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Michel Foucault

Raymond
Roussel

Le Chemin

Gallimard
DU MEME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


HISTOIRE DE LA FOLIE À L’ÂGE CLASSIQUE.
RAYMOND ROUSSEL.
LES MOTS ET LES CHOSES.
L’ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR.
L’ORDRE DU DISCOURS.
MOI, PIERRE RIVIÈRE, AYANT ÉGORGÉ MA MÈRE,
MA SŒUR ET MON FRÈRE... {ouvrage collectif).
SURVEILLER ET PUNIR.
HERCULINE BARBIN DITE ALEXINA B.
HISTOIRE DE LA SEXUALITÉ.
I. La Volonté de savoir.
IL L’Usage des plaisiis.
III. Le Souci de soi.
LE DÉSORDRE DES FAMILLES {en collaboration avec Arlette
Farge).
Chez d'autres éditeurs
NAISSANCE DE LA CLINIQUE : UNE ARCHÉOLO­
GIE DU REGARD MÉDICAL (P.U.F.).
LES MACHINES À GUÉRIR (ouvrage collectif). (Édition Mar-
daga)
Le Chemin
collection dirigée
par Georges Lambrichs
MICHEL FOUCAULT

RAYMOND
ROUSSEL

GALLIMARD
© 1963, Éditions Gallimard.
I

L E S E U IL E T LA C L E F

L’œuvre nous est offerte dédoublée en son dernier


instant par un discours qui se charge d’expliquer
comment... Ce « comment j ’ai écrit certains de mes
livres », révélé lui-même quand tous étaient écrits,
a un étrange rapport avec l’œuvre qu’il découvre dans
sa machinerie, en la recouvrant d’un récit auto­
biographique hâtif, modeste et méticuleux.
En apparence, Roussel respecte l’ordre des chro­
nologies : il explique son œuvre en suivant le droit fil
qui est tendu des récits de jeunesse aux Nouvelles
Impressions qu’il vient de publier. Mais la distribu­
tion du discours et son espace intérieur sont de sens
contraire : au premier plan, et en grosses lettres, le
procédé qui organise les textes initiaux ; puis en étages
plus serrés, les mécanismes des Impressions d'Afrique,
avant ceux de Locus Solus, à peine indiqués. A l’ho­
rizon, là où le langage se perd avec le temps, les textes
récents — Poussière de Soleils et l'Etoile au Front —
ne sont plus qu’un point. Les Nouvelles Impressions,
elles, sont déjà de l’autre côté du ciel, et on ne peut
8 RAYMOND ROUSSEL

les y repérer que par ce qu’elles ne sont pas. La géo­


métrie profonde de cette « révélation » renverse le
triangle du temps. Par une rotation complète, le
proche devient le plus lointain. Comme si Roussel ne
pouvait jouer son rôle de guide que dans les pre­
miers détours du labyrinthe, et qu’il l’abandonnait
dès que le cheminement s’approche du point central
où il est lui-même, tenant les fils en leur plus grand
embrouillement — où, qui sait ? en leur plus grande
simplicité. Le miroir qu’au moment de mourir
Roussel tend à son œuvre et devant elle, dans un geste
mal défini d’éclairement et de précaution, est doué
d’une bizarre magie : il repousse la figure centrale
dans le fond où les lignes se brouillent, recule au plus
loin la place d'où se fait la révélation, mais rapproche,
comme pour la plus extrême myopie, ce qui est le
plus éloigné de l’instant où elle parle. A mesure
qu’elle approche d’elle-même, elle s’épaissit en secret.
Secret redoublé : car sa forme *solennellement
ultime, le soin avec lequel elle a été, tout au long de
l’œuvre, retardée pour venir à échéance au moment
de la mort, transforme en énigme le procédé qu’elle
met au jour. Le lyrisme est méticuleusement exclu de
Comment j'ai écrit certains de mes livres (les cita­
tions de Janet utilisées par Roussel pour parler de ce
qui fut sans doute l’expérience nodale de sa vie mon­
trent la rigueur de cette exclusion) ; on y trouve des
renseignements, point de confidence, et pourtant quel­
que chose est confié, absolument — dans cette figure
étrange du secret que la mort garde et publie. « Et
LE S E U I L ET LA C L E F 9
je me réfugie faute de mieux dans l’espoir que j’aurai
peut-être un peu d’épanouissement posthume à l’en­
droit de mes livres. » Le « comment » inscrit par
Roussel en tête de son œuvre dernière et révélatrice
nous introduit non seulement au secret de son lan­
gage, mais au secret de son rapport avec un tel secret,
non pour nous y guider, mais pour nous laisser au
contraire désarmé, et dans un embarras absolu
quand il s’agit de déterminer cette forme de réticence
qui a maintenu le secret en cette réserve tout à
coup dénouée.
La phrase première : « Je me suis toujours proposé
d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de
mes livres » indique avec assez de clarté que ces rap­
ports ne furent ni accidentels ni établis au dernier
instant, mais qu’ils ont fait partie de l’œuvre même,
et de ce qu’il y avait de plus constant, de mieux
enfoui dans son intention. Et puisque cette révélation
de dernière minute et de premier projet forme main­
tenant le seuil inévitable et ambigu qui initie à
l’œuvre en la terminant, elle se joue de nous, à n’en
pas douter : en donnant une clef qui désamorce le
jeu, elle dessine une énigme seconde. Elle nous pres­
crit, pour lire l’œuvre, une conscience inquiète :
conscience en laquelle on ne peut se reposer, puisque
le secret n’est pas à trouver comme dans ces devinettes
ou charades que Roussel aimait tant ; il est démonté
et avec soin, pour un lecteur qui aurait donné, avant
la fin du jeu, sa langue au chat. Mais c’est Roussel qui
donne au chat la langue de ses lecteurs ; il les
IO RAYMOND ROUSSEL

contraint à connaître un secret qu’ils ne reconnais­


saient pas, et à se sentir pris dans une sorte de secret
flottant, anonyme, donné et retiré, et jamais tout à
fait démontrable : si Roussel de son plein gré a dit
qu’il y avait du secret, on peut supposer qu’il l’a
radicalement supprimé en le disant et en disant quel
il est, ou, tout aussi bien, qu’il l’a décalé, poursuivi
et multiplié en laissant secret le principe du secret
et de sa suppression. L’impossibilité, ici, de décider
lie tout discours sur Roussel non seulement au risque
commun de se tromper mais à celui, plus raffiné, de
l’être. Et d’être trompé moins par un Secret que par
la conscience qu’il y a secret

Roussel, en 1932, avait adressé à l’imprimeur une


partie du texte qui allait devenir, après sa mort, Com­
ment fa i écrit certains de mes livres. Ces pages, il
était entendu qu’elles ne devaient point paraître de
son vivant. Elles n ’attendaient pas sa mort ; celle-ci,
plutôt, était aménagée en elles, liée sans doute à
l’instance de la révélation qu’elles portaient. Quand,
le 30 mai 1933, il précise ce que doit être l’ordon­
nance de l’ouvrage, il avait depuis longtemps pris ses
dispositions pour ne plus revenir à Paris. Au mois
de juin, il s’installe à Palerme, quotidiennement dro­
gué et dans une grande euphorie. Il tente de se tuer
ou de se faire tuer, comme si maintenant il avait
pris « le goût de la mort dont auparavant il avait
la crainte ». Le matin où il devait quitter son hôtel
pour une cure de désintoxication à Kreuzlingen, on
LE S E U I L ET LA C L E F II

le retrouve mort ; malgré sa faiblesse, qui était


extrême, il s’était traîné avec son matelas tout contre
la porte de communication qui donnait sur la chambre
de Charlotte Dufresne. Cette porte, en tous temps,
restait libre ; on la trouva fermée à clef. La mort,
le verrou et cette ouverture close formèrent, en cet
instant et pour toujours sans doute, un triangle énig­
matique où l’œuvre de Roussel nous est à la fois
livrée et refusée. Ce que nous pouvons entendre de
son langage nous parle à partir d’un seuil où l’accès ne
se dissocie pas de ce qui forme défense — accès et
défense eux-mêmes équivoques puisqu’il s’agit, en ce
geste non déchiffrable, de quoi ? de libérer cette
mort si longtemps redoutée et soudain désirée ? ou
peut-être aussi bien de retrouver une vie dont il avait
tenté avec acharnement de se délivrer mais qu’il avait
si longtemps rêvé de prolonger à l’infini par ses
œuvres, et, dans ses œuvres mêmes, par des appareils
méticuleux, fantastiques, infatigables ? De clef, y en
a-t-il d ’autre maintenant que ce texte dernier qui est
là, immobile, tout contre la porte P. Faisant signe
d’ouvrir ? Ou le geste de fermer ? Tenant une clef
simple, merveilleusement équivoque, apte en un seul
tour à cadenasser ou à délivrer ? Refermant avec soin
sur une mort sans atteinte possible, ou peut-être, trans­
mettant, au-delà d’elle, cet éblouissement dont le sou­
venir n’avait pas quitté Roussel depuis sa dix-neu­
vième année, et dont il avait essayé, en vain toujours,
sauf peut-être cette nuit-là, de retrouver la clarté ?
Roussel, dont le langage est d’une grande précision,
12 RAYMOND ROUSSEL

a dit curieusement de Comment fa i écrit certains de


mes livres qu’il s’agissait d’un texte « secret et
posthume ». Il voulait dire sans doute — au-dessous
de la signification évidente : secret jusqu’à la mort
exclue — plusieurs choses : que la mort appartenait
à la cérémonie du secret, qu’elle en était un seuil pré­
paré, la solennelle échéance ; peut-être aussi que le
secret resterait secret jusque dans la mort, trouvant en
elle le secours d’une chicane supplémentaire — le
« posthume » multipliant le « secret » par lui-même
et l’inscrivant dans le définitif ; ou mieux que la mort
révélerait qu’il y a un secret, montrant, non ce qu’il
cache, mais ce qui le rend opaque et infracassable ; et
qu’il ne garderait le secret en dévoilant qu’il est secret,
le livrant épithète, le maintenant substantif. Et on n ’a
plus au fond de la main que l’indiscrétion têtue, inter­
rogative, d’une clef elle-même verrouillée — chiffre
déchiffrant et chiffré.
Comment fa i écrit certains de mes livres cache
autant et plus que n’en dévoile la révélation promise.
Il n ’offre guère que des épaves dans une catastrophe
de souvenirs qui oblige, dit Roussel, « à mettre des
points de suspension ». Mais aussi générale que soit
cette lacune, elle n ’est encore qu’un accident de sur­
face à côté d ’une autre, plus essentielle, impérieuse­
ment indiquée par la simple exclusion, sans commen­
taire, de toute une série d’œuvres. « Il va sans dire
que mes autres livres, la Doublure, la Vue, et N ou­
velles Impressions d'Afrique sont absolument étran­
gers au procédé. » Hors secret sont aussi trois textes
L E S E U I L ET LA C L E F *3
poétiques, VInconsolable, les Têtes de carton et le pre­
mier poème écrit par Roussel, Mon âme. Quel secret
recouvre cette mise à l’écart, et le silence qui se
contente de la signaler sans un mot d’explication ?
Cachent-elles, ces œuvres, une clef d’une autre nature
— ou la même, mais cachée doublement jusqu’à la
dénégation de son existence ? Et peut-être y a-t-il une
clef générale dont relèverait aussi bien, selon une loi
très silencieuse, les œuvres chiffrées — et déchif­
frées par Roussel — et celles dont le chiffre serait de
n ’avoir pas de chiffre apparent. La promesse de la
clef, dès la formulation qui la livre, esquive ce qu’elle
promet ou plutôt le renvoie au-delà de ce qu’elle-
même peut livrer, à une interrogation où tout le lan­
gage de Roussel se trouve pris.
Etrange pouvoir de ce texte destiné à « expliquer ».
Si douteux apparaissent son statut, la place d’où il
s’élève et d’où il fait voir ce qu’il montre et les fron­
tières jusqu’où il s’étend, l’espace qu’à la fois il sup­
porte et il mine, qu’il n’a guère, en un premier
éblouissement, qu’un seul effet : propager le doute,
l’étendre par omission concertée là où il n’avait pas
de raison d’être, l’insinuer dans ce qui doit en être
protégé, et le planter jusque dans le sol ferme où lui-
même s’enracine. Comment fa i écrit certains de mes
livres est après tout un de « ses » livres :*le texte du
secret dévoilé n ’a-t-il pas le sien mis au jour et masqué
à la fois par la lumière qu’il porte aux autres ?
A ce risque généralisé, on peut supposer plusieurs
figures dont l’œuvre de Roussel (n’est-elle pas, après
14 RAYMOND ROUSSEL

tout, le secret du secret ?) donnerait les modèles. Il


se peut qu’au-dessous du procédé révélé dans le texte
dernier, une autre loi établisse son règne plus secret
et une forme tout à fait imprévue. Sa structure serait
celle, exactement, des Impressions d'Afrique ou de
Locus Solus : les scènes aménagées sur le tréteau des
Incomparables ou les machineries du jardin de Mar­
tial Canterel ont une explication apparente dans un
récit — événement, légende, souvenir, ou livre — ,
qui en justifie les épisodes ; mais la clef réelle — ou
en tout cas une autre clef à un niveau plus pro­
fond — ouvre le texte selon toute sa longueur et
révèle sous tant de merveilles la sourde explosion pho­
nétique de phrases arbitraires. Peut-être, après tout,
l’œuvre en son entier est-elle construite sur ce modèle :
Comment fai écrit certains de mes livres jouant le
même rôle que la seconde partie des Impressions
d'Afrique ou les passages explicatifs de Locus Solus,
et cachant, sous prétexte de révélation, la vraie force
souterraine d’où jaillit le langage.
Il se peut aussi que la révélation de Comment fa i
écrit n ’ait de valeur que propédeutique, formant une
sorte de mensonge salutaire, — vérité partielle qui
signale seulement q u ’il faut chercher plus loin et dans
des corridors plus profonds ; l’œuvre serait alors
bâtie sur tout un étagement de secrets qui se com­
mandent mais sans qu'aucun d'eux n’ait valeur uni­
verselle ou absolument libératrice. Donnant une clef
au dernier moment, le dernier texte serait comme un
premier retour vers l’œuvre avec une double fonc-
LE S E U I L ET LA C L E F 15

don : ouvrir, dans leur architecture la plus exté­


rieure, certains textes, mais indiquer qu’il faut pour
ceux-ci et pour les autres une série de clefs dont cha­
cune ouvrirait sa propre boîte, et non pas celle plus
petite, plus précieuse, mieux protégée qui s’y trouve
contenue. Cette figure de l’enveloppement est fami­
lière à Roussel : on la trouve employée, avec applica­
tion, dans les Six Documents pour servir de canevas ;
Poussière de Soleils l’utilise justement comme méthode
de découverte d’un secret ; dans les Nouvelles Impres­
sions, elle prend la forme étrange d’une élucidation
proliférante, toujours interrompue par une nouvelle
lumière, laquelle est brisée à son tour par la paren­
thèse d ’une autre clarté, qui, née à l’intérieur de la
précédente, la tient suspendue et pour longtemps frag­
mentaire, jusqu’à ce que tous ces jours successifs,
interférants et éclatés forment, sous le regard, l’énigme
d ’un texte lumineux et sombre que tant d’ouvertures
ménagées hérissent en forteresse imprenable.
Ou encore, le procédé pourrait bien jouer le rôle
d’amorce et de conclusion qui est celui de ces phrases
identiques et ambiguës dans lesquelles les textes de
« grande jeunesse » enchâssent leurs récits cycliques.
Il formerait une sorte de périmètre obligé, mais qui
laisserait libre, au centre du langage, une grande
plage d’imagination, sans autre clef peut-être que son
jeu. Le procédé aurait alors une fonction de déclen­
chement et de protection ; il délimiterait un milieu
privilégié, hors contact, que la rigueur de sa forme
périphérique libérerait de toute contrainte extérieure.
ι6 RAYMOND ROUSSEL

Son arbitraire décrocherait la rédaction de toute


complicité, inducdon, communication subreptice,
influence et lui offrirait dans un espace absolument
neutre la possibilité de prendre son volume propre. Le
« procédé » ne commanderait pas les œuvres jusqu’en
leur figure la plus centrale ; il en serait seulement le
seuil, franchi dès que tracé, rite de purification plutôt
que formule d’architecture. Roussel s’en serait servi
pour encadrer le grand rituel de son œuvre, le répé­
tant solennellement et pour tous quand il en achevait
pour lui-même le cycle. Tout autour de l’œuvre, le
procédé formerait un cercle ne livrant l’accès qu’en
laissant l’initié dans l’espace blanc et totalement énig­
matique d’une œuvre ritualisée, c’est-à-dire séparée,
mais non expliquée. Il faudrait considérer alors Com­
ment j'ai écrit un peu comme la lentille de la Vue :
cette minuscule surface qu’il faut faire éclater en la
traversant du regard pour qu’elle libère tout un
volume qui lui est incommensurable et qui, pourtant,
sans elle, ne pourrait être ni fixé, ni parcouru, ni
conservé. Peut-être le procédé n’est-il pas plus l’œuvre
elle-même que le petit verre bombé n’est la plage
dont il ouvre et protège la lumière à condition qu’on
franchisse d’un regard son seuil indispensable.
Le texte « révélateur » de Roussel demeure si
réservé pour décrire le jeu du procédé dans l’œuvre
et l’œuvre à son tour si prolixe en modèles de déchif­
frement, en rites de seuil et en serrures qu’il est
difficile de situer Comment j'ai écrit certains de mes
livres par rapport à ces livres eux-mêmes et aux
L E S E U I L ET LA C L E F I?

autres. Sa fonction positive d’explication — de recette


aussi : « Il me semble qu’il est de mon devoir de
le révéler, car j’ai l’impression que des écrivains de
l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit »
— se retourne vite dans le jeu d’une incertitude qui
n ’en finit pas comme se prolonge indéfiniment le
geste douteux par lequel Roussel, sur le seuil, la der­
nière nuit, a voulu peut-être ouvrir, peut-être fermer la
porte. En un sens l’attitude de Roussel est inverse de
celle de Kafka, mais aussi difficile à déchiffrer : Kafka
avait confié à Max Brod des manuscrits pour qu’ils
soient détruits après sa mort — à Max Brod qui
avait dit qu’il ne les détruirait pas ; Roussel aménage
autour de sa mort le texte simple d’une explication
que ce texte et les autres livres et cette mort même
rendent sans recours douteuse.
Une seule chose est certaine : le livre « posthume et
secret » est l’élément dernier, indispensable au lan­
gage de Roussel. En donnant une « solution » il trans­
forme chacun de ses mots en piège possible, c’est-à-dire
en piège réel, puisque la seule possibilité qu’il y ait
un double fond ouvre pour qui écoute un espace
d’incertitude sans repos. Ce qui ne conteste pas l’exis­
tence du procédé clef, ni le méticuleux positivisme
de Roussel, mais donne à sa révélation une valeur
rétrograde et indéfiniment inquiétante.

Tous ces corridors, il serait rassurant de pouvoir les


fermer, d’interdire toutes les issues et d’admettre que
Roussel échappe par la seule issue que notre
ι8 RAYMOND ROUSSEL

conscience, pour son plus grand repos, veut bien lui


aménager. « Est-il bien convenable qu’un homme
étranger à toute tradition initiatique se considère
comme tenu à emporter dans la tombe un secret d ’un
autre ordre... N ’est-il pas plus tentant d’admettre que
Roussel obéit, en qualité d’adepte, à un mot d ’ordre
imprescriptible1 ? » On voudrait bien: les choses en
seraient étrangement simplifiées et l’œuvre se refer­
merait sur un secret dont l’interdit à lui seul signa­
lerait l’existence, la nature, le contenu et le rituel
obligé ; et par rapport à ce secret, tous les textes de
Roussel seraient autant d ’habiletés rhétoriques révé­
lant à qui sait lire ce qu’ils disent, par le simple fait,
merveilleusement généreux, qu’ils ne le disent pas.
A l’extrême limite, il se peut que la « chaîne »
de Poussière de Soleils ait quelque chose à voir (dans
la forme) avec la procession du savoir alchimique,
même s’il y a peu de chances pour que les vingt-deux
changements de décor imposés par la mise en scène
répètent les vingt-deux arcanes majeurs du tarot. Il se
peut que certains dessins extérieurs du cheminement
ésotérique aient servi de modèle : mots dédoublés, coïn­
cidences et rencontres à point nommé, emboîtement
des péripéties, voyage didactique à travers des objets
porteurs, en leur banalité, d’une histoire merveilleuse
qui définit leur prix en décrivant leur genèse, décou­
vertes en chacun d’eux d ’avatars mythiques qui les
conduisent jusqu’à l’actuelle promesse de la déli-

1. André Breton : Fronton Virage.


LE S E U I L ET LA C L E F *9
vrance. Mais si Roussel, ce qui n’est pas sûr, a utilisé
de pareilles figures, c’est sur le mode où il s’est servi de
quelques vers d'Au clair de la Lune et de J'ai du
bon tabac dans les Impressions d'Afrique : non pour
en transmettre le contenu par un langage extérieur
et symbolique destiné à le livrer en le dérobant, mais
pour aménager à l’intérieur du langage un verrou
supplémentaire, tout un système de voies invisibles, de
chicanes et de subtiles défenses.
Le langage de Roussel est opposé — par le sens de
ses flèches plus encore que par le bois dont il est
fait — à la parole initiatique. Il n’est pas bâti sur
la certitude qu’il y a un secret, un seul, et sagement
silencieux ; il scintille d’une incertitude rayonnante
qui est toute de surface et qui recouvre une sorte de
blanc central : impossibilité de décider s’il y a un
secret, ou aucun, ou plusieurs et quels ils sont. Toute
affirmation qu’il existe, toute définition de sa nature
assèche dès sa source l’œuvre de Roussel, l’empêchant
de vivre de ce vide qui mobilise, sans l’initier jamais,
notre inquiète ignorance. En sa lecture, rien ne nous
est promis. Seule est prescrite intérieurement la
conscience qu’en lisant tous ces mots alignés et lisses
nous sommes exposés au danger hors repère d’en lire
d’autres, qui sont autres et les mêmes. L ’œuvre, en
sa totalité — avec l’appui qu’elle prend dans Com-
ment j'ai écrit et tout le travail de sape dont cette
révélation la mine — impose systématiquement une
inquiétude informe, divergente, centrifuge, orientée
non pas vers le plus réticent des secrets, mais vers le
20 RAYMOND ROUSSEL

dédoublement et la transmutation des formes les plus


visibles : chaque mot est à la fois animé et ruiné,
rempli et vidé par la possibilité qu’il y en ait un
second — celui-ci ou celui-là, ou ni l’un ni l’autre,
mais un troisième, ou rien.
2

LES B A N D E S D U B IL L A R D

Soit un Européen qui, après naufrage, est capturé


par un chef noir ; il envoie à son épouse, par pigeons
interposés, et grâce à une provision miraculeuse
d’encre et de papier, une longue série de missives pour
raconter les sauvages combats et les soupers de chair
humaine dont son maître est le détestable héros.
Roussel dit tout cela mieux et plus vite : « les lettres
du blanc sur les bandes du vieux pillard ».
Et maintenant, « les lettres du blanc sur les bandes
du vieux billard », ce sont les signes typographiques
qu’on trace à la craie sur les bords de la grande
table couverte d’un drap vert un peu mité déjà, lors­
que, par un après-midi pluvieux, on veut distraire un
groupe d ’amis confinés dans une maison de cam­
pagne, en leur proposant un rébus ; mais que, trop
maladroit pour dessiner des figures assez évocatrices,
on leur demande seulement de regrouper en mots
cohérents des lettres dispersées tout au long du grand
périmètre rectangulaire.
Dans l’écart infime et immense de ces deux phrases,
22 RAYMOND ROUSSEL

des figures vont naître qui sont parmi les plus fami­
lières de Roussel : emprisonnement et libération, exo­
tisme et cryptogramme, supplice par le langage et
rachat par ce même langage, souveraineté des mots
dont l’énigme dresse des scènes muettes, comme celle
des invités sidérés qui tournent autour du billard en
une sorte de ronde où la phrase cherche à se recons­
tituer. Tout cela forme le paysage naturel des quatre
œuvres centrales de Roussel, des quatre grands textes
qui obéissent au « procédé » : Impressions d'Afrique,
Locus Solus, l'Etoile au Front, Poussière de Soleils.
Ces prisons, ces machines humaines, ces tortures
chiffrées, tout ce lacis de mots, de secrets et de signes
sont merveilleusement issus d’un fait de langage :
une série de mots identiques qui dit deux choses dif­
férentes. Exiguïté de notre langue qui, lancée dans
deux directions différentes, soudain est ramenée en
face d’elle-même et contrainte de se croiser. Mais on
peut dire aussi bien que c’est là une remarquable
richesse, puisque ce groupe de mots simples, dès
qu’on le soulève, éveille tout un grouillement séman­
tique de différences : il y a les lettres (épistolaires) et
les lettres (graphiques) ; il y a les bandes du drap vert,
et celles sauvages, hurlantes, du roi anthropophage.
L’identité des mots — le simple fait, fondamental
dans le langage, qu’il y a moins de vocables qui dési­
gnent que de choses à désigner — est elle-même une
expérience à double versant : elle révèle dans le mot
le lieu d’une rencontre imprévue entre les figures du
monde les plus éloignées (il est la distance abolie, le
LES B A N D E S D U B I L L A R D 23
point de choc des êtres, la différence ramassée sur
elle-même en une forme unique, duelle, ambiguë,
minotaurine) ; et elle montre un dédoublement du
langage qui, à partir d’un noyau simple, s’écarte de
lui-même et fait naître sans cesse d’autres figures
(prolifération de la distance, vide qui naît sous les
pas du double, croissance labyrinthique des corridors
semblables et différents). En leur riche pauvreté, les
mots toujours conduisent plus loin et ramènent à
eux-mêmes ; ils perdent et se retrouvent ; ils filent
à l’horizon en dédoublements répétés, mais reviennent
au point de départ en une courbe parfaite : c’est bien
ce qu’ont dû reconnaître les invités mystifiés tournant
autour du billard et découvrant que la ligne droite des
mots c’était précisément le trajet circulaire.
Cette merveilleuse propriété du langage d’être riche
de sa misère, les grammairiens du xvm e siècle la
connaissaient bien ; et dans leur conception purement
empirique du signe, ils admiraient qu’un mot fût
capable de se détacher de la figure visible à laquelle
il était lié par sa « signification », pour aller se poser
sur une autre, la désignant dans une ambiguïté qui est
à la fois limite et ressource. Là le langage trouve l’ori­
gine d ’un mouvement qui lui est intérieur : son lien
à ce qu’il dit peut se métamorphoser sans que sa
forme ait à changer, comme s’il tournait sur lui-
même, traçant autour d’un point fixe tout un cercle de
possibles (le « sens » du mot comme on disait alors),
et permettant hasards, rencontres, effets, et tous les
labeurs plus ou moins concertés du jeu. Ecoutons
24 RAYMOND ROUSSEL

Dumarsais, Tun des plus subtils de ces grammairiens :


(( Il a fallu nécessairement faire servir les mêmes
mots à divers usages. On a remarqué que cet expé­
dient admirable pouvait donner au discours plus
d’énergie et d’agrément ; on n’a pas manqué de le
tourner en jeu, en plaisir. Ainsi par besoin et par
choix, les mots sont parfois détournés de leur sens
primitif, pour en prendre un nouveau qui s’en éloigne
plus ou moins, mais qui cependant y a plus ou moins
de rapport. Ce nouveau sens des mots s’appelle sens
tropologique, et l’on appelle trope cette conversion, ce
détour qui le produit*. » C ’est de cet espace de dépla­
cement que naissent toutes les figures de la rhéto­
rique (le « tour » et le « détour », comme dit Dumar­
sais) : catachrèse, métonymie, métalepse, synecdoque,
antonomase, litote, métaphore, hypallage et bien
d'autres hiéroglyphes dessinés par la rotation des
mots dans le volume du langage.
L ’expérience de Roussel se situe dans ce qu’on
pourrait appeler « l’espace tropologique » du voca­
bulaire. Espace qui n’est pas tout à fait celui des
grammairiens, ou plutôt qui est cet espace même,
mais traité autrement ; il n’est pas considéré comme
le lieu de naissance des figures canoniques de la
parole, mais comme un blanc ménagé dans le lan­
gage, et qui ouvre à l’intérieur même du mot son
vide insidieux, désertique et piégé. Ce jeu dont la
rhétorique profitait pour faire valoir ce qu’elle avait1

1. Dumaisais : Les Tropes (Paris 1818; 2 vol.). La première


édition date de 175..
L ES B A N D E S D U B I L L A R D 25
à dire, Roussel le considère pour lui-même, comme
une lacune à étendre le plus largement possible et
à mesurer méticuleusement II y sent, plus que les
semi-libertés de l’expression, une vacance absolue de
l’être qu’il faut investir, maîtriser et combler par
l’invention pure : c’est ce qu’il appelle par opposi­
tion à la réalité, la « conception » (« chez moi, l’ima­
gination est tout ») ; il ne veut pas doubler le réel
d ’un autre monde, mais dans les redoublements
spontanés du langage, découvrir un espace insoup­
çonné et le recouvrir de choses encore jamais dites.
Les figures qu’il va bâtir au-dessus de ce vide seront
l’envers méthodique des « figures de style » : le style,
c’est, sous la nécessité souveraine des mots employés,
la possibilité, masquée et désignée à la fois, de dire la
même chose, mais autrement. Tout le langage de
Roussel, style renversé, cherche à dire subreptice­
ment deux choses avec les mêmes mots. La torsion, le
léger détour des mots qui d’ordinaire leur permet
de « bouger » selon un mouvement tropologique. et
de faire jouer leur profonde liberté, Roussel en fait
un cercle impitoyable qui reconduit les mots à leur
point de départ par la force d’une loi contraignante.
La flexion du style devient sa négation circulaire.
Mais revenons à notre série à double face — face
noire et cannibale de l’Afrique, face verte du billard-
cryptogramme. Posons-la deux fois, comme deux
séries identiques dans leur forme (l’approximation
billard-pillard, il faudra en parler plus loin ; il n’est
point facile de procéder par ordre, sans anticipation
26 RAYMOND ROUSSEL

ni retour, dans une œuvre si resserrée, si constante, si


économe de tout et toujours référée à elle-même) mais
séparées par la plus grande distance possible de signi­
fication : s’ouvre alors dans l’identité de langage une
béance, un vide qu’il faut à la fois manifester et
combler ; on pourrait dire aussi bien : un blanc à
remplir de lettres d’une bande à l’autre (je n’introduis
pas dans le jeu une péripétie nouvelle avec un tiers
usage des mots ; je voudrais mettre au jour seulement
cette « auto-implication » comme diraient les logi­
ciens, cette identité à soi dont l’œuvre de Roussel est
toujours la manifestation vibratoire). Donc « les deux
phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pou­
vant commencer par la première et finir par la
seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème
que je puisais tous mes matériaux. » Le récit débu­
tera par le grimoire de billard et, sans interruption de
sens, aboutira aux épîtres aéroportées.
Rien de plus clair : cette règle est appliquée dans
les trois récits publiés entre 1900 et 1907 (Chique-
naude, Nanon, Une page du folklore breton), et dans
dix-sept textes dont Roussel indique qu’ils sont « de
grande jeunesse » .Ceux-ci n ’avaient pas vu le jour
avant la publication posthume de Comment fa i écrit
certains de mes livres. La date de leur composition
n’est pas sûre ; si vraiment ils ont été écrits quand
Roussel était encore fort jeune, peut-être faut-il en
faire remonter l’origine bien avant la Doublure
(écrite et publiée autour de la vingtième année) ; rédi­
gés avant toutes les grandes œuvres et répétés au
L ES B A N D E S DU B I L L A R D 27
moment de la mort, ils encadreraient ainsi tout le lan­
gage de Roussel, révélant d’un coup son point de
départ et son point d ’arrivée, un peu comme les
phrases homonymes entourent les récits dont ils sont
eux-mêmes composés. Le jeu de mots jeunesse-genèse,
proposé par Roussel quand il les présente dans son
dernier ouvrage, indiquerait que leur publication à
ce moment-là renvoie à leur structure.
Pourtant, d ’après l’autobiographie, Roussel a aban­
donné la musique à dix-sept ans « pour ne plus faire
que des vers » : à partir de ce moment « une fièvre
de travail » s’empara de lui : « Je travaillai, pour ainsi
dire, nuit et jour pendant de longs mois au bout des­
quels j’écrivis la Doublure. » Or tous les « textes de
grande jeunesse » sont en prose : il est peu vraisem­
blable qu’ils aient été rédigés entre la conversion à
la poésie et la rédaction (en alexandrins) de la Dou­
blure. Sans doute faut-il penser plutôt que Roussel
les a écrits après « l’effroyable maladie nerveuse » qui
suivit l’échec de son premier ouvrage, au cours d’une
période qu’il désigne par cette simple phrase : « pen­
dant quelques années ce fut de la prospection » ; en
gros, il s’agit de l’époque 1898-1900. Comme si cette
crise, ou peut-être déjà la Doublure (avec son jeu
d’acteurs dédoublés, ses têtes de carton, ses masques
traversés de regards, ses dominos qui cachent ce
qu’ils montrent) avait défini cette distance de la répé­
tition et du double que vont parcourir les textes de
jeunesse et après eux toute l’œuvre de Roussel. L ’es­
pace « tropologique » où le « procédé » s’enracine
28 RAYMOND ROUSSEL

serait alors apparenté au masque ; le vide qui s’ouvre


à l’intérieur d’un mot ne serait pas simplement une
propriété des signes verbaux mais une ambiguïté plus
profonde, plus dangereuse peut-être : il montrerait
que le mot comme un visage de carton bariolé cache
ce qu’il redouble et qu’il en est isolé par une mince
épaisseur de nuit. Le redoublement des mots serait
comme le redoublement du masque au-dessus du
visage : il ouvrirait sur la même éclipse de l’être. Les
récits à phrases identiques relanceraient ainsi l’expé­
rience de la Doublure : ils feraient de celle-ci le point
de départ caché de toute l’œuvre : « Si je publie ces
textes de grande jeunesse, c’est pour mettre en relief
la genèse de mon œuvre. Par exemple, le récit intitulé
Parmi les Noirs est l’embryon de mon livre Impres­
sions d'Afrique. Tout ce qui a été exécuté par la
suite est né par le même procédé. »
Il est curieux de voir comment dans son admirable
Règle du jeu Michel Leiris fait du même espace tro-
pologique une expérience à la fois opposée et voisine
(le même jeu mais selon une autre règle) : dans le
glissement des mots qui contamine les choses, les
superposant en figures monstrueuses et émerveillées,
il tente de recueillir la fuyante mais inévitable vérité
de ce qui est passé. De tant de choses sans statut, de
tant d’états civils fantastiques, il recueille lentement
sa propre identité, comme si dans les plis des mots
dormait, avec des chimères jamais tout à fait mortes,
l’absolue mémoire. Ces mêmes plis, Roussel les écarte
d’un geste concerté, pour y trouver un vide irrespi-
LES BAN D ES D U B I L L A R D 29

râble, une rigoureuse absence d’être dont il pourra


disposer en toute souveraineté, pour façonner des
figures sans parenté ni espèce. Leiris éprouve, dans la
plénitude mobile d’une vérité que rien n’épuise et où
il peut nager sans repos, les étendues que les récits
de Roussel parcourent au-dessus du vide, comme sur
une corde raide.

