Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
*
Peut-être ce qu’il faut appeler en toute rigueur « littérature » a-t-il son seuil d’existence là
précisément, en cette fin du XVIII e siècle, lorsque apparaît un langage qui reprend et
consume dans sa foudre tout autre langage, faisant naître une figure obscure mais
dominatrice où jouent la mort, le miroir et le double, le moutonnement à l’infini des mots.
Dans La Bibliothèque de Babel, tout ce qui peut être dit a déjà été dit : on peut y trouver
tous les langages conçus, imaginés, et même les langages concevables, imaginables ; tout a
été prononcé, même ce qui n’a pas de sens, au point que la découverte de la plus mince
cohérence formelle est un hasard hautement improbable, dont bien des existences,
acharnées pourtant, n’ont jamais reçu la faveur * . Et cependant, au-dessus de tous ces mots,
un langage rigoureux, souverain les recouvre, qui les raconte et à vrai dire les fait naître :
langage lui-même appuyé contre la mort, puisque c’est au moment de basculer dans le puits
de l’Hexagone infini que le plus lucide (le dernier par conséquent) des bibliothécaires révèle
que même l’infini du langage se multiplie à l’infini, se répétant sans terme dans les figures
dédoublées du Même.
C’est une configuration inverse exactement de celle de la Rhétorique classique. Celle-ci
n’énonçait pas les lois ou les formes d’un langage ; elle mettait en rapport deux paroles.
L’une muette, indéchiffrable, tout entière présente à elle-même et absolue ; l’autre, bavarde,
n’avait plus qu’à parler cette première parole selon des formes, des jeux, des croisements
dont l’espace mesurait l’éloignement du texte premier et inaudible ; la Rhétorique répétait
sans cesse, pour des créatures finies et des hommes qui allaient mourir, la parole de l’Infini
qui ne passerait jamais. Toute figure de rhétorique, en son espace propre, trahissait une
distance, mais, faisant signe à la Parole première, prêtait à la seconde la densité provisoire
de la révélation : elle montrait. Aujourd’hui l’espace du langage n’est pas défini par la
Rhétorique, mais par la Bibliothèque : par l’épaulement à l’infini des langages fragmentaires,
substituant à la chaîne double de la rhétorique la ligne simple, continue, monotone d’un
langage livré à lui-même, d’un langage qui est voué à être infini parce qu’il ne peut plus
s’appuyer sur la parole de l’infini. Mais il trouve en soi la possibilité de se dédoubler, de se
répéter, de faire naître le système vertical des miroirs, des images de soi-même, des
analogies. Un langage qui ne répète nulle parole, nulle Promesse, mais recule indéfiniment
la mort en ouvrant sans cesse un espace où il est toujours l’analogon de lui-même.
Les bibliothèques sont le lieu enchanté de deux difficultés majeures. Les mathématiciens
et les tyrans, on le sait, les ont résolues (mais peut-être pas tout à fait). Il y a un dilemme :
ou tous ces livres sont déjà dans la Parole, et il faut les brûler ; ou ils lui sont contraires, et il
faut encore les brûler. La Rhétorique est le moyen de conjurer pour un instant l’incendie des
bibliothèques (mais elle le promet pour bientôt, c’est-à-dire pour la fin du temps). Et voici le
paradoxe : si on fait un livre qui raconte tous les autres livres, est-il lui-même un livre, ou
non ? Doit-il se raconter lui-même comme s’il était un livre parmi les autres ? Et s’il ne se
raconte pas, que peut-il bien être, lui qui avait le projet d’être un livre, et pourquoi s’omettre
dans son récit, alors qu’il lui faut dire tous les livres ? La littérature commence quand ce
paradoxe se substitue à ce dilemme ; quand le livre n’est plus l’espace où la parole prend
figure (figures de style, figures de rhétorique, figures de langage), mais le lieu où les livres
sont tous repris et consumés : lieu sans lieu puisqu’il loge tous les livres passés en cet
impossible « volume » qui vient ranger son murmure parmi tant d’autres – après tous les
autres, avant tous les autres.