaise du libre arbitre. La partie inférieure de l'âme, consé- dell'enkrateia in Origene. Chapitre V dàns : Origene: Studi di antropologia e di storia
cutive à la faute, "celle qu'elle a assumée à cause de la chute du della tradizWne, Roma (Ed. dell'Ateneo) 1984, 193-252.
libre arbitre, contrairement à la nature de sa création première 109. Autres textes sur le corps: Fragm 1 Co XXIX, 4 : Le corps doit être le temple du
Seigneur où l'âme sainte et bienheureuse servant l'Esprit Saint devient le prêtre de
l'Esprit Saint qui est dans l'homme. Maintenant que le Christ est ressuscité le corps ne
104. HomJr XVI, 9, 1 ss. doit être qu'au Seigneur. Ibid. XXX, 2: Le corps instrument de l'âme; l'âme commande
105. Lettre à Grégoire le Thaumaturge 3 (2), SC 148, 190 : l'exemple d'Ader et le corps obéit. Ibid. XXI, 2 : celui qui fornique pèche contre son corps. Ibid. XXXII :
(Haddad) l'Iduméen, confondu aussi par Origène avec Jéroboam. Le corps temple de l'Esprit Saint : la fornication impiété envers la Trinité. Dans Conyn If
106. Gn 1,3. 10. 12. 18. 21. 25 : CdlIÙn XIII, 42, 280-283. 17,97-102: l'ambiguïté du tenne corps.
250
3. Nature de l'âme pourraient la recevoir autrement : la division vient des corps,
non d'elle-même 1• -
PLOTIN
Si elles n'étaient pas à la fois divisibles et indivisibles il n'y
Bien des caractères affirmés plus haut de l'Ame du
aurait pas de sensibilité commune entre les différentes parties
Monde sont vrais de l'âme individuelle puisqu'elles ont même
d'un corps et il faudrait supposer pour un même corps une in-
origine et dans une certaine mesure même nature. Deux traités
finité d'âmes. La continuité ne suffit pas, il faut l'unité. Suit une
très courts sur l'essence de l'âme commencent l'Ennéade IV.
attaque contre les Stoïciens qui disent que les sensations vont
Elle est de nature intelligible et de rang divin. Il faut distinguer
progressivement jusqu'à la partie dominante de l'âme. Une
la nature sensible qui est celle des corps et la nature intelligible
série d'objections est élevée contre cette notion de partie domi-
qui appartient aux incorporels. La première est composée de
nante et contre celle plus générale de parties de l'âme. Mais si
corps divisibles dont aucune partie n'est pareille aux autres ni
l'âme individuelle était absolument indivisible elle ne pourrait
au tout et la partie y est nécessairement moindre que le tout :
animer le corps tout entier. Il faut donc que l'âme soit une et
chacune de ces grandeurs ou de ces masses a son lieu propre et
multiple, divisible et indivisible à la fois : les formes qui sont
ne peut se trouver en même temps en plusieurs lieux. Au
dans le corps sont multiples et unes, le corps seulement mul-
contraire la seconde n'admet ni partie ni division ni lieu : elle
tiple, le principe supérieur, c'est-à-dire l'Un un seulemene.
ne se trouve en aucun être mais elle est comme "véhiculée"
ensemble par tous les êtres qui ne peuvent être sans elle. A côté L'essence vraie est dans l'intelligible et l'Intelligence est sa
de l'Ame du Monde il y a une autre nature qui n'était pas pri- partie la meilleure. Les âmes sont en haut et viennent ici-bas, di-
mitivement divisible, mais qui se divise parmi les corps. Quand visées dans des corps dans le monde sensible. Là-haut aucune
les corps se divisent, la forme qui est en eux se divise aussi, mais division, l'éternité, pas de temps. L'Intelligence est indivisible
reste tout entière en chacun des fragments: ainsi les qualités comme l'âme là-haut, mais cette dernière peut se diviser quand
peuvent être en plusieurs objets. Mais, outre la nature entière- elle s'éloigne de l'intelligible et entre dans un corps. Mais elle
ment indivisible, il y a une autre nature qui en dérive et qui tient ne descend pas tout entière et ce qui d'elle reste là-haut est indi-
d'elle l'indivisibilité, mais qui va à la nature corporelle et se visible. Comme dit Platon elle est faite d'une essence indivisible
tient entre les deux natures, intelligible et sensible, d'une et d'une essence divisible selon les corps : cela correspond à ce
manière différente de celle de la qualité qui est la même par- qu'elle est à la fois en haut et en bas. Mais elle reste indivisible
tout où elle se trouve : car cette troisième nature est formée ici-bas tout en se divisant, car elle est tout entière dans le corps
d'êtres différents suivant les corps. Elle est substance (oùo(a) et tout
est présente dans les corps: bien qu'elle soit présente en L'âme est donc à la frontière de l'intelligible et du sen-
chaque partie des corps, même des plus grands, elle ne cesse sible : "la nature de l'âme est la raison de tout, la raison der-
pas d'être une. Elle n'est pas une comme est un le corps dont nière des intelligibles et de ce qu'ils contiennent et la raison
les parties sont toutes différentes, mais en continuité. Non plus première de ce qui se trouve dans l'univers. C'est pourquoi
comme les qualités qui sont unes en plusieurs corps différents.
'" elle est en relation avec les deux: avec les premiers elle est
L'âme individuelle est à la fois divisible en ce qu'elle se trouve heureuse et revit, avec les autres trompée par la ressemblance
en chaque partie du corps, indivisible parce qu'elle est tout
1. IV, 2 (4), 1,1. 1 SS.
entière en chacune. Elle n'a pas de grandeur mais est présen- 2. Ibid. 2,1.1 SS.
te en toute grandeur. Elle se divise dans les corps, car ils ne 3. IV, 1 (21), 1,1. 1 SS.
252 253
elle descend comme ensorcelée". La ressemblance en ques- chaque endroit du corps étendu. Partout l'âme possède la
tion provient des formes intelligibles qui viennent informer la faculté sensitive et la végétative. Mais la réflexion et l'intelligen-
matière pour faire les êtres sensibles. "Etant au milieu elle sent ce n'appartiennent pas au corps qui n'intervient pas en elles, et
les deux et on dit qu'elle pense les intelligibles quand elle vient il serait pour elles plutôt un obstacle : c'est la puissance supé-
à s'en souvenir, si elle se trouve parmi eux: elle les connaît rieure de l'âme qui est indivisibleo. Les facultés ou "parties" de
parce que en quelque sorte elle est eux ; elle les connaît, non l'âme sont-elles dans un lieu? Ni l'âme ni ses parties ne sont
parce qu'ils viennent demeurer en elle, mais parce qu'elle les dans le corps comme dans un lieu, comme dans un contenant.
possède en quelque manière, qu'elle les voit, qu'elle est eux de C'est l'âme qui contient le corps et non réciproquement. Mais
manière plus obscure et qu'elle devient d'obscure plus claire elle ne sera pas non plus dans le corps comme dans un substrat
en s'éveillant en quelque sorte et en allant de la puissance à (UflO1ŒijJLvov), car l'âme est un être séparé du corps. L'âme n'est
l'acte. Les êtres sensibles sont comme liés à elle de la même pas la forme qui, informant la matière, fait le corps, mais cette
manière et elle les rend lumineux d'elle-même et elle agit pour forme dérive d'elle. Dire que l'âme est dans le corps est une
qu'ils soient sous son regard, sa puissance est prête pour cela expression inexacte qui vient de ce que nous voyons le corps et
et auparavant elle les engendre pour ainsi dire"4. non l'âme ll •
Comme l'Ame du Monde, comme les âmes qui animent les L'âme est-elle dans le corps comme le pilote dans son
astres dans le ciel, ces astres que Plotin nomme des dieux, notre navire? Mais le pilote n'est pas à la fois dans tout le navire, il
âme a grand prix et est divine : elle a même prix que l'Ame du n'est pas intérieur au gouvernaillui-même 12 . L'image du feu
Monde, elle est infiniment plus précieuse que ce qui est corporel 5. dans l'air cloche pareillement. Selon c'est le corps qui
La nature de l'âme n'a rien de commun avec celle du sensible, est dans l'âme, mais il n'occupe qu'une partie de l'âme puisqu'il
elle est dans le même ,genre d'être que l'Intelligence, elle appar- y a dans l'âme des puissances qui n'ont pas besoin du COrpS14.
tient à ce que Platon appelle "l'homme intérieur"6. Son activité Les diverses puissances de l'âme, par exemple les sensitives, se
intellectuelle n'a pas besoin d'organe corporel. Elle est en dehors trouvent dans les parties du corps qui leur correspondent. Au-
de tout lieu. Quand Platon die qu'il faut qu'elle se sépare dessus des facultés sensibles se trouve la raison (À6yoç) qui ne
(XWpiCEIV) du corps, il n'entend pas là le lieu, mais recommande communique en rien avec le corps mais doit être en relation
de ne pas s'incliner vers le corps et de lui rester étranger, si on avec la faculté sensible qui a un rôle critique, la faculté imagina-
fait remonter l'âme vers le haut alors qu'elle est installée ici-bass. tive qui est d'une certaine façon intellectuelle et celles de
C'est vers l'intérieur qu'il nous faut tourner notre attention : lais- l'appétition et du désir mues par l'imagination et la raison. La
ser les auditions sensibles à moins de nécessité et garder notre raison n'est pas dans la tête mais il y a dans la tête des facultés
attention pure, prête à entendre les voix d'en haut9 • qui ont besoin d'elle 15 .
Indivisible et divisible, ce dernier qualificatif est à appli- Comment trouver une multiplicité dans une âme qui n'a
quer au fait que l'âme doit être présente tout entière dans pas de dimension et est tout à fait simple ? C'est facile quand
4. IV, 6 (41), 3,1. 5 ss. 10. IV, 3 (27), 19,1. 1 ss;
5. V, 1 (10),21. 44 ss. et 3. Il. Ibid. 20, 1. 1 ss.
6. République 589 a 7 - b 1 : voir Paul dans Eph 3, 16. 12. Ibid; 21, 1. 1 ss.
7. Phédon 67 c 6. 13. Timée 36 d 9 - e 3.
8. V, 1 (10), 10,1. 1 ss. 14. IV, 3 (27), 22, 1. 1 ss.
9. Ibid. 12, 1. 1 ss. 15. Ibid. 23, 1. 1 ss.
254 255
il s'agit du corps; mais de l'âme ?16 Ce n'est pas un composé la chose de ce qui la participe, tout en restant en elle-même.
de beaucoup d'éléments mais une unique nature multiple. Ce Elle ne se partage pas et ceux qui la désirent la désirent tout
qui fait le corps c'est l'âme et c'est en cela qu'elle est multiple. entière22 • Car le même être immatériel peut être partout sans
Cette multiplicité vient-elle des raisons de ce qu'elle produit? être divisé en morceaux23 . Tout ce qui vient de l'Un est incor-
Elle est elle-même raison et somme des raisons, et les raisons ruptible, les âmes sont immortelles, de même toutes les intelli-
sont son acte quand elle agit selon son essence qui est d'être gences 24 . Les êtres incorporels, dont l'âme, peuvent être pré-
la puissance de ces raisons. La multiplicité de l'âme une est sents à quelque chose tout en étant séparés et ils ont des modes
manifestée par ses actions. Elle al' existence, une existence divers de présence25 . Le même son est entendu tout entier et le
qui n'est pas celle d'une pierre: elle est être, elle est un l7 , elle même spectacle vu tout entier par des personnes diverses : ainsi
a l'être et l'être teP7biS, elle est vie. Elle est multiple aussi dans l'âme est partout présente. Ses caractères ou propriétés sont de
ses rapports avec les autres, multiple dans ses mouvements, même. Dans un corps nouveau ce n'est pas une partie d'âme qui
multiple quand elle essaie de se voir et de se contempler elle- vient, mais une âme qui était déjà dans l'univers26 . La notion de
mêmes. Elle a de même en elle les idées l9 . participation suppose l'incorporéité car un corps ne participe
Comme l'Ame du Monde est présente tout entière dans pas à un autre27. Dans l'Ame du Monde toutes les âmes sont une:
chaque partie du monde, les âmes individuelles le sont dans une infinité de vies, mais toutes sont ensemble. Les âmes préexis-
chaque partie du corps qu'elles animent. L'âme est tout entiè- tent donc à leur union au corps, sous formes d'hommes ou de
re partout. La multiplicité n'est pas en contradiction avec dieux: mais l'homme spirituel a été en quelque sorte capté par un
l'unité car l'âme ne se divise pas dans les différents organes homme corporel, tellement qu'ils sont devenus un couple âme-
du corps. Avant même la formation du corps, l'âme est à la corps2S. Ce n'est pas cependant par hasard que tel corps ren-
fois multiple et une. Cela est aussi vrai des âmes individuelles contre telle âme. Mais alors que l'âme par elle-même est dans la
par rapport à l'Ame du Monde, cette dernière contenant les sérénité le corps apporte le trouble à!' ensemble, comme quand la
premières: de même des sciences multiples se trouvent dans populace envahit de ses cris et de ses vociférations une assemblée
une seule âme 20 . Mais la grandeur de l'âme n'est pas affaire de de sénateurs. TI peut se faire que la voix d'un d'entre eux apaise la
masse ou de volume. Quand la masse du corps devient plus foule, mais aussi que la foule ne soit pas capable d'entendre une
grande l'âme s'étend toujours sur toue l. La lumière immatériel- parole raisonnable. C'est le cas de l'homme qui a en lui la popula-
le de l'âme n'est pas la lumière matérielle 'des corps: elle est ce des passions, désirs, plaisirs ou craintes et qui se laisse asservir
antérieure à tout corps, elle ne commence pas ni n'est locali- par elle, au lieu de la dominer'.
sée. Elle ne peut pâtir ni être divisée en parties elle-même car Tous les êtres désirent l'Un et vont vers l'Un30 . L'unité
ce qui est immatériel n'a pas de dimensions. Et c'est pourquoi de toutes les âmes entre elles a pour conséquence leur infini-
elle peut être participée par plusieurs, participée sans devenir
22. Ibid. 8, 1.1 ss.
23. Ibid. 9, 1. 18 ss.
16. VI, 2 (43), 4, 1. 20. 24. Ibid. 10, 1. 28.
17. Ibid. 5, 1. 10 ss. 25. Ibid. Il, 1. 20 ss.
17 bis. On dira plus tard l'existence et l'essence. 26. Ibid. 12,1. 1 ss.
18. Ibid. 6-7. 27. Ibid. 13,1. 1 ss.
19. Ibid. 22, 1. 1 ss. 28. Ibid. 14, 1. 1.
20. VI, 4 (22), 4, 1. Il ss. 29. Ibid. 15, 1. 1 ss.
21. Ibid. 5-7. 30. VI, 5 (23), l, 1. 1 ss.
256 257
té. L'âme ne manque pas au corps ni à ses parties, mais elle ne comme celui qui entre dans une maison pleine d'objets magni-
peut être mesurée. Si elle était composée elle ne serait pas fiques qu'il commence par admirer, mais il les oublie quand paraît
présente tout entière à toutes les parties, elle serait présente le maître de maison. L'âme ne connaît plus alors de mouvement,
par ses parties à toutes les parties du corps. Elle a l'un et le mul- elle n'est plus âme ni vie, car l'Un ne vit pas mais est au-dessus de
tiple en elle-mêméll • Elle appartient à la nature incorporelle la vie, elle n'est plus intelligence car elle ne pense plus. Elle
décrite comme sans mesure ni limite, elle n'existe pas dans le devient semblable à l'Un qui ne pense pas39. "Si par le corps
temps, mais dans l'éternité (aiwv ),qui ne se divise pas comme le nous sommes loin d'être substance, par l'âme, ce que nous
temps, mais reste en elle-même, infinie par sa puissance32. Elle sommes le plus, nous participons à la substance (oùola) et nous
est comme la vie qui est présente partout dans l'animal, avec sommes une substance, c'est-à-dire comme un composé de diffé-
une puissance qui n'est pas quantitative33 . Les vertus sont en rence et de substance. Nous ne sommes certainement pas sub-
substance dans l'Intelligence (= l'intelligible) et par acccident stance au sens propre (Kuplwç), substance en soi (aùToouola) :
dans l'âme, en puissance, mais elles deviennent en acte quand c'est pourquoi nous ne sommes pas maîtres de notre substance.
l'âme va vers l'Intelligence et s'unit à elle34. La substance est en quelque façon une chose et nous une autre,
L'âme intelligente a la forme du Bien et désire le Bien, et nous ne sommes pas maîtres de notre substance mais notre
d'abord à travers l'Intelligence et les vertus. Mais son désir ne substance l'est de nous, puisque c'est elle qui ajoute la différen-
s'arrête pas à l'Intelligence, il va au Bien auquel elle participe. ce. Mais puisque nous sommes en quelque façon ce qui est
Elle désire la vie, elle veut vivre éternellement et agir de même : maître de nous, ainsi néanmoins, ici-bas aussi, nous pourrions
si elle désire l'Intelligence ce n'est pas seulement en tant être dits maîtres de nous"40.
qu'intelligence, mais parce que l'Intelligence vient du Bien et va Plotin entre dans une distinction faite par Aristote41 entre
vers le Bien 35 . Ce n'est pas l'Intelligence seule qui émeut l'âme et l'essence de l'âme qui dans ce cas sont identiques parce
d'amour l'âme, mais l'attirance du Bien qui se manifeste à tra- qu'il s'agit d'un être simple, et entre l'homme et l'essence de
vers elle, et alors elle monte vers le Bien par delà l'Intelligence36. l'homme qui ne sont pas identiques. Ce que nous traduisons par
Cette conversion, cette montée vers le Bien de l'âme menée par essence et qu'on pourrait aussi traduire par quiddité (TO Tl nv
l'amour est magnifiquement décrite, avec le mépris qu'elle dval) est exprimé par un datif Kat TO dval, liv9pwTlQÇ
entraîne pour les réalités d'ici-bas37. Pour atteindre l'Un, l'âme se Kat dval). Il en est de même chez Plotin. Tout ce qu'on
dépouille de toute forme car elle ne peut le recevoir que seule à dit être est soit la même chose que son essence dval aÙToù),
seul, n'étant plus deux avec lui, mais un. Elle voit alors tout son soit autre : ainsi cet homme est une chose, l'essence de l'homme
désir satisfait. Désormais, elle méprise tout ce qui lui causait dval) une autre; cet homme participe seulement à
auparavant du plaisirs. Elle dépasse l'Intelligence et l'intelligible l'essence de l'homme. Tandis que l'âme et l'essence de l'âme
sont la même chose parce que l'âme est simple et ne dépend pas
31. Ibid. 9, 1. 12 ss. d'autre chose: de même l'homme en soi (liv9pwTlQÇ aÙTo), c'est-
32. Ibid. 11,1. Il.
33. Ibid. 12, 1. 1 ss. à-dire l'idée de l'homme et l'essence de l'homme42 .
34. VI, 6 (34), 15,1. 21 ss.
35. VI, 7 (38), 20 (1. 12 ss.), 21 (1. 6 ss). 39. Ibid. 35, 1. 1 ss.
36. Ibid. 22, 1. 8 ss. 40. VI, 8 (39), 12, 1. 3.
37. Ibid. 31, 1. 1 ss. 41. Métaphysiqu.e H 3, 1043 b.
38. Ibid. 34, 1. 1 ss. 42. VI, 8 (39), 14, l. 1 ss.
258 259
C'est l'âme qui donne au corps son unité. Elle donne ce ne nous désire pas mais nous le désirons49 • Nous ne sommes
faisant quelque chose de différent d'elle et c'est en regardant pas coupés de l'Un, même si la nature des corps nous tire à
l'Un qu'elle fait chaque chose un. Car elle n'est pas l'Un en soi elle. La vie de maintenant sans Dieu est une trace de la vie qui
(OÙ1"O 1"0 Ëv). L'un fait nombre avec l'âme, ils sont deux, comme imite la vie bienheureuse. Mais ici-bas c'est la chute, l'exil, la
le corps et l'un. Mais si elle n'était pas une elle ne serait pas. perte des ailes50 • L'âme est comparée à une vierge qui aime un
L'âme est multiple et une, quoique non faite de parties: elle est bon père. Elle vient à la naissance trompée par des promesses
multiple par ses nombreuses facultés. Elle introduit l'un dans le de mariage, mais tourmentée par la privation du père. Elle se
corps mais elle le reçoit d'un autre4S • Elle ne comprend que purifie de tous les mauvais traitements d'ici-bas et elle a la joie
l'idée (d60ç) et elle ne peut comprendre ce qui est sans idée de rejoindre son père. Et l'âme a une autre vie quand elle est
(àvd6e:ov) - c'est-à-dire probablement l'Un - et c'est pourquoi avec lui. Elle peut le voir dès ici-bas et briller de son éclat
elle descend volontiers jusqu'au sensible comme jusqu'à un ter- divin, mais ces instants ne durent pas5I • On ne peut rester là-
rain ferme. Pour rejoindre l'Un et s'unir à lui l'âme doit devenir haut tant que l'on n'est pas sorti définitivement de l'obscurcis-
d'abord intelligence en remontant loin du sensible44 • Ce n'est sement du corps et on retombe alors dans les raisonnements
pas par conséquent par la science que l'âme atteint l'Un, car la de la science52 •
science est discours et le discours multiplicité45 • C'est par la
contemplation qu'elle va à l'Un46, dépassant la raison raisonnan- ORIGÈNE
te et discursive47 • L'Un n'est présent qu'à celui qui peut le tou- On trouve dans le Traité de la Prièrls une petite disserta-
cher, non à celui qui ne le peut pas. L'âme doit rejeter de sa pen- tion sur 1'00010 dont la technicité tranche sur le caractère pasto-
sée tout le reste : elle doit se dépouiller de toutes les autres ral et spirituel de l'ensemble de l'écrit. C'est pour expliquer
pensées, devenir sans idée, séparée de tout ce qui est extérieur l'adjectif trnouoloç, un hapax qui qualifie le pain du Notre Père et
pour se tourner entièrement vers le dedans, ignorant toutes que l'on trouve dans les deux versions de cette prière, celle de
choses et ignorant même que c'est elle-même qui contemple MatthieuM et celle de Luc55 • L'étymologie qu'Origène préfère, à
l'Un. Elle doit s'unir à l'Un et annoncer aux autres l'union sur- partir du préfIXe tn1 et de 00010, lui donne le sens de suressen-
venue là-haut. Dieu n'est extérieur à aucune âme et il est présent tiel, de supersubstantiel : il signale cependant une autre étymo-
même à ceux qui ne le savent pas parce qu'ils fuient loin de lui logie56, considérée habituellement comme plus vraisemblable,
et loin d'eux-mêmes48 • L'âme devient alors un dieu, car un dieu faisant venir le mot de tnlÉvol, ou plus exactement de il tnloOOO
c'est celui qui est attaché à l'Un. Les êtres corporels ne sont pas le lendemain, désignant ici le jour de la vie éternelle.
empêchés par des corps de communier entre eux. Ds sont sépa- Cependant la première étymologie est expliquée par une
rés par l'altérité et la différence mais quand il n'y a plus altérité double signification de l' oùolo, l'incorporelle des platoniciens
ils sont présents les uns aux autres. L'Un étant sans altérité est
toujours présent et nous aussi quand nous n'en avons plus. Dieu 49. Ibid. 8, 1. 1 55.
50. Phèdre 246 c 2.
43. VI, 9 (9), l, 1. 17. 51. VI, 9 (9), 9, 1. 755.
44. Ibid. 3, 1. 4 55. 52. Ibid. 10,1. 1 55.
45. Ibid. 4, 1. 3 55. 53. PEuch 27,8,367, 13.
46. Ibid. 1. 17. 54. Mt 6, Il.
47. Ibid. 6,1. 555. 55. Le Il,3.
48. Ibid. 7, 1. 1 55. 56. PEuch 27, 13, 372, 2.
260 261
et la corporelle des stoïciens : les deux se retrouvent dans la La trichotomie origénienne, dont nous avons donné plus
synthèse propre d'Origène et la seconde, surtout dans ses expli- haut une idée succincte - nous allons maintenant l'exposer plus
cations concernant les corps ressuscités57 • La première selon complètement - est différente de la platonicienne par les
ceux qui la tiennent n'admet ni accroissement ni diminution termes qu'elle emploie et les réalités qu'elle désigne. Elle dérive
car ce sont des caractéristiques corporelles. Les corps en effet de l'énumération que fait Paul dans la salutation finale de 1 Th
sont susceptibles de s'accroître et de se corrompre: ils doi- 5, 23 : "Que le Dieu de la paix vous sanctifie tout entiers et
vent à chaque instant remplacer ce qu'ils perdent sous peine garde parfaits votre esprit votre âme et votre
de diminuer. D'autres, les stoïciens, pensent que l'essence des corps (awlia) sans reproche au jour de notre Seigneur Jésus
corps est dominante. L'oùala est alors la matière première des Christ". Ce ne sont pas là les termes employés par Platon, voüç,
êtres et des corps : elle subsiste de façon indéterminée, pré- Èn19ulila. On les retrouvera cependant, le premier abon-
existe aux êtres, reçoit toutes les transformations et les chan- damment, les deux autres sporadiquement, au niveau de l'âme.
gements. Selon sa propre nature elle est indéterminée et sans Remarquons seulement que les mots nveülia et voGç ne sont pas
forme, soumise à toute détermination possible. Elle ne parti- du tout équivalents: aussi nous les traduisons respectivement par
cipe indissolublement à aucune qualité, mais elle est toujours "esprit" et par "intelligence" ou "intellect". Nous ne suivons pas
liée à une qualité. Elle est entièrement muable et divisible et dans ce livre - nous l'avons indiqué à la fin de l'introduction -la
peut se mélanger à une autre 58 • Nous reviendrons là-dessus en coutume de bien des plotiniens français de traduire voüç par
étudiant ce qu'est la matière. "esprit", car nous sommes obligés de rendre de la même façon
L'âme selon Origène appartient évidemment à la première les mêmes vocables chez Plotin et chez Origène.
catégorie, non à la seconde. TI diffère de Plotin en ce qu'il ne par-
En fait l"'esprit" (nveülia, spiritus) est la notion majeure
tage pas son panpsychisme : si Origène met des âmes dans les
de la trichotomie origénienne. Il y a une différence notable
astres qu'il pense, sans l'affirmer toujours très fermement, être
entre l'usage que font de ce mot les premiers écrivains chré-
des créatures vivantes et intelligentes, s'il en met aussi dans les ani-
tiens et celui des stoïciens et des méso- et néo-platoniciens. Le
maux, mais des âmes qui ont peu en commun avec celles des
pneuma chrétien est absolument incorporel tandis que le grec
êtres raisonnables, il ne va pas plus loin. D'autre part sa trichoto-
garde l'idée d'une corporéité subtile: ainsi pour l'enveloppe
mie anthropologique n'a subi que secondairement l'influence de
de pneuma qui fait le joint pour les platoniciens postérieurs
Platon. D'abord elle concerne, non l'âme seule comme chez
entre l'âme et le corps et constitue le "véhicule" de
Platon, mais l'homme tout entier, et cela manifeste, malgré tout,
l'âme, expliquant les apparitions de fantômes 6o • L'origine du
un jugement plus positif sur le corps, rejoignant l'affirmation qui
se trouve trois fois dans le Peri Archon: seule la Trinité est sans
pneu ma patristique est la ruah hébraïque exprimant l'action
COrpS59, toute créature a un corps, bien que l'âme soit, pour ce qui divine à travers Paul et aussi Philon qui la marie aux différen-
la concerne, incorporelle; mais elle est toujours unie à un corps. tes formes du pneu ma stoïcien61 , tout en lui faisant exprimer
l'action divine. Chez Origène il est le don que Dieu fait à
57. Voir notre article "La doctrine origénienne du corps ressuscité", Bulletin de l'âme pour la conduire dans la voie de la vertu, de la contem-
Uttérature Ecclésiastique 80, 1981, 175-200. 241-266. Réédité dans Les fins der-
'lières selon Origène. 60. Voir notre article "Le thème platonicien du 'véhicule de l'âme' chez Origène",
)8. PEuch 27, 8, 367, 15. Cf. aussi sur l'incorporéité de l'âme et de l'intelligen- DùkJ.sJudia, Usbonne , 7, 1977,225-237. Réédité dans: Les fins demières selon Origène.
:e PArch l, 1,6-7. 61. André Laurentin, "Le pneuma dans la doctrine de Philon" Ephemerides
,9. PArch l, 6, 4 ; II, 2, 2 ; IV, 3, 15. Theologiae Lovanienses 27, 1951,390-437.
!62 263
plation et de la prière : il ne fait pas partie à proprement par- dances plus viles. Cette partie inférieure, corrrespondant en
ler de l'essence de l'homme, ce que montre le fait qu'il ne grande partie à ce qui sera appelé concupiscence par Augustin,
participe pas à ses péchés. Il correspond plus ou moins, avec puis par les scolastiques, ne s'y réduit pas : c'est à cause d'elle
d'autres concepts ou symboles origéniens, à ce que la théologie que l'âme est définie par Origène <f>avTaOTlKn et 0p/-lllTlKn, siège
scolastique appellera grâce sanctifiante. Il est le maître, le men- des imaginations et des impulsions. Bien que l'âme du Christ
tor, l'entraîneur, dont l'âme est l'élève. ait été absolument impeccable65, elle possédait cette partie infé-
L'âme, second élément, est l'essentiel de l'homme, le rieure, car elle était sujette au trouble. C'est à ces deux aspects
siège de sa personnalité et du libre arbitre. Elle est disputée que se réduit l'âme des animaux. Quant au corps (ow/-la, corpus),
entre ce que l'on pourrait appeler deux parties ou deux ten- éthéré ou "étincelant", ou sombre et obscur, ou encore ter-
dances : elle est donc une et multiple, ou plutôt duelle à la fois, restre, nous en avons déjà suffisamment parlé. Une des pers-
comme chez Plotin. Ces deux expressions, parties et tendances, pectives centrales de cette anthropologie est le combat spirituel
sont à maintenir l'une et l'autre car, si l'anthropologie origé- qui se manifeste dans l'opposition des deux parties de l'âme,
nienne est surtout d'ordre dynamique, elle a une consistance l'une tendant à la spiritualiser en la rendant semblable à l'esprit,
ontologique, elle est les deux ensemble. La partie supérieure, l'autre à la faire toute chamelle, l'alignant sur le corps terrestre.
qui est dans l'âme l'élève du pneuma, est tantôt désignée d'un S'y joignent les combats que se livrent au-dessus de l'âme les
terme platonicien, vouç, dans les traductions latines de Rufin anges sous la conduite de l'''Ange du grand conseil"66, le Christ, et
ou de Jérôme, mens ou animus, l'intelligence, tantôt d'un terme les démons sous celle du Prince de ce monde, Satan67 •
stoïcien f}YE/-l0VIKOV, en latin principale cordis, principale mentis, Plotin dit que l'âme est divine et d'origine divine. Cela
principale animae, faculté hégémonique ou principale, tantôt rejoint chez Origène la doctrine de la création de l'homme
d'un terme biblique Kapôia, cor, coeur. On ne voit pas de diffé-
selon l'image de Dieu, dont le siège est précisément l'âme 68,
rence entre ces trois appellations. Cette partie supérieure, assis-
l'esprit étant un don divin qui ne fait pas à proprement parler
tée de son pneuma et vêtue d'un corps éthéré, constituait à elle partie de la substance de l'âme. On peut citer aussi l'exégèse des
seule l'âme dans la préexistence, avant la chute: c'est pourquoi "dieux" dont parle le Psaume 81 (82), aux versets 1 et 6. Origène
on parle des "intelligences" préexistantes et elles ne deviennent n'ignore pas que dans le sens littéral du Psaume il s'agit des
"âmes" qu'à la suite du "refroidissement" - étant rattaché juges69 • Mais il a pour allégoriser ce texte l'exemple deJésus lui-
62
à froid - de leur ferveur primitive. La partie inférieure même pour qui ont été dits dieux ceux à qui est parvenue la
de l'âme, "amie et chère à la matière"63 est donc postérieure à la Parole (le Logos) de Dieu 70 • Aussi s'agit-il de ceux "qui sont
chute et elle tire l'âme vers le corps terrestre. Elle est désignée appelés dieux par grâce et participation de Dieu", bien qu'au-
de multiples manières, souvent du terme paulinien64 de <f>povll/-la
Tflç oapKaç, sensus camis ou camalis, sagesse de la chair, souvent
65. PArch II, 6, 5, 166.
aussi du simple terme oap( ou caro, qui est distingué de corps, 66. Is 9, 5 LXX.
quelquefois, mais rarement, du couple platonicien SUI-l0ç- 67. Pour avoir les références confirmant ce que nous venons de dire, voir notre
8nlSu/-lia, sans distinguer entre tendances plus nobles et ten- article: "L'Anthropologie d'Origène dans la perspective du combat spirituel",
Revue d'Ascétique et de Mystique, 31, 1955,364-385. Plus complètementJ.
DUPUIS, L'esprit de l'homme, Bruges-Paris 1967.
52. PArch II, 8, 3, 12l. 68. Voir notre Théologie de l'Image de Dieu.
33. Ibid. II, 10, 7, 250. 69. CCels IV, 31, 42.
34. Rm 8, 6-7. 70.Jn 10,33-36.
265
cun "ne se trouve semblable à Dieu en puissance et par natu- Les autres spéculations sur l'âme ne se retrouvent guère
re"71. Ce terme s'applique aussi aux anges qui, comme le dit aussi chez Origène. Il tient comme Plotin la préexistence de l'âme,
le Psaume, seront jugés comme les hommes72 . Si actuellement hypothèse, mais favorite : il ne se la représente guère comme
nous percevons Dieu anthropomorphiquement, comme un Plotin. Le désir de Dieu qu'a l'âme tient à sa création selon
homme, parce que nous ne sommes pas encore devenus des l'image : l'image veut retourner à son modèle. Mais ce désir
dieux, dans la béatitude, lorsque nous serons des dieux, Dieu se s'accomplit selon les mystères du libre arbitre de l'homme que
manifestera à nous en Dieu7:i. On peut en conclure qu'anges et Dieu jamais ne force. Sur l'affirmation de ce désir de Dieu
hommes ont par nature et création, dans le "selon l'image", citons les deux passages déjà signalés sur l'"amour ordonné"77.
quelque chose de la nature divine ou du moins une possibilité Comme le dit le Sauveur lui-même il faut aimer Dieu et son
de la recevoir et que cette possibilité s'accroît par la réception Christ, mais eux seuls "de tout son coeur, de toute son âme et
de la grâce dans la disponibilité du libre arbitre, augmentant la de toutes ses forces" : aimer pareillement une créature serait
ressemblance qui deviendra parfaite dans la béatitude, mais de l'idolâtrie78. Il n'y a aucune mesure à l'amour de Dieu dans
cette perfection ne donne pas aux anges, à plus forte raison aux son Fils 79 . Mais nous voyons là que le Fils n'a pas vis-à-vis du
hommes, d'être adorés : "ils ne sont pas dieux au point qu'il Père la même situation que l'Intelligence plotinienne, celle
nous soit ordonné de vénérer et d'adorer à la place de Dieu d'un stade que l'on dépasse: le Père est aimé dans le Fils et le
ceux qui nous dispensent et nous apportent les grâces de Fils dans le Père, ils sont aimés ensemble et de la même maniè-
Dieu", car toute prière doit monter vers Dieu par le Souverain re, "de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses
Prêtre, son Logos74. forces".
Quant aux rapports de contenant ou de contenu entre l'âme Il Ya coïncidence entre les deux penseurs sur la place de
et le corps, nous avons vu plus haut qu'Origène dit l'âme vêtement l'âme dans l'être humain. D'une manière analogue à celle de
du corps, mais en rapport avec le dogme de la résurrection, parce Plotin, Origène appelle "notre principale substance" (fUlwv ôè
qu'elle "cache et couvre sa nature mortelle". Elle donnera au corps il unocJTacnç)80 le fait d'être créé selon l'image du
l'incorruption qu'elle possède75. Mais dans la vie présente on peut Créateur: or c'est l'âme qui est ainsi créée. Et l'un et l'autre
dire, en essayant d'interpréter la pensée d'Origène, que la fonction définissent l'homme par son âme.
du gouvernement du corps - du corps terrestre dont le caractère
terrestre a été assumé après la chute - incombe à la partie inférieu- Pour rejoindre l'Un l'âme plotinienne doit devenir
re de l'âme qui n'est pas à assimiler complètement à la concupis- d'abord intelligence en remontant loin du sensible. La créature
cence, puisqu'elle existe aussi dans l'âme du Christ qui est impec- raisonnable selon Origène était intelligence (voùç) dans la pré-
cable76 : cette partie inférieure est analogue à l'âme des animaux, existence, mais, par le fait même que la "qualité" de son corps
alors que la partie supérieure n'a rien de commun avec eux. se changeait en terrestre une partie inférieure gouvernant le
corps "refroidissait" l'intelligence primitive pour en faire une
\
71. HomEx VI, 5, 4 ss. '1 âme. Mais dans la résurrection et la béatitude, l'âme "sauvée"
72. Ibid. VIII, 2, 48.
73. ComMt XVII, 20, 641, 29. Cf. CCels IV, 27, 6 ; V, 4, 14 ; VIII, 4, Il ; VIII, 77. HomLc XXV et ComCant III, 186-191.
74, 12 ; Fragm 1 Co 19,358, 35. 78. HomLc XXV, 6-7.
74. CCels V, 4, 14. 79. ComCant III, 186, 26, interprétant Cant 2, 4.
75. PArch II, 3, 2, 52. 80. ComJn XX, 22 (20), 182 : C. Blanc traduit: "notre existence primordiale";
76. PArch II, 6, 5, 166. traduction qui peut aussi se défendre.
266 267
redeviendra ce qu'elle était avant d'être "perdue", c'est-à-dire 4. L'âme et la mémoire
intelligence8 }•
PLOTIN
Origène insiste autant que Plotin sur la contemplation,
Plotin loge la mémoire dans l'âme seule et non dans le "com-
notamment sur la "contemplation transformante" qui trans-
mun" âme-corps, même s'il reconnaît que l'état du corps peut
forme le contemplant en l'image du contemplé82 , en dépen-
gêner l'acte de se souvenir. En effet l'impression qui est à l'origine
dance de 2 Co 3, 18. Mais il y a entre eux des différences
du souvenir a déjà été éprouvée par l'âme. TI s'agit évidemment
importantes. Origène ne parle pas du dépassement de la rai-
d'une âme qui est dans un corps et qui a reçu des sensations. Ces
son raisonnante dans une contemplation intuitive, bien que
empreintes (runol) ne sont pas à concevoir comme des empreintes
son idéal de la connaissance l'assimile, non seulement à un
de sceaux (eV<J>paYlOElC;), résultat de pressions (àvrEPe1OEIC;), comme
contact sans intermédiaire imaginatif ou conceptuel, mais
des impressions (TunwoEIC;), car il n'y a pas là de choc, ni même
encore à une participation et pour finir à une union, un
comme sur la cire, elles sont plutôt comparables à des pensées,
"mélange", de l'âme avec Dieu. Ensuite il n'est pas question
même quand il s'agit de choses sensibles. Mais l'âme doit avoir le
pour atteindre le Père de dépasser le Fils, à l'inverse de
souvenir de ses propres mouvements, désirs, jouissances, même
l'Intelligence plotinienne. Le Père est atteint par et en son
quand ils n'ont pas eu le corps pour origine.
Fils, le médiateur incontournable. Transformant, comme
nous l'avons dit, le contemplant en l'image du contemplé, la Dans le quarante-et-unième traité (IV, 6) intitulé "De la
contemplation divinise. sensation et de la mémoire" Plotin s'oppose à une conception
qui ferait de la sensation une empreinte imprimée dans l'âme
Un des chapitres du Peri Archon 83 discute au sujet de
et de l'âme un conservatoire de souvenirs, ce qui aurait pour
l'âme entre deux opinions et entre ces deux, dans une longue
conséquence une représentation corporelle de l'âme. Elle a
digression, d'une troisième. La première est qu'il y aurait
déjà la forme intelligible (ETôoc;) de ce qui est vu}. La nature de
deux âmes en l'homme, une raisonnable et une charnelle ; la
l'âme est intermédiaire entre l'intelligible où se trouvent les
troisième qu'il y a une âme intermédiaire entre la 'chair et
formes et le sensible que ces formes informent. La sensation
l'esprit et qu'elle a une volonté propre, moralement indiffé-
n'est pas pour l'âme pure passivité comme le montrerait la
rente; la seconde qu'il n'y a qu'une âme qui reste indécise
théorie des empreintes, mais au contraire une activité.
entre le haut et le bas et qui peut être attirée vers l'un comme :4
vers l'autre. A la fin du chapitre Origène laisse le choix au lec- Le corps est plutôt obstacle à la mémoire, apportant pour
teur. En fait sa propre doctrine, abondamment représentée certaines choses l'oubli2• A ce sujet une distinction est faite entre
dans son oeuvre et dans le Peri Archon lui-même, d'une âmeB4 deux âmes, celle qui est· considérée comme plus divine, proba-
unique avec ses deux parties ou tendances, fait la synthèse des blement la part de l'âme qui n'a pas quitté l'intelligible, et celle
hypothèses discutées. qui vient de l'univers, c'est-à-dire qui est en rapport avec le sen-
,
,1 sible!!. A quelle faculté de l'âme se rattache la mémoire? A la
81. PArch II, 8, 3, 106 selon Rufin, confinné par Jérôme et Justinien (SC 253, convoitise? A l'irascible ?4 Plotin discute et finalement rattache
p. 201-202 note 26 ; p. 206 notes 26 et 27 avec un autre texte de Justinien, p.
252 note 55 avec un autre texte de Jérôme). 1. IV, 6 (41),2-3.
82. Voir Théologie de l'image de Dieu., p. 232-236. 2. IV, 3 (27), 26, 1. 1 ss.
83. PArch III, 4. 3. Ibid. 27,1. 1 ss.
84. PArch II,10,7,244. 4. Ibid. 28,1. 1 ss.
268 269
la mémoire à l'imagination. Il remarque en passant que ni l'acui- ce, une puissance qui passe à l'acte quand elle retombell • Mais
té de la sensation ni celle de la réflexion ne vont nécessairement l'âme qui descend n'a pas seulement le souvenir de ce qu'autre-
de pair avec l'intensité de la mémoire et que les différences exis- fois, dans une incorporation précédente, elle a vu ici-bas, mais
tant entre les mémoires viennent de la différence entre les facul- aussi celui de ce qu'elle a contemplé là-haut, dans l'intelligible.
tés, de l'attention ou du manque d'attention, des forces corpo- Plotin reprend ainsi la réminiscence platonicienne: elle s'opère
relles 5 • Comment s'explique la mémoire des conceptions par la même faculté qui a contemplé les réalités d'en haut. Elle
intellectuelles? Par l'image qui les accompagne, ou parce que retrouve aussi des souvenirs concernant le ciel astral qui est
l'imagination conserve la parole qui exprime la pensée. Autre entre l'intelligible et notre monde sublunaire 12 •
est la pensée, autre la perception de la pensée : nous pensons
toujours, mais nous ne le percevons pas toujours6 • Plotin se ORIGÈNE
remet ensuite dans la perspective des deux âmes distinguées Il n'y a guère de spéculation sur la mémoire chez Origène,
plus haut et se demande, si chacune a son imagination et sa ou du moins de spéculation originale d'ordre psychologique1!!.
mémoire, comment concevoir cette dualité 7 et comment se On trouve chez lui les débuts d'un thème spirituel qui sera
comportent les deux âmes et leurs mémoires, l'âme supérieure repris par le monachisme, celui du "souvenir de Dieu", la j.1Vrlj.1Tl
s'efforçant d'oublier les réalités multiples et corporelles s. Seoü, base de la méditation et de la contemplation14 , qui consiste
Revenue dans l'intelligible, l'âme, en contemplant les réalités aussi dans le fait de retenir dans sa mémoire les enseignements
supérieures, oublie les souvenirs de cette vie. Puisque là-haut de l'Ecriture 5 : la mémoire et la f.1EÀÉTTl, mot qui peut se traduire
tout est dans l'éternité, non dans le temps, il est impossible qu'il par méditation ou par exercice, ensemencent dans l'âme les
y ait dans ce monde supérieur une mémoire des choses d'ici-bas, paroles de l'Ecriture : Origène ne dédaigne pas la raison discur-
mais tout est présent, sans passage successif d'un souvenir à un sive dans l'approche de Dieu 16 • De toute façon il faut pour prier
autre: c'est une intuition globale àSp6av) de choses s'élever au-dessus des souvenirs d'ici-bas17, porter le Logos dans
globales (àSpOOv) ; tout est donné d'un coup, ensemble, quelque sa mémoires, se rappeler les paroles du Chrise 9 • Le tourment
nombreuses et variées que soient les pensées9 • Plotin réfléchit du damné résiderait dans le souvenir de ses actes20 , mais le juste
ensuite sur l'absence de mémoire qu'il prête à l'Intelligence et à se souvient des bienfaits de Dieu21 • La mémoire a donc son rôle
l'Ame du Monde9bis • Mais l'âme qui quitte l'Ame du Monde pour dans la prière.
revenir en ce bas monde, voulant prendre son indépendance, '4 En dépit de la doctrine de la préexistence il n'y a guère
retrouve la mémoire et devient ce dont elle se souvient, tiraillée chez Origène d'allusion claire et indiscutable à la réminiscence,
entre l'en haut et l'en baslO. Mais à cette âme la mémoire n'est
pas un bien, mais l'occasion de tomber davantage. Si elle la Il. Ibid. 4, l. 1 ss.
retrouve en descendant, c'est que là-haut elle l'avait en puissan- 12. Ibid. 5, l. 1 ss.
13. PArch 1, 1, 7, 214 ou 1, 4, 1, 21.
14. HomNb X, 2,78,27; SerMt 27, 49, 3.
5. Ibid. 29, l. 1 ss. 15. HomNb XXIII, 9, 220,17 ss. ; HomLv IV, 9, 13.
6. Ibid. 30, l. 1 ss. 16. FragmLc 157,6: souvenir des enseignements légaux, prophétiques, évangéliques.
7. Ibid. 31, l. 1 ss. 17. ComJn XXVIII, 4, 25.
8. Ibid. 32, l. 1 ss. 18. FragmMt 48.
9. IV, 4 (28), 1, l. 1 ss. 19. SerMt 61, 138, 27.
9 bis. Ibid. 2, l. 1 ss. 20. PArch II, 10, 4, 144.
10. Ibid. 3, 1.1 ss. 21. Ibid. III, 1, 12, 347.
270 271
ce qui semble montrer que, malgré l'origine platonicienne de la Sadducéens26 . En effet dans le monde des ressuscités, non seule-
doctrine de la préexistence, les raisons qui la motivent sont ment il n'y aura plus de relations conjugales, mais on ne se sou-
autres que celles de Platon. Plus qu'une reconnaissance des viendra plus des liens familiaux: "On ne se rappellera plus la
"idées" contemplées dans la préexistence et retrouvées à tra- parenté chamelle ... Dans le siècle à venir Thara ne s'appellera
vers les êtres sensibles, leurs images, ce sont des raisons propre- plus le père d'Abraham, ni Abraham le père d'Ismaël ou des fils
ment chrétiennes qui lui ont inspiré cette hypothèse favorite. de Cettura, peut-être même d'Isaac". L'hésitation sur Isaac vient
D'abord la nécessité d'échapper aux difficultés qu'occasion- de la place de cette filiation dans l'histoire du salut. Le contexte
naient les deux doctrines courantes chez les chrétiens à pro- est une réaction contre Millénaristes ou Chiliastes accusés de se
pos de l'origine de l'âme, le traducianisme -l'âme sort avec le représenter le monde futur à l'image de celui d'ici-bas. Mais
corps de la semence paternelle - et le créationnisme - Dieu seules les relations surnaturelles compteront dans le monde
crée individuellement chaque âme à l'occasion du développe- futur. Origène est donc ici assez proche de Plotin27 .
ment de l'embryon _22. Ensuite la polémique contre les princi-
paux hérétiques du temps en opposant aux Valentiniens qui 5. La connaissance de soi-même
tenaient les hommes sauvés ou damnés selon la nature reçue
en partage, l'égalité originelle de tous les êtres raisonnables PLOTIN
que distingueront seulement dans la suite les différents degrés Plotin commence comme d'habitude le quarante-neu-
de la chute originelle venant de leur libre arbitre, et aux Mar- vième traité (V, 3), "Des hypostases qui connaissent et de ce
cionites, pour qui l'inégalité des conditions humaines à la nais- qui est au-delà", par une suite d'objections à la connaissance
sance montrait la méchanceté du Dieu créateur, le report de de soi chez un être simple: elles sont inspirées pour la plupart
cette responsabilité sur le libre choix fait par chacun dans la par une représentation plutôt matérielle de cet être simple
. qui, n'ayant pas de parties, ne peut observer lui-même par
Deux textes cependant ont été avancés en faveur d'une une de ses parties les autres. Cependant refuser d'accorder
doctrine de la réminiscence chez Origène 24 . C'est bien peu cela aboutirait à des absurdités quand il s'agit de l'âme ou de
pour trouver chez Origène une telle doctrine et d'ailleurs ils l'Intelligence. L'Intelligence connaît tous les intelligibles qui
peuvent s'expliquer plus simplement par la doctrine de la par- sont en elle, mais connaît-elle qu'elle les connaît ?28 Qu'en est-
ticipation de l'homme à l'image de Dieu. il donc de l'âme? Il n'y a pas de problème pour les choses
extérieures que l'âme connaît par la sensation, ni pour la
Un rapprochement peut être fait entre l'opinion de Plotin
conscience de l'intérieur du corps qui reste extérieure à
soutenant que l'âme revenue dans l'intelligible et contemplant
l'âme. Pour savoir si "l'intelligence de l'âme" a la connaissan-
les réalités supérieures oublie celles d'en bas, et un développe-
ce d'elle-même il faut monter jusqu'à l'Intelligence propre-
ment d'Origène25 à propos de la conversation de Jésus avec les
ment dite29 . Pour cela Plotin commence par la sensation qui
22. PAMPHILE de Césarée, Apologie pou.r Origène IX, PC 17,604 C -607 4. présente la figure d'une personne rencontrée. Mais elle la
23. Cf. H. CROUZEL, Origène, p. 268-272.
24. Maria Barbara von STRITZKY, "Die Bedeutung der Phaidrosinterpretation 26. Mt 22, 23-33.
für die Apokatastasislehre des Origenes", Vigiliae Christianae 31, 1977, 282-297. 27. Voir encore sur ce sujet HomLc XXI, 6 : l'immensité du coeur humain par
Ce sont PEuch 24, 3, 355, 5-8 et une citation de Ps 21 (22),28 dans PArch IV, 4, tout ce qu'il contient et se souvient.
9,382. 28. V, 3 (49), l, l. 1 ss.
25. ComMt XVII, 33, 690, 27. 29. Ibid. 2, l. 1 ss.
272 273
juge sous le rapport du bien, ce qui suppose qu'elle a en elle discursive et par l'Intelligence avec laquelle on s'identifie,
"la règle du bien", parce qu'elle est àya8oElCSTlç, ayant la forme tirant ainsi après soi le meilleur de l'âme pour lui rapporter ce
du bien, ayant été éclairée par l'Intelligence : il y a en elle les qu'on a vu. La raison discursive comprend les réalités du dehors,
traces de l'Intelligence. A l'âme correspond le raisonnement mais les juge suivant des règles qu'elle tient de l'Intelligence : ne
et la faculté raisonnante à qui revient d'examiner ce qui est en voit-elle pas qu'existe quelque chose qui est meilleur qu'elle,
elle. "Mais si quelqu'un dit: 'Qu'est-ce qui empêche que ce qu'elle ne cherche pas mais en réalité possède ? Elle découle de
qui lui appartient soit examiné par une autre faculté' ? On ne l'Intelligence et est son image, possédant écrit en elle tout ce qui
recherche pas la puissance discursive (ÔWVOTlTlKOV), ni raison- la constitue. On peut s'arrêter à elle, mais aussi la dépasser et
nante (ÀOYlCHIKOV), mais on prend l'intelligence pure", l'intelli- aller jusqu'à contempler cette Intelligence qui se connaît elle-
gence pure que rien n'empêche de se trouver dans l'âme. même, ou participer à elle, connaître l'Intelligence et par elle
Nous avons là probablement la distinction, fréquente chez nous-mêmes. C'est ainsi qu'on se connaît soi-même dans l'intelli-
Plotin, entre la raison discursive et l'intelligence intuitive. gence. En laissant tout le reste on devient intelligence, on la voit
C'est en effet par cette dernière seule que l'âme pourra avoir directement, on se voit soi-même en elle, comme l'Intelligence se
l'intuition d'elle-même. Cette "intelligence pure", distinguée voit elle-même:52. Cela constitue dans la perspective plotinienne le
de la raison discursive, est nôtre et non nôtre: nous en usons premier degré de l'ascension mystique qui se poursuit par le
et nous n'en usons pas ; elle est nôtre quand nous en usons et dépassement de l'Intelligence et l'union avec l'Un.
non nôtre quand nous n'en usons pas. C'est dire que ce n'est Comment l'Intelligence se voit-elle elle-même? Avec toutes
pas notre manière ordinaire de penser. Nous ne sommes pas sortes de raisons Plotin montre l'absurdité d'une réponse qui
l'Intelligence, mais nous sommes selon elle par la partie supé- voudrait que l'Intelligence soit connue par une partie d'elle-
rieure de la raison qui la reçoit. La sensation et le raisonne- même. Sa réponse est inspirée par l'identité, dans la seconde
ment nous appartiennent en propre. Mais les opérations de hypostase, de l'intelligence, c'est-à-dire la pensée et son acte, et
l'intelligence viennent d'en haut comme la sensation vient de l'intelligible, son objet. Quand l'Intelligence pense cet acte
d'en bas : nous sommes entre ces deux facultés, l'inférieure la elle est elle-même ; elle pense l'intelligible, donc elle pense elle-
sensation, la supérieure l'intelligence. Mais si on est d'accord même 33. Elle se pense ainsi tout entière par elle tout entière,
sur le fait que la sensation est toujours nôtre, il y a des doutes non partie par partie. Peut-on étendre à l'âme cette connaissan-
sur l'intelligence parce qu'elle n'est pas toujours et qu'elle est ce de soi, l'âme qui est en quelque façon "intellectuelle" ? La rai-
séparée, ne s'inclinant pas vers nous: c'est nous au contraire son discursive (ôlaVOTlTlKOV) par laquelle l'âme pense le plus
qui allons vers elle en regardant vers le haut: "la sensation est communément est aussi "une certaine intelligence", tenant de
pour nous un messager, l'intelligence est pour nous le roi":5O. l'Intelligence sa puissance et venant d'elle: elle a la connaissance
Etre selon l'intelligence, pour nous c'est régner: c'est avoir d'elle-même à cause, justement, de ses rapports avec l'Intel-
l'intelligence et ses lois:51 écrites en nous, ou en être remplis et ligence. n ne s'agit pas là d'une raison pratique qui regarde au-
sentir sa présence. Dans cette connaissance de nous-mêmes dehors et n'a donc pas besoin de se connaître elle-même 54. Si
nous connaissons tout le reste et l'Intelligence elle-même: l'Intelligence contemple Dieu (l'Un) il faut qu'elle se connaisse
nous y voyons nos deux manières de connaître, par la faculté
32. Ibid. 4, 1. 4.
30. Ibid. 3, l. 1 SS. 33. Ibid. 5, 1. 1 SS.
31. Cf. Paul, Rm 2, 15. 34. Ibid. 6, l. 7 SS.
274 275
elle-même, car elle connaîtra tout ce qu'elle a reçu de Dieu, tueux ou non, si son action est déterminée par une des diverses pas-
donc tout ce qu'elle est, car elle est tout ce que Dieu a donné 35. sions. Mais à la suite de cet examen de conscience particulier à cha-
Dans le traité quarante-sixième (l, 4), intitulé "Du bonheur" cun et à chacun de ses actes se placent les grandes questions méta-
il est fait quelques réflexions sur la conscience au sens psycholo- physiques sur l'origine de l'âme, son caractère substantiel, sa
gique du terme. Plotin demande s'il faut avoir conscience de corporéité ou incorporéité, si elle est simple ou double ou triple ou
son bonheur pour être heureux, et en conséquence si les ani- composée de plusieurs parties, si elle est créée ou non, s'il faut se
maux et les plantes qui n'ont pas la conscience de soi peuvent rallier à une des deux doctrines concernant son origine, le traducia-
être heureux36 • La réponse est négative7 • Mais vouloir prendre nisme ou le créationnisme, si elle a été créée avant le corps, s'il y a
conscience de nos actes risque au contraire de les troubler38 . une transmigration des âmes dans des corps successifs, s'il y aura
une fin du monde. Elle doit se demander encore pour se connaître
ORIGÈNE ;1 s'il y a d'autres esprits analogues et différents d'elle, si elle est de
1
Ce qu'Origène dit de la connaissance de soi est assez dif- même substance que les anges ou si elle le devient par grâce, etc. Ce
férent de ce que dit Plotin. Une longue dissertation sur ce sujet passage est un catalogue de questions auxquelles Origène ne
se trouve dans le Commentaire sur le Cantique des Cantiques à pro- donne pas ici de réponses : elles sont à chercher ailleurs dans son
pos de Cant 1, 8 qu'Origène cite suivant la Septante: "Si tu ne oeuvre. Alors que Plotin s'interroge sur la possibilité de la connais-
te connais pas, ô bonne - ou belle - parmi les femmes, sors sur sance de soi, Origène, considérant cette possibilité comme acquise,
les traces des troupeaux et fais paître tes boucs dans les tentes détaille en moraliste le programme qu'elle contient
des bergers"39. A cette occasion Origène cite le fameux En effet pour l'âme la connaissance de soi, telle qu'Origène
"connais-toi toi-même" dit par l'un des sept sages de la Grèce - pro- l'a développée dans ses aspects théologique -l'image de Dieu -,
bablement Chilon de Lacédémone -, mais Salomon, auteur ascétique et moral - connaissance des motifs de ses actions - et
présumé du Cantique des Cantiques, l'a dit avant lui dans la métaphysique - les grands problèmes concernant l'âme - est
phrase que nous venons de citer. Salomon s'adresse à l'âme une nécessité. Si elle la néglige elle courra à la suite des boucs,
représentée par une femme, et la menace. Mais pour se animaux changeants et versatiles, c'est-à-dire à la suite des opi-
connaître elle doit savoir qu'elle a été créée selon l'image de nions diverses des philosophes : "C'est un grand danger pour
Dieu et que de là provient sa beauté. Si l'âme l'ignore elle sera l'âme de négliger la science et la connaissance d'elle-même", car
parmi les boucs au Jugement dernier40. Se connaître, c'est donc dans ce cas elle sera repoussée par l'Epoux, d'autant plus que ce
savoir son origine divine. Cela rappelle chez Plotin le passage dernier lui a manifesté plus d'amour, si elle n'a pas utilisé les
parlant des âmes qui ont oublié que Dieu est leur père41 . Suit capacités qu'elle avait de répondre à ces problèmes42.
chez Origène tout un développement sur l'examen de cons-
cience : que l'âme sache ce qui la fait agir, si c'est un motif ver- 6. L'âme et l'intelligence
PLOTIN
35. Ibid. 7, l. 1 ss.
36. 1,4 (46), 2, l. 1 ss. C'est la sagesse (ou la prudence, <ppOVllOlÇ) qui donne sa
37. Ibid. 9, l. 1 ss. beauté à l'âme et cette sagesse lui vient par l'Intelligence 43 .
38. Ibid. 10, l. 28 ss.
39. CornCant II, 141-150.
42. Sur le lien entre connaissance et glorification: CornJn XXXII, 28-29 (18),
40. Mt 25, 33.
344 ss., 349 ss., 352, 358 ss.
41. V, 1 (10), 1.
43. V, 9 (5), 2, l. 20 ss.
276 277
L'âme est d'autant plus belle qu'elle regarde vers l'Intelligen- puissances étrangères à la masse 50 • Dans l'Intelligence en tant
44
ce • Elle est comme la matière dont l'intelligence qui est en elle que telle toutes les intelligences dans leur individualité se trouvent
est la forme ou si l'Ame du Monde donne en plus des quatre comme des parties51 •
éléments sa forme au monde, il y a une intelligence qui est la Il y a dans chaque âme humaine une intelligence en liai-
45
forme de l'âme • L'intelligence est nécessairement supérieure à son étroite avec la seconde hypostase qui est au-dessus de
l'âme et elle lui est logiquement antérieure comme le parfait est nous. Cette dernière est à la fois commune à tous et particu-
antérieur à l'imparfait, l'impassible au passible: l'acte aussi à la lière à chacun, commune parce qu'elle est indivisible, une,
puissance en ce sens que seul un être en acte peut faire passer à toujours la même, particulière parce que chacun l'a tout
l'acte un être en puissance46 • Des sciences qui se trouvent dans entière dans son âme supérieure: en d'autres termes la partie
l'âme raisonnable les unes regardent le sensible: plutôt que des supérieure de son âme, celle qui tient au monde intelligible.
sciences ce sont des opinions Seules sont Les idées et formes sont dans notre âme comme "déroulées"
vraiment sciences celles qui concernent les intelligibles et qui et séparées, dans l'intelligence comme ensemble2 • Nous pos-
viennent de l'Intelligence dans l'âme raisonnable 47 • De même sédons la pensée (VOn01ç) parce que notre âme est intelligente
que l'Ame du Monde voit mieux les idées qui sont en elle (voepa) et la pensée est une vie meilleure, quand l'âme pense
quand elle les regarde dans l'Intelligence, de même notre intel- et quand l'intelligence agit sur nous: l'intelligence est une
ligence elle aussi les voit mieux dans l'Intelligence, car si en elle- partie de nous et vers elle nous montons 53 • C'est l'intelligence
même elle voit, dans l'Intelligence elle voit qu'elle voit. Notre qui rend l'âme belle54 • Une âme est unie à chaque intelligen-
intelligence n'est pas séparée de celle qui est avant elle et ce55 • Nous nous percevons nous-mêmes comme pensant, mais
comme elle, elle est une et multiple, multiple par la multiplicité avant cette pensée il y a une autre pensée (l'Intelligence) qui
des idées qui sont en elle, venant de l'Intelligence. Celle qui est est comme immobile56 • Cette liaison entre les âmes et les intel-
dans l'homme, venue de la seconde hypostase, représente la ligences, à la fois distinctes et unes, ne cesse pas quand après
partie supérieure de l'âme individuelle, celle qui se dirige vers la mort elles retournent là-haut57 • Toutes ces intelligences se
le haut: mais les régions basses de l'âme ne sont pas coupées trouvent dans le monde intelligible: il n'yen a pas qu'une
d'elle; elles peuvent être comparées à l'image qu'on voit dans mais elles sont à la fois unes et multiples. Mais toutes viennent
un miroir tant qu'est présent le modèle que reflète l'image48 • d'une seule, l'Intelligence qui les contient. L'âme raisonnable
pense, comme l'intelligence qui est avant elle, mais en outre
L'intelligence individuelle, aussi bien que la grande Intel-
elle ordonne, gouverne et commande ce qui est après elle58 •
ligence, voit tous les intelligibles en les possédant, en les ayant inté-
L'âme parfaite est celle qui a l'intelligence, celle qui raisonne
rieurs à elle-même, sans les séparer les uns des autres49 • L'Intel-
et celle qui donne de raisonner, cette dernière désignant pro-
ligence est à considérer avec l'intelligence nue, dépouillée de tout
sensible, car ni la Vie ni l'Intelligence ne sont des masses, mais des 50. Ibid. 8, 1. 7 ss.
51. Ibid. 15, l. 13 ss.
52. 1, 1 (53), 8, l. 1 ss.
44. V, 8 (31), 13,1. Il ss. 53. Ibid. Il, l. 5.
45. V, 9 (5), 3, 1. 20 ss. 54. 1, 6 (1),6, l. 13 ss.
46. Ibid. 4, 1. 1 ss.
55. III, 5 (50), 8, l. 19.
47. Ibid. 7, 1. 1 ss. 56. III, 9 (13), 6, l. 1 ss.
48. VI, 2 (43), 22, 1. 3 ss. 57. IV, 3 (27), 5, l. 6 ss.
49. VI, 6 (34), 7, 1. 8 ss. 58. IV, 8 (6), 3, l. 6 ss.
278 279
bablement la seconde hypostase. L'action de raisonner se pro- duit d'une action intérieure à elle (Èv aùT4» alors que l'âme est
duit sans organe corporel 59. L'intelligence qui est en nous a le celui d'une action extérieure aÙTou)64. C'est avec notre
concept de justice60 • Il y a une intelligence de l'âme, dite par- intelligence dépouillée de toute représentation quantitative
tie de l'âme, distincte de l'Intelligence d'en haut61 . Elle est qu'il faut contempler l'Intelligence65 . Mais dans une intelligen-
nôtre et non nôtre à la fois, partie de l'âme et non partie de ce particulière toute l'Intelligence est présente en puissance66 •
l'âme. Nous en usons et nous n'en usons pas: elle est nôtre
quand nous en usons, non nôtre quand nous n'en usons pas. ORIGÈNE
Dans un sens nous ne sommes pas intelligence. C'est Les rapports de l'âme individuelle et de l'intelligence qui
nous qui raisonnons et nous pensons les pensées qui sont est en elle présentent une certaine analogie entre nos deux
dans la raison discursive (ôlavola), mais les opérations de auteurs : nous en avons déjà vu les éléments. Au moment de
l'intelligence nous viennent d'en haut comme celles de la sen- leur création qui s'est produite dans le temps67, - la création
sation d'en bas : l'âme est au milieu entre la sensation en bas coéternelle à Dieu est, nous l'avons dit, celle du monde intelli-
et l'intelligence en haut. Il est certain que la sensation est de gible des mystères, idées et raisons dans le Fils -, les êtres rai-
nous, mais pour l'intelligence il y a doute parce qu'elle n'incli- sonnables étaient essentiellement des intelligences, vêtues de
ne pas vers nous comme la sensation, mais c'est nous qui corps éthérés et menées par leur pneuma. D'intelligences, elles
allons vers elle quand nous regardons vers le haut. La sensa- sont devenues âmes par le "refroidissement", la baisse de fer-
tion est notre messager, l'intelligence notre roi 62 . L'Intelligen- veur qui a constitué la faute originelle et, de même que leurs
ce universelle qui est avant les intelligences particulières exis- corps recevaient une qualité sensible et matérielle, l'adjonction
tant en acte les contient: chacune est accomplie par les autres à l'intelligence primitive d'une partie inférieure destinée à
et l'universelle est leur chorège. Elle est présente en chacune régir le corps charnel mais aussi pouvant subir son influence et
d'elles. Toutes ont leur existence individuelle et se contien- la répercuter dans l'ensemble, en faisait une âme. Dans un sens
nent mutuellement, en acte elles-mêmes, en puissance les donc l'âme contient l'intelligence comme sa partie supérieure.
6S Mais il arrive aussi qu'Origène représente l'âme comme une
autres . Si l'âme qui est après l'Intelligence, bien qu'ayant en
elle les idées, les voit mieux dans l'Intelligence qui est avant intelligence dégradée, à cause de l'adjonction de la partie infé-
elle, de même notre intelligence les ayant dans l'Intelligence rieure, et qu'il oppose ainsi l'âme à l'intelligence qui subsiste
qui est avant elle, les voit mieux: comme nous l'avons indiqué en elle et l'homme animal, celui où l'âme domine, à l'homme
plus haut, en elle-même elle voit seulement, dans l'Intelligen- spirituel. Il est question de l'imperfection de l'âme parce
ce, elle voit qu'elle voit. L'Intelligence fait les intelligences qu'elle est tombée, et "pour cela Paul, voulant nous enseigner
unes et multiples comme elle est elle-même. Elles sont le pro- plus clairement quelle est la faculté qui nous permet de com-
prendre les réalités de l'Esprit, les réalités spirituelles, unit et
59. V. 1. (10). 10.1. 12 ss. associe à un esprit saint plutôt l'intelligence que l'âme". Est
60. Ibid. Il. 1. 6. cité pour montrer cela 1 Co 14, 15 : "Je prierai par l'esprit, je
61. V. 3 (49). 2. 1. 14.
62. Ibid. 3. 1. 36 : cf. 4. 1. 1 ss.Dans V. 8 (31). 3 1. 17 il est question de "l'intelli- 64. VI. 2 (43). 22. l. 1 ss. Voir Ibid. 4. l. 1 : "il y a beaucoup d'intelligences".
gence qui est en nous" et de celle qui est dans les "dieux". les astres. Dans V. 9 65. VI, 6 (34), 8. l. 7 ss. Cf. ibid. 15. l. 13 : dans l'Intelligence toutes les intelli-
3 l. 20 ss .• 33 ss. : l'intelligence qui est dans l'âme est à l'âme comme la gences individuelles sont comme des parties. De même VI. 7 (38). 8. l. 27 ss.
forme à la matière. VI. 2 (43). 19.1. 18: chaque intelligence. 66. VI. 7 (38). 9,1. 31 ss.
>3. VI. 2 (43). 20. l. 10 ss.
67. PArch II. 9, 2. 31.
281
prierai aussi par l'intelligence ; je psalmodierai par l'esprit, je progresser. Il en serait de même des démons sans l'acte de
psalmodierai aussi par l'intelligence". Il ne dit pas: Je prierai liberté qui les a éloignés de Dieu et en a faits des oÀoya.
par l'âme, mais : par l'esprit et l'intelligence ; et non plus : "je
psalmodierai par l'âme, mais: par l'esprit et l'intelligence"68. 7. pénsée intuitive
En effet c'est l'intelligence, partie supérieure de l'âme, qui et pensée conceptuelle et discursive
est à proprement parler l'élève du pneumo, de l''' esprit qui est en
PLOTIN
l'homme", participation à l'Esprit divin. Certes, quand l'intelligen-
ce se livre tout entière à la conduite et à l'influence de l'esprit c'est Plotin revient à plusieurs reprises sur les problèmes que
toute l'âme qui devient spirituelle, "ayant abandonné le fait d'être posent ces deux modes de la pensée humaine et souligne
âme"69. Cette expression n'est pas à prendre tout à fait à la lettre: constamment l'infériorité de la pensée conceptuelle et discursi-
tout en devenant spirituelle elle reste âme. Elle est l'un et l'autre à ve. Il se demande si l'âme use du raisonnement avant d'entrer
la fois. De même l'âme deJésus est une âme comme les autres, dans ce monde et après en être sortie. Mais le raisonnement est
mais l'intensité de charité que produit en lui son union au Verbe utilisé par une âme en difficulté sur la vérité, pleine de soucis et
la rend absolument impeccable et la change dans le Verbe, affaiblie. L'intelligence ne se suffit pas alors à elle-même. Dans les
comme le fer plongé dans le feu devient feu 70 Or, plongé dans le divers arts on n'use du raisonnement que s'il y a difficulté, autre-
feu le fer reste fer tout en étant transformé en feu. Ce qui s'est ment c'est l'art lui-même qui conduit. Par raisonnement
produit au plus haut point dans l'âme de Jésus se renouvelle à un (ÀOyl0J.16ç) Plotin précise ici qu'il n'entend pas "la disposition qui
degré moindre dans l'âme du juste: elle est spiritualisée tout vient toujours de l'intelligence et qui est dans les âmes, un acte
entière et cette spiritualisation rejaillit sur le corps, même ici-bas71. stable qui est comme un reflet de l'intelligence", car s'il le faisait
les âmes là-haut seraient toujours dans le raisonnement: mais
La liaison de l'intelligence, partie supérieure de l'âme,
elles ne se servent pas de paroles quand elles sont dans l'intelli-
avec la Trinité divine est faite de deux façons. D'une part elle
gible, car les paroles proviennent des besoins et des incertitudes.
est l'élève de l'esprit, participation à l'Esprit divin : c'est l'esprit
Là-haut elles comprennent tout par une simple compréhension,
qui entraîne l'âme dans la connaissance, la prière et la vertu72 •
il n'y a rien de caché ni de simule. Le gouvernement de l'uni-
D'autre part il y a équivalence entre intelligence et ÀOylKov, mot
vers, fonction de l'Ame du Monde, ne vient pas du raisonnement
traduit approximativement par "raisonnable", approximative-
ni de la mémoire, mais de la sagesse ou prudence (<I>p6VllOlÇ) : il
ment parce que son sens, comme celui de Logos, est principale-
ne suppose pas d'apprentissage ni d'exercice, ni que l'on cherche
ment surnaturel 73 • C'est le Logos, le Fils, qui rend raisonnables
à savoir, car ce qui gouverne le monde sait; pas besoin de raison-
dans ce sens surnaturel hommes et anges et, en tant qu'il est
nement, ni de problème, ni de mémoire 2 • La nature n'a pas
l'Image de Dieu7\ leur communique le "selon l'image" et les fait
davantage d'imagination car la pensée est toujours supérieure à
l'imagination. L'Intelligence possède tout et l'Ame du Monde
68. Ibid. II, 8, 2, 78 ss.
69. PEuch IX, 2, 319, 7. reçoit éternellement ce tout de l'Intelligence3 •
70. PArch II, 6, 4-6.
71. CCels VII, 4, 5 ss. (connaisance Père-Fils), 66-68 (connaissance de Dieu). Fragm 1 Co XUX; LXVI, 2.
72. Voir notre article "L'anthropologie d'Origène ... ". ComRm II, 14; III, 9 Connaissance et foi; VII, 7 (1125 B) connaissance et amour.
73. Voir de même H. CROUZEL, Théologie de l'image de Dieu,.p. 170 ss.,179. 1. IV, 3 (27), 19,1. 1 ss.
74. Autres textes sur la connaissance: ComJn XIX, 3, 13 et 6,23 sur la connais- 2. IV, 4 (28), 12,1. 1 ss.
sance qu'on a de Dieu; XX, 20, 167. Et FragmJn CXII. CCels VI, 17 3. Ibid. 13, 1. 1 ss.
282 283
De l'intelligence au raisonnement il y a donc une des- voit qu'il y a un mode de connaissance plus parfait qui ne
cente, une décadence 4 : voùç et ÀOYUJf-LOç s'opposent, d'une cherche pas mais possède. Cet autre mode d'intelligence est
opposition qui ne recouvre pas seulement la distance entre aussi présent en elle par participation à l'Intelligence : il per-
l'Ame du Monde et la nôtre, mais celle de la partie supérieure met de la voir et de se voir en elle9 • Nous n'arrivons pas à
et de la partie inférieure de notre âme5 • Ailleurs nous lisons: comprendre ainsi parce que nous pensons que les sciences
"Etant de l'Intelligence elle (= l'âme) est intelligente et son sont composées de théorèmes et d'accumulations de proposi-
intelligence est dans les raisonnements". De quelle âme s'agit- tions 1o• La vraie sagesse n'est pas composée de théorèmes
il ? Si c' était l'Ame du Monde, cette phrase serait en contra- mais tout entière une, non d'une unité qui suit une multiplici-
diction avec celles qui ont été précédemment indiquées à té ramenée à l'un, mais c'est plutôt elle qui de l'unité se
moins de donner à Àoytof-LOç le sens précédemment exclu. La décompose en multiplicité. Les dieux et les bienheureux là-
phrase qui précède est ainsi rédigée: "Il faut concevoir haut ne voient pas des axiomes, mais tout ce qu'on y dit est
(l'âme) qui est là-haut (c'est-à-dire soit l'Ame du Monde, soit comme de belles images non dessinées, mais ayant l'existence:
peut-être mieux la partie supérieure de l'âme individuelle qui ce sont les idées que les anciens disaient être des êtres et des
reste dans l'intelligible) comme ne s'écoulant pas, mais res- substancesll • Plotin loue la sagesse des Egyptiens qui se mani-
tant immobile en lui (le voùç) et l'autre âme ayant fait être". festait dans leurs hiéroglyphes à signification globale au lieu de
C'est-à-dire la partie de l'âme qui a affaire au corps: c'est elle lettres se développant en discours et en propositions, car leurs
"dont l'intelligence est dans les raisonnements"6. Il y a l'intelli- hiéroglyphes étaient des images. Plus tard on recherchera les
gence qui raisonne et celle qui donne de raisonner : la secon- causes et on développera ce qui était donné synthétiquement12 •
de est probablement la seconde hypostase, la première l'intel- Cet univers n'a pas été créé par une raison raisonnante, analy-
ligence qui est dans l'homme'. Une opposition est faite entre tique, imaginant chaque chose l'une après l'autre. C'est com-
l"'intelligence pure" et la raison discursive (BtaVOTJTtKoV), ainsi me si la conclusion était donnée avant le syllogisme : elle ne
que le raisonnement (ÀOytOTtKOV)8. De même entre la pensée sort pas des prémisses, ne découle pas d'une suite logique
(VOTJOtç) et le discours entre ce qui connaît "la (àKoÀou91a) ni d'un concept humain (ÈITlvota), mais elle les pré-
nature de la raison discursive (BHlvota) naturelle" et "ce qui cède. C'est plus tard que viennent le discours, la démonstra-
est au-dessus d'elle". Ce dernier cas est celui de l'âme devenue tion et la preuve11l •
entièrement conforme à l'Intelligence. Ce n'est plus une Dans un des trois traités dans lesquels est divisé l'unique
connaissance d'homme, mais de quelqu'un qui est devenu traité "Des genres de l'être"l\ nous trouvons un petit aperçu sur
complètement autre, qui s'est élevé vers le haut en tirant avec l'activité de la raison discursive quand elle construit le concept
soi le meilleur de l'âme. Le rôle de la raison discursive avec "une seule nature" qu'elle divise "par nos concepts"15.
(BtavOTJTtKOV) est de comprendre les choses du dehors, de les Nous distinguons dans le même être substance, quantité, qua-
juger suivant les règles qu'elle tient.de l'Intelligence, mais elle
.1
9. V, 3 (49), 4, l. 7 ss.
4. IV, 8 (6), 1,1. 8. 10. V, 8 (31), 4, 1. 47 ss.
5. Ibid. 8, 1. 13 ss. ; cf. 7, 1. 29 ss. Il. Ibid. 5, l. 5.
6. V, 1 (10),3,1. 10 ss. ; cf. V, 3 (49), 3,1. 14. 12. Ibid. 6, l. 1 ss.
7. V, 1 (10), 10,1. 12 ss. 13. Ibid. 7,1. 1 ss., 40.
8. V, 3 (49), 3, l. 20. 14. VI, 1-3 (42-44).
8 bis. VI, 9 (9), 5, 1. 7 ss. 15. VI, 2 (43), 3, 1. 22 ss.
