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L’écriture chez Maurice Blanchot

L’écriture chez Maurice Blanchot renvoie d’abord à sa propre écriture. Jeune écrivain
dans les années quarante, il publie romans (Thomas l’obscur, Aminadab, Le Très-haut), récits
(L’Arrêt de mort, La Folie du jour), articles de critique littéraire dans le Journal des débats
(Chroniques littéraires du Journal des Débats : avril 1941 – août 1944) et recueils d’articles
(Faux pas, La Part du feu), qui lui fourniront l’expérience et les connaissances, la familiarité
avec les œuvres de Mallarmé et Kafka, la lecture des premiers livres de Levinas, qui furent
nécessaires à l’élaboration de sa propre pensée de l’écriture à partir des années cinquante dans
L’Espace littéraire et Le Livre à venir, l’ultime article de La Part du feu, « La littérature et le
droit à la mort », en constituant la première ébauche.
Blanchot n’évoque pas encore l’écriture mais la littérature, et montre qu’elle est liée à
deux versions du langage. Celui-ci est d’abord le pouvoir de maîtriser les choses en leur donnant
un nom. Donnant ce qu’il signifie, le nom supprime la chose dans son existence concrète
matérielle sensible, « sa réalité d’os et de chair » (La Part du feu, p. 312), au profit de l’essence,
c’est-à-dire du sens idéal abstrait et général : « Le mot me donne l’être, mais il me le donne
privé d’être » (La Part du feu, p. 312). C’est là le pouvoir du négatif, la mort possible, à l’œuvre
dans le langage, que Blanchot trouve chez Hegel relu par Kojève, et retrouve dans Crise de vers
de Mallarmé, le mot fleur supprimant la fleur sensible, présente dans un bouquet, au profit de
la fleur idéale, absente de tout bouquet. « La première différence entre langage commun et
langage littéraire » (La Part du feu, p. 314) est que le premier se satisfait pleinement de cette
négation, car il trouve dans le chat en idée la maîtrise et la stabilité qu’il ne trouve pas dans le
chat réel, toujours changeant et mortel. Le langage littéraire ne s’en satisfait pas et est
nostalgique de l’existence précédant les mots et niée par eux au profit de l’essence, du chat dans
sa réalité sensible. La littérature se demande comment retrouver dans le langage ce qui est avant
le langage et nié par lui : « Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la
précède » (La Part du feu, p. 316). Recherche en apparence contradictoire. Mais la littérature
constate que le mot chat est lui-même une chose matérielle sensible, et c’est « dans la matérialité
du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des choses » (La Part du feu, p. 316), que cette
recherche trouve son espoir : rythme, forme, consonnances, rimes.... Les mots ne sont plus alors
l’expression du pouvoir du négatif qui est celui de l’homme parlant, ils sont rendus à leur
anonymat premier, le langage joue seul son jeu sans qu’il soit celui de l’écrivain : « La
littérature se passe maintenant de l’écrivain » (La Part du feu, p. 317). L’existence concrète des
choses n’est alors pas dite, nommée, sans quoi elle serait supprimée, mais présentée à même
l’existence concrète des mots. Les mots perdent alors leur sens, ils deviennent un
« ressassement sans terme de mots sans contenu » (La Part du feu, p. 320), un silence qui parle
mais ne dit rien. C’est là le second versant de la littérature, revenant en deçà de la négation de
l’existence par le mot, quand le premier versant consiste au contraire à approfondir cette
négation en la redoublant, appliquant « au langage lui-même le mouvement de négation » (La
Part du feu, p. 319). Ce premier versant est celui de la prose significative, qui ne recherche pas
l’en deçà du sens, mais le sens vrai et total du monde, dépassant le sens faux et partiel de la
prose courante. Le second versant est celui de la poésie, qui se désintéresse du monde pour
retrouver les choses en deçà du monde. Et pourtant, il n’y a pas à choisir entre ces deux versants
comme si l’un excluait l’autre : « la littérature ne se partage pas (…), car déjà la littérature vous
a fait passer d’un versant à l’autre » (La Part du feu, p. 321-322). Blanchot montre comment la
prose de Flaubert retrouve la poésie et la poésie de Ponge la prose. Mallarmé et Lautréamont,
eux-mêmes, se situent sur les deux versants. « La littérature est le langage qui se fait
ambiguïté » (La Part du feu, p. 328), se tenant à la fois du côté du sens idéal du mot et du côté
de sa présence matérielle, tantôt exprimant tantôt représentant, tantôt étant une chose tantôt
signifiant les choses. C’est dans ce double sens que « la littérature trouve son origine, car il est
la forme qu’il a choisie pour se manifester derrière le sens et la valeur des mots » (La Part du
feu, p. 331).
