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J.

Le marxisme: bilan provisoire

1. La situation historique du marxisme


et la notion d’orthodoxie
Pour celui que préoccupe la question de la société, la ren-
contre avec le marxisme est immédiate et inévitable. Parler
même de rencontre dans ce cas est abusif, pour autant que
ce mot dénote un événement contingent et extérieur. Cessant
d’être une théorie particulière ou un programme politique
professé par quelques-uns, le marxisme a imprégné le lan-
gage, les idées et la réalité au point qu’il est devenu partie de
l’atmosphère que l’on respire en venant au monde social, du
paysage historique qui fixe le cadre de nos allées et venues.
Mais, pour cette raison même, parler du marxisme est
devenu une des entreprises les plus difficiles qui soient.
D'abord, nous sommes impliqués de mille façons dans ce
dont il s’agit. Et ce marxisme, en se «réalisant », est devenu
insaisissable. De quel marxisme, en effet, faudrait-il parler?
De celui de Khrouchtchev, de Mao Tsé-toung, de Togliatti,
de Thorez? De celui de Castro, des Yougoslaves, des révi-
sionnistes polonais? Ou bien des trotskistes (et là encore,
la géographie reprend ses droits: trotskistes français et
anglais, des Etats-Unis et d’Amérique latine se déchirent
et se dénoncent réciproquement), des bordiguistes, de tel
groupe d’extrême gauche qui accuse tous les autres de trahir
l'esprit du «véritable» marxisme, qu’il serait seul à possé-
der? Il n’y a pas seulement l’abîme qui sépare les marxismes
officiels et les marxismes d'opposition. Il y a l'énorme mul-
tiplicité des variantes, dont chacune se pose comme excluant
toutes les autres. L
Aucun critère simple ne permet de réduire d'emblée cette
complexité. Il n’y a évidemment pas d’épreuve des faits qui
parle pour elle-même, puisque aussi bien Je gouvernant que
le prisonnier politique se trouvent dans des situations sociales
Marxisme el théorie révolutionnaire
14
en t comme [€ Iles aucununeprivilève
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8
particulières, qui ne confèren LS indispensable
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à leurs vues et re a
qu'ils disent.
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voir ne peut pas valoir à nos ‘ dt le marxisme lui-même
de l'opposition iréductible, © in qui pèse aussi bien
qui nous interdidt oubhler sur les oppositions qui restent
sut les pouvoirs institués que SUT at
arge du réel historiq s
indéfiniment en m as être non plus un pur et simple
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«retour Eu rétendrait ne voir dans l’évolution
à Marx», qui P tiques depuis quatre-vingts ans
historique des idées et des pratiq | relance
qu’une couche de scores dissimulant le corps resp an
d’une doctrine intacte, Ce n’est pas seulement que la doc-
trine de Marx elle-même, comme on le sait et comme nous
essaierons encore de le montrer, est loin de posséder la sim-
plicité systématique et la cohérence que certains veulent lui
attribuer. Ni qu’un tel retour a forcément un caractère acadé-
mique — puisqu'il ne pourrait aboutir, au mieux, qu’à rétablir
correctement le contenu théorique d’une doctrine du passé,
comme on aurait pu le faire pour Descartes ou saint Thomas
d'Aquin, et laisserait entièrement dans l’ombre le problème
qui compte avant tout, à savoir l'importance et la signifi-
cation du marxisme pour nous et l’histoire contemporaine.
Le retour à Marx est impossible parce que, sous prétexte de
fidélité à Marx, et pour réaliser cette fidélité, il commence
par violer des principes essentiels posés par Marx lui-mêm
e.
Marx a été, en effet, le premier à montrer que la signifi-
nd . se ne peut pas être comprise indépendam-
pond, en quelele
lese proie à laquelle elle corres
Qui oserait nisme
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Evangiles, et en 1 que restitue une lecture épurée des
re que la réalité sociale et a prati historique
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aires des Eglises
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lité à Marx» quismet ets de sur son compte ? La « se k
marxisme n’est pas moins ns me le Sort historique u
Pour un chrétien Ja révélation d ". Ta
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£ sens du marxisme exclus;
a
IVément dans ce que Marxaa écrit,
s
Le marxisme : bilan provisoire

en passant Li silence ce que la doctrine est devenue dans


l'histoire, € est prétendre, en contradiction directe avec les
idées centrales de cette doctrine, que l’histoire réelle ne
compte pas, que la vérité d’une théorie est toujours et exclu-
sivement « au-delà », et finalement remplacer la révolution
par la révélation et la réflexion sur les faits par l’exégèse des
textes.
Cela serait déjà suffisamment grave. Mais il y a plus, car
l'exigence de la confrontation avec la réalité historique! est
explicitement inscrite dans l’œuvre de Marx et nouée à son
sens le plus profond. Le marxisme de Marx ne voulait et ne
pouvait pas être une théorie comme les autres, négligeant
son enracinement et sa résonance historiques. Il ne s’agis-
sait plus «d’interpréter, mais de transformer le monde?»,
et le sens plein de la théorie est, d’après la théorie elle-
même, celui qui transparaît dans la pratique qui s’en inspire.
Ceux qui disent, à la limite, croyant «disculper» la théorie
marxiste : aucune des pratiques historiques qui se réclament
du marxisme ne s’en inspire «vraiment » — ceux-là mêmes,
en disant cela, «condamnent » le marxisme comme «simple
théorie » et portent sur lui un jugement irrévocable. Ce serait
même, littéralement, le Jugement dernier — car Marx faisait
entièrement sienne la grande idée de Hegel: Weltgeschichte
ist Weltgericht*.
En fait, si la pratique inspirée du marxisme a été effective-
ment révolutionnaire pendant certaines phases de l’histoire
moderne, elle a aussi été tout le contraire pendant d’autres
périodes. Et si ces deux phénomènes ont besoin d’interpré-
tation (nous y reviendrons), il reste qu’ils indiquent de façon
indubitable l'ambiguïté essentielle qui était celle du marxisme.
Il reste aussi, et c’est encore plus important, qu’en histoire
et en politique, le présent pèse infiniment plus que le passé.
Or ce «présent», c’est que depuis quarante ans le marxisme

L. Par réalité historique nous n’entendons pas évidemment des ae


tendances omi-
Ments et des faits particuliers et séparés du reste, mais les
nantes de l'évolution, après toutes les interprétations nécessaires.
2. Marx, XI° Thèse sur Feuerbach. ,
3. «L'histoire universelle est le Jugement dernier. » Malgré sa résonance
athée de Hegel: il n'y a pas
théologique, c’est l’idée la plus radicalement nous sommes
de transcendance, pas de recours contre Ce qui Se passe ici,
définitivement ce que nous devenons, ce que nous serons devenus.

À
16 Marxisme el théorie révolution —

est devenu une /déologie au sens même que Marx donnait


ce terme: un ensemble d'idées qui se rapporte à une réalit,
non pas pour l'éclairer et la transformer, mais pour la voile
et la justifier dans l’imaginaire, qui permet aux gens de dire
une chose et d’en faire une autre, de paraître autres qu’ils ne
sont.
Idéologie, le marxisme l’est d ’abord devenu en tant que
dogme officiel des pouvoirs institués dans les pays dits par
antiphrase «socialistes ». Invoqué par des gouvernements
qui visiblement n’incarnent pas le pouvoir du prolétariat et
ne sont pas plus «contrôlés » par celui-ci que n importe quel
gouvernement bourgeois; représenté par des chefs géniaux
cri-
que leurs successeurs également géniaux traitent de fous
bien la poli-
minels sans autre explication; fondant aussi
tique de Tito que celle des Albanais, celle de Khrouchtchev
que celle de Mao, le marxisme y est devenu le «complément
solennel de justification» dont parlait Marx, qui permet à la
fois d’enseigner obligatoirement aux étudiants L'Etat et la
Révolution et de maintenir l’appareil d'Etat le plus oppressif
et le plus rigide qu’on ait connu", qui aide la bureaucratie à
se voiler derrière la «propriété collective » des moyens de
production.
Idéologie, le marxisme l’est devenu tout autant en tant que
doctrine des multiples sectes que la dégénérescence du mou-
vement marxiste officiel a fait proliférer. Le mot secte pour
nous n'est pas un qualificatif, il a un sens sociologique et his-
torique précis. Un groupe peu nombreux n’est pas nécessai-
rement une secte; Marx et Engels ne formaient pas une secte
même aux moments où ils ont été le plus isolés. Une secte
est un groupement qui érige en absolu un seul côté, aspect
mie du mouvement dont il est issu, en fait la vérité de
: ne et la vérité tout court, lui subordonne tout le reste
,P aintemir sa « fidélité » à cet aspect, se sépare radi-
calement du monde et vit désormais dans « so
de à
part. L’invocation d U marxisme par les sectes ee
1
de se et
penser et de se présenter sn om
qu’elles sont réellement, » ©c’e est-à-dire
A comme le futur parti

ä. On sait que la nécessi


masses dès Je 4 nécessité de détruire tout appareil d’ 4
a Révolution. Premier jour de la révolution est la Es
Le marxisme : bilan provisoire 17

révolutionnaire de ce prolétariat dans Je quel elles ne par-


viennent pas à S’enraciner.
idéologie, enfin, le marxisme l’est aussi devenu dans
un
tout autre Sens: que depuis des décennies il n’est plus, même
en tant que simple théorie, une théorie vivante, que l’on
cherchera en vain dans la littérature des quarante dernières
années même des applications fécondes de la théorie,
encore
moins des tentatives d extension et d’approfondissement.
Il se peut que ce que nous disons là fasse crier au scandale
ceux qui, faisant profession de «défendre Marx », enseve-
lissent chaque jour un peu plus son cadavre sous les épaisses
couches de leurs mensonges ou de leur imbécillité, Nous n°en
avons Cure. Il est clair qu’en analysant le destin historique
du marxisme, nous n’en «imputons » pas, en un sens moral
quelconque, la responsabilité à Marx. C’est le marxisme lui-
même dans le meilleur de son esprit, dans sa dénonciation
impitoyable des phrases creuses et des idéologies, dans son
exigence d’autocritique permanente, qui nous oblige à nous
pencher sur son sort réel.
Et finalement, la question dépasse de loin le marxisme.
Car, de même que la dégénérescence de la révolution russe
pose le problème: est-ce le destin de toute révolution socia-
liste qui est indiqué par cette dégénérescence? de même il
faut se demander: est-ce le sort de toute théorie révolution-
naire qui est indiqué par le destin du marxisme? C’est la
question qui nous retiendra longuement à la fin de ce texte”.
Il n’est donc pas possible d’essayer de maintenir ni de
retrouver une «orthodoxie» quelconque — ni sous la forme
risible et risiblement conjuguée que lui donnent à la fois les
pontifes staliniens et les ermites sectaires d’une doctrine
prétendument intacte et « amendée », «améliorée » ou « mise
à jour» par les uns et les autres à leur convenance sur tel
point spécifique, ni sous la forme dramatique et ultimatiste
que lui donnait Trotski en 1940, disant à peu près: nous
savons que le marxisme est une théorie imparfaite, liée à
une époque historique donnée, et que l’élaboration théorique
devrait continuer mais, la révolution étant à l’ordre du jour,
cette tâche peut et doit attendre. Recevable le jour même de

a. Voir infra, ch. II.


4. Dans /n Defense of Marxism.
18 Marxisme et théorie révolutionnai

l'insurrection armée, où il est du reste inutile, cet argume


au bout d’un quart de siècle ne sert qu'à couvrir l'inertieç
la stérilité qui ont effectivement caractérisé le mouvemen
|
trotskiste depuis la mort de son fondateur.
Il n’est guère possible, non plus, d'essayer de mainteni
Lukäcs en 1919 en la limi.
une orthodoxie comme le faisaitNOSRRESS
tant à une méthode marxiste, qui serait séparable du contenu
et pour ainsi dire indifférente quant à celui-ci”. Bien que
marquant déjà un progrès relativement aux diverses varié-
tés de crétinisme «orthodoxe», cette position est intenable,
pour une raison que Lukäcs, pourtant nourri de dialec-
tique, oubliait: c’est que, à moins de prendre le terme dans
son acception la plus superficielle, la méthode ne peut pas
être ainsi séparée du contenu, et singulièrement pas lors-
qu’il s’agit de théorie historique et sociale. La méthode, au
sens philosophique, n’est que l’ensemble opérant des caté-
gories. Une distinction rigide entre méthode et contenu
n’appartient qu'aux formes les plus naïves de l’idéalisme
transcendantal ou criticisme qui, à ses premiers pas, sépare
et oppose une matière ou un contenu infinis et indéfinis et
des catégories que l’éternel flux du matériel ne peut affec-
ter, qui sont la forme sans laquelle ce matériel ne pourrait
être saisi. Mais cette distinction rigide est déjà dépassée
dans les phases plus avancées, plus dialectisées de la pen-
sée criticiste. Car immédiatement apparaît le problème:
comment savoir quelle catégorie correspond à tel matériel ?
Si le matériel porte en lui-même Je « signe distinctif» per-
ia . se sous telle catégorie, il n’est donc pas
l'a P licati à orme; et s'il est vraiment informe, alors
Pp'icalion
de telle ou telle catégorie devientC’ indifféren
et la distinction du vrai et du faux s'écroule. ci te:
ment cette antinomie qui a mené dci dc
qui a
l’histoire de Ja Philosoph mené, à plusieurs reprises grdans
1
O0 i ? Salle
pensée de type date ie pensée criticiste à une
5. « Qu'est-ce que 1 i
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classe Pr LSque Axel
le marx et J. ortho
os isme En ?
Bois,doxe ie
re et conscience
Laurel éd. 19 S8l semblait adopter ce poi uit, 1960, p. 18.
“ou dau P. 98 et 129. Point de vue. Voir The Marxists,

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Par l'intermédiai € Passaest évide
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chez les né O- kanti ens de

rare
Le marxisme : bilan provisoire o

C'est ainsi que la question se pose au niveau lo


gique. Et,
au niveau historique-génétique, c’est-à- dire lors
qu’on COnsi-
dère le processus de développement d € la conn
aissance te]
qu'il se déroule comme histoire, c’est, le
plus souvent, 1
«déploiement du matériel » qui a conduit à une révision
ou É
éclatement des catégories. La révolution proprement shilisus
phique produite dans la physique moderne par la relativité
les quanta n’en est qu’un exemple frappant parmi d’autres?et
Mais l'impossibilité d'établir une distinction rigide
entre
méthode et contenu, entre catégorie et matériel appa-
raît encore plus clairement lorsqu'on considère non plus
la
connaissance de la nature, mais la connaissance de l’his-
toire. Car dans ce cas il n’y a pas simplement le fait qu’une
exploration plus poussée du matériel déjà donné ou l’appari-
tion d’un nouveau matériel peut conduire à une modification
des catégories, c’est-à-dire de la méthode. I] y a surtout, et
beaucoup plus profondément, cet autre fait, mis précisément
en lumière par Marx et par Lukâcs lui-même: les catégo-
ries en fonction desquelles nous pensons l’histoire sont, pour
une part essentielle, des produits réels du développement
historique. Ces catégories ne peuvent devenir clairement et
efficacement des formes de connaissance de l’histoire que
lorsqu'elles ont été incarnées ou réalisées dans des formes
de vie sociale effective.
Pour ne citer que l’exemple le plus simple: si dans l’Anti-
quité les catégories dominantes sous lesquelles sont saisis les
rapports sociaux et l’histoire sont des catégories essentielle-
ment politiques (le pouvoir dans la cité, les rapports entre
cités, la relation entre la force et le droit, etc.), si l’écono-
mique ne reçoit qu’une attention marginale, ce n’est ni parce
que l'intelligence ou la réflexion étaient moins «avancées »,
ni parce que le matériel économique était absent, ou ignoré.

7. Il ne faut pas évidemment renverser simplement les positions. Ni logi-


résul-
Quement, ni historiquement les catégories physiques ne sont un simple
tat (encore moins un «reflet») du matériel. Une révolution dans le domaine
des catégories peut conduire à saisir un matériel jusqu'alors indéfini (comme
avec Galilée). Encore plus, l'avance dans l'expérimentation peut «for-
cer» un nouveau matériel à apparaître. Il y a finalement un double rapport,
Mais il n’y à certainement pas indépendance des catégories relativement
au Contenu. e
8. «Le changement de fonction du matérialisme historique », Lc., note 5, en
Particulier p. 266 sg.
20 Marxisme et théorie révolutionnaire

conomie
C’est que, dans la réalité du monde antique, l’é séparé,
moment
ne s'était pas encore co nstituée comme
« autonome » SGH ivse de«po
disait Marx, l'écono
», deelle-mê
urP°? soimie 5 meté
l’activi
humaine. Une véritable analy
et de son importance pour la société ve p A nr, .
partir du xvn et surtout du XVII siècle, © 7 l'économie : ;
naissance du capitalisme, qui à en effet érig ns
moment dominant de la vie sociale. Et LHURO iaue . uit
accordée par Marx et les marxistes à l’économiq
également cette réalité historique- avoir de «méthode»,
est donc clair qu’il1e ne peut pas sury le développement his-
Il Due
e p
en histoire, qui resterait inaffecté
ent plus profondes
torique a Cela pour des raisons autrem
velles décou-
que le «progrès de la connaissance », les «nou
la structure
vertes », etc., raisons qui concernent directement
la struc-
même de la connaissance historique, et tout d’abord
.
ture de son objet, c’est-à-dire le mode d’être de l’histoire
L'objet de la connaissance historique étant un objet par lui-
même signifiant ou constitué par des significations, le déve-
loppement du monde historique est ipso facto le déploiement
d’un monde de significations. Il ne peut donc pas y avoir de
coupure entre matériel et catégorie, entre fait et sens. Et ce
monde de significations étant celui dans lequel vit le «sujet»
de la connaissance historique, il est aussi celui en fonction
duquel] nécessairement il saisit, pour commencer, l’ensemble
du matériel historique.
Certes, ces constatations sont aussi à relativiser. Elles
ne peuvent pas impliquer qu’à tout instant toute catégo-
rie et toute méthode sont remises en question, dépassées
ou ruinées par l'évolution de l’histoire réelle au moment
même où l’on pense, Autrement dit,
c’est chaque fois une
question concrète que de savoir si
la transformation histo-
rique à atteint le point où les ancien
cienne méthode doivent nes catégories et l’an-
être reconsidérées. Mais il
devient
Le marxisme : bilan provisoire 2]

des cent dernières années, n’autorise ni n’e à


en question les catégories de Marx, tout he être nn
par sa méthode. C’est donc prendre position sur le cond
avoir une théorie définie là-dessus, et en même
temps refu-
ser de le dire.
En fait, gess précisément l'élaboration du contenu
qui
nous oblige à reconsidérer la méthode et donc le système
marxiste. Si nous avons été amenés à poser, graduellernent
et pour finir brutalement, la question du marxisme, c’est
que
nous avons été obligés de constater, pas seulement et pas
tellement que telle théorie particulière de Marx, telle idée
précise du marxisme traditionnel étaient «fausses», mais
que l’histoire que nous vivons ne pouvait plus être saisie
à l’aide des catégories marxistes telles quelles ou «amen-
dées », «élargies », etc. Il nous est apparu que cette histoire
ne peut être ni comprise, ni transformée avec cette méthode,
Le ré-examen du marxisme que nous avons entrepris n’a pas
lieu dans le vide, nous ne parlons pas en nous situant n’im-
porte où et nulle part. Partis du marxisme révolutionnaire,
nous sommes arrivés au point où il fallait choisir entre res-
ter marxistes et rester révolutionnaires ; entre la fidélité à une
doctrine qui n’anime plus depuis longtemps ni une réflexion
ni une action, et la fidélité au projet d’une transformation
radicale de la société, qui exige d’abord que l’on comprenne
ce que l’on veut transformer, et que l’on identifie ce qui,
dans la société, conteste vraiment cette société et est en lutte
contre sa forme présente. La méthode n’est pas séparable du
contenu, et leur unité, c’est-à-dire la théorie, n’est pas à son
tour séparable des exigences d’une action révolutionnaire
qui, l'exemple des grands partis aussi bien que des sectes le
montre, ne peut plus être éclairée et guidée par les schémas
traditionnels.