284 285
lité: "tout est ensemble, mais par la raison nous le divisons en 8. Immortalité de l'âme
trois, alors que les trois sont un seul COrpS"16. La raison qui exa-
mine brise pour ce faire l'unité des êtres et divise la substance en PLOTIN
la pensant divisée sans croire à l'unité, car elle n'en a pas fait les C'est le sujet du second traité des Ennéades (N, 7). L'hom-
principes de sa recherche l7 • me a une âme et un corps, un corps qui peut être considéré com-
me l'instrument de l'âme ou vu d'une autre manière, Plotin
Le début du trente-huitième traité (VI, 7)18 montre que le
ne se prononce pas ici. Le corps est lui-même composé, desti-
Démiurge pour faire l'homme et le monde n'a pas usé d'un
né à se dissoudre et à pourrir quand l'âme n'y est plus. En
raisonnement, car il n'y a pas de raisonnements là-haut, ni de
tant que grandeur le corps peut être divisé. S'il est une partie
prévision. De toute façon un raisonnement doit partir d'un prin-
de nous-mêmes nous ne sommes pas tout entiers immortels ;
cipe et on ne peut remonter indéfiniment de principe à principe.
s'il est un instrument il nous est donné pour un temps. L'es-
Et ce principe est nécessairement d'ordre intelligible l9 • Pour
sentiel c'est l'homme lui-même, forme par rapport au corps-
s'approcher de Dieu il faut laisser de côté la multiplicité de la
matière ou utilisateur par rapport au corps-instrument: l'hom-
science20. L'union mystique avec l'Un est au-delà de l'intelligence,
me est donc essentiellement l'âme. Si l'âme était elle aussi
mais quand elle cesse on retombe dans la multiplicité du dis-
corps, elle serait tout entière dissoluble parce que composée.
cours21 •
Plotin discute ici les matérialismes stoïcien, démocritéen et
épicurien. Le corps n'a la vie que parce qu'il y a une Ame de
ORIGÈNE l'univers et qu'une raison venant d'elle vivifie la matière 2 •
Origène n'a guère insisté sur la distinction entre ces deux Plotin réfute la théorie atomique qui constitue l'âme d'atomes
formes de pensée. Ce qui s'approche le plus chez lui de la pen- se rencontrant au hasard, car elle est inapte à expliquer
sée intuitive est le concept de qui existe aussi chez l'unité et la sympathie, et comment le corps reçoit la vie sans
Plotin avec son équivalent Le sens primitif est "s'élancer une forme qui l'informe 3 • Il critique ensuite la conception
. vers", "s'appliquer sur", indiquant une connaissance qui se fait stoïcienne du avec de nombreux arguments reposant
tout d'un coup par une application de l'intelligence sur l'objet. en bonne part sur le fait que l'âme est donneur de vie et de
On ne peut ici-bas voir Dieu parfaitement par une : forme. Une autre raison est que le corps doit avoir une unité,
elle ne sera vraiment réalisée que dans la béatitude25 • Nous comme un centre d'où partent les rayons, pour unifier toutes
n'insistons pas sur ce point l'ayant déjà abordé. Nombre de don- les sensations. Ses arguments sont surtout d'ordre psycholo-
nées sur la connaissance mystique peuvent être tirées de notre gique, pris à la description des sensations 5 • Plotin analyse
livre consacré à ce sujet24 • ensuite la transmission de la douleur jusqu'au centre de l'hom-
me 6 • L'activité de la pensée serait impossible si l'âme était
16. Ibid. 4, 1. 6 SS. corps: comment, étant une grandeur, connaîtrait-elle des
17. VI, 5 (23), 2, 1. 1 ss.
18. Voir Pierre HADOT, Plotin: Traité 38, Paris 1988.
19. VI, 7 (38), 1. 1. IV, 7 (2), 1.
20. VI, 9 (9), 4, 1. 1 ss. 2. Ibid. 2.
21. Ibid. 10-11. 3. Ibid. 3.
22. FragmJn XIII, 14 et 20; XIV, 10. 4. Ibid. 4-5.
23. ExhMart XIII, 13, 14; PEuch XXV, 2, 358, 11. 5. Ibid. 6.
24. Chapitre intitulé "L'idéal du connaître", p. 496-523. 6. Ibid. 7.
286 287
choses sans grandeur ? Et les vertus ? Et les intelligibles ? Et objets de contemplation contemplés avant de venir dans le
les réalités éternelles? Et cela alors que la nature des corps corps lui donne d'être et de jouir des sciences éternelles. Seul
s'écoule continuellemene. Les activités même du corps sup- ce qui est composé peut se décomposer, mais ce n'est pas le
posent une puissance qui ne se réduit pas au matériel: de cas de l'âme. Elle ne peut davantage s'altérer, car cela suppo-
même les qualités8 • Si l'âme était corps elle se mélangerait au serait forme et matière. Elle est donc incorruptible l6 •
corps selon les lois des mélanges, ce qui n'est pas9 • Il ne faut Cela n'est pas vrai seulement des âmes humaines, les
pas penser que l'inférieur soit antérieur au supérieur, c'est âmes des végétaux et des animaux sont aussi immortelles:
tout le contraire lO • Les Pythagoriciens ont vu dans l'âme une nous allons le voir à propos de la métempsycose, puisque ce
harmonie comme celle que produit un instrument à cordes, sont des âmes humaines déchues. En effet toute âme est prin-
une harmonie dont l'instrument serait le corps. Mais l'âme cipe de vie l7 • Une preuve supplémentaire de l'immortalité est
précède l'harmonie ll • Suit une critique de la conception aris- à voir dans les révélations des dieux ordonnant d'apaiser par
totélicienne de l'âme entéléchie du corps d'où il résulte que des cérémonies funèbres la colère des défunts. Ces derniers
l'âme est substance et antérieure au corps qui naît et périrt 2 • ne cessent de faire du bien aux hommes par les oracles et
L'âme est pour le corps principe de vie et de mouvement. autres manifestations: tout cela montre que les âmes existent
Cette âme doit être immortelle: autrement elle tiendrait d'un toujours l8 •
autre vie et mouvement qu'elle donne. Mais on ne peut L'âme n'est donc pas seulement immortelle pour l'ave-
remonter indéfinimenrt3 • nir : elle n'a pas non plus de commencement. Elle est donc
De ce que l'âme n'est pas corps il s'ensuit qu'elle est d'une certaine façon éternelle, d'une éternité qu'il faut repré-
parente de la nature divine et éternelle. Quand elle est puri- senter, au moins pour son séjour dans le corps, comme un
fiée des désirs du corps elle possède les biens les meilleurs, la temps sans commencement ni fin.
prudence et les autres vertus, qui la font semblable au divin.
Mais il faut pour cela, répète Plotin, une âme purifiée, sépa- ORIGÈNE
rée des choses du dehors. Il souligne donc ici fortement la Origène distingue deux sortes d'immortalité, une
grandeur divine de l'âme humaine débarrassée de tout ce qui immortalité de nature qui supprime la mort naturelle, une
la souille14 • L'âme n'a pas une vie surajoutée: elle est vie, sub- immortalité de grâce, que l'on pourrait appeler impeccabilité,
stance vivant par elle-même, ou si elle ne l'était pas, il faudrait enlevant la mort du péche 9 • C'est bien entendu la première
monter plus haut encore jusqu'à un être immortel mû par lui- seule qui peut être comparée avec ce que dit Plotin. Mais il
même l5 • On ne peut dire immortelle l'Ame du Monde si on faut remarquer d'abord que, puisqu'Origène ne partage pas
ne dit pas la même chose de la nôtre. La réminiscence des le panpsychisme de Plotin, cette immortalité ne concerne que
l'âme des êtres raisonnables, anges (et démons) et hommes,
7. Ibid. 8.
8. Ibid. 8/1.
non les âmes des animaux. D'autre part les êtres raisonnables
9. Ibid. 8/2.
10. Ibid. 8/3. 16. Ibid. 12.
Il. Ibid. 8/4. 17. Ibid. 14.
12. Ibid. 8/5. 18. Ibid. 15.
13. Ibid. 9. 19. Cette impeccabilité ne sera complète qu'à la résurrection. Voir notre article:
14. Ibid 10. "Mort et immortalité selon Origène", Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 79,
15. Ibid. Il. 1978, 19-38,81-96, 181-196. Réédité: Lesftns dernières selon Origène.
288 289
ont eu un commencement20 : il n'y a pas en eux d'éternité, même Origène revient sur ce même sujet d'une autre façon
conçue comme un temps sans commencement ni fin. dans la Récapitulation qui termine le Traité des Principel3 • Son
Plusieurs raisons sont données à leur immortalité, toutes raisonnement est basé sur l'idée de participation. "Tout être
différentes de celles de Plotin. D'abord la nécessité d'une rétri- qui participe à quelque réalité est sans aucun doute d'une seule
bution finale pour les actes faits en cette vie21 • D'autres raisons substance et d'une seule nature avec tout autre être participant
se trouvent dans le Traité des Principes. Nous ne connaissons pas à la même réalité". Ainsi tous les yeux participent à la lumière,
la manière dont ont été accomplies les oeuvres de Dieu et bien qu'inégalement: ils sont tous d'une même nature. "Toute
cependant nous désirons la connaître, comme c'est le cas des intelligence qui participe à la lumière intellectuelle doit être
objets fabriqués par un artisan humain : "bien plus et sans com- sans aucun doute d'une seule nature avec toute autre intelligen-
paraison possible nous brûlons du désir ineffable de connaître ce qui participe également à la lumière intellectuelle". Il Y a
la raison des oeuvres de Dieu que nous voyons". La raison c'est- donc même nature de l'âme humaine et des puissances célestes:
à-dire au sens stoïcien un principe dynamique de développe- or ces dernières sont incorrompues et immortelles. TI en est donc
ment: c'est ce qui incite l'homme à comprendre de mieux en ainsi de l'âme de l'homme. Et comme "la nature du Père, du Fils
mieux la manière dont fonctionne l'univers. Or, "ce désir, cet et du Saint Esprit qui est la seule lumière intellectuelle dont toute
amour, nous croyons que, sans aucun doute, ils ont été mis en la création tire sa participation est incorrompue et éternelle", il
nous par Dieu. Comme l'oeil désire par nature la lumière et la faut en conclure logiquement que l'âme humaine l'est aussi. Le
vision, comme notre corps désire par nature nourriture et bois- raisonnement se développe avec une ampleur dont nous avons
son, de même notre intelligence porte en elle un désir qui lui est pu seulement marquer les grandes lignes.
propre et naturel de connaître la vérité divine et les causes des L'immortalité de l'âme est aussi abordée dans la discus-
choses". Et Origène anticipe l'adage médiéval: desiderium natu- sion avec Celse et cela à plusieurs reprises et Origène reproche
rae nequit esse inane, un désir naturel ne peut être vain, sous à Celse de manifester un certain épicurisme à ce sujet. Mais
peine de faire de l'homme un être absurde: "Ce désir, nous ne Origène ne s'en tient pas à l'immortalité et spécule sur la résur-
l'avons pas reçu de Dieu pour qu'il ne doive ni ne puisse jamais rection finale du corps. Ses idées à ce sujet découlent surtout
recevoir de satisfaction: autrement c'est en vain que l'amour de en ce qui concerne le corps ressuscité de la comparaison avec la
la vérité semblerait avoir été mis dans notre intelligence par le graine et la plante qui en sort faite par Paul en 1 Co 15, 35 ss.
Dieu créateur, s'il ne pouvait jamais obtenir ce qu'il désire". Les controverses nées des opinions d'Origène sur les corps glo-
Origène continue en montrant que nous ne pouvons obtenir ici- rieux viennent surtout d'un contresens de Méthode d'Olympe
bas que peu de chose de ce que nous désirons savoir. "Il est qui n'a pas compris le sens métaphysique de l'Elôoç corporel
donc clair qu'à ceux qui ont déjà eu en cette vie une certaine qui assure selon Origène l'unité et l'individualité du corps ter-
ébauche de la vérité et de la connaissance sera ajoutée dans le restre et a pris ce mot dans le sens courant d'apparence exté-
futur la beauté de l'image parfalte"22. Tout ce raisonnement sup- rieure24 • Mais la doctrine origénienne de la résurrection n'a pas
à intervenir dans une comparaison doctrinale avec Plotin.
pose la survivance dans la vie future de la faculté humaine du
connaître.
23. Ibid. IV, 4, 9-10.
24. Voir H. CROUZEL: "Les critiques adressées par Méthode et ses contempo-
20. PArch II, 9, 2, 3l. rains à la doctrine origénienne du corps glorieux", Gregorianum 53, 1972, 679-
21. EntrHer 25, 24. 716 ; "La doctrine origénienne du corps ressuscité" ; Bulletin de Littérature
22. PArch II, 11,4, 103-142. Ecclésiastique 81, 1980, 175-200, 241-266. Réédités: Les fins dernières selon Origène.
290 291
Ajoutons qu'Origène, selon Eusèbe 25 , eut à défendre Une allusion à la fois à la préexistence et à la métenso-
l'immortalité de l'âme dans un concile contre des chrétiens qui matose est faite à travers une citation de Platon29 : il y est ques-
soutenaient que l'âme meurt avec le corps et ressuscite avec lui: tion de quelqu'un qui, à sa première naissance - comme s'il y
ils sont désignés par le terme de Thnètopsychites. Dans un autre en avait plusieurs - entre, comme s'il existait auparavant,
concile dont les actes sont conservés en partie par l'Entretien dans le germe d'un homme, etcso . Nous avons vu la préexis-
d'Origène avec Héraclide 26 , la réaction étonnée d'un évêque tence supposée constamment par Plotin dans ce qu'il dit de la
nommé Démétrios : "Le frère Origène enseigne que l'âme est descente de l'homme dans le corps. Une autre allusion est
immortelle" entraîne un développement sur l'âme devant les faite sous forme d'image : "de sorte que parmi ses actions les
trois sortes de morts dont Origène parle fréquemment: la mort unes tendront vers le bonheur, les autres seront faites non en
au péché qui est bonne, la mort du péché qui est mauvaise, la vue de la fin et en règle générale non pour lui, mais pour ce
mort physique ou commune qui est indifférente. Il affirme clai- qui lui est adjoint (= le corps) dont il se soucie et qu'il suppor-
rement l'immortalité de l'âme à l'égard de cette troisième sorte te, dans la mesure du possible, comme un musicien de sa lyre,
de mort. L'opinion des Thnètopsychites est attestée à plusieurs tant qu'elle est capable de servir : sinon il en changera ou il
reprises pendant les premiers siècles, ainsi que celle que l'âme, abandonnera l'usage de la lyre et il s'abstiendra de l'action-
au lieu d'aller au ciel ou ailleurs, reste auprès du COrpS27. ner, ayant une autre activité en dehors d'elle et l'ayant mise à
terre à côté il la méprisera pour chanter sans instrument. Et
9. La métempsycose ce n'est pas en vain qu'au début l'instrument lui a été donné;
PLOTIN car il s'en est déjà servi souvent". L'allusion est faite d'une
part à un changement de corps, d'autre part à l'activité d'une
De nombreuses allusions, pas toutes très affirmatives,
âme séparée du corpsSI. Le traité contre les Gnostiques fait
mais indiquant au moins une possibilité28, sont faites par Plotin
à la transmigration des âmes. Le terme employé n'est pas dans le raisonnement allusion à des naissances multipless2 .
SS
mais : à juste raison puisqu'il n'y
Cette doctrine est expressément attribuée aux gnostiques
a pas changement d'âme, mais qu'une même âme change de mais Plotin parle pour lui-même des "âmes qui changent de
corps, allant jusqu'en des corps d'animaux ou de végétaux. Et corps"S4. On pourrait faire remonter à une vie antérieure le
la "métensomatose" est une des formes du châtiment des âmes fait d'avoir tel caractère et il est question de l'âme d'un boeuf
après la mort. qui auparavant était hommes5 .
La destinée de l'homme après la mort sera conforme à
25. EUSEBE de Césarée, Histoire Ecclésiastique, VI, XXXVII. ce qu'il a fait dans sa vie antérieure. De là la description sui-
26. EntrHer 24, 18 à 27, 8.
27. ComJn XXVIII, 6, 44: Origène s'oppose à ceux qui prétendent que l'âme
vante : "Ceux qui ont conservé l'humanité seront hommes de
du mort reste près du cadavre. Cette opinion cependant ressort du canon 34 nouveau. Ceux qui ont vécu pour la sensation seule seront
du concile d'Elvire (début Ive siècle) défendant d'allumer des cierges pendant
le jour dans les cimetières, "de peur d'inquiéter les esprits des saints" ; des doc- 29. Phèdre 248 d 1-4.
trines du commingeois Vigilance de Calagurris, telles que les combats, Jérôme 30. l, 3 (20), l, l. 6 ss.
dans son Contra Vigilantium ; des scrupules de l'évêque Exupère de Toulouse 31. 1,4 (46), 16, l. 20 ss.
au moment de transporter les reliques de l'évêque martyr Saturnin dans la basi- 32. II, 9 (33), 4, l. 19 ss.
lique qu'il venait de construire en son honneur, selon la Passio Saturnini. Ces 33. Ibid. 6, l. 13.
deux derniers cas sont des premières années du ve siècle. 34. III, 2 (47), 4, l. 8.
28. l, 1 (53), Il, l. 9.
35. III, 3 (48), 4, l. 34 et 43.
292 293
des animaux. Mais s'il s'agit de sensations accompagnées de Mais il n'est pas nécessaire que les âmes reviennent dans un
colère ils seront des animaux sauvages et la différence sur ce corps sitôt après en avoir quitté un autre. Zeus leur père, c'est-
point fait les différences entre les animaux. Tous ceux qui se à-dire l'Ame du Monde, leur ménage des temps de repos pas-
sont conduits avec concupiscence et en désirant le plaisir seront sagers où elles sont complètement libérées de corps et peu-
parmi les intempérants et les gloutons. Si avec cela ils n'ont pas vent ainsi être tout entières présentes dans l'intelligible42 .
de sensibilité et que leur sensibilité est émoussée ils deviennent Celles qui méritent par leur injustice un châtiment sont châ-
des plantes: car seulement et principalement agit en eux la puis- tiées selon une loi inexorable représentée comme une loi de
sance végétative et leur but est de devenir des arbres. Les amis nature qui est une loi divine, mais qui ne semble pas conçue
de la musique, purs quant au reste, deviennent des animaux comme un jugement porté : elle dépend, quant au châtiment
chanteurs ; les rois qui ont gouverné déraisonnablement, des et quant à son achèvement de "la puissance de l'harmonie qui
aigles, s'ils n'avaient pas d'autres vices; les astronomes sans tient toutes choses". S'il s'agit d'un châtiment corporel l'âme
sagesse, toujours dressés vers le ciel, des oiseaux qui volent haut. reçoit un corps pour le subir43 .
Celui qui a pratiqué les vertus civiques, un homme36 ; mais celui Mais un problème est posé par le passage d'une âme
qui les a moins pratiquées, un animal social, une abeille ou un humaine dans un corps d'animal. On définit l'homme un ani-
être semblable"37. Il n'est pas exclu qu'il faille lire ces lignes avec mal raisonnable et on fait de l'âme son élément essentiel. "Si
un certain humour.
l'homme est l'âme raisonnable, quand l'âme passe dans un autre
A propos du "démon qui nous a reçu en partage", Plotin animal, comment ce dernier ne sera-t-il pas un homme ?"44. Il
ajoute à la vie dans un corps de bête une destinée bien supé- faudrait donc trouver pour l'homme une autre définition45 : si
rieure dans les astres, "dans le soleil ou dans un autre des astres l'homme prend un corps de bête, comment sa raison serait-elle
errants ou dans les étoiles fixes, chacune selon l'action raison- celle d'un homme? Mais c'est la conséquence du choix d'une
nable qu'elle a eue ici-bas". Nous n'avons pas seulement en nature bestiale que l'homme a fait pendant sa vie humaine : sa
nous un monde intelligible, celui des idées, mais une disposi- raison est devenue celle de cet animal 46 . Une transformation
tibn d'âme de même nature que celle de l'Ame du Monde, qui morale entraîne une transformation physiquë7.
se répartit à travers la sphère aplane ou des fixes et les sphères
planétaires selon des puissances diverses, mais celles qui sont ORIGÈNE
en nous sont de même nature que ces puissances38. Nous avons vu qu'Origène a tenu, comme une hypothè-
Selon Plotin Platon die9 que c'est d'après les vies précé- se, mais une hypothèse favorite, la préexistence des âmes.
demment vécues que se font les choix des âmes40 : il peut aussi Mais cela entraÎne-t-il nécessairement la métensomatose ?
y avoir le passage d'un corps aérien ou igné à un corps ter- C'est le terme employé par Origène comme par Plotin: il
restre, ou même d'un état absolument incorporel à un corps41.
42. IV, 3 (27), 12, 1. 8 ss.
36. Vertus "politiques", qu'on peut traduire par "civiques" ou "soci<iles" : cf.l, 2 43. Ibid. 24, 1. 8. Cf. IV, 4 (28), 45, 1. 1 ss. sur l'ordre et la justice dans l'univers;
(19), 1-3 : ce sont les quatre vertus dites cardinales. de même IV, 8 (6), 51. 1 ss.l'expression "loi de nature", ct>OOEWÇ s'y trouve
37. III, 4 (15), 2, l. 16 ss. expressément concernant la destinée des âmes.
38. Ibid. 6, l. 19 ss. 44. VI, 7 (38), 4, 1. 36.
39. République 620 a 2-3. 45. Ibid. 5, 1. l.
40. IV, 3 (27), 8, l. 9-10. 46. Ibid. 6, 1. 21 SS., 33 ss.
41. Ibid. 9, l. 4. 47. Ibid. 7,1. l.
294 295
peut signifier le passage soit d'un corps d'homme à un autre ger les arguments que soutiennent les partisans de la transmi-
corps d'homme, soit d'un corps d'homme à un corps d'animal. gration des âmes et il cite le désaveu final, comme nous avons
Selon Jérôme et Justinien il y aurait eu dans le Traité des vu, à peu près dans les mêmes termes que Jérôme. Mais, dit
Principes un long développement sur la métensomatose dont Pamphile, ce passage avait pour sujet les âmes des animaux,
il ne reste qu'un court passage dans le latin de Rufin 48 • Selon non directement la métempsycose. Au sujet de cette dernière
Rutin, Origène refuse complètement cette doctrine. Selon il cite le refus formel que lui oppose Origène dans quatre pas-
Jérôme, il a exposé cela très longuement, mais "à la fin pour sages du Commentaire sur Matthieu et dans un du Commentaire sur
ne pas être accusé de professer la doctrine pythagoricienne les Proverbes. S'il faut donc accepter le témoignage de Pamphile,
qui affirme la métempsycose, après une si néfaste discussion Origène, étant donné le caractère de son Traité des Principes qui
qui a blessé l'âme de son lecteur: 'Que ce ne soient pas là, dit- avait pour but de donner une réponse chrétienne aux problèmes
il, des doctrines, mais des points que nous avons recherchés que se posaient les chrétiens instruits de son temps, sans parler
et rejetés, pour ne pas les laisser tout à fait sans examen'". de ceux des hérétiques et des païens, problèmes qui étaient ceux
Cette finale coïncide à peu près avec celle de Rufin dans sa de la philosophie grecque, ne pouvait se dispenser de traiter de
traduction de l'Apologie pour Origène de Pamphile 49 qu'il a cette doctrine, tenue par bien des philosophes grecs et qui devait
changée, on ne sait trop pourquoi, dans celle du Peri Archon. aussi inquiéter des chrétiens. Et il devait le faire loyalement en
Jérôme présente donc cette discussion comme soutenant la donnant aux arguments des partisans de la métensomatose toute
métempsycose, mais la refusant hypocritement à la fin pour leur valeur pour que sa critique même soit prise au sérieux. C'est
ne pas en être accusé. Le fragment de Justinien ne rapporte justement cela qui scandalise Jérôme qui n'attache plus guère
pas ce désaveu final, mais on peut se demander dans quelle d'importance à la conversion de la philosophie et y voit un dan-
mesure il n'a pas vu la métempsycose dans des expressions ger pour les croyants.
relevant du thème des "images bestiales", c'est-à-dire de la res- Qu'Origène ne soit pas à compter parmi les partisans de
semblance morale avec des animaux que le péché donne à la métensomatose, nous en sommes assurés par de nombreux
50
l'homme : thème assez fréquent chez Origène - on a parlé à passages, pour la plupart conservés dans des oeuvres d'authenti-
ce sujet de "ménagerie théologique" _51, mais qui jamais ne cité indiscutable que nous possédons en grec. On ne peut même
passe d'une ressemblance morale à une ressemblance phy- pas parler d'une évolution de sa pensée sur ce point puisqu'on lit
sique. Présentons enfin un dernier témoin, Pamphile de Césa- le même refus dans un de ses premiers écrits, conservé, il est vrai,
rée, dans son Apologie d'Origène 52 • Il déclare que les accusa- en latin, cité lui aussi par Pamphile, un passage du Traité de la
teurs d'Origène n'ont pas compris pourquoi il avait rédigé résurrection53• En grec nous possédons un bon nombre de refus
cette discussion. Ils lui attribuent cette opinion parce qu'ils ne de la réincarnation. Mt Il, 14 ne doit pas être entendu dans le
se rendent pas compte qu'Origène a développé sans les parta- sens que Jean Baptiste serait Elie réincarné, donc refus de réin-
carnation de l'âme humaine dans un autre homme: ceci dans le
48. PArch l, 8, 4, 161-178. Pour Jérôme et Justinien voir les textes et leur dis- Commentaire surjean54• Dans le Commentaire sur Matthieu: un frag-
cussion dans SC 253, p. 119-125 note 28.
49. PG 17,608 A 8. ment du livre VII conservé seulement en latin par Pamphile55
50. Cf. H. CROUZEL, Théologie de l'Image de Dieu, p. 197-206.
51. Voir Hugo RAHNER, Mythes grecs et Mystère chrétien, Paris 1954, p. 128. Ou : 53. PG XI, 94 D 4 ou XVII, 596 C 5.
"Das Menschenbild des Origenes", Emnos-jahrb1lch, Zürich 1947, p. 222:'226. 54. ComJn VI, 10-14 (7),64-87.
52. PG 17,607 B 14 ss.
55. PG XVII, 608 B 5.
296
297
sur Mt Il, 14. Les autres existent en grec: Hérode Antipas paux dont les âmes sont de même nature que les anges, selon le
croyant que Jésus est Jean ressuscité56 ; la croyance de certains Traité des Principes lui-même68 •
dans le passage d'hommes dans des corps ; encore La doctrine plotinienne de la métensomatose comporte
sur Elie etJean58 • Plusieurs passages du Contre Celse où Origène un jugement des âmes, porté, nous l'avons vu, par une sorte
parle de la "sottise"(aVOla) de la métensomatose dont il faut guérir de loi de nature. Origène parle plusieurs fois du Jugement
les philosophes qui croient à une réincarnation jusque dans des dernier, devant Dieu et le Christ, auquel seront soumis non
êtres privés de représentations, c'est-à-dire dans les plantes59 ; où seulement les hommes, mais même les anges69, et aussi d'un
est blâmée la "théorie platonicienne de la métensomatose tt60 ; où jugement précédant la naissance 7o , fixant la condition où
Origène en distingue sa propre théorie de la descente des âmes l'homme naîtra suivant la profondeur de la chute précos-
en des corps terrestres61 ; où il est dit que les Pythagoriciens s'abs- mique. Le rôle de châtiment que Plotin attribue à la métenso-
tiennent de viande "à cause du mythe de la métensomatose de matose a pour correspondants chez Origène comme dans
l'âme", alors que les chrétiens le font pour dominer le COrpS62. On toute la tradition chrétienne les notions d'Hadès et de Gé-
pourrait encore citer le Commentaire sur Romains à plusieurs henne 71 .
reprises63, le Commentaire sur le Cantique des Cantiques64, un frag-
ment grec correspondant à une homélie sur Luc6S, toujours à pro-
pos d'Elie et de Jean Baptiste, un fragment, cité par Pamphile, du 10. Libre arbitre ou destin
Commentaire sur Proverbes66• Devant cette avalanche de textes qui PLOTIN
atteignent toutes les formes possibles de métensomatose, d'hom-
me à homme, d'homme à animal et même d'homme à végétal, on Dans le cinquante-deuxième traité (11,3) Plotin examine
si les astres agissent sur le destin des hommes, comme le pré-
ne peut que souscrire à cette phrase de Pierre Daniel Huet:
tend l'astrologie, très en vogue à l'époque. Nous étudierons
"Maintenant au lecteur équitable de juger s'il ne faut pas accorder
ce chapitre plus tard en traitant des astres. Plotin ne nie pas
plus de foi à tant de témoignages clairs qui suppriment la méten-
que les astres, comme tout dans la nature, n'aient une action
somatose qu'aux allégations de Jérôme et de Justinien qui préten-
dent l'établir"67. Un argument supplémentaire est apporté par la sur le caractère des hommes: mais ils ne constituent qu'un
des nombreux facteurs qui agissent sur eux et l'âme n'est pas
considération que pour Origène les animaux sont des êtres secon-
complètement déterminée par les influences qu'elle reçoit:
daires, tout à fait inférieurs aux hommes qui sont les êtres princi-
"elle est la seule de tous les êtres à ne pas avoir de nature
propre", mais elle a des puissances nombreuses. "L'âme, s'il
56. ComMt X, 20, 36: sur Mt 14, 1-2. en est qui se sépare, a son action séparée et propre, ne faisant
57. ComMt XI, 17, 107.
58. Ibid XIII, 1-2, 172, 27.
59. CCels III, 75,37. 68. Voir PArch II, 8-9 et Gilles DO RIVAL, "Origène a-t-il enseigné la transmi-
60. Ibid. IV, 17, 16. gration des âmes dans des corps d'animaux ?"Origeniana Sectinda, Vetera
61. Ibid. V, 29, 46. Christianorum 15, Roma 1980, 11-32.
62. V, 49, 16 et VIII, 30, 24 69. HomNb XI, 4, 82,16. D'après HomLv VII, 6, 49 des philosophes croient en
63. ComRm V, 1, 1015 A 12 à propos du gnostique Basilide; VI, 8,1083 A, 4. un jugement futur et tiennent l'immortalité de l'âme et la rétribution.
64. ComCant II, 147,9. 70. PArch II, 9, 8.
65. HomLc IV, 5. 71. Sur les problèmes que posent ces deux notions voir notre article "L'Hadès
66. PG XVII, 615 D 2 ss. et la Géhenne selon Origène", Gregorianum 59, 1978, 291-331. Le CCels VII,
67. Origeniana II, II, VI, XIX: PG XVII 917 A 2. 32, 12 fait un rapprochement entre la métensomatose et la résurrection.
298 299
pas siennes les passions du corps, parce qu'elle voit déjà que Sommes-nous guidés par des tendances aveugles qui nous tnènent
l'un et l'autre sont différents"l. nécessairement comme les animaux, les bébés ou les fous ?8 Plotin
Important pour notre sujet est le traité du Destin, le troi- se préoccupe dans cette discussion de sauvegarder la réalité des
sième (III, 1). Tout a une cause2• Plotin parcourt ensuite diverses prédictions et de la divination. Mais à côté de l'Ame du Monde
théories sur le destinS, réfute celle qui explique tout par le il y a les âmes individuelles qui ne sont pas non plus un principe
hasard des rencontres d'atomes, surtout quand cela est appliqué négligeable, mais une cause première. Grâce à leur incorporéité
à l'âme et à son avenir4 • Mais est-ce que la cause n'en est pas elles sont maîtresses d'elles-mêmes, libres, indépendantes de
l'action d'une Ame du Monde? Dans ce cas ce n'est pas nous toute causalité cosmique. Mais dans les corps, elles ne sont plus
qui agissons ou réfléchissons, mais l'Ame du Monde qui le fait tout à fait maîtresses d'elles-mêmes, obligées qu'elles sont de
pour nous, comme ce ne sont pas nos pieds qui frappent le sol, composer avec la fortune qui gouverne tout ce qui est autour
d'elles : tantôt elles s'y abandonnent, tantôt elle la dominent et
mais nous avec nos pieds. Cette négation de notre action et
la conduisent où elles veulent. Elles dominent d'autant plus
réflexion propres n'est pas acceptable, "et il ne faut pas attribuer
qu'elles sont fortes, d'autant moins qu'elles sont faibles: dans le
à l'univers la création de ce qui est laid"5. Nous avons donc une
premier cas elles sont capables de résister, de changer les choses
action personnelle. Les prétentions de l'astrologie à expliquer
plutôt que d'en être changées, en modifiant ou en acceptant,
tous les mouvements du monde sont ensuite réfutées, car elles
mais en utilisant9 • Seule doit être considérée comme libre (t<f>'
attribuent aussi aux astres ce dont la décision est de notre res-
nJ.1ïv) et volontaire l'âme qui est guidée par la raison pure et
sort: elle ne nous rend pas différents des pierres que d'autres
impassible et on voit alors dans son action notre oeuvre, car elle
transportent, alors qu'en tant qu'hommes nous sommes par vient réellement du dedans, de l'âme pure, et non d'une âme
nous et de nous les auteurs des oeuvres de notre nature, parmi affectée par l'ignorance, vaincue par la violence des convoitises,
lesquelles il faut distinguer ce que nous faisons de nous-mêmes qui ne pose plus des actions, mais est menée par des passionslO•
et ce que nous subissons de la nécessité, sans attribuer tout aux Tout se produit donc selon des causes, mais ces dernières vien-
astres. Car les astrologues disent que les positions ne font pas nent soit de l'âme soit du milieu qui l'entoure. Les âmes qui
que signifier les actions des hommes, mais qu'elles les produi- agissent selon la droite raison le font d'elles-mêmes, les autres
sent6 • Certes, le mouvement de l'univers a une influence sur les subissent plutôt qu'elles n'agissent et elles suivent un destin
événements humains, mais il ne saurait tout expliquer. Com- extérieur à elles. "Les meilleures actions sont de nous : nous
ment la méchanceté des hommes viendrait.elle des astres qui sommes de cette nature quand nous sommes seuls. Les sages
sont des dieux ?7 Si l'univers est mû par un déterminisme strict à agissent et font d'eux-mêmes les belles actions : les autres dans
partir d'un principe unique qui fait que toutes nos actions la mesure où ils reprennent haleine, quand il leur est accordé
découlent nécessairement de l'Ame de l'univers, dans ce cas (ouYXwpT\9Évn:ç), font le bien, ne prenant pas d'ailleurs leur
notre libre arbitre (TO t<f> 'nJ.1ïv) ne sera qu'un mot sans réalité. sagesse, quand ils sont sages, mais n'en étant pas empêchés"ll.
Le mot que nous venons d'écrire en grec pourrait faire penser
1. II, 3 (52), 14-15, citation 1. 19,25-28. à une "grâce" au sens chrétien, mais la suite dément une telle
2. III, 1 (3), 1.
3. Ibid. 2. 8. Ibid. 7.
4. Ibid. 3. 9. Ibid. 8.
5. Ibid. 4. 10. Ibid. 9.
6. Ibid. 5. Il. Ibid. 10.
7. Ibid. 6.
301
300
interprétation: ils font le bien parce qu'en elle-même la natu- leur propre pouvoir", celles des hommes, "d'autres concèdent
re est bonne. Mais si quelque chose s'y opposait ils n'auraient (au destin) tout ce qu'il est nécessaire de supporter, mais peu-
pas la force de lui résister : ils font le bien parce que rien ne vent s'appartenir à elles-mêmes pour tout ce qui est de leurs
s'y oppose. actions, vivant sous une autre législation que l'ensemble des
Si l'homme mauvais doit être blâmé, c'est qu'il a en lui, en êtres et se donnant elles-mêmes à cette autre loi" : ces derniers
plus de ce qu'il a été fait, un autre principe libre (EÀEuSÉpav) qui sont, bien entendu, les sages qui ne s'abandonnent pas aux lois
n'est pas hors de la providence ni de la raison universelle. Les du monde inférieur, mais gardent leurs regards fixés vers le
hommes ont donc un autre principe, mais tous n'usent pas de haue s. Un petit paragraphe aborde ensuite le problème du mal
ceux qu'ils possèdenrI 2 • Plotin interprète Platon 1S disant que physique. Pour les mauvais il constitue un châtiment, mais que
l'âme là-haut choisit son démon et que sa vie signifie la volonté faut-il en penser quand il tombe sur les bons ? Expiation d'un
(npoaipE(nç) de l'âme et sa disposition, volonté qui dépend aussi péché antérieur? Mais la raison essentielle est que les événe-
de ce que l'âme a vécu auparavant: dans ce cas ce n'est pas le ments sont liés les uns aux autres, formant un ordre qui, consi-
corps qui est cause du mal, mais le choix qu'a fait l'âme et le déré dans l'ensemble de l'univers, n'est pas injuste, mais
corps choisi sera en rapport avec cette disposition primordiale, s'impose. "Si la victime est un homme de bien, cela finira par
car "les autres hasards du dehors ne suppriment jamais toute la son bien"19.
volonté". Dans la notion de volonté entre donc l'idée d'un choix Le meilleur est donc de ne donner qu'une partie de nous-
fondamental ou, pour reprendre avec Plotin l'expression de mêmes au corps de l'univers sans penser que tout lui appartien-
Platon 1\ d'un modèle (napaÔEIYj-la) de vie 15 • La descente des ne, donc de recevoir seulement son action de façon modérée :
âmes dans les corps est-elle volontaire? Ce n'est pas clair, mais Plotin prend pour image la situation de serviteurs qui ne sont
la profondeur de cette descente doit l'être dans une certaine pas esclaves, qui obéissent, certes, à leurs employeurs, mais qui
mesure 16, car l'âme va vers ce qui lui est semblable et adapté. s'appartiennent à eux-mêmes pour tout ce qui n'est pas de leur
Cependant "elles ne vont ni volontairement (ÉKoüoal), ni parce service et à qui pour cela le maître commande de façon plus
qu'elles sont envoyées, et leur volontaire (ÉKot)OlOV) n'est pas tel retenue20 • La descente des âmes dans les corps est dite explicite-
qu'elles l'auraient choisi d'avance, mais elles se meuvent comme ment par Plotin à la fois volontaire (É1I::0ÛOIOV) et non volontaire
on saute naturellement ou comme le désir naturel du mariage (ÙKOÛOIOV). D'une part tout ce qui va vers l'inférieur est involon-
ou comme on est mû sans raisonner à certaines actions belles". taire et considéré comme châtiment. Mais cela vient aussi d'une
Chacun est envoyé selon la loi universelle, innée en chacun et loi de nature (<j>ÛOEWÇ et de la volonté divine : en le pen-
accomplie par lui tout naturellemenrt 7 • Au moment de la des- sant on ne serait pas en désaccord avec la vérité ni avec soi-
cente des âmes dans les corps "les unes sont tombées complète- même. Il y a faute pour être descendu et seconde faute si on
ment sous l'action du destin d'ici-bas", celles qui informent ani- fait le mal après la descente. Mais il faudrait se demander ce
maux et végétaux, "les autres sont tantôt comme elles, tantôt en que représente pour Plotin la faute (àj-lOPTia). De toute façon il
est ici question de jugement (KpioEWÇ) qui est une décision divi-
12. III, 3 (48), 4, 1. 4 ss .
13. RéPublique 617 e 1-2. ne sd<p) et d'un châtiment sous la responsabilité de
14. Ibid. 617 e 6 - 618 a L
15. 111,4 (15), 5, 12 ss. 18. Ibid. 15, 1. 10 ss.
16. IV, 3 (27), 12. 19. Ibid. 16,1. 1 S8.
17. Ibid. 13,1. 21. 20. IV, 4 (28), 34, 1. 1 SS.
302 303
démons qui font expier; de même d'une chute du libre question car il mène au-dehors et suppose le manque, même
arbitre (ponij aùn:(o\)ol<p). Mais si l'âme échappe rapidement à lorsqu'il pousse au bien. Peut-on parler de libre arbitre dans le
cette situation elle ne subit pas de dommage, mais elle en rap- cas où le sujet est asservi à sa nature ou à un autre ? Mais les
porte la connaisance du mal et elle a accompli des œuvres et dieux n'ont pas la dualité de la puissance et de l'acte et ils sont
des actions qui auraient été impossibles dans l'incorporel et ainsi en quelque sorte dans un état supérieur au libre arbitre,
qui lui ont révélé des possibilités qu'elle ignoraie l • Dans leur celui de ne dépendre de rien27 • Le libre arbitre se situe-t-il seule-
éloignement de Dieu les âmes ont paru joyeuses de leur libre ment dans l'intelligence qui pense, l'intelligence pure et l'âme
arbitre (aùn:(ouol<p )22. opérant selon l'intelligence et la vertu? Mais l'occasion de l'exer-
Dans les textes que nous avons parcourus Plotin n'a pas mis cer et de le manifester dépend des circonstances, de circons-
de réserve à l'existence en nous du libre arbitre. TI sait fort bien que tances contraires dont on préfèrerait qu'elles n'existent pas. En
tout, passé, présent et futur, est contenu en Dieu, c'est-à-dire dans fait le libre arbitre n'est pas dans l'action mais dans l'intelligence
l'Intelligence23 • Mais tout le traité trente-neuvième (VI, 8) est consa- libre des actions28 • La liberté et le libre arbitre sont donc à rame-
cré au problème de la liberté et de la volonté, chez l'Un, comme ner à la vertu et à l'intelligence : c'est quand on préfère l'honnê-
l'indique le titre, mais aussi chez l'homme. Ou plutôt il pose le pro- teté à tout le reste, y compris la vie. Le libre arbitre est ainsi en
blème pour l'Un, mais déclare ensuite qu'il va commencer par dernière analyse ramené à l'action intérieure et à la pensée et
chercher si l'homme a un libre arbitre (TO et quel concept contemplation de la vertu, mais non aux passions qui tendent
(evvolO) correspond à cette expression. Le libre arbitre est le pou- toujours vers le corps. Il est indépendant de la matière, même si
voir d'agir sans être esclave des hasards, des nécessités, ni des c'est la volonté qui en décide. Il y a un lien entre la volonté et
fortes passions, mais selon notre volonté, ce qui ne se fait pas par l'intelligence, car la volonté cherche le bien29.
violence mais selon le savoir; ce que nous sommes maîtres de faire L'âme est donc libre quand elle se hâte par l'intelligence
en pleine conscience24 • Suit une discussion sur la faculté à laquelle vers le Bien. Toutes les objections qui tendent à ôter au Bien le
rattacher le libre arbitre, à l'irascible ou au concupiscible, ou au rai- libre arbitre sont réfutées : il l'a au suprême degré30 • Mais tout
sonnement, etc25 • Ou encore à la volonté, à la droite raison, à la langage est insuffisant pour exprimer ce qui en est du Bien31 •
science. Mais non aux imaginations qui peuvent être provoquées Rien d'accidentel ne peut lui être attribué. Il est "une toute-puis-
par certains états corporels, car alors il ne s'agit pas de libre arbitre sance réellement maîtresse d'elle-même, étant ce qu'elle veut ou
ni de volontaire. C'est pourquoi il faut refuser le libre arbitre au plutôt rejetant ce qu'elle veut dans les êtres, elle-même est plus
méchant mais l'accorder seulement "à celui qui par les activités de grande que tout le vouloir, ayant placé le vouloir après elle "32.
l'intelligence est libre des passions du corps". C'est donc cela qui Dans l'Un il n'y a pas de hasard ni dans l'Intelligence, mais la rai-
donne le libre arbitre, ainsi que les désirs qui naissent de la pensée son et l'ordre33 • Nous sommes substance (oùoia) mais non sub-
et pour cela ne sont pas involontaires. Un tel libre arbitre est pré- stance en soi (aùToouola), nous ne sommes pas maîtres de notre
sent chez les dieux puisqu'ils vivent ainsi26 • Mais le rôle du désir fait
27. Ibid. 4.
21. IV, 8 (6),5. 28. Ibid. 5.
22. V, 1 (10), 1,1. 5. 29. Ibid. 6.
23. VI, 7 (38), 1,1. 45 SS. 30. Ibid. 7.
24. VI, 8 (39), 1. 31. Ibid. 8.
25. Ibid. 2. 32. Ibid. 9.
26. Ibid. 3. 33. Ibid. 10.
304 305
substance, nous sommes à distinguer d'elle qui est maîtresse de bant aux trois personnes de la Trinité. Car Dieu respecte complè-
nous. Mais l'Un est absolument substance en soi et la substance ne tement la liberté de l'homme. C'est la raison principale d'une
se distingue pas de lui. C'est lui qui rend la substance libre, il est polémique qu'on retrouve à plusieurs reprises et qui vise sans
faiseur de liberté (tÀEt>8Epon01ov), n'étant même pas soumis à sa les nommer les Montanistes, la secte à laquelle avait adhéré
propre substanceS4 • Dans le Bien la volonté s'identifie à la sub- Tertullien. Il s'agit de l'inspiration des prophètes. Faisant écho à
stance: il est complètement maître de lui. "Si donc le Bien existe certaines opinions philosophiques grecques à propos de l'inspi-
et avec lui le choix et la volonté - car sans eux il ne serait pas -, il ration poétique ou mantique, ils pensent que l'Esprit-Saint
ne faut pas qu'il y ait plusieurs choses et on doit réunir en un la quand il pénètre dans le prophète, chasse son intelligence, son
volonté, la substance et le vouloir: le vouloir, s'il vient de lui, il vouç, et prend sa place: le prophète est alors un pur instrument
est nécessaire qu'il soit de lui et que l'être soit à lui, de sorte qu'il actionné par l'Esprit, comme selon une image rapportée par
est non par hasard, mais ce qu'il a voulu"S5. Tout cela, comme Epiphane4!l la lyre que fait résonner le plectre. A cette concep-
Plotin le précise à plusieurs reprises, constitue un effort humain tion Origène s'oppose résolument, quitte à avoir quelque diffi-
pour exprimer avec des mots l'ineffable mystère divin. Rien n'est culté à expliquer deux passages scripturaires, la prophétie de
fortuit ni par hasard ni accidentel: tout découle de l'Un36 • C'est Balaam44 et celle de Caïphe45 • C'est en toute conscience et liberté
l'union à l'Un qui apporte la maîtrise de soi et le libre arbitre, que le prophète collabore avec l'Esprit divin. Le trouble ne vient
rendant davantage libre!l7. Tout regarde vers l'Un mais l'Un ne pas de Dieu mais du diable et il ne faut prendre en cet état aucu-
regarde que vers lui-même : il se donne l'existence, il est comme ne résolution, même apparemment bonne, car le diable sait se
il le veut!l8. Le monde est fait comme Dieu l'a voulu, comme il changer en ange de lumière46 . Telle est la règle d'or du "discer-
l'avait auparavant projeté: il y a une Intelligence stable de l'uni- nement des esprits" origénien47 , qui sera suivie par toute la tra-
vers selon laquelle l'univers a été fait; il n'y a pas de hasard!l9. A la dition chrétienne postérieure. Les inspirations divines sont
suite de cela Plotin s'intéresse à la maîtrise de soi que manifeste reçues dans le calme et la paix de l'âme: c'est ainsi qu'elles sont
l'Intelligence40, puis il insiste de nouveau sur l'Un et son libre reconnaissables48 .
arbitre qui vient de ce qu'il est lui-même et rien d'autre 41 • Que D'autres objections seront faites au libre arbitre de
l'Un ne puisse pas faire le mal n'est pas un signe d'impuissance, l'homme dans la suite de l'histoire du christianisme. D'abord au
mais d'une puissance inébranlable et immuable : pouvoir les nom de la prescience divine : si Dieu sait d'avance ce que fera
contraires manifeste l'impuissance de ne pouvoir rester dans le l'homme comment l'homme n'est-il pas forcé d'agir ainsi? Cette
meilleur. Sa volonté, c'est sa substance, c'est lui-même42 • objection est faussée à la base : elle met Dieu dans le temps.
Origène y répond à plusieurs reprises, par exemple par ce qui
ORIGÈNE suit: "Ce n'est pas celui qui prédit qui est la cause de l'événe-
Pour Origène il n'est pas question de destin, la notion de
Providence suffit, une Providence personnelle et bonne, incom- 43. EPIPHANE de Salamine (Constantia), Panarion, 48,4, 1.
44. Nb 22-24 : HomNb XIII-XIV.
45.Jn XI, 51 : ComJn XXVIII, 20 (15),171-177; FragmJn LXXXV.
34. Ibid. 12. 39. Ibid. 17.
46.2 Co 11, 14.
35. Ibid. 13. 40. Ibid. 18.
47. Voir François MARTY, "Le discernement des esprits daris le Peri Archon
36. Ibid. 14. 41. Ibid. 20.
d'Origène", Revue d'Ascétiqu.e et de Mystiqu.e 34, 1958, 147-164,253-274.
37. Ibid. 15. 42. Ibid. 21.
48. Voir dans notre Origène et la "connaissance mystiqu.e" les pp. 197-207 : "Le
38. Ibid. 16.
rejet de l'extase-inconscience".
306
307
ment futur parce qu'il a prédit qu'il arriverait, mais l'événement pitres les plus célèbres du Traité des Principes, conservé en grec
futur qui arriverait, même sans être prédit, fournit au voyant la par la Philocalie, un de ceux qui ont eu le plus d'influence sur la
raison de le prédire"49. Ensuite la fameuse question de la compa- tradition subséquente, défend le libre arbitre contre les objec-
tibilité entre le libre arbitre et la grâce divine qui entraînera des tions qu'on pourrait élever contre lui à partir de l'Ecriture. Il ne
hérésies opposées tout au long de l'histoire chrétienne, les pre- concerne la philosophie que par son début51 dans lequel, usant
mières étant au V siècle le pélagianisme et le semi-pélagianisme, d'un vocabulaire stoïcien, Origène pose le problème. Il dis-
supprimant ou amoindrissant le rôle de la grâce dans l'action tingue quatre espèces d'êtres. Ceux qui sont inertes et "qu'on
libre. Origène est antérieur à elles et n'a pas, semble-t-il, à cause porte" (<f>opl')Ta) et dont la matière (tiÀl') est maintenue ensemble
de cela la sensibilité qu'on aura dans la suite: de là certains par une ë(tç, un "état", n'ont donc pas en eux la cause de leurs
textes insuffisants qui ont permis àJérôme de voir en lui le père mouvements. Les végétaux ont en eux la cause de leurs mouve-
du pélagianisme. Mais c'est à tort car nous lisons chez lui, dans ments et sont maintenus ensemble par une <l>uc:nç, dans le sens
un des grands commentaires conservés en grec, donc dans un étymologique de force de croissance. Les animaux y ajoutent
texte d'authenticité indiscutable, ce qui suit: "C'est le propre de une une âme, principe de vie. Les végétaux sont mus
la bonté de Dieu de vaincre par ses bienfaits celui à qui il les d'eux-mêmes, è( eaUTwv, les animaux par eux-mêmes, à<l> 'eaUTwv :
adresse ; il devance celui qui va être digne, afin que cette aptitu- les animaux sont dits animés, les végétaux sans
de l'en rende digne. Et ce n'est pas ce dernier qui, par suite de âme. Les mouvements des animés viennent d'une représenta-
sa propre dignité, atteint de lui-même son bienfaiteur et devan- tion, <l>avTaola, qui provoque l'impulsion, oP!J.rl, une impulsion
ce ses grâces pour s'en rendre capable"50. Le concile d'Orange qui peut entraîner des suites d'actions ordonnées, comme chez
qui a condamné le semi-pélagianisme (529) n'aurait pas désavoué l'araignée qui tisse ou l'abeille qui façonne la cire. Mais la qua-
une formulation semblable. Elle suppose que toute l'oeuvre du trième espèce est l'animal raisonnable, ÀOyuc:ov, qui, en plus de
salut est à attribuer à la grâce divine. Mais l'homme a la l'imagination et de l'instinct a la raison, ÀOyoç : cette dernière lui
lité d'accepter ou de refuser cette action : c'est en cela que rési- permet de juger les représentations, d'accepter les unes et de
de essentiellement le libre arbitre de l'homme. repousser les autres, de telle sorte que les premières passent à
L'affirmation du libre arbitre tient une grande place dans l'action et non les secondes. Cet animal raisonnable, l'homme,
la pensée d'Origène parce que c'était une notion très en danger n'est pas contraint par les stimulants extérieurs, d'autant plus
à son époque: du côté païen à cause de l'astrologie - nous ver- qu'il a pris l'habitude par l'exercice et l'étude de rester maître
rons plus loin comment Origène se représente l'action des des excitations qu'il éprouve. S'il prétend qu'il ne peut leur
astres -, de la divination, de la magie, de la croyance au destin, résister il s'assimile alors aux objets mûs du dehors, dégradant la
; du côté chrétien à cause des gnostiques puisque, nature humaine au rang du bois ou de la pierre, alors que
selon Origène et d'autres Pères de l'époque, ils niaient l'influen- l'enseignement et l'éducation peuvent changer les plus sauvages
ce du libre arbitre et en conséquence de la vie morale sur le et qu'au contraire la négligence et le laisser-aller peuvent
salut des pneumatiques ou la damnation des hyliques, ne l'ad- conduire les plus civilisés à un état sauvage. Il ne dépend pas de
mettant dans une certaine mesure que pour le salut d'ordre notre libre arbitre que tels événements se produisent en dehors
inférieur que pouvaient atteindre les psychiques. Un des cha- de nous, mais nous sommes libres de nous en servir de telle
ou telle façon selon le jugement de notre raison.
49. CCels II, 10, 15; FragmMt 21. Voir PLATON, République, 617 e.
50. CornJn VI, 36 (20), 181. 51. PArch III, l, 1-5.
308 309
La vision origénienne de l'humanité qui est à la base du conflagration stoïcienne, Origène déclare: "Nous affirmons, nous,
Traité des Principes peut se résumer dans la dialectique de qu'un jour le Logos dominera toute la nature raisonnable et trans-
l'action divine et du libre arbitre de l'homme. L'égalité primitive formera chaque âme en sa propre perfection, au moment où
des intelligences52 voulue par Dieu est brisée, nous l'avons vu, chaque individu, n'usant que de sa simple liberté choisi-
par la faute originelle, produit du libre arbitre de chacune de ra ce que veut le Logos et obtiendra l'état qu'il aura choisi"60.
ces intelligences, et la profondeur de cette chute sera la source D'une étude de tous les textes conservés qui concernent l'apoca-
d'une considérable variété. Outre l'intelligence unie au Verbe tastase61 il semble qu'il ne faille lui donner que le sens d'un
quelques-unes n'ont pas péché, comme semblent le supposer grand espoir, précisément à cause de l'importance qu'y garde le
plusieurs passages5!J : certaines d'entre elles, comme ce serait le libre arbitre : Origène espère que le Logos se fera tellement
cas deJean Baptiste54 , s'incarneront pour préparer l'Incarnation convaincant que toutes les âmes, en pleine liberté, adhéreront à
du Verbe. Des degrés divers de rébellion du libre arbitre pro- lui, encore que plusieurs textes s'opposent au salut final du
viendra toute la variété des conditions d'êtres raisonnables, diable et des démons, bien que d'autres aillent dans ce sens.
anges, hommes, démons, et parmi les hommes les conditions Origène dans le Traité des PrinciPes pose d'abord une alternative
diverses dans lesquelles ils naissent55 . En effet, nous l'avons vu, qu'il ne résout pas : est-ce que les démons "pourront jamais
un jugement divin, analogue auJugement dernier, a précédé la dans les siècles futurs revenir à la bonté parce que reste en eux
venue en ce monde des êtres raisonnables 56 : il s'est prononcé la faculté du libre arbitre ? Ou au contraire la malice durable et
sur la situation qui correspondait aux décisions du libre arbitre invétérée ne se changerait-elle pas par l'habitude, d'une certaine
de chacun. On pourrait constater à ce sujet un certain parallélis- façon, en nature"62 ? Plus loin il semble bien professer le retour
me, toute idée de réincarnation étant supprimée pour Origène, en grâce du démon, "le dernier ennemi appelé la mort", par
avec l'affirmation de Plotin que la destinée de l'homme après sa suite de sa conversion 6\ alors que dans la Lettre à des amis
mort sera conforme à ce qu'il aura fait pendant sa vie 57 . La vie d'Alexandrie, dans un passage conservé à la fois par Rufin et par
terrestre sera pour les hommes occasion de montée ou de des- Jérôme64 au plus fort de leur querelle - et pour ces raisons diffi-
cente à partir de l'état de la naissance58, selon les mouvements cilement contestable -, il juge que seul un fou pourrait soutenir
du libre arbitre. Tout cela sera l'objet du Jugement dernier59 . que le diable sera sauvé65 •
L'Incarnation du Christ et toute sa vie terrestre jusqu'à la De la seconde hypothèse de l'alternative précédemment
Passion n'ont pas eu pour but de forcer le libre arbitre de l'hom- reproduite concernant les démons on peut conclure que l'habi-
me, mais de le motiver davantage à s'ouvrir à Dieu. Quant à tude de la méchanceté puisse bloquer le libre arbitre au point
l'"apocatastase", la restauration finale de toutes choses, elle ne
se fera qu'avec l'accord du libre arbitre: en opposition avec la 60. CCels VIII, 72, Il.
61. Voir notre article "L'Apocatastase chez Origène" dans Origeniana Quarta
52. Ibid. II, 9, 6, 183. (L. Lies), 1987, Innsbruck-Wien, 282-290. Réédité: Les fins dernières selon
53. Ibid. 1,5,5,287; 1, 6, 2, 73 ; 1, 8, 4, 118; II, 9, 6, 192; IV, 2, 7, 235. Origène, Variorum 1990.
54. ComJn II,29-31 (24-25),175-192. 62. PArch 1, 6, 3, 122.
55. PArch II, 9, 6, 177. 63. Ibid. III, 6, 5, 134.
56. Ibid. II, 9, 8, 270. 64. De Adulteratione , CChr XX, 7,4; Contre Rufin II, 18,65 (SC 303).
>7. Enn. 111,4 (15), 2, 1. 16 ss. 65. H. CROUZEL, "A letter from Origen 'to Friends of Alexandria'" dans: The
>8. PArch III, 1,21,706 ; IV, 3, 10, 155 et le fragment correspondant de Heritage of the Early Church, Essays in honor of. Georges Vasilievich Florowsky,
érôme, SC 269, p. 215, note 55 et p. 218, note 62 c. edited by D. Neiman and M. Schatkin, Orientalia Christiana Analecta, Rome
»9. HomNb XI, 4, 82, 16; XX, 4, 197,3. 1973, 135-150. Réédité: Lesfins dernières selon Origène, Variorum 1990.
no 311
de le supprimer pratiquement. La réciproque est-elle vraie? de manière inconvertible et inséparable: ainsi la fermeté de son
L'habitude de la bonté et de la charité supprime-t-elle le libre propos, l'immensité de son affection et la chaleur inextinguible
arbitre? Remarquons d'abord que le libre arbitre qu'Origène de son amour ont retranché tout désir de changement et de
exprime comme Plotin par TO aùn:(olKnov ou par la locution TO retournement de telle sorte que ce qui se trouvait dans la volon-
È<J> 'i)j.1ïv ne semble jamais appelé du vocable paulinien d'ÈÀE:u9Epia té s'est transformé en nature par suite d'une longue habitude".
et n'exprime qu'un aspect de la notion paulinienne correspon- Et Origène exprime cela par la fameuse image du fer qui, plon-
dante, le pouvoir de choisir entre le bien et le mal, alors que la gé dans le feu, devient feu68 •
liberté paulinienne s'accroît par la vertu et l'union à Dieu Remarquons d'abord qu'entre le bien et le mal la partie
jusqu'à coïncider d'une certaine façon avec la liberté de Dieu; n'est pas égale. Origène se demandait, nous l'avons vu plus haut,
au contraire la malice fait décroître la liberté et va jusqu'à la sup- si la malice durable et invétérée des démons, se transformant par
primer, faisant retomber l'homme sous l'esclavage des détermi- l'habitude en nature, ne supprimait pas le libre arbitre, empê-
nismes animaux. Cette conception de la liberté n'est pas absente chant tout retour vers le bien. Ici c'est l'immensité de la charité
de la pensée d'Origène: elle est en retrait par rapport au libre qui par l'habitude se transforme en nature. Et la liberté n'est pas
arbitre pour des raisons polémiques et pastorales - le danger supprimée, elle est au contraire exaltée: l'âme unie au Verbe,
où certains courants philosophiques, l'astrologie et la gnose quoique ayant la même nature que les autres âmes, est libre de la
mettaient le libre arbitre -, mais elle apparaît dans la doctrine liberté même du Logos-Dieu à qui elle est unie et en qui cette
spirituelle de notre auteur. On la constate d'abord dans le cha- union la change comme le fer plongé dans le feu devient feu.
pitre du Peri Archon6ô qui traite de l'âme humaine du Christ: Cela est certes le privilège incommunicable, du moins
cette âme est en effet unie au Verbe dès sa création - qui est dans sa perfection, de l'homme jésus. Son union au Verbe et
sans aucun doute le moment de la création de toutes les intelli- tout ce qui en découle est d'ordre "substantiel" : "le feu divin lui-
gences préexistantes - d'une union telle qu'entre le Verbe et même repose substantiellement en lui", c'est-à-dire que l'âme du
elle joue ce qu'on appellera plus tard la "communication des Christ jouit du privilège qui est celui de la Trinité seille de pos-
idiomes" dont Origène donne ici une première présentation; séder "substantiellement" et non comme la créature "accidentel-
"C'est pourquoi, à bon droit, parce qu'elle était tout entière lement" tout ce qu'elle a. Cependant "parvient à tous les saints
dans le Fils de Dieu ou qu'elle contenait tout entier en elle le Fils une certaine chaleur de la Parole de Dieu"69. Dans la mesure de
de Dieu, elle est appelée elle-même avec la chair qu'elle a assu- leur union au Verbe et par lui au Père les saints n'acquièrent-ils
mée Fils de Dieu et Puissance de Dieu, Christ et Sagesse de Dieu; pas quelque chose de cette immutabilité dans le bien, de cette
et réciproquement le Fils de Dieu par qui tout a été créé est impeccabilité qui constitue la liberté suprême ?70
nommé jésus-Christ et Fils de l'homme"67. Tout ce qui appar-
C'est bien ce que disent plusieurs textes. Dans l'homélie
tient au Dieu Logos est donc attribué à l'homme jésus et réci-
sur la naissance de SamueI'l tout un développement prend pré-
proquement. Mais toute âme est susceptible de recevoir le bien
et le mal et douée de libre arbitre, et Origène continue: "On ne
:leut douter que la nature de cette âme n'ait été celle de tou- 68. Ibid. II, 6, 5-6, 159.
69. Ibid. II, 6, 6, 199 et 197.
:ers les âmes". Elle est donc douée elle aussi de libre arbitre, 70. CornRm l, 18. De même V, 10, 1052 A -1054 A: le libre arbitre restera tou-
nais "par suite de l'intensité de son amour elle a adhéré au bien jours à la créature raisonnable (1052 C) ; La liberté existera dans les siècles futurs
mais aussi l'amour: l'amour de l'âme pour Dieu sera tel qu'il n'y aura plus place
•6. PArch II, 6. pour le péché (1053 B). Encore ibid. VIII, 11, 1191 C, 1193 A.
,7. Ibid. II, 6, 3, 144. 71. Hom 1 R (1 Sam) l, 4, 104-109.
,12 313
texte de l'expression employée au sujet de son père Elcana et Il. Le suicide
venant de l'hébreu et du traducteur Aquila, non de la Septante,
"un seul homme", av9pwnoç eTç, pour expliquer que le juste PLOTIN
devient de plus en plus immuable dans le bien, tendant vers un Un tout petit traité (l, 9 (16), 19 lignes, se prononce néga-
état qui est celui de Dieu lui-même dont il est l'imitateur. TI tire tivement sur la question du suicide. Le détachement du corps
la même conclusion de 1 Jn 3, 6 : "quiconque demeure en lui ne prêché par Plotin n'est pas le suicide : l'âme doit s'occuper du
pèche pas"72 et deJn 8,51 : "Si quelqu'un garde ma parole il ne corps et le supporter 1• C'est pourquoi il faut attendre que le
verrajamais la mort"7S. C'est parce qu'ils ne peuvent plus pécher corps se détache de lui-même de l'âme. Agir autrement serait
que les bienheureux ont la liberté complète, alors que les saints manquer à l'impassibilité du sage. Même si on se sent menacé
sur terre ne l'ont pas encore entière74 . Le libre arbitre ne pourra de folie : accident qui serait à accepter par suite des circons-
plus dans ce cas nous séparer de la charité de Dieu75 . C'est pour- tances. Employer le poison ne serait peut-être pas heureux pour
quoi l'idée que dans le ciel les bienheureux "à qui n'est jamais l'âme, s'il y a un temps fixé par le destin à chacun. TI y a cepen-
ôtée la faculté du libre arbitre" pourraient de nouveau pécher dant là une restriction : "à moins que, comme nous disons, ce
n'est qu'une hypothèse soulevée par la discussion entre une fin soit nécessaire. Si nous devons avoir là-haut le rang semblable à
corporelle et une fin incorporelle de l'humanité76 . celui dans lequel nous sommes sortis, puisque l'occasion nous
L'idée que la malice pourrait devenir nature et supprimer est donnée de progresser, il ne faut pas faire sortir l'âme du
le libre arbitre se retrouve aussi. L'Antichrist, figuré par le corps". Le contexte est de métempsycose.
Prince de Tyr selon EzéchieF7, n'est pas mensonge "par son être, L'exception signalée "à moins que ce soit nécessaire" est
du fait de sa constitution" mais c'est à la suite d'un libre choix confirmée par quelques petites allusions voilées dans d'autres
qu'il s'est ainsi "naturé", écrit Origène en s'excusant de forger traités. Le traité 33 (II, 9) contre les gnostiques qui haïssent ce
un néologisme En choisissant le bien le libre monde2 : "Si les âmes sont venues volontairement pourquoi blâ-
arbitre exalte la liberté, en élisant le mal il la supprime. En mez-vous ce monde où vous êtes venus volontairement, alors
somme pour Origène - cela ressort de PArch III, 1 pourvu de qu'il est donné d'en sortir, si on ne s'y plaît pas ?". Un peu plus
prendre ce chapitre tout entier - c'est Dieu qui accomplit loins : "Si tu blâmes (ce monde) tu n'es pas obligé d'en être ci-
l'oeuvre de notre salut dans le Christ, le rôle de l'homme étant toyen". Argument ad hominem et de polémique qui fait penser,
de le laisser agir79 • avec une autre motivation, aux plaisanteries que Justin4 prête
aux païens contre les chrétiens : "Donnez-vous tous la mort à
72. ComJn XX, 14 (13), 108-109. vous-mêmes. C'est le chemin pour aller à Dieu. Vous nous épar-
73. Ibid. XX, 39 (31), 367-371.
74. ComRm 1, 1,839 Css. confirmé par le FragrnRm 1 (en grec) de K. Staab gnerez la besogne". Ou encore, selon Tertullien5, à la réponse
dans Biblisèhe Zeischrift 18, 1927-1928, 7475. du Proconsul d'Asie Arius Antoninus devant une manifestation
75. CornRni V, 5,1054 A. de chrétiens: "Malheureux! Si vous voulez mourir vous avez des
76. PArch II, 3, 3, 130.
77. E2 28, 19. précipices et des cordes".
78. CornJn XX, 21 (19), 174.
79. Autres textes: CCels IV, 47, 18 à propos de l'inceste des filles de Lot : un 1. 1,4 (46) 16, l. 22 ss.
acte doit être jugé selon sa npoaif>Eolç;. ComMt X, Il, 40 : le libre arbitre cause 2. II, 9 (33), 8, l. 235.
du mal ; XI, 12, 18 : les oeuvres indifférentes deviennent bonnes ou mauvaises 3. Ibid. 9, l. 26.
selon l'orientation du libre arbitre. PEuch VI, 1 : le fatalisme de ceux qui refu- 4. Apologie II, 4, 1.
sent le libre arbitre. 5. Ad ScaPlllam 5, 1 : CChr II, p. 1131.
314 315
Mais trois passages du traité sur le bonheur (l, 4 (46) envi- martyre, ou de ne pas fuir la persécution quand on le peut sans
sagent ce cas plus sérieusement, dans un contexte sans polé- dommage pour la foi et pour l'Eglise? Sur ce point la position
mique. Il s'agit de l'attitude devant les épreuves: "S'il est d'Origène est fort différente de celle de Tertullien dans le De
né prisonnier, il a un moyen6 d'en sortir, s'il ne peut pas être oeuvre de son époque montaniste. Bien qu'il ait voulu à dix-
heureux"7. Plus loin : "Si la souffrance se prolonge, il décidera sept ans, selon Eusèbe, suivre son père dans le martyre 13, qu'il
ce qu'il a à faire, car le libre arbitre n'est pas ôté dans de tels donne une grande importance au martyre qu'il a désiré toute sa
cas"s. Plus loin encore: "sans empêchement de le quitter (= le vie, qu'il ait subi la prison et la torture à la fin de sa vie mais sans
corps) et devant le quitter au moment fixé par la nature, lui- en mourir1\ Origène n'accepte dans ses écrits ni la provocation
même étant maître de délibérer à ce sujet". L'âme est comparée au martyre, ni même de se laisser arrêter quand on peut fuir. Ceta
au musicien qui joue de la lyre : il la garde tant qu'il peut s'en pour plusieurs raisons : obéir au précepte du Seigneur: "Quand
servir ; sinon il en change ou il se passera de lyre et chantera on vous persécute dans cette ville fuyez dans une autre"15 ; suivre
sans instrument"9. son exemple quand il se retira dans le désert après l'exécution de
Jean Baptiste. n y aurait témérité et légèreté à affronter soi-même
ORIGÈNE le danger16, du moins sans raison sérieuse qui doit être appréciée
Peu de textes s'expriment sur ce sujet. En se pendant avec discernement spiritueP7. Une autre raison profonde est '!iou-
après avoir livré Jésus Judas, certes, a montré son repentir, mais tée à propos deJésus se retirant à Ephraim près du désert: en
non "selon la science"IO. Il a pensé qu'il devait précéder son s'exposant étourdiment au martyre le chrétien se rendrait respon-
Maître dans la mort pour l'accueillir et lui demander miséricor- sable du crime du persécuteues. Dans un exposé de la théologie
de. Il n'a pas vu qu'il n'appartient pas au serviteur de Dieu de origénienne du martyre, Celestino Noce 19 écrit que le martyr
quitter de lui-même cette vie, mais qu'il doit attendre le juge- "dans le cas où est claire la pensée de Dieu, volontairement, avec
ment de Dieu ll • Dans le Contre Celse, Origène s'élève contre la joie, va à la rencontre de l'épreuve. Il n'a pas le droit de la provo-
conviction de Celse qu'il faut suivre les lois de sa patrie, même si quer. Ce n'est pas en effet l'homme par sa propre décision qui
elles sont immorales, sous peine d'être impie: "A Celse de nous détermine s'il doit se présenter ou non devant le juge. Seulement
dire l'impiété qu'il y aurait à enfreindre les lois traditionnelles quand la volonté divine est claire et que l'occasion de combattre
pour qui épouser sa mère ou sa fille est permis, finir sa vie par s'est présentée il ne doit pas se soustraire à l'épreuve ni différer la
pendaison mérite la béatitude, se livrer aux flammes et quitter la mort, mais la supporter avec force, confiant dans l'aide divine.
vie par le feu obtient la purification parfaite"12. Il est clair que Origène, à part son attitude juvénile, en ce qui concern'e la doctri-
pour Origène le suicide est un acte mauvais que ne justifie pas le ne et la conduite de sa vie, s'est conformé à l'orientation de la tra-
repentir: il faut attendre le jugement de Dieu. dition ecclésiastique et l'a défendue: elle interdisait normalement
Une question importante pour les chrétiens de son épo- aux chrétiens de se présenter spontanément aux juges en temps
que peut être rattachée à cela :.est-il permis de provoquer au
,., 13. EUSEBE de Césarée, Histoire Ecclésiastique, VI, 2, 3-5.
6. HOMERE, Iliade, l, 43. 14. Ibid. VI, 39.
7. 1,4 (46), 7, l. 3l. 15. Mt 10,23: CCeis VIII, 44, 29.
8. Ibid. 8, l. 8. 16. Mt ID, 23 : ComMt X, 23, Il.
9. Ibid. 16, l. 18 ss., 23 ss. 17. ComMt XVI, 1,461-465.
10. Rm 10,2. 18.Jn 11,54: ComJn XXVIII, 23 (18), 192 ss.
Il. SerMt 117, 245, 1-23, texte latin et fragments grecs. 19. ORIGÈNE, Esortazione al Martino, introduzione, traduzione, note.
12. CCeis V, 27, 12. Roma (Pontificia Università Urbaniana), 1985, p. 45.
316 317
de persécution. Et cela en conformité avec les paroles et exemples ne suffit pas, il faut savoir que c'est un bien : c'est jugé non par
de Jésus". la sensation, mais par la raison et l'intelligence. Pourquoi attri-
Le refus de se conformer à cette manière d'agir, comme buerait-on le bonheur seulement à l'animal raisonnable? Si c'est
c'était le cas d'hérétiques, marcionites ou montanistes, comme le parce qu'il est plus apte à le rechercher, les êtres irrationnels
montre le De Fuga de Tertullien, accusant de lâcheté l'Eglise des pourraient aussi l'obtenir par la nature. La raison ne serait alors
"psychiques", pouvait équivaloir à une sorte de suicide, comme il qu'un moyen et non un but. Si elle est un constituant essentiel
ressort des plaisanteries païennes que nous avons rapportées20 . du bonheur il faut chercher pourquoi et dire quelle est sa
g
Mais si le chrétien n'a le choix qu'entre le reniement et la mort, valeur • Plotin donne alors sa propre idée sur le bonheur. TI est
ce sera alors le cas où, selon le Contre Celse 2t, l'unique manière de dans la vie, mais la vie raisonnable. La vie a des degrés divers
quitter la vie jugée raisonnable est celle que demandent la reli- selon les êtres qui y participent. La vie parfaite et vraie se trouve
gion et la piété, c'est-à-dire le martyre. dans la nature intelligente, les autres vies sont imparfaites, des
images de la vie raisonnable. "Puisque tous les vivants viennent
d'un principe unique et que les uns et les autres ne vivent pas
12. Le bonheur également il faut que le principe soit la première vie et la plus
PLOTIN parfaite "24. Si l'homme est capable de posséder la vie parfaite il
Le quarante-sixième traité (1,4) est intitulé Du Bonheur. est capable de bonheur: il faut le mettre parmi les dieux. L'idéal
Plotin, identifiant bien vivre et bonheur, se demande d'abord du bonheur est de ne rechercher plus rien, d'être autarcique.
si on peut parler de bonheur à propos des animaux autres L'homme qui ne cherche plus rien pour lui cherche cependant
que l'homme ; ou si on identifie bien vivre avec vivre selon la pour son corps dont les besoins sont différents de lui: même les
nature sans empêchement; ou s'il s'agit de se sentir bien ou deuils n'atteignent en lui que ce qui n'est pas lui25. Suit une dis-
d'accomplir son oeuvre propre, selon sa nature. Le bonheur cussion sur le bonheur dans la souffrance26 . Le bonheur est dans
est la fin, le but, des désirs naturels. Une objection à accorder l'acquisition de la vraie fin 27, dans le détachement à l'égard de ce
le bonheur aux plantes est qu'elles n'ont pas de sensation: qui peut arriver ici-bas28, dans le support des coups de la fortu-
cependant elles ont la vie et la vie peut être bonne ou non. Si ne29 • Y a-t-il bonheur quand on n'en a pas conscience ('O. Le bon-
la fin est le plaisir (nôovn) il faut l'accorder aux animaux; de heur consiste à tourner sa volonté vers l'intérieur, même si
même si c'est l'ataraxie, l'absence de trouble; ou si c'est la vie l'extérieur est hostilesl • TI est déjà présent dès ici-bas pour celui
selon la nature. Ce premier paragraphe vise les positions stoï- qui ne le cherche pas dans l'intempérance ni dans les plaisirs du
cienne et épicurienne22 . Mais il ne suffit pas d'avoir la sensa- COrpSS2. Même dans la souffrance il est possible de rester dans la
tion qui perçoit le bonheur, il faut que l'impression de bon-
23. Ibid. 2.
heur soit bonne, conforme à la nature, propre à l'individu, 24. Ibid. 3.
agréable. Epicurisme et stoïcisme sont discutés à propos de 25. Ibid. 4.
l'importance de la connaissance dans le bonheur. Le plaisir
"
26. Ibid. 5.
27. Ibid. 6.
28. Ibid. 7.
20. Voir sur tout cela Bernhard SCHOEPF, Das Totungsrecht hei den fn"lhchrutli- 29. Ibid. 8.
chen Schriftstellern, Regensburg (Pustet) 1958, p. 48, 57-58. 30. Ibid. 9-10.
21. CCels VIII, 55, 16. 31. Ibid. 11.
22. 1,4 (46), 1. 32. Ibid. 12.
318 319
contemplation du Le bonheur est dans le détachement racine. Mais ils s'appliquent quasi exclusivement au bonheur
du corps et dans une bonne vie34 • L'attitude du sage vis-à-vis du céleste, ou du moins ici-bas à un bonheur spirituel. Il n'y a rien
corps est de s'en occuper et de le sur un bonheur simplement humain.
Dans le trente-sixième traité (1,5), Plotin se demande si le S'il est impossible de parler du bonheur céleste on peut
temps ajoute quelque chose au bonheur. C'est une certaine parler de ses anticipations d'ici-bas. La connaissance du mystère
disposition de l'âme qui fait le qui est dans une vie est un vin qui réjouit l'âme, "fait sortir de l'humain, donne
bonne. Il ne faut pas compter cette vie bonne selon le temps, l'èveOOOlàv, c'est-à-dire le sentiment éprouvé de la présence divi-
mais selon l'éternité : elle ne comporte ni moins ni plus. C'est ne, "et enivre d'une ivresse qui n'est pas déraisonnable, mais divi-
la vie de l'éternité non composée de temps nombreux, mais de ne"41. Ce dernier membre de phrase distingue ce qu'Origène
tout le temps tout entier ensemble (TnV èK navToç Xp6vou nàoav considère comme l'authentique position chrétienne contre
"Ce n'est pas l'action qui fait le plaisir de l'homme heu- l'extase-inconscience, la folie sacrée, des Montanistes, dont nous
reux, mais son état (ou sa disposition) fait le bonheur et l'agré- avons parlé plus haut. C'est tout l'aspect proprement affectif de
ment qui peut venir du bonheur. Placer le bonheur dans les la connaissance mystique qui serait à développer à la suite de
actions c'est le mettre dans ce qui est hors de la vertu et de toute une série de textes42 . Divers états affectifs sont les éléments
l'âme: l'activité de l'âme est dans le fait d'être sage et d'agir de cette "sobre ivresse" : délices inexprimables, plaisirs inef-
ainsi en elle-même. C'est cela le fables, allégresse, joie: c'est déjà une participation à la béatitude.
D'autres allusions au bonheur se trouvent en d'autres trai- Le coeur est enflammé, comme celui des disciples sur la route
tés: "Les bons seuls sont heureux; c'est pourquoi les dieux sont d'Emmaüs, on éprouve le repos et la paix, on goûte la douceur
S'il n'est pas possible à certaines âmes d'obtenir le spirituelle des mystères. Tout cela se résume dans l'èveOOOlàv ou
bonheur, c'est qu'elles ne peuvent bien lutter pour avoir le prix l'èveoootaol-1Oç selon le sens indiqué plus haut qui contraste avec
de la vertu. Pauvreté et maladies ne sont rien pour les bons, l'emploi laïcisé de notre mot enthousiasme. Mais tout cela ne
mais pour les mauvais elles sont un malheur40. constitue que des approches de ce que sera le bonheur céleste.
Les béatitudes de Mt 5, 3-12 sont souvent citées mais il n'y
ORIGÈNE a guère d'explication de l'aspect affectif du bonheur qu'elles
Il Y a peu à dire sur le bonheur selon Origène. Nous procurent ou procureront. Quant aux promesses de bonheur
n'avons jamais trouvé le mot Eùôall-1wv ni les autres termes de matériel de l'Ancien Testament, Origène les explique toujours
même racine, peut-être à cause de ôall-1wv qu'ils contiennent: dans un sens spirituel, conformément à sa théorie des anthropo-
dans les traductions latines felix et felicitas sont rares. En revanche morphismes.
très employés sont et beatus, ainsi que les mots de même
13. La vertu
33. Ibid. 13.
34. Ibid. 14-16. PLOTIN
35. Ibid. 16. Le dix-neuvième traité (l, 2) dont le titre est Des Vertus
36. 1,5 (36), 1.