Ces positions vont être reprises et développées à travers un vocabulaire nouveau dans
les recueils des années cinquante, L’Espace littéraire et Le Livre à venir, pour décrire
l’expérience de l’écriture que fait l’écrivain c’est-à-dire ce que c’est qu’écrire. La démarche de
Blanchot va consister à montrer que cette expérience est celle du mourir, de l’impersonnel, de
la solitude, de l’autre nuit, du Dehors, du temps de l’absence de temps, de la fascination pour
l’image :

Écrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination. C’est se livrer au risque de
l’absence de temps, où règne le recommencement éternel. C’est passer du Je au Il, de sorte que ce qui
m’arrive n’arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un
éparpillement infini. Écrire, c’est disposer le langage sous la fascination et, par lui, demeurer en contact
avec le milieu absolu, là où la chose redevient image, où l’image, d’allusion à une figure devient l’allusion
à ce qui est sans figure et, de forme dessinée sur l’absence, devient l’informe présence de cette absence,
l’ouverture opaque et vide sur ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde
(L’Espace littéraire, p. 31).

Nous trouvons dans cette description du mouvement d’écrire tous les traits de cette
expérience que Blanchot nomme le « mourir ». Il y a donc un rapport privilégié de l’écrire au
mourir, un cercle que l’écrivain doit parcourir. Pour écrire, il doit mourir à lui-même et au
monde, mais en un sens c’est l’écriture elle-même qui le fait mourir ainsi, de sorte qu’il faut
mourir pour écrire et écrire pour mourir : « Écrire pour pouvoir mourir – mourir pour pouvoir
écrire » (L’Espace littéraire, p. 115). Mourir désigne ce renversement radical du possible en
impossible, la « transformation redoutable » (Le Livre à venir, p. 283), le saut qui est requis par
cette expérience de l’écriture : « Écrire apparaît comme une situation extrême qui suppose un
renversement radical » (L’Espace littéraire, p. 37), « c'est l'acte même de mourir qui est ce saut
(…), c'est le fait de mourir qui inclut un renversement radical » (L’Espace littéraire, p. 133).
Il faut, pour montrer ce qui autorise Blanchot à rapprocher écrire et mourir, repartir de
l’opposition entre les deux versants du langage qui correspondent à deux régimes d’expérience,
le possible et l’impossible, le monde et le Dehors. Comme dans La Part du feu, Blanchot se
revendique de la distinction mallarméenne entre parole brute et parole essentielle, langage
courant et langage littéraire, mais pour montrer qu’ils ne sont pas deux langages différents, mais
deux versions d’un seul langage, et que l’écriture ne consiste pas à congédier purement et
simplement le premier au profit du second. Le langage est en sa première version un outil, un
instrument, au même titre que n’importe quelle chose dotée de sens et de valeur d’usage dans
le monde. Lui aussi est une possibilité, un pouvoir du sujet, celui de comprendre, celui de
donner un sens à ce qu’il rencontre en lui donnant un nom. Le mot est un outil dont on use
quotidiennement et qui, au même titre que n’importe quel autre outil, disparaît dans l’acte même
de s’en servir : « Du langage commun, nous disposons et il rend le réel disponible, il dit les
choses, il nous les donne en les écartant, et lui-même disparaît dans cet usage, toujours nul et
inapparent » (Le Livre à venir, p. 282-283). Mais dans l’écriture, l’écrivain meurt, il entre dans
l’impossibilité, la perte du pouvoir de maîtriser les choses, de sorte qu’il a un autre rapport à
elles qui n’est plus le voir qui saisit et donne un sens, mais le regard de la fascination où les
choses sont dépouillées de tout sens et de toute valeur d’usage pour s’abîmer en leur image, en
la matérialité concrète et sensible dont elles sont faites et qui est habituellement dissimulée.