Apparemment ces essais ne posent pas d’autres pro­


blèmes que celui qu’ils ont à charge de résoudre. Le
soin qu’apporte Roussel à en expliquer la configu­
ration peut même surprendre : plus de deux pages au
début de Comment fa i écrit, puis un rappel au milieu
de l’ouvrage alors que le principe du retour de la
phrase initiale à la fin du texte, mais chargée cette
fois d’un sens différent, est assez clair dans chacun
de ses récits pour qu’il ne soit pas nécessaire de le
répéter sur un mode didactique : la méthode est
visible au ras des mots et dans la courbe la plus
manifeste de l’anecdote. Mais sans doute cette règle
est-elle le sommet qui émerge seul de toute une pyra­
mide de régularités où chacun de ces contes trouve
sa profonde ordonnance ; la phrase clef en ouvrant
et fermant le récit fait jouer bien d’autres serrures.
A ces textes simples, apportons la méticulosité dont
Roussel nous a donné, à leur sujet, l’exemple.
La phrase ambiguë qui prescrit au récit son point
de départ — la phrase « éponyme » — donne nais-
3o RAYMOND ROUSSEL

sance à plusieurs cercles qui ne sont pas tout à fait


identiques, mais se croisent comme pour former une
étrange rosace.
Nous connaissons le cercle du langage qui doit
rejoindre les mêmes mots avec un sens différent. Tout
proche de lui, il y a le cercle du temps ; c’est que la
phrase initiale se présente comme une énigme : « Les
lettres du blanc sur les bandes du vieux billard for­
maient un incompréhensible assemblage. » Au
moment où se déclenche le langage, le temps se
bloque : statufié, le spectacle est offert, non comme
un effet, mais comme un signe ; arrêt scénique où on
ne sait pas ce qui s’arrête ni sur quelle scène. Si bien
que cet instant de repos dresse, au seuil du langage,
une figure énigmatique ; un gros plan sans mouve­
ment qui se referme sur son sens. D ’entrée de jeu, le
langage fonctionne comme une signification refusée et
la plage où il se déploie est masquée en son début
par ces armes insolites encore silencieuses : « Les
anneaux du gros serpent à sonnettes se resserraient
convulsivement sur la victime au moment où je levai
les yeux » ; « Les coups de la paume sur le jet de
trayon blanc se révélaient habiles et réguliers » ; « La
peau de la raie sur la pointe du Rayon-Vert miroitait
en plein mois d’août. » A partir de cette scène-
énigme (rupture du temps, ouverture d’un espace,
irruption des choses devant un regard sans horizon,
désarroi dans l’absence de repères et de proportions),
le langage commence à tisser ses fils selon un double
mouvement de retour et de recul. C’est la rapide
LES B A N D E S DU B I L L A R D 31
dérive vers le passé, la courbe de la mémoire qui
plonge aussi loin qu’il faut pour revenir à un présent
entièrement clair : alors on est ramené au point de
départ, qui est maintenant point d ’arrivée ; la phrase
éponyme n’a plus qu’à se répéter.
Mais au moment où le temps revient à lui-même
et au langage premier, celui-ci dérape sur la différence
des significations : on avait au départ un jeu de cro­
quet dont chaque but, aux deux extrémités de l’allée,
était marqué par des bâtons striés d’anneaux de cou­
leur ; au terme, on a un chien savant qui dessine
avec des crayons multicolores des traits verticaux régu­
lièrement espacés sur la page blanche d’un bloc-notes :
de toute façon c’est « la largeur du jeu entre les
bâtons multicolores ». Innocente plaisanterie. Jeu dit
de société. Pensum pour pensionnaire. Et pourtant
entre la première phrase et la dernière phrase, quelque
chose d ’important s’est produit dans le .statut du lan­
gage, qui reste indécis et difficile à situer. Faut-il
dire que les mots, dans l’instant où le récit va reve­
nir à son 'point de départ, introduisent comme un
supplément ironique de zèle, se répètent eux-mêmes,
et signalent avec cette sonnerie dérisoire (dérisoire,
puisque avec la même note et le même timbre elle
dit autre chose) qu'on est bien revenu au point de
départ, qu’il est temps de se taire, puisque le propos
du langage était bien de répéter le passé ? Ou faut-il
dire plutôt qu’au-dessous du langage, une ruse dont
il n’était pas maître (bien qu’elle fût sa propre parci­
monie) a introduit, au moment de la plus naturelle
3* RAYMOND ROUSSEL

repetition, cette mince distance qui fait que la même


chose dit autre chose, et que finalement il vaut mieux
se taire puisqu’il n’est pas possible au langage de se
répéter exactement ? Ces deux possibilités se main­
tiennent l’une l’autre dans une interrogation ouverte ;
un espace douteux s’y dessine où les mots et ce qu’ils
disent tournent les uns par rapport aux autres dans
un mouvement ambigu — mus par une giration lente
qui empêche le retour des choses de coïncider avec le
retour du langage.
Inquiétude qui n’est pas près de s’apaiser puisqu’on
en retrouve l’hésitation indéfinie — mais systémati­
quement renversée — dans les Nouvelles Impres­
sions : la série des comparaisons, des rapprochements,
des distinctions, des métaphores, des analogies y fait
circuler, à travers les filtres innombrables des choses
et des mots, une signification unique, monotone,
obstinée, la relançant par des répétitions sans fin,
affirmant en quatre cent quinze vers et plus de deux
cents exemples qu’il ne faut pas confondre ce qui est
grand et ce qui est petit. Là le sens s’immobilise
sous les ondulations sans fin du langage ; dans les
textes de jeunesse au contraire, le sens échappe à lui-
même entre les colonnes immobiles des mots qui du
début à la fin tendent l’arc du récit. Les Nouvelles
Impressions sont comme l’image négative de ces pre­
miers essais.
Par rapport à l’énoncé éponyme, le contre-texte
n’est pas seulement contre-sens. Mais contre-existence
et négativité pure. La phrase initiale est toujours
LES B A N D E S D U B I L L A R D 33
(comme « la prise sur les anneaux du serpent ») main­
mise sur les objets ; les mots sont plaqués directement
sur les choses, ou plutôt jaillissent d’elles, en avant
même du regard, le traînant derrière soi, offrant seu­
lement, dans un mutisme essentiel à ce qu’ils disent,
cette présence sourde et insistante : « La peau verdâtre
de la prune un peu mûre semblait appétissante à
souhait » ; « les taches de la laine sur le gros mouton
à cinq pattes ajoutaient encore au surnaturel de l'appa­
rition. » L ’antiphrase, elle, ne dit ce qu’elle a à
dire qu’à travers tout un rituel précautionneux dont
chaque péripétie lui impose comme une atténuation
d’existence. Elle n ’est plus langage au ras des choses,
et prononcé par elles ; elle est proférée non sans solen­
nité par un des personnages de l’histoire — celui
en général qui la raconte : peut-être la répétition, pour
s’accomplir, a-t-elle besoin d’un thaumaturge (comme
le sera Martial Canterel). En passant de la phrase à
la contre-phrase on est passé du spectacle à la scène,
du mot-chose au mot-réplique. Effet d ’autant plus
sensible que la phrase répétée ne désigne plus les
choses elles-mêmes mais leur reproduction : dessin,
cryptogramme ou énigme, déguisement, représenta­
tion théâtrale, spectacle vu à travers une lunette,
image symbolique. Le double verbal se trouve porté
lui-même par une plage de répétition. Or, parlant
de cette répétition exacte, — de ce double beaucoup
plus fidèle que lui — , le langage répétitif a pour rôle
d’en dénoncer le défaut, de mettre au jour le minus­
cule accroc qui l’empêche d’être la représentation
34 RAYMOND ROUSSEL

exacte de ce qu’elle représente, ou encore de combler


le vide d’une énigme qu’elle laisse sans solution : la
contre-phrase énonce le texte ordonné et complet que
figurent, enchevêtrées sur les bandes de billard, les
lettres de craie blanche ; elle dit ce qui manque à ces
lettres, ce qu’elles cachent et qui transparaît à travers
elles — leur négatif noir et pourtant leur sens positif
et clair. : les lettres du blanc... Elle dit aussi, cette
antiphrase, que le dessinateur n’a pas reproduit régu­
lièrement les mailles du filet sur l’écaille de poisson ;
que les gouttes, sur le parapluie de cuisinier, s’écra­
sent avec plus de violence qu’il n’est vraisemblable,
etc. Comme si la fonction de ce langage redoublé était
de se glisser dans le minuscule intervalle qui sépare
une imitation de ce qu’elle imite, d’en faire surgir
un accroc et de la dédoubler dans toute son épais­
seur. Langage, lame mince qui fend l’identité des
choses, les montre irrémédiablement doubles et sépa­
rées d’elles-mêmes jusque dans leur répétition, et cela
au moment où les mots reviennent à leur identité en
une royale indifférence à tout ce qui diffère.
Cette ouverture par où se glisse la répétition du
langage, elle est présente dans ce langage même.
Stigmate en lui de la morsure qu’il exerce sur les
choses, et par quoi il les blesse. La phrase finale qui
dénonce l’accroc dans la reproduction des choses,
reproduit la phrase de départ à un accroc près, qui
redouble dans la forme le glissement du sens :
l’énigme des signes à la craie sur les bandes de billard
est comblée par les missives de l’Européen sur les
L ES B A N D E S D U B I L L A R D 35
bandes de pillard. Et seize autres à peu près, d’une
qualité qui n’est pas moins déplorable : le pépin du
citron, le pépin du mitron ; le crochet et le brochet ;
sonnette et sornette ; la place des boutons rouges sur
les masques des beaux favoris blonds ; la place des
boutons rouges sur les basques, etc.
Cette minuscule déviation morphologique (elle ne
manque jamais, et il n’y en a jamais qu’une par
phrase), Roussel la donne comme l’essentiel. Elle sert
de principe organisateur à l’ensemble : « Je choisissais
deux mots presque semblables (faisant penser aux
métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis
j’y ajoutais des mots pareils, pris dans deux sens
différents et j’obtenais ainsi deux phrases identiques. »
La répétition n’est cherchée et trouvée qu’à partir de
cette infime différence qui induit paradoxalement
l’identité ; et tout comme l’antiphrase s’est glissée
dans le langage par l’ouverture d’une minuscule dif­
férence, elle-même n ’a pu nouer ses mots identiques
qu’à partir d’un décalage presque imperceptible. La
répétition et la différence sont si bien intriquées l’une
dans l’autre et s’ajustent avec tant d’exactitude qu’il
n’est pas possible de dire ce qui est premier, et ce qui
est dérivé ; cet enchaînement méticuleux donne à tous
ces textes lisses une soudaine profondeur où leur pla­
titude de surface apparaît nécessaire. Profondeur pure­
ment formelle qui ouvre sous le récit tout un jeu
d’identités et de différences, qui se répètent comme
dans des miroirs, allant sans cesse des choses aux
mots, se perdant à l’horizon mais revenant toujours
36 RAYMOND ROUSSEL

à elles-mêmes : identité légèrement différente des mots


inducteurs ; différence qui est masquée par des mots
adjacents identiques ; identité qui recouvre une diffé­
rence de sens ; différence que le récit se charge d ’abo­
lir dans la continuité de son discours ; continuité qui
l’amène à ces reproductions un peu inexactes dont
le défaut permet à la phrase identique de se glisser ;
phrase identique mais légèrement différente... Et le
langage le plus simple, celui de tous les jours et de
toutes les conventions — le langage rigoureusement
plat, qui se donne pour rôle de répéter avec exacti­
tude et pour tout le monde le passé et les choses, se
trouve pris d ’entrée de jeu dans ce dédoublement
indéfini du double qui le captive par l’épaisseur vir­
tuelle mais sans issue d’un miroir. Le retour lui-
même s’enfonce dans un espace labyrinthique et
vain : vain puisqu’il s’y perd ; vain encore puisque,
au moment où il se retrouve, il lui est signifié que le
même n’est plus le même, ni ici ; mais autre, et ail­
leurs, là d’où il vient. Et que le jeu peut toujours
recommencer.
Le métagramme ainsi traité, c’est un peu l’usage
ludique — donc désinséré, et situé aux limites —
de ce qu’il y a de quotidien, d’enfoui, de silencieu­
sement familier dans le langage ; il ramène à une sur­
face dérisoire le jeu de la répétition toujours différente,
et de la différence qui revient au même — jeu où le
langage trouve l’espace qui lui est propre. Le méta­
gramme c’est sa vérité et son masque — sa doublure
dédoublée et mise à l’extérieur ; et c’est en même
L ES B A N D E S D U B I L L A R D 37
temps l’ouverture par laquelle il se glisse, dédouble
le même et le subit, sépare le masque du visage qu’il
répète.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle, de toutes


les œuvres de cette époque, Chiquenaude seule donna
satisfaction à Roussel. Il faut essayer de résumer cet
étrange récit sans trop se perdre dans l’inextricable
jeu des dédoublements, des répétitions et des accrocs.
Ce soir-là, on donne une pièce de boulevard ; mais
ce n’est déjà plus la première (reproduction d’une
reproduction). Le spectateur qui va la raconter a
composé un poème qu’un des personnages doit à
plusieurs reprises réciter sur la scène. Mais l’actdur
célèbre qui tenait le rôle est tombé malade : une dou­
blure le remplace. La pièce commence donc par les
« vers de la doublure dans la pièce de Forban talon
rouge ». Ce Méphisto deux fois imité entre en scène
et récite le poème en question : fière ballade où il se
vante d’être protégé de tous les coups par un vêtement
écarlate et merveilleux qu’aucune épée au monde ne
peut entamer. Epris d’une belle, il se substitue un
soir — nouvelle doublure — à son amant, voleur de
grand chemin et bretteur incorrigible. La fée protec­
trice du bandit (son double malin) surprend le jeu
du diable dans le reflet d’un miroir magique (qui
démasque le double en le répétant) ; elle s’empare du
vêtement enchanté, y coud en doublure une pièce de
3» RAYMOND ROUSSEL

meule couleur, mais rongée par les mites (une dou­


blure avec accroc). Quand le bandit revenu provoque
le diable en duel (confrontation avec son double joué
par une doublure), n’a pas de mal à traverser de sa
rapière l’étoffe autrefois invulnérable, mais dédou­
blée maintenant et séparée de son pouvoir par la dou­
blure — plus exactement par « les vers de la dou­
blure dans la pièce du fort pantalon rouge ».
En ce texte sont présentées déjà bien des figures qui
peupleront les œuvres de Roussel : le théâtre raconté,
les amants surpris, les substances merveilleuses, les
personnages déguisés, hors de toutes proportions, en
objets minuscules (le corps de ballet figure aiguilles,
bobines et fil), — et puis d’une façon plus générale
l’articulation de l’impossible, donné en une évidence
massive, sur la plus grande méticulosité de détail.
Mais il est probable que la satisfaction éprouvée par
Roussel à l’endroit de ce texte tient plutôt à la mer­
veilleuse organisation en écho qui répercute le pro­
cédé de départ (les deux phrases presque semblables
qu’il s’agit de relier) à l’intérieur du texte et dans les
visages qui viennent s’y loger : répétition, doublure,
retour du même, accroc, imperceptible différence,
dédoublement et fatale déchirure. Comme si la forme
imposée au texte par la règle du jeu prenait corps dans
le monde joué et dédoublé du théâtre ; comme si la
configuration imposée du langage devenait l’être spon­
tané des hommes et des choses. Le glissement des
répétitions et des différences, leur constant déséqui­
libre, la perdition qu’éprouve en elles la solidité des
LES BAN D ES D U B I L L A R D 39
mots sont en train de devenir subrepticement de mer­
veilleuses machines à fabriquer des êtres : pouvoir
ontologique de ce langage noyé.
Il y a un signe : de tous les textes de cette époque,
Chiquenaude est le seul où le métagramme coïncide
avec une dislocation de la phrase éponyme (forban
talon rouge ; fort pantalon rouge) : ce qui est la for­
mule du procédé généralisé tel que l’utilisent les
Impressions d'Afrique et Locus Solus. Je serais aussi
assez prêt à parier qu’à l’intérieur même du texte, il y
a comme une esquisse du dédoublement des mots qui
deviendra par la suite l’essentiel de la technique. Cer­
tains rapprochements singuliers comme « l’étoffe-
fée », « la réserve » et « l’enfer », le « complet
magique » sonnent en leur étrangeté comme la répé­
tition de mots invisibles qui, chargés d ’un autre sens,
circuleraient sous le texte pour en commander les
figures et les rencontres. Chiquenaude serait alors le
seul texte dans l’œuvre de Roussel où le procédé est
utilisé, par un redoublement unique, sous ses deux
formes : retour de la phrase initiale, et rapprochement
insolite de mots qui n ’ont de parenté naturelle que
dans une autre acception (ou sous une forme légère­
ment modifiée).
Roussel avec une vivacité qui surprend (il répondait
à une hypothèse de Vitrac) a nié tout rapport entre
Chiquenaude et la Doublure. Il y avait à cela une
raison très précise : c’est que Chiquenaude est un
texte entièrement investi déjà par le procédé ; toutes
ses nervures sont par lui dessinées, et bien au-delà sans
4° RAYMOND ROUSSEL

douté du principe des phrases réitérées. E t malgré


tout, entre l’expérience déçue du masque telle qu’on
la trouve tout au long de la Doublure et les jeux de
la répétition où se perdent et se retrouvent indéfini­
ment les textes de jeunesse, il y a une parenté : le
masque qui redouble le visage par une visible illusion
et qui dans son énormité de cartons, avec ses accrocs,
sa couleur écaillée, le trou noir des yeux, se manifeste
comme un vrai et faux double, le langage qui méti­
culeusement le parcourt, détaille ses imperfections, se
glisse dans l’espace qui le sépare du personnage qu’il
double et qui est sa doublure — ne sont-ils pas déjà
comme la première invention de cet espace profond,
d’en dessous des choses et des mots, que traverse le
langage du procédé allant du même au double et
éprouvant, dans ce trajet, sa propre répétition déçue ?
La « Chiquenaude », c’est le geste féerique, qui d’un
coup dédouble la doublure, et ouvre au langage un
espace insoupçonnable où il va se précipiter. Cette
béance, comme toutes celles qu’on trouve chez Roussel,
contient, entre ses parenthèses symétriques, un cercle
de mots et de choses qui naît de lui-même, accomplit
son mouvement dans une suffisance dont rien d ’étram
ger ne vient troubler la pureté et la gloire close, et se
retrouve dans une répétition qui — fatalité d’essence
ou souverain gré — est disparition de soi.
Textes-genèse, textes ovulaires qui déjà promettent
la fin où ils vont se répéter — cette fin qui est mort
voulue et retour au seuil premier.
3

R IM E E T R A IS O N

Je me rends compte que j’avance en boitant :


m’appuyant pour expliquer ces premiers essais sur
la forme future du procédé ; sautant par-dessus la
Doublure, non sans regarder dans sa direction malgré
la défense de Roussel (alors que j ’en garde l’analyse
pour la fin, quand il faudra parfaire le cercle) ; négli­
geant la Vue, le Concert, la Source qui sont contem­
porains de cette période de recherche (mais dont l’ac­
cès me demande un détour) ; me raccrochant à
l’explication posthume, seule Bible, mais y ajoutant
sans arrêt des secours que je crois trouver à portée
de main, et attendant d’être saisis, dans les textes
expliqués; me doutant bien que j’abuse de toute
patience, ayant commenté au total les pages 4 et 5 de
Comment fa i écrit certains de mes livres.
Il faudrait tacher d’être linéaire, — ponctuel même
et strict, puisque nous voici parvenus à ce seuil dont
Roussel n’a pas caché la solennité : « Enfin vers
trente ans j'eus l’impression d’avoir trouvé ma voie. »
C'est l’époque où il écrit (peu après Nanon et Une
42 RAYMOND ROUSSEL

page du folklore breton, contes cycliques), les Impres­


sions d'Afrique, selon une dérivation de la technique
précédente. Même voix un peu monocorde que dans
les récits de jeunesse, même mots exacts, tendus et
mats. Et pourtant, il me semble que ce n’est plus le
même langage qui parle, et que les Impressions sont
nées sur un nouveau continent verbal. A cette terre
seconde ont conduit les esquifs frêles et têtus que
nous connaissons déjà, ces mots qui rôdent aux confins
de l’œuvre de Roussel : <c les lettres du blanc sur les
bandes du vieux billard ».
Pourrait-on dire que ces signes clairs sur fond
sombre, inscrits le long d’un espace de jeu familier,
reproduisent en une figure imagée l’expérience du lan­
gage que Roussel a faite d’un bout à l’autre de son
œuvre ? Sorte de négatif chiffré aux limites d’un
domaine où le langage exerce ses possibilités calcu­
lables et ludiques ? C’est ce qui donnerait à cette
phrase son rôle privilégié pour porter le trésor dont
elle est, par son sens, le dessin assez clairement
découpé. La reproduction en négatif est au demeurant
un des thèmes familiers à Roussel : on le retrouve
dans les dessins blancs et la cire nocturne du sculp­
teur Jerjeck ; ou encore dans le négatif du négatif
dont le tissage à l’endroit, exécuté par le « métier à
aubes », donne l’exemple. Signes blancs qui disent
ce qu’ils ont à dire, et le refusent par leur clarté
même.
« En ce qui concerne la genèse d'Impressions
d'Afrique, elle consiste dans un rapprochement entre
RIME ET R A I S O N 43
le mot billard et le mot pillard. Le pillard, c’est
Talou ; les bandes, ce sont les hordes guerrières, le
blanc, c’est Carmichael (le mot lettres n’a pas été
conservé). Amplifiant ensuite le procédé, je cherchais
de nouveaux mots se rapportant au mot billard, tou­
jours pour les prendre dans un sens autre que celui
qui se présentait tout d’abord, et cela fournissait
chaque fois une création de plus. Ainsi queue me
fournit la robe à traîne de Talou. » Une queue porte
parfois le chiffre (initiale de son propriétaire) : de
là, le chiffre (numéro) marqué sur la dite traîne ;
même technique pour bandes et pour blanc. « Aban­
donnant dès lors le domaine du mot billard, je conti­
nuai suivant la même méthode. Je choisissais un mot
puis le reliais à un autre par la préposition à ; et ces
deux mots pris dans un sens autre que le sens primitif
me fournissaient une création nouvelle... Je dois dire
que ce premier travail était difficile. »
On le croit volontiers. Il n’est pas aisé non plus
(bien qu’à vrai dire il n’y ait pas de commune mesure)
d’analyser cette méthode en détail. Non que l’expli­
cation de Roussel soit peu claire ou insuffisante : en
chacun de ses mots, elle est efficace, absolument ; ce
n ’est pas non plus qu’il y ait quelque chose de caché
(Roussel ne dit peut-être pas tout, mais ne cache
rien). La difficulté tient, en ce texte comme en tous
les autres, à une certaine mesure, propre à Roussel,
entre la méticulosité extrême et la plus rigide des briè­
vetés : une certaine façon de faire passer le langage
à la fois par tous les détails et par le chemin le plus
44 RAYMOND ROUSSEL

court, de manière qu’éclate, comme une évidence, ce


paradoxe : que la droite est en même temps le cercle
le plus accompli ; et que celui-ci, en se fermant,
devient soudain droit, linéaire, économe comme la
lumière. Cet effet (qui n’est pas de l’ordre du style,
mais appartient au rapport entre le langage et l’espace
qu’il parcourt) — c’est celui-là qui a servi de prin­
cipe organisateur et formel aux dix-sept textes-genèse,
où toute la courbe du récit et du temps retrouvé tra­
çait au total la droite instantanée qui va de la phrase
à son antipode merveilleusement identique.
Le trésor verbal d ’où sont puisées les Impressions
d'Afrique, c’est donc : « les lettres du blanc sur les
bandes du vieux billard ». Faisons, pour n’y plus reve­
nir (mais chez Roussel on est toujours obligé de reve­
nir) une première remarque : le mot « lettres » n’est
pas utilisé ; il réapparaîtra maintes fois, et avec tous
ses sens, dans le récit, comme une des figures ou des
recours le plus souvent choisis (par exemple dans les
épisodes de Rul, Mossem et Djizmé). — Mais il ne
commande pas la construction du langage. Peut-être
justement parce qu’il la désigne. Peut-être parce que
toute l’architecture des scènes est prescrite de l’in­
térieur par des mots qu’elle cache et manifeste à la
fois, tout comme les lettres sont des signes visibles
— noirs sur blanc, blancs sur noir — où viennent se
loger des mots qui vivent et dorment sous ces étranges
dessins. Toutes les Impressions ne seraient que des
lettres (signes et cryptogramme) écrites en négatif
(en blanc), puis reportées sur les mots noirs d’un lan-
R I M E ET R A I S O N 45
gage lisible et ordinaire. Le mot « lettres » ne ferait
pas partie du jeu, parce qu’il lui serait réservé de le
désigner en son entier. Et je ne peux me retenir de
le déchiffrer, ce mot, dans le titre précisément : dans
cette indication d ’une forme négative qui appliquée
sur une surface offerte au regard laisse d’elle-même
son image renversée, donc droite (c’est ainsi qu’on
« imprime » un tissu). Tel est le sens que je crois
pouvoir lire sous le mot « Impressions » qui figure
au fronton. Je reconnais bien vite que c’est là pure
hypothèse : non pas que ma lecture soit subjective ;
elle est là, dans le jeu autonome du mot ; mais peut-
être Roussel ne l’a-t-il pas aménagée à l’avance ; il
savait bien pourtant qu’on ne dispose jamais absolu­
ment du langage. Et qu’il se joue du sujet qui parle,
dans ses répétitions et ses dédoublements. Mais pas­
sons à de plus grandes certitudes.
La phrase éponyme offre, entre ses deux versions, un
jeu de métagramme : billard-pillard. On laisse tomber
le premier des deux mots ; on utilise le second. Mais
pas directement ni en lui-même (je ne crois pas que le
terme pillard soit employé une seule fois dans les
quatre cent cinquante-cinq pages du texte pour dési­
gner Talou, brave homme au fond, bien qu’assez
jaloux, colérique et porté au travesti) ; on ne s’en ser­
vira qu’à travers un nuage d’associations : têtes cou­
pées, oripeaux, dépouilles, vieux conflits héréditaires de
dynasties naguère anthropophages, expéditions puni­
tives, trésors entassés, villes mises à sac. De là le pre­
mier principe : alors que les deux phrases homonymes
46 RAYMOND ROUSSEL

sont dans les textes de jeunesse ce qu’il y a de plus


visible, — exaltées au début et à la fin du récit comme,
aux extrémités du billard, les bandes cryptographi­
ques — , elles sont maintenant enfoncées à l’intérieur
du texte, qui, au lieu d’être limité par elles, joue le
rôle d ’une épaisse enveloppe. A vrai dire, le degré de
profondeur où elles sont enfouies n ’est pas le même :
ce contre-mot (pillard), s’il n’apparaît pas, est tout de
même assez visiblement indiqué ; il court en fili­
grane à travers tous les mots réels, vite perceptible à
contre-jour. Ce qui était autrefois la phrase terminale
reste donc de plein droit dans les franges du regard
et de l’énoncé. En revanche, la phrase éponyme tombe
hors du domaine de toute apparition possible (jamais
il n’y aura la moindre apparition d’un billard, ou d’un
morceau de craie) ; en fait pourtant elle demeure
l’organisatrice méticuleuse puisque, sans elle, il n’y
aurait eu ni guerrier belliqueux, ni capture d’Euro­
péens, ni troupes de nègres, ni le blanc Carmichael,
etc. On dirait que l’organisation horizontale des récits-
genèse a pivoté et qu’elle se présente ici à la verticale,
comme la tête en bas : ce qu’on voyait au bout du
récit, du langage et du temps, à l’extrémité de cette
lorgnette formée, à partir de la phrase initiale, par
l’obligation de la retrouver, c’est cela et cela seulement
qu’on peut voir dans les Impressions d'Afrique ;
comme si on lisait en enfilade toutes les phrases ter­
minales des textes de jeunesse, mises bout à bout
de manière à recouvrir les phrases premières et toute
la distance qui les en sépare. De là un effet remar-
R I M E ET RAISON 47
quablc de profondeur aquatique : en ramenant le
récit à la phrase simple qui le résume — les bandes
du vieux pillard — , on pourrait voir apparaître,
comme au fond d’un miroir d ’eau, le caillou blanc
de la phrase semblable mais imperceptiblement dif­
férente, dont elle n’est que l’ondulation de surface,
le lisible écho, et qui de l’intérieur de son silence,
puisqu’elle n’est jamais prononcée, libère la surface
brillante et vibratoire des mots. Si proche, et si près
d’être identique, la phrase nucléaire reste pourtant
à une infinie distance, à l’autre bout du langage, où
elle dort et veille à la fois, veillant sur tous les mots
prononcés, dormant en son insoupçonnable réserve.
Elle marque toute la distance qui s’ouvre dans l’iden­
tité du langage ; elle signifie l’abolition de cette dis­
tance. Miroitement d’un espace infranchissable et
supprimé — de cet espace que traversaient les textes
de jeunesse entre leurs bornes identiques.
Cette technique de la verticalité secrète ne condui­
rait à aucun discours si elle n’était balancée par une
autre, capable de l’ouvrir à une propagation horizon­
tale. A chacun des mots de la phrase éponyme est
associé un domaine de parenté : de billard on passe
à queue de billard, laquelle porte souvent, en incrus­
tation de métal argenté (ou d ’argent, ou peut-être de
nacre) les initiales de celui qui l'a achetée et s’en
réserve au cours du jeu l'exclusif usage ; nous arrivons
donc au mot chiffre. Chacun de ces éléments nou­
veaux va être traité comme les mots-pères : utilisé sous
une forme identique et avec un sens radicalement dif-
48 RAYMOND ROUSSEL

ferent. Le bâton de craie fait penser au papier qui


l’entoure à la base et protège les doigts de sa pous­
sière blanche ; ce papier est collé à la craie ; d’où le
mot colle, repris dans le sens que lui donnent les
lycéens : travail supplémentaire infligé à titre de châ­
timent ; seul, ce deuxième sens apparaît dans le texte,
le premier — dont il n ’est que le doublet — restant
aussi enfoui que le billard de l’absolu commencement.
L’extension latérale, par voie d’association, ne se fait
qu’au niveau premier (billard, craie, bâton, papier,
colle) et jamais au niveau synonyme — celui où
apparaissent le chef de bande ou la punition. Seul le
niveau éponyme est riche, continu, fécond, suscep­
tible d’être ensemencé ; à lui seul il tisse la grande
toile d’araignée qui court sous le récit. Mais si ce
domaine profond a une cohérence bien naturelle, puis­
qu’elle lui est garantie par l’association, le domaine
second est composé d’éléments étrangers les uns aux
autres, puisqu’on les a retenus pour leur seule identité
formelle avec leurs doubles. Mots homonymes aux
premiers, mais hétérogènes entre eux. Segments dis­
crets, sans communication sémantique, et qui n ’ont
d’autres liens qu’un compliqué zigzag par quoi ils
se rattachent individuellement au noyau initial : la
retenue (domaine 2) renvoie à la colle (domaine 1)
posée sur la craie blanche (1) qui produit le blanc
Carmichael (2) ; de celui-ci on redescend à cette blan­
cheur profonde (1) qui rappelle les signes marqués sur
les bandes (1) ; ces bandes produisent les hordes (2),
d’où on plonge à nouveau vers les bordures de bil-
R I M E ET RAISON 49
lard (i) — de ce billard d’où naît le sauvage guer­
rier (2), etc. Structure en étoile qui indique aussitôt
ce que va être la tâche du récit : trouver une courbe
telle qu’elle pourra passer par toutes les pointes exté­
rieures de cette étoile — par tous les extrêmes
piquants verbaux qui ont été projetés à la périphérie
par l’obscure explosion, maintenant assourdie et
froide, du langage premier. Il faut envelopper la châ­
taigne d’une nouvelle écorce.
Le jeu est maintenant de parcourir la distance pro­
duite par la dispersion d ’une phrase réduite à ses
synonymes, indépendamment de toute signification
cohérente. Cette distance, il s’agit de la couvrir au
plus vite, avec le moins de mots possible, en traçant
la seule ligne qui soit nécessaire et suffisante : alors
tournant sur elle-même, autour de son centre immo­
bile, rayonnant et noir, cette roue solaire donnera au
langage son mouvement régulier et le portera au jour
d’un récit visible. Visible, mais non transparent puis­
que rien de ce qui le soutient ne sera plus déchiffrable.
Et sous l’allure d’un langage qui se développe à l’air
libre, selon un volume fantaisiste et régi par une ima­
gination errante, oisive, sinueuse, ce qui parle en fait,
c’est un langage esclave, mesuré au millimètre, éco­
nome de son chemin, obligé pourtant de parcourir une
énorme distance parce qu’il est lié de l’intérieur à la
phrase simple et silencieuse qui, au fond de lui, se
tait.
D ’une pointe de l’étoile à l’autre, un triangle est
ouvert dont il faut tracer la base. C’est cette étendue
50 RAYMOND ROUSSEL

sans doute qui est désignée par l’équivoque prépo­


sition à La tâche est de lancer le langage d’un point
à un autre, selon une trajectoire qui recouvrira, en se
laissant guider par elle, mais en la masquant, l’appar­
tenance naturelle qui lie un blanc morceau de craie à
la colle du papier qui l’entoure, une queue de billard
à l’initiale de son possesseur, une bande de vieux tissu
à la reprise qui en répare l’accroc (parenté qui permet
de dire : bande à reprises, queue à chiffre...). La pré­
position à se trouve donc jouer deux rôles ; ou plutôt
le travail du récit consiste à ramener le à du trajet
aussi près que possible du à de l’appartenance ; peu à
peu le fil du langage, parti du blanc arrive à la colle
et le blanc, par là même, devient « à colle » (ce qui
le caractérisera parmi les autres personnages sera
d’avoir reçu une « consigne »). En son labeur, la
machinerie du langage parvient avec deux mots sépa­
rés par le vide à faire naître une profonde unité sub­
stantielle, plus ancrée, plus solide que toutes les simili­
tudes de forme. Du creux qui s’ouvre à l’intérieur des
mots, des êtres se façonnent, doués d’étranges pro­
priétés : elles semblent leur appartenir du fond des
temps, et s’inscrire pour toujours dans leur destin ;
elles ne sont pourtant rien d ’autre que le sillage d’un
glissement dans les mots. Dans les textes de jeunesse,
la répétition de langage s’opérait dans l’être raréfié
(reproduction, et à l’intérieur de cette reproduction,
énoncé d’une lacune) ; le langage maintenant
n’éprouve la distance de la répétition que pour y loger
le sourd appareil d ’une ontologie fantastique. La dis-
RIME ET R A I S O N SI
persion des mots permet une invraisemblable jointure
des êtres. Le non-être qui circule à l’intérieur du lan­
gage est plein de choses étranges : dynastie de l'im­
probable. Crachat à delta. Boléro à remise. Dragon à
élan. Martingale à Tripoli.
Les lacunes entre les mots deviennent source d’une
richesse jamais tarie. Abandonnons le domaine pre­
mier du billard, et laissons venir, dans le champ
inducteur, d’autres groupes. Au hasard et comme ils
se présentent, la machine du procédé les traitera de la
même manière : elle glissera sa lame au milieu de leur
épaisseur pour y faire surgir deux significations étran­
gères dans l’unité maintenue de la forme. Ces nou­
veaux couples éponymes ont parfois une figure natu­
relle (maison à espagnolettes, cercle à rayons, vestes
à brandebourgs, roue à caoutchouc, tulle à pois, quinte
à résolution) ; mais souvent déjà, ils forment une
rencontre bien hasardeuse. Si Bédu l’ingénieur a ins­
tallé sur le Tez un métier à tisser qui fonctionne
comme un moulin à eau, c’est à cause d’une initiale
rencontre : « Métier (profession) à aubes (aurores).
J’ai pensé à un métier qui force à se lever de grand
matin. » Si Naïr fit cadeau à Djizmé d’une natte
décorée de « petits croquis représentant les sujets les
plus variés » — un peu à la manière de culs-de-
lampe — c’est à cause de l’association de « Natte
(tresse qu’une femme fait avec ses cheveux) à cul (j’ai
pensé à une natte très longue ». Ou encore, dans le
cas où un merveilleux hasard présente à l’esprit, en
une figure double, les mots crachat et delta, à quoi
52 RAYMOND ROUSSEL

pense-t-on d’abord ? A une décoration portant un


signe triangulaire de la même forme que la lettre
grecque écrite en majuscule ? Ou à un homme lançant
un jet de salive si majestueux, si abondant, si fluvial
qu’il s’épanouit, comme le Rhône ou le Mékong, en
un delta ? C’est à ceci que Roussel, en premier, a
pensé.
Mais je ne joue pas le jeu. Mon avis sur le naturel
plus ou moins grand de ces « rencontres à trésor »
n’a pas d’importance. Nous cherchons les formes
pures. Ce qui compte c’est, dans les interstices du lan­
gage, la part souveraine de l’aléatoire, la manière dont
elle est esquivée là où elle règne, mais exaltée au lieu
de son obscure défaite.
En apparence le hasard triomphe à la surface du
récit, dans ces figures qui surgissent naturellement du
fond de leur impossibilité — dans les cirons chan­
teurs, dans l’homme-tronc qui est un homme-
orchestre, dans le coq qui écrit son nom en crachant
du sang, dans les méduses de Fogar, ombrelles glou­
tonnes. Mais ces monstruosités sans espèces ni
familles sont des rencontres obligées, elles obéissent,
mathématiquement, à la loi des synonymes et au
principe de la plus juste économie ; elles sont inévi­
tables. Et si on ne le sait pas, c’est qu’elles figurent
sur la face extérieure et illusoire d’une nécessité
sombre. Mais à l’entrée du labyrinthe (entrée qu’on
ne voit pas parce qu’elle se trouve paradoxalement au
centre) un hasard véritable se précipite sans arrêt. Des
mots venus de n’importe où, des mots sans feu ni lieu,
RIME ET R A I S O N 53
des lambeaux de phrases, de vieux collages de la
langue toute faite, des liaisons récentes — tout un
langage qui n’a pour sens que d’être soumis à sa
propre loterie et d’être accordé par son propre sort,
est offert aveuglément à la grande décoration du pro­
cédé. Au départ, il y a ces lots, dont aucun instru­
ment, aucune ruse ne prévoit la sortie ; puis le mer­
veilleux mécanisme s’en empare, les transforme,
double leur improbabilité par le jeu des synonymes,
trace entre eux un chemin « naturel », et les livre
enfin dans une nécessité méticuleuse. Le lecteur pense
reconnaître les errements sans chemins de l’imagina­
tion là où il n’y a que les hasards de langage traités
méthodiquement.
Je crois y voir non pas tellement une écriture auto­
matique, mais la plus éveillée de toutes : celle qui a
maîtrisé elle-même tous les jeux imperceptibles et
fragmentaires de l’aléatoire ; qui a comblé tous les
interstices par où il aurait pu insidieusement se
glisser ; qui a supprimé les lacunes, effacé les détours,
exorcisé le non-être qui circule quand on parle ; orga­
nisé un espace plein, solidaire, massif, où les mots ne
sont menacés par rien tant qu’ils demeurent sous
l’obédience de leur Principe ; dressé un monde verbal
dont les éléments debout et serrés les uns contre les
autres conjurent l’imprévu ; statufié un langage qui
refusant le rêve, le sommeil, la surprise, Γévénement
en général, peut jeter au temps un essentiel défi. Mais
ceci, en repoussant d’un bloc tout le hasard à l’ori­
gine de ce qui parle, sur la ligne encore silencieuse
54 RAYMOND ROUSSEL

où se dessine la possibilité du langage. Ce qui est


essentiel dans l'aléatoire ne parle pas à travers les
mots et ne se laisse pas entrevoir à leur sinuosité ;
il est l’irruption du langage, sa présence soudaine :
cette réserve d’où surgissent les mots — cet absolu
recul du langage par rapport à lui-même et qui fait
qu’il parle. Il n’est pas une nuit sillonnée de lumière,
un sommeil éclairé, ou une veille assoupie. Il est l’ir­
réductible frontière de l'éveil ; il indique qu’au
moment de parler les mots sont déjà là, mais qu’avant
de parler, il n’y a rien. En deçà de l’éveil, il n’y a pas
de veille. Mais dès que le jour point, la nuit gît
devant nous, explosée déjà en cailloux têtus, dont il
nous faudra bien faire notre journée.
Dans le langage, le seul aléa sérieux, ce n’est pas
celui des rencontres internes, c’est celui de l’origine.
Evénement pur qui est à la fois dans le langage et
hors de lui puisqu’il en forme la limite initiale. Ce
qui le manifeste ce n’est pas que le langage soit ce
qu’il est, mais qu’il y ait du langage. Et le Procédé
consiste justement à purifier le discours de tous ces
faux hasards de « l’inspiration », de la fantaisie, de
la plume qui court, pour le placer devant l’évidence
insupportable que le langage nous arrive du fond
d’une nuit parfaitement claire et impossible à maî­
triser. Suppression de la chance littéraire, de ses biais
et de ses traverses, pour qu’apparaisse la ligne droite
d’un plus providentiel hasard : celui qui coïncide avec
l’émergence du langage. L’œuvre de Roussel — et
c’est une des raisons pour lesquelles elle naît à contre-
RIME ET R A I S O N 55
courant d e là littérature — est une tentative pour orga­
niser, selon le discours le moins aléatoire, le plus iné­
vitable des hasards.
Tentative dont les victoires sont nombreuses. La
plus éclatante, il faut bien la citer puisqu’elle est deve­
nue, par la grâce des citations, le seul passage clas­
sique de Roussel. Voici le problème : « i° Baleine
(mammifère marin) à îlot (petite île) ; 2° baleine
(lamelle) à ilote (esclave Spartiate) ; i° duel (combat à
deux) à accolade (deux adversaires se réconciliant après
le duel et se donnant l’accolade sur le terrain) ;
2° duel (temps de verbe grec) à accolade (signe typo­
graphique) ; i° mou (individu veule) à raille (ici je
pensai à un collégien peureux que ses camarades
raillent pour son incapacité) ; 2° mou (substance culi­
naire) à rail (rail de chemin de fer). » Et voici la
solution : « La statue était noire et semblait, au pre­
mier coup d ’œil, faite d’un seul bloc ; mais le regard
peu à peu découvrait une foule de rainures tracées en
tous sens, et formant généralement de nombreux
groupes parallèles. L’œuvre en réalité se trouvait
composée uniquement d’innombrables baleines de
corset coupées et fléchies suivant les besoins du mode­
lage. Des clous à tête plate dont la pointe devait sans
doute se recourber intérieurement soudaient entre
elles ces souples lamelles qui se juxtaposaient avec
art sans jamais laisser place au moindre interstice...
Les pieds de la statue reposaient sur un véhicule très
simple, dont la plate-forme basse et les quatre roues
étaient fabriquées avec d’autres baleines noires ingé-
56 RAYMOND ROUSSEL

nieusement combinées. Deux rails étroits, faits d’une


substance crue, rougeâtre et gélatineuse qui n’était
autre que du mou de veau, s’alignaient sur une sur­
face de bois noirci et donnaient par leur modelé, sinon
par leur couleur, l’illusion exacte d’une portion de voie
ferrée ; c’est sur eux que s’adaptaient, sans les écraser,
les quatre roues immobiles. Le plancher carrossable
formait la partie supérieure d’un piédestal en bas,
complètement noir, dont la face principale montrait
une inscription blanche conçue sur ces travées : « La
mort de l’ilote Saribskis. » En dessous, toujours en
caractère neigeux, on voyait cette figure moitié
grecque, moitié française, accompagnée d’une fine
accolade : Duel. »
Tant il est facile et tant il est difficile, sans autre
coup de dés que celui du langage, d’abolir un hasard
aussi fondamental.