37. Ibid. 7. commence par une citation et un commentaire du célèbre pas-
38. Ibid. 10.
39. III, 2 (47), 4, l. 47. 41. CornJn l, 30 (33), 206.
40. Ibid. 5, l. 1 ss. 42. Voir H. CROUZEL, Origène et la "connaissance mystique" 184-197.
320 321
sage du Théétète 1 de Platon: il faut fuir d'ici-bas et cette fuite ner vers le Bien et de s'unir à lui. Avant cette conversion elle
consiste à ressembler à Dieu en devenant justes et pieux avec n'a pas le Bien, mais son empreinte qui reste sur elle inagissante :
prudence. Dieu désigne ici surtout la troisième hypostase, l'Ame il faut qu'elle confonne cette empreinte au modèle. L'Intelligence
du Monde, et ce qui est en elle le principal qui a une prudence n'est pas étrangère à l'âme, surtout quand cette dernière se tour-
merveilleuse. Mais on peut se demander si l'Ame du Monde qui ne vers elle6 • Se séparant du corps l'âme devient impassible, disci-
n'a pas à subir d'opposition, car il n'y a rien en dehors d'elle pline l'irascible, le concupiscible et les passions, étant sans crain-
dans l'univers, possède les vertus : la question se pose pour les te. Elle purifie la part irrationnelle d'elle.,même ou du moins en
vertus dites ici politiques, qu'on pourrait traduire aussi par atténue fortement l'impact'. Le but de cette purification est la
civiques ou sociales, qui recouvrent les quatre vertus cardinales divinisation de l'homme. Si elle éprouve encore quelque mouve-
classiques : le mot "politiques" doit venir de ce qu'elles sont pra- ment involontaire, il y a là un mélange de dieu et de démon. Dans
tiquées dans le cadre de la n6Àlç, de la cité. Ce sont la prudence la perfection, la sagesse et la prudence contemplent ce que
qui concerne le raisonnement, le courage, l'irascible, la tempé- contient l'intelligence. Chacune de ces vertus est double, l'une
rance qui accorde le concupiscible avec la raison, la justice qui dans l'Intelligence, l'autre dans l'âme: en haut ce n'est pas vertu,
selon la définition de Platon dans la République est dans l'''action mais dans l'âme c'est vertu; dans l'Intelligence sont les para-
propre" (oh::ElOnpayiav)2 en ce qui regarde le fait de commander digmes des vertus qui sont dans l'âme. Les vertus ont toutes pour
ou d'être commandé. Il s'agit là d'une assimilation aux vertus but d'interrompre la sympathie de l'âme avec le COrpS8. Les ver-
plus grandes qui leur correspondent dans l'Ame du Monde : la tus sont liées réciproquement dans l'âme comme leurs para-
vertu de là-haut par rapport à celle d'ici-bas est ce qu'est le feu digmes dans l'intelligence: elle sont solidaires (l'antacolouthie
en fonction de ce qu'il chauffe ou ce qu'est le modèle d'en haut des vertus). L'Intelligence est ses vertus, non l'âme : pour être
et son image d'en Les vertus politiques nous rendent purifiée l'âme doit avoir toutes les vertus. Celui qui a les grandes
meilleurs en modérant et en limitant les désirs et les passions, a nécessairement les petites, mais non inversement. La ressem-
en apportant dans l'âme la mesure, trace du Bien qui est là-haut. blance à un homme bon est celle d'une image à une autre image,
9
Mais la parenté de l'âme avec Dieu peut tromper, car l'âme mais la ressemblance aux dieux va au paradigme •
paraît être Dieu alors qu'elle n'est pas le tout de Dieu4 • Les ver- Dans les autres traités on peut glaner quelques renseigne-
tus politiques sont des purifications, elles purifient l'âme conta- ments. La sagesse perfectionne les vertus naturelles 1o • La vertu
minée par le corps. En quoi consiste la ressemblance à Dieu? Le n'est pas le bien, mais un bien qui donne la domination sur la
mot pensée n'a pas le même sens quand il est rapporté à Dieu et matière ll : elle participe au bien 12 • On fuit les maux par l'acquisi-
à l'homme : la pensée de l'homme est l'image de la pensée de tion de la vertu, la séparation d'avec le corps et donc d'avec la
Dieu comme le langage proféré l'est du langage intérieur. La matière. Et en être séparé c'est être panni les dieux dans les réa-
Vertu appartient à l'Ame, non à l'Intelligence5 • La purification lités La vertu se connaît par l'intelligence et la pru-
s'identifie-t-elle avec la vertu ou en est-elle seulement la phase
préliminaire? Après la purification il reste à l'âme de se tour- 6. Ibid. 4.
7. Ibid. 5.
8. Ibid. 6.
1. Théétète 176 ab. 9. Ibid. 7.
2. République 431 e 8, 434 c 8. 10. l, 3 (20), 6, 1. 18 ss.
3. l, 2 (19), 1 : cf. V, 8 (31), 10,1. 13-16. Il. 1,8 (51),6,1. 19; 9, l. 42.
4. Ibid. 2. 12. Ibid. 13.
5. Ibid. 3. 13. 1,8 (51), 7,1. 13 ss.
322 323
dence, elle se connaît elle-mêmeI4 . Les vertus existent à cause de la harmonie et le vice une désharmonie des parties de l'âme: il y a
partie ancienne de l'âme, c'est-à-dire probablement de celle qui vertu lorsque chaque partie exécute ce qui lui incombe, comme
reste dans l'intelligible: les vices viennent de la rencontre de les divers chanteurs et danseurs d'un choeur26. La vertu joue le
l'âme avec le dehors l5 . Dans le tourment des passions il nous rôle de forme pour l'âme: elle est en effet un intelligible27 • Elle
reste nous-mêmes dans notre être le plus vrai, nous à qui la n'est pas d'abord dans l'acte qui est une occasion de la manifester
nature a donné de pouvoir dominer les passions. Dans tous les et cette occasion ne se présente pas toujours: pour manifester sa
maux que le corps nous inflige Dieu nous a accordé la vertu qui bravoure il faut qu'il y ait la guerre. Mais comme le libre arbitre à
n'a pas de maître l6 : son rôle est important, non quand nous laquelle elle est liée la vertu précède l'action. "Si donc la vertu est
sommes dans le calme, mais quand nous sommes en péril de comme une autre intelligence et un habitus qui donne à l'âme de
tomber dans le mal s'il n'y avait pas les vertus l7. se pénétrer d'intelligence, il s'ensuit que le libre arbitre n'est pas
La notion de vertu intervient aussi à plusieurs reprises dans l'action, mais dans une intelligence libre des actions"28.
dans le traité dirigé contre les Gnostiquesl8. TI leur est reproché L'âme qui vient de l'Intelligence a la vertu parce qu'elle commu-
de considérer qu'ils sont les seuls à être bons alors qu'il y a nie à une raison qui vient de l'Intelligence elle aussi29• La montée
d'autres hommes très bons. Celui qui veut être le meilleur doit de l'âme vers l'Un a lieu par delà l'Intelligence en "dépassant le
se montrer bienveillant envers tous et penser qu'il y a aussi place choeur des vertus" qui sont dans l'Intelligence : elles sont
pour les autres auprès de Dieul9. Plotin leur reproche orgueil et rées par les statues qui sont dans le Temple que le mystique
20
vantardise ; de même de mépriser toutes les vertus, de sorte dépasse lorsqu'il entre dans le sanctuaire le plus secret qui repré-
qu'il ne leur reste que le plaisir. TIs pensent à eux, non au bien sente l'Un; mais "quand il sortira du sanctuaire elles seront les
21 premières qu'il verra après la contemplation intérieure et l'union
commun . La vertu tend à nous rendre impassibles22 • Les châti-
ments des mauvais font ressortir par contraste le prix de la là-haut avec ce qui n'est plus statue ni image mais l'Un lui-
2S même". Les vertus qui sont dans l'Intelligence sont donc dépas-
vertu . Le scandale des maux que subissent les vertueux consti-
tue une objection contre la Providence que Plotin essaie de sées par celui qui se trouve en union avec l'Un: mais cette union
résoudre en s'appuyant sur le fait que l'homme est un être n'est que passagère et quand il en sort il les retrouve!lO.
mélangé d'âme et de corps et que en tant que corps il est soumis ORIGÈNE
à tous les aléas de la nature matérielle24 . Plotin discute aussi
l'opinion avancée dans le Phédon de Platon25 que la vertu est une Pour Origène toutes les vertus et chaque vertu sont des
Ènlvolal, des dénominations du Christ. Elles trouvent donc place
14. Ibid. 9, 1. 2ss.
dans la doctrine des épinoiai que développe le premier livre du
15. II, 3 (52), 8, 1. 13 ss Commentaire surJean SI • Dans ces passages Origène ne mentionne
16. République 617 e 3.
17. II, 3 (52), 9.
18. II 9 (33). 26. III, 6 (26), 2,1. 5.
19. Ibid. 9, 1. 26 ss. 27. VI, 6 (34), 15,1. 21 ; VI, 7 (38), 27, 1. 3.
20. Ibid. 10, 1. 3. 28. VI, 8 (39), 5, 1. 1 55.
2l. Ibid. 15, 1. 10 ss. 29. VI, 9 (9), 5, 1. 6.
22. Ibid. 18,1. 27 ss. 30. VI, 9 (9), 11,1. 16 ss.
23. III, 2 (47), 5, 1. 18. 31. ComJn l, 21 (23) à 39 (42), 125 à 291. Voir SerMt 72, 168, 10: revêùr le Christ
24. Ibid. 6-7. et les vertus; ComJn l, 9 (11), 52-62 : Jésus est tous les biens (les vertus); De même
25. Phédon 93 e 8-9. ibid. 1,20 (21), 119; et bien d'autres textes surtout du ComJn. Encore FragmEph
1 sur les vertus épiflOÛli du Christ; ibid. IX, Il.
324
325
que quelques vertus qui sont plus que des vertus, des dénomina- mais elle n'a de valeur que si les autres vertus l'accompagnent. Si
tions essentielles du Fils: ainsi la dénomination première de les vierges et les continents "sont atteints de la tache de l'orgueil,
Sagesse (o<><l>ia) dont la participation rend les hommes sages, celle des souillures de l'avarice, des impuretés de la médisance et du
de Logos qui fait les hommes Àoyu(oi au sens surnaturel du mot mensonge, il ne faut pas penser qu'ils offrent une hostie sainte,
habituel à Origène, ou celles de Vérité et de Justice. Mais bien agréable à Dieu37 , par leur seule virginité", alors que les mariés
d'autres vertus sont signalées ailleurs comme s'identifiant au chastes peuvent le faire 38 • Tel est le cas des vierges folles de la
Christ. Par exemple dans un passage du Commentaire sur le parabole39 qui n'ont pas su "mettre dans leurs vases l'huile de la
Cantique des Cantiq'l.JJ!f2, à propos de Cant 1,4 selon la Septante: charité, de la paix et des autres vertus, et pour cela n'ont pas
"L'équité (aequitas = EOOUTT1Ç) t'a aimé" il écrit: "Ne t'étonne pas été introduites dans la chambre nuptiale de l'Epoux"40.
si nous disons que ce sont les vertus qui aiment le Christ, Mais n'y a-t-il pas dans l'enseignement d'Origène une
puisque dans d'autres passages nous avons coutume de com- vertu fondamentale qui donne leur valeur aux autres, comme
prendre le Christ comme la substance de ces mêmes vertus. Tu chez Paul la charité selon le fameux hymne de 1 Co 13, 1-13, ori-
trouveras fréquemment cela dans les Ecritures divines accom- gine de la doctrine scolastique de la charité "forme" des vertus :
modé aux lieux et aux occasions: nous le trouvons ainsi dit justi- la charité selon cette doctrine donne aux vertus d'abord leur
ce, paix, vérité. Il est écrit de même dans les Psaumes: 'La orientation vers Dieu - puisqu'elle est d'abord amour de Dieu-
Justice et la Paix se sont embrassées' et 'La Vérité est venue de la et aussi leur valeur surnaturelle - puisque là où est la charité là
terre et laJustice a regardé du ciel"33. On lit de même dans le est la grâce. Trouve-t-on donc chez Origène une doctrine
Commentaire sur jeanM cette formule lapidaire : "Mais le Logos, équivalente ? Une de ses expressions visant la charité se trouve
en un mot le Seigneur, est toute la vertu animée et vivante (n dans un des plus beaux passages du Commentaire sur le Cantique
n<loa Ka1 Cwoa âpETTl)". Les mots et Cwv expri- des Cantiques à propos du "trait" et de la "blessure" d'amour.
ment fréquemment chez Origène la notion de personne, car C'est Origène qui le premier en rapprochant Cant 2, 5 et Is 49,
npÔ<Jwnov n'a pas encore ce sens chez lui: pareillement chez son 2, lus tous deux selon la Septante, a créé ce thème qui a traversé
disciple Grégoire le Thaumaturge35. Le Christ est donc la "sub- toute l'histoire de la spiritualité chrétienne. "Certes, dans ce
stance" des vertus, elles se confondent avec lui : avoir une vertu poème qui est comme un drame d'amour l'Epouse dit avoir
est participer en quelque sorte à la substance du Christ. reçu des blessures de charité. L'âme pleine de ferveur envers la
Sagesse de Dieu peut pareillement dire :je suis blessée de sages-
Mais comme le Christ est l'ensemble dès vertus en avoir
se, parce qu'elle a pu contempler la beauté de la Sagesse. Une
une sans les avoir toutes ce n'est pas avoir le Christ. TI y a pour
autre âme voyant la grandeur de la Force et ayant admiré la
Origène comme dans la tradition grecque une "antacolouthie"
36 puissance du Verbe de Dieu peut dire :je suis blessée de force ...
des vertus , elles se tiennent les unes les autres, en négliger une
Mais une autre âme brûlant d'amour pour sa justice et voyant la
c'est n'avoir rien. Ainsi Origène a en grande estime la virginité,
justice de ses économies et de sa providence, dit sans aucun
32. ComCant l, 112, 25.
doute: Je suis blessée de justice. Et une autre percevant l'im-
33. Ps 84 (85), 11-12.
34. ComJn XXXII, 11 (7), 127. 37. Rm 12,1.
RemOrig IV, 39, 31-32. 38. ComRm IX, 1, 1205 B. Voir H. CROUZEL, Virginité et mariage selon Origène,
Voir Harald HORN, "Antakoluthie der Tugenden und Einheit Gottes" p.98-1oo.
'ahrbuch fûr Antike und Christentum, 13, 1970, 5-28. Sur l'unité des vertus 39. Mt 25, 1-13.
:;omCant l, 105; leur antacolouthie SerMt 63, 146,4. 40. HomLv l, 5, 38.
,26 327
mensité de sa Bonté et de sa Miséricorde parlera de même. à travers son humanité qu'Origène considère comme l'"ombre"
Mais cette blessure de charité dont l'Epouse se déclare blessée du Verbe par une exégèse allégorique de Lam 4, 20 : "A son
contient toutes les autres"41. La charité contient donc en elle ombre nous vivons parmi les nations". Cela ne veut pas dire que
toutes les vertus dans la blessure qu'elle cause. l'âme du Christ n'ait pas eu communication de toute la réalité
Le Peri Archon s'exprime un peu différemment, mais équi- du Verbe, puisque selon PArch II, 6 elle participe à la substan-
valemment, quand, face à la séparation mise par les Marcionites tialité de la Trinité, son union au Fils lui ôtant l'accidentalité
entre le Dieujuste de l'Ancien Testament et le Dieu bon du propre à la créature. Mais nous ne pouvons percevoir la divinité
Nouveau, il veut montrer qu'elle est absurde, car il n'est pas du Verbe que comme à travers son ombre, son âme humaine
possible d'être juste si on n'est pas bon. L'idée de l'antacolou- atténuant, tamisant en quelque sorte son éclat pour que nous
thie des vertus est proche de son raisonnement, mais aussi une puissions le supporter. Si donc les vertus s'identifient dans leur
prédominance en Dieu de la bonté à cause de laquelle il est essence au Verbe et si nous ne les possédons qu'à travers son
42
juste . Parler de bonté équivaut à parler de charité, d'amour de humanité, son "ombre", nous n'avons ici-bas que des ombres de
Dieu pour les hommes. A cela ajoutons un texte qui peut être vertus, "nous vivons donc dans l'ombre de la justice, de la sages-
dit deutéro-origénien puisqu'il reproduit explicitement l'ensei- se et de la vérité, même si nous paraissons être sages, justes,
gnement d'Origène. Dans son Remerciement à Origène45 , discours amis de la vérité"46. Il ne faut pas oublier cela quand on lit dans
prononcé devant son maître à la fin de sa scolarité, Grégoire le le Remerciement du Thaumaturge que des philosophes, les
Thaumaturge déclare: "Car il (= Origène) nous avait donné, Stoïciens, "déclarent que la vertu de Dieu est la même que celle
grâce à sa vertu, l'amour de la belle justice, dont il nous montra des hommes et que le sage est égal en sagesse au Premier Dieu"
le visage vraiment étincelant comme l' or4\ de la prudence à et que un peu plus loin47 l'orateur prend davantage à son comp-
laquelle tous font appel, de la véritable sagesse, tout aimable, de te la première partie de la phrase, mais non la seconde : nous
la tempérance semblable au divin, qui apporte l'équilibre et la n'avons en effet que des "ombres" de vertus. L'enseignement
paix de l'âme à tous ceux qui l'ont acquise, de la force mer- moral d'Origène, tel qu'il est décrit dans ce discours, est centré
veilleuse, de notre45 patience, et surtout de la piété qui sur les quatre vertus cardinales, prudence, tempérance, justice
est, dit-on avec raison, la mère de toutes les vertus. Elle est en et force: de chacune sont données plusieurs définitions. Mais le
effet le principe et la fin de toutes: en partant d'elle il serait très rôle essentiel qu'elles jouent dans le texte de Grégoire ne se
facile de posséder toutes les autres". Ici qui tient retrouve pas à un tel degré dans les écrits où homélies d'Ori-
la place incombant plus haut à la charité et à la bonté. Mais étant gène. L'école de Césarée, telle que la décrit le Remerciement,
avant tout rapportée à Dieu lui-même, elle est équivalente aux semble avoir été une initiation au Christianisme pour jeunes
deux autres.
païens sympathisants à partir de la philosophie du temps, sur-
Le Christ est donc toute vertu. Mais nous ne percevons tout celle du Moyen Platonisme48. On peut donc expliquer par là
pas ici-bas directement le Christ dans sa divinité, il nous parvient
46. ComRm VI, 3,1061 CD, 1062 A 10.
41. ComCant III, p. 194 l. 17 ss. 47. RemOrig IX, 124 ; XI, 142. Dans Origène lui-même CCels IV, 29, 33 : La
42. PArch II, 5, 3-4. même venu à Dieu et à l'homme.
43. RemOrig XII, 148-149. 48. Voir Adolf KNAUBER, "Das Anliegen der Schule des Origenes zu
44. Fragment 486 d'Euripide venant de Mélanippe la Sage : éd. A. Nauck, Teubner, Câsarea", Mflnchener theologische Zeitschrift, 19, 1968, 182-203 ; H. CROUZEL,
III, 1912, p. 132-133. Cité aussi par Aristote et par Plotin l, 6 (1), 4, 1. 9 ss. "L'Ecole d'Origène à Césarée: Postscriptum à une édition de Grégoire le
45. Le mot "notre" veut dire que c'est une venu de chrétiens, les martyrs. Thaumaturge", Bulletin de Littérature &clésiastiqul! 71, 1970, 15-27.
328 329
qu'il se soit davantage servi de catégories philosophiques dans ce qu'il faut penser qu'il est, puisqu'il participe aux attributs
son enseignement césaréen que dans ses écrits ou sa prédica- (ÈntVOlal) du Christ que nous avons énumérés"52. L'Esprit partici-
tion destinés à des chrétiens formés. pe donc à toutes les dénominations du Christ, donc aux vertus
Les vertus ne sont pas attribuées au Père puisque la multi- qui sont comptées parmi elles. En effet comme le Fils il est
plicité des ÈntVOtal parmi lesquelles sont les vertus ne trouve pas médiateur entre la Trinité et les créatures raisonnables, son rôle
de place dans sa simplicité, sauf peut-être, le qualificatif propre étant de produire la sainteté dans les Mais com-
aÙToaya96ç que l'on trouve dans un fragment du Peri Archon ment les vertus existent-elles dans l'Esprit Saint? Origène ne
selon Justinien49 et aÙT09EOç que l'on lit dans le Commentaire sur s'étend guère sur ce sujet, mais affirme seulement qu'il donne les
jean50• Ce second terme, identifié à àÀ1191V6ç 9E6ç, "vrai" Dieu, vertus dont l'ensemble constitue la sainteté, et ces vertus s'identi-
"vrai" par opposition à "en image" et non à erreur ou menson- fient au Fils qui est les vertus, comme l'Esprit est la grâce. Nous
ge, signifie que le Père est l'origine de la divinité et que le Fils est avons vu qu'il est dit par Origène "matière des charismes"54, terme
son Image. Le Père est ainsi le Bien en personne, l'origine du qui correspond à peu près à la notion scolastique de "grâce
Bien, ou en d'autres termes, employés aussi dans le fragment actuelle", ou avec une autre expression équivalente qu'il est
précité de Justinien, il est le seul à être àya96ç, "toute la nature des dons"55 avec leur diversité. "Une unique sour-
alors que le Fils est son Image. Le terme ànapaÀÀ<l1c:Twç signifie ce de divinité gouverne l'univers par sa Parole et Raison - doublet
ici "exactement", "tout à fait semblablement" : le Père s'identifie de Rufin pour traduire l'unique mot A6yoç - et sanctifie par
au Bien alors que le Fils en est l'image. Est ainsi indiquée avant l'Esprit - le souffle - de sa bouche tout ce qui est digne de sanc-
tout pour le Fils une subordination due à son origine : il n'est tification"56. Ou en d'autres termes: "Sanctifié par la participa-
pas l'origine du Bien et tient sa bonté du Père. Cela veut-il dire tion au Saint Esprit on devient de plus en plus pur, on reçoit plus
nécessairement que la bonté du Fils est moindre que celle du dignement la grâce de la sagesse et de la connaissance, en reje-
Père et que la notion d'image englobe pour Origène quand il tant toutes les taches de la souillure et de l'ignorance et en s'en
s'agit du Fils une diminution? Nous ne le croyons pas et nous nettoyant, on arrive à un tel progrès de pureté qu'ayant reçu de
avons donné plus haut nos raisons venant d'un nombre considé- Dieu l'existence on parvient à être digne de Dieu, qui donne
rable de textes : le Fils est à la fois égal et subordonné au Père. d'être d'une manière pure et parfaite"57. L'image de la purifica-
Les principes plotiniens, celui du moins que l'engendré est tion et du nettoyage est commune à Origène et à Plotin58 •
moindre que le géniteur, ne s'appliquent paS nécessairement à La vertu est souvent un équilibre entre deux excès59 . On
Origène. trouve cela remarquablement développé dans un fragment sur
En ce qui concerne l'Esprit-Saint le principal développe- la première épître aux Corinthiens à propos de 1 Co 7, 1-4 :
ment se lit dans le Commentaire sur jean à propos de la phrase : L'homme ou la femme marié qùi désire vivre dans la continen-
"Tout a été fait par lui (= le Verbe)"51. L'Esprit vient du Père par
le Fils: "Il semble que le Saint-Esprit ait besoin de son intermé- (\ 52. CornJn II, 10 (6), 76.
diaire pour subsister individuellement, et non seulement pour 53. PArch 1, 3, 7, 199.
54. CornJn II, 10 (6), 77.
exister, mais encore pour être sage, raisonnable et juste et tout 55. PArch II, 7, 3, 66.
56. Ibid. 1,3, 7, 247.
49. SC 253 p. 53, note 75. 57. Ibid. 1, 3, 8, 295.
50. CornJn II, 2 (17) ; II, 3, 20. 58. Enn. 1, 2 (19), 3-5.
51.Jn 1,3. 59. CornRrn IX, l, 1210 A ss.
330 331
ce et se refuse à son conjoint est responsable des fautes que ce ce texte - qui n'est peut-être pas très exactement conservé ou
dernier pourra commettre, car il a exagéré son désir de chasteté qui comporte des lacunes, comme le conjecture E. Bréhier -
aux dépens de la charité. TI y a faute par excès et par défaut Selon une opposition entre la successivité du temps et la stabilité de
le principe d'Aristote la vertu est dans un juste milieu60 • l'éternité où, comme nous le verrons tout est donné à la fois.
Si le bonheur consiste en une vie bonne, cette dernière est
14. Temps et éternité dans la vie même de l'être, c'est-à-dire de l'Intelligence. Cette
vie n'est pas dans le temps, mais dans l'éternité, elle ne com-
PLOTIN porte pas de plus ou de moins, elle est sans intervalle et sans
Nous avons déjà parlé de l'éternité et du temps à propos temps. Il faut la prendre tout entière, en bloc, cette vie de
de chacune des trois hypostases plotiniennes et personnes origé- l'éternité qui n'est pas faite de nombreux temps juxtaposés
niennes, mais il nous faut maintenant traiter la question dans son mais de tout le temps ramassé tout entier ensemble.
ensemble. Nous nous excusons des répétitions inévitables. La définition du temps comme image de l'éternité se
Chez Plotin le temps est désigné par Xpovoç, Kalp6ç dési- retrouve au début du quarante-cinquième traité (III, 7). "De
gnant le moment: l'éternité est àd et aiwv, àlôlOÇ et aiwvloç, ce l'éternité et du temps", l'une concernant ce qui dure toujours,
dernier adjectif étant nettement moins employé que le précé- l'autre tout l'univers qui est en devenir. Nous pensons en avoir
dent; en outre le dérivé àlBlOTTlç61. des idées claires, mais quand il s'agit de s'exprimer avec plus
Le traité trente-sixième (l, 5) "Le bonheur reçoit-il accrois- d'exactitude nous sommes dans l'embarras, même en consul-
sement par le temps ?" contient, en termes parfois difficiles à tant les anciens philosophes. Entre les deux il y a une ressem-
comprendre, plusieurs enseignements : nous donnons nos tra- blance, l'éternité étant le paradigme dont le temps est l'image6!!.
ductions sous toutes réserves : "En général, la multiplicité (TO L'éternité est donc à attribuer à tout le monde intelligible, non à
nÀÉov) du temps veut la dispersion (oKÉBa(Hv) de ce qui est un ce qui est au-delà de l'Intelligible, à l'Un : les deux concepts,
dans le présent. C'est pourquoi le temps est dit raisonnable- éternité et monde intelligible, se recouvrent tout en se distin-
ment image de l'éternité62, car cette image veut supprimer dans guant. L'éternité s'identifie-t-elle à la stabilité de là-haut comme
sa propre dispersion (Èv oKIBvaJ.!Évcp aÙTnç) ce que l'éternité a le temps au mouvement? Elle s'identifie à la stabilité concer-
de stable. D'où vient que, même si était ôté de l'éternité ce qui nant la substance: la stabilité de l'éternité reste donc dans
serait stable en elle et si cette image de l'éternité se l'était l'unité64. Toute une série de questions est posée pour définir
approprié (mot à mot: l'avait faite d'elle) elle l'a perdu et il s'est l'éternité : elles insistent sur la globalité de l'éternité contenant
conservé jusqu'à l'éternité d'une certaine manière, mais il s'est tout ensemble. "C'est la vie au sujet de ce qui est dans l'être, vie
perdu si dans cette image tout est en devenir". On peut tirer de tout entière ensemble et pleine sans discontinuité partout, ce
que nous cherchons, l'éternité"65. L'éternité n'est pas un acci-
60. Fragm 1 Co XXIII, 500. Autres textes: FragmJn XLV: L'être raisonnable dent de la nature intelligible qui lui serait conféré comme du
n'engendre les biens (les vertus) que s'il les a reçus; HornJos XIII, 3 : les vertus dehors, mais elle est cette nature même, elle vient d'elle, elle est
sont plantées par Dieu à la place des vices déracinés; HornJr VI, 1, 7 : ce sont les avec elle. Suit un tableau opposant le monde intelligible immuable
vertus que le Seigneur regarde. Signalons sur ce sujet la thèse (dactylographiée) de
Bruce J. M. BRADLEY, 'APETH as a Christian Concept: The stmctural elements of
Origen s doctrine.. The University of Cambridge, septernber 1976. 63. III, 7 (45), 1 : Platon voir note 2.
61. Voir le Lexicon Plotinianum. 64. Ibid. 2.
62. PLATON, Timée 37 d 5. 65. Ibid. 3
332 333
au monde sensible changeant, tendant vers l'avenir. Et Plotin que l'éternité contient, tout étant donné à la fois 75. Le temps n'est
fait venir alwv de <id ov66 • Si on était immuable on serait éternel. pas à prendre hors de l'âme, Ame du Monde ou âme individuelle,
L'éternité dans un sens c'est Dieu qui se manifeste lui-même67 . comme l'éternité hors de l'intelligible76 . Le temps est né avec cet
La véritable existence proscrit toute fin et tout changement. De univers, car l'Ame du Monde l'a engendré avec lui77 • La succession
l'Un il est préférable de ne pas dire <id, toujours, mais simple- du jour et de la nuit est une mesure du temps, car le temps n'est
ment "il est". C'est pour prévenir de fausses compréhensions pas lui-même mesure, mais c'est selon lui qu'est la mesure. Le
qu'on dit "étant toujours". L'univers n'a pas commencé dans le mouvement du soleil mesure le temps7S. Plotin critique la
temps: Platon a paru l'affirmer mais il a blâmé plus tard conception aristotélicienne du temps mesure du mouvement,
l'expression employée68 • car le temps est lui-même mesuré et elle ne dit pas du temps s'il
Comment pouvons-nous avoir part à l'éternité en étant est mesurant ou mesuré. Il faut revenir à Platon pour savoir quel
dans le temps? Il faut auparavant rechercher ce qu'est le temps. est le temps et quelle est sa quantité 79 . Le temps est né avec le
Soit un mouvement, soit ce qui est mû, soit quelque chose d'un ciel sur le modèle de l'éternité, comme une image mouvante, ni
mouvement: mais le temps n'a pas de stabilité, il n'est jamais le le temps ni la vie n'étant immobiles. Son origine est le mouve-
même. Pour la première définition il s'agit de n'importe quel ment de l'univers. Avant l'Ame est l'éternité, mais l'Ame en-
mouvement ou de celui de l'univers : la seconde est appliquée à gendre le monde, son mouvement et ainsi le temps. Le temps
la sphère de l'univers, la troisième à ceux qui disent qu'il est la est dans l'Ame de l'univers et avec la même nature dans toutes
mesure du mouvement, qu'il est ce qui accompagne le mouve- les âmes qui forment une seule âme. "C'est pourquoi le temps
ment : ou bien ils attribuent le temps à tout mouvement, ou à ne se dispersera pas, puisque l'éternité ne se disperse pas, elle
un mouvement ordonné 69 . Plotin discute ces définitions du qui se trouve par ailleurs dans tous les êtres de même espèce"so.
temps, notamment celle qui le définit par le mouvement du Après ce traitement ex professo de l'éternité et du temps il
cieFo. Il examine enfin la définition aristotélicienne'l : le temps nous faut récolter ce qui est épars dans les autres traités concer-
nombre ou mesure du mouvement. Il donne sa préférence au nant ce sujet. Dans le traité du ciel (II, 1 (40), il dit bien que le
mot mesure et discute la formule 72 . Mais la question reste irréso- monde, soit le ciel astral, soit la terre sublunaire, dure toujours:
lue : qu'est le temps ?,S Comment s'est-il ·manifesté et est-il né ? Plotin emploie <id et non alwv, qui suggèrerait alors une éternité
Pour la troisième fois le temps est dit image de l'éternité74 . C'est conçue comme un temps sans commencement ni fins1 : le mon-
une puissance de l'Ame qui ne gardait pas la tranquillité et a de n'a jamais commencé et il serait absurde de penser le contrai-
ainsi déployé dans la successivité ce qui était uni ensemble dans re ; pour la même raison il ne finira jamais. Pourquoi y aurait-il
le monde intelligible. Ainsi le temps imite dans la successivité ce un moment où le monde n'était pas Mais <ii8lOÇ est utili-
sé quand il s'agit de la "matière intelligible" et des idées: elles
66. Même origine effectivement de àd et de aiwv : voir P. CHANTRAINE,
Dictionnaire étymologique de la langue grecque, tome l, p. 42. 75. V, 1 (10),4, l. 17 ss.
67. Ibid. 5. 76. III, 7 (45), 11.
68. Timée 37 e 4-5: Ibid. 6. 77. PlATON Timée, 38 b 6.
69. Ibid 7. 78. Nous dirions aujourd'hui le mouvement de la terre. III, 7 (45), 12.
70. Ibid. 8. 79. Timée, 39 b-c.
71. Physique 1111,219 b 2; De coelo A 9, 279 A 14. 80. III, 7 (45), 13. Cf. VI, 3 (44), Il, l. 7 ss. : le temps mesure du mouvement;
72. III, 7 (45), 9. 22, l. 43 ss. Le temps fait par le mouvement.
73. Ibid. 10. 81. II, 1 (40), 1-2 passim.
74. PlATON, Timée, 37 d 5. 82. Ibid. 4 1. 25 ss.
334 335
sont engendrées en ce sens qu'elles ont un principe, mais elles rait-il pas et ne se retournerait pas vers le passé, conférant la
sont par ailleurs inengendrées parce que ce principe n'est pas dans mémoire à l'Ame du Monde? Cependant il faut lier à l'éternité
le temps, car le temps est t0tY0urs comme venant d'autre chose: l'identité et au temps l'altérité, autrement les deux se confon-
elles ne sont pas toujours en devenir (ytv0l-Œva), mais toujours draient et les actes de l'Ame changeraient. Si nos vies subissent
existantes (ovTa), comme le monde d'en haut83 . Que le monde les changements et les manques du temps il n'en est pas de
n'ait pas commencé ni ne finira est aussi affirmé contre les gnos- même de l'Ame du Monde qui, si elle engendre le temps, n'est
tiques84 et ailleurs85 • Cependant on trouve le terme àiôtüÇ appli- pas dans le temps. Les âmes ne sont pas dans le temps, elles
qué à la révolution du ciel astral86 où il ne s'agit que d'un temps sont àiôtot, éternelles, mais en ce sens qu'elles n'ont ni com-
sans commencement ni fin. Mais ce mot venant de àd exprime mencement ni fin 89•
probablement moins l'éternité conçue comme la présence de
tout ensemble que aiwv et aiwvtüÇ. Le mot àtÔtOTT)Ç est pareille- ORIGÈNE
ment appliqué au monde à propos de la divination et il semble L'emploi des mots Xpovoç, temps dans sa continuité, et
bien qu'il ne s'agisse pas là du monde intelligible car il est ques- x:atpOç, moment avec un sens ponctuel, ne diflère guère de celui
tion peu avant des révolutions célestes. On trouve pareillement de Plotin. En revanche àiôtoç et àtÔtOTT)Ç sont rares90 • Quant à
des composés de àd, àEtyEVllç et àiôtüÇ, à propos de l'amour, de aiwv et aiwvtüÇ il y a de grandes différences entre les deux par le
la recherche du bien et de celle de l'immortalité, quand on est
fait qu'Origène subit l'influence du vocabulaire biblique qui voit
encore dans le mortel 87 .
dans ce terme, soit le siècle dans le sens d'une longue durée, soit
Zeus symbolise habituellement chez Plotin l'Ame du l'éternité conçue plutôt comme un temps sans fin, sans compter
Monde, en concurrence avec Aphrodite. Mais il lui arrive aussi d'autres acceptions comme celle qui identifie aiwv et x:00J.10ç,
d'y distinguer deux fonctions. "Puisque ce qui ordonne est donc dans le sens de monde91 •
double nous appelons l'un comme le démiurge, le second
Dans le Traité des Principes Origène définit ainsi, selon la
comme l'Ame du Monde, et le nom de Zeus nous le portons
traduction de Rufin, les adjectifs sempiternum et aeternum : "ce
tantôt au démiurge tantôt à ce qui gouverne l'univers"88. Le
qui n'a pas eu de début à son existence et ce qui ne peut jamais
démiurge, qui a créé l'univers, est donc distingué en tant que
cesser d'être ce qu'il est"92. C'est donc un temps sans commen-
fonction du gouverneur du monde. "Du démiurge il faut ôter
cement ni fin. Il s'agit là de la génération éternelle du Fils de
complètement l'avant et l'après, lui donnant une seule vie sans
Dieu: Origène n'a jamais eu sur cette éternité aucune hésitation
changement et sans temps". Le démiurge, le créateur, est donc
et sans concevoir clairement cette éternité comme tout donné à
dans l'éternité, même s'il crée le temps en créant le monde. Cela
la fois, il l'exprime cependant par deux affirmations complé-
est précisé plus loin dans le même traité. L'éternité (aiwv) est
liée à l'Intelligence, le temps à l'Ame. Comment, puisque le
89. Ibid. 15,1. 1 ss. Cf. V, 8 (31), 12,1. 17: l'Ame du Monde a son à&i, son "tou-
temps est divisé et contient le pàssé, l'acte de l'Ame ne se divise- jours", en tant qu'image (de l'Intelligence). Le temps s'éparpille toujours, l'éternité
reste en elle-même. Encore VI, 7 (38), l, l. 49 : le futur est en Dieu comme présent.
83. II, 4 (12), 5,1. 24 ss. 90. ComJn XIII, 8, 48 : le Christ ressuscité "restant éternel" ;
84. Ibid. II, 9 (33), 7, 1. 1 ss. XIII, 25, 153, la lumière éternelle (TOÙ àlôlo'\) cl>wTOÇ) de Dieu; deux autres
85. III, 2 (47), 1,1. 15 ss. exemples dans les FragrnJn.
86. Ibid. 3, 1. 30. 91. Voir les articles aiwv, aiWVlOt dans le Theologisches Worterbuch zum Neuen
87. III, 5 (50), l, 1. 38-46. Testament, tome l, 1933, 197-209.
88. N,4 (28), 10,1. 1-6. 92. PArch l, 2, Il, 400.
336 337
mentaires, qui se trouvent dans deux œuvres différentes. Nous peut pas dépasser la durée de sa vie ; puis Qo l, 4 où la même
avons vu qu'on lit à deux reprises dans le Traité des Principes, expression s'applique à la durée de notre terre, c'est-à-dire "au
selon la traduction de Rufin, une fois confirmé par un fragment temps du siècle présent". Mais quand le Sauveur parle de "vie
conservé par Athanase, la formule: "il n'y a pas eu (de moment) éternelle (aiwvloç)"96, dit qu'il est la Vie 97 , quand Paul écrit98
où (le Fils) n'était pas, OÙK nv on: OÙK nv"93. Origène montre de qu'après la Parousie du Sauveur nous serons toujours (mlvToTE)
même que cette génération est continuelle dans une homélie avec lui, il veut dire que notre cohabitation avec lui, "la vie éter-
sur Jérémie 94, s'appuyant sur Prov 8,22-25 où dans la même nelle", sera sans fin. En revanche, Origène emploie fréquem-
phrase la Septante pour exprimer la génération de la Sagesse, ment pour désigner la Géhenne l'expression évangélique de
qui pour Origène est le titre principal du Fils, emploie d'abord "feu éternel, nup aiwvlov", mais cela ne résout pas les difficultés
l'aoriste EKTlOEV - KTICEIV n'a clairement le sens de créer qu'avec qu'il a à concevoir l'éternité de l'enfer: tantôt ill'affirme99 , tan-
la réaction antiarienne -, puis le présent yEvvà JlE. Origène en tôt il paraît la refuser, tantôt il reconnaît qu'il n'en sait rien 100.
déduit que le Fils est engendré à chaque instant: "Si donc le Une des raisons de ses hésitations - non la seule - est le double
Sauveur est toujours engendré - et pour cela il dit : 'Avant sens scripturaire de aiwv et de aiwvlOç, désignant soit un temps
toutes les collines il m'engendre' et non 'Avant toutes les col- très long, soit l'éternité conçue comme un temps sans commen-
lines il m'a engendré' -, toujours le Fils est engendré par le cement ni fin 101.
Père". Nous nous excusons de répéter ces textes déjà étudiés à Si Plotin tient l'éternité du monde - dans ce cas nécessai-
propos de la génération du Fils et nous renvoyons à cet endroit rement elle est conçue comme un temps sans commencement
pour les autres passages qui ont été invoqués. ni fin - cette pensée est très éloignée des opinions d'Origène.
Cette phrase présente l'intérêt de contenir une approche, Certes la Trinité est éternelle et le Père engendre son Fils de
guère consciente encore, d'une notion d'éternité conçue toute éternité et continuellement. Qu'en est-il de la "proces-
comme un unique présent: pas très consciente, disons-nous, car sion" du Saint Esprit, dont Origène ne sait pas s'il faut y voir
Origène n'est pas parvenu clairement au concept de l'éternité une génération, si le Saint Esprit est Fils 102 ? Le verbe procedere
telle qu'on la trouve chez Plotin, qui n'est plus un temps sans est appliqué par le Peri Archon selon Rufin assez souvent au Fils,
commencement ni fin. quelquefois au Saint Esprie03. Ce verbe traduisant ÈKnopEuEo9al
Quand il s'agit des êtres raisonnables l'aiwv peut représen- appliqué à la "procession" de l'Esprit par Jn 15, 26 deviendra le
ter pour Origène une durée très longue, mais qui a une fin. terme habituel concernant l'origine de l'Esprit Saint. Origène
D'après le Commentaire sur Romains95 "l'éternité (aeternitas) signi- en dit seulement, nous l'avons vu, que l'Esprit vient du Père par
fie dans l'Ecriture, tantôt le fait qu'on ignore la fin, tantôt celui
de ne pas avoir de fin dans le siècle présent, mais d'en avoir une 96.Jn 17,3.
97.Jn 14,6.
dans le futur. Parfois l'éternité désigne un certain espace de 98.1 Th 4, 16.
temps, même le temps d'une vie humaine". Il cite alors Ex 21,5- 99. HomJr XVIII, l, 20, entre autres textes.
6, où un homme accepte d'être esclave Eiç TGV aiwva, ce qui ne 100. Voir H. CROUZEL, "L'Hadès et la Géhenne chez Origène", Gregorianum
59, 1978, 291-331. Réédité: Les fins dernières selon Origène.
101. La postérité a prêté à Origène la négation de l'éternité de l'enfer en outre-
93. PArch 1, 2, 9, 286 ; IV, 4, 1,25 (dans Athanase De decretis Nicaenae 27 ; passant la portée de ses affirmations et en se scandalisant à Ciluse de points
dans SC 269, p. 244-246, note 9); de même ComRm 1, 5, 848 C 12. qu'il ne voyait pas clairement, non seulement lui, mais l'Eglise de son temps.
94. HomJr IX, 4, 74. 102. PArch Préf. 4, 85.
95. ComRm VI, 5,1066 C 13. 103. Ibid. 1, 2, 13,459; 1, 3, 4, 110 citantJn 15, 26 ss. ; IV, 2, 9, 369.
338 339
le Fils lO4 • Nous avons déjà vu en quoi consiste la création coéter- sans commencement ni fin ? L'éternité et la continuité dans la
nelle à DieulO5 : c'est le monde intelligible des idées. Le monde des génération du Fils, acheminent, mais on ne peut dire plus, vers
êtres raisonnables a commencé (et vraisemblablement pour une notion plus complète de l'éternite 1o•
Origène le temps avec lui) et après la chute qu'Origène devait
expliquer dans son Commentaire sur la Genèse, outre son Peri 15. L'amour
Archon, Dieu aurait créé le monde sensible comme un établisse-
PLOTIN
ment de correction. Mais ce monde sensible va vers une fin,
celle que l'on habituellement, quand il s'agit d'Origène, Le cinquantième traité (III, 5) est consacré à l'amour. Est-il
du terme d'apocatastase, de restauration de toutes choses, bien un dieu, un démon, ou une passion de l'âme? Platon n'y a pas
qu'il soit peu employé par l'Alexandrin. A cela s'ajoutent plu- vu seulement une passion, mais dans le Banquet un démon lll •
sieurs hypothèses de recherche qui ne sont pas autre chose mal- Ses principes sont le désir de la beauté, d'abord dans les âmes, la
gré l'importance que leur ont donné Jérôme et Justinien lO6, par connaissance de cette même beauté, la parenté avec elle, une
exemple celle que les bienheureux au ciel pourraient encore compréhension irraisonnée de cette familiarité. La nature regar-
tomber et le monde sensible recréé à cause de leur chute l07 , de vers le beau et le produit: il est dans la ligne du Bien, il naît
hypothèse en contradiction avec l'affirmation étudiée plus haut du Beau et du Bien. Le désir d'engendrer est contenu dans le
que la charité stabilise le juste dans le bien ; ou encore l'évoca- beau. Mais il yale beau d'ici-bas et celui de là-haut. Ceux qui
tion par Jér.ôme de "mondes futurs" au pluriel, dans le commen- désirent le premier n'ont pas encore connu son archétype qui
taire par Jérôme d'un passage où selon le texte qu'en donnent est le second et ils prennent l'image pour la réalité. Pour ceux
Jérôme lui-même et Rufin, il n'est question que d'un monde qui sont tempérants la familiarité avec la beauté d'ici-bas est sans
futur lO8 • Pour Origène donc les êtres raisonnables et le monde péché, mais la chute dans l'union sexuelle l'est.
sensible ont eu un début et le monde sensible aura une fin, à Ceux qui se souviennent du monde supérieur - la rémi-
l'apocatastase, quand "le Fils remettra son Royaume au Père"l09 : niscence platonicienne - se le rappellent à partir des beautés
le monde des êtres raisonnables n'aura pas de fin puisqu'il est d'ici-bas, qu'ils ne méprisent pas parce qu'elles en sont le
destiné à la vie future ; quant au monde divin, y compris le reflet. Mais pour ceux qui en restent à ce monde-ci le désir du
monde intelligible contenu dans le Fils, il n'a pas eu de début ni bien entraîne la chute 112 • Suit l'explication du mythe de la nais-
n'aura de fin. Son éternité équivaut-elle seulement à un temps sance d'Eros, fils de Poros et de Penia, dans le Banquet, le jour
de la naissance d'Aphrodite qui est dite ailleurs, mais non ici,
104. ComJn II, 10 (6), 73 ss.
105. PArch II,9,2,31. 110. A propos d'"instants de raison" chez Origène comme chez Plotin voir ce
106. Sur Jérôme voir notre article "Jérôme traducteur du Peri Archon que nous disons dans le premier chapitre: PArch l, 3,4, 129-135 remarque
d'Origène" dans Jérôme entre l'Occident et l'Orient publié par Yves Marie Duval, qu'on est obligé parfois à employer des termes à signification temporelle alors
Paris 1988, 153-161. qu'il s'agit de réalités supratemporelles. Autres textes: le monde actuel est par-
107. PArch II, 3, 3, 130. fois comparé devant Dieu à un seul jour: SerMt 111, 232, 13 ; Fragm. Mt 396
108. Pour Jérôme voir SC 269, 105-106 note 13. Pour Rutin PArch III, 5, 3, 72. (tout l'éon à partir de la faute d'Adam est un seul jour), 432 (cet éon est appel
109. 1 Co 15, 24. Sur l'exégèse origénienne de ce texte cf. H. CROUZEL, et préparation) ; ComMt XV, 31, 442, 22 ; HomJr XII, 10, 4 et 27. Encore
"'Quand le Fils transmet le Royaume à Dieu son Père' : l'interprétation PEuch XXVII, 13: aujourd'hui désigne l'éternité, hier le siècle passé. ComRm
d'Origène", Studia Missionalia 33 (Rome 1984), 359-384 ; "Origène a-t-il tenu V, 7, 1036 D : la mort n'est pas éternelle comme l'est la vie.
que le règne du Christ prendrait tin ?", Augustinianum 26, Rome 1986,51-61. 111. Banquet 202 d 13.
Réédités dans: Lesftns dernières selon Origène, Variorum, 1990. 112. III, 5 (50), 1.
340 341
mère d'Eros. TI y a deux Aphrodites, la céleste née d'Ouranos et Us participent à une certaine matière, non à cette matière-ci, car
une autre, née de Zeus et de Dioné, qui est préposée aux ils tomberaient alors sous les sens : ils ont des corps aériens ou
mariages d'ici-bas. La céleste représente l'Ame du Monde et reste ignés et une matière intelligible (VOnn1v). Cela suppose que leur
là-haut, sans pouvoir venir ici-bas, parce qu'elle est complètement nature soit différente d'eux, car ce qui est complètement pur
séparée de la matière, qu'elle veut se fIXer à l'Intelligence et que ne se mêle pas aussitôt à un COrpS117. Né de Pénia, l'indigence,
c'est ainsi qu'elle engendre Eros. Cet Eros est tout entier tendu Eros est un être qui reste indéterminé et toujours insatisfait, ce
vers le désir d'en haut, se remplissant de la contemplation du qui est le cas de tout démon, mais il peut se procurer ce qui lui
beaullS. Donc l'Ame du Monde, Aphrodite céleste, contemple de manque à cause de la nature de la raison 118• Eros est le désir de
toute sa force l'Intelligence et c'est ainsi qu'elle engendre Eros, l'âme vers le meilleur, une réalité mêlée d'indigence qu'il veut
l'Eros de l'Ame d'en haut, séparé lui aussi de la matière. Cet Eros combler, il n'est pas sans ressources puisqu'il cherche ce qui
est oeil: epwC; / opàv, étymologie prétendue. Mais l'Aphrodite manque à son être: il ne manque pas cependant tout à fait du
inférieure engendre l'Eros inférieur, préposé lui aussi aux bien, car alors il ne le rechercherait pas. Né de Poros et de
mariages. TI peut ramener vers le haut les âmes des jeunes dans la Pénia il y a en lui le manque et le désir: le souvenir des raisons
mesure où elles se souviennent - la réminiscence - des choses se réunissant dans l'âme a engendré l'acte qui va vers le bien et
d'en haut. "Car toute âme désire le bien, même celle qui est est Eros. Sa mère Pénia signifie que le désir vient du manque :
mêlée (à la matière) et devenue l'âme d'Un Tel; parce que celle-ci c'est la matière qui est le manque et l'indéterminé avec le désir
(la terrestre) est à la suite de celle-là (la céleste) et en vient"114. TI y a du bien. L'Eros matériel est un démon né de l'âme en tant
non seulement l'Aphrodite céleste avec son Eros, mais autant qu'elle manque du bien et le désire l19 •
d'Aphrodites et d'Eros particuliers que d'êtres individuels _ y
Les allusions à l'amour que contiennent les autres textes
compris les animaux! -, l'Eros étant l'acte de l'âme bonne qui
nous mettent toujours dans la perspective d'un amour qui est
s'efforce vers le haut. L'Eros de l'Ame d'en haut est un dieu qui
désir et non d'un amour qui serait don: c'est le désir de l'âme,
unit l'âme au bien, mais l'Eros de l'âme mélangée au corps un
115 celle du monde et l'individuelle, de rejoindre l'Intelligence.
démon . Plotin va rechercher quelle est la nature de ce démon et
Celui ou celle qui aime ici-bas essaie de se conformer à l'image
des démons en généraI d'après le mythe du BanqW!t . Mais inter-
que désire de lui ou d'elle l'amante ou l'amant: aussi tient-il à
préter Eros par le monde présente une série de difficultés 116. Les
participer aux vertus que l'autre apprécie le plus. Mais cela est
dieux sont impassibles et les démons ont des passions. Ils sont
une image et l'amour dont il est question ici n'est pas le désir de
éternels, ùtÔtouc;, mot qui peut seulement s'interpréter ici de
réalités d'ici-bas que cet amour est porté à mépriser, mais celui
l'absence de début et de fin, ils sont intermédiaires entre dieux et
des réalités d'en-haut120 • C'est là le seul véritable amour et non
hommes. Sont-ils uniquement dans notre monde et non dans
"ce qui est beau par une participation obscure", c'est-à-dire la
l'intelligible et les dieux dans l'intelligible et non dans notre
beauté d'ici-bas. Ici-bas l'aimable n'est pas la matière, mais la
monde? TI est préférable de penser qu'il n'y a pas de démon dans
forme venant d'en haut qui informe la matièrel21 • Le sommet de
l'intelligible, saufle "démon en soi", l'aùToôaiJ.lWv, qui serait dieu.
117. Ibid. 6.
113. Ibid. 2. 118. Ibid. 7.
114. Ibid. 3. 119. Ibid. 9, 1. 42 ss.
115. Ibid. 4. 120. VI, 7 (38) 31 ; 32 1. 24 ss.
116. Ibid. 5. 121. Ibid. 33.
342 343
la satisfaction de l'amour est l'union mystique l22. L'Un est aimé, Le traité du Beau, premier dans l'ordre chronologique (l,
amour et amour de soi, mais il n'est pas représenté comme 6) essaie de rendre l'émotion produite par le beau "au sujet des
23
aimane , ce qui est conforme à la position de Plotin sur le beautés plus élevées que la sensation n'a pas encore obtenu de
manque de connaissance dans l'Un. Mais s'il s'aime lui-même il voir, mais que l'âme voit sans organe et dont elle parle". On ne
faut bien lui accorder, puisqu'il y a "une telle inclination de lui peut la faire comprendre qu'à celui qui l'a déjà éprouvée et qui
vers lui" quelque chose d'ineffable qu'on ne peut pas dire, pour aime l28 . "Toute âme désire le bien mais, si quelqu'un l'a vu, il sait
rester fidèle à Plotin, connaissance, mais qui est cependant, en ce que je dis, comme il est beau". Il faut pour l'atteindre se
ôtant tout dualisme, un certain sentiment de soi. Mais il est objet dépouiller de tout ce qui est étranger à Dieu, c'est-à-dire de tout
d'amour, de "la passion amoureuse de voir de l'amant qui se ce que l'âme a revêtu dans sa descente vers les corps pour voir
repose dans ce qu'il aime"124. L'amour est connaturel (cnJJ.1<1>uToç) Dieu dans sa pureté. Quand on le voit on veut "se mélanger
ce que montre le mythe d'Eros s'unissant aux âmes: l'âme aime (OuyKEpao9Tjval)" à lui. On ne le désire pas seulement alors, mais
nécessairement le dieu Eros dont elle vient. En haut elle a l'Eros on l'admire pour sa beauté et on l'aime (èpéiv) d'un vrai amour
céleste, ici-bas le vulgaire (navôT)J.1oç) : de même il y a là-haut et on méprise tous les autres amours, on laisse tout pour ce seul
l'Aphrodite céleste, ici-bas la vulgaire qui est comme se prosti- spectac1e l29 . La beauté corporelle qui n'est qu'image doit être
tuant. Et toute âme est Aphrodite. L'âme aime Dieu selon sa pour cela délaissée, ce que n'a pas fait Narcisse. TI faut fuir vers
nature et veut lui être unie "comme une vierge ayant l'amour la patrie comme Ulysse échappant à Circé et à Calypso, vers
honnête d'un père honnête". Egarée dans sa descente ici-bas par notre patrie qui est notre vrai père et pour y aller il faut laisser
de fausses promesses de mariage concernant un amour mortel tout ce qui est terrestre l30 . Une description de l'extase ouvre le
elle est tourmentée par la privation du père. Si elle échappe aux traité sixième "sur la descente de l'âme dans les corps" (N, 8)131 :
mauvais traitements d'ici-bas elle a la joie de retourner au père. "Souvent m'éveillant à moi-même hors du corps et étant hors
Les amours d'ici-bas ne sont que des images décevantes de celui des autres êtres, mais à l'intérieur de moi-même, voyant une
du "vrai aimé à qui il est possible de s'unir en participant à lui et beauté la plus merveilleuse possible et ayant cru avoir alors la
en l'ayant vraiment sans être dissipé au-dehors par la chair"125. plus belle des destinées, ayant vécu une vie excellente et étant
La satisfaction de cet amour tout spirituel sera donc devenu une même chose avec le divin, installé en lui, en venant
à cette activité et m'installant sur tout le reste de l'intelligible,
l'union qui peut être anticipée dès ici-bas dans ce que la tradi-
après ce séjour dans le divin, redescendu de l'Intelligence dans
tion chrétienne postérieure nommera l'union mystique ou
le raisonnement, je me demande comment, alors et maintenant,
l'extase. Ce dernier terme est ambigu car il peut ne désigner
je redescends et comment pour moi l'âme se trouve à l'intérieur
que certains phénomènes physiques extraordinaires qui ne
du corps, étant celle qui est apparue en elle-même, bien que se
sont que des à-côtés de l'union. D'après Porphyre 126 Plotin attei-
trouvant dans un corps". Ce texte manifeste aussi le caractère
gnit cet état quatre fois pendant la période où Porphyre vécut
avec lui 127. passager de telles rencontres de Dieu -l'âme redescend -, le
"\ sentiment d'être dégagé du corps et celle de ne faire plus qu'un
122. Ibid. 34. avec Dieu. La ressemblance entre l'homme et Dieu rend
123. VI, 8 (39), 15, l. 1 ss. ; 16, l. 8 ss.
124. VI, 9 (9), 4, l. 18 ss. 128. 1,6 (1) 4, l. 1 ss.
125. Ibid. 9. 129. Ibid. 7.
126. PORPHYRE, Vie de Plotin, 23, l. 16 ss. 130. Ibid. 8.
127.263-268 environ. 131. IV, 8 (6), l, l. 1-11.
344 345
l'union possible: "par ce qui est semblable de ce qui est en nous contemplation. Et encore: "Il vient comme ne venant pas".
nous touchons Dieu, nous sommes avec lui, nous sommes sus- L'intelligence le voit par ce qui en elle n'est pas intelligence.
pendus à lui; nous nous y établissons, nous qui tendons vers là- "C'est donc une merveille, comment, ne venant pas, il est là et
haut"132. Nous pouvons parler de Dieu, mais non dire Dieu, car comment, n'étant nulle part, il n'y a rien nulle part où il ne soit
nous n'avons de lui ni connaissance ni pensée: nous parlons de pas"l36. La beauté de l'objet de cette contemplation rejaillit sur le
lui à partir de ce qui lui est postérieur. Nous pouvons l'avoir contemplateur qui lui aussi devient beau et, enivré de ce nectar,
sans pouvoir en parler. Ainsi les inspirés (èv90ucHwvn;ç) et les n'est plus un contemplateur, car "il n'y a plus un objet extérieur
possédés (1«hOX01), deux termes qui visiblement pour Plotin se et quelqu'un qui contemple de l'extérieur, mais celui qui voit
recouvrent, savent jusqu'à un certain point, semble-t-il, qu'ils avec acuité a en lui-même ce qui est vu, et ayant tout cela il igno-
sont habités par plus grand qu'eux, même s'ils ne peuvent pas re qu'il l'a, il le regarde comme si il était au-dehors parce qu'il le
dire qui c'est, et qu'ils sont autres que celui qui les meue33 • Les regarde comme des objets vus et parce qu'il veut les voir ... Il
images du toucher spirituel et de la vision d'une lumière qui est faut le transporter en soi-même, le regarder comme un avec soi
lui sont utilisées, mais il ne faut pas les prendre à la lettre. Mais et comme soi-même... "137. Il faut se faire un avec Dieu: si on veut
"comment cela se produit-il ?". La réponse est fameuse: garder ses distances et la conscience de soi comme individualité
"Supprime tout (lî<pEÀE n<ÎVTa )"134. En effet, écrit Plotin dans un on perd toue 38. Ici-bas la vie n'est constatée qu'obscurément:
autre passage: "Alors ne voyant pas, surtout alors (l'âme) voit; "là-haut elle est vue clairement : elle donne à celui qui la voit la
car elle voit la lumière. Les autres choses étaient lumineuses et vision et la puissance pour vivre plus et en vivant plus intensé-
non lumière. Ainsi l'intelligence se cachant de tout le reste et se ment pour voir et devenir ce qu'on voit"139. Devenir ce qu'on
recueillant dans son intérieur, ne voyant rien, contemple une voit, c'est aussi le thème mystique origénien de la contemplation
lumière qui n'est pas autre en autre chose, mais qui est apparue transformante, qui transforme le contemplateur à l'image du
subitement elle-même et d'elle-même, seule et pure en elle- contemplé. On trouve de même chez Origène, mais en moins
même, de sorte qu'on se demande d'où elle est apparue, du détaillé et en moins étudié, la succession des présences et des
dehors ou du dedans, et quand elle est partie l'intelligence dit : absences du Verbe.
elle était donc intérieure et elle n'était pas intérieure"u5.
Un tableau enthousiaste de la vie qui est dans l'Intelligen-
Affirmation et négation : leur contraste, continuellement utilisé
ce 140 conduit au conseil de dépasser l'Intelligence pour cher-
par Plotin, signifie à la fois la ressemblance et la différence avec
cher à atteindre l'Un 141 . Car si l'Intelligence et la Vie portent
les réalités humaines. On le retrouve dans ce qui suit immédia-
déjà la ressemblance du Bien, ils deviennent plus aimables
tement : "Il ne faut pas chercher d'où vient cette lumière, car il
encore lorsque la lumière du Bien les éclaire et les colore,
n'y a pas de lieu d'où elle vient: elle ne vient pas ni ne s'en va,
comme un visage, certes beau par lui-même, est transformé par
mais elle apparaît et n'apparaît pas. C'est pourquoi il ne faut pas
ce qui lui donne de la grâce et le rend aimable 142 . L'âme qui
la poursuivre mais rester calme jusqu'à ce qu'elle paraisse, se
préparant à la contempler, comme l'oeil attend le lever du
soleil". Il dépassera l'intelligence qui reste inactive dans sa 136. Ibid. 8.
137. V, 8 (31), 10.
138. Ibid. 11, l. 1.
132. V, 1 (10), Il, l. 13 ss; . 139. VI, 6 (34), 18, l. 24-26.
133. V, 3 (49), 14, l. 1 SS. 140. VI, 7 (38), 15.
134. Ibid. 17. 141. Ibid. 16.
135. V, 5 (32), 7, l. 29. 142. Ibid. 21-22.
346 347
cherche le contact de l'Un après s'être modelée par la vertu à la vient de lupso • Pour atteindre Dieu il faut que l'âme laissant tout
ressemblance de l'aimé dépasse et méprise les beautés d'ici-bas. le reste se tourne entièrement vers le dedans. Dieu n'est exté-
Puis elle monte143 jusqu'à la vision des formes, des intelligibles rieur à personne, mais il est présent à tous, même à ceux qui ne
contenus dans l'Intelligence, mais là elle ne trouve pas ce qui est le savent pas et qui fuient hors de lui, c'est-à-dire d'eux-mêmes.
le principe de ces formes, à savoir celui qui est sans forme, Seul celui qui s'apprend soi-même saura d'où il vient l5l • Dans
l'Un l44 • Pour l'atteindre il faut donc dépasser toutes les formes, les derniers chapitres des Ennéades, telles que les a arrangées
même spirituelles 145 . Lorsque l'Un vient à l'âme, il n'y a alors Porphyre, Plotin parle toujours de la contemplation de Dieu.
plus rien entre l'âme et l'Un: "ils ne sont plus deux mais un". Tant qu'on reste dans le corps elle ne peut être continue, ni
L'âme ne se sent plus elle-même, elle ne regarde plus elle, mais l'union de deux en un qui la constitue et la rend inexpri-
lui ; et elle méprise tout ce à quoi elle s'intéressait auparavane 46 . mable152 . C'est pourquoi rien ne peut être révélé à qui n'a rien
Elle ne pense plus. C'est l'image, que nous avons déjà rapportée, pu voir lui-même. Nous avons déjà rencontré la belle image de
du visiteur qui entrant dans une belle maison admire d'abord celui qui entre dans le temple, l'Intelligence, où se trouvent les
les beaux objets dont elle est remplie, mais dès qu'il a vu le statues, "le choeur des vertus", ou l'ensemble des intelligibles,
maître de maison ne contemple plus que lui et ne prête plus et le traverse pour atteindre le sanctuaire le plus secret du dieu,
attention au reste 147. Devenue à la fois spectateur et spectacle symbolisant le contact avec l'Un. Dans le sanctuaire il a trouvé
l'âme ne voit plus le bien de l'extérieur. "TI n'y avait plus (dans la "l'union avec ce qui n'est ni statue ni image, mais l'Un lui-
contemplation) d'une part ce qui est vu, de l'autre sa lumière, ni même" : elle est décrite par une série d'expressions: "Peut-être
intelligence ni ce qui est pensé, mais une clarté qui engendre n'était-ce plus une contemplation mais un autre mode de
cela ensuite et qui laisse être près d'elle. Lui-même (le Bien) est vision, extase, simplification, abandon de soi, désir de contact,
seulement une clarté engendrant l'Intelligence, sans s'éteindre repos, pensée soigneuse d'un ajustement, si en effet on
dans cette génération, mais restant la même, l'Intelligence étant contemple ce qui est dans le sanctuaire". On voit le principe
engendrée par le fait que l'Un est"148. Un peu plus loin Plotin fait par le principe et le semblable par le semblable. C'est en
appel à l'expérience de ceux qui ont contact avec le Bien149. entrant en elle-même que l'âme va vers l'Un. On se voit alors
La compréhension de l'Un ne vient donc pas de la scien- devenir lui, on a une ressemblance de lui et on passe de soi-
ce, mais d'une présence qui est meilleure que la science, car la même à lui comme l'image à son archétype. Mais quand on sort
science est discours. L'Un n'est présent ceux qui peuvent de la contemplation on retrouve les vertus d'où pourra recom-
le recevoir et s'y sont préparés, qui peuvent s'adapter à lui et mencer le voyage vers l'Un. "Telle est la vie des dieux et des
comme le toucher ou le contacter par suite de leur ressemblan- hommes divins et bienheureux, la séparation des autres choses
ce et parce qu'il y a en eux une puissance apparentée à ce qui d'ici-bas, la vie qui ne cherche pas le plaisir des choses d'ici-bas,
la fuite du seul vers le seul"153. C'est sur ce dernier mot emprun-
143. Ibid. 31.
té au Théétète de Platon l54 que s'achèvent les Ennéades selon leur
144. Ibid. 32. classement habituel selon Porphyre.
145. Ibid. 33.
146. Ibid. 34. 150. VI, 9 (9), 4, 1. 1 ss.
147. Ibid. 35. 151. Ibid. 7.
148. Ibid. 36. 152. Ibid. 10, l. 1 ss.
149. Ibid. 40,1. 1-2. Voir pareillement VI, 8 (39), 15, L. 1 ss. et Ibid. 19,1. 1 ss; 153. VI, 9 (9), Il, l. 16 ss.
VI, 9 (9), 9, L. 46. 154. Théétète 176 a 1-2.
348 349
Est-il question de prière chez Plotin? Nous avons déjà cité lui comme un trait et une blessure d'amour"162. Le thème mys-
un texte à propos de l'union mystique dans le chapitre consa- tique du trait et de la blessure d'amour, joignant ensemble Ct 2,
cré à la première hypostase. On trouve des prières aux astres- 5 et Is 49, 2, tous deux selon les Septante, et abondamment
dieux155 : ce n'est pas que l'astre prête attention à la prière, mais représenté dans l'oeuvre d'Origène, commence avec lui une
son objet se réalise par sympathie 56 • On voit Plotin prier "un longue carrière chez les mystiques chrétiens 163 . Il est à remar-
dieu" de le secourir pour la solution d'un problème157. Le texte quer, en opposition avec Plotin, que celui sur qui porte cet
que nous avons cité plus haut s'adresse à Dieu ou à "un dieu"l58. amour, c'est le Fils, la seconde personne, "image et splendeur
Ailleurs, "ayant invoqué le dieu qui a fait (la sphère du monde) du Dieu invisible"l64, l'intermédiaire, le médiateur, entre Dieu
dont tu es l'image, prie-le de venir. Qu'il vienne portant son et les hommes. Il en est ainsi de toute la mystique d'Origène
monde avec tous les dieux qui sont en lui"159. Il doit s'agir de et très largement de celle de tous les mystiques chrétiens: le
l'Ame du Monde. Il y a donc peu de chose sur la prière et on Père est atteint dans le Fils son Image et ils sont inséparables.
peut se demander comment elle pourrait s'adapter à l'idée qu'a Cet amour porte aussi sur "tout ce qui a été créé en lui", le
Plotin de la divinité. monde intelligible des réalités divines, mystères, idées et rai-
sons, dont les images sont perceptibles dans les réalités ter-
ORIGÈNE restres : la beauté de la création sensible doit élever l'âme vers
Le passage principal où Origène développe sa conception celle de la création intelligible et du Verbe qui la contient. Si
de l'amour est le prologue au Commentaire sur le Cantique des pour Plotin l'âme doit dépasser ce monde intelligible et
Cantiques 160. Il distingue un amour chamel que, selon la traduc- l'Intelligence où il se trouve, pour Origène au contraire elle
tion de Rufin, les poètes appellent Cupidon, c'est-à-dire Eros, et doit l'assumer dans le Fils par qui elle atteint le Père. Mais de
un amour spirituel, le premier correspondant à l"'image du ter- même qu'il peut y avoir dans le charnel un amour illicite qui
restre"161 selon l'homme extérieur, le second à l"'image du céles- ne porte pas sur le conjoint mais sur la prostituée, cela peut
te" selon l'homme intérieur. Ces deux expressions viennent de aussi se produire sur le plan spirituel lorsque son objet est
Rm 15, 49, mais contrairement à Paul qui voit dans le Terrestre constitué par les "esprits de méchanceté" et non par l'Esprit-
Adam opposé au Céleste, le Christ, Origène la plupart du temps Saint et par le Verbe, Epoux fidèle de l'âme. Origène pense
désigne comme le Terrestre le Diable. "L'âme est menée par un alors constater une différence de vocabulaire dans l'Ecriture,
amour (amor) et un désir (cuPido) céleste lorsque ayant vu la beau- privilégiant caritas et dilectio (= àyaTlll) comme plus spirituels
té et la grâce du Verbe de Dieu elle aime sa beauté et reçoit de que cupido ou amor (Ëpwç) et il donne de cela quelques exem-
ples bibliques, tout en précisant que cette constatation n'a
155. IV, 4 (28), 30, 1. 3. De même ibid. 38, 1. 3 : "les prières soit simples, soit rien d'absolu et que l'on trouve aussi amor et amare pris dans
chantées avec art". Ibid. 40 : contexte de magie. un sens spirituel. Il ne faut donc pas s'attacher trop fortement
au mot utilisé. Mais Dieu est dit caritas, charité 16\ et aimer,
156. Ibid. 41, 1. 1 et 42,1. 3.
157. IV, 9 (8), 4, 1. 6.
158. Pareillement V, 1 (10), 6, 1. 8. Il invoque Dieu (ou un dieu) "non avec une
parole sonore, mais avec l'âme, en nous étendant dans une prière vers lui, pou- 162. ComCant Prol. 67, 7.
vant le prier seul à seul. 163. H. CROUZEL, "Origines patristiques d'un thème mystique: le trait et la
159. V, 8 (31), 9, 1. 13 ss. blessure d'amour chez Origène". Kyriakon, FestschriJt Johannes Quasten (Patrick
160. ComCant 66,24 à 75, 2. Sur l'amour chez Origène: Henryk PIETRAS, Granfield and Joseph A.Jungmann). Münster i. W. 1970, l, 309-319.
L'amore in Origene, Studia Ephemeridis "Augustinianum" 28, Roma 1988. 164. ComCant Prol. 67,10.
161. Voir notre Théologie de l'Image de Dieu chez Origène, p. 182-189. 165. 1 Jn 4, 7-8.
350 351
c'est être né de Dieu et connaître Dieu. La charité vient de Dieu. aimer, non seulement lui, mais les vertus, tous les biens conte-
C'est donc Dieu, c'est-à-dire toujours chez Origène le Père, car nus en son Fils, en second lieu, au sens large et dérivé, à l'amour
c'est là son nom propre -le mot Dieu n'incombe au Fils que du prochain, qui est à aimer comme nous nous aimons nous-
comme un attribut sans article, non comme un nom propre, car mêmes, en troisième lieu au faux amour porté à l'argent et au
il reçoit du Père sa divinité, et c'est aussi le cas du Nouveau plaisir qui mènent à la corruption et à l'erreur. Car Dieu n'a pas
Testamenrt66 - qui est charité et l'origine de la charité. De lui la donné à l'homme les réalités sensibles pour qu'il les aime, mais
charité passe à celui qui est né de lui, le Fils, et qui est venu en ce pour qu'il les utilise. Les aimer c'est dénaturer en l'appliquant
monde. Père et Fils sont donc charité, mais la charité est une au terrestre et au caduc cette puissance de la charité qui vient de
réalité unique, donc Père et Fils sont un. Charité devient alors Dieu. Cette affirmation et le paragraphe qui la suit montrent
un des titres, une des e111volal, du Fils, et là où est la charité, là se que le faux amour qui va vers le sensible est un abus de celui
trouve Dieu, Père et Fils. Cette charité ne porte pas sur des dont Dieu nous a donné le pouvoir, mais qu'en dernière analyse
objets matériels et corruptibles : elle est immortelle puisque le tout amour vient de Dieu.
Dieu-charité est immortel. En ce qui concerne l'homme le pre- Il y a donc une gradation de l'amour de l'homme qui doit
mier précepte est d'aimer Dieu, Père et Fils, "de tout son coeur, porter d'abord sur Dieu et son Verbe et qui est alors absolu,
de toute son âme, de toutes ses forces"167. Dieu, Père et Fils, puis sur le prochain tout entier, mais de façon "ordonnée" selon
demande de nous pour lui le même amour que celui qu'il nous la proximité et la vertu de chacun. Cela est développé par deux
porte ; cette charité, que nous recevons de lui et que nous lui paragraphes déjà signalés sur l'"amour ordonné"170. Nous
retournons, nous unit à lui. Elle fait pour nous de tout homme n'entrons pas ici sur les controverses soulevées par cet "amour
notre prochain, ce qu'il est déjà par la nature et qu'il devient ordonné" qui a eu au Moyen Age toute une postérité 171 , mais
encore davantage par là : "C'est pourquoi il faut savoir que la qu'on a accusé de sacrifier la gratuité de l'amour chrétien172.
charité de Dieu tend toujours vers Dieu dont elle tire son origi-
Signalons dans le passage que nous venons d'expliquer
ne et regarde vers le prochain auquel elle participe, en tant qu'il
une belle comparaison dont on trouve l'équivalent chez Plotin :
est lui aussi créé dans l'incorruption"l68. Aussi ne peut-on appli-
voici les deux textes. Chez Plotin : "Comme ici-bas ceux qui
quer qu'abusivement le terme d'amour à l'argent ou à la prosti-
aiment se conforment dans leurs attitudes à la ressemblance de
tuée. De même que l'appellation "Dieu" convient en premier
l'aimé et disposent convenablement leurs corps et leurs âmes à
lieu à la Trinité, en second lieu au sens large aux "dieux" dont
sa ressemblance, parce qu'ils ne veulent pas être inférieurs,
parle le Psaume 81 (82), ceux à qui, selon Jésus, "est parvenue la
selon leur possibilité, à l'aimé en tempérance et dans les autres
parole de Dieu"l69, c'est-à-dire aux puissances célestes, et aussi
vertus - ou ils seraient repoussés par les aimés qui ont ces ver-
aux justes suivant d'autres explications d'Origène, en troisième
tus - et ce sont eux qui peuvent être unis, de même l'âme aime
lieu, non plus au sens large, mais faussement, aux dieux du
l'Un ... ". Et chez Origène 174 : "Supposons par exemple une
paganisme qui sont en réalité des démons ; de même le mot
"charité" convient d'abord à Dieu qui nous donne de pouvoir 170. Sur Cant 2,4 selon les LXX: HomLe XXV; ComCant III, 186, 13 - 191,22.
171. Hélène PETRE, "Ordinata cari tas : Un enseignement d'Origène sur la cha-
rité", Recherches de Science Religieuse, 42, 1954,40-57.
166. Voir Karl RAHNER,,&rits Théologiques, Paris 1959, pp. 93-96. 172. W. J. P. BOYD, "Origen's Concept of the Love of Gad", Studia Patristica
167. Lc 10,27. XIv, Texte und Untersuchungen 117, 1976, 110-116.
168. ComCant Pral 70, 29. 173. Enn. VI, 7 (38),31,1. 11-17.
169.Jn 10,35. 174. ComCant Pral. 73, 12-21.
352 353
femme brûlant de l'amour d'un homme et désirant être admise à taine audace", dirait Origène, que dans l'amour de Dieu
s'unir à lui, ne fera-t-elle pas toutes choses et ne gouvernera-t-elle pour l'homme il y a un certain éros puisque Dieu désire une
pas tous ses mouvements selon ce qu'elle sait plaire à celui qu'elle réponse d'amour de la part de l'homme et que cette réponse
aime, de peur que, si elle faisait quelque chose contre sa volon- est nécessaire pour le salut. Bien qu'Origène ne présente
té, cet homme excellent ne refuse et ne daigne pas s'unir à elle? aucune distinction claire entre amour-désir et amour-don, le
Pourra-t-elle, cette femme qui brûle de l'amour de cet homme, passage du Commentaire sur le Cantique des Cantiques que
de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, com- nous avons expliqué se tient sur le plan de l'agaPè : l'amour
mettre un adultère alors qu'elle sait qu'il aime la chasteté, un jailli en quelque sorte de Dieu et de la Trinité, bien que Dieu
homicide alors qu'elle le sait doux, un vol alors qu'elle connaît soit considéré comme sans désir : il en unit les personnes et
sa générosité, ou convoiter le bien d'autrui, elle dont tous les se déverse sur les créatures raisonnables, anges et hommes,
désirs sont occupés par l'amour d'un tel homme ?". Comme d'où il revient vers Dieu. Quand on essaie d'analyser l'amour
seuls Dieu et son Christ sont à aimer "de tout son coeur, de chrétien on ne peut séparer complètement ces deux aspects.
toute son âme et de toutes ses forces et qu'aimer de la sorte une Ajoutons que dans l'Antiquité, même chrétienne, ces deux
créature même humaine serait idolâtrie - voir les deux passages termes n'ont pas un sens aussi tranché que sous la plume
indiqués plus haut sur l'amour "ordonné" -, cet "homme excel- des modernes: le vocabulaire et sa signification sont plus
lent" ne peut être que le Christ. fluents.