Puisque les mots sont aussi des choses matérielles, ils redeviennent eux-aussi images dans le
regard de la fascination que celui qui écrit a sur eux : « écrire, c’est disposer le langage sous la
fascination » (L’Espace littéraire, p. 31). En lui, l’écrivain ne maîtrise pas les mots, il est passif,
impuissant, saisi par la matérialité des mots qui laissent voir et entendre leur matérialité de
choses comme ce qu’ils ont d’essentiel, en deçà de leur sens, en deçà de tout pouvoir de
nomination. Le langage courant est donc au langage littéraire ce que l’outil est à l’image. Le
langage de l’écriture est le langage redevenu image, non pas composé d’images, mais l’image
même du langage, le langage imaginaire : « Écrire commence seulement quand écrire est
l’approche de ce point où (…) parler n’est encore que l’ombre de la parole, langage qui n'est
encore que son image, langage imaginaire et langage de l'imaginaire » (L’Espace littéraire, p.
51). Un langage qui a perdu son utilité, sa fonction de maîtrise des choses par le pouvoir de les
dire. Inusité, hors d’usage, il demeure comme ce qui ne dit plus rien, comme ce qui, simplement,
est. L’écriture est donc le retour vers ce qui est dissimulé par le langage courant qui travaille à
faire le monde du jour, celui du sens. Elle est retour à l’en deçà du monde que nous excluons à
chaque fois pour dire quelque chose, l’autre nuit, le Dehors. C’est le mythe d’Orphée qui, aux
yeux de Blanchot, dit le mouvement de l’écriture qui est une descente aux Enfers, en deçà du
monde, pour retrouver Eurydice : « Écrire commence avec le regard d’Orphée » (L’Espace
littéraire, p. 232). Ce regard est celui de la fascination, le mouvement par lequel le langage
courant se renverse en son image est le renversement de la vue objectivante en regard fasciné.
Ce renversement consiste pour l’écrivain à mourir, c’est-à-dire en la perte du rapport à
soi que Blanchot appelle la solitude essentielle, l’impersonnel, de sorte que la fascination pour
le langage est un regard impersonnel : « Ecrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où
menace la fascination » (L’Espace littéraire, p. 31). C’est pour trouver ce langage dans la
fascination que l’écrivain doit mourir, mourir pour écrire. La solitude de l’écrivain n’est donc
pas seulement celle de celui qui se retire du monde, qui se coupe des autres pour écrire, la
solitude dans le monde. L’écrivain se coupe avant tout de lui-même, disparaît dans l’écriture,
atteint l’impersonnalité : « le moi sans moi que l’écrivain doit devenir en s’impersonnalisant »
(Le Livre à venir, p. 203). C’est celle-ci que Blanchot appelle le passage du « Je » au « Il » dont
il trouve le témoignage dans le journal de Kafka. L’écrivain est celui qui a perdu le pouvoir de
dire « Je », il est celui qui n’est plus personne : « Le ̔ ̔ Ilˮ qui se substitue au ̔ ̔ Jeˮ, telle est la
solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre » (L’Espace littéraire, p. 23). Que l’écrivain
meure pour écrire, pour autant que le mourir est l’expérience de la passivité extrême, le
renversement de toute possibilité en impossibilité, cela signifie que l’écriture n’est pas un
projet, pas une possibilité de celui qui écrit. Avec le renversement du langage courant en
langage littéraire, le langage cesse d’être un pouvoir du sujet : « le langage dont elle nous assure
l’approche n’est pas un pouvoir, il n’est pas pouvoir de dire » (L’Espace littéraire, p. 236).
Écrire, comme mourir, est impossible : « écrire n’est jamais un pouvoir dont on dispose »
(L’Espace littéraire, p. 76). À proprement parler, l’écrivain n’écrit pas, mais ça écrit, On écrit
à travers lui. L’écrivain n’est jamais à l’initiative de l’écriture mais se trouve comme envouté
par le langage imaginaire. Parce que l’écriture est la fascination pour l’image du langage que
constitue la parole essentielle et que la fascination est le regard passif de celui qui est touché
par ce qu’il voit, alors l’écrivain est celui qui est saisi, absorbé, hanté par une parole qui le prend
pour médiateur et ne le lâche plus. Cette parole s’écrit à travers lui sans qu’elle soit sa parole,
sans qu’il en soit l’auteur, parole impersonnelle, parole de personne qui ne s’adresse à personne.
Elle est parole de la parole, réduite à son essence nue, donc parole essentielle : « La parole
poétique n’est plus parole d’une personne : en elle, personne ne parle et ce qui parle n’est
personne, mais il semble que la parole seule se parle » (L’Espace littéraire, p. 42), « Écrire,
c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même » (L’Espace littéraire, p. 20).
