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DE LA
SALPÉTRIÈRE J. M. CHARCOT
GILLES DE LA TOURETTE, PAUL RiCIHER, ALBERT LONDE
HENRY MEIGE
UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE
PAR
HENRY MEIGE
Or, toute révolution a des germes latents, qui finissent par éclore tôt
ou tard ; un jour vient où ils acquièrent un tel épanouissement qu'on se
demande 'avec surprise comment ils ont pu rester si longtemps dissimulés.
Les germes de la révolution anatomique ont commencé à poindre,il y a
une vingtaine d'années environ. Dans la Nouvelle Iconographie de la Sal-
pêtrière on peut en retrouver les jeunes floraisons. Aujourd'hui, ces
germes ont fructifié. C'est pour nous un devoir et un plaisir que d'en faire
connaître les premiers fruits, déjà bons à cueillir.
L'idée que ces compléments ne seraient pas sans profit apparaît bien un
peu dans les traités classiques d'aujourd'hui. « Le cadavre, toujours plus
ou moins déformé, n'est qu'un moyen, une nécessité, pour s'élever à la
compréhension de l'être vivant ; il faut donc, en écrivant l'anatomie, res-
tituer la forme, animer le cadavre (1). » Et de fait, on entrevoit çà et là
quelques tendances vers une anatomie plus vivante. Mais ce n'est encore
qu'un bien faible souffle de vie. L'étude de l'homme sent toujours le ca-
davre.
Aussi bien, ce n'est pas dans les oeuvres des anatomistes de profession
qu'il faut chercher les premiers germes de l'anatomie appliquée à l'homme
en vie. Sa nécessité est apparue à ceux qui, journellement, sont appelés
à interpréter la forme humaine, et parmi eux, en première ligne, les cli-
niciens, on peut même dire tous les praticiens.
Qu'il s'agisse de chirurgie ou de médecine, tout observateur conscien-
cieux avouera qu'à ses débuts, en présence de telle ou telle anomalie cor-
porelle, il s'est trouvé dans l'embarras, faute de connaître l'homme vivani.
Oui, sans doute, l'anatomie descriptive est « le fondement de la méde-
cine ». Sans elle, pas de chirurgie, pas de diagnostic possible : sans elle,
un médecin n'est qu'un Sganarelle.Mais l'anatomie du cadavre suffit-elle ?
Non. Le clinicien a besoin de savoir autre chose, le praticien réclame
un complément nécessaire. Il leur faut une anatomie du vivant.
est encore plus nécessaire aux seconds de connaître les rapports normaux
des différentes parties de la figure humaine vivante. Quotidiennement',
le chirurgien ou le médecin est appelé à se prononcer sur les proportions
relatives de deux membres ou de deux segments d'un même membre, ou
de telle ou telle partie du corps par rapport à celui-ci tout entier. Le Ca-
. non de Paul Richer facilite singulièrement cette tâche. Dans l'étude des
dystrophies corporelles qui a pris un si grand développement depuis quel-
ques années, il a été un guide précieux, un repère solide et commode.
Il permet de combler une autre lacune de l'enseignement anatomique des
médecins. ·
Enfin, nouvelle et importante addition à la connaissance de la forme
humaine vivante, la Physiologie de l'homme en mouvement (1) est venue'
compléter l'oeuvre anatomique de Paul Richer.
S'adressant encore aux artistes et aux médecins, il a entrepris de dé-
crire et de figurer les modifications morphologiques qui résultent des
différents états musculaires: contraction, relâchement, distension, au
cours des principaux actes de la vie de relation, la station, la marche, la
course, et les mouvements simples des membres.
A ce propos, Paul Richer a de nouveau insisté, avec plus d'autorité
que précédemment, sur la signification et le but de ses études morpholo-
giques.
« Entre l'anatomie et le nu, dit-il, il y a toute la distance du cadavre
au vivant. Le médecin, l'anatomiste lui-même le plus exercé, a de singu-
lières surprises, si, sans autre préparation que ses connaissances puisées
sur le mort, il est mis en présence de la nature qui vit.
« C'est que l'anatomie, ainsi que son nom même l'indique,n'arrive à ses
fins qu'à la condition de couper, de séparer les organes, d'en détruire les
rapports ; et ce cadavre qui est sa matière, sur lequel elle concentre ses
efforts - avant de devenir ce quelque chose qui n'a plus de nom dans
aucune langue commence; dès les premiers moments, à perdre l'accent
individuel de la forme que seules peuvent donner la souplesse et la fer-
meté des tissus où circule la vie.
« En un mot, l'étude de la forme est la synthèse vivante de l'anatomie
du mort. Elle dépend bien plus de la physiologie que de l'anatomie. Elle
repose, cela va sans dire, sur la science anatomique préalablement puisée
dans l'étude du cadavre, mais elle en est jusqu'à un certain point indé-
pendante. Une simple remarque fera comprendre la distinction que j'es-
saye d'établir ici.