A. Nygren 175 constate qu'Origène, tout en percevant le A propos de la mystique d'Origène nous n'avons rien à
caractère propre de ce que Nygren, comme les philosophes et ajouter à ce que nous avons expliqué dans le premier cha-
théologiens de notre temps, nomme l'agaPè, c'est-à-dire l'amour- pitre. Un dernier mot cependant sur la prière selon Origène
don, ne peut s'empêcher de le confondre avec l'éros platonicien, qui présente tous les caractères de la prière chrétienne. Elle
l'amour-désir. Ce jugement repose, à notre avis, sur une concep- est expliquée en détail dans son Traité de la Prière, le second
tion insuffisante de l'amour chrétien. Un amour qui serait de la écrit de ce genre de la tradition chrétienne, rédigé un peu
pure agaPè, séparé de tout éros, est inconcevable. Conçoit - on après celui de Tertullien et un peu avant celui de Cyprien,
que la créature que nous sommes, tenant tout de Dieu, puisse avec comme chez les deux autres un commentaire du Pater
lui dire: "Je veux tout donner et non recevoir" ? Alors que nous Noster. Dans les nombreuses homélies d'Origène les prières
ne donnons que ce que nous avons reçu !' Ce serait là un acte sont fréquentes, surtout pour demander à Dieu la lumière
d'hybris, par lequel la créature se mettrait sur le plan même de nécessaire pour comprendre le passage expliqué. D'autre part
Dieu. Il serait en contradiction avec l'acte d'adoration par lequel toutes se terminent par une doxologie suivant des formules
nous nous tenons devant Dieu comme des indigents, avec l'acte
venues du Nouveau Testamene 76 • Dans les écrits plus "scienti-
d'espérance par lequel nous espérons recevoir de Dieu les biens
fiques" on trouve aussi des prières: par exemple au début du
célestes, et avec le désir de l'union mystique qui est éros et agaPè
livre XX du Commentaire sur jean l77 pour demander à Dieu
tout ensemble. En fait dans l'acte d'amour du chrétien, envers
l'inspiration. Plus étonnantes pour un moderne, trop habitué
Dieu et aussi envers le prochain et les créatures, l'éros ne se
sépare pas de l'agaPè. On pourrait même dire "avec une cer-
176. Voir H. CROUZEL, "Les doxologies finales des homélies d'Origène selon
le texte grec et les versions latines", Ecclesia OTans : Mélanges A. G. Hamman,
175. A. NYGREN, Eros et AgaPè, traduction de P. Jundt, II/l, Paris 1952, p. publiés par Mgr Victor Saxer, Augustinianum 20/1-2, 1980, p. 95-107.
153-178. 177. XX, l, 1,3-12.
354 355
Mais cette raison a son rôle dans la création et le gouverne-
à séparer la science de la piéte 78 , sont dans le Peri Archon lui-
ment du monde. L'Intelligence donnant quelque chose d'elle-
même une exhortation à la prière et trois doxologies 179 •
même dans la matière a fait toutes choses sans s'agiter et calme-
ment : ce quelque chose c'est la raison qui découle de
16. La raison l'Intelligence et qui en découle toujours, tant que l'Intelligence
PLOTIN est présente dans les êtres. Alors un rapprochement est fait entre
cette raison et la raison séminale, celle qui est dans la semence et
Outre le sens de Àoyoç comme équivalent d'eTBoç ou
contient déjà tout ce qui sera dans le vivant, mais d'une manière
d'iBéa, il faut signaler un même emploi du même mot comme
pacifique, sans que les germes de ces différents éléments soient
une sorte d'intermédiaire entre l'Intelligence et l'Ame.
en lutte les uns contre les autres. Pareillement d'une seu1e Intelli-
L'Intelligence est toujours dans un acte stable : le mouvement
vers elle et autour d'elle est l'oeuvre de l'Ame et une raison gence et de la raison qui vient d'elle naît cet univers. Mais parmi
venant de l'Intelligence fait de l'Ame une Ame intelligente, ses parties les unes sont en accord avec d'autres, les autres en
sans qu'il y ait une autre nature entre l'Intelligence et l'Ame. Il opposition, volontairement ou involontairement, se faisant du
n'y a pas à distinguer plusieurs intelligences, l'une qui pense et malles unes aux autres: cependant de tout cela se fait une seu1e
l'autre qui pense qu'elle pense, et à supposer que la première harmonie et une organisation unique. Cet univers n'est pas
ne ferait que penser sans avoir conscience qu'elle pense. comme l'intelligible intelligence et raison mais il participe aux
L'intelligence nécessairement dans son acte de penser se possè- deux. L'harmonie vient du concours de l'Intelligence et de la
de et se voit elle-même. Il n'y a aucune dualité entre penser et nécessité, la seconde tirant vers le bas et menant à la déraison, la
penser qu'on pense. Quand on fait venir la raison de première commandant cependant à la seconde. Le monde intel-
l'Intelligence et qu'ensuite on dit qu'il y a dans l'Ame une autre ligible n'est que raison, mais il ne peut y avoir un second monde
raison venant de cette raison pour que cette raison soit entre intelligible dans le même cas. Le monde inférieur est un mixte,
l'Ame et l'Intelligence, on prive l'Ame du penser si elle fait de matière et de raison, mais c'est l'Ame qui préside au
n'obtient pas la raison de l'Intelligence mais de quelque autre mélange181 • S'il y a dans le monde du mal avec le bien, c'est aussi
chose entre elles et elle n'aurait alors qu'une image de la rai- la volonté de la raison : la variété est voulue par ellel82 • De l'état
son, non la raison elle-même; l'Ame ne connaîtrait pas de lutte qui sévit dans le monde c'est la raison plus que la matiè-
83
l'Intelligence et ne penserait pas du tout. La raison n'est donc re qui est responsable et tout cela se justifie •
pas une entité comparable à l'Intelligence et à l'Ame qui serait Un autre passage parle de la nature et de l'origine de la
située entre les deux, mais ce par quoi l'Intelligence rend l'âme raison. Elle n'est pas l'intelligence pure ni l'Intelligence en soi,
intelligentel80 • elle n'appartient pas à la race de l'âme pure, mais elle dépend de
l'Ame et est comme une illumination venue des deux, l'Intelli-
178. Voir à la page 141-142 la note de la traduction allemande de Karl SCHNIT-
ZER, Origenes tWer die Gmndkhren der Glaubenwissenschnjt, Stuttgart1835 : selon le
gence et l'Ame, l'Ame disposée selon l'Intelligence: toutes deux
procédé habituel en la maùère il y voit un ajout de Rufin, sans remarquer que ce engendrent cette raison comme une vie ayant calmement une
passage correspond d'assez près à la finale de la Lettre d'Origène à Grégoire le certaine raison. Etre doué de raison est être doué de forme, car
Thaumaturge, § 4 (ou 3).
179. L'exhortation à la prière se trouve en PArch II, 9, 4, 115-120 ; les trois
doxologies en Ibid. 111,5,8, 243 (laùn) ; IV, l, 7, 221 (grec), 251 (latin) ; IV, 3, 18l. III, 2 (47), 2, 1. 15 ss.
14,475 (latin). 182. Ibid. 11-12.
180. II, 9 (33), l, 1. 29-63. 183. Ibid. 15, L. 6.
356 357
l'acte qui se produit selon la vie peut les former. Cette raison La raison universelle contient le mal et le bien qui en sont
vient d'une Intelligence unique et d'une vie unique, l'une et des parties. Ce n'est pas la raison universelle qui les engendre
l'autre étant complètes, elle n'est ni une vie complète ni une mais elle est avec eux. Les raisons sont l'acte d'une âme univer-
intelligence une qui serait complète sous tous les rapports et se selle et leurs parties l'acte de ses parties. L'âme étant une et
donnerait tout entière à ceux à qui elle se donne. C'est juste- ayant des parties, il en est de même des raisons, de sorte que les
ment parce qu'elle ne se donne pas tout entière qu'elle oppose actes sont leurs derniers produits187 • La raison suit l'Ame univer-
entre elles les parties de l'univers et les met en état de guerre, selle et cette Ame l'Intelligence et l'Intelligence n'est pas un seul
dans un drame qui est cependant accordé en une seule harmo- être, mais tous c'est-à-dire une multiplicité. La raison de l'ani-
nie, faisant l'union entre les couples de contraires. Pour pou- mal, même s'il a une âme, n'est pas celle dont vient la raison et
voir opérer entre eux cette harmonie, cette raison doit être toute cette raison devient plus petite quand elle se hâte vers la
unique: sans cela elle ne ferait pas un ensemble l84 • matière 1ss• L'Homme n'est pas seulement ce qu'il a été fait, mais
C'est la raison qui donne à chacun son sort ici-bas. Cette affir- il a un autre principe libre qui n'est pas en dehors de la provi-
mation contient deux conséquences difficiles à concilier. D'une dence ni de la raison universelle. Un peu plus loin sont distin-
part il y a des méchants et ils ne sont donc pas tels par eux-mêmes. guées une raison créatrice d'une autre qui adapte les réalités
D'autre part chacun va selon la nature et selon la raison, ayant le supérieures aux êtres créés: il s'agit d'une part de la providence
lieu qui convient et qu'il a choisi. Fatalisme ou libre arbitre, ce n'est d'en-haut, d'autre part de celle qui en dérive, l'autre raison liée à
pas clair. A moins de supposer que, selon ce qui suit, la raison, sem- la première, et des deux découlent toute la combinaison et la
blable à l'auteur d'un drame, distribue son rôle à chacun des providence tout entière. Les hommes ont donc un autre princi-
acteurs et que ce dernier s'en acquitte bien ou mal. De toute façon pe, mais tous n'usent pas de tous ceux qu'ils ont: les uns de
unique est la raison de l'univers l85 • L'incertitude revient à la fin du celui-ci, les autres de celui-là ou de ceux-là qui sont inférieurs l89 •
paragraphe suivant: "Si donc il est absurde d'introduire des âmes y a-t-il distinction ou continuité entre cette raison qui est partici-
qui feront les unes le bien les autres le mal - nous priverions la rai- pée par chaque homme et la raison séminale qui exprime la
son du bien en lui enlevant le mal -, qui empêche de faire des puissance de croissance qui se trouve dans chaque germe de
actions des acteurs comme des parties de ce drame-Ià, et aussi de la vivant? TI semblera d'abord que la cause n'est plus dans la raison
raison qui est dans tout l'univers ici-bas, le bien et son contraire, de mais plutôt dans la matière, et que la matière, non la raison,
sorte qu'ainsi le rôle vienne à chacun des acteUrs de la raison elle- l'emportera; ensuite ce sera le substrat (unOKElI-1EvOV) de la
même, d'autant plus parfait qu'est le drame et que tout dépend de matière dont il a été façonné. Mais ce substrat au début, c'est la
la raison ? Mais pourquoi faire le mal ? Et les âmes plus divines ne raison et ce qui est né de la raison et est selon la raison; de sorte
sont-elles rien dans l'univers? Mais toutes sont des parties de la rai- que ce n'est pas la matière qui dominera, puis le façonnage. Et
son. Est-ce que les raisons sont toutes des âmes ou pourquoi les dans un contexte de métempsycose, le raisonnement continue :
unes sont des âmes, les autres seulement des raisons, toute la raison le fait d'être tel peut se ramener à la vie antérieure, comme si on
étant une âme" ? Ces dernières interrogations ne sont pas faciles était devenu faible à la suite de ce qui précède par rapport à ce
à situer dans l'ensemble de la doctrine l86 • qui était avant cette raison, comme si l'âme était devenue plus
184. Ibid. 16, l. 12 ss. 187. III, 3 (48), 1,1. 1 ss.
185. Ibid. 17, l. 8 ss. 188. Ibid. 3, 1. 20 ss.
186. Ibid. 18, l. 18 ss. 189. Ibid. 4, 1. 6 ss.
358 359
faible; mais plus tard elle brillera. Et que la raison soit dite avoir participe à la nature intelligible et est mélangée de forme (dôoç)
aussi en elle la raison de la matière qu'elle travaille pour elle- et d'indétermination, ce qui est l'état de l'âme avant d'atteindre le
même, donnant à la matière sa qualité selon elle ou l'ayant trou- Bien: c'est ainsi qu'est engendré Eros. Ou en d'autres termes une
vée en accord. Car la raison (séminale) du boeuf ne peut être raison est venue dans ce qui n'était pas raison avec un désir
trouvée ailleurs que dans la matière du boeuf: de là (Platon) imparfait et une existence obscure et cela donne un engendré qui
90
die que la raison est entrée dans les autres animaux comme si est déficient, une raison qui n'est pas pure parce qu'elle a en elle
l'âme était devenue autre et que la raison s'était modifiée pour un désir indéterminé, irrationnel et indéfini qui ne sera jamais
devenir par exemple une âme de boeuf, alors qu'auparavant elle satisfaie95 . Poros, le père d'Eros, représente la raison universelle l96,
était celle d'un homme l91 . la raison de ceux qui sont dans l'intelligible et dans l'Intelligence,
Tout ce qui est dans le monde intelligible est raison et au- la raison qui est dans l'Ame venant de l'Intelligence, la raison pro-
dessus de la raison, car c'est Intelligence et Ame pure ; de là duit de l'Intelligence et "hypostase" après l'Intelligence. Mais en
vient la providence, et ce qui est dans l'Amé pure et ce qui va de quel sens la raison est dite un6crrocnç, alors que cela, semble-t-il, a
là dans les vivants. La raison vient divisée non également : elle été nié plus haut? L'Ame unie à l'Intelligence et existant par elle
ne fait pas des êtres égaux comme en chaque vivant. Tout ce est dite rassasiée de raisons 197.
que fait la raison de la providence est aimé des dieux. Dans l'ani- Quel rapport a la raison avec la nature (<J>Ucnç) ? La raison,
mal c'est la raison qui guérit les blessures. Les maux ne viennent dirait-on, est immobile, la nature autre que la raison est mue. La
pas de la providence, mais de nous. L'oeuvre de la providence nature est forme (dôoç), non composée de matière et de forme.
est en accord avec la raison. Mais le sujet peut agir selon la rai- Ce n'est pas le feu qui enflamme la matière, mais une raison.
son ou contrairement à elle, comme le ferait le malade qui suit Des raisons agissent dans les animaux et les plantes, la nature est
ou ne suit pas les prescriptions du médecin l92 . Mais le mot Àoyoç une raison qui fait une autre raison, son produit, donnant
qui exprime la raison séminale a un sens très proche de celui de quelque chose au substrat, la matière, mais restant immobilel98 •
forme. Les êtres sont composés de forme et de matière: Elle produit en restant elle-même immobile et elle est ainsi
en voyant la forme et la raison on voit ce qui est formé. On ne contemplation (gewpia). L'action se fait selon la raison mais est
voit pas pareillement l'animal intelligible - c'est-à-dire la forme autre qu'elle, bien que la raison y préside. C'est parce qu'elle est
ou raison dans l'intelligible - et l'animal composé - celui d'ici- contemplation, objet de contemplation et raison qu'elle agit 199.
bas, matière et forme - mais on voit la raison' de l'animal dans le La nature de l'univers a fait toutes choses avec beaucoup d'art à
composé qui informe ce qui lui est inférieur, la matière. Les l'imitation de ce dont elle avait les raisons, puisque chaque
actions et dispositions de l'animal sont mélangées de raison et chose était ainsi une raison dans la matière, une raison formée
de
selon celle qui existe avant la matière : c'est dire que la raison
Dans l'interprétation du mythe de la naissance d'Eros qui informe la matière en chaque être est issue d'une autre rai-
dans le Banquet 194 Poros est enivré de nectar et s'unit à Pénia qui son qui est dans l'intelligible. Celle-là ne peut exister sans celle-ci
190. Timée 42 c 3-4. 195. III, 5 (50), 7, L. 1 ss.
191. III, 3 (48), 4, 1. 29 ss. 196. Ibid. 8, 1. 3.
192. Ibid. 5, 1. 16 ss. 197. Ibid. 9, 1. 1 ss.
193. PLATON, Timée, 47 e 5 - 48 al: 111,3 (48), 6, 1. 2 ss. 198. III, 8 (30), 2, 1. 19 ss.
194.203 a - 204 c.. 199. Ibid. 3, 1. 1 ss.
360 361
et celle-ci ne peut descendre ici-bas200. Sur les rapports de la raison (l'esprit) de Dieu; celle de raison que l'on trouve dans la philoso-
avec l'Intelligence et l'Ame nous lisons aussi que l'hypostase de phie grecque à partir d'Héraclite et des stoïciens. Le Logos divin
l'Ame vient de l'Intelligence et que sa raison est en acte quand est donc pour Origène la Parole et la Raison divines et dans
l'Intelligence est vue par elle201-202. L'Ame qui vient de l'Intelligence l'impossibilité où il se trouve de rendre les deux sens par un
a la vertu en communiant à la raison qui découle d'elle. même terme comme dans l'original grec Rufin emploie une
La notion de ÀOyoç au sens de raison - nous laissons de périphrase, verbum vel ratio par exemple204 , ou d'autres expres-
côté celui de parole et tous ses à-côtés pourtant bien représentés sions équivalentes, formées de verbum ou de sermo et de ratio.
dans les Ennéad.es - est donc complexe. Il y a d'abord la Raison Cette raison n'est pas à interpréter dans le sens purement "natu-
au sens absolu, issue de l'Intelligence et intermédiaire entre elle rel" des scolastiques, mais a toujours un sens "surnaturel" pour
et l 'Ame, un intermédiaire qui, malgré le passage signalé plus employer une distinction rarement attestée chez Origène, sewe-
haut, n'est pas une hypostase comme les deux autres, mais ment deux fois205. C'est la raison divine. Or c'est parce qu'il est
appartient à l'intelligible joint à l'Intelligence. Cette Raison a Logos, sa seconde èntVOlU après celle de Sagesse206, que le Fils
son rôle, avec l'Ame, dans l'organisation du monde. C'est ainsi fait des créatures "raisonnables", anges et hommes, des ÀOYU(Q,
que procèdent d'elle, séparées et non séparées à la fois selon un celles du moins qui n'ont pas comme les démons renié leur rela-
schème constant chez Plotin, d'autres raisons qui se confondent tion au Logos pour devenir des uÀoya, des "déraisonnables". La
plus ou moins avec les formes, dÔT) et quelquefois mat - quand relation que, selon Plotin, la seconde hypostase, l'Intelligence, a
n'a pas le sens de figure extérieure - et informent la avec la troisième, l'Ame du Monde, en la rendant "raisonnable",
matière pour produire les êtres. Mais dans ces ÀOyOl informa- on la retrouve ici entre le Logos et ce qui correspond chez
teurs il faut aussi distinguer deux catégories : une raison origi- Origène à la troisième hypostase plotinienne, que ce soit l'âme
nelle qui reste immobile et une autre raison qui en procède et humaine unie au Verbe que le Logos rend "raisonnable"
qui informe directement l'objet. comme les autres âmes, soit le Saint Esprit qui tient du Verbe sa
participation à toutes les ènivolUl, donc à celle de Logos207 • Cette
ORIGÈNE Parole-Raison qui est le Fils a son rôle dans la création du
On trouve chez Origène comme chez Plotin une Raison monde, puisque la création est, comme tout ce que fait Dieu
contenue dans la Sagesse et des raisons qui se trouvent dans les l'oeuvre commune des trois personnes208 : il en est de même
êtres et sont en relation avec les E1ÔT), iÔÉal, àpXat, de la créa- pour le gouvernement de la création, la providence, qui incom-
Le mot ÀOyoç aux significations multiples en a deux prin- be aussi pour Origène à la Trinité entière. Si la chute primitive
cipales, Parole et Raison. Dans le Logos divin des Pères grecs des êtres raisonnables, parce qu'elle s'est produite à des niveaux
convergent et se joignent ces deux significations premières : divers, est cause de la variété considérable de ce monde et des
celle de Parole, le Debar lahwe, dominante dans la tradition êtres raisonnables eux-mêmes, une certaine harmonie est réta-
hébraïque et reprise par les écrits johanniques, qui exprime blie par Dieu qui "avec l'art ineffable de sa sagesse... ramène (ces
l'action de Dieu dans l'univers, de même que la ruah, le souille créatures) d'une certaine façon à un unique accord, dans leurs
204. Ibid. l, 2, 4, 82.
205. CornJn l, 37 (42),273 ss. ; CCels V, 23, 18.
200. IV, 3 (27), Il, L. 8 ss. 206. PArch l, 3, 8, 272.
201-202. V, 1 (10), 3, 1. 15. 207. CornJn II, 10 (6), 76.
203. PArch l, 2, 2, 54. 208. PArch l, 3, 7, 246 ; l, 3, 8, 278.
362 363
activités et leurs intentions, pour consommer, malgré la diversité comme nous l'avons vu, il lui est fréquemment refusé la connais-
des mouvements des intelligences, l'accomplissement et la per- sance de lui-même, car autrement il dépendrait de cette connais-
fection d'un monde unique et diriger la variété des intelligences sance et en aurait besoin. Les êtres complètement bienheureux
elles-mêmes vers une seule fin parfaite"209. Cette rationalité qui restent en eux-mêmes, sont ce qu'ils sont et cela leur suffit.
pénètre toutes choses est l'oeuvre, nous le verrons, d'un élément L'idéal est tout le contraire d'une activité qui ferait sortir de
intelligible qui organise la matière elle-même, désigné de divers soi215 . L'Ame du Monde, principe des êtres, où tout est contenu
termes, forme, raison, qualité, correspondant au monde intelli- en un, reste en elle-même et tout sort d'elle comme les plantes
gible que contient le Fils en tant qu'il est la Sagesse. d'une racine216 . Celui qui désire produire le beau veut le faire
Nous reviendrons plus loin sur le problème du mal, à pro- par indigence, car il n'est pas autosuffisane17 . Ainsi Eros est le
pos duquel Origène diffère profondément de Plotin, car il ne continuel insatisfait: seul est vraiment satisfait celui qui l'est
considère comme mal que le mal moral venant de la mauvaise par sa propre nature218 . Ce qui est seul et isolé de tout, complè-
orientation du libre arbitre: "L'intelligence de chacun est cause tement simple, serait impassible19. C'est aussi le cas de la matiè-
de sa malice personnelle : c'est elle le mal. Les maux sont seule- re220 . Le sage peut bien subir l'effet de la magie dans son corps,
ment les actions qu'elle commande et pour nous, à parler en mais non dans son âme, car seul celui qui est en rapport avec
rigueur de termes, rien d'autre n'est un mal"210. Plotin ramène le lui-même ne peut être ensorcelé221 . La contemplation seule est à
fait d'être tel à la vie antérieure dans un contexte de métempsy- l'abri de tout sortilège parce qu'aucun homme regardant vers
cose : Origène aussi, mais dans un contexte de préexistence, lui-même ne s'enchante lui-même222 • L'unique Ame du Monde
puisque la condition où naît chaque homme est fixée par un est capable de se donner à toutes les âmes et de rester une22!J.
jugement divin, analogue au Jugement dernier, situé avant la Il est cependant un cas où la volonté d'être à soi-même a
naissance, en fonction du degré de profondeur de la faute origi- des effets mauvais : le désir d'autosuffisance qui produit chez
nelle211 . Mais à partir de l'état dans lequel il est né, l'homme peut les âmes l'éloignement de Dieu et qui a pour conséquence, une
s'élever ou s'abaisser selon son libre arbitre212 . conséquence qui contredit la volonté d'être à soi-même, leur
attachement aux êtres qui les entourene24 .
17. L'idéal d'autosuffzsance Il est constamment affirmé que l'Un reste en lui-même225 .
PLOTIN Il donne en restant en lui-même 226 . Il se suffit parce qu'il est
Plotin exprime constamment un idéal d'autonomie,
d'autosuffisance, que les êtres possèdent ou vers lequel ils ten- 215. III, 2 (47), 1, l. 40 ss.
216. III, 3 (48), 7, l. 8 ss.
dent quand ils ne l'ont pas. Il ne craint pas la mort celui qui 217. III, 5 (50), 1, l. 47.
aime être seul21 !J. L'aùTapKEla revient souvent dans les traités de 218. Ibid. 7, l. 22.
Plotin. L'Un l'a évidemmeneH , et son autonomie est telle que, 219. III, 6 (26), 9, l. 37 ss.
220. Ibid. 15, l. 10.
221. IV, 4 (28), 43, l. 17.
209. PArch l, 1, 1,8: citation l, 1, 2, 31. 222. Ibid. 44, l. 1.
210. CCels IV, 66, 10. 223. IV, 9 (8), 5, l. 4.
211. PArch II, 9, 8, 270 .. 224. V, 1 (10), 1, l. 5 ss.
212. Ibid. 282. 225. Par exemple V, 1 (10), 12, l. 4 ; VI, 8 (39), 17, l. 25. Passim dans VI, 7 (38)
213. l, 6 (1), 6, l. 10. et VI, 8, (39).
214. II, 9 (33), 1, l. 9. 226. V, 2 (11), 2, l. 25.
364 365
simple et le premier de tout227 . L'âme qui est en elle-même est il est la source de la charité qui s'épanche de lui sur les deux
aussi présente dans le COrpS228. Par opposition à l'être mobile et autres personnes et de la Trinité sur l'ensemble de la création
muable il y a "ce qui existe toujours, étant de la même façon raisonnable. Et on peut voir à travers toute l'oeuvre d'Origène
dans les mêmes choses229, sans devenir ni corruption, sans avoir le Père constamment associé à l'action médiatrice et rédemptri-
de lieu ni de siège, ne sortant de rien et n'entrant en rien, mais ce de son Fils. Le Fils, lui, est constamment nourri par son
demeurant en soi-même"230. En opposition avec le temps tou- Père et Origène pense de même du Saint-Esprit, mais n'a pas
jours divisible, l'éternité (aiwv) reste en elle-même231 . Aucun trouvé de texte scripturaire qui le dise235 . Sur la question de
être n'a à chercher autre chose que lui-même: sortir de soi est l'idéal d'"autarcie", l'opposition semble à peu près totale entre
vain ou nécessaire. Chacun possède davantage l'être, non Origène et Plotin.
quand il devient multiple ou grand, mais lorsqu'il est à lui-
même: et il est à lui-même quand il tend vers lui-même. Or se
diriger vers soi-même, c'est entrer dans son intériorité. Le
18. Magie et divination
multiple doit tendre vers l'unité 232 . Mais si le bien d'un être PLOTIN
c'est lui-même, cette phrase doit être comprise dans le sens La magie est pour Plotin une réalité. Des
d'une montée vers le transcendant: l'expression "lui-même" drogues ou philtres magiques, peuvent faire perdre la conscien-
signifie ce dont il est en puissance, sa forme, à la limite ce de soj236 : de même les artifices (n:xva1ç) des magiciens237. Des
l'Intelligence qui contient les formes et l'Un qui engendre incantations (ènaolôaç) et autres actes de sorcellerie (yol1TdaÇ)
l 'Intelligence233 . sont attribués aux gnostiques238 . Un des arguments contre l'ato-
misme est que, si cette explication est vraie, il n'y a plus de pré-
ORIGÈNE diction ni de divination, même pas de prédiction d'ordre tech-
Cet idéal d'autosuffisance, d'être en soi, aÙT<lplŒta, n'exis- nique, puisque le hasard préside à la rencontre des atomes ; pas
te guère pour Origène : le mot lui-même n'est guère fréquent, davantage de possession ni d'inspiration239 . La préoccupation de
en dehors des formules par lesquelles il achève ses tomes en ne pas supprimer prédictions et divinations réapparaît plus loin
disant qu'il y met fin car ce qu'il a écrit suffit pour remplir le dans le même traité240 . Plotin essaie de trouver des explications à
volume. Dieu est dit ÙVEVÔEllç, le seul sans besoin, et aÙT<lp Kl1Ç, la divination, à partir de l'unité du monde qui est un vivant,
une fois dans le Commentaire sur jean 234 • Mais si Dieu est monde intelligible et monde "composé", c'est-à-dire
aÙTClp Kl1Ç, s'il n'a besoin de rien ni de personne, il est au contrai- monde sensible, y compris les astres, où les formes intelligibles
re de celui de Plotin constamment tourné vers sa créature: informent l'"inférieur", la matière. Celui qui voit l'ensemble voit
d'après le Prologue du Commentaire sur le Cantique des Cantiques : en même temps de quoi il est constitué et la providence qui est
en lui et découle vraisemblablement de l'Ame du Monde. Mais
227. V, 4 (7), l, l. 12. distinguer tout cela est au-dessus des capacités de l'homme et
228. VI, 4 (22), 121. 40.
229. PLATON, Banqu.et 211 a 1. 235. Ibid. 221.
230. VI, 5 (23), 2, 1. 12. 236. 1, 4 (46), 5, 1. 2.
231. Ibid. 11, l. 6. 237. Ibid. 9, 1. 1 ss.
232. VI, 6 (34), 1,1. Il. 238. II, 9 (33), 15, 1. 2 ss.
233. VI, 7 (38), 27, l. 1 ss. ; pareillement VI, 8 (39) 13, l. Il ss. 239. III, 1 (3), 3, 1. 1 ss.
234. ComJn XIII, 34, 219. 240. Ibid. 8, 1. 1 ss.
366 367
n'appartient qu'à Dieu, probablement l'Ame du Monde ou rait-il être atteint par la magie et par les philtres? Son âme et sa
l'Intelligence. Le devin ne peut dire le pourquoi, mais seulement raison sont impassibles, hors d'atteinte, mais il y a aussi en lui de
le fait: son art consiste à lire les "lettres de la nature", qui mon- l'irrationnel. Des incantations, il ne pourrait souffrir que corpo-
trent l'ordre sans incliner jamais vers le désordre. Cela vaut rellement, par la maladie ou la mort, en ce qui en lui est partie
pour l'astrologie qui étudie les révolutions célestes, mais aussi de l'univers, mais lui il resterait sans dommage. Tout être en
pour les autres formes de divination, par exemple le vol des contact avec un autre est enchanté par lui, mais on ne peut
oiseaux, les entrailles d'animaux sacrifiés, etc, car les terrestres enchanter celui qui est en rapport avec lui-même 245 • Nous
sont en rapport avec les célestes et signifient par analogie retrouvons l'idéal plotinien consistant à être en soi ou à soi,
(clvaÀoyiq.) leur sens à ceux qui les observent. Cette analogie mais aussi le déterminisme de l'univers n'est pas aussi absolu
explique aussi les autres modes de divination. Ce n'est pas que que nous pouvions le craindre plus haut. Seule la contemplation
tous les êtres dépendent les uns des autres mais ils se ressem- (9Ewpia) qui représente le retour en soi-même est exempte de
blent les uns avec les autres. Comme il l'a été die41 , l'analogie sortilège, car personne ne s'ensorcelle soi-même. Le raisonnable
tient ensemble toutes choses et elle permet de prédire. Le rap- échappe à l'ensorcellemene46 •
port qu'il y a entre les différentes parties du corps humain ou La sympathie qui explique la magie montre, selon le titre
animal existe entre celles de l'univers, céleste et terrestre : c'est du huitième traité247, que toutes les âmes dans un certain sens
cette analogie qui permet de prédire. Cette explication ne laisse n'en font qu'une, ou plus exactement, que nos âmes sont à la
pas place à la liberté humaine, mais elle doit être conciliée avec fois une seule et distinctes, suivant un schème fréquent chez
d'autres affirmations242 • On retrouvera ce que nous venons de Plotin248 •
dire à propos de l'astrologie.
ORIGÈNE
Plotin tente d'expliquer aussi la magie, par la sympathie
L'attitude d'Origène envers la magie a été bien analysée
qui fait s'accorder le semblable avec le semblable, s'opposer les
par Gustave Bardt49 • Pour tout dire en quelques mots, la magie
dissemblables, et cela par la variété des puissances nombreuses
n'est pas pour Origène sans réalité et il n'approuve pas les philo-
qui existent dans ce vivant unique qu'est l'univers. La vraie sophes qui la refusent. Mais elle est l'oeuvre des démons au sens
magie est le couple de l'amitié et de là. lutte 243 existant dans chrétien de ce dernier terme, c'est pourquoi le chrétien ne la
l'univers. L'univers est donc le premier magicien, celui dont les pratique pas : condamnation qui retombe, nous le verrons, sur
hommes se servent dans leurs philtres et leurs enchantements, l'astrologie. Mais Origène parle parfois des exorcismes dont
jouant sur la puissance de cette réalité humaine qu'est l'amour. l'effet est opposé à la magie, le nom divin, celui de Jésus mettant
Ils usent de figures qui ont des puissances et ils s'incorporent à en déroute les démons. Il est par ailleurs facile pour celui qui ne
ces figures et à ces puissances. Ils ne peuvent agir que parce
qu'ils sont eux-mêmes dans l'univers. Mais ils n'atteignent ni la 245. Ibid. 43, l. 1.
volonté ni la raison, seulement l'âme irrationnelle, car la partie 246. Ibid. 44, l. 1 ss.
247. IV, 9 (8).
dominante de l'âme est impassible244 • Comment le sage pour- 248. Ibid. 3, l. 1 : métaphores magiques en V, 3 (49),17, l. 15 ss.
249. "Origène et la magie", Recherches de Science Religieuse, 18, 1928, 126-142. A
241. PLATON, Timée 31c 3 et 32 c 2. propos de l'accusation de magie portée par Celse contre les miracles de Jésus
242. 111,3 (48), 6, l. 1 ss. on peut voir l'ouvrage récent de Francesco MOSETTO, 1 miracoli evangelici nel
243. EMPEDOCLE, Fragm B 17, 19-20. dibattito tm Celso e Origene. Biblioteca di Scienze religiose 76, Rome 1986, p. 49-
244. IV, 4 (28), 40, l. 1 ss. ; Ibid. 42, l. 1 ss. 58, 109-128.
368 369
comprend pas exactement le sacramentalisme chrétien de taxer 19. Les cinq sens sPirituels
de mentalité magique certains passages, comme celui d'une PLOTIN
homélie sur Josué 250, dont le passage qui nous intéresse est aussi
Plotin emploie quelquefois pour exprimer une perception
conservé en grec par la Philocalie d 'Origène251 : Bardy ne le cite
que dans la version latine de Rufin. Origène s'adresse au simple spirituelle des métaphores prises aux sens corporels. Citons par
chrétien tenté de se décourager dans sa lecture des Ecritures exemple l'image de la vision et des yeux spirituels: liée à elle
parce qu'il n'y comprend rien et Origène l'exhorte à continuer, celle de la lumière pour signifier ce qui permet de connaître; et
bien qu'il ait l'impression de ne rien en tirer. Il compare cette lec- aussi l'affirmation d'une parenté entre ce qui voit et ce qui est
ture à une incantation - il s'agit dans le contexte de listes de vu, spirituellement s'entend, d'où la nécessité d'être semblable
noms propres hébreux -, une incantation qui fortifie les puis- pour connaître1• On trouve aussi l'audition spirituelle. Plus fré-
sances, terme désignant à la fois les facultés de l'âme et les puis- quente peut-être est l'image du toucher: "par ce qui lui est sem-
sances angéliques : elle affaiblit les serpents et les vipères qui sont blable de ce qui est en nous, nous touchons Dieu, nous sommes
dans l'âme. En fait, précise Bardy, "il ne s'agit pas ici de magie, avec lui et nous nous suspendons à luiS". En contraposition avec
mais de piété". L'Ecriture agit sur le lecteur parce que ce dernier la pensée est "seulement le toucher et comme le contact inef-
accomplit en la lisant un acte de bonne volonté qui est une prière fable et non intellectuel qui est avant la pensée, l'intelligence
et qui fait de cette lecture un acte quasi-sacramentel, par lequel n'étant pas encore et ce qui touche ne pensant pas"4. Ce toucher
Dieu fortifie en lui ce qui est bon et débilite ce qui est mauvais. précède la pensée en ce qu'il n'est pas marqué par l'opposition
Cela concerne davantage la doctrine sacramentelle d'Origène du sujet et de l'objet, mais par une sorte d'union ou de fusion. Il
que son attitude à l'égard de la magie. est aussi question de toucher intellectuellement et de ce qui est
A propos de divination Origène croit, bien entendu, aux ainsi touché5. Dans le même contexte de contemplation de Dieu
prophéties de l'Ancien Testament inspirées de Dieu, de même au-delà de tout discours et de toute science, l'union est aussi
que les auteurs de l'Ecriture. Quant au mode de la prophétie exprimée par les verbes Ë<!>allTEOSal et SiyElv, toucher et contac-
nous avons dit, à propos du libre arbitre, que l'inspiration divine ter, par la ressemblance et par la puissance qui est en soi appa-
respecte la conscience et la liberté du prophète. Il accorde rentées à ce qui vient de lui6 • Mais à la différence d'Origène
cependant peu d'attention à ce que l'auteur sacré apporte de Plotin ne bâtit sur cet usage métaphorique aucune théorie.
lui-même, de son humanité, dans la rédaction. L'Esprit Saint est
ORIGÈNE
l'auteur universel de l'Ecriture. Origène néglige donc habituelle-
ment les contingences humaines de l'écrivain lui-même au point Le thème des cinq sens spirituels est un des grands thèmes
que suivant sa méthode d'expliquer l'Ecriture par l'Ecriture, mystiques d'Origène et on le rencontre continuellement dans
comme les Grecs Homère252 par Homère, il la considère prati-
quement comme l'oeuvre d'un seul auteur, l'Esprit Saine5S .
XLVI (pouvoir des noms). HomNb XIII, 4, p. 267 et 271 ; 6, p. 273-274 ; XVI, l, p.
311 ; XVII, 3, p. 342. HomJos VII, 1 et 4. Hom1 R, 28. Homls VII, 3-4.
1. l, 6 (1), 9, 1. 1 ss. : cf. V, 3 (49), 10,1. 7 ss. ; ibid. 17,1. 28 ss.
250. XX, 2. 2. V, 1 (10), 12,1. 14 ss.
251. 12, SC 302, p. 386-397. 3. Ibid. 11, 1. 13.
252. Voir Bernhard NEUSCHAEFER, Origeru!s aJ.s Philologe, Schweizerische Beitrâge 4. V, 3 (49), 10,1. 41 ss.
zur Altertumswissenschaft, Heft 18, Teil l, p. 276-285, Basel (Reinhardt), 1987. 5. Ibid. 17,1. 25 ss.
253. Voici les principaux textes d'Origène sur la magie et la divination: CCels l, 6; 6. VI, 9 (9), 4, 1. 26 ss. Nombreux autres exemples dans le Lexicon Plotinianum à
1,24-25; l, 67 ; IV, 83; VI, 41 et 45; VIII, 37 (sur le pouvoir des noms). ExhMart ces deux verbes et à leurs dérivés.
370 371
les homélies et les commentaires : des métaphores d'ordre sen- spirituelles. Ce ne sont là que les deux premières approxima-
sible sont employées pour désigner une perception spirituelle. TI tions qui indiquent l'idéal de la connaissance mystique, la plus
constitue un aspect important de ce qu'on pourrait appeler la essentielle étant celle d'une connaissance qui s'identifie avec
loi d'homonymie qui essaie de rendre compte des anthropo- l'union dans l'amour lO • Nous n'insistons pas davantage sur ce
morphismes bibliques : les noms des membres du corps figu- sujet que nous avons déjà traité. Origène a donc, pour la pre-
rent les facultés de l'âme, de même qu'appliqués à Dieu ils mière fois dans la tradition chrétienne, théorisé le thème des
représentent des puissances ou des activités de Dieu7 • Le thème cinq sens spirituels qui sera repris bien des fois après lui,jusqu'à
des sens spirituels a en outre deux intentions. D'une part l'"application des sens" d'Ignace de Loyola. Mais les images
l'homme a la persuasion que la connaissance sensible est une dont il l'a tiré font partie d'un langage courant aussi bien chez
perception immédiate, sans intennédiaire, de la réalité : persua- les philosophes grecs que dans l'Ecriture et même chez les
sion fausse, dirait avec raison un psychologue contemporain, auteurs chrétiens qui le précèdent. Théophile d'Antioche ne
car l'adulte a oublié tout le travail qu'il a fait étant petit enfant parle-t-il pas des "yeux de l'âme" et des "oreilles du coeur" ? 11
pour associer et rapprocher ensemble les sensations et les attri-
buer à des êtres ou à des objets indépendants et extérieurs à lui. 20. L'exégèse allégorique
L'analogie de la connaissance sensible fournit donc un premier
PLOTIN
aspect de ce qui constitue l'idéal de la vision et du toucher spiri-
tuels : l'absence d'intennédiaire, signe ou parole, s'interposant L'exégèse allégorique de mythes venant, soit de la myth<r
entre le connaissant et le connu. Mais un second aspect s'y logie (Homère et Hésiode), soit de Platon, est assez fréquem-
te qui commence à surmonter la dualité de sujet et d'objet et ment employée dans les Ennéades. Confonnément aux principes
de l'exégèse grecque, elle y voit des vérités d'ordre philoso-
approfondit dans une certaine mesure la notion de connaissan-
phique, mais elle sert, semble-t-il, plus à les illustrer qutà les
ce spirituelle : entre l'objet sensible et l'organe qui le perçoit,
découvrir. Les termes les plus fréquemment employés sont
entre la lumière et l'oeil, le son et l'oreille, etc, il Y a similitude
alvl(lç, aiVlTTECJ9al 12 •
et participation. Seul le semblable connaît le semblable, vieux
principe platonicien : pour que l'organe connaisse l'objet il doit Les deux mythes les plus interprétés sont celui de la nais-
y avoir entre eux une ressemblance. L'incorporéité de l'intelli- sance d'Eros dans le Banquet de Platon13 , avec les significations
gence est ainsi prouvée par le fait qu'elle perçoit des pensées et données à Poros, Pénia, Eros, Aphrodite et au Jardin de Zeus14 ,
des souvenirs qui sont incorporels8 • Tous les yeux participent à et celui des trois dieux suprêmes d'après Hésiode15, Ouranos le
la lumière, donc ils ont la même nature entre eux et quelque grand-père qui figure d'après Plotin l'Un, Cronos le père qui
chose de commun avec la lumière qu'ils perçoivent, car sans dévore tous ses enfants sauf Zeus et représente l'Intelligence qui
cela ils ne la percevraient pas9 • Cela ne les empêche pas d'être garde en elle tout l'intelligible, enfin Zeus l'Ame du Monde, rôle
plus ou moins sensibles à cette perception. Tout homme a qui échoit aussi à Aphrodite16• On trouve pareillement le mythe
pareillement la capacité, plus ou moins grande selon son degré 10. En dépendance de Gn 4, 1 : "Adam connut Eve, son épouse".
de correspondance à la grâce divine, de percevoir les réalités 11. Ad Autolycum l, 2.
12. Voir Lexicon Plotinianum.
13. 203 b - 204 c.
7. Cf. H. CROUZEL, Origène et la "connaissance mystique", p. 258-262. 14. 111,5 (50), 2. 5. 6-9 ; III, 6 (26), 14; VI, 9 (9), 9.
8. PArch l, 1,7,211. 15. Théogonie 453 ss.
9. Ibid. IV, 4, 9 (36), 338. 16. V, 1 (10), 7 ; V, 5 (32), 3 ; V, 8 (31), 12-13.
372 373
d'Héraclès dont l'image est dans l'Hadès et lui parmi les dieux17, ORIGÈNE
celui de Narcisse; non nommé, qui contemple son image dans L'exégèse allégorique joue, chez Origène, un rôle bien plus
l'eau 18 , celui du fuseau des Moïres 19 . De façon isolée, le dieu considérable que chez Plotin. Mais elle a une origine toute diffé-
marin Glaucos 2o , Ulysse chez Circé et chez Calypso21, Hermès rente de celle des Grecs et on ne peut la confondre non plus avec
ayant l'organe de la génération toujours en activité22 , le premier celle de Philon, car elle constitue en son fond un phénomène typi-
couple humain Epiméthée et Pandore2!, Lyncée voyant même quement chrétien, même si certains de ses procédés lui sont com-
l'intérieur de la terre24 . muns avec celle des Grecs ou de Philon et si elle en a subi
A propos de l'interprétation des mythes, on peut signa- l'influence. En effet l'exégèse chrétienne de l'Ancien Testament,
ler le principe suivant posé par Plotin: "Il faut que les mythes, qui a indiscutablement sa source dans le Nouveau Testament -les
s'ils le sont vraiment, divisent en divers temps ce qu'ils disent deux textes sont 1 Co 10, 1-13 et Ga 4,21-31, mais il y en
et distinguent les uns des autres beaucoup d'êtres qui existent a beaucoup d'autres plus courts dans Paul, Jean et même les
en même temps, divisés par leur rang ou leurs puissances, là Synoptiques - se résume dans l'affirmation que le Christ est le
où les textes font naître des êtres qui ne sont pas nés, sépa- centre, la clef, l'aboutissement de l'Ancien Testament: elle consis-
rent ce qui existe ensemble et, enseignant comme ils le peu- te donc à y retrouver l'image des réalités du Christ, du Nouveau
vent, accordent à celui qui les a déjà compris de les réunir"25. Testament, de l'Eglise, des sacrements et de toutes les institutions
Ce texte montrerait-il que les mythes ne servent pas seule- inhérentes au Christianisme. TI y a aussi une exégèse allégorique
ment à Plotin d'illustration de ses doctrines, mais qu'il pense du Nouveau Testament qui peut se résumer en deux propositions :
en fournir la vraie explication ? L'utilisation plotinienne des d'une part tout ce qui est dit du Christ doit pouvoir être appliqué
mythes semble donc être dans la ligne de l'exégèse allégo- au chrétien; d'autre part le Nouveau Testament historique, bien
rique grecque voyant en eux l'expression figurée de réalités qu'aboutissement de l'Ancien, est encore image, image de la béa-
d'ordre philosophique. Mais on ne trouve guère chez lui titude eschatologique. Mais c'est une image qui accomplit déjà,
l'intention qu'on met souvent à l'origine de cette forme d'exé- progressivement, la réalité qu'elle symbolise. Ce caractère, qui est
gèse : répondre aux critiques de Xénophane de Colophon et à l'origine du sacramentalisme, est très net chez Origène pour qui
de Platon sur l'immoralité des mythes d'Homère et d'Hé- l'"Evangile temporel", celui que le chrétien vit dans sa vie présen-
siode26 . te, se distingue de l'"Evangile éternel" de la béatitude, non par
l'unoo-racnc;, c'est-à-dire par la réalité, mais par l'ÈnlvOla, une maniè-
17. HOMÈRE, Odyssée A 602: IV, 3 (27), 27. 29. 32 ; l, 1 (53), 12. re humaine de voir les choses. Cette différence consiste en ce que
18. l, 6 (1),8; V, 8 (31), 1.
19. PLATON, Républiqu.e 616 c 4: l, 1 (53), 12.
nous percevons ici-bas, .selon 1 Co 13, 12, "à travers un miroir, en
20. PLATON, RéPu.blique 611 c 7 - d 1. énigme" ce que nous verrons dans le monde futur "face à face".
21. HOMERE, Odyssée 1 29 ss. et K 483-484: l, 6 (1), 8. Mais Evangile temporel et Evangile éternel constituent un seul
22. III, 6 (26), 19.
Evangile, l'unoo-racnc; est la même. TI n'en est pas de même pour
23. Façonnés par Prométhée qui est puni par Zeus et délivré par Héraclès :
HESIODE, Les Travaux et les jours 60-89: IV, 3 (27), 14. l'Ancien Testament à qui l'expression "à travers un miroir, en
24. Fragment 9 de Cypria (Kinkel) ou d'Apollonios de Rhodes, 1, 153 - 155 :
27
énigme" n'est jamais appliquée par Origène .
V,8 (31), 4. De même le Léthé, fleuve des enfers: PLATON, République 621 c
1-2 : IV, 3 (27), 26.
25. III, 5 (50), 9, l. 24 ss. 27. C'est la conclusion d'un chapitre de mon Origène et la "connaissance mys-
26. Sur tout cela F. BUFFIERE, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris tique", intitulé "L'Evangile temporel est-il image ou vérité ?" : sont étudiés là de
1956: dans l'Index au mot Plotin, surtout p. 406-409, 531-535. nombreux textes qu'il n'est pas possible de citer ici.
375
374
Comprise comme nous venons de la résumer, l'exégèse il est infini parce qu'il est un, que rien ne le limite, ne le mesure,
allégorique tant de l'Ancien que du Nouveau Testament est un ne le nombre, et il ne se limite pas lui-même parce qu'alors il
point fondamental, non seulement de la théologie d'Origène, serait deux. Il n'a ni figure ni forme ni parties.
mais de la théologie chrétienne tout court. Si la Révélation est pour percevoir cette vérité il faut dépasser le sensible qui ne
avant tout la personne du Christ, Verbe de Dieu fait homme, voit que des grandeurs corporelles : autrement on est privé ou
Verbe, c'est-à-dire Parole, donc Dieu parlant aux hommes, et si désert de Dieu sans pouvoir participer aux réalités
la Bible n'est révélation que par rapport à lui, parce qu'elle nous sacrées de là-haufl. L'Un est le plus grand, non par la grandeur
parle de lui, l'Ancien Testament n'est tout entier révélation que mais par la puissance, de sorte que celui qui n'a pas de gran-
si tout entier il parle du Verbe. L'exégèse allégorique d'Origène deur est grand en puissance. Son infinité n'est pas dans le fait
ne se comprend en outre que dans un contexte de vie spirituelle qu'on ne peut le mesurer en grandeur ou en nombre, mais elle
et bien des incompréhensions qui se sont manifestées à son est dans l'impossibilité de contenir sa puissance. Il est plus que
sujet viennent de ce que ce point n'est pas perçu28 • tout ce que l'on peut imaginer de luilJ2 •
On ne peut parler de nombre infini, car rien de sensible
21. L'infini n'est infini et le nombre s'applique au sensible: on ne saurait
PLOTIN nombrer l'infini. Le nombre définit tout ce qu'il nombre. Il est
L'infini, l'a1lEtpov, a au moins une fois chez Plotin un sens toujours possible, certes, de reprendre la numération et d'ajou-
négatif et péjoratif: il est alors identifié avec le mal qui se trouve ter une unité à un nombre. Mais il s'agit là d'un nombre abstrait
dans ce qui est non-être, ou mélangé au non-être ou commu- et non d'un nombre nombrant des êtres. Dans l'intelligible tous
niant au non-être. Ces expressions désignent le sensible et tout les êtres sont en nombre défini. Mais il est possible de voir dans
ce qui en dépend. C'est le sans mesure, le sans limite, le sans un homme une multiplicité en distinguant en lui des aspects ou
forme (avdBeov), suivant le sens plotinien de forme qui est l'intel- des qualitéslJlJ •
ligible. C'est ce qui est toujours déficient, non défini, sans solidi- ORIGÈNE
té, capable de tout subir, insatisfait, pauvreté complète. Tous ces
Le mot anelpoç, traduit plusieurs fois par Rufin en infinitus,
manques ne sont pas des accidents, mais comme son essence : il
s'agit de tout ce qui participe au mal en soi, la matière 29. a parfois un sens approximatif pour désigner un grand nombre:
on le trouve aussi rendu par innumerabilis. Ainsi: "innombrables
Dans les autres cas l'anelpov a un sens' positif. L'Un-Bien (anelpol) sont les âmes et innombrables (aTŒlpa) leurs carac-
n'est pas limité, puisque rien ne peut le limiter. Mais il n'est pas tères"lJ4. Ou bien, selon un fragment de Jérôme, Origène veut
non plus illimité ou infini comme le serait une grandeur : c'est parler infinita cautione, avec une précaution infinielJ5 • Une autre
sa puissance qui possède l'infinité. Il n'y a en lui aucun manque fois il est fait allusion à des fabulas infinitas, des fables sans fin, tra-
puisque c'est par lui qu'existent les êtres En ce sens duisant anepavToÀoyiav lJ6 • Ou Origène parle de siècles infinis,
28. Sur l'exégèse d'Origène: Henri de LUBAC, Histoire et Esprit: L'Intelligence 31. Ibid. 11, 1. 1 ss.
rk l'Ecriture d'après Origène, Paris (Aubier), 1950. Sur l'exégèse allégorique chr&
32. VI, 9 (9), 6, 1. 7.
tienne en général, Manlio SIMONETI1, LeUera e/o Allegoria: un contributo alla 33. VI, 6 (34), 2, 1. 1 Ss. Nous n'insistons pas sur les spéculations difficiles à
storia rkll'esegesi patristica. Studia ephemeridis "Augustinianum" 23, Roma- (Inst. suivre sur l'ùm:lpta qui se trouvent Ibid. 3, 1. 1 ss.
Patrist. "Augustinianum ft) 1985.
34. PArch III, l, 14,401 (560).
29. 1,8 (51),1. 1 ss.
35. PArch dans SC 253, 201 note 16 correspondant à II, 8, 3, 106.
30. V, 5 (32), 10,1. 18.
36. PArch IV, 3, 2, 65 (73).
376
377
exprimant ainsi l'éternité comme un temps sans commence- ce qui concerne la matière. Les créatures raisonnables ont donc
ment ni fin s7 • Les temps sont dits anElpolss et les nombres aussis9 : été créées par Dieu au début, c' dans la préexistence,
pour eux c'est plutôt la catégorie de l'indéfini qui convient que suivant un nombre déterminé, car un nombre infini d'êtres
celle de l'infini, mais Origène connaissait-il une telle distinction ? existant en même temps ne pourrait être compris ni gouverné
Quand le Seigneur dit qu'il faut pardonner à son frère jusqu'à par la providence divine. A ce texte correspond un fragment de
soixante-dix-sept fois sept fois, il exprime par là TO anElpov TTiÇ Justinien reproduit deux fois: plus complètement dans le corps
àVE(n:mc:laç, l'infinité, ou mieux l'indéfinité du support du mal. de la Lettre à Ménas, partiellement dans le florilège de passages
Mais le problème de l'infini va être traité plus directement scandaleux qui la suivent. Voici le texte de la lettre, le plus com-
trois fois dans le Peri Archon et une fois dans le Commentaire sur plet : "(disant que) dans le début tel qu'on se le représente Dieu
Matthieu. Examinons ces passages l'un après l'autre. D'abord II, a donné l'existence par sa volonté à un nombre d'essences intel-
9, 1 suivant Rufin : "Il faut penser que dans ce début Dieu a fait ligentes tel qu'il pouvait y suffire. Car il faut dire que la puissan-
les créatures raisonnables ou intellectuelles ... suivant un nombre ce de Dieu elle-même est limitée et il ne faut pas, sous prétexte
qu'il a estimé pouvoir suffire. Il est certain qu'il les a faites sui- de bien parler d'elle, supprimer ses limites. Car si la puissance
vant un nombre qu'il avait défini d'avance en lui-même; il ne de Dieu était infinie (anElpoç), elle ne pourrait même pas se
faut pas penser, comme certains, que les créatures sont en comprendre elle-même: car l'infini est par nature inconcevable.
nombre infini, car là où il n'y a pas de fin, il n'y a pas de possibi- Il a créé par conséquent autant d'êtres qu'il pouvait en embras-
lité de compréhension ni de détermination. S'il en était ainsi, ce ser, les avoir sous la main et les maintenir sous sa providence; et
qui a été fait ne pourrait être envisagé dans son ensemble ni être il a fabriqué pareillement autant de matière qu'il pouvait en
gouverné par Dieu. Car ce qui est infini par nature est incom- ordonner"42. Plusieurs indices que nous avons étudiés dans le
préhensible. En outre, comme le dit l'Ecriture, Dieu a créé commentaire de ce passage joint à notre édition du Traité des
toutes choses avec nombre et mesure 40 et c'est pourquoi le Principes montrent que ce texte n'est pas exactement celui
nombre s'adaptera bien aux créatures raisonnables ou intelli- d'Origène, mais qu'il a été abrégé et peut-être plus ou moins
gences créées en quantité convenable pour pouvoir être gouver- interprété. Il ajoute à celui de Rufin cité plus haut - Rufin a
nées, régies et entourées par la providence de Dieu. En vérité la peut-être lui aussi atténué certaines· expressions - l'idée que la
mesure s'appliquera bien à la matière corporelle: il faut croire puissance de Dieu est elle-même limitée, car si elle ne l'était pas
en tout cas qu'elle a été créée par Dieu en quantité suffisante Dieu ne pourrait se comprendre.
pour pouvoir suffire selon les plans divins à l'ordonnance du Un second texte, selon Rufin, veut montrer que "le
nlonde. Ainsi faut-il penser que tout cela a été créé par Dieu au monde a eu un commencement et espère une fin "4S : "Si quel-
début, avant toutes choses"41. Laissons pour plus tard qu'un s'oppose sur ce point à l'autorité des Ecritures et à la foi,
nous lui demanderons si Dieu, selon lui, peut comprendre
37. PArch III, 1, 13, 353, traduit en 488 "quod immortale et aetemum est". Voir
III, 6, 6, 168 : "infinitis et immensis labentibus saeculis". De Jérôme SC 269, 51, toutes choses ou non. Dire qu'il ne le peut pas est manifeste-
note 130, correspondant à III, 1, 23 : "in infinitis perpetuisqlle saec1l1is in quibus ment impie. Mais s'il répond, comme c'est nécessaire, que Dieu
anima subsistit et vivit" ; chez Rufin, ibid. 1024 : "in multis et sine fine spatiis per comprend toutes choses, il s'ensuit que, du fait même qu'elles
immensa et diversa saecula ".
38. ComMt XIII, 1, 174, 18. peuvent être comprises, il faut entendre qu'elles ont un début
39. ComJn (Philoc) V, 5, 380, 16.
40. Sag Il, 20. 42. Dans SC 253, 211-213, note 2.
41. PArch II, 9, 1,9. 43. PArch III, 5, 1, 46.
378 379
et une fin. Car ce qui n'a absolument pas de début ne peut pas de connaissance qui atteigne toutes choses comme si toutes
du tout être compris. Quelle que soit en effet l'extension que choses étaient infinies"5O.
peut prendre l'intellect, la possibilité de comprendre se dérobe Il est donc certain que pour Origène il ne peut y avoir un
et s'éloigne sans fin là où il n'y a pas de commencement"44. Ce monde infini, car il serait incompréhensible, et par Dieu lui-
texte s'applique uniquement au monde sensible comme le même, soit qu'il s'agisse d'un monde infini existant ensemble au
montre tout ce qui le précède, non aux créatures raisonnables même moment, soit d'un monde qui existerait sans fin. Mais est-
qui, si elles ont eu un commencement45, n'auront pas de fin.·Il ce Origène qui a lui-même dit explicitement que la connaissance
ne parle pas de créatures en nombre infini qui subsisteraient de Dieu est limitée ou est-ce une interprétation des moines
ensemble, mais d'un monde qui existerait indéfiniment. palestiniens anti-origénistes qui ont réuni le dossier soumis à
Le troisième texte n'est pas chez Rufin: il peut seulement l'empereur Justinien? Il est difficile de se prononcer car les
se raccrocher chez lui aux phrases suivantes: "(Dieu) a fait ainsi interprétations qui vont plus loin que ce qu'a écrit Origène lui-
toutes choses avec nombre et mesure46 : rien en effet n'est pour même ne sont pas rares dans les dossiers accusateurs de Jérôme,
Dieu sans limite et sans mesure"47. C'est de nouveau un frag- Théophile ou Justinien. Cette même opinion se trouve dans la
ment de Justinien: "Que personne ne se scandalise de cette Lettre Pascale de Théophile d'Alexandrie en 402 selon la traduc-
parole si nous mettons des limites même à la puissance de Dieu. tion latine qu'en a donnéJérôme51 : mais il est difficile de dire si,
Car concevoir l'illimité est impossible par nature. Une fois selon Théophile lui-même, Origène a tenu explicitement que la
admis que sont limités les êtres que Dieu lui-même embrasse, il puissance de Dieu est limitée ou si c'est une conséquence tirée
faut qu'il y ait une limite à la quantité d'êtres finis auxquels il de l'affirmation qu'un monde infini serait inconnaissable pour
pourvoit"48. Dieu lui-même. D'autre part si Jérôme a traduit la lettre de
Enfin, dernière pièce à verser au dossier, un passage du Théophile qui présente cela, on ne trouve pas cette opinion
Commentaire sur Matthieu , écrit conservé en grec, sans être, dans la Lettre 124 à du même Jérôme qui recense minu-
comme les fragments de Justinien, tiré d'un recueil de textes tieusement et dans l'ordre même du livre toutes les hérésies que
prétendûment hérétiques : "Encore, à ceux qui osent prétendre Jérôme a cru y trouver.
que le monde ne sera pas corrompu, nous dirons que, si le On pourrait d'autre part opposer à l'affirmation que la
monde ne se corrompt pas mais reste indéfiniment (dç anelpov) puissance de Dieu est limitée plusieurs passages du Contre Celse:
on ne pourra dire que Dieu connaît toute chose avant qu'elle ne Dieu surpasse d'une "supériorité infinie" (àndp<t> unep oxij)52
soit produite49 • Mais s'il en est ainsi il connaîtra individuellement toute la nature créée : il est question aussi d'''une supériorité
(àva llÉpoç) chaque chose soit avant qu'elle ne soit produite, soit Certes, il n'est pas impossible qu'il y ait eu une évo-
les unes et après elles de nouveau les autres; car ce qui est infini lution dans la pensée d'Origène entre le Peri Archon, une de ses
ne peut par nature être compris par une connaissance qui limite premières oeuvres, le Commentaire sur Matthieu et le Contre Celse,
naturellement ce qu'elle connaît. Il s'ensuit qu'il ne peut y avoir écrits dans les dernières années de sa vie, bien que sur la plupart
des points une telle évolution soit peu perceptible.
44. Ibid. III, 5, 2, 48.
45. Ibid. II, 9, 2, 31.
46. Sag 11, 20. 50. ComMt XIII, 1, 176, 15.
47. PArch IV, 4, 8, 305. 51. JEROME, Lettres 98, 17.
48. SC 269 p. 262-263, note 63. 52. CCeis III, 75, 12.
49. Dan 13,42 (Suzanne). 53. Ibid. V, 11, 21.
381
380
Quoi qu'il en soit donc de cette opinion sur Dieu il reste morts s'inscrivent dans l'ordre de la nature et pour cela n'ont
que pour Origène le monde sensible ne peut être infini ni dans rien de terrible, comme au théâtre9 •
l'espace ni dans le temps, sous peine de n'être plus intelligible. Il
y a sur ce point opposition entre Origène et Plotin. Cela suppo- ORIGÈNE10
se-t-il que la puissance de Dieu ne soit pas infinie ? Pas nécessai- La mort, selon Origène, est dominée par la doctrine des
rement, car on ne comprend pas comment il pourrait y avoir un trois sortes de morts, correspondant à la distinction stoïcienne
autre infini à côté de Dieu. du bien, du mal et de l'indifférent: à la vie vertueuse corres-
pond la mort au péché qui est bonne ; la mort du péché est
22. Mort et Vie mauvaise; la mort "physique" ou "commune" est indifférente
en elle-même, bonne ou mauvaise selon qu'elle est accompa-
PLOTIN
gnée de l'une ou de l'autre des deux autresll • La mort physique
La mort est définie classiquement par la séparation de est définie, comme chez Plotin, par la séparation de l'âme et du
l'âme et du corps. Le courage (àvôpia) consiste à n'en avoir pas corps: elle tient au caractère composé de l'être humain, car tout
peur. Ne la craint pas celui qui aime être seul. Les principales composé est dissociable, mais elle atteint seulement le corps ter-
vertus sont dans ce mépris des choses d'ici-bas l • La mort est pré- restre et non l'âme. Bien qu'indifférente en elle-même elle est
férable à la vie dans le COrpS2. Que la mort soit liée au corps, à la cependant en rapport avec la mort du péché, puisque c'est à la
matière et au mal apparaît lorsqu'il est question de l'âme impu- suite de la chute que le corps éthéré ou étincelant de l'intelligen-
res, "pétrie avec le COrpS"4 ou encore "pétrie avec beaucoup de ce préexistante a revêtu une qualité terrestre et mortelle, qui
mal" et, dans la même phrase que cette dernière citation, "mêlée n'est pas mauvaise en elle-même puisqu'elle a été créée par
à beaucoup de mort"5. La vie est un bien, certes, mais elle est Dieu, mais qui est liée au péché parce que sa création a suivi la
estropiée chez le méchant, parce qu'elle est jointe au mal. Mais faute et qu'elle rend possible la tentation de l'âme par le sen-
si la vie et l'âme survivent à la mort, cette dernière ne serait-elle sible. Mais une liaison inverse unit la mort au péché à la mort
pas un bien, le bien d'une âme non assujettie au corps? Il n'y a rédemptrice du Christ, à celle du martyr qui l'imite et même à la
aucun mal pour l'âme qui a conservé sa pureté: dans le cas mort ordinaire du chrétien vécue avec les sentiments du marty-
contraire ce n'est pas la mort qui est un mal pour elle, mais la re : ces deux dernières participent à la valeur rédemptrice de la
vie. La vie est l'union de l'âme et du corps,la mort leur sépara- mort du Christ. C'est ainsi que la mort "indifférente", consé-
tion. C'est la vertu qui donne à l'âme le bien, non la vie avec le
quence du péché, peut cependant racheter du péché.
COrpS6. Mais l'âme aussi meurt quand, plongée encore dans le
corps, elle s'enfonce dans la matière et s'en remplie. Il vaut En opposition avec les trois sortes de morts se trouvent les
mieux mourir que vivre contrairement aux lois de l'universB• Les trois sortes de vies: la "vraie vie", vie surnaturelle, participation
au Christ qui est la Vie, opposée à la mort du péché; la vie dans
1. l, 6 (1), 6, l. 9 ss. : cf. II, 9 (33), 18,1. 41 ss. le péché qui s'oppose à la mort au péché et coïncide avec la
2. 1,4 (46), 7, l. 25.
3. PLATON, Phédon 66 b 5. 9. Ibid. 15, 1. 43.
4. 1,2 (19), 3, l. 12. 10. Nos différents articles sur ce sujet ont été réédités dans Les fins dernières
5. l, 6 (1), 5, l. 34 et 36: cf. VI, 6 (34), 18, l. 13. selon Origène, Variorum (Aldershot), 1990, avec leur pagination primitive: dans
6. l, 7 (54), 3, 1. 2 ss. les notes suivantes nous donnons seulement la référence aux revues qui les ont
7. l, 8 (51), 13, l. 21. publiés la première fois.
8. III, 2 (47), 8, l. 46. Il. L'exposé le plus complet est dans EntrHer 24-27.
382 383
mort du péché ; enfin la vie physique, indifférente en elle-même, enveloppe corporelle dont nous avons déjà parlé en montrant
susceptible de recevoir la vie surnaturelle ou de s'abîmer dans la que le corps est pour Origène la caractéristique de toute créatu-
mort du péché. n y a en outre deux sortes d'immortalités bien re, seule la Trinité étant sans COrpS16. Il va sans dire que dans ses
distinguées par Origène, une immortalité de nature et une autres textes, spécialement dans les homélies prêchées devant
immortalité de grâce. La première appartient à toute âme le tout-venant des chrétiens de Césarée ou de Jérusalem, Ori-
humaine et est fondée sur plusieurs arguments exposés plus gène ne s'embarrasse pas de telles considérations et présente
haut. La seconde est l'impeccabilité, elle rend indemne de la comme incorporel l'état de l'âme entre mort et résurrection.
mort du péché: privilège de l'âme humaine du Christ, dans sa Le passage cité par Méthode vient probablement d'un des deux
préexistence, dans sa vie terrestre et dans sa vie bienheureuse, le livres perdus Sur la Résurrection qui figurent parmi les pre-
juste s'en approche ici-bas dans la mesure de son union au mières oeuvres d'Origène17.
Christ, sans parvenir cependant à l'impeccabilité absolue; mais
dans la résurrection le Christ devenu le "vêtement de l'âme" lui 23. Toutes les âmes n'en sont qu'une seule
confèrera cette immortalité de grâce que l'âme, devenue elle-
même le "vêtement du corps" parce qu'elle lui aura communi- PLOTIN
qué sa propre immortalité de nature, lui transmettra de même 2• Tel est le titre du huitième traité (N, 9 (8». Cette affirma-
tion, comme nous allons le voir, n'est pas à prendre dans un sens
La doctrine de la résurrection distingue évidemment
strictement moniste, car si dans un sens toutes les âmes n'en
Origène de Plotin : là où Plotin suppose pour les meilleurs une
font qu'une seule, dans un autre elles n'en sont pas moins dis-
immortalité incorporelle dans l'intelligible avec l'Ame du
tinctes : elles sont l'un et l'autre à la fois.
Monde, pour les moins bons des réincarnations successives,
Origène a tout un enseignement conforme à l'eschatologie du En chaque vivant il y a une âme unique, mais qui se trouve
Christianisme avec purification eschatologique, résurrection entière en chaque partie du corps. Si on considère le monde
pour la béatitude ou pour la damnation. Les critiques soulevées comme un unique vivant, on peut se demander si toutes les
contre la doctrine origénienne du corps ressuscité et continuel- âmes qui se trouvent dans les vivants ne forment pas une seule
lement répétées dépendent principalement d'un contresens de âme. Toutes viennent de l'âme de l'univers. Si on prend cela
son premier détracteur, Méthode d'Olympe, dans son écrit strictement, il faudrait montrer que les sensations de l'un sont
Aglaophon ou De la Résurrection lS • Mais un texte d'Origène, cité perçues par les autres, que si quelqu'un est bon les autres le sont
par le même Méthode 14 et conservé par Photios15 , faisant écho à aussi, etc, donc qu'il y a chez tous les mêmes sentiments.
la doctrine méso-platonicienne du "véhicule de l'âme", suppose Comment donc y aurait-il des âmes raisonnables et d'autres sans
raison, dans les animaux et dans les plantes ?18 Mais l'unité des
que l'âme conserve entre mort et résurrection une certaine
âmes n'entraîne pas celle du composé humain chez tous. De là
les différences entre les sensations, car les corps ne sont pas les
12. PArch II, 3, 2, 52. Voir "Mort et immortalité chez Origène" Bulletin de
Littérature &clésiastique, 79, 1978, 19-38.81-96. 181-196. mêmes et dans le corps lui-même la douleur est localisée dans
13. Voir "Les critiques adressées par Méthode et ses contemporains à la doctri-
ne origénienne du corps ressuscité", Gregorianum, 53, 1972, 679-716, et "La 16. "Le thème platonicien du "véhicule de l'âme", Didaskalia, 7, 1977, 225-237.
doctrine origénienne corps ressuscité", Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 17. Principaux textes sur les trois sortes de morts: ComJn XIII, 22, 139 ; XX,
81, 1980, 175-200.241-266. 39,363 ss. FragmMt 209. ComRm VI, 6,1068 A; VI, 14, 1102 C. HomNb XII,
14. Dans GCS (Méthode), Aglaophon III, 17. 3, p. 250.
15. Bibliotheca, 234, 300 B. 18. IV, 9 (8), l, l. 1 ss.
384 385
un organe sans que les autres la perçoivent. Il est des sensa- même temps elle ne se donne pas à elle, elle peut se donner à
tions si petites que d'un membre elles ne parviennent pas aux tout et cependant ne pas se diviser. La science de même forme
autres. Certes il y a une sympathie au sens étymologique du une unité, et est présente en chacune de ses parties; la semence
terme, une compassion, une communauté de sensation, dans est un tout et elle contient toutes ses parties. On peut objecter
tout le corps, mais cela ne correspond pas nécessairement à une cependant que dans la science la partie n'est pas le tout, car le
impression sensible. La vertu dans l'un et le vice dans l'autre tout n'est dans la partie qu'en puissance et de manière latente22 •
peuvent se comprendre, car la vertu peut être en mouvement Ce qui a été dit de l'âme peut aussi être affirmé de l'intelli-
chez l'un, immobile dans l'autre, et le vice pareillement. L'unici- gence. Elle est à la fois commune à tous car elle est indivisible,
té de toutes les âmes n'est pas telle qu'il n'y ait pas aussi plurali-
une et toujours la même; et propre à chacun qui l'a tout entière
té : les âmes sont à la fois une seu1e âme et des âmes mu1tiples19•
dans la première âme, vraisemblablement l'Arne du Monde. Les
La raison montre que nous sommes dans une certaine idées ou fonnes (dBn), nous les avons de deux façons, dans l'âme
mesure en sympathie les uns avec les autres: souffrances et joies en tant que développées et séparées, dans l'intelligence toutes
communes, influence des actes magiques. Quant au fait qu'il y ensemble. Dieu, nous l'avons "comme véhiculé par la nature
ait des âmes raisonnables, des âmes non raisonnables et d'autres intelligible et par la vraie substance", l'Intelligence. Nous qui
purement végétatives, il se reproduit dans l'être humain où la sommes les troisièmes - en tant que contenus dans l'Ame du
sensation, la raison ou la puissance végétative ne se trouvent pas Monde -, nous sommes fonnés d'une partie indivisible qui vient
également en tous les organes20 • Mais comment toutes ces âmes d'en haut et d'une partie qui se divise selon les COrpS2S, se donne
viennent-elles d'une seule? Cette seule âme se divise-t-elle ou aux dimensions du corps, selon la nature de chaque vivant, alors
reste-t-elle entière, tout en produisant de nombreuses âmes ? que dans tout l'univers elle est une. Ou bien on l'imagine pré-
Pour que l'âme unique se soit divisée il faudrait qu'elle soit un sente aux corps en les éclairant et en en faisant des vivants, non
corps. Si elle avait toutes ses parties semblables (homéomères), à partir d'elle-même et du corps, car elle reste en elle-même et
toutes les âmes seraient homogènes, formeraient une seule donne d'elle des images : dans ce cas les âmes telles qu'elles se
espèce. C'est dire qu'une seule et même âme se trouve dans les manifestent dans les corps sont des images de l'âme unique ;
corps et qu'avant cette âme qui est en beaucoup il y a une autre c'est comme un visage qui se reflète dans des miroirs multiples.
âme qui n'est pas en beaucoup, d'où découle celle qui est en La première image est la sensation qui se trouve dans l'en-
beaucoup et est l'image partout répandue de l'unique âme origi- semble âme-corps : ensuite toutes les espèces d'âmes provenant
nelle : comme un seu1 sceau imprimé sur plusieurs morceaux de toujours l'une de l'autre; elles aboutissent à l'âme qui engendre,
cire. Mais cela supposerait que l'âme soit considérée comme à la qui fait croître, qui produit autre chose que soi 24.
fois incorporelle et corporelle. L'âme est incorporelle et sub-
La responsabilité de l'âme dans l'action de l'homme est
stance (oùcrla)21. Le problème se pose donc de nouveau: ou
l'objet de deux affirmations apparemment contradictoires.
l'âme unique est tout entière-en toutes, ou de cette âme tout
Plotin la dit en effet exempte de toute responsabilité sur le mal
entière et une, restant immobile, viennent des âmes multiples.
que fait l'homme, car ce dernier est l'oeuvre de l'ensemble âme
On peut dire qu'elle se donne à une multiplicité, mais qu'en
et corps. Mais si l'opinion et la réflexion incombent à l'âme,
19. Ibid. 2, l. 1 ss.
22. Ibid. 5, l. 1 88.
20. Ibid. 3, l. 1 88.
23. PLATON, Timée, 35 a 1-3.
21. Ibid. 4, l. 1 S8.
24. 1, 1 (53), 8, l. 1 8S.
386 387
comment serait-elle sans faute? Une opinion fausse engendre que l'intelligence agit sur nous : elle est alors une partie de
go
bien des maux et le mal suppose que nous sommes vaincus par nous et nous montons vers elle •
la concupiscence, la colère ou une image fausse : ou par l'imagi- De même que, nous l'avons vu, l'âme individuelle est à la
nation entraînant un raisonnement faux qui n'a pas attendu le fois un tout et partie d'un tout, de même est l'homme dans ce
jugement de la raison, suivant que nous avons été touchés ou tout qu'est le mondeg1 • Il est question dans le passage que nous
non par l'Intelligence ou par l'intelligible qui est en elle, ou par étudionsg2 du soufIle (nvEÜI-l0) qui entoure l'âme: allusion à la
celui qui est en nous. Il faut donc distinguer en nos actes ce qui doctrine méso-platonicienne de l' 0XTlJ-l<lgg. Dans le traité contre les
est commun à l'âme et au corps et ce qui n'a pas besoin du Gnostiques (II, 9 (33), Plotin distingue dans l'âme humaine plu-
corps et est propre à l'âme. Il y a dans tout ce passage une dis- sieurs degrés :. "De notre âme ceci est toujours auprès des êtres
tinction entre ce qui est de l'âme seule, qui ne serait pas respon- d'en haut, cela avec ceux d'ici-bas et autre chose au milieu". La
sable, et ce qui est du composé âme-corps - où se trouverait la nature étant une avec des puissances multiples tantôt se porte
culpabilité25 • toute au meilleur d'elle-même et de l'être, tantôt ce qui est infé-
Que représente le mot "nous", l'âme seule ou l'âme avec rieur en elle est tiré vers le bas, entraînant avec lui sa partie
le corps que Plotin appelle "la bête vivifiée" (9Tlpiov C<t>w9Év). moyenne ; mais il n'est pas permis de tirer vers le bas la totalité
L'''homme véritable" (6 ô' àÀTl9i,ç av9pwnoç) est le premier: il a de l'âme. Et cette passion lui arrive parce qu'elle n'est pas restée
les vertus qui sont dans la pensée et ont leur fondement dans dans le meilleur. Est restée dans le meilleur l'âme qui, après avoir
l'âme séparée du corps, même si elle est encore ici-bas. Les donné au corps tout ce qu'elle devait, persiste dans la contempla-
autres vertus qui ne tiennent pas à la pensée, venues de l'habitu- tion de ce qui est au-dessus d'elleM • Cette âme supérieure qui est
de ou de l'exercice (de l'ascèse, acnc:TlcJlç) appartiennent au com- toujours en haut explique probablement que Plotin dise de l'âme
posé âme-corps. Les amitiés viennent soit du composé soit de qu'elle n'a pas de responsabilité dans la faute. Elle communique
l'''homme intérieur" (TOÜ EVÔOV àv9pWnou)26. Cette âme supérieu- sa lumière à ce qui est après elle. Si le Bien ne se communiquait
re se dégage lentement chez l'enfant de ce qui tient du composé pas il ne serait pas le Bien : de même pour l'Intelligence et pour
et même les adultes n'utilisent pas toujours ce qu'ils possèdent. l'Ame. Tout ce qui est parfait engendreg5.
Qu'en est-il des bêtes (9Tlpio) si ce sont des âmes d'hommes qui
ont péché ?27 Qu'en est-il aussi des châtiments qui suivent le ORIGÈNE
péché, dans le cas de la thèse qui donne à l'âme l'impeccabilité On trouve chez Origène assez fréquemment le même jeu
et la simplicité? Plotin tente de répondre à ces questions. Il trou- du duel ou multiple et de l'un qui le tient, comme Plotin, à l'écart
ve une certaine vérité dans ce qu'Homère dit d'Héraclès28 : son de tout monisme comme de tout dualisme absolu. Plusieurs pas-
image, correspondant au composé, est dans l'Hadès, pendant
sages peuvent être cités, notamment lorsque dans l'Entretien avec
qu'il se trouve parmi les dieur'. L'acte de l'intelligence (VOTlCJlç)
Héraclide, après avoir fait reconnaître par l'évêque de ce nom,
est de nous parce que l'âme est intelligente (voEpa) et l'acte de
l'intelligence est une vie meilleure, quand l'âme comprend et 30. Ibid. 13, l. 1 ss.
31. II, 2 (14), 2, l. 3 ss.
25. Ibid. 9, l. 1 ss. 32. Ibid. l. 21.
26. Ibid. 10, l. 1 ss. 33. Allusions au 1tVEùt,UX chez Plotin, voir Lexicon Plotiniantlm à ce mot. Ces
27. Ibid. Il, l. 1 ss. textes sont en partie critiques, visant la doctrine stoïcienne du nVEÙlJ.<l.
28. Odyssée À 602. 34. II, 2 (14), 2, l. 4.
29. l, 1 (53), 12, l. 1 ss. 35. Ibid. 3, 1. 1 ss.