L’écrivain n’étant jamais à l’origine de cette parole, puisqu’il se contente d’en être le
témoin, celle-ci n’a pas commencé avec lui, elle l’a toujours déjà précédé. Effroyablement
ancienne, elle n’a jamais commencé, elle est immémoriale : « Cela parle, mais sans
commencement » (L’Espace littéraire, p. 55). Écrire, c’est donc devenir le témoin du passé
immémorial. Cette grâce de l’écriture, cette saisie de l’écrivain par cette parole qui ne vient pas
de lui et qu’il ne maîtrise pas est l’expérience de l’inspiration. Que peut dire une telle parole ?
Rien, puisque le pouvoir de dire la dissimule, et puisqu’elle est la parole qui retentit quand le
sujet a perdu le pouvoir de dire quelque chose, le pouvoir de nomination. Mais l’image, cette
matérialité sonore des mots est « ce qui parle encore quand tout a été dit » (L’Espace littéraire,
p. 20). Blanchot la décrit en ses termes comme « rumeur initiale » (Le Livre à venir, p. 300),
donc appartenant à un passé immémorial, « murmure de l’incessant » (L’Espace littéraire, p.
51), « murmure de l’interminable » (L’Espace littéraire, p. 205), donc ouverture à un avenir
infini, « l’éternel clapotement du retour », donc parole qui recommence encore et encore. Cette
parole ouvre donc l’écrivain à un autre temps, le temps de l’absence de temps, le « passé,
avenir » sans présent. Immémoriale, sans commencement, elle est tout aussi bien sans fin :
« cette parole neutre, ce qui a toujours déjà été dit, ne peut cesser de se dire » (L’Espace
littéraire, p. 56 ; Le Livre à venir, p. 185). Sans commencement ni fin, elle constitue le
« ressassement éternel » (L’Espace littéraire, p. 319, p. 331), la parole qui recommence à se
parler, c’est-à-dire à être, toujours à nouveau, retentissant selon le temps de l’absence de temps :
« La parole ne parle pas, elle est, en elle rien ne commence, rien ne se dit, mais elle est toujours
à nouveau et toujours recommence » (Le Livre à venir, p. 294). Avec le renversement du
langage courant en langage littéraire, l’écrivain se fait l’écho du murmure essentiel : « Écrire,
c’est se faire l’écho de ce qui ne peut cesser de parler » (L’Espace littéraire, p. 21). Lorsque le
mot n’est plus un outil doté de sa valeur d’usage qui consiste à dire quelque chose, alors
demeure la matérialité du son, de la figure et du rythme, et c’est alors que « le silence en lui se
parle » (L’Espace littéraire, p. 55). Cette image du mot, pure sonorité et pure figure hors-sens,
n’entend plus signifier les choses du monde, n’est plus un moyen de communication, mais
devient pure fin, elle s’affirme gratuitement pour redevenir ce silence parlant que le langage
courant dissimule à chaque fois pour pouvoir dire quelque chose. Ce langage ne dit pas ce dont
l’homme se saisit en le comprenant, il accueille, il célèbre. Fasciné, hanté, inspiré, l’écrivain
est devenu l’écho de ce murmure, de sorte qu’il est livré à la temporalité de cette parole,
l’immémorial interminable qui toujours recommence : « Écrire, c’est se livrer à la fascination
de l’absence de temps » (L’Espace littéraire, p. 25), l’écrivain est « celui qui, pour écrire, est
tombé dans l’absence de temps » (Le Livre à venir, p. 294). Le mouvement de l’écriture,
conforme à celui du mourir, est l’errance, l’exode, l’erreur de ce qui n’a pas d’achèvement.
Inspiré, l’écrivain écrit sans voir de terme possible à ce mouvement d’écrire, comme si l’écriture
ne devait jamais finir : « Écrire est l’interminable, l’incessant » (L’Espace littéraire, p. 21),
« Celui qui est inspiré - qui croit l'être - a ce sentiment qu'il va parler, écrire sans fin » (L’Espace
littéraire, p. 239). Sa main est comme possédée, elle est victime de préhension persécutrice. Il
ne peut plus cesser d’écrire, poser le crayon et aller dormir, il est l’insomniaque livré à la nuit,
ce dont Kafka témoigne dans son journal : « l’inspiration, cette parole errante qui ne peut
prendre fin, est la longue nuit de l’insomnie » (L’Espace littéraire, p. 244).