2. La théorie marxiste de l’histoire


Nous pouvons donc, nous devons même, commencer notre
examen en considérant ce qu'il est advenu du contenu le plus
concret de la théorie marxiste, à savoir, de l’analyse écono-
contingente
mique du capitalisme. Loin d’en représenter une
et accidentelle application empiri que à un phénom ène histo-
doit se
rique particulier, cette analyse constitue la pointe où
Marxisme et théorie révolutionnaire
22
ance de la théorie, où la théor: 1e
concentrer : toute, la subst je non pas de produire quelques
b . :
montre enfin qu’elle est capä coïncider sa propre diale ctique
idées générales sa init, A et, finalemen t, :de faire
1 ecti ue aur à 1C
See la dual bit du réel lui-même 4 la fois les fonde.
orientation. Ce n’est
sortir de ce mou‘ 4 10 nnaire et SON ; à
ments de l’action révolUE nsaCrÉ l'essentiel de sa vie à cette
pas pour rien que Marx à _ nt marxiste par la suite a accordé
analyse ( ni + queimportance
le mouvement capitale
? à 1 , économie),
ç et ceux
toujours u ués d’aujourd’hui qui ne veulent
. arxistes»
parler quesophistiqués
des manuscritsd' de jeunesse de Marx font
dunes non seulement de superficialité, mais surtout d’une
arrogance exorbitante, car leur attitude pes . e: à partir
de trente ans, Marx ne savait plus ce qu'il faisait.
On sait que pour Marx l’économie capitaliste est sujette à
des contradictions insurmontables, qui se manifestent aussi
bien par les crises périodiques de surproduction que par
des tendances à long terme dont le travail ébranle de plus
en plus profondément le système: l’augmentation du taux
d'exploitation (donc la misère accrue, absolue ou relative, du
prolétariat); l'élévation de la composition organique du capi-
tal (donc l’accroissement de l’armée industrielle de réserve,
c’est-à-dire du chômage permanent) ; la baisse du taux de pro-
fit (donc le ralentissement de l’accumulation et de l’expan-
sion de la production). Ce qui s’exprime par là en dernière
analyse, c’est Ja contradiction du capitalisme telle que la voit
Marx : l'incompatibilité entre le développement des forces
productives et les « rapports de production» ou
«formes de
propriété » capitalistes?
Or l'expérience des vingt dernières années
les crises p riodiques de s fait ; penser: que
table sous le capitali ie roductio
n n ont rien d’inévi
? , RTS

mement atténuée de « récessions »


’ :
Et l’expérience des cent dernières mineur: ee x
pages
années ne mont re, dans

: heure de la ié capi _
éd. Costes, tome IV, p.XPropriateurs
274; éd, de PT ss Expropriésla propriété
», Le Capital,
Le marxisme : bilan provisoire 23

les pays capitalistes développés, ni paupérisation (absolue


ou relative) du prolétariat, ni augmentation séculaire du
chômage, ni baisse du taux de profit, encore moins un ralen-
tissement du développement des forces productives dont le
rythme s’est au contraire accéléré dans des proportions ini-
maginables auparavant.
Bien entendu, cette expérience ne «démontre» rien par
elle-même. Mais elle oblige à revenir sur la théorie écono-
mique de Marx pour voir si la contradiction entre la théo-
rie et les faits est simplement apparente ou passagère, si une
modification convenable de la théorie ne permettrait pas de
rendre compte des faits sans en abandonner l'essentiel, ou si
finalement c’est la substance même de la théorie qui est en
cause.
Si l’on effectue ce retour, on est amené à constater que la
théorie économique de Marx n’est tenable ni dans ses pré-
misses, ni dans sa méthode, ni dans sa structure !°. Briève-
ment parlant, la théorie comme telle «ignore » l’action des
classes sociales. Elle «ignore» l’effet des luttes ouvrières
sur la répartition du produit social — et par là nécessaire-
ment, sur la totalité des aspects du fonctionnement de l’éco-
nomie, notamment sur l’élargissement constant du marché
de biens de consommation. Elle «ignore » l’effet de l’orga-
nisation graduelle de la classe capitaliste, en vue précisé-
ment de dominer les tendances «spontanées » de l’économie.
Cela dérive de sa prémisse fondamentale: que dans l’écono-
mie capitaliste les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont
effectivement et intégralement transformés en choses, réi-
fiés; qu’ils y sont soumis à l’action de lois économiques qui
ne diffèrent en rien des lois naturelles” sauf en ce qu’elles
utilisent les actions «conscientes» des hommes comme
l'instrument inconscient de leur réalisation.
Or cette prémisse est une abstraction qui ne correspond,

10. Sur la critique de la théorie économique de Marx, voir «Le mouve-


ment révolutionnaire sous le capitalisme moderne», dans le n°31 de 5. ou
B., décembre 1960, p. 68 à 81 [repris dans Capitalisme moderne et révolu-
tion, 2, éd. 10/18, 1979, p. 75-105]. | QUE :
a. Cf. les termes mêmes de Marx, qui définit ainsi son «point de
Vue»: «le développement de la formation économique de la société
est assimilable à la marche de la nature et à son histoire...» (Le Capital,
le
éd. Costes, tome I, p. Lxxx,; éd. de La Pléiade, I p. 550. Souligné dans
texte.)
24 Marxisme et théorie révolutionnairs

de la réalité, et comme telle


pour ainsi dire, qu’à une mo itié Capi.
Tendance essentielle du
elle est finalement fausse. l] él
sificati eut Jamais
ne pe”. ” L er | intégra
‘mais mr sese réalis in
1 e, la réification
talism
ssait effectivement
ment. Si elle le faisait, si le SyStÈME réussi
end Un par
En
à transformer les hommes :1 n as à long
i es, il S s’effondreraitl
nomiqu
EE La lutte des hommes contre ]a
ha no la
la tendance à la réification,
réification est, tout autant que d dans
du fonctionnement u capita , lisme. Une7 usine
condition
laquelle les ouvriers seraient effectivement et intégralement
exécutant aveuglément les
de simples rouages des machines
ordres de la direction s’arrêterait dans un quart d'heure. Le
t
capitalisme ne peut fonctionner qu en mettant constammen
tis
à contribution l’activité proprement humaine de ses assujet
qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumanis er
le plus possible. Il ne peut fonctionner que pour autant que
sa tendance profonde, qui est effectivement la réification,
n’est pas réalisée, que ses normes sont constamment com-
battues dans leur application. L'analyse montre que c’est là
que réside la contradiction dernière du capitalisme
!}, et non
pas dans les incompatibilités en quelque sorte mécaniques
que présenterait la gravitation économique des molécules
humaines dans le système, Ces incompatibilités, pour autant
qu’elles dépassent des phénomènes particuliers et localisés,
sont finalement illusoires.

. Il découle de cette reconsidération une série de conclu-


Ke a seules les plus importantes nous retiendront ici.
Den . A peut plus maintenir l'importance cen-
l’économie Fa rx (et tout le mouvement mar xiste) à
le sens At ner e Le terme économie est pris ici dans
du Capital: le s se ee que lui confère le contenu même
qui, à partird'un peu 2 relations abstraites et quantifiables
productives (que ns gpe d appropriation des ressources
ment comme jeu *PPropriation soit garantie juridique-
Propriété ou traduise simplement un pouvoir de
Et
Û
le n°32 de $. ou Bemen
Voir «Le mouv
t ionna;
(avril og ennaire SOUS le capitalisme moderne”;

Capitalisme moderne, éd, 10/18, 1979,


re 2 ience du mou
Èù
sation,
’ :
10/18,
éd,, I», in £’
Le marxisme : bilan provisoire 25

disposition de facto) détermine la formation,


l'échange et Ja
répartition des valeurs. On ne peut pas ériger ces relations
en
système autonome, dont le fonctionnement serait régi par des
Jois propres, indépendantes des autres relations
sociales. On
ne le peut pas dans le cas du Capitalisme — et, vu précisément
que c’est Sous le capitalisme que l’économie a tendu
le plus
à « s’autonomiser » Comme sphère d’activité sociale, on
soupçonne qu’on le peut encore moins pour les sociétés anté-
rieures. Même sous le capitalisme, l’économie reste une
abstraction; la société n’est pas transformée en société éco-
nomique au point que l’on puisse regarder les autres rela-
tions sociales comme secondaires.
Ensuite, si la catégorie de la réification est à reconsidé-
rer, cela signifie que toute la philosophie de l’histoire sous-
jacente à l'analyse du Capital est à reconsidérer. Nous abor-
derons cette question plus loin.
Enfin, il devient clair que la conception que Marx se
faisait de la dynamique sociale et historique la plus générale
est mise en question sur le terrain même où elle avait été
élaborée le plus concrètement. Si Le Capital prend une telle
importance dans l’œuvre de Marx et dans l'idéologie des
marxistes, c’est parce qu'il doit démontrer scientifiquement
sur le cas précis qui intéresse avant tout, celui de la société
capitaliste, la vérité théorique et pratique d’une concep-
tion générale de la dynamique de l’histoire, à savoir que «à
un certain stade de leur développement, les forces produc-
tives de la société entrent en contradiction avec les rapports
de production existants, ou, ce qui n’en est que l'expression
juridique, avec les rapports de propriété à l’intérieur des-
quels elles s’étaient mues jusqu'alors *». |
En effet, Le Capital, parcouru d’un bout à l’autre par
cette intuition essentielle: que rien ne peut désormais arrêter
le développement de la technique, et celui, concomitant, de
la productivité du travail, vise à montrer que les rapports
de production capitalistes, qui étaient au départ Fr Apnes
la plus adéquate et l'instrument le plus efficace du déve ue
ment des forces productives, deviennent, « à un stade »,
le frein de ce développement et doivent de ce fait éclater.

12. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Préface,


trad. Laura Lafargue, éd. Giard, 1928,
p. 5.
26 Marxisme et théorie révolutionnaire

dans sa phase
Autant les hymnes adressés à la bourgeoisie
t des forces pro-
progressive glorifient le déve loppemen
ductives dont elle a été l’instrum ent histo
rique *, br autant la
condamnation portée contre elle, chez Marx aussi bien que
: , i ‘idée que | ce
chez les marxistes ultérieurs, s'appuie SUr li
développement est désormais empêché par : ee vs 0)
liste de production. «Les forces puissantes É nes
ce facteur décisif du mouvement historique, étou ee …
les superstructures sociales arriérées (propriété pi 6, Eat
national), dans lesquelles l’évolution antérieure !es avait
enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de produc-
tion se heurtaient à tous les murs de l'Etat national et bour-
geois, exigeant leur émancipation par l'organisation univer-
selle de l’économie socialiste », écrivait Trotski en 1919 ”;
et. en 1936, il fondait son Programme transitoire sur cette
constatation: «Les forces productives de l'humanité ont
cessé de se développer. » — parce que, entre-temps, les rap-
ports capitalistes étaient devenus, de frein relatif, frein provi-
soirement absolu à leur développement.
Nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien, et que depuis
vingt-cinq ans, les forces productives ont connu un dévelop-
pement qui laisse loin derrière tout ce qu’on aurait pu imagi-
ner autrefois. Ce développement a été certes conditionné par
des modifications dans l’organisation du capitalisme, et il en
a entraîné d’autres — mais il n’a pas mis en question la subs-
tance des rapports capitalistes de production. Ce qui parais-
sait à Marx et aux marxistes comme une «contradiction » qui
devait faire éclater le système a été «résolu» à l’intérieur du
système.
C'est que, d'abord, il ne s'est jamais agi d’une contradic-
tion. Parler de «contradiction» entre les forces productives
et les rapports de production est pire qu’un abus de langage,
c'est une phraséologie qui prête une apparence dialectique
à
a13.r epars
Voir exemple la pr première partiepartie («
( Bourgeoisi et prolétaire
i s ») du
14. L. Trotski, Terrorisme et Communis
Il faut rappeler que jusqu'à une date me, éd. 10/18, 1963, p.41
1 «ultra-gauches récente, staliniens, trotListes
2»> lesle plus
purs étaient ralprati quement d :
camoufler Ou minimiser sous tous
Jes
i
Se nn
lopp
D ement de ]a producti
: on depu
‘ is 1945, - En
et
vue Encore mai
Maintenant , la réponse
d " “Markisle» C'es l: « Ah, mais c'est dû à la production
ui
oire
Le marxisme : bilan provis

ce qui n’est qu’un modèle de pensée mécanique. Lorsqu’un


gaz chauffé dans un récipient exerce sur les parois une pres-
sion croissante qui peut finalement les faire éclater, il n'ya
aucun sens à dire qu’il y a «contradiction » entre la pression
du gaz et la rigidité des parois — pas plus qu’il n°y a «contra-
diction » entre deux forces de sens opposé s’appliquant au
même point. De même, dans le cas de la société, on pour-
rait tout au plus parler d’une tension, d’une opposition ou
d’un conflit entre les forces productives (la production effec-
tive ou la capacité de production de la société), dont le déve-
loppement exige à chaque étape un certain type d’organisa-
tion des rapports sociaux, et ces types d’organisation qui tôt
ou tard «restent en arrière » des forces productives et cessent
de leur être adéquats. Lorsque la tension devient trop forte,
le conflit trop aigu, une révolution balaye la vieille organisa-
tion sociale et ouvre la voie à une nouvelle étape de dévelop-
pement des forces productives.
Mais ce schéma mécanique n’est pas tenable, même au
niveau empirique le plus simple. Il représente une extrapola-
tion abusive à l’ensemble de l’histoire d’un processus qui ne
s’est réalisé que pendant une seule phase de cette histoire, la
phase de la révolution bourgeoise. Il décrit à peu près fidè-
lement ce qui a eu lieu lors du passage de la société féodale,
plus exactement: des sociétés bâtardes d'Europe occiden-
tale de 1650 à 1850 (où une bourgeoisie déjà bien dévelop-
pée et économiquement dominante se heurtait à la monarchie
absolue et à des résidus féodaux dans la propriété agraire et
les structures juridiques et politiques), à la société capita-
liste. Mais il ne correspond ni à l’effondrement de la société
antique et à l’apparition ultérieure du monde féodal, ni à la
naissance de la bourgeoisie qui émerge précisément hors des
rapports féodaux et en marge de ceux-ci, ni à la constitution
de la bureaucratie comme couche dominante aujourd’hui
dans les pays arriérés qui s’industrialisent, ni enfin à l’évo-
lution historique des peuples non européens. Dans aucun
de ces cas on ne peut parler d’un développement des forces
productives incarné par une classe sociale grandissant dans
le système social donné, développement qui serait «à un
certain stade» devenu incompatible avec le maintien de ce
système et aurait ainsi conduit à une révolution donnant le
pouvoir à la classe «montante ».
28 Marxisme et théorie révolutionnaire

Ici encore, au-delà de la «confirmation » ou du «démenti »


apporté par les faits à la théorie, c'est Sur la signification de
la théorie, sur son contenu le plus profond, sur les nr
qui sont les siennes et le type de rapport qu elle vise à éta
avec la réalité, que nous devons réfléchir.
C'est une chose, de reconnaître l'importance fondamen-
tale de l'enseignement de Marx concernant là relation pro-
fonde qui unit la production et le reste de la vie d une SOCIétÉ.
Personne, depuis Marx, ne peut plus penser l'histoire en
«oubliant» que toute société doit assurer la production des
conditions matérielles de sa vie, et que Ious les aspects de
la vie sociale sont profondément reliés au travail, au mode
d'organisation de cette production et à la division sociale qui
lui correspond. | |
C'est une autre chose, que de réduire la productio n, I ac-
tivité humaine médiatisée par des instruments et des objets,
le travail, aux «forces productives », c’est-à-dire finalement
à la technique", d’attribuer à celle-ci un développement <en
dernière analyse» autonome, et de construire une mécanique
des systèmes sociaux basée sur une opposition éternelle et
éternellement la même entre une technique ou des forces
productives qui posséderaient une activité propre, et le reste
des relations sociales et de la vie humaine, la « superstruc-
ture », doté tout aussi arbitrairement d’une passivité et d'une
inertie essentielle.
En fait, il n'y a ni autonomie de la technique, ni tendance
immanente de la technique vers un développement autonome.

15. «.… Il importe de distinguer toujours entre le bouleverseme


riel des conditions de production économiques — qu'on doir nt maté-
consta
fidèlement à l'aide des sciences physiques et naturelles ter
— et les formes juri-
diques, politiques. », K, Marx, préface À la Contriburion
l'économie politique, L. à la cririque de
e., p.6 (souligné nous). [Aussi: « Darwin a
atüiré l'attention sur l'histoire de la rechno ogie
naturelle, c'est-à-dire sur
la formation des organes des plantes et des
animaux considérés comme
moyens de production pour leur vie. L'histo
ire
l'homme social, base matérielle de toute organides organes productifs de
sation sociale, ne serait-
elle pas digne de semblables recherches? Et ne serait-il pas
mener celte entreprise À bonne fin, puisque plus facile de
" , comme dit Vico, l'histoire
STE se distingue de l'histoire de la
nature en ce que nous avons
l'honme d pare _ ee FE us À nu le mode d'action de
rielle, et, par conséquent, l'ori ir
conceptions intellectuelles+. Origine desDErapports produc
sociaution os idées
x et des So ou des
qui en
éd. Costes; Pléiade, !, p. 918] découl », Le ‘api
ent Capital, L. 1, t I, p.S,
Le marxisme : bilan provisoire 29

pendant les 99,9 % de sa durée — c’est-à-dire pendant sa tota-


lité sauf les cinq dernier S siècles — l’histoire connue ou pré-
sumée de l'humanité s’est déroulée sur la base de ce qui
nous apparaît aujourd’hui comme une stagnation et qui était
vécu par les hommes de l’époque comme une stabilité allant
de soi de la technique ; des civilisations et des empires se
sont fondés et se sont écroulés, des millénaires durant, sur
les mêmes «infrastructures » techniques.
Pendant l'Antiquité grecque, le fait que la technique appli-
quée à la production est restée certainement en deçà des pos-
sibilités qu'offrait
le développement scientifique déjà atteint
ne peut pas être séparé des conditions sociales et culturelles
du monde grec, et probablement d’une attitude des Grecs à
l'égard de la nature, du travail, du savoir. Comme inverse-
ment, on ne peut séparer l’énorme développement technique
des Temps modernes d’un changement radical - même s’il
s’est produit graduellement — dans ces attitudes. L'idée que
la nature n’est que domaine à exploiter par les hommes, par
exemple, est tout ce qu’on veut sauf évidente du point de
vue de toute l’humanité antérieure et encore aujourd’hui des
peuples non industrialisés. Faire du savoir scientifique essen-
tiellement un moyen de développement technique, lui donner
un caractère à prédominance instrumentale, correspond aussi
à une attitude nouvelle. L’apparition de ces attitudes est
inséparable de la naissance de la bourgeoisie — qui a lieu au
départ sur la base des anciennes techniques. Ce n’est qu’à
partir du plein épanouissement de la bourgeoisie que l’on
peut observer, en apparence, une sorte de dynamique auto-
nome de l’évolution technologique. Mais en apparence seu-
lement. Car, non seulement cette évolution est fonction du
développement philosophique et scientifique déclenché (ou
accéléré) par la Renaissance, dont les liens profonds avec
toute la culture et la société bourgeoises sont incontes-
tables; mais elle est de plus en plus influencée par la consti-
tution du prolétariat et la lutte des classes au sein du capita-
lisme, qui conduit à une sélection des techniques appliquées
dans la production parmi toutes les techniques possibles
Enfin, dans la phase présente du capitalisme la recherche

16, Voir «Sur le contenu du socialisme», dans le n° 22 de S. ou B. (juil-


let 1957), p. 14 à 21. [Le Contenu du socialisme, éd. 10/18, p. 123-137.]
30 Marxisme et théorie révolutionnaire
itement
technologique est planifi ée, orientée et dirigée explic
dominantes de la
vers les buts que se proposent les couches es
onome de
société. Quel : sens y séa-t-il à parler d ‘évolution aut pe
Etats-Unis décide
; Eta heroes
que lele g gouvernement des
la technique, lorsque lnrec cd.
de consacrer un milliard de dollars
dollars à la recherche des
burants de fusée et un million de L
mer
causes du cancer?
stoire, où les
Concernant des phases révolues de l’hi
hasard sur telle inven-
hommes tombaient pour ainsi dire par mme de
production (co
tion ou méthode, et où la base de la
) était une sorte de
la guerre ou des autres activités sociales
autonomie de la
pénurie technologique, l’idée d’une relative
technique peut garder un sens — encore qu’il soit faux que
cette technique ait été «déterminante », En Un Sens exclu-
le
sif, de la structure et de l’évolution de la société, comme
KV:

prouve l’immense variété des cultures, archaïques et histo-


riques (asiatiques, par exemple) construites «sur la même
base technique ». Même pour ces phases, le problème du rap-
port entre le type de la technique et le type de la société et
de la culture reste entier. Mais dans les sociétés contempo-
raines, l'élargissement continu de la gamme de possibili-
tés techniques et l’action permanente de la société sur ses
méthodes de travail, de communication, de guerre, etc.,
réfute définitivement l’idée de l’autonomie du facteur tech-
nique et rend absolument explicite la relation réciproque, le
renvoi circulaire ininterrompu des méthodes de production à
l’organisation sociale et au contenu total de la culture*.

Ce que nous venons de dire montre qu’il n’y a pas, et qu’il


n'y a jamais eu, d’inertie en soi du reste de la vie sociale,
ni de privilège de passivité des « Superstructures ». Les
supersiruciures ne sont qu'un tissu de rapports sociaux, ni
plus ni moins «réels», ni plus ni moins «inertes » que les
autres — {out autant «conditionnés » par l'infrastructure
que
celle-ci par eux, si le mot «conditionner» peut être utilisé
pour désigner le mode de coexistence des divers moments où
aspects des activités sociales.

a. Voir aussi mon article « Techni , ; L


ali Û que» de l’Encyclopaedia Univer-
ne
. : : po
CÉsprit», Paris,coll.1973.
1978, p. 221-248; « Points Cucefouns
[Les Essais du labyrinthe,
», 1998, p. 289-324.]
oire
Le marxisme : bilan provis

La fameuse phrase sur le «retard de la conscience sur la


vie» n’est qu'une phrase. Elle représente une constatation
empirique valable pour la moitié droite des phénomènes,
et fausse pour leur moitié gauche. Dans la bouche et l’in-
conscient des marxistes elle est devenue une phrase théo-
logique, et comme telle elle n’a aucun sens. Il n’y a ni vie
ni réalité sociale sans conscience, et dire que la conscience
retarde sur la réalité c’est dire que la tête d’un homme
qui marche est constamment en retard sur l’homme lui-
même. Même si l’on prend «conscience » en un sens étroit
(de conscience explicite, de «pensée de», de théorisa-
tion du donné), la phrase reste encore aussi souvent fausse
que vraie, car il peut y avoir tout autant un «retard» de la
conscience sur la réalité qu’un «retard» de la réalité sur la
conscience — car, autrement dit, il y a tout autant correspon-
dance que distance entre ce que les hommes font ou vivent
et ce que les hommes pensent. Et ce qu’ils pensent n’est pas
seulement élaboration pénible de ce qui est déjà là et marche
haletante sur ses traces. Il est aussi relativisation de ce qui
est donné, mise à distance, projection. L’histoire est tout
autant création consciente que répétition inconsciente. Ce
que Marx a appelé la superstructure n’a pas été davantage
un reflet passif et attardé d’une «matérialité » sociale (par
ailleurs indéfinissable) que la perception et la connaissance
humaines ne sont des «reflets » imprécis et brouillés d’un
monde extérieur parfaitement formé, coloré et odorant en soi.
Il est certain que la conscience humaine comme agent
transformateur et créateur dans l’histoire est essentiellement
une conscience pratique, une raison opérante-active, beau-
coup plus qu’une réflexion théorique, à laquelle la pratique
serait annexée comme le corollaire d’un raisonnement, et
dont elle ne ferait que matérialiser les conséquences. Mais
cette pratique n’est pas exclusivement une modification du
monde matériel, elle est tout autant et encore plus modifi-
cation des conduites des hommes et de leurs rapports. Le
Sermon sur la montagne, le Manifeste communiste appar-
tiennent à la pratique historique tout autant qu’une invention
technique et y pèsent, quant à leurs effets réels sur l’histoire,
d’un poids infiniment plus lourd.
La confusion idéologique actuelle et l’oubli de vérités élé-
mentaires sont tels que ce que nous disons ici paraîtra sans
32 Marxisme et théorie révolutionnaire

doute à beaucoup de «marxistes» comme de l’idéalisme,


Mais l’idéalisme, et de l’espèce la plus crue et la plus naïve,
se trouve en fait dans cette tentative de réduire l’ensemble
de la réalité historique aux effets de l’action d’un seul fac-
teur, qui est nécessairement abstrait du reste et donc abstrait
purement et simplement — et qui, au surplus, est de l’ordre
d’une idée. Ce sont en effet les idées qui font avancer l’his-
toire dans la conception dite «matérialiste historique » — seu-
lement au lieu d’être des idées philosophiques, politiques,
religieuses, etc., ce sont des idées techniques. II est vrai que,
pour devenir opérantes, ces idées doivent s’« incarner » dans
des instruments et des méthodes de travail. Mais cette incar-
nation est déterminée par elles; un instrument nouveau est
nouveau en tant qu’il réalise une nouvelle façon de conce-
voir les relations de l’activité productive avec ses moyens
et son objet. Les idées techniques restent donc une espèce
de premier moteur, et alors de deux choses l’une: ou bien
on s’en tient là, et cette conception «scientifique » appa-
raît comme faisant reposer toute l’histoire sur un mystère, le
mystère de l’évolution autonome et inexplicable d’une caté-
gorie particulière d’idées. Ou bien on replonge la technique
dans le tout social, et il ne peut être question de la privilé-
gier a priori ni même a posteriori. La tentative d’Engels de
sortir de ce dilemme en expliquant que les superstructures
réagissent certes sur les infrastructures, mais que celles-ci
restent déterminantes «en dernière analyse», n’a guère de
sens . Dans une explication causale il n’y a pas de der-
nière analyse, chaque chaînon renvoie inéluctablement à un
autre. Ou bien la concession d’Engels reste verbale, et l’on
demeure avec un facteur qui détermine l’histoire sans être
déterminé par elle; ou bien elle est réelle, et elle ruine la pré-
tention d’avoir localisé l’explication ultime des phénomènes
historiques dans un facteur spécifique.