388 389
soupçonné de monarchianisme, que le Père et le Fils sont à la se. Réciproquement plus cette dernière progresse dans les vertus
fois deux et un, il donne comme exemple l'homme et la femme sponsales, plus l'Église y progresse. La manière dont Origène
qui doivent former une seule chairs6, le juste qui sera un seul représente l'unité des âmes dans l'Eglise et l'unité des unes et de
esprit avec le ChristS7, le Christ et le Père qui sont un seul DieuSB • l'autre avec le Christ par la métaphore du mariage est plus per-
Une pareille unité et dualité existent entre le Verbe et l'âme humai- sonnaliste que celle de Plotin.
ne qu'il s'est adjointe et elles sont si fortes que tout ce qui est dit La notion de sympathie ne semble pas avoir été très uti-
du Dieu est appliqué à l'homme et réciproquement, ce qu'on lisée pour elle-même par Origène et l'emploi des mots
appellera plus tard la "communication des idiomes"S9, et que oUliTla9Ela, OUliTla91k, oUliTla9E1V n'est pas fréquent, en dehors
l'âme du Christ, bien qu'elle soit une âme comme les autres, pos- du sens d'avoir pitié. Mais celle de participation, liETéXE1V,
sède substantiellement, comme la Trinité, tout ce qu'elle a et est liETa8186val, ou exprimée aussi par d'autres
absolument impeccable40 • Evidemment cette unité dans la dualité verbes, est continuelle et a pour source la création de
ne se produit pas selon le même aspect dans chacun des l'homme - et de l'ange - suivant l'Image de Dieu, le Verbe.
exemples pris. L'union du Père et du Fils n'est pas du même Elle ne joue pas seulement verticalement, de Dieu ou du
genre que celle du Fils avec son âme, cela va de soi, et Origène, Verbe aux hommes, mais horizontalement, d'homme à
pour qui cela allait de soi, ne s'est pas toujours donné la peine de homme, y compris l'homme assumé par le Verbe, et nous
le préciser, notamInent dans un passage du Traité des Principes41 sommes alors très proches de la notion de sympathie, créée
qui a soulevé le scandale de Théophile d'Alexandrie42 • par leur ressemblance commune à la divinité. On peut citer
dans ce sens les considérations sur l'immortalité de l'âme qui
Nous avons déjà exposé, en recherchant ce qui corres-
clôturent le Traité des Principes: "Tout être qui participe à
pond plus ou moins chez Origène à l'Ame du Monde, de Plotin,
quelque réalité est sans aucun doute d'une seule substance et
le thème du mariage mystique selon lequel à l'Epoux, le Christ,
d'une seule nature avec tout autre être participant à la même
s'unit une Epouse, entendue, soit au sens collectif, de l'Eglise,
réalité". Le premier exemple est emprunté aux sens corpo-
soit au sens individuel, de l'âme fidèle. Tant le Commentaire et les rels, yeux ou oreilles, qui participent tous, selon des degrés divers
deux Homélies sur le Cantique des Cantiques où le thème du maria- d'acuité, à la lumière ou aux sons et, de là, Origène passe aux
ge mystique est traité pour lui-même, que 'les nombreuses allu- intelligences participant à la lumière intellectuelle pour affir-
sions qu'on trouve aussi dans toute l'oeuvre, montrent que le mer la connaturalité spirituelle de l'homme avec les "puis-
passage du collectif à l'individuel et réciproquement semble à sances célestes", c'est-à-dire angéliques, puisqu'ils participent
Origène tout naturel et ne crée aucun problème. C'est parce tous à cette lumière; et de là son raisonnement monte à la
qu'elle est membre de l'Eglise-Epouse que l'âme fidèle est épou- participation de l'homme et de l'ange à cette lumière spiri-
4s
tuelle elle-même, c'est-à-dire aux trois personnes divines •
36. Gn 2, 24. Certes de même que selon ce texte il y a du plus et du moins
37.1 Co 6,17.
38. EntrHer 1-4. dans l'acuité visuelle ou auditive, il en est de même dans la
39. PArch II, 6, 3, 159. perception de la lumière de Dieu. Si ceux qui sont devenus les
40. Ibid. II, 6, 5-6, 159 . démons parce qu'ils ont refusé leur relation à Dieu ont
41. Ibid. IV, 4, 4, 126 et 146.
perdu, selon l'expression fréquente d'Origène, la compréhen-
42. Lettre Pascale de 402 : en traduction latine Lettre 98 de la correspondance
deJérôme, § 16. Les deux passages visés sont conservés en grec par THEODO-
RET de Cyr dans l'Eranistes: voir SC 269, p. 251-254, notes 31 et 34. 43. PArch IV, 4, 9-10, 38.
390 391
sion de ce qui concerne l'ordre du salut4\ à des degrés divers tion de la mort de l'esprit"49. Ici-bas le nveùJ.1O n'est jamais ôté au
d'ailleurs car tous les démons n'en sont pas au même point, il en pécheur et il lui reste comme une possibilité de conversion. Dans
est de même de l'homme pécheur qui, par suite de son péché, l'eschatologie seule il lui sera enlevé : si le juste ressuscite avec les
perd plus ou moins ce qu'on peut appeler le sens du spirituel45 . trois éléments de son être, le mauvais est "coupé en deux",
Un des trois éléments de l'anthropologie trichotomique selon le terme étonnant employé par Matthieu et par Luc50,
est exempt de toute responsabilité dans le mal que commet ÔlXoT0J.1nOEl, pour exprimer l'action du maître de retour qui
l'homme: c'est "l'esprit qui est dans l'homme", le nveùJ.1a, parti- punit le mauvais intendant qui s'est montré tyrannique envers les
cipation à l'Esprit divin, mentor et entraîneur de l'âme ou plutôt autres et a profité de sa place pour s'enivrer. L'âme et le corps du
de sa partie supérieure. C'est en lui que réside la conscience damné ressuscité iront dans la Géhenne, mais son esprit revien-
46
morale : il reproche à l'âme ses mauvaises actions et se réjouit dra à Dieu qui l'a donné, car il n'appartient pas en propre à
des bonnes. Il "ne peut recevoir le mal" : il est au contraire la l'homme51 . En fait l'''esprit qui est en l'homme", participation à
source du bien et dans ce passage il s'agit clairement de "l'esprit l'Esprit-Saint, sanctificateur de l'âme, ressemble, avec quelques
qui est dans l'homme, non de l'Esprit Saint"47. La personnalité différences cependant, à ce que la théologie postérieure nomme-
de l'homme, manifestée par le libre arbitre, et la participation à ra grâce sanctifiante52 . Mais entre l'âme supérieure de Plotin et
l'image de Dieu, ne résident pas dans le nVEùJ.1a qui est un don l'esprit de l'homme selon Origène, il y a une différence majeure:
divin et ne fait pas partie à proprement parler de la nature de pour employer la notion de personnalité dont le premier a assez
l'homme: elles se trouvent dans l'âme dont la partie supérieure, peu le sens, le second bien plus, mais sans un mot pour l'expri-
le voùç, la tire vers l'esprit, tandis que la partie inférieure, mer avec précision, la personnalité de l'homme est pour Plotin
"chair" ou "pensée de la chair" veut l'entraîner vers le corps. davantage dans l'âme supérieure que dans l'inférieure jointe au
L'effet du péché sur l'esprit est de l'endormir en quelque sorte corps ; pour Origène elle ne se trouve pas dans l'esprit, mais
parce que sa voix n'est plus entendue par l'âme. C'est dans ce dans l'âme qui dans l'état présent de l'humanité est jointe par sa
sens qu'Origène commente "Eveille-toi, ô toi qui dors, lève-toi partie inférieure au corps devenu terrestre et mortel.
d'entre les morts et le Christ t'éclairera"48. Le début de la phrase
est rapporté à "l'esprit de l'homme qui est en lui, qui s'applique,
24. Contemplation et action
selon ce que nous avons observé, à ce qu'il y a de meilleur". Ce
qui vient ensuite convient "à l'âme qui peut recevoir la mort par PLOTIN
suite de ses péchés". En résumé: "l'expression <Eveille-toi, ô toi Le trentième traité (III, 8) est intitulé "Au sujet de la nature
qui dors> est dite à cause de l'esprit, l'autre <lève-toi d'entre les et de la contemplation (9Ewpia) et de l'Un". Laissant de côté les
morts> à cause de l'âme, puisque l'âme qui a péché meurt (de la derniers chapitres qui s'occupent de l'Un, nous allons examiner
mort du péché), mais nous n'avons jamais trouvé qu'il fût ques- les huit premiers. Ce traité assez difficile est éclairé par un petit
44. Voir notre Origène et la "connaissance p. 421-425. 49. FragmEph XXVI, JThS III, 563, 22 : voir J. nUPUIS, op. cit. 146-148.
45. Ibid. 415-421, 425-430. 50. Mt 24,51 ; Le 12,46.
46. Voir J. nUPUIS, "L'esprit de 1967, p. 71-73. 51. Cette exégèse se trouve en PArch II, 10, 7,229; SerMt 62, 144,9; ComRm
47. ComJn XXXII, 18 (11),,218. Beaucoup d'autres textes peuvent être invo- II, 9, 893 C 6.
qués dans ce sens: cf.J. nUPUIS, op. cit. 143-148, sur "Pneuma saint et état de 52. N'oublions pas la différence entre le pneuma stoïcien qui exprime une cor-
péché".
poréité subtile et celui des Pères de l'Eglise qui, dérivant de la mah hébraïque,
48. Eph 5, 13.
est absolument incorporel. Pour la doctrine de voir plus haut.
392
393
livre de René Amoul • Selon lui Plotin distingue habituellement duit en silence. La contemplation en tant que telle est action,
deux sortes d'actions, l'une, intérieure, liée à la contemplation et nOlT1CllÇ, et la nature produit parce qu'elle est contemplation. La
désignée par nOlT)cnç, l'autre, extérieure, en opposition avec la nature est fille de l'Ame du Monde et par sa contemplation elle
contemplation et indiquée par Cette distinction serait achève le monde sensible qui en est le produit. Mais sa contem-
antérieure à Plotin, mais ce dernier inverse les termes qui la dési- plation est faible et son produit aussi. Pareillement des hommes à
gnent habituellement chez les Grecs, l'action intérieure étant la contemplation faible ne font qu'une ombre de contemplation
l'extérieure nolllcnç. Amou voit dans ce changement une et de raison et ne produisent que de la afin de voir ce qu'ils
influence juive, par Philon, ou chrétienne, peut-être inconscien- ne peuvent voir par l'intelligence6 • L'Ame du Monde qui est toute
te, venant de ce que la Bible désigne par nOlEÏv l'action créatrice contemplation fait de la nature qu'elle engendre un objet de
de Dieu2• Mais Amou ne cache pas que, bien que le sens nouveau contemplation. Chez le petit enfant ces objets de contemplation
donné à nOlT)cnç et à soit dominant, on trouve chez Plotin restent obscurs et inutiles. L'âme laisse sa partie supérieure dans
des survivances de l'ancien usage grec. l'intelligible et s'étend partout. Son action est à la fois contempla-
Plotin dit d'abord, en soulignant le paradoxe, que tous les tion et action, mais le produit de l'action est de plus en plus faible.
êtres désirent la contemplation et la prennent pour fin, même Et le désir de la contemplation est transmis du cocher du Phèdre7,
animaux et végétaux, même la terre qui les engendre, chacun à l'Intelligence, aux deux coursiers, l'irascible et le concupiscible8 •
sa façon. L'action a tout son intérêt dans la contemplation. L'action a pour but la contemplation et l'objet à contem-
Plotin commence par la terre et les plantes pour voir quel est pler : on cherche à posséder le bien qui vient de l'action et à rester
leur mode de contemplation et comment ce qu'ils font et pro- ainsi dans la contemplation en s'unissant à ce qui est connu9 • Tout
duisent a pour but la contemplation : c'est aussi le cas de la ce qui est vraiment vient de la contemplation et est contempla-
nature que l'on dit sans imagination et sans raison!!. L'action de tion, soit par la sensation, soit par la connaissance ou l'opinion.
la nature elle-même qui est forme et raison, immobile, suppose Ce paragraphe résume ce qui a été dit et s'achève sur la généra-
un substrat qui est la matière4 • Cette raison qui produit en res- tion des animaux qui est toujours contemplation, produisant des
tant immobile est une certaine contemplation. L'action selon la formes lO • La contemplation aboutit à une union ou fusion du
raison est autre que la raison, mais la raison préside à l'action : contemplant et du contemplé qui deviennent un tout en restant
et raison signifie contemplation. Elle est le produit d'une deux. Vie sensitive, végétative, psychique, tout cela constitue des
contemplation, non du discours et de l'examen, car examiner pensées puisque ce sont des raisons. Toute vie est une pensée,
c'est n'avoir pas encore. Elle agit par le fait d'être contemplation mais les hommes ne considèrent pas comme des pensées les vies
et objet de contemplation. La production est l'achèvement inférieuresll • On trouve aussi dans un autre passage l'affirmation
d'une contemplation restant contemplation, ne faisant rien que l'âme est et devient ce qu'elle voie 2•
d'autre, mais produisant parce que contemplation5 • Mais la
ORIGÈNE
nature ne se comprend que par le silence, de même qu'elle pro-
Le couple action-contemplation est aussi familier à
1. flPAElr et eEDPIA chez Plotin, Paris (Alean) 1921, réédité Rome (Université Origène qu'à Plotin et il est le premier à en voir le symbole dans
Grégorienne) 1971.
2. Gn 1,1. 6. Ibid. 4, 1. 1 ss. 10, Ibid. 7,1. 1 ss.
3. III, 8 (30), l, 1. 1 ss. Il. Ibid. 8, 1. 1 ss.
7.247 e 5-6.
4. Ibid. 2, l. 1 ss. 8. Ibid. 5, 1. 1 ss. 12. IV, 3 (27), 8 1. 15 ss.
5. Ibid. 3, 1. 1 ss. 9. Ibid. 6,1. 1 ss.
394
39'
les deux soeurs de Béthanie, Marthe et Marie: "Marie symboli- de souffrir, d'être haï, souvent il arrive de dire: Je me retire
se la vie contemplative, Marthe la vie active ... Marthe semble (àvaxwpw, l'anachorèse), qu'aije à faire avec ces difficultés. Si à
avoir plus de zèle que Marie, car elle court à la rencontre de cause de cela je suis dans ces difficultés, si c'est parce que j'ensei-
Jésus, tandis que Marie reste assise à la maison1!J. Il y a des gens gne, parce que je distribue la parole, pourquoi ne vaisje pas plu-
comme le centurion, qui ne sont pas capables de recevoir Jésus 14, tôt me retirer dans la solitude et le repos ?"19.
d'autres qui en sont dignes, comme le chef de la synagogue15 . Nous avons touché à propos de Plotin au thème de la
C'est parce qu'elle est moins parfaite que Marthe court vers contemplation transformante. Il est toujours chez Origène en
Jésus. Marie l'attend à la maison pour l'y accueillir car elle peut relation avec ce que dit Paul 20 : "Nous tous, la face dévoilée,
recevoir sa venue"16. contemplant (ou reflétant, la gloire du Seigneur,
Les deux sont d'une certaine façon inséparables: cela se nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire,
comprend d'autant plus que l'action représente l'ascèse et aussi sous l'action du Seigneur qui est esprit". La mention du "visage
la vie apostolique. L'ascèse n'est pas pour Origène le moyen dévoilé" vient de l'épisode de Moïse mettant un voile sur sa face 21
d'atteindre la vie mystique qui est pure initiative divine: cepen- après avoir contemplé Dieu sur le Sinaï, parce que les Hébreux
dant sans l'ascèse qui ôte les obstacles à la venue de Dieu et mani- n'auraient pu supporter la lumière qui rayonnait de sa face: Paul
feste le désir qu'a la liberté humaine de la recevoir, il n'y a pas en fait dans tout ce passage une exégèse allégorique22 • Le partici-
possibilité de vraie contemplation, car la rencontre de Dieu et de pe dérivé de K<ÎTonTpov, miroir, a d'après
l'homme est celle de deux libertés. Quant à l'action apostolique Origène le sens moyen de "contempler comme dans un miroir",
elle n'a de valeur que si son but est la contemplation: "Le mystè- bien qu'on lui donne habituellement le sens passif "être contem-
re de la charité est ôté à la vie active si renseignement et l'exhor- plé, refléter, comme dans un miroir". Origène, commentant ce
tation à l'action n'ont pas pour but la contemplation: car l'action texte à plusieurs reprises, y voit la contemplation qui transforme
et la contemplation n'existent pas rune sans l'autre"17. Le "mystè- le contemplant en l'image du contemplé. La contemplation de .
re de la charité", c'est sa valeur et son effet surnaturel qui sont de Dieu dans le Christ divinise celui qui contemple, l'assimilant à
l'ordre du mystère, c'est-à-dire appartiennent au monde divin. celui qu'il contemple. La face dévoilée est la partie supérieure de
Mais une vie de contemplation pure, comme sera celle du l'âme, le voüç ou qui pour pouvoir contempler doit
monachisme qui est postérieur à Origène, est parfois passée ôter de dessus elle le voile qui est soit le corporel, soit l'intelligen-
dans les rêves de l'Alexandrin et il ra rejetée comme une tenta- ce grossière de l'Ecriture, soit le péche!J.
tion, celle d'échapper à toutes les contradictions dont il était
l'objet. Ainsi à propos du découragement de Jérémie s : "Il dit 25. Dialectique et autres disciplines
cela en éprouvant des sentiments humains : nous aussi nous ris- PLOTIN
quons souvent de les ressentir. Surtout lorsqu'on a conscience, à
cause de son enseignement et de sa.parole, d'être malheureux, Dans le vingtième traité (l, 3) intitulé par Porphyre "De la
Dialectique" seuls les chapitres 4, 5, et 6 exposent la conception
13. Dans la scène de la résurrection de Lazare,]n Il, 1,44.
14. Mt 8,5-13. 19. Horn]r XX, 8, 28 : Voir Origène et la "connaissance mystique", 434-438.
15. Mc 5, 22-24, 35-43. 20.2 Co, 3, 18.
16. Fragrn]n LXXX, 547, 23. 21. Ex 34, 29-35.
17. FragrnLc 171, 198 , 2 22. 2 Co 3, 7-18.
18.]r 20, 7-12. 23. Voir Théologie dl! l'Image dl! Dieu chez. Origène, 232-236.
396 397
plotinienne de cette science. Elle dit ce qu'est chaque chose, quemment dans ses homélies il admire la manière dont la Bible - il
en quoi cette dernière diffère des autres et en quoi elle leur est s'agit habituellement de la Septante - s'exprime, parce qu'il la
semblable, ce en quoi elle est, etc ; elle discute sur le bien et le voit suggérer le sens spirituel. Le Logos divin lui-même nous
mal, l'éternel et ce qui ne l'est pas et elle se base sur la science invite à la dialectique8 • Dans un fragment sur Luc9 il écrit de
non sur l'opinion (ô6t:a). Elle ne se fie pas au sen- ceux qui sont dépourvus de doctrine et qu'il faut catéchiser: "ils
sible, mais à l'intelligible, elle distingue les espèces et les genres ne savent pas mener un raisonnement par demande et réponse
ou inversement elle analyse jusqu'à retrouver le principe et reste et de manière dialectique". En revanche, il compare une des
alors en reposl. La dialectique est la partie la plus précieuse de la plaies d'Egypte, celle des moustiques 10, "à la dialectique qui
philosophie, car elle ne s'occupe pas de simples théorèmes mais taraude les âmes des dards subtils et menus des mots et les cir-
des réalités intelligibles et elle a les êtres pour matière. Elle ne convient avec tant d'astuce qu'une fois séduit on ne voit ni ne
connaît le faux que par accident, par opposition à la règle du comprend d'où vient la séduction"11. Ailleurs, il évoque les Gen-
vrai qui est en elle. Elle ne connaît pas le raisonnement par pro- tils disputant entre eux dans leurs discussions et accumulant les
positions, elle sait seulement ce qu'on appelle propositions2 • Elle uns contre les autres des impiétés avec les artifices de la dialec-
aide la philosophie dans ses recherches sur la nature : de même tique"12. A propos de ceux qui enseignent des doctrines fausses,
pour la morale et pour l'exercice des diverses vertus qu'elle per- probablement les hérétiques, il recommande de ne pas se laisser
fectionne 3 • leurrer par ce qui paraît au-dehors, mais de considérer le
dedans, le sens l3 •
ORIGÈNE
L'opinion d'Origène sur la dialectique est plus mêlée. Des Origène avait reçu une formation de grammairien et, après
exercices dialectico-critiques menés avec une méthode socra- le martyre de son père, enseigna un certain temps la grammaire,
tique, comme c'est explicitement dit, ouvrent le cycle d'enseigne- c'est-à-dire la littérature 14 • On en trouve des traces fréquentes
ment d'Origène à Césarée de Palestine, selon le Remerciement à dans son oeuvre15. TI signale des formes de style, comme la sup-
Origène de Grégoire le Thaumaturge4 • La dialectique a chez lui position impossible de 1 Co 13, 1_2 16 ou des solécismes dans les
parfois bonne presse, parfois mauvaise. Dans le premier cas il écrits pauliniens17• TI est sensible aux fautes de grammaire et aux
juge la distinction nécessaire pour la connaissance de la vérité 5et incohérences que l'on trouve dans l'Ecriture, mais il n'accepte
à propos de 1Jn 3, 8-9 écrit: "Sois attentif aux différences entre pas qu'on les corrige car un sens spirituel y est contenul8 •
les propositions, vois de quelle manière Jeàn les a énoncées en TI est une discipline cependant qui ne trouve guère grâce à
toute rigueur, de sorte qu'on pourrait s'étonner qu'il les ait ses yeux, la rhétorique. Grégoire le Thaumaturge s'en fait l'écho:
émises sans donner prise à la critique et, diraient certains, en dia-
lecticien" 6. Un peu plus loin il trouve dans une expression 8. CCels VI, 7, 17.
9. FragmLc 209, 19: dans SC 87, 83.
employée par Jean "une interprétation des plus sages"7. Fré- 10. Ex 8, 12-15.
11. HomEx IV, 6, 49.
1. l, 3 (20), 4, l. 1 ss. 12. HomPs 36, III, l, 1236 D 4.
2. Ibid. 5, l. 1 ss. 13. SerMt 21,37,25.
3. Ibid. 6, l. 1 ss. 14. EUSEBE, Histoire Ecclésiastique VI, II, 15.
4. VII, 93-108, le mot I:WKpaT1KWÇ en 97. 15. Voir Bernhard NEUSCHAEFER, Origenes ais Philologe, 2 volumes, Bâle 1987.
5. ComJn XIII, 13, 82. 16. Fragm 1 Co XLIX, 2 ss.; FragmRm (Schérer), VI, 1, 182, 11.
6. Ibid. XX, 14 (13), 115. 17. FragmEph. XIII, 11..
7. Ibid 15 (13), 116. 18. Philoc VIII.
398 399
"TI ne nous formait pas selon les manières de juger des rhéteurs est belle par l'intelligence et la vertu, laide par l'adjonction d'un
fameux ... cette étude est sans importance et sans nécessité"19. Et élément étranger, la tendance vers le corps et la matière: l'âme
cependant dans ce discours l'élève, pour louer son maître, a mis belle est celle qui est assimilée à Dieu, celle qui est dans sa sim-
en train toute la rhétorique qu'il a apprise d'un de ses profes- plicité originelle25 . En effet toute âme désire le Bien, mais pour y
seurs antérieurs dans sa ville natale. Certes, la rhétorique appar- parvenir elle doit se dépouiller de tout ce qui lui est étranger6 •
tient à la "sagesse du monde"20, mais c'est le cas d'autres disci- Le vice est une faiblesse (àa8ÉvEta) de l'âme causée par la matiè-
plines et, bien utilisée, la sagesse humaine, de soi indifférente, re7 • Selon le Timée de Platon28 les passions viennent des astres,
peut aider à recevoir la divine21 . Si Origène est parfois éloquent "les dieux qui sont mûs" mais, tout cela ôté, il reste ce que nous
dans ses homélies ou dans son Entretien avec Héraclide, il ne mani- sommes en réalité nous-mêmes, nous à qui la nature a donné de
feste guère de rhétorique d'école. TI n'a pas beaucoup d'estime dominer les passions. Contre tous ces maux infligés par le corps
pour les "arguments de rhéteur" qui risquent "d'infléchir violem- Dieu nous a donné la vertu qui n'a pas de maître9, la vertu qui
ment le sens de la Loi divine"22, ce qui arrive bien quelquefois à nous sauve du péril où nous mettent les passions. C'est pour-
son contemporain africain, Tertullien. quoi il faut fuir d'ici 30 et nous séparer de tout ce qui a été ajouté,
du composé âme-corps où le corps domine une trace d'âme.
26. Divers sur ['âme Mais il y a l'autre âme qui est hors du composé et qui va vers le
PLOTIN haut. Si on en est privé on vit soumis au Destin et les astres ne
sont pas alors seulement des signes, mais l'homme en devient
La ressemblance de l'homme à Dieu est indiquée par
comme une partie. Chaque homme est double, formé d'une
Platon dans un texte fameux du Théétète 23 , identifiée à la fuite,
part du couple âme-corps, puis de soi-même, ce "soi-même" qui
fuite du corps, pense Plotin, qui explique par là les quatre vertus
s'identifie à l'âme supérieure, capable d'échapper au destin fixé
cardinales qu'il nomme politiques. L'âme ressemble à Dieu par
par les astres. Et le monde est pareillement double, il contient
sa disposition (ôla8Ecnç) qui lui donne de penser et d'être impas-
d'abord le couple du corps et d'une âme liée au corps, puis
sible. Mais cette disposition ne se trouve pas dans l'être d'en
l'Ame du Monde qui n'est pas liée au corps et fait briller ses
haut, car il n'a pas de disposition, c'est là le propre de l'âme. De
traces dans l'âme unie au corps31. Vis-à-vis du Destin que figu-
même le penser n'a pas même signification pour Dieu - il doit
rent les trois Moïres se trouvent deux catégories d'hommes. Les
s'agir des deuxième et troisième hypostases - et pour l'homme,
uns sont menés par l'univers et le dehors, comme ensorcelés, et
car le penser humain dérive du divin : de même que la parole
ils sont peu ou pas du tout eux-mêmes: en d'autres termes non
proférée est l'image de la parole intérieure, de même cette der-
plotiniens ils manquent de personnalité. Les autres dominent
nière en l'homme est l'image de celle du divin. La parole profé-
tout cela, lèvent la tête vers le haut, sauvent le meilleur de leur
rée au-dehors par l'homme est fragmentée si on la compare à
âme et la partie ancienne de leur substance psychique. Ce n'est
celle qui est dans l'âme et qu'elle exprime, de même la parole
pas ce que l'âme subit du dehors qui est sa nature : dans ce cas
qui est en l'âme est l'interprète de celle qui la précède24 . L'âme
25. l, 6 (1), 5-6.
19. RemOrig VII, 107. 26. Ibid. 7.
20. Fragrn 1 Co IX, 15. 27. l, 8 (51), 14-15.
21. FragrnRm (Sehérer), VI, 9, 230, 5. 28. 69 e 5 - d 3.
22. HomLv XVI, 8, 40. 29. PLATON République, 617 e 3.
23.176 be. 30. Idem, Théétète, 176 a 8.
24. l, 2 (19), 3, l. 1 ss. 31. II,3 (52), 9, l. 6 ss.
400 401
seule de tous les êtres elle n'aurait pas de nature propre. Mais même le meilleur de nous recevra l'image du terrestre ; mais si
plus que tous les êtres, puisqu'elle a le rôle d'un principe, elle a comprenant ce qui a été fait selon l'image et ce qui a été pris de
de nombreuses puissances propres pour accomplir les actes qui la poussière de la terre, nous nous tournons tout entiers vers
sont selon sa nature. Elle a aussi des désirs et des actions et ils celui à l'image de qui nous avons été créés, nous serons selon la
tendent vers le bien. Si elle se sépare du composé âme-corps ressemblance de Dieu, ayant laissé toute propension à la matiè-
l'âme a ses actes propres, elle ne reconnaît pas comme siennes re et aux corps et même à certaines des créatures faites selon la
les passions du corps et elle voit qu'elle est autre chose que le ressemblance" .
COrpS32. Les raisons qui se trouvent dans l'Intelligence sont don-
Origène distingue habituellement le "selon l'image" du
nées par elle à l'Ame de l'univers et cette Ame les donne à l'âme
"selon la ressemblance". Le premier, reçu à la création, est le
qui la suit en l'illuminant et en l'informant : cette dernière âme
germe du second, un germe qui doit se développer, sous
commandée par l'autre agit déjà; parmi ses actions les unes ne
l'action de la grâce divine avec l'accord du libre arbitre, pour
connaissent pas d'obstacles, les autres, inférieures, en connais-
aboutir dans l'eschatologie à la ressemblance parfaite coïncidant
sent. Elle produit à partir des raisons qu'elle a reçues et il naîtra
d'elle un vivant, imparfait, supportant mal sa propre vie, diffici- avec la vision divine selon 1 Jn 3, 2 : "Nous savons que lorsqu'il
le, grossier, formé d'une matière inférieure, comme le dépôt se sera manifesté nous serons semblables à lui parce que nous le
amer des êtres supérieurs, et produisant l'amertume : tout cela verrons tel qu'il est". Dans Gn 1,26, Dieu a communiqué à son
l'âme le communiquera à l'univers33 . Fils - c'est l'interprétation du fameux pluriel : "Faisons" - son
dessein de créer l'homme "selon notre image et ressemblan-
ORIGÈNE ce"37. Mais dans le verset suivant qui montre le projet réalisé, il
n'est question que d'image, la ressemblance n'est pas nommée
Nous avons déjà consacré un livre à étudier chez Origène
parce qu'elle est réservée pour la fin 38. Il s'agit, certes, dans le
le thème de l'image de Dieu et de la ressemblance à Dieu qui
texte cité plus haut, de la matière et des corps, mais ce ne sont
tient chez lui une place considérable4 • Mais pour le chrétien
pas eux, c'est l'attachement à eux qui constitue la faute, dans la
qu'il est, ce n'est pas la matière qui ternit en lui l'image de Dieu
mesure où cet attachement nous empêche de "nous tourner
et la recouvre d'images adverses, c'est le péché qui n'est pas sans
tout entiers vers Dieu. La faute ne détruit pas l'image de Dieu
rapport avec la matière, mais ne se confond pas avec elle. Un
en l'homme, car œuvre du Fils de Dieu elle est indélébile9 • Mais
des textes majeurs d'Origène35 exprime bien cela: "Notre exis-
on ne la voit plus, car elle est toute recouverte d'images hostiles
tence primordiale Ch npoTlYouJ.lÉVll un6cHacnç) est dans le fait
qui la cachent comme l'eau dans les puits d'Abraham que les
d'être selon l'image du Créateur et celle qui vient de la faute
Philistins ont comblés d'ordures40 • Vienne le Christ dont Isaac
dans le modelage (nÀclaJ.lan) à partir de la poussière de la terre36 •
est l'image, il déblaiera ces puits - pourvu que ces puits se lais-
Si oubliant en quelque sorte notre essence (oùala) supérieure
sent déblayer -, l'eau qui est l'image de Dieu réapparaîtra et
nous nous soumettons au modelage à partir de la poussière,
elle continuera sa progression jusqu'à la ressemblance. Les
images hostiles que le péché met sur l'image de Dieu sont repré-
32. Ibid. 15, l. 13 ss.
33. Ibid. 17, l. 15 ss.
34. Théologie de l'Image de Dieu chez Origène, Paris 1956. 37. C'est ainsi qu'Origène lit ce texte dans les Septante.
35. ComJn XX, 22 (20), 182-183. 38. PArch III, 6, 1, 7.
36. Le mot représente le verbe nÀaoOf:\V employé par le texte grec des 39. HomGn XIII, 4, 31.
Septante en Gn 2, 7, considéré comme la création du corps. 40. Ibid. 3, 88.
402 403
sentées comme l'image du Terrestre qui n'est plus Adam comme
en 1 Co 15, 49, mais le diable: il est question aussi d'image du
diable et d'images de bêtes figurant les différents vices ou pas-
sions.
CHAPITRE V
LE MONDE
1. Ames autres que celles des hommes
PLOTIN
On pourrait appeler la philosophie de Plotin un animisme
généralisé, ou un panpsychisme, car tous les êtres du monde ont
des âmes. Cela se comprend par le fait qu'âme signifie vie. Mais
l'âme est étendue aussi à des êtres que nous considérons comme
sans vie. Ce sont en effet des âmes bonnes qui donnent vie aux
astres, et à la révolution bien ordonnée et éternelle du ciel, menée
en cercle à l'imitation de l'intelligence, raisonnablement et tou-
joW'S autour du même centre. Le ciel a une âme, ainsi que tous les
dieux, les astres, qui sont dans les parties du ciel. Sont aussi dans ce
cas animaux et plantes et même tout ce qui paraît (801(&1) sans âme
dans le monde. TI faut souligner ce verbe paraître. Dans ce monde
il y a ce qui "paraît" participer seulement à l'être, ou à la vie, ou à la
sensation, ce qui a déjà la raison, ce qui a la totalité de la viel. Les
astres sont des dieux parce qu'ils ne s'éloignent jamais des êtres
d'en-haut, qu'ils sont liés à l'âme qui existe dès le principe, à l'âme
qui procède de l'Intelligence, à l'Ame du Monde, et par elle ils
regardent vers l'Intelligence, leur âme ne regardant que là-haut.
Pour les astres une mémoire serait superflue, mais ils ont des
sensations puisqu'ils écoutent les prières des hommes!.
1. III, 2 (47), 3, 1. 25 55.
2. IV, 3 (27), Il, 1. 23.
3. IV, 4 (28), 30, 1. 1 85.
404
405
Il Ya des âmes dans la terre et dans les plantes. Ce qui cor- pour lui, bien qu'il ne soit pas toujours absolument affirmatif,
respond cheZ nous au concupiscible est dans les plantes la puis- les astres ont des âmes raisonnables15 •
sanCe végétative. Pour affirmer qu'il y a une âme dans la terre Les animaux sont aÀoya, sans parole ni raison, conformé-
Plotin s'appuie sur Platon qui y voit, soit le rayonnement sur la ment au double sens du mot ÀOyoC; : ils sont des êtres secon-
terre de l'Ame du Monde\ soit la première et la plus ancienne daires, non principaux comme est l'homme à qui ils sont soumis
des divinités qui sont à l'intérieur du ciel avec une âme sem- selon Gn 1, 26-29 14 • Secondaires, ils le sont parce que leur créa-
5
blable à celle des astres • La terre a une âme végétative à cause tion est intervenue après la chute des êtres raisonnables et parce
de tout ce qui pousse sur elle; elle est animal puisque tant d'ani- que leur importance devant Dieu est inférieure et subordonnée
maux naissent d'elle, allusion possible à la génération sponta- à celle des hommes. On peut voir à ce sujet la longue discussion
née. Vu son importance, elle a, faut-il penser, une intelligence et du Contre Celse IV, 74-99 : ils sont aux êtres raisonnables comme
elle est dieu : elle est une partie du vivant qu'est l'univers. Plotin le placenta par rapport à l'embryon15, image qu'Origène attri-
réfute toutes les objections qu'on peut élever contre une âme de bue aux Stoïciens et qui serait de Chrysippe selon Plutarque16•
6
la terre • Il lui accorde des sensations et justifie cette opinion7• Il Au début du traité sur le libre arbitre du Peri Archon 17 , suivant
prétend que les pierres s'accroissent quand elles sont insérées des sources stoïciennes, les êtres sensibles sont classifiés en
dans8 la terre, mais restent immobiles quand elles en sont sépa- quatre catégories à partir de leurs possibilités de mouvement :
rées • n y a aussi une âme dans les trois autres éléments9• Plotin ceux qui sont mûs du dehors, qu'il faut porter et dont la cohé-
en trouve de même dans la chair et le sanglO• sion est seulement maintenue par une Ë(\C;, un état des choses;
A propos de l'âme qui est dans les plantes, participation à ceux qui sont mûs d'eux-mêmes (È( ÉauT<7>v), qui ont en eux la
l'Ame du Monde, il vajusqu'à se demander quel est le sort de cause de leurs mouvements qui sont des phénomènes de crois-
l'âme quand on coupe une partie de la plan tell. Plusieurs réfé- sance et tiennent leur cohésion d'une 4>ucnc;, mot qui est à
rences sont faites aux âmes des plantes et des animaux12• Tout prendre ici dans un sens rigoureusement étymologique, une
cela est à mettre en relation avec la croyance en la métensomato- force de croissance, mais qui sont des des inanimés, sans
se (métempsycose) que nous avons étudiée. âme; ensuite ceux qui sont mûs par eux-mêmes (à4>'ÉauTwv), les
animaux, qui ont une âme, leur action venant de représenta-
tions (4)aVTaolal) qui provoquent l'impulsion à agir ; seul
ORIGÈNE
l'animal raisonnable possède le ÀOYoç, la raison qui lui donne le
Origène ne partage pas le pan psychisme de Plotin. Il y a, libre arbitre, car elle juge les représentations et il peut accepter
certes, des âmes dans les animaux, mais ce ne sont pas des âmes
les unes et repousser les autres. Il faut en conclure que les végé-
comparables à celles des hommes. Il semble bien cependant que
taux n'ont pas d'âme, que les animaux en ont une, mais non rai-
4. Timée 36 e. sonnable, donc bien inférieure à celle de l'homme que l 'hypo-
5. Ibid. 40 e 2-3. thèse de la préexistence montre de même origine que celles des
6. N, 4 (28), 22.
7. Ibid. 26, 1. 5 ss.
13. Voir Philoe II, 4, fragment du ComPs 1. Sur l'âme des animaux de même
8. Ibid. 27, 1. 1 ss. ; 1. 9 ss. ; cf. VI, 7 (38), Il, l. 24 ss. PAreh II, 8, 1 : qxxv'tCWTlxnXCl1opJ.1T\tlxn.
9. VI, 7 (38), Il, l. 36.
14. PAreh II, 9, 3, 92 ; II, 2, 2, 28.
10. Ibid. 1. 60.
15. CCels N, 74.
Il. V, 2 (Il), 1-2.
16. Platonicae Quaestiones 1000 f : SVF II, 1158.
12. VI. 4 (22), 15,1. 3 ss. ; VI, 7 (38), l, l. 14. 17. III, 1, 2-3 ss. 13.
406
407
anges. Dans sa discussion avec Celse 1B Origène montre que toutes êtres animés, bien que dans son exposé de la règle de foi dans la
les supériorités sur l'homme que son interlocuteur souligne chez préface du Peri Archon il signale ce point comme n'ayant pas été
les animaux disparaissent devant le fait qu'ils ne jouissent pas de tranché par l'Ecriture 24 . C'est donc sous l'influence des philo-
la raison. sophes qu'il penche vers cette opinion. Nous écrivons "qu'il
Le cas des astres est compliqué par le fait qu'Origène ne penche" car plusieurs passages laissent la question ouverte. Le
s'exprime pas habituellement à leur sujet par manière d'affirma- Peri Archon lui-même se demande "s'ils sont des êtres animés ou
tion, mais de recherche. Il se pose des questions à leur sujet. quelque chose d'autre"24bis. A propos de la citation de Job 25, 5 :
Dans le Peri Archon19 il se demande s'il faut les compter dans les "les astres ne sont pas purs à ses yeux" il reste possible pour lui
principautés angéliques. Sont-ils exempts de toute possibilité de que cela ait été dit par hyperbole25 . De toute façon, ce ne sont
changement et de péché? Job 20 semble dire le contraire: "Les pas des êtres divins et l'astrolâtrie est rejetée2fi , car s'ils sont des
étoiles mêmes ne sont pas pures à ma vue". Autre série de ques- êtres animés, eux-mêmes adorent Dieu et le prient: on n'adore
tions : sont-ils animés? Leurs âmes ont-elles été créées avec pas celui qui adore27 . Dans une homélie surJérémie nous consta-
leurs corps ou leur sont-elles antérieures? Nous voyons là l'am- tons une variante: il n'est pas question que le soleil, la lune et les
biguïté du mot corps dans le Peri Archon et chez Origène en étoiles soient des anges, mais des anges leur sont préposés 2B.
général, car tantôt le corps est inhérent à la qualité de créature,
Ajoutons deux derniers traits. Le soleil est le symbole du
donc toute créature a un corps, tantôt il désigne seulement
Christ, souvent appelé Soleil de Justice: "Celui qui a été créé au
comme ici le corps perceptible aux sens. Or aucun corps ne
second rang, comme serviteur et comme esclave de la connais-
peut se mouvoir sans âme et l'ordre et la raison que manifeste le
sance de Jésus, c'est l'astre qui paraît à l'Orient, qu'il soit sem-
mouvement des étoiles rendent inconcevable que les astres
blable aux autres astres ou même peut-être supérieur à eux,
soient des êtres irrationnels. Et s'ils sont animés et raisonnables
puisqu'il est le signe de celui qui est au-dessus de tout"29. D'autre
ils sont sujets au progrès et à la chute. Y a-t-il dans les astres une
part, l'admiration d'Origène pour l'ordre avec lequel évoluent
préexistence de l'âme par rapport au corps matériel? Si c'est
les astres lui fait écrire: "La manière dont opère le Dieu provi-
vraiment le cas de l'âme de l'homme "assurément inférieure à
dent n'est pas aussi claire quand il s'agit des réalités terrestres
celle des astres", ce serait a fortiori celui de l'âme des astres21 .
que quand il s'agit du soleil, dt: la lune ou des étoiles, mais elle
Mais les astres, comme les hommes, ont été soumis à la corpo-
22 n'est pas non plus aussi claire en ce qui concerne les événe-
réité sensible , non, semble-t-il ici, comme conséquence d'une
ments humains que quand il s'agit des âmes et des corps des ani-
faute, mais pour le service de l'homme, situation qui, selon
maux"lIO. Que faut-il conclure de cette dernière phrase? Ce qui
Origène, aurait été aussi celle de plusieurs saints personnages
empêche de lire clairement le plan de la Providence dans les
qui n'ont pas participé à la faute primitive, mais se sontcepen-
événements humains d'ici-bas, c'est le libre arbitre de l'homme
dant incarnés pour aider le Christ dans sa rédemption 2s . Ori-
gène semble donc pencher vers l'opinion que les astres sont des
24. PArch Pref. 10, 186.
24 bis. Ibid. II, 11, 7, 241.
18. CCels IV, 80-99.
25. CornJn l, 35 (40), 257.
19. PArch l, 7, 2-5.
26. CCels V, 8-10.
20. Job 25, 5.
27. CCels V, Il ; PEuch 7 ; CornMt. XIII, 20.
21. PEuch 7 ; CornMt XIII, 20, 237, 17.
22 . Rm. 8, 20 ss. 28. HornJr X, 7, 18.
29. CornJn l, 26 (24), 175.
23. CornJn II, 31 (25), 186-190.
30. PArch IV, 1,7, 188.
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409
qui contrarie souvent la volonté divine. Cela supposerait que les astres L'âme se rétracte devant la laideur; mais comme c'est la participa-
n'ont pas ce libre arbitre - donc qu'ils ne sont pas raisormables - ou tion à la forme (Jlop<l>n) qui donne leur beauté aux êtres de ce
bien que comme celui des bienheureux leur libre arbitre est complè- monde, est laid tout ce qui ici-bas est sans forme ni idée ni rai-
tement accordé à la volonté de Dieu. En effet, l'ordre que manifeste son. Or la matière ne peut être entièrement informée par
le mouvement des astres est un signe de leur l'idée40. Une âme laide est celle qui se laisse aller aux passions
Nous examinerons plus loin l'attitude de Plotin et d'Ori- matérielles et sensibles, comme quelqu'un qui est plongé dans la
gène à l'égard de l'astrologie32. fange et le bourbier: cette laideur vient de l'cyout d'un élément
étranger, corporel et matériel; l'or n'est pas beau tant qu'il est
2. La matière et les corps rempli de scories41 . Le corps matériel est encore comparé aux
PLOTIN vêtements dont doivent se dévêtir ceux qui montent vers Dieu42.
Les beautés qui sont dans les corps ne sont que des images et des
TI faut fuir d'ici-bas pour s'assimiler à Dieu: c'est sur cette
traces des vraies beautés: elles sont ainsi par l'idée, la forme ou la
pensée du Théétète de PlatonSS que Plotin commence son traité des
raison qui informent la matière. Les admirer serait rééditer le
vertusM • Or s'il yale mal ici-bas, la cause en est la matière. Elle est
mythe de Narcisse amoureux de sa propre image qu'il voyait se
sans mesure et tout à fait dissemblable à la divinité : la forme se
refléter sur l'eau et qui pour cela disparut dans l' eau43 . La vie
joignant à elle donne à l'être qu'elles constituent un peu de res-
dans le corps est un mal dont l'antidote est la vertu par laquelle
semblance!l5. Les vertus sont des purifications de l'âme que rend
l'âme déjà se sépare du corps44. La mort de l'âme tant qu'elle
mauvaise son union au corps, car il la fait participer à ce qu'il
reste dans le corps c'est d'être plongée dans la matière et d'être
éprouve et qui colore ses opinions!l6. Le corps est caractérisé par la
remplie d'elle45 . TI faut fuir d'ici46, se séparer de tout ce qui a été
matière qui le compose. TI rend la mort préférable à la vie en lui 37.
ajouté, c'est-à-dire du corps matériel, ne pas rester un composé
TI trouble Le bonheur n'est pas dans les biens du COxpsS9.
que domine la nature du corps et qui n'a qu'une trace d'âme de
sorte que la vie du couple âme-corps est dominée par le COrpS47.
31. Ibid. 1, 7, 3, 93.
C'est le corps qui donne à l'âme sa faiblesse, qui est pour elle
32. Autres textes: ComJn 1, 26 (24), 173: si ceux qui sont dans des corps éthérés
(les astres) assumaient des corps terrestres, même les luminaires du ciel ne traver- cause de méchanceté et la tire vers le bas48 . Le mal ne vient pas
seraient pas cette vie sans danger et sans aucun péché. II, 3, 25 : ne pas adorer les des raisons séminales des êtres, c'est la matière qui le produit49.
astres. Ibid. 27 : mais leur culte est cependant bien préférable à celui des idoles. II,
17 (11), 117 ss. : Astres animés. CCels V, 10,40 : rh'omme non inférieur aux
Le douzième traité (II, 4) a pour titre "De la matière" et
astres. Ibid 56 : à supposer qu'ils soient des êtres vivants, raisonnables et vertueux ; en parle en tous ses chapitres. Tout le monde admet que la
peut-être ont-ils l'aùTf;(oucnov, le libre arbitre. V, 12 : les astres serviteurs de Dieu.
PEuch VII, 1 : les astres possèdent une certaine liberté et louent Dieu. ExhMart 40. 1, 6 (1), 2-3.
VII : le soleil lui-même, être vivant et raisonnable, adore Dieu. ComRm VII, 4, 41. Ibid. 5, 1. 25. Ce thème du bourbier apparaît plusieurs fois : Ibid 6, 1. 4 ss.
1111 C : les astres soumis à la vanité. PArch III, 6, 4, 110 : les astres "faits par la d'après PLATON, Phédon, 69 c 1-6 ; 1, 8 (51), 13,1. 17 ; VI, 7 (38), 31,1. 26. Il
main et visibles", c'est-à-dire créés, opposés à la maison non faite de main s'agit chaque fois du "bourbier des corps" en écho à Platon.
d'homme, éternelle dans les cieux. 42.1,6 (1), 7, 1. 3 ss.
33.176 ab. 43. Ibid. 8, 1. 6 ss.
34.1,2 (19), 1,1. 1. 44. 1, 7 (54),3,1. 19 ss.
35. Ibid. 2, 1. 20 ss. 45. 1,8 (51), 13,1. 2l.
36. Ibid. 3,1. 15.
46. PLATON, Théétète, 176 a 8 - b l.
37. 1,4 (46), 7, 1. 25.
47. II,3 (52), 9,1. 19.
38. Ibid. 10,1. 17.
48. Ibid 13,1. 40 ss.
39. Ibid 14,1. 1 ss. ; 16,1. 9 et 22.
49. Ibid. 16, 1. 45 ss.
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411
matière est le substrat et le réceptacle des formes. Mais les La quantité est une forme (ei6oç) et c'est une raison qui produit
hommes diffèrent dans l'idée qu'ils s'en font. Certains n'admet- la qualité et la quantité 57.
tent comme êtres que des corps matériels, tiennent que la matiè- Comment donc penser la matière ? Plotin explique alors
re est une et sousjacente aux quatre éléments, qu'elle constitue l'expression platonicienne : penser par un raisonnement bâ-
la substance et que les différences des êtres ne sont que des pas- tard58 • En effet, on se fait un concept déterminé de quelque
sions de la matière : selon eux Dieu lui-même est matériel. Ils chose d'indéterminé: c'est un peu comme voir l'obscurité.
donnent à la matière un corps sans qualité mais qui a une gran- L'âme pense clairement les formes des objets, obscurément leur
deur. Les autres disent la matière incorporelle et distinguent substrat, la matière qui est sans forme: elle la pense sans la pen-
une matière sous-jacente aux corps et une autre dans les réalités ser (voei où vooùao). Mais la matière n'existe pas sans forme
intelligibles qui est sous-jacente aux formes de là-haut et aux (j-LOp<l>n) et elle reçoit sa forme dans les choses: c'est pourquoi
essences incorporelles50 • Plotin discute d'abord l'existence d'une l'âme qui souffre de l'indétermination et ne peut la penser pro-
matière supérieure chez les êtres intelligibles: l'objection mcyeu- jette sur elle la forme des choses59 • Comment la matière reçoit-
re est que ces êtres ne seraient pas simples51 • Là-haut cette matiè- elle le volume (oy1(oç, la masse) qu'elle n'a pas davantage que la
re ne serait pas changeante à la différence de celle d'ici-bas 52 : grandeur? Les actions et les productions 1(01 nOlnaeu;),
tout là-haut forme un ensemble. La discussion sur cette matière les temps, les mouvements n'ont pas par eux-mêmes de matière
supérieure porte sur la nature des idées ou formes58 • Les corps comme substrat et c'est aussi le cas des corps premiers, expres-
doivent avoir un substrat autre qu'eux, comme le montrent les sion qui doit désigner les quatre éléments classiques qui sont
changements des éléments, car ce qui change n'est pas complè- des mélanges de formes (ei6wv) nombreuses. Si la matière paraît
tement détruit. La génération suppose de même un change- recevoir les formes dans le volume, c'est qu'elle a d'abord reçu
ment de forme à partir d'une autre forme: la même chose est à le volume, mais comme vide d'autres déterminations: c'est une
dire de la corruption. La matière est le substrat qui reçoit la manière de se représenter les choses60 • La matière est nécessaire
forme 54 • Plotin réfute ensuite les opinions d'Empédocle et aux corps comme substrat et de même à la qualité et à la gran-
d'Anaxagore sur la matière 55 • Puis il énonce ses principales deur. Elle n'est pas saisie par les sens. Il n'y a pas de corporéité
61
caractéristiques: elle est une, continue, sans qualité, elle n'a pas en elle, car la corporéité est une raison, autre qu'elle • Le sub-
par elle-même de grandeur ni de figure (axTlj-Lo). Elle n'est pas strat n'est pas une qualité, car une privation ne saurait être qua-
un corps puisqu'elle est sans qualité. Elle n'est pas composée, lité. Elle est essentiellement "autre chose" que tout le reste, ou
mais simple et une par nature. Elle reçoit une forme, une gran- mieux "autres choses", afin que le pluriel exprime encore davan-
deur, mais toutes ces qualités sont autres qu'elle et lui sont sur- tage son indétermination62 • La notion de privation est alors
ajoutées. La matière est disposée à tout recevoir de ce qui agit approfondie. En tant que substrat, matière et privation sont-elles
sur elle. C'est la forme qui agit en elle et lui apporte tout avec la une seule chose, deux cependant par le concept ? Ou la priva-
raison séminale et par elle56• Là matière est donc en elle-même tion est-elle comme un accident de la matière? 68 La privation
incorporelle et en tant que telle n'a pas non plus de quantité. exprime ce que la matière n'est pas. L'infini et l'indéterminé
50. II,4 (12), 1, l. 1 ss. 54. Ibid. 6, l. 1 ss. 57. Ibid. 9, l. 1 ss. 61. Ibid. 12, Il ss.
51. Ibid. 2, l. 1 ss. 55. Ibid. 7, l. 1 ss. 58. Timée 52 b 2. 62. Ibid. 13, l. 1 ss.
52. Ibid. 3, l. 1 ss. 56. Ibid. 8, l. 1 ss. 59. II,4 (12), 10,1. 1 ss. 63. Ibid. 14,1. 1 ss.
53. Ibid. 4-5. 60. Ibid. Il, l. 1 ss.
412 413
sont-ils par accident dans la matière? Ce qui ordonne est la limi- constitue avec les formes qui appartiennent à l'ordre intelli-
te, la détermination, le rapport : c'est l'indéfini qui devient gible 70 •
l'ordonné et le défini. L'indéfini n'est pas un accident pour la
Nous avons vu que la matière, quoique constituant des
matière, c'est elle qui est l'indéfini. Plotin revient alors à la dis-
corps, est en elle-même incorporelle, et ne possède aucune des
tinction de la matière d'en haut et de la matière d'en bas. Mais
qualités qui constituent les corps, car elles lui viennent de la rai-
l'indéfini d'en bas fuit l'être et le vrai et il s'est dégradé dans sa
son qui l'informe. Mais est-elle aussi impassible comme les
nature d'image. Dans son opposition à la matière n'est autres êtres incorporels, bien que si ces derniers sont, si on peut
pas autre chose que l'indéfinité 64 • Elle est opposée à ce qui est parler ainsi, des incorporels de richesse et de plénitude, la
vraiment, c'est-à-dire aux raisons. Mais la limite qui est la raison matière est un incorporel de pauvreté71 ? Elle est donc incorpo-
ne détruit pas la privation: l'indéfini qui est la matière n'est pas relle et impassible mais aussi elle a d'autres caractéristiques dont
détruit et reste dans l'être. Elle devient au contraire davantage Plotin fait un tableau peu reluisant. Incorporelle donc, car elle
ce qu'elle est. Cette matière quand elle participe au bien est-elle n'est qu'un des deux éléments qui font les corps, elle n'est pas
mauvaise? Oui, parce qu'elle en avait besoin, donc qu'elle ne un être, mais plutôt un non-être, "une image et un fantasme de
l'avait pas. Ce qui a besoin de quelque chose et qui l'a est inter- masse, un désir d'existence, immobile sans être en repos et invi-
médiaire entre le bien et le mal s'il est égal à chacun, mais ce qui sible en elle-même, fuyant ce qui veut la voir, arrivant quand on
n'a rien, qui est dans la pauvreté, est nécessairement mauvais: ne la voit pas, non vue si on la regarde, manifestant toujours en
pauvreté, non de richesse, mais de sagesse, de vertu, de beauté, elle-même les contraires, petite et grande, moins et plus, défi-
de force, de forme, de qualité. La matière est donc sans forme, ciente et dépassante, ne restant pas image, mais au contraire ne
laide, mauvaise, elle n'est pas un être65 • pouvant fuir ... C'est pourquoi elle trompe sur tout ce qu'elle
Comment se situe la matière dans la relation puissance- promet : si elle paraît grande elle est petite, si elle apparaît plus
acte? Est-elle en puissance par rapport à la forme qui l'informe, grande elle est moindre et ce qui est son être en imagination
seul le couple matière-forme étant en acte Le fait que dans n'est pas de l'être, mais comme un point qui fuit: c'est pourquoi
l'au-delà rien n'est en puissance, mais tout en acte, serait, sem- ce qui paraît être en elle est des jouets, des images dans une
ble-t-il, en contradiction avec l'existence d'une matière chez les image tout simplement, comme ce qui est placé dans un miroir
67
intelligibles • Mais la matière d'ici-bas, si elle est en puissance de paraît être ailleurs ... Ce qui y entre et ce qui en sort sont des imi-
tous les êtres, n'est en acte d'aucun, elle est du non-être 68 • Elle tations des êtres, des images dans une image sans forme, et à
n'est pas être, elle n'a qu'un être futur, celui de l'être qu'elle cause de son caractère informe ce qu'on y voit semble agir en
sera, mais elle n'est en aucune façon en acte, sinon comme elle, mais ne fait rien ; des êtres sans consistance, faibles, sans
image et comme mensonge, comme non-être69 • Les êtres corpo- solidité; mais comme la matière n'en a pas, on la traverse sans la
rels, composés de matière et de forme, sont beaux par cette couper, comme à travers l'eau et comme si on envoyait pour
forme et c'est pourquoi Plotin peut affirmer face aux gnostiques ainsi dire des formes (j-lop<l>n) dans ce qu'on appelle le vide ...
la beauté du monde sensible bien qu'elle ne puisse être compa- Faible et mensonger et tombé dans un mensonge, comme
rée à celle du monde intelligible à cause de la matière qui les dans un rêve, dans de l'eau ou dans un miroir : (la forme ve-
nue en elle) a laissé nécessairement la matière impassible,
64. Ibid. 15, 1. 1 ss. 67. Ibid. 3, 1. 1 ss.
65. Ibid. 16, 1. 1 ss. 68. Ibid. 4, 1. 1 ss. 70 II, 9 (33), 17,1. 1 ss.
66. II, 5 (25), 2, 1. 1 ss. 69. Ibid. 5, 1. 1 ss. 71. III, 6 (26), 6, 1. 1 ss.
414
415
bien que dans ce qui vient d'être indiqué il y ait dans ce qui Poros, "l'habileté de l'apparence", pour engendrer Eros. La
est vu une ressemblance avec ce qui s'y voit"72. matière reste toujours mendiante comme Pénia, car elle ne
La matière ne pâtit pas des qualités qui entrent en elle. garde réellement rien de toutes les images qui s'inscrivent sur
Il peut se faire que des qualités opposées qui s'affaiblissent ou elleB2 • Elle est étrangère à toute limite et incapable de se mélan-
se détruisent réciproquement, par exemple le chaud et le ger: ce qui entre en elle ne jouit pas d'elle ni elle de ce qui entre
froid, la pénètrent, mais ce n'est pas le substrat qui est atteint en elle. Elle ne peut paraître, mais elle devient pour d'autres
et on ne peut détruire ce dernier7s . Ce qui pâtit n'est pas la choses cause de paraîtreBS • C'est une raison venue en elle qui lui
matière proprement dite, mais la matière informée par une a confié une grandeur qu'elle n'a pas par nature, la faisant ainsi
qualité74 qui souffre de l'introduction d'une qualité opposée, aussi grande que l'univers. Mais si l'univers disparaissait sa gran-
sans que la matière en elle-même subisse quoi que ce soit. deur cesserait, à cause justement de son impassibilité qui ne lui
Dans ce cas le substrat est formé de la matière et d'une ou laisse subir nulle trace de ses états antérieurs84 • Elle n'est pas la
plusieurs qualités 75. Les formes (etÔll) entrent dans la matière grandeur, car la grandeur est forme. Elle n'a qu'une grandeur
ou se chassent les unes les autres, mais la matière reste ce empruntée85 . Elle revêt cette grandeur comme un vêtement. Elle
qu'elle est, laide et mauvaise, impassible à l'égard du bien, reçoit ce que lui donne la raison d'en-haut, mais elle ne peut
même si les formes transmuent en bien le composé76 . Suit une donner domicile en elle-même à toutes les formes à la fois, elle
exégèse un peu critique de Platon77 sur ce sujee8 : Plotin essaie ne peut les recevoir indivisiblement86. Ce qui entre dans la
d'expliquer cette "fuite" de la matière exprimée par Platon et matière comme dans une mère ne lui cause ni tort ni utilité : ce
de la concilier avec d'autres expressions en sens inverse dans sont les formes qui peuvent s'opposer les unes aux autres: sous
le même passage, notamment "réceptacle et nourrice de tout elle la matière reste intacte. Elle est réceptacle et nourrice 87,
le devenir", "ce en quoi chaque chose qui se produit apparaît mère seulement par analogie, car elle n'engendre rien. On
et de nouveau sort de là et en est le lieu et le siège", en sauve- l'appelle mère parce qu'elle a le rôle de la mère, conçu habituel-
gardant le caractère impassible de la matière. Les formes en lement dans l'antiquité comme étant seulement le réceptacle où
question ne sont que des images : ni ces formes ni la matière se développe en enfant la semence reçue du père. Si la mère
ne sont des vraies réalités 79 ; les êtres sensibles dans la matière donne quelque chose à l'engendré c'est une forme : conception
ne sont que des images, des apparences, comme dans un différente de celle qui vient d'être expliquée. C'est la forme
miroir. La cause de ces apparences est l'existence des êtres seule qui engendre, la matière est stérile. La matière est femme
intelligibles auxquels ils participentBO • La matière est vue dans par ce qu'elle reçoit, mais non par la capacité d'engendrer
Pénia, la pauvreté, qui selon le mythe du Banquet 81 s'unit à qu'elle n'a pas: seule la forme, le mâle, engendre88 •
La nature a besoin d'une matière pour agir sur elle: elle la
72. Ibid. 7, 1. 1 ss. travaille pour lui donner la forme. La matière est ce qui se meut,
73. Ibid. 8, 1. 1 ss.
74. Ibid. 9, 1. 1 ss. mais rien dans la nature ne se meut89 . Platon méprise tout le
75. Ibid. 10,1. 1 ss. sensible et blâme la communion de l'âme avec le corps, il dit
76. Ibid. Il, 1.1 ss. que l'âme est enchaînée, ensevelie, emprisonnée en lui. Et
77. Timée 49-52.
78. III, 6 (26), 12,1. 1 ss.
79. Vrai au sens de réalité originelle et pleine, mais le mensonge est pris ici au 82. III, 6 (26), 14,1. 1 ss. 86. Ibid. 18,1. 1 ss.
sens strict: tout ce qui est vu dans un miroir est mensonge. 83. Ibid. 15, 1. 1 ss. 87 . PlATON , Timée 49 a 6 : Ibid. 50 a 4-5.
80. Ibid. 13,1. 1 ss. 84. Ibid. 16, 1. 1 ss. 88. III, 6 (26), 19, 1. 1.
81. 203. 85. Ibid. 17, 1. 1 ss. 89. III, 8 (30), 2, 1. 1 et 16.
416 417
cependant il loue cet univers et le dit dieu90 • La communion avec Les astres-dieux voient tout sauf les êtres à qui convient la
le corps est pénible à l'âme: elle devient obstacle aux pensées et la génération (ou le devenir)97. N'est-ce pas encore la matière
remplit de plaisirs, de convoitises et de chagrins91 . Le corps est "cette substance trompeuse (qui) a besoin d'une belle image
pour l'âme une chaîne et un tombeau et le monde une caverne et empruntée (fournie par la forme) afin de paraître belle et de
un antre92. Mais si la matière est considérée par Plotin comme le l'être tout à fait, d'autant plus qu'elle participe à la beauté qui
mal il ne faut pas oublier qu'elle est une abstraction, qu'elle n'exis- est selon la forme,,98. Diverses catégories d'hommes sont distin-
te pas séparée, mais seulement informée par des formes qui procè- guées selon leur dégagement ou non-dégagement du sensible:
dent de l'Intelligence, donc de l'Un. C'est ce qui permet à Plotin au plus bas sont ceux qui identifient le mal à la douleur et le
d'écrire en sens inverse: "Si la nature de la matière existe toujours, bien au plaisir99 • La beauté qui est dans les corps leur est sur-
il n'était pas possible qu'elle ne participe pas (à l'Un ?) puisqu'elle ajoutée : ce sont les formes mises sur les corps comme sur la
est ce qui fournit à chacun le bien dans la mesure où chacun (peut matière oo • Chacun des quatre éléments est composé de matière
le recevoir) ; ou bien si la production de la matière suivait nécessai- et de ce qui l'informe, car la matière des éléments est par elle-
rement des causes antérieures à elle, même ainsi il ne lui fallait pas même sans forme: une forme est venue à la matière. C'est donc
être séparée, comme si celui qui donne l'être comme une grâce l'union d'une forme au substrat qui fait le feu, l'eau, l'air et la
s'arrêtait par impuissance avant de parvenir jusqu'à elle. Ce qui est terre. Les formes que reçoit l'âme du Monde sont proches de la
le plus beau dans le sensible manifeste le meilleur dans les intelli- vérité, c'est-à-dire de l'authenticité primitive dans l'intelligible ;
gibles, de leur puissance et de leur bonté, et tout se tient toujours, mais celles que reçoit le corps sont bien diminuées, des images
ce qui existe intelligiblement ou sensiblement, les uns existant par et des imitations 101 . La dépréciation du sensible s'étend jus-
eux-mêmes, les autres ayant toujours reçu l'être de leur participa- qu'aux sciences qui s'en occupent et qu'il serait pré-
tion, car ils imitent autant qu'ils le peuvent la nature intelligible"93. férable d'appeler opinions : elles sont postérieures aux
Ce texte pose problème sur la nature et l'origine de la matière. choses, donc leurs images 102 .
Dérive-t-elle elle aussi de l'Un ou non, sommes-nous en présence La substance (oùoia) dans les corps n'est pas réellement
d'un monisme ou d'un dualisme? Ou la matière ne serait-elle pas substance parce qu'elle s'écoule et on la nommerait mieux deve-
la part de négativité qui imprègne les êtres, à mesure qu'ils s'éloi- nir (yÉVEOIÇ). Les corps sont composés de matière et de forme,
gnent de l'Un? Se séparer du corps n'est pas affaire de lieu, mais constituants qui n'ont rien de commun. La matière d'ici-bas cor-
c'est dans le fait de ne pas s'incliner vers lui 'par l'imagination, en respond-elle à l'être de là-haut et la forme d'ici-bas au mouve-
restant étranger à lui94 • n faut laisser le sensible, sauf dans la mesu- ment de ? La forme est-elle comme la vie et la perfection
re de la nécessité95 • On comprend alors la consigne qui clôt le qua- de la matière ? Le fait que la matière ne sort pas d'elle-même
rante-neuvième traité96 : pour parvenir à l'Un "supprime tout". correspond-il au repos (onlolv) de là-haut et la grande altérité et
Mais ce tout n'est pas seulement le sensible, c'est même tout ce qui dissemblance de la matière aux notions de même et d'autre là-
est du domaine de l'Intelligence et de l'intelligible, du discursif et haut ? Mais la matière ne possède ni ne reçoit la forme comme
du multiple, pour s'abîmer dans l'unité. sa vie ni comme son acte et la forme vient d'ailleurs, de l'intelli-
gible, sans être quelque chose de la matière. Là-haut la forme
90. IV, 8 (6), 1, l. 23 ss. 94. V, 1 (10), 10, l. 24 S8.
91. Ibid. 2, l. 42. 95. Ibid. 12, l. 17. 97. V, 8 (31), 4, l. 3. 100. Ibid. 2, l. 12 ss.
92. Ibid. 3, l. 1 ss. 96. V, 3 (49),17, l. 38. 98. Ibid. 9, l. 43. 101. V, 9 (5), 3, l. 1788., 27 sS., 35 S8.
93. Ibid. 6, l. 18. 99. V, 9 (5), l, l. 1 88. 102. Ibid. 7, l. 1 88.
418 419
est acte et mouvement: ici-bas le mouvement est autre chose est la chose la plus déficiente de toutes et la forme qui
112
que la matière et lui survient par accident. La forme est plutôt le s'approche d'elle la plus basse de toutes les formes • La matière
113
repos de la matière et comme son immobilité, limitant ce qui est est le mal, mais la forme qui s'approche d'elle l'élève • Cette
sans limite. Comment parler d'un repos de la matière alors conception de la matière a bien évidemment des conséquences
qu'elle s'étire dans toutes les dimensions, prend du dehors ses morales. Le désir des richesses empêche de comprendre le
formes lO3 ? La matière, ce qu'il y a de commun à toutes les sub- bien114 • Le plaisir du corps ne peut être mélangé à l'intelligen-
stances sensibles, n'est pas un genre, car il n'y a pas en elle de ce115• Même les beautés d'ici-bas sont à mépriser parce qu'elles se
différences spécifiques, ce sont des formes que viennent les dit: trouvent dans des chairs, dans des corps d'ici-bas comme dans
férences. Ni la matière ni la forme ne sont substances, mais le un bourbier116• La matière doit être sans qualité pour pouvoir
117
composé des deux104 • La discussion pour savoir dans quelle recevoir les empreintes de toutes choses • L'action du corps
lls
mesure on peut dire substance la matière, la forme ou le couple qui nous tire à lui ne nous sépare pas complètement de Dieu .
matière-forme se poursuit dans plusieurs chapitres du quarante- Mais on ne sera vraiment et continuement uni à Dieu que lors-
quatrième traité 105 • Est concédé à la matière un être obscur, qu'on ne sera plus obscurci par le corpsll9. A l'opposé de la
moindre que celui des choses qui sont en elle dans la mesure où contemplation l'âme ne va pas vers le néant absolu mais en des-
elles sont des raisons et où elles sont davantage de l'être, alors cendant elle va vers le mal et ainsi vers le néant, mais non vers le
qu'elle est complètement sans raison, ombre et chute de la rai- néant absolul20 •
son. Elle ne peut pas donner de l'être à ce qui en a plus qu'elle, On peut constater dans toute cette conception de la matiè-
la forme lO6 • La substance sensible est donc composée d'éléments re le sens constamment péjoratif, ou presque, que revêt la
qui ne sont pas substances, la matière et la forme, mais elle- notion d'image. TI y a là une nette différence avec Origène qui
même n'est pas non plus une vraie substance, elle imite seule- voit davantage dans l'image ce qu'elle apporte alors que Plotin
ment la vraie. C'est de la vraie substance, celle d'en haut, que met l'accent sur ce qui lui manque.
naissent les êtres, mais le substrat des choses sensibles est infé-
cond, une ombre qui est seulement une apparencel07 • La matiè- ORIGÈNE
re est cause d'infériorité pour la forme qui s'y met: l'homme
Nous traiterons de la matière par rapport au mal dans le
individuel est inférieur à l'homme en soi lOs .
chapitre qui suit. Disons seulement provisoirement qu'Origène
Le corps avec sa faiblesse et ses passions trouble l'âme, ne considère pas la matière comme le mal mais qu'il y a cepen-
comme une populace désordonnée et criarde envahissant une dant entre le sensible et le mal un rapport qui sera précisé.
assemblée de sages sénateurs lO9 • Par opposition à la stabilité d'en
haut l'être d'ici-bas est mobile, apte à tous les changements et Deux passages principaux du Traité des Principes s'occu-
divisé en tous lieux, il est davantage devenir (yÉvEcnç) que sub- pent de la matière et on trouve aussi dans le même livre des
stance et ne peut être objet que d'opinion La nature allusions plus courtes : il y en a de même dans les autres écrits.
d'en bas a la prétention dérisoire d'être substancelll • La matière La nature corporelle, c'est-à-dire la matière informée par des
103. VI, 3 (44), 2, 1. 7 SS. 108. Ibid. 9, 1. 32 SS. 112. VI, 7 (38), 27, 1. Il. 117. VI, 9 (9), 7, l. 12.
104. Ibid. 3, 1. 6 SS. 109. VI, 4 (22), 15, 1. 18 SS., 23 SS.
113. Ibid. 28, 1. 1 SS. 118. Ibid. 9, l. 7.
105. VI, 3 (44), par exemple 4 et 7. 110. VI, 5 (23), 2, 1. 3 SS. 114. Ibid. 29, l. 12 SS. 119. Ibid. 10, l. 2 SS.
106. Ibid. 7, 1. 5 SS. 111. VI, 6 (34), 18, 1. 34 SS. 115. Ibid. 30, l. 15 SS. 120. Ibid. Il, l. 35 SS.
107. Ibid. 8, 1. 30 SS. 116. Ibid. 31, l. 21 ss. : cf. 34, 1. 30.
420 421
de la lune: au plus bas la sphère de la terre, puis au-dessus celle de
qualités, constitue le monde sensible. Elle subit des change-
l'eau, un peu plus haut celle de l'air, plus haut encore celle du feu.
ments divers et la matière, son substrat, s'y prête. Entre autres
exemples est donné celui de la nourriture qui met le corps ani- Mais contrairement à l'avis de la plupart des Grecs tenant
mal et humain en changement continuel, les éléments matériels la matière pour incréée et conformément à la thèse chrétienne
étant comme un fleuve toujours le même, bien que ses eaux de la création ex nihilo que nous avons déjà vue affirmée par
soient toujours différentes. Ce dernier exemple est développé Origène, la matière est créée par Dieu : Dieu n'est pas seule-
par un fragment du Commentaire sur le Psaume 1 conservé par ment celui qui la modifie en lui donnant des qualités nouvelles,
Méthode dans AglaoPhon ou De la Résurrection, en grec dans le mais il lui confère l'existence, et Origène s'étonne de ce que
Panarion 64 d'Epiphane121 . Selon ce passage l'unité du corps est "tant de grands hommes ont pensé qu'elle était incréée", soute-
assurée, malgré son caractère fluent, par un ETôoç cHùj.1aTlKOV, nant que le grand ouvrage du monde dure sans artisan et sans
une "fonne corporelle" qui reste la même pendant toute la vie personne qui y pourvoie". Car si elle est, comme ils le pensent,
et assure la continuité du corps terrestre à chaque âge et aussi "incréée et coéternelle au Dieu créé", il faut en conclure que
entre le corps terrestre et le corps ressuscite 22. Les quatre élé- Dieu aurait été oisifl26. "Cette matière est donc si considérable et
ments classiques, terre, eau, air, feu, sont susceptibles de se de telle nature qu'elle peut suffire à tous les corps du monde, à
changer les uns dans les autres, car ils ne sont pas des principes qui Dieu a voulu donner l'existence et le créateur s'en sert pour
absolument premiers, mais ils sont constitués de matière infor- fabriquer toutes les formes et espèces qu'il veut, lorsqu'elle
mée par deux des quatre qualités, chaud, froid, sec, humide: reçoit les qualités qu'il a voulu lui imposer"127. On retrouve plu-
tous les êtres corporels ont ces quatre éléments comme consti- sieurs fois dans le Peri Archon des affirmations équivalentes:
tuants. En elle-même la matière est sans qualité, mais elle ne "Lorsque le monde a eu besoin de variété et de diversité", c'est-
peut subsister sans être infonnée par des qualités123 . Ces concep- à-dire lorsque la chute des intelligences préexistantes a amené
tions sont fréquentes chez les "Grecs", c'est-à-dire chez les Dieu à créer le monde sensible, dont la diversité devait refléter
païens, de l'avis d'Origène lui-même 124 et on les retrouve fré- les différents niveaux où étaient tombées les intelligences, "la
quemment dans son oeuvre avec cependant l'idée que les chan- matière s'est livrée en toute disponibilité dans ses différents
gements de qualités sont dus à l'action du Créateur125 . Le Com- aspects et espèces des choses à celui qui l'a faite, puisqu'il est
mentaire surJean, à propos des quatre mois de Jn 4, 35, reproduit son seigneur et son créateur, pour qu'il puisse tirer d'elle les
une doctrine selon laquelle les quatre éléments constituent formes diverses des êtres célestes", les astres, "et terrestres"128.
quatre sphères placées sous la nature éthérée, c'est-à-dire sous Ou encore :"Quelle que soit la chose dans laquelle veuille la
les sphères stellaires et planétaires dont la plus proche est celle façonner, la travailler ou la remanier l'artisan de toutes choses,
Dieu, la matière lui est disponible en tout, il peut donc la trans-
121. METHODE, Aglaophon ou De la Résurrection XX, GCS 244,13 ss.
122. Cf. CCels V, 23 ; H. CROUZEL, "Les critiques adressées par Méthode et 126. La conception du Dieu oisif est combattue par l'élève d'Origène, Grégoire
ses contemporains à la doctrine origénienne du corps ressuscité" Gregorianum le Thaumaturge, dans un dialogue conservé en syriaque, "A Théopompe, du
53, 1972, 679-716 ; "La doctrine origénienne du corps ressuscité", Bulletin de passible ou de l'impassible en Dieu". Voir H. CROUZEL, "La passion de
Littérature Ecclésiastique 81, 1980, 175-200, 241-266. Réédités dans Les fins der- l'Impassible" dans L 'homme devant Dieu, : Mélanges offerts au père Henri de Lubac.
nières selon Origène , Variorum 1990. Tome 1 : Exégèse et patristique, Paris 1963. L'authenticité de cet écrit a été dis-
123. PArch II, 1,4,92. cutée depuis avec des raisons qui nous paraissent insuffisantes.
124. CCels III, 41, 13.
127. PArch Il, 1,4, 118.
125. CCels IV, 56 ; VI, 77 ; ComJn XIII, 21, 127 ; XIII, 40, 262-267 ; XIII, 61
(59),429. 128. Ibid. III, 6, 4, 126.