Cette descente d’Orphée aux Enfers, ce mourir, est l’expérience de l’inspiration de
l’écrivain, mais elle est aussi son péril extrême, rendant l’œuvre impossible. C’est la mise en
avant par Blanchot du concept de « désœuvrement » dans L’Espace littéraire qui dit ce péril.
Le désœuvrement dit le fait de ne rien faire, puisqu’on ne peut rien, mais du même coup
l’impossibilité de l’œuvre. Certes, à son avènement est nécessaire le mourir, la descente
d’Orphée aux Enfers pour retrouver Eurydice, cette parole essentielle dont il doit devenir l’écho
pour la ramener vers le monde du jour sous la forme de l’œuvre. Cependant, mourant, l’écrivain
est livré à l’impossibilité de toute possibilité, donc aussi à l’impossibilité de faire œuvre avec
cette parole essentielle. Il est « à l’épreuve de cette pure impuissance du recommencement, cette
prolixité stérile, la surabondance de ce qui ne peut rien, de ce qui n’est jamais l’œuvre, ruine
l’œuvre et en elle restaure le désœuvrement sans fin » (L’Espace littéraire, p. 35). Hanté par la
parole impersonnelle, murmure interminable, il écrit sous une fascination inspirée qui ne le
lâche plus, qui toujours recommence et fait échouer son écriture à aboutir dans une œuvre.
Mourir est indispensable à l’œuvre, mais aussi sa menace, son risque le plus extrême : celui de
ne plus pouvoir échapper à la rumeur ressassée, de se perdre définitivement dans les Enfers,
d’être absorbé pour de bon par la profondeur de la nuit et de ne plus retrouver un chemin vers
le jour, le monde, condamné à l’errance interminable dans le Dehors. Puisque l’écrivain y est
dépossédé de son pouvoir de faire œuvre, il ne peut y avoir de littérature que si l’écrivain ne se
laisse pas entraîner par le tourbillon qui le condamne pour toujours à l’interminable. L’œuvre
exige de lui qu’il retrouve son pouvoir de commencer : « ce que l’œuvre dit, c’est le mot
commencement » (L’Espace littéraire, p. 328). Orphée doit perdre Eurydice et revenir des
Enfers, pour en ramener vers le jour l’œuvre qui va « lui donner, dans le jour, forme, figure et
réalité » (L’Espace littéraire, p. 225). La main libre, celle qui n’écrit pas, doit saisir la main qui
écrit, la main livrée à la préhension persécutrice, afin de lui ôter le crayon, de mettre un terme
à l’insomnie inspirée de l’écriture, pour que l’écrivain puisse dormir et retrouver le chemin du
jour. Il faut que l’écrivain, qui a déjà renversé la possibilité en impossibilité en mourant par un
saut, en descendant aux Enfers, se renverse à nouveau par un saut et trouve « ce qui transforme
l’impuissance en pouvoir, l’erreur en chemin et la parole non parlante en un silence à partir
duquel elle peut vraiment parler » (Le Livre à venir, p. 300). Il doit se soustraire à la fascination
pour l’image du langage, car ce langage hors-sens, réduit à sa matérialité informe ne fait pas
une œuvre, n’est qu’un pur chaos de sons. Mais ce commencement de l’œuvre est en réalité le
pouvoir de finir : pour qu’il y ait œuvre, il faut pouvoir cesser d’écrire, pouvoir mettre le point
final, mettre un terme à l’interminable, faire cesser l’incessant, briser l’écouter fascinée du
murmure. Le commencement de l’œuvre est le maintenant, l’instant décisif qui rompt avec
l’absence de présent caractéristique de l’absence de temps, « le pouvoir de cesser d’écrire,
d’interrompre ce qui s’écrit, en rendant ses droits et son tranchant décisif à l’instant » (L’Espace
littéraire, p. 19). Ressource de toute œuvre, la rumeur est d’abord la stérilité d’un ressassement
qui ruine l’œuvre, de sorte qu’elle doit « être tarie pour devenir ressource » (L’Espace littéraire,
p. 35). Elle doit être réduite au silence par l’écrivain : « Écrire, c’est se faire l’écho de ce qui ne
peut cesser de parler, – et à cause de cela, pour en devenir l’écho, je dois d’une certaine manière
lui imposer silence » (L’Espace littéraire, p. 21), « Un écrivain est celui qui impose silence à
cette parole » (Le Livre à venir, p. 298). C’est ce silence propre qu’il impose à la parole
essentielle et impersonnelle qui constitue le ton singulier de l’écrivain, c’est-à-dire ce qu’il fait