Ilote se superpose à îlots ; ou encore, par simple dis­


torsion phonétique, on peut construire tout un châ­
teau féodal, ses créneaux et son donjon, avec des sous
empilés (tours en billon) : il sera bâti à partir d’un
tourbillon. « Je fus conduit à prendre une phrase quel­
conque, dont je tirais des images en la disloquant, un
peu comme s’il se fût agi d’en extraire des dessins
de rébus. » Par exemple : « J’ai du bon tabac dans ma
tabatière » donne « jade, tube, onde, aubade en mat
(objet mat) à tierce. » Le sapeur Camember, lui, pour
RIME ET R A I S O N 57

« invraisemblable », disait « un nain vert sans


barbe ».
« Le procédé évolua », dit Roussel pour désigner
cette nouvelle technique, comme s’il se fût agi, indé­
pendamment de lui, d’un de ces mouvements à la fois
imprévus, automatiques, spontanément inventifs que,
devant La Billaudière, avec lui et sans lui, accomplis­
sait son bretteur de métal : « Tout à coup le bras
mécanique, effectuant plusieurs feintes savantes ét
rapides, s’allongea brusquement pour porter un coup
droit à Balbet, qui malgré son habileté universelle­
ment connue, n’avait pu parer cette botte infaillible
et merveilleuse. » Tel est ce nouvel épisode du pro­
cédé : une pointe lancée en profondeur et qui frappe
contre toute attente le loyal adversaire — c’est-à-dire
le lecteur, ou le langage, ou encore Roussel lui-même,
posté ainsi de part et d’autre, derrière le mécanisme
pour le déclencher, et devant lui pour essayer en vain
de parer ses coups sans réplique, sa lame inattendue
et fatale qui par une admirable rencontre trouve l’ou­
verture, touche son objet et souverainement le tra­
verse.
C’est que la part de nouveauté, en cette « évolu­
tion » d’apparence naturelle, est immense. La défla­
gration est singulièrement plus forte que celle dont la
violence mesurée tout à l’heure dissociait de leur pre­
mière signification « le blanc à retenue » ou « la
quinte à résolution ». Alors, il s’agissait de décoller
l’un de l’autre les deux versants d’une même surface
verbale ; il faut maintenant, en pleine masse physique
58 RAYMOND ROUSSEL

du mot, à l’intérieur de ce qui le rend matériellement


épais, faire jaillir des éléments d’identité, comme
autant de minuscules paillettes qui seraient replon­
gées aussitôt dans un autre bloc verbal, bloc dont les
dimensions sont infiniment plus grandes puisqu’il
s’agit d ’envelopper le volume couvert par l’explosion
secrète des mots. Comme une fusée du feu d ’arti­
fice transporté en Argentine par l’habile Luxo pour
les folles noces d ’un baron millionnaire, « J’ai du
bon tabac » ouvre, en s’incendiant, tout un ciel noc­
turne, asiatique et merveilleux : « L’image diaphane
évoquait un site d ’Orient. Sous un ciel pur s’étalait
un splendide jardin rempli de fleurs séduisantes. Au
centre d’un bassin de marbre, un jet d’eau sortant
d’un tube en jade dessinait gracieusement sa courbe
élancée... Sous la fenêtre non loin du bassin de marbre
se tenait un jeune homme à chevelure bouclée...
Levant vers le couple sa face de poète inspiré, il chan­
tait quelque élégie de sa façon, en se servant d’un
porte-voix en métal mat et argenté. » Jade, tube,
onde, aubade, en mat...
Le champ aléatoire a perdu toute commune mesure
avec celui que nous connaissons. Tout à l’heure le
nombre des variations possibles était celui des
rubriques offertes pour un même mot pour le dic­
tionnaire ou l’usage : il était donc toujours possible
en droit de retrouver les couples inducteurs. Le
secret que Roussel a laissé peser sur eux n ’est qu’un
fait, on peut le contourner (par exemple, l’épisode
de l’adjudant punissant de quelques jours d’arrêts le
RIME ET R A I S O N 59
joli zouave dont il est le rival s’est glissé sans aucun
doute par les fentes d ’une « jalousie à crans »).
Maintenant la phrase éponyme est inconnue sans
retour ; il faudrait pour la retrouver croiser trop d ’em­
branchements, hésiter à trop de carrefours : elle est
pulvérisée. Là-bas gisent des mots absolument per­
dus, des mots dont la poussière, mêlée à celle d’autres
mots, danse devant nous au soleil. Q u’on sache seu­
lement qu’il peut s’agir de quelques vers de Victor
Hugo (« Eut reçu pour hochet la couronne de
Rome » explose en Ursule, brochet, lac; Huronne,
drome), de l’adresse d’un cordonnier (Hellstern,
5 place Vendôme, qui se volatilise pour donner :
hélice, tourne, zinc, plat, se rend, dôme), de la légende
d ’un dessin de Caran d’Ache, du titre d’une nouvelle
de Barbey, des lettres de feu qui brillent au fond du
palais de Nabuchodonosor (d’où l’épisode de Fogar
allumant un phare à l’aide d ’une manette qu’il a
cachée sous son aisselle). Roussel lui-même a perdu la
plupart des autres clefs et, sauf par coup de chance,
on ne peut retrouver ce langage premier dont les
fragments phonétiques brillent, sans que nous sachions
où, à la surface des féeries qui nous sont offertes.
C’est que les formes de dispersion qu autorise une
phrase comme « J’ai du bon tabac » sont infiniment
nombreuses ; à chaque syllabe il y a des voies pos­
sibles : geai, tue, péan, ta bacchante ; ou encore :
jette, Ubu, honte à bas ; ou encore : j’aide une bonne
abaque... Il est bien facile de voir que toutes ces solu­
tions sont en défaut de richesse à côté de celle pri-
6o RAYMOND ROUSSEL

vilégiée par Roussel ; et que pour aller du clair de


lune familier aux nuits de Bagdad il a fallu un certain
calcul de hasard et sans doute un cheminement amé­
nagé parmi tant d ’étoiles possibles. L’énormité des
risques offerts et maîtrisés fait penser à la machine du
second chapitre de Locus Solus : un léger instrument
à enfoncer des pavés minuscules fabrique une
mosaïqué avec des dents humaines obtenues par un
arrachage indolore et expéditif ; un mécanisme
complexe lui permet de voler du tas d’incisives poly­
chromes jusqu’au dessin, en choisissant celle qu’il
faut pour la mettre à la place qui lui convient. C’est
que l’inventeur a trouvé le moyen de calculer à
l’avance et dans le plus petit détail la force et la
direction de chaque souffle d’air. Ainsi les syllabes
multicolores arrachées par Roussel à la bouche des
hommes, un mécanisme merveilleux les dispose en
prenant appui sur les plus incertains, sur les plus
hasardeux des mouvements. On sait tout de la
machine de Canterel, sauf comment il a calculé les
vents. On connaît aussi bien le procédé de Roussel :
mais pourquoi cette direction, comment ce choix, quel
courant ou quel souffle mène la syllabe dénouée au
langage qui la renoue ? Roussel dit non sans sagesse :
« De même qu’avec des rimes, on peut faire de bons
ou de mauvais vers, on peut avec ce procédé, faire de
bons ou de mauvais ouvrages. »
Voici le hasard initial relancé à l’intérieur de
l’œuvre non pas comme chance de trouvailles, mais
comme possibilité innombrable de détruire et de
RIME ET R A I S O N 6l

reconstruire les mots tels qu’ils sont donnés. L’aléa


n ’est pas le jeu d ’éléments positifs, il est l’ouverture
infinie, et à chaque instant renouvelée, de l’anéantis­
sement. En ce hasard multiplié, maintenu et retourné
en destruction incessante, la naissance et la mort du
langage communiquent, et font naître ces figures
immobiles, répétitives, à moitié mortes et à moitié
vivantes, hommes et choses à la fois, qui apparaissent
sur la scène d’Ejur ou dans les loges à résurrection de
Martial Canterel.
Ramené à cette destruction de soi qui est aussi bien
son hasard de naissance, le langage aléatoire et néces­
saire de Roussel dessine une figure étrange : comme
tout langage littéraire il est destruction violente du
ressassement quotidien, mais il se maintient indéfi­
niment dans le geste hiératique de ce meurtre ; comme
le langage quotidien, il répète sans trêve, mais cette
répétition n’a pas pour sens de recueillir et de conti­
nuer ; elle garde ce qu’elle répète dans l’abolition
d’un silence qui projette un écho nécessairement
inaudible. Le langage de Roussel s’ouvre d’entrée de
jeu au déjà dit qu’il accueille sous la forme la plus
déréglée du hasard : non pas pour dire mieux ce qui
s’y trouve dit mais pour en soumettre la forme au
second aléa d’une destruction explosive et, de ces
morceaux épars, inertes, informes, faire naître en les
laissant en place la plus inouïe des significations.
Loin d ’être un langage qui cherche à commencer, il
est la figure seconde de mots déjà parlés : c’est le
langage de toujours travaillé par la destruction et la
02 RAYMOND ROUSSEL

mort. C’est pourquoi son refus d ’être original lui est


essentiel. Il ne cherche pas à trouver, mais, par-delà la
mort, à retrouver ce langage même qu’il*vient de mas­
sacrer, à le retrouver identique et entier. De nature,
il est répétitif. Parlant, pour la première fois, d ’ob­
jets jamais vus, de machines jamais conçues, de plantes
monstrueuses, d’infirmes dont Goya n’aurait pas rêvé,
de méduses crucifiées, d’adolescents au sang glauque,
ce langage cache soigneusement qu’il ne dit que ce
qui a été dit. Ou plutôt, il l’a révélé au dernier
moment dans la déclaration posthume, ouvrant ainsi
par la mort volontaire une dimension intérieure au
langage qui est celle de la mise à mort du langage par
lui-même, et de sa résurrection à partir des splendeurs
pulvérisées de son cadavre. C’est ce vide soudain de
la mort dans le langage de toujours, et aussitôt la nais­
sance d’étoiles, qui définissent la distance de la
poésie.
« Essentiellement un procédé poétique », dit Rous­
sel. Mais il avait auparavant, selon une réticence pro­
pitiatoire qui semble avoir donné son rythme à toutes
ses manières, justifié et diminué à la fois la portée
de sa déclaration en expliquant que « le procédé, en
somme, est parent de la rime. Dans les deux cas, il y
a création imprévue due à des combinaisons pho­
niques. » Si on prête à « rime » son sens le plus large,
si on entend par ce mot toute forme de répétition dans
le langage, c’est bien entre des rimes que toute la
recherche de Roussel prend son volume : depuis la
grande rime ludique qui encadrait à la manière d ’un
RIME ET R A I S O N 63
refrain les textes de jeunesse, jusqu'aux vocables
appariés du Procédé (I) qui formaient l'écho para­
doxalement sonore de mots jamais énoncés, jusqu’aux
syllabes-paillettes du Procédé (II) indiquant dans
le texte, mais pour personne, le dernier éclat d ’une
déflagration muette où est mort ce langage qui tou­
jours parle. En cette forme dernière qui commande les
quatre textes centraux de l’œuvre de Roussel \ la rime
(atténuée jusqu’à une vague et souvent bien approxi­
mative résonance) ne fait que porter la trace d’une
répétition bien plus forte, bien plus chargée de sens
et de possibilité, bien plus lourde de poésie : la répé­
tition du langage avec lui-même qui par-delà le grand
appareil méticuleux qui l’abolit, se retrouve tel quel,
formé des mêmes matériaux, des mêmes phonèmes,
de mots et de phrases qui s’équivalent. De la prose
d’un langage rencontré au hasard à cette autre prose
jamais dite encore, il y a une profonde répéti­
tion : non celle latérale des choses qu’on redit ; mais
celle, radicale, qui est passée par-dessus du non-lan­
gage et qui doit à ce vide franchi d’être poésie, même
si elle est, à la surface du style, la plus plate des
proses. Plate, la poétique Afrique de Roussel (« Mal­
gré le déclin du soleil, la chaleur restait accablante
dans cette région de l’Afrique voisine de l’Equateur,
et chacun de nous se sentait lourdement incommodé
par l’orageuse température, que ne modifiait aucune
brise. ») ; plate, la merveilleuse retraite de Canterel1

1. Impressions d’Afrique, Locus Solus, l’Étoile au Front, la


Poussière de Soleils.
64 RAYMOND ROUSSEL

(« il est suffisamment à l’abri des agitations de Paris


— et peut cependant gagner la capitale en un quart
d’heure, quand ses recherches nécessitent quelque sta­
tion dans telle bibliothèque spéciale ou quand arrive
l’instant de faire au monde scientifique, dans une
conférence prodigieusement courue, telle communi­
cation sensationnelle »). Mais c’est que ce plat lan­
gage, mince répétition du plus usé des langages,
repose à plat sur l’immense appareil de mort et de
résurrection qui tout à la fois l’en sépare et l’y rat­
tache. Il est poétique en sa racine, par le procédé de
sa naissance, par cette gigantesque machinerie qui
marque le point d’indifférence entre l’origine et l’abo­
lition, le matin et la mort.
4

A U B E S, M IN E , C R I S T A L

Troisième figure du gala des Incomparables, Bob


Boucharessas, âgé de quatre ans, porte au front
rétoile de l’imitation : « Avec une maîtrise inouïe
et un talent d’une miraculeuse précocité, le charmant
bambin commença une série d’imitations accompa­
gnées de gestes éloquents ; bruits divers d’un train
qui s’ébranle, cris de tous les animaux domestiques,
grincement de la scie sur une pierre de taille, saut
brusque d’un bouchon de champagne, glouglou d’un
liquide versé, fanfares d’un cor de chasse, solo de vio­
lon, chant plaintif du violoncelle formaient un réper­
toire étourdissant pouvant donner à qui fermait un
moment les yeux l’illusion complète de la réalité. »
Cette figure de l’imitation (du dédoublement des
choses, et du retour à l’identique par le geste et dans
le moment même qui les dédoublent) commande à
peu près toutes les prouesses des Incomparables (qui
sont tels par la comparaison toujours flatteuse que
leurs exploits permettent avec la réalité, en donnant
66 RAYMOND ROUSSEL

de celle-ci une reproduction unique en sa perfection),


et toutes les scènes du Lieu Solitaire (unique, sans
doute, à cause de tous les doubles qui fleurissent au
détour de ses allées). Ces dédoublantes merveilles
peuvent avoir plusieurs formes : l’homme — ou
l’être vivant — qui, décollant de lui-même, s’identifie
aux choses pour en détacher la visible réalité et s’en
travestir (Bob Boucharessas, ou dans le diamant
liquide de Canterel, la danseuse devenue harpe aqua­
tique) ; les choses — ou les animaux — qui glissent
hors de leur règne et rejoignent par une obéissance à
des lois secrètes le geste humain dans ce qu’il a de
plus étranger à toute règle, ou peut-être de plus
conforme aux plus complexes de ses lois (les chats de
Marius Boucharessas qui jouent aux barres, le coq
Mopsus qui écrit en crachant son sang, l’invincible
bretteur de métal) ; les figures qui imitent des repro­
ductions, prélevant sur celles-ci ce qu’elles imitent
pour le restituer à un degré d’être difficilement assi­
gnable : élevé, puisqu’il s’agit d ’un dédoublement
redoublé, mais simple puisque cette imitation dédou­
blée est reconduite à une réalité de premier niveau (la
hie volante traduit en dents humaines une vieille
légende longtemps transmise de bouche en bouche ;
les hippocampes, attelés à leur boule de sauterne figée,
dessinent la vieille allégorie du Soleil Levant) ; les
scènes qui imitent les dédoublements du théâtre, se
logeant en eux pour les distendre jusqu’aux limites de
l’irréalité (un épisode fictif double le dernier acte de
Roméo par des images sculptées dans des volutes de
AUBES, MINE, CRISTAL 67

fumée multicolore), ou pour les ramener à la vérité


simple de l’acteur qui en est l’agent double (l’obèse bal­
lerine réduite à sa vérité de vieille toupie par le coup
de fouet qui la terrasse ; ou, ce qui constitue la figure
inverse, l’acteur Lauze rendu à une vie apparente, par
l’artifice de Canterel, mais seulement pour une scène
où il atteignait sa perfection d’acteur) ; enfin — der­
nière et cinquième figure — l’imitation indéfinie qui
se reproduit elle-même, formant une ligne monotone
qui triomphe du temps (c’est la double découverte par
Canterel de la résurrectine et du vitalium qui per­
mettent de peupler la mort d’une réédition sans fin
de la vie ; c’est aussi l’arbre de Fogar : les molécules
dont sont formées ses palmes légères, brillantes, vibra-
tiles sont à ce point sensibles, que leur ordre et leur
couleur reproduisent exactement l’espace qu’elles
recouvrent ; elles peuvent ainsi enregistrer les images
d’un livre — répétition lui-même de légendes long­
temps répétées — et les reproduire sans fin, projetant
même sur le sol, tant le dessin est net et les couleurs
fraîches, le reflet de ce reflet...).
Tout est second dans ces uniques prouesses, tout
est répétition dans ces exploits qui ne se comparent
pas. C ’est que tout a toujours déjà commencé ;
l’inouï a déjà été entendu et du fond du langage les
mots ont parlé au-delà de toute mémoire. La merveille
c’est que le recommencement naisse de l’unique, le
restitue exactement semblable à lui-même, mais double
désormais sans réduction possible. Au fond des
machines et des scènes, il y avait déjà leur résultat,
68 RAYMOND ROUSSEL

comme au fond du procédé se cachaient les mots qu’il


était chargé de ramener à la surface.
Etonnantes machines à répétition qui cachent à vrai
dire plus qu’elles ne le montrent ce qu’elles ont à
reproduire. Que signifie, dès la première allée de
Locus Solus, la silhouette noire de cet enfant de terre
qui tend les deux bras dans un geste d’offrande énig­
matique et dont le socle indique de péremptoire façon
qu’il s’agit du « Fédéral à semen-contra » ? Et que
veut dire, près de lui, ce haut-relief, représentant
« un borgne en vêtements roses qui... désignait à plu­
sieurs curieux un bloc moyen de veineux marbre vert,
dont la face supérieure, où s’enchâssait à demi un
lingot d’or, portait le mot Ego très légèrement gravé
avec paraphe et date » ? Quel trésor est donc, ici et
là, désigné silencieusement, mais retiré au moment
d’être offert ? Toutes ces scènes sont comme des spec­
tacles, puisqu’elles montrent qu’elles montrent, mais
non pas ce qui en elles est montré. Visibilité rayon­
nante où rien n ’est visible. Tel est aussi le diamant
d’eau miroitante que Canterel a dressé au bout de
son esplanade, dans un éclat solaire qui attire le
regard mais l’éblouit trop pour lui permettre de voir :
« Haut de deux mètres et large de trois, le mons­
trueux joyau, arrondi en forme d’ellipse, jetait sous
les rayons de plein soleil des feux presque insoute­
nables, qui le paraient d’éclairs dirigés en tous sens. »
Roussel propose donc, après l’exposition synchro­
nique des merveilles, l’histoire secrète que leur jeu
représente. D ’où une « seconde navigation » autour
AUBES, M I N E , CRISTAL 69

des objets, scènes et machines, qui ne sont plus


traités comme un jeu merveilleux de l’espace, mais
comme un récit écrasé en une figure unique, fixe (ou
de peu de portée temporelle) et indéfiniment répé­
table : langage de niveau 2 qui est chargé de restituer
aux signes le signifié, au simultané la succession qu’il
fige, à l’itération l’événement unique qu’elle répète.
Cette seconde navigation est périple autour du conti­
nent pris en son entier (dans les Impressions
d'Afrique), ou cabotage autour de chaque figure (dans
Locus Solus). Chaque élément des scènes, en ce
temps retrouvé, se trouve répété à sa place et avec
son sens ; on apprend, par exemple, que le nain
borgne du haut-relief est un bouffon de cour auquel
son roi, en mourant, a confié un secret qui remonte
haut dans l’histoire de la dynastie et qui en fonde la
puissance sur un bloc d’or pur et symbolique. Le récit
revient au moment initial qui l’avait déclenché, récu­
père l’image qui se dressait au départ comme un bla­
son muet, et dit ce qu’elle voulait dire. L’en­
semble figure-et-récit fonctionne comme autrefois
les textes-genèse : les machines ou les mises en scène
occupent l’emplacement des phrases isomorphes dont
les images étranges forment un vide où se précipite
le langage ; et celui-ci, à travers une épaisseur de
temps parfois immense, y ramène avec un soin méti­
culeux, formant le temps parlé de ces formes sans
mots. Ce temps et ce langage répètent la figure épo­
nyme puisqu’ils l’expliquent, la ramènent à son évé­
nement premier, et la reconduisent à son actuelle
70 RAYMOND ROUSSEL

stature. Mais on peut dire aussi bien (et ceci ne se


trouvait pas dans les textes-genèse) que la machine
répète le contenu du récit, qu’elle le projette en avant,
hors temps et hors langage, selon un système de tra­
duction qui triomphe de la durée comme des mots.
Le système est donc réversible : le récit répète la
machine qui répète le récit.
Quant au glissement de sens (fondamental mais
apparent, dans les phrases isomorphes) il est caché
maintenant à l’intérieur des machines dont la confi­
guration est commandée en secret par une série de
mots éponymes, qu’elles répètent selon les lois du
Procédé. Les machines de Roussel sont donc four­
chues et doublement merveilleuses : elles répètent en un
langage parlé, cohérent, un autre qui est muet, éclaté,
et détruit ; elles répètent aussi, en images sans mot et
immobiles, une histoire avec son long récit : système
orthogonal de répétitions. Elles sont situées exactement
à l’articulation du langage — point mort et vivant :
elles sont le langage qui naît du langage aboli (poé­
sie, par conséquent) ; elles sont les figures qui se
forment dans le langage avant le discours et les mots
(poésie également). Au-delà et en deçà de ce qui parle,
elles sont le langage rimant avec lui-même : répétant
ce qui du passé vit encore dans les mots (en le tuant
par la figure simultanée qu’elle forme), répétant tout
ce qui est silencieux, mort, secret, dans ce qui est
dit (et le faisant vivre en une visible image). Rime qui
se fait écho autour du moment ambigu où le langage
est à la fois mort et meurtrier, résurrection et abolition
AUBES, M I N E , CRISTAL
7*
de soi-même ; là, le langage vit d ’une mort qui se
maintient dans la vie, et sa vie même se prolonge dans
la mort. Il est, en ce point, la répétition — reflet où
la mort et la vie renvoient l’une à l’autre et se mettent
ensemble en question. Roussel a inventé des machines
à langage qui n’ont sans doute, en dehors du pro­
cédé, aucun autre secret que le visible et profond
rapport que tout langage entretient, dénoué, reprend
et indéfiniment répète avec la mort.

Confirmation en est donnée, et d’une façon bien


aisément déchiffrable, dans la figure centrale de
Locus Solus ; Canterel y explique un procédé, où
on ne saurait manquer de reconnaître, non pas le
procédé, mais le rapport de celui-ci à l’ensemble du
langage de Roussel : le procédé du procédé. « S’es­
sayant longuement sur des cadavres soumis à temps
au iroid voulu, le maître, après maints tâtonnements,
finit par composer d’une part du vitalium, d ’autre
part de la résurrectinc, matière rougeâtre à base d’éry-
thrite qui, injectée liquide dans le crâne de tel sujet
défunt, par une ouverture percée latéralement, se soli­
difiait d ’elle-même autour du cerveau étreint de tous
côtés. Il suffisait alors de mettre un point de l’enve­
loppe intérieure ainsi créée en contact avec du vita­
lium, métal brun facile à introduire sous la forme
d’une tige courte dans l’orifice d’injection, pour que
les deux nouveaux corps, inactifs l’un sans l’autre,
72 RAYMOND ROUSSEL

dégageassent à l’instant une électricité puissante, qui


pénétrant le cerveau triomphait de la rigidité cada­
vérique et douait le sujet d’une impressionnante vie
factice. » Je reviendrai plus loin sur l’efficacité ressus­
citante de ces produits. Pour l’instant, je ferai seule­
ment une remarque : la recette de Canterel comporte
deux produits, qui l’un sans l’autre resteraient sans
action. Le premier, couleur de sang, reste intérieur
au cadavre, dont il enveloppe d’une dure écorce la
pulpe friable. Rigide, il a la raideur de la chose morte ;
mais il la préserve et la maintient dans cette mort
qu’il double pour d ’éventuelles répétitions ; il n ’est
pas la vie retrouvée mais la mort enveloppée comme
mort. Quant à l’autre, il vient de l’extérieur et il
apporte à la secrète coquille la vivacité de l’instant :
avec lui, le mouvement commence, et le passé revient ;
il dégèle la mort dans le temps et répète le temps
dans la mort. Glissée entre la peau et le corps, comme
une cire imperceptible, un vide solide, la résurrectine
a la même fonction qu’entre le langage de surface
et les mots éponymes, la répétition, les rimes, les
assonances, les métagrammes ; c’est l’invisible profon­
deur du langage de Roussel qui, à la verticale, commu­
nique avec sa propre destruction maintenue. La tige
horizontale du vitalium, porteuse de temps, fonc­
tionne comme le langage de second niveau : c’est le
discours linéaire de l’événement qui se répète, la lente
parole courbe du retour. Comme si Roussel, avant sa
mort et dans une œuvre où justement le procédé était
utilisé, l’avait par avance ressuscité grâce à toutes ces
AUBES, MINE, CRISTAL 73
figures de morts vivants, ou plus exactement grâce à
tous ces corps flottant dans un espace neutre où le
temps se fait écho autour de la mort, comme le lan­
gage autour de sa destruction.
En leur fonctionnement fondamental les machines
de Roussel font passer toute parole par le moment
absolu de l’abolition, pour retrouver le langage dédou­
blé de lui-même — et pourtant semblable à soi —
dans une imitation si parfaite que seule entre elle et
son modèle a pu se glisser la mince lame noire de la
mort. De là l’essence imitative (théâtrale dans son
épaisseur même et pas seulement dans sa présenta­
tion) de tous les « prestiges » qui sont montrés sur la
place d’Ejur ou dans le jardin du Solitaire : la vir­
tuosité du petit Bob Boucharessas est hantée par le
même mortel dédoublement que les scènes présentées
dans les chambres froides de Canterel ; ici et là, la vie
se répète par-delà sa limite. L’enfant imitait des
choses mortes ; le mort traité par Canterel imite sa
vie : il reproduit, « avec une stricte exactitude, les
moindres mouvements accomplis par lui durant telles
minutes marquantes de son existence... Et l’illusion de
la vie était absolue : mobilité du regard, jeu conti­
nuel des poumons, paroles, agissements divers,
marche, rien n’y manquait. »
Ainsi les effets de double ne cessent de se multi­
plier : les mots éponymes répétés deux fois (une pre­
mière fois dans la scène de la machine, de la prouesse,
— une seconde fois dans son explication ou son com­
mentaire historique) ; les machineries répétées dans le
74 RAYMOND ROUSSEL

second discours, selon la succession de temps ; ce


récit lui-même répété en retour par la machinerie qui,
en le rendant à nouveau actuel, redouble le passé (et
souvent en une série indéfinie) et dédouble le présent
par l'imitation exacte qu’il donne de la vie : système
proliférant de rimes, où les syllabes ne sont pas seules
à se répéter, mais aussi les mots, le langage entier,
les choses, la mémoire, le passé, les légendes, la vie
— tous séparés et rapprochés d ’eux-mêmes par la
fente de la mort. Il faut écouter ce que dit Roussel :
« Le procédé, en somme, est parent de la rime. Dans
les deux cas, il y a création imprévue due à des
combinaisons phoniques. C ’est essentiellement un
procédé poétique. » Poésie, partage absolu du lan­
gage, qui le restitue identique à lui-même mais de
l’autre côté de la mort ; rimes des choses et du
temps. De l'écho fidèle naît la pure invention du
chant.
C’est ce que démontrent, dans la plaine d’Ejur,
Stéphane Alcott et ses six fils. Six fils, tous d’une
maigreur squelettique, qui viennent se disposer, selon
une virtuelle architecture sonore, à des distances cal­
culées ; en creusant poitrine et ventre, chacun forme
comme la cavité d’une parenthèse : « Mettant ses
mains en porte-voix, le père, avec un timbre grave et
sonore, cria son propre nom dans la direction de
l’aîné. Aussitôt à intervalles inégaux, les quatre syl­
labes : Stéphane Alcott, furent répétées successive­
ment en six points de l’énorme zigzag, sans que les
lèvres des figurants eussent bougé d’aucune manière. »
AUBES, M I N E , CRISTAL 75
Puis, passant de la parole au chant, Stéphane lança de
fortes notes de baryton, qui résonnant à souhait aux
différents coudes de la ligne furent suivies de voca­
lises, de trilles, de fragments d’air — et de joyeux
refrains populaires débités par bribes. » (On croirait
entendre ces bribes de paroles toutes faites que le pro­
cédé de Roussel s’est chargé de répéter en écho dans
l’épaisseur de son langage.) Et par le merveilleux pou­
voir de répétition caché dans les mots, le corps des
hommes se transforme en sonores cathédrales.

Sans doute, l’écho le plus éclatant est-il aussi celui


qu’on entend le moins. L ’imitation la plus visible,
ce qui échappe le plus facilement au regard.
Tous les appareils de Roussel — machineries,
figures de théâtre, reconstitutions historiques, acroba­
ties, tours de prestidigitation, dressages, artifices —
sont d’une façon plus ou moins claire, avec plus ou
moins de densité, non seulement une répétition de
syllabes cachées, non seulement la figuration d’une
histoire à découvrir, mais une image du procédé lui-
même. Image invisiblement visible, perceptible mais
non déchiffrable, donnée en un éclair et sans lecture
possible, présente dans un rayonnement qui repousse
le regard. Il est clair que les machines de Roussel sont
identifiables au procédé, et pourtant cette clarté ne
parle pas d’elle-même ; seule, elle n’a à offrir au
regard que le mutisme d’une page blanche. Pour
76 RAYMOND ROUSSEL

qu’en ce vide apparaissent les signes du procédé, il


a fallu le texte posthume, qui n’ajoute pas une expli­
cation aux figures visibles, mais qui donne à voir ce
qui en elles déjà rayonnait, traversant souverainement
la perception, et la rendant aveugle. Le texte d’après
la mort (qui par instants a l’air d’être l’effet d’une
attente déçue, et comme d’un dépit que le lecteur
n’ait pas vu ce qui était là) était nécessairement pres­
crit dès la naissance de ces machines et de ces scènes
fantastiques, puisqu’elles ne pouvaient pas êtres lues
sans lui et que Roussel n’a jamais rien voulu cacher.
D ’où la phrase initiale de la révélation : « Je me suis
toujours proposé d’expliquer comment j’ai écrit cer­
tains de mes livres. »
Dans les Impressions, dans Locus Solus, dans tous
les textes à « procédé », sous la secrète technique du
langage, un autre secret se cache, comme elle visible
et invisible : une pièce essentielle au mécanisme géné­
ral du procédé, le poids qui fatalement entraîne les
aiguilles et les roues — la mort de Roussel. Et dans
toutes ces figures qui chantent l’indéfinie répétition,
le geste unique et définitif de Palerme se trouve
inscrit comme un futur déjà présent. Tous ces batte­
ments sourds qui se répondent en écho dans les cor­
ridors de l’œuvre — on peut bien y reconnaître
l’avance métronomique d’un événement dont chaque
instant répète la promesse et la nécessité. Et par là on
retrouve dans toute l’œuvre de Roussel (et pas seule­
ment dans le dernier texte) une figure combinée du
« secret » et du « posthume » : chaque ligne y est
AUBES, M I N E , CRISTAL 77
séparée de sa vérité — manifeste pourtant, puisque
non-cachée — par ce lien avec la mort future qui
renvoie à la révélation posthume d’un secret déjà
visible, déjà là en pleine lumière. Comme si le regard,
pour voir ce qu’il y a à voir, avait besoin de la dédou­
blante présence de la mort.
Montrer le Procédé, dans cette invisible invisibilité
qui rayonne à travers toutes les figures des Impres­
sions et de hocus Solus — tâche immense qu’il fau­
dra bien entreprendre un jour ; mais morceau par
morceau, quand l’œuvre de Roussel et ses entours
seront mieux connus. A titre d’exemple, voici seule­
ment une machine (le métier à tisser de Bcdu), et,
dans leur cérémonie générale, les premières figures
du gala des Incomparables.
Je serais bien étonné qu’en cette fête rien ait été
laissé au hasard (sauf bien entendu l’entrée dans le
système des mots inducteurs). Laissons de côté, parmi
les neuf chapitres qui forment la partie « à expli­
quer » des Impressions, les deux premiers et le der­
nier — qui racontent le châtiment des condamnés et
l’épreuve des Montalescot. Du troisième au huitième,
les naufragés non pareils accomplissent à tour de rôle
leurs prouesses libératrices. Mais pourquoi le ver
cithariste figure-t-il dans la même série que la jeune
fille Fortune ? Pourquoi les hommes-écho avec le
feu d’artifice ? Pourquoi Adinolfa la pathétique
suit-elle, dans le même groupe processionnel, l’homme
qui joue des airs folkloriques sur son tibia amputé ?
Pourquoi cet ordre, non tel autre ? Le groupement
7» RAYMOND ROUSSEL

des figures en series (signalées par les chapitres) a cer­


tainement son sens.
On peut, je crois, reconnaître dans la première pha­
lange (chapitre in), les figures du hasard maîtrisé.
Maîtrisé sous la forme de la dualité : deux jongleurs
symétriques (dont Tun est gaucher) forment des
images en miroir de chaque côté d’un rideau de balles
qu’ils se renvoient l’un l’autre. Maîtrisé selon la règle
d’un jeu (fig. 2 : une portée de chatons divisée en
équipes égales a appris à jouer aux barres). Maîtrisé
par le dédoublement de l’imitation (fig. 3 : l’enfant
qui présente un double des objets les plus hétéro­
clites). Or ce hasard est en même temps inépuisable
richesse (fig. 4 : la jeune fille déguisée en déesse For­
tune) ; mais, « faut-il encore savoir s’en servir »,
disait Roussel : d ’où la fig. 5 et le tireur qui à coups de
fusil (Gras) sépare d’un œuf le blanc et le jaune. Le
hasard à vrai dire n ’est vaincu que par un savoir
discursif, une mécanique capable de prévoir l’aléa, de
le dépasser et de le vaincre (fig. 6 : le bretteur de
métal qui pare les feintes les plus imprévues et
porte des coups sans réplique). Alors on pourra
atteindre à coup sûr une gloire qui est pourtant hasar­
deuse (fig. 7 : l’enfant enlevé par l’aigle grâce à sa
propre ruse et au précieux animal qu’il a sacrifié).
Cette gloire du hasard vaincu, elle est représentée par
trois instruments : l’un utilise les variations de tem­
pérature (quoi de plus imprévisible ? cf. Canterel, la
hie volante, et le régime des vents) pour composer
de la musique, l'autre utilise des crayons aimantés
AUBES, MINE, CRISTAL 79
pour découvrir pierres et métaux précieux, le troisième
les soubresauts d ’un vers dressé pour exécuter des
mélodies sur une sorte de clepsydre (fig. 8,9,10).
C’est le premier étage du procédé : recevoir, au lieu
de l’abolir, le hasard du langage pour l’encadrer dans
ses rimes, le prévoir et le construire, découvrir ses
trésors, et de ses moindres failles, goutte à goutte,
laisser perler le chant. Les ondulations du ver, libé­
rant de la masse d’eau où il est plongé telle ou telle
gouttelette, qui en tombant donne une note cohérente,
n’est-ce pas, exactement, l’obscur choix des mots dans
le flux du langage, qui isolés, projetés hors de leur
son premier et vibrant avec d’autres, forment une
féerique machine ? Et de la figure double, réfléchie en
miroir et reliée par le rapide trajet des balles, au
ver d’ou s’égrènent les gouttes-syllabes d’un langage
polyphonique, on retrouve la courbe même du pro­
cédé, telle qu’elle est exactement retracée dans Com­
ment j'ai écrit certains de mes livres — depuis « les
lettres de blanc » jusqu’à la dispersion des vers de
Hugo en perles futures (la détestable assimilation du
ver-lombric aux lignes rimantes de Hugo est faite
par Roussel dans son texte posthume, et on connaît
l’identité Hugo-Roussel sur laquelle est construit le
poème Mon âme).
Il me semble que le chapitre iv (seconde phalange)
est le chant du langage double (Carmichael souffleur
de Talou, fig. 11), du langage qui répète l’histoire (la
conférence devant les portraits, fig. 12) ou les choses
(démonstration de sciences naturelles, fig. 13). Ce lan-
8o RAYMOND ROUSSEL

gage a l’étrange pouvoir de dédoubler le sujet qui


parle, lui faisant tenir plusieurs discours à la fois
(fig. 14, l’homme-tronc et orchestre ; fig. 15, Ludovic,
le chanteur à bouche multiple). C ’est qu’il est capable
de se déployer dans un automatisme pur — au-dessus
et au-dessous de la réflexion (fig. 16, le décapité par­
lant ; fig. 17, le tibia-flûte) faisant parler ce qui ne
parle pas (fig. 18, le cheval bavard ; fig. 19, les domi­
nos, les cartes et les pièces de monnaie dont la simple
distribution spatiale, selon un hasard aménagé, figure
une image, comme les mots éponymes forment un
récit), donnant à la parole humaine une amplitude,
une force encore jamais connues (fig. 20 : le porte-voix
fantastique) et une capacité de dédoublement théâtral
où l’imitation est identique à la vie qu’elle imite
(Adinolfa la célèbre actrice verse jusque dans les cou­
lisses « ses pleurs limpides et abondants », fig. 21).
Faut-il voir dans la troisième série (chapitre v) le
théâtre (fig. 22) et son échec (la danseuse-toupie avec
son coup de fouet — fig. 23 et Carmichaël avec sa
lacune de mémoire — fig. 24) ? Echec de ces doubles
qui ne sont point pourtant des « Doublures » ? Je n ’en
suis pas certain. Le chant suivant, en tout cas, célèbre
le triomphe du procédé : victoire de la rime créatrice
de musique (écho polyphonique des frères Alcott —
fig. 25), victoire de la syllabe minuscule qui s’épa­
nouit, par le procédé, en un récit féerique (ce sont les
pastilles de Fuxier qui plongées dans l’eau s’évasent
en images colorées — fig. 28), victoire des mots qui
lancés comme un artifice au-dessus de l’ombre du
AUBES, MINE, CRISTAL 8ι
procédé, illuminent le ciel noir en une floraison symé­
trique et inverse de la précédente (le feu d ’artifice de
Luxo). Au milieu de ces machines à succès, Sirdah
l’aveugle est guérie : ses yeux se dessillent, elle voit
(%. 26).
Je voudrais m’arrêter maintenant à la figure qui suit
immédiatement cette illumination. Non qu’elle soit
le secret révélé, mais parce que de toutes les machines
des Impressions et aussi, je crois, de Locus Solus,
c’est elle qui présente avec le Procédé l’isomorphisme
le plus éclatant.
Bedu l’ingénieur a installé sur les rives du Tez un
« métier à aubes » (il indique silencieusement — et
nous le savons par le texte posthume — un labeur pour
lequel il faut se lever de bon matin. Acharnement de
Roussel). Dans la nuit ses tiges de métal scintillent,
illuminées par l’œil rond d’un phare : sur fond
d’ombre surgissent « tous les détails de l’étonnante
machine vers laquelle convergent tous les regards »,
avec, au premier rang, celui — neuf — de Sirdah. Dix
pages de détails qui font exception semble-t-il à la
règle de brièveté ; dix pages au long desquelles fonc­
tionne une machine banale en somme, construite à
partir des articles Jacquard, Métier et Tisser du dic­
tionnaire Larousse illustré en sept volumes. Dix pages
sans surprise, sauf deux ou trois détails mécani­
quement impossibles (ces difficultés sont résolues sans
problème à l’intérieur d’un coffre mystérieux) qui
signalent l’insertion du Procédé dans la traditionnelle
machinerie du tissage : ne fait-il pas lui aussi
82 RAYMOND ROUSSEL

irruption dans la structure habituelle de l’écriture ?