; 17. ë Lettre à Joseph Bloch du 21 se ptembre 1890. [En fait,i la conces-


sion d Engels «reste verbale » : « Entre toutes,
ce sont “ conditions écon0-

Do usRE 5 tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent éga-
phouer ee jee que non décisif» (in K. M. et F. E., Erudes philoso-
toire jusqu’à és | es, 1961, p. 154-155.) Et, p. 155: «C’est ainsi que l’his-
est soumise anges
aussi, nr Se dérouleauxà mêmes
en substance, la façon d'un processus de la nature €!
lois de mouvement qu’elle. »]
L
ovisoire
Le marxisme : bilan pr

Le caractère proprement idéaliste de la conception appa-


raît de façon encore plus profonde, lorsque l’on considère un
autre aspect des catégories d'infrastructure et de Superstruc-
ture dans leur utilisation par Marx. Ce n’est pas seulement
que l’infrastructure a un poids déterminant, en fait qu’elle
seule a du poids, puisque c’est elle qui entraîne le mouve-
ment de l’histoire. C’est qu’elle possède une vérité, dont le
reste est privé. La conscience peut être, et est en fait la plu-
part du temps, une «fausse conscience »; elle est mystifiée,
son contenu est «idéologique». Les superstructures sont tou-
jours ambiguës: elles expriment la «situation réelle» autant
qu’elles la masquent, leur fonction est essentiellement double.
La constitution de la République bourgeoise, par exemple, ou
le droit civil ont un sens explicite ou apparent: celui que porte
leur texte, et un sens latent ou réel: celui que dévoile l’analyse
marxiste, montrant derrière l’égalité des citoyens la division
de la société en classes, derrière la «souveraineté du peuple »
le pouvoir de fait de la bourgeoisie. Celui qui voudrait com-
prendre le droit actuel en s’en tenant à sa signification expli-
cite, manifeste, serait en plein crétinisme juridique. Le droit,
comme la politique, la religion, etc., ne peut acquérir son plein
et son vrai sens qu’en fonction d’un renvoi au reste des phéno-
mènes sociaux d’une époque. Mais cette ambiguïté, ce carac-
tère tronqué de toute signification particulière dans le monde
historique cesserait dès que nous aborderions l’«infrastruc-
ture». Là, les choses peuvent être comprises en elles-mêmes,
un fait technique signifie immédiatement et pleinement, il n’a
aucune ambiguïté, il est ce qu’il «dit», et il dit ce qu’il est.
Il dit même tout le reste: le moulin à bras dit la société féo-
dale, le moulin à vapeur dit la société capitaliste. Nous avons
donc des choses qui sont des significations achevées en soi,
et qui en même temps sont des significations pleinement et
immédiatement ! pénétrables par nous. Les faits techniques ne
sont pas seulement des idées «en arrière » (des significations
qui ont été incarnées), ils sont aussi des idées «en avant» (ils
signifient activement tout ce qui «résulte » d'eux, confèrent un
sens déterminé à tout ce qui les entoure). Que l’histoire soit le
domaine où les significations «s’incarnent» et où les choses

18. Immédiatement non pas au sens chronologique, mais logique: sans


Médiation, sans besoin de passer par une autre signification.
34 Marxisme et théorie révolutionnaire

signifient, cela ne fait pas l'ombre d’un doute. Mais aucune de


ces significations n’est jamais achevée et close en elle-même,
elles renvoient toujours à autre chose; et aucune chose, aucun
fait historique ne peut nous livrer un sens qui serait de soi
inscrit sur eux. Aucun fait technique n’a un sens assignable
s’il est isolé de la société où il se produit, et aucun n’impose
un sens univoque et inéluctable aux activités humaines qu’il
sous-tend, même les plus proches. À quelques kilomètres
l’une de l’autre, dans la même jungle, avec les mêmes armes
et instruments, deux tribus primitives développent des struc-
tures sociales et des cultures aussi différentes que possible.
Est-ce Dieu qui l’a voulu ainsi, est-ce une « âme » singulière
de la tribu qui est en cause? Non pas, un examen de l’his-
toire totale de chacune d'elles, de ses rapports avec d’autres,
etc., permettrait de comprendre comment des évolutions dif-
férentes se sont produites (bien qu’il ne permettrait pas de
«tout comprendre », encore moins d’isoler «une cause» de
cette évolution). L'industrie automobile anglaise travaille
sur la même «base technique » que l’industrie automobile
française, avec les mêmes types de machines et les mêmes
méthodes pour produire les mêmes objets. Les «rapports de
production» sont les mêmes, ici et là: des firmes capitalistes
qui produisent pour le marché et embauchent, pour ce faire,
des prolétaires. Mais la situation dans les usines diffère du
tout au tout: en Angleterre, grèves sauvages fréquentes, gué-
rilla permanente des ouvriers contre la direction, institution
d’un type de représentation ouvrière, les shop stewards, aussi
démocratique, aussi efficace, aussi combative que possible
sous les conditions capitalistes. En France, apathie et asser-
vissement des ouvriers, transformation intégrale des « délé-
gués » ouvriers en tampons entre la direction et les travail-
leurs. Et les «rapports de production» réels, c’est-à-dire
précisément le degré de contrôle effectif qu’assure à la direc-
lon son «achat de la force de travail», diffèrent de ce fait
dE Seule une analyse de l’ensemble de chacune
es sociétés considérées, de leur histoire précédente, etc.
sas HIGH de comprendre, jusqu’à un certain point, com”
$8 Situations aussi différentes ont pu émerger.

entiel, au
Poe d nous sommes jusqu’ici situés, pour l’essl’hist oire ”,
au Cu contenu de la «conception matérialiste de
Le marxisme : bilan provisoire a

essayant de voir dans quelle mesure les Propositions pré-


cises de cette conception pouvaient être t enues pour vraie
ou même avaient un sens. s
Notre conclusion est, visiblement, que ce Contenu n’est
pas tenable, que la conception marxiste de 1 ‘histoire n’en
offre pas l’explication qu’elle voudrait offrir.
Mais le problème n'est pas épuisé par ces considérations.
Si la conception marxiste n’offre pas l’explication cherchée
de l’histoire, il y en a peut-être une autre qui l’offrirait, et
la construction d’une nouvelle conception, «meilleure », NE
serait-elle pas la tâche la plus urgente ?
Cette question est beaucoup plus importante que l’autre,
car, après tout, qu’une théorie scientifique se révèle insuffi-
sante ou erronée, c’est la loi même du progrès de la connais-
sance. La condition de ce progrès est cependant de com-
prendre pourquoi une théorie s’est révélée insuffisante ou
fausse.
Or déjà les considérations qui précèdent permettent de
voir que ce qui est en cause dans l’échec de la conception
matérialiste de l’histoire est, beaucoup plus que la pertinence
d’une idée quelconque appartenant au contenu de la théo-
rie, le type même de la théorie, et ce qu’elle vise. Derrière la
tentative d’ériger les forces productives en facteur auto-
nome et déterminant de l’évolution historique, il y a l’idée de
condenser dans un schéma simple les «forces » dont l’action
a dominé cette évolution. Et la simplicité du schéma vient
de ce que les mêmes forces agissant sur les mêmes objets
doivent produire les mêmes enchaînements d'effets.
Mais dans quelle mesure peut-on catégoriser l'histoire
se
de cette façon? Dans quelle mesure le matériel historique
Prête-t-il à ce traitement ?

L'idée, par exemple, que dans toutes les sociétés le me


loppement des forces productives à « déterminé » les F 5 .
de production et par suite les rapports RENE
religieux, etc., présuppose que dans toutes les se iétés laa
Même articulation des activités humaines existe, que ; ui
Mque, l’économie, le droit, la politique, Ja regie, at uoi
loujours et nécessairement séparés Ou
os
cette affirmation est privée de sens. Mais € _. cturation
ler à l’ensemble de l’histoire l'articulation et la Stru
sé Marxisme et théorie révolutionnaire

> s s forcément un sens


res à notre société, et qui n uns par
ee Héutorique. Mas
Res d’elle. Or cette articulation, cette
cisément des produits du PE oc al Vos
disait déjà que «l individu est un P Pindividil préspoe
l'indi Le Fe pp =
dire par là non pas que l'existence de
celle de la société, ou que la société Le roles: mlto
nn
vidu sera, mais que la catégorie d individu de sa cité
tribu ou
librement détachable de sa famille, de sa
n'a rien de naturel et n'apparaît qu’à une certaine élapel’ac-de
les divers aspects ou secteurs de
l’histoire. De même,
tivité sociale ne s’«autonomisent », COMME disait FACOLE
en fonction d un
Marx, que dans un certain type de société et
degré de développement historique”. Mais s’il en est ainsi, il
est impossible de donner une fois pour toutes un modèle de
relations ou de «déterminations » valable pour toute société.
Les points d’attache de ces relations sont fluants, le mou-
vement de l’histoire reconstitue et redéploie d’une façon
chaque fois différente les structures sociales (et pas néces-
sairement dans le sens d’une différenciation toujours crois-
sante: à cet égard au moins, le domaine féodal représente
une involution, une recondensation de moments qui étaient
nettement séparés dans le monde gréco-romain). Bref, il
n’y a pas dans l’histoire, encore moins qu’il n’y a dans la
nature ni dans la vie, de substances séparées et fixes agis-
sant de l'extérieur les unes sur les autres. On ne peut pas dire
qu'en général «l’économie détermine l’idéologie», ni que
«l'idéologie détermine l’économie », ni enfin qu'« économie
et idéologie se déterminent réciproquement », pour la simple
raison qu'économie et idéologie, en tant que sphères sépa-
rées Qui pourraient agir ou ne pas agir l’une sur l’autre, sont
elles-mêmes des produits d’une étape donnée (et en fait, très
récente)
du développement historique !°. |
De même, la théorie marxiste de l'histoire, et toute théorie
re et simple du même type, est nécessairement
amenée
postuler que les motivations fondamentale
s des hommes

est A poee Se
dicatiialiene
des «rapports de production» dans la vie sociale
". e la bourgeoisie et un élément de l'institution historique
L'Expérience du Pr su
19. Cela est clairement vu rier,7 LE
1, éd. 10/18,2eà De
vannroguen te
1974
» P- 57 à 66. à
du matérialisme historique ». pa Lukäcs dans «Le changement de fonction
je
Le marxisme : bilan provisoire

sont et ont toujours été les mêmes dans toutes les sociétés
Les «forces », productives ou autres, ne peuvent agir dans
l’histoire qu’à travers les actions des hommes et dire que
les mêmes forces jouent partout le rôle déterminant signi-
fie qu’elles correspondent à des mobiles constants partout
et toujours. Ainsi la théorie qui fait du « développement des
forces productives » le moteur de l’histoire présuppose impli-
citement un type invariable de motivation fondamentale des
hommes, en gros la motivation économique: de tout temps,
les sociétés humaines auraient visé (consciemment ou incon-
sciemment, peu importe) d’abord et avant tout l’accroisse-
ment de leur production et de leur consommation. Mais cette
idée n’est pas simplement fausse matériellement; elle oublie
que les types de motivation (et les valeurs correspondantes
qui polarisent et orientent la vie des hommes) sont des créa-
tions sociales, que chaque culture institue des valeurs qui
lui sont propres et dresse les individus en fonction d’elles.
Ces dressages sont pratiquement tout-puissants? car il n’y
a pas de «nature humaine » qui pourrait leur offrir une résis-
tance, car, autrement dit, l’homme ne naît pas en portant
en lui le sens défini de sa vie. Le maximum de consomma-
tion, de puissance ou de sainteté ne sont pas des objectifs
innés à l’enfant, c’est la culture dans laquelle il grandira qui
lui apprendra qu’il en a «besoin». Et il est inadmissible de
mêler à l’examen de l’histoire?! le «besoin» biologique ou
l’«instinct» de conservation. Le «besoin» biologique ou
l’«instinct» de conservation est le présupposé abstrait et uni-
versel de toute société humaine, et de toute espèce vivante en
général, et il ne peut rien dire sur aucune en particulier. Il est
absurde de vouloir fonder sur la permanence d’un «instinct »
de conservation, par définition partout le même, l’histoire,
par définition toujours différente, comme il serait absurde de
vouloir expliquer par la constance de la libido l’infinie variété
de types d’organisation familiale, de névroses ou de perver-
Sions sexuelles que l’on rencontre dans les sociétés humaines.
Lorsque donc une théorie postule que le développement des

individus à marcher
20. Aucune culture ne peut évidemment dresser les s, on ren-
Sur la tête
Sontre à jeûne
dansoul’hist ellement. Mais à l’intérieur de ces limitener."
éternles types de dressage que l’on peut imagi
oirer tous
e,
21. Comme le fait Sartre, dans la Critique de la raison dialectiqu
P ex. p. 166 sg.
38 Marxisme et théorie révolutionnaire

forces productives a été déterminant partout, elle ne veut


pas dire que les hommes ont toujours eu besoin de se nour-
rir (auquel cas ils seraient restés des singes). Elle veut dire
au contraire que les hommes sont allés toujours au-delà des
«besoins» biologiques, qu’ils se sont formé des « besoins »
d’une autre nature — et en cela, c’est effectivement une théo-
rie qui parle de l’histoire des hommes. Mais elle dit en même
temps que ces autres «besoins » ont été, partout et toujours et
de façon prédominante, des besoins économiques. Et en cela,
elle ne parle pas de l’histoire en général, elle ne parle que de
l’histoire du capitalisme. Dire, en effet, que les hommes ont
toujours cherché le développement le plus grand possible des
forces productives, et qu’ils n’ont rencontré comme obstacle
que l’état de la technique; ou que les sociétés ont toujours
été «objectivement » dominées par cette tendance, et agen-
cées en fonction d'elle, c’est extrapoler abusivement à l’en-
semble de l’histoire les motivations et les valeurs, le mouve-
ment et l’agencement de la société actuelle — plus exactement,
de la moitié capitaliste de la société actuelle. L’idée que le
sens de la vie consisterait dans l’accumulation et la conser-
vation des richesses serait de la folie pour les Indiens Kwa-
kiutl, qui amassent des richesses pour pouvoir les détruire,
l’idée de rechercher le pouvoir et le commandement serait
de la folie pour les Indiens Zuni, chez qui, pour faire de
quelqu'un un chef de la tribu, il faut le battre jusqu’à ce qu'il
accepte”. Des «marxistes» myopes ricanent lorsqu'on cite
ces exemples qu'ils considèrent comme des curiosités eth-
nologiques. Mais s’il y a une curiosité cthnologique dans
l’affaire, ce sont précisément ces «révolutionnaires » qui ont
érigé la mentalité capitaliste en contenu éternel d’une nature
humaine partout la même et qui, tout en bavardant intermi-
nablement sur la question coloniale et le problème des avs
arriérés, oublient dans leurs raisonnements les deux tie in
la population du globe. Car un des obstacles Majeurs qu’a

22. Voir Ruth Benedict, Patterns of Culture (la traduction d ,


français, sous le titre Echantillons de civilisation, est abominable livre en
bribes de sens surnagent dans la catastrophe). [La démonstration nr Le
ossibilité de projeter rétroactivement les motivations et Jes Catégories éco.
pre
P «archaïues
nomiques capitalistes sur les autres sociétés, notamment s de lan qu ml Le
un des apports les plus import ants de certain s courant
économique» contemporaine.]
Le marxisme : bilan provisoire 39

rencontré et que rencontre toujours la pénétration du Capita-


lisme c’est l’absence des motivations économiques et de Ja
mentalité de type capitaliste chez les peuples des pays arrié-
rés. Le cas est classique, et toujours actuel, des Africains
qui, ouvriers pour un temps, quittent le travail dès qu’ils ont
réuni la somme qu’ils avaient en vue, et partent à leur village
reprendre ce qui est à leurs yeux la seule vie normale. Lors-
qu’il a réussi à constituer chez ces peuples une classe d’ou-
vriers salariés, le capitalisme n’a pas seulement dû, comme
Marx le montrait déjà, les réduire à la misère en détruisant
systématiquement les bases matérielles de leur existence
indépendante. Il a dû en même temps détruire impitoyable-
ment les valeurs et les significations de leur culture et de leur
vie — c’est-à-dire en faire effectivement cet ensemble d’un
appareil digestif affamé et de muscles prêts à un travail privé
de sens, qui est l’image capitaliste de l’homme”?,
Il est faux de prétendre que les catégories technico-éco-
nomiques ont toujours été déterminantes — puisqu'elles
n'étaient pas [à, ni comme catégories réalisées dans la vie
de la société, ni comme pôles et valeurs. Et il est faux de
prétendre qu’elles étaient toujours là, mais enfouies sous
des apparences mystificatrices — politiques, religieuses ou
autres —, et que le capitalisme, en démystifiant ou en désen-
chantant le monde, nous a permis de voir les « vraies » signi-
fications des actes des hommes, qui échappaient à leurs
auteurs. Bien sûr, la technique ou l’économique «étaient
toujours là» d’une certaine façon, puisque toute société
doit produire sa vie et organiser socialement cette produc-
tion. Mais c’est cette «certaine façon » qui fait toute la diffé-
rence. Car comment prétendre que le mode d’intégration de
l’économique à d’autres rapports sociaux (les rapports d’au-
torité et d’allégeance, par exemple, dans la société féodale)
n’influe pas sur la nature des rapports économiques dans la
société considérée, d’abord, et, en même temps, sur la façon
d’agir des uns sur les autres? Il est certain que, une fois le
Capitalisme constitué, la répartition des ressources pro-
ductives entre couches sociales et entre capitalistes est essen-
tiellement le résultat du jeu de l’économie et constamment

23. Voir Margaret Mead er al., Cultural Patterns and Technical Change,
UNESCO, 1953,
Marxisme et théorie révolutionnair,
40
Lis affirmation analogue n'aurait
:e
modifiée par cel
ui-ci. Mais une
ve ation féodale (ou «asia.
aucun sens dans le pes . a es puisse, dans une société
tique" »). Admettons D f . traiter l'Etat (et les rapports
capitaliste de « laissez- se SL enTe » dont la dépendance
politiques) comme une sup à sens unique. Mais quel est Je
à l’égard de l'économie est ? ? est Propriété jétaire et P posses-S-
…. . tte des lorsque de l'Etat
idée,moyens production,
et qu'il est peuplé
En une hiérarchie de bureaucraies dont ler ee la
production et l’exploitation est PARNERRRE mé par
leur rapport avec l'Etat et subordonné à ce u-Ci — comme
c'était le cas de ces curiosités ethnologiques qu ont repré-
sentées pendant des millénaires les monarchies asiatiques,
| et comme c’est aujourd’hui le cas de ces curiosités socio-
logiques que sont l’U.R.S.S., la Chine et les autres pays
| «socialistes »? Quel sens y a-t-il à dire qu’aujourd’hui en
U.R.S.S., la «vraie» bureaucratie ce sont les directeurs
d'usine, et que la bureaucratie du Parti, de l’ Armée, de
l'Etat, etc., est secondaire ?
Comment prétendre aussi que la façon, tellement
rente diffé-
d’une société et d’une époque à l’autre, de vivre
repports ces
n a pas d'importance ? Comment prétendre que les
| significations, les motivations, les
, valeurs créées par chaque
tre que de voiler une

:
et «rationnel » (pui
s
ie ” _ leur action)
définissable et même mesurable,
la fin ohne de Se fin
si l’on ne veut pas croire à la magie, l’action
d des). Mais,

a. Il est clair, ; en effet ë


ductives (terre et hommes) que dan S ces cas Ja ré l i ;
: est
- déterminée au départ
a n
par le jeu ,
de facteurs essentiellement non « meet modi open. Pro
Par la Suite,

1 ll
"
Le marxisme : bilan provisoire

motivée concernent où inconsciemment, est visiblement


un relais indispensable de toute action de « forces» ou d
« lois » ms Fhistoire, Il faudrait donc constituer une « ie
“eur TE révélerait comme cause des
du S laquelle la «pulsion Échos queSi Conan),
» prendrait la place dee
la libido.
Qu'un sens économique latent puisse souvent être dévoilé
dans des actes qui apparemment n'en possèdent pas, c’est
certain. Mais cela ne signifie ni qu’il est le seul, ni qu’il est
premier, ni Surtout que son contenu soit toujours et partout la
maximisation de la «satisfaction économique » au sens capi-
taliste-occidental. Que la «pulsion économique » — si l’on
veut, le «principe de plaisir» tourné vers la consommation
ou l’appropriation — prenne telle ou telle direction, se fixe sur
tel objectif et s’instrumente dans telle conduite, cela dépend
de l’ensemble des facteurs en jeu. Cela dépend tout particu-
lièrement de son rapport avec la pulsion sexuelle (la manière
dont celle-ci se «spécifie » dans la société considérée) et avec
le monde de significations et de valeurs créé par la culture
où vit l’individu*, Il serait finalement moins faux de dire
que l’homo æconomicus est un produit de la culture capita-
liste que de dire que la culture capitaliste est une création de
l’homo æconomicus. Mais il ne faut dire ni l’un ni l’autre.
Il y a chaque fois homologie et correspondance profonde
entre la structure de la personnalité et le contenu de la culture,
et il n’y a pas de sens à prédéterminer l’une par l’autre.
Lorsque donc, comme pour la culture du maïs chez cer-
taines tribus indiennes du Mexique ou pour la culture du riz
dans des villages indonésiens, le travail agricole est vécu non
seulement comme un moyen d’assurer la nourriture, mais à
la fois comme moment du culte d’un dieu, comme fête, et
comme danse, et qu’un théoricien vient dire que tout ce qui
entoure les gestes proprement productifs dans ces occasions
n’est que mystification, illusion et ruse de la raison — il faut
affirmer avec force que ce théoricien-là est une incarnation
beaucoup plus poussée du capitalisme que n'importe quel
patron. Car non seulement il reste lamentablement prisonnier
Female et Sex and Temperament
. 24. Voir Margaret Mead, Male and Paris, Gallimard, coll.
In Three Primitive Societies. [L'Un et l'Autre Sexe, ]
Océanie, Paris, Plon, 1969.
«Folio/Essais », 1988: Mœurs et Sexualité en
42 Marxisme et théorie révolutionnaire

des catégories spécifique s du capitalisme, mais 1] veut


leur
Prétend
soumettre tout le reste de l’histoire de l'humanité, et
et voulu faire
en somme que tout ce que les hommes ont fait
faite du
depuis des millénaires n’était qu’une ébauche impar
de
factory system. Rien ne permet d’affirmer que la carcasse
gestes constituant le travail productif au sens étroit est plus
«vraie» ou plus «réelle» que l’ensemble des significations
dans lequel ces gestes ont été tissés par les hommes qui les
accomplissaient. Rien, sinon le postulat que la vraie nature
de l’homme est d’être un animal productif-économique, pos-
tulat totalement arbitraire et qui impliqueraïit, s’il était vrai,
que le socialisme est impossible à jamais.