« Nous sommes tous composés des mêmes parties. Nous avons les mêmes
. (1) PAUL RICIIER, Physiologie artistique de l'homme en mouvement, Paris, Doin, 1895,
' UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE 107.
organes, les mêmes tissus, les mêmes os, les mêmes muscles, et l'anato-,
mie est la même pour nous tous. Combien, au contraire,, la forme diffère
avec chacun de' nous ! Et je ne parle pas seulement du visage, mais du
corps tout entier. Le corps, lui aussi, a sa forme et son expression ca-,
ractéristiques. Nous reconnaissons facilement une personne vue de dos,,
quels que soient ses vêtements, et je pourrais dire malgré ses vêtements..
L'anatomie est donc une généralisation, elle s'adresse à l'espèce ; la forme
est particulière, elle s'adresse à l'individu. »
Et s'il est évident que le médecin doit connaître à fond l'anatomie de
l'espèce homme, il importe tout autant qu'il soit renseigné sur les varia-
tions individuelles ; car, après tout, il ne donne pas ses soins à l'espèce
humaine tout entière, mais bien à des individus isolés, dont chacun porte
en soi des caractères qui lui sont propres. Sans prétendre qu'il doive con-
naître toutes les variantes possibles, du moins doit-il être en mesure de
les apprécier. - 1
De leur côté, les Chirurgiens n'ont pas tardé à s'apercevoir des grands
profits qu'ils pourraient tirer d'une meilleure connaissance de l'être
humain vivant. Ne sont-ils pas au premier chef appelés à compter avec la
forme extérieure lorsqu'il s'agit de décider d'une intervention ? Sans
doute quelques-uns d'entre eux attachent peu d'importance à ces rensei-
-r . ... -
(1) Ibid., n° 3, 1895, ne 1, 1891.
(2) PAUL Richer et Henry Meige, Etude-morphologique sur la maladie de Parkinson.
Nouv. Iconographie de la Salpêlrière, n° 6, 1895.. ,1
UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE 109
saines la recherche des saillies osseuses, des bords musculaires, des ten-
dons, des artères. Connaissant ces éléments sains, il les reconnaîtra mo-
difiés par la maladie et sera expert à appliquer ce grand principe clini-
que : « comparer le côté sain et le côté malade ».
'« L'orientation dans toutes les parties du corps doit devenir précise et
rapide, chez tous les sujets jeunes ou vieux, obèses ou maigres. Pour les
débuts, le sujet de choix sera un adulte, musclé, mais un peu maigre.
« Il ne faut pas se confiner à l'anatomie du cadavre, puisque celle-ci
n'a d'intérêt pour le praticien que clans son application aux patients » (1).
(1) BRUANDET, L'anatomie sur le vivant. Guide pratique des repères anatomiques.
Paris, 1906.
(2) PAUL Richer, Nouvelle anatomie artistique. Paris, Plon, t906.
112 HENRY ME1GE
Fin. i. - PLANLATÉRAL
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Le gérant: P. Bouchez.
UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE
PAR
HENRY MEIGE
.. (Suite et fin)
-- ii
Une des plus anciennes figurations (l'écorché est une statuette bien
connue attribuée à Michel Ange (pli. XXXIII, A). Ses qualités artistiques
justifient pleinenement la vogue dont elle jouit ; mais au point de vue
anatomique elle mérite plus d'une critique :
« Par exemple, des deux muscles pectoraux, l'un, le gauche, est aplati ;
l'autre, le droit, est gonflé, volumineux. Or, ce dernier s'attache à un bras
fortement relevé ; même contracté, le pectoral dans ces conditions ne peutt
prendre l'aspect globuleux, à cause de l'état de distension dans lequel le
met l'éloignement de ses points d'attache, tandis que celui du côté opposé,
par suile du rapprochement de ces mêmes insertions qui occasionne l'a-
baissement du bras, devrait être au contraire gonflé et volumineux. Il y
a là, en somme, entre la forme donnée aux deux :muscles pectoraux une
curieuse opposition, de sens absolument contraire à celle qu'exigeraient
les lois physiologiques.
« Le vaste externe est divisé dans le sens de sa longueur par un sillon
profond qui fait deux muscles là où il devrait n'y en avoir qu'un.
« Autre remarque : les plis de l'abdomen ne correspondent pas aux divi-
sions des muscles grands droits ; ils reproduisent plutôt l'apparence des
plis cutanés. Ce qui ne saurait exister sur un écorché.
« On peut aussi signaler la trop grande symétrie de position des deux
omoplates et l'inexactitude des muscles qui s'y insèrent, aussi bien que
la fantaisie des saillies qui meublent la région sous-scapulaire. Enfin,
dans la région du flanc, les replis que l'on voit seraient peut-être exacts
chez un sujet revêtu de peau et de graisse, mais ne correspondent nulle-
ment à des reliefs musculaires.