C’est le fleuve qui alimente le mouvement dans le
métier à tisser (comme le flux du langage, avec ses
rencontres, ses hasards, ses phrases toutes faites, ses
confluences, nourrit indéfiniment les mécaniques du
procédé) ; les aubes plongent dans l’eau, parfois en
profondeur, parfois à.la surface, et le mouvement de
leurs palettes déclenche, par un système de fils très
compliqué, qui échappe au regard, le jeu d ’innom­
brables broches dont les canettes portent des soies de
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le fil de l’eau fait
naître au-dessus de lui le mouvement d’autres fils,
multicolores, distincts et agiles, dont l’entrecroisement
va former le tissu ; ce jeu de fils est aussi un jeu de
mots, en lequel se manifeste, comme par référence à
soi, le glissement de sens qui sert de fil conducteur
pour passer des phrases toutes faites du langage-
fleuve à la toile serrée et imagée de l’œuvre. Autre
innovation de cette machine ; Roussel-Bedu a prêté
à la spontanéité des navettes (marchant enfin « toutes
seules », pour la première fois depuis Aristote) le
travail que Jacquard avait confié aux arcades, aux
tiges, au carton à trous : c’est que les navettes fonc­
tionnent comme des mots inducteurs. Obéissant à un
« programme » caché, celle qui est désignée quitte
quand il faut son alvéole, gagne une case réceptrice et
rejoint son point de départ en laissant derrière elle
la duite transversale. Ainsi, dans le procédé, des mots
prédestinés jaillissent comme spontanément de leur
phrase d’origine, traversent l’épaisseur du langage, se
AUBES, M INE, CRISTAL 83

retrouvent de l’autre côté — d ’où ils reviennent dans


l’autre sens — et, derrière eux, leur sillage coloré
vient s’enrouler à son tour sur l’axe du récit. Il faut
noter que le choix des navettes est commandé par les
aubes ; mais le mouvement des aubes est déterminé par
les nécessités du dessin et le trajet futur des navettes :
mystérieux enveloppement du temps, engrenage com­
plexe de l’automatique sur le voulu, du hasard sur la
finalité, mélange du trouvé et du cherché, dont lés
noces se passent toutes à l’intérieur de ce coffre oblong,
noir, jamais ouvert, cependant « appelé à mouvoir
l’ensemble » et qui est suspendu entre fleuve et tissu,
entre palettes et navettes, entre fil et fil. Cerveau d ’une
machine à tisser le langage, qui ressemble étrangement
à un cercueil. Est-ce la mort qui est là, servant de
relais à mi-distance du fleuve et du dessin, de temps et
de l’œuvre ? On ne peut le savoir ; tout est fait pour
être vu en cette machine (l’image brochée apparaît
elle-même à Vendroit, comme le récit obtenu par le
procédé ne montre pas ce qu’il est à l’envers), sauf ce
coffre qui' jusqu’au bout restera fermé.
Le tissu qui se trouve sous les yeux des spectateurs
représente l’histoire du Déluge (figure inverse de la
machine : eau qui n’est pas maîtrisée, flux qui envahit
le monde, poussant vers le sommet des montagnes des
« malheureux condamnés », comme peut-être les
hasards formidables du langage menacent ceux qui ne
les dominent pas). Le métier à aubes, c’est le con­
traire de ce destin crépusculaire ; il montre lui-même
ce qu’il est en dessinant l’Arche — vaisseau réconci-
RAYMOND ROUSSEL

lié, souveraineté du procédé, lieu où tous les êtres du


monde retrouvent avec leurs semblables leur parenté :
« Tranquille et majestueuse à la surface des flots,
l’Arche de Noé dresse bientôt sa silhouette régulière et
massive, agrémentée des fins personnages errant au
milieu d’une nombreuse ménagerie. » La machine
(reproduction sourde du procédé) reproduit une
image dont le symbole surchargé la désigne elle-
même dans sa ressemblance avec le procédé ; et ce
qu’elle montre au spectateur en une image muette
mais distincte, c’est ce qu’elle est au fond d’elle-
même : arche sur l’eau. Le cercle est parfait, comme
est parfait le grand cycle des aubes, des matins et des
mots, qui, chacun à leur tour, plongent dans le cou­
rant du langage et y puisent sans bruit l’enchante­
ment des récits. « Leur nombre, l’échelonnement de
leur taille, l’isolement ou la simultanéité des plon­
geons courts et durables, fournissaient un choix infini
de combinaisons favorisant la réalisation des concep­
tions les plus hardies. On eût dit quelque muet ins­
trument, plaquant ou arpégeant des accords, tantôt
maigres, tantôt prodigieusement touffus, dont le
rythme et l’harmonie se renouvelaient sans cesse...
L ’appareil entier, remarquable au point de vue agence­
ment et huilage, fonctionnait avec une perfection
silencieuse donnant l’impression d’une pure merveille
mécanique. » Qu’est-ce donc que ce bruit étrange,
parfait au point de n’être pas entendu, cette harmonie
muette, ces notes superposées qu’aucune oreille ne
saurait percevoir ? Sans doute est-ce ce bruit qui, au
AUBES, MINE, CRISTAL 85

fond du langage de Roussel, fait résonner ce qu’on ne


parvient pas a entendre. Sans doute est-ce quelque
chose comme l’invisible visibilité du procédé dont le
mécanisme rigoureux forme le filigrane de toutes ces
machines merveilleuses et impossibles.

Fabriquées à partir du langage, les machines sont


cette fabricadon en acte ; elles sont leur propre nais­
sance répétée en elles-mêmes ; entre leurs tiibes, leurs
bras, leurs roues dentées, leurs systèmes de métal,
l’écheveau de leurs fils, elles emboîtent le procédé dans
lequel elles sont emboîtées. Et le rendent ainsi pré­
sent sans recul. Il est donné hors de tout espace, puis­
qu’il est à lui-même son propre lieu ; sa demeure est
son enveloppement ; sa visibilité le cache. Qu’on ait
pensé devant ces formes contournées et tant de méca-
nismes-pour-rien à une énigme, à un chiffre et à un
secret, c’était bien naturel. Il y a, autour de ces
machines et en elles, une nuit entêtée dont on sent
bien qu’elle les dérobe. Mais cette nuit, c’est une sorte
de soleil sans rayonnement ni espace ; sa lumière est
taillée au plus juste de ces formes — constituant leur
être même, et non leur ouverture vers un regard.
Soleil enfermé et suffisant.
Pour que toute cette machinerie devienne lisible, il
n’était pas besoin de chiffre, mais d’une sorte de per­
cée en arrière, qui donne du champ au regard, recule
ces figures muettes sur un horizon et les offre dans un
86 RAYMOND ROUSSEL

espacé. Il ne fallait quelque chose de plus pour les


comprendre ; mais quelque chose en moins, une ouver­
ture par où leur présence bascule et réapparaisse de
l’autre coté. Il fallait qu’elles soient données dans un
double identique à elles-mêmes, et dont pourtant elles
sont séparées. Il fallait la rupture de la mort. L ’unique
clef, c’est ce seuil.
Et en effet, on les voit réapparaître, ces machines
semblables et dédoublées, dans le texte posthume. Par
une étrange réversibilité l’analyse du procédé a la
même configuration que les machines elles-mêmes.
Comment fa i écrit certains de mes livres est construit
comme l’exposé des figures dans les Impressions ou
L ocus Solus : d’abord, le mécanisme dont le principe
et l’évolution sont présentés comme entre ciel et terre,
— série de mouvements qui fonctionnent d’eux-
mêmes, entraînant l’auteur dans une logique dont il
est le moment plus que le sujet (« Le procédé évo­
lua, et je fus conduit à prendre une phrase quelcon­
que... »). Puis dans une seconde navigation, le pro­
cédé est repris à l’intérieur d’un temps anecdotique et
successif, qui débute par la naissance de Roussel et
s’achève dans un retour à ce procédé par rapport
auquel la vie de l’auteur apparaît à la fois comme
enveloppée et enveloppante. Et c’est à lui finalement
que Roussel confie la répétition de sa propre existence
dans une gloire posthume — tout comme il revient
aux machines de doubler indéfiniment le passé dans
une reproduction sans faille, au-delà du temps. « En
terminant cet ouvrage, je reviens sur le sentiment dou-
AUBES, MINE, CRISTAL 87

loureux que j’éprouvais toujours en voyant mes


œuvres se heurter à une incompréhension hostile
presque générale... Et je me réfugie faute de mieux
dans l’espoir que j ’aurai peut-être un peu d ’épanouis­
sement posthume à l’endroit de mes livres. »
Le dernier livre de Roussel serait donc la dernière
de ses machines — la machine qui, comprenant et
répétant en son mécanisme toutes celles qu’il avait
autrefois décrites et fait mouvoir, rend visible le méca­
nisme qui les avait fait naître. Mais il y a une objec­
tion. : si les machines ne montrent leur merveilleuse
aptitude à répéter qu’en recouvrant des mots et des
phrases imperceptibles, n’y a-t-il pas dans le texte
posthume un langage caché qui dirait autre chose que
ce qui est dit — repoussant plus loin la révélation ?
Je crois q u ’on peut dire oui et non. Si Comment fa i
écrit certains de mes livres rend visible le procédé, c’est
en effet qu’il est adossé à autre chose, tout comme
le mécanisme du métier à aube ne pourrait se déployer
aux yeux du spectateur que dans la mesure où il était
soutenu et contenu par le coffret rectangulaire et noir.
Cette « autre chose », ce langage d’en dessous, visible
et invisible dans le texte « secret et posthume », c’est
le secret qu’il doit être posthume, et que la mort en
lui joue le rôle de parole inductrice. Et c’est pourquoi,
après cette machine, il ne peut y en avoir d’autre : le
langage caché dans la révélation révèle seulement
qu’au-delà il n’y a plus de langage, et que ce qui
parle silencieusement en elle c’est déjà le silence : la
mort tapie dans ce langage dernier, qui, en ouvrant
RAYMOND ROUSSEL

enfin le cercueil essentiel du métier à aubes, n ’y trouve


que son échéance.
La dernière prouesse des Impressions, c’est celle de
Louise Montalescot. Elle seule, alors que les autres
jouent leur liberté, risque la mort. A moins qu’elle
ne parvienne (c’est l’unique possibilité de survie) à
faire une prodigieuse imitation de la vie. Elle choisit
pour en donner le double exact, le plus complexe, le
plus fragile des paysages : une aurore sur la forêt
(cela aussi, après tout, est un « métier à aubes »). « A
terre de larges fleurs, bleues, jaunes ou cramoisies
étincelaient parmi les mousses. Plus loin à travers les
troncs et les ramures, le ciel resplendissait ; en bas
une première zone horizontale d’un rouge sanglant
s’atténuait pour laisser place un peu plus haut à une
bande orange qui s’éclaicissant elle-même faisait
naître un jaune d ’or très vif : ensuite venait un azur
pâle à peine teinté, au sein duquel brillait, vers la
droite, une dernière étoile attardée. » Entre la barre'de
sang qui rougit la ligne d’horizon marquant la limite
de la terre, et le ciel clair de l’unique étoile, dans cette
distance symbolique, Louise Montalescot doit accom­
plir son chef-d’œuvre. Elle y parvient, bien entendu
— comme à reproduire aussi tout le groupe de ceux
qui étaient venus l’observer (Roussel, aussi, adorait
faire l’imitation des gens de son entourage) : « Les
félicitations les plus vives furent prodiguées à Louise,
émue et rayonnante » ; et en lui annonçant qu’elle
est sauvée, on lui apprend « l’entière satisfaction de
l’empereur émerveillé de la façon parfaite dont la
AUBES, MINE, CRISTAL 89

jeune femme avait rempli toutes les conditions stricte­


ment imposées par lui ». Mais dans le royaume où
Roussel vit seul, il n’y a pas d’empereur, ni d ’émer­
veillement, ni de grâce accordée. Et la parfaite machine
se répétera dans la mort.

Roussel, on ne peut guère en douter, est proche


parent de tous les inventeurs, acrobates, comédiens,
illusionnistes qui forment la petite colonie prisonnière
de Talou, proche parent surtout de l’universel Martial
qui règne sur le jardin de Locus Solus. Il est l’ingé­
nieur toujours éveillé de ces machines à répétition.
Mais il est aussi bien ces machines elles-mêmes.
Il est temps de relire Mon âme, le poème que Rous­
sel écrivit à dix-sept ans (en 1894) et qu’il publia aussi­
tôt après la Doublure sous le titre modifié de l'Ame
de Victor .Hugo : « Mon âme est une étrange racine
où se battent le feu, les eaux... »
Il est curieux de comparer à cette précoce machi­
nerie une autre plus tardive où se composent selon
une semblable unité l’eau et le feu. Dans le jardin de
Canterel, à l’extrémité d ’une haute esplanade, un
gigantesque bocal fait étinceler comme un diamant le
mélange merveilleux q u ’il contient : une eau dont
chaque parcelle, grâce à une luminosité qui lui est
intérieure, brille comme du mica au soleil : intime
fusion de la fluidité et de l’éclat — du secret et de
l’éclair, puisque, de loin, on ne le voit que dans un
90 RAYMOND ROUSSEL

scintillement qui attire le regard mais l’écarte, mais de


près l’œil le pénètre sans difficulté comme s’il était
doué d ’une transparence qui ne cache rien. En ce
foyer de cristal, on découvre microcosme des inven­
tions de Roussel : une humanité instrumentale, avec la
chevelure sonore de Faustine, l’animalité dressée des
hippocampes coureurs, la résurrection mécanique des
morts avec la bavarde tête de Danton, les scènes qui
s’épanouissent comme des fleurs japonaises, l’élément
de la survie sans fin avec Vaqua micans, enfin la
figure en quoi l’appareil se symbolise lui-même : la
liqueur jaune solidifiée en soleil.
L ’usine de l’Ame, elle, est un curieux souterrain qui
reste à ciel ouvert. Avec tout un peuple d’admirateurs,
Roussel vient se pencher au bord de ce puits gigan­
tesque, regardant ainsi, au-dessous de lui-même, à ses
pieds, le creux ouvert et incendié de sa tête — son
cerveau :

Sur la profondeur de l'abîme


Mon corps se penche de nouveau
Léché par la flamme sublime
Qui s'élève de mon cerveau.

De cette tête ainsi coupée (comme le sera celle de


Gaïzduh ou de Danton), de ce cerveau à ciel ouvert
(comme le sera le diamant de Canterel) mais qui reste
à ses pieds, Roussel voit monter tout un langage
liquide et incandescent que des ouvriers forgent sans
répit sur ces terres hautes où s’ouvre le goulot de la
AUBES, MINE, CRISTAL 91

mine. Là, le métal se refroidit, prend forme entre les


mains agiles ; le fer devient vers ; l’ébullition se met
à rimer.

Avec les reflets sur leur face


Du foyer, jaune, rouge et vert
Ils saisissent a la surface
Les vers déjà formés un peu.

Péniblement chacun soulève


Le sien avec sa pince de fer
Et sur le bord du puits Vachève
En tapant dans un bruit d'enfer.

L’inspiration, paradoxalement, vient d’en bas. Dans


ce courant d ’en dessous des choses, et qui liquéfie le
sol ferme, un langage se découvre d’avant le langage :
remonté jusqu’à hauteur de travail — jusqu’aux
ouvriers qui vont et viennent comme les navettes entre
les fils de la chaîne, il est prêt à devenir un fer solide
et mémorable, le fil d’or d ’un tissu sacré. Au fond
dorment les images à naître, calmes paysages sans
monde :

Un beau soir qui s'apaise


Sur un lac aux reflets grenat
Un jeune couple sous l'ombrage
Rougit au coucher du soleil.

Ainsi Faustine la danseuse aquatique rêve au fond du


diamant : « Une jeune femme, gracieuse et fine, revê-
9* RAYMOND ROUSSEL

tue d’un maillot couleur chair, se tenait debout sur le


fond, et complètement immergée, prenait maintes
poses pleines de charme esthétique en balançant dou­
cement la tête. »
La forge de l’âme a besoin d’être alimentée : le
charbon, feu noir et solide, est apporté par des
bateaux venus des pays les plus lointains. De là un
entrecroisement de mâts, de wagons, de voiles, de
forges, de cheminées et de sirènes, d ’eau verte, de
métal rouge et blanc. Et l’âme-foyer, tête vorace et
ventre ouvert, absorbe tout ce qu’on déverse en elle.
Canterel, ingénieur souverain de l’âme-cristal, a déposé
avec un soin calculé, en ce réservoir étincelant et frais,
les ludions, le chat sans pelage, l’encéphale épluché de
Danton, le sauternes solaire, le vertical attelage des
hippocampes, et non sans mal la peureuse Faustine.
Non pas aliments à broyer, mais fleurs qui vont s’ou­
vrir.
Les différences sautent aux yeux. Le diamant de
Locus Solus est tout entier aérien, et comme suspendu
en l’air ; sa fraîcheur est parfaite — prometteuse de
survie, mais inquiétante déjà : le froid de la mort ne
s’y est-il pas glissé, ce froid qu’on retrouvera tout à
l’heure dans la glacière à cadavres ?. A ras du sol,
l’Ame première est étouffante : le charbon, le fer
rouge, la fonte lourde se mêlent dans un foyer mena­
çant mais fécond ; tout est pesant dans ces matériaux
bruts. Tout est sans poids et clair dans le cristal ; l’eau
merveilleuse (air et boisson, nourriture absolue) est
une sorte de charbon transparent, résolu, et déjà sans
AUBES, MINE, CRISTAL 93
substance : flamme pure, gaz léger, diamant aussi
souple que l’eau, c’est le moteur sans mouvement et
inépuisable d ’une vie qui, en effet, n’aura pas à s’ache­
ver. Ce qu’on y jette flotte, ou danse, ou suit sans
effort l’alternance gracieuse de la montée et de la
descente. Qui la boit, légèrement s’enivre. Elle est à
la fois expansion pure et totale réserve. Elle raconte
l’enchantement d’un espace où viennent à fleurir sans
effort ni vacarme des figures que portent des mouve­
ments silencieux, répétés sans fatigue, et dans lesquels
l’Ame trouve le repos du temps.
La forge au contraire était assourdissante : mar­
teaux, tapage de fer, fourgons, « bruit du canon qui
rend sourd ». Le cristal de Canterel serait silence par­
fait, s’il n’était orné, comme par surcroît, d’une
musique à peine perceptible, qu’on croirait celle de
sa lumière intérieure : « Peu à peu, en s’approchant de
lui, on percevait une vague musique, merveilleuse
comme effet, consistant en une série étrange de traits,
d’arpèges de gammes montants et descendants »,
comme si l’eau elle-même était sonore.
On a l’impression qu’en émergeant du sol où elle
était primitivement enfouie, la lourde machinerie de
la mine, sans rien changer de sa disposition, ni du
sens de son mécanisme, est devenue sérieuse, légère,
transparente, musicale. Les valeurs se sont inversées :
le charbon devenant eau miroitante, la braise cristal,
la fusion fraîcheur, le noir lumière, le vacarme harmo­
nie. Le travail désordonné de la fourmilière s’est
apaisé ; tous les mouvements tournent désormais sans
94 RAYMOND ROUSSEL

grincement autour d’un axe qu’on ne voit pas —


grande loi intérieure et silencieuse. Hâte et bousculade
se sont endormies pour toujours dans la cérémonie des
répétitions. La terre est devenue l’éther. C’est peut-être
ce changement — ou quelque chose de cet ordre —
que Roussel désigne par cette phrase : « Enfin, vers
trente ans, j’eus l’impression d’avoir trouvé ma voie
par les combinaisons de mots dont j ’ai parlé. »
Et puis, toutes ces belles machines aériennes — il
y a le cristal, il y a les aubes, il y a la hie volante, la
goutte d’eau aérienne, l’aigle et l’enfant, la palme à
mémoire, le feu d’artifice, les grains de raisin lumi­
neux, les vapeurs sculptées, la métallique iriselle, les
balles des jongleurs jumeaux, et tant d’autres — vien­
dront selon un cycle qui leur est propre se poser à
terre. Elles n’y retrouveront pas le désordre flam­
boyant de la mine, mais un jardin sage et glacé
comme celui où Canterel conserve ses morts : ce jar­
din, c’est celui que parcourt une dernière fois Corn-
ment y ai.écrit certains de mes livres. Et là, au moment
de disparaître, elles trouvent les possibilités d’une nou­
velle ascension, où elles deviennent plus sérieuses
encore — machines de la pure gloire (puisque nul
n’est plus incroyant que Roussel), qui accomplissent
des cycles que désormais on ne pourra plus compter.
Roussel l’évoque, cette machine éternellement répéti­
tive, cette forge devenue, par-delà la mort, cristal ailé,
dans la strophe ajoutée, après la mort de Hugo — cet
autre lui-même — à YAutre Guitare :
AUBES, M I N E , CRISTAL 95
Comment, disaient-ils
Nous sentant des ailes
Quitter nos corps vils ?
— Mourez, disaient-elles.

Elles — ce sont les légères, les impérieuses


machines, et, au centre d’elles toutes, le souverain
procédé, qui noue en son cristal aveuglant, en son
tissage sans fin, en sa profonde mine, l’eau et le feu,
le langage et la mort.
5

LA M É T A M O R P H O S E
E T LE L A B Y R I N T H E

Les machineries de Roussel ne fabriquent pas de


l’être ; elles maintiennent les choses dans l’être. Leur
rôle est de faire rester : conserver les images, garder
l’héritage et les royautés, préserver les gloires avec
leur soleil, cacher les trésors, enregistrer les confes­
sions, enfouir les aveux, bref maintenir sous globe
(comme sont sous globes les crânes de François-Jules
Cortier ou dans l'Etoile au Front le papillon de la
préfète). Mais aussi — et pour assurer ce maintien
par-delà les limites — faire passer : franchir les
obstacles, traverser les règnes, renverser les prisons et
les secrets, reparaître de l’autre côté de la nuit, vaincre
les mémoires en sommeil, comme le fit le fameux bloc
d’or de Jouël dont le souvenir a franchi tant de grilles,
de silences, de complots, de générations, de chiffres,
devenant message dans la tête à grelots d’un bouffon
ou poupée de son dans un coussin. Toutes ces machi­
neries ouvrent un espace de la fermeture protectrice
qui est aussi celui de la merveilleuse communication.
LA M É T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E 97

Passage qui est clôture. Seuil et clef. Les chambres


froides de Locus Solus jouent ce rôle avec la plus
remarquable parcimonie : faire passer la vie dans la
mort et abattre par la seule (et bien facile, il faut le
dire) vertu d’un « vitalium », jointe à l’efficacité non
moindre d ’une « résurrectine », la cloison qui les
sépare. Mais tout ceci afin de maintenir une figure de
la vie qui reçoit le privilège de demeurer sans chan­
gement pour un nombre illimité de représentations.
Et, protégées par la vitre qui leur permet d’être vues,
à l’abri de cette parenthèse transparente et gelée, la
vie et la mort peuvent communiquer afin de rester*
l’une dans l’autre, l’une malgré l’autre, indéfiniment
ce qu’elles sont.
Ce passé qui ne passe pas, et qui pourtant se creuse
de tant de communications, sans doute est-il celui que
respirent toutes les légendes, celui qui est magique­
ment ouvert et clos, en un même bruit de fermoir,
par l’unique, le toujours répété « il était une fois » :
les récits de Roussel que produit la machinerie si
compliquée du langage se présentent avec la simpli­
cité des contes d’enfants. En ce monde, mis hors
d’atteinte par le rituel verbal qui y introduit, les êtres
ont, de l’un à l’autre, un pouvoir merveilleux de faire
alliance, de se nouer, d’échanger des murmures, de
franchir les distances et les métamorphoses, de devenir
les autres et de rester les mêmes. « Il était une fois »
découvre le cœur présent et inaccessible des choses, ce
qui ne passera pas parce qu’il demeure au loin, dans
le tout proche logis du passé ; et au moment où on
98 RAYMOND ROUSSEL

annonce solennellement dès le début que c’étaient là


l’histoire, les jours et les choses d'une fois, leur fête
unique, on promet à demi-mot qu’elles se répéteront
toutes les fois — chaque fois que l’envol du lan­
gage, franchissant la limite, se retrouvera de cet autre
côté qui est toujours le même. Les machines de Rous­
sel, par ce même fonctionnement feutré qui maintient
l’être dans l’être, créent d’elles-mêmes des contes :
une forme de fantastique continuellement gardé par
les bordures de buis de la fable. En une équivoque
qui rend ses contes lisibles dans les deux sens (Rous­
sel conseillait aux lecteurs non prévenus des Impres­
sions d'Afrique de lire la seconde partie avant la
première), ce sont les machineries qui fabriquent les
contes et ce sont aussi bien les contes qui s’arrêtent
dans les machineries. Leiris disait excellemment que
« les produits de l’imagination de Roussel sont des
lieux communs quintessenciés : aussi déconcertant et
singulier qu’il soit pour le public, il puisait en fait
aux mêmes sources que l’imagination populaire et
l’imagination enfantine... Sans doute l’incompréhen­
sion presque unanime à laquelle Roussel s’est doulou­
reusement heurté tient-elle moins à une incapacité
d ’atteindre l’universel qu’à cet alliage insolite du
simple-comme-bonjour et de la quintessence ». Le
procédé produit du déjà-produit, et des récits immé­
moriaux font naître des machines qu’on n’a jamais
vues. Ce discours clos, hermétiquement fermé par ses
répétitions, ouvre de l’intérieur sur les plus vieilles
issues du langage et en fait surgir soudain une
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E 99

architecture sans passe. C’est là peut-être qu’on per­


çoit sa parenté avec Jules Verne.
Roussel a dit lui-même quelle admiration il lui por­
tait : « Dans certaines pages du Voyage au centre de
la Terre, de Cinq semaines en ballon, de Vingt Mille
Lieues sous les mers, de De la Terre à la Lune, de
Autour de la Lune, de LTle mystérieuse, d'Hector
Scrvadac, il s’est élevé aux plus hautes cimes que
puisse atteindre le Verbe humain. J’eus le bonheur
d’être reçu une fois par lui à Amiens où je faisais
mon service militaire et de pouvoir serrer la main qui
avait écrit tant d ’œuvres immortelles. O Maître
incomparable, soyez béni pour les heures sublimes que
j’ai passées toute ma vie à vous lire et à vous relire
sans cesse. » Et au père de Michel Leiris, il écrivait
en 1921 : « Demandez-moi ma vie, mais ne me
demandez pas de vous prêter un Jules Verne. J’ai un
tel fanatisme pour ses œuvres que j’en suis jaloux. Si
vous les relisez, je vous supplie de ne jamais même
prononcer son nom devant moi, car il me semble que
c’est un sacrilège de prononcer ce nom autrement qu’à
genoux. C’est lui de beaucoup le plus grand génie
littéraire de tous les siècles ; il « restera » quand tous
les auteurs de notre époque seront oubliés depuis
longtemps. » A vrai dire nulle œuvre n ’est moins
voyageuse, n ’est plus immobile que celle de Raymond
Roussel : rien n’y bouge, sauf de ces mouvements
internes que fixe par avance l’espace clos d ’une
machinerie ; rien ne se déplace ; tout chante la per­
fection d’un repos qui vibre sur lui-même et dont
100 RAYMOND ROUSSEL

chaque figure ne glisse que pour mieux indiquer sa


place et aussitôt y revenir. Il n’y a pas non plus chez
Roussel d ’anticipation ; l’invention n’ouvre sur aucun
avenir ; elle est toute introvertie, n’ayant d’autre rôle
que de protéger contre le temps et son érosion une
figure qu’elle a le seul pouvoir de maintenir dans une
éternité technique, dépouillée et froide. Les tuyaux,
les fils, les propagations magnétiques, les rayons, les
effluves chimiques, les portiques de nickel n ’ont pas
été disposés pour aménager un avenir mais pour se
glisser seulement dans la mince épaisseur qui sépare
le présent du passé et pour maintenir ainsi les figures
du temps. C’est pourquoi il n ’est pas question d ’uti­
liser jamais ces appareils : le naufrage des Incompa­
rables, toutes leurs merveilles sauvées, la démonstra­
tion qu’ils en font au cours d ’une fête sont symbo­
liques de cette gratuité essentielle que la solitude du
Jardin de Canterel soulignera encore. Tous ces appa­
reils inconnus n’ont d ’autre avenir que dans leur
répétition de spectacle et leur retour à l’identique.
C’est cette hantise du retour qui est commune à
Jules Verne et à Roussel (le même effort pour abolir le
temps par la circularité de Tespace). Ils retrouvaient
en ces figures inouïes qu’ils ne cessaient d ’inventer les
vieux mythes du départ, de la perte et du retour, ceux,
corrélatifs, du Même qui devient Autre et de l’Autre
qui était au fond le Même, celui de la droite à l’infini
qui est identique cercle.
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E I OI

Appareils, mises en scène, dressages, prouesses


exercent chez Roussel deux grandes fonctions
mythiques ; joindre et retrouver. Joindre les êtres à
travers les plus grandes dimensions du cosmos (le
lombric et le musicien, le coq et l’écrivain, la mie de
pain et le marbre, les tarots et le phosphore) ; joindre
les incompatibles (le fil de l’eau et le fil du tissu, le
hasard et la règle, l’infirmité et la virtuosité, les
volutes de fumée et les volumes d’une sculpture) ;
joindre, hors de toute dimension concevable, des
ordres de grandeur sans rapport (des scènes façonnées
dans des grains de raisin embryonnaires ; des méca­
nismes musiciens cachés dans l’épaisseur des cartes
du tarot). Mais aussi, retrouver un passé aboli (un
dernier acte perdu de Roméo), un trésor (celui de
Hello), le secret d’une naissance (Sirdah), l’auteur
d’un crime (Rul, ou le soldat foudroyé par le soleil
rouge du csar Alexis), une recette perdue (les den­
telles métalliques de Vascody), la fortune (Roland de
Mendebourg) ou la raison (par le retour du passé dans
la soudaine guérison de Seil-Kor ou dans celle, pro­
gressive, de Lucius Egroizard). La plupart du temps,
joindre et retrouver sont les deux versants mythiques
d’une seule et même figure. Les cadavres de Canterel
traités à la résurrectine joignent la vie à la mort en
retrouvant l’exact passé. A l’intérieur du grand cristal
étincelant où flottent les rêves de Roussel, il y a les
figures qui joignent (la chevelure-harpe, le chat-pois-
102 RAYMOND ROUSSEL

son, les hippocampes coursiers) et celles qui retrouvent


(la tête encore bavarde de Danton, les ludions dont les
silhouettes conservent des fragments d’histoire ou de
légende, l’attelage qui redevient le vieux char du
soleil levant) et puis, entre les unes et les autres, un
violent court-circuit : un chat-poisson électrise le cer­
veau de Danton pour lui faire répéter ses anciennes
paroles. En ces jeux, l’imitation a une place privi­
légiée ; elle est la forme la plus économique selon
laquelle joindre s’identifie à retrouver. Ce qui imite
en effet traverse le monde, l’épaisseur des êtres, les
espèces hiérarchisées, pour venir à la place du modèle
retrouver en soi la vérité de cet autre. La machine de
Louise Montalescot joint à la grande forêt vivante
l’enchevêtrement de ses fils électriques, au génie du
peintre le mouvement automatique de la roue ; et ce
faisant, elle retrouve la chose même devant laquelle
elle est placée. Comme si elle n ’avait joint entre elles
tant de différences que pour retrouver l ’identité du
double.
Ainsi se bâtissent en s’entrecroisant les figures méca­
niques des deux grands espaces mythiques qu’a si
souvent parcourus la fabulation occidentale : l’espace
rigide, barré, enveloppé de la recherche, du retour et
du trésor (c’est l’espace des Argonautes ou du laby­
rinthe) et celui communicatif, polymorphe, continu,
irréversible de la métamorphose, c’est-à-dire du chan­
gement à vue, des parcours instantanément franchis,
des affinités étranges, des remplacements symboliques
(c’est l’espace de la bête humaine). Mais il ne faut pas
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E I O3

oublier que c'est le Minotaure qui veille au fond du


palais de Dédale, dont il est, après le long couloir, la
dernière épreuve ; et qu'en retour ce palais qui l'em­
prisonne, le protège, a été bâti pour lui et manifeste
à l'extérieur sa nature monstrueusement mêlée. Sur la
place d’Ejur, dans le jardin de Canterel, Roussel a
édifié des labyrinthes minuscules où veillent des mino-
taures de cirque, mais où il est question comme là-bas
du salut et de la mort des hommes. Michel Leiris,
encore une fois, l’a dit : « Mariant des éléments
apparemment gratuits dont lui-même ne se méfiait
pas, il créait des mythes vrais. »

La métamorphose, avec toutes les figures qui lui


sont apparentées, s’accomplit dans les Impressions et
Locus Solus selon un certain nombre de règles qui
sont manifestes.
Il n'y a à ma connaissance qu’une seule série de
métamorphoses qui soit de l'ordre de l’ensorcellement :
c’est l’histoire d'Ursule, de la huronne et des mal­
faiteurs enchantés du lac Ontario (système de puni­
tion magique où la figure empruntée a une valeur
morale symbolique et où le châtiment dure jusqu’à
une délivrance à la fois prédéterminée et incertaine).
Cet épisode mis à part, on ne trouve point de souris
transformée en cocher ni de citrouille devenant
carrosse. Mais plutôt, la juxtaposition en une seule
forme de deux familles d'êtres qui ne voisinant pas
104 RAYMOND ROUSSEL

dans la hiérarchie doivent franchir pour se rejoindre


toute une hauteur d’échelons intermédiaires. Sautant
par-dessus le règne animal, le palmier de Fogar est
doué de mémoire humaine ; mais l’oiseau iriselle va
droit à la rigidité métallique des choses : « Prodigieu­
sement développé, l’appareil caudal, sorte de solide
armature cartilagineuse, s’élevait d’abord verticalement
pour s’épanouir vers l’avant à sa région supérieure,
créant au-dessus du volatile un véritable dais horizon­
tal... Très affûtée, l’extrême portion antérieure de
l’armature formait parallèlement à la table un solide
couteau peu arqué. » Souvent plusieurs échelons sont
élidés, faisant de la douce maturation des métamor­
phoses un saut vertical, bond au zénith comme le
bretteur de métal aux pointes imparables, ou chute
vertigineuse dans les régions les plus aveugles de
l’être ; quand Fogar s’ouvre les veines, il en tire un
étrange cristal verdâtre et mou : « Les trois caillots
que Fogar à présent tenait côte à côte dans sa main
gauche ressemblaient à de minces bâtons d’angélique
transparents et poisseux. Le jeune nègre avait obtenu
le résultat cherché par sa catalepsie volontaire dont le
seul but en effet était d’amener une condensation par­
tielle du sang propre à fournir les trois fragments
solidifiés pleins de nuances délicates. » On a vu déjà
des hommes aussi décharnés que des voûtes de pierre
relancer tout l’écho d ’une cathédrale. Le vieux principe
de la continuité des ordres qui organisait, dans le
mythe, le désordre de la métamorphose et la propa­
geait par onde comme une sève, est remplacé par une
LA M É T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E IO5

figure discontinue et verticale qui cache de bien plus


grands pouvoirs d’inquiétude. D ’autant plus grands
que cet écart hiérarchique est à la fois manifesté et
nié par une rigoureuse simultanéité. La métamor­
phose d’ordinaire suit l’ordre, le temps ; elle est pas­
sage. La superposition des règnes chez Roussel est
hiératique ; dans le contour général de la figure elle
laisse immobile et définitivement fixée cette béance
qu’aucune évolution ne viendra résoudre. La non-
nature s’offre avec le calme aristotélicien d’une nature,
une fois pour toutes dessinée dans son être. L ’insecte
dont les anneaux de lumière portée à distance tra­
versent les signes du tarot et oscillent au-dessus de la
Maison-Dieu, il n’est sorti d’aucune forêt fantastique,
des mains d’aucun sorcier ; nul enchantement ne lui
a conféré après coup ce fanal maléfique ; la vieille
Félicité en a trouvé la description exacte, avec un
dessin, dans un traité d’entomologie acheté chez son
voisin le libraire Bazire. Les métamorphoses de la
tradition s’accomplissent dans le demi-jour de la
fusion, au terme de longs crépuscules ; les rencontres
d’êtres chez Roussel se font au plein soleil d’une
nature discontinue, à la fois proche et éloignée d ’elle-
même. Comme si elles obéissaient aux principes d’une
ontologie télescopée.
Dans le monde positif de Roussel, la patience du
dompteur a remplacé la puissance du magicien. Mais
non moins que celle-ci, elle est souveraine : Marius
Boucharessas a obtenu le grand cordon de l’ordre des
Incomparables (le crachat à delta) pour avoir dressé
ιο6 RAYMOND ROUSSEL

une portée de chatons à jouer aux barres. Skarioffski


porte au poignet un bracelet de corail qui est un gigan­
tesque ver de terre et qui a appris à jouer des airs
d’opérette sur une cithare à eau. Mais en ce monde
de la représentation — des seuls résultats théâtraux —
apprentissage vaut transmutation : bien sûr il a fallu
de longues heures de patience et d’innombrables répé­
titions ; mais le résultat est si parfait et la virtuosité
des bêtes est devenue si grande que ces merveilleuses
habitudes jouent comme une profonde essence : d’un
mouvement presque naturel, les chevaux maritimes et
solaires se libèrent du corps noué des hippocampes,
mais pour venir se superposer à eux dans le char
d’Apollon que traînent désormais des figures dédou­
blées et uniques. Le dresseur, c’est le doux, c’est l’opi­
niâtre faiseur de contre-nature à partir d’une nature
décollée d’elle-même et ramenée à soi comme en sur­
impression. (N ’est-ce pas de la même façon que l’unité
du langage était fendue dans son épaisseur par le pro­
cédé et maintenue double dans son texte unique ?
Peut-être l’écart des choses et les distances du lan­
gage offrent-ils un jeu singulier. Mais ceci est le pro­
blème des Nouvelles Impressions, non des premières.)
Et pourtant ce monde accordé et souple n’est pas
un monde du bien-être. Il est vrai que rien n’y est
cruel ou contraint. Lelgouach souriant joue des
refrains bretons sur son tibia amputé. Dans sa cithare
le ver mélodieux ne rappelle aucun domptage : « Il
donnait l’impression d ’un virtuose journalier qui sui­
vant l’inspiration du moment, devait présenter de
LA M E T A M O R P H O S E E T LE L A B Y R I N T H E I O7

façon chaque fois différente tel passage ambigu. » Le


sang du coq Mopsus ; celui du nain Pizzighini ne sont
que des bizarreries physiologiques. Et d’ailleurs quelle
déflagration pourrait rendre ces monstres dangereux
en les arrachant au jardin de Canterel ou au royaume
de Talou ? Quelle violence soudaine pourrait secouer
ces animaux étranges, tous cernés par le monde vigi­
lant où ils sont promus ? Mais cette absence de péril
et de cruauté renvoie à une noirceur intérieure de la
chose même et qui s’y trouve calmement contenue :
ainsi dans la transparence d’une éponge rampante,
secouée de hoquets, avide de sang, on voit « au milieu
de son tissu presque diaphane un véritable cœur en
miniature » qui sous l’action d ’une goutte d’eau pro­
jette comme une gerbe de pierres précieuses. C’est là
en ce cœur commun à l’homme, au diamant, et à la
bête-plante que se trouve le terrible soleil. Cœur qui
vit et ne vit pas, comme dans les méduses érigées, les
tarots musiciens et tous ces morts froids et mobiles.
Et son indissociable dualité (liquide gelé, violence
molle, décomposition figée, visibles viscères) trouve scs
pouvoirs multipliés et non pas adoucis d’être de l’autre
côté de la vitre : spectacle pur que rien ne pourra
entamer ni résoudre, et qui reste là destiné à être vu,
étalant au grand jour l’être intestinal de sa contre-
nature. Monstruosité têtue, à la fois pénétrable et
sans recours. Cette cruauté sans griffe (comme est
rose, pelé et nu, le chat siamois dans l’eau diaman­
taire) ne rayonne que vers le centre d’elle-même.
Sans doute est-ce à peu près cela qu’on peut appeler
ιο 8 RAYMOND ROUSSEL

l’horreur : pour un regard désarmé, une rencontre


de choses mortes et qui se pénètrent, un certain sup­
plice de l’être où les bouches ouvertes ne crient pas.
La vieille structure des légendes de métamorphose
se renverse ici. La douceur des récompenses ou des
consolations, la justice des châtiments, toute cette
économie des rétributions q u ’on trouve dans les récits
traditionnels disparaît au profit d ’une jointure des
êtres qui ne porte aucune leçon : simple choc des
choses. L ’infirme des légendes, guéri pour sa résigna­
tion, devient, dans le récit de Roussel, un homme-tronc
qui bondit et s’enfonce sur les instruments de musique
comme un gros doigt amputé dansant sur les touches
d ’un piano. L ’enfant nourrissant les oiseaux devient
ici l’adolescent cataleptique qui donne son sang
glauque à des mollusques (Blanche-Neige devenue
Vert-Cristal) ; les animaux qui construisent une chau­
mière à leur bienfaiteur deviennent la méduse cruci­
fiée qui dessine au-dessus de son maître une gigan­
tesque ombrelle de bras affolés et tournoyants. Les
hommes du temps où « il était une fois... » Élisaient
parier les animaux ; dans le cristal de Canterel, flotte
un « chef humain composé uniquement de matière
cérébrale, de muscles et de nerfs » : ce fut la tête de
Danton. U n chat sans pelage nageant autour de lui
en excite les nerfs pendants, par l’intermédiaire d ’un
cornet électrique qu’il porte comme un masque ; les
musdes s’agitent, semblent « faire tourner en tous
sens les yeux absents » ; ce qui reste de la bouche
s’ouvre, se ferme, se tord, faisant sortir de sa furie
LA M E T A M O R P H O S E ET L E L A B Y R I N T H E I O9

muette de grandes phrases silencieuses comme des


algues, que Canterel traduit pour ses invités. Méta­
morphoses inversées que celles de ce chat-poisson
qui fait parier un mort, de cette tête qui n’a conservé
de sa pourriture que l’envers du masque (alors que
ce sont les masques qui éternisent les morts), de ce
langage rendu à lui-même sans sa voix et dissous aus­
sitôt dans le silence de l’eau. Paradoxe de cette réani­
mation mécanique de la vie alors que les vieilles
métamorphoses avaient pour fin essentielle de main­
tenir par leurs ruses la vie en vie.
C’est là qu’on rencontre une limite que Roussel, de
propos délibéré, a tracée aux merveilles sans bornes de
ses inventions. On peut dresser un coq à écrire en
crachant son sang, faire chanter une barde de lard
graduée en toise (c’est la règle de l’art, cf. Jean
Ferry) ; on peut faire déclamer des crânes réduits à
l’état de pulpe ; on peut faire s’agiter les morts : à
aucun, résurrectine + vitalium ne pourra redonner
l’existence. Toute l’échelle animale pourra être franchie
et les cirons enfermés dans une carte de tarot devenir
musiciens et chanter un chœur écossais, jamais la
mort ne redevient la vie. La résurrectine manifeste
que la résurrection est impossible : dans cet au-delà
de la mort qu’elle met en scène, tout est comme la
vie, à son image exacte ; c’en est, imperceptiblement
décalée par une mince couche noire, la doublure. La
vie se réitère dans la mort, communique avec elle-
même à travers l’événement absolu, mais ne se rejoint
jamais. C ’est la même vie, ce n’est pas la vie même.
no RAYMOND ROUSSEL