Si, pour avoir une théorie de l’histoire, il faut exclure de


l’histoire à peu près tout, sauf ce qui s’est passé pendant
quelques siècles sur une mince bande de terre entourant l’At-
lantique Nord, le prix à payer est vraiment trop élevé; il vaut
mieux garder l’histoire et refuser la théorie. Mais nous ne
sommes pas réduits à ce dilemme. Nous n’avons pas besoin,
en tant que révolutionnaires, de réduire l’histoire précédente
de l’humanité à des schémas simples. Nous avons besoin tout
d’abord de comprendre et d’interpréter notre propre société.
Et cela, nous ne pouvons le faire qu’en la relativisant, en
montrant qu'aucune des formes de l’aliénation sociale pré-
sente n'est fatale pour l’humanité, puisqu'elles n’ont pas
toujours été là — non pas en la transformant en absolu et en
projetant inconsciemment sur le passé des schémas et des
catégories qui expriment précisément les
aspects les plus
profonds de la réalité capitaliste contre laquelle nous
luttons
On a donc vu pourquoi ce qu’on a appelé 1 i
matérialiste de l’histoire nous apparaît
nn ;
Brièvement parlant, parce que cette conception : e
— fait du développement de la technique le
moteur d
l’histoire «en dernière analyse », et lui attribue une évolut
i .
autonome et une signification close et bien définie EU
L essaie de soumettre l’ensemble de l’histoire à des caté
gories qui n’ont un sens que pour la société Capitaliste
de :
loppée et dont l’application à des formes précédentes q "Ta
vie sociale pose plus de problèmes qu’elle n’en résout + 4
— est basée sur le postulat caché d’une nature humaine
Le marxisme : bilan provisoire ne

essentiellement inaltérable, dont la motivation prédomin:


serait la motivation économique. is
Ces considérations concernent le contenu de la conce ti
matérialiste de l’histoire, qui est un déterminisme nn
mique (dénomination souvent utilisée d’ailleurs par les parti-
sans de la conception). Mais la théorie est tout autant inacce
table en tant qu’elle est déterminisme tout court, d'oib-dite
en tant qu'elle prétend que l’on peut réduire l’histoire aux
effets d’un système de forces elles-mêmes soumises à des
lois saisissables et définissables une fois Pour toutes, à partir
desquelles ces effets peuvent être intégralement et exhaus-
tivement produits (et donc aussi déduits). Comme, derrière
cette conception, il y a inévitablement une thèse sur ce qu'est
l'histoire, donc une thèse philosophique, nous y reviendrons
dans la troisième partie de ce chapitre.

Déterminisme économique et lutte de classe


Au déterminisme économique semble s’opposer un autre
aspect du marxisme: «l’histoire de l’humanité est l’histoire
de la lutte des classes ». Maïs semble seulement. Car, dans
la mesure où l’on maintient les affirmations essentielles de
la conception matérialiste de l’histoire, la lutte des classes
n’est pas en réalité un facteur à part”. Elle n’est qu’un chaî-
non des liaisons causales établies chaque fois sans ambi-
guïté par l’état de l’infrastructure technico-économique. Ce
que les classes font, ce qu’elles ont à faire, leur est chaque
fois nécessairement tracé par leur situation dans les rapports
de production, sur laquelle elles ne peuvent rien, car elle les

a. Voir aussi, sur l’ensemble du problème, «La question de l'his-


toire du mouvement ouvrier», L. c. Voici ce qu’en disait Engels, dans la
Préface à la troisième édition allemande (1885) du 18 Brumaire: «Ce fut
précisément Marx qui découvrit le premier la loi d’après laquelle toutes
terrain politique, reli-
les luttes historiques, qu’elles soient menées sur le sont,
dans tout autre domaine idéologique, ne
gieux, philosophique ou plus
En fait, que l'expression ou moins nette des luttes des classes sociales,
loi en vertu de laquelle l'existence de ces classes, et par conséquent aussi
degré de dévelop-
€urs collisions sont, à leur tour, conditionnées par le
Pement de leur situation économique, par leur mode de production et leur
Cette loi, qui a pour
‘00e d'échange, qui dérive lui-même du précédent.
la transformation de 1 se
l’histoire la même importance que la loi de ici
8IE pour les sciences naturelles, lui fournit également la clé pour la
1 emPréhension de l’histoire de la Il‘ République française. » (n K. Marx,
18 Brumaire, tr. fr., Ed, Sociales, 1969, p. 14.)
44 Marxisme et théorie révolutionnair,

cèd e cau sal eme nt auss i bien que logiquement. En fait


pré lequel s’incarne
les classes ne sont que | instrument dans
Si elles sont acteurs, elles ü
l’action des forces productives. cittent un
tre réci
sont exactement au sens où les acteurs au théâ
lissent des gestes prédéterm € i.
texte donné d'avance et accomp
, ils ne peuvent empêcher
nés, et où, qu’ils jouent bien ou mal
l inexorablDIE. e. Il faut une
que la tragédie s’ache mine vers sa fin MIQUe
e SOCI0-ÉCONOm
classe pour faire fonctionner un systèm
d'après ses lois, et ilen faut une pour le renverser — lors-
ppement des
qu'il sera devenu « incompatible avec le dévelo
ront tout
forces productives » € t que ses intérêts la condui
qu'elle
aussi inéluctablement à instituer un nouveau système
s-
fera fonctionner à son tour. Elles sont les agents du proce
sus historique, mais les agents inconscients (l’expression
revient maintes fois sous la plume de Marx et d’Engels),
elles sont agies plutôt qu’elles n’agissent, dit Lukäcs. Ou
plutôt, elles agissent en fonction de leur conscience de classe
et l’on sait que «ce n’est pas la conscience des hommes qui
détermine leur être, mais leur être social qui détermine leur
conscience ». Ce n’est pas seulement que la classe au pouvoir
sera conservatrice, et la classe montante sera révolutionnaire.
Ce conservatisme, cette révolution seront prédéterminés
dans leur contenu, dans tous leurs détails «importants? » par
la situation des classes correspondantes dans la production.
Ce n'est pas par hasard que l’idée d’une politique capi-
taliste plus ou moins «intelligente» paraît toujours à un
marxiste comme une stupidité Cachant une mystifica-
tion. Pour qu’on accepte même de parler d’une politique

lerrcdes lois du systè


rsteme.me. . |D Dans la mesu
I re où cel a est im
i i
prebei Fe 1e “ habitude derrière la distinction 5
ee nr tes np
édajouté un certain style peonnel à la
je anças, Mais avec ou s poli
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qu’en idée
idée il
qu’il
une par le « non déterminée » de la iCation j i
"7 il est en fait obligé de postuler

nn
.
Le marxisme : bilan provisoire

intelligente où non, il faut admettre que cette intelligence


ou son absence peuvent faire une différence quant à l’évo-
lution réelle. Mais comment le pourraient-elles puisque
cette évolution est déterminée par des facteurs d’un autre
ordre — «objectifs »? On ne dira même pas que cette poli-
tique ne tombe pas du ciel, agit dans une situation donnée,
ne peut pas dépasser certaines limites tracées par le contexte
historique, ne peut trouver de résonance dans la réalité que si
d’autres conditions sont présentes — toutes choses évidentes.
Le marxiste parlera comme s1 cette intelligence ne pouvait
rien changer (hormis le style des discours, grandiose chez
Mirabeau, lamentable chez Laniel) et s’attachera tout au
plus à montrer que le « génie» de Napoléon comme la «stu-
pidité» de Kerenski étaient nécessairement « appelés » et
engendrés par la situation historique.
Ce n’est pas par hasard non plus que l’on résistera avec
acharnement à l’idée que le capitalisme moderne a essayé de
s’adapter à l’évolution historique et à la lutte sociale, et s’est
modifié en conséquence. Ce serait admettre que l’histoire
du dernier siècle n’a pas été exclusivement déterminée par
des lois économiques, et que l’action de groupes et de classes
sociales a pu modifier les conditions dans lesquelles ces lois
agissent et par là leur fonctionnement même.
C’est du reste sur cet exemple que l’on peut voir le plus
clairement que déterminisme économique, d’un côté, lutte
des classes de l’autre, proposent deux modes d’explication,
irréductibles l’un à l’autre, et que dans le marxisme il n’y
a pas véritablement «synthèse» mais écrasement du second
au profit du premier. L'essentiel dans l’évolution du capi-
talisme, est-ce l’évolution technique et les effets du fonc-
tionnement des lois économiques qui régissent le système?
Ou bien la lutte des classes et des groupes sociaux? À lire
Le Capital, on voit que c’est la première réponse qui est
la bonne. Une fois ses conditions sociologiques établies, ce
qu’on peut appeler les «axiomes du système » posés dans
la réalité historique (degré et type donné de développement
technique, existence de capital accumulé et de prolétaires
en nombre suffisant, etc.) et sous l'impulsion continue d’un
Progrès technique autonome, le capitalisme évolue unique-
ment selon les effets des lois économiques qu’il comporte, et
que Marx a dégagées. La lutte des classes n’y intervient nulle
46 Marxisme et théorie révolutionnaire
til, s’ap.
part, Qu'un marxisme plus nuancé et plus sub refuse cette
puyantau besoin sur d’autres textes de Marx,
un rôle
vue unilatérale et affirme que la lutte des classes joue
important dans l’histoire du système, qu'elle peut altérer Je
fonctionnement de l’économie, mais que simplement il ne
un
faut pas oublier que cette lutte se situe chaque fois dans
— ces
cadre donné qui en trace les limites et en définit le sens
concessions ne servent à rien, la chèvre et le chou l'en
seront pas pour autant conciliés. Car les « lois » économiques
formulées par Marx n’ont à proprement parler pas de sens en
dehors de la lutte des classes, elles n’ont aucun contenu pré-
cis: la «loi de la valeur», lorsqu'il faut l'appliquer à la mar-
chandise fondamentale, la force de travail, ne signifie rien,
elle est une formule vide dont le contenu ne peut être fourni
que par la lutte entre ouvriers et patrons, qui détermine pour
l'essentiel le niveau absolu du salaire et son évolution dans le
temps. Et comme toutes les autres «lois» présupposent une
répartition donnée du produit social, l’ensemble du système
reste suspendu en l’air, complètement indéterminé?”. Et ce
n’est pas là seulement une «lacune » théorique — «lacune »
à vrai dire tellement centrale qu’elle ruine immédiatement la
théorie. C’est aussi un monde de différence dans la pratique.
Entre le capitalisme du Capital, où les «lois économiques »
conduisent à une stagnation du salaire ouvrier, à un chômage
croissant, à des crises de plus en plus violentes et finalement
à une quasi-impossibilité de fonctionner pour le système: et
le capitalisme réel, où les salaires croissent à la longue paral-
lèlement à la production et où l’expansion du Système conti-
nue sans rencontrer aucune antinomie économique insurmon-
table, il n’y a pas seulement l’écart qui sépare le mythique et
le réel. Ce sont deux univers, dont chacun comporte un autre

26. Elle n'intervient qu'aux limites — historiques et logi _.


le capitalisme ne naît pas organiquement par le duos pes du sy Stème:
économiques de la simple production marchande, il faut eut. des lois
mitive qui constitue une rupture violente de l'ancien système: il ation pri-
pas non plus la place au socialisme sans la révolution prolétarienn ne laissera
ne change rien à ce que nous disons ici, car il faut encore dire St Mais inter- cela
ventions actives de classes dans l’histoire, qu’elles sont prédéte Ur ces
n’introduisent rien qui soit en droit imprévisible. rminées, elles
27. Voir dans le n° 31 de S. ou B., «Le mouvement révolutionnaire _
le capitalisme moderne», /.c., p. 69 à 81. [Repris dans Capitali us
sme Moderne
et révolution, 2, p. 75-105.]
Le marxisme : bilan provisoire 47

destin, une autre philosophie, une autre politique, une autre


conception de la révolution. |
Finalement, | idée que l’action autonome des masses
puisse constituer l’élément central de la révolution socialiste
admise ou non, restera {oujours moins que secondaire pour
un marxiste conséquent — Car sans intérêt véritable et même
sans statut théorique et philosophique. Le marxiste sait où
doit aller l’histoire; si l’action autonome des masses va dans
cette direction, elle ne lui apprend rien, si elle va ailleurs
c’est une mauvaise autonomie ou plutôt, ce n’est plus dns
autonomie du tout, puisque si les masses ne se dirigent pas
vers les buts corrects, c’est qu’elles restent encore sous l’in-
fluence du capitalisme. Lorsque la vérité est acquise, tout le
reste est erreur, mais l’erreur ne veut rien dire dans un uni-
vers déterministe: l’erreur, c’est le produit de l’action de
l'ennemi de classe et du système d’exploitation.
Pourtant, l’action d’une classe particulière, et la prise de
conscience par cette classe de ses intérêts et de sa situa-
tion, paraît avoir un statut à part dans le marxisme: l’ac-
tion et la prise de conscience du prolétariat, Mais cela n’est
vrai que dans un sens à la fois spécial et limité. Ce n’est pas
vrai quant à ce que le prolétariat a à faire: il a à faire la
révolution socialiste, et l’on sait ce que la révolution socia-
liste a à faire (sommairement parlant, développer les forces
productives jusqu’à ce que l’abondance rende possible la
société communiste et une humanité libre). C’est vrai seu-
lement pour ce qui est de savoir s’il le fera ou non. Car, en
même temps que l’idée que le socialisme est inéluctable,
existe chez Marx et les grands marxistes (Lénine ou Trotski
par exemple) l’idée d’une incapacité éventuelle de la société
de dépasser sa crise, d’une «destruction commune des deux
classes en lutte», bref l’alternative historique socialisme ou
barbarie. Mais cette idée représente la limite du système et
d’une certaine façon la limite de toute réflexion cohérente: 1l
n’est pas absolument exclu que l’histoire «échoue », donc se
révèle absurde, mais dans ce cas non seulement cette théorie,
mais toute théorie s’effondre. Par conséquent, le fait que le

. 28. «il ne s’agit pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le proléta-
rlat entier se représente à un moment comme le but. Il s’agit de ce qu'est
le prolétariat et de ce que, conformément à son êfre, il sera historiquement
contraint de faire», dit Marx dans un passage connu de La Sainte Famille.
lutionnaire
Marxisme el théorie révo
48
volut ion,
si mêmQuél s’il ueest
e emnq
fera pe _ os
prolétariat fera ou ne
Cette hypo-
incertain, conditionne touf, thèse qu'il la sfera.déier täiié, Le
La tome
n’est possible que sur l’hypo
thèse admise, le sens dans ce Das différente de la
liberté concédée ainsi au prolétaria ous reconnaître: liberté
liberté d'être fou que ste. Eee n
condition de ne pas
ji ne vaut, qui n EXI ‘me,
même temps que toute
… user, Car En mer l’abolirait en
ee”. :
date l’idée que les class es et leur actio n sont
Né di
e »
de simples relais; si l’on admet que la «prise de un
et l’activité des classes et des groupes sociaux (comme des
individus) font surgir des éléments nouveaux, non prédétermi-
nés et non prédéterminables (ce qui ne veut certes pas dire que
l’une et l’autre soient indépendantes des situations où elles se
déroulent), alors on est obligé de sortir du schéma marxiste
classique et d'envisager l’histoire d’une manière essentielle-
ment différente. Nous y reviendrons dans la suite de ce texte,
La conclusion qui importe n’est pas que la conception
matérialiste de l’histoire est «fausse » dans son contenu. C’est
que le type de théorie que cette conception vise n’a pas de
sens, qu’une telle théorie est impossible à établir et que du
reste on n'en à pas besoin. Dire que nous possédons enfin le
secret de l’histoire passée et présente (et même, jusqu’à un
certain point, à venir) n’est pas moins
absurde que dire que
nous possédons enfin le secret de la nature, Il l’est même :
à cause précisément de ce qui fait de l’histoi "ne plus,
de la connaissance historirique une connaiss une histoire, et
oireance
historique.
Sujet et objet de la connaissan
ce historique
Lorsqu'on parle de l’histoir
e, qui parle? C’
d une époque, d’une société, d’une est quelqu'un
classe
a même, qui fon donnée — bref,
€ est un être historique. Or cel

æ29. Cel( a vaut aussi et s urtout, malsré


daJa éclibérirati
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t, «t
plven
e, en U®Jaà tranlrasfor
ê ormati"5
nsfme
mique objective... | nos FIODre setion, én
40
Le marxisme : bilan provisoire

d'une connaissance historique (car seul un être historique


peut avoir une expérience de l’histoire et en parler), interdit
que cette connaissance puisse jamais acquérir le statut d’un
savoir achevé et transparent — puisqu'elle est elle-même
dans son essence, un phénomène historique qui demande à
être saisi et interprété comme tel. Le discours sur l’histoire
est inclus dans l’histoire.
Il ne faut pas confondre cette idée avec les affirmations du
scepticisme ou du relativisme naïf: ce que chacun dit n’est
jamais qu’une opinion, en parlant on se trahit soi-même plu-
tôt qu’on ne traduit quelque chose de réel. Il y a bel et bien
autre chose que la simple opinion (sans quoi ni discours,
ni action, ni société ne seraient jamais possibles), on peut
contrôler ou éliminer les préjugés, les préférences, les haines,
appliquer les règles de l’«objectivité scientifique ». Il n’y
a pas que des opinions qui se valent, et Marx par exemple
est un grand économiste, même lorsqu'il se trompe, tandis
que François Perroux n’est qu’un bavard, même lorsqu'il
ne se trompe pas. Maïs toutes les épurations faites, toutes
les règles appliquées et tous les faits respectés, il reste que
celui qui parle n’est pas une «conscience transcendantale »,
il est un être historique, et cela n’est pas un accident malheu-
reux, c’est une condition logique (une «condition transcen-
dantale ») de la connaissance historique. De même que seuls
des êtres naturels — aussi naturels — peuvent se poser le pro-
blème d’une science de la nature, car seuls des êtres de chair
peuvent avoir une expérience de la nature”, seuls des êtres
historiques peuvent se poser le problème de la connaissance
de l’histoire, car eux seuls peuvent avoir l’histoire comme
objet d'expérience. Et, de même qu’avoir une expérience
de la nature n’est pas sortir de l'Univers et le contempler,
de même, avoir une expérience de l’histoire ce n'est pas la
considérer de l’extérieur comme un objet achevé et posé en
face — car une telle histoire n’a jamais été et ne sera jamais
donnée à personne comme objet d’enquête.
Avoir une expérience de l’histoire en tant qu'être histo-
rique c’est être dans et de l’histoire, comme aussi être dans et

30. En termes de philosophie kantienne: la corporalité du sujet est une


condition transcendantale de la possibilité d’une science de la nature, et par
voie de conséquence, tout ce que cette corporalité implique.
Marxisme et théorie révolutionnaire
50 .
de
aust
cOIë
À9
d’autr es aspects
sd
de cette
de la société. Et, en laissan t
ne t l’histoire
m e en foncti
S M S on des | caté-
ma
_ re
pense r néc ess air eme n
— catégories qui SOnt
AE de son époque et de sa société rique ; nee
elles-mêmes un produit de l’évolution histo
= histoire en fonction d’une intention PERS
De : ait
, lui-même partie de l’his
projet qui fait lui-même parue € Le
d’un pro—jet nremi er. à le
toire

Cela Marx non seulement le savait, il a été le p


dire clairement. Lorsqu'il raïllait ceux qui Croÿ aient
sauter par-dessus leur époque » il dénonçait 1 idée qu'il puisse
connais-
jamais y avoir un sujet théorique pur produisant une
sance pure de l’histoire, que l’on puisse Jamais déduire a priori
les catégories valant pour tout matériel historique (autrement
que comme abstractions plates et vides) Lorsqu en même
temps il dénonçait les penseurs bourgeois de son époque, qui
à la fois appliquaient naïvement aux périodes précédentes des
catégories qui n’ont un sens que relativement au capitalisme
et refusaient de relativiser historiquement ces dernières («pour
eux, il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus», disait-il dans
une phrase qu’on croirait forgée à l’intention des «marxistes »
contemporains), et affirmait que sa propre théorie COITESpon-
dait au point de vue d’une classe, le prolétariat révolutionnaire,
il posait pour la première fois le problème de ce qu’on a appelé
depuis le socio-centrisme (le fait que chaque société
se pose
comme le centre du monde et regarde toutes les autres de son
Pepe point de vue) : or d’y répondre.
ous avons essayé de montrer plus haut que Marx n’a pas
finalement surmonté ce SOC10-centrisme et que l’on a

31. Voir par exemple sa critique des


geois, dans l'Introduction à Fe,
abstrac
ti
critique de Féronn Sonomistes bour-
avec la Contribution à la critique
de l'économie ol Roque, publiée
Lafargue, en particulier p. 308 sg.
32. De penser sérieusement et profondé PoIque, trad. Laura
à pas de paradoxe, rien que la platitude ment . Ch ez les aut
e
.…
simple d € projection
s ou d'o
. ,

visme également non critiques s


oire
Le marxisme : bilan provis
51
. svitable que, perchés un siècle plus h:
viser plus fortement certaines. Can 9 Puissions
plus
clairement ce qui, dans une grande théorie Deer e soli-
ne “
dement à son époque particulière et l'y enraci
arce qu'elle est enracinée dans son époque que la re c'est
rande. Prendre conscience du problème du soc: orné est
essayer d’en| réduire tou ant
ue s les éléments saisi iSSables est la pre-
mière démarche inévitable de toute pensée sérieuse ncs
e
qu’on
que l’enracinement n'est que du négatif, et
ourrait s’en débarrasser en fonction d’une épuration indé
finie de la raison, c’est l’illusion d’un rationalisme naïf Ce
n'est pas seulement que cet enracinement est la condition de
notre Savoir, que nous ne pouvons réfléchir l’histoire que
parce que, Êtres historiques nous-mêmes, nous sommes pris
dans une société en mouvement, nous avons une expérience
de la structuration et de la lutte sociales. Il est condition posi-
tive, c’est notre particularité qui nous ouvre l’accès à l’uni-
versel. C’est parce que nous sommes attachés à une vision, à
une structure catégoriale, à un projet donnés que nous pou-
vons dire quelque chose de signifiant sur le passé. Ce n’est
que lorsque le présent est fortement présent qu’il fait voir
dans le passé autre chose et plus que le passé ne voyait en
lui-même. D'une certaine façon, c’est parce que Marx pro-
jette quelque chose sur le passé qu’il y découvre quelque
chose. C’est une chose de critiquer, comme nous l’avons
fait, ces projections en tant qu’elles se donnent comme vérités
intégrales, exhaustives et systématiques. C’en est une autre
que d'oublier que, pour «arbitraire » qu’elle soit, la tentative
de saisir les sociétés précédentes sous les catégories capi-
talistes a été chez Marx d’une fécondité immense —- même
si elle a violé la «vérité propre» à chacune de ces socié-
tés. Car en définitive, précisément, il n'y a pas de telle
«vérité propre » — ni celle que dégage le matérialisme his-
torique, certes, mais pas davantage celle que révélerait une
tentative, combien utopique et combien socio-centrique fina-
lement, de « penser chaque société pour elle-même et de son
x a point de vue». Ce qu'on peut appeler la op té
ne société, c’est sa vérité dans l’histoire, pour € ne
ais Pour toutes les autres également, a Es ;
x
€ de l’histoire consiste en ceci que chaque CITEmiSnée par
ue époque, du fait qu’elle est particulière et do
Marxisme et théorie révolutionnaire
52
à & à dévoiler dans
on significations
ses propres obsessions, arrive à “e,
celles qui la précèdent où, L'ERFoe épuiser ni fixer
drvimanéat tôt
nouvelles. Jamais celles-ci ne RE
leur objet, ne serait-ce que parce Re (nous essayons
ou tard elles-mêmes objet d'interprétation oi la ons.
aujourd’hui de comprendre comment €t ER lernént
sance, le xvu et le xvin' siècles ont vu de façon
non plus
différente chacun l’Antiquité classique) à jamais
de l’époque qui e:
elles ne se réduisent aux obsessions
dégagées, car alors l’histoire ne serait que juxtaposition ce
du passé.
délires et nous ne pourrions même pas lire un livre

