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Au théâtre la pièce est un livret1

Gert Mattenklott
p. 104-123

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTÉGRAL
• 1 D’après Georg Hensel : « Fluchtwege des Theaters aus der
Sprache. Beobachtungen beim Theater der Na (...)

1L’International Visual Theatre, théâtre de sourds, joue


actuellement à Paris. Un linge agité avec violence met en scène
une tempête mugissante : c’est la mer fouettée par l’ouragan,
sans bruit. Le calme est représenté par une perle immergée dans
les vagues. Les spectateurs sourds la suivent des yeux. La
draperie qui la fait enfin disparaître signifie pour eux le silence.
Pour une faible part seulement, ils peuvent déchiffrer, aux
mouvements de leurs lèvres, les paroles prononcées par les
acteurs sourds. Ceux-ci emploient American Sign Language, qui
est actuellement la langue véhiculaire des sourds.
• 2 D’après Georg Hensel : « Fluchtwege des Theaters aus der
Sprache. Beobachtungen beim Theater der Na (...)

2Que resterait-il de notre communication si le texte dit était


effacé ? Alfredo Corrado, directeur artistique de l’International
Visual Theatre, propose la conséquence suivante : « Lorsque nous
observons la conversation de personnes qui entendent, cela nous
paraît très étrange : nous avons l’impression que deux personnes
communiquent avec la seule partie du corps qui se trouve au-
dessus du cou »2.
3De fait, surtout entre gens cultivés, les relations sont
naturellement axées sur l’acte de parole. L’impératif culturel de la
verbalisation est si fortement ancré dans l’habitus que la
différence entre l’acte de parole et le contexte pragmatique, telle
que la linguistique récente l’assume, a encore maintenant la
valeur d’une construction théorique. Elle permet au moins de
décrire comment les choses se sont passées : la subordination de
la communication cultivée à la loi de la rationalité, où la
compréhension d’une langue de type verbal et rationnel règle le
commerce des hommes. Ainsi le contexte pragmatique lui-même
est touché par les moyens de la rhétorique verbale et transformé
en texte. Il semble que l’attention que nous accordons à la langue
de type non verbal décroisse avec un accroissement de culture.
• 3 Cf. Georg Hensel (voir la note précédente).

• 4 Rainer Warning : « Das geistliche Spiel zwischen Kerygma und


Mythes » (« Le drame spirituel entre K (...)

4L’évolution du théâtre lors de ces dernières années montre une


forte affinité avec le jeu gestuel pratiqué sur la scène des sourds.
A l’occasion d’une rencontre théâtrale à Hambourg, qui réunissait
des petites troupes expérimentales, on a parlé récemment de
« l’évasion du théâtre hors de la langue »3. C’est défier, au moins
sur le plan méthodique, non seulement la critique théâtrale, mais
précisément aussi la description et l’analyse scientifiques du
drame. Car celle-ci, pour une autre raison, s’est toujours
concentrée sur la communication « limitée à la seule partie du
corps qui se trouve au-dessus du cou ». L’objet de la philologie
est le texte en tant que somme de toutes les possibilités
d’interprétation, mais aussi leur limite. La philologie doit faire
preuve de toutes ses facultés, devant les manques de la tradition,
quand l’histoire de la littérature nous a seulement transmis les
textes, sans le contexte institutionnellement complexe de leur
mise en scène théâtrale. Mais quelque sagaces que soient les
procédés qu’elle a employés, elle n’aura jamais affaire qu’à de la
littérature. Au fond, elle ne peut donc pas du tout disposer de son
objet ; à la rigueur peut-être le déduire de ce résidu textuel qui
lui reste. Rainer Warning dernièrement a été confronté également
à cet état de fait à propos de quelques réflexions sur le théâtre
religieux au Moyen-Age : « On peut décrire en peu de mots cette
indisponibilité : nous ne détenons que des textes, là où il
s’agissait d’institutions, et les frontières qui s’opposent à une
reconstruction de ces institutions à partir des textes conservés
sont infranchissables. Nous savons que ces textes ne représentent
que des restes de mises en scène, qui avaient une fonction
institutionnelle, et qu’il serait donc inadéquat de les traiter de la
même manière que ce que nous entendons par littérature. Mais
c’est précisément à ce concept de littérature que sont liés tous les
discours scientifiques, depuis qu’il existe une science de la
littérature. Dilthey admettait sans réserve que la manifestation
parfaite de l’esprit a toujours été linguistique, et pour éloigné que
soit le structuralisme moderne de la métaphysique romantique de
l’esprit objectif, la confiance dans le « texte » reste égale. Mais ce
texte – on s’en est aperçu de mieux en mieux à une époque très
récente – n’est que la manifestation linguistique d’une parole qui,
en tant qu’acte, est prise dans le réseau des actions
institutionnelles, et dont la théorisation par conséquent implique
l’inclusion de tels contextes pragmatiques »4.
• 5 Julius Bab l’avait déjà remarqué, lorsqu’il décrit la part que la
langue corporelle prend dans la t (...)

5La conversion du drame en littérature, comme la pratique la


philologie, est fondamentalement inappropriée, même si l’on ne
prend pas en compte l’évolution actuelle du théâtre vers un
théâtre gestuel ou d’action. Elle l’est déjà aussi en regard des
formes historiques de la dramaturgie, car le texte parlé ne fixe
qu’une faible partie des couches de signification qui interfèrent
dans le jeu dramaturgique5. Le drame est mal défini par le terme
de littérature. Le texte est le canevas du drame, abstrait en faveur
de ses éléments littéraires, et, ce qui est encore plus regrettable,
il menace de réduire le drame au littéraire. Seule l’évidence tacite
de notre culture où prédomine le littéraire fait que ce phénomène
nous échappe. L’anoblissement, l’arrogance du mot parlé, élevé
au statut de langue proprement dite, qui, lié à l’intériorisation de
l’expression, fait partie du processus que l’on a décrit comme
embourgeoisement de la culture, s’accomplit aux dépens de
l’action, de la gestique, de la chorégraphie, de la modulation de la
voix, bref, de tous les porteurs de signification qui ne relèvent pas
du littéraire et ne sont pas déterminés – ils y sont tout au plus
indiqués – dans le livret.
• 6 Ferrucio Rossi-Landi : Azione sociale e procedimento dialettico nel
teatro (1968). Traduction allem (...)