De la scène représentée derrière les vitres de Locus


Solus à ce qu’elle représente en une analogie sans
défaut, de la répétition à ce qu’elle répète, une infran­
chissable distance a lancé sa flèche, comme d ’un mot
au même mot dans le procédé, le langage avait étendu
son règne, retrouvant l’identique mais jamais le sens
de l’identique. Sans cesse la répétition, le langage et
la mort organisent ce même jeu où ils se rejoignent
pour montrer qu’ils séparent. Nulle croyance, nul
souci non plus de science positive n’ont interdit à
Roussel de franchir ce seuil de la résurrection, mais
bien la structure profonde de son langage et l’expé­
rience qu’il faisait en lui de la fin (finitude, terme,
mort) et du recommencement (répétition, identité,
cycle indéfini). Toutes ses machineries fonctionnent
à la limite inférieure de la résurrection, sur ce seuil
dont jamais elles ne tournent la clef ; elles forment
de cette résurrection comme l’image extérieure, dis­
cursive, mécanisée et absolument impuissante. Le
grand loisir de Locus Solus, sa « vacance », c’est un
dimanche de Pâques qui demeure vide. Cherchez
parmi les morts, dit Canterel, celui qui s’y trouve ; il
est ici, en effet, il n’est point ressuscité.
La forme privilégiée de cette répétition de la vie
dans la mort représente justement l’instant inverse et
symétrique, — ce qui de l’autre côté du miroir est
encore le plus proche : le moment où la mort fait
irruption dans la vie. Ainsi sont reconstitués : la scène
où fut piétinée jusqu’à la mort, par quinze bandits
amateurs de ballets folkloriques, la petite fille de
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E III

Lucius Egroïzard ; la dernière maladie du sensitif


écrivain Claude Le Calvez ; la seconde fin (d’après
un texte posthume retrouvé après des siècles) de
Roméo et Juliette ; la grande crise qui terrasse entre
un groom et une lanterne rouge Ethelfleda Exley, la
femme aux ongles de miroir ; le suicide de François-
Charles Cordier quand il découvre grâce à des runes
gravés sui* un crâne et une affichette en diamants, que
son père a tué sa soeur-fiancée. Ce qui de la vie est
répété dans la mort, c’est la mort elle-même : comme
si toutes ces machines, ces miroirs, ces jçux de lumière,
ces fils, ces corps chimiques inconnus n’extrayaient
d’une mort apparemment conjurée que sa proche pré­
sence et son règne déjà arrivé. La scène que joue
la mort imitant la vie imite la mort de façon aussi
vivante que l’avait vécue la vie. La limite que la résur-
rectine n’a pas abolie répète la vie dans la mort et dans
la vie ce qui était déjà la mort. Et en ce matin de
tous les jours, François-Charles Cordier fera indéfini­
ment le même geste : « Sa main droite fouillant dans
une de ses poches en ressortira armée d’un revolver,
tandis que l’autre défera promptement tous les bou­
tons de son gilet. Appuyant, à l’endroit du cœur, le
canon sur la chemise, il pressera sur la détente, et
saisis par le bruit du coup de feu qui retentira inconti­
nent, nous le verrons tomber raide sur le dos. » Sans
fin et toujours à nouveau.
La métamorphose dont le point de mire, de tout
temps, fut de faire triompher la vie en joignant les
êtres ou de tromper la mort en les faisant passer d’une
112 RAYMOND ROUSSEL

figure dans l’autre, voilà que chez Roussel elle répète


ce symétrique d ’elle-même qui est aussi son contre­
sens : le passage de la vie à la m ort

Le labyrinthe est lié à la métamorphose. Mais selon


une figure équivoque : il y conduit comme le palais
de Dédale au Minotaure, ce fruit monstrueux, mer­
veille et piège. Mais le Minotaure lui-même, en son
être, ouvre un second labyrinthe : enchevêtrement de
l’homme, de la bête et des dieux, nœuds d’appétits*
muette pensée. L’écheveau des couloirs recommence, à
moins peut-être que ce ne soit le même et que l’être
mixte ne renvoie à l’inextricable géométrie qui vient
de conduire à lui ; le labyrinthe, ce serait à la fois la
vérité et la nature du Minotaure, ce qui l’enferme de
l’extérieur et ce qui, de l’intérieur, le met au jour. Le
labyrinthe tout en perdant retrouve ; il s’enfonce en
ces êtres joints qu’il cache et guide vers la splendeur
de leur origine. Ainsi chez Roussel, l’horreur des
bêtes sans espèces est comme fendue en deux par le
trajet à la fois impossible et lumineux du labyrinthe.
On en a l’image dans une acrobatie de Fogar : entre
une corbeille remplie de chatons miaulant (ceux qui
dans une autre scène ont joué une partie de barres)
et un tapis hérissé de pointes noires où tout à l’heure
se débattait la pieuvre (en tordant ces mêmes chats
entre ses ventouses), Fogar a dressé trois lingots d’or
et s’apprête à lancer dans leur direction un cube
LA M E T A M O R P H O S E E T L E L A B Y R I N T H E II3

savonneux : « Le savon semblant exécuter une série


complète de sauts périlleux décrivit une courbe élan­
cée, puis vint tomber sur le premier lingot ; de là il
rebondit en tournoyant comme une roue jusqu’à un
deuxième rouleau d’or qu’il n’effleura qu’un instant ;
une troisième trajectoire accompagnée seulement de
deux culbutes très ralenties le fît aboutir au troisième
cylindre d’or massif où il resta en équilibre debout et
immobile. » Ainsi entre deux figures du monde animal
des métamorphoses, l’habileté de l’homme (qui tout
à l’heure les*avait réunies en un mélange deux fois
monstrueux) trace une ligne improbable et nécessaire,
qui vient miraculeusement s’arrêter sur un trésor
désigné.
Les labyrinthes de Roussel aboutissent souvent à
un morceau d’or pur, comme celui que Hello
découvre au fond d’une grotte de marbre vert. Mais
ce trésor n’est pas richesse (les pierres et le métal mis
à jour avec le lingot n ’ont qu’un rôle de profusion
dérivée : signe qu’on est arrivé à la source) ; si la
vieille couronne des rois de Gloannic a été fondue, si
la barre de métal a été cachée et le secret transmis à un
bouffon borgne, s’il y a eu une grille magique et des
signes dans le ciel, c’est qu’il fallait à la fois cacher
et révéler les droits de naissance de Hello. Le trésor
vaut moins dans son rôle d’héritage à transmettre que
de gardien et de révélateur d’origine. Au centre du
labyrinthe, gît la naissance éclipsée, l’origine détachée
d’elle-même par le secret et ramenée à soi par la
découverte.
II4 RAYMOND ROUSSEL

Il y a deux sortes d ’êtres chez Roussel : ceux de la


métamorphose, dédoublés dans l’épaisseur de leur pré­
sent et debout au milieu de cette béance où il est
sans doute question de la mort ; et ceux dont l’ori­
gine est au-delà d’elle-même, comme cachée par un
disque noir que le labyrinthe devra contourner pour
la découvrir. Les premiers n’ont pas de mystères de
naissance ; ils émergent calmement de la nature ou
d’un dressage aussi serein qu’elle ; mais ils éblouissent
par leur être éclaté. Les autres sont hommes et femmes
de tous les jours (leur signalement est celui des récits
d’enfants : êtres simples et indivis, tout bons ou tout
méchants, classés d’entrée de jeu dans une catégorie
préalable) ; mais c’est leur origine qui est barrée d’un
trait noir — cachée parce que trop éclatante ou écla­
tante parce que honteuse. Le labyrinthe s’achemine
vers cette lumière papillotante.
Les Impressions d'Afrique qui montrent sur la
scène des Incomparables tant de belles métamorphoses
y conduisent à travers tout un dédale d’anecdotes qui
en forment le léger appareil dramatique. Rul, l’épouse
du roi Talou, a mis au monde un laideron au regard
affreusement convergent, et qui porte en outre une
trace rouge sur le front (c’est la louche à envie et
déjà l’image de l'Etoile au Front) ; elle l’abandonne
dans la forêt en faisant croire à sa mort ; on retrouve
la fillette, on la reconnaît à son front et à ses yeux.
Pour assurer la royauté de ses bâtards, la mère, dou­
teuse épouse (elle aussi est une « louche à envie »),
la rend aveugle. Interviennent un ministre infidèle,
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E II5

un chasseur de moustiques, une fausse maîtresse, tout


un jeu de pièges et de collets, de lettres chiffrées, un
rébus, un gant de Suède marqué de craie, un chapeau
melon — et tout est découvert, c’est-à-dire que Sir-
dah recouvre ses droits de naissance, et la vue. Cette
histoire est répercutée à l’extérieur d’elle-même, selon
un emboîtement caractéristique des labyrinthes de
Roussel, par une autre qui l’enveloppe et la déter­
mine : l’aventure de Sirdah n’est que le dernier épi­
sode d ’une querelle dynastique commencée lorsque
les deux épouses jumelles du fondateur avaient à la
même seconde donné le jour à deux garçons iden­
tiques. La jurisprudence des droits d’héritage était
restée muette et bien embarrassée devant un si mer­
veilleux redoublement : comment reconnaître le pre­
mier ? voir l’absolue naissance ? Alors qpe les
métamorphoses s’étalaient sans secret dans le spectacle,
la naissance est liée à un regard impuissant ou trou­
blé : le louche regard de Sirdah (elle voit double,
comme son ancêtre vit double le jour de la fatale nais­
sance...) qui la fait déchoir de sa naissance puis lui
permet de la retrouver, la perte de ses yeux une fois
ses droits reconquis, sa guérison le jour même où ses
persécuteurs sont exécutés, signalent ce jeu d’éclipse
entre naître et voir. Les Impressions d’Afrique font
alterner le pur spectacle des Incomparables, lieu de
calmes métamorphoses, avec les épisodes du laby­
rinthe de naissance, jusqu’à la centrale guérison de
Sirdah et l’ajustement exact de l’énigme de l’origine
à la souveraineté du regard. C’est peut-être cela l’es-
ιι6 RAYMOND ROUSSEL

scncé de cette fête — de la fête en général — : voir


l’être, pour une fois, de fond en comble, et en le
voyant, reconnaître la naissance.
Mais pourquoi la naissance est-elle éclipsée et si
difficile à voir, alors que tant de monstres s’offrent
sans réticence au regard ? C’est qu’en général, elle
est marquée du signe de la dualité. Enigme des nais­
sances jumelles (les deux épouses de Souann ; la nais­
sance simultanée de leurs deux fils ; la disparition des
soeurs jumelles, réclamées pour un sacrifice humain,
dans l'Etoile au Front) ; honte cachée des naissances
illégitimes et des descendances parallèles (les enfants
de Rul ; le neveu déshérité de la préfète) ; les enfants
identiques et substitués (Andrée Aparicio remplaçant
Lydie Cordier dans l’affection de son père) ; le garçon
et la fille du même âge, élevés ensemble, que l’amour
sépare et unit (Seil-kor et Nina ; Andrée’ et François
Cordier) ; rivalité de deux lignées qui se disputent un
héritage (Talou et Yaour ; et surtout la course au
trésor dans Poussière de Soleils). En ces dualités les
signes de la naissance se brouillent ; c’est que la figure
« naturelle » est étrangement renversée : ce n’est plus
le couple qui est à l’origine de l’individu et qui le fait
venir au jour, mais la naissance elle-même qui
déclenche un dédoublement où elle se perd. Là com­
mence un labyrinthe où elle est à la fois prisonnière
et protégée, manifeste et voilée.
La double filière cache la filiation, mais permet
aussi bien d ’en retrouver le fil unique. Le secret du
trésor qui doit signifier à Hello ses droits de nais-
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E II7

sance a été confié par le roi mourant à son double


dérisoire, le bouffon ; puis à un double de ce double
— une poupée cachée dans un coussin ; pour préserver
son fils des brigands dont il est prisonnier, Gérard
Lauwerys l’a remplacé par une statuette de plâtre ;
pour retrouver sa fille morte, Lucius Egroïzard essaie
de reconstituer le double de la voix qu’elle aurait eue
si elle avait pu grandir. La naissance cachée à cause
de sa dualité et par elle, se trouve enfermée dans un
labyrinthe de dualités qui permet finalement et par
cela même de la retrouver : au terme se dévoile
enfin l’identité absolue — « Ego » marqué sur le
bloc d’or souverain de Hello, trésor unique qu’avait
caché et désigné la sagesse de Guillaume Blache.
Cette identité triomphante ne résorbe pas cependant
tous les doubles dans lesquels elle s’était un moment
perdue. Elle laisse derrière elle comme son enveloppe
noire : toute la série des crimes qui sont liés à son
dédoublement et qu’il faut maintenant châtier. Alors
que métamorphoses et dressages s’accomplissaient dans
un monde uni où il n’était question que de l’être, les
naissances appartiennent à un univers partagé : on y
parle sans cesse du bien et du mal, des justes et des
méchants, des récompenses et des punitions. Et l’ori­
gine retrouvée, pour revenir à son jour éclatant, exige
l’abolition du mal. C’est pourquoi, s’il n ’y a pas, chez
Roussel, de monstre qui soit cruel, il n’y a pas en
revanche de fête dont un côté au moins ne soit punitif.
Et la cruauté de cette punition consiste dans le pur
et simple redoublement du labyrinthe que la méchan-
Il8 RAYMOND ROUSSEL

ceté avait construit pour cacher la naissance. Rul la


mauvaise reine avait rendu sa hile aveugle : on lui
perce le cœur avec une aiguille passée dans Yœillet
de son corsage ; Mossem, son amant, avait écrit l’acte
de décès falsifié de Sirdah : on le lui grave au fer
rouge sur la plante des pieds ; Naïr l’ingénieux inven­
teur d’un système de pièges est condamné à en fabri­
quer indéfiniment et à reproduire jusqu’à la fin de
ses jours ces labyrinthes de fils ténus comme il en
avait aménagés naguère pour aider ses complices.
Ainsi le dédale où la naissance se perd est deux fois
redoublé : une première fois par le regard qui en le
reproduisant le comprend et le démonte, une seconde
pour le regard quand il est cruellement répété en
public pour punir les coupables. Finalement l’origine
n’est restituée en son unité que par le triomphe du
regard ; c’est lui qui décolle la vérité de son masque,
partage le bien et le mal, dédouble l’être et l’apparence
(ainsi le regard rouge et solaire du csar Alexis
démasque l’assassin de Pletchaïeff qui, fixé par la len­
tille sanglante, est frappé des mêmes symptômes que
sa victime et meurt dans les mêmes souffrances).
Mais la naissance, enfin mise au jour, n’était pas
simple elle-même. Elle était dédoublée déjà par un
signe qui anticipait sur elle. Tel est probablement le
sens de l’Etoile au Front : les trois actes de la pièce
sont occupés par la présentation d’objets dont l’appa­
rence plus ou moins banale cache un secret de nais­
sance : le labyrinthe de leur histoire merveilleuse,
démonté par Tréze, ou M. Joussac, montre in varia-
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E II9

blement une remarquable origine, elle-même rattachée


à la naissance d’un enfant, à des amours contrariées
ou coupables, à des rivalités de descendances, à des
conflits entre les branches légitimes et bâtardes : d’où
le secret que cachent et restituent à la fois ces objets
énigmatiques. Mais avant l’inventaire de ce petit
musée, quelques scènes, vite négligées par la suite, en
indiquent le sens et peut-être l’origine : il s’agit de
sœurs jumelles nées aux Indes et désignées par un
signe du ciel pour figurer comme victimes dans un
sacrifice humain. C’est de ce signe de naissance qu’il
est question dans toute la pièce, signe éclatant et
pourtant caché, visible et occulte ; ce que recèle
chaque objet du petit musée théâtral, c’est ce qui bril­
lait déjà sur le portique : ΓEtoile au Front. C’est pour­
quoi la pièce se termine comme elle avait commencé
et comme elle s’était poursuivie : par l’évocation du
Signe — son prodigieux hasard et son évidence :
« Que de carrières contrariées splendides en regard
de piètres parcours accomplis vent en poupe ! Ici un
de nos élus, incompris des siens qui le combattent
par la faim, brave la misère pour atteindre son but ;
là un autre qui eût pu vivre oisif donne au monde
un étrange exemple d ’assiduité au travail et de mâle
persévérance. » Saluons ici, bien sûr, Roussel en per­
sonne ; mais surtout cette figure que nous connais­
sons déjà et où viennent se rejoindre le hasard (regar­
dons « combien drôlement, du haut en bas de l’échelle
sociale, furent de tout temps entre les fronts réparties
les étoiles ») et la répétition puisque le signe une fois
120 RAYMOND ROUSSEL

donné, le temps se précède lui-même, la naissance


est toujours déjà marquée de son désastre ou de sa
gloire, et l’histoire ne sera plus que ce chiffre indéfi­
niment répété.
Au bout de son labyrinthe enfin dénoué, la nais­
sance, marquée au front par l’étoile, se donne pour ce
qu’elle est : une figure de métamorphose où viennent
se fondre l’aléatoire et la répétition ; le hasard du
signe, jeté avant toute chose, déclenche un temps et
un espace dont chaque figure lui fera écho, le réité­
rera fidèlement et ramènera au point de départ ; dans
tout son fourmillement d’aventures la vie ne sera
jamais que le double de son astre ; elle maintient dans
l’existence ce qui lui était donné avant d’être.
L’énigme de naissance a donc la même signification
que les scènes de la vie prolongée par la résurrectine :
manifester de part et d’autre de l’événement pur
(naissance et mort) l’exacte répétition de la même
chose, ici de l’imminence meurtrière, là de la pro­
messe qui prédestine et que la vie répète infaillible­
ment. Au moment le plus énigmatique, dans la
rupture de tout chemin, quand on accède à la perte
ou à l’origine absolue, quand on est au seuil de l’autre,
le labyrinthe offre soudain le Même : son dernier
enchevêtrement, la ruse qu’il cache en son centre,
c’est un miroir de l’autre côté duquel on trouve l’iden­
tique. Ce miroir enseigne que la vie avant d ’être
vivante était déjà la même, tout comme elle sera la
même dans l’immobilité de la mort ; la glace où se
mire la naissance délabyrinthée est réfléchie dans celle
LA M É T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E I2I

où se regarde la mort, qui à son tour se réfléchit en


elle... Et la figure du labyrinthe devient infiniment
proche de ces métamorphoses qui culminaient dans le
passage de la vie à la mort et du maintien de la vie
dans la mort. Le labyrinthe se termine sur un mino-
taure qui est miroir, miroir de la mort et de la nais­
sance, lieu profond et inaccessible de toutes les méta­
morphoses.
Là les différences se rejoignent et retrouvent l’iden­
tité ; le hasard de la mort et celui de l’origine, par­
tagés par la mince lame de la glace, se trouvent placés
dans l’espace virtuel mais vertigineux du double.
Sans doute est-il, cet espace, celui du Procédé, quand
à partir du hasard verbal qu’il dédouble, il fait jaillir
par métamorphose tout un trésor de différences dont
il retrouve l’identité en les joignant par un labyrinthe
de mots. La souveraineté du Procédé est à lire encore
en tous ces monstres doubles, en toutes ces naissances
cachées.
Et peut-être le premier personnage des Impressions,
Naïr, l ’homme aux pièges, rivé à son estrade et
condamné à fabriquer jusqu’à la fin des temps ces
imperceptibles labyrinthes de fils qui sont des fruits
métamorphosés (fruits-animaux puisqu’ils ressemblent
à une prochaine chrysalide) est-il la présence même
de Roussel au seuil de son œuvre, lié à elle, la dévoi­
lant avant sa naissance (par l’étoile de ses minuscules
araignées) dédoublant sa fin (par ce supplice qui ne
doit pas finir), la montrant pour ce qu’elle est en son
langage profond : une métamorphose-labyrinthe.
122 RAYMOND ROUSSEL

« Prisonnier sur son socle, Naïr avait le pied droit


retenu par un entrelacement de cordages épais, engen­
drant un véritable collet étroitement fixé à la solide
plate-forme ; semblable à une statue vivante, il faisait
des gestes lents et ponctuels en murmurant avec rapi­
dité des suites de mots appris par cœur. Devant lui,
posée sur un support de forme spéciale, une fragile
pyramide faite de trois pans d’écorce soudés ensemble
captivait toute son attention ; la base tournée de son
côté, mais sensiblement surélevée, lui servait de métier
à tisser ; sur une annexe du support, il trouvait à
portée de la main une provision de cosses de fruit
extérieurement garnies d’une substance végétale gri­
sâtre rappelant le cocon des larves prêtes à se trans­
former en chrysalides. En pinçant avec deux doigts
un fragment de ces délicates enveloppes et en rame­
nant lentement sa main à lui le jeune homme créait
un lien extensible pareil aux fils de la Vierge qui, à
l’époque du renouveau, s’élongent dans le bois ; ces
filaments imperceptibles lui servaient à composer un
ouvrage de fée, subtil et complexe, car ses deux mains
travaillaient avec une agilité sans pareille, nouant,
enchevêtrant de toutes manières les ligaments de rêve
qui s’amalgamaient gracieusement. »

Dans les Impressions d*Afrique, la métamorphose


fournit les scènes essentielles, qui sont reliées seule­
ment par le réseau léger d’un labyrinthe ; Locus
LA M E T A M O R P H O S E ET LE L A B Y R I N T H E I23

Solus s’organise selon un autre équilibre et des interfé­


rences plus complexes : dans le dédale des allées, des
figures impossibles surgissent ; mais dans les cellules
à résurrection (c’est-à-dire dans les plages de la méta­
morphose) s’ouvrent de difficiles labyrinthes (longs
récits de naissances exceptionnelles, de trésors perdus
et retrouvés). Dans les pièces de théâtre l’équilibre est
rompu à nouveau mais vers une autre direction : le
labyrinthe l’emporte définitivement.
Mais il y a un croisement plus étrange encore : les
figures de la métamorphose apparaissent volontiers
dans une sorte de quasi-théâtre : scène des Incompa­
rables, fêtes du couronnement, jardin aménagé de
Canterel comme une scène de verdure, marionnettes
des morts, et ceci en vertu d’une vocation qui desti­
nait tous ces êtres mélangés, du fond de leur nature
ou du premier jour de leur apprentissage, à être vus ;
leurs prouesses n’avaient de sens que pour un spec­
tacle. Le labyrinthe en revanche, qui ne se déploie que
dans un paysage caché, ne donne rien à voir : il est
de l’ordre de l’énigme, non du théâtre. Or, c’est cette
structure de labyrinthe qui soutient entièrement le
théâtre de Roussel : comme s’il s’agissait de le vider
de tout ce qui peut faire sa théâtralité, de ne laisser
apparaître sur sa scène visible que les jeux d’ombre
du secret. Au contraire jamais il n ’est plus souvent
question de masques, de déguisements, de scènes,
d’acteurs, de spectacle que dans les textes non théâ­
traux : les métamorphoses ne sont offertes que sur
une scène racontée donc atténuée et prise dans le laby-
124 RAYMOND ROUSSEL

rinthe d’un discours qui la livre au deuxième ou


troisième degré (par exemple l’imitation de Shakes­
peare en une scène rapportée à l’intérieur d’un récit
continu).
Autour de ce rapport l’œuvre de Roussel semble
avoir pivoté tout entière — y compris les textes hors
procédé. La Doublure et sa cavalcade de masques,
la Vue avec cette fleur gigantesque qui croît à l’inté­
rieur d’une lentille de verre sont de l’ordre de la méta­
morphose, du regard et du théâtre ; les Nouvelles
Impressions poussent jusqu’à la destruction du lan­
gage le labyrinthe parlé et invisible des naissances et
des parentés. Peut-être le procédé n’est-il qu’une figure
singulière prise dans un espace plus large où se
croisent le labyrinthe (la ligne à l’infini, l’autre, la
perte) et la métamorphose (le cercle, le retour au
même, le triomphe de l’identique) ? Peut-être cet
espace des mythes sans âge est-il celui de tout lan­
gage — du langage qui s’avance à l’infini dans le
labyrinthe des choses, mais que son essentielle et mer­
veilleuse pauvreté ramène à lui-même en lui donnant
son pouvoir de métamorphose : dire autre chose avec
les mêmes mots, donner aux mêmes mots un autre
sens.
6

LA S U R F A C E D ES C H O S E S

Et ces livres de Roussel qui ne sont pas « certains


de ses livres » ? Ces textes incertains dont il est dit
et répété qu’ils sont « absolument étrangers au pro­
cédé » ? Que leur ressemblance avec les autres ne
peut être que de rencontre — non de naissance ni
d’artifice préparé ? A la recherche, en 1928, du réseau
de communications dont il pressentait, sous le langage
de Roussel, la rigoureuse souveraineté, Vitrac avait
rapproché l’acteur à maladroite rapière qui poursuit
son fourreau aux premiers vers de la Doublure et la
doublure qui, dans Chiquenaude, joue le rôle d’un
Méphisto perdu par la reprise de son pantalon. A
quoi Roussel répond fermement : « Il ne faut pas
chercher de rapports ; il n’y en a aucun. » Ceci est
sans réplique. Les bandes mitées du billard ont
donné naissance au manteau royal et chiffré de Talou
(parce qu’il y a, ici et là, procédé) ; les vers et les
papillons qui ont dévoré la doublure rouge ne sont
pas ceux que récite un doublant acteur (parce qu’il
n’y a pas de procédé). Critère simple. Il faut laisser
I2Ô RAYMOND ROUSSEL

dans son isolement la forteresse du procédé dont


Roussel au moment de mourir a indiqué Tissue et
cerné les exactes limites.
Il paraît que Roussel attachait peu d’importance à
ses premières œuvres. Mais nous savons bien, main­
tenant, par toute une littérature qui nous est contem­
poraine, que le langage de la Doublure et de la Vue,
comme certains espaces « inutiles » découverts par les
géomètres, soudain s’est trouvé peuplé d’êtres litté­
raires qui sans lui seraient inconcevables ; longtemps
laissé à l’abandon, il porte aujourd’hui tout un monde
concret dont il a, à l’aveugle, défini les postulats et les
axiomes. Et si on pouvait prouver de plus qu’il est
comme la géométrie fondamentale du Procédé (ce à
quoi je vais m’employer aussitôt), ce langage apparaî­
trait comme le lieu de bien prodigieuses naissances —
et de combien d’autres que nous ne connaissons pas
encore.
Après l’échec de la Doublure (1897), et aussitôt
après la grande secousse qui le suivit, s’ouvre une
« période de prospection » ; elle s’étend de 1898 à
1900 ou même 1902 ; elle est occupée sans doute
par la rédaction des « textes-genèse » (contes cycliques
à phrases répétées) dont aucun ne satisfit exactement
leur auteur, sauf Chiquenaude publiée en 1900. Nous
savons que là était l’origine du procédé : la forme
circulaire est encore utilisée dans Nanon et Une page
du Folklore breton, qui paraissent sept ans plus tard
dans le Gaulois du Dimanche ; et bientôt après, le
procédé se « généralise » avec les Impressions
LA S U R F A C E DE S C H O S E S I27

J 9Afrique. O rentre répoque-Chiquenaude et l’époque-


Impressions, cinq textes ont paru, tous cinq étran­
gers au procédé. Il est vrai que l'inconsolable et les
Têtes de carton ont pu être écrits bien plus tôt, à
l’époque de la Doublure dont ils paraissent comme
des météores détachés. Mais la Vue, la Source et le
Concert ont sans aucun doute été écrits quand fonc­
tionnait déjà le mécanisme à répétition. Et comme
rien n ’autorise jamais à mettre en doute la parole de
Roussel (il en était trop économe), il faut bien
admettre que ces trois textes ouvrent dans le règne
du procédé une parenthèse délimitant une plage
arrondie et autonome, un peu comme une lentille
incrustée qui contiendrait, avec son paysage minus­
cule, un espace irréductible à celui dans lequel elle
est placée.
Quant à l’œuvre dernière, les Nouvelles Impres­
sions, achevée en 1928, elle avait été commencée en
1915, au lendemain de Locus Solus. Seule la rédac­
tion de Poussière de Soleils et de l'Etoile au Front vint
quelque temps l’interrompre, renouant avec le pro­
cédé auquel les Nouvelles Impressions échappent. La
technique des mots répétés n’a donc eu de souverai­
neté exclusive que pendant une période assez courte,
moins d’une dizaine d’années peut-être : c’est
l’époque où Roussel abandonne les vers (puisque l’in­
terne et inaudible écho des mots entre le cliquetis des
machines d ’Ejur et les murmures du jardin de Can-
terel forme des rimes suffisantes et définit à lui seul
l’espace fertile de la fondation poétique). Mais du
128 RAYMOND ROUSSEL

début à la fin de l’œuvre et sans aucune exception, le


langage de Roussel a toujours été double, tantôt tenant
des discours sans procédé, et tantôt des discours à pro­
cédé ; mais les premiers sont en vers, les seconds en
prose. Comme si cette essentielle poésie dont le propos
a occupé, presque exclusivement, la vie de Roussel,
était dédoublée en versification {la Doublure, la Vue,
les Nouvelles Impressions) et en procédé (les Impres­
sions, Locus Solus et le théâtre) avec des interfé­
rences compliquées dans le temps, des interruptions,
des croisements et même certains effets de doublure,
comme ce mélange de rime et de procédé qu’on trouve
dans le Folklore breton et un peu aussi dans Chique­
naude. Une seule possibilité est exclue : un langage
sans procédé ni rime, c’est-à-dire sans doublure.
Ce double langage superposé à lui-même fait penser
au contrepoint, constant dans Locus Solus, qui fait
entendre, au-dessus du discours visible des morts, la
voix basse de Canterel expliquant en prose quelle
répétition poétique s’accomplit de l’autre côté de la
vitre et quelle rime se fait écho entre la vie et la mort.
Peut-être faut-il penser aussi à Ludovic, le chanteur à
goule immense et à voix multiple qui vient sur la
scène des Incomparables faire entendre l’harmonique
canon de son gosier en batterie : « Avec un joli timbre
de ténor, Ludovic, doucement, commença le célèbre
canon de Frère Jacques ; mais l’extrémité gauche de
sa bouche était en mouvement et prononçait les
paroles connues, tandis que le restant de l’énorme
gouffre se maintenait immobile et fermé. Au moment
LA S U R F A C E D E S C H O S E S I29

où avec les premières notes, les mots « Dormez-vous »


résonnaient à la tierce supérieure, une seconde division
buccale attaqua « Frère Jacques » en partant de la
tonique ; Ludovic, grâce à de longues années de tra­
vail, était parvenu à scinder ses lèvres et sa langue en
portions indépendantes les unes des autres et à pouvoir
sans peine articuler en même temps plusieurs parties
enchevêtrées, différant par l’air et par les paroles ;
actuellement la moitié gauche remuait tout entière
en découvrant les dents sans entraîner dans ses ondu­
lations la région droite, demeurée close et impas­
sible. » On peut rêver que Roussel, lui aussi, a appris
à rendre sa langue fourchue, sa voix fuguée, à super­
poser son langage, à taire pendant une mesure la moi­
tié de son discours (ce qu’il a fait en maintenant en
silence les contre-phrases des Impressions et de Locus
Solus jusqu’à l’entrée d’une autre voix dans Comment
fa i écrit certains de mes livres) alors que son écri­
ture, bouche unique, donnait l’impression d ’être abso­
lument linéaire. Travail démesuré, comme fut celui
de Ludovic qui, « épuisé par un terrible effort mental
sortit en s’épongeant le front ».
On peut aussi penser au système à double entrée
que la prudence de Guillaume Blache (ruse bien dan­
gereuse, comme l’histoire l’a prouvé) a ménagé au
seuil de Poussière de Soleils : pour mettre la main
sur le crâne à sonnet qui conduit au puits à millions
— premier éclat d’un soleil émietté — , on peut pous­
ses deux portes, aussi ouvertes l’une que l’autre (tant
le vieux Guillaume avait peur qu’on ne trouve
I30 RAYMOND ROUSSEL

pas son trésor), aussi fermées l’une que l’autre (tant


il avait peur que, trop facile d’accès, il ne se perde) ;
celles-ci franchies, les deux pistes sont la même ; les
deux groupes rivaux en s’y avançant parcourent des
étapes identiques. Peut-être aussi, conduisant au trésor
final de l’œuvre — à ce puits, à la fois mine et forge
dont le poème de YAme dès le début montrait le rou­
geoiement — y a-t-il deux chemins qui sont le même,
deux seuils pour la même route, deux ouvertures don­
nant sur ce qui, d’un seul mouvement, s’ouvre : l’une
étant le secret (dévoilé donc devenu non-secret) et
l’autre étant le non-secret (demeurant, pour cela
même, loin de tout dévoilement, dans l’ombre, et
sous le sceau d’un paradoxal secret). L’absolue exclu­
sion de l’une par l’autre n’est que le seuil de leur
identité : voici d’un côté le secret du non-secret et de
cet autre le non-secret du secret. La clef qui ferme et
empêche toute transgression ouvre en profondeur un
seuil qui ressemble comme un frère à celui de l’iden­
tité.
Telle est l’ambiguïté (il est par définition impossible
d’en sortir) où oscille sans fin la part non dévoilée de
l’œuvre : inutile de lui ajouter le poids supplémentaire
d’un procédé occulte, d’un secret demeuré secret.
Cette part, Roussel l’a toujours mise hors du pro­
cédé. Ce qui évidemment ne veut pas dire qu’elle est
construite sans un procédé ; rien n’empêche, en stricte
logique, d’essayer de découvrir un autre procédé dans
les textes non expliqués, la seule condition étant que
ce ne soit pas le même ; Jean Ferry, pour les N ou-
LA S U R F A C E D E S C H O S E S IS*
velles Impressions, a essaye, sans retenir définitivement
l’hypothèse, l’alphabet Morse. Pourquoi pas ? — Je
ne sais si c’est vrai ou faux ; je crains seulement —
avec tout le respect qu’on doit à un si fervent inter­
prète — que ce ne soit pas de très bonne méthode.
Avant d’établir l’équation Absence de procédé = pré­
sence d’un autre, il faut garder à l’esprit que cette
absence peut aussi bien équivaloir à l’inexistence de
tout procédé ; il faut, pour laisser ouvert le champ
entier du possible, considérer seulement que les
« autres » œuvres tombent hors de la révélation du
procédé. A nous de nous en tenir à ce non-dévoile­
ment, dont la certitude vide doit maintenir jusqu’au
bout notre neutralité ; laissons donc s’ouvrir devant
nous une interrogation absolument désemparée où
notre désarroi pour nous guider n’aura qu’un repère :
ce non-dévoilement lui-même, pris non pas comme
synonyme d’un secret mieux enfoui (et qu’on pourrait
éventuellement mettre au jour), mais comme une indé­
cision qui est, au fond d ’elle-même, insurmontable.
Insurmontable parce que les « autres » textes n ’appa­
raissent hors du dévoilement que dans la mesure où
« certains » ont été dévoilés. Seule cette explication
laisse « inexpliqués » la limpidité de la Vue ou le si
méticuleux besoin d’explication qui alimente, semble-
t-il, les longs discours didactiques des Nouvelles
Impressions. C’est le geste de dévoilement qui jette
une ombre inévitable et arrache à tant de textes calmes
la possibilité, désormais ineffaçable, d’un secret. Il ne
faut pas mettre au même niveau ici un secret certain,
132 RAYMOND ROUSSEL

là un secret probable, mais pousser l’interrogation


assez loin pour qu’apparaisse à l’évidence la parenté
du dévoilement et de son ombre. C’est à cette parenté
essentielle (non à l’hypothétique symétrie des secrets)
que nous devons adresser nos questions.
Les textes hors procédé s’adossent à la révélation
du procédé dont ils forment l’autre côté, la moitié
nécessairement noire. Ce qui en eux est invisible l’est
devenu (et l’est devenu visiblement) lorsqu’on a fait
voir ce qui était invisible dans les Impressions, dans
Locus Solus, dans les pièces de théâtre. Et cette invi­
sibilité, qui s’enracine dans le dévoilement même,
n ’est rien d’autre que cette visibilité pure et simple
que laisse valoir, en son indifférence, le geste qui
dévoile. Si bien que dans les textes non dévoilés qui
tiennent leur énigme originaire d’une solution venant
d’ailleurs et s’appliquant ailleurs, le visible et l’invi­
sible sont intimement croisés. Mais c’est trop peu dire
encore : car il pourrait s’agir dans cet entrelacement
d’un jeu plus subtil du secret ; en fait le visible et
l’invisible sont exactement le même tissu, la même
indissociable substance. Lumière et ombre y sont le
même soleil. Son invisibilité, le visible ne la tient
que d’être purement et simplement visible. Et son
absolue transparence il la doit à ce non-dévoilement
qui le laisse d’entrée de jeu dans l’ombre. Ce que
cache ce qui n’est pas caché, ce que dévoile ce qu’on
ne dévoile pas — sans doute est-ce cela le Visible lui-
même.
L’énigme propre à ce visible (ce qui le rend fonda-
LA S U R F A C E D E S C H O S E S ISS
mentalement invisible) c’est qu’on n ’en peut pas parler
à partir de lui-même, mais du fond de cette distance
que prescrit ou permet l’invisible. Ce que nous savons
du procédé, et de tout le langage qui est placé sous
son signe, ne nous servira pas de clef pour déchiffrer
ce qui n’a pas de signe, mais nous ouvrira, par son
éloignement même, l’espace à travers lequel nous
pourrons voir ce qu’une visibilité éclatante, originaire,
égale en tous ses points, solaire par chacune de ses
parcelles (un peu comme Vaqua micans du cristal de
Canterel) nous empêchait de voir. Le dévoilement du
procédé a jeté son ombre sur toutes les œuvres hors
procédé ; mais il a instauré la dimension grise au
bout de laquelle se découvre enfin au regard ce qui
lui était offert déjà dans une proximité où l’éblouis­
sement aveuglait.