Ce paradoxe constitutif de toute pensée de l'histoire, le


marxisme essaie, on le sait, de le dépasser.
Ce dépassement résulte d’un double mouvement. Il y a
une dialectique de l’histoire, qui fait que les points de vue
successifs des diverses époques, classes, sociétés, entre-
tiennent entre eux un rapport défini (même s’il est très com-
plexe). Ils obéissent à un ordre, ils forment système qui se
déploie dans le temps, de sorte que ce qui vient après dépasse
(supprime en conservant) ce qui était avant. Le présent com-
prend le passé (comme moment «surmonté ») et de ce fait il
peut le comprendre mieux que ce passé ne se comprenait lui-
même. Cette dialectique est, dans son essence
la dialectiau
hégélienne; que ce qui était chez Hegel
ë le Mouvern ent pa du
logos devienne chez Marx le développement
des fo
ductives et la succession de classes sociales ui res
les étapes n’a pas, à cet égard d’importanc 2 A en marque
;
chez l’autre ;
, Kant « dépass ; . Chez 1
e » Platon et la société 7 SE
est «supérieure » à la société antique. Mai iété bourgeoise
l’importance à un autre égard — et c’estSt là S cela prend de
le deuxième
terme
‘ lalectique est

s'acheà ver avec l'apparition de la


ie «derni
ernière
létariat. Le marxisme est donc une thé orie Me Pro-
Parce
33. La \ nécessit
ILEé d'une telle infinité » €t la nécessi
une des impossibilités de l'hégélianisme,
et oi de son contraire, e
Prise comme système. On v reviendra plus 1e:
‘de toute dialectiqu
iquee

4 l i
Le marxisme : bilan provisoire
33
u’elle représente «le point de vu ce
rolétariat est la dernière classe . st que le
simplement, car alors nous resterions tiens + ie
à l'intérieur de la dialectique historique, à A ne
particulier destiné à être relativisé par la suite : on Frs vue
absolument, en tant qu’elle doit réaliser Ja Suppressi nière
des
classes et le passage à la « vraie histoire de l'humantités
: UT : », Le
prolétariat est classe universelle, c’est parce qu’il n’a
d'intérêts particuliers à faire valoir qu’il peut aussibien pes
liser la société sans classes qu’avoir sur l’histoire un
oint de vue «vrai». passée un
Nous ne pouvons pas, aujourd’hui, maintenir cette façon
de voir, pour de nombreuses raisons. Nous ne pouvons pas
nous donner d'avance une dialectique achevée ou sur le
point de s'achever de l’histoire, fût-elle qualifiée de
«pré-histoire ». Nous ne pouvons pas nous donner la solu-
tion avant le problème. Nous ne pouvons pas nous donner
d'emblée une dialectique quelle qu’elle soit, car une dialec-
tique postule la rationalité du monde et de l’histoire, et cette
rationalité est problème, tant théorique que pratique. Nous
ne pouvons pas penser l’histoire comme une unité, nous
cachant les énormes problèmes que cette expression pose dès
qu’on lui donne un sens autre que formel, ni comme unifica-
tion dialectique progressive, car Platon ne se laisse pas résor-
ber par Kant ni le gothique par le rococo, et dire que la supé-
riorité de la culture espagnole sur celle des Aztèques a été
prouvée par l’extermination de ces derniers laisse un résidu
d’insatisfaction aussi bien chez l’Aztèque survivant que chez
nous qui ne comprenons pas en quoi et pourquoi l'Amérique
précolombienne couvait elle-même sa suppression dialec-
tique par sa rencontre avec des cavaliers porteurs d’armes à
feu. Nous ne pouvons pas fonder la réponse finale aux pro-
blèmes ultimes de la pensée et de la pratique sur l’exactitude
de l’analyse par Marx de la dynamique du capitalisme, main-
tenant que nous savons que cette exactitude est illusoire,
Mais même si nous ne le savions pas. Nous ne pouvons pas
poser d’emblée une théorie, fût-ce la nôtre, comme «repré-
sentant le point de vue du prolétariat» car, l’histoire d’un

34. C'est Lukäcs, dans Histoire et conscience de classe, qui a développé


eclle plus de profondeur et de rigueur ce point de vue.
54 Marxisme et théorie révolutionnaire

siècle l’a montré, ce point de vue du prolétariat, loin d'offrir


la solution de tous les problèmes, est lui-méme un problème
dont seul le prolétariat (disons, pour éviter les arguties,
l'humanité qui travaille) pourra inventer où ne Fe inventer
la solution. Nous ne pouvons en tout cas poser 1 MärXISMe
comme représentant ce point de vue Car 1 ] contient,pe profon-
et
dément imbriqués à son essence, des éléments capitalistes
que, non sans rapport avec cela, il est aujourd’hui | idéologie
en acte de la bureaucratie partout et celle du prolétariat nulle
part. Nous ne pouvons pas penser que, le prolétariat fût-il
la dernière classe et le marxisme son représentant authen-
tique, sa vision de l’histoire est la vision qui clôt définitive-
ment toute discussion. La relativité du savoir historique nest
pas seulement fonction de sa production par une classe, elle
est aussi fonction de sa production dans une culture, à une
époque, et ceci ne se laisse pas résorber par cela. La dispari-
tion des classes dans la société future n’éliminera pas auto-
matiquement toute différence quant aux vues sur le passé qui
pourront y exister, ne conférera pas à celles-ci une coïnci-
dence immédiate avec leur objet, ne les soustraira pas à une
évolution historique. En 1919 Lukäcs, alors ministre de la
Culture du gouvernement révolutionnaire hongrois, disait
dans un discours officiel, à mots couverts: «maintenant que
le prolétariat est au pouvoir, nous n’avons plus besoin de
maintenir une vision unilatérale du passé», En 1964, lorsque
le prolétariat n’est au pouvoir nulle part, nous avons encore
moins la possibilité de le faire.
Bref, nous ne pouvons plus maintenir la philosophie
marxiste de l’histoire.

Remarques additionnelles
sur la théorie marxiste de l'histoire?
Sur l'évolution technologique et son rythme. - Liane
l’on discute la question de la «stagnation» technologi :
que ce soit pendant la période féodale ou en général .: g,
distinguer clairement deux aspects, DU

35. Voir «Le nel du matérialisme historique


Histoire et conscience de classe, I. c., en particulier
284-285. s e. À p. 258-259, 274-275,e
a. Ecrites pour la traduction anglaise de la partie précédente de
(History and Revolution, publié par Solidariry, Lenties, août 1971), ce texte
Le marxisme : bilan provisoire 55

En premier lieu, il s’agit de savoir quelle a été l’évolution


technologique en Europe occidentale depuis l'effondrement
de l’Empire romain (ou même auparavant, depuis Je début
du 1v° siècle de notre ère) jusqu’au xr° ou xrr siècle Il ®
ici six ou sept siècles d'histoire humaine insérés dans ce . |
ment extraordinairement important, paradigmatique et hé 8
se de l’histoire
Jo-marxiste hottes qu'est
i l’histoire
pr gé-
« européenne » (ou
«gréco-occidentale » pour les philosophes). On peut appeler
ce segment paradigmatique et hégélo-marxiste, car il repré-
sente en fait le seul cas où l’on peut construire (au prix d’in-
nombrables viols des faits historiques, mais c’est à une autre
question) un développement quasi « dialectique », aussi bien
dans la sphère socio-économique que dans la sphère philo-
sophique- «spirituelle » (Hegel). Mais cette construction ne
peut se faire que moyennant le recouvrement de ces six ou
sept siècles qui représentent, comparés au monde gréco-ro-
main et pris globalement, une période de régression consi-
dérable. Les marxistes ne parlent jamais de ces siècles
perdus. Lorsqu'ils mentionnent le «progrès technique pen-
dant le Moyen Age», ils entendent en fait les x‘, xin° ou
x1v° siècles. Les disputes terminologiques n’ont pas grand
intérêt — sauf qu'ici aussi, comme d’habitude, l’imprécision
terminologique sert à dissimuler la confusion de la pensée
ou les procédés sophistiques. Ce qui importe est que nous
observons dans ce cas non pas un «accident » ou une «varia-
tion saisonnière », mais une période historique extrêmement
longue pendant laquelle, même s’il y a eu des changements
progressifs sur quelques points spécifiques (par exemple, le
remplacement de la charrue légère par la charrue lourde),
si l’on considère l’édifice social dans son ensemble la plu-
part des réalisations de la période précédente ont été perdues.
Cela montre que la technique ne progresse pas nécessaire-
ment de manière ininterrompue, et que son évolution n’est
«autonome » en aucun sens, même le plus lâche, de ce terme.
En deuxième lieu, il y a la question du changement tech-
nique, et de son rythme, le long de l'histoire en général. Ce
que l’on constate, c’est que la plupart des sociétés ont traversé
la plus grande partie de leur histoire sur la base de condi-
tions techniques stables; tellement stables, qu’elles devaient
Paräître à l’homme occidental de ces derniers siècles comme
équivalant à une pure et simple stagnation technologique
56 Marxisme et théorie révolutionnais,

à l’intérieur des sociétés et des périodes considérées. Tel es


le cas, en gros, de longues périodes de l’histoire chinoise, de
l'histoire de l'Inde depuis le 1v° siècle av. J.-C. jusqu'an
invasions islamiques, et puis de celles-ci jusqu à la conquête
anglaise — sans parler des sociétés « archaïques ». Il y a loue
la différence au monde entre le fait de vivre dans une Société
jour
où une importante inventi on nouvelle surgi- t tous les jours
ou même tous les dix ans (comme1e en Occident depuis trois
nr où de Latelles inventionse
siècles), et de vivre dans une société
re humain
n'apparaissent que tous les trois siècles. L'histoi exte, non
s’est déroulée essentiellement dans ce dernier cont
pas dans le premier.

Sur le «progrès», Marx et les Grecs. — Certes, Marx n’a


jamais affirmé explicitement la «supériorité » de la société et
de la culture bourgeoises sur la société et la culture grecques:
mais c’est là l’implication logique inévitable de la «dialec-
tique » appliquée à l’histoire et de la prétendue dépendance
de la «superstructure » relativement à l’«infrastructure ».
Précisément parce qu’il n’était pas un philistin, pas plus
que l’Esprit absolu fait homme, Marx «se contredit » sur ce
point — ce qui est tout à son honneur.
Dans l’inédit inachevé de 1857 publié par Kautsky dans la
Neue Zeit de 1903°, Marx essaie d'illustrer la dépendance de
l’art relativement à la vie réelle et en particulier La technique
de la période considérée d’une manière passablement criti-
cable, en mélangeant les conditions nécessaires et suffisantes
ou plutôt des conditions négatives triviales et de véritables
raisons suffisantes. « L’idée de la nature, demande-t-i], et des
rapports sociaux qui alimente l'imagination grecque ot donc
la (mythologie) grecque, est-elle compatible avec les méti
é] ers
à filer automatiques, les locomotives et Je télégraphe
en - ec-
trique ? Qu'est-ce que Vulcain auprès de Roberts Jupi-
du Crédi
ter auprès du paratonnerre, et Hermès à côté
Prinr: it mobi-
lier? Qu'advient-il de Fama en regard du
square ?.… Achille est-il possible à l’âge de la : ae
plomb? Ou l’Iliade en général avec L'imprinis. udre et du
machine à imprimer? Les chants, les ] égendes, {es la
’ ses
à une critique de l'économie ”
a, «Introduction » Contrib
305.3 52, 4
tion à la critique…., tr. Laura Lafargue, p.
p. 233-266. . lade, I,
Le marxisme : bilan provisoire 57

ne disparaissent-ils pas nécessairement devant le barreau d


j'imprimeur ? et les conditions nécessaires pour la DÉNe
épique ne s’évanouissent-elles pas?» I] constate 1 .
grec et lé e
«la difficulté n’est pas de comprendre que l’art
ée sont liés à certaines formes du développement co.
(affirmation triviale si elle signifie qu’Achille ne pouvait pas
porter des blue-jeans et jouer du revolver, vide ten
puisque nous ne POUVONS pas expliquer la correspondance
par ailleurs évidente entre épopée et Antiquité où roman
et époque moderne, puisque surtout ces mêmes «formes
de développement social» n'ont pas produit, ailleurs des
œuvres analogues), mais de comprendre pourquoi « ils
nous procurent encore une jouissance artistique et, à cer-
tains égards, ils nous servent de norme, ils nous sont un
modèle inaccessible ». Notons que, si jamais l’histoire a pro-
duit quelque part un modèle inaccessible (et même simple-
ment indépassable), toute discussion en termes de « progrès »
devient pur non-sens. La solution de la difficulté offerte par
Marx consiste à attribuer «le charme que nous trouvons
aux œuvres d’art» des Grecs au fait que ceux-ci étaient
des «enfants normaux »; ce serait «l’enfance historique de
l'humanité, au plus beau de son épanouissement », qui «exer-
cerait l’attrait éternel du moment qui ne reviendra plus ».
«Solution» où le grand penseur se montre, pour une fois,
puéril lui-même. On ne peut que rire devant la supposition
qu’'Œdipe Roi nous charmerait par sa «naïveté» et sa «sincé-
rité». Et que dire de la philosophie? Sommes-nous toujours
en train de lire Platon et Aristote, et d’amonceler les inter-
prétations les unes sur les autres, parce que nous subissons
le charme de leur normalité infantile? Le texte s’interrompt
brusquement à cet endroit, et on n’a pas à s’appesantir sur les
expressions d’un manuscrit non publié par son auteur — si ce
n’est pour constater que le problème subsiste, massif, et mas-
sivement impensable dans le référentiel marxien. Comment,
en effet, est-il possible que la lecture de Kant et de Hegel
n'élimine pas la nécessité de lire Platon et Aristote, (tandis
que la lecture d’un bon traité de physique dispense d’avoir
à lire Newton, sauf si l’on est historien de la science), com-
ment se fait-il que quelques phrases de ces auteurs nous
font davantage réfléchir que les 99,99% des phrases conte-
nues dans les volumes publiés aujourd’hui par millions? Si
58 Marxisme et théorie révolutionng

Platon appartient à une enfance heureuse de l'humanité, al


Kant serait peut-être moins gracieux, MAIS certainement p}}
pa
intelligent que Platon. Il devrait l'être. Mais il ne l’est
Si l'humanité traverse une «enfance », PUR uis 7un « Âge adultl e
(en concédant tout ce qui est à concéder à 1 usage des méta
phores), Spinoza devrait nécessairement être plus <môr;
qu’Aristote, Mais il ne l’est pas. Ces énoncés sont Privés de
sens. Kant n’est pas supérieur à Platon — ni inférieur (bien
que nous ferions bien de nous rappeler qu un philosophe
«scientifique » et non «littéraire», A. N. Whitehead, a écrit
que la meilleure façon de comprendre l’ensemble de la phi-
losophie occidentale est de le considérer comme une série
d’annotations marginales au texte de Platon).
Pourtant, la technologie contemporaine, en fant que tech-
nologie, est infiniment «supérieure » à la technologie grecque,
Qu'est-ce que Marx et les marxistes (vulgaires ou raffinés)
pourraient avoir à dire sur ce divorce? Rien. Au mieux, ils
peuvent jongler avec les mots, disant par exemple que la
société bourgeoise est plus «progressive» que la société
antique, mais non «supérieure » à celle-ci. Mais ces distinc-
tions apparemment innocentes ruinent totalement et irréver-
siblement l’ensemble de la conception marxiste de l’histoire.
Si « progressivité » et « infériorité » peuvent aller de pair, ou,
inversement, si une société peut être « matériellement» plus
«arriérée » qu’une autre mais « culturellement » supérieure à
celle-ci, que reste-t-il de la conception matérialiste
de l’his-
toire, de son «développement dialectique», etc. ?

Sur l’«unité de l'histoire », le socio-


tivisme.— Des camarades anglais ot - 4 5 rela-
plus haut concernant l’antinomie Constitutive =. qui est dit
sance historique, affirmant que l’on nie ainsi |’ € la connais-
toire et que l’on est conduit vers un écléctians unité de l’his-
Mais qu'est-ce que l’«unités de l'hist historique.
définitions purement descriptives as Oire, hors les
l’ensemble des actes des bipèdes Dariniee par
lectique » de l’histoire est un mythe, Le seu] L'«unité dia-
clair pour réfléchir le problème est que ch Point
une «vue d'elle-même » qui est en ne Société pose
du monde » (y compris des autres sociét ée mps une «vue
avoir connaissance) — ef que cette «vue » RE elle peut
Ie de’ sa
Le marxisme : bilan provisoire 50

«vérité» ou de sa « réalité réfléchie », pour parler comme


Hegel — sans que celle-ci s’y réduise.
Nous ne savons rien de la Grèce, si nous ne savons pas ce
que les Grecs savaient, pensaient et sentaient d'eux-mêmes.
Mais évidemment, il existe des choses tout autant impor-
tantes concernant la Grèce, que les Grecs ne savaient pas et
ne pouvaient pas savoir. Nous pouvons les voir— mais de
noire place et par le moyen de cette place. Et voir, c’est cela
même. Je ne verrai Jamais rien de toutes les places possibles
à la fois; chaque fois, Je vois d’une place déterminée, je vois
un «aspect», el Je vois dans une «perspective». Et je vois
signifie je Vois parce que je suis moi, et je ne vois pas seu-
lement avec mes yeux; lorsque je vois quelque chose toute
ma vie est là, incarnée dans cette vision, dans cet acte de
voir. Tout cela n’est pas un «défaut » de notre vision, c’est la
vision. Le reste, c’est le phantasme éternel de la théologie et
de la philosophie.
Or c’est ce phantasme qui resurgit dans la prétention d’éta-
blir une vue totale de l’histoire. Vue totale que les marxistes
pensent posséder déjà, ou bien postulent pour l’avenir,
sous-entendant par exemple que le socio-centrisme serait éli-
miné dans une société socialiste. Cela équivaut à cette affir-
mation absurde que dans une société socialiste on pourra
voir de nulle part (voir de quelque part, c’est voir dans une
perspective) — et voir tout, rigoureusement tout, y compris
l’avenir; car si l’on ne voit pas l’avenir, comment peut-on
parler de vue totale de l’histoire? Comment peut-on assigner
une signification au «passé» si l’on ne sait pas ce qui vient
après? Est-ce que la signification de la Révolution russe
était «la même» en 1918, en 1925, en 1936 et aujourd’hui?
Ou bien existe-t-il, dans un lieu supra-céleste, une idée,
une «signification en soi» de la Révolution russe, incluant,
comme il le faudrait, toutes les conséquences de cet évé-
nement jusqu’à la fin des temps, et à laquelle les marxistes
auraient accès? Comment se fait-il alors que, depuis cin-
quante ans, ils n’aient jamais rien compris à ce qui se passe?
Reconnaître ces évidences ne conduit nullement à un
simple scepticisme ou relativisme. Le fait que nous ne pour
VOns jamais explorer que des «aspects » successifs d’un objet
n’abolit pas la distinction entre un aveugle et un homme
qui voit, entre un daltonien et un normal, entre quelqu'un
60 Marxisme et théorie révolutionnaire

qui est sujet à des hallucinations et LR ME “ est


a es pas
pas. Il n’abolit pas la distinction entre
que le bâton coudé dans l'eau est une voitil en même 2 SUR)
de ce fait, temps
et celui qui qui le saitit — et QUI, | 1 aanisee-d'histn:
le bâton droit. La visée de vérité, qu il Passe IStoire
que ce pro-
ou de n’importe quoi d’autre, n'est rien d’autre
jet d’éclairer d’autres aspects de 1 objet, et de nous-mêmes,
de situer les illusions et les raisons qui les font surgir, de
autre
relier tout cela d’une manière que nous appelons —
expression mystérieuse — cohérente. Projet infini, bien
entendu. Et, contrairement à ce que pensaient les marxistes
(et parfois Marx lui-même), la « possession de la vérité »
prise dans un sens «absolu», donc mythique, n'a Jamais été
et n’est pas le présupposé de la révolution et d’une recons-
truction radicale de la société; l’idée d’une telle «posses-
sion» n’est pas seulement intrinsèquement absurde (impli-
quant l’achèvement de ce projet infini), elle est profondément
réactionnaire, car la croyance en une vérité achevée et
acquise une fois pour toutes (et donc aussi possédable par
quelqu'un ou quelques-uns) est un des fondements de l’adhé-
sion au fascisme et au stalinisme.

3. La philosophie marxiste de l’histoire


La théorie marxiste de l’histoire se présente en premier
lieu comme une théorie scientifique, donc comme une géné-
ralisation démontrable ou contestable au niveau de l'enquête
empirique. Cela, elle l’est indiscutablement, et comme telle,
il était inévitable qu’elle connaisse le sort de toute théorie
scientifique importante. Après avoir produit un bouleverse-
ment énorme et irréversible dans notre manière de voir le
monde historique, elle est dépassée Par la recherche qu’elle a
elle-même déclenchée, et doit prendre sa place dans l’histoire
des théories, sans que cela mette en question l’acquis
qu’elle
lègue. On peut dire, comme Che Guevara, qu’il
n’est pas
plus nécessaire de dire aujourd’hui qu’on est marxiste
n'est besoin de dire qu’on est pasteurien ou
qu'il
newtonien — à
condition de comprendre vraiment ce que cela veut
dire:
tout le monde est «newtonien » au sens qu'il n’est pas ques-
tion de revenir à la manière de poser les problèmes
ou aux
catégories antérieures à Newton: mais personne
n'est plus
Le marxisme : bilan provisoire 61

réellement «newtonien », car personne ne peut plus être par-


tisan d’une théorie qui est purement et simplement fausse %,
Mais à la base de cette théorie de l’histoire il y a une phi-
losophie de l’histoire, profondément et contradictoirement
tissée avec elle, et elle-même contradictoire comme on le
verra. Cette philosophie n’est ni ornement ni complément,
elle est nécessairement fondement. Elle est le fondement
aussi bien de la théorie de l’histoire passée que de la concep-
tion politique, de la perspective et du programme révolution-
naires. L'essentiel, c’est qu’elle est une philosophie ratio-
naliste, et, comme toutes les philosophies rationalistes, se
donne d'avance la solution de tous les problèmes qu’elle
pose.
Le rationalisme objectiviste:
La philosophie de l’histoire marxiste est d’abord et surtout
un rationalisme objectiviste. On le voit déjà dans la théorie
marxiste de l’histoire appliquée à l’histoire passée. L'objet de
la théorie de l’histoire, c’est un objet naturel et le modèle qui
lui est appliqué est un modèle analogue à celui des sciences
de la nature. Des forces agissant sur des points d’application
définis produisent des résultats prédéterminés selon un grand
schéma causal qui doit expliquer aussi bien la statique que
la dynamique de l’histoire, la constitution et le fonctionne-
ment de chaque société autant que le déséquilibre et le bou-
leversement qui doivent la conduire à une forme nouvelle.
L'histoire passée est donc rationnelle, en ce sens que tout s’y
est déroulé selon des causes parfaitement adéquates et péné-
trables par notre raison en son état de 1859. Le réel est parfai-
tement explicable; en principe, il est d’ores et déjà expliqué
(on peut écrire des monographies sur les causes économiques
de la naissance de l’islam au vir siècle, elles vérifieront la
théorie matérialiste de l’histoire et ne nous apprendront rien
sur celle-ci). Le passé de l'humanité est conforme à la raison,
en ce sens que tout y a une raison assignable et que ces rai-
sons forment système cohérent et exhaustif.