423
422
muer et la transformer en n'importe quelle forme ou apparen- d'hui la personnalité, de la nature raisonnable de l'homme, alors
ce, selon ce que demandent les mérites de chacun"l29. Nous que l'unité de sa nature corporelle, en dépit de même de ses muta-
constatons encore la liaison étroite qu'il y a entre la création de tions, est faite par la "forme corporelle", l'dôoç OWJ.l<lTlKOV, dont
la matière et les différentes formes qu'elle prend par suite de la parle, nous l'avons vu plus haut, le Commentaire sur le Psaume 1 et
faute des êtres raisonnables. à laquelle fait allusion le Contre Ce/sel35, la comparant à la raison
Pour revenir au passage que nous avons commencé à séminale des Stoïciens. A ces deux "natures générales" corres-
expliquer Origène polémique donc avec ceux qui tiennent une pondent les deux oùolal que dans un passage très technique
matière incréée et qui en font, dit-il, un produit du hasard, et il dont le ton contraste avec l'ensemble du livre le Traité de la
ne cache pas que cela lui paraît, dit-il "tout à fait absurde et le Prière oppose dans l'explication du pain ÉruouoloÇ du Notre
propre d'hommes qui ignorent tout de la puissance et de l'intel- Pèrel36 • Il Y a une oùola ou une ùnooTaolç - les deux mots sem-
ligence de la nature incréée"l30, c'est-à-dire de Dieu. Il les réfute blent ici équivalents - des incorporels dont l'être n'admet ni
par un raisonnement per absurdum sur lequel nous n'insistons accroissement ni diminution ; et une autre des êtres corporels
pas. Les mêmes raisonnements peuvent être lus dans un passage susceptibles au contraire de s'accroître ou de se corrompre.
du Commentaire sur la Genèse conservé par Eusèbe dans sa Pré- Pour ceux qui voient dans cette seconde catégorie celle qui
paration Evangéliquel'!>l. On y lit que Dieu a créé assez de matière domine, cette ousia est la matière première des corps, des êtres
pour donner l'existence à ce qu'il a VOulUl,!>2. La création ex nihilo qui ont un nom, elle est le premier subsistant (ùnooTaTov) sans
de la matière est prouvée par des textes: 2 Macc 7, 28, parole de qualité (anolov), ce qui préexiste (npoU<f>loTatLEvov) aux êtres, qui
la mère des sept fils martyrs à l'un d'entre eux; le Pasteur reçoit toutes les transformations et tous les change-
d'Hermas, Précepte l, l, considéré par Origène comme Ecri- ments en étant lui-même inaltérable (àvaÀÀolwTov)
ture; une exégèse adaptée de Ps 141, 5 qui lui paraît distinguer selon sa propre nature (Àoyov), ou ce qui subsiste (ùnoJJivov)
matière et qualités l'!>'!>. sous tout changement ou transformation. Selon ceux qui la pro-
Il y a donc pour Origène deux "natures générales", créées fessent l'ousia est sans qualité (anoloç), sans forme extérieure
par Dieu : "une nature visible, c'est-à-dire corporelle, et une selon sa propre nature, elle n'a pas de grandeur
nature invisible qui est incorporelle". Les deux peuvent chan- fIxe, mais elle est disponible à toute qualité comme un
ger, mais de manière diverse : "L'invisible, qui est raisonnable, lieu (xwplov) qui lui est préparé. Ces qualités sont les énergies
change de mentalité et de propos par le fait qu'elle est douée de (ÉVEpydaç) et les actions (nOlT10EIÇ) à la fois et elles comprennent
libre arbitre ; à cause de cela elle se trouve tantôt dans le bien, les mouvements (KlVnOElç) et les manières d'être (OxnOE1ç).
tantôt dans le mal"l34. C'est bien, semble-t-il, le libre arbitre qui L'ousia selon sa nature ne participe à aucune d'elles, mais elle
constitue, malgré ses variations, l'unité, nous dirions aujour- est toujours avec l'une d'elles et elle peut recevoir toutes les
énergies de l'agent selon que ce dernier agit sur elle et la trans-
129. Ibid. III, 6, 7, 239. forme. Car la tension (TOVoç) qui est en elle est tout à fait sépa-
130. II, 1,4, 140. rée de toute qualité et est cause de toutes les organisations
131. VII, 20, 1 : SC 215, 272, 6 et 8.
(oiKovollwv) où elle se trouve: elle est entièrement muable
132. el geÀy)oaç ùnooTijoal <> Tl expression qui correspond exactement à
PArch l, 2, 6, 165, selon Rutin à propos de la génération du Fils: "Et ideo ego et divisible et toute ousia peut être mêlée ou unie
arbitror quod suffuere debeat uolllntas Patris ad sllbsistendum hoc, quod mût Pater"
133. PArch II, 1,5, 157. 135. CCels V, 23, 4.
134. Ibid. III, 6, 7, 222. 136. PEuch 27, 8, 367, 13.
424 425
à toute autre. Cette conception de la substance matérielle, domi- jamais sans être informée par des qualités ? Certains ont pensé
nante chez les Stoïciens, secondaire pour les Platoniciens, pour réduire la matière aux qualités pour supprimer le problème que
qui la substance principale est la spirituelle, est exactement celle pose la création ou la non-création de la matière, puisque, dit
de la substance matérielle chez Origène et elle préside à ses spé- Origène, tous les partisans d'une matière incréée "reconnaissent
culations sur les corps ressuscités. que les qualités ont été faites par Dieu". Mais on perçoit un être
Avant d'aborder le problème des corps éthérés que soulè- humain toujours dans une certaine attitude ou une certaine
ve pour Origène le dogme de la résurrection des corps, ache- action qui constituent un caractère accidentel: on peut donc le
vons de lire le Traité des PrinciPes. Car la nature de la matière considérer soit en lui-même, soit selon cette attitude ou cette
intervient encore dans l'Anakejalaiôsis qui termine le livre IV. action. L'idée de l'homme en question fait abstraction de l'atti-
Nous apprenons d'abord que le problème de la matière est posé tude ou de l'action. On peut de même écarter par l'intelligence
aussi à Origène par les Gnostiques1S7 pour qui la matière est la qualité et "par une sorte de pensée artificielle contempler la
intrinsèquement mauvaise et principe du mal. Sur ce point, que matière dépouillée de toutes ces qualités". L'expression traduite
nous envisageons plus loin, Origène déclare dans le Contre par Rufin : "simulata quodammodo cogitatione" fait penser au "rai-
Celse 1S8 : "Pour nous il n'est pas vrai que la matière qui réside sonnement bâtard" de Platon140 , reproduit par Albinos1 41 . La
dans les êtres mortels soit cause du mal. L'intelligence de cha- matière reste donc imparfaite sans les qualités : Origène voit
cun est cause de sa malice personnelle qui est le mal". Le der- cela dans le Ps 138, 16 et dans les livres d'Enoch 142, considérés
nier chapitre du Traité des Principes 1S9 ne trouve pas le mot üÀl1 eux aussi plus ou moins comme Ecriture.
dans l'Ecriture, sauf dans Is 10, 17 où, selon Origène, le mot
A propos de la "matière intelligible" de Plotin nous avons
désigne les péchés - en fait il signifie le bois et la forêt - et dans
évoqué les corps éthérés ou "étincelants" d'Origène, attribués
Sg Il, 17, sans cacher que le Livre de la Sagesse n'est pas reconnu
d'une part aux intelligences préexistantes, aux anges et aux res-
par tous comme Ecriture: rédigé à Alexandrie au premier siècle
suscités14S, sans parler des corps obscurs des démons et de ceux
avant Jésus-Christ - mais Origène ne le considère pas ainsi -, il
des damnés figurés par les "ténèbres extérieures"l44, d'autre part
reproduit la conception grecque de la matière informe (<llloP<l>ou
aux astres puisque les sphères planétaires et astrales sont dites
üÀl1ç). Puis Origène trouve cette matière- informe dans la "terre
"la nature éthérée"145. Cette matière éthérée est-elle tout à fait
invisible et sans ordre" que Dieu fit au commencement selon
sans rapport avec la matière terrestre? Nous ne le pensons pas.
Gn l, 1. La matière est donc le principe initial des corps anté-
D'une part elle peut tomber elle aussi sous les sens puisque les
rieur aux quatre éléments et Origène repousse diverses théories
astres sont visibles et puisque Origène rapporte sans exprimer
comme celle des atomes et des homéOrriéries, car elles suppose-
de scepticisme que "Platon clans son dialogue sur l'âme", le
raient des principes immuables autres que la matière susceptible
Phédon 146, "dit qu'autour des tombeaux sont apparues à certains
de toutes les formes. Pour Origène, la substance matérielle doit
pouvoir s'adapter à tous les changements imposés par les mou-
vements du libre arbitre des substances spirituelles. Mais com- 140. Timée 52 b.
ment distinguer la matière de ses qualités, puisqu'elle n'existe 141. Epitome VIII, 2 (Louis) : dans PArch IV, 4, 7, 244.
142. 1 Enoch 21, 1 ; 2 Enoch 40, 1.
143. ComMt XVII, 30, 671, 16.
137. PArch IV, 4, 5, 199. 144. PArch l, pref. 8, 164; II, 10,8, 265.
138. CCels IV, 66, 8. 145. ComJn XIII, 40, 266 ; dit explicitement des astres PArch l, 7, 5, 157.
139. PArch IV, 3 (33),202. 146. Phédon 81 d.
426 427
des images semblables à des ombres, des hommes qui venaient Origène fait donc de l'éther une qualité de la matière, celle
de mourir. Or ces images apparaissant autour des tombeaux des qui lui donne son état le plus pur, adapté aux régions célestes et
morts viennent d'une substance, car l'âme subsiste dans ce que irréductible aux quatre éléments qui sont eux aussi, rappelons-Ie, la
l'on appelle le corps lumineux"147. Il s'agit ici dans la pensée matière poUlVUe de qualités. TI semble donc bien que les corps éthé-
d'Origène, non du corps ressuscité, mais de l'enveloppe qui revêt rés, qu'ils soient dans le ciel stellaire ou dans celui des bienheu-
l'âme entre la mort et la résurrection 148 . Mais cette notion de reux, aient comme substrat la matière commune. TI y a d'ailleurs,
"nature éthérée", telle qu'elle est employée par Origène, pose des semble-t-il, continuité pour Origène entre le ciel stellaire et celui
problèmes. des bienheureux puisqu'il logerait volontiers ces derniers sur la
neuvième sphère, celle qu'avait imaginé Hipparque pour
L'éther, notion utilisée par Platon et par Aristote, désigne
résoudre le problème de la précession des équinoxes 154 . Par
pour Origène un lieu du ciel supérieur à celui de l'air, où se
ailleurs il fait de la montée des âmes après la mort une ascension
trouvent les corps les plus purs, les astres149, mais aussi la nature
progressive à travers les sphères planétaires où les défunts reçoi-
des corps qui vivent dans ces lieux, l'état le plus pur que puisse
vent l'enseignement de maîtres angéliques comme dans une
recevoir la nature corporellel50 • Cependant il s'oppose à la doc-
Université d'après la mort155.
trine aristotélicienne de l'éther cinquième élément, telle que le
philosophe la présentait dans son dialogue de jeunesse Peri C'est dans ce contexte que se situe la discussion menée à
Philosophias : Origène refuse que l'éther soit un cinquième corps quatre reprises dans le Peri Archon entre une fin totalement
après les quatre éléments151 et que soient ainsi donnés aux res- incorporelle - le corps ressuscité n'étant alors qu'une étape -
suscités des corps tout à fait dissemblables à ceux qu'ils ont eu et une fin corporelle dans un corps éthéré. Dans la version de
de leur vivant. Les corps des ressuscités seront au contraire par Rufin on voit les deux solutions, bien que le traducteur ait,
rapport aux corps terrestres comme la plante par rapport à la semble-t-il, télescopé un peu certains textes se rapportant à la
graine selon l'image utilisée par Paul dans 1 Co 15, 42 ss. Mais il première. Et Origène ne conclut pas, laissant la solution au juge-
ne fait aucune difficulté dans le Contre Celse 152 à admettre que "la ment du lecteur. Les fragments qui restent de la traduction de
qualité mortelle du corps de Jésus a été changée en une qualité Jérôme ne parlent pratiquement' que de l'incorporéité finale et
éthérée et divine". Ailleurs il contredit 'encore la doctrine de donnent l'impression qu'elle était fermement tenue par
l'éther cinquième élément à propos de gens qui attribuent à Origène. Pour comprendre cela il faut se rappeler que la version
Dieu un corps éthéré alors que Dieu est àbsolument incorpo- de Jérôme, rédigée pour montrer combien Origène était héré-
tique et Rufin infidèle, est perdue : elle devait bien cependant
147. CCels II, 60, 10. rapporter les deux opinions. Nous n'avons d'elle qu'une collec-
148. Le "véhicule" de l'âme: voir H. CROUZEL, "Le thème platonicien du tion de "perles" hérétiques tirées de tout contexte dans la lettre
<véhicule de l'âme> chez Origène", Didaskalia, 7, 1977,225-237; réédité Lesfiru der-
nières selon Origène, Variorum 1990. Le texte principal est un passage cité par 124 à Avitus qui avait écrit àJérôme pour lui demander sa tra-
Méthode dans Aglaophon ou De la Résurrection III, 17 (CCS 413, 17), connu par la duction. Ce dernier l'avait envoyée avec une lettre où, pour ainsi
version paléoslave de ce livre et en grec par Photios, Bibliotheca, codex 234, 3000 B. dire, il mettait les points sur les i, signalant les opinions héré-
149. PArch II, 1, 1, 16; ComJn XIII, 40, 266-267 ; HomEz N, 1, 107.
150. PArch l, 6, 4, 184; l, 7, 5, 155; ComJn XIII, 21, 123; CCels III, 41, 19; III,
42, 10; IV, 56, 30. 153. ComJn XIII, 21, 126: cf. CCels N,56, 15.
151. PArch III, 6, 6, 195. 154. PArch II,3,6,275: voir le commentaire dans SC 253 p. 155-157, avec les
explications de J. Rament.
152. CCels III, 41, 17 : cf III, 42, 9 "telle qu'il le fallait pour séjourner dans
155. PArch II, 11,5-6. particulièrement lignes 214 ss.
l'éther et les régions au-dessus de lui".
428 429
tiques discutées par Origène, sans se demander si ce dernier les les non-êtres, non des non-êtres absolus, mais quelque chose
tenait, et cela avec une compréhension théologique assez fai- d'autre que l'être. TI ne s'agit pas non plus de quelque chose de
blel56 • Pour trancher entre Rufin qui donne les deux aspects de semblable au mouvement et au repos qui sont en relation avec
l'alternative dans un contexte de discussion, habituel au Traité des l'être. C'est tout le sensible et toutes les passions du sensible et
Principes, et Jérôme représenté non par sa traduction complète ce qui est lié à lui : sans mesure, sans limite, sans idée, toujours
mais par les extraits contenus dans sa lettre, il suffit de constater déficient, indéfini, jamais stable, insatiable, une complète pau-
que dans les autres oeuvres d'Origène la fin incorporelle n'appa- vreté. Tout cela n'est pas pour le sensible des accidents, mais
raît pas et la fin corporelle est représentée fréquemment comme comme son essence. C'est là le mal en lui-même et ce qui parti-
définitive 157 • Et pour juger de cette discussion comme de bien cipe au sensible participe au mal. TI y a un Bien en soi, auquel
d'autres du même livre, il faut tenir compte de son intention pri- des êtres participent ; de même un mal en soi auquel pareille-
mordialel58 • ment des êtres participent. Ce premier mal c'est le substrat qui
est sous tous les êtres mesurés, etc ; il est orné d'un ornement
étranger, substance du mal si on peut le dire substance, décou-
3. Le Mal vert par la raison comme le mal premier et en SOP61. La nature
PLOTIN des corps n'est pas le premier mal, car elle a une idée, qui n'est
La matière est donc en relation avec le mal. Le cinquante- pas vraie au sens platonicien de modèle premier et originaire,
et-unième traité (l, 8) se demande quels sont les maux et d'où mais elle est privée de vie et les corps se détruisent eux-mêmes
viennent-ils. Le mal est l'absence de tout bien, le contraire du par un mouvement désordonné, elle est obstacle pour l'âme
bien: c'est pourquoi la science du mal est celle du bien. Le mal dans son activité. L'âme n'est pas mauvaise en elle-même, du
est non une idée (d8oç), mais une privation (CHÉPTlCHÇ)159. Un moins elle n'est pas toute mauvaise. Est mauvaise la partie dérai-
court chapitre résume la doctrine du Bien et de son acte pre- sonnable de l'âme qui reçoit le mal, l'absence de mesure, l'excès
mier, l'Intelligence l60 • Le mal n'est pas dans les êtres, mais dans et le manque d'où viennent tous les vices. L'âme est mêlée à
l'absence de mesure, de forme, elle est mélangée au corps qui a
156. Voir H. CROUZEL, "Jérôme traducteur du Peri Archon d'Origène" dans
la matière. Elle entraîne avec elle la faculté raisonnante qui ne
Jérôme entre l'Occident et l'Orient, Actes du Colloque de Chantilly (septembre peut plus voir le vrai, car elle est obscurcie par la matière qui
1986) publiés par Yves-Marie Duval, Paris, 1988, 153-161. l'enferme dans le devenir dont la matière est le principe et
157. Dans Origeniana Secunda, Quademi di "Vetera Christianorum" 15, Roma auquel elle assimile tout ce qui la touche 62 • Le mal pour l'âme
1980, Fr X. Kettler a voulu trouver la fin incorporelle dans d'autres textes
d'Origène: "Neue Beabachtungen zur Apokatastasislehre", p. 333-348. En est dans la complète déficience du bien, déficience qui est la
recensant ce livre dans la "Chronique origénienne" de 1982 (Bulletin de Litté- matière, incompatible avec la possession d'un peu de bien, avec
rature Ecclésiastique 83, 224-227) nous disons pourquoi cette démonstration ne une participation au bien même infime 163 • Les dieux sensibles,
nous paraît pas valable.
les astres, ont la matière, mais non le mal. Le mal est réservé à
158. Voir H. CROUZEL, Origène, Paris 1985, 203-236 : "Caractères de sa théo-
logie". A propos de la discussion sur la corporéité ou l'incorporéité finale Josep
ici-bas. La fuite que préconise le Théétète de Platonl64 ne consiste
RIUS-CAMPS, "La suerte final de la naturaleza corporea segun el Peri Archon pas à quitter la terre, mais à être juste et saint avec prudence :
de Origenes", publiée à la fois dans Vetera Christianomm, 10, 1973, 291-304 et
dans Studia Patristica XIV, TU 117, 1976,167-179. Voici quelques textes du 161. Ibid. 3, l. 1 ss.
CCels sur le sujet: III, 41-42 ; IV, 56, 10; IV, 57 ; IV, 60, 10; IV, 54. 162. Ibid. 4, l. 1 S5.
159. l, 8 (51) 1,1. 1 ss. 163. Ibid. 5, l. 1 55.
160. Ibid. 2,1. 1 ss. 164.176 a.
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c'est le mal qu'il faut fuir. Mais l'existence des maux est néces- dent qui existe en autre chose. La matière est le substrat où se
saire car il faut qu'existe le contraire du bien. La vertu est un trouve l'accident, la qualité. Elle n'est pas mauvaise parce qu'elle
bien qui permet de dominer la matière. TI n'est cependant pas aurait la qualité d'être mauvaise, mais parce qu'en elle-même
nécessaire que, parce que quelque chose existe, existe aussi son elle n'a pas de qualite 71 . La matière opposée à toute forme, c'est
contraire. Et la plupart des contraires ont des éléments com- la privation qui est toujours en autre chose et n'est pas substan-
muns. Mais entre l'être et le non-être, le bien et le mal, c'est ce. La privation est le mal, le mal privé de forme, donc d'être. Le
l'opposition complète165. mal dans l'âme c'est l'absence du bien. Cette privation du bien
Mais pourquoi la présence du bien rend-elle nécessaire l'âme ne l'a pas par elle-même puisqu'elle est par définition la
celle du mal ? Parce que cet univers est fait de matière, il est un vie : elle a la forme du Bien, une trace de l'Intelligence, elle est
mélange d'intelligence et de nécessité 166 . Selon le Timée 167 , en elle-même bonne et non mauvaise 172. Le bien est dans l'essen-
l'homme n'est pas immortel parce qu'il est né, mais par l'action ce de l'âme, le mal y est par accident'7!J. Le vice n'est pas directe-
divine il ne périra pas : en conséquence les maux ne périront ment le mal, pas plus que la vertu le bien, mais son coopérateur.
point. On les fuit en se séparant du corps par la vertu, ainsi on La vertu n'est pas le beau ni le bien en soi, pas davantage le vice
est parmi les dieux, dans les intelligibles, qui sont éternels. On n'est le laid ou le mal en soi. De la vertu on monte au beau et au
peut montrer qu'il y aura toujours du mal par le fait qu'il y aura bien et du vice on descend vers le laid et le mal, le lieu de la dis-
toujours un dernier après lequel rien ne pourra être engendré : semblance174 et le bourbier ténébreux175 . La mort de l'âme, par
ce dernier c'est le mal, c'est la matière qui n'a plus rien de l'Un l68 • delà le vice, c'est la plongée dans la matière, c'est d'être rempli
Si quelqu'un prétend que les maux ne viennent pas de la matiè- d'elle176. Quelle est l'origine de cette faiblesse de l'âme qu'est le
re, mais de la forme, il serait cependant forcé de reconnaître que vice? Cette faiblesse de l'âme est dans celles qui ont perdu leurs
la matière est le mal, car la forme n'agit pas sans la matière et les ailes 177 et qui sont tombées, qui ne sont ni pures ni purifiées:
formes qui sont dans la matière ne sont pas comme elles seraient elle n'est pas l'enlèvement de quelque chose, mais la présence
sans la matière, car ce sont des raisons engagées dans la matière, d'un élément étranger, la matière qui obscurcit et veut entrer
corrompues par elle et remplies de sa nature. La matière devient dans l'intérieur de l'âme 178. Si on dit que le mal n'existe pas dans
maîtresse de la forme et projette sur son action ses désordres. La les êtres, il faut conclure que le bien non plus n'y existe pas.
matière comme le corps est cause des maux, des diversités de dis- Dans une âme qui ne connaît pas le malles passions sont absen-
positions que l'on voit chez les hommes 169. ,On connaît la vertu tes, car toutes proviennent du corps et de la matière, à part le
par l'intelligence, mais comment connaît-{)n le vice? Nous le sai- désir qui la porte vers l'Intelligence179.
sissons négativement par ce qui lui manque de l'idée. Nous Les vices viennent de la rencontre de l'âme avec le de-
voyons la matière un peu comme l'oeil voit la ténèbre 170. Com- hors l80 • Les maux sont nécessaires, ils contribuent à la perfection
ment la matière est-elle mauvaise, étant sans qualité ? La qualité de l'univers, mais il n'est pas facile d'en savoir toujours la raison:
est ce par quoi une chose est dite de telle nature : c'est un acci- et le vice lui-même a beaucoup d'utilité et produit de nombreux
biens ; il nous incite à la prudence et nous empêche de nous
165. l, 8 (51) 6, l. 1 ss.
166. PLATON, Timée 47 e - 48 a. 171. Ibid. 10, l. 1 ss. 176. 1,8 (51), 13, l. 1 ss.
167. Ibid. 41 b 2-4, 11-12 ;, ou Théétète 176 a 5. 172. Ibid. Il, l. 1 ss. 177. PLATON, Phèdre 246 b 7 - c 1.
168. l, 8 (51), 7, l. 1 ss. 173. Ibid. 12, l. 1 ss. 178. l, 8 (51), 14, l. 1 ss.
169. Ibid. 8, l. 1 ss. 174. PLATON, Politique 273 d. 6 - e 1. 179. Ibid. 15, l. 1 ss.
170. Ibid. 9, l. 1 ss. 175. Idem, Phédon 69 c 6. 180. II,3 (52), 8, l. 14 ss.
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endormir dans une fausse sécurité1S1 . Mais il n'y a pas de mal dans ORIGÈNE
le monde intelligible, on n'y trouve pas la malice du corps qui
Nous avons déjà lu dans le Contre Celse 191 : "Pour nous il
est troublé et qui trouble l82 . Il ne faut pas penser que le mal est
n'est pas vrai que la matière qui réside dans les êtres mortels soit
seulement un bien moindre : dans ce cas il y aurait du mal là-
la cause du mal. L'intelligence de chacun est cause de sa malice
haut, car l'Ame est inférieure à l'Intelligence et l'Intelligence au
personnelle, qui est le mal". Mais de ce que pour Origène la
Bien Les maladies ne sont pas à imputer à des démons
matière n'est pas le mal, il ne s'ensuit pas, nous allons le voir,
comme le font les gnostiques : elles se guérissent par la tempé-
rance et un mode de vie ordonné l84 . Le mal moral commence que le sensible, mieux que la matière, soit sans rapport avec le
parfois par une légère inclination, mais cette dernière s'accroît mal. D'autre part cette phrase montre que pour Origène le seul
ensuite et peut mener à des fautes très grandes 185. Les maux mal à proprement parler est le péché : il faut en conclure que le
d'ici-bas, pauvreté, maladies, ne sont rien pour les bons, mais mal seulement physique, celui qui ne dépend pas de la volonté
sont pour mauvais des malheurs. Les maladies sont parmi libre de l'homme, ne compte pas beaucoup pour luP92. En effet
les nécessités de l'existence. Tout cela a sa place dans l'ordre et seul ou à peu près le mal moral, le péché, revêt de l'importance
l'accomplissement de l'univers, car il se sert de la disposition à ses yeux.
des uns pour la ruine des autres. Certains maux sont utiles à Un des points de la controverse qu'il mène fréquemment
ceux qui les subissent, même le vice en provoquant le châti- contre Aristote concerne la doctrine des trois sortes de biens,
ment qui sert d'exemple. Il oblige à la vigilance et enseigne par d'où découlent logiquement trois sortes de maux : les biens et
contrecoup que la vertu est un bien. Puisque les maux existent les maux de l'âme, c'est-à-dire les vertus et les vices sont seuls
ils doivent être utiles et enseigner le devoir. Savoir tirer parti du reconnus par Origène biens ou maux, non ceux du corps com-
mal lui-même pour le bien manifeste un très grand pouvoir. Il me la santé et la maladie, ni ceux du dehors comme richesse et
faut considérer le mal comme le manque du bien. Les maux ne pauvreté, gloire et obscurité : Origène fait plusieurs fois allu-
peuvent disparaître et existeront toujours l86 . Plotin pose le pro- sion à cette doctrine d' et des Epicuriens, rejetée par
blème des malheurs qui atteignent le juste et des prospérités du Platoniciens et Stoïciens l94 et ses critiques trouvaient place dans
méchant, alors qu'existe une providence187. La vertu est une har- son enseignement de Césarée, témoin le Remerciement de
monie, le vice une désharmonie, harmonie ou désharmonie Grégoire le Thaumaturge195 . Un passage du Commentaire sur le
des parties de l'âme l88 . Ce qui fait surtout la malice ce sont les
Psaume 4, conservé par la Philocaliel96 , est consacré à cette ques-
opinions fausses. La malice peut être aussi provoquée par le
tion. Les véritables biens ou maux sont ceux qui dépendent de
mauvais état du COrpSl89. Mais il n'y a aucun mal dans le monde
notre libre choix, donc ceux de l'âme97 . Mais il y en a qui pré-
intelligible: le mal n'est pas un être, mais vient d'un manque,
tendent trouver dans l'Ecriture les trois sortes de biens et de
d'une privation, d'un défaut; il est la passion que subit une
matière, ou quelque chose qui joue le rôle de matière, et qui
échoue l90. - 191. CCels N, 66, 8 : cf. 111,42, 12.
192. Voir Annaliese MEIS WOERMER, El problema dei mal en Origenes, Santiago
(Chile) 1988.
181. Ibid. 18, l. 1 ss. 193. Ethique à Nicomaqlle 1, 13, 11021, 13 : cf. 1, 8, 1098 b, 12 ss.
186. Ibid. 5, l. 6 ss. : PLATON, Théétète 176 a 5.
194. CCels 1, 10, 18; ComRm III, 1, 927 B ; FragmRm (Schérer) II, 19, 130, 2.
182. II, 9 (33), 8, l. 34 ss. 187. III, 2 (47), 6, l. 1 ss.
195. RemOrig VI, 75-77 : et les biens et maux du dehors sont traités avec scep-
183. Ibid. 13, l. 25 ss. 188. PLATON, Phédon 93 e 8-9.
ticisme, "s'il en existe" IX, 122.
184. Ibid. 14, l. 11 ss. 189. III, 6 (26), 2, l. 1 ss.
196. Philoc 26 (SC 226).
185. III, 2 (47), 4, l. 39 ss. 190. V, 9 (5), 10, l. 15 ss. 197. Ibid. 1.
434 1
1 435
maux, à cause des nombreuses promesses de biens qu'on y lit par M. Har1 21o , le dégoût du bien, du spirituel, comparable à l"'acé-
211
quand on les prend à la lettre98 • TI ne faut pas les prendre à la die" des moines orientaux; de même la paresse et l'orgueil , le
lettre et Origène montre cela avec un argument qu'il pense rédhi- refus d'obéir à Dieu et à son Verbe212 ; et, comme nous l'avons
bitoire : les prophètes, les plus saints hommes de l'Ancien vu plus haut, le fait de s'attribuer à soi-même le mérite de ce
Testament, n'ont eu aucun de ces prétendus biens, mais ont reçu qu'on a par la grâce de Dieu, ou de considérer comme Dieu ce
au contraire tout ce qui est considéré comme maux; on peut dire qui ne l'est pas, c'est-à-dire l'idolâtrie21:i.
la même chose pour les tribulations du juste Job. Origène réagit Ce n'est pas notre nature qui est en nous cause du mal,
contre la mentalité qui veut lier les maladies aux péchés et la pros- comme le prétendent les Valentiniens classant les hommes en
périté matérielle à la vertul99 • Les bonnes actions accomplies pour pneumatiques, psychiques et choïques, mais c'est le libre arbitre
obtenir des biens matériels ne sont pas de bonnes actions et quand il décide de faire le mal sans contrainte2H • TI Y a, certes,
Origène s'élève, comme il le fait fréquemment, contre la mentali- des degrés dans le péché: il peut être faiblesse de l'âme, plus
té millénariste qui fait de la vie après la "première résurrection" gravement maladie de l'âme, plus gravement encore mort de
une vie de délices matériels200 • Le bien de l'homme dépend de son l'âme. Certains endorment leur libre arbitre par l'habitude du
libre choix et bien plus encore de la grâce divine: il n'y a donc de péché215 • Cette expression, vuoTaCovTeç TnV npoalpeolv, fait pen-
biens et de maux que là où joue le libre arbitre et encore avec ser à cette phrase du Traité des Principei16 qui se demande si les
l'humilité qui ne s'attribue pas la gloire à soi-même, mais à Dieu201 • démons pourront un jour être sauvés par conversion de leur
TI faut donc considérer que les mots biens et maux sont employés libre arbitre ou si "la malice durable et invétérée ne se change-
souvent par l'Ecriture au sens large, par catachrèse202 • rait pas par l'habitude, d'une certaine façon, en nature". L'habi-
tude du mal tend à enchaîner le libre arbitre.
TI n'y a donc de bien et de mal, c'est-à-dire de péché, que
pour celui qui participe à la raison à laquelle est lié le libre Le mal est la privation du bien, avons-nous vu plus haut.
arbitre20:i : le péché c'est cesser de vivre de façon raisonnable, la Cela est confirmé par une exégèse curieuse deJn 1,3. Origène
comme la plupart des Pères anciens coupe ainsi les versets 3 et 4 :
Raison étant le Logos, fils de Dieu204 • TI est absurde d'attribuer au
Créateur la cause de la malice qui dépend de l'orientation que se "Tout a été fait par lui (le Verbe) et sans lui rien n'a été fait. Ce qui
donne la créature205, car la Trinité seule a une bonté substantielle, a été fait en lui était Vie ...".Quelle raison a le second membre de
les autres êtres rayant accidentelle, capable de chute206 • Tout être phrase de 1, 3, apparemment inutile, puisqu'il semble répéter
raisonnable peut faire le bien et le mal207 • Les âmes, certes, ont 1 négativement ce que le premier a dit positivement? En effet selon
1
les principes exégétiques d'Origène il n'y a absolument rien
été faites pour le bien, mais elles sont changeantes. S'éloigner du
d'inutile dans l'Ecriture, il n'y a pas de pléonasme. Dans ce "tout"
bien c'est tomber dans le mal : le mal est la privation du bien208 •
Parmi les causes du mal Origène cite la "satiété" du bien et la
210. "Recherches sur l'origénisme d'Origène: la satiété (koros) de la contem-
négligence209 : la satiété (1C6poç), c'est-à-dire, suivant le sens précisé plation comme motif de la chute des âmes". Stooia Patristica VIII, TU 93, 1966,
374-405.
211. PArch l, 5, 4-5 : le Prince de Tyr selon Ezéchiel et le Porte-Lumière d'Isaïe,
198. Ibid. 2-3. 204. Ibid. l, 3, 7, 232 ; l, 5, 2, 31. figurant l'un et l'autre Satan.
199. Ibid. 4-5. 205. Ibid. l, 5, 3, 122. 212. Ibid. II, 3, 1, 13.
200. Ibid. 6. 206. Ibid. l, 6, 2, 59. 213. PEuch 29, 15.
201. Ibid. 7. 207. Ibid. 1,8,3,68. 214. ComMt X, 11,38.
202. Ibid. 8. 208. Ibid. II, 9, 2, 31. 215. Ibid. X, 24, 17.
203. PArch l, 3, 6, 155. 209. Ibid. l, 3, 8, 317 ; l, 4, 1, 1. 216. PArch l, 6, 3, 122.
436 437
qui a été fait par le Verbe on ne saurait compter le péché. "C'est été enseigné sur le diable et ses anges222 • TI est vrai, comme le dit
pourquoi plusierns ont supposé que, puisque le maI n'a pas d'exis-- Celse, que le mal ne vient pas de Dieu, mais il n'est pas vrai, mal-
tence propre - il n'était pas au commencement et il ne demeurera gré Celse, qu'il vient de la matière. C'est l'intelligence de l'hom-
pas éternellement - ces choses-là sont le rien". Et Origène me qui est la cause du mal 22S . Origène s'élève alors contre la
donne en exemple les distinctions faites entre le non-être et théorie stoïcienne des cycles dans lesquels les mêmes événe-
l'être par des philosophes grecs et aussi par quelques passages ments se répètent. TI insiste sur l'action médicinale de Dieu pour
224
de l'Ecriture. Les méchants sont dits "ceux qui ne sont pas" en empêcher le mal de s'étendre et le restreindre le plus possible .
antithèse avec Dieu qui se dit : "Celui qui est" et "Celui qui est S'il est vrai, comme le dit Celse, que le mal n'est pas un mal sous
bon" et il y a donc un lien entre le bien et l'être: le mal et le vice tous ses aspects et qu'il peut avoir de bons effets, il n'en reste
sont donc du non-être. Si le diable est, en tant que créature, pas moins un mal, même s'il est utile à l'univers: cela ne sert pas
l'oeuvre de Dieu, il ne l'est pas en tant que diable. Les saints d'excuse pour le commettre225 • Suit tout un développement sur
sont des "étants" car ils participent à Dieu, mais les démons "qui la colère de Dieu, expression anthropomorphique certes, mais
ont repoussé cette participation à Celui qui est, étant privés de qui recouvre des vérités226 . On peut retenir de cette discussion
Celui qui est, sont devenus des non-étants"217. Ces réflexions ne que les maux physiques ne sont guère distingués des maux
sont pas sans rapport avec l'idée que Dieu et son Christ "ne moraux, tant par l'un que par l'autre, car les premiers sont la
connaissent pas" le péché ni le pécheur en tant que pécheur. conséquence des seconds, résultant de l'intention qu'ont les
Il y a dans le Contre Celse une discussion sur l'origine du dieux, ou Dieu, de purifier le monde.
mal. Celse tient une thèse curieuse : "Il ne saurait y avoir ni plus Au problème du mal ou du péché se rattache une ques-
ni moins de mal, autrefois, aujourd'hui, à l'avenir; car la nature tion voisine qui a davantage rapport, sinon avec la matière, du
de l'univers est une et la même et l'origine du mal est toujours la moins avec le sensible, celle de la "souillure", pûnoç, sordes. Elle a
227
même". Origène rapproche cela de Théétète 176 a qu'il corrige fait l'objet d'un travail de Giulia Sfameni Gasparro : tout en
par une autre phrase de Platon218 sur les purifications que les l'appréciant nous ne sommes pas absolument d'accord sur tout.
dieux font subir à la terre par les catacIysmes219 . Origène oppose Ce concept de souillure ou d'impureté n'est pas à confondre
à Celse que les maux sont q1Œtpa, illimités, dans le sens grec de avec celui de péché, nous allons le voir. TI s'applique à la condi-
l'indéterminé assimilé au vide et au néant, puis présente selon tion corporelle elle-même et plus particulièrement à la condi-
Chrysippe une histoire de la prostitution dont il déduit un accrois- tion sexuée, mais ne se restreint pas à elles. On le voit par un
sement du mal dans l'humanité220. Puis il montre que la nature beau texte, assez mystérieux, des Homélies sur les Nombref28. Ori-
de l'homme comme celle de l'univers est changeante et variable gène commente Nb 25, 6 : les fùs d'Israël après leur victoire sur
et que "le mal ne subsiste pas toujours au même degré"221.
Malgré ce que dit Celse l'origine du mal n'est pas facile à con- 222. Ibid. 65.
naître, même pour un philosophe, peut-être même est-elle 223. Ibid. 66.
224. Ibid. 69.
impossible à déterminer sans une inspiration divine et sans avoir 225. Ibid. 70.
226. Ibid. 71-73.
217. ComJn II, 13 (7), 91-99 : cf. CCels IV, 65, 30. 227. "Le sordes (rhupos), il rapporto genesis-phthora e le motivazioni protolo-
218 Timée 22 d. giche dell' enkrateia in Origene", chapitre V dans Origene : Stooi di antropologia e
219. CCels 4,62. di storia della tradizWne , Roma 1984.
220. Ibid. 63. 228. HomNb XXV, 6, 241, 22 : voir H. CROUZEL, Virginité et Mariage chez
221. Ibid. 64. Origène p. 64-65.
438 439
les Madianites, symbole des démons, sont cependant déclarés sont exempts de toute faute"2!J!J et que les gens mariés peuvent
impurs et tenus à se purifier avant de revenir au camp. offrir leurs corps à Dieu comme "une hostie vivante, sainte,
"Moi aussi, j'ai réussi à vaincre le diable, à chasser, quand agréable à Dieu"2!J4 : mais ils ne peuvent présenter "un sacrifice
elles viennent, les pensées impures qu'il suggère à mon coeur, perpétuel", car leurs relations l'interrompent2!J5. A la différence
ou du moins à les tuer, si elles sont entrées en moi, pour qu'elles du péché qui reste sur le pécheur tant qu'il n'a pas été expié cette
ne passent pas à l'acte : je suis parvenu à fouler la tête du dra- impureté n'adhère aux époux qu'au moment de leurs rapports.
gon. Par là même il faut que je me sois souillé et sali, parce que Cette notion de souillure n'est pas sans relation avec la
j'ai voulu fouler celui qui est souillé et sali. Heureux suis je, chute de la préexistence, la qualité terrestre et mortelle revêtue
certes, d'avoir pu le dominer; mais je suis cependant impur et alors par les corps "étincelants" primitifs et la création d'un
souillé parce que j'ai touché l'impur. Pour cela j'ai besoin de monde sensible où ces corps devenus terrestres trouveront leur
purification. Rien d'étonnant que l'Ecriture dise: <Personne entourage.
n'est pur de souillure>. Tous nous avons d'une purifica-
Nous avons déjà exposé ce qui semble être pour Origène
tion, bien mieux de purifications multiples : eUes sont nom-
le plan de Dieu en agissant ainsi: les êtres sensibles sont l'image
breuses et diverses les purifications qui nous restent. Mais tout
des mystères divins que contemplaient les intelligences préexis-
cela est mystérieux et ineffable"229.
tantes et conservent quelque chose de leur beauté et de leurs
Ce texte exprime l'impureté de tout acte humain,jamais attraits dont ils doivent ainsi donner le désir et indiquer la
complètement dépouillé de l'égoïsme et de la concupiscence, direction. Mais ils sont par le fait même objets de tentation, car
situé dans une durée qui conserve la trace de nos actes, même l'homme sera tenté de s'en servir comme ersatz d'absolu, des
de pensées passagères rejetées dès le débue!Jo. ersatz finalement décevants, et d'arrêter à eux les hommages
TI Y a une impureté de la condition chamelle : Origène le dus à leurs modèles. C'est là, nous l'avons dit, la notion de base,
dit à propos de Le 2, 22 où il lit dans un manuscrit: "lorsque du point de vue de l'homme, du péché chez Origène. Si
furent accomplis les jours de leur purification" : il s'agit de Marie l'homme ne se laisse pas arrêter par la beauté et l'éclat des créa-
et de Jésus à la Présentation de Jésus au temple2!Jl. Jésus, dont tures sensibles et continue son chemin vers les mystères divins
l'âme humaine est absolument impeccablé, toute transformée qu'elles indiquent, il présente à Dieu la préférence et l'amour
dans le Verbe selon PArch II, 6, aurait-il lui aussi besoin de puri- qui le sauvent, compensant en quelque sorte le mouvement
fication ? Oui, répond Origène, qui cite plusieurs textes de d'éloignement de Dieu et de fermeture sur soi qui a constitué
l'Ancien Testament et aussi une exégèse allégorique de Zach 3, la faute primitive. On comprend ainsi la souillure de la condi-
3, représentant Jésus, fils de Josédec, comme Josué symbole du tion corporelle dont la condition sexuée forme en quelque
Christ à cause de son nom, revêtu de vêtements sales, sa corpo- sorte un degré plus aigu, on comprend aussi cette impureté
réité. Enfin Origène trouve une impureté dans les relations que les retours d'égoïsme donnent à des degrés divers à tout
conjugales même licites, impureté qui est seulement "une certai- acte humain. Mais il ne s'agit pas ici comme chez Plotin de
ne" et "en quelque façon"2!J2, bien que "les mariages légitimes l'état ontologique de la matière, mauvaise en elle-même, mais
tout au contraire de l'attrait que les mystères divins irradient
229. La traduction française des HornNb dans SC 29, 487.
230. HornJr XVI, 10, 1 et autres textes. 233. HornNb VI, 3, 35,16.
231. HornLc XN, suivant le texte hiéronyrnien et un fragment grec. 234. Rrn 12, 1 : CornRrn IX, 1, 1205 AB.
232. CornMt XVII, 35, 699, 9. 235. HornNb XXIII, 3, 215, 7.
440 441
sur les créatures sensibles leurs images et qui mettent l'hom- toniciens et aristotéliciens, et de ÀOYoç, stoïcien, pour désigner
me en péril de s'arrêter à elles. C'est pourquoi nous avons certaines réalités situées en deux lieux: d'une part dans l'intelli-
préféré parler pour Origène non de matière, mais du sen- gible, unies à l'Intelligence et formant avec elle l'objet et le sujet,
sible, matière informée par une image du divin2S6 • ensuite dans les êtres sensibles comme "informant" la matière. TI
Quelques remarques pour terminer. D'abord la question: faut distinguer cette "forme" intelligible de la "figure" extérieu-
Pourquoi Dieu permet-il la méchanceté, donc le péché ? Ori- re, ou parfois aussi Y a-t-il des différences entre
gène répond: parce qu'elle oblige le bon à la lutte237 ; pour ces divers termes ou expriment-ils la même réalité ? L'enquête
manifester la grandeur de la vertu238 ; pour éprouver la vertu239 • qui suit le dira peut-être. TI faut leur cyouter la notion de qualité
Et les châtiments du péché sont la marque de la miséricorde de (Tl010TllC;, TO Tl010V) qui leur est liée de près.
Dieu: Dieu punit ses fils ici-bas pour qu'ils ne le soient pas dans L'âme est dite une etBoc;l. Nous avons les eiBll de deux
le monde à venir 40. Certes, les démons ont reçu de Dieu le pou- façons l bis, dans l'âme comme déroulées et séparées, dans l'Intel-
voir de produire des fléaux pour exercer les hommes, mais le ligence toutes ensemble2 • Entre la vertu qui se trouve chez les
vrai chrétien ne peut rien souffrir des démons 241 • Origène hommes et son archétype dans l'au-delà il y a une ressemblance,
emploie souvent la distinction stoïcienne du bien, du mal et de
mais à sens unique, car elle descend du second au premier: non
l'indifférent, mais elle ne vaut selon lui que pour l'acte abstrait,
la même forme, mais une forme autre. la même forme suppo-
sans tenir compte de l'intention qui le dirige. Quand il s'agit de
serait un élément commun dans les semblables se trouvant sur
l'acte concret il n'y a pas de milieu entre pécher et non pécher:
le même plan. Par une sorte de paradoxe, si d'une part la matiè-
les oeuvres indifférentes deviennent des péchés ou de bonnes
actions suivant l'intention qui les guide242 • re prise en elle-même est tout à fait sans mesure et sans forme,
toute dissemblable, quand elle participe à la forme (eiBoqc;) elle
4. Formes, raisons, qualités devient semblable à celui qui est sans forme, l'Un3 : paradoxe,
car l'Un comme la matière sont sans forme, le premier par plé-
PLOTIN nitude, si on peut dire, la seconde par pauvreté ; et c'est la
Nous avons déjà perçu dans les chapitres précédents forme informant la matière qui donne à l'être sa ressemblance
l'usage constant que fait Plotin des mots iBÉa, dBoC;, pla- avec le divin. Les êtres deviennent beaux par leur participation à
une forme (eiBouç). Car tout ce qui est informe et doit
236. FragrnRm (JThS) XXI sur Rm 6, 12-14: le corps mortel (il ne s'agit pas de la
matière seule) trône et palais du péché, par le cJ>r6VflllU Tiiç OUpKOc;;. Tous les péchés
par nature recevoir une forme Kal dBoç), étant sans par-
oeuvre de la chair. De même CornRm VI, l, 1055 B ss. Pareillement FragrnRm (JThS) ticipation à une raison (Àoyou) et à une forme (eiBouc;), est laid et
xun : la loi des membres s'opposant à celle de l'intelligence. CornRm VI, 9, 1085 B. hors de la raison divine: c'est cela ce qui est complètement laid -
Cette notion de "chair" comme la force qui pousse au péché, n'est pas seulement ori-
génienne, elle est paulinienne. ComJn XXXII, 2, 12 : la souillure de la partie de l'âme
la matière -. Est laid aussi ce qui n'est pas dominé par une forme
qui touche au corps: de même ibid. 7,83 ; 8, 87 ss. ; 10, Ill, 116. HomJr XV 2: tout et par une raison (Àoyoç), la matière ne supportant pas
ce qui a touché au terrestre a besoin de pÙrification ; de même HomNb XV, 6. d'être entièrement informée selon une forme.
237. ComRm VIII, 13, 1200 B. Nous voyons, dans ce texte du moins, que etBoç, AoyoC;,
238. FragrnJn III.
239. HomNb VII, 5 ; IX, 1 ; XIII, 1 ; XIV, 2. sont équivalents4 • L'âme a en elle comme la forme des choses
240. HomEx VIII, 5, 80.; HomJr latine II, 5, 8 ; HomJr XX, 1,346 et 350 ;
ComMt 15, Il,379 ; CCels IV, 72, 4 ; HomEx VIII, 6, 45. 1. Cf. Lexicon Plotinianum. 3. 1, 2 (19), 2, 1. 4 et 120.
241. CCeis VIII, 31 ; VIII, 36. 1 bis. 1, 1 (53), 2, l. 6. 4. 1,6 (1), 2, l. 12 ss.
242. ComJn XX, 13, 107; ComMt XI, 12, 18. 2. Ibid. 8, 1. 6 ss.
442 443
dont elle use pour les juger comme on se sert d'une règle pour comme en un substrat : la qualité est "ce selon quoi une autre
vérifier qu'une ligne est droite. Lorsque l'architecte a comparé chose est dite telle" (roilro tan, 1(a9 'ô Ën:pov nOlov AÉyE'tal) : elle est
la maison qu'il construit au-dehors à la forme de la maison qu'il un accident qui existe en autre chose, ce qui est aussi
15
porte en lui-même, il dit qu'elle est belle : nous trouverons chez le cas de la forme quand elle est dans la matière • En somme la
Origène la même comparaisons. C'est donc la forme qui décide forme ou raison est porteuse de la qualité, sans que peut-être il
de la beauté par sa réalisation. Les sens de l'homme voient que faille la réduire à cela. Le mal ne réside pas dans les raisons, bien
la forme incorporée aux corps lie et domine la nature opposée, qu'il puisse arriver que lorsqu'elles sont présentes dans la matiè-
celle de la matière informe une forme véhiculée sur re des raisons incompatibles se combattent14 • Les raisons qui
d'autres formes. La couleur est apportée à la matière obscure sont originairement dans l'Intelligence passent dans l'Ame du
par une forme. Le feu est forme par rapport aux autres élé- Monde, puis dans les âmes individuelles. Faut-il les assimiler aux
ments, d'où sa beauté. La forme ou idée explique ainsi toutes les pensées qui sont dans l'âme ? Elles sont surtout des puissances
beautés sensibles6. L'âme purifiée devient une forme, une rai- qui agissent dans la matière, mais ses productions dans la matiè-
son, tout entière incorporelle, intelligible, tout entière apparte- re sont nécessairement imparfaites à cause de la matière et peut-
nant au divin, d'où vient la source du beau et de tout ce qui lui être parce que la raison ou la forme perd de son intensité en
15
est apparenté7• En montant dans l'Intelligence on constate que s'éloignant de l'intelligible originel .
les formes sont belles et que ce sont les idées (iôéaç) qui consti- Puisque les raisons sont composées elles rendent compo-
tuent la beauté8. Toute chose participe à la forme et par elle au sée en acte la nature qui agit pour produire la forme. La matière
Bien, mais en image, car elle est image de l'Un, comme la des êtres engendrés reçoit toujours des formes diverses, celle
forme 9 • L'Intelligence et l'Ame étant des formes, feraient la 16
des êtres éternels - s'il y en a une - est toujours la même . Les
connaissance des formes et en auraient le désir. Mais le mal ne formes sont nombreuses ; elles ont en elles nécessairement
peut être une forme, puisqu'il consiste dans l'absence de tout quelque chose de commun et quelque chose de propre par quoi
bien, puisqu'il est privation lO • Le mal est le sans formelle Les elles diflèrent. L'existence de la forme suppose quelque chose
formes engagées dans la matière ne seraient pas ce qu'elles sont qui est formé : ici-bas c'est la matière, mais en ce qui concerne
si elles existaient en elles-mêmes, séparément, mais elles sont là-haut, ce serait un argument en faveur d'une matière des êtres
des raisons engagées dans la matière, corrompues par elle et intelligibles17. Ici-bas la forme est une image de celle qui
remplies de sa nature : la matière corrompt la forme parce que est dans l'intelligible et qui est vraie, vraie non par opposition à
sa nature, informe, est contraire à la forme 12 • La matière est fausse, mais à "en image"18. Les changements dans les êtres
pareillement sans qualité (anolüÇ) et cela équivaut à sans forme. engendrés sont des changements de forme et la forme (dôoç)
C'est la forme qui lui apporte les qualités qui sont en elle existe selon la qualité (nolov) et selon la Le couple
nOloTT)ç, équivalent à nOlov, et se retrouve plus loin. La
5. Même comparaison chez Origène: ComJn"I, 19 (22), 114. matière est par elle-même sans qualité, comme elle est sans
6. l, 6 (1), 3. 1. 1 ss. forme, pareillement sans quantité ni grandeur : tout cela lui
7. Ibid. 6, 1. 13.
8. Ibid. 9, 1. 34.
13. Ibid. 10,1. 1 55. 17. Ibid. 4, 1. 1 5S.
9. l, 7 (54), 2, 1. 3 ss.
14. Il, 3 (52) 16,1. 1 ss. 18. Ibid. 5, 1. 18 ss.
10. l, 8 (51), 1,1. 9.
15. Ibid. 17-18. 19. Ibid. 6, 1. 7 et 14 ss.
Il. Ibid. 3, 1. 14.
12. Ibid. 8, 1. 13 S5. 16. Il, 4 (12), 3, 1. 65S.
445
444
est apporté par la fonne. On ne peut dire que la qualité est rai- ce qui est dans la semence et qui la développera pour fonner le
son mais non la quantité, alors qu'elle est mesure et nomb re20. corps de la plante ou de l'animal. Dans la raison séminale tous
Les corps premiers - probablement les quatre éléments - sont les organes futurs du corps sont présents en puissance et il n'y
composés du mélange de beaucoup de fonnes 21 • Les raisons sont a pas de lutte mais la paix entre ces divers éléments. Mais
dans l'âme, mais la corporéité est composée de raisons dans la dans l'être qui en naît il y a à la fois paix et guerre entre les
22
matière • La qualité ne peut servir de substrat, elle a besoin parties; de même dans le monde, où s'établit finalement une
d'une matière. La privation ne saurait être dite une qualité, mais certaine harmonie, car la raison qui est dans ces parties pro-
une absence de qualité25 • n y a opposition entre matière et raison duit l'harmonie et une organisation unique dans le tout. Le
à cause du caractère indéfini de la matière24 • monde intelligible, à la différence du sensible, est seulement
La matière est en puissance par rapport aux passions et raison et on ne peut concevoir en plus de lui un autre monde
aux formes Kat dÔECHV)25 : c'est le couple matière-fonne qui soit seulement raison. Mais ce monde-ci se décompose en
qui est en acte26• Le tenne dôoç est aussi appliqué à la fonne de matière et raison, et il est sous l'action de l'Ame qui préside à
la statue qu'on pourra tirer de l'airain21• La fonne est-elle quali- ce mélangéll • Tout cela est exposé aussi dans une exégèse du
té, ou non qualité mais raison ?28 On voit combien ces mots sont mythe de la naissance d'Eros dans le Banquet 52 • Les raisons
intriqués les uns dans les autres : la même distinction se trouve sont dans l'Intelligence ou plutôt dans l'intelligible et elles
plus loi n 29. Le trente-septième traité sur le mélange total (II, 7) s'écoulent de là dans l'Ame qui est ainsi rassasiée de raisons.
examine si la corporéité est un composé de tout, ou une fonne Et la forme se dirige vers la matière qui est indigente55 • La par-
et une raison qui, pénétrant dans la matière, font le corps. Ou tie passive de l'âme est une forme. C'est dans la matière qu'est
en d'autres tennes si la corporéité est le corps fonné de toutes la racine et le principe de la forme en tant qu'elle désire et
les qualités avec la matière. La corporéité est une raison qui subit. En aucune forme ne peut être présent le trouble ni en
s'approchant de la matière fait le corps, cette raison contenant général la passion, mais elle reste immobile et c'est sa matière
en elle toutes les qualités. Cette raison n'est pas seulement une qui éprouve la passion quand elle se produit, la forme la mou-
définition qui montre ce qu'est la chose, mais une raison qui vant par sa présence. La nature de la forme est d'être en acte
produit la chose, donc un principe d'action, mieux un agent. La et d'agir par sa présence, comme si dans un instrument de
matière n'est pas comprise en elle, mais elle est dans la matière musique l'harmonie faisait d'elle-même mouvoir les cordesM •
et en venant en elle elle achève le corps. Le corps est la matière Les qualités qui introduisent les formes se rencontrent les
avec cette raison: raison qui est une fonne (dôoç) et est considé- unes les autres et sont parfois opposées entre elles: ce qui
rée nue de toute matière, même si dans la réalité elle ne se sépa- pâtit n'est ni la matière ni la forme, mais le couple qu'elles
re pas de la matière. La raison ou fonne séparée se trouve dans constituent55 • Les qualités pénètrent dans la matière et y lais-
l'Intelligence et elle est elle-même intelligenceso • Procédant de sent quelque chose de leur action ; celles qui viennent après
l'Intelligence elle est comparée à la raison séminale, à la puissan- d'autres rencontrent comme substrat non la matière pure,
mais une matière déjà qualifiée:56. Mais la matière reste impas-
20. Ibid. 8-9. 26. Ibid. 2, 1. 10. sible bien que les formes entrent en elle ou sortent d'elle et
21. Ibid. 11, l. 1088. 27. Ibid. 1. 27. pâtissent les unes par les autres. Celles qui entrent chassent
22. Ibid. 12, l. 5 ss 28. II,6 (17), 2, 1. 1455.
23. Ibid. 13, l. 2 ss. 29. Ibid. 3, 1. 1 ss. 31. III, 2 (47), 2, 1. 1755. 34. III, 6 (26), 4, 1. 32.
24. Ibid. 15-16,1. 34 ss . 30. II, 7 (37), 3, 1. 1 55. 32. 203 b - 204 c. 35. Ibid. 9, 1. 24 55.
25. II, 5 (25), 1-2,1. 29 ss. 33. III, 5 (50), 9, 1. 1 55. 36. Ibid. 10, 1. 1 88.
446
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les précédentess7 • L'union des formes avec la matière n'est pas une raison silencieuse, d'autant plus silencieuse qu'elle est rai-
un genre de participation, puisque la matière, restant impas- son. La raison n'est pas hors de l'âme, mais unie à elle. Ces rai-
4s
sible, ne subit pas d'altération de la part de la forme: aucun des sons l'âme les exprime, les manie, et elles la changent • Les vies
deux éléments du couple n'agit sur l'autre, mais l'un empêche végétative, sensitive, psychique, sont des pensées (VoncrElç) et les
l'autre de fuir'. En quel sens peut-on dire que la matière fuit la pensées des raisons44 • Quand les corps se divisent la forme qui
forme? Pourtant il n'y a pas de moment où la matière n'est pas est en eux se divise, mais elle est tout entière en chacun des frag-
dans une forme, bien que ce ne soit pas toujours la même forme, ments, devenue multiple et restant la même : cela vaut pour les
car elle ne s'engage jamais en aucun être, mais elle reste autre couleurs, toutes les qualités et chaque forme (j-lop<l>n) qui peut
que l'essence des êtres qui est raison. Que les raisons entrent ou être en même temps tout entière en plusieurs corps séparés,
sortent, elle reste impassible. Ce qui entre en elle est image et aucune partie ne subissant la même chose qu'une autre •
45
non vrai, vrai toujours par opposition à "en image" : cela entre Comme l'âme les formes qui sont dans les corps sont à la fois
donc dans ce qui n'est pas vrai, la matière. La forme vient donc multiples et une46 • L'âme qui demeure, celle du monde, est
mensongèrement dans un mensonge, comme des images dans l'unique raison de l'Intelligence et d'elle viennent des raisons
un miroir: comparaison insuffisante, car le miroir est une forme particulières et immatérielles, comme là-haut47 : ces raisons par-
et est vu en lui-même ce qui n'est pas le cas de la matières9 • La rai- ticulières semblent être les âmes individuelles. L'Ame du
son qui vient dans la matière la fait passer pour grande40 • Monde est pareillement dite "une seule raison universelle, mul-
La nature (<I>OOlÇ) a besoin d'une matière sur quoi agir: la tiple et variée comme un vivant doué d'âme ayant de nom-
matière est distinguée de la raison dite immobile par le fait breuses formes"48. L'âme est partout où le corps s'étend, comme
qu'elle se meut. La nature doit être une forme, mais elle n'est un filet dans la mer s'étend dans la mesure où il le peut.
pas composée de matière et de forme. Ce n'est pas le feu qui L'"ombre", la matière, est aussi grande que la raison qui vient
enflamme la matière, mais une raison. Des raisons agissent dans de l'âme. Et la grandeur que produit cette raison a les dimen-
49
les plantes et les animaux et la nature est une raison qui fait une sions que la forme de cette raison a voulu produire • Les raisons
. autre raison, son produit, donnant quelque chose au substrat qui sont dans les germes fabriquent et forment les vivants
tout en restant immobile. La raison qui est selon la figure comme de petits mondes. Mais les vivants s'empêchant les uns
(j-lop<l>nv) qui se voit, dernière déjà et morte, ne peut plus faire les autres n'atteignent guère bien souvent leur forme (j-lop<l>n)
autre chose, mais celle qui a la vie, soeur de·celle qui a produit la propre, celle que voudrait la raison qu'il y a dans le petit animal ;
figure (j-lop<l>nv), ayant en elle-même la même puissance, agit mais là-haut la forme universelle est produite par l'Ame du
dans l'être engendré4 \ Nous avons traduit dans ce texte j-lop<l>n Monde et ceux qu'elle produit ont ensemble leur place et tout
par figure (extérieure) parce qu'elle se voit: cette figure exté- cela qui se fait sans obstacle est beau50 • La nature de l'univers a
rieure est produite par une raison qui meurt avec l'être, mais fait toutes choses avec beaucoup d'art à l'imitation des raisons
une autre raison produit l'être engendré. Si cette raison produit qu'elle avait, puisque chaque chose était ainsi une raison dans la
en restant immobile elle est contemplation42 • Mais l'action va à la matière, une raison formée selon la raison qui était avant l'union
contemplation et l'âme qui est elle-même raison reçoit d'elle
43. Ibid. 6, l. 9 S5. 47. IV, 3 (27), 5, l. 15.
37. Ibid. Il, l. 1 ss. 40. Ibid. 16, l. 1 ss. 44. Ibid. 8,1. 14. 48. IV, 3 (27), 8, l. 18 S5.
38. Ibid. 12, l. 1 ss. 41. 111,8 (30), 2, l. 1 S5. 45. IV, 2 (4), l, l. 5455. 49. Ibid. 9, l. 39 ss.
39. Ibid. 13, l. 1 ss. 42. Ibid. 3, l. 1 55. 46. Ibid. 2, 1. 53. 50. Ibid. 10, l. 22.
448 449
avec la matière51 • Ici sont donc clairement distinguées, d'abord un autre. Et si l'ânle de chacun a les raisons de tous ceux qu'elle
la raison qui est dans l'intelligible et sans contact avec la matière, a traversés tous peuvent être là-haut. Chaque âme a autant de rai-
ensuite la raison issue de la première qui va informer la matière. sons que le monde. L'ensemble des raisons sera infini, si le
L'âme n'est pas dans le corps comme la forme dans la matière monde ne revenait pas sur soi par périodes (cycles stoïciens ou
car la forme est inséparable de la matière alors que l'âme ne l'est pythagoriciens) et dans ce cas son infinité sera limitée quand les
pas du corps, et la matière est antérieure à la forme. L'âme pro- mêmes recommencent. Si dans ce cas les êtres produits sont plus
duit la forme dans la matière comme autre que la forme originai- nombreux que leurs modèles (car ils se renouvellent) pourquoi
re dans l'intelligible52• TI faut considérer que la forme que la natu- faut-il qu'il y ait des raisons et des modèles de tous ceux qui sont
re donne à ce qu'elle façonne est une autre forme que la nature produits dans une période ? Car un seul homme-en-soi suffit
elle-même5'. Toutes les raisons se trouvent ensemble dans l'Ame pour tous les hommes comme des âmes en nombre limité qui
du Monde, tandis que dans les êtres produits elles ne sont pas font une infinité d'hommes. Mais de ces cas différents il n'est pas
ensemble54 • Les êtres de l'univers ne viennent pas de raisons possible qu'ils aient la même raison et un homme-en-soi ne suffit
séminales, mais de raisons contenant tout et de raisons anté- pas comme modèle d'hommes différents les uns des autres, non
rieures aux raisons séminales: ce dernier terme doit désigner les seulement par la matière, mais par des différences spécifiques
raisons qui sont dans l'intelligible. La raison de l'univers ressem- nombreuses; car ils ne sont pas comme les images de Socrate
blerait plutôt à une raison qui met dans une cité l'ordre et la 10i55 • par rapport à leur archétype, il faut que leur facture différente
C'est une raison survenant dans la matière qui fait un corps et vienne de raisons différentes. Toute la période a toutes ses rai-
une raison ne provient que d'une âme56• Les raisons sont causes sons, puis de nouveau se reproduisent les mêmes choses selon
des corps. Bien qu'apportant la quantité à la matière les raisons les mêmes raisons. TI ne faut pas craindre l'infinité dans l'intelli-
comme les âmes sont sans quantite7-08. Les qualités sont des rai- gible car elle est tout entière dans ce qui est sans partie et elle
sons immatérielles et incorporelles. Dans les semences le plus avance pour ainsi dire quand elle agit61 • Les problèmes de l'héré-
important n'est pas constitué par les conditions extérieures mais dité tiennent aux mélanges des raisons du mâle et de celles de la
par le nombre et la raison59• L'Ame contemple et crée des for- femelle, avec celles des ancêtres qui réapparaissent. Le parent
mes, pareilles à des pensées perfectionnées, de sorte que tout est engendre selon des raisons différentes, car il les a toutes, mais
trace de la pensée et de l'intelligence60 • d'autres sont toujours prêtes. Des enfants différents naissent des
mêmes parents. Mais cela vient de prépondérances inégales62 •
Le dix-huitième traité (V, 7) pose le problème suivant: y a-t-
Domine la ressemblance au mâle ou à la femelle ou il y a égalité.
il des idées des êtres individuels? Car dans la lignée platoni-
Toutes les raisons sont données mais toutes ne dominent pas.
cienne l'idée désigne surtout l'archétype qui se reproduit en in-
Est-ce la matière qui agit différemment parce qu'elle est dominée
dividus multiples. Y a-t-il là-haut par exemple un Socrate-en-soi,
inégalement ? De là une multiplicité de formes. Pourquoi faut-il
qui ne se confond pas avec l'âme de Socrate qui a pu, étant
donné la métensomatose (métempsycose) être Pythagore ou autant de raisons que d'individus nés dans une même période ?
1
TI peut y avoir le même individu dans une autre période6S , mais
1
i
51. Ibid. Il, l. 8 ss. 56. IV, 7 (2), 5, 1. 3 ss, 49 ss. 61. V, 7 (18), l, l. 1.
52. Ibid. 20, l. 36 ss. 57-58. Ibid. 8/1, 1.30 ss. 62. Pareillement chez Origène, ComJn 1,17 (19), 104: voir plus loin.
53. IV, 4 (28),14, l. 8 ss. 59. V, 1 (10),5, 1. Il ss. 63. Le contraire chez Origène critiquant les cycles des Stoïciens quO il représen-
54. Ibid. 16, l. 4 ss. 60. V, 3 (49), 7, 1. 30 ss. te absolument semblables, le suivant au précédent, selon du moins l'opinion de
55. Ibid. 39, 1. 5 S5. certains membres du Portique: CCels V, 20.
450 451
rien n'est parfaitement le même dans celle-ci 64 • Le cas des l'état et à la nature et à l'âme: tout cela en puissance. Les sen-
jumeaux suppose-t-il des raisons différentes? Ou s'il n'y a pas de sibles sont par participation ce qu'on dit être la nature substrat,
différence une sewe raison ? Dans ce cas il n'y aurait pas autant ayant sa forme d'ailleurs, comme l'airain de la statuaire ou le
de raisons que d'individus. Dans la nature l'autre n'est pas pro- bois de l'art du charpentier, par l'image de l'art qui pénètre en
duit par un raisonnement mais par des raisons, il faut que le dif:- eux, mais l'art lui-même est hors de la matière et reste dans son
férent soit joint à la forme, mais nous ne pouvons saisir la diffé- identité : c'est lui qui a la vraie statue et le vrai lit. Cet univers
rence. La quantité est déterminée par le déploiement et le participant aux images montre que les êtres sont autres que ces
développement de toutes les raisons. Il ne faut pas craindre images : ils sont immuables alors qu'elle sont changeantes, sans
l'infinité dans les semences et les raisons, car l'âme a toutes être des grandeurs, des substances intellectuelles et autosuffi-
choses. C'est que dans l'Intelligence et dans l 'Ame ces raisons santes68 • Tout est dans l'Intelligence comme les sciences dans
sont toujours prêtes en nombre infini 65. l'âme, mais chaque chose dans l'Intelligence a une puissance
A propos de la manière dont le monde sensible a été fait, propre. Les raisons dans les semences en sont l'image : tout est
ce n'est pas par raisonnement. Tout dans l'univers est occupé sans distinction dans un centre unique; chacune des forces dans
par des formes du début à la fin, d'abord la matière par les les semences est une raison totale avec le corporel comme
formes des quatre éléments, ensuite sur ces formes d'autres matière et elle constitue une forme complète, étant la même rai-
formes, puis d'autres encore: il est difficile de trouver la matière son, comme l'âme est l'image d'une Ame supérieure. Certains
cachée sous de nombreuses formes. Puisqu'elle est elle-même la nomment nature l'âme qui est dans les semences, une âme qui
dernière des formes tout est forme : le modèle est forme. C'est partie de là-haut de ce qui est avant elle, a, comme la lumière du
pourquoi la création se fait sans peine. Nous agirions de même feu, fait jaillir et formé la matière en lui donnant de ses raisons69 •
si nous étions archétypes, substance et forme en même temps. La forme est intérieure et se confond avec l'idée (i6Éa), c'est-à-
Mais étant hommes nous fabriquons une forme de nous autre dire une intelligence et une substance intellectuelle qui n'est pas
que ce que nous sommes66 • La forme est introduite en tout être autre que l'Intelligence, car chacun est intelligence. Toute
fabriqué. Le substrat reçoit les formes pour faire les quatre élé- l'Intelligence est toutes les formes, chaque forme est chaque
ments, l'Ame leur donne la forme du monde. L'Intelligence est intelligence comme la science et ses théorèmes 70. Dans l'Intelli-
comme la forme de l'Ame67 • La forme qui est dans le sensible est gence se trouve tout l'archétype du vivant qui est le monde. TI
une image dans la matière, toute forme qui est en autre chose n'y a pas d'intermédiaire entre la raison et celui qui peut la rece-
-1
est venue en elle d'autre chose et est l'image de cette dernière. voir. Les formes sont diverses mais tout est en un71 • Tout ce qui
Les formes existent avant le monde, non comme des emprein- ressemble à des formes dans le visible vient d'en haut, mais non
tes, mais comme des archétypes premiers et la substance de ce qui est contre nature et cela s'explique par le fait que la rai-
l'Intelligence. Si on dit que les raisons suffisent il est clair qu'el- son ne l'a pas emporté sur la matière ou que le hasard a cor-
les sont éternelles : si elles sont éternelles et impassibles il faut rompu la forme: le mal ici-bas vient d'un manque ou d'une pri-
qu'elles soient dans une intelligence semblable, antérieure à vation, d'un défaut ou d'un échec dû à la matière72 • Les êtres
64. V, 7 (18), 2, 1. 1 ss. 68. Ibid. 5, 1. 17 S8.
65. Ibid. 3, 1. 1 ss. 69. Ibid. 6, 1. 3.
66. V, 8 (31), 7,1. 18. 70. Ibid. 8, 1. 1 ss.
67. V, 9 (5), 3,1. 18.. 71. Ibid. 9, 1. 1 ss.
1
72. Ibid. 10,1. 1 8S.
452
j 453
artificiels utilisent des principes qui sont là-haut mais, parce forme en elle-même, mais dans la matière, quoi de moins aurait
qu'ils les mélangent aux sensibles, ils ne viennent pas totalement l'homme que celui qui est dans la matière, et la raison elle-
d'en haue'. Il y a là-haut les idées des universaux, par exemple même que celle qui est dans une matière". Le générique est
de l'homme, mais non de chaque individu ; par exemple aussi antérieur à l'individueI81 • La qualité dans les choses vient de la
celle du nez camus, mais non de tel homme qui a un nez forme ou de la raison qui la pénètre et y met son image82 •
camus 74. Plotin discute sur les idées, les réalités en soi (aÙTO-) Certes, ce qui est uni à la matière est une image de la forme ou
correspondant aux choses sensibles75 et examine des cas particu- l'idée elle-même ne serait pas en contact avec la matière qui
liers : faut-il parler d'une âme-en-soi existant avant reçoit son image8.'l. La réalité qui n'existe pas par substance mais
l'Ame de l'univers ?76 par accident doit avoir elle aussi un en-soi dans l'intelligible84 :
L'âme est une unité-multiplicité. Cette multiplicité est-elle de même le nombre85 • La forme est pour chaque chose la cause
formée des raisons des êtres produits ? L'âme pourrait être à la de l'être et dans chaque forme on trouve le pourquoi de la
fois raison et la somme des raisons et les raisons de son acte chose, car elle est de l'Intelligence et elle-même intelligence86 •
quand elle agit selon sa substance. Ainsi l'unité de l'âme est mul- Une chose est belle lorsqu'elle a tout ce qui la constitue: c'est la
tiple et c'est montré par son action sur les autres êtres 77. forme qui a tout. Et c'est parce qu'elle domine la matière,
L'Intelligence a en elle toutes les raisons, mais elle est comme qu'elle ne laisse rien d'elle-même être sans forme : elle la laisse-
une seule raison, grande, parfaite, contenant toue8 • La forme est rait ainsi si quelque forme manquait87 • Il Y a l'homme-en-soi et
comme une vie, perfection de la matière, mais la matière ne la l'homme individùel88 , de même le cheval-en-soi préexistant au
reçoit pas ainsi, elle ne reçoit pas la forme comme sa vie et son cheval sensible89 • Cela est appliqué aux plantes, à la terre ; le feu
acte: la forme vient d'ailleurs sans être quelque chose de la est une certaine raison dans la matière. Tous les êtres d'ici-bas
79
matière • Là-haut la forme est acte et mouvement: ici-bas le ont leurs paradigmes dans l'intelligible90 • Les formes sont pro-
mouvement lui est étranger et présent par accident. La forme duites dans l'Intelligence par l'Un, car quand l'Intelligence
est plutôt le repos de la matière et comme son immobilité : elle regarde vers l'Un il se produit en elle une limite, une frontière,
limite ce qu'il y a d'indéfini dans la matière. La forme est définie une forme, qui se trouve dans ce qui est formé (l'Intelligence)
comme ce qui fait la substance (Ta nOlTlTu::av TijÇ oooiaç) et la rai- alors que ce qui forme (l'Un) est sans forme. Et l'Intelligence
son ce qui est substantiel (OOOlWÔn) selon la forme: d'après cette communique à l'Ame cette limite et cette forme 91 • Chacune de
définition la forme serait l'origine de la raison. Mais la définition ces formes est bonne et porte la forme du Bien92 • Pour l'âme la
ne semble pas expliquer réellement l'emploi de ces deux mots vertu est forme9!J. L'âme est davantage forme que ce qu'elle est
par Plotin, car ils paraissent le plus souvent Et on en tant que forme du corps et quelque chose de l'âme est davan-
le constate dans le même traité. Par exemple: "Si parce que tage forme que le reste, autre chose encore plus, et l'intelligence
l'homme est seulement une forme (e;tôoç), la forme dans une est forme de l'âme94 • Cela veut dire qu'il y a des degrés de
matière serait moins homme selon cela ; car dans la matière la
raison (Àoyoç) est inférieure. Si l 'homme ne désigne pas une 81. Ibid. 9, l. 32. 88. Ibid. 4-5.
82. Ibid. 15, 1. 27 : cf. 16,1. 1 ss. 89. Ibid. 8.
83. VI, 5 (23), 8,1. 10 ss. 90. Ibid. Il.
73. Ibid. Il, l. 1 ss.
77. VI, 2 (43),5, l. 10 ss. 84. VI, 6 (34), 5, l. 24 ss. 91. Ibid. 17,1. Il.
74. Ibid. 12, l. 1 ss. 78. Ibid. 21, l. 28. 85. Ibid. 9, l. 23. 92. Ibid. 18,1. 1 ss.
75. Ibid. 13, l. 1 ss.
79. VI, 3 (44), 2, l. 16 ss. 86. VI, 7 (38), 2, l. 16 ss. 93. Ibid. 27, 1. 3.
76. Ibid. 14, l. 1.
80. Ibid. 3, l. 15. 87. Ibid. 3, l. 9 ss. 94. Ibid. 28, 1. 21 ss.
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formes depuis celle qui informe la matière ou le corps, des degrés des raisons et des puissances de la substance. La qualité est une
progressifs selon leur plus ou moins de spiritualité. Ces degrés de disposition dans les substances qui existent déjà et il s'agit d'une
spiritualité sont des degrés de beauté, mais là où il y a forme il y qualité soit adventice, soit présente dès le début, mais si elle
a beauté par une participation obscure. La forme sans forme (TO n'était pas avec la substance, cette dernière n'aurait rien de
ôè oJ.lop<J>ov ETôoc;) est belle parce qu'elle est forme. Il y a donc moins. La qualité peut être facile ou difficile à changers.
comme un progrès de formes avec un dépassement continuel
jusqu'au sans forme, l'Un-Bien95 • C'est pourquoi pour atteindre ORIGÈNE
ce dernier il faut dépouiller toute forme intelligible 96 • La On peut se demander, à propos de Plotin comme d'Ori-
connaissance humaine s'appuie sur les formes. L'âme est inca- gène, pourquoi les idées d'origine platonicienne sont confon-
pable de comprendre ce qui est sans forme : c'est pourquoi elle dues plus ou moins avec les raisons stoïciennes. A première vue
se fatigue et se tourne vers le sensible. n faut tout un dépouille- cette confusion paraît assez étonnante: en effet les idées plato-
ment pour pouvoir s'approcher de l'Un et s'unir à lui97• niciennes correspondent, au moins en partie, aux universaux,
Ajoutons quelques informations concernant la qualité. considérés comme les modèles du monde sensible, alors que les
Une première définition est présentée sous forme interrogative: raisons séminales des Stoïciens sont comme les germes des êtres
des différences dans la substance et dans l'être, des différences individuels. Il y a donc confusion, antérieure d'ailleurs à nos
faisant les substances autres les unes des autres et tout à fait sub- deux auteurs, entre le général et l'individuel. Mais aucun des
stances. Cela n'est pas absurde, dit Plotin, si on applique cette deux n'en semble préoccupé. Peut-être faudrait-il voir une
définition aux qualités d'en bas, les unes étant des différences réponse à ce problème dans cette phrase, dite incidemment par
entre les substances, les autres non des différences mais des qua- le Traité des Principes100 : "Je parle seulement de raison générale,
lités simplement. Il y a des différences qui complètent la sub- car chercher la raison spéciale de chaque chose est d'un homme
stance, d'autres qui ne sont pas des différences et qui ne la com- sans expérience et vouloir en rendre compte est d'un insensé".
plètent pas, mais sont des accidents. On peut donc distinguer Cette affirmation rejoint l'adage classique: "n n'y a de science
dàns la qualité d'une part une propriété essentielle de la sub- que du général" et confond réellement les raisons avec les idées
stance, d'autre part la simple qualité qui rend la substance telle, dans leur généralité. Prétendre cependant que cette phrase
ajoutant à une substance qui existe déjà et est accomplie une résoudrait, en ce qui concerne Origène, toute opposition entre
certaine disposition extérieure. Ici-bas les qualités ne sont donc idées générales et raisons individuelles semblerait aventuré. Un
pas substances, mais leurs raisons dans l'au-delà le sont98 • La autre texte· du même livre, conservé à la fois dans le latin de
même réalité peut-elle être tantôt qualité seulement, tantôt com- Rutin et en grec par Justinien10I, dit: "Tous les genres et les
plément d'une substance ? Il faut donc que dans la substance espèces ont toujours existé, un autre dira aussi ce qui est selon
qualifiée la substance existe avant sa qualification. La forme est n
l'un par le nombre (navTa Tà yévll Kat Tà ErÔll àd v, OÀÀoç ôé nc;
qualité, ou bien non qualité mais raison. Ce qui complète la sub- èpEi Kat TO KaS'Ëv àPlSll4» : mais de chaque façon il est montré
stance n'est pas qualité mais procède des activités qui viennent que Dieu n'a pas commencé à créer comme s'il avait été oisif
auparavant". Rutin traduit: "Sans aucun doute tous les genres
95. Ibid. 33, l. 1 ss.
96. Ibid. 34. l. 1 ss.
99. Ibid. 2, l. 1 ss.
97. VI, 9 (9), 3, l. 4 ss.
100. PArch II, 9, 4.
9B. II, 6 (17), l, l. 1 ss.
101. Ibid. 1,4,5.
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et espèces ont toujours été, et peut-être même per singula. De les formes et espèces qu'il veut, lorsqu'elle reçoit les qualités
toute façon est vrai ce qui est ainsi montré: Dieu n'a pas com- qu'il a voulu lui imposer"lOg. Dans la suite de ce texte, nous
mencé un jour à être créateur, comme s'il ne l'avait pas été au- l'avons vu plus haut, Origène refuse, à la différence de philo-
paravant". Les genres et espèces représentent évidemment des sophes, de considérer la matière comme incréée et il revient
idées générales. L'expression TC> KaS' ëv opinion que plus longuement sur ce thème à la fin du même livre104. Mais la
selon le grec Origène ne prend pas clairement à son compte - structure des êtres sensibles, composés d'une matière en elle-
Rufin est moins net sur ce point et sa traduction plus floue -, même informe et de qualités ou formes ou espèces, est la même
que désigne-t-elle ? Le passage où ce texte se trouve est un que chez les philosophes. Ainsp05 : "Et enfin, lorsque le monde a
appendiceo2 aJouté par Origène à la fin du traité consacré aux eu besoin de variété et de diversité, la matière s'est livrée en
trois personnes divines pour rectifier une mauvaise compréhen- toute disponibilité dans les différents aspects (facies) et espèces
sion possible - qui fut vraiment effective avec le De Creatiç de des choses à celui qui l'a faite, puisqu'il est son seigneur et son
Méthode d'Olympe - de PArch l, 2, 10 : celle que la création créateur, pour qu'il puisse tirer d'elle les formes diverses des
coéternelle à Dieu concernerait des créatures concrètes, alors êtres célestes et terrestres". Ou encore dans un fragment sur
qu'elle s'applique seulement, comme le dit tout cet appendice, à Matthieu 106 : "la science (Àoyov) concernant la matière et les
la préfiguration de la Création contenue dans le Verbe en tant formes (dST)) dont est fait le monde".
qu'il est la Sagesse. On ne peut donc comprendre le TC> KaS 'ëv La terre créée par Dieu d'après le début de la Genèse n'est
des intelligences préexistantes, mais seulement des rai- pas notre terre sensible, mais le monde des réalités célestes :
sons séminales qui seraient les germes des êtres individuels. Or "Dans cette terre je pense que se trouveront les modèles (formas)
Origène attribue cette opinion d'après Justinien à "un autre" et vrais et vivants des observances que Moïse enseignait par l'ombre
ne la prend pas à son compte: cela semble confirmer le caractè- de la loi". Le support scripturaire est Ex 25,40, quand Dieu dit à
re général de ce qu'il nomme à la fois "idées" et "raisons". Moïse pour la construction du Tabernacle: "Prends garde à tout
Les êtres sensibles sont faits de matière informée par ces faire selon le modèle et à la ressemblance de ce qui t'a été mon-
principes que la traduction rufinienne du Traité des Principes tré sur la montagne"107.
désigne de noms divers,jorma (dSoç), qualitas Plusieurs autres emplois d' dSoç et de ÀOyoç sont à signaler.