La Doublure, la Vue, le Concert, la Source, les


Têtes de carton, VInconsolable sont des spectacles.
Des spectacles purs, sans répit. Les choses s’y étalent
dans une profusion qui est au plus proche et au plus
loin de ce qui constitue le théâtre. Rien n’existe qui
ne soit visible et ne doive son existence au regard qui
le voit. Mais au théâtre, le visible ne forme qu’une
transition vers un langage auquel il est entièrement
destiné. La pente est inverse dans les spectacles de
Roussel : le langage s’incline vers les choses, et la
méticulosité des détails qu’incessamment il apporte
*34 RAYMOND ROUSSEL

le résorbe peu à peu dans le mutisme des objets. Il


n’est prolixe que pour se diriger vers leur silence.
Comme s’il s’agissait d ’un théâtre vidé de tout ce qui
le rend comique ou tragique, et déversant son inutile
décor pêle-mêle, au hasard, devant un regard impi­
toyable, souverain et désintéressé ; un théâtre qui
aurait basculé sans résidu dans l’inanité du spec­
tacle et n’aurait plus à offrir que le contour de sa
visibilité : le carnaval de tous ses trésors de carton, ses
papiers coloriés, la scène ronde, dérisoire et immobile
d’une lentille-souvenir.
Mais cette mince visibilité règne triomphalement.
Que n*offre-t-elle pas en sa générosité inépuisable ?
En haut d’une de ces feuilles de papier à lettres qu’on
trouve dans le salon des hôtels, glissées dans de petites
boîtes noires, étroites, ouvertes à leur face supérieure
et divisées en deux cases, l’autre étant destinée aux
enveloppes, le poème du Concert m’a permis de
dénombrer quatre-vingt-sept personnages (je me suis
peut-être trompé) parfaitement reconnaissables à leur
allure, à leurs gestes, à leurs occupations, à leurs sou­
cis parfois, à leur métier souvent, et aussi à leur carac­
tère déchiffrable d’après le jeu de leur physionomie.
Il faut ajouter une masse un peu confuse de musiciens
d’orchestre (on distingue cependant les archets des
violons, leur parallélisme imparfait, l’ampleur des
mouvements qui les ont conduits à des hauteurs dif­
férentes), leurs auditeurs, les groupes qui se pro­
mènent, des clients entassés autour de la marchande
de coco, des enfants qui « s’ébaudissent ». Ce n’est
LA S U R F A C E D E S C H O S E S I 35

pas tout : il y a en outre des chevaux, un lac, sur ce


lac des bateaux, non loin de là un omnibus, des malles,
des grooms. J’oubliais un hôtel « énorme, haut,
immense » qui éclipse tout « tant il est colossal, mons­
trueusement vaste ». Alentour, « rien n’est là pour lui
faire contraste ». La petite vignette de papier à en-tête
comme la lentille du porte-plume souvenir, comme
l’étiquette de la bouteille d’eau d’Evian est un prodi­
gieux labyrinthe — mais vu d’en haut : si bien qu’au
lieu de cacher, il met naïvement sous les yeux le lacis
des allées, les buis, les longs murs de pierre, les
mâts, l’eau, ces hommes minuscules et précis qui vont
dans tous les sens d’un même pas immobile. Et le
langage n’a plus qu’à se pencher vers toutes ces figures
muettes pour tenter par d’infinies accumulations d’en
rejoindre la visibilité «ans lacune.
Celle-ci, à vrai dire, n’a pas à être mise au jour : elle
est comme l’offrande d’une ouverture profonde des
choses elles-mêmes. Aucune acuité n’a besoin de les
traverser pqur leur faire dire leur secret : un mouve­
ment autonome les épanouit, montrant sans réticence
ce qu’elles sont. Et même un peu plus : ce qu’on
voit d’elles déborde sur le passé ou l’avenir, leur
donnant une vibration temporelle qui ne conteste pas
mais épaissit plutôt leur hiératisme. Elles ne sont pas
là seulement en ce point du temps que découpe le
regard, mais en nappes profondes, consistantes où gît,
avec toutes ses possibilités, leur être entier. Un geste,
une silhouette, une expression ne livrent pas moins
qu’une nature et cette forme où l’être et le temps se
136 RAYMOND ROUSSEL

stabilisent Tun l’autre. Voici par exemple, sur l’éti­


quette rose de l’eau minérale,

Une femme grande


Avec une froideur prudente dans Vabord,
.Elle a, par bonheur pour elle, une forte idée
De sa personne et riest jamais intimidée.
Elle croit presque tout savoir ; elle est bas-bleu
Et ne fait aucun cas des gens qui lisent peu.
Elle tranche quand on parle littérature.
Ses lettres sans un mot plat, sans une rature
N'éclosent qu’après des brouillons laborieux.

Rien de tout ce qu’on voit ici n ’est donné et ne peut


être donné au regard ; il s’agit d’une visibilité qui se
dépense pour elle-même, ne s’offre à personne et des­
sine une fête intérieure à l’être, qui l’éclaire de fond
en comble pour un spectacle sans spectateur possible.
Visibilité hors du regard. Et si on y accède à travers
une lentille ou une vignette, ce n’est pas pour signaler
la présence d’un instrument entre l’œil et ce qu’il
voit ni pour insister sur l’irréalité du spectacle, mais,
par un effet rétrograde, pour mettre le regard entre
parenthèses et à une autre échelle. Grâce à ce déca­
lage, l’œil n’est pas situé dans le même espace que les
choses qu’il voit ; il ne peut leur dicter son point de
vue, ni ses habitudes, ni ses limites. Il doit, sans
intervenir, les laisser « être vues » par la grâce de leur
être ; il n’y a d ’invisible que dans son espace à lui. La
fin de la Source souligne cet effet jusqu’à l’évidence ;
la dernière figure de l’étiquette présente un homme
LA S U R F A C E D E S C H O S E S *37
lisant une lettre ; on apprend tout sur son caractère,
son égoïsme, sa crainte des maladies, son hostilité
aux médecins, son goût des médicaments, sa facilité à
s’attendrir sur lui-même. Tout à coup une main
« ahurissante et leste » enlève la bouteille ; le regard
est rendu à son royaume naturel — règne du lointain
bordé d’imperceptible :

L ’Américain, vautré plus que jamais, allume


Un cigare; le couple émoustillé, là-bas,
Chuchote toujours des choses qu’on n’entend pas.

L’espace du regard « vrai » est brumeux, brouillé,


étagé, profond, et au loin cerclé de noir. A l’intérieur
du cercle magique, au contraire, les choses se donnent
dans leur existence têtue, autonome, comme si elles
étaient douées d ’une obstination ontologique qui fait
éclater les règles les plus élémentaires de la distribu­
tion spatiale. Leur présence est rocheuse, totale,
libre de toute relation.
De là une essentielle absence de mesure : on voit
de la même façon le hublot du yacht et le bracelet
d’une dame qui bavarde sur le pont ; les ailes du
cerf-volant et les deux pointes, légèrement retrous­
sées par le vent (assez fort en cet endroit de la plage)
que forment les extrémités de la barbe d’un prome­
neur (heureusement, les Nouvelles Impressions nous
apprendront à ne pas confondre des objets aussi dif­
férents par la taille). On comprend pourquoi les têtes
de carton ont eu tant d’attrait pour Roussel : elles
13 8 RAYMOND ROUSSEL

détruisent systématiquement les proportions, super­


posent un visage énorme à un corps qui prend l’al­
lure d’un insecte, font triompher dans la vive couleur
de l’être l’imperceptible détail qui existe à peine. On
a le même effet dans l’usage des noms communs
pour désigner les personnes (le Père Volcan, Madame
Broderie, le jeune Tiroir) : assimilation des choses
et des‘ hommes, du minuscule et de l’immense, du
vivant et de l’inerte, dans un être neutre, à la fois
démesuré et homogène.
La Vue, comme par une contradiction immédiate
de son titre, ouvre un univers sans perspective. Ou
plutôt elle combine le point de vue vertical (qui per­
met de tout embrasser comme en un cercle) et le
point de vue horizontal (qui place l’œil à ras de terre
et ne lui donne à voir que du premier plan) si bien
que tout est vu en perspective mais que chaque chose
pourtant est envisagée en plein milieu. Perspective à
la fois d’en face et d’en haut qui permet, à la manière
de certaines peintures primitives, une offrande ortho­
gonale des choses. Il n’y a pas de point privilégié
autour duquel le paysage s’organiserait, puis en s’éloi­
gnant s’effacerait peu à peu ; mais toute une série de
petites cellules spatiales de dimensions à peu près
semblables qui sont posées les unes à côté des autres,
sans proportions réciproques (telles étaient à peu près
les loges à résurrection de Locus Solus). Leur posi­
tion n’est jamais définie par rapport à l’ensemble,
mais selon un repère de voisinage qui permet de
passer de l’une à l’autre comme on suit les maillons
LA S U R F A C E DE S C H O S E S I39
d’une chaîne : « à gauche », « devant eux, plus à
gauche », « en l’air, plus haut », « plus loin », « plus
loin, toujours vers la gauche », « au bout de la
plage », « encore assez près d’eux », « un peu plus
vers la gauche, de l’autre côté de l’arcade » : ainsi
s’étale le sable de la Vue, en grains discontinus, uni­
formément grossis, éclairés d’une lumière égale, dressés
les uns à côté des autres dans le même éclat de midi
— poussière déjà de soleils. Proches ou lointaines,
les scènes ont la même taille, sont vues avec la même
précision, comme si chacune avait un droit égal et
imprescriptible à être vue. Il arrive, bien sûr, qu’une
figure placée devant une autre la masque (l’écume de
la mer brouille le profil des rochers ; la cime d’une
vague esquive les trois quarts d’une barque) ; mais
ce sont des effets de surface, non de profondeur ; la
disparition des formes n’est pas due aux lois essen­
tielles de l’espace, mais à une sorte de concurrence où
d’autres formes s’imposent, laissant tout de même aux
premières une visibilité de droit qui finit toujours par
passer dans les mots en contournant par un étrange
pouvoir les obstacles qui devraient la dérober. Dans
la Source une femme qu’on aperçoit mal — elle est à
demi cachée dans une chaise à porteurs — est décrite
en vingt-quatre vers qui nous apprennent : qu’elle est
coiffée à la chinoise ; qu’elle s’est vêtue avec trop de
hâte ; qu’elle a une tête de linotte, la main fine ;
qu’elle se laisse volontiers courtiser ; qu’elle n’entend
pas facilement raison. Etre vu n ’est jamais un effet
du regard ; c’est une propriété de nature dont l’affir-
140 RAYMOND ROUSSEL

madon ne rencontre pas de limite. Une fois qu’on est


entré dans cet espace non spatial de la lentille ou de
l’étiquette — dans ce monde fictif, analogique de la
reproduction, où seuls existent de vagues signes impri­
més sur du papier — l’être s’impose dans une séré­
nité pléthorique ; la luminosité qui le parcourt de
fond en comble ne s’épuise jamais. Elle est, hors du
temps, une perpétuelle et douce émanation.
Tout est lumineux dans les descriptions de Rous­
sel Mais rien n’y raconte le jour : il n’y a ni heure
ni ombre. Le soleil ne bouge pas, équitable à toutes
choses, dressé pour toujours au-dessus de chacune.
C’est que la lumière n ’est pas un milieu où baignent
les lignes et les couleurs, ni l’élément où le regard
vient les rejoindre. Elle est divisée en deux règnes
qui ne communiquent guère : il y a la lumière
blanche, souveraine, dont la profonde poussée livre
l’être des choses ; et puis en surface de brusques
éclats, des jeux fugitifs, des éclairs qui viennent se
poser sur la surface des objets, formant une touche
soudaine, transitoire, vite éteinte, mordant sur un
angle ou un renflement, mais laissant intactes, obsti­
nément là, dans leur présence antérieure, les choses
qu’elles font miroiter — sans les pénétrer jamais.
Cette lumière seconde n’est jamais ni dans l’intervalle
ni dans le fond des choses ; elle surgit sur chacune
en une floraison hâtive : « des clartés rares et minces
courent sur l’eau » ; devant une glace, sur une table
de toilette, des ciseaux, les deux lames légèrement
séparées l’une de l’autre, « sont couverts de reflets
LA S U R F A C E D E S C H O S E S Ï 41

cassés et de clartés » ; sur le bateau, au fond de la


mer, un homme s’appuie au bastingage, la main
gauche refermée sur le tube de métal blanc qui court
tout au long du pont ; à la première phalange de son
annulaire, il porte une bague « qui lance, dans sa
pose actuelle, un éclair ». Les objets prennent ainsi,
dans cet espace morcelé et sans mesure, l’allure de
phares intermittents : non qu’il s’agisse de signaler
leur position, mais simplement, en cet instant, leur
existence. Comme si la grande lumière neutre qui du
fond de leur être les parcourt et les étale, brusque­
ment se crispait, jaillissait en un point de leur sur­
face, pour former, quelques secondes, une crête flam­
boyante. Le déploiement fondamental du visible est
relancé à la surface par l’éclat contradictoire qui
aveugle. Au fond le partage fait ici entre l’être lumi­
neux et l’éblouissement de l’éclair forme u n ‘dessin
familier aux techniques de Canterel ; elles pouvaient
en droit réanimer tout le passé et le rendre visible en
son fond ; et pourtant seul venait à la surface l’éclat
d’un instant, si privilégié, si déchiré qu’il surgissait
comme une énigme devant un regard obscurci.
Et, d’éclat en éclat, l’inventaire se poursuit ; son
mouvement, à vrai dire, est ambigu. On sait mal si le
regard se déplace ou si les choses, d ’elles-mêmes, se
présentent. Il y a, dans ce spectacle, une giration équi­
voque (mi-inspection, mi-défilé) où tout a l’air fixe,
regard et paysage, mais où sans repère, ni dessein,
ni moteur, ils ne cessent de bouger l’un par rapport à
l’autre. De là une figure étrange, à la fois rectiligne et
I42 RAYMOND ROUSSEL

circulaire. Circulaire, puisque tout est offert à la vue,


sans point de fuite, sans dérobade possible, sans issue
ouverte à droite et à gauche, comme dans la petite
lentille enchâssée au milieu d ’un porte-plume et qui
enserre à son tour le minuscule disque de papier sur
lequel sont reproduits la courbe de la plage et le dos
convexe de la mer ; comme sur la rectangulaire éti­
quette rose qui enveloppe le ventre de la bouteille
et dont les bords se rejoignent presque, laissant à
peine une mince bande transparente de l’autre côté
de l’image. Et le long de ces méridiens, les choses
viennent à s’épanouir, formant à la surface du lan­
gage les cercles concentriques de leur être manifesté :
fleurs qui ne cessent de s’élargir au plus proche de
leur centre. Mais cette inépuisable richesse du visible
a la propriété (corrélative et contraire) de s’effiler
le long d’une ligne qui ne s’achève p4$ ; ce qui est
tout entier visible n ’est jamais vu tout entier, il offre
toujours quelque chose d’autre qui demande encore à
être regardé ; on n ’est jamais au bout ; peut-être l’es­
sentiel n ’a-t-il pas encore été vu ou peut-être, plutôt,
ne sait-on pas si on l’a vu, s’il n ’est pas encore à
venir dans cette prolifération qui ne cesse pas : ainsi
sur l’en-tête du papier à lettres, parmi les promeneurs,
les attelages, l’hôtel, les bateaux, les grooms qui cou­
rent, les marchands ambulants, comment pourrait-on
savoir avant la fin que, sous le grand chapeau chinois
du kiosque, ce groupe d ’hommes assis, faisant autour
de leurs instruments de rapides mouvements immo­
biles et muets, dessinaient, avec le négatif de la
LA S U R F A C E DE S C H O S E S M3
musique, la figure centrale de l’image ? C’est que les
choses se présentent comme dans une cavalcade, en
unités qui se pressent les unes contre les autres, for­
mant une ligne droite virtuellement infinie, mais se
rejoignant* là-bas en ses deux extrémités, de telle
sorte qu’on ne sait jamais, en regardant ces figures
(comme en regardant la Chasse d’Uccello) si ce sont
d’autres ou les mêmes, s’il y en a encore ou si déjà
reviennent celles du début, si elles commencent ou si
elles se répètent. Le temps est perdu dans l’espace ou
plutôt il se retrouve toujours absolument dans cette
impossible et profonde figure de la droite qui est un
cercle : là ce qui n’a pas de fin se révèle identique
à ce qui recommence.

Telle était la fête des morts dans Locus Solus et


celle du temps retrouvé sur la plage d’Ejur. Mais là
le retour était discursif et facilement analysable ; il y
avait le passé et il y avait son recommencement ; il
y avait la scène et il y avait le discours qui la répétait
en l’expliquant ; il y avait les mots cachés et il y
avait les machineries qui subrepticement les relan­
çaient. Dans la Doublure, dans la Vue, ce qui répète
est donné avec ce qui est répété, le passé avec son
présent, le secret avec les silhouettes et la représen­
tation avec les choses mêmes. De là le privilège de ces
images ou vignettes que décrivent la Vue, le Concert
et la Source : ce sont des reproductions mais si ano-
144 RAYMOND ROUSSEL

nymes, si universelles quelles n’ont de rapport à


aucun modèle ; elles ne représentent sans doute rien
d’autre qu’elles-mêmes (on les reproduit sans qu’elles
aient à être ressemblantes) ; leur répétition leur est
intérieure. Le langage aussi parle spontanément dans
toutes ces choses vues, sans qu’il y ait ce dédouble­
ment des textes ultérieurs où se dissocient le langage
dont la destruction fait naître, séparés les uns des
autres, les machines ou les scènes, le discours qui les
décrit dans le détail et celui enfin qui les explique.
Un discours absolument sans épaisseur court à la
surface des choses, s'ajustant à elles par une adapta­
tion native, sans effort apparent, comme si la lumi­
nosité qui ouvre le cœur des êtres offrait de surcroît
les mots pour les nommer :

Mon regard pénètre


Dans la boule de verre et le fond transparent
Se précise...
U représente une plage de sable
Au moment animé, brillant. Le temps est beau.

A partir de là, on décrit facilement ce que l’on voit


avec tant d’aisance ; mais de plus tout se met à parler
avec une volubilité intarissable dans le cercle clair de
la visibilité. Comme si le langage, soigneusement
appliqué à la surface des choses pour les décrire, était
relancé par une prolixité intérieure à ces choses elles-
mêmes. Le vocabulaire laconique de la description
se gonfle de tout le discours de ce qui d’ordinaire
LA S U R F A C E DE S C H O S E S M5
n’apparaît pas. E t peu à peu ce visible insolite et
bavard occupe l’emplacement entier de la perception
et l’ouvre pour un langage qui se substitue à elle ;
tout se met à parler une langue qui est à la fois le
visible et son contenu invisible devenu visible. De ces
figures dessinées d’un trait, monte un pépiement aussi
limpide que leurs silhouettes fixes, leurs doigts immo­
biles ; et il n’est pas près de cesser, ce bavardage, dans
le bocal de verre où la Vue le tient enfermé, comme
un coquillage le ressassement des vagues. Regardez
comment parlent les gestes muets de cet homme

Qui s*avance entre deux femmes assez folies ;


Chacune par plaisante attention a pris
Un de ses bras...
Pour appuyer avec force ce qu'il prétend
Il se démène et fait tout son possible ; il use
De la liberté courte, incertaine et confuse
Que gardent seulement ses mains et ses poignets...
// tient à ce qu'on ait foi dans sa version
Et qu'on ne dise pas surtout qu'il exagère,
Qu'il traite son sujet de haut, à la légère,
Alors que justement, il serre de tout près
La vérité la plus stricte ; il a du succès ;
On le suit d'une oreille attentive ; il provoque
De la bonne humeur ; grâce aux scènes qu'il évoque
Des fous rires secouent les épaules.

Ainsi entre les deux bords de la perception (trois


silhouettes bras dessus, bras dessous, des corps secoués
par le rire) tout un monde verbal se dilate qui amène
l’imperceptible en pleine lumière et la chose simple
146 RAYMOND ROUSSEL

qui semblait grâce aux mots jaillir sous le regard,


voilà qu’elle s’éparpille maintenant, au point de dis­
paraître presque, dans ce foisonnement qui émane
d ’elle. C’est la figure inverse du procédé : du langage
dédoublé et disloqué, celui-ci faisait naître tout un
espace de fleurs étranges, métalliques et mortes dont
la croissance silencieuse cachait le battement répétitif
des mots. Dans la Vue et les textes qui lui sont appa­
rentés, ce sont les choses qui s’ouvrent par le milieu
et font naître de leur plénitude, comme par un surcroît
de vie, toute une prolifération du langage ; et les mots
d’une rive à l’autre des choses (des mêmes choses)
font apparaître un monde quotidien, enfantin sou­
vent, de pensées, de sentiments, de murmures bien
connus, tout comme dans le vide qui sépare un mot
de lui-même quand il est répété, le procédé jetait la
masse de ses machineries jamais vues, mais offertes
sans mystère au regard.
Et pourtant ce monde de l’absolu langage est, en
un certain sens, profondément silencieux. On a l’im­
pression que tout est dit, mais qu’au fond de ce lan­
gage quelque chose se tait. Les visages, les mouve­
ments, les gestes, jusqu’aux pensées, aux habitudes
secrètes, aux penchants du cœur, sont donnés comme
des signes muets sur fond de nuit.

On entend un cheval immobile hennir


lyyin aussi, par là-bas. Lui, sans la prévenir
Pour la faire tourner complètement la pousse
Du bras droit, lentement, par une étreinte douce
LA S U R F A C E D E S C H O S E S M7
Pendant qu'en la prenant de sa main gauche, il la
Toujours sans paroles, la regardant. Il vient [retient
Lui, de s'arrêter là, mais sans qu'elle comprenne
Encore ce qu'il veut ; maintenant il l'entraîne
Plus fort, en la faisant tourner autour de lui
En lui donnant toujours son bras pour point d'appui
Et presque sans savoir comment elle se trouve
Dans le sens opposé. Lui, longuement, la couve
Du regard, sans parler, en gardant son même air.
Ils repartent avec, à leur gauche, la mer.

Rien d ’autre en ce détour final (c’est lui qui termine


le Carnaval de Nice) que l’ouverture première des
mots et des choses, leur commune venue à la lumière
et cet arrêt, un corps qui pivote, l’interversion de
toutes les perspectives — la même chose dans l’autre
sens, c’est-à-dire la fermeture de ce qui était ouvert,
enfin la disparition de ce qui venait d’apparaître :
voilà toute la visibilité énigmatique du visible et ce
qui fait que le langage est de même naissance que ce
dont il parle. Mais que faisait le procédé, sinon cela
précisément : parler et donner à voir dans un même
mouvement ? Bâtir comme une machine prodigieuse
et mythique cette sourde naissance ? Dans Comment
j'ai écrit certains de mes livres, une phrase est d’un
poids singulier : « Je fus conduit à prendre une
phrase quelconque dont je tirais des images en la
disloquant, un peu comme s’il se fût agi d’en extraire
des dessins de rébus. » C ’est-à-dire que le langage est
ruiné pour que ses blocs épars figurent des images-
I48 RAYMOND ROUSSEL

mots, des images porteuses d’un langage qu’elles


parlent et cachent à la fois, de manière qu’un second
discours en naisse. Ce discours forme un tissu où
la trame du verbal est déjà croisée avec la chaîne du
visible. Ce prodigieux et secret entrecroisement d’où
émergent tout langage et tout regard, c’est lui que le
procédé cache sous le récit des Impressions et Locus
Solus. C ’est lui que révèle Comment fa i écrit. Dans
la Vue, le Concert et la Source, il est ce Visible-
Parlant fixé par un artifice anonyme sur un morceau
de papier avant que personne ait regardé ou parlé.
Il est plus précisément cette lentille qui enchâssée
dans le porte-plume souvenir offre la rotondité d’un
paysage infini. Merveilleux outil à construire les mots
qui, en une générosité essentielle, donne à voir : dans
un mince morceau d’ivoire blanc; long et cylindrique,
se terminant vers le haut par une palette avec une
inscription un peu délavée et vers le bas par une
gaine de métal tachée d’encre, une lentille guère plus
étendue qu’un point brillant ouvre au milieu de
cet instrument fabriqué pour dessiner sur du papier
des signes arbitraires, non moins contournés que lui,
un espace de choses simples, lumineuses et patientes.
Le porte-plume de la Vue, c’est celui-là et nul autre
qui écrira les œuvres à procédé ; car il est lui-même
le procédé, disons plus exactement son rébus : une
machine à faire voir la reproduction des choses, insérée
dans un instrument à langage.
Le lacis de choses et de mots d ’où naissent, cham­
pignons sans espèces, les figures des Impressions et
LA S U R F A C E DE S C H O S E S I49

du Lieu Solitaire et qui demeure en ces textes obsti­


nément caché, il est visible naïvement là où il est fait
pour être vu ; il est même désigné en un redoublement
de scandale dans le texte qui s’appelle, pour que nul ne
s’y trompe, la Vue. Et on reconnaît en cet instrument
à mots, en cette lentille à voir, en ce paysage indéfi­
niment bavard, un autre métier à aubes. Mais plus
matinal celui-là ; c’est le procédé dès l’aurore, à l’état
naïf et sauvage ; le procédé sans procédé, si éclatant
qu’il est invisible. L’autre, celui de midi, il faudra
bien le cacher pour qu’on puisse le voir. Et c’est peut-
être son dédoublement qui fera ombre sur ce qui
était sans voile.

Mais on peut remonter plus haut dans le matin du


langage et des choses : jusqu’à ce premier éclat qu’on
voit luire au début de la Doublure ; éclat qui avant
même d’offrir les choses en leur plénitude, les
dédouble subrepticement et les déchire de l’intérieur.
Cet éclair premier, c’est celui qu’on voit briller un
instant lorsque l’acteur, au début du texte, cherche
dans une attitude solennelle et dérisoire à introduire
la lame d ’une épée dans son fourreau :

D'un grand geste


Exagéré, levant sa main gantée en l'air
Il abaisse la lame en lançant un éclair
Puis cherche à la rentrer, mais il remue et tremble
Ses mains ne peuvent pas faire toucher ensemble
I5° RAYMOND ROUSSEL

La pointe avec le haut du fourreau noir en cuir


Qui tournent tous les deux en paraissant se fuir.

Cette minuscule maladresse, cet accroc dans le geste


simple déchire sur toute sa longueur le tissu des
choses : le spectacle aussitôt décolle de lui-même,
l’attention des spectateurs est à la fois redoublée et
décalée : leur regard ne se détache point du spectacle
qui leur est offert, mais ils y reconnaissent cet imper­
ceptible interstice qui le fait pur et simple spectacle :
le spadassin à rapière n ’est qu’un acteur, son arme
un accessoire ; la colère n’est qu’une feinte ; son geste
solennel a été mille fois répété et révèle qu’il est pure
répétition par ce mince décalage qui le rend différent
de tous ceux qui l’ont précédé. Mais ce spectacle,
dédoublé par sa nature même, est encore plus profon­
dément double : le mauvais acteur n’est qu’une dou­
blure et voulant prendre le rôle du grand acteur qu’il
remplace, il manifeste seulement sa médiocrité de dou­
blure. C’est dans cet espace du double ouvert par
l’accroc initial que le récit va prendre sa dimension.
Après l’épisode du geste maladroit, on passe de
l’autre côté du théâtre, dans les coulisses ; puis dans
l’envers d’une vie d’acteur (la chambre misérable, la
douteuse maîtresse : elle s’est éprise de Gaspard en le
voyant dans un rôle de voyou qu’il est incapable de
tenir dans la réalité ; mais elle se laisse entretenir
par de plus riches amants, dont Gaspard, là encore,
n’est que la doublure). L’épisode central est situé
à Nice pendant un après-midi de Carnaval, au
LA S U R F A C E D E S C H O S E S 151
moment du défilé des masques — ces doubles de
carton que Gaspard et Roberte contemplent sans s’y
mêler, portant sur eux un regard dédoublant, mais
étant eux-mêmes dédoublés puisqu’ils sont specta­
teurs masqués. Le soir, après le défilé, ils parcourent
les rues jonchées de confetti, refusant de prendre
part à la fête qui continue ailleurs, pour pouvoir rester
seuls ; c’est l’envers du Carnaval ; c’est dans la nuit
calme la face sombre de ce jour bruyant — quand
soudain éclate le feu d’artifice qui dédouble l’ombre,
fait le soleil en pleine nuit et inverse l’ordre des
choses. Aux dernières pages, Gaspard est devenu
acteur sur une scène ambulante de la foire de Neuilly :
caricature dernière des carnavals et des théâtres ;
entre la foule qui se bouscule à chercher un spec­
tacle, et les décors de carton, il est là, sur ce carré
de planches sans rideau qui est pour l’instant une
scène vide — visible envers d’une pièce qu’on ne
joue pas encore. Doublure dédoublée, il n’est plus
rien qu’un silence, un regard, des gestes ralentis qui se
déploient dans l’espace vide d’en dessous des masques.

Gaspard avance un peu sur l’estrade et voyant


Trainer avec les deux pieds en l’air une chaise
A gauche, un peu plus loin que l’escalier, mauvaise
Comme paille ; il la prend par un pied d’abord
Puis saisit le dossier, la posant au bord
Pour ainsi dire, très en avant sur l’estrade
Et le dossier tourné contre la balustrade
Il s’y met à cheval croisant sur le dossier
Très plat et droit qu’il sent un peu ltd scier
*5* RAYMOND ROUSSEL

Ses bras qu'il a serrés bien fort, puis il allonge


De nouveau le regard dans le vague.

Assis, sur une scène déserte — ni tout à fait homme


ni exactement acteur —, dépouillé de toutes ses dou­
blures, mais aussi dédoublé de lui-même, Gaspard est
exactement le moment neutre qui sépare et joint le
doublant et le doublé ; son existence dessine la ligne
noire qui se glisse entre le masque et le visage qu’il
cache.
Toute la description du défilé (elle occupe plus de
deux cents pages) se loge dans ce minuscule interstice.
Apparemment elle ne raconte des masques que leurs
couleurs et leurs formes les plus visibles, leur pouvoir
d’illusion. Mais elle ne manque jamais d’en montrer
la faille légère (imperfection, accroc, détail sans vrai­
semblance, caricature exagérée, usure, plâtre qui
s’écaille, perruque déplacée, colle qui fond, manche
relevée du domino) par quoi le masque se dénonce
comme masque : double dont l’être est dédoublé et
ramené par là à ce qu’il est simplement.
Les figures de carton représentent à merveille ce
qu’elles veulent dire. Ce gros cylindre bleu, avec ses
reflets et ses ombres, c’est à s’y méprendre le flacon
du pharmacien (ici, comme dans la lentille mais en
sens inverse, les disproportions s’inscrivent facilement
dans l’être des choses) ; ce gros homme qui titube,
avec un énorme visage rouge, comment ne pas voir
que c’est un ivrogne ? Mais à mesure qu’il approche,
on aperçoit plus nettement « entre les coins très écar-
LA S U R F A C E DE S C H O S E S 153

tés du col » et sous une « pomme d’Adam proémi­


nente et saillante » une petite lucarne noire qui
indique la place de la véritable figure et la fenêtre par
où le regard prend jour. De même dans le flacon du
pharmacien, on découvre vite

Une entaille très sombre, en rectangle, qui s'ouvre


fuste sur l'étiquette au milieu ; c'est le trou
Qu'on ne soupçonne pas d'abord, de loin, par où
L'homme enfermé dont seul en dessous par l'espace
De la bouteille au sol, le bas des jambes passe
Peut, pour se diriger parmi la foule, voir.

C’est là, en cette nécessaire ouverture, que se résume


toute la nature ambiguë du masque : elle permet en
effet à celui qui se masque de voir (les autres et le
monde ne sont plus masqués pour lui) et de voir ainsi
l’impression que fait son masque (celui-ci devient
indirectement visible à ses propres yeux) ; mais si les
autres à cause d’elle sont vus par le masque, à cause
d’elle aussi ils voient que c’est un masque et rien de
plus. Cette minuscule béance par quoi le masque
s’effondre est en même temps ce qui l’offre pleinement
au regard et le fonde dans son être véritable. Accroc
qui dédouble le double et le restitue aussitôt en sa
merveilleuse unité.
Or ce jeu d’en dessous du masque se trouve au-
dessus de lui répercuté et porté au second degré par le
langage ; les masques brandissent des pancartes qui
par un curieux redoublement énoncent ce qu’ils sont
visiblement pour tous. « Je suis enrhumé » porte
*54 RAYMOND ROUSSEL

inscrit au-dessus de sa tête celui dont le nez rou­


geoyant ne laisse déjà aucun doute au spectateur ;
entre les bras d ’une mère blanche un enfant noir
annonce : « le nouveau-né dénonciateur ». Comme
si le rôle du langage était, en doublant ce qui est
visible, de le manifester, et de montrer par là qu’il a
besoin pour être vu d ’être répété par le langage ; le
mot seul enracine le visible dans les choses. Mais d’où
tient-il son pouvoir puisqu’il est peint, lui aussi, sur
les cartons du carnaval ? Ne serait-il pas analogue à
un masque multiplié par lui-même et doué, comme
l’accroc du regard, d’une étrange capacité : celle de
faire voir le masque, de le dédoubler au moment
même de manifester son être simple. Il a beau être
brandi au-dessus des masques : comme la lucarne du
regard, le langage est cet interstice par lequel l’être
et son double sont unis et séparés ; il est parent de
cette ombre cachée qui fait voir les choses en cachant
leur être. Il est toujours plus ou moins un rébus.
Le poème offre plusieurs exemples de ce langage-
rébus où les mots font corps avec les choses en un
réseau non dissociable mais ambigu. Il s’agit par
exemple d'une tête énorme, ouvrant tout grand la
bouche pour chanter une Marseillaise qu’on n’entend
pas (mais on le sait puisqu’il porte un écriteau avec
des notes de musique : « un seul dièse » et « plusieurs
rés ») ; il marche
avec une allure guerrière
N'ayant qu'un très petit bourrelet de cheveux
Et chauve immensément sans avoir l'air vieux.
LA S U R F A C E DE S C H O S E S I55
Il tient à bout de bras un drapeau tricolore sur lequel
il a écrit : « Je suis chauve, hein ! »
Ceux qui n’ont pas d’affinité avec les jeux du lan­
gage penseront de ce « calembour » ce qu’ils vou­
dront Qui a lu Roussel ne pourra s’empêcher de le
juger bien remarquable : on y retrouve point par point
le dessin de la demoiselle à reître en dents ou de la
baleine à ilote. Il s’agit de la même figure d’un lan­
gage dédoublé à l’intérieur duquel vient se loger une
scène visible produite par le seul appel de cette dis­
tance. Mais si l’on songe qu’ici les deux homonymes
sont présents et perceptibles, que la figure est visible­
ment amphibologique (calvitie et chauvinisme s’y
juxtaposent de façon claire), qu’elle constitue un rébus
à double sens, qu’elle est enfin un masque où se
croisent l’être et l’apparence, le « voir » et « l’être
vu », le langage et le visible, il faut bien reconnaître
qu’on a là comme le modèle préalable et minuscule
du procédé. Modèle entièrement visible, le procédé
n’étant que cette même figure cachée pour une moitié.
Toute l’œuvre de Roussel, jusqu’aux Nouvelies
Impressions, pivote autour d’une expérience singu­
lière (je veux dire qu’il faut mettre au singulier) :
le lien du langage avec cet espace inexistant qui, en
dessous de la surface des choses, sépare l’intérieur
de leur face visible et la périphérie de leur noyau invi­
sible. C’est là entre ce qu’il y a de caché dans le
manifeste et de lumineux dans l’inaccessible que se
noue la tâche de son langage. On comprend bien
pourquoi Breton et d’autres après lui ont perçu dans
I56 RAYMOND ROUSSEL

l’œuvre de Roussel comme une obsession du caché,


de l’invisible, du reculé. Mais ce n’est pas que son
langage ait voulu celer quelque chose ; c’est que d’un
bout à l’autre de sa trajectoire, il a trouvé sa
constante demeure dans le double caché du visible,
dans le double visible du caché. Loin de faire, comme
la parole des initiés, un partage essentiel entre le divul­
gué et l’ésotérique, son langage montre que le visible
et le non-visible indéfiniment se répètent, et que ce
dédoublement du même donne au langage son signe :
ce qui le rend possible dès l’origine parmi les choses,
et ce qui fait que les choses ne sont possibles que par
lui.
Mais cette ombre douce qui, au-dessous de leur
surface et de leur masque, rend les choses visibles et
fait qu’on peut en parler, n’est-ce pas dès leur nais­
sance, la proximité de la mort, de la mort qui
dédouble le monde comme on pèle un fruit ?
7

LA L E N T IL L E V I D E

A l’autre extrémité de l’œuvre de Roussel, échap­


pant à ce règne du procédé que la Vue ni la Dou­
blure ne connaissaient encore, formant au-delà d’Ejur
et du Lieu Solitaire, une plage aussi énigmatique que
la première et, comme elle, secrète d’être sans secret,
il y a les Nouvelles Impressions d'Afrique. Roussel
leur a consacré plus de temps qu’il n’en avait fallu
pour les Impressions et Locus Solus, plus que n’en
avaient requis la Vue et la Doublure : il y a travaillé
de 1915 à 1928. Roussel cependant invite le lecteur
de Comment j'ai écrit certains de mes livres à faire
le calcul suivant : si, des treize ans et six mois qui
s’étendent du début à l’achèvement des Nouvelles
Impressions, vous retirez les dix-huit mois consacrés
à l'Etoile au Front et à Poussière de Soleils et si, des
douze années qui restent, par une nouvelle parenthèse,
vous soustrayez cinq fois trois cent soixante-cinq jours
(absorbés par un travail préalable, maintenant dis­
paru de l’œuvre et demeurant en manuscrit) eh
bien, « je constate qu’il m ’a fallu sept ans pour
i 58 RAYMOND ROUSSEL

composer les Nouvelles Impressions d'Afrique telles


que je les ai présentées au public ». Le sens de
ce calcul n’apparaît pas très clairement : s’agit-il de
montrer ce que fut le labeur ? ou bien grâce à des
soustractions opportunes de retrouver le cycle des sept
années qui fut bien celui de la Doublure et de la Vue
(1897-1904) puis celui des Impressions et de Locus
Solus (1907-1914), la dernière œuvre formant ainsi,
quand on l’allège de ce qui n’est pas essentiel, le troi­
sième des septennats qui divisent (naturellement ou
de propos délibéré) la vie de Roussel ? Ou peut-être
aussi s’agit-il de rendre sensible le système de paren­
thèses dans lequel cette œuvre — elle-même à paren­
thèses — se trouve prendre les autres et être prise à
son tour : symétrique aux premiers textes, elle enferme
les œuvres qui sont soumises au procédé dans une
sorte de parenthèses qui à la fois les exalte et les
met à part. De même, elle forme crochet autour des
deux pièces de théâtre, écrites l’une et l’autre pen­
dant l’immense labeur de sa composition, mais selon
une tout autre technique. Quant au travail de cinq
années qui avait inauguré l’œuvre et ouvert ses
parenthèses, il a été laissé entre des signes qui l’élident
et le laissent en silence au-dessous de l’œuvre qu’il
a déclenchée. Le merveilleux, c’est que ce jeu de
parenthèses, qui sert, à n’en pas douter, de signe aux
Nouvelles Impressions, offre comme reste irréductible
le chiffre sept. Mais prenons-le comme il se donne
et écoutons Roussel.
« Les Nouvelles Impressions d'Afrique devaient
LA L E N T I L L E V I D E '59
contenir une partie descriptive. Il s’agissait d’une
minuscule lorgnette-pendeloque, dont chaque tube,
large de deux millimètres et fait pour se coller contre
l’œil, renfermait une photographie sur verre, l’une
celle des bazars du Caire, l’autre celle d’un quai
de Louqsor.
« Je fis la description en vers de ces deux photo­
graphies. C’était en somme un recommencement exact
de mon poème la Vue.
« Ce premier travail achevé, je repris l’œuvre dès
son début pour la mise au point des vers. Mais au
bout d’un certain temps, j’eus l’impression qu’une vie
entière ne suffirait pas à cette mise au point, et je
renonçai à poursuivre ma tache. Le tout m’avait pris
cinq ans de travail. »
Ce texte est énigmatique. Les pages qui sont consa­
crées dans Comment j'ai écrit aux œuvres à procédé
sont brèves, mais d’une brièveté lumineuse qui, en
s’autorisant à ne pas tout dire, ne laisse rien dans
l’ombre : elles sont absolument positives. Celles-ci sont
négatives — indiquant que les Nouvelles Impressions
ne sont pas construites selon le procédé, qu’elles ne
décrivent pas une vue enchâssée dans une lorgnette-
pendeloque, qu’elles laissent de côté cinq années de
travail, qu’elles ont coûté un labeur considérable...
Comme si Roussel ne pouvait parler que de l’ombre
de cette œuvre, de cette part d’elle-même que fait
disparaître l’éclat de son langage réellement écrit
— sa bordure noire. Sans doute, la révélation du
secret d’écriture qui avait fait naître les Impressions et
ι6 ο RAYMOND ROUSSEL

Locus Solus mettait-elle à la lumière ce qui était resté


dans l’ombre, mais cette ombre était intérieure au lan­
gage lui-même ; il en formait le noyau nocturne, et
le faire surgir c’était faire parler l’œuvre dans sa posi­
tivité première. Pour les Nouvelles Impressions, la
mise au jour est — ou paraît — extérieure, décrivant
l’œuvre à partir de ce qu’elle exclut, ouvrant pour la
définir une parenthèse qui demeure vide. On dirait
qu’en cette dernière page de la révélation, par un
jeu qui surprend et inquiète, Roussel, devant notre
œil, a placé une lunette dont la lentille serait grise.
Il est vrai que l’architecture de la dernière œuvre est
aussi évidente que celle des premières. Facile à sai­
sir, difficile seulement à expliquer. Soit un groupe de
cinq alexandrins :

Rasant le Nil, je vois fuir deux rives couvertes


De fleurs, dfailes, d'éclairs, de riches plantes vertes
Dont une suffirait à vingt de nos salons,
D'opaques frondaisons, de fruits et de rayons.