36. Bel et bien fausse, et non pas «approximation améliorée par les théo-
ries ultérieures ». L'idée des «approximations successives », d'une accu-
mulation additive des vérités scientifiques, est un non-sens progressiste du
XIX° siècle, qui domine encore largement la conscience des scientifiques.
62 Marxisme et théorie révoluti Onnaire

l’histoire à venir est tout aussi rationnelle, Car elle


Mais
en
ans un deuxia ème sens.
réalisera la raison, et cette fois-ci d
la valeur. L’his.
le sens non plus seulement du fait, mais de
a naître une
toire à venir sera ce qu’elle doit être, elle verr -
: ons de l’huma.
société rationnelle qui incarnera le s aspirati
(ce qui veut que son
ire
nité, où l’homme sera enfin humain
effectif réa-
existence coïncidera avec son essence et son Etre
lisera son concept). es
Enfin, l’histoire est rationnelle dans un troisième sens:
de la liaison du passé et de l’avenur, du fait qui deviendra
nécessairement valeur, d e cet ensemble de lois
quasi natu-
de
relles aveugles qui aveuglément œuvrent à la production
l’état le moins aveugle de tous : celui de l'humanité libre. Il y
a donc une raison immanente aux choses, qui fera surgir une
société miraculeusement conforme à notre raison.
L'hégélianisme, on le voit, n’est pas en réalité dépassé.
Tout ce qui est, et tout ce qui sera, réel, est et sera rationnel.
Que Hegel arrête cette réalité et cette rationalité au moment
où apparaît sa propre philosophie, tandis que Marx les pro-
longe indéfiniment, jusques et y compris l’humanité commu-
niste, n’infirme pas ce que nous disons, plutôt le renforce.
L'empire de la raison qui, dans le premier cas, embrassait
(par un postulat spéculatif nécessaire) ce qui est déjà donné,
s'étend maintenant aussi sur tout ce qui pourra jamais être
donné dans l’histoire. Que ce que l’on peut dire dès main-
tenant sur ce qui sera devienne de plus en plus vague au fur
et à mesure que l’on s’éloigne du présent, cela relève des
limitations contingentes de notre connaissance et surtout de
nn.

ce qu'il s’agit de faire ce qui est à faire aujourd’hui et non


pas de «fournir des recettes pour les cuisines socialistes de
l'avenir ». Mais cet avenir est d’ores et déjà fixé dans son
principe: il sera liberté, comme le passé et le présent ont été
et sont nécessité.
Il y a donc une «ruse de la raison», comme disait le vieil
Hegel, il y a une raison au travail dans l’histoire, garantis-
sant que l’histoire passée est compréhensible, que l’histoire à
venir est souhaitable et que la nécessité apparemment aveugle
des faits est secrètement agencée pour accoucher du bien.
Le simple énoncé de cette idée suffit pour faire percevoir
la foule extraordinaire de problèmes qu’elle masque. Nous
ne pouvons en aborder, et brièvement, que quelques-uns.
|

s"Me : bilan provisoire


xxiis
Le mar

me
Le déterminis
Dire que l’histoire passée est compréhensible, au sens de
ja conception marxiste de 1 histoire, veut dire qu'il existe un
et die
déterminisme causal sans faille « importante».
déterminisme pu nr degré si l’on peut dire, porteur
de significations qui S enchaînent dans des totalités elles-
mêmes signifiantes. Or ni l’une ni l’autre de ces idées ne
.

uvent être acceptées sans plus.


ji est certain que nous ne pouvons pas penser l’histoire
sans la catégorie de la causalité, et même que, contrairement
à ce qu'ont affirmé des philosophes idéalistes, l’histoire est
ar excellence le domaine où la causalité a pour nous un
sens, puisqu'elle y prend au départ la forme de la motiva-
tion et que donc nous pouvons comprendre un enchaînement
«causal», Ce que nous ne pouvons jamais dans le cas des
phénomènes naturels. Que le passage du courant électrique
rende la lampe incandescente, ou que la loi de la gravitation
fasse que la Lune se trouve à tel moment à tel endroit du ciel,
sont et resteront toujours pour nous des connexions néces-
saires mais extérieures, prévisibles mais incompréhensibles.
Mais que À marche sur les pieds de B, que B l’injurie, et que
À réponde par un soufflet, nous comprenons la nécessité de
l’enchaînement lors même que nous pouvons le considérer
comme contingent (reprocher aux participants de s’être laissé
«emporter » tandis qu’ils «auraient pu» se contrôler — tout
en sachant, par notre expérience, qu’à certains moments
on ne peut pas ne pas se laisser emporter). Plus générale-
ment, que ce soit sous la forme de la motivation, sous celle
du moyen technique indispensable, du résultat qui se réa-
lise parce qu’on en a posé intentionnellement les conditions,
où de l’effet inévitable même si non voulu de tel acte, nous
pensons et nous faisons constamment notre vie et celle des
autres sous le mode de la causalité.
Il y a du causal, dans la vie sociale et historique, parce
qu’il y a du «rationnel subjectif »: la disposition des troupes
Carthaginoises à Cannes (et leur victoire) résulte d’un plan
rationne] d’Hannibal. Il y en a aussi, parce qu’il y a du «ration
nel objectif», parce que des relations causales naturelles et
37. Voir plus haut, note 25.
e révolutionnai,,
Marxisme et théori
64
i sont mnc Gitonsprés
ent
logiques
des nécessités purement SOUS = RER à
: à
dans les relations historiques production * a rns
niques et économiques, te
enire elles dans un :
charbon se trouvent le me nt , on
fo ct
nc i . Et i
tionne? le)a
gé né ra
et quantifiable (plus qu e no us co ns taton
ir le
ut »,
aussi du «causal br. «ubiectives ou objectives
s rationnelles subJe
s
réduire à des relation nt nous s ignorons l
le fondement
ab
étab
ét li
lies es do 187
des co rr at
sja
él io
tio ns
, individuelles ou sociales
régularités de comportement |
ui restent de purs faits. de divers ordres per-
ons causales
° L'existence de ces relati
met, au-delà de la simple compr éhension des comp een
individuels ou de leur régularité, d’enserrer ceux-Ci dans des
«lois», et de donner à ces lois des expressions abstraites
d’où le contenu «réel» des comportements individuels vécus
a été éliminé. Ces lois peuvent fonder des prévisions satisfai-
santes (qui se vérifient avec un degré de pr obabilité donné),
Il y a ainsi, par exemple, dans le fonctionnement économique
du capitalisme une foule extraordinaire de régularités obser-
vables et mesurables, que l’on peut appeler, en première
approximation, des «lois», et qui font que sous un grand
nombre de ses aspects ce fonctionnement paraît à la fois
explicable et compréhensible et est, jusqu’à un certain point,
prévisible. Même au-delà de l’économie, il y a une série
de «dynamiques objectives» partielles. Cependant, nous
ne parvenons pas à intégrer ces dynamiques partielles à un
déterminisme total du système, et cela dans un sens totale-
ment différent de celui que traduit la crise du déterminisme
dans la physique moderne: ce n’est pas que le déterminisme
s'effondre ou devienne problématique aux limites du Sys-
tème, ou que des failles apparaissent à l’intérieur de celui-ci.
C’est plutôt l’inverse: comme si quelques aspects quelques
coupes seulement du social se soumettaient au déterminisme
mais baigna
in déto ient s eux-mêmes $S dans
iine dans un ensemble de relative
ons
Il faut bien comprendre à quoi tient cette i
ibili
dynamiques partielles que nous établi
ISSOns: LR rom
sont bien entendu
incomplètes; ; elles renvoi1ent
ent Constamment RE
les unes aux autres,
toute modific
cela peut créeration de l’une modifie toutes les autres.
des difficultés immenses dans la pratiq Mais si
n'en crée aucune de Priprin
ncicipe.
ue, cela
ipe. Dans l’u
"uninivers physique aussi,
. ne lan arcs
; mar xISME : bilan DPFOY ISOIre
Le 65
une relation ne vaut jamais que «toutes choses égales
d'ailleurs». |
L'impossibilté a question ne tient pas à la complexité de
la matière sociale, elle tent à Sa nature même. Elle tient à ce
que le social (ou l'historique) contient le non-causal comme
un moment essentiel.
Ce non-causal apparaît à deux niveaux. Le premier, qui
nous importe le moins ici, est celui des écarts que présentent
les comportements réels des individus relativement à leurs
comportements «1ypiques ». Cela introduit un élément d’im-
prévisible, mais qui ne pourrait pas comme tel empêcher un
traitement déterministe, tout au moins au niveau global. Si
ces écarts sont systématiques, ils peuvent être soumis à une
investigation causale; s’ils sont aléatoires, ils sont passibles
d’un traitement statistique. L’imprévisibilité des mouve-
ments des molécules individuelles n’a pas empêché la théorie
cinétique des gaz d’être une des branches les plus rigoureuses
de la physique, c’est même cette imprévisibilité individuelle
qui fonde la puissance extraordinaire de la théorie.
Mais le non-causal apparaît à un autre niveau, et c’est
celui-ci qui importe. Il apparaît comme comportement non
pas simplement «imprévisible », mais créateur (des indivi-
dus, des groupes, des classes ou des sociétés entières); non
pas comme simple écart relativement à un type existant, mais
comme position d’un nouveau type de comportement, comme
institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention
d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme — bref, comme
surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à
partir de la situation précédente, conclusion qui dépasse
les prémisses ou position de nouvelles prémisses. On a déjà
remarqué que l'être vivant dépasse le simple mécanisme
parce qu’il peut donner des réponses nouvelles à des situa-
tions nouvelles. Mais l’être historique dépasse l’être simple-
ment vivant parce qu'il peut donner des réponses nouvelles
aux «mêmes » situations ou créer de nouvelles situations.
L'histoire ne peut pas être pensée selon le schéma déter-
ministe (ni d’ailleurs selon un schéma «dialectique »
simple), parce qu’elle est le domaine de la création. Nous
féprendrons ce point dans la suite de ce texte.
olutionna:; air,
Marxxiisme et thé sorie rév
66

gnifications
L'enchaînement des si on»
He
et la «ruse de la rais
du dé te rm in istomeriqu ns l’histoire, ;]
daes
à
Au-d-deelli : du prob lè me nuitée ns «h is ». En prDeem
ier
:
a un problème des significat
lieu des actions COnsCientes
lieu histoire apparaît comme le
dence se renverse aus.
d'êtres conscients. Mais cette évi alors,
sitôt que l’on y regarde de p lus près. L’on constate
entions
avec Engels, que «l’histoire est le domaine des int
s réels de
inconscientes et des fins non voulues ». Les résultat
l’action historique des hommes ne sont pour ainsi dire Jamais
ceux que les acteurs avaient visés. Cela n’est peut-être pas
difficile à comprendre. Mais ce qui pose un problème cen-
tral, c’est que ces résultats, que personne n’avait voulus
comme tels, se présentent comme « cohérents » d’une cer-
taine façon, possèdent une «signification » et semblent obéir
à une logique qui n’est ni une logique «subjective» (por-
tée par une conscience, posée par quelqu'un), ni une logique
«objective», comme celle que nous croyons déceler dans la
nature — et que nous pouvons appeler une logique historique.
X

Des centaines de bourgeois, visités ou non par l’esprit de


Calvin et l’idée de l’ascèse intramondaine, se mettent à accu-
muler. Des milliers d’artisans ruinés et de paysans affamés
se trouvent disponibles pour entrer dans les usines. Quelqu'un
ane une machine à vapeur, un autre, un nouveau métier
& re . philosophes et des physiciens essaient de pen-
Jois. Des vi comme une grande machine et d’en trouver les
la nôbleshe el tentes nb € subor donner et d’émasculer
ibviduset d Sttutions nationales, Chacun des
es £TOupes en question poursuitsoci des fins q qui lui
sont propres, personne ne vise la totalité
Pourtant le résultat est d’un t otalté socialsociale comme telle
lle.
Out autre ordre: c’est le capi-

Le marxisme : bilan provisoire ”

1 possède une signification (pluté xs


de virtuellement néptisible de nes MCarner un
Sri] y a bel et bien une sorte d’entité historique on qui fait
capitalisme. k re
Cette signification apparaît de multiples façons. El]
ce qui, à travers toutes les connexions causales et au sie
d'elles, confère une sorte d'unité à toutes les manife :
ons de la société capitaliste et fait que nous
tecoiains
sons immédiatement dans tel phénomène un Dhénioitäne: de
cette culture, qui nous fait classer immédiatement dans éolien
époque des objets, des livres, des instruments, des phrases
dont nous ne COnnaïfrions rien par ailleurs, et qui en exclut
tout aussi immédiatement une infinité d’autres. Elle appa-
rat comme l’existence simultanée d’un ensemble infini de
possibles et d’un ensemble infini d’impossibles donnés pour
ainsi dire d'emblée. Elle apparaît encore en ceci, que tout
ce qui se passe à l’intérieur du système non seulement est
produit de façon conforme à quelque chose comme «l’es-
prit du système », mais concourt à l’affermir (même lorsqu'il
s'oppose à lui et tend à la limite à le renverser comme ordre
réel).
Tout se passe comme si cette signification globale du
système était donnée en quelque sorte d’avance, qu’elle
«prédéterminait» et surdéterminait les enchaînements de
causation, qu’elle se les asservissait et leur faisait produire
des résultats conformes à une «intention» qui n’est bien
entendu qu’une expression métaphorique, puisqu'elle n’est
l'intention de personne. Marx dit quelque part: «s’il n°y
avait pas le hasard, l’histoire serait de la magie » — phrase
profondément vraie. Mais l’étonnant est que le hasard dans
l’histoire prend lui-même la plupart du temps la forme du
hasard signifiant, du hasard «objectif», du «comme par
hasard » comme le dit si bien l'ironie populaire. Qu est-cede
Qui peut donner au nombre incalculable de gestes, d'actes,
Pensées, de conduites individuels et collectifs qui composent
Une société cette unité d’un monde, où un certain ordre .
ne
: ie, pas nécessairement de causes €t re
à à étre trouvé tissé dans le chaos? Qu ne qui est
Plus rs PRES LE calculée et
mis, se d'appa rence
en scène, d’une lestragédi
où tantôt erreurs évidentes Ces acteurs sont
e adm
68 Marxisme et théorie révolutionnair,
' , J cher le résult
$ at d e se produUire
i
absol um ent incap Pables d’emp é
e» du processus se MONIrE Capabje
où la «lo giq ue inter ne» Coups
ss de fair e surg ir au moment voulu mn
da ions ef
compensat
de pouce et les crans d'arrêt, toutes les abouy.
Le
tous les truquages nécessaires pour que le
fait la seute
tisse — et tantôt l'acteur jusqu'alors infaillible
tour pour |;
erreur de sa vie, qui était indispensable à son
production du résultat « visé »? EE
Cette signification, déjà autre que la significatio
n ffec.
tivement vécue pour les actes déterminés d’individus pré.
cis, pose, comme telle, un problème proprement inépuisable,
Car il y a irréductibilité de la signification à la causation, les
significations bâtissant un ordre d’enchaînements autre que,
et pourtant inextricablement tissé à, celui des enchaînements
de causation.

Que l’on considère par exemple la question de la cohé-


rence d’une société donnée — une société archaïque ou
une société capitaliste. Qu'est-ce qui fait que cette société
«tient ensemble », que les règles (juridiques ou morales) qui
ordonnent le comportement des adultes sont cohérentes avec
k

les motivations de ceux-ci, qu’elles sont non seulement com-


patibles mais profondément et mystérieusement apparentées
au mode de travail et de production, que tout cela à son tour
correspond à la structure familiale, au mode d’allaitement, de
sevrage, d'éducation des enfants, qu’il y a une structure fina-
lement définie de la personnalité humaine dans cette culture,
que cette culture comporte ses névroses et pas d’autres, et
que tout cela se coordonne avec une vision du monde,
une
religion, telle façon de manger et de danser? A étudier une
société archaïque on a par moments l'impression vertigi-
neuse qu’une équipe de psychanalystes, économistes, socio-
logues, etc., de capacité et de savoir surhumains, a travaillé
d'avance sur le problème de sa cohérence et
a
posant des règles calculées pour l’assurer. Même légiféré en
nologues,
si nos eth-
en analysant le fonctionnement de ces sociétés
en l’exposant, y introduisent plus de cohérence et
qu’il n’y
a réellement, cette impression n’est pas et ne peut pas en
être
38. Voir par exemple les études de Margaret Mead d Male and
Female où dans Sex and Temperament in T} PT qe 27
[Cf. p. 41, note 24.] F in Jhree Primitive Societie s.
L e marx-vis me : bilan provisoire
isme : DEC rene
69
totalement illusoire: après tout, ces sociétés fonctionn
elles sont stables, elles sont même «auto-stabilisatrices .
capables de résorber des chocs importants (sauf ram ;
celui du contact avec la «civilisation »). eue
Certes, dans le mystère de cette cohérence on peut opérer
une énorme réduction causale — et c’est en cela que consist
l'étude «exacte » d’une société. Si les adultes se portent
de telle façon, c’est qu'ils ont été élevés d’une certaine
manière; si la religion de ce peuple a tel contenu. cela COr-
respond à la «personnalité de base» de cette culture : si les
rapports de pouvoir sont organisés ainsi, cela est conditionné
par ces facteurs économiques ou inversement, etc. Mais cette
réduction causale n’épuise pas le problème, elle en fait sim-
plement apparaître à la fin la carcasse. Les enchaînements
qu’elle dégage, par exemple, sont des enchaînements d’actes
individuels qui se situent dans le cadre donné d’avance à la
fois d’une vie sociale qui est déjà cohérente à chaque instant
comme totalité concrète” (sans quoi il n’y aurait pas de com-
portements individuels) et d’un ensemble de règles expli-
cites, mais aussi implicites, d’une organisation, d’une struc-
ture, qui est à la fois un aspect de cette totalité et autre chose
qu’elle. Ces règles sont elles-mêmes le produit, à certains
égards, de cette vie sociale et dans nombre de cas (presque
jamais pour les sociétés archaïques, souvent pour les sociétés
historiques) on peut parvenir à insérer leur production dans
la causation sociale (par exemple, l’abolition du servage ou
la libre concurrence introduites par la bourgeoisie servent
ses buts et sont explicitement voulues pour cela). Mais, lors
même que l’on arrive à les «produire » ainsi, il reste que
leurs auteurs n’étaient pas et ne pouvaient pas être conscients
de la totalité de leurs effets et de leurs implications — et que
Pourtant ces effets et ces implications s’«harmonisent »
inexplicablement avec ce qui existait déjà ou avec ce que
d’autres au même moment produisent dans d’autres secteurs
n t pasA
39. Donc le simple renvoi à la série infinie des caus ations nene résou
le problème. [On ne peut expliquer la cohérence comme produit d’une série
€ processus de causation, car une telle explication présuppose la cohérence
l'origine des virtualités de l’ensemble de ces processus comme tel. De
Même, on ne pourrait expliquer la cohérence de l'organisme vivant déve-
loppé en invoquant simplement le développement des tissus et des organes,
et leur interaction: il faut remonter à la cohérence déjà posée des virtuali-
S du germen.]
70 Marxisme et théorie révolutionnair,

du front social“. Et il reste que, dans la plupart des cas, qe,


«auteurs» conscients n’existaient fout simplement PAS (Pour
l'essentiel, l’évolution des formes de vie familiale, fonda.
mentale pour la compréhension de toutes les cultures, n’,
pas dépendu d'actes législatifs explicites, et encore Moins de
tels actes résultaient d’une conscience des mécanismes psy.
chanalytiques obscurs qui sont à l'œuvre dans une famille),
Il reste aussi le fait que ces règles sont posées au départ
de chaque société“, et qu’elles sont cohérentes entre elles
4 quelle que soit la distance des domaines qu elles concernent.
(Lorsque nous parlons de cohérence dans ce contexte,
nous prenons le mot au sens le plus large possible : pour une
société donnée, même le déchirement et la crise peuvent
d'une certaine façon traduire la cohérence car ils s’insèrent
dans son fonctionnement, ils n’entraînent jamais un effon-
drement, une pulvérisation pure et simple, ce sont «ses»
crises et «son» incohérence. La grande dépression de 1929
comme les deux guerres mondiales sont bel et bien des mani-
festations «cohérentes » du capitalisme, non pas simplement
qu’elles s’imbriquent dans ses enchaînements de causation,
mais qu’elles en font avancer le fonctionnement en tant que
fonctionnement du capitalisme; dans ce qui est de mille
façons leur non-sens on peut encore voir de mille façons le
sens du capitalisme.)
Il y a une deuxième réduction que nous pouvons opérer:
si toutes les sociétés que nous observons, dans le présent ou
le passé, sont cohérentes, il n’y a pas lieu de s’en étonner,
puisque par définition seules des sociétés cohérentes sont
observables; des sociétés non cohérentes se seraient effon-
drées aussitôt et nous ne pourrions pas en parler. Cette idée,
pour importante qu’elle soit, ne clôt pas non plus la dis-
cussion, elle ne pourrait faire «comprendre » la cohérence
des sociétés observées qu'en renvoyant à un processus de

40. Bien entendu, ce n’est pas là une vérité absolue: il y a aussi de «mau-
vaises lois », incohérentes ou détruisant elles-mêmes les fins qu’elles veulent
servir. Ce phénomène semble d'ailleurs, curieusement, limité aux sociétés
modernes, Mais cette constatation n’altère pas ce que nous disons pour l’'es-
sentiel: elle reste une variante extrême de la production de règles sociales
cohérentes.
41. Nous ne disons pas« de /a société», nous ne discutons pas le pro-
blème métaphysique des origines.
,
Le marxisme : bilan provisoire
ronnements et d'erreurs » où aurai
k pe de sélection naturelle, les nr * LL SUDSIStÉ, par
Viables ». Mais
gjà en biologie, où l’évolution dispose de mil
et d'un processus infini ment
riche de Variatio
élection naturelle à travers les tâtonnements etns aléatoires, la
les err
araît pas suffisante pour répondre au problème de Ja eurs ne
des ESPÈCES; il semble bien que des formes «v bles ee
roduites loin au-dessus de la probabilité statistique su
à parition. En histoire, le renvoi à une variation
aléatoir
x un processus de sélection paraît gratuit, et du reste, le
plème se pose à un niveau antérieur (en biologie Aie
a disparition des peuples et des nations décrits par Hér
dote peut bien être le résultat de leur rencontre avec dues
peuples qui les ont écrasés ou absorbés, il n'empêche que
les premiers avaient déjà une vie organisée et cohérente
qui se serait poursuivie sans cette rencontre. Du reste, nous
avons vu de nos yeux, propres ou métaphoriques, naître des
sociétés et nous savons que cela ne se passe pas ainsi. On
ne voit pas, dans l’Europe du xIm° au xIx° siècle, un énorme
nombre de types de société différents apparaître, dont tous
sauf un disparaissent parce que incapables de survivre; on
voit un phénomène, la naissance (accidentelle par rapport au
système qui l’a précédée) de la bourgeoisie, qui, à travers
ses mille ramifications et ses manifestations les plus contra-
dictoires, des banquiers lombards à Calvin et de Giordano
Bruno à l’utilisation de la boussole, fait apparaître dès le
départ un sens cohérent qui ira s’affirmant et se développant.