6Aucun point de vue qui ne trouve dans la mise en scène, la régie,


la décoration, les costumes, l’éclairage que les conditions qui
donnent vie à la littérature ne rendra justice au théâtre. Le théâtre
est une institution culturelle qui a sa propre dynamique, et naît de
la dialectique engendrée par l’action concordante du public, des
instances politico-culturelles, des auteurs et de nombreux autres
artistes, ayant chaque fois des revendications idéologiques ou
esthétiques en ce qui concerne cette institution également. C’est
en cela que le théâtre doit être distingué des autres « genres »,
parmi lesquels on a l’habitude de le nommer dans un même
souffle en adoptant le point de vue des genres poétiques, c’est en
cela qu’il se différencie qualitativement de la poésie lyrique et de
l’épopée. Le roman se réalise dans la lecture, c’est-à-dire comme
littérature ; de même la poésie lyrique, bien que l’on puisse
encore, dans quelques unes de ses formes, discerner des
empreintes d’époques éloignées où les vers étaient chantés ; de
façon analogue, cela peut valoir pour des formes originairement
narratives du roman moderne, qui continuent d’y exister comme
des formes résiduelles. La poésie lyrique et l’épopée sont de la
littérature, mais le drame, au sens strict, n’en est pas, ou
seulement dans des formes historiquement retardataires, comme
ce qu’on appelle le théâtre à lire. Il semble que ce soit ici
qu’apparaissent le mieux les limites de la philologie qui ne tient
compte que des seuls aspects littéraires, voire de la simple théorie
des genres poétiques. Le romancier et le poète lyrique écrivent
pour le lecteur, le dramaturge écrit pour le théâtre. Je suis
d’accord avec Ferruccio Rossi-Landi, quand il écrit6 : « Le théâtre
n’est absolument pas un genre littéraire. La synthèse complexe
qu’est le théâtre se réalise en tant que déroulement d’une action
collective, en tant qu’action de la société ».
7La Théorie du drame moderne, qui est aussi le premier travail
scientifique de Szondi, est parue en 1956. L’environnement
théorique dans lequel nous nous mouvons pour traiter de ce livre,
après plus de vingt ans, s’est modifié, principalement sous l’effet
de l’accroissement des connaissances historico-sociologiques et
sémiotiques. Cet ouvrage doit actuellement nous choquer, surtout
pour une raison : il émet la prétention d’expliquer la sémantique
sociale de l’évolution du drame depuis la Renaissance, donc de
présenter l’objet esthétique dans sa signification sociale. Mais le
nœud théorique de cette explication est l’hypothèse d’un « drame
absolu », que Szondi définit selon des points de vue strictement
littéraires et en récusant expressément tous les traits
caractéristiques qui, selon Rossi-Landi, déterminent l’essence
sociale du drame. C’est l’arrière-plan de la dramaturgie classique
qui donne son relief aux affirmations de Szondi sur le drame
moderne. C’est en elle que le type du « drame absolu », qui se
caractérise essentiellement par le fait que sa signification se
réaliserait dans le dialogue et uniquement là, a pris naissance et
corps, et la dramaturgie moderne continuerait à s’y référer, par le
fait même qu’elle y manque. Szondi met en parallèle l’histoire
moderne du drame avec celle de la société bourgeoise, décrite,
selon le point de vue privilégié du mouvement de l’histoire des
idées, comme un proccessus d’« aliénation » et de « réification »
croissantes, auquel correspondrait la dissolution du drame avec la
décadence du dialogue. Szondi trouve les exemples historico-
littéraires du type « absolu » dans la tragédie de la Renaissance et
dans les tragédies classiques françaises ; ceux de la dissolution à
partir d’Ibsen, Tchekhov, Strindberg, Maeterlinck et Hauptmann.
• 7 Peter Szondi, TMD, I. Particulièrement p. 16-20 et p. 69-76.

8L’opposition établie ici se laisse aussi décrire comme celle de


l’immanence esthétique du sens et de l’allégorisation. Car, avec sa
définition du drame « absolu », il s’agit pour Szondi de le
distinguer, d’un point de vue historico-philosophique, des formes
dramatiques qui ont un caractère référentiel. Ainsi les mystères se
rapporteraient à l’histoire du salut, comme à l’horizon signifiant
de leur action ; le drame historique se référerait à l’histoire
comme au contexte de sens sans la connaissance duquel il ne
pourrait être compris ; le drame psychologique à monologues
attirerait l’attention sur un monde psychique ineffable qui est
comme le signifié proprement dit dont la pièce dramatique n’est
qu’une expression7.
9Ce qui est ici décrit comme le drame classique depuis la
Renaissance coïncide avec le concept de la poétique normative,
d’un Gustave Freytag par exemple, et Szondi n’était pas sans le
voir. Mais il a maintenu, contre l’objection qu’il adressait lui-
même à la séduction normative du type historique, que celui-ci
était resté valable historiquement et « objectivement » jusqu’à la
toute fin du 19ème siècle. La persistance de la dramaturgie
normative est pour lui l’indice d’une situation philosophico-
historique stable en principe jusqu’au début du 20ème siècle.
Mais le laconisme de Szondi fait silence sur la légitimité qu’il peut
y avoir à affirmer une telle continuité et sur la signification que
doit prendre dans cet éclairage l’art dramatique de Beaumarchais
et du Sturm und Drang, de Victor Hugo et des romantiques. D’où
les remarques suivantes.
• 8 Hegel, Lettre à Niethammer du 28 octobre 1808.