Après ces vingt salons (tous ornés par la verdeur


d’une plante unique) ouvrons une parenthèse (peu
importe pour l’instant la raison et ne disons pas trop
vite qu’il s’agit de préciser, d’expliquer, etc...) :

à vingt de nos salons


(Doux salons où sitôt qu'ont tourné les talons
Sur celui qui s'éloigne on fait courir maints bruits)
D'opaques frondaisons, de rayons et de fruits.
LA L E N T I L L E V I D E l6l
Une heureuse transposition dans le dernier hémistiche
restitue une rime favorable. Sur la trace des deux
talons, s’ouvre une seconde parenthèse :

(Doux salons où sitôt qu'ont tourné deux talons


((en se divertissant soit de sa couardise
Soit de ses fins talents, quoi quil fasse ou qu'il dise))
Sur celui qui s'éloigne on fait courir maints bruits)
D'opaques frondaisons, de rayons et de fruits.

Et la croissance continue à l’intérieur du texte :

(Doux salons où sitôt qu'ont tourné deux talons


((En se divertissant soit de sa couardise
(((Force particuliers quoi qu'on leur fasse ou dise
Jugeant le talion d'un emploi peu prudent
Rendent salut pour œil et sourire pour dent)))...

De toute façon le poème se terminera sur l’opaque


frondaison, les rayons et les fruits dont le spectacle
forme, avec les ailes, les éclairs, les fleurs et les plantes
vertes (par-delà la forêt concentrique des parenthèses)
la visible lisière du poème. L’épaississement peut pro­
liférer jusqu’au degré quintuple : cinq parenthèses
enfermant un langage qu’on dira de degré 5, la
phrase originelle étant de degré zéro.
Mais il y a des formes latérales de buissonnement :
à l’intérieur de la parenthèse à quatre branches peu­
vent se juxtaposer (en demeurant extérieurs l’un à
l’autre) deux bourgeons à enveloppement quintuple.
Deux, ou trois, ou davantage encore. De même le
degré trois peut porter plusieurs systèmes quadruples,
102 RAYMOND ROUSSEL

le deuk plusieurs systèmes triples, etc. Il faut ajouter


les tirets, sortes de parenthèses timides, à peine esquis­
sées et horizontales qui jouent alternativement, ou
tout ensemble parfois, un rôle de liaison ou de rupture
faible : tantôt ils unissent les termes analogues d ’une
énumération, tantôt ils indiquent une incise discrète
(formant comme un demi-degré d ’enveloppement),
pour évoquer, par exemple :

... Une eau — poison dont rien ne sauve


Le microbe sournois chargé de rendre chauve —
Capable d'affamer les vendeurs de cheveux.

Enfin, il y a au bas des pages, et comme à la racine


du texte, un riche embranchement de notes, souvent
fort longues : la quatrième partie des Nouvelles
Impressions ne compte que quatre-vingt-quinze vers
de texte, mais cent trente quatre de notes. Celles-ci,
en alexandrins, sont aménagées de telle sorte que
le lectepr, pourvu qu’il les lise scrupuleusement à
l’endroit indiqué, trouve une suite régulière de
rimes (le premier vers de la note rimant avec le
vers du texte sur lequel elle vient se greffer, si du
moins celui-ci ne rime pas avec le précédent ; et le
dernier vers de la note, s’il reste en suspens, rimera
avec le premier du texte à l’endroit où on le reprend) ;
il arrive même que la note interrompe le cours d’un
alexandrin : ses premiers mots alors le complètent,
le passage à la note ne formant guère qu’une césure
appuyée. Quant à la note elle-même, elle croît selon
LA L E N T I L L E V I D E 163

un système de végétation semblable à celui du texte,


un peu moins vigoureux cependant puisqu’il ne
dépasse jamais le système des triples parenthèses.
Ainsi la note qui, à la page 209, commence hère-
ment par ce vers :

N ul riest sans caresser un rêve ambitieux

prend naissance en un passage du texte fortifié déjà


par quatre parenthèses et un tiret (c’est le degré quatre
et demi) ; sa croissance forme elle-même un système
à trois enveloppes et un tiret (degré quatre et demi,
puisque la note est, de soi, un degré). On arrive donc,
au cœur de ce labyrinthe verbal, guidé par le droit
fil des vers et des rimes, au neuvième degré d’enve­
loppement — degré suprême jamais atteint en aucun
autre sommet des Nouvelles Impressions. En ce haut
lieu des mots, si protégé dans sa réserve, si exalté aussi
par l’étagement pyramidal des niveaux de langage,
à la fois au plus profond et au plus haut de cette tour
qui se creuse en même temps comme les couloirs
d’une mine, se formule une leçon qu’il est sans doute
essentiel d’entendre après un itinéraire qui a conduit
à travers tant de seuils, tant d’ouvertures et de ferme­
tures, tant de discours fracturés, jusqu’à la question
de la parole et du silence :

De se taire parfois riche est Voccasion.

Et s’il n’y a pas de degré dix dans cette croissance


du langage qui se développe en reculant vers son
164 RAYMOND ROUSSEL

centre, c’est peut-être qu’il est l’occasion saisie et gar­


dée de se taire — occasion aussi riche qu’un trésor
et comme lui inaccessible.
Je sais ce qu’on ne manquera pas de me dire, et
contre moi : les neuf murailles à franchir, les neuf
formes de l’épreuve, les neuf années de l’attente, les
neuf étapes du savoir, les neuf portes verrouillées puis
ouvertes, à quoi conduisent-elles, sinon au secret ini­
tiatique, au moment promis et réservé de l’illumi­
nation ? Mais par méthode et entêtement, je m’en
tiens aux structures, notant seulement que selon les
règles de l’harmonie (que Roussel connaissait) un
accord de neuvième ne saurait monter, et gageant que
cette forme de la neuvaine, on peut la retrouver
ailleurs dans l’œuvre de Roussel, donnant à son lan­
gage non pas un thème, mais un nombre et un espace
à partir de quoi il parle.

Admirons pour l’instant une autre énigme. Roussel


a calculé qu’il avait en moyenne travaillé quinze
heures sur chaque vers des Nouvelles Impressions.
Cela, on le comprend sans peine, quand on songe
que chaque cercle nouveau s’inscrivant dans l’aubier
du poème exigeait un réajustement d’ensemble, le
système ne trouvant son équilibre qu’une fois fixé
le centre de cette végétation circulaire où le plus
récent est aussi le plus intérieur. Cette croissance
interne ne pouvait pas manquer d’être en chacune de
LA L E N T I L L E V I D E 165

ses poussées absolument bouleversante pour le lan­


gage qu’elle dilatait. L’invention de chaque vers était
destruction de l’ensemble et prescription de le recons­
truire.
Rien de plus difficile que la réduction de cette tur­
bulence toujours reconduite, quand on la compare au
travail de la Vue où le langage avait pour tâche de
suivre fidèlement la ligne des choses et, par additions
successives, de serrer la méticulosité de leurs détails.
Aussi ardue qu’ait été cette fidélité patiemment bâtie,
quelle commune mesure avec une permanente des­
truction du langage par lui-même ? Quel est le plus
inépuisable de ces deux labeurs : décrire une chose
ou construire un discours que chaque mot qu’il fait
naître abolit ? Et pourtant Roussel a choisi le second,
se sentant incapable d’arriver au terme du premier,
dont l’achèvement — il en avait l’impression après
avoir travaillé cinq ans — aurait demandé sans doute
« une vie entière », et plus. Etrange impossibilité de
parvenir à nouveau, douze ans après, à ce que la Vue,
le Concert, la Source avaient fait sans apparente dif­
ficulté. D ’autant plus étrange qu’elle concerne moins
la description et le rapport, difficile en lui-même, des
mots aux choses que « la mise au point des vers ». Les
alexandrins de la Vue, infatigablement chevillés,
avaient montré cependant que Roussel faisait voguer
avec aisance des « barques sans importance, mi­
nimes », d’autres animées « de mouvements semblant
spéciaux, divers » ; qu’il laissait sans scrupules
se promener des hommes dont « le découragement
ι66 RAYMOND ROUSSEL

est radical, complet » (raison de s’accouder contre


le « parapet »), et finalement, de chevilles en chevilles,
la Vue avait tendu le plus économique, le plus indis­
pensable des langages, le plus « réussi » également,
sur

Le souvenir vivace et latent d’un été


Déjà loin de moi, déjà mort, vite emporté.

Alors pourquoi, soudain, cette ouverture d’une dimen­


sion infranchissable, entre la description et la poésie,
et peut-être simplement entre la prose et les vers ?
Pourquoi cette rupture d’alliance entre deux formes
du langage qui se trouvent, comme à la suite d’un
effondrement intérieur, séparées par le vide d’un temps
que le temps d’une existence ne parvient plus à rem­
plir ? Et pourquoi entre ces deux extrêmes, mainte­
nant irréconciliables, avoir choisi l’enchevêtrement
décrit plus haut des parenthèses et des vers, et laisser
reposer en silence, au fond du texte, sans qu’elle
apparaisse jamais, la description qui lui a donné nais­
sance ?
Autre question : pourquoi ce texte s’appelle-t-il,
si bruyamment, Nouvelles Impressions d’Afrique, se
donnant ainsi comme répétition d’une œuvre avec
laquelle il n’a semble-t-il que peu de rapports, et
d’autant moins qu’il n’est pas construit comme
l’autre, selon le procédé ? Je ne pense pas que les évo­
cations enveloppantes mais fugitives de Damiette, de
Bonaparte aux Pyramides, du Jardin de Rosette, ni
LA L E N T I L L E VIDE 167

même celle de la colonne léchée du temple d ’Aboul-


Maateh suffisent à justifier un titre qui se rapporte,
beaucoup plus qu’à l’Afrique, aux incomparables
prouesses d*Ejur-sur-le-Tez. Quel est donc le lien
énigmatique qui est noué entre les Nouvelles Impres­
sions, les anciennes (que le titre renouvelle avec éclat
mais sans explication), et la Vue (qui sert de modèle
à une première rédaction demeurée secrète et dont le
proche voisinage n’a été révélé que par Roussel lui-
même) ? On a le sentiment que les Nouvelles Impres­
sions répètent à la fois le couronnement de Talou et
la plage ensoleillée du porte-plume de nacre blanche,
mais sur un mode demeuré mystérieux que ni le texte
ni Comment fa i écrit n’éclairent directement*. Com­
ment ne serait-elle pas difficile à concevoir, cette répé­
tition dont le discours doit couvrir une si grande dis­
tance : celle qui sépare la construction de machines
à répéter secrètement les mots (tout en triomphant
du temps) et la description attentive d’un monde
(invisiblement visible) où s’abolit l’espace ?

Les quatre chants des Nouvelles Impressions sont


cernés, à leur limite extérieure par de minces anneaux
de visibilité. La porte de la maison où saint Louis fut
enfermé ouvre le premier qui se ferme sur les « frustes
cathédrales », « l’original cromlech » et « le dolmen
sous lequel le sol est toujours sec ». Une colonne à
langues jaunâtres marque le seuil du troisième. On
168 RAYMOND ROUSSEL

sait déjà entre quelles rives, quelles ailes, quelles


palmes à salon s’écoule le dernier. La couronne lumi­
neuse du second est comme l’image du livre tout
entier : le petit chapeau noir de Bonaparte fait éclater,
comme un soleil éclipsé et sombre, des rayons dont la
gloire obscurcit l’Egypte, « ses soirs, son firmament ».
C’est de la même façon que les parenthèses, ouvertes
dès les premiers vers, occultent de leur disque noir le
spectacle donné dans les lentilles de la lunette, laissant
seulement au pourtour du poème une frange lumi­
neuse — celle qui retient le regard pour lui offrir des
oiseaux rapides, la silhouette d’une colonne sur le ciel,
un ciel qui s’éteint. La Vue était construite sur le
modèle exactement inverse : au centre, une lumière
équitable y déployait les choses sans réticence ni
ombre ; tout autour — avant et après cette offrande
lumineuse — s’arrondissait un anneau de brume :
l’œil, faisant glisser dans l’ombre tout ce qui n’était
pas spectacle, s’approchait de la lentille ; tout y était
gris d’abord, mais, comme un phare qui apporterait sa
propre lumière, le regard pénétrait dans la boule de
verre et le fond précisait son dessin ; le disque de la
plage s’ouvrait comme un blanc soleil de sable. A la
fin, peut-être, la m ain patiente avait-elle tremblé :
« l’éclat décroît au fond du verre et tout devient plus
sombre ». Dans les Nouvelles Impressions, c’est le
soleil qui est à l’extérieur et qui gicle sur les bords
de la nuit centrale ; dans la Vue, l’ombre s’écartait
comme un rideau pour laisser la lumière naître de son
foyer.
LA L E N T I L L E V I D E 16 9

E t tout comme l’absence de perspective multipliait


dans la Vue l’effet de la lumière homogène, dessinant
de petites cellules d’égale clarté, l’éclipse des Nou­
velles Impressions est rendue plus sombre par un effet
contraire de perspective extrêmement profonde et
rapide : l’ouverture des parenthèses successives creuse
vers un point de fuite, qui paraît inaccessible, le
spectacle premier, chaque rupture faisant passer sou­
dain le regard à un plan ultérieur, fort enfoncé par­
fois dans l’espace, jusqu’à ce que la phrase-horizon
enfin atteinte (mais on n’est jamais sûr qu’elle l’est)
le ramène par un nombre exactement identique de
degrés jusqu’à l’angle droit du tableau où se trouve
pour un instant la clarté du début qui avait éclairé
hâtivement le mince portique de gauche. Cette échap­
pée du texte vers un centre éloigné est accentuée en
chacun de ses points par la forte déclivité des phrases.
Celles-ci dans la Vue étaient horizontales et lisses ;
elles se déroulaient selon un plan exactement paral­
lèle au spectacle et au mouvement de l’œil qui le par­
courait ; leur rapidité sans ellipse ni raccourci ne se
proposait que d ’unir avec la plus grande économie
verbale les moins visibles de toutes les figures du
visible ; il s’agissait de coudre au plus juste les choses
avec les mots, dans un geste où la prestesse est jointe
à la lenteur, la hâte à une apparente flânerie, le droit
fil à la ligne sinueuse — un peu comme le mouve­
ment de la couturière décrit dans des phrases qui
obéissent à la même courbe que lui :
I7O RAYMOND ROUSSEL

Un dé
Brille à son doigt; avec Vextrémité du pouce
Elle Vécarte par une pression douce
Et le soulève un peu, seulement pour laisser
De l'air nouveau, plus vif, plus frais, s'y glisser
L'aiguille qu'elle tient en même temps dessine
Sur l'ouvrage son ombre appréciable et fine
Dont les côtés sont flous et débordants ; le fil
Très court, ne pouvant plus durer est en péril
De séparation soudaine ; pour qu'il sorte
De l'aiguille, la moindre impulsion trop forte
Suffirait bien ; l'ouvrage est en beau linge fin
Le fil part d'un ourlet mou qui tire à sa fin ;
Le linge se chiffonne, obéissant et souple,
Manié fréquemment...

Les phrases des Nouvelles Impressions sont de struc­


ture très différente, dessinant volontiers dans leur
syntaxe le procédé d ’enveloppement dans lequel elles
sont prises et bien souvent rompues — de sorte
qu’elles forment comme le minuscule modèle du texte
entier. Voici par exemple la question que ne saurait
manquer de se poser, quand il s’étonne de n ’avoir à
frapper jamais que les deux boules d’ivoire blanc et
commun, le geste qui anime une queue de billard (ce
que Roussel appelle le « procédé frappeur ») :

Pourquoi fière la bille


Point ne fraie avec lui qui de rouge s'habille.

Cette enveloppée question montre avec quel soin le


LA L E N T I L L E V I D E I7I

sens et les choses sont enveloppées dans le langage


à la fois elliptique et métaphorique qui les habille
fièrement, comme le rouge la bille. Les objets ne
sont point donnés pour ce qu’ils sont et là où ils
demeurent, mais décrits à leur plus extrême superficie,
par un lointain et anecdotique détail qui en les dési­
gnant du bout du doigt les laisse à l’intérieur d’une
parenthèse grise qu’on peut atteindre par une
démarche plus ou moins labyrinthique, mais d ’où
jamais ils ne sortent par eux-mêmes : le savon n’offre
son corps glissant (dont Fogar, on s’en souvient, mani-
festait avec tant d’adresse les qualités premières, les
formes simples, l’être à la fois fuyant et docile) que
sous deux formes — l’une métonymique : « ce qui
le décrassage aidant rend le bain flou », l’autre méta­
phorique : « ce qu’un chauffé sous-ordre écoute ».
Le noir sujet de Talou qu’on voyait gambader, toutes
plumes dehors, autour de ses incomparables prison­
niers, voilà qu’il devient un « emplumé rôtisseur
d’humains propriétaire d’un arc ». Le Paradis, lui,
c’est un « là-haut bien habité séjour fleuri rendant
les justes choristes », à moins qu’on préfère y recon­
naître un « puant cintre ». Ainsi la désignation des
choses se disperse à leur périphérie, libérant simple­
ment un anneau lumineux et énigmatique qui tourne
autour d’un disque sombre où se cache l’être simple
avec le mot droit. Le langage est devenu circulaire,
enveloppant ; il parcourt en hâte de lointains péri­
mètres, mais il est attiré sans cesse par un centre noir
jamais donné, perpétuellement fuyant — perspec-
172 RAYMOND ROUSSEL

tivc qui se prolonge à l’infini, au creux des mots,


comme la perspective du poème entier s’ouvrait à la
fois à l’horizon et au milieu du texte.
Depuis la Vue, la configuration du langage a
pivoté : là-bas, il s’agissait d’un langage en ligne qui
s’épanchait doucement hors de lui-même et apportait
comme un flux régulier les choses sous le regard. Ici,
le langage est disposé en cercle à l’intérieur de lui-
même, cachant ce qu’il donne à voir, dérobant au
regard ce qu’il se proposait de lui offrir, s’écoulant
à une vitesse vertigineuse vers une cavité invisible où
les choses sont hors d ’accès et où il disparaît à leur
folle poursuite. Il mesure l’infinie distance du regard
à ce qui est vu. La grâce du langage dans la Vue,
c’était de donner le minuscule, le brouillé, le perdu,
le mal placé, le quasi-imperceptible (et jusqu’aux pen­
sées les plus secrètes) dans la même apparition claire
que le visible. La disgrâce du langage irrégulier, tour­
noyant, elliptique des Nouvelles Impressions, c’est de
ne pas pouvoir rejoindre même ce qui est le plus
visible. Et ceci malgré l’incroyable vitesse qu’il a
acquise sur la lancée des choses : beauté qui est la
vitesse accélérée sans répit de cette disgrâce ontolo­
gique, et qui fait jaillir parfois sur sa trajectoire
d’étranges étincelles, aussi fulgurantes que « la flèche
ignare à bail sublunaire », hérissées comme le « coq
qui, l’automne enfui, trépigne quand tarde un aube »,
gracieuses et recourbées comme, offerte à l’ouvrière
qui « tette sa phalange, une rose à tenir » et douées
d’une lumière si fantastique qu’à leur éclat on pren-
LA L E N T I L L E VIDE I 73

drait « un groupe à hauts poitrails d ’altiers chevaux


longtemps cabrés pour une horde d’hippocampes sans
but ». Et toutes ces lueurs hâtives retombent en frag­
ments brisés, charbonneux, énigmatiques à la (in de
chaque chant, bousculés les uns sur les autres comme
les voix d’une fugue au moment du stress :

De mère sur la plaque elle se change en sœur))


Lavis roulant sur l'art de mouvoir l'ascenseur)
— Racines, troncs, rameaux, branches collatérales —
L'état de ses dieux, les frustes cathédrales...

Au terme de cette course dans son propre espace (celui


qu’il creuse et où il est en même temps vertigineuse­
ment appelé) le langage revient à la surface, sur la
terre ferme des choses qu’il peut de nouveau comme
dans la Vue longer selon la ligne courante des énu­
mérations : les menhirs, l’original cromlech, l’Egypte,
son soleil, ses soirs, son firmament, l’opaque frondai­
son, les rayons et les fruits. Mais cette grâce retrouvée
ne peut durer qu’un instant : elle est le seuil — ouvert
et fermé, comme on voudra — à partir duquel se tait
un langage qui n’avait parlé que pour tenter en vain
d’abolir sa distance aux choses.
Dans la Vue, le Concert et la Source, la région de
la fondation poétique est un domaine où l’être est
plein, visible et calme. Le spectacle qui s’y trouve
donné a beau être un des plus illusoires qui se puisse
(image minuscule et invisiblement enchâssée, dessin
publicitaire, de pure convention, sans modèle aucun
174
RAYMOND ROUSSEL

dans la réalité), ce qu’il ouvre, c’est le règne d ’un


être entièrement statufié au cœur de son apparente
agitation ; les mouvements sont prélevés sur le temps ;
libérés de lui et figés au-dessus de son (lux ; la crête
de la vague s’arrondit sans éclater jamais, dans
l’amorce de son déferlement ; un bâton vole à la
pointe d’un geste qui ne retombe pas ; et le ballon
« bien gonfié, rebondissant et clair » au-dessus des
bras disloqués qui l’on toujours déjà lancé et jamais
plus ne le rattraperont, rit comme un soleil de cuir.
L’être mobile de l’apparence s’est pris dans le roc,
mais cet arrêt, cette pierre soudain dressée forme un
seuil d ’où le langage accède au secret de l’être. De
là le privilège constamment accordé par Roussel au
verbe « être » — le plus neutre des verbes, mais le
plus proche de la racine commune du langage et des
choses (leur lien, peut-être ; ce à partir de quoi elles
sont et on en parle ; leur lieu commun) : « Tout est
vide et désert... ; après, c'est un amas de gros
rochers..., ils sont pleins d’étrangetés, groupés avec un
étonnant désordre ; toute cette partie étrange du
rivage est primitive, vierge, inconnue et sauvage. »
Et grâce au pouvoir merveilleux du verbe « être » le
langage de la Vue se maintient au niveau d’un épi­
derme descriptif, tout bariolé de qualités et d’épi­
thètes, mais aussi proche qu’il se peut de l’être qui à
travers lui se rend sensible.
Au contraire, les Nouvelles Impresâons sont carac­
térisées par une étonnante raréfaction des verbes ; il y
a des énumérations de près de vingt pages où on ne
LA L E N T I L L E V I D E '75
trouve (en dehors des relatives, avec leur rôle d ’épi­
thètes) aucun verbe à un mode personnel. Comme si
les choses se succédaient dans un vide où elles sont
suspendues entre un support oublié et une rive qui
n’est pas encore en vue. A chaque instant les mots
naissent dans une absence d’être, surgissant les uns
tout contre les autres, seuls, à la queue leu leu, ou par
couples antithétiques, ou par paires de formes ana­
logues, ou groupés selon des rapprochements incon­
grus, des ressemblances illusoires, des séries de même
espèce, etc. Au lieu de l’être qui dans la Vue donnait
à chaque chose sa pesanteur ontologique on ne trouve
plus maintenant que des systèmes d’opposition et
d’analogie, de ressemblance et de dissemblance où
l’être se volatilise, devient grisaille et finit par dispa­
raître. Le jeu de l’identité et de la différence — qui
est aussi celui de la répétition (répétition à son tour
répétée au long des listes interminables que Roussel
aligne dans son poème) a éclipsé la claire procession
de l’être que parcourait la Vue. Le disque noir qui
masque invariablement ce qu’il y aurait eu à voir
dans les quatre chants des Nouvelles Impressions, et
n’autorise à la lisière de chacun rien de plus qu’un
mince ruban lumineux, sans doute est-il comme une
sombre machine à faire naître la répétition et par là à
creuser un vide où l’être s’engloutit, où les mots se
précipitent à la poursuite des choses et où le langage
indéfiniment s’effondre vers cette centrale absence.
Et peut-être est-ce la raison pour laquelle il n’était
plus possible de refaire la Vue : aligner en vers
176 RAYMOND ROUSSEL

horizontaux et parallèles une description des choses


qui avaient perdu leur immobile demeure dans l’être
était exclu ; le langage fuyait de l’intérieur. C ’était de
cette fuite et contre cette fuite qu’il fallait parler,
lancer les vers dans ce vide, non vers les choses (main­
tenant perdues avec l’être) mais à la poursuite du lan­
gage et pour le redresser, pour former contre cette
échancrure un barrage — à la fois seuil fermé et
ouverture nouvelle. De là ce gigantesque effort, le
dernier fourni par Roussel, pour aligner en alexan­
drins un langage qu’une cavité centrale infléchissait
sans répit vers ce vide et tordait de l’intérieur. Si
Roussel a passé douze années de sa vie à écrire cin­
quante-neuf pages (deux fois moins que la Vue et
autant que le Concert)y ce n ’est pas qu’il ait fallu tout
ce temps à l’infatigable versificateur qu’il était pour
redistribuer ses rimes à chaque parenthèse nouvelle,
mais c’est qu’il fallait à tout instant redresser son lan­
gage poétique appelé à glisser à l’intérieur de lui-
même par ce vide, dont l’échec d ’une « Nouvelle
Vue » (révélé par Roussel) nous rappelle la présence.
Si, posant son œil sur une lunette-pendeloque, Roussel
n’a pu voir les choses se disposer comme d’elles-
mêmes le long de ses alexandrins, si la lentille était
brouillée, c’est qu’une faille ontologique s’était pro­
duite, que les répétitions des Nouvelles Impressions
masquent et exaltent à la fois.
Mais c’est ici justement que les Nouvelles répètent
les anciennes Impressions.
LA L E N T I L L E VIDE I77

Les prisonniers de Talou cherchaient leur déli­


vrance dans la fabrication d’un monde à la fois dédou­
blé par de fidèles imitations et rendu fantastique par
les moyens mis en œuvre pour parvenir à l’exactitude
de la copie. Chaque grand tableau sur la scène des
Incomparables était une manière somptueuse de
« revenir au même » et par là d’échapper à ce règne
ludique, arbitraire et cruel où le roi d’Ejur tenait ses
victimes en esclavage. Emprisonnées dans les phrases-
pourtours, on trouve, dans les Nouvelles Impressions,
des plages immobiles, ou plutôt des plages dont le seul
mouvement est de chercher jusqu’à la satiété le pas­
sage du même au même. Et tout comme les blanches
victimes de Talou étaient enfin rendues à la liberté et
à la vie par leurs merveilleuses représentations de
l’identique, les longues mélopées du Même, dans les
Nouvelles Impressions, se résolvent dans un retour à la
singularité des choses qu’on voit et qui vivent. Les
énumérations fonctionnent ici comme les machineries
et les mises en scène dans les autres textes, mais selon
une autre figure : celle d ’une énumération vertigineuse
qui s’accumule sans fin pour parvenir à un résultat
qui était déjà donné au départ mais qui semble reculer
à chaque répétition.
Les parenthèses du texte ménagent en effet de
vastes paliers où défilent les cavalcades hétéroclites
d’individus ou d’objets qui ont entre eux un certain
point commun que chacun manifeste à son tour :
178 RAYMOND ROUSSEL

45 exemples de choses (ou de gens) qui rapetissent ;


54 de questions auxquelles il est difficile de répondre ;
7 de signes qui ne trompent pas quand on veut
connaître une personne, son caractère, sa race, ses
maladies ou son état civil. Ces plages d’analogies (ce
que Jean Ferry appelle justement les séries) forment
la majeure partie du texte : un vingtième à peine du
deuxième chant y échappe, dessinant seulement de
rapides escaliers pour y parvenir. Au premier regard,
le choix de ces plages où débarque pêle-mêle tout un
bazar hétéroclite est lui-même assez déroutant : pour­
quoi à propos de la maison de Saint Louis à Damiette
énumérer, en plus de 54 questions sans réponse,
22 objets qu’il est aussi inutile de donner qu’à un habi­
tant de Nice un pardessus, et 13 attributs dont les
vaniteux aiment se parer sur leur photographie
(comme le pseudo-voyageur d’un surtout d’Esqui-
mau) ? En fait, malgré la rupture des parenthèses et
la fuite perpétuelle du propos — à travers elles sans
doute et grâce à elles — les Nouvelles Impressions
sont construites avec la pompeuse, avec l’évidente
cohérence d’un traité didactique. Un traité de l’iden­
tité.I)

I) Le premier chant commence, au seuil d’une


porte, par l’évocation des choses passées qui rede­
viennent présentes, à peine séparées d’elles-mêmes
par la cloison d ’hier ; leur identité se dédouble et à
la fois se retrouve dans le temps : témoins les grands
noms de l’histoire. Chant de l’identité proche d’elle-
LA L E N T I L L E VIDE 179

même, mais qui n’affirme son imminente simplicité


que perdue déjà dans le lointain de l’être.

a) Première plage (54 items) : même les choses les


plus immédiates, est-on sûr qu’elles sont ceci ou cela,
utiles ou nuisibles, vraies ou fausses ? Peut-il savoir,
« resté seul, Horace, à quelle vitesse fuir » ? Sau­
rait-il deviner le jeune auteur « jusqu’à quand ses
écrits paraîtront à ses frais » (Roussel en effet ne
l’avait jamais su) ? Identité brouillée, équivalence des
contradictoires, secret de l’avenir et du présent lui-
même (sait-il l’ivrogne « si valsent ou non les bou­
teilles de Clicquot » P).
b) Deuxième plage (23 items, en note) : il y a inver­
sement des choses de nature différente qui viennent se
rejoindre en une quasi-identité où elles se répètent et
s’annulent quand bien même elles ont l’air d’être
contradictoires. Donne-t-on quand « pour son somme
il s’apprête, au noir, des bigoudis » ? « Quand un
conférencier prélude, à qui l’écoute, un narcotique » ?
Négation réciproque des choses qui, sous leurs diffé­
rences, se répètent.
c) Troisième plage (13 items) : quand il se fait repré­
senter, l’homme cherche à affirmer son identité par
des signes qui ne trompent pas, dans l’espoir que
celle-ci au moins — la sienne — ne lui échappera
pas : la milliardaire pose devant le photographe avec
son cabochon, le jockey sec (car il n’a pas couru)
« sous sa casaque ample à clairsemés gros pois ». En
ι8 ο RAYMOND ROUSSEL

quoi les uns et les autres ne révèlent que leur dérisoire


identité : une suffisance vide, un mensonge.
A propos de noms que l’histoire conserve, et d’atti­
tudes restées célèbres devant la postérité, passons à
Bonaparte, à son chapeau, aux quarante siècles des
Pyramides. Et voici :
II) Le chant deuxième. C’est celui du changement :
modifications et permanence des formes, mobilité dans
le temps, choc des contradictoires ; mais à travers tant
de diversité, les choses, obscurément, se maintiennent.
a) Première plage (5 items) : combien d’objets dif­
férents peuvent reproduire l’image d’une croix, avec
des significations très variées ?
b) Deuxième plage (40 items) : combien de choses
changent de proportions et diminuent de taille en
restant identiques (depuis « l’asperge mise au rancart
après un coup de dent » jusqu’à « ses pointes faites,
la ballerine à clinquant ») ?
c) Troisième plage (206 items) : entre des objets
différents de taille (une aiguille et un paratonnerre ;
un œuf sur le plat et le crâne d’un clerc tonsuré
atteint de jaunisse), il existe des ressemblances de
forme qui pourraient tromper un regard ensorcelé.
Jean Ferry a admirablement expliqué cette immense
série, souvent très énigmatique.
d) Quatrième plage (28 items) : que de contradic­
tions dans la vie d’une même personne ou le destin
d’une même chose (gloire que Colomb a donnée à un
œuf « effacé »).
LA L E N T I L L E V I D E l8 l

e) Cinquième plage (28 items) : la seule pensée de


certaines choses est en elle-même contradictoire (l’idée,
par exemple, que « nul ne sut faire à l’égal d’Onan
passer avant tout la loi du donnant donnant »).
f) Sixième plage (2 items) : certains succès sont
gâtés de l’intérieur par une origine qui les contredit.
De telles contradictions, on trouve bien des exem­
ples dans les conduites ou les croyances humaines. Ce
qui nous amène naturellement au pied de la supersti­
tieuse colonne du
III) Chant troisième, « qui, léchée jusqu’à ce que
la langue saigne, guérit la jaunisse » Ce chant,
comme son titre l’indique déjà, est consacré à la
parenté des choses :
a) Première plage (9 items) : les choses qui se com­
pensent (la corde raide et le balancier).
b) Deuxième plage (8 items) : les choses qui se favo­
risent (la main dans le gilet de l’Empereur et la pen­
sée dans son cerveau).
c) Troisième plage (6 items) : les choses qui sont
faites les unes pour les autres, comme le berger pour
son troupeau, la colle pour la moustache.
d) Quatrième plage (9 items, en note) : une chose
en indique une autre, comme l’habitué des mastro-
quets se trahit « à la clarté de son horizontal jet fort ».
e) Cinquième plage (6 items) : le vrai lié avec le
faux (un auteur peut publier des Impressions sur
l’Afrique « sans avoir poussé plus loin qu’Asnières »
ce qui n ’est pas, on le sait, le cas de Roussel).
182 RAYMOND ROUSSEL

f) Sixième plage (6 items, en note) : il y a pourtant


des choses qui sont uniques et n’offrent pas d ’ana-
logies, témoin « l’or qu’eut certain bélier pour système
pilaire ».
g) Septième plage (4 items). Elle aussi est restric­
tive par rapport aux cinq premières ; car, de même
que la belladone n’est pas utile quand on a un œil de
verre, il y a des choses qu’il est bien inutile de vouloir
associer.

Ainsi vont les choses, tantôt uniques, tantôt doubles,


parfois liées et parfois solitaires, trouvant leur iden­
tité et leur essence quelquefois en elles-mêmes, et
quelquefois hors d ’elles-mêmes. Séparées de soi et
semblables à soi, comme le sont, sur les deux rives
du Nil,
au Chant IV, les jardins de Rosette qu’une barque
lente découpe en leur symétrique unité, — fruit
ouvert. Là, les choses s’offrent uniques et semblables
à elles-mêmes, différentes sans cesse, mais si proches
des deux côtés du fleuve, qu’elles ont l’air, au-dessus
du miroir d ’eau, comme le reflet les unes des autres.
Mais qu’est-ce que cette barque qui lie ces figures
immobiles et muettes à son propre mouvement et
sépare en silence les deux bords de l’identique ?
Qu’est-elle sinon le langage ? Les trois premières par­
ties chantent le heurt et l’alliance des choses, la qua­
trième le leurre et le partage des mots, les étoiles
étranges qu’ils dessinent en formant de fictives, mais
d’indépassables unités. Comment aurait-on pu trouver
LA L E N T I L L E V I D E 183

l’identique puisqu’on le quadrille avec des mots qui


se jouent de lui et proposent une autre identité — la
seule peut-être à laquelle nous ayons accès. C’est le
chant des constellations du langage. (Voici une hypo­
thèse : je ne m’ôte pas de l’idée, à tort peut-être, que
ces jardins de Rosette sont ceux où jadis (ut trouvée
la pierre hiéroglyphique, qui portait un unique dis­
cours répété en trois langues ; le fleuve sur lequel
s’avance la barque de Roussel est l’antidote de ce bloc
solide ; sur la pierre, trois mots voulaient dire la même
chose ; dans le flux du langage, Roussel (ait scintiller
des mots qui à eux seuls ont plusieurs significations.)

a) Première plage (6 items), se faire à : tondue, la


brebis se (ait au (roid ; sur son perchoir un perroquet
se (ait à sa chaîne.
b) Deuxième plage (15 items), / éteindre : ardeurs,
fièvres, désir s’éteignent comme des (eux (même celui
que le poltron a au derrière).
c) Troisième plage (3 items en note), progresser :
progrès des canons sur « les gauches catapultes » ;
sur des chevaux, des locomotives (désaccord des moi­
neaux).
d) Quatrième plage (8 items en note), se faire
attendre : l’épouseur quand on est fille et sans dot, la
creuse éclaboussure du caillou au (ond du puits.
e) Cinquième plage (8 items en note), avoir un
but : série coniuse, non linéaire, enchevêtrée. Ce qui
est sûr c’est que « garce vise carrosse » et prestolet
184 RAYMOND ROUSSEL

améthyste (bien qu’à vrai dire l’huître, en son labeur


ne vise pas le plastron de l’élégant).
C’est dans ce paragraphe consacré aux « buts » que
le langage de Roussel atteint son plus haut degré d’en­
veloppement, et qu’en sa neuvième parenthèse, il
saisit l’occasion de parler du silence : comme si c’était
là le but de tout le discours, le minuscule point noir
visé au milieu de tous ces anneaux multicolores et
concentriques ; comme s’il avait fallu tant de dures
coquilles pour protéger et finalement offrir, avec ce
tendre noyau de silence, la « riche occasion » de se
taire.
f) Sixième plage (20 items en note) : liste de mots
qui ont deux sens, comme pâté « pleur de plume
incongru » ou « timbale à tralala pour robustes
gasters », champignon « manger louche » ou « sup­
port chic ».
Inutile d’insister sur l’importance extrême de cette
énumération. Elle conduit sans détour aux premières
pages de Comment j'ai écrit certains de mes livres et
à la révélation du procédé. C’est-à-dire qu’elle ramène
secrètement aux Impressions premières dont elles
donnent, sans le dire, la clef. Il faut noter qu’aucun
des exemples donnés dans ce passage n’est cité dans
le texte posthume (sauf « blanc » dont les deux sens
plusieurs fois utilisés par Roussel sont énoncés :
« grinçant cube en craie » et « civilisé ») ; mais on
reconnaît facilement dans quels textes les mots men­
tionnés ici ont joué de leur sens dédoublé : clou et
LA L E N T I L L E V I D E 185

bâton dans deux récits de jeunesse ; repentir dans


Nanon ; éclair a peut-être servi à foudroyer Djizmé ;
révolution a fait tournoyer toute une portée de petits
chats pris dans les tentacules d’une méduse hystérique
(chatons à révolution) ; la suite (à pages) a organisé le
défilé de Talou ; le savon a servi au tour d’adresse de
Fogar ; Yécho a fait chanter en chœur toute l’osseuse
famille de Stephane Alcott, comme ces « échos »
qu’on peut lire dans les feuilles à « chantage ».
Il n’y a pas à s’y tromper : le procédé était déjà
révélé quand fut faite la révélation posthume. Un long
cheminement à travers tant d’identités et de diffé­
rences a conduit à cette forme, pour Roussel, suprême,
où l’identité des choses est définitivement perdue dans
l’ambiguïté du langage ; mais cette forme, quand on
la traite par la répétition concertée des mots, a le privi­
lège de faire naître tout un monde de choses jamais
vues, impossibles, uniques. Les Nouvelles Impressions
sont la naissance répétée des anciennes — la somme
théorique et didactique des choses et des mots qui
conduit nécessairement à la création de cette œuvre
d’autrefois. Nouvelles Impressions, parce que, plus
jeunes que les premières, elles en racontent la nais­
sance.

g) La dernière plage, enfin, à côté des deux précé­


dentes, n’est-elle pas bien futile ? Il est question de
sept animaux que leur mérite n’a pas rendu orgueil­
leux : le bouc n’est pas fier de devenir une outre. C’est
que les animaux ne ressemblent ni aux mots qu’on
186 RAYMOND ROUSSEL

vient de citer, ni aux humains vaniteux dont il était


question au premier chant, quand s’est ouvert sous le
langage l’océan de l’identité perdue. Au fond, cette
plage ultime n’est pas tout à fait accessoire : au
moment où le discours nous conduisait au suprême
embarras et à la suprême ressource, il y a, en bas de
page, ce maigre, cet inattendu réconfort (ou vertige)
des consciences pures, ensommeillées et animales qui
gardent, sans présomption, leur identité paradisiaque,
comme gardent la leur, bien longtemps après que
nous les avons traversés, fendus de notre barque et
de notre langage, les rives identiques, l’opaque fron­
daison, les rayons et les fruits.
Telle est la démonstrative cohérence de ce traité :
l’identité poursuivie — depuis que la mémoire, au
seuil d ’une porte, a fait vibrer le présent en une série
d’images qui sont autres et les mêmes — dans les
choses, dans les formes, dans les animaux et les
hommes, traquée sous les ressemblances, à travers la
mesure et la démesure, cherchée à tous les niveaux
des êtres, sans souci de dignité, de hiérarchie ou de
nature, manifestée dans des figures composées, perdue
dans d’autres plus simples, naissant de partout et
s’enfuyant dans tous les sens. C’est une cosmologie
du Même. Gigantesque arche de Noé (plus accueil­
lante encore) qui ne reçoit pas les couples pour que
se multiplie l’espèce, mais qui apparie les choses du
monde les plus étrangères pour que naisse d’elles
enfin la figure de leur repos, le monstre unique, insé­
cable de l’identité. Genèse à l’envers qui cherche à
LA L E N T I L L E VIDE 187

remonter la dispersion des êtres. Ses interminables


énumérations forment comme des dynasties horizon­
tales, aussitôt dépossédées, où les conjonctions les plus
inattendues cherchent en vain à instaurer le règne
du Même. Et par un effet d’ironie objective, c’est la
répétition seule de ces tentatives désamorcées qui fait
naître la forme vide, jamais assignable en une chose
précise, de l’identique. Comme si le langage seul, en
sa possibilité fondamentale de répéter et d’être répété,
pouvait donner ce que l’être retire et ne pouvait le
donner que dans une poursuite éperdue, qui va sans
répit de l'un à l'autre. Ce que la Vue voyait (les choses
dans leur immobilité de statue) n’est plus maintenant
que passage météorique, saut invisible et jamais
arrêté, lacune d’être entre ceci et cela. Et ce langage
même auquel se confie le dernier chant, quand il dit
une chose, il peut aussi bien et avec les mêmes mots
dire autre chose, ce qui fait que par une dernière iro­
nie, lui qui est le lieu et la possibilité de la répétition,
en se répétant, il ne reste pas identique à lui-même.
Où donc, maintenant, trouver le trésor de l’identité,
sinon dans la modestie muette des bêtes, ou dans l’au-
delà du neuvième degré du langage — dans le
silence ; à moins encore qu’on use systématiquement,
pour en faire un langage merveilleusement unique, de
la possibilité de dire deux choses avec les mêmes mots.
Voilà les trois possibilités qu’ouvre, en son dernier
chant, le langage des Nouvelles Impressions.
ι8 8 RAYMOND ROUSSEL

Les Nouvelles Impressions sont une sorte de diction­


naire consacré à la rime des choses : trésor de toutes
celles qu’on pourrait rassembler, selon les règles d ’une
versification ontologique, pour écrire la poésie de leur
être. Il s’agit ici, à nouveau, comme dans les récits
de jeunesse, d’une exploration de cet espace vide et
mobile où les mots glissent sur les choses. Mais dans
les contes à phrases répétées, l’ambiguïté des mots était
distendue méthodiquement pour qu’apparaisse, à l’état
pur et comme lieu de naissance de l’imaginaire, la
dimension « tropologique » ; celle-ci maintenant se
révèle toute grouillante de choses et de mots qui s’ap­
pellent, se heurtent, se superposent, s’échappent, se
confondent ou s’exorcisent. Comme si la lentille, vide
désormais quand il s’agit de montrer le bel ordre
visible des choses et de leur langage, était devenue
infiniment féconde de toutes ces formes grises, invi­
sibles, fuyantes où les mots jouent sans répit entre le
sens et l’image. Et les Nouvelles Impressions rejoi­
gnent ainsi les traités classiques de grammaire et de
rhétorique : elles forment comme un immense recueil
des figures tropologiques du langage : « Toutes les
fois qu’il y a de la différence dans le rapport naturel
qui donne lieu à la signification empruntée, on peut
dire que l’expression qui est fondée sur ce rapport
appartient à un trope particulier. » Telle est la
définition que Dumarsais donnait jadis des tropes ;
c'est aussi bien la définition de toutes les figures qui
LA L E N T I L L E VIDE 189

défilent au long des interminables séries de Roussel.