Ces considérations permettent de saisir un deuxième


spect du problème. Ce n’est pas seulement dans l’ordre
d'une société que se manifeste la superposition d’un système
de significations et d’un réseau de causes; c’est également
s la succession des sociétés historiques, ou, plus simple-
ment, dans chaque processus historique. Que l'on considère,
que
la bourgeoisie,
Par exemple, le processus d'apparition de
NOUS avons dé:éjà évoqué plus haut; , ou encore mieux celui
0 ‘à conduit à la révo-,
Que nous cro yons sisebien connaître , QUI
de 191 7 d’a bor d, au pouvoir de la bureaucratie
“on rus se
“Suite, néces-
il
s'est pas possible cauici,seset pro est du re
n’es e avguaièrlleaien
ui sttr ! t la
fondes 4
de rappeler les
yarxisme et théorie révolutionns
72
deuxiëme me crise
Crise soc,
rus se, la di ri ge
£ ai ent5 etversfixaune
ie nt le s pr in ci pa ux actey
société
190
violente aprés CEIle . des classes essentie
lles de la socig
rsO
socié
EE difficile de Orne que Ia rév
ni ne cette
russe était grosse d'une révolution,rôle d Rs — en to
un
lution le prolétariat allait Jouer Compré
nécessité
cas, nous n’y insisterons pas. Mais cette
1l faut qu'elles
hensible reste «sociologique » et abstraite; s’incarne dan
médiatise dans des processus p récis,
qu’elle
quel
des actes (ou des omissions) daté
s et signés de personnes 4
de groupes définis qui aboutissent dans le sens voulu;
il fau
encoFire qu'elle trouve réunies au départ une foule de condi.
tions, dont on ne peut pas toujours dire que leur présence étai
garantie par les facteurs mêmes qui créaient la «nécessité
générale » de la révolution. Un aspect de la question, minew
si l’on veut, mais qui permet de voir facilement et claire.
ment ce que nous voulons dire, est celui du rôle des indivi-
dus. Trotski, dans son Histoire de la révolution russe, ne le
néglige nullement. Il est parfois saisi lui-même d’étonnement,
qu’il fait partager au lecteur, devant l’adéquation parfaite du
caractère des personnes et des «rôles historiques » qu’elles
sont appelées à jouer; il l’est aussi devant le fait que lorsque
la situation « exige» Un personnage d’un type déterminé, ce
personnage surgit (on se rappelle les parallèles qu'il trace
entre Nicolas IT et Louis XVI, entre Ja Tsarine et Marie-An-
toinette). Quelle est donc la clé de ce mystère ?
La réponse
que donne Trotski semble encore d’ordre sociolo ique
dans la vie et dans l'existence historique d’un : toul,
ativie
légiée en décadence, la condui : > Ce
pe
idées et sans caractère RUE A Produire des individus sans
nellement éty contre
matériaux eriait
la «néil an nt exception
1e Pourrait rien faire avec ces
vie et l’existence de Ja Si torique »; tout, dans le
duire des individus au caractère tr “o‘utionnaire, tend à pro
réponse contient sans aucun dut ns ef aux vues fortes. Li
elle n’est pourtant Pas suffisante nt ji grande part de vérité,
pas assez. Elle en dit trop, parce P utôt elle en dit trop el
tous les cas, or elle ne vaut que de elle devrait valoir dans
ictori là précisément où la révo-
L
ovisoire
Le marxisme : bilan pr

allemand n’a pas su reconnaître ou remplacer Rosa Luxem-


burg et Karl Liebknecht, où était le Lénine français en 1936?
Dire que dans ces cas la situation n’était pas mûre pour que
les chefs appropriés apparaissent c’est précisément quit-
ter l'interprétation sociologique, qui peut légitimement pré-
tendre à une certaine compréhensibilité, et revenir au mys-
tère d’une situation singulière qui exige ou interdit. D'ailleurs
la situation qui devait interdire n’interdit pas toujours: depuis
un demi-siècle, les classes dominantes ont su parfois se don-
ner des chefs qui, quel que fût leur rôle historique, n’ont été
ni des prince Lvov, ni des Kerenski. Mais l'explication n’en
dit pas assez non plus, car elle ne peut pas montrer pour-
quoi le hasard est exclu de cette affaire à même où il paraît
à l’œuvre de la façon la plus aveuglante, pourquoi il agit tou-
jours «dans le bon sens» et pourquoi les hasards infinis qui
iraient en sens contraire n’apparaissent pas. Pour que la révo-
lution aboutisse, il faut la veulerie du Tsar et le caractère de la
Tsarine, il faut Raspoutine et les absurdités de la Cour, il faut
Kerenski et Kornilov; il faut que Lénine et Trotski reviennent
à Petrograd, et pour cela il faut une erreur de raisonnement
du Grand Etat-major allemand et une autre du gouvernement
britannique — pour ne pas parler de toutes les diphtéries et de
toutes les pneumonies qui ont consciencieusement évité ces
deux personnes depuis leur naissance. Trotski pose carrément
la question: sans Lénine, est-ce que la révolution aurait pu
aboutir, et, après discussion, tend à répondre par la négative.
Nous sommes enclins à penser qu’il a raison, et que d’ailleurs
on pourrait en dire autant pour lui-même“. Mais en quel sens
peut-on dire que la nécessité interne de la révolution garan-
tissait l’apparition d’individus tels que Lénine et Trotski, leur
survie jusqu’à 1917 et leur présence, plus qu’improbable, à
Petrograd au moment voulu? Force est de constater que la
signification de la révolution s’affirme et aboutit à travers des
enchaînements de causes sans rapport avec elle et qui pour-
tant lui sont inexplicablement reliées.
42. On peut évidemment en discuter à perte de vue. On peut surtout dire
que la révolution n’aurait pas pris la forme d’une saisie du pouvoir par le
parti bolchevik, qu'elle aurait consisté en une réédition de la Commune. Le
contenu de telles considérations peut paraître oiseux. Le fait que l’on ne peut
pas les éviter montre que l’histoire ne peut pas être pensée, même rétrospec-
tivement, en dehors des catégories du possible et de l'accident qui est plus
qu'accident.
74 Marxisme et théorie révolutionnair,

révo.
aucratie en Russie pe lànivea
La naissance de la debure
voir le problème à un AUITE u
lution permet encore + voir à l’œuvre des facte
l'analys
Dansf ce cas aussi, shens e , faitsur VOI
ibles lesquels nous ne pouvons
urs
profonds et comprénens aucratie en Russ
la bure
nir ici. La naissance de la DU Ssie
nn la bureau.
un hasard, certes, et la preuve en est que me
en plus com la ten.
ct est depuis apparue de plus
dance dominante du monde moderne. Mais pour COMprendre
la bureaucratisation des pays capitalistes, nous faisons appel
uc-
la prod
à des tendances immanentes à l'organisation de
comprendre
tion, de l’économie et de l’Etat capitalistes. Pour
ns
la bureaucratisation de la Russie à l’origine, nous faiso
appel à des processus totalement différents, comme le rap-
port entre la classe révolutionnaire et son parti, la «matu-
rité» de la première et l'idéologie du second. Or, du point
de vue sociologique, il n’y a pas de doute que la forme
canonique de la bureaucratie est celle qui émerge à une
étape poussée de développement du capitalisme. Pourtant, la
bureaucratie qui apparaît historiquement la première est celle
qui surgit en Russie dès le lendemain de la révolution, sur les
ruines sociales et matérielles du capitalisme; et c’est même
elle qui, par mille influences directes et indirectes, a forte-
ment induit et accéléré le mouvement de bureaucratisation
du capitalisme. Tout s’est passé comme si le monde moderne
couvait la bureaucratie — et que pour la produire il avait fait
| feu de tout bois, y compris du bois qui y paraissait le moins
approprié, c’est-à-dire du marxisme, du mouvement i
et de la révolution prolétarienne. PAPER
Comme dans le problème de la c à se
encore il y a une Machen me os, 1e
doit opérer — et c’est en cela que consiste une ie “qe Fa
| exacte et raisonnée de l’histoire. Mais cette réd € à la fois
saleon, vient de le voir, ne supprime pas Je ere Pn
ensuite une illusion qu'il faut éliminer: l’illusi me. Il ya
lisat ion rétro spect ive. Ce matér iel histo rique , en Tationa-
vons pas nous empêcher de voir des arüculations de s .

43. Voir les textes réunis dans la Société bur.


;
OT [repris in La Société bureaucratique, Christian De 1 et 2 (10/18
FE is ” ee E 1 Re bolchevique dans la naissance 801$ éditeur,
tie », xpérience du mouvement « el -
sation (10/18, 1974), p. 385 sq. "717 2: Prolétariar et et

ne" _,_ 4
È
e
Le marxisme : bilan provisoir

entités bien définies, à figure pourrait-on dire person-


nelle — la guerre du Péloponnèse, la révolte de Spartacus
la Réforme, la Révolution française -, c’est lui-même qui a
forgé notre idée de ce qu'est le sens et une figure historiques
Ces événements, ce sont eux qui nous ont appris ce qu'est un
événement, et la rationalité que nous y trouvons après coup
ne nous surprend que parce que nous avons oublié que nous
l’en avions tout d’abord extraite. Lorsque Hegel dit à peu
près qu’Alexandre devait nécessairement mourir à trente-
trois ans parce qu'il est de l’essence d’un héros de mourir
jeune et qu'on n’imagine pas un Alexandre vieux, et lors-
qu’il érige ainsi une fièvre accidentelle en manifestation de
la Raison cachée dans l’histoire, on peut observer que préci-
sément notre image de ce qu’est un héros a été forgée à par-
tir du cas réel d'Alexandre et d’autres analogues, et qu’il n’y
a donc rien de surprenant à ce que l’on retrouve dans l’évé-
nement une forme qui s’est constituée pour nous en fonction
de l’événement. Il y a une démystification du même type à
opérer dans une foule de cas. Mais elle n’épuise pas le pro-
blème. D’abord, parce qu’on rencontre ici aussi quelque
chose d’analogue à ce qui se passe dans la connaissance de
la nature“*: lorsqu’on a effectué la réduction de tout ce qui
peut apparaître comme rationnel dans le monde physique à
l’activité rationalisante du sujet connaissant, il reste encore
le fait que ce monde a-rationnel doit être tel que cette acti-
vité puisse avoir prise sur lui, ce qui exclut qu’il puisse être
chaotique. Ensuite, parce que le sens historique (c’est-à-dire,
un sens qui dépasse le sens effectivement vécu et porté par
les individus) semble bel et bien pré-constitué dans le maté-
riel que nous offre l’histoire. Pour rester dans l’exemple cité
plus haut, le mythe d’Achille qui lui aussi meurt jeune (et
de nombreux autres héros, qui ont le même sort) n’a pas été
forgé en fonction de l’exemple d'Alexandre (ce serait plu-
tôt le contraire“). Le sens articulé: «Le héros meurt jeune »
paraît avoir fasciné l’humanité depuis toujours, en dépit — ou
à cause — de l’absurdité qu’il connote, et la réalité semble lui
avoir fourni assez de support pour qu’il devienne « évident ».
De même, le mythe de la naissance du héros, qui présente à
44, Ce que Kant qualifiait, dans la Critique de la faculté de juger,
d'«heureux hasard ». ;
45. On sait qu’Alexandre avait «pris pour modèle » Achille.
e révolutionnaire
Marxisme et théori

76 ?

très diverses des traits


travers des cultures et des époques faits
analogues (qui à la fois déforment el reproduisent æe
mythes témoignent de ce que
réels), et finalement tous les ité historique
faits et significations sont mêlés dans la réal
rationalisante de 1 histo-
longtemps avant que la conscience
in, parce que l’his-
rien ou du philosophe n’intervienne. Enf
des tendances, parce
toire paraît constamment dominée par
«logique interne»
qu’on y rencontre quelque chose comme la
à une signifi-
des processus qui confère une place centrale
s sommes
cation ou complexe de significations (nous nou
ment de la
référés plus haut à la naissance et au développe
bourgeoisie et de la bureaucratie), relie entre elles des séries
de causation qui n’ont aucune connexion interne et se donne
toutes les conditions «accidentelles» nécessaires. Le pre-
mier étonnement que l’on éprouve, en regardant l’histoire,
c’est de constater qu’en effet, le nez de Cléopâtre eût-il été
plus court, la face du monde aurait été changée. Le deuxième,
encore plus fort, c’est de voir que ces nez ont eu la plupart
du temps les dimensions requises.

Il y a donc un problème essentiel: il y a des significations


Le

qui dépassent les significations immédiates et réellement


vécues et elles sont portées par des processus de causation qui,
en eux-mêmes, n’ont pas de signification — ou pas cette signi-
fication-là. Pressenti depuis des temps immémoriaux par l’hu-
manité, posé explicitement quoique métaphoriquement dans le
mythe et la tragédie (dans laquelle la nécessité prend la figure
de l’accident), il a été clairement envisagé par Hegel. Mais la
réponse que celui-ci fournit, la «ruse de la raison» qui s’ar-
range pour faire servir à sa réalisation dans l’histoire des évé-
nernents apparemment sans signification, n’est évidemment
qu’une phrase qui ne résout rien et qui finalement participe de
la vieille obscurité des voies de la Providence.
Or le problème devient encore plus aigu dans le marxisme.
Car le marxisme à la fois maintient l’idée de significations
assignables des événements et des phases historiques, affirme
plus qu'aucune autre conception la force de la logique
interne des processus historiques, totalise ces significations
en une signification d’ores et déjà donnée de l’ensemble de
l'histoire (la production du communisme) — et prétend pou-
voir réduire intégralement le niveau des significations au
ire
arre r i s e * bilan proviso
Le pa
77
es causatio
à ns. . Les deux terme S de l
’antinomie
‘EAU
je ouss és la limite de leur inte
à Sont
ans "te purement verbal2e. Lorsq ue Lukäcs di
, S leur :
Syn-
pèse res :
que Marx a, à cel égard aussi résolu | it, pour
Su que poser: «La ‘“
Hegel n'avait Ma € problème
q Née plus qu'une ruse de la raison”
mythologie que si Ja
Rcouve rte et montrée
bon raison réel ee
de façon réellement
Concrète . AAloTS
une explication géniale pour les é
conscientes
eulement
de l'histoire ë, il ne dit en tente dde
que cette « raison réelle montrée de fab
po Marx à des facteursve”
ment € oncrète » se réduit en fait pour
chnico-Économiques, et que ceux-ci sont insuffisants sur
je plan de la causation même pour «expliquer» intégrale
ment la production des résultats. La question est: comment
des facteurs technico-économiques peuvent avoir une ratio-
alité qui les dépasse de loin, comment leur fonctionne
ment à travers l’ensemble de l’histoire peut-il incarner une
unité de signification qui est elle-même porteur d’une autre
unité de signification à un autre niveau? C’est déjà un pre-
mier coup de force, de transformer l’évolution technico-éco-
nomique en une «dialectique des forces productives »: c’en
est un deuxième, de superposer à cette dialectique une autre
qui produit la liberté à partir de la nécessité; c’en est un troi-
sème, de prétendre que celle-ci se réduit intégralement à
celle-là. Même si le communisme se réduisait simplement à
une question de développement suffisant des forces produc-
tives, et même si ce développement résultait inexorablement
du fonctionnement de lois objectives établies avec une cer-
titude totale, le mystère resterait entier: comment le fonc-
tionnement de lois aveugles peut-il produire un résultat qui
a pour l’humanité à la fois une signification et une valeur
positive ?
De façon encore plus précise et plus frappante, on retrouve
“ mystère dans l’idée marxiste d’une dynamique objective
des contradictions du capitalisme, Plus précise, parce que
on soutenue par une analyse spécifique de den 22
bu _. Plus frappante, parce qu'on ei À enaiEENt
tésolu AUS négatives. Le HAE ee: du système
» Puisqu’on montre dans le fonctionnement du Sy

46. Op. cit., p. 185.


78 Marxisme et théorie révolutionnair,

e causes et d'effet s qui Jé


s
économique les enchaînements d e passage e s
à un autre ordre
t à sa crise et préparen
,
t
:]

conduisen
.

ier. En acceptant l’ana.


social. En réalité, le mystère reste ent
NOUS trou.
lyse marxiste de l’économie capitaliste, NOUS
verions devant une dynamique des contradictions unique,
cohérente, et orientée, devant cette chimère que serait une
e
belle rationalité de l’irrationnel, cette én1£me philosophiqu
d’un monde du non-sens qui produirait du sens à tous es
l'ana-
niveaux et réaliserait finalement notre désir. En fait,
lyse est fausse et la projection que contient sa conclusion est
évidente. Mais peu importe; l'énigme existe effectivement,
et le marxisme ne la résout pas, au contraire. En affirmant
que tout doit être saisi en termes de causation et qu’en même
temps tout doit être pensé en termes de signification, qu'il
n’y a qu’un seul et immense enchaînement causal, qui est
simultanément un seul et immense enchaînement de sens,
il exacerbe les deux pôles qui la constituent au point de
À rendre impossible de la penser rationnellement.

Le marxisme ne dépasse donc pas la philosophie de


l'histoire, il n’est qu’une autre philosophie de l’histoire. La
rationalité qu’il semble dégager des faits, il la leur impose.
La «nécessité historique » dont il parle (au sens que cette
expression a eu couramment, précisément d’un enchaîne-
ment de faits qui conduit l’histoire vers le progrès) ne diffère
en rien, philosophiquement parlant, de la Raison hégélienne.
Dans les deux cas, il s’agit d’une aliénation
proprement
théologique de l’homme. Une Providence communiste
qui
aurait agencé l’histoire en vue de produire notre liberté,
n'en est pas moins une Providence. Dans les deux cas, On
élimine ce qui est le problème central de toute
réflexion: la
rationalité du monde (naturel ou historique), en se donnant
d'avance un monde rationnel par construction Rien n'est
évidemment résolu de cette façon, car un monde totalement
rationnel serait de ce fait même infiniment plus mystérieux
que le monde dans lequel nous nous débattons Une
histoire
rationnelle de bout en bout et de part en part serait beaucoup
plus massivement incompréhensible que l’histoire que
nous COnnaissOns; Sa rationalité totale serait
rationalité totale,
fondée sur une
car elle serait de l’ordre du pur fait et
d’un fait tellement brutal, solide et englobant pis nous
en
|
Sen CE 1 4
Le m arxisme : bilan provisoire
79
étoufferions. Enfin, dans ces con
ditions
er de la pratique: que les h , disparaît ] € pro-
me premi
UE Le individuel le et collective une a à donner
as pré-assignée, et qu ils ont à le faire aux prises Qui n’est

condition® ÉRPEde n'exc


OU TEproje
S leur nt j'al’ac-
t. luent ni ne garantissesent
compliss ement
La dialectique et le « matériali
sme »
Lor sque le rationalisme de Marxse donne une expression
philosophique explicite, il se présente Comme dialectique :
et non pas
ï Comme : une dialectique en général, mais ce ecila
dialectique hégélienne, à laquelle on aurait enlevé « la form
idéaliste mystifiée ». s
C’est ainsi que des générations de marxistes ont répété
mécaniquement la phrase de Marx: «chez Hegel, la dialec-
tique était sur la tête; je l’ai remise sur ses pieds», sans se
demander si une telle opération était vraiment possible et
surtout, si elle était capable de transformer la nature de son
objet. Suffit-1l de retourner une chose pour en modifier la
substance, le «contenu » de l’hégélianisme était-il donc si
peu relié à sa «méthode» dialectique qu’on pouvait lui en
substituer un autre radicalement opposé — et cela s’agis-
sant d’une philosophie qui proclamait que son contenu était
«produit» par sa méthode ou plutôt que méthode et contenu
n'étaient que deux moments de la production du système?
Il n’en est évidemment rien, et si Marx a conservé la dia-
lectique hégélienne, il en a conservé aussi le vrai contenu
philosophique qui est le rationalisme. Ce qu’il en a modifié,
ce n’est que le costume, qui, «spiritualiste» chez Hegel, est
«matérialiste» chez lui. Mais, dans cet usage, ce ne sont là
que des mots. |
Une dialectique fermée, comme la dialectique hégélienne,
est nécessairement rationaliste. Elle présuppose et «dé-
montre » à la fois que la totalité de l'expérience est exhaus-
tivement réductible à des déterminations rationnelles. (Qu'au
surplus, ces déterminations se trouvent chaque fois miracu
tusement coïncider avec la «raison» de tel penseur où de
telle société, qu’il y ait donc au noyau de tout os
Anthropocentrisme ou socio-centrisme, qu’autrement : ait
atlonalisme érige en Raison telle raison particulière, ce se
Pléinement évident et suffirait déjà pour clore la discussion.
nnaire
Marxisme el théorie révolutio
80
mn is ute philosophie spé.
au probiène
Elle est l'aboutissement rendre
culative et systématique, avoir
qui Une
V° mn issanceRire
vraie ?‘et
comment pouvons-nous
se donne la vérité comme système achevé x “4 . Fe
PME ss
ambiguïté et sans résidu. Peu importe à COL SERUT
nalisme prend une tournure « objectiviste » (comme chez
| Marx et Engels), le monde éfant rationnel en soi, système de
et
| Jois régissant sans limites un substratum absolument neutre
| notre pénétration de ces lois découlant du caractère (incom-
préhensible, faut-il le dire) de reflet de notre connaissance;
ou s’il prend une tournure «subjectiviste » (comme dans les
philosophies de l’idéalisme allemand, y compris finalement
même chez Hegel), le monde dont il peut être question (en
fait donc l’univers du discours) étant le produit de l’activité
du sujet, ce qui en garantit du coup la rationalité
*?.
Réciproquement, toute dialectique rationaliste est néces-
sairement une dialectique fermée. Sans cette fermeture, l’en-
u semble du système reste suspendu en l’air. La «vérité» de
chaque détermination n’est rien d’autre que le renvoi à la
totalité des déterminations, sans lequel chacun des moments
du système reste à la fois arbitraire et indéfini. Il faut donc
se donner la totalité sans résidu, rien ne doit rester en dehors,
Rs le système n’est pas incomplet, il n’est rien du
tout. Toute dialectique systématique doit
bout: un
de l’histoire», que ce soit sous la - forme du
. .

se ei
a

Hegel ou de l’«homme total» de Marx. UE


L’essence de la dialectique hégél:
dans l'affirmation que le ls égélienne ne se trouve pas
moins 0808 « précède » la nature, encore
dans le vocabulaire qui en . form
: ê :
logique ». Elle gît dans la méthode ne ML
tulat fondamental selon 1
equel «tout ce qui
rationnel », dans la prétention inévitabl
e de ie,
«
.