(nolOTT)ç). Par exemple: "Nous nommons quatre qualités, le Parmi les définitions du mot àpxn au premier livre du Commen-
chaud, le froid, le sec, l'humide. Ces quatre qualités insérées dans taire surjean 108 se trouve la suivante : TC> KaS 'otov KaTà TO dSoç qui
l'üÀT) (en grec dans le texte latin), c'est-à-dire la matière, matière peut se traduire "le <selon quoi> selon l'eidos" : elle doit repré-
qui par sa raison propre est autre que les qualités susdites, consti- senter ici le modèle, car l'exemple donné est le Père principe du
tuent les diverses espèces (species) de corps. Cependant cette Fils qui est son image. En ce qui concerne la raison séminale au
matière, bien que, comme nous l'avons déjà dit, elle soit sans qua- sens propre un petit passage du Commentaire sur jean109 constate
lités selon sa nature propre, ne peut subsister sans les qualités. que l'enfant a en lui les ÀOyOl de son père, mais aussi parfois de
Cette matière est donc si considérable et de telle nature qu'elle son oncle, grand-père, grand-oncle ou arrière-grand-père, du
peut suffire à tous les corps du monde, à qui Dieu a voulu don-
ner l'existence, et le créateur s'en sert pour fabriquer toutes 103. Ibid. II, l, 4. 107. PArch III, 6, 8.
104. Ibid. IV, 4, 6-8. 108. CornJn 1,17 (19), 104.
105. Ibid. III, 6, 4. 109. Ibid. XX, 5, 35-36.
102, Ibid. 1,4,3-5. 106. FragMt 506.
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côté paternel comme du maternel : on serait tenté de traduire à l'image w, . Les idées platoniciennes ont exercé certainement
dans ce cas en termes modernes ÀOyol par gènes. Nous venons une grande influence sur cet exemplarisme en ce qui concerne
de voir chez Plotin la même remarque. Enfin ÀOyoç et e:Tôoç ont la relation de l'intelligible au sensible qui domine aussi bien la
leur rôle dans la doctrine du corps ressuscité. En ce qui concer- doctrine origénienne de la connaissance que l'exégèse dans
ne les rapports du corps terrestre et du corps glorieux Origène laquelle le sensible est représenté par la lettre de l'Ecriture.
est soucieux, à la suite de Paul employant l'image de la graine et Mais les notions d'idée ou de raison jouent cependant chez
de la plante llO, de marquer à la fois leur identité et leur altérité lll • Origène un rôle secondaire, dépassées et englobées comme
L'identité est exprimée de trois façons. D'abord par le jeu de la elles sont dans la notion plus générale de mystère (j.1UOTllp10V,
substance matérielle qui reste la même et de la qualité qui chan- àÀn8e1a, npàyj.1a, etc.) qui exprime l'ensemble des réalités
ge, de terrestre devenant céleste. Puis par une raison séminale, divines contenues elles aussi dans le Fils, Monde Intelligible,
un ÀOyoç spermatique qui, présent dans le corps terrestre, ger- Mystère par excellence en tant qu'image du Père. S'il est ques-
mera pour donner le glorieux : le Àoyoç a ici une signification tion fréquemment d'eiôll et de ÀOyOl dans la cosmologie
individuelle. Il en est de même pour la troisième manière d'Origène et dans sa doctrine de la création, représentée dans
d'exprimer ce rapport, avec la notion d'e:Tôoç. Les éléments une certaine mesure selon les schèmes du Timée, ces notions
matériels du corps terrestre se remplacent constamment: le interviennent beaucoup moins dans celle de la connaissance,
corps est comme un fleuve, toujours le même, malgré ses eaux dont l'objet est avant tout le Mystère, qui contient dÔll et ÀOyOl,
toujours différentes. L'unité du corps terrestre à chacun des mo- mais ne s'y réduit pas.
ments de son histoire est assurée par un e:Tôoç oWj.1aTlKOV, une Les notions philosophiques qui interviennent ici sont pri-
forme corporelle, qui expliquera aussi l'identité du corps ter- ses, bien entendu, au Moyen Platonisme, avec son mélange
restre avec le ressuscité : c'est une notion de nature métaphy- d'éléments platoniciens, stoïciens et aussi aristotéliciens. Pour
sique, mais à la différence de l'idée platonicienne e:Tôoç-iôéa ou comparer à Platon lui-même 1l4 l'aspect cosmologique des idées
de la forme aristotélicienne e:Tôoç-j.1op<l>n, elle est individuelle et est exploité par Origène, mais beaucoup moins l'aspect gnoséo-
propre à chaque corps. Dans son Aglaophon ou De la Résurrection, logique, pas du tout l'aspect mathématique, car l'arithmétique
Méthode d'Olympe prendra e:Tôoç au sens vulgaire d'apparence, symbolique d'Origène est plutôt d'inspiration pythagoricienne
commettant ainsi le considérable contresens qui lui permettra comme chez Philon. L'aspect éthique des idées, qui a représenté
d'attaquer si âprement et si injustement la doctrine origénienne les débuts de la théorie, dans le Lachès, a un correspondant chez
du corps ressuscité1l2 • Origène, mais il n'est pas exprimé par les mots que nous avons
étudiés, les vertus étant comptées parmi les EnlVOlal, les dénomi-
C'est tout l'exemplarisme origénien qu'il faudrait enfin évo-
nations du Christ. Ces dernières sont affectées souvent du suf-
quer, sa vision du monde commandée par la relation du modèle
fixe aÙT - : par exemple le Christ est aùToaÀn8ela, la Vérité en
personne. Par ailleurs, nous l'avons déjà dit, il n'y a guère chez
110. 1 Co. 15,35-44. Origène de référence à la réminiscence malgré l'hypothèse de la
Ill. Voir H. CROUZEL, "La doctrine origénienne du corps ressuscité", préexistence des âmes.
Bulletin de Littérature Ecclésiastiqu.e, 81, 1980, 175-200, 241-266. Réédité: Les fins
dernières selon Origène.
113. Cf. H. CROUZEL, Théologie de ['Image de Dieu chez Origène, Paris 1956 ;
112. Cf. Idem: "Les critiques adressées par Méthode et ses contemporains à la
Origène et la "connaissance mystique", Bruges-Paris 1961.
doctrine origénienne du corps ressuscité", Gregorianum 53, 1972, 679-716.
Réédité ibid. 114. Cf. D. ROSS, Plato's theory ofideas, Oxford 1951.
460 461
Les allusions origéniennes et plotiniennes à la matière rem- dans l'Ancienne Académie l22 , mais s'imposera surtout avec le
plaçant la XWpa, l'espace platonicien, remontent à l'interprétation Moyen Stoïcisme de Poseidonios qui considère les logoi actifs du
aristotélicienne de Platon, mais la distinction entre la fonne et le Portique comme équivalents des idées platoniciennes et des
substrat est de Platon, de même que la représentation de l'âme nombres ces logoi sont tous contenus dans l'uni-
comme intennédiaire entre les idées et le sensible. Contrairement que Logos de l'univers. Tous ces éléments philosophiques se trou-
à ce qui a été écrit trop souvent, Origène distingue clairement le vent chez Philon et chez les auteurs chrétiens du second siècle,
VOT}Taç, le monde intelligible des idées-raisons, contenu Justin, Athénagore, Clément: ils appartiennent à la koinè philoso-
dans le Christ-Sagesse et qui constitue la création coétemelle à phique de l'époque 24 •
Dieu dont parle PArch l, 2, 10, de ce que l'on pourrait appeler le
VOEpaç, le monde des intelligences ou âmes qui a eu un
commencement, car "elles ont été créées alors qu'elles n'exis-
5. L'exemplarisme
taient pas auparavant"115 et elles sont "ce qui en effet n'était pas et Nous ramassons sous ce titre plusieurs remarques dont
a commencé à être"116 : cette idée est liée chaque fois à l'affinna- certaines ont été déjà faites au cours de l'ouvrage
tion très origénienne de l'accidentalité des créatures.
A la différence de Platon, ni Origène ni Plotin ne donnent PLOTIN
aux idées une existence séparée : elles sont contenues, nous La relation du modèle à l'image tient une grande place
l'avons vu, dans le Fils ou dans l'Intelligence. Roberto Radice117 chez Plotin comme dans toute la tradition platonicienne.
attribue à Philon cette mise des idées, pour la première fois, L'opposition de Tunoç ou mots équivalents à àÂ.ll0tvaç, vrai par
dans une intelligence, car aucun texte antérieur à lui ne le mon- opposition à image, ou à VOT}TOÇ, se rencontre plusieurs foisl25.
tre, bien qu'on ait parfois supposé que cela ait été fait antérieu- Mais l'image peut être prise dans un sens positif pour souligner
rement au grand théologien juif: par exemple R. E. Witt1l8 attri- la parenté avec le vrai, ou dans un sens péjoratif, indiquant ce
bue cette doctrine à Alkimos, philosophe sicilien du IV siècle qui lui manque pour être le vrai : c'est la bouteille à moitié plei-
avant Jésus-Christ. Mais elle est courante avant Origène et ne ou la bouteille à moitié vide. Le sens péjoratif semble être
Plotin chez plusieurs méso-platoniciens. Nouménios1l9 loge les dominant chez Plotin: images (E1KovEç), traces (ixvT}), ombres
idées dans le Dieu suprême et en les contemplant le second (onai) des réalités intelligibles, les réalités corporelles sont plu-
Dieu fait le monde. Pour Albinos 120 aussi les idées sont les pen- tôt à dédaignerl26. La connaissance d'un être se base sur la res-
sées de Dieu. Atticos au contraire s'y oppose 21 • Par ailleurs une
interprétation stoïcienne des idées se serait déjà manifestée 122. WITT, op. dt. p. 72.
123. Ibid. p. 74.
124. Autres textes: ComJn XIII, 42, 280-282 à propos de la phrase: "Dieu vit
115. PArch II, 9, 2. que cela était bon" répétée à plusieurs reprises dans Gn 1 : "Dieu examina les
116. Ibid. IV, 4, 8. raisons des choses et vit comment selon les raisons d'après lesquelles elle était
117. Roberto RADICE, Platonismo e creazionismo in Filone di Alessandria, Roma faite chaque créature est bonne". HomNb XXII, 3 : avant de mourir Moise sur
1989. le mond Nébo contemple les raisons et les causes célestes de ce qu'il a connu
118. R. E. WI1T, Alhinus and the history ofMiddle Platonism, Cambridge, 1937, p. 71. dans sa vie terrestre. HomGn l, 10, 35 : les raisons des êtres créés. HomJr
119. Numénius, Fragments, texte établi par E. des PLACES, Paris 1973, frag- XVIII, 2, 63 : Gardant leur âme en haut pour voir la raison des choses d'en bas
ments 15-16, 18-20. qui se trouve là-haut.
120. WITT, op. dt. p. 73. 125. l, 2 (19), 4, 1. 24 par exemple.
121. Atticus, Fragments, éd. E. des PLACES, Paris 1977, p. 86 en note. 126. l, 6 (1), 8, 1.7 ss. ; V, 3 (49), 13,1. 28 ss.
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semblance avec celui qui connaîe27 . La forme engagée ici-bas tant qu'image de l'Un, l'Intelligence lui est Par le
dans la matière n'est qu'une image, dégradée, de celle qui est voGç qui est semblable à Dieu nous touchons Dieu, nous sommes
dans l'intelligible128. Le semblable, certes, est perçu par le sem- avec iui, nous dépendons de lui l40 . Pareillement la raison discursi-
blable l29. L'infini est double: celui d'en haut est archétype, celui ve est image de l'Intelligence c'est-à-dire de l'intuitive 141. Le monde
d'en bas, qu'on appellerait mieux en français l'indéfini, est sensible est l'image eiôwÀov) de l'intelligible142 : entre les
image (eiôwÀov). Cette image "fuit l'être vrai"llKl. Il Y a dans l'uni- deux il y a analogie et homonymie puisque ce sont les formes
vers toutes sortes d'analogies entre les êtres et cela rend possible intelligibles qui façonnent le sensible, mais il n'y a pas synony-
les prédictionsl3l • Ce monde qui est beau est l'ombre et l'image Origène trouve la même homonymie à propos de la
de puisque les formes qui informent la matière question des anthropomorphismes divins : entre les membres
de ce monde sont issues de celles qui sont dans l'Intelligence et ou passions humaines et les activités divines figurées par eux,
puisque ce qui est à la ressemblance d'autre chose en subit de même entre les membres humains et les activités de l'âme.
Proche de l'idée de similitude est celle de la sym- La substance sensible tient l'être de la substance intelligible l44 et
pathie, de la sensibilité commune qui unit les êtres de l'univers1M c'est pourquoi le monde sensible imite l'intelligible 45 .Les êtres
et la connaissance du semblable par le semblable s'applique à la d'en haut ne regardent pas vers les êtres d'en bas mais ces der-
similitude qui joint les organes des sens à leurs Ainsi niers dépendent d'eux et les imitent146 . L'idée de cheval dans
Plotin fait-il l'hypothèse d'un oeil qui se trouverait en dehors et l'intelligible est le modèle du cheval sensible147 : de même pour
au-dessus de la voûte du ciel (astral) et se demande s'il verrait ce tous les animaux d'en haut et d'en bas148. L'amitié qui unit les
qui n'est pas en sympathie avec Une des raisons de la êtres d'ici-bas est l'image de celle des êtres de là-haue 49 . Le
chute de l'âme dans le corps est qu'elle est trompée par la res- pensé est présent à l'âme par sa ressemblance et son identité et
semblance des réalités sensibles avec les intelligibles et croit il s'y attache par sa communauté de nature quand rien ne
trouver dans les premières la même béatitude dont elle a joui l' empêchel50 .
avec les : nous avons déjà signalé l'aspect anthropo- Il est possible ici-bas de contempler l'archétype dans son
centrique de la notion origénienne du péché qui est proche de image 51 . L'âme humaine est à la fois semblable et dissemblable
celle-là. L'Ame est l'image de l'Intelligence comme la parole à ce dont elle vient, mais elle peut se rendre semblable ici-bas
proférée est celle de la parole L'intelligence de son par son action152. Le mot j.lij.lTlj.la est aussi employé pour désigner
côté est l'image de l'Un et elle garde sa ressemblance, mais en l'image : il est appliqué à la vie qui est dans l'Intelligence, image
de ce qui est dans Si les intelligibles étaient hors de l'In-
127. l, 8 (51), 1,1. 8.
128. II, 4 (12), 5, 1. 18 ss. telligence et étaient contemplés par elle du dehors, elle ne les
129. II, 4 (12), 10,1. 3 ; IV, 4 (28), 23, 1. 6 ss. verrait pas dans leur vérité, mais seulement dans leurs images,
130. II, 4 (12), 15,1. 22 ss.
131. III, 3 (48), 6,1. 1 ss.
132. III, 8 (30), Il, 1. 26. 139. Ibid. 7,1. 1 ss. ; V, 2 (11), 1,1. 15. 146. VI, 7 (38), 7, 1. 20 ss.
133. IV, 3 (27), Il, 1. 6 ss. 140. V, 1 (10), 11,1. 13. 147. Ibid. 8,1. 1 ss.
134. N, 4 (28), 32, 1. 4 ; IV, 5 (29), 1-3; IV, 9 (8), 2, 1. 1. 141. V, 3 (49), 4, 1. 20. 148. Ibid. 9,1. 1 ss.
135. IV, 5 (29), 1,1. 6 ss. 142. VI, 2 (43), 22, 1. 33 ; VI, 7 (38), 12,1. 2. 149. Ibid. 14,1. 18 ss.
136. Ibid. 8, 1. 1 ; cf. 3, L 21 ss. 143. VI, 3 (44), 1,1. 6 et 21 ; 3, 1. 26. 150. VI, 9 (9), 8, 1. 26.
137. IV, 6 (41), 3, 1. 9 ss. 144. Ibid. 6, 1. 28. 151. V, 3 (49),6,1. 17.
138. V, 1 (10),3,1. 6 ; V, 3 (49), 8, 1. 9. Comme le monde intelligible est l'arché- 145. Ibid. 8, 1. 32. 152. Ibid. 7, 1. 27 ss.
type du monde sensible: V, 1 (10),4,1. 1 ss. 153. Ibid. 16,1. 38. Pareillement V, 4 (7), 2,1. 25 : Kat EiBwÀov.
464 465
des images qui sont ici qualifiées de fausses : il faut en conclure te le fait qu'il est fils ? Pour répondre à cette question il faut se
que les intelligibles sont intérieurs à l'IntelligenceM • Les vertus reporter à ce que nous avons dit plus haut des rapports du Père et
humaines imitent les vertus divines 155. Zeus figurant l'Ame du du Fils. En ce qui concerne l'homme le KaT 'eh:6va, le "selon
Monde est l'image de Cronos, son père, l'Intelligence 56 • Le l'image", constitue un point de départ, un germe, dans le sens
corps est image et imitation de la forme qui agit dans l'âme et que donnent au mot les raisons séminales stoïciennes. Il doit
qui est proche de la "vérité", c'est-à-dire de la forme originelle donc progresser par l'exercice de la vie chrétienne, malgré le
dans l'intelligible 157 . Les sciences qui s'occupent des réalités péché qui le recouvre sous des images adverses, mais ne saurait
sensibles sont les images de ces réalités 158. L'un qui se trouve l'effacer. Seul le Christ Rédempteur peut le faire revenir à la sur-
dans les êtres imite l'Un transcendane 59. L'Un-Bien est l'arché- face: ce progrès a lieu à la fois par l'action du Christ qui
type de l'Intelligence qui est son image (ivôaÀJ.!a)160. La vie "forme" (J.!op<J>oüv) son image dans l'âme, "se forme" en elle
pieuse ici-bas en l'absence de Dieu est une trace (ixvoç) qui selon les vertus qui s'identifient à lui, et par l'action propre de
imite la vie de là-haue 61 . Dans l'extase l'âme n'est qu'un avec l'homme qui imite et suit Dieu et son Fils. L'aboutissement de
l'Un; mais quand, après l'extase, elle s'en souvient, elle a en cette montée spirituelle est la ressemblance promise par Dieu
elle l'image de l'Un, alors que dans l'union elle n'est plus en Gn 1, 26, non encore réalisée en Gn 1, 27, mais affirmée en 1
image, mais Dieu lui-même; si quelqu'un se voit ainsi devenir Jn 3,2: cette ressemblance c'est la divinisation que le Psaume 81
Dieu, il en a la ressemblance et passe comme d'une image à (Hébreu 82) montre déjà opérée, l'assimilation au Fils et, par le
son modèle, ce qui est la fin du voyage 162. Fils, au Père. En vertu du principe de la connaissance du sem-
blable par le semblable, c'est le "selon l'image" qui rend possible
ORIGÈNE la connaissance de Dieu, qui fait l'homme capable de recevoir
La vision exemplariste du monde est très développée chez les grâces divines de connaissance et plus le "selon l'image" se
Origène, peut-être même davantage que chez Plotin et, comme développe par le progrès spirituel, plus l'homme devient apte à
nous l'avons dit plus haut, elle est habituellement entendue accepter en toute liberté de sa part, de la suprême liberté divine,
dans un sens optimiste. L'homme, comme l'ange, comme tout des grâces de connaissance de plus en plus parfaites jusqu'à la
être raisonnable, même les astres et originairement les démons, vision suprême du Christ "tel qu'il est", et du Père à travers lui,
a été créé selon l'image de Dieu, Image de Dieu qui est le Logos, que promet 1 Jn 3, 2, et qui est liée à la ressemblance accomplie.
son Fils: Origène trouve cette affirmation dans l'Ecriture16s . Nous ne faisons que résumer cette doctrine l'ayant traitée à loi-
Cette notion d'image appliquée au Christ suppose-t-elle une sir autrefoislM.
infériorité du Fils à l'égard du Père autre que celle que compor-
Seul l'être raisonnable, homme et ange, a été créé selon
154. V, 5 (32), 1, l. 50 ss.
l'image de Dieu, mais il ne faudrait pas en conclure que les êtres
155. V, 8 (31), 10, l. 10 ss. ; l, 2 (19), 2, l. 1 ss. de ce monde soient tout à fait dépourvus d'images célestes:
156. V, 8 (31), 12. "Comme Dieu a créé l'homme selon son image et ressemblance,
157. V, 9 (5),3, l. 38.
158. Ibid. 7, l. 3 S5.
peut-être a-t-il fait les autres créatures à la ressemblance de cer-
159. VI, 6 (34), Il, l. 1 ss. taine images célestes"165. Ils sont images de mystères divins.
160. VI, 8 (39), 18, l. 26.
161. VI, 9 (9), 9, l. 16 5S. 164. Voir notre Théologie de l'image de Dieu chez Origène. En résumé dans
162. VI, 9 (9), Il, l. 4, 16, 43.
Origène, Le Sycomore, 1985, 130-137.
163. Gn 1,26-27 et en ce qui concerne le Christ Coll, 15. 165. ComCt III, 208, 14 ss.
466 467
Les mystères, objets suprêmes de la connaissance dite pour cela toujours préservée sur la terre, mais les individus ne seraient conser-
mystique par Origène, correspondent aux "idées" de la philo- vésperpétuellement que dans le ciel astral. Cela reste cependant à
sophie platonicienne et ils contiennent les idées, tout en les dé- prouver. Car ils peuvent n'être pas corruptibles par quelque
passant, car ils expriment toute la réalité divine. Ils ont donc chose d'extérieur, mais l'être intérieurement, et dans ce cas la per-
leur rôle à jouer dans la connaissance puisque connaître Dieu, manence du ciel ne subsisterait-elle que selon l'espèce, comme
c'est aussi connaître les mystères. Les êtres de ce mon.de nous sur la terre. La seule différence entre la corruption des êtres
mettent donc sur la voie qui conduit à Dieu. Mais nous avons vu célestes et celle des êtres terrestres serait alors que les premiers
le péril qu'ils présentent cependant, celui de s'arrêter à eux, dureraient beaucoup plus longtempsl69. Si nous admettons la pre-
comme s'ils étaient identiques aux mystères qu'ils révèlent obs- mière hypothèse et affirmons que les célestes subsistent toujours
curément, comme s'ils constituaient par eux-mêmes l'absolu qui dans leur individualité, et les terrestres selon l'espèce, comment
seul peut satisfaire l'âme l66 . cela possible pour les célestes, vu que les corps s'écoulent
Tout cela se retrouvait dans l'enseignement d'Origène tel constamment? Platon et d'autres philosophes se sont interrogés à
que le décrivait dans son Remerciement Grégoire le Thaumaturge. ce sujet, notamment Aristote avec son hypothèse de l'éther, cin-
La "physique" ou "physiologie" consistait à retrouver l'idée divi- quième élément. Mais d'autres pensent que les célestes sont for-
ne qui a présidé à la création de chaque être pour l'utiliser selon més de la même matière que les terrestres et sont des parties du
la volonté de Dieu : elle apprenait, certes, l'insuffisance du sen- ciel, comme les terrestres le sont de la terre. Célestes comme ter-
sible et la vanité de celui qui met en lui ses espoirs, mais aussi sa restres seraient composés d'âme et de corps. Si leur corps est
valeur d'image du divin, celle que lui donne la volonté divine qui incorruptible ils n'ont pas besoin d'âme. Si quelqu'un dit que le
est en luP67. Le monde de notre expérience sensible est tout corps est de lui-même corruptible et que l'âme est cause d'incor-
pénétré de divin et, paradoxalement, l'homme s'en rend d'au- ruptibilité, il faut essayer de lui montrer que la manière d'être du
tant plus compte qu'il ne s'arrête pas à lui, mais qu'il tend vers corps n'est pas contraire à cette combinaison et à cette survie, que
son modèle. rien n'est désaccordé dans ce qui s'unit selon la nature, mais qu'il
convient que la matière se prête à la volonté de cet accomplisse-
6. Astres et ciel astral mene70. Mais comment la matière et le corps qui toujours s'écou-
lent pourraient collaborer à l'immortalité du monde ? Mais on
PLOTIN peut dire qu'ils s'écoulent à l'intérieur d'eux-mêmes, non au
i dehors, sans s'accroître ni diminuer. La terre garde toujours la
Le quarantième traité (11,1) s'occupe du monde visible et
corporel avec ses deux parties, le ciel astral et la terre. Il pose même forme et la même masse, de même l'air et l'eau, et le vivant
d'abord certaines questions. L'existence du monde dure-t-elle qu'est l'univers ne change pas de nature. Les éléments sont main-
depuis toujours et en sera-t-il toujours ainsi? La cause de cet uni- tenus par le mouvement circulaire de l'âme I71 .
vers est-elle la volonté de Dieu'? 168 Mais cela ne dit rien de la Mais les êtres célestes subissent-ils des écoulements? Dans
manière dont les choses ont pu se passer. L'unité des espèces est ce cas ils auraient besoin de quelque chose ressemblant à une
nourriture. Le ciel ne contient-il que du feu ou a-t-il autre chose?
166. Voir notre Origène et la "connaissance mystique". En résumé dans Origène (ut
supra) p. 139-164.
169. II, 1 (40), 1,1. 1 ss.
167. RemOrig VIII, 109-114. 170. Ibid 2, 1. 1 58. Phrase analogue chez Origène, PArch III, 6, 4, 126, citée plus haut.
168. Timée 41 b 4.
171. Ibid. 3, 1. 1 ss.
468 469
Mais il faut ajouter aux corps la cause principale qui est l'âme. des hommes, les vices ou vertus, et même toutes leurs actions ,
Un commencement du monde serait absurde: les éléments sub- et que les astres sont comme en colère contre les hommes sans
sistent toujours et pour cela l'univers subsiste. TI se modifie, mais que ces derniers leur aient fait du tort. Les planètes seraient
172
demeure . Pourquoi subsistent les parties du monde astral, elles-mêmes bien ou mal disposées selon les lieux ou elles sont,
non celles du monde terrestre? La raison en est, selon leurs situations réciproques, leurs conjonctions, les figures
que celles d'en haut viennent de Dieu, mais les vivants d'ici-bas qu'elles forment, le mélange de leurs influences 179 . Les astres
viennent des dieux que Dieu a engendrés. A la suite du démiur- sont-ils animés ou inanimés ? Dans le second cas ils ne pour-
ge sont l'âme céleste, puis les nôtres qui sont des images raient avoir d'influence que sur nos corps, une influence qui
de l'âme céleste, l'imitent, mais sont bien inférieures à serait la même pour tous les astres, et dépendrait seulement de
elle par le corps et le lieu où elles sont. Le ciel est immobile leurs positions dont les effets s'additionneraient. Mais comment
parce que les astres le sont. Mais cela n'est pas vrai pour ce qui peuvent-ils exercer une influence sur les situations différentes
est au-dessous du ciel, car le ciel ne va pas jusqu'à la lune. Plotin des hommes? S'ils sont animés et ont une volonté comment
distingue alors deux âmes, une donnée par les dieux qui sont ont-ils pu subir de nous un tort alors qu'ils se trouvent dans un
dans le ciel, les astres, et par le ciel lui-même, l'autre "selon la- lieu divin et qu'ils sont divins? TI n'y a rien en eux de ce qui rend
quelle nous sommes nous", c'est-à-dire ce que l'on pourrait un homme mauvais 180 . Comment leurs positions, à leur lever,
appeler en termes modernes notre personnalité, qui est en nous dans leur centre, à leur coucher, suivant le signe du zodiaque où
cause non de l'être, mais du bien être 174. Le ciel est-il donc seule- elles se trouvent, rendraient les planètes bonnes ou mauvaises ?
ment du feu qui s'écoule et a-t-il pour cela besoin de nourriture? Comment d'ailleurs parler de leurs positions alors qu'elles diff'e-
175
Le Timée compose le corps de l'univers de terre et de feu, ce rent selon le lieu où se trouve l'homme qui les voit? TI faut croi-
dernier assurant la visibilité et la terre la solidité. Mais il serait re au contraire que les planètes sont toujours heureuses et
sans eau ni air : cette opinion est discutée 176. Le soleil est seule- bonnes181 . Prêter aux astres des sentiments hostiles est absurde:
ment de feu l77 • on ne voit pas pourquoi ils les éprouveraiene82 • TI est aussi absur-
Le petit traité 14 (II, 2) sur le mouvement du ciel se deman- de d'imaginer qu'ils sont dans le jour ou dans la nuit : c'est les
de pourquoi le ciel se meut-il en cercle. TI agit ainsi parce qu'il juger à notre point de vue, alors qu'ils sont toujours dans la
imite l'intelligence. Si le ciel se déplace circulairement alors que lumière ss • Mais ils sont signes des événements futurs, ils sont
les autres corps le font habituellement en ligne droite la raison comme des lettres écrites dans le ciel: de même qu'on peut
en est que l'âme qui le meut ne sort pas d'elle-même, "comme le connaître le corps d'un animal en considérant une de ses parties
mouvement de la conscience, de la réflexion et de la vie"178. ou le caractère d'un homme en regardant ses yeux ou telle par-
Le traité 52 (II, 3) a pour titre: "Les astres agissent-ils ?". TI tie de son corps. L'univers est plein de signes de ce genre. En ce
affirme d'abord, contre l'astrologie, que les astres, s'ils signifient cas l'astromancie est à rapprocher de l'ornithomancie et elles
le futur, n'en sont pas les agentS, et il présente des arguments. ont pour origine l'interdépendance des êtres, tout unis dans un
On prétend que viennent des planètes les situatioris diverses seul grand vivant qui est le mondel84 , par les soins de l'âme qui
anime l'univers. Les astres sont des parties non négligeables de
172. Ibid. 4, l. 1 SS. 176. II, 1 (40), 6, 1. 1 ss. ; de même 7, 1. 1.
173. Timée 69 c 3-5. 177. Ibid. 7, 1. 23. 179. II, 3 (52), l, 1. 1 ss. 182 Ibid. 4, 1. 1 ss.
174. II,1 (40),5,1. 1 SS. 178. II, 2 (14), 1,1. 1 ss. 180. Ibid. 2, 1. 1 ss. 183. Ibid. 5, 1. 1 ss ; cf. 6, 1. 1 ss.
175. Timée 31 b 4-8. 181. Ibid. 3, 1. 1 ss. 184. Ibid. 7, 1. 1 ss.
470 471
cet unique vivant. Platon 185 rattache les passions aux astres, car les contempteurs. Le monde sensible n'est pas l'égal du monde
nous recevons d'eux notre âme et nous sommes soumis à la intelligible, mais son image très bellel92 • Malgré ce que disent les
nécessité. Mais cette concession a sa contrepartie: la nature nous gnostiques les astres sont beaucoup plus beaux et plus' purs que
a donné aussi d'être nous-mêmes, de pouvoir dominer les pas- les âmes humaines et Plotin pour l'affirmer sur la régu:
sions et pratiquer la vertu; tel est l'effet de notre âme supérieure larité des mouvements du ciel opposée aux désordres terrestres.
qui va vers le haut, distinguée de la trace qui anime le corps Ses adversaires méprisent cette terre e,n prétextant une terre
et vient des Celui qui en reste à cette dernière est soumis nouvelle où ils iront après çette vie1 Ils blâment cet univers et
!}g.
au destin, il n'est plus qu'une partie de l'univers. A côté du couple accusent l'union de l'âme, et du corps, ils blâment aussi celui qui
âme-corps, il y a ce qui nous constitue le plus profondément. gouverne cet univers 194 . Ils ne voient pas de différence entre
Comme le monde avec son corps et l'âme qui lui est liée est régi l'Aine, du et les âmes Au contraire le
par l'Ame du Monde, de même en est-il des astres l86 • Ds sont donc monde sensible est "une vie continue, claire, abondante, mani-
des signes : ils agissent aussi, mais leùr action est limitée par la festant une sagesse ineffable, ... une statue claire et
réaction de l'âme supérieure187. Reçue en l'h()mme l'influence des belle des dieux intelligibles". Il imite le monde intelligible dont il
astres change, elle peut devenir mauvaise alors qu'elle ne l'est pas est une belle image (EiKWV) naturelle. La terre est pleine d'ani-
par elle-mêmel88 • Ils ont donc une action mais ils ne sont pas les maux divers et immortels et jusqu'au ciel tout en est plein.
seuls à agirl89 , car agissent aussi les diverses espèces d'êtres: les Pourquoi les astres ne seraient-ils pas des dieux, étant donné
inanimés, purs instruments ; les animés dont le mouvement est l'ordre avec lequel ils se meuvent ? On ne trouve pas là-haut la
sans direction fIXée comme des chevaux sans cocher; les animaux malice des gens d'en bas, venant du corps qui est troublé et
raisonnables qui ont en eux leur cocher. Tous contribuent à la vie trouble. Plotin croit que les astres sont très supérieurs aux
du tout. Mais si les parties du monde peuvent produire des altéra- hommes en intelligence l96 • Si les hommes ont plus de prix que
tions dans un sens meilleur ou pire, aucune ne peut faire sortir les les autres animaux les astres en ont plus que les hommes et ils
êtres de leur propre nature l90 • Il y a donc une action de l'univers, ne sontpas dc;ms l'univers pour le tyranniser, mais pour l'omer
donc des astres, variable suivant les cas: certains se laissent et l'ordonner. Ils sont signes des événements 197. Mépriser le
mener, d'autres dominent ces influences par leur vertu et leur monde et les dieux qui sont en lui, les astres, ce n'est pas être
force d'âme. Car seule de tous les êtres, l.'âme n'a pas de nature et bon .. Quand on aime le père on aime les enfants: or toute âme
elle peut ne pas accepter les passions du corps 191. est fille de ce père d'en haut. Les âmes des astres sont intelli-
Dans le traité 33 contre les gnostiques (II, 9) il est fréquem- gentes, bonnes et plus que les nôtres en contact avec le monde
ment question du monde et des astres dont ils sont, selon Plotin, intelligible. Il est impie de dire que la providence ne pénètre pas
en ce monde, alors qu'il participe à celui d'en haue 98 • L'Ame du
185. Timée 69 c 5 - d 3. Monde a fait participer les corps à la beauté, ainsi que les âmes
186. Ibid. 9, 1. 1 ss.
187. Ibid. 10,1. 1 ss. qui les animent. Il y a donc de la beauté dans le sensible, partici-
188. Ibid. Il, 1. 1 ss. pation à celle de l'intelligible : il faut qu'il y ait correspondance
189. Ibid. 12,1. 1 ss. Les lignes 12-32 sont mises par Ficin à la suite de § 5, car elles
y conviennent mieux, à moins que, selon Henry-Schwyzer, "nam utnlm Plotini an
cuiusdam astrologontm sectato,ris sint diiudicare nolumus" : elle développe ce qui 192. II, 9(33), 4, 1. 24. 196. Ibid. 8, 1. 14 ss.
concerne l'action des astres par sympathie. 193. Ibid. 5, 1. 1 ss. 197. Ibid. 13, l. 18 ss.
190. Ibid. 13, l. 1 ss. ' 194. Ibid. 6, l. 59. 198. Ibid. 16, l. 1 ss.
191. Ibid. 14-15. 195. Ibid. 7, l. 7.
472 473
entre la beauté extérieure et l'intérieurel99 • Le monde est une L'éternité du monde, une éternité qui est ici non l'éternité
belle maison qui est notre demeure. Au contraire les gnostiques, au sens strict éliminant la successivité du temps, mais un temps
s'ils jugent dignes d'être appelés frères les plus vils des hommes, sans commencement ni fin, est affirmée à plusieurs reprises par
dédaignent d'attribuer ce nom au soleil et aux astres qui sont Plotin 205. Le monde sensible tire son existence du monde vrai et
dans le ciel200. un qui est l'intelligible. Mais il n'est pas absolument un, il est
Certains expliquent le destin par le mouvement de l'uni- divisé et ne connaît pas seulement l'amitié, mais la haine et la
vers, les relations et les figures que font les astres, qu'ils soient lutte de ses parties entre elles. Il n'est pas né d'un raisonnement,
errants (planètes) ou fixes (aplanes)201. Mais Plotin critique mais d'une nécessité de la nature seconde, l'Intelligence, qui ne
l'astrologie. D'abord elle attribue à d'autres causes ce qui relève l'a pas créé comme travaille un artisan. Elle a mis quelque chose
de nous, décisions et passions, malice et instincts et ne nous d'elle dans la matière, les raisons venues de l'Intelligible, et elle a
donne rien de plus qu'à des pierres qu'on transporte, ne nous créé ce monde sans s'agiter et calmement. Comme dans la rai-
considérant pas comme des hommes dont l'action vient d'eux- son qui se trouve dans la semence tout est uni et accordé, mais
mêmes. Il y a certes en nous des éléments qui viennent de l'uni- se divise et se combat dans l'être qui en naît. Parmi les parties de
vers, mais il faut distinguer ce que nous faisons de nous-mêmes cet univers, les unes sont amies et familières, d'autres ennemies
et ce que nous subissons de la nécessité sans tout attribuer aux et adversaires, se faisant du mal volontairement ou non, mais
astres. Attribuer aux positions des astres au moment de la nais- tout cela constitue cependant une seule harmonie. Ce monde
sance tout le destin de l'individu au lieu de réduire leur rôle à est gouverné sans problème par l'Ame du Monde06 • Ce monde
celui de signifier est absurde comme Plotin le montre par est beau, le plus beau qui ait pu être produit à partir de la matiè-
quelques arguments202 • Chacun naît selon sa nature. Le mouve- re. Il ne faut pas blâmer le tout à cause de ses parties, mais exa-
ment de l'univers y collabore, donne beaucoup sur le plan cor- miner les parties en fonction du tout et aussi ne pas considérer
porel, mais comment aurait-il une telle influence sur le caractère le tout sans pousser l'examen jusqu'aux parties. Ce monde est
et les occupations, sur tout ce qui ne paraît pas être soumis au parfait parce que Dieu l'a fait. Il y a en lui différents degrés
tempérament du corps ? Comment viendrait des dieux astres la d'êtres et il faut les juger selon ce qu'ils possèdent et peuvent
perversité du caractère ? Comment faire dépendre leurs fournir 207 . La vie ici-bas est en mouvement, mais là-haut dans
humeurs de leurs levers et de leurs couchers, comme si cela l'intelligible elle est immuable. Les parties du monde sensible se
n'était pas relatif à la position de la terre par rapport à eux, ou détruisent réciproquement et se succèdent. L'ordre ne vient pas
comme si la vue d'un autre astre les mettait en joie ou en fureur du désordre, mais parce qu'il y a de l'ordre il y a du désordre208.
et que nous en subissions les conséquences ? Mais en les regar-
Dire que les astres sont signes et non agents, sinon secon-
dant comme des lettres ceux qui connaissent une telle grammai-
dairement, ne vide pas de tout son sens l'astrologie qui rejoint
re lisent l'avenir à partir de leurs figures en recherchant métho-
toutes les autres pratiques divinatoires. Le fait que le monde est
diquement selon l'analogie ce qui est signifié 20!J. Le mouvement
un unique vivant permet de deviner par ce qu'on voit ce qui lui
des astres n'est pas tel que rien ne vienne de nouS: il y a une
est lié. Il n'appartient pas au devin de dire le pourquoi, mais
responsabilité personnelle204 .
205. 111,2 (47), l, l. 2055. ; IV, 3 (27), 9, l. 1555. ; Ibid. 10, l. 1 55.
199. Ibid. 17, l. 27 55. 202. Ibid. 5, l. 14 55. 206. III, 2 (47), 2, l. 1 55.
200. Ibid. 18, l. 1 55. 203. Ibid. 6, l. 1 55. 207. Ibid. 3, l. 1 55.
201. III, 1 (3), 2, l. 26. 204. III, 2 (47), 10, l. 1255. 208. Ibid. 4, l. 1 55.
474 47;
seulement le fait et son art est comme la lecture de lettres natu- beauté de l'univers sensible ne vient pas de sa multiplicité qui
relles qui montrent l'ordre et ne s'inclinent jamais vers le désor- éloignerait au contraire le beau: il ne s'est pas laissé fuir à l'infini
dre. L'analogie entre les êtres, célestes et terrestres, est le point a
mais il été contenu par l'Un21 8-219 ; le monde est ce qu'il est par
de départ de la divination209 . la volonté du Créateur.
Les astres - il seniblebien qu'il s'agisse. d'eux - sont des
dieux parce qu'ils ne s'éloignent pas des êtres de là-haut, les intel- ORIGÈNE
ligibles, qu'ils sont lIés à l'Ame- primitive et par elle regardent Nour avons vu que pour Origène - opinion qui reste
vers l'Intelligence, leurs âmes étant toujours tournées vers le cependant problématique dans une certaine mesure - les astres
haue10. Plotin parle fréquemment des astres qui sont signes, sont des êtres animés et raisonnables, supérieurs aux hommes, à
toutoen leur attribuant une certaine action sur les hommes qui ne mettre oprobablement sur le même plan que les anges. Sont-ils
saurait être déterminante et s'explique par la sympathie qui unit attachés à des corps pour avoir péché ou, à l'instar de certains
tous les êtres dans l'unique .animal qu'est l'univers211 . Ce· monde des anges, se sont-ils incarnés· pour le service des hommes, .telles
existe et existera toujours, il est éternel, ce qui veut dire seule- sont des questions qu'Origène se pose220 . En tout cas ils ne sau-
ment qu'il n'a ni commencement ni fin212. Mais Platon suppose raient être l'objet d'un culte et leur lumière. sensible n'est qu'un
que les choses naissent215 . fi est possible que les astres échappent reflet de la lumière éternelle que représente la Trinité. Dieu seul
à l'écoulement continuel qui caractérise le sensible et restent est à adorer, Dieu que l'homme est capable de connaître, car il
stables214 . Ce sont des dieux corporels, beaux, toujours sages, ils possède, donnée par Dieu, la lumière de la connaissance. Et
connaissent, non les choses humaines, mais les réalités divines. plus admirable chez les astres que leur lumière sensible est la
fis contemplent toujours, comme de loin, les êtres intelligibles, lumière intelligible que, semble-t-il, ils possèdent eux aussi 221 .
en levant leurs têtes vers le ciel intelligible où ils sone15. fis voient Origène juge donc l'astrolâtrie condamnable comme toute ido-
tout, sauf les êtres appartenant au devenir ou à la génération, lâtrie : cependant il lui attribue une noblesse particulière et la
mais ils s'attachent aux vraies substances. Tout leur est transpa- pense préférable à l'idolâtrie vulgaire222 ; c'est en effet un culte
rent et rien ne leur échappe. fis n'éprouvent ni fatigue ni satiété. éminemment philosophique.
Leur sagesse ne vient pas de la réflexion, mais elle leur est don- Mais cela n'empêche pas Origène de refuser, comme
née tout entière à la fois: c'est la science en soi (aùTOE1l10Tnj.11l), toute la tradition chrétienne, l'astrologie. Le texte le plus impor-
compagne de l'Intelligence. fi ne s'agit pas là d'une science divi- tant, que nous allons étudier en détail, est un fragment du
sée en théorèmes et en propositions comme la science humai- Commentaire sur la Genèse III, à propos de Gn l, 14, qui forme le
ne216. Cet univers visible est l'image du monde intelligible217 . La chapitre 23 de la Philocalie d'Origène. La préface qu'Eric Junod
a donnée à ce chapitre dans son édition225 expose de façon très
209. III, 3 (48), 6, l. 1 ss. complète "la polémique anti-astrologique chez les Pères anté-
210.0
3 (27), 11, l. 23 ss. rieurs et chez les contemporains d'Origène", les Pères aposto-
211. Ibid. 12, l. 22 ss.; IV, 4 (28), 31, l. 42. Deomême une certaine influence des
âmes qui président aux astres: IV, 4 (28), 36, 1. 21 ss.
212. IV, 8 (6) 4,1. 42 ; V, 8 (31), 12,1. 17; VI, 8 (39),17, l. 5 S8.
213. VI, 7 (38), 3, l. 4. 218-219. VI, 6 (34), l, l. 23.
214. V, 6 (24),6,1. 16. 220. Voir aussi PArch II, 9, 7, 243.
215. V, 8 (31), 3, 1. 18 ss. 221. CCels V, 1Q..11.
216. Ibid. 4, 1. 1 ss. 222. ComJn II, 3, 27.
217. VI, 4 (22), 2, 1. 1 ss. 223. Philocalie 21-27 : Sur le libre arbitre. SC 226, 1976, p. 24-65.
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liques et apologètes qui condamnent brièvement l'astrologie sans traités. Le premier est la conciliation de la prescience divine avec
trop entrer dans les détails, le valentinien Théodote dont des la liberté humaine : les Philocalistes y ajoutent un passage du
extraits sont conservés par Clément d'Alexandrie et qui dis- Commentaire sur la Genèsjl2" et un texte du Contre Celse traitant du
tingue déjà dans les astres le nOIEÏv et le (Hll-lalVLlv, le fait d'être même sujet228 • Nous n'insistons pas maintenant sur ce premier
agent ou d'être signe, le syriaque Bardesane dans son Livre des problème qui dépasse la question des astres : nous le retrouve-
lois du pays, la littérature pseudo-clémentine, l'auteur de l'Elenchas rons à propos de la Providence.
(Hippolyte de Rome ou un Pseudo-Hippolyte).Junod analyse Le second problème229 est celui des astres-agents ou des
ensuite la polémique d'Origène telle qu'elle se présente comme astres-signes : produisent-ils les événements humains ou en sont-
en passant dans plusieurs textes224 •
ils seulement les signes ? La démonstration d'Origène en faveur
Mais l'exposé le plus complet, où interviennent l'Ecriture, de la seconde opinion - qui aura besoin d'être complétée par la
les considérations morales pour la sauvegarde du libre arbitre, réponse au troisième problème - consiste à montrer que les
les connaissances philosophiques, scientifiques et théologiques astrologues sont incapables de fIXer avec précision la situation
et la conciliation de la prescience divine avec le libre arbitre, est des astres au moment de la naissance d'un individu pour en
le texte susdit de la Philocalie. Eric Junod compare ensuite tirer tout ce qu'ils en tirent, non seulement sur le personnage en
Origène à Plotin, d'abord dans l'analogie des astres avec des question, mais encore sur tous ses proches. Et même en suppo-
signes et des lettres, puis dans la distinction du nOlE:Ïv et du sant qu'ils puissent y arriver comment la configuration astrale
011I-lUIVEIV. Il achève son exposé sur l'utilisation postérieure du qui a été fIXée au moment de la naissance d'Un Tel a pu produi-
commentaire d'Origène et sur les fausses accusations de profes- re des événements antérieurs à cette naissance? Le ciel est com-
ser l'astrologie que lui lança entre autres Théophile d'Alexan- paré à "un livre qui contient prophétiquement l'avenir ... parce
drie225 • qu'il est le livre de Dieu". Origène cite à ce sujet un apocryphe
intitulé La Prière de JosePh dans lequel il est question des
Le fragment en question qui constitue Philoc 23 est l'exé-
gèse complète de Gn l, 14 disant des astres: "Qu'ils servent de "tablettes du ciel" où Jacob lit l'avenir, et Is 34, 4 : "Le ciel sera
signes pour les saisons, les jours et les années"226. Une longue roulé comme un livre". Les astres servent donc de signes, non
de causes, et il ne faut pas craindre les "signes du ciel" selonJr
préface expose les méfaits du fatalisme astrologique qui, faisant
croire que le destin des hommes est commandé par les astres, 10,2. Un second argument est présenté contre les astres-agents,
mais en faveur, "à la rigueur", des astres-signes. Puisque, par
détruit avec le libre arbitre toute moralité, rend vains les com-
mandements, promesses et menaces de la Bible, aboutit à la exemple, le meurtre de tel personnage est contenu non seule-
licence des moeurs, supprime la prière, et au nom de la pres- ment dans son horoscope, mais dans celui des membres de sa
cience divine fait de Dieu l'auteur du mal. L'erreur est de s'ima- famille et de ses amis, comment se fait-il que son horoscope à lui
soit agent et ceux des autres seulement signes. Comment voir
giner que les astres sont causes des événements alors qu'ils en
dans les horoscopes des gens de telle nation l'origine d'une cou-
sont seulement les signes. Puis quatre problèmes sont posés et
tume particulière à elle alors qu'ils ne le produisent pas chez
224. PArch 1, préf. 5 ; CCels l, 58-59 ; HomJos VII, 4 ; HomJr latine III, 4-5 ; les autres?
HomNb XII, 4 ; ComMt XIII, 6, etc.
225. Lettre synodale de l'année 400, traduite en latin par Jérôme, Lettre 92, 2, 227. Ibid. 7-11.
dans l'édition Labourt, IV, p. 151, l. 15. 228. Ibid. 12-13: CCels II, 20, 12-96.
226. Philoc 23, 1-5. 229. Ibid. 14-16.
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Troisième problème2so : les hommes sont-ils capables de férence majeure : Plotin admet que les hommes puissent lire
comprendre ce que les astres signifient ou faut-il réserver cette ces signes, mais Origène montre par une critique des procédés
compréhension aux puissances célestes ? La détermination pré- des astrologues que cette lecture est impossible pour les hommes,
cise de la position des astres au moment de la naissance est pra- possible seulement aux anges. Donc l'astrologie est une science
tiquement impossible aux hommes, car il faut déterminer non trompeuse, avec laquelle les démons, profitant de la connaissance
seulement l'heure, mais la minute et la seconde - dites le pre- qu'ils ont de ces signes, abusent les hommes232 •
mier et le second soixantième - comme le montrent entre
autres choses les naissances de jumeaux. S'y ajoutent aussi les 7. La Providence
difficultés que cause pour ce calcul la précession des équinoxes
découverte par Hipparque. C'est pourquoi "la d'échec dans Nous avons parlé à plusieurs reprises de la providence à
les conjectures des astrologues ... l'emporte sur lèurs prétendus propos d'autres sujets: il faut actuellement aborder la question
succès". Ainsi, si les astres sont signes, les hommes sont inca- pour elle-même.
pables de les lire. Origène explique certaines affirmations scrip-
PLOTIN
turairespar des révélations d'anges et voit dans le Jacob de la
Prière de JosePh quelqu'un de supérieur à la condition humaine. La providence, c'est-à-dire ici l'Ame du Monde, est à l'ori-
gine du mouvement circulaire du ciel 233 • Il est impie de dire avec
Le quatrième problème231 concerne précisément ces· puis-
les gnostiques qu'elle ne pénètre pas dans le monde d'ici-bas, ni
sances célestes qui peuvent lire ·les signes : pourquoi Dieu a-t-il
dans n'importe quel monde, mais qu'elle s'occupe seulement
fait des astres des signes pour ses anges ? Ds sont destinés princi-
d'eux, les gnostiques. Le monde sensible a quelque chose de
palement, conjecture Origène, à ceux qui s'occupent des affaires
celui d'en haut et n'est pas abandonné par la providence ni ne le
humaines pour leur donner des informations ou des commande-
sera. Elle s'occupe du tout plus que des parties234 •
ments : dans le premier cas pour qu'ils s'en réjouissent, dans le
second pour qu'ils les exécutent. Les astres sont donc des "lettres Les traités 47 et 48 (III, 2 et III, 3) forment en réalité un seul
célestes" qui jouent le même rôle que la Bible pour les hommes: traité que Porphyre a coupé en deux et intitulé : "De la Pro-
le ciel est ainsi comme un immense tableau d'affichage, dirions- vidence". Il est absurde d'attribuer au hasard l'existence de cet
nous. Non seulement les bons anges lisent ces signes et s'en ser- univers, même si son gouvernement par la providence présente
vent pour l'utilité des hommes, mais ils n'échappent pas non plus des difficultés. Il ne s'agit pas d'une providence qui a besoin de
aux puissances mauvaises qui en abusent pour le malheur des réfléchir avant d'agir, ou qui aurait créé un monde qui n'aurait
hommes. pas existé auparavant et l'aurait fait avec prévision et raisonne-
ment, car le monde existe depuis toujours et pour toujours. La
La conception des astres-signes - et lettres - est donc
providence du monde c'est le fait qu'il découle de l'Intelligence
commune à Origène et à Plotin. Plotin admet en outre que les
qui lui est antérieure non chronologiquement mais logiquement
astres aient une certaine action sur les hommes, mais une action
et qui est sa cause en tant qu'archétype et paradigme du monde
extérieure qui ne met pas en danger le libre arbitre : il en est
pour lui de l'action des astres comme de la magie. Mais Origène 232. La comparaison entre Origène et Plotin sur ce sujet est menée par Eric
ne parle guère de cela. Il y a cependant entre les deux une dif- Junod dans sa préface à Philoc 21-27 aux pages 54-58. Sur Origène et l'astrolo-
gie voir aussi ComMt XIII, 6, 194, 13.
230. Ibid. 17-19. 233. II, 2 (14), l, l. 25 ; II, 3 (52), 6, l. 16 ss.
231. Ibid. 20-21. 234. II, 9 (33), 16, l. 14 ss.
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sensible, son image. L'intelligence, en tant qu'elle est l'intelli- et à la vie241 • L'homme est situé entre les dieux et les bêtes, il
gible, est le monde vrai et premierS5 • On peut en conclure que n'est pas l'être le plus précieux de l'univers: les hommes sont
la notion de providence ne s'applique qu'indirectement à l'Un, bons, mauvais ou entre les deux. Si les uns dominent et les
seulement comme origine première de tout. La providence est autres sont dominés, c'est que les premiers se sont exercés et
l'oeuvre de l'Intelligence qui agit par son intermédiaire cons- non les seconds. Ce sont les armes et le courage qui font gagner
tant, l'Ame du Monde. la guerre, non les prières : on n'obtient pas de fruits en priant,
Le monde sensible tire son existence de ce monde intelli- mais en travaillant. Les méchants commandent à cause de la
gible. Il ne naît pas d'un raisonnement qui conclurait qu'il doit lâcheté des gouvernés242 • La providence n'est pas seille et tout à
naître, mais "de la nécessité d'une nature seconde", l'Intelli- elle seille, l'homme est aussi quelque chose que le divin ne sup-
gence, qui avait la puissance de faire naître un autre être sans prime pas. Elle promet dans une vie future récompenses ou châ-
chercher à le faire. Elle n'a pas agi comme un artisan. L'univers timents, car l'homme a la responsabilité de lui-même et de son
sensible n'est pas intelligence et raison comme l'intelligible, destin243 • Même le péché involontaire c'est l'homme qui le fait.
mais y participe. L'Ame du Monde préside à ce mélange de L'influence des astres sur les hommes n'a pas une force telle
matière et de raisons qui constitue le monde sensible : elle le que rien n'est en notre pouvoir L'homme va vers le
gouverne très facilement, par sa présence pour ainsi dire236 • Le bien par sa nature propre et le principe de son action c'est le
monde est beau, si on regarde les ensembles sans attacher aux libre arbitre )244. La raison ne veut pas que tout soit
parties une importance trop grande237 • Une vision optimiste du bon, de la même façon qu'un artiste met une diversité dans son
monde est ainsi développée par Plotin malgré les luttes qui divi- tableau: elle n'a pas fait que des dieux, elle a fait aussi des
sent la nature et les injustices des hommes. Les âmes ne dépen- démons, des hommes et des animaux, parce qu'elle a en elle
dent pas de la génération : elles existent toujours, avant comme une diversité intelligible. Un drame n'est complet qu'avec les
après leurs incamations238. Les âmes sont heureuses ou malheu- rôles inférieurs245 • La raison n'est pas faite de choses toutes sem-
reuses, malheureuses par leur faute, mais tout est récupéré dans blables et l'harmonie des âmes vient de ce que chacune est mise
le grand ordre de la nature et le mal a lui aussi son utilité 239. Il selon ses mérites dans le lieu convenable246 • Il ne faut pas voir
arrive que le bon soit malheureux, le mauvais heureux, et cela seillement le présent, mais aussi le passé et l'avenir, et les condi-
constitue une objection contre la Providence: il faut la résoudre tions diverses et changeantes des hommes, des maîtres devenant
pour montrer que le monde dépend d'une intelligence24o • esclaves ou des riches devenant pauvres parce qu'ils ont mal uti-
L'homme ne peut avoir immanquablement le bonheur parce lisé leurs conditions antécédentes - il s'agit de métempsychose -.
qu'il est un être mélangé et qu'il n'est pas absolument semblable Les diverses conditions des hommes ne viennent pas du hasard :
à son archétype qui est dans l'intelligible. Il ne faut pas accuser tout est ordonné et cet ordre voulu par la providence s'étend aux
la providence de la méchanceté des hommes : les âmes ont des animaux et aux plantes. Le divin agit toujours selon sa nature
mouvements propres dont la providence n'est pas responsable. qui porte en elle le beau et le juste247 • L'ordre du monde ne
Il n'est pas vrai cependant que la providence ne s'étendrait pas vient pas d'un raisonnement, mais il aboutit à des résultats qui
jusqu'à la terre: animaux et plantes participent à la raison, à l'âme dépassent ceux des raisonnements les plus parfaits. C'est folie
241. Ibid. 7, 1. 1 SS. 245. Ibid. Il,1. 1 SS.
235. 111,2 (47), 1, l. 1. 238. Ibid. 4, l. 1 SS. 246. Ibid. 12, 1. 1 SS.
242. Ibid. 8, 1. 1 SS.
236. Ibid. 2, l. 1 SS. 239. Ibid. 5, l. 1 SS. 243. Ibid. 9, 1. 1 SS. 247. Ibid. 13,1. 1 SS.
237. Ibid. 3, l. 1 SS. 240. Ibid. 6, l. 1 SS. 244. Ibid. 10, 1. 1 88.
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d'accuser la raison à cause des différences qui existent entre les té qui le constitue254 • Il faut accepter l'ordre de la création : il est
êtres du monde sensible248 . La matière est-elle cause de cet état absurde de demander davantage que ce qui est donné. Il faut
de lutte où il se trouve ou est-elle ainsi faite par la faute de la rai- donc accepter l'inégalité des êtres dans leurs différents degrés,
son ? La mort est nécessaire pour que d'autres puissent vivre. même si, à mesure que l'animal descend dans la matière, il est plus
Elle n'a rien de terrible, la pauvreté non plus. La vie est compa- déficient : cependant il est une merveille. La création ne mérite
rable à une pièce de théâtre et l'homme qui ne sait vivre que de pas d'être accusée : on doit plutôt admirer ce qui est donné que
la vie d'en bas y est un acteur ou mieux unjouef49. Où est alors ce qui manque255 . Le mauvais n'est pas seulement ce qu'il a été
la méchanceté et le péché? Toute vie est acte, un mouvement fait, mais il y a en lui un autre principe libre qui n'est pas hors de
qui ne vient pas du hasard, un acte artistique comme celui du la providence et de la raison universelle. Il y a d'une part la raison
danseur. C'est en faisant déficientes les parties de l'univers que créatrice, d'autre part celle qui joint les réalités supérieures à ce
cette raison engendre la guerre : car l'unité établie par la raison qui est créé, et elles constituent d'une part la providence d'en
passe par la constitution de contraires250 . Il Ya une harmonie des haut, de l'autre celle qui vient d'en haut, l'autre raison liée à la
contraires. Les méchants ne sont pas tels par eux-mêmes, mais première et des deux viennent toute combinaison et toute la pro-
ils sont des acteurs et l'auteur du drame donne à chacun le rôle vidence. Les hommes ont donc un autre principe, la liberté, mais
que l'auteur a choisi. L'Ame du Monde harmonise les différents tous n'usent pas de ce qu'ils possèdent. Le fait d'avoir tel caractè-
sorts qui lui viennent selon la raison et, les ayant harmonisés, elle re dépend de la vie antérieurement vécue dans les existences pré-
les adapte au drame et à la raison universelle pour former une cédentes256 . La providence vient d'en haut: elle n'est pas égale
seule harmonie finale. Le mal est à situer en fonction de la beau- pour tous, mais analogique, comme dans un animal il y a des par-
té même de l'univers : c'est ce qui est contre nature conçu dans ties variées qui cependant forment une unité. Tout ce qui vient
le cadre de la nature : il est nécessaire comme le bourreau dans d'en haut est providence et la raison ne crée pas des êtres égaux.
la ville251 . La coexistence du bien et du mal est nécessaire: le mal Les actions conformes à la providence sont aimées des dieux. Le
peut avoir des conséquences bonnes. Nous priverions la raison but est que tout devienne conforme à la vertu, et s'il se produit
des bonnes actions en lui enlevant les mauvaises car ces der- quelque chose de contraire à elle la raison s'efforce de le guérir.
nières sont nécessaires à l'existence des premières252 . Les maux sont des conséquences qui viennent de nous, non ren-
Au traité 48 (III, 3) se trouve la suite de ces développements. dues nécessaires par la providence, mais venant de la volonté de
La raison universelle contient le bien et le- mal qui en sont des ceux qui agissent ou sous l'influence de la passion qui n'agit pas
parties, mais le tout forme une unité, une unité dans une classifi- pareillement en chacun257 . L'existence du meilleur suppose celle
cation ascendante, non animal et animal, l'être c'est-à-dire du pire : supprimer ce dernier serait refuser la providence. Le
l'Intelligence, ce qui fournit l'être, c'est-à-dire l'Un; puis descen- principe c'est tout en un et tout découle du principe qui est
dante, en voyant l'être se fragmenter, tout en contenant l'en- comme une racine d'où sort toute la plante •
258
semble dans un ordre L'ordre de l'univers est comparé
à la réflexion d'un stratège qui organise tout le personnel et le 254. Ibid. 2, 1. 1 ss.
matériel en vue du combat: c'est un ordre malgré la multiplici- 255. Ibid. 3, 1. 1 ss.
256. Ibid. 4, 1. 1 ss.
248. Ibid. 14, 1. 1 ss. 251. Ibid. 17, 1. 1 ss. 257. Ibid. 5,1. 1 ss.
258. Ibid. 7, 1. 1 ss. Zeus, l'Ame du Monde, principe de la providence: IV, 4
249. Ibid. 15, 1. 1 ss. 252. Ibid. 18,1. 1 ss. (28), 9, 1. 1. De même rIntelligence dont tout vient VI, 7 (38), 39, 1. 26. L'Un est
250. Ibid. 16,1. 1 ss. 253. III, 3 (48), 1. 1 ss.
au-delà de la providence qui est dans l'Intelligence: VI, 8 (39), 17,1. 7-10.
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ORIGÈNE divine. Les maux physiques sont comparés aux châtiments édu-
La providence pour Origène incombe, comme toute catifs que parents ou maîtres infligent aux enfants. Dieu "crée les
l'action de la Trinité, aux trois personnes. Mais elle est plus habi- maux physiques et extérieurs pour purifier et pour élever ceux
tuellement rapportée au Père qui l'exerce à travers les deux qui ont refusé l'éducation par une doctrine et un enseignement
259
autres et aussi par l'intermédiaire des anges. TI faudrait donc sains"26S. Car quand Dieu châtie il le fait par bonté, pour le béné-
étudier aussi tout ce que dit Origène sur l'ange gardien et pareille- fice de ceux qu'il punit264 . La "colère" de Dieu, dont l'Ecriture
ment ce que dit son élève, Grégoire le Thaumaturge, dans son parle souvent, est en fait une manifestation de son amour, car le
Remerciement à Origène 260. châtiment a pour but d'être utile au pécheur265. Dieu n'a pas créé
Dans les chapitres du Traité des Principes concernant l'exé- le mal, mais il ne l'empêche pas, laissant l'homme à son libre
gèse scripturaire il est écrit qu'il n'y a rien d'étonnant si "le arbitre. Et le mal aguerrit les meilleurs: "sans opposition la vertu
caractère surhumain des pensées (de l'Ecriture) n'apparaît ne brillerait pas, il lui manquerait la gloire et l'épreuve". L'histoi-
guère dans le sens littéral de chaque passag-e pour ceux qui ne re de joseph en est l'illustration, et même celle de judas. S'il n'y
sont pas instruits". TI en est en effet de leur inspiration comme avait pas d'adversaires il n'y aurait pas de combat ni de vain-
des "oeuvres de la providence", dont certaines apparaissent clai- Tout ce qui arrive au monde et que l'on estime morale-
rement, mais d'autres restent cachées dans le but de "rendre ment mauvais ne vient pas de Dieu, mais ne se produit pas sans
possible l'incroyance envers le Dieu qui gouverne toutes choses Dieu qui n'empêche pas les puissances malignes, mais même le
avec un art et une puissance indicible". Dieu agit donc ainsi permet: ainsi l'histoire de job. Cela rend possibles les combats
pour sauvegarder la liberté de l'acte de foi. On perçoit davanta- spirituels qui sont permis par Dieu267 : non seulement Dieu per-
ge l'action de la providence quand il s'agit des astres que des met l'action des puissances mauvaises pour nous éprouver, mais
réalités terrestres et de même, quand il s'agit des corps et des il les "engage presque" (incitare propemodum) pour nous donner
âmes des animaux que des événements humains, car dans ce l'occasion de les vaincre268.
dernier cas la providence doit s'insérer, nous verrons comment, A propos de cette dernière expression "il les engage
dans le jeu du libre arbitre des hommes. Mais même alors "la presque", nous lisons dans le Traité de la Prière le commentaire
providence n'est pas victime d'une banqueroute" pour ceux qui de l'avant-dernière demande du Pater Noster, dont la traduction
261 authentique est: "Ne nous induis pas en tentation"269. Elle consti-
acceptent son action . En effet rien ne se fait dans la création
sans la providence de Dieu, ce qui ne veut pas dire sans la volon- tue le développement le plus important d'Origène sur ce sujet. TI
té de Dieu, car "si beaucoup de choses se font sans sa volonté" _ montre d'abord que toute la vie de l'homme est tentation, à la
il s'agit évidemment du péché -, "rien ne se fait sans sa provi- fois par l'Ecriture et par l'expérience. TI faut prier pour dominer
dence. La providence est ce par quoi Dieu organise, administre les tentations, non pour ne pas être tenté, car ce serait impos-
et dispose toutes choses; la volonté est ce par quoi il veut ou ne sible270 . Origène explique ensuite comment ces tentations sont
veut pas quelque chose"262. En effet, non seulement le mal phy- permises par Dieu et s'oppose aux Marcionites qui attribuent
sique, mais encore le mal moral, le péché, peut servir à l'action leur origine à un autre Dieu, le Créateur, qui est mauvais. Puis
259. Le Fils: PArch l, 2, 9,275. L'Esprit Saint: Ibid. IV, 2, 7, 218. 263. CCels VI, 56, 1, citation 1. 21. 267. PArch 111,2,6-7.
260. Par exemple RemOrig IV, 40-47; V, 71-72; XIX, 206. 264. PArch II, 5, 3, 127. 268. HomJos XV, 5.
261: PArch IV, 1, 7, 181. 265. HomEz 1, 2, 1 ; cf. CCels IV, 71. 269. PEuch XXIX.
262. HomGn III, 2, 4. 266. HomNb XIV, 2. 270. Ibid. XXIX, 2-10.
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il expose une fois de plus sa doctrine du libre arbitre et montre, ce. TI n'y a pas eu de moment où Dieu n'ait pas été créateur, bien-
comme il le fait souvent, que Dieu, en sage médecin, abandonne faisant et provident281 .
parfois l'homme à ses instincts pour l'en dégoûter plus sûre-
71 la Providence s'occupe principalement des créatures raison-
mene . TI développe enfin l'utilité de la tentation, "afm de nous
découvrir ce que nous sommes ou de nous faire connaître les nables, de l'homme. Cette idée intervient surtout dans la controver-
sentiments cachés dans notre coeur". TI exhorte à s'y préparer et se avec Celse qui prétend qu'elle ne s'intéresse pas plus à l'homme
à résister: "Ce qui nous manquera à cause de l'humaine faibles- qu'aux fourmis et aux grenouilles282 . Malgré son immutabilité
se, lorsque nous aurons fait tout ce qui est en notre pouvoir, Dieu condescend à s'occuper des affaires humaines par sa provi-
Dieu l'achèvera, lui qui coopère en tout avec tous ceux qui dence et son "économie"283 : ce dernier mot est employé fré-
l'aiment, pour le bien, avec ceux dont il connaît d'avance selon quemment par les Pères pour désigner l'action de la divinité au-
son infaillible prescience, ce qu'ils seront"272. De toute façon, si dehors par la création et la providence - c'est ici le cas - et
Dieu n'est pas responsable du péché, s'il ne "gouverne" pas le surtout par l'Incarnation du Fils. L'homme a été fait démuni par
péché, il "gouverne" ses conséquences, prises en compte dans le rapport aux animaux pour qu'il ait à exercer son intelligence284 .
gouvernement de sa providence273 . TI agit ainsi en "coopérateur de la providence" et accomplit non
seulement les oeuvres de la providence de Dieu mais celles de sa
La providence de Dieu s'étend sur tout l'univers 27\ l'uni- prévoyance propre285 . C'est la providence qui a fixé les moments
vers sensible dont la diversité a suivi la faute primordiale par de l'histoire d'Israël et de l'histoire chrétienne, qui a choisi les
suite des différents propos des créatures raisonnables et la provi- prophètes286, a donné la Loi et les Evangiles en mettant fin au
dence ramène cette diversité à un accord275. Elle maintient l'équi- culte juif87 et en abandonnant les sages païens qui ne se condui-
libre entre les éléments du monde, empêchant que l'un ne pré- saient pas de manière digne des hautes intuitions qu'ils ont
276
domine , car elle s'étend sur tout l'univers, qu'il s'agisse des eues288 . L'universalité du christianisme est oeuvre de la provi-
"réalités célestes et supracélestes, terrestres et infernales" qui for- dence289 . Les fléaux de l'Egypte décrits par l'Exode venaient
ment "un seul monde parfait"277. Elle fait pousser les plantes278 et aussi de la providence en punition des mauvais traitements
la variété qui existe parmi les animaux montre sa générosité 279. subis par les Hébreux290• Mais Dieu ne prend pas soin, comme le
Les oeuvres de la providence et l'art manifesté dans tout l'uni- croit Celse, uniquement de l'ensemble des hommes, ou du
vers sont comme des rayons de la nature de. Dieu en comparai- monde, mais de chaque être raisonnable en et le
son de sa substance et de sa nature280. Dieu dispense ses bienfaits
de façon ordonnée et suivant les mérites en vertu de sa providen-
281. PArch l, 4, 3, 61. Cette création coétemelle à Dieu est, comme le dit clai-
rement le passage d'où cela est tiré, l, 4, 3-5, le monde intelligible des idées et
raisons contenu dans le Fils.
271. Ibid. XXIX, 11-16.
282. CCels IV, 81, 2 ; IV, 74, 21 ; IV, 77, 26.
272. Ibid. XXIX, 17-19: traduction G. Bardy. 283. CCels IV, 14, 18.
273. CCeIs VII, 68, 18.
284. CCels IV, 76, 24.
274. PArch 1,2, 9 ; II, 1,3,58.
285. CCels IV, 82, Il.
275. PArch II, 1,2,31 ; II, 9, l, 19.
286. CCeis VII, 7,4.
276. CCels IV, 63, 7.
287. CCels VII, 26, 22.
277. PArch II, 3, 6, 261.
288. CCels VII, 47, 13.
278. CCels IV, 75, 17.
289. CCels IV, 32, 3.
279. CCels IV, 98, 30.
290. CCels III, 5, 13.
280. PArch l, 1,6, 142.
291. CCels IV, 99, 20.
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489
récit que Grégoire le Thawnaturge fait de sa vie dans le discours conditions humaines montrait la méchanceté du Dieu créateur,
qu'il adresse à son maître en est une illustration. En effet la provi- ou celle des Valentiniens avec leur doctrine des natures, certains
dence s'occupe de tous les détails: sa ratio, sa manière d'être, est étant dès le début destinés au salut et d'autres à la damnation.
minutissi1lU1, et suhtilissi1lU1, : elle prend soin de touf92. Dieu pomvoit Ces doctrines ont joué un rôle important dans l'adoption par
à tout U5qt11! ad minimum, jusqu'à la plus petite chose29S. Elle connaît Origène, comme hypothèse favorite, de la préexistence des âmes
jusqu'au nombre des cheveux de notre tête294. TI faudrait déve- et d'une faute originelle commise dans cette préexistence. C'est
lopper à ce sujet les allégories de Dieu ou du Christ médecin qui cette faute, d'intensité variable suivant les créatures raisonnables,
interviennent continuellement et même celle de Dieu agricul- qui non seulement va les distinguer en anges, hommes et
Et c'est pourquoi la providence dirige chacun selon la démons, mais encore sera responsable de la diversité des condi-
variété de ses mouvements, de son intelligence et de son pro- tions humaines à la naissance, diversité qui provient donc d'un
pOS296. A cette dernière affirmation se rattachent plusieurs libre choix de leurs volontés, antérieur à la naissance, et d'un juge-
grands thèmes origéniens rapportés au Christ: il apparaît à cha- ment divin, analogue aujugement dernier, qui a constaté la pro-
cun selon la forme que ce dernier est capable de supporter; il se fondeur de la faute et précédé leur venue en ce monde. Ainsi
fait toute sorte de nourriture spirituelle selon ce que chacun Dieu est déchargé de cette responsabilité qui retombe sur cha-
peut absorber'7. Dans le don qu'il fait de lui-même aux hommes cun299 • Mais Origène dans sa vieillesse n'a pas repris, face à Celse,
il s'adapte aux capacités de chacun. cette explication, bien qu'il n'ait pas complètement abandonné à
cette époque l'hypothèse de la préexistence.
Dans le Contre Celse 298 Origène se heurte au problème que
pose en relation avec la Providence l'inégalité des conditions Sur ce que l'on pourrait appeler la "psychologie" divine en
humaines que les "Grecs" selon lui attribuent au hasard. ce qui concerne la providence, Origène ne s'étend guère. On
Beaucoup reçoivent dès le début une éducation telle qu'ils ne peut tout juste citer une phrase du Contre Cels? : "la providence
peuvent avoir la moindre idée des biens célestes, ou si misérable contient (ne:plÉxe:l) tout ce à quoi pourvoit et elle le com-
qu'ils n'ont pas la possibilité de regarder vers le haut. "Il est prend non à la manière d'un corps qui contient
certes probable que la Providence a ses raisons pour permettre son contenu quand il est aussi un corps, mais comme une puis-
ces inégalités et il n'est pas facile de les présenter aux hommes". sance divine qui comprend ce qu'elle contient". Origène veut
Dans ce livre écrit à la fin de sa vie Origène ne s'engage pas vers par là refuser une représentation trop corporelle de la providen-
une solution de ce problème : il en était autrement bien des ce divine et il a fait de même dans le Traité des quand
années avant quand il composait le Traité des Principes où il il a expliqué comment la puissance de Dieu contient et main-
devait affronter la thèse des Marcionites pour qui l'inégalité des tient tout le corps de l'univers : elle est dans le monde comme
l'âme dans le corps. Mais il Ii'a guère de difficulté à parler fré-
292. HomLv IX, 8, 33. quemment de la prescience divine, surtout dans le dessein de la
293. PArch II, 9, 8, 291 : cf. II, Il,5, 1-76. concilier avec le libre arbitre de l'homme. TI faut, certes, conce-
294. Mt 10, 29-30 : CCels VIII, 20, 24. voir cette prescience selon la doctrine indiquée par Origène
295. Par exemple PArch III, 1, 12-14 et 17. Voir Gervais DUMEIGE, "Le Christ
pour la compréhension des anthropomorphismes bibliques:
Médecin dans la littérature chrétienne des premiers siècles". Rivista di
Archeologia Cristiana, 1972, 115-141 : pour Origène, le Christ Médecin et Dieu l'homme ne peut s'exprimer au sujet de Dieu que de manière
Médecin, pp. 129-138.
296. PArch II, 9, 6, 205. 299. PArch II, 9, 5-8, 132 ss.
297. H. CROUZEL, Origène et la "connaissance mystique", p. 166-184, 470-474. 300. CCels VI, 77, 9.
298. CCels III, 38, 10. 301. PArch II, 1,3,58.
490 491
anthropomorphique ; il ne doit pas prendre ce langage à la idées du traité pseudo-aristotélicien De Mundo511 • TI fait en outre
lettre, mais essayer de percevoir, même s'il ne peut réellement une affirmation qui rebondit sur Platon et les platoniciens: il y a
l'exprimer, la réalité divine qui y est contenue. La conciliation incompatibilité entre la foi en la providence et l'acceptation
entre la prescience divine et le libre arbitre de l'homme est plu- d'une matière incréée512•
sieurs fois traitée, notamment dans le fragment du Commentaire
sur la Genèse III cité par la Philocalie502 et dans le passage du
Contre que ce même recueil reproduit avec le fragmen(104.
La solution d'Origène est la suivante: ce n'est pas la prescience
de Dieu qui est cause de l'événement qu'il prévoit, mais c'est
l'événement lui-même qui est cause de la prescience de Dieu505 •
Le jugement de la providence est souverainement juste,
car il atteint chacun suivant les mouvements de son libre
arbitre506 • Mais si la technique humaine, par exemple celle du
pilote d'un navire, a son rôle dans le salut du bateau, la part de
la providence divine agissant sur les éléments est de beaucoup la
plus grande : il en est de même dans l'œuvre de notre perfec-
tion507 • On ne peut donc pas reprocher à Origène, comme le fait
Jérôme, d'être un pélagien d'avant Pélage: bien des textes sont
à citer dans le même sens508 • C'est la providence qui suggère les
bonnes pensées, qui arbitre les luttes de la vie humaine 509 • A
l'exemple du Christ à l'agonie, nous devons nous abandonner à
la volonté de la providence51o •
Dans le Contre Celse se trouvent de nombreuses allusions
aux philosophes qui nient la providence, surtout les Epicuriens.
Aristote est aussi accusé d'impiété envers la providence parce
qu'il arrêterait son action à la sphère de la lune, donc en ferait
échapper notre terre : Origène lui attribue - et cette fausse attri-
bution est constante dans la littérature chrétienne primitive -les
302. Philoc 23, 7-11.
303. CCels II, 20.
304. Philoc 23, 12-13.
305. Philoc 23,8, 15 et 12, 1 (CCels II, 20, 14).
306. PArch 1, 6, 2, 71.
307. PArch III, l, 19,611. .
311. Voir H. CROUZEL, Origène et la philosophie, p. 27-35.
308. PArch II, 2, 4, 276.
312. PArch II, 1,4, 122. Sur la conduite de la providence envers le Pharaon de
309. PArch II, 2, 3, 173.
l'Exode PArch III, l, 14,376.
310. CCels VII, 55, 27.
493
492
CONCLUSION
Il nous faut maintenant essayer de résumer, conformé-
ment au but de cette étude, les points de ressemblance et les
points de divergence entre Origène et Plotin.
La Trinité origénienne se distingue de la Triade plotinien-
ne par une différence fondamentale. Les trois hypostases de
cette dernière constituent en effet trois degrés différents et dans
sa montée l'âme doit dépasser le plus bas pour parvenir au plus
élevé. Il n'en est pas ainsi chez Origène. Nous avons défini les
rapports du Fils au Père avec une expression paradoxale, disant
le Fils à la fois égal et subordonné au Père. La réflexion d'Ori-
gène n'a pas atteint le même développement concernant le
Saint Esprit mais sa relation plus immédiate au Fils est affirmée
et il semble que cette même formule pourrait lui être appliquée.