Et ce « traité de l’identité perdue » peut se lire
comme un traité de toutes les merveilleuses torsions
du langage : réserve d’antiphrases (chant I, série a),
de pléonasme (I, b), d’antonomases (I, c), d’allégo­
ries (II, a), de litotes (II, b), d ’hyperboles (II, c), de
métonymies (tout le chant III), de catachreses et de
métaphores au chant IV. Je n’en prendrai pour preuve
que la note du chant IV où sont énumérés les mots
à double sens si importants pour la genèse de toute
l’œuvre :

Eclair dit : feu du ciel escorté de fracas


Ou : reflet qu'un canif fait jaillir de sa lame.

Or voici ce qu’on peut lire au chapitre des homo­


graphes dans Les Vers homonymes de Fréville1 :

— Dé qui sort du cornet m'enrichit ou me ruine


Dé pour coudre sied bien au doigt mignon d'Aline
— Jalousie est un vice, hélas, des plus honteux
Jalousie au balcon déplaît aux curieux.
— Œillet petit trou rond sert pour mettre un lacet
Œillet avec la rose arrondit mon bouquet
— Vers charmants de Virgile, ils peignent la nature.
Vers rongeurs, tout hélas devient votre pâture.

Tous ces exemples se retrouvent chez Roussel ; je


remarque même que la hie volante de Locus Solus

1. Fréville : Les Vers homonymes suivis des homographes (Varis


1804).
190 RAYMOND ROUSSEL

est présente déjà chez Fréville, avec les deux sens de


« demoiselle », auquel s’ajoute celui de libellule (d’où
peut-être les ailes giratoires dont est muni l’instrument
à paver de Martial Canterel) :

— Demoiselle se dit d’un insecte à quatre ailes ;


Demoiselle élégante a de riches dentelles ;
Demoiselle, instrument pour paver les ruelles.

Peu importe que Roussel ait eu ou non entre les


mains le volume.de Fréville, ou tel autre qui lui serait
analogue. L’essentiel c’est qu’à travers cette indé­
niable parenté de forme, les Nouvelles Impressions
apparaissent pour ce qu’elles sont : l’inlassable par­
cours du domaine commun au langage et à l’être,
l’inventaire du jeu par lequel les choses et les mots
se désignent et se manquent, se trahissent et se mas­
quent. En ce sens les Nouvelles Impressions commu­
niquent avec toutes les autres œuvres de Roussel : elles
définissent l’espace de langage dans lequel toutes sont
placées. Mais en même temps elles s’opppsent profon­
dément à chacun des autres textes de Roussel :
ceux-ci faisaient naître dans l’interstice minuscule d’un
langage identique, des récits, des descriptions, des
prouesses, des machines, des mises en scènes, rigoureu­
sement uniques, destinées à répéter les choses, ou à se
répéter, ou encore à répéter la mort ; des mécaniques
merveilleuses et détaillées enveloppaient jusqu’à les
rendre naturelles les rencontres les plus étonnantes ;
c’était la féerie de noces cérémonieuses où les mots
LA L E N T I L L E V I D E I9I

entre eux, les choses entre elles, mais aussi les mots
et les choses contractaient une alliance promise à d’in­
finies répétitions. Les Nouvelles Impressions, à la
recherche de l’imposible identité, font naître de minus­
cules poèmes où les mots se heurtent et s’écartent,
chargés d ’électricité contraire ; en un vers ou deux,
ils parcourent une infranchissable distance entre les
choses, établissent de l’une à l’autre le contact d’un
éclair qui les rejette à l’extrême de la distance. Ainsi
surgissent et scintillent un moment d’étranges figures,
poèmes d’une seconde où s’abolit et se reconstitue, en
un mouvement instantané, l’écart des choses, leur vide
intercalaire.
Poèmes des impossibles confusions :

— Quelque intrus caïman proche un parasol fixe


Pour un lézard contre un cèpe.
— Quand sur eux sans bourrasque,
Il s*est mis à neiger, des œufs rouges massés
Pour des fraises qu'on sucre.
— Pour un cil
Courbe évadé d'un œil doux, une corne noire
De chamois.
— Un tuyau d'eau pour une épaule d'immortel
Où rampe un cheveu long

Poèmes des rencontres sans lieu :

La boule aquatique et nue


D'un dentaire effrayant recoin
— Une oisive araignée explorant un chalut
192 RAYMOND ROUSSEL

— L ’odalisque à qui fut jeté le tire-jus.


— Un cigare réduit à l’état de mégot,
Le disque du soleil dans le ciel de Neptune
— Prométhée aux fers dans le Caucase,
Le chat dorloté puis cuit de la mère Michel
— Des doigts nus d’écolier,
Une poutre à décor funéraire.

Poèmes de la stricte économie grammaticale qui


mime un hasard débridé :

Quand naît l’orage à qui dominé le contemple


Et Voit pour moins que la lumière ailé le son.

Et dans ce choc sans répit des mots, parfois


d’étranges images, soudain parfaites, comme celle-ci,
du destin :

Le mal qui foudroie en plein bonheur les toupies

ou cette autre, de la gorge :

Un cavernaire arceau par le couchant rougi


A stalactite unique.

Toute cette poésie infinitésimale livre à l’état brut


le matériau dont jadis furent méticuleusement
construites les machineries d’Ejur ou du Lieu Soli­
taire ; sans l’architecture des longs discours méca­
niques, cailloux et éclats sont ici dispersés, jaillis
directement de la mine, chaos de choses et de mots
LA L E N T I L L E VIDE !93

par où commence tout langage. Les merveilles miné­


rales que les œuvres de Roussel laissaient dormir au
fond de leur discours, les voici, maintenant visibles,
étalées à la surface, trésor restitué du langage inco-
hatif. Le vide découvert entre masque et visage, entre
apparence et réalité, jusque dans l’épaisseur ambiguë
des mots, ce vide qu’il avait fallu recouvrir de tant de
figures fantastiques et méticuleuses, il se révèle tout
fourmillant de richesses en paillettes : celles qui
naissent, un court instant, sur fond de nuit, du « cli­
namen » hasardeux des mots et des choses. Là, en ces
imperceptibles flexions, en ces chocs minuscules, le
langage trouve son espace tropologique (c’est-à-dire de
tour et de détour\ la poésie sa ressource et l’imagina­
tion son éther. La dernière image dont Roussel a
illustré les Nouvelles Impressions représente dans un
espace noir un ciel étoilé.

Deux mots encore. La fête d’Ejur, c’était, comme le


texte même nous le dit, le « gala des Incomparables »
(incomparables en effet étaient les prisonniers et leurs
noirs amis puisqu’ils étaient uniques dans leur apti­
tude à restituer exactement, et par tous les moyens,
l’identité sans faille des choses). Or, que sont les
Nouvelles Impressions sinon également une fête des
Incomparables, l’allégresse dansante d’un langage qui
saute d’une chose à une autre, les jette front contre
front, fait jaillir partout, de leur incompatibilité,
194 RAYMOND ROUSSEL

courts-circuits, petards et étincelles ? Incomparables,


scintillantes, innombrables, dispersées dans le vide du
langage qui les rapproche et les tient séparées, telles
sont les figures qui sillonnent le ciel des Nouvelles
Impressions.
Les deux pièces de théâtre, l'Etoile au Front et
Poussière de Soleils, qui ont été écrites pendant la
difficile composition des Nouvelles Impressions,
ouvrent comme une parenthèse où on retrouve la
forme même de cette dernière œuvre, bien qu’elles
soient soumises, en outre, au procédé. L'Etoile au
Front est construite comme une série d’analogies :
énumération d’objets modestes, dont l’illustre nais­
sance les oppose aux gloires tachées qui sont évoquées
dans une note du chant III : en face de celle-ci, qui
est brève, la pièce est comme une plage indéfiniment
développée. Poussière de Soleils est construite comme
des marches d’escalier qui descendraient jusqu’au
puits du trésor, sortes de parenthèses s’emboîtant les
unes dans les autres (trois fois neuf si je compte bien).
Peut-on dire que la chaîne de Poussière de Soleils
conduit à un secret identique à celui qui est révélé
à l’avant-dernière plage du poème, c’est-à-dire au Pro­
cédé ? Peut-être ; en tout cas ce qu’elle entourerait de
ses triples parenthèses portées au cube ce ne serait pas
la merveille d’un savoir défendu, mais la forme
visible de son propre langage.
8

L E S O L E IL E N F E R M É

— C’est un pauvre petit malade, disait Janet.


— Phrase de peu de portée et venant d’un psycho­
logue.
— Elle serait à vrai dire de nulle conséquence si
Roussel ne s’était engagé lui-même dans un pareil
propos.
— Il n’y est entré que par détour, rappelant sa
maladie et les soins de Janet, dans une indifférence
attentive seulement à l’histoire ; il cite De VAngoisse
à l'Extase comme un document lointain et anecdo­
tique. Le récit en première personne de la révélation
posthume est aussi froid déjà que cette troisième per­
sonne qui pointe dans le projet du livre et peut-être
aussi dans la raideur du langage...
— Le « je » qui parle dans Comment j'ai écrit
certains de mes livres, il est vrai qu’un éloignement
démesuré, au cœur des phrases qu’il prononce, le
place aussi loin qu’un « il ». Plus loin peut-être : dans
une région où ils se confondent, là où le dévoilement
196 RAYMOND ROUSSEL

de soi met au jour ce tiers qui de tout temps a parlé et


reste toujours le même.
— C’est que déjà opère la souveraineté de la mort.
Décidé à disparaître, Roussel fixe la coquille vide où
son existence apparaîtra aux autres. Janet, les crises,
la maladie n’ont pas plus d’importance que le succès,
l’insuccès, les représentations tapageuses, l’estime des
joueurs d’échecs, l’éclat de la famille. Ce sont les
ajustements de surface, l’extérieur de la machine, et
non pas le précis mécanisme d’horloge qui secrète­
ment la fait battre.
— En cette tierce personne qui déjà pétrifie son
discours, je crois au contraire que Roussel s’expose.
Il trace vers sa mort un corridor symétrique à celui
que Canterel inventa pour forer dans le cadavre un
retour vers la vie. Il s’avance, de son pas, vers cet
autre, vers ce même qu’il sera de l’autre côté de la
vitre franchissable. Et comme la résurrectine, le froid
du langage fixe les figures qui indéfiniment vont
renaître, disant ce passage de la vie à la mort où
passe l’essentiel. L’œuvre dont solennellement il trans­
met la naissance, il en indique la parenté avec une
folie et une souffrance qui doivent en être (comme si
souvent dans les anecdotes de l'Etoile au Front) le
stigmate de légitimité.
— Comment Roussel aurait-il pu ouvrir son œuvre
à ce rapprochement ruineux au moment où il cher­
chait à lui donner « un peu d’épanouissement
posthume » ? Pourquoi cette mise en péril d’un lan­
gage si longtemps protégé et que veut préserver pour
LE S O L E I L E N F E R M E I97

toujours la mort à laquelle il s’expose ? Pourquoi au


moment de la manifestation, un si brusque crochet
vers ce délire de toute vérité ? S’il y a rapport, en
ce discours dernier, entre la folie et la mort, sans
doute est-ce pour signifier qu’il faut de toute
manière et comme Roussel l’a fait dans le geste de
Palerme affranchir l’œuvre de celui qui l’a écrite.
— Dans l’économie de la révélation, la place accor­
dée à la folie est centrale au contraire. Regardez com­
ment le texte se développe : il y a d’abord la mise au
jour du procédé, puis le récit autobiographique. Entre
les deux, Roussel a installé trois parenthèses : la pre­
mière ouvre sur la maladie, la seconde sur la grandeur
de Jules Verne, la troisième indique le rôle souverain
de l’imagination dans l’œuvre. Et les parenthèses chez
Roussel tiennent de leur propriété d’être ouvertes et
fermées à la fois un essentiel cousinage avec le seuil.
En elles ce qui est dit n’est pas adjacent, mais déci­
sif.
— Ce triple seuil, ici, que marque-t-il ? Sinon la
rigoureuse autonomie du langage ? Absence de rap­
port avec le monde extérieur (« de tous mes voyages,
je n’ai jamais rien tiré pour mes livres »), espace vide
que les mots et leurs machines traversent à une vitesse
vertigineuse (J. Verne « s’est élevé aux plus hautes
cimes que puisse atteindre le verbe humain »), masque
de folie sous lequel apparaissait cette grande lacune
lumineuse.
— Jamais Roussel ne parle de sa crise comme d’une
« folie aux yeux du monde ». Il ne s’en détache point.
198 RAYMOND ROUSSEL

Il montre plutôt qu’il y a trouvé, un temps au moins,


sa demeure : « Pendant quelques mois, j’éprouvais
une sensation de gloire d’une intensité extraordi­
naire. » Expérience intérieure d’un soleil dont il fut
le centre, et au centre duquel il fut. Sa crise, Roussel
n’y déchiffre pas l’incompréhension des autres ; il en
parle comme d’un foyer lumineux dont il est mainte­
nant séparé sans remède. Ce globe, sans doute est-ce
celui qu’il percevait dans l’œuvre de Jules Verne et
qui rendait dérisoires tous les soleil réels. Il l’a sus­
pendu au-dessus de la révélation posthume.
— Justement l’expérience solaire de la vingtième
année ne fut pas éprouvée de l’intérieur comme une
folie. En cela elle s’oppose à l’épisode qui la suivit
aussitôt et fut provoqué par l’insuccès de la Dou­
blure ; ce fut alors un « choc d’une violence terrible »
qui entraîna à sa suite « une effroyable maladie ner­
veuse ». C’est à ce sujet seulement que le mot de
maladie est prononcé. Je remarque aussi un fait : à
propos de Martial, Janet évoque un sujet dans sa
« quarante-cinquième année » (c’est l’époque où
étaient rédigées les Nouvelles Impressions). Or de cet
épisode Roussel ne parle jamais ; il cite seulement les
pages de Janet qui se réfèrent à l’état de gloire de
Martial, non celles qui évoquent les phénomènes les
plus récents (pathologiques probablement aux yeux
mêmes de Roussel). Seul le soleil premier dans son
ingénuité fait corps avec l’œuvre.
— Il est difficile d ’accepter ces partages. Les choses
forment un tissu sans couture. Roussel à l’époque
LE S O L E I L E N F E R M E I 99

où il rédigeait son premier livre a éprouvé une sensa­


tion de gloire universelle. Non pas désir exaspéré de
célébrité, mais constatation physique : « Ce que
j’écrivais était entouré de rayonnements. Chaque
ligne était répétée à des milliers d’exemplaires et j’écri­
vais avec des milliers de becs de plume qui flam­
boyaient. » Quand le livre paraît, tous ces soleils
dédoublés s’éteignent ; les flamboiements volubiles
sont absorbés dans l’encre noire ; et tout autour de
Roussel ce langage qui scintillait du fond de ses
moindres syllabes comme une eau merveilleuse se
dissout dans un monde sans regard : « Quand le
jeune homme avec une grande émotion sortit dans la
rue et s’aperçut qu’on ne se retournait pas sur son
passage, le sentiment de gloire et de luminosité s’étei­
gnit brusquement. » C’est la nuit de la mélancolie ; et
pourtant cette lumière continuera à briller proche et
lointaine (comme au coeur d’une obscurité qui abolit
les distances et les rend infranchissables), éblouissante
et imperceptible selon une équivoque où se logeront
toutes les œuvres ; c’est là aussi que prendra naissance
la décision même de mourir, pour rejoindre d’un seul
bond un point merveilleux, cœur de la nuit et foyer de
la lumière. Tout le langage de Roussel demeure dans
cet espace vain et obstiné qui offre la clarté mais au
loin ; qui la laisse voir mais étrangement close sur
elle-même, dormant parmi sa poreuse substance ; qui
la laisse éclater à toute une distance de nuit qu’elle ne
traverse pas : « Cette sensation de soleil moral, je n’ai
jamais pu la retrouver, je la cherche et je la cherche-
200 RAYMOND ROUSSEL

rai toujours... Je suis Tannhäuser regrettant le Venus-


berg. » Rien en ce mouvement ne peut être mis à part.
— Que ce mouvement (ou Tune de ses courbes) ait
coïncidé avec une maladie, c’est une chose. Que le
langage de Roussel ait tenté sans cesse d’abolir la dis­
tance qui le sépare d’un soleil d’origine, c’est autre
chose.
— Je ne veux pas reconduire ici une question inlas­
sablement répétée. Mais je cherche à savoir s’il n’y
a pas, solidement enfouie, une expérience où Soleil
et Langage...
— Une telle expérience, à supposer qu’elle soit
accessible, d’où pourrait-on en parler, sinon peut-être
de ce sol impur déjà où la maladie et l’œuvre sont
tenues pour équivalentes. Parlant dans un vocabu­
laire mixte tout peuplé de qualités ou de thèmes
labiles qui viennent se poser tantôt sur les symptômes
et tantôt sur le style, tantôt sur les souffrances et tantôt
sur le langage, on en arrive sans trop de mal à une
certaine figure qui vaut pour l’œuvre comme pour la
névrose. Par exemple les thèmes de l’ouverture-fer-
meture, du contact et du non-contact, du secret, de la
mort redoutée, appelée et préservée, de la ressem­
blance et de l’imperceptible différence, du retour à
l’identique, des mots répétés, et bien d'autres qui
appartiennent au vocabulaire des obsessions, dessinent
dans l’œuvre comme une nervure pathologique. Il est
facile de reconnaître le même dessin dans le cérémo­
nial où Roussel avait figé chaque jour de sa vie ; il ne
portait ses faux cols qu’un matin, ses cravates trois
LE S O L E I L E N F E R M E 201

fois, ses bretelles quinze jours ; il jeûnait souvent


pour que la nourriture ne trouble pas sa sérénité ; il
ne voulait entendre parler ni de la mort, ni des choses
effrayantes de peur que les mots ne portent la conta­
gion des maux... Sa vie, disait Janet, est construite
comme ses livres. Mais si tant de ressemblances sautent
aux yeux, c’est qu’on a isolé pour les percevoir, des
formes mixtes (rites, thèmes, images, hantises) qui,
n’étant ni tout à fait de l’ordre du langage, ni entiè­
rement de l’ordre du comportement, peuvent circuler
de l’un à l’autre. Il n ’est plus difficile alors de mon­
trer que l’œuvre et la maladie sont enchevêtrées,
incompréhensibles l’une sans l’autre. Les plus subtils
disent que l’œuvre « ouvre la question de la maladie »
ou bien encore « ouvre la maladie comme question ».
Le tour était joué au départ : on s’était donné tout un
douteux système d’analogies.
— Il y a pourtant des identités de forme qui s’of­
frent dans une évidence presque perceptive. Pourquoi
refuserait-on de voir la même figure dans les cellules
à cadavres que Canterel avait construites au centre de
son jardin solitaire, et la petite lucarne vitrée que
Roussel fit ouvrir dans le cercueil de sa mère pour
contempler de l’autre côté du temps, cette vie froide,
offerte sans espoir à une impossible résurrectine.
L’obsession, dans l’œuvre, des masques, des déguise­
ments, des doubles et des dédoublements, ne peut-on
pas aussi la faire communiquer avec le talent d’imita­
teur que Roussel très tôt avait manifesté et auquel il
attachait une importance un peu ironique ? « Je ne
202 RAYMOND ROUSSEL

connus vraiment la sensation du succès que lorsque je


chantais en m’accompagnant au piano et surtout par
de nombreuses imitations que je faisais d’acteurs ou de
personnages quelconques. Mais là, du moins, le succès
était énorme et unanime. » Comme si l’unique soleil
— celui qui avait fait corps autrefois avec le lan­
gage — ne pouvait être retrouvé que dans le partage
de soi-même, dans la répétition d’autrui, en ce mince
espace d’entre le masque et le visage où naquit juste­
ment le langage de la Doublure, quand le soleil
était encore là. Et peut-être toutes les merveilleuses
imitations qu’offrent les prisonniers de Talou répon­
dent-elles à l’acharnement de Roussel : « Il travaillait
sept ans chacune de ses imitations, les préparant
quand il était seul, en répétant les phrases tout haut,
pour attraper l’intonation, copiant les gestes jusqu’à
obtenir une ressemblance parfaite. » Dans cette trans­
formation ascétique en autrui ne retrouve-t-on pas
aussi l’incessant va-et-vient de la mort à l’intérieur
des cellules de Locus Solus ? Roussel se faisait
mort sans doute pour imiter cette vie autre qui
vivait dans les autres ; et inversement en repla­
çant les autres en soi-même, il leur imposait la rigi­
dité du cadavre : geste suicide et meurtrier de
l’imitation qui rappelle combien la mort est pré­
sente dans l’œuvre par le jeu des dédoublements et
des répétitions du langage.
— Mais en tout ceci, entre ces textes et ces
conduites, qu’y a-t-il d’autre que des ressemblances ?
D’où viennent ces formes ? De quelle terre montent-
LE S O L E I L E N F E R M É 203

elles ? En quel lieu sommes-nous pour les percevoir


(celles-ci et non pas d ’autres), sûrs de ne pas nous
tromper ? Une trace, enfoncée dans un langage litté­
raire, là dans un geste, quelle signification peut-elle
avoir, alors que par définition l’œuvre n ’a pas le même
sens que le propos quotidien ?
— Aucune en effet. Il n’y a pas de système com­
mun à l’existence et au langage ; pour une raison
simple, c’est que le langage, et lui seul, forme le sys­
tème de l’existence. C’est lui avec l’espace qu’il des­
sine, qui constitue le lieu des formes. Voici un
exemple : Roussel, vous le savez, s’il offrait la mort
dans une parenthèse vitrée cachait volontiers le secret
de la naissance au cœur d’un labyrinthe. Ecoutez
maintenant ce qu’il disait à Janet : « Que l’on pra­
tique des actes prohibés dans des cabinets particuliers
sachant que c’est défendu, que l’on s’expose à des
punitions, du moins au mépris des personnes respec­
tables, c’est parfait. Mais que l’on puisse voir des
nudités, que l’on puisse voir des jouissances sexuelles
simplement en regardant un spectacle public sans
danger de punition, avec l’agrément des parents et
en prétendant rester chaste, c’est inadmissible. Tout ce
qui touche à l’amour doit rester chose défendue, peu
accessible. » Entre ces propos et les naissances secrè­
tement éclatantes de l'Etoile au Front, une parenté
semble se dessiner. Je suis d’accord qu’il ne faut pas
la prendre comme elle se donne au premier regard.
Mais au fond de l’œuvre, ou plutôt au fond de l’expé­
rience du langage telle que l’a faite Roussel, on voit
204 RAYMOND ROUSSEL

s’ouvrir un espace où la Naissance est retranchée,


accroc unique et illégitime, mais aussi bien répétition
qui anticipe toujours sur elle-même ; par rapport à la
mort elle est dans une position de miroir ; elle en
donne avant la vie une échéance à répéter, mais pour
longtemps secrète ; elle est le labyrinthe du temps
replié sur soi, et son invisible éclat ne brille pour per­
sonne en ce cœur noir. C’est pourquoi la naissance
est à la fois hors langage et au bout du langage. Les
mots lentement remontent vers elle ; mais peuvent-ils
jamais l'atteindre, eux qui sont toujours répétition,
elle qui est toujours commencement ? Et quand ils
croient l'atteindre, qu'apportent-ils en cette plage
vide, sinon ce qui s’offre à la répétition, c’est-à-dire la
vie réitérée dans la mort ? Exclue de la possibilité fon­
damentale du langage, la naissance doit l’être aussi des
signes quotidiens.
— Ce n’est donc pas le thème d’une sexualité soi­
gneusement enfermée dans un rituel qui est à l'ori­
gine de tous ces labyrinthes de naissance si fréquents
dans l’œuvre ?
— C’est plutôt le rapport d’un langage doublant et
dédoublé avec le matin dans sa pure origine. La nais­
sance est un lieu inaccessible parce que la répétition
du langage cherche toujours vers elle une voie de
retour. Cet « enlabyrinthement » de l'origine n’est
pas plus un effet visible de la maladie (mécanisme de
défense contre la sexualité) que l'expression voilée
d’un savoir ésotérique (cacher la manière dont les
corps peuvent naître les uns des autres) ; il est une
LE S O L E I L E N F E R M E 205

expérience radicale du langage qui annonce qu’il n’est


jamais contemporain de son soleil d’origine.
— Par cette expérience qu’entendez-vous ? Les
sensations pathologiques de Roussel ou le noyau de
son œuvre ? Ou les deux à la fois, en un même mot
douteux ?
— Une troisième sans doute. Le langage n’est-il pas
entre la folie et l’œuvre, le lieu vide et plein, invi­
sible et inévitable, de leur mutuelle exclusion ? Dans
la première œuvre de Roussel le langage s’offre comme
un soleil : il donne des choses au regard et comme
à portée de la main, mais dans une visibilité si écla­
tante qu’elle cache ce qu'elle a à montrer, sépare d’une
mince couche de nuit l’apparence et la vérité, le
masque et le visage ; le langage comme le soleil c’est
cet éclat qui coupe, décolle la surface de carton, et
annonce que ce qu’il dit, c’est ce double, ce pur et
simple double... Cruauté de ce langage solaire qui
au lieu d ’être la sphère parfaite d’un monde illuminé
fend les choses pour y instaurer la nuit. C’est dans ce
langage que la Doublure trouve son espace: Or à cette
époque, la sensation pathologique est celle d ’un globe
intérieur, merveilleusement lumineux et qui cherche
à se répandre sur le monde ; il faut le conserver en son
volume premier de peur que ses rayons n’aillent se
perdre jusqu’au fond de la Chine : Roussel s’enfer­
mait dans une chambre dont il tenait les rideaux soi­
gneusement tirés. Le langage trace la ligne de par­
tage entre deux figures contraires : ici le soleil retenu
risque de se perdre dans la nuit extérieure, là le soleil
2 o6 RAYMOND ROUSSEL

libre suscite sous chaque surface un petit lac de nuit


mobile et inquiétant. Ces deux profils opposés font
naître comme d ’une même nécessité la figure sui­
vante : celle du soleil enfermé. Enfermé pour qu’il
ne se perde pas ; enfermé pour qu’il ne dédouble plus
les choses, mais qu’il les offre sur fond de sa propre
luminosité : c’est le soleil-langage que retient prison­
nier la lentille de la Vue, enveloppant dans son aqua­
rium circulaire des hommes, des mots, des choses, des
visages, des dialogues, des pensées, des gestes, tous
offerts sans réticence ni secret ; c’est aussi dans l’ou­
verture pratiquée à l’intérieur d’une phrase unique et
dédoublée, le microcosme calme des histoires circu­
laires. Mais cette période, dans l’œuvre, du soleil
domestiqué, « mis en boîte », ouvert à volonté et
visible jusqu’en son cœur pour un regard souverain
qui le traverse, c’est pour la maladie la période de la
mélancolie, du soleil perdu, de la persécution. Avec les
Impressions d’Afrique, le soleil du langage est enfoui
dans le secret, mais au cœur de cette nuit où il est
maintenu, il devient merveilleusement fécond, faisant
naître au-dessus de lui-même, dans la lumière du
jardin en fête, des machines et des cadavres automates,
des inventions inouïes et de soigneuses imitations ;
pendant ce temps, la vie le promet comme un immi­
nent au-delà. Ainsi, l’œuvre et la maladie tournent
autour de leur incompatibilité qui les lie.
— Il ne vous reste plus qu’à voir en cette exclu­
sion un mécanisme de compensation (l’œuvre chargée
de résoudre dans l’imaginaire les problèmes posés dans
LE S O L E I L E N F E R M E 207

et par la maladie), et nous voici ramenés à Janet, —


puis à d ’autres, moindres.
— A moins qu’on n’y voie une incompatibilité
essentielle, le creux central que rien jamais ne pourra
combler. C’est de ce vide aussi qu’Artaud voulait
s’approcher, dans son œuvre, mais dont il ne cessait
d’être écarté : écarté par lui de son œuvre, mais aussi
de lui par son œuvre ; et vers cette ruine médullaire,
il lançait sans cesse son langage, creusant une œuvre
qui est absence d’œuvre. Ce vide pour Roussel, c’est
paradoxalement le soleil : un soleil qui est là mais ne
peut être rejoint ; qui brille mais dont tous les rayons
sont recueillis dans sa sphère ; qui éblouit mais que
le regard peut traverser ; du fond de ce soleil montent
les mots, mais ces mots le recouvrent et le cachent ;
il est unique et il est double, et deux fois double puis­
qu’il est son propre miroir, et son envers nocturne.
— Mais que peut être ce creux solaire, sinon la
négation de la folie par l’œuvre ? Et de l’œuvre par
la folie ? Leur mutuelle exclusion et sur mode bien
plus radical que le jeu admis par vous à l’intérieur
d’une expérience unique ?
— Ce creux solaire n’est ni la condition psycholo­
gique de l’œuvre (idée qui n’a pas de sens) ni un
thème qui lui serait commun avec la maladie. Il est
l’espace du langage de Roussel, le vide d ’où il parle,
l’absence par laquelle l’œuvre et la folie communi­
quent et s’excluent. Et ce vide je ne l’entends point
par métaphore : il s’agit de la carence des mots qui
sont moins nombreux que les choses qu’ils désignent,
2 o8 RAYMOND ROUSSEL

et doivent à cette économie de vouloir dire quelque


chose. Si le langage était aussi riche que l’être, il
serait le double inutile et muet des choses ; il n’existe­
rait pas. Et pourtant sans nom pour les nommer, les
choses resteraient dans la nuit. Cette lacune illumi­
nante du langage, Roussel l’a éprouvée jusqu’à l’an­
goisse, jusqu’à l’obsession, si l’on veut. Il fallait en
tout cas des formes bien singulières d’expérience
(bien « déviantes », c’est-à-dire déroutantes) pour
mettre au jour ce fait linguistique nu : que le langage
ne parle qu’à partir d ’un manque qui lui est essen­
tiel. De ce manque, on éprouve le « jeu » — aux deux
sens du terme — dans le fait (limite et principe à la
fois) que le même mot peut dire deux choses diffé­
rentes et que la même phrase répétée peut avoir un
autre sens. De là découle tout le vide proliférant du
langage, sa possibilité de dire les choses — toutes
choses — , de les amener à leur être lumineux* de pro­
duire au soleil leur muette vérité, de les « démas­
quer » ; mais de là découle aussi son pouvoir de faire
naître par simple répétition de lui-même des choses
jamais dites, ni entendues, ni vues. Misère et fête du
Signifiant, angoisse devant trop et trop peu de signes.
Le soleil de Roussel qui est toujours là et toujours « en
défaut », qui risque de s’épuiser au-dehors, mais qui
aussi bien brille à l’horizon, c’est le manque consti­
tutif du langage, c’est la pauvreté, l’irréductible dis­
tance d ’où la lumière jaillit indéfiniment ; et par là,
en cet écart essentiel, où le langage est appelé fata­
lement à se répéter et les choses à se croiser absurde-
LE S O L E I L E N F E R M E 209

ment, la mort fait entendre l’étrange promesse que


le langage ne se répétera plus, mais qu'il pourra sans
fin répéter ce qui n ’est plus.
— Et voilà que vous ramenez toute l’œuvre à
l’unité d’une « angoisse » devant le langage, à une
figure timidement psychologique...
— Je dirai plutôt à une « inquiétude » du langage
lui-même. La « déraison » de Roussel, ses dérisoires
jeux de mots, son application d’obsédé, ses absurdes
inventions communiquent sans doute avec la raison
de notre monde. Peut-être un jour s’apercevra-t-on
d’une chose importante : la littérature de l’absurde,
dont nous voici enfin et depuis peu libérés, on a cru
à tort qu’elle était la prise de conscience, lucide et
mythologique à la fois, de notre condition ; elle n ’était
que le versant aveugle et négatif d’une expérience qui
affleure de nos jours, nous apprenant que ce n’est pas
le « sens » qui manque, mais les signes, qui ne signi­
fient pourtant que par ce manque. Dans le jeu
brouillé de l’existence et de l’histoire, nous décou­
vrons simplement la loi générale du Jeu des Signes,
dans lequel se poursuit notre raisonnable histoire. On
voit les choses, parce que les mots font défaut ; la
lumière de leur être c’est le cratère enflammé où le
langage s’effondre. Les choses, les mots, le regard et
la mort, le soleil et le langage forment une figure
unique, serrée, cohérente, celle-là même que nous
sommes. Roussel en a défini, en quelque sorte, la
géométrie. Il a ouvert au langage littéraire un étrange
espace, qu’on pourrait dire linguistique, s’il n’en était
210 RAYMOND ROUSSEL

l’image renversée, l’utilisation rêveuse, enchantée et


mythique. Si on détache l’œuvre de Roussel de cet
espace (qui est le nôtre) on ne peut plus y recon­
naître que les merveilles hasardeuses de l’absurde,
ou les fioritures baroques d ’un langage ésotérique,
qui voudrait dire « autre chose ». Si on l’y replace,
au contraire, Roussel apparaît tel qu’il s’est défini lui-
même : l’inventeur d’un langage qui ne dit que soi,
d’un langage absolument simple dans son être redou­
blé, d’un langage du langage, enfermant son propre
soleil dans sa défaillance souveraine et centrale. Cette
invention, nous devons à Michel Leiris de ne l’avoir
point perdue, puisque deux fois il l’a transmise, dans
le souvenir maintenu de Roussel, et dans cette Règle
du Jeu si profondément parente des Impressions et
de Locus Solus. Mais sans doute fallait-il aussi que
de toutes parts s’annonce dans notre culture une expé­
rience qui avant tout langage s’inquiète et s’anime,
s’étouffe et reprend vie de la merveilleuse carence des
Signes. L ’angoisse du signifiant, c’est cela qui fait de
la souffrance de Roussel la solitaire mise au jour de
ce qu’il y a de plus proche dans notre langage à nous.
Qui fait de la maladie de cet homme notre problème.
Et qui nous permet de parler de lui à partir de son
propre langage.
— Ainsi vous croyez-vous justifié d’avoir, pendant
tant de pages...
i. Le seuil et la clef. 7
il Les bandes du billard. 21
ni. Rime et raison. 41
IV. Aubes, mine, cristal. 65
V. La métamorphose et le labyrinthe. 96
vi. Là surface des choses. 125
v il Ltf lentille vide. 157
vin. L* xo/«7 enfermé. 195
MICHEL FOUCAULT

RAYMOND R O U S S E L

A la lum ière du nouveau roman, l ’om bre de Raym ond


R oussel n’a cessé de grandir. Son ombre et son énigm e. Ce
créateur de m éduses phosphorescentes et giratoires, ce fa­
bricant de statues grecques en baleines de corset, ce m ontreur
de cadavres frigorifiés, était déjà fam ilier à ses contem porains,
les surréalistes. Mais de cette m êm e écriture blanche et lisse
qui avait fait naître tant de m onstres, R ou ssel pouvait décrire
en des centaines de pages l’étiquette d’une b ou teille d’eau
d’Evian, ou une petite vue de Constantinople enchâssée dans
un de ces porte-plumes souvenirs qu’on achète au bazar. Cet
hom m e absolum ent secret, soigné plusieurs fois par Janet
pour sa « psychasténie », a couvert d’un langage tendu, mat
et inlassablem ent m éticu leu x, un espace où notre littérature
n ’a pas fini de se déployer.
L’essai de M ichel Foucault est la prem ière tentative pour
analyser l’ensem ble de cette œuvre. Breton, et d’autres, ont
pensé que R oussel était un in itié : n ’a-t-il pas, au m om ent de
se suicider, révélé quelques secrets de ses étranges m achineries
verbales ? Mais peut-être le seul mé*al qu’il forgeait était-il
le langage lui-m êm e. U ne lecture patiente de l’œuvre retrouve
partout les m êm es formes : le jeu du double et du m êm e, de
la différence et de l ’identité, du tem ps qui se répète et s’abolit,
du mot qui glisse sur lui-m êm e et dit autre chose que ce qu’il
dit. L’œuvre de R oussel serait le prem ier inventaire, en form e
de littérature, des pouvoirs dédoublants du langage. Un Traité
de R hétorique appliqué à la pure matière verbale : « G lossaire,
j'y sers m es gloses », com m e dit M ichel Leiris, le plus grand
des admirateurs de Roussel.

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