-
2
ë
F

l tique «sur ses pieds» puiis


lec
jours du même animal. Un Visiblement il s’agir
dé “p”assement révo a tou-
la dialectique hégélienne exig lutionnaire de
les pieds, mais que, Pour co
no n pa s qu ’on la remette sur
Mmmencer, on lui Co
upe la tête.
47. Des éléments de dialecti a
dans les œuvres de De a subiectiviste » de ce type se
sée de Lukäcs. On y reviendra plus Loin *5 forment rencontrent
la substance de la pa
m €. * bilan provisoire
Lé marxis
ature et l 1 Sens de GE ] la dialectique di F
es pas, en effet, changer du fait qu'on app sc ee ne
ï
mais «I«matière» ce que l’on appelait anpitiss . te
esprit» — si du moins par «esprit» on n’ nt «logos »
ou ESP. à
Monsieur | he ! 1 Entend pas y
barbe blanche demeurant au ciel et si l’o
pas une nn
ye la nature < matérielle » n’est D
colorés et solides au toucher. Il est complètement in 2)
à cet égard de dire que la nature est un moment du lo .
ou que le logos surgit à une étape donnée de l'évolution 4
a matière, puisque dans les deux cas les
deux entités so :
osées d'emblée comme de même essence, à Savoir
s , d’ es-:
sence rationnelle, D'ailleurs aucune de ces deux affirmations
n'a un sens, puisque personne ne peut dire ce qu’est l’es-
prit ou la matière en dehors de définitions purement vides
car purement nominales: la matière (ou l’esprit) est tout ce
qui est, etc. La matière et l’esprit dans ces philosophies ne
sont finalement que de l’Etre pur, c’est-à-dire, comme disait
justement Hegel, du Néant pur. Se dire «matérialiste» ne
diffère en rien de se dire «spiritualiste» si par matière on
entend une entité par ailleurs indéfinissable mais exhausti-
vement soumise à des lois consubstantielles et co-extensives
à notre raison, et donc dès maintenant pénétrables par nous
en droit (et même en fait, puisque les «lois de ces lois», les
«principes suprêmes de la nature et de la connaissance»
sont d’ores et déjà connus: ce sont les «principes » ou les
«lois de la dialectique » découverts depuis cent cinquante
ans et maintenant même numérotés grâce au camarade Mao
Tsé-toung). Lorsqu'un astronome spiritualiste, comme Sir
lames Jeans, dit que Dieu est un mathématicien, et lorsque
des matérialistes dialectiques affirment farouchement que la
Matière, la vie et l’histoire sont intégralement soumises à un
lerminisme dont on trouvera un jour l'expression mathé-
Hlique, il est triste de penser que sous certaines or
Sloriques les partisans de chacune de ces écoles ge Fe
lsiller ceux de l’autre (et l’ont effectivement fait). ( ar
nt tous exactement la même chose, lui donnant SPP
“ent un nom différent i
ne dialectique «non spiritualiste » doit être ae
e *Poser
dialectique
un Etre «non
absolumatérialiste»
que ce soit au sens A)
comme qu €
“comme
D

“älre où comme la totalité déjà donnée en droit €6


82 Marxisme et théorie révolutionnair

oh 'ôture
les déterminations possibles. Elle doit sn
et l'achèvement, repousser le système Cè _ A ice nde,
Elle doit écarter l'illusion rationaliste, ne k | can ment
l'idée qu’il y a de l'infini et de indéfini, admetir . $ Pour
en ration-
autant renoncer au travail, que toute détermina
le
nelle laisse un résidu non déterminé et non rationne » que
résidu est tout autant essentiel que ce qui à été analysé, que
nécessité et contingence sont continuellement imbriquées
l’une dans l’autre, que la «nature », hors de nous et en nous,
est toujours autre chose et plus que ce que la conscience
en construit, — et que tout cela ne vaut pas seulement pour
l'«objet», mais aussi pour le sujet, et non seulement pour le
sujet «empirique » mais aussi pour le sujet « transcendantal »
puisque toute législation transcendantale de la conscience
présuppose le fait brut qu’une conscience existe dans un
monde (ordre et désordre, saisissable et inépuisable) — fait
que la conscience ne peut pas produire elle-même, ni réel-
lement ni symboliquement. Ce n’est qu’à cette condi-
tion qu’une dialectique peut vraiment envisager l’histoire
vivante, que la dialectique rationaliste est obligée de tuer
pour pouvoir la coucher sur les païllasses de ses laboratoires.
Mais une telle transformation de la dialectique n’est pos-
sible, à son tour, que si l’on dépasse l’idée traditionnelle
et séculaire de la théorie comme système fermé et comme
contemplation. Et c'était là effectivement une des intuitions
essentielles du jeune Marx.

4, Les deux éléments du marxisme


et leur destin historique
Il y a dans le marxisme deux éléments dont le sens et
le
sort historique ont été radicalement opposés.
. L'élément révolutionnaire éclate dans les œuvr
es de
jeunesse de Marx, apparaît encore de temps en temp
ses œuvres de maturité, réapparaît parfois dans s dans
celle
s des
plus grands marxistes — Rosa Luxemburg, Lénine,
Trotski -,
resurgit une dernière fois chez G. Lukäcs.
Son apparition
représente une torsion essentielle dans l’histoire
de l’huma-
nité. C’est lui qui veut détrôner la philosophie
spéculative en
proclamant qu’il ne s’agit plus d'interpréter,
mais de trans-
former le monde, et qu’il faut dépasser la philo
sophie en la
Le marxisme : bilan provisoire 3
salisant. C'est lui qui refuse de se do
ee _e la solu-
_. du problème de l’histoire et
et affirme que le communisme n’est pas un rs Te
la société, mais le Hiéivement : vers
lequel s’achemine
réel qui
supprime l'état de choses existant; qui met l'accent ee le fait
ue leshommes font leur propre histoire dans des
manci we itions
chaque fois données, et qui déclarera que l’é ion des
i
ravailleurs sera l'œuvre des travailleurs ummun " C est
s la Co
jui qui sera capable de reconnaître dan
ement des éver € Paris
ou dans les Soviets russes non seul
es en a nu
insurrectionnels, mais la création par les mass pour . on de
e. Peu importe
nouvelles formes de vie social a
partielle et r
i cette reconnaissance est restée
idées évoquées plus haut ne sont que des ja
points t deddéusk
soulèvent de nouveaux problèmes ou en en mben
Il y a ici, il faut être aveugle pour ne pas le voir sine
d'un monde nouveau, le projet d’une transformation radi-
cale de la société, la recherche de ses conditions dans l’his-
toire effective et de son sens dans la situation et l’activité
des hommes qui pourraient l’opérer. Nous ne sommes pas au
monde pour le regarder ou pour le subir; notre destin n’est
pas la servitude; il y a une action qui peut prendre appui
sur ce qui est pour faire exister ce que nous voulons être;
comprendre que nous sommes des apprentis sorciers est
déjà un pas hors de la condition de l’apprenti sorcier, et
comprendre pourquoi nous le sommes en est un deuxième;
au-delà d’une activité non consciente de ses vraies fins et de
ses résultats réels, au-delà d’une technique qui d’après des
calcul$ exacts modifie un objet sans que rien de nouveau
en résulte, il peut et il doit y avoir une praxis historique qui
ême, qui se
transforme le monde en se transformante elle-muv
laisse éduquer en éduquant, qui prépar le no eau en se
refusant à le prédéterminer car elle sait que les hommes font
leur propre histoire.

Mais ces intuitions resteront des intuition s, elles ne


Seront jamais vraiment développées. L'annonce du monde
(dans Histoire et
ns Sauf, jusqu’à un certain poin , par G. Lukäcs , lorsqu'il rédi-
se jee de classe). Il est du reste frappant
Le que Luk äcs
es-uns des manus”
‘ait les essais contenus dans ce livre, ignorait que lquent le manuscrit de
de jeunesse les plus importants de Marx (notamm
sorie révolutionnn: Onnair,
Marxisme et théor |
84
uffée6 par le fofo
isonnement q' ke
«aps éto
développé sous foi me de Système
nouveau sera rapl
deuxième élément guera le pe
nent prédominant, qui relé
qui deviendra rapl
Ha: deuxième élément e
hilosophique. Ce ee
aintes eme e prolonge la culture et La société spi,
is ses tendances les plus profondes, méme 8 il le fai (et
ver s la nég ati on d’u ne sér ie d’aspecis Ra
à tra . e a
lle men t) imp ort ant s du cap ita lisme, qui
rée _. nca
logique sociale du capitalisme et le ue
mparer arx es ution
du xrx° siècle. C’est lui qui fait co le détermi.
ciale à un procès naturel*”, qui met l'accent sur rwin une
ji e économique, qui salu e dans la théorie de Da
nism
découverte parallèle à celle de Marx "A Comme toujours, ce
positivisme scientiste se renverse immédiatement en rationa-
lisme et en idéalisme dès qu’il pose les questions dernières et
qu’il y répond. L'histoire est système rationnel soumis à des
lois données, dont on peut dès maintenant définir les prin-
cipales. La connaissance forme système, déjà possédé dans
son principe; il y a certes progrès «asymptotique*! », mais
celui-ci est vérification et raffinement d’un noyau solide
u

de vérités acquises, les «lois de la dialectique ». Corrélati-


vement, le théorique garde sa place éminente, son caractère
premier — quels que soient les invocations de l’«arbre vert de
la vie», les renvois à la pratique comme vérification ultime”.

1844 connu sous lele titre


t Economie poliri que et Phij;losophie1 et L'Idéolo-
due
ge alle
s aamandn
e), qui n’on
rol t es
été ; publiés re au” en 1925 et 1931. :
[L. Goldmann et
. Dans la postface de Ja Seco
a
nde n
mi en : qualifiant d’«excellente éditio all ral,
+ ca €» par Le Messager », la Mé lie des à Sn
euro
amment: «Marx considère l’évpéen de Saint-Pétersbourg
olution Sociale comme un proqui affirmait
cès naturel

51. C’est l'idée qu'expri


l'Antini pri Eng un cry
ouvre els
-Dühring. Idée qui recme
à plusi .
pto-Kantiane pe DOtarament _
à

n provisoire
L é , marxisme * bila
Tout se tient dans celle Conception: a nalyse du capi-
alisme, philosophie générale, théorie d € l'histoire, sta-
cut du prolétariat, programme Politique.
iences les plus Et Les cons
extrèmes en découlent — en bonne
lo —.
et en bonne histoire aussi COMME l'expérien
ce l’a ondes
depuis un demi-siècle. Le développement des forces
reste dans la vie sociale. Dès Ê hs
ductives commande le
même s’il n’est pas fin ultime en soi, il
est fin ultime 2
pratique puisque le reste en est déterminé et en découle
«par surcroît», puisque « le royaume de la liberté ne peut
s'édifier que sur le royaume de la nécessité”? », qu’il pré-
suppose l'abondance et la réduction de la journée de tra-
vail et celles-ci un degré donné de développement des
forces productives. Ce développement, c’est le progrès.
Certes, l'idéologie vulgaire du progrès est dénoncée et
tournée en dérision, on montre que le progrès capitaliste
se base sur la misère des masses. Mais cette misère elle-
même fait partie d’un processus ascendant. L'exploitation
du prolétariat est justifiée «historiquement», aussi long-
temps que la bourgeoisie en utilise les fruits pour accu-
muler et continue ainsi son expansion économique. La
bourgeoisie, classe exploiteuse dès le début, est classe
progressive aussi longtemps qu'elle développe les forces

est «le comportement le plus proprement contemplatif » (Histoire et


conscience de classe, p. 168). Mais, jetant lui aussi le voile des fils de Noé
sur la nudité du père, il laisse entendre implicitement qu'il s’agit là d'une
erreur personnelle d’Engels, qui sur ce point aurait été infidèle au véritable
esprit de Marx. Or ce que pensait Marx et même le jeune Marx n'était nulle-
ment différent: «La question de savoir si la vérité objective revient à la pen-
sée humaine n’est pas une question théorique, mais une question prafigue
réalité et
, c’est-à-dire la
Dans la pratique, l’homme doit démontrer la vérité non-réa-
à puissance, l'en-deçà de sa pensée. La querelle sur la réalité ou la scolas-
es une q question purement Lsc
pratique —— est
té de la pensée —= isolée de la pratique
dansce texte il ne : so
tique.» (1° Thèse sur Feuerbach.) Visiblemdeentla praxis historique *
ticlusivement ou même essentie llement
à 4CS, Mais de la « pratique» en général, y compris del ne o
passages 4 LEE
Li industrie, comme d’ailleurs le montrent d’autres
lunesse, Or, non seulement cette pratique reste, comme le A AS étreuns
y Intérieur de la catégorie de la contemplation; elle ne ee J réalitéi den'estla
iication de la pensée en général, une «démonstration ; a ne.
fait jamais
ne nouspermette
ee” Elle qu’elle
pas dUestion rencontrer qu'unautre ni Ce
de dépasser la probe s. e La Pléiade, IL,
5. Le
P. 1487. age Capi h éd. Costes, vol. XIV, p 114-115; éd.
volutionnair,
Ÿ” ‘

Marxisme el théorie ré
$ ; 5)
'

86
, tradit ion réaliste hégélienne
productives”. _. . oc mais tous les crimes de la
non seulement € ette dénoncés à un certain NIVEAU, Sont
bourgeoisie, décritsationalité
et à de l’histoire
‘histoire àà UNun autre
ant et fiIna.
récupérés par la ration e critère, justifiés. « L'his.
lement, puisqu na ÿ . Le lieu de la félicité »,
. s: ’ a as d’aut D LUZ “
disait Hege]
.

Ile avaient
des marxistes
Onarést souvent demandé comment ssifs,
sont progre
pu être staliniens. Mais si les patrons .
ssent des usines, comment des commis
condition qu'ils bâti
seraient-ils pas?
saires qui en bâtissent autant et plus ne le
tives, il est
Quant à ce développement des forces produc
univoque et univoquement déte rminé par l’état de
la tech-
nique. Il n’y a qu’une technique à une étape donnée, il n’y
a donc aussi qu’un seul ensemble rationnel de méthodes de
production. Il n’est pas question, cela n’a pas de sens, d’es-
sayer de développer une société par des voies autres que
l’«industrialisation » — terme en apparence neutre, mais
qui finalement accouchera de tout son contenu capitaliste.
La rationalisation de la production, c’est la rationalisation
créée déjà par le capitalisme, la souveraineté de l’«écono-
mique » dans tous les sens du terme, la quantification, le plan
qui traite les hommes et leurs activités comme des variables
mesurables. Réactionnaire sous le capitalisme dès lors que
celui-ci ne développe plus les forces productives et ne s’en
, Sert que pour une exploitation de plus en plus «parasitaire»,

54. Corrélativement, , elle ne cesse de l'être


développement. Cette idée revient sans cesse ue lo ° i
classiques du ab Elu ne erns
marxisme (à commencer par Marx lui-
même), sans par-

tives: qu'elle ETest assez large pour c


: j , Pré
pue à la critique de l'économie Ontenir ne» Marx Les p De : la cri
-
<hrouchtchev ni les «gauchistes » de tout poil n’ont jamais
se.
l'expliquer. Jamais pris la peine de
5. Nous
_ ne voul
( ons évidemme nt pas dire
i que la bourgeoisie n° té
ee à ge À 7 LE ai développement des forces productives eut pes
AUS 'ON:! ’ ISOnS qu'entre ces deux ch
rapport simple, et qu'on ne peut
. F1 : ’ sans pl
us faire choses ilil n’yn° a pas de
sivité» d un régime à sa capacité dre -
de Rire eee t .
comme le fait le marxisme. *s
ue
I0rces productives,
» marxisme : bilan provisoire
Le mar:
87
Lt cela
Cettedevien t forma
trans progrtion
essif « diale
sous ctiqu
la «dict
e » atu
du ris4
jisme, Par exemple, Sera explicitée Par Trotski dès 191956
ue cette situation laisse subsister quelques problèmes "
osophiques, puisqu'on ne voit pas dans
ces conditions co
ment des « infrastructures » identiques Peuvent souten
ir
des édifices SOcIaux opposés ; qu’elle laisse aussi subsis
ter
quelques problèmes réels, pour autant que les ouvriers insuf-
fisamment mûrs ne comprennent pas la différence qui sépare
je taylorisme des patrons et celui de l’Etat socialiste peu
importe. On enjambera les premiers à l’aide de Ja «dialec-
tique», on fera taire les seconds à coups de fusil. L'histoire
universelle n’est pas le lieu de la subtilité.
Enfin, s'il y a une théorie vraie de l’histoire, s’il y à une
rationalité à l’œuvre dans les choses, il est clair que la direc-
tion du développement doit être confiée aux spécialistes de
cette théorie, aux techniciens de cette rationalité. Le pou-
voir absolu du Parti — et, dans le Parti, des «coryphées de
la science marxiste-léniniste », selon l’admirable expression
forgée par Staline à son propre usage — a un statut philoso-
phique; il est fondé en raison dans la «conception matéria-
liste de l’histoire » beaucoup plus véritablement que dans les
idées de Kautsky, reprises par Lénine, sur «l’introduction de
la conscience socialiste dans le prolétariat par les intellec-
tuels petits-bourgeoïis ». Si cette conception est vraie, ce pou-
voir doit être absolu, toute démocratie n’est que concession
à la faillibilité humaine des dirigeants ou procédé pédago-
gique dont eux seuls peuvent administrer les doses correctes.
L’alternative est en effet absolue. Ou bien cette conception
est vraie, donc définit ce qui est à faire, et ce que les travail-
leurs font ne vaut que pour autant qu’ils s’y conforment; ce
n'est pas la théorie qui pourrait s’en trouver confirmée ou
infirmée, car le critère est en elle, ce sont les travailleurs qui
montrent s’ils se sont ou non élevés à «la conscience de leurs
intérêts historiques» en agissant conformément aux mots
d'ordre qui concrétisent la théorie dans les circonstances".

36. Terrorisme et Communisme, éd. 10/18, p. 225. #


Certes, les mots d’ordre peuvent être erronés, car les Jose .
sont trompés dans l'appréciation de la situation, et notamment dans l'appr 5
lation du degré de conscience et de combativité des travailleurs. Mais ce :
*e Modifie pas la logique du problème: les travailleurs apparaissent LOUJOUTS
ss Marxisme et théorie révolutionnair,

a .
ses es t un facteur historiquele auto
vi té des masse
l’actitivi
Ou biejen n l’ac n théorique
nome et cré ateur, auquel cas toute conceptio
TE a on
ne peut être qu’un chaînon dans le long
Fu me,
sation du projet révolutionnaire; elle peut,
Se , e plus
s’en trouver bouleversée. Alors la théorie ne
d'avance l’histoire et ne se pose plus comme 07 : réel
mais accepte d’entrer vraiment dans I] et et . )OUs-
culée et jugée par elle. Alors aussi tout privilége historique,
tout «droit d’aînesse » est dénié à l’organisation basée sur Ja
théorie. ne
Ce statut majo ré du Parti , cons éque nce inél uctable de
la conception classique, trouve sa contrepartie dans ce qui
est, malgré les apparences, le statut minoré du prolétariat. Si
celui-ci a un rôle historique privilégié, c’est parce que, classe
exploitée, il ne peut à la fin que lutter contre le capitalisme
dans un sens prédéterminé par la théorie. C’est aussi parce
que, placé au cœur de la production capitaliste, il forme dans
la société la force la plus grande et que, « dressé, éduqué,
discipliné » par cette production, il est porteur de cette dis-
cipline rationnelle par excellence. Il compte non pas en tant
que créateur de formes historiques nouvelles, mais en tant
que matérialisation humaine du positif capitaliste, débarrassé
de son négatif: il est «force productive » par excellence, sans
rien avoir en lui qui puisse entraver le développement des
forces productives.

Ainsi l’histoire se trouvait encore une fois avoir produit


autre chose que ce qu’elle semblait préparer: sous le couvert
d’une théorie révolutionnaire, s'était constituée et dévelop-
pée l'idéologie d’une force et d’une forme sociale qui
était
encore à naître — l'idéologie de la bureaucratie.
Il n’est pas possible de tenter ici une explication de
la
naissance et de la victoire de ce deuxième élément dans
le

comme une variable à estimation incertaine dans l'équa


tion que les diri-
geants ont à résoudre.
58. Combien cette conception est étrangère aux
marxistes
fait que, pour les plus «purs» parmi eux, l’histoire réelle est levuemontre le
implici-
tement comme si elle avait «déraillé» depuis 1939 ou même
depuis 1923,
puisqu 'elle ne s’est pas déroulée sur les rails posés par
théorie pourrait tout aussi bien avoir déraillé depuis bienla théorie. Que la
plus longtemps,
cela ne leur traverse jamais l’esprit.
7 marxisme : bilan provisoire
| 89
cela exigerait de reprendre
; ier
a SME ouvr
mé arxi et de la société capitaliste
su peut simplement résumer brièvement c
smer été
A avoi comme les théo rie rss’esdéci
facteu t fait . Le l'adév
sifsdans tmoelo ppem : ent du
sphère
losophiqu! e de la deuxième moitié du aepit
welle etet phiPa”
elle-ci a été dominée, comme aucune autre dcque à
j'histoire, Par le scientisme et le positivisme, triomphalement
ortés par l’accumulation de découvertes Scientifiques, Je
vérification expérimentale, et Surtout, pour la première £ F
à ns
à cette échelle, «l’application raisonnée de la science
dustrie ». L'apparente toute-puissance de la technique était
quotidiennement « démontrée », la face de pays entiers se
transformant rapidement par l'extension de la révolution
industrielle; ce qui, dans le progrès technique, nous appa-
raît aujourd’hui non seulement comme ambigu, mais même
comme indéterminé quant à sa signification sociale, n’émer-
geait pas encore. L'économie se donnait comme l’essence
des relations sociales et le problème économique comme /e
problème central de la société. Le milieu offrait aussi bien les
matériaux que la forme pour une théorie « scientifique » de la
société et de l’histoire; il l’exigeait même, et en prédéter-
minait largement les catégories dominantes. Mais le lecteur
qui a compris ce que nous avons voulu dire dans les pages
qui précèdent, comprendra aussi que nous ne pouvons pas
penser que ces facteurs fournissent «l’explication» du des-
tin du marxisme. Le destin de l’élément révolutionnaire dans
l marxisme ne fait qu'exprimer, au niveau des idéologies,
le destin du mouvement révolutionnaire dans la société capi-
taliste jusqu’à maintenant. Dire que le marxisme, depuis un
siècle, s’est graduellement transformé en une idéologie qui a
Sa place dans la société existante, c’est simplement dire que
k capitalisme a pu se maintenir et même s’affermir COMME
a
Système social, qu’on ne peut pas Concevoir une société
sfirme à la longue le pouvoir des classes to
ip grultanément, vit et se développe une HI e du deve-
Onnaire, Le devenir du marxisme est indissoCià
"ir de la société dans laquelle il a vécu