de cette matérialité sonore en la fixant dans des limites pour pouvoir dire quelque chose à travers
elle, former un discours doué de sens, c’est-à-dire « pour qu’en ce silence prenne forme,
cohérence et entente » (L’Espace littéraire, p. 22) cette rumeur essentielle. L’ambiguïté de la
littérature consiste à ne jamais seulement congédier le langage courant pour devenir l’accueil
de la parole essentielle. En ne se tenant que du côté du langage courant, il n’y a pas d’œuvre, il
n’y a que ces paroles outils dont nous usons quotidiennement. En ne se tenant que du côté de
l’image de langage, il n’y a jamais d’œuvre, mais uniquement le désœuvrement. L’écrivain est
celui qui se maintient dans cette ambiguïté : « il se tient dans cet écart où le rythme encore privé
de mots, la voix qui ne dit rien, qui ne cesse cependant de dire, doit devenir puissance de
nommer en celui seul qui l’entend » (L’Espace littéraire, p. 301). D’abord, il quitte le langage
comme pouvoir de dire pour entendre la rumeur initiale, mais ensuite il est aussi celui qui lui
impose le silence pour la faire vraiment parler et se communiquer à travers l’œuvre, en
retrouvant le pouvoir de dire : « le poète est celui qui a entendu cette parole, qui s’en est fait
l’entente, le médiateur, qui lui a imposé le silence en la prononçant » (L’Espace littéraire, p.
35), il doit « rencontrer, puis faire taire la profondeur vide de la parole incessante » (Le Livre à
venir, p. 284).
Mais comment l’écrivain, voué à la perte de tout pouvoir, pourrait-il retrouver la liberté,
le pouvoir de dire ? C’est le lecteur qui rend cela possible, car lui est resté dans le monde du
jour, du côté du possible, raison pour laquelle c’est lui qui achève l’œuvre. Le lecteur rend
possible cette communication de la parole essentielle en l’œuvre, faisant que l’œuvre soit
l’œuvre qu’elle est en la laissant-être dans le pur accueil de la lecture qui congédie l’auteur,
telles les Ménades dispersant le corps d’Orphée : « l’œuvre est œuvre seulement quand elle
devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui l’écrit et de quelqu’un qui la lit » (L’Espace
littéraire, p. 35). La communication de l’œuvre est de ce point de vue pour Blanchot un combat
entre deux pôles : le pôle écrivain, celui de la démesure, de l’informe, de l’impossible, de la
nuit, du Dehors, et le pôle lecteur, celui de la mesure, de la forme, du possible, du jour, du
monde. La lecture est « la communication ouverte entre le pouvoir et l’impossibilité, entre le
pouvoir lié au moment de la lecture et l’impossibilité liée au moment de l’écriture » (L’Espace
littéraire, p. 263). Blanchot refuse cependant de voir dans cet antagonisme deux pôles fixes
dans la mesure où le lecteur est présent dès la genèse de l’œuvre en la seule personne de
l’écrivain, la part du lecteur encore futur étant déjà présente en lui pour lui accorder le pouvoir
de faire œuvre, jusqu’à ce que cette part tombe hors de lui dans la personne du lecteur qui le
congédie : « Dans la mesure où écrire, c’est s'arracher à l'impossibilité, où écrire devient
possible, écrire assume alors les caractères de l'exigence de lire, et l'écrivain devient l'intimité
naissante du lecteur encore infiniment futur » (L’Espace littéraire, p. 265).

Bibliographie :

M. Antonioli, Maurice Blanchot. Fiction et théorie, Kimé, Paris, 1999.


F. Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, Paris, 1971.
P. Fries, La théorie fictive de Maurice Blanchot, L’Harmattan, Paris, 1999.
E. Pinat, « Écrire, lire, d’après Blanchot », in L’écriture et la lecture, des phénomènes
miroirs ? L’exemple de Sartre, ed. N. Depraz et N. Parant, Cahiers de l’ERIAC n°2, PURH,
Rouen, 2011, p. 111-124.
E. Pinat, Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie, Zeta Books,
Bucarest, 2014, p. 139-186.
A-N Schulte Nordholt, Maurice Blanchot. L’écriture comme expérience du dehors,
Droz, Genève, 1995.
M. Zarader, L’être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, Verdier, Lagrasse, 2001.

Etienne Pinat

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