C'est sa propre nature divine tout entière que le Père commu-
nique au Fils et cela est supposé par l'affirmation que le Fils ne
sort pas du Père ni le Père du Fils, même dans l'Incarnation : il
semble que l'on puisse parler de même pour l'Esprit Saint
qu'Origène ne craint pas de dire substance et de rang divin.
Cette communication de la nature divine tout entière explique
que le caractère substantiel soit affirmé du Fils et de l'Esprit
par opposition au caractère accidentel des créatures, et cela bien
qu'ils dérivent du Père : ils ont reçu et ils possèdent authenti-
quement la plénitude de la divinité sans possibilité de croissance
ou de diminution; ayant la nature même du Père ils ont la
nature divine originelle elle-même, non une nature dérivée.
495
Bien qu'il y ait dans le Traité des Principes un essai selon Plotin exige le dépassement de l'Intelligence: pour
d"'appropriations" attribuant plus particulièrement à telle per- Origène c'est en son Fils que le Père est atteint, on rejoint le Père
sonne tel genre d'action, il est affirmé en même temps que l'acti- dans le Fils.
vité de la Trinité est commune à tous. Le Père participe à toute La connaissance mystique revêt cependant des caractères
l'oeuvre de son Fils et de son Esprit. Comme le dit l'Evangile de communs. L'intelligence humaine devient un avec Dieu, tout en
Jean 1 qu'Origène cite et commente2, le Fils fait tout ce que fait restant deux. Le couple deux et un est fréquent chez nos deux
son Père. Au contraire chez Plotin il n'est guère question d'une auteurs. Cela s'exprime surtout chez Origène par son idéal de la
activité de l'Un: l'Intelligence et l'Ame du Monde ont chacune connaissance, qui est non seulement vision ou contact sans inter-
une action hiérarchisée, la troisième dépendant de la seconde et médiaire de signe, non seulement encore participation, mais
prolongeant dans le monde sensible ce que la seconde a fait union, "mélange", terme qu'on trouve aussi chez Plotin. La pré-
dans le monde intelligible.
sence divine n'annihile pas l'intelligence humaine : l'union mys-
L'Un plotinien et le Père origénien ont certainement beau- tique n'est pas une inconnaissance, mais une superconnaissance.
coup de traits communs : simples, incorporels, non situés dans On parle parfois d'inconnaissance à cause du caractère dérou-
le lieu ni dans le temps, objets du désir et de l'amour des êtres, tant de cette sorte de connaissance par delà tous les moyens habi-
d'eux découle toute la création. Mais que cette dernière soit tuels. Ce que nous venons de dire est exprimé surtout chez
l'objet d'un acte volontaire de son auteur est moins clair chez Origène par sa polémique contre les Montanistes, par le refus
Plotin que chez Origène. De même si la création à partir de rien d'une sorte de "possession" divine par l'Esprit Saint du prophète
est affirmée par Origène on ne peut dire que la matière, ce non- qui ne serait plus qu'un instrument inconscient. Chez Plotin
être, soit nettement créée par l'Un: l'origine de la matière n'est l'extatique se souvient qu'il a été en extase, bien qu'il ne puisse
guère précisée par Plotin. En revanche la notion d'éternité et décrire cet état qui est ineffable : cela montre que le "mélange"
celle d'infinité sont plus nettes chez le païen que chez le chré- n'est pas tel que la conscience soit absolument supprimée.
tien. Mais une différence essentielle entre les deux est que
Concernant le Père ou l'Un un autre point mérite d'être
contrairement à l'Un plotinien qui ne sort pas de lui-même le
souligné. Plotin dédaigne plus ou moins toute connaissance de
Père origénien est ouvert sur la créature, au prix peut-être
Dieu autre que l'union mystique. Certes les êtres qui dérivent de
d'anthropomorphismes que nous ne pouvons éviter, car leur
refus risque bien souvent de priver la divinité de points essen- l'Un en portent la "trace" (ixvoç), mais ce terme même suppose
tiels qui ne peuvent s'exprimer autrement. Le Dieu d'Origène une dévaluation beaucoup plus forte que celui d'"image" (Ei.:::WV)
n'est pas seulement objet d'amour, mais il aime: il est même utilisé le plus souvent par Origène qui donne leur valeur à des
l'origine de tout amour. Il n'est pas seulement le Bien, il est sou- modes de connaissance, inférieurs certes, mais réels. Nous
verainement bon. C'est pourquoi il est dit à la fois impassible et avons plusieurs fois remarqué que la relation d'image à modèle,
passible: s'il éprouve la passion de l'amour ce n'est pas de façon commune à tous les héritiers de l'exemplarisme platonicien, est
humaine. Il connaît: nous avons vu au contraire toutes les diffi- plutôt envisagée par Plotin dans un sens péjoratif, attentif à ce
cultés que présente Plotin sur ce point, venant en partie du désir qui manque plus qu'à ce qui est donné, et par Origène plutôt
d'éviter tout anthropomorphisme. La connaissance mystique dans un sens optimiste, sensible à la part du modèle qui par-
vient ainsi à l'image, tout en voyant cependant le péché dans le
1.Jn5,19. fait de rendre à l'image les honneurs et l'adoration dus seule-
2. PArch, J, 2, 6, 161. ment au modèle.
496 497
Sur les rapports entre le Fils origénien et l'Intelligence plo- ne trouve chez Origène aucune spéculation de nature esthé-
tinienne la différence majeure est, bien évidemment, l'Incarna- tique. Les quelques correspondances origéniennes avec l'Ame du
tion du premier. Nous avons dit dans l'introduction du livre que Monde plotinienne rendent manifeste, par leur peu d'étendue en
le silence complet de Plotin sur ce point, comme sur tout le chris- comparaison des spéculations de Plotin, qu'Origène n'attache pas
tianisme de la Grande Eglise - et il n'est pas évident que les autant d'intérêt au fonctionnement de l'univers.
gnostiques qu'il combat soient des chrétiens -, à une époque où A propos de la descente des âmes dans les corps Plotin
le fait chrétien ne pouvait être ignoré, surtout à Alexandrie, à prend des positions diverses: conséquence d'une faute, malheur,
Antioche et à Rome, semble montrer que Plotin considère l'affir- nécessité de nature, et même parfois il lui donne une certaine
mation du Dieu devenu homme comme une absurdité qui ne valeur positive. En ce qui concerne Origène l'expression en ques-
mérite même pas d'être contredite. Nous avons vu aussi que tion n'est pas adéquate, car les créatures raisonnables ont tou-
selon H. A. Wolfson la génération éternelle de l'un et de l'autre jours eu un corps, éthéré ou terrestre: il est le signe de leur con-
par conversion et contemplation se trouve pour la première fois dition de créature. Au lieu de descente dans les corps il faudrait
dans la tradition grecque et dans la tradition chrétienne chez nos parler de revêtement d'une qualité terrestre par le corps aupara-
deux auteurs et que cela rend vraisemblable une source commu- vant éthéré des créatures raisonnables qui deviennent des
ne : ce serait selon Wolfson l'enseignement d'Ammonios Saccas hommes, dans la perspective de la préexistence, hypothèse favo-
d'après le récit de Porphyre. TI y a là en effet une ressemblance rite d'Origène. TI est la conséquence d'une faute originelle.
frappante. Une autre vient du fait que l'Intelligence plotinienne
La définition de l'homme comme une âme usant d'un
et le Fils origénien sont le lieu d'où émanent les idées, formes ou
corps est commune aux deux. Mais Origène ne partage pas le
raisons qui vont constituer les êtres. Le monde intelligible qui les
panpsychisme de Plotin qui met des âmes même dans les végé-
contient est d'après Origène créé par le Père dans la génération
taux, les minéraux et les astres, des âmes qui, en vertu de sa
éternelle du Fils. Pour Plotin de même l'Un est leur origine et
croyance, qui n'est cependant pas tout à fait assurée, en la
elles se trouvent dans l'Intelligence qui est ainsi l'intelligible,
métensomatose (métempsycose) sont de même nature que
objet de pensée en même temps que sujet. C'est Philon qui
l'âme humaine: il admet en effet que les âmes des hommes
aurait le premier selon Roberto Radiee logé les idées dans une
puissent passer après la mort par punition dans des corps d'ani-
intelligence et il fut suivi en cela par plusieurs philosophes du
maux. Si Origène tient à la préexistence des âmes il refuse en
Moyen Platonisme.
revanche la métensomatose dans un nombre considérable de
Plotin n'attribue pas à l'Un le concept d'être de peur d'intro- textes dont beaucoup sont conservés en grec, et cela nous oblige
duire en lui une dualité : l'Etre premier est donc l'Intelligence. à refuser les allégations deJérôme et de l'empereur Justinien lui
Quoiqu'il dise parfois que Dieu est de l'être Origène ne prêtant cette doctrine. TI met cependant des âmes dans les astres
pouvait refuser de voir Dieu comme "Celui qui est" à cause de la qu'il voit, avec cependant quelques hésitations, comme des êtres
révélation du Buisson ardent. Mais il donne le plus souvent au vivants et raisonnables, supérieurs aux hommes comme les
concept d'être un sens plus "surnaturel" que purement naturel au anges et comme ces derniers encore de même origine que les
point de considérer que les démons, ayant refusé l'être donné par âmes des hommes : en effet selon lui les êtres raisonnables ont
Dieu, sont des "non-étants", bien qu'il croie à leur existence d'une été créés ensemble dans la préexistence, à l'image de Dieu, dans
autre manière. TI est à remarquer que si pour Plotin la seconde une égalité complète, et c'est la faute originelle qui les a diffé-
hypostase est aussi le Beau, distingué du Bien qui est l'Un, on renciés selon la profondeur de la chute: quelques-uns, semble-
498 499
t-il, Yauraient cependant échappé, mais certains d'entre eux sont tion pleinement chrétienne, car Dieu et l'homme sont claire-
venus à la vie matérielle pour le service de l'humanité pécheresse ment pour lui des "personnes" au sens habituel du terme. TI ne
; Origène se demande si ce ne serait pas le cas des astres. Si possède pas, certes, un terme particulier pour désigner ce
Origène parle parfois des âmes des animaux, elles sont d'une concept : TlpOOWTlOV, déjà employé par Hippolyte à la suite du
autre nature, car ce sont des créatures secondaires mises par persona de Tertullien, n'a jamais ce sens chez lui. mais il conçoit
Dieu à la disposition de l'homme et créées, comme le monde la grâce dans sa discussion avec Celse comme le don d'amour
4
sensible après la chute primitive pour mettre l'homme dontle d'une personne divine: Dieu n'est connu que s'il se révèle et
corps est devenu terrestre dans un milieu adapté à lui. c'est aussi le cas des anges5 • Plotin n'a de cela qu'une idée appro-
Origène ne distingue guère explicitement entre la raison chée : cependant l'initiative de l'extase mystique n'appartient
pas à la volonté de l'homme. Mais on ne peut trouver pleine-
conceptuelle et discursive et l'intuition : on trouve cependant
quelquefois chez lui cette dernière notion désignée par la ment chez lui le sens de la personne qui est inhérent à la tradi-
mot qu'on trouve pareillement chez Plotin avec le tion judéo-chrétienne : il lui aurait semblé trop anthropomor-
terme équivalent Ce dernier a une conscience plus clai- phique. TI est difficile de considérer comme des personnes les
re de la distinction de ces deux formes d'intelligence. Pour l'un hypostases de la Triade plotinienne. Par ailleurs si la prière
comme pour l'autre il ya en l'homme quelque chose de divin. La intervient fréquemment chez Origène, constamment dans les
partie supérieure de l'âme suivant Plotin reste dans l'intelligible, homélies, parfois dans les commentaires et même jusque dans
dans le voisinage de l'Ame du Monde, alors que la partie infé- le Traité des Principes, elle n'est guère abondante dans l'oeuvre
rieure fait couple avec le corps. Selon Origène d'une part la par- de Plotin et on peut se demander à quoi elle correspond.
tie supérieure, intelligence, faculté hégémonique ou coeur, a été A propos de la connaissance de soi Plotin s'interroge sur sa
faite à l'image de Dieu et c'est pourquoi elle peut recevoir la possibilité, Origène détaille en moraliste son programme. C'est
connaissance du divin; d'autre part "l'esprit (TlVBülla) qui est en un bon exemple de la différence de propos entre le philosophe
l'homme", participation à l'Esprit divin, entraîneur et mentor de et le théologien au sens moderne du terme. Origène utilise la
l'âme, ou plutôt de l'intelligence, sans faire partie à proprement philosophie sans l'étudier pour elle-même, mais dans la mesure
parler de l'homme, le dirige, dans la mesure cependant où ce où elle est utile pour l'exégèse de l'Ecriture, l'instruction des
dernier, doué du libre arbitre qui lui permet d'acquiescer ou de fidèles, l'établissement et la défense de la doctrine. L'idée de la
se refuser à l'action divine, se laisse diriger. Deux questions sont philosophie comme ancilla theologiae, servante de la théologie, a
introduites par là. D'abord celle du libre arbitre, très importante sa source dans Philon : l'Agar du De congressu eruditionis gratia
dans la synthèse origénienne : la notion qu'en a Plotin n'en est représente les sciences humaines qui servent d'introductrices et
guère différente, car il souligne à plusieurs reprises la résistance d'auxiliaires à la Sagesse divine que figure Sara. Cela est ensuite
que l'homme sage et fort peut opposer aux forces qui agissent repris par Clément dans le Stromate l, puis par Origène à diverses
sur lui, qu'il s'agisse de magie ou d'action des astres. Ensuite la reprises, par exemple dans sa Lettre à Grégoire le Thaumaturge.
notion de grâce, c'est-à-dire de Dieu agissant dans l'homme: sous Origène donc, comme le feront après lui tous les grands théolo-
des mots ou des images diverses - Xaptç et gratia se rencontrent giens, utilise la philosophie dans les buts signalés plus haut: il a,
plutôt rarement dans son oeuvre -, Origène en a une concep- certes, une grande érudition en philosophie, mais il ne la cul-
4. CCels VII, 42, 28.
3. Voir Benjamin DREWERY, Origen and the Doctrine 01 Gmce, London, 1960. 5. HomLc ID, 1-2 et fragments grecs correspondants dans GCS IX, 2 édition, p. 19-20.
500 501
tive pas pour elle-même. Ainsi agiront de même dans la suite des Chez l'un et chez l'autre on trouve la conception de la
siècles un Augustin et un Thomas d'Aquin.
matière courante dans la philosophie grecque : par elle-même
Les raisons données par Origène et par Plotin à l'immor- informe, elle est informée par les idées, formes, raisons, qualités,
talité des âmes sont diverses. Mais il y a plus que l'immortalité provenant pour l'un de l'intelligible qui est dans l'Intelligence,
chez Plotin: les âmes sont éternelles comme d'ailleurs le pour l'autre du monde intelligible qui se confond avec le Verbe.
monde, d'une éternité qui est un temps sans commencement ni Mais d'après Origène la matière a été créée par Dieu, comme
fin. Elles peuvent traverser diverses existences, humaines, ani- toutes choses, à partir du néant: c'est beaucoup moins clair chez
males ou même végétales, ou bien rester dans l'intelligible sans Plotin qui déprécie fortement la matière jusqu'à en faire le mal
s'incarner) au moins pour un temps, près de l'Ame du Monde. absolu : Origène ne peut penser ainsi puisqu'elle est l'oeuvre de
Au contraire pour Origène, si les êtres raisonnables n'auront Dieu. TI y a donc nette opposition sur la question du mal. Si pour
pas de fin, ils ont eu un commencement dans la préexistence. Plotin le mal est la matière et l'assujettissement à elle, pour
Ce ne sont pas eux, mais les idées et raisons, qui constituent, Origène qui ne considère guère le mal physique, le seul vrai mal
malgré l'interprétation fautive de Méthode d'Olympe, la créa- est le péché : les êtres sensibles peuvent être occasion de péché,
tion coéternelle à Dieu créée dans la génération du Fils: le mais cela ne tient pas particulièrement à la matière qui est en
Traité des PrinciPelle dit clairement et le parallèle avec le monde eux, mais davantage aux idées qui les informent, images de mys-
intelligible de Plotin contenu dans l'Intelligence le confirme. tères divins, car l'âme est tentée de s'arrêter à eux au lieu de
Mais le monde qui a eu un commencement aura une fin. réserver ses adorations aux mystères divins qu'ils représentent.
Souvent se manifeste chez Plotin l'autosuffisance La doctrine sur laquelle Origène et Plotin sont le plus
comme un idéal: Origène ne connaît guère cela et il souligne seu- proches est celle des astres signes du destin des hommes, compa-
lement une fois que Dieu est aÙTapKTJç sans préjudice d'ailleurs rés par les deux à des lettres écrites en plein ciel, et le refus de
pour son ouverture au monde. Peu de différences concernent la reconnaître contre les astrologues qu'ils puissent être les agents
notion de vertu - nous ne parlons pas ici des vertus prises indivi- de ce même destin et se substituer au libre arbitre. C'est là qu'on
duellement - : les paradigmes des vertus sont pour Plotin dans pourrait le plus reconnaître l'enseignement d'un maître com-
l'Intelligence et chez Origène elles constituent des dénominations mun, s'il est vrai qu'on ne trouve rien de semblable avant eux
(Ènlvolal) du Verbe. Origène n'envisage guère le bonheur que spi- dans la philosophie grecque. Mais il y a cependant entre eux
rituel ou céleste: Plotin n'en est pas loin puisqu'il le met dans la vie deux différences. Plotin ne refuse pas absolument toute action
parfaite, dans le détachement des réalités d'ici-bas et dans la des astres sur l'homme, peut-être simplement d'ordre météorolo-
contemplation du Bien. gique. Surtout Plotin pense que des hommes exercés peuvent
La magie est reconnue par les deux comme un fait, tenant lire ces signes et ne disqualifie donc pas complètement l'astrolo-
pour Plotin à la sympathie qui unit les êtres: mais elle est inopé- gie. Origène essaie de montrer au contraire que l'établissement
rante sur le comportement du sage qui lui échappe par sa force d'un horoscope dépasse les possibilités humaines. Ces signes et
d'âme, même si elle agit sur son corps. Origène la condamne ces lettres sont destinés par Dieu à informer les puissances angé-
comme démoniaque, mais accepte la vertu des exorcismes chré- liques sur les réalités humaines pour qu'ils puissent aider les
tiens qui agissent par la puissance divine. hommes et à leur transmettre les commandements divins.
L'astrologie est donc une science trompeuse et seules des révéla-
6. PArch I, 4, 3-5. tions démoniaques ont pu lui donner une apparence de vérité.
502
503
La Providence incombe pour Plotin à l'Intelligence et sur- quelles donnaient lieu les deux opinions courantes alors parmi
tout à l'Ame du Monde, pour Origène solidairement aux trois les chrétiens, traducianisme et créationnisme, et lui fournissait
personnes de la Trinité qui se servent pour cela du ministère aussi des arguments dans sa polémique contre Valentiniens et
des anges. Il s'agit chez Origène, moins chez Plotin, d'une Marcionites. C'est pour ces raisons directement inspirées du
Providence personnalisée et bonne: personnalisée parce qu'elle Christianisme qu'il l'a adoptée et un signe en est qu'on ne trou-
est exercée par des personnes divines au profit de personnes ve pas chez lui d'allusion claire et indiscutable à la réminiscence
humaines et non seulement au profit d'ensembles; bonne parce qui en est une conséquence logique. Malheureusement pour sa
qu'elle a en vue le bien des hommes, même si elle tolère le mal mémoire cette hypothèse reposait sur un mythe.
pour les éprouver - idée développée aussi par Plotin -, et lors-
qu'elle châtie pour le bien des êtres humains de châtiments
médicinaux. D'autres problèmes concernant la Providence
comme la conciliation de la prescience divine et du libre arbitre
sont aussi envisagés par Origène et des solutions proposées.
La plupart des différences entre Origène et Plotin vien-
nent, cela est clair, de la doctrine chrétienne. Les points sur les-
quels ils concordent représentent les enseignements du platonis-
me postérieur qu'Origène juge compatibles avec la foi et qui
peuvent servir à l'éclairer et à la développer. Dans la conclusion
du livre que nous avons publié en 1985 et consacré à une présen-
tation d'ensemble d'Origène à l'intention du public cultivé, mais
non particulièrement spécialiste7, nous avons éliminé un certain
nombre d'accusations soulevées pendant les crises origénistes
par suite de contresens de ses détracteurs et montré que, si on
prend en considération l'ensemble des textes subsistants, ni son
soi-<lisant "subordinatianisme", ni son "apocatastase", tels qu'il
les présente et non tels que ses adversaires les ont présentés, ne
sont vraiment en opposition avec le dogme chrétien. n ne reste
donc que son hypothèse de la préexistence des âmes selon
laquelle il pense constamment et dont l'origine platonicienne ne
fait pas de doute. Il l'a crue compatible avec la foi chrétienne.
En effet à son époque l'Eglise n'avait aucun enseignement
:lair sur l'origine des âmes si ce n'est leur création par Dieu.
de la préexistence permettait à Origène, nous
'avons dit plus haut, de dépasser les graves objections aux-
. Henri CROUZEL, Origène, Collection Le Sycomore, Paris-Namur
:..ethielleux-Culture et Vérité) 1985, p. 344-345.
04 505
Graeca (PG) de]. P. Migne. D'autres écrits sont cités d'après des édi-
tions particulières dont nous allons rendre compte. Quand un chiffre
est donné entre parenthèses il s'agit d'une ancienne numérotation
des chapitres, qui est habituellement celle de la PG.
1. Pour les écrits non directement exégétiques :
CCels: Contre Celse, Marcel BORRET, SC 132 (1967), 136
(1968), 147 (1969), 150 (1969), 227 (1976, introduction et index).
Références au tome (chiffres romains), au chapitre et à la ligne.
(GCS 1-11,1899, Paul KOETSCHAU; PG Il).
INDICATIONS CONCERNANT
, , PArch: Peri Archon ou Traité Principes, Henri CROUZEL et
LES OEUVRES ET LES REFERENCES Manlio SIMONEITI. Deux volumes avec introduction, texte latin, et
grec de la Philocalie: SC 252 (1978) et 268 (1980) ; deux volumes de
commentaires et de fragments grecs et latins: SC 253 (1978) et 269
Les références concernant Plotin sont données à l'édition (1980) ; un volume de compléments et d'index: SC 312 (1984).
suivante: Plotini Opera, ediderunt Paul HENRY et Hans-Rudolf Références indiquant le tome (chiffres romains), le chapitre, le para-
SCHWYZER, Museum Lessianum, Series Philosophica, 33-35 : graphe et la ligne. (GCS V, 1913, P. KOETSCHAU; PG Il).
Tomus l, PORPHYRII Vita Plotini, Enneades 1-111, 1951, Paris
PEuch: Peri Euchès ou Traité de la Prière: édition P. KOET-
(Desclée de Brouwer) - Bruxelles (L'Edition Universelle) ; Tomus
SCHAU, GCS II, 1899. Traduction française Gustave BARDY,
II, Enneades N-Y, Plotiniana Arabica, 1959, Ibid. ; Tomus III, Enneas
Origène: De la Prière, Exhortation au Martyre, Paris (Lecoffre-Gabalda)
VI, Paris-Bruxelles (Desclée de Brouwer) - Leiden (Brill).
1932. Références: chapitre (chiffres romains), subdivision du cha-
Nous avons utilisé aussi l'édition avec traduction française de pitre, page et ligne dans la page selon G€S. (PG Il).
Emile BREHIER, Collection des Universités de France, Paris (Les
ExhMart: Exhortation au Martyre: édition P. KOETSCHAU
Belles Lettres) en 12 volumes, 1924-1931, 1954. Nos traductions en
GCS, l, 1899 ; traduction française G. BARDY comme précédem-
sont inspirées, mais ne la suivent pas rigoureusement.
ment. Références : chapitre (chiffres romains) page et ligne dans la
Nous indiquons comme références l'Enniade (chiffres romains), page selon GCS. (PG Il). .
le traité, entre parenthèses le traité selon l'ordre ,chronologique, le chœ
EntrHer: Entretien avec Héraclide: édition Jean SCHERER. SC
pitre et la ligne.
67. Références: deux chiffres arabes correspondant le premier à la
page du papyrus, le second à la ligne.
Les références concernant les oeuvres d'Origène sont moins
simples, étant donné leurs genres, leurs éditions diverses et leur volu- PPasch : Peri Pascha ou Sur la P'âqiu! : édition Octave GUERAUD
me. Nous citons d'après la colle<:tion Sources Chrétiennes (SC), Paris et Pierre NAUTIN, Christianisme Antique 2, Paris (Beauchesne) 1979.
(Editions du Cerf) tout ce qui a été publié en ce jour, habituellement Références à la page et à la ligne du papyrus.
en grec ou latin, avec traduction française, dont nous nous inspirons Resur : Traité de la Résurrection, fragments : PG Il, 91-96.
sans la suivre généralement de près. Le reste est cité dans l'édition de Référence à la colonne de PG avec chiffre, lettre et chiffre.
l'Académie de Prusse (CCS: Die Griechischen Christlichen Schriftstelkr). EpistGreg : Lettre à Grégoire le Thaumaturge ( pour l'identité
Si l'oeuvre n'a paru ni dans SC ni dans GCS, nous la citons d'après du destinataire voir plus bas), SC 148, p. 186-195, H. CROUZEL.
l'édition C. Delarue du XVIIIe siècle reproduite dans la Patrologia Références: les quatre parties de la lettre et la ligne. (PG Il, 87-92).
506 507
EpistAfr: Lettre àJuliw; Africanw;, SC 302, 1983, Nicholas DE HomLv : Homélies sur le Lévitique: SC 286-287, 1981, Marcel
LANGE, p. 514-573. Références: chapitre et ligne. (PG Il,41-86). BORRET (GCS VI, 1920, W. A. BAEHRENS, ; PG 12).
HomNb : Homélies sur les Nombres: texte latin GCS VII, 1920,
2. Pour les Commentaires exégétiques. W. A. BAEHRENS : Références à l'homélie (chiffres romains, au
ComCant : Commentaire sur le Cantique des CantiquRs : GCS VIII, chapitre, à la page et à la ligne dans la page. Traduction française
1925, W. A BAEHRENS. Comme le texte du ComCant n'a pas de divi- dans SC 29,1951, André MEHAT. (PG 12).
sion intérieure autre que le prologue et les quatre tomes, sont indiqués HomJos : Homélies surJosué: SC 71, 1960, AnnieJAUBERT:
comme références le tome, la page et la ligne dans la page. (PG 13. Le références à l'homélie (chiffres romains), au chapitre et à la page
ComCant vient de paraître dans SC avec des divisions intérieures : (GCS VII, 1921, W. A. BAEHRENS ; PG 12).
deux tomes SC 375-376, 1991-1992; L Brésard, H. Crouzel, M. Borret.
HomJud : Homélies sur lesJuges : CCS VII, 1921, W. A. BAEH-
ComJn : Commentaire sur l'Evangile dt!Jean. Pour les tomes I-XX, RENS : homélie (chiffres romains), chapitre, page et ligne dans la
SC 120 (1966), 157 (1970), 222 (1975), 290 (1982), Cécile BLANC.
page.(PG 12).
Pour les tomes XXVIII et XXXII GCS IV, 1903, Erwin PREUSCHEN.
Hom 1 R (1 S): Homélies sur 1 Rois (grec) ou 1 Samuel (hébreu):
Dans les deux cas tome (chiffres romains), chapitre et paragraphe.
(PG 14; dans SC les deux derniers tomes vont paraître bientôt). SC 328, 1986, Pierre et Marie-Thérèse NAUTIN (CCS III, 1901, Erich
KLOSTERMANN et VIII, 1925, W. A. BAEHRENS ; PC 12).
ComMt : Commentaire sur l'Evangile dt! Matthieu. Pour les tomes
X et XI, uniquement grecs, SC 162, 1970, Robert GIROD: tome HomPs 36, 37, 38 : Homélies sur les Psaumes 36, 37, 38 : PG 12 :
(chiffres romains), chapitre et ligne. Pour les tomes XII-XVII, avec homélie, chapitre, colonne (chiffre, lettre, puis chiffre) (En prépara-
texte grec et traduction latine, GCS X, Erich KLOSTERMAN·N - tion pour SC).
Ernst BENZ, 1935 : tome (chiffres romains), chapitre, page et ligne HomCant: Homélies sur le Cantique des Cantiques: SC 37, 1953,
dans la page. (PG 13). Olivier ROUSSEAU: homélie (chiffres romains), chapitre et page.
SerMt : Séries sur Matthieu: c'est la partie du ComMt conservée (CCS VIII, 1925 W. A. BAEHRENS; PG 13).
uniquement en traduction latine, la fin, après le tome XVII : GCS HomIs : Homélies sur Isaïe: CCS VIII, 1925, W. A. BAEHRENS :
XI, Erich KLOSTERMANN - Ernst BENZ, 1933 : chapitre, page et homélie (chiffres romains), chapitre, page et ligne dans la page.
ligne dans la page (PG 13, Commentariorum Series). HomJr et HomJrlat: Homélies surJérémie et Homélies latines sur
ComRm : Commentaire sur l'Epître aux Romains: PG 14. Jérémie: SC 232 et 238, 1976-1977, Pierre HUSSON et Pierre NAU-
Référence au tome (chiffres romains), à la colonne de PG (chiffre, TIN. (CCS 111,1901, E. KLOSTERMANN et CCS VIII, 1925, W. A.
lettre, puis chiffre). Une nouvelle édition critique commence à paraître, BAEHRENS ; PG 13).
par Caroline Hammond Bammel (1-111, Freiburg, Herder, 1990).
HomEz : Homélies sur Ezéchiel : SC 352, 1989, Marcel BOR-
3. Pour les Homélies : les références des recueils d'homélies RET. (GCS VIII, 1925, W. A. Baehrens; PG 13).
publiés par SC sont indiquées par : l'homélie (chiffres romains), le cha- HomLc : Homélies sur l'Evangile dt! Luc : SC 87, 1962, Henri
pitre et la ligne dans le chapitre; sauf pour les HomJos, les HomNb, CROUZEL, François FOURNIER, Pierre PERICHON : homélie
les HomCant, les HomLc. (chiffres romains), paragraphe et page. (GCS VIII, 1925, W. A.
HomGn: Homélies sur la Genèse: SC 7 bis, 1976, Louis DOU- BAEHRENS ; PG, 13).
TRELEAU. (GCS VI, 1920 W. A. BAEHRENS ; PG 12).
HomEx : Homélies sur l'Exode: SC 321, 1985, Marcel BOR-
RET (GCS VI, 1920 W. A. BAEHRENS; PG 12).
509
508
4. Pour les fragments exégétiques. D'abord deux recueils Origène, SC 148, 1969, Henri CROUZEL. Références: chapitre
d'extraits : (chiffres romains) et paragraphe. Les contestations récentes sur l'iden-
L'Apologie pour Origène de PAMPHILE de Césarée, tome 1 tra- tité de l'auteur nous paraissent insuffisamment fondées: "Faut-il voir
duit en latin par Rutin : PG 17 : les passages cités se trouvent aussi à trois personnages en Grégoire le Thaumaturge ?", Gregorianum 60,
leur place dans PG parmi les oeuvres d'Origène. 1979,287-320. De toute façon on n'a pas mis en doute que ce discours
La Philocalie d'Origène, attribuée à BASILE de Césarée et à émane d'un élève d'Origène ni prétendu que ce soit un faux: son uti-
GREGOIRE de Nazianze: SC 302,1983, Marguerite HARL, frag- lisation ne pose donc pas de problème.
ments 1-20, et SC 226, 1976, Eric]UNOD, fragments 21-27 (sauf les
passages qui ont trouvé place dans l'édition des oeuvres par SC) :
fragment, chapitre et ligne: dans PG 14, 1309-1316, liste des frag-
ments qui se trouvent dispersés dans tout le livre.
Nombreux fragments divers, souvent d'authenticité douteuse,
dans PG 11-14 et 17 et dans]. B. PITRA, Analecta Sacra, II et III,
Paris 1884 et 1883.
Dans GCS III Fragm]r (Fragments sur Jérémie), FragmLm
(Fragments sur Lamentations), Fragm S et R (Fragments sur Samuel et
Rois). Dans GCS IV, Fragm]n (Fragments surJean). Dans GCS IX, 2e
édition, FragmLc (Fragments sur Luc). Dans GCS XlIII FragmMt
(Fragments sur Matthieu).
Dans]ThS (Journal oftheological studies) 111,1902,]. A. F.
GREGG, FragmEph (Fragments sur EPhésiens) ; IX-X, 1909-1910, C.
]ENKINS, Fragm 1 Co (Fragments sur 1 Corinthiens); XIII-XIV, 1912-
1913, A. RAMSBOTHAM, FragmRm (Fragments sur Romains).
D'autres FragrnRm dans J. SCHERER : Le Commentaire d'Origène sur
Rom. III, 5 - V, 7, Le Caire 1957. D'autres encore dans Karl STAAB,
Biblische Zeitschrift, 18, 1927-1929, 72-83.
Des FragmPs 118 (Fragments sur le Psaume 118) dans M.
HARL, La Chaîne Palestinienne sur le Psaume 118, SC 189-190, 1972.
Un FragmPs 1 cité dans METHODE d'Olympe, AglaoPhon ou De la
Résurrection l, 20-24 dans GCS (Methodius), 242-250, et par EPI PIiA-
NE de Salamine, Panarion 60 10-16 dans GCS (Epiphanius II). Un
FragmGn (Fragment sur la Genèse) cité par Eusèbe, PréParation
Evangélique VII, 20 (SC 215).
Pour les questions d'authenticité concernant les fragments: J.
ALLENBACH et alii, Biblia Patristica III: Origène, Paris 1980 (dans la
liste des oeuvres d'Origène) et Mauritius GEERARD, Clavis Patrum
Graecorum 1, Turnhout 1983. Pareillement: Robert DEVREESSE, Les
anciens commentateurs des Psaumes, Studi e Testi 264, Vatican 1970.
5. Nous mentionnons pour finir un écrit qu'on peut dire
deutéro-origénien : GREGOIRE le Thaumaturge, Remerciement à
510 511
Bruce J. M. BRADLEY, zASFVH as a Christian Concept: The struc-
tural elements of Origen s doctrine. The University of Cambridge,
1976 (thèse dactylographiée).
Félix BUFFIERE, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris 1956.
Henri CROUZEL, "L'Anthropologie d'Origène dans la perspecti-
ve du combat spirituel", Revue d'Ascétique et de Mystique, 31,
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"L'apocatastase chez Origène". Origeniana Quarta (L.Lies),
Bibliographie Innsbruck-Wien 1987. Réédité: Les fins dernières selon
Origène , 1990.
1. Sur Origène "Le contenu spirituel des dénominations du Christ selon le
livre du Commentaire sur Jean d'Origène", Origeniana
Nous ne signalons que les volumes utilisés dans ce travail.
Secunda (H. Crouzel, A. Quacquarelli), Roma 1980,
Pour plus ample information voir: Henri CROUZEL, BibliograPhie
131-150.
critique d'Origène, Instrumenta Patristica VIII, Steenbrugge - La
Haye 1971 ; et son Supplément 1, Ibid. VIII A, 1982. En attendant un "Les critiques adressées par Méthode et ses contemporains
second Supplément voir dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique à la doctrine origénienne du corps ressuscité", Gregoria-
(Toulouse), la "Chronique Origénienne" de chaque année. num 53, 1972,679-716. Réédité: Lesfins dernières selon
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III, 77 : 73 IV, 74 : 30, 31, 247,407
N,2: 117 IV, 74-98 : 30
IV, 14 : 43, 489 IV, 74-99 : 246
IV, 17: 298 IV, 75: 488
IV, 27: 266 IV, 76: 489
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IV, 80-99: 408 VII, 42: 501 l, 2, 6 : 26, 27, 43, 54, 101, 102, II, 2, 3 : 248, 384, 492
IV, 81 : 489 VII, 45 : 51, 83 124,127,129,133,221,424 II,2,4: 492
IV, 82: 489 VII, 46: 83 1,2,7: 84, 125 II,3, 1 : 437
IV, 83: 246, 370 VII, 47: 489 l, 2, 9 : 31, 124, 173, 214, 338, II, 3, 2 : 182, 192, 266
IV, 85: 183 VII, 55: 492 486,488 II,3,3: 314, 340
IV, 93: 226 VII, 59: 73 1,2,9-10: 53 II,3,5: 81
IV, 98: 488 VII, 60: 66 l, 2, 10 : 25, 28, 70, 130, 138 II,3,6: 60, 151,429,488
IV, 99 : 101,489 VII, 65: 40 1,2, 11 : 337 II,3,7: 139
V, 4: 266 VII, 67-70 : 224 l, 2, 12 : 27, 152, 221 II,4-5: 83
V, 8-10 : 409 VII, 68: 488 l, 2, 13 : 64, 70, 129, 139 II,4,4: 41
V, 10: 410 VIII, 4: 266 l, 3, 1 : 15, 16 II,5,3: 487
V, 10-11 : 477 VIII, 14: 131 l, 3, 3 : 25, 248 II, 5, 3-4 : 328
V, Il : 381,409 VIII, 15: 131 1,3,4: 105,212,339,341 II,6: 245, 312
V, 12: 410 VIII, 20 : 480 1,3,5-7: 28, 457 II,6, 1 : 95
V, 20: 451 VIII, 30 : 298 l, 3, 5 à l, 4,2 : 195 II,6,3: 174,217,312,390
V, 22: 153 VIII, 31 : 442 l, 3, 6 : 58, 69, 436 II,6,4: 174,219,246
V, 23 : 363, 425 VIII, 36 : 442 l, 3, 7-8 : 28, 436 II, 6, 4-6 : 282
V, 27: 316 VIII, 37 : 370 1,3,7: 212, 331, 363 II,6,5: 174,265,266
V, 29: 298 VIII, 38 : 56, 173 1,3,8:224,331,363,436 II, 6, 5-6 : 313, 390
V, 39: 153 VIII, 44 : 317 1,4, 1 : 271, 436 II,6,6: 174, 221, 313
V, 49: 298 VIII, 55 : 318 1,4,3: 489 II,6,7: 174,246
VI,4: 80 VIII, 70 : 31 1,4,3-5: 25, 53, 138, 151,458, II, 7, 3 : 212, 331
VI, 7: 399 VIII, 72 : 311 489,502 II, 8, 1 : 182, 211, 407
VI, 17 : 164, 168, 283 VIII, 74 : 266 1,4,5: 151 II,8,2: 281
VI, 18-19: 24 1,5, 1-2: 225 II, 8, 3 : 224, 264, 268, 377
VI, 41 : 370 1,5,2: 225 II, 8, 5 : 39, 215
VI, 44 : 28, 70 l, 5, 3 : 28, 436 II,8,9: 299
VI, 45: 370 Traité des Principes 1,5,4-5: 437 II,9, 1 : 378
VI, 46: 370 l, préf. 3 : 13 1,5,5: 70, 224, 310 II, 9, 2 : 26, 66, 138, 281, 290,
VI, 47: 219 l, préf. 4 : 25, 27, 53, 166, 213, 1,6,2:28,32,224,310,436,492 340,380,436,462
VI,48 : 216, 219 339 1,6,3: 311, 437 II, 9, 3 : 30, 215, 407
VI, 56: 487 l, préf. 5 : 478 l, 6, 4 : 138, 139, 262, 428 II,9,4: 151,356,457
VI,62: 106 l, préf. 8 : 138, 140,427 1,7, 1 : 182 II,9,5-8 : 491
VI, 63: 246 l, préf. 10 : 409 1,7,2-5: 408 II,9,6: 30, 66, 224, 236, 310,
VI,64:57,153,172 l, l, 1 : 84, 364 1,7,3: 410 490
VI, 66-68 : 283 l, 1,3: 69 l, 7, 5 : 139, 427, 428 II,9, 7: 477
VI, 69: 130 l, 1,5: 40, 105 1,8, 1 : 226 II,9,8: 31, 224, 236, 299, 310,
VI, 71 : 31 l, 1,5-6: 40 1,8,2: 488 364,410
VI, 73: 246 l, l, 6 : 38, 41, 107, 182, 262, l, 8, 3 : 28, 436 II, 10,4: 271
VI, 75: 73 488 1,8,4: 224, 296, 306, 310 II, 10, 7: 183,225,226,251,264,
VI, 77: 422, 491 l, l, 7 ": 182, 262, 271, 372 II, l, 1 : 139,428 268,393
VII, 4: 282 l, 1,8: 133 II, l, 1-3: 173,214 II,10,8: 138
VII, 7: 489 l, 1,8-9: 43 II, 1,2: 488 II, Il, 4 : 155, 290
VII, 10: 101 l, l, 10: 151 II, l, 3 : 138, 213, 491 II, 11, 5 : 490
VII, 26: 489 1,2, 1 : 149 II, l, 4 : 138,422, 423, 424, 459, II, Il, 5-6 : 429
VII, 32: 299 1,2,2: 151 493 II, 11, 7 : 409
VII, 34-35 : 81 1,2,3: 28 II, 1,5: 424 III, 1 : 73
524 525
III, l, 1 : 13 IV, 4, 9-10 : 40, 291, 391 XXVII, 13 : 81, 341 Prol. 73 : 353
III, l, 1-5: 309 IV, 4, 10 : 93, 164 XXIX: 487 l, 88-92 : 220
III, 1,2: 143, 160 XXIX, 2-10 : 487 l, 102: 32
III, 1,2-3: 407 XXIX, 11-16: 488 l, 105: 326
III, 1,3: 159 XXIX, 15 : 437 l, 112: 326
III, l, 4 : 159, 229 Traité des Principes : XXIX, 17-19: 488 II, 138: 226
III, l, 7: 13 Fragments II, 141-150: 276
III, l, 12 : 93, 271 II, 147: 298
SC 253, p. 13-14: 53
III, l, 12-14: 490 p. 41: 127 III, 186 : 63, 129, 267
III, l, 13 : 237, 378 Exhortation au Martyre III, 186-191 : 353
p. 53 : 64, 330
III, l, 14: 377, 498 VII: 410 111,194,328
p. 53-55 : 129
III, l, 17: 31, 93, 159,490 XIII: 286 III, 208 : 32, 49, 70, 467
p. 64-70: 195
III, l, 18 : 159 XLVI: 371 111,213: 226
p. 80-81 : 151
III, l, 19 : 492 111,219: 107
p. 119-125: 296
III, l, 21 : 310 III, 220 : 107, 115
p. 155-157: 429
III, 2-4 : 226 IV, 232: 218
p. 178: 219 Entretien avec Héraclide
III, 2, 6-7 : 487
p. 201 : 268, 377
111,4: 182,268 1-4: 390
p. 211-213 : 379
III, 5, 1 : 379 2-4: 390
p. 252: 268
III, 5, 2 : 380 24-27 : 290, 292, 383 ConunenbÛresurJean
III, 5, 3 : 340 SC 269, p. 12 : 225 25: 290 1,4 (6) : 173
III, 5, 4 : 154, 248 p. 34: 237 1,9 (11) : 149,325
III, 5, 8 : 356 p. 51: 378 l, 17 (18) : 25, 248
III, 6, 1 : 403 p. 64: 225 Traité de la Pâque 1,17(19):251,451,459
111,6,4: 410, 423, 459, 469 p. 105-106: 340 81 1,19(22):48,149,150,152,156,
111,6,5: 311 p. 125: 43 444
III, 6, 6 : 101, 139, 378, 428 p. 215-218 : 310 1,19(22)-39(42): 149, 150
111,6, 7: 424 p. 238-241 : 54 Lettre à 1,20(22):39,43,130,148,325
III, 6, 8 : 459 p. 245-246: 105,338 Grégoire le Thaumaturge 1,20(22)-39(42): 149,150
IV, 1,3: 30 p. 251-254 : 390 1,25 (24): 172
IV, 1,7:30,214,356,409,486 p. 262-263 : 380 250,356
1,26 (24) : 409,410
IV, 2, 7:224,245,310,486 263-266: 165 l, 27 (25) : 166
IV, 2, 9: 339 Lettre à des amis d'Alexandrie l, 30 (33) : 321
IV, 3, 2 : 377, 426 l, 34 (39) : 152
IV, 3, 10: 310 311
Traité de la prière 1,35 (40) : 409
IV, 3, 14: 105, 106, 165,356 1,37 (42) : 363
IV, 3, 15 : 138, 182, 262 V,2:66 1,38(42): 126, 153
IV, 4, 1 :43,54,80, 105, 124, Traité sur la Résurrection
VI, 1: 314 II, 2 : 91, 126, 153, 164, 330
213,338 VlI:408,409 297,385 II,3: 226, 330, 410, 477
IV, 4,2: 80, 175 VII, 1 : 410 II,8(4):32
IV, 4, 3: 175,215 IX, 2 : 183, 282 n, 10(6): 128, 148,212,331,340,
IV, 4, 4: 390 XVII, 13: 81 Conunentaire sur le Cantique
363
IV, 4, 5: 426 XXIII, 1-3: 41, 81 Prol. 66-71 : 64 II, 10-12 (6) : 29
IV, 4, 6: 138 XXIV,2: 58 Prol. 66-75 : 350 II,13(7):66,95,226,438
IV, 4, 6-8 : 459 XXIV,3: 272 Prol. 67 : 351 II, 17 (11) : 410
IV, 4, 7-8 : 138, 427 XXV,2: 286 Prol. 69 : 129 II, 18 (12) : 165
IV,4,8:26,28,70,101,380,462 XXVI, 1-6, 101 Prol. 70 : 352 II,28(23):106
IV, 4, 9 : 272, 372 XXVII,8: 8, 138,261,262,425 Prol. 71 : 65 II,29-31 (24-25) : 310
526 527
II,31(25):408 XXXII, 10 : 442 Il Séries sur Matthieu Homélies sur la Genèse
V, 5 : 153, 378 XXXII, Il (7) : 326
21 : 398 l, 1 : 81
V,5-6: 32 XXXII, 12 (7): 174
27: 271 1,10: 463
V,8: 13 XXXII, 14 (8) : 94, 95
45: 131 l, 13 : 43, 95, 221, 233
VI, 30 (15) : 215 XXXII, 16 (9) : 25
55: 167 III, 1-2 : 43
VI, 36 (20) : 308 XXXII, 18 (11) : 392
61 : 271 111,2 : 31, 102,486
VI, 38 (22) : 215 XXXII, 18 (18) : 165, 166
62: 393 IV, 6: 94
VI, 53 (35) : 66 XXXII, 28-29 (18) : 277
63: 326 VIII, 8 : 220, 226
X, 6 :41 XXXII, 29 (18) : 131
72: 325 IX,3: 226
X, 35 (20) : 246 73: 41 XII, 1 : 80
XIII,3: 131 90: 41 XIII, 3 : 80, 403
XIII, 8: 337 92: 41 XIII, 4 : 95, 403
XIII, 21 : 43, 422, 428, 429 111 : 341 XVI,2: 223
XIII, 22: 385 117: 316
XIII, 25 : 131,337 Commentaire sur Matthieu
XIII, 34 : 40, 125, 154, 366, 367
XIII, 36 : 130 VII: 297 Homélies sur l'Exode
XIII, 37 : 131 X, 11 : 314, 437
X, 13: 226 Commentaire sur Romains IV,6: 399
XIII, 40 : 422, 427, 428
XIII, 42 : 155, 250 X, 20: 298 VI, 1 : 226
X, 23: 42, 317 l, 1 : 314 VI,5: 266
XIII, 61 (59) : 422 1,5: 125,338
X, 24: 437 VI, 13: 81
XIX, 2 (1) : 81 l, 16: 107
XI, 12 : 314, 442 VII,4: 226
XIX, 3-6 : 282 l, 17: 107
XI, 17: 298 VIII,2 : 266
XIX, 4 (1) : 96 l, 18: 313
XII, 32: 84 VIII, 2-3 : 226
XIX, 22 (5): 53, 150, 154, 192 II,9: 393 VIII,5: 442
XIII, 1 : 378, 381
XX, 1: 355 II, 14: 283 VIII, 6 : 226, 442
XIII, 1-2 : 298
XX,5: 459 III, 1 : 435
XIII, 4-6 : 226
XX, 13: 442 XIII, 6 : 478, 481 111,9: 283
XX,14(13):314,398 XIII, 20 : 408, 409 IV, 9-10 : 66
XX, 15 (13) : 398 XIII, 28 : 225, 226 V, 1: 298 Homélies sur le Lévitique
xx, 18 (16) : 43, 54, 81, 124, 128 XIII, 42 :- 93, 463 V,5: 314
XX, 19(17):219,221 V, 7: 81, 341 1,5: 327
XIV,9: 226 III, 1 : 41
XX, 20 (18) : 282 XIV, 17: 217, 219 V, 10: 313
XX, 21 (19) : 314 VI,l : 442 IV,9: 271
XIV, 17-18 : 233 VI,2: 235
XX, 22(20): 182,233,236,267, XV, 10: 131 VI,3 :175, 329
402 VI, 5: 338 VII,2: 168
XV, 11: 442 VII,6: 299
XX, 27 (22) : 32 XV, 17:41 VI, 6: 385
XX, 36 (29) : 41 IX,8 : 31,490
XV, 31: 341 VI,8: 298
XX,39(31): 314, 385 VI, 9: 442 XII,5 : 218
XV,32,81 XVI, ô-7 : 226
XXVIII,4: 271 XVI, 1 : 317 VI, 14: 385
XVI,8: 400
XXVIII, 6 : 292 XVII,2: 226 VII,4: 410
XXVIII, 19 (14): 66 XVII, Il : 249 VII, 7: 283
XXVIII, 20 (15): 307 XVII, 20 : 266 VIII, 2: 175
XXVIII, 23 (18) : 317 XVII, 30: 138, 140,226,427 VIII, 11 : 313 Homélies sur les Nombres
XXXII, 2 : 442 XVII, 33 : 220, 272 VIII, 13: 442
XXXII, 7 : 442 XVII, 35 : 440 IX, 1 : 327,331,441 VI, 3: 441
XXXII, 8 : 442 XVII, 36: 57 X,8 :58 VII,5: 442
528 529
IX,l : 442 IV, 1 : 165 Homélies sur le Cantique XXIII, 1-5 : 478
X,2: 271 VII, 3-4 : 371 XXIII, 4 : 93, 97
XI, 4 : 225,310 IX: 115 1,7: 114, 115
XXIII, 7-11 : 479, 492
XI,8: 29 XXIII, 8 : 492
XII,3: 385 XXIII, 10-11 : 93
XII, 4 : 299, 478 Homélies sur le Psaume 36
XXIII, 12: 492
XIII-XIV: 307 Homélies sur Jérémie II, 1 : 214 XXIII, 12-13: 479,492
XIII, 1 : 442 1,8: 94 III, 1 : 399 XXIII, 14-16: 479
XIII,3 : 226 l, 10: 94 IV, 1 : 115 XXIII, 17-19: 480
XIII,4: 371 V,2: 226 V, 5 : 58, 66, 95 XXIII, 20-21 : 93, 480
XIII,6 : 371 VI,l : 332 XXVI, 1: 435
XIV, 2 : 442, 487 VIII,2: 150 XXVI, 2-3 : 436
XV, 6: 442 IX,4: 54, 125,338 Homélies sur le Psaume 38 XXVI, 4-5 : 436
XVI, 1 : 371 X,7:409 XXVI,6: 436
XVII,3: 371 II,2: 175
XII, 10: 341 XXVI, 7: 436
XVII,4: 106 XV,2: 442 XXVI,8: 436
XX,3-4: 226 XVI, 8: 94
XX,4 :310 Homélies sur Luc
XVI,9: 250
XXII,3: 463 XVIII, 1 : 339 II,2: 218
XXIII, 2: 41 XVIII, 2 : 463 III, 1 : 107,226 Fragments du Commentaire
XXIII, 3 : 441 XVIII, 6: 41 III, 1-2 : 501 sur la Genèse
XXIII, 9 : 271 XX, 1 : 41, 442 IV,5: 298 selon Eusèbe: 127,424
XXIV,3: 226 XX,8: 397 VII, 1 : 107 selon Pamphile: 106
XXV,6: 439 VIII,94 selon Théodoret : 235
XII,3: 226 Selecta in Genesim l, 6 : 94
XIV: 440 Selecta in Genesim 1,26-27: 246
Homélies sur Josué Homélies latines sur Jérémie XXI, 6: 273
VII, 1 : 371 1 (III), 4-5 : 478 XXII, 9-10 : 216
VII,4: 371,478 1 (III), 6 : 32 XXV: 267, 353
XXV,6: 63 Fragments sur 1 Rois (1 Samuel)
XI, 1 : 81 II,5: 442
XIII, 3 : 332 XXV, 6-7: 63, 267 80
XIV,2: 107 XXV, 7: 129
XV, 5: 487 XXX, 1-2: 81
XX,2: 370 Homélies sur tzéchiel XXXI : 40, 226
Fragments des Commentaires
XX, 12: 370 XXXIV,8: 54
1,2: 487 sur les Psaumes
IV,l : 428 selon Méthode III, 17 : 139, 422
IV, 6: 32 selon Philocalie : 435
Homélies sur les Juges VI,6: 42, 95 du Psaume 118: 43, 107
Philocalie
II,3: 66 IX,3: 185
II,4,216,407
VI,5: 245
V, 5 : 153, 378
V, 5-6: 32 Fragments sur Proverbes
Homélies sur 1 Rois V, 7: 13 298
Homélies sur Isaïe (1 Samuel) VIII: 399
l, 1 : 115 1,4: 32, 57, 313 VIII, 2-3 : 32
1,2: 165 l, 11 : 28 XII: 370
XX,6:97 Fragments sur Isaïe
111,3: 49, 126 XXVIII: 371
XXIII, 1-5 : 478 selon Pamphile: 32
530
531
Fragments sur Ézéchiel XXIII: 332 IV-V (40-72) : 32 VIII, 109-114 : 216, 468
16,8: 41 XXIX, 4 : 246, 251 V, 71-72 : 486 IX, 122 : 435IX, 124: 175,329
XXXII: 251 VI, 75-77 : 435 XI, 142: 175
XLIX: 283, 399 VI, 86-87 : 182 XII, 146: 175
LXVI: 283 VI, 87: 41 XII, 148-149: 328
Fragments sur Matthieu
VII, 93-108 : 398 XIX, 206 : 486
Il : 26 VII, 107: 400 XIX, 206-207 : 32
12: 26
Fragments sur Éphésiens
21 : 308
48: 271 1: 325
64; 41 II: 58,95
209: 385 VI: 153
380: 226 IX: 325
396: 81, 341 XIII: 399 TEXTES PLOTINIENS : ENNÉADES
400: 226 XVI: 32
432: 81, 341 XXVI: 393 l, 1 (53) 1,4(46)
4351: 226 1 : 318
506: 459 1 : 241
2 : 38, 241, 443 2: 276, 319
Fragments sur Romains 3: 241 3: 319
Ramsbotham II : 95 4: 241 4: 239, 319
Fragments sur Luc XXI: 442 5: 242 5: 239, 319, 367
12: 226 XXV: 58, 95 6: 242 6: 319
96: 226 XLIII: 442 7: 242 7:239,316,319,382,410
157: 271 8: 279, 287, 443 8: 316, 319
171:396 Schérer II, 19 : 435 9: 242, 388 9 : 276,319,367
209: 399 VI, 1 : 399 10: 243, 388 10: 276, 319,410
VI, 9: 400 Il : 279, 292, 388 11 : 319, 320
XXII: 58 12 : 243, 374, 388 1'2 : 319, 320
13 :j389 13: 320
Fragments sur Jean Staab 1: 334 14: 320, 410
1
III: 442 15: 320
XIII : 91, 164, 286 16:293,316,320,410
XIV: 286 1,2(19)
Fragments sur Colossiens
XVI: 107 1 :73, 171, 187,294,322,410
XXXIII: 168 selon Pamphile: 130
2:294,322,410,443,466
XLV: 130,218,332 3:73,294,331,382,400,410 1,5 (36)
XLVI: 130 4 : 323, 331,463 1: 320
LI: 41 Fragments sur Hébreux 5: 323, 331 7: 320
LXXX: 396 selon Pamphile: 133 6 : 73, 172, 222, 323 10: 320
LXXXV: 307 7: 73, 323
CXII:282
Grégoire le Thaumaturge 1,6(1)
Remerciement à Origène 1,3(20) 1 : 155
Fragments sur 1 Corinthiens
IV, 35: 54 1 : 293 2 : 155,411,443
IX: 400 IV, 37: 124 3 : 156,411,444
4: 398
XIX: 266 IV, 39: 326 4: 156,345
XXI: 251 5: 398
IV, 40-47 : 486 6: 323, 398 5 : 156,382,401,411
532
1
6,156,279,364,382,401,411 II,2(14) II,5(25) 3: 300, 367
7:59,156,222,345,401,411 1 :446 4 : 187, 210, 300
1 : 470, 481
8: 156,345,374,411,463 2: 414, 446 5: 300,474
2: 186, 191,206,389
9: 71, 157,371,444 3 : 136, 163,414 6: 300,474
3: 200, 382
4: 414 7: 187,301
5: 414 8 : 203, 301, 367
9: 301
1,7(54) II,3(52) 10: 301
1 : 68, 89 II,6(17)
1: 471
2: 69,444 2: 471 1: 456
3: 382,411 3: 471 2: 446, 456 m, 2 (47)
4: 471 3 :446
1: 170,336,365,375,482
5: 471
2: 171,193,357,447,475,482
6: 471, 481
1,8(51) II, 7 (37) 3: 140,222,336,405,475,482
7: 471
4:203,293,320,434,475,482
1: 198,376,430,444,464 8 : 194, 324, 433 3: 446 5:320,324,434,482
2:67,163,186,191,430 9:205,324,401,411,472
6: 193,324,434,482
3: 431, 444 10: 472
7: 324,483
4: 431 11 : 472 II,8(35) 8: 382,483
5: 431 12: 472
1: 89 9: 483
6: 323, 432 13: 194,411,472
2: 89 10: 474, 483
7: 323, 432 14: 300, 472
11 : 222, 357, 483
8: 432, 444 15: 300, 402, 472
12: 357,483
9 : 323, 324, 432 16: 194,411,445
II,9(33) 13: 483
10: 433, 445 17: 199,402,445
14: 171,484
11 : 89, 433 18: 191, 199,434,445 1 : 34, 63, 67, 90, 163, 198,356,
15 : 357, 383, 484
12: 433 19: 191 364
2: 24, 209 16: 358, 484
13 : 323, 382, 411, 433 17: 193,358,484
14: 401, 433 3: 24
4: 191,209,293,473 18: 193,358,484
15: 401, 433
II,4(12) 5: 473
6: 164,293,473
1 : 136,412
7: 210, 336,473
2: 136,412 8 : 315, 364, 434, 473 m, 3 (48)
1,9(16) 3: 136,412,445 9: 75,191,222,315,324 1: 193, 199,359,484
315 4: 412, 445 10: 324 2: 193,485
5: 137,336,412,445,464 13: 434,473 3: 193,293,302,360,485
6: 412, 445 14: 222,434 5: 360,485
7: 412 15: 324, 367 6 : 360, 368, 464, 476
8: 412, 446 16: 473, 481 7: 365,485
II, 1 (40)
9: 41.3, 446 17: 195,415,474
1 : 213, 335, 469 10: 413, 464 18:208,209,324,382,474
2: 335, 469 Il : 413, 446
3: 191,469 12: 90, 136,413,446 m, 4 (15)
4: 192,335,470 13: 413, 446 m, 1 (3)
5: 210, 470 14: 413 1 :206,222,294,310
6: 222, 470 1 : 210, 300 4: 189
15: 136, 137,414,446,464
7: 470 2: 300, 474 5: 243, 302
16: 414, 446
534 535
6: 294 9: 197 IV,3 (27) 14: 450
ID, 5 (50) 10: 334 1: 207 15: 196,337
11 : 77, 197,335 2: 202, 207 16: 191, 196,450
1 : 222, 336, 341, 365
12: 198,335 3: 202, 208 18: 239, 243
2: 184,222,342,373
13: 202, 335 4: 169,202,208 19: 244
3: 176,183,184,209,342
4: 223, 342 5 : 169, 208, 279, 449 20: 244
5 : 223, 239, 342, 373 6: 189,208 21 : 244
6: 110,343,373 7: 189 22: 406
8 : 294, 395, 449 23: 245, 464
7:343,361,365,373
ID, 8 (30) 24: 245
8: 176, 195,279,361,373 9: 190,294,449,475
1: 394 25: 191
9: 176, 184,343,361,373,374, 10: 190,449,475
2 : 361, 394, 417, 448 26: 406
447 Il: 169, 190,362,405,450,464
3 : 361, 394,448 476 ' 27: 406
4: 395 28: 244
12: 169, 190,232,295,302,476 29: 244
5: 395 13: 232, 302
6: 395,449 30: 350, 405
ID, 6 (26) 14: 232, 374 31 : 476
7: 395 15: 232, 363
38 32: 464
8: 161,395,449 16: 232,303
2 : 240, 325, 434 34: 303
9:21,22,77,87,90,144 17: 232
3: 240 36: 476
10: 21, 23, 110 18: 232
4: 240, 447 38: 350
Il :21,23,34,88, 136,464 19: 255,283
5: 240 39: 450
6 : 55, 169, 180, 415 20: 255, 450 40: 350, 368
7: 415 21 : 255 41 : 350
8: 415 22: 190,255 42: 350, 368
9: 365, 415, 447 23: 255 43 : 223, 365, 368
ID, 9 (13) 24: 295
10: 415, 447 44: 365, 368
11 : 415, 448 1 : 146,201,206 26: 269,374 45: 295
12,415,448 3: 206 27: 269, 374
13: 415, 448 4: 21, 76 28: 269
14: 373,417 5: 136, 184 29: 270,374
6: 279 30: 87, 270 IV,5 (29)
15: 365,417
16: 417, 448 7: 86,160 31 : 270 1: 464
17: 240,417 9: 86, 160 32: 270,374 2: 89, 464
18 : 198,240,417 3: 464
19: 374,417 8: 464
IV,4 (28)
IV, 1 (21)
1 : 90, 270 IV, 6 (41)
ID, 7 (45) 168,252,253 2: 270 2: 269
1 : 196,333 3: 270 3 : 254, 269, 464
2: 77, 196,333 4: 207, 271
3: 78, 196,333 5: 271
4: 196 8: 90
5 : 78, 90, 334 IV, 2 (4) IV, 7 (2)
9: 485
6: 79, 189, 197 1: 180, 181,200,201,252,253, 10: 336 1: 287
7: 197,334 449 12: 283 2: 187,287
8: 197,334 2:201,203,253,449 13: 283 3: 187,287
536 537
4: 287 4:142,147,335,464 V, 5 (32) V, 9 (5)
5: 287, 450 5: 34, 450 1 : 144, 161,466 1: 419
6: 287 6:82,112,118,120,185,350 2 : 72, 157, 186, 277, 419
2: 142, 161
7: 287 7:20,44,45,52,74,75,90,121, 3 : 56, 142,373 3: 170, 177, 184, 187,278,280,
8: 288 142,177,185,373,465 4: 104 419,452,466
8/1 : 288,450 8:52,55,62,146,170 5: 50,121 4: 278
8/2: 288 9: 85 6:44,46,55,74,103,105,142 5: 143, 160,453
8/3: 288 10:55,254,280,284,418 7: 83, Ill, ll5, 346 6: 143,453
8/4: 288 Il :280,346,371,465 8: 77, lll, 347 7: 278, 419, 466
8/5: 288 12:254,365,371,418 9: 77 8:135,144,148,453
9: 288 10:23,36,51,75,90,104,376 9: 147,453
10: 180,288 Il : 36, 75, 376 10: 434, 453
II : 288 12:45,48,60,72,159 II : 454
12: 180,289 V,2 (11) 13:45,46,62,67,105 12: 454
13: 289 13: 454
1 :46,56, 118, 135,406,465
14: 289 14: 200, 209,454
15: 289 2 : 46, 365, 406
V, 6 (24)
1 : 86, 161
2: 86,144 VI,2 (43)
IV,8 (6) V, 3 (49)
3: 86 3: 285
1: 188,228,231,284,345,418 1 : 88, 162,273 4: 86, 161, 186 4: 181,256,281, 286
2: 188, 196,204,228,418 2: 273, 280 5 : 87, 110, 160, 161 5: 181, 198,256,454
3: 204, 228, 279, 418 3 : 274, 280, 284 6: 87, 143, 169,476 6: 256
4 : 204, 228, 476 4:275,280,285,465 7: 63, 256
5:223,229,295,304 5: 142, 162,275 8: 90
6: 17,229,418 6 : 162, 275, 465
17: 67
7 : 181, 230, 284 7: 162, 181,276,450,465 V, 7 (18) 18: 142
8: 231, 284 8: 185,464 19: 142,280
9: 162 1: 451
2: 452 20: 178,280
10:89,90,105,162,371 21 : 90, 164,454
Il : 24, 45,49, 52, 67,142,162, 3: 452
22: 144, 199,256,278,381,465
450
IV, 9 (8) 12 : 51, 52, 82, 89
1 : 205, 369, 385 13:89, 103,
14: 104, 105,346 V, 8 (31)
2 : 205, 385, 464
1 : 24, 374 VI, 3 (44)
3 : 205, 369, 385 15:47,55,82,141,142
4 : 205, 350, 385 16: 47, 52 3 : 158,280,476 1: 465
5 : 205, 365, 386 17:82,104,115,169,346,369, 4: 285, 374, 419, 476 2: 420, 454
371,418 5: 158,285 3 : 420, 454, 465
6: 158,285 4: 420
7 : 158, 285, 452 6: 465
V, 1 (10) 8: 72 7: 420
9: 159, 350,418 8: 420,465
1: 121,230,276,304,365 V, 4 (7)
10 : 322, 347, 466 9: 420, 454
2 : 189, 206, 254 1 : 18,34,37,44,45, 103, 121, II : Ill, 347 II : 335
3 : 24, 136, 176, 184, 200, 254, 141,366 12:337,373,466,476 15: 454
284,362,464 2: 49, 55, 142,465 13: 177, 186,278,373 16: ll9, 454, 465
538 539
VI, 4 (22) 5: 305, 325 VI,9 (9)
VI, 7 (38)
6: 305 1 :56, 186, 188, 198,260
1 : 189,201 passim: 365 7: 99, 305 2: 75, 123
2: 476 1 : 286, 304, 406 8: 99, 105,305 3:19,34,35,50,74,76,77,260,
4: 146,202,256 2: 146,455 9: 99, 305 456
5: 202, 256 3: 455, 476 10: 99, 305 4: 76, 103, 110,260,286,344,
6: 256 4 : 238, 295, 455 11 : 77,90, 100, 105 349,371
7: 256 5 : 238, 295, 455 12:100,238,259,306 5:19,24,51,52,55,56,103,144,
8: 202, 257 6: 223, 295 13: 61, 100,306 284,325
9: 257 7: 295, 465 14: 24, 259, 306 6:37,62,66,75,76,85,98,260.
10: 257 8: 141, 147,281,455,465 15 : 306, 344, 348 377
Il : 76, 169, 257 9: 281,465 16: 77, 306 7: 83, 260, 349, 421
12: 257, 366 Il : 406, 455 17: 171,306,365,476,485 8: 37,261,465
13: 257 12: 465 18: 47, 90, 306, 466 9: 20, 112,261,344,348,373,
14: 202, 257 14: 141,465
15 : 257, 406, 420 19: 348 421,466
15:63,120,147,169,347 20: 306 10:109,261,286,349,421
16: 231 16: 134, 164,347 21 : 100, 105,306 Il : 73, 108, 286, 325, 349, 421,
17 : 136, 169, 455
466
18 : 121, 122, 455
20: 258
VI,5 (23) 21 : 122,258,347
1 : 59, 76, 257 22 : 123,258,347 AUTEURS ANCIENS
2 : 286, 366, 420 24: 61
3: 146 25: 61
4 : 75, 76, 122 26: 61 Académie (ancienne) : 463 Euripide: 328
5: 119, 122 27:61,325,366,421,455 Albinos: 427, 462 Eusèbe de Césarée: 9, 10, 16, 133,
6: 145 28: 421, 455 Alexandre d'Aphrodise (Pseud<r), 292,317,399,424
8: 455 29 :421 Exupère de Toulouse: 292
241
9: 207, 258 30: 169,421 Ammonios Saccas: 9, 10, 14, 124 Gnostiques: 15
10: 59 31 :358,343,348,353,411, Aristote: 68, 74, 197, 238, 241, Grégoire de Nysse: 106, 112
Il :75,76,79,258,366 421 259,328,334,435,461 Grégoire le Thaumaturge; 42, 43,
12,59,258 32 : 72, 75,.343, 348 423,490 (voir Textes origéniens)
Aristotéliciens: 12
36 : 52, 83, 348 Héracléon : 133
Arius et Ariens: 53, 127
37: 88 Hermas: 25, 248
Athanase: 54, 105, 124, 213, 338
38:60,88,90,162,337,406 Hésiode: 373, 374
Athénagore : 463
VI, 6 (34) 39:88,89,90,162,485 Hilaire de Poitiers : 128
Atticos : 462
40 : 110, 162, 348 Hippolyte: 114, 151,478
1: 366, 417 Bardesane : 478
41 : 61, 162 Homère: 316, 373, 374, 388
2: 377 Celse: 31, 83, 439
42: 24, 34 Jérôme: 64, 154, 165, 268, 292,
3: 377 Chrysippe: 247, 407
5: 145,455 Clément d'Alexandrie: 42, 463, 298,311,340,378,381,390,
7: 145,278 478 430,478
8 : 178, 279, 281 Constantinople (2e Concile) : 27 Justin: 315,463
9: 455 VI, 8 (39) Denys d'Alexandrie: 133 Justinien: 25, 64, 129, 151, 165,
11 : 466 passim: 365 Elvire (Concile) : 292 268,298
14: 145 1 : 90, 98, 304 Empédocle: 368 Marcionites : 236, 487, 490
15: 146,225258,279,281 2: 304 Epicuriens: 435 Méthode d'Olympe: 139, 234,
17: 148 3: 304 Epiphane de Salamine: 235,307, 235,384,422,428,460
18: 146,347,382,420 4: 98, 305 422 Nouménios d'Apamée : 462
540 541
Pamphile de Césarée: 133,272, Théétète: 171, 322, 349, Devreesse (Robert): 94 Pollet (Gilbert), voir Sleeman (J.H.)
296,297,298 400,401,410,411, Diekamp (Franz) : 27 Prestige (G.L) : 53
Parménide: 161 431,432,434 Dorival (Gilles) : 299 125
Passio 292 Timée : 27, 34, 145, 150, Drewery (Benjamin) : 500 Radice (Roberto) : 79, 462
Philon d'Alexandrie: 79, 110, 375, 152,170,188,190, Dumeige (Gervais) : 490 Rahner (Hugo) : 296
394,463 198, 201, 228, 246, Dupuis (Jacques): 182,392,393 Rahner (Karl) : 352
Photios: 139,384,428 255, 332, 334, 335, Festugière (AJ.) : 15 Rius--Campo (Josep): 430
360, 368, 387, 401, F1ament (Y.): 429 Ross (D.): 461
Platon: 68, 74, 79, 103, 154
Geerard (Mauritins): 91
Alabiade : 238, 245
Banquet: 110, 176, 183,
406,413,415,417,
427, 432, 438, 468, °
Goulet (R) : 1
Hadot (Pierre): 90, 286

Schnitzer (Karl): 356


Schoepf(Bernhard): 318
470,472 Schroeder (Frédéric M.) : 10
222, 341, 360, 366, Hanson (RP.C.): 133
373,416,447 Platoniciens: 10, 11, 12, 15, 17,30, Schwyzer (Hans Rudolf): 10,90.
124,428,431,435,461 HarI (Marguerite): 224,437
Voir Henry (Paul)
Cmtyle: 142 Henry (Paul) : 90, 135, 200
Plutarque de Chéronée: 10,247 Sfameni Gasparro (Giulia): 251,
Letire II : 24, 52, 62 407 ' Horn (Harald) : 326
439
Lettre VI: 52, 170 Porphyre: 9, 10, 14, 38, 344 Huet (Pierre Daniel) : 298
Simonetti (Manlio): 43, 141,234,
Parménide: 52, 103, 161
Junod(Eric):477,481
Poseidonios d'Apamée : 463 376
Ketder (Franz X.) : 430
Phédon: 201, 227, 254, Procope de Gaza: 140, 234, 235 Sleeman (J.H.) - Pollet (Gilbert)
Kirchloff: 12
324,382,411,427, Pythagoriciens: 463 Lexicon Plotinéanum : 17, 18,
Knauber (Adolf) : 329
433,434 Rutin de Concordia, dit d'Aqui- 21,23,24,34,38,56,71,
Koch (Hal) : 112
Phèdre: 123, 194,201, lée: 16,25,54,64, 127, 133, Laurentin(André):363 135,145,147,149,170,
203, 204, 206, 227, 151,245,268,311,340,378 Lubac (Henri de) : 112, 376 200,332,371,373,389,
246, 261, 293, 395, 430. ' 443
Martinez Pastor (Marcelo) : 84
433 Stoïciens: 12,30,39,68, 79, 389, Marty (François) : 307 Stritzky (Maria Barbaravon) : 271
Philèbe : 189, 207
435,461,463 Meis Wôrmer (Annaliese) : 435 Theologisches WD1terbuch zum Neum
Tertullien: 39, 315, 317 Mosetto (Francesco) : 369 Testament: 337
Politique: 433
Théodoret de Cyr: 235, 390 Valois (Henri de) : 9
République: 31, 54, 56, Théodote : 478 Vôlker (Walter) : 113
Noce (Celestino) : 317
83, 110, 119, 146, 164, Théophile d'Alexandrie: 390, Vogt (HJ.): 212
Nygren (Anders) : 354
172, 227, 243, 254, 478 Weber (Karl Otto) : 9
Papagno (J.L): 217
294, 302, 308, 322, Théophile d'Antioche: 373 Witt (RE.) : 462, 463
Pétré (Hélène) : 353
324,374,40l. Valentiniens: 124,236,478 Wolfson (HA) : 123
Pietras(Henryk): 65, 350
Sophiste : 161 Vigilance de Calagurris : 292
AUTEURS MODERNES
Abramowski (Luise) : 43 80nwetsch (Nathanaël): 139,235
Aeby (Gervais) : 130 Boyd (WJ.P.): 353
Arnim (von) : 247 Bradley (BruceJ.M.): 332
Arnou (René) : 394 Bréhier (Emile): 12
Bardy (Gustave) : 369 Buffière (Félix) : 374
Béatrice (Pier Franco) : 141. 234 Chantraine (P.) : 50, 78, 103, 119,
Berchman (Robert M.) : 29 196,334
Bianchi (Ugo) : 247 D,miélou (Jean) : 226
Biblia Patristica : 26, 91, 167, 172 DeJong (K.H.E.) : 11
542 543
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction ........................................................................................ 9
CHAPITRE 1 : LE PÈRE ORIGÉNIEN ET L'uN PLOI'INIEN ......................... 17
1. Dieu, principe premier et suprême .................................. 17
· li·'·
2. Slffip ate, IncorporeIte, ,. " purete ........................................ . 33
3. Antérieur à tout et de tout,
différent de tout et contenant tout en puissance ................ 44
4. Le Premier dans la génération du Second....................... 49
5. Dieu et l'être......................................................................... 54
6. Le Bien ................................................................................. 58
7. Dieu se transmet aux êtres................................................. 66
8. Le Bien et le Beau ....................... :....................................... 71
9. Dieu et les caractéristiques des êtres de ce monde ......... 74
10. Le rayonnement de Dieu en dehors de lui ...................... 81
Il. La connaissance dont jouit Dieu ....................................... 85
12. La volonté de Dieu.............................................................. 98
13. Dieu est ineffable ............................................................... 103
14. L'union mystique ............................................................... 108
CHAPITRE n : LE ORIGtNIEN ET L'JNTEUJGENCE PLOTINIENNE •• 117
1. La génération ..................................................................... 117
2. Les étapes (de raison) dans la génération,
de l'Intelligence et la matière intelligible ......................... 134
3. Le Second, un et mwtiple ................................................. 141
4. Le Second et le Beau ......................................................... 155
5. La connaissance dont jouit le Second ............................. 159
6. Les caractéristiques du Second ........................................ 168
7. Le Second entre les deux autres ...................................... 175
545
CHAPITRE m : L'AME DU MONDE SELON PLoTIN 22. Mort et Vie .......................................................................... 382
ET SES CORRESPONDANCES ORIcÉNIENNES •..••••.••••••.•... 179 23. Toutes les âmes n'en sont qu'une seule .......................... 385
1. L'Âme du Monde selon Plotin ......................................... 179 24. Contemplation et action ................................................... 393
A. Nature d,e l'ârn,e............................................................. 180 25. Dialectique et autres disciplines ....................................... 397
B. Procession et conversion d,e du Monlle ................. 183 26. Divers sur l'âme .................................................................. 400
C. L du Monlle et k Monlle ....................................... 187
D. du Monlle et /0, pruvidenœ ................................ 192 CHAPITRE V : LE MONDE ...................................................................... 405
E. L du Monlle et k temps ......................................... 195 1. Âmes autres que celles des hommes ............................... 405
. F. et les idées, raisons ou/ormes .............................. 198 2. La matière et les corps ....................................................... 410
G. du Monlle et les âmes ................... 200 3. Le mal .................................................................................. 430
2. Correspondances origéniennes de l'Âme du Monde .... 211 4. Fonnes, raisons, qualités ................................................... 442
A. Le Saim-&prit .............................................................. 211 5. L'exemplarisme .................................................................. 463
B. Le Père et k Fils, Ârn,e du Monlle ................................. 213 6. Astres et ciel astral.............................................................. 468
C. L'ârn,e humaine du Christ, 7. La Providence ..................................................................... 481
époux d,e l'Église et des âmes .......................................... 217
ApperlAiice : et t1émons ............................................. 221 Conclusion ......................................................................................... 495
Indications concernant les œuvres et les références .................... 506
CHAPITRE IV : L'HUMANI'fÉ ................................................................. 227
Bibliographie:
1. L'âme acquiert un corps matériel .................................... 227
sur Origène ............................................................................. 512
2. L'âme et le corps ................................................................ 237
sur Plotin ................................................................................. 517
3. Nature de l'âme .................................................................. 252
sur Ammonios Saccas, Origène et Plotin ............................ 520
4. L'âme et la mémoire .......................................................... 269
5. La connaissance de soi-même .......................................... 273 Index ........................................................... :....................................... 523
6. L'âme et l'intelligence ........................................................ 277
7. Pensée intuitive et pensée conceptuelle et discursive ... 283
8. Immortalité de l'âme ......................'................................... 287
9. La métempsychose ............................................................. 297
10. Libre arbitre ou destin ...................... :............................... 299
Il. Le suicide ............................................................................ 315
12. Le bonheur ......................................................................... 318
13. La vertu ............................................................................... 321
14. Temps et éternité ............................................................... 322
15. L'amour ............................................................................... 341
16. La raison .............................................................................. 356
17. L'idéal d'autosuffisance ..................................................... 364
18. Magie et divination ............................................................ 367
19. Les cinq sens spirituels ...................................................... 371
20. L'exégèse allégorique......................................................... 373
21. L'infini ................................................................................. 376
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