10Je suis en fait de l’avis que la dénomination « drame absolu »


est une expression heureusement choisie pour désigner une
imputation constitutive de l’esthétique bourgeoise depuis la
Renaissance, et surtout depuis l’époque des « Lumières »
au 18ème siècle. Je veux parler de cette illusion idéaliste, que la
réalité rationnelle devrait tôt ou tard nécessairement provenir de
l’émancipation absolue de la rationalité de la langue. « Que le
royaume de la représentation soit bouleversé, et la réalité ne tient
pas », écrira plus tard Hegel8. C’est pourquoi l’accès à la parole
apparut comme la condition la plus importante de la libération de
cette classe inférieure que définissent l’orthodoxie religieuse et le
despotisme politique. Dans le drame, l’intellectuel, qui raisonne et
qui possède la maîtrise de la langue, est reconnu comme une
institution de la société bourgeoise. Le mode d’être du raisonneur
imprime sa forme interne dans le discours dédoublé, dans le
dialogue où la langue constamment se coupe elle-même. C’est la
forme qu’utilisent Lessing et Diderot. L’insistance sur l’objectivité
de la langue rationnelle qui, dans le dialogue dramatique, est en
mesure de se contrôler elle-même de façon méthodique, et par
ses propres moyens, doit procurer au Criticisme un équivalent de
cette autorité qu’avaient monopolisée les représentants du
pouvoir dans l’Ancien Régime. Le recul des sens au profit du sens
de la langue, la communication « avec la seule partie du corps qui
se trouve au-dessus du cou » dont on a parlé plus haut, est la
conséquence de la méfiance qu’inspire l’imposture des sens. Leur
royaume est géré de façon dispendieuse par l’ancienne société.
Quant à savoir à quelles conditions l’art bourgeois également peut
en appeler à la sensualité, c’est une question dominante de
l’évolution de l’art bourgeois. Chaque gain nécessite une
justification détaillée (d’où la discussion sur le goût) ; c’est
précisément là où la révolution n’a pas lieu que les sens éveillent
le plus rapidement le soupçon d’intrigues contre-révolutionnaires.
Ce soupçon a encore une autre raison. L’esthétique bourgeoise de
la parcimonie – et la réduction de la manifestation théâtrale au
dialogue n’est-elle pas une mesure économique qui témoigne de
l’épargne la plus rigoureuse ? – s’oppose symboliquement au
gaspillage des forces productives, et ce blâme, toute classe
montante l’a jusqu’ici lancé contre la classe dominante. Le drame
« absolu », le drame parlé fait de dialogues qui déterminent le
destin, s’oppose à tout ce qui est théâtral. C’est ainsi que les
personnages se soumettent sans condition à ce qu’ils disent. La
dynamique des jeux de la langue et des mots remplace souvent le
progrès de l’action – dans une pure et simple sujétion des
personnages au mot. Le destin des personnages s’accomplit dans
la langue. C’est en parlant qu’ils atteignent le bonheur ou
meurent, c’est à peine si le poison ou le poignard – comme
finalement dans Emilia Galotti de Lessing – ont encore à mener à
terme ce qui est machiné dans la langue.
• 9 Georg Lukács, Zur Soziologie des modernen Dramas, 1909, dans
G.L., Schriften zur Literatursoziologi (...)

11Les bourgeois ont fondé leur drame contre le théâtre de leur


époque. Ils l’ont fondé comme un tribunal de la langue contre la
séduction des sens. Georg Lukács, qui, par la Sociologie du drame
moderne de sa jeunesse, était une des cautions de Szondi, avait
déjà commenté en ces termes cette séparation du drame et du
théâtre, éléments constitutifs du premier théâtre bourgeois de
l’ère des Lumières : « Quelles sont les raisons de ce divorce ?
Nous avons vu qu’il ne s’agit pas tant ici à proprement parler d’un
état de divorce que d’une impossibilité de se développer l’un dans
l’autre. Deux créations différentes, qui proviennent d’un besoin
psychique réel, ne sont pas en mesure – bien qu’elles aient dû le
faire pour des raisons artistiques – de se réunir. Nous avons vu
que le drame était didactique et tendancieux. C’est une des armes
de la lutte idéologique de classes de la bourgeoisie qui livre le
combat, aspire à monter et est en voie d’une forte ascension, un
moyen pour enthousiasmer, encourager, exhorter, attaquer et
endoctriner. Et le théâtre était – et dans cette expression concise,
il n’y a aucune falsification – exclusivement amusement »9. Les
maîtres des cérémonies profanes et religieuses – les deux formes
principales de cet amusement – étaient au service de l’ancienne
société. Dans la nouvelle, ils sont remplacés par le critique d’art.
12Le règne exercé par le tribunal de la langue dans le dialogue
conforme aux règles de la raison soumet à des lois bourgeoises
l’arbitraire esthétique de la culture de la représentation, le
« drame absolu » étant la position antithétique de l’absolutisme
esthétique. C’est ainsi que les Lumières ont rendu l’art
autonome ; en revanche, elles ont renvoyé les arts à l’au-delà de
leur propre théorie et à la culture officielle. A peu près tout ce qui
exige un savoir-faire compte, encore au début de l’époque des
Lumières, parmi les arts libéraux, c’est-à-dire parmi les arts qui
ne sont pas assujettis à un but. Mais comme l’art, à la fin
du 18ème siècle, au point culminant de sa conceptualisation
idéaliste, s’est enflé jusqu’au sublime, les arts et les savoir-faire
innocents des danseurs, bateleurs et avaleurs de feu, des fous et
des mangeurs de sabres, des équilibristes et des castrats ont
disparu dans la pénombre des infra-cultures ; méprisés, si ce
n’est ignorés par les fonctionnaires chargés de l’inspection et de
la réglementation dans le domaine esthétique, que ce soit à
Weimar, à Berlin, à Paris ou ailleurs. Un symptôme, parmi de
nombreux autres, du rapport qu’entretiennent sens et rationalité
dans le siècle des Lumières. A leur commencement était le verbe,
d’où la lumière devait jaillir, et, en esthétique, le verbe tout
puissant des critiques d’art. Expression pure ou seulement
badinage, tout ce qui était simplement plaisant devait acquérir de
l’importance et faire sens, ou devait disparaître. L’époque des
Lumières est dans la culture européenne, conformément à son
origine philosophique, lumière à partir de sa langue, et celle-ci
est subordonnée à la logique, qui légitime la philosophie pour la
communication compréhensible au sujet des choses. C’est ici que
se trouve l’origine du dialogue dramatique dans le « drame
absolu ».
• 10 Denis Diderot, « Essais sur la peinture », 1765, dans Oeuvres
complètes (édition chronologique), to (...)

• 11 Sergio Moravia, La scienza dell’uomo nel Settecento, Bari 1970,


p. 70s., traduction allemande, Muni (...)

13La loi de la rationalité, que les théoriciens de l’imitation de la


nature dans le domaine du drame érigent face aux magiciens des
sens dans les anciens arts du théâtre – comme pour protéger les
bourgeois d’un envoûtement –, revêt, transposée dans la structure
formelle des œuvres, un caractère d’obligation presque
incontesté. Depuis Lessing, il existe dans la poésie allemande le
concept d’une forme interne. Celui-ci comprend l’économie
rationnelle des éléments partiels dans la stratégie du tout. Il a
pour modèle la logique de l’argumentation. Le frère spirituel de
Lessing, Diderot, l’a défini dans son « Essai sur la peinture »,
lorsqu’il explique la logique de la composition picturale, dans le
sens de l’exigence cartésienne à propos de l’art : « Elle doit donc
être simple et claire. Par conséquent, elle ne peut montrer aucune
figure de trop et aucun accessoire superflu. Elle ne peut avoir
qu’un seul sujet »10. Il est vrai qu’il rompt également une lance
pour la pantomime, considérée comme un art de l’éloquence
corporelle (Lessing, lui aussi, avait projeté d’écrire un traité plus
développé sur ce sujet). Cette partie obligatoire des anciennes
rhétoriques avait presque totalement disparu au 18ème siècle au
profit de l’éloquence du langage. La condition qui fait que l’on
s’intéresse encore ici aux corps en tant que porteurs d’expression
est tout au plus celle qui a permis aux anthropologues français de
la fin du 18ème siècle de redécouvrir les « Physionomies » de
Lavater : « Chaque fois qu’on a trouvé une concordance exacte et
scientifique entre les sentiments et les manifestations physiques
correspondantes, on a pu rechercher dans l’incarnation naturelle
de l’esprit la dimension qu’il possédait. Cela voulait dire aussi (...)
que la voix jusque là insaisissable et inaudible de l’âme pouvait
être fixée et lue dans un texte analysable, sur lequel, par ses
observations, la science expérimentale pouvait faire des
recherches exactes »11.
• 12 Johan Jacob Engel : Ideen zu einer Mimik (Idées pour une
mimique), t. 1, Berlin 1804, p. 33 (reprod (...)

14Seule l’expression définie et fixée est ici considérée et l’on


s’intéresse à ce qui est régulier, typique. Il a échappé à Diderot,
comme à Lessing, que l’expression en art n’a précisément pas lieu
lorsqu’on remplit les exigences du type, mais lorsqu’on s’en
écarte. Même l’œuvre ample et exigente du philosophe allemand
contemporain J.J. Engel, Idées pour une mimique (2 vol.,
1785/86), qui traite de la langue du corps, vise à textualiser le
corps, moins à le faire parler lui-même, qu’à le laisser
« accompagner, seconder la langue »12.
15La langue verbale a la première place dans la hiérarchie des
facultés langagières. Le discours de la langue est l’instance
privilégiée – à moins qu’elle ne soit même monopolisée –, qui sert
à équilibrer les intérêts individuels et sociaux. L’illusion, que
l’homme, maître de sa ratio, puisse être dès lors promu au rang
de sujet maître de l’histoire, procure au drame, en tant que figure
méthodiquement organisée de ce discours, une place éminente
dans la société des genres (jusqu’à ce que le roman le relève). Le
genre du drame a propagé dans une forme la production du
destin par le dialogue. Les hommes, à ce qu’il paraît, font leurs
destinées avec des mots. Des catastrophes historiques
(Don Carlos, Wallenstein) peuvent naître de lettres volées ou
subtilisées. Le drame doit aider, comme moyen pédagogique, à
définir, normaliser, fonctionnaliser la subjectivité qui vient d’être
découverte, ce facteur d’insécurité qui fait courir de nombreux
risques aux programmes et aux plans de l’économie bourgeoise.
La langue du cœur est également prise à la discipline langagière.
Drame et dialogue misent sur les facultés cognitives de l’homme.
Les pertes éprouvées dans le domaine sensitif sont
caractéristiques. La seule secrétion corporelle qui permette la
licence esthétique, ce sont les pleurs – expression de la
souffrance. Pour le reste, les personnages sont des monades
pourvues d’une ouverture qui leur sert à s’exprimer oralement.
L’idéologie bourgeoise des Lumières ne progresse pas sans payer
le prix d’une limitation quelconque. C’est ainsi que la dictature de
la rationalité de la langue court le danger d’abandonner derrière
elle la sensualité humaine, comme en général les désirs, les
espérances ou les craintes qui ne passent pas par la langue.
16Mais ce primat de la langue verbale s’écroule dès l’instant
historique où les couches sociales montantes ne reçoivent aucune
autorisation pour la communication verbale de leurs désirs et de
leurs idiosyncrasies. Le contrôle de la société sur la pensée
domine de façon plus étroite les phrases dites que la langue des
corps. La langue l’a intériorisé dans la logique théorique, la
grammaire et la syntaxe, en tant que bon sens commun, et il est
devenu le régulateur qui fixe sa norme à l’échange social. C’est
ainsi que nous trouvons toujours dans les zones marginales des
grands groupements sociaux des impulsions populistes contre la
domination de la langue parlée. Que, dans la production
idéologique des sociétés, se trouvent en opposition des plans de
signification linguistiques et non linguistiques, cela peut être
précisément chaque fois un signe révélateur de leur état
transitoire. Ils se superposent de telle manière, que, sur le plan où
on argumente expressément, la compréhension éclairée en
appelle aux conventions, alors que gestique et mimique – qui sont
pour ainsi dire des éléments populistes et subversifs dirigés
contre la logique discursive du discours verbal – servent
d’intermède.
17Cette superposition des plans de signification, qui comporte des
messages chaque fois différents, voire contradictoires, semble
constitutive de l’art dramatique de Beaumarchais et du Sturm und
Drang. Alors que le texte, qui utilise la langue des mots, accepte
en fin de compte de façon conciliante l’ordre dominant, le
vacarme d’une rhétorique de la révolte couvre presque, dans le
contexte qui l’accompagne, la voix de la version officielle. Celle-ci
est corrigée, si ce n’est entièrement désavouée, par l’aspect
esthétique de la révolution. La conscience politico-idéologique de
l’intelligentzia artistique semble – là où elle est liée à la langue
comme forme de la représentation – relativement en retard par
rapport aux anticipations gestuelles de l’homme en devenir. Saisie
par la possibilité historique de se saisir soi-même, agitée avec
violence par la mission historique d’un mouvement antiféodal qui
prend de plus en plus d’extension, l’avant-garde dit, quant à la
forme, l’extase et la passion dans le langage des corps (ce sont
les indications de mise en scène des auteurs !), mais pour le sens
littéraire des mots, elle est sans illusions ou résignée à la fin de la
pièce. La constellation des locuteurs et la répartition des rôles
dans la structure dramatique désavouent ce qui dans le discours
ici se rebelle.
18C’est ainsi que l’humble soumission du chef des brigands, Karl,
au pouvoir de l’Ancien Régime est le dernier mot de la pièce de
Schiller, Les brigands. Et pourtant sa signification ne s’épuise pas
dans cette humilité. L’humilité est bien le dernier mot, mais elle
n’est pas le geste dominant. Car si le sens littéraire des mots est
bien celui d’une soumission, il y a ici quelqu’un qui, par son
geste, dit je. Le geste signifie l’orgueil et l’absolutisme de la
sensibilité morale dans lequel s’accomplit, sous l’étendard de
l’auto-détermination absolue, la révolution de la subjectivité,
commencée avec Rousseau. C’est ainsi que, en ce qui concerne
leur argumentation littéraire, Les brigands de Schiller sont
conformistes, allant dans le sens de l’idéologie de l’absolutisme
féodal. Et pourtant de quoi ne parle-t-on pas avec ces franchises
que concède la licence politico-idéologique, ou mieux, qu’est-ce-
qui n’est pas joué sur les planches avec la langue de
l’argumentation ! – L’histoire de la mise en scène, jusqu’à un
passé très récent, a accordé à bon droit une attention particulière
à la texture non verbale de la pièce. De Piscator à quelques-unes
des mises en scène programmées dans les théâtres de
l’Allemagne de l’Ouest, on a amplifié de façon grandiose les
« bruits divers » en dessous et au-dessus du texte. Karl prend la
figure d’un anarchiste, Spiegelberg, d’un Trotzky avant la lettre.
Avec raison. Je considère par conséquent que Piscator a eu
également raison de compléter pour la première fois la pièce au
moyen de l’exécution du chef des brigands par ses propres
soldats, lorsque celui-ci se prépare à se livrer aux autorités. Il n’y
a pas un mot ici à rajouter ou à rayer. Cette exécution ne fait pas
autre chose que souligner et rappeler les gestes de la révolte que
nous étions prêts à nouveau d’oublier, à cause des dernières
paroles d’un Karl soumis. Car nous sommes par trop habitués à
trouver dans les mots le sens propre du drame, à les considérer
comme des porteurs authentiques de signification. Cet
entêtement, bien protestant, du sens littéral, cette défiance à
l’égard des données des sens, la philologie les a toujours
soutenus d’office, en tentant après coup, par l’interprétation, de
restaurer cette univocité que les auteurs eux-mêmes se sont
efforcés, souvent avec beaucoup d’ingéniosité, de dissimuler. Le
criticisme philologique flaire avec raison dans la dénonciation de
l’univocité du langage plus qu’une mise en question de tel ou tel
contenu. Le rejet de la communication par le langage au profit
d’exhortations plus puissantes et plus expressives permet
précisément d’articuler des énergies qui attaquent de front la
domination même du discours rationnel, basé sur la langue. Il a
pour fondement le soupçon que le potentiel d’irrationalité qui se
développe dans la société se trouve aussi depuis longtemps dans
la langue. D’où l’exode de la raison dans l’expression non
langagière.
• 13 Peter Szondi : TMD, I, p. 72 (cf. trad. fr., p. 66).

19La reconstruction que j’ai tentée de certaines thèses


importantes de la Théorie du drame moderne, en adoptant le
point de vue de leur actualité théorique, a permis également de
redécouvrir le « drame absolu » à partir d’autres questionnements
que ceux qu’avaient choisis Szondi. Mais qu’en est-il de ce que
j’affirme, de l’exode de la langue vécu par les mouvements
populistes, qui se sont développés aux époques de révolution
sociale, par rapport à la description de la « crise du drame » chez
Szondi ? Je la rappelle ici telle qu’elle est exposée dans le chapitre
« Transition » de sa Théorie. Pour lui, le drame classique, le
« drame absolu », menace de se dissoudre sous l’effet d’un
changement interne profond de la thématique à la fin du 19ème
siècle. Chez Ibsen, le passé prévaudrait sur le simple présent ; ce
n’est pas l’événement que l’on rappelle au souvenir, mais la
thématisation de l’éphémère, de la fuite du temps. Chez
Strindberg, l’introversion des personnages l’emporterait sur les
rapports inter-humains qui sont la condition de la fonction
essentielle du dialogue. Les actions enfin céderaient le pas à la
réflexion monologuée sur les conditions d’existence, devant
lesquelles tous sont égaux, et tous les actes également vains :
c’est le rôle que joue, dans le « drame statique » de Maeterlinck,
la mort, dont la réalité désindividualise les personnages du
drame, mais les rend aussi par là incapables de rapports inter-
personnels. Mais actualisation dans chaque cas, rapports inter-
humains et événement constituent tous ensemble cet absolu que
Szondi impute au drame classique. La dynamique qui produit la
dissolution du drame est pour lui à chaque fois identique : le sujet
et l’objet s’écartent l’un de l’autre. Présent et passé se rapportent
l’un à l’autre comme l’épopte à ce qu’il dévoile (Ibsen) ; sur
l’arrière-plan du fatalisme de Maeterlinck, les hommes seraient
des objets ; dans les drames à stations de Strindberg, les hommes
le sont pour eux-mémes. Alors que la forme issue de la tradition
présupposerait un passage dynamique du sujet et de l’objet l’un
dans l’autre, tel que l’accomplirait le dialogue des personnages du
drame, les contenus de l’art dramatique seraient soumis depuis la
fin du 19ème siècle à la « séparation statique » du sujet et de
l’objet. Szondi voit la crise du drame se constituer à partir de
cette contradiction interne de la forme et de la thématique, il la
saisit dans ce cadre juste esquissé d’une théorie des changements
de style, « qui se distingue des explications courantes de la
succession de deux styles. Car, entre deux périodes, elle en insère
une troisième, contradictoire en soi, et règle les étapes du
développement selon la mesure ternaire de la dialectique du
contenu et de la forme »13. – C’est tout à fait la figure de ces
structures formelles, qui portent en elles des contradictions
sémantiques, que j’ai tenté d’évoquer plus haut, et que l’on
trouve aux époques de transition. Avec sans doute une différence
importante. Le type que Szondi propose pour l’époque de crise se
situe à la fin du 19ème siècle, alors que mes remarques
historiques portaient sur l’art dramatique du siècle précédent,
celui de la fin du 18ème siècle. En fait chacune des trois érosions
qui attaquent le type classique, et que la Théorie du drame
moderne place dans la période 1880-1900, apparaît également
plus tôt, par exemple partout où le théâtre de Shakespeare a une
influence et fonde une tradition : l’interaction basée sur le
dialogue est dissoute par le monologue lyrique ; les rapports
sociaux sont remplacés par des caractères extérieurement
contrastés (épiques) ; l’ennui et le manque de rapports humains
prennent également déjà figure. Les critiques de Szondi ont fourni
des exemples marquants de ces changements : de Shakespeare en
passant par le Sturm und Drang chez Goethe jusqu’à Büchner et
Musset.
20Pourtant la différence ne porte pas essentiellement sur la
question de la datation. Il est incontestable que la théorie établie
par Szondi d’un drame de transition trouve son objet dans le
champ du théâtre de la fin du siècle. Il est également
incontestable que la crise de la fin du 19ème siècle ne peut être
simplement interprétée comme le prolongement tardif sur un
siècle de la crise de l’époque des Lumières. Mais on doit se
demander si le type qui est présenté ici comme celui de l’époque
de crise, ne possède pas une marque caractéristique qui rende
possible, voire probable, le retour de sa structure, quelque
profondes que soient les mutations des conditions sociales et
esthétiques. A ce propos, quelques observations.
• 14 Thomas Mann, contemporain éminent de cette dissolution, a
caractérisé, dans Versuch über das Theate (...)

21Les transformations du drame, proposées depuis Lillo, Diderot


et Lessing jusqu’à Wilson, le Théätre du Soleil et Peter Stein, par
l’avant-garde, concernent toujours avant tout le rapport au public
et visent toujours également à appliquer dans le drame cette
devise : art contre artifice, qui, pour avoir sa correspondance
apparemment parfaite dans le roman, a permis à ce genre épique
de l’emporter si rapidement sur le drame. Tout ce qui est théâtral
s’oppose ici à la verbalisation aussi bien qu’à la textualisation du
drame, et cela constamment à nouveau. Un mécanisme identique
à celui que l’on interprète, du point de vue du « drame absolu »,
comme une crise, une situation de péril ou un processus de
dissolution, apparaît, avec la devise de la lutte contre l’artifice,
comme une libération des encroûtements rituels qui menacent
d’étouffer la vie réelle. Là où le dialogue est perçu comme un
rituel ankylosé et fictif, inapte à représenter l’âme des
personnages, le scepticisme vis-à-vis de la pertinence même de la
langue des mots s’installe rapidement, de telle sorte qu’ils sont
tous deux – le « drame absolu » en tant que forme dialoguée et le
théâtre parlé – entraînés dans la même crise : le contexte social
est constitué, comme à l’époque du préromantisme européen et
de la fin du siècle, par des mouvements vitalistes. Le recul du
théâtre parlé laisse la place à la scène et à la réalisation scénique,
à l’action et à la pantomime. C’est ainsi que l’on doit, à mes yeux,
englober l’opposition qui existe pour Szondi entre le « drame
absolu » et les formes épico-lyriques dans lesquelles il a dégénéré
dans celle du drame comme scène où l’on parle et du théâtre14.
22La position du texte dans le drame et la littérarité qui s’ensuit
ne sont-elles pas enfin assujetties à l’opinion qu’a la société de la
profession d’auteur ? Celui-ci prétend avoir droit à la
considération d’un écrivain sérieux, dans une institution qui a
toujours eu une réputation douteuse. Rossi-Landi le suppose
déjà : « Dans bien des surévaluations littéraires d’une pièce
considérée en tant que texte écrit, une conception bourgeoise et
méritocratique de l’écrivain s’exprime toujours. Celle d’un écrivain
qui appartient à la classe dominante par son droit à utiliser et à
exiger comme instrument le travail des autres, et à affirmer
qu’une machinerie sociale pourrait se mettre en mouvement et lui
procurer une plus-value artistique, pour la seule raison qu’il
l’aurait alimentée avec le capital de ce qu’il a écrit. D’après cette
conception, tous ceux qui concourent à l’exécution de la pièce de
théâtre ne seraient qu’un personnel appartenant à des classes
inférieures » (p. 54). A cela s’accorde que les avant-gardes qui
s’opposent à ce qu’on trouve dans le dialogue parlé, le théâtre
littéraire, ne sont souvent pas si loin du dilettantisme. Celui-ci se
fait le héraut, contre la professionnalisation, des revendications
de la vie face à une trop grande artificialisation. Lorsque Lenz et
Mercier mettent en valeur, face au drame cérémoniel où le
discours est comme monté sur des échasses, la vie de tout un
chacun, on sent derrière leurs revendications sociopolitiques de
classe, l’émotion du dilettante contre la maîtrise professionnelle,
qui n’est introduite que pour être dénoncée sous des titres
insultants : poli, rigidité et froideur. Et, chez Maeterlinck,
l’emphase qui s’exprime à propos de la vie et de la mort de la
créature, ainsi que le recours aux formes esthétiques de la nature,
ne doivent-ils pas être lus comme l’insurrection du dilettante
contre la tyrannie du modèle classique ? Nous portons
actuellement plus d’attention à de telles correspondances qu’on
ne pouvait le faire il y a vingt ans, et cela à cause du retour
idéologique, dans ces toutes dernières années, à l’Art Nouveau, et
de la nouvelle extension d’un art « naturel » qui s’oppose aux
formes stylistiques par trop raffinées de la « bourgeoisie ».
23Art contre artifice, et auto-assistance du dilettante contre le
professionnalisme – ces mots d’ordre d’un drame qui subit la
crise des époques de transition peuvent être encore complétés de
la façon suivante : thérapie par l’action (Aktionstherapie) à la
place de la thérapie par le discours. – Une des figures les plus
importantes du type de ce drame en crise est, dans la théorie de
Szondi, le drame du je, tel que Strindberg l’a inauguré : « Au
drame, à la forme artistique par excellence de l’explicitation et du
dévoilement par le dialogue est impartie la tâche de représenter,
en les dévoilant, des événements psychiques cachés. Il s’en
acquitte, en se repliant sur sa figure centrale, et, ou bien il se
limite exclusivement à elle (monodrame), soit il saisit le reste
suivant la perspective de celle-ci (drame du je), cessant par là
d’être drame » (TMD, I, p. 43). Toujours est-il que Strindberg,
avec ce type, est à l’origine d’une tradition théâtrale qui a duré
pendant des décennies, exemple d’une remarquable stabilité pour
une forme engendrée par la crise.
24La Théorie du drame moderne correspond à l’histoire d’un
déclin. Szondi y voit aussi un accent mis sur le remplacement de
l’unité d’action par le moi subjectif, du concert des voix dans le
dialogue dramatique, par une direction basée sur le monologue
épique, etc. Mais comment se fait-il qu’en dépit de tous les
verdicts sur la singularité de telles formes artistiques de transition
que Szondi a portés à propos de Wagner, Stendhal et des
principales manifestations dramatiques de ce genre, cette forme
basée sur le je ait pu avoir une influence et fonder une tradition ?
Pourquoi peut-elle apparaître aux yeux des avant-gardes
actuelles comme une forme classique ? – Parce qu’elle est
profondément enracinée dans la tradition du théâtre du langage.
Car la conviction qui est à la base de cette forme est celle de la
possibilité d’une auto-thérapie par la langue. Les rapports inter-
humains et par conséquent le dialogue ne sont certes pas
possibles ; le moi est bien devenu un objet pour lui-même, et
cette transformation a eu pour conséquence l’ouverture d’une
faille entre sujet et objet, qui, selon Szondi, est à l’origine de la
décadence du « drame absolu ». Mais la possibilité de l’auto-
thérapie s’est perpétuée dans la confiance dans la langue. Au lieu
de se perdre totalement, le je peut à nouveau se réanimer ici. Le
dialogue peut bien être impossible, mais c’est qu’il ne l’est plus,
ou pas encore ; il reste donc dans cette mesure l’énergie
normative de ces auto-analyses monologuantes que parraine la
psychanalyse. – Il me paraît donc également conséquent que, du
point de vue du théâtre contemporain d’avant-garde, le théâtre
analytique et celui du je soient renvoyés au théâtre classique,
c’est-à-dire littéraire, au théâtre assujetti au primat de la langue ;
du reste, la thérapie par l’action (Aktionstherapie), celle du Cri
primal, et celle de la forme (Gestalttherapie) s’opposent de
manière semblable à la psychanalyse classique. La scène de
l’action théâtrale est érigée face au drame-dialogue ; son vacarme
sauvage – tantôt faible, tantôt bruyant – interrompt le discours,
scandé sur la mesure littéraire du théâtre parlé. Actuellement, le
texte ne sonne pas haut.

25Faute de temps, il ne fut pas possible de soumettre aussitôt à la


discussion les thèses de Gert Mattenklott. Revenant à sa
communication, sur notre demande, il précisa, lors de la dernière
séance, sa pensée sur deux points :

Discussion
26Gert Mattenklott : D’abord, pour ce que j’entends par
« bourgeois » je n’avais pas à l’esprit dans ce que j’ai dit un autre
sens du mot que celui qui s’est dégagé dans cette discussion sur
le drame bourgeois, donc « bourgeois » pour désigner le drame,
non pas essentiellement sous ses aspects sociologiques au sens
étroit, du point de vue de la sociologie de la littérature, mais dans
le sens qui renvoie à la bourgeoisie, aux contenus qui définissent
sa fonction, par exemple, dans la montée de la classe qui se
définit économiquement comme bourgeoise. Le concept est
implicite déjà chez Szondi dans sa théorie du drame bourgeois et
il a essayé ensuite de l’expliquer dans le sens de Max Weber. C’est
le sens que je lui ai donné. Pour ce qui est de la fonction du
langage, je pense que l’insistance mise sur la gesticulation, la
chorégraphie etc., dans l’ensemble sur tout ce qui est théâtre, à la
différence du drame, ne reçoit de sens que si l’on s’accroche à la
relation avec un langage répressif. Donc il est clair que ce langage
gestuel fournit en lui-même un idiome à lui, qui peut comporter
les mêmes attributs répressifs, comme sont capables également
de les produire des formes déterminées du langage rationnel :
c’est donc seulement dans cette relation, à savoir de ce qui est
réprimé dans le langage rationnel, et de ce qui s’exprime en
contre-partie dans les gestes, que l’insistance mise sur la langue
des gestes et en général sur tout ce qui est théâtral a une
signification vraiment émancipatrice. Si le théâtre s’en détache, et
nous faisons en ce moment précisément l’expérience du degré
que peut atteindre ce détachement – alors le renversement de
cette fonction émancipatrice dans la répression s’observe de la
même manière. Ce n’est donc pas dans un sens uniquement
émancipateur que j’ai voulu invoquer la langue des gestes contre
celle des mots.
NOTES
1 D’après Georg Hensel : « Fluchtwege des Theaters aus der
Sprache. Beobachtungen beim Theater der Nationen in Hamburg »
(« Les moyens du théâtre pour s’évader de la langue. Observations à
propos du Théätre des Nations à Hambourg »). Dans : Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 12 mai 1979,n° 110.

2 D’après Georg Hensel : « Fluchtwege des Theaters aus der


Sprache. Beobachtungen beim Theater der Nationen in Hamburg »
(« Les moyens du théâtre pour s’évader de la langue. Observations à
propos du Théätre des Nations à Hambourg »). Dans : Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 12 mai 1979,n° 110.
3 Cf. Georg Hensel (voir la note précédente).

4 Rainer Warning : « Das geistliche Spiel zwischen Kerygma und


Mythes » (« Le drame spirituel entre Kerygma et Mythe »),
Dans : Aspekte des religiösen Dramas. Vestigia, JB des deutschen
Biberlarchivs, Hamburg, éd. Heimo Reinitzer, vol. 1,1979,p. 13-36. La
citation : p. 14.

5 Julius Bab l’avait déjà remarqué, lorsqu’il décrit la part que la langue
corporelle prend dans la transposition au théâtre du drame : « L’acteur
n’a aucun matériau dans lequel il puisse fixer le témoignage de son
émotion, et qui pourrait alors, en son absence, agir sur d’autres. Ni le
mot qui se transmet par l’écrit ou l’imprimé, ni le son que fixe la
notation musicale, ni la toile et les couleurs du peintre, ni le marbre du
sculpteur, rien ne lui appartient, si ce n’est son propre corps. Et le
bouleversement qu’il éprouve ne sera visible que par les modifications
qui surviennent à son corps ». C’est pourquoi l’acte artistique n’est
accompli que dans la rencontre corporelle des acteurs et du public.
J.B. : Das Theater im Lichte der Soziologie (Le théâtre du point de vue
de la sociologie), Leipzig 1931, p. 34. – Mais ce n’est que récemment
qu’on a essayé d’entreprendre une description systématique, par ex.
chez Berhard Wuttke : Nichtsprachliche Darstellungsmittel des
Theaters. Kommunikations- und zeichentheoretische Studien unter
besondere Berücksichtigung des satirischen Theaters (Moyens de
représentation non linguistiques au théâtre. Etudes théoriques sur la
communication et le signe, plus particulièrement à propos du théâtre
satirique), Diss., Münster 1973 et Ekkehard Kaemmerling :
« Theaterbezogene Lektüre und pragma – semantische
Dramenanalyse » (Lectures théâtrales et analyse pragma-sémantique
du drame). Dans : Sprache im technischen Zeitalter,
18 (1979), fasc. 70, p. 171-87.

6 Ferrucio Rossi-Landi : Azione sociale e procedimento dialettico nel


teatro (1968). Traduction allemande, dans : F.R. – L. : Semiotik,
Ästhetik und Idéologie, Munich 1976, p. 54. – Georges Gurvitch et Jean
Duvignaud avaient jadis parlé de façon apparentée du caractère
cérémoniel du théâtre (G.G. : « La sociologie du théâtre ». Dans : Les
Lettres Nouvelles, 35 (1956), p. 196 – 210. – J.D. : « Le théâtre dans la
société : la société dans le théâtre ». Dans : Sociologie du théâtre,
Paris 1965, p. 7 -25).

7 Peter Szondi, TMD, I. Particulièrement p. 16-20 et p. 69-76.

8 Hegel, Lettre à Niethammer du 28 octobre 1808.

9 Georg Lukács, Zur Soziologie des modernen Dramas, 1909, dans


G.L., Schriften zur Literatursoziologie (Ecrits pour une sociologie de la
littérature). Textes choisis et introduction de Peter Ludz. Neuwied
1963, p. 265 (Soziologische Texte 9). Repris dans Werke, vol. 15,
Darmstadt-Neuwied 1981, p. 54 -132.

10 Denis Diderot, « Essais sur la peinture », 1765, dans Oeuvres


complètes (édition chronologique), tome VI, le Club Français du Livre,
1970, p. 253-317.

11 Sergio Moravia, La scienza dell’uomo nel Settecento, Bari 1970,


p. 70s., traduction allemande, Munich 1973, p. 59.

12 Johan Jacob Engel : Ideen zu einer Mimik (Idées pour une mimique),
t. 1, Berlin 1804, p. 33 (reproduction photomécanique du t. 7 des
œuvres complètes, Francfort/Main 1971).

13 Peter Szondi : TMD, I, p. 72 (cf. trad. fr., p. 66).

14 Thomas Mann, contemporain éminent de cette dissolution, a


caractérisé, dans Versuch über das Theater (Essai sur le théâtre),
1908,le théâtre, selon la signification esquissée, avec la sagacité d’un
antagoniste décidé : « Le théâtre est une affaire sociale en un sens
beaucoup plus manifeste que les autres types d’art ». « Loin de
produire quoi que ce soit de sublime et de parfait, le théâtre est bien
plutôt l’art le plus naïf, le plus enfantin et le plus populaire qu’on
puisse imaginer... » « Je comprends de plus en plus en plus que tout ce
que j’ai contre le (suite note p. précédente) théâtre a trait à sa
sensualité constitutive : ce qui me repousse, ce que je méprise, est en
fin de compte le côté social et sensuel de la publicité théâtrale.
Comment, ce que nous appelons public, ne serait en réalité que
l’action réciproque du sensible et un ’homme public’ serait
nécessairement un homme de marché, de salon, de l’effluve humain !
Loin de moi ! Il est tout à fait assuré que tout le côté public de la
bourgeoisie, dans lequel dominent la vue, l’ouïe et le contact physique
avec les hommes, que la salle d’audience, assemblée du peuple et
théâtre, avec leur atmosphère épaisse et niaise, que cette publicité
sensuelle est une publicité mauvaise, sotte et médiocre. La publicité à
laquelle je fais allusion est autre, elle est plus délicate, plus propre,
plus vaste ». Le théâtre est un royaume où les poètes « sont des hôtes
et où ce poème-ci est le point d’appui et le livret d’une manifestation
très attrayante dans son genre. Le livre n’est pas en relation
avec Vexécution comme la partition avec la symphonie, mais plutôt le
livret avec l’opéra. Vexécution est l’œuvre d’art, le texte n’est que le
support. Qu’on ne puisse pas lire une pièce de théâtre – aussi peu
qu’un livret d’opéra –, est le signe qui permet d’en reconnaître la
réussite », dans Gesammelte Werke, vol. 10, Reden und Aufsätze, 2,
Francfort/Main 1960. La citation : p. 20-41.

AUTEUR
Gert Mattenklott

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