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Qu'est-cequel'écriture?

0n saitque lalangue estun corpsdeprescriptionsetd'habi-


tudes,comm un à.touslesécrivainsd'uneépoque.Cela veutdire
quelalangue estcom me uneN ature quipasse entièrementà
traversla parole de l'écrivain,sanspourtant1uidonner aucune
form e,sansmêm elanourrir:elleestcom meun cercle abstrait
de vérités,hors duquelseulementcomm ence à se déposerla
densitéd'unverbesolitaire.Elleenfermetoutelacréationlitté-
raireà.peuprèscommeleciel,lesoletleurjonctiondessinent
pourl'homm eunhabitatfamilier.Elleestbienm oinsunepro-
vision de matériaux qu'un holizon,c'est-à-dire à la fois une
limiteetunestation,enun motl'étenduerassuranted'uneéco-
nomie.L'écrivainn'y puiserien,à.lalettre:lalangueestplutôt
pour1uicomm eunelignedontlatransgressiondésignerapeut-
être une surnature du langage:elle estl'aire d'une action,la
définition etl'attented'un possible.Ellen'estpaslelieu d'un
engagem entsocial,m aisseulementun réflexesanschoix,lapro-
priétéindivisedeshomm esetnon pasdesécrivains;ellereste
endehorsduritueldesLettres;c'estunobjetsocialpardéfini-
tion,non par élection.Nulne peut,sans apprêts,insérer sa
libel-
téd'écrivaindansl'opacitédelalangue,parcequ'àtravers
elle c'est l'Histoire entière quise tient,complète etunie à.la
m anière d'une Nature.Aussi,pourl'écrivain,la langue n'est-
ellequ'unhorizonhum ainquiinstalleauloin unecertaine-/àmf-
liarité,toute négative d'ailleurs:dire que Camus etQueneau
parlentla m êm e langue,ce n'estque présumer,parune opé-
rationdifférentielle,toutesleslangues,archakkuesou futuristes,
qu'ilsneparlentpas:suspendueentredesform esaboliesetdes
16 LeJtwr/zérodel'écriture Qu'est-cequel'écriture? 17
fonnes inconnues,la langue de l'écrivain est bien m oins un dansle souvenirclos de la personne,ilcom pose son opacité à.
fondsqu'unelimiteextrêm e;elleestlelieu géom étliquedetout partir d'une certaine expérience de la matière; le style n'est
ce qu'ilne pourraitpasdire sansperdre,telOrphéeseretour- jamaisquemétaphore,c'est-à-direéquationentrel'intentionlit-
nant,lastable significaticm de sadémarcheetle gesteessentiel téraireetlastructure charnelle de l'auteur(i1fautse souvenir
que lastructure estle dépôtd'une durée).Aussilestyleest-il
desasociabilité. toujoursun st
zcret;maisleversantsilencieuxdesaré.férencene
La langue est donc en deçà de la Littérature.Le style est
presque au-delà :desim ages,un débit,un lexique naissent du tientpasà la naturem obile etsans cesse sursitaire du langage;
corpsetdupassédel'écrivainetdeviennentpeuàpeu1esauto- son secretestun souvenirenfermédanslecorpsde l'écrivain,la
matism esmênlesdeson art.Ainsisousle nom de style,seform e vertu allusive du style n'est pas un pht jnomène de vitesse,
un langage autarciquequineplongequedanslamythologieper- com medanslaparole,où ce quin'estpasditrestetoutde mêm e
sonnelle etsecrète de l'auteur,dans cette hypophysique de la un intérim du langage,m aisun phénom ène dedensité,carcequi
parole,où se forme le prem iercoupledesmotsetdeschoses,où se tientdroit etprofond sous le style,rassemblé durementou
s'installentune fois pour toutes 1es grands thèm es verbaux de tendrcmentdans sesfigures,ce sont1esfragm ents d'une ré .alité
absolumentétrangère au langage.Lem iracledecette transm uta-
sonexistence.Quelquesoitsonraffinement,lestyleatoujours tion fait du style une sorte d'opération supra-littéraires qui
quelquechosedebrut:ilestunefol' m esansdestination,ilestle
produitd'une poussée,non d'une intention,ilestcomme une em portel'hom rncauseuildelapuissanceetdelatnagie.Parson
dimensionverticaleetsolitairedelapensée.SesréfJrencessont origine biologique,le style se situe hors de l'art,c'est-à-dire
au niveau d'unebiologieoud'un passé,non d'uneHistoire:il horsdupactequi1iel'écrivain 2tlasociété.On peutdoncim agi-
estla<<chosendel'écrivain,sasplendeuretsaprison,ilestsa nerdes auteursquiprétkrentla sécurité de l'art2tla solitude du
solitude.lndifférentettransparent2tla société,démarche close style.Le type même de l'écrivain sans style,c'estGide,dontla
de la personne,iln'estnullementle prodtlitd'un choix,d'une m anièreartisanale exploite leplaisirm oderne d'un certain éthos
réflexîon sur la Littérature. 11 est la pal4 privée du rituel,il classique,toutcomm e Saint-saëns arefaitdu Bach ou Poulenc
du Schubert.. ?