En résumé, « c'est là une oeuvre d'art pleine de mouvement, fort inté-
ressante et fort curieuse, géniale, si l'on veut, mais ce ne sera jamais un
document d'étude. A ce point de vue elle serait pernicieuse, et elle est à
négliger ».
NOUVELLE Iconographie DE la Salpêtrière T. XX. Pl. XXXIII
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UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE.
(Henry Meige).
Statues d'écorchés.
UNE RÉVOLUTION ANATOMIQUE 177
On attribue à Bandinelli une autre statue d'écorché connue sous le nom
d'Ecorché danseur, oeuvre mouvementée, mais dont l'analyse scientifique
révèle encore de graves inexactitudes. La plupart des muscles sont figurés
incorrectement et bon nombre d'entre eux sont difficiles à identifier ; par
exemple, ceux de la face externe de la jambe, ceux de l'avant-bras, ceux
des parties latérales du torse, etc... Les muscles du dos donnent cette ap-
parence de « sac de noix » justement critiquée par Léonard de Vinci.
« La dernière en date des statues d'écorché est celle que fit exécuter le
docteur Fau, vers 1845, par un artiste de valeur, Jacques-Eugène Cau-
dron. L'écorché de Caudron a encore un très légitime succès.
« C'est au point de vue artistique une oeuvre de valeur,pleine d'harmo-
nie et de mouvement ; et, au point de vue de l'exactitude anatomique, il
n'y a guère à lui reprocher qu'une exagération de la structure fasciculaire
des muscles également répandue partout. Sur le vivant, -et cette statue
a évidemment la prétention de représenter un homme en action, les
muscles n'apparaissent pas ainsi subdivisés régulièrement en un aussi
grand nombre de faisceaux.
« Sous ces réserves, cette statue est fort intéressante à consulter, mais à
cause de son attitude violente, elle ne se prête pas à la démonstration
méthodique et régulière. »
Enfin, pour terminer, M. Paul Richer signale une esquisse tout à fait
remarquable d'écorché exécutée par Dalou (PI. XXXIV, F, F').
« C'est une étude inachevée mais d'un haut intérêt, car elle indique
avec sûreté quelques-unes des conditions que doit remplir la statue d'écor-
ché pour être vraiment utile.
« D'abord le sujet est placé dans l'attitude droite, pure et simple, indis-
pensable à la démonstration. Puis, on se rend compte que l'artiste s'est
efforcé de rendre la forme vivante, comme en témoigne le modelé très
exact du grand pectoral, l'indication du bourrelet sus-rotulien qui, pour
la première fois est visible sur un écorché. »
180 HENRY MEIGE
Mais il faut dire que, pour cette esquisse, Dalou s'était inspiré des étu-
des et des dessins déjà publiés par Paul !-licher, dont il partageait entiè-
rement les idées sur l'anatomie des formes.Malheureusement cette ébauche
est incomplète.
Cette rapide revue des statues d'écorché suffit à montrer combien celles-
ci demeurent insuffisantes pour l'enseignement de la morphologie hu-
maine. -
r « Sur le plus grand nombre, il existe des erreurs anatomiques et surtout
Quelles sont donc les( conditions que devrait remplir un écorché pour
prêter un concours vraiment utile à l'enseignement?'?
1° Il devrait, ditM. Paul Richer, avoir l'attitude de convention choisie
par les anatomistes dans leurs descriptions : station droite, les bras tom-
bant le long du corps, la paume des mains tournée en avant, c'est-à-dire
l'avant-bras en supination.Cette pose très simple est la seule qui convienne
aux démonstrations élémentaires, claires et méthodiques. C'est par elle
qu'il faut commencer, Ce n'est qu'ensuite que les attitudes plus complexes
et les mouvements peuvent être étudiés avec fruit. Comment se fait-il
qu'aucun des écorchés n'ait cette attitude ? Probablement parce que
c'était trop simple, mais aussi peul-être parce qu'on a pensé qu'il fallait
parer la science pour la faire accepter des artistes : une belle attitude, un
mouvement intéressant faisant passer ce que peut avoir de désagréable la
vue des muscles mis à nu.
« Mais est-il bien nécessaire de traiter ainsi les artistes comme de
grands enfants qui ont besoin - passez-moi l'expression qu'on leur
dore la pilule ? Je ne le pense pas. La science toute nue est faite aussi
pour eux, mais à la condition qu'elle ne s'entoure pas de voiles obscurs,
qu'elle parle un langage clair et qu'elle leur donne par ses applications
directes l'aide qu'ils sont en droit d'en attendre.
« 2° L'écorché devrait être vraiment l'explication du nu, c'est-à-dire
porter sur lui-même, pour ainsi dire, le rapport entre les parties profon-
NOUVELLE Iconographie DE la Salpêtrière. T. XX. PI. XXXV
Le gérant: P. Bouchez.