$.l'opposé,la poésie m oderne - celle d'un Hugo,
-
s'élève à.partir des profondeurs m ythiques de l'écrivain,et
s'éploiehorsdesaresponsabilité.11estlavoixdécoratived'une d'un Rimbaud oud'un Char- estsaturéedestyleetn'estartque
chair inconnue et secrète; il fonctionne à.la façon d'une parréférence2tuneintention dePoésie.C'estl'Autoritédu style,
Nécessité,com me si,danscette espèce de poussée t lorale,le c'est-à-dire lelien absolumentlibredu langage etde son double
stylen'étaitqueletenned'unemétamorphoseaveugleetobsti- dechair,quiimpose l'é.crivain comme une Fraîcheurau-dessus
née,partied'uninfra-langagequis'élaboreà.lalimitedelachair del'Histoire.
etdum onde.Lestyleestproprementun phénomèned'ordreger- L'horizon de la langueetlaverticaliflJustyledessinentdonc
minatif,ilestla transm utation d'une Humeur-Aussilesallu- pourl'écrivain une nature,carilnechoisitnil'une nil'autre.La
sionsdustylesont-ellesrépartiesenprofondeur;laparoleaune langue fonctionne comme une négativité,la limite initiale du
possible,le style estune Nécessité quinoue l'hum eurde l'écri-
structurehorizontale,sessecretssontsurlam êmelignequeses
motsetce qu'elle cache estdénoué par la durée m ême de son vain à.son langage.Là,iltrouve la fam iliarité de l'Histoire,ici,
continu;danslaparole toutestoffert,destiné2tune usureimm é- celle de son propre passé.11s'agitbien danslesdeux casd'une
diate,etle verbe,le silence etleurm ouvem entsontprécipités nature,c'est-à-dire d'un gestuaire fam ilier,où l'énergieestseu-
versunsensaboli:c'estuntransfertsanssillageetsansretard. lement d'ordre opératoire,s'employant ici à.dénombrer,1à à.
Le style,au contraire,n'a qu'une dim ension verticale,ilplonge transformer,maisjamais2tjugerni2tsignifierunchoix.
18 LeJtwrtjzéro Jtrl'écriture Qu'est-cequel'écriture.
?
Or toute Forme estaussiValeur;c'estpourquoientre la bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien
langue etle style,ily a place pourune autre réalité formelle : définiesparleuropposition même.
l'écriture.D ansn'importequelleformelittéraire,ily alechoix Ces écritures sont en effet différentes m ais comparables,
générald'un ton,d'un éthos,sil'on veut,etc'esticiprécisé- parce qu'ellessontproduitespar un mouvementidentique,qui
mentquel'écrivain s'individualiseelairem entparce quec'est estla réflexion de l'écrivain surl'usage socialde saforme etle
iciqu'ils'engage.Langue etstyle sontdes données antécé- choix qu'ilen assum e.Placée au cœurde laproblém atiquelitté-
dentes2ttouteproblém atiquedulangage,loukgueetstylesontle raire,quine commence qu'avec elle,l'écriture estdonc essen-
produitnatureldu Tempsetde lapersonne biologique;m ais tiellem entla morale de la forme,c'estle choix de l'aire sociale
l'identitéfonnelledel'écrivainnes'établitvéritablementqu'en au sein de laquelle l'éclivain décide de situer la Nature de son
dehors de l'installation des normes de la gramm aire etdes langage. M ais cette aire sociale n'est nullement celle d'une
constantesdu style,làoùlecontinuéclit,rassembléetenferm é consom mation effective.11ne s'agitpaspourl'écrivain de choi-
d'aborddansunenaturelinguistiqueparfaitem entinnocente,va sir le groupe socialpourlequelilécrit:ilsaitbien que,sauf 2t
devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement escompterune Révolution,ce ne peutêtrejamaisquepourla
hum ain,l'affirmationd'un certain Bien,engageantainsil'écri- m ême société.Son choix estunchoix de conscience,non d'effi-
vaindansl'évidenceetlaeom municationd'unbonheuroud'un cacité.Son écritureestunefaçon depenserlaLittérature,nonde
malaise,etliantla form eà.la foisnormaleetsingulière de sa l'étendre.Ou m ieux encore:c'estparce que l'écrivain ne peut
parole h.la vaste Histoire d'autrui.Langue etstyle sontdes rienmodifierauxdonnéesobjectivesdelaconsommationlitté-
forcesaveugles;l'écriture estun actede solidarité historique. raire(cesdonnéespurementhistoriquesluiéchappent,mêmes'il
Langueetstylesontdesobjets;l'écritureestunefonction:elle en est conscient),qu'iltransporte volontairement l'exigence
estlerapportentre la création etlasociété,elle estlelangage d'un langage libre aux sourcesde ce langageetnon au tel' m ede
lîttérairetransform éparsadestinationsociale,elleestlaforme sa consomm ation.Aussil'écriture est-elleune réalité ambiguë:
saisie dans son intention humaine et liée ainsiaux grandes d'une part,elle naîtincontestablementd'une confrontation de
crises de l'Histoire.Par exemple,M érimée et Fénelon sont l'écrivain etde sa société ;d'autre part,de cette finalité sociale,
séparéspardesphénomènesdelangueetpardesaccidentsde elle renvoie l'écrivain,parune sorte de transferttragique,aux
style;etpourtantilspratiquentun langage chargé d'une même sources instrumentales de sa création. Faute de pouvoir 1ui
intentionalité,i1sseréfèrentàunemêmeidéedelaforrneetdu fournir un langage librementconsom mé,l'Histoire 1uipropose
fond,i1sacceptentun même ordrede eonventions,ilssontle l'exigenced'unlangagelibrem entproduit.
lieu des m êm es réflexes teehniques,ils emploient avec les Ainsile choix,puisla responsabilitéd'une écrituredésignent
mêm es gestes,à.un siècle et demide distance,un instrument une Liberté,m aiscette Liberté n'a pas 1esm êmeslim ites selon
identique,sansdouteunpeumodifiédanss0naspect,nullement lesdifférents momentsde l'Histoire.11n'estpas donné h.l'écri-
danssa situation nidansson usage:en bref,ilsontla même vain de choisirson écliture dansune sorte d'arsenalintemporel
écriture.Au contraire, presque contemporains,M érim ée et desformeslittéraires.C'estsouslapressiondel'Histoireetde
Lautréamont,M allarméetCéline,GideetQueneau,Claudelet laTradition que s'établissent1esécriturespossiblesd'un écri-
Camus,quiontparlé ouparlentle mêmeétathistoriquedenotre vaindonné:ily auneHistoiredel'fzriture;maiscetteHistoire
langue, usent d'éeritures profondément différentes'
, tout les estdouble :au mom entm ême otll'Histoire générale propose
sépare,le ton,le débit,la fin,la morale,le naturel de leur - ou impose- une nouvelleproblématique dtllangagelittéraire,
parole,en sorte quelacomm unauté d'époqueetdelangue est l'écriture reste encore pleine du souvenirde sesusages anté-
20 Le degrézéro de l'écriture
rieurs,carle langage n'estjamaisinnocent:lesmotsontune
mém oire scconde qui se prolonge mystérieusementau m ilieu
des significations nouvelles. L'écriture est précisément ce A
com prom isentreune libertéetun souvenir,elle estcetteliberté Ecriturespolitiques
souvenante qui n'estliberté que dans le geste du choix,mais
déjà plusdanssa durée.Jepuissansdouteaujourd'huime
choisirtelleoutelle écriture,etdanscegesteaffirmermaliberté,
prétendreh.unefraîcheurou2tunetradition;jenepuisdéjàplus
la développerdansune durée sansdevenirpeu ztpeu prisonnier
desm otsd'autruietm ême demespropresmots.Une rém anence
obstinée,venue de toutes lesé-crituresprécédentes etdu passé Touteslesécrituresprésententun caractère declôturequiest
mêm e de m a propre écriture,couvre la voix présente de mes étranger au langageparlé.L'écliture n'estnullementun instm -
mots. Toute trace é .crite se précipite com me un élément m entde comm unication,elle n'estpas une voie ouverte paroù
chim iqued'abord transparent,innocentetneutre,danslequella passerait seulement une intention de langage. C'est tout un
simple durée faitpeu à peu apparaître toutun passé en suspen- désordre quis'écoule lttraverslaparole,et1uidonnece mouve-
sion,toute unecryptographie deplusen pltlsdense. mentdévoréquilemaintientenétatd'éternelsursis.z$ l'inverse,
Comme Liberté,l'écrituren'estdonc qu'un m oment.M aisce l'écriture estun langage durciquivitsurlui-m ême etn'a nulle-
moment est l'un des plus explicites de l'Histoire, puisque m entla charge de confier 2tsa propre durée une suite mobile
l'Histoire,c'esttoujoursetavanttoutun choixet1eslimitesde d'approxim ations,mais au contraire d'imposer,par l'unité et
cechoix.C'estparceque l'( -criture dérive d'un geste significatif
j l'ombre de sessignes,l'imaged'uneparoleconstruitebien avant
de l'écrivain,qu'elle affleure l'Histoire,bien plus sensiblement d'être inventée.Ce quioppose l'écriturel
i laparole,c'estque la
que telle autre coupe de la littérature.L'unité de l'écriture clas- premièreplrtzîrtoujourssymbolique,introversée,tournéeosten-
sique,hom ogè -ne pendantdes siècles,la pluralité desécritures siblem entdu côté d'un versantsecretdu langage,tandis que la
modernes,multipliéesdepuiscentansjusqu'àlalimitemêmedu seconde n'estqu'unedurée de signesvidesdontle m ouvem ent
faitlittéraire,cette espèce d'é
-clatem ent de l'écriture française seulestsigniticatif.Toutela parole se tientdanscette usure des
correspond bien à.une grandc crise de l'Histoire totale,visible mots,danscetteécumetoujoursemportéeplusloin,etiln'yade
d'une maniè .re beaucoup plus confuse dansl'Histoire littéraire parole que 1à où le langage fonctionne avec évidence com me
proprementdite.Ce quiséparela f <pensée)>d'un Balzacetcelle une voration qui n'enlèverait que la pointe mobile des mots;
d'un Flaubert,c'estune variation d'école;ce quioppose leurs l'écriture,aucontraire,esttoujoursenracinéedansunau-delàdu
écritures,c'est une rupture essentielle, au moment m ême otl langage,elle se développe comm e un germe etnon comme une
deux structures économ iques font charnière, entraînant dans ligne,elle m anifeste une essence etm enace d'un secret,elle est
leur articulation des changem ents décisifs de mentalité et de une contre-communication,elle intimide.Ontrouveradoncdans
conscience. touteécriturel'ambiguïtéd'unobjetquiest2tlafoislangageet
coercition : il y a, au fond de l'écliture,une <<circonstanceh>
étrangère au langage,ily a com me le regard d'une intention qui
n'estdéj'
ztpluscelledulangage.Ceregardpeuttrèsbienêtreune
passion du langage,comm edansl'écliture littéraire;ilpeutêtre
22 Ac degré zéro de I'écriture L'criturespt'
p//rëutr.
î 23
aussila m enace d'une pénalitd,com me dans 1es écritures poli- faud quotidien.Cequiparaîtaujourd'huidel'enflure,n'était
tiques:l'écriture estalorschargéedejoindred'un seultraitla alorsque lataille de laréalité.Cetteécriture,quiatouslessignes
réalité
.desactesetl'idéalité des fins.C'estpourquoile pouvoir del'inflation,futuneécritureexacte:jamaislangagenefutplus
ou l'ombre du pouvoirfinittoujoursparinstitueruneécriture invraisemblable etm oins imposteur.Cette emphase n'étaitpas
axiologique,où le trajetquisépareordinairementle faitde la seulementla form e m oulée sur le dram e',elle en étaitaussila
valeurestsupprim édansl'espace même du mot,donnéà lafois conscience.Sansce drapé extravagant,propre à.tous lesgrands
commedescriptionetcommejugement.Lemotdevientunalibi révolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, anfté à.
(c'est-à-dire un ailleursetunejustification).Ceci,quiestvrai Saint-émilion,dedéclarersansridiculeparcequ'ilallaitmourir:
desécritures littéraires,où l'unité dessignes estsanscesse fas- ((Oui,jesuisGuadet.Bourreau,faistonoffice.Vaportermatête
cinée pardeszonesd'infra-ou d'ultra-langage,l'estencoreplus auxtyransdelapatrie.Ellelesatoujoursfaitpâlir:abattue,elle
desécriturespolitiques,où l'alibidulangageesten m ême temps lesfera pâlirencore davantagey),la Révolution n'auraitpu être
intiluidation etglorification :effectivem ent,c'estIe pouvoirou cetévénem ent mythique quia fécondé l'Histoire ettoute idée
le combatquiproduisent1estypes d'écriturelespluspurs. future de la Révolution.L'écriture révolutionnaire fut comm e
On verra plusloin que l'écritureclassiquem anifestaitcérém o- l'entéléchie de la légende révolutionnaire : elle intimidait et
nialementl'implantation de l'écrivain dansune sl x iété m litique imposaitune consécration civiquedu Sang.
particulière etque,parler comm e Vaugelas,ce fut,d'abord,se
rattacher2 tl'exercicedu pouvoir.SilaRévolution n'apasm odi-
t'ié 1es normesde cette écliture,parce que le personnelpensant L'écriturem arxisteesttoutautre.lcilaclôturede la form ene
restaitsomme toute le même etpassait seulementdu pouvoir provientpasd'uneam plit ication rhétoliquenid'uneem phase du
intellectuelau pouvoirpolitique,les conditionsexceptionnelles débit, m ais d'un lexique aussi particulier, aussi fonctionnel
de lalutteontpourtantproduit,au seinm ême de lagrandeForme qu'un vocabulaire technique ; 1es m étaphores elles-m êm es y
classique,une écriture proprem ent révolutionnaire,non par sa sontsévèrementcodifiées.L'écriture révolutionnaire française
structure,plusacadémiquequejamais,maisparsaclôtureetson fondaittoujoursundroitsanglantou unejustification morale;à.
double,l'exercice du langage étant alors lié,comme jamais l'origine,l'écliturem arxiste estdonnéecomm eun langagedela
encore dans l'Histoire,au Sang répandu.Les révolutionnaires connaissance;iciI'écriture estunivoque,parcequ'elleestdesti-
n'avaientaucune raison de vouloir moditierl'écriture classique, née 2tmaintenirla cohésion d'une Nature;c'estl'identité lexi-
ilsne pensaientnullementmettreen causelanaturede l'homme, cale de cette écriture quiluiperm etd'im poserune stabilité des
encorem oinsson langage,etun rfinstrumentphéritédeVoltaire, explicationsetuneperm anencede méthode ;cen'estquetoutau
de Rousseau ou de Vauvenargues,nepouvaitleurparaître com - boutdesonlangagequelemarxismerejointdescomportements
promis.C'estlasingularitédessituationshistoriquesquiaform é purementpolitiques.Autantl'écliture révolutionnaire française
l'identité de l'écriture révolutionnaire. Baudelaire a parlé estemphatique,autantl'écriture m arxiste estlitotique,puisque
quelque partde <<la vérité emphatique du geste dans 1esgrandes chaque motn'estplusqu'uneréférenceexiguë 2tl'ensemble des
circonstancesdela vie$$.LaRévolution futparexcellence l'une principesquile soutientd'une façon inavouée.Parexemple,le
de ces grandes circonstances otlla vérité,par le sang qu'elle m ot<<impliquer$$,fréquentdansl'écriture m arxiste,n'y apasle
coûte,devient si lourde qu'elle requiert,pour s'exprimer,1es sensneutredudictionnaire;ilfaittoujoursallusionà.unprocès
fonnesmêmesde l'am pliticationthéâtrale.L'écriturerévolution- historique précis,il est comm e un signe algébrique quirepré-
naire futce geste emphatique quipouvaitseulcontinuerl'écha- senteraittoute une parenthèse depostulatsantérieurs.
Le degré zéro de l'
écriture L'
criturespolitiques
Liée h.une action,l'écriture marxiste estrapidem entdevenue, estetcequ'ilvoudraitqu'onlecroie:unehistoiredesécritures
en fait,un langage de la valeur.Ce caractère,visible déjà politiques constitueraitdonc la m eilleure desphénoménologies
chezM arx,dontl'écriture reste pourtanten généralexplicative, sociales.Parexem ple,la Restauration a élaboré uneécriture de
a envahi com plètem ent l'écriture stalinienne triomphante. classe,grâce 2tquoila répression étaitim médiatementdonnée
Certainesnotions,formellem entidentiquesetque le vocabulaire comme unecondamnation surgiespontaném entde la (LNatureh>
neutrene désigneraitpasdeux fois,sontscindéesparlavaleuret classique:lesouvliersrevendicatifsétaienttoujoursdes<rindi-
chaqueversantrejointunnom différent:parexemple,;(cosmo- vidus$k,1es briseurs de grève,des<<ouvrierstranquilles>>,etla
politisme$$estlenom négatifd'rrinternationalismeyy(déjàchez servilité des juges y devenait la <
4vigilance paternelle des
M arx).Dansl'universstalinien,où ladljinition,c'est-à-direla magistratsp(denosjours,c'estparunprocédéanaloguequele
séparation duBien etdu M al,occupedésorm aistoutle langage, gaullismeappelle1escommunistesdes(Lséparatistes>>).Onvoit
iln'y a plusde m ots sansvaleur,etl'écriture a finalementpour qu'ici l'écriture fonctionne cornme une bonne conscience et
fonction de faire l'économ ie d'un procès:iln'y a plus aucun qu'elle apourmission defaire coïnciderfrauduleusem ent1'0:-
sursis entre la dénomination etle jugement,et la clôture du ginedufaitetsonavatarlepluslointain,endonnant2tlajustit'
i-
langageestparfaite,puisque c'estfinalementune valeurquiest cation de l'acte,la caution de sa réalité.Ce faitd'écriture est
donnée com me explication d'une autre valeur;parexemple,on d'ailleurs propre 2ttous 1es régim es d'autolité;c'est ce qu'on
diraque telcriminela déployé une activité nuisible aux intérêts pourrait appeler l'écriture policière '
. on sait par exemple le
de l'ztat;ce quirevienth.dire qu'un criminelest celuiqui contenu étem ellem entrépressifdu m otL(Ordre p.
commetun clim e.On le voit,ils'agitd'une véritabletautologie,
procédé constantde l'écriture stalinienne.Celle-ci.en effet,ne
vise plus 2tfonder une explication m arxiste des faits,ou une L'expansion des faits politiquesetsociaux dansle champ de
rationalité révolutionnaire desactes,mais2tdonnerle réelsous conscience desLettres a produitun type nouveau de scripteur,
saformejugée,imposantunelectureimmédiatedescondamna- situéàm i-cheminentrelem ilitantetl'écrivain,tirantdu premier
tions:lecontenu objectifdu mot<rdéviationniste$$estd'ordre une image idéale de l'homme engagé,etdu second l'idée que
pénal.Sideux déviationnistes se réunissent,ils deviennentdes l'œuvre écrite estun acte.En mêm e temps que l'intellectuelse
44fractionnistes)/scequinecorrespond pash.unefaute objecti- substitue à.l'écrivain, naît dans les revues et 1es essais une
vement différente,m ais à.une aggravation de la pénalité.On écliture militante entièrem ent affranchie du style, et qui est
peutdénombreruneécritureproprementmarxiste(celledeMarx com me un langage professionnelde la <<présenceh >.Danscette
etdeLénine)etuneécrituredustalinismetriomphant(celledes écriture,1es nuancesfoisonnent.Personne ne niera qu'ily apar
démocratiespopulaires);ily a certainementaussiuneécriture exemple une écl iture <<Esprit$$ ou une écriture r<Temps
trotsl
dste etune écriture tactique,quiestcelle,parexem ple,du moderfles>>.Le caractère comm un de ces écritures intellec-
communisme français (substitution de <<peupleh>, puis de tuelles,c'estqu'icile langagede lieu privilégié tend 2
tdevenirle
<rbraves genshyà.bbclasse ouvrière >
h,am biguïté volontaire des signesuft-
isantdel'engagement.Rejoindreuneparoleclosepar
termesdeqdémocratie)),44liberté>>,44paix>>,etc.). la poussée de tousceux quine la parlentpas,c'est afficherle
11n'estpasdouteux que chaque régime possède son écliture, mouvementmêm e d'un choix,sinon soutenir ee choix;l'écri-
dont l'histoire reste encore 2t faire.L'écriture,étantla form e ture devienticicomme une signature que l'on m etau basd'une
spectaculairem entengagée de la parole,contient à.la fois,par proclamation collective (qu'on n'a d'ailleurs pasrédigée soi-
uneambiguïtéprécieuse,l'être etleparaîtredu pouvoir,ce qu'il znême).Ainsiadopter une écziture - on pounuitdire encore
26 Le degré zéro de l'écriture
m ieux - assumeruneécliture -,c'estfairel'économie de toutes
lesprémissesdu choix,c'estm anifestercomm eacquiseslesrai-
sonsde cechoix.Touteécliture intellectuelleestdoncleprem ier
des <sauts de l'intellectp.Au lieu qu'un langage idéalement L 'écriture du Rom an
librenepoun-aitjamaissignalermapersonneetlaisseraittout
ignorerdemonhistoireetdemaliberté,l'éclitureh.laquelleje
mecont'ieestdéjàtoutinstitution;elledécouvremonpasséet
m on choix,ellem edonneunehistoire,elle affiche ma situation,
ellem'engagesansquej'aieà.ledire.LaFormedevientainsi
plusquejamaisunobjetautonome,destiné2tsignifierunepro-
priétécollectiveetdéfendue,etcetobjetaunevaleurd'épargne, Roman etHistoire onteu desrapports étroits dans le siècle
il fonctionne comme un signal économ ique grâce auquel le m êm e quia vu leurplusgrand essor.Leurlien profond,ce qui
scripteur impose sans cesse sa conversion sans en retracer devraitpermettre de comprendre à.la fois Balzac et M ichelet,
jamaisl'histoire. c'estchezl'unetchezl'autre,laconstruction d'ununiversautar-
Cetteduplicitédeséclituresintellectuellesd'aujourd'huiest cique,fabriquantlui-m ême ses dimensions etses limites,ety
accentuée par le faitqu'en dépitdes efforts de l'époque,la disposantson Temps,son Espace,sa population,sa collection
Littératuren'a pu êtreentièrementliquidée:ellefonne un hori- d'objetsetsesmythes.
zon verbaltoujours prestigieux.L'intellectuel n'est encore Cette sphéricitédesgrandesœuvresdu xlxesiècle s'estexpri-
qu'un écrivain maltransformé,etztm oins de se saborder etde m ée parleslongsrécitatifsdu Roman etde l'Histoire,sortesde
devenirztjamaisunmilitantquin'écritplus(certainsl'ontfait, projectionsplanesd'unmondecourbeetlié,dontleroman-
pardéfinition oubliés),ilne peutque revenirà.la fascination feuilleton,néalors,présente,danssesvolutes.une im age dégra-
d'éclitures antélieures, transm ises h.partir de la Littérature dée.Et pourtant la narration n'est pas forcdment une 1oi du
com me un instrumentintactetdém odé.Ces écritures intellec- genre.Toute une époque a pu concevoirdesrom ansparlettres,
tuellessontdoncinstables,ellesrestentlittérairesdanslamesure par exemple;ettoute une autre peutpratiquerune Histoire par
où elles sont impuissantes et ne sontpolitiques que par leur analyses.LeRécitcom meform eextensive ztlafoisau Rom anet
hantise de l'engagement.En bref,il s'agit encore d'écritures à.l'Histoire,restedoncbien,engénéral,le choix ou l'expression
éthiques,où la conscience du scripteur(on n'oseplusdire de d'un momenthistorique.
l'éclivain)trouvel'imagerassuranted'unsalutcollectif.
M ais de m êm e que,dans l'état présentde l'Histoire,toute
écriture m litique ne peutque confirm erun univers policier,de Retiré du français parlé,le passé simple,pierre d'angle du
m ême toute écriture intellectuelle ne peutqu'instituerune para- Récit,signaletoujoursunart;ilfaitpartied'unritueldesBelles-
littérature, qui n'ose plus dire son nom . L'impasse de ces Lettres.11n'estpluschargé d'explim erun temps.Son rôleestde
écritures est donc totale,elles ne peuvent renvoyer qu'à une ramenerlaréalité à.un point,etd'abstrairede la multiplicitédes
complicité ou à.uneimpuissance,c'est-à-dire,de toute m anière, tem ps vécus etsuperposés un acte verbalpur,débarrassé des
à,une aliénation. racinesexistentiellesde l'expérience,etorienté versune liaison
logique avec d'autres actions,d'autres procès,un m ouvem ent
généraldu m onde:ilvise à.m aintenirunehiérarchiedansl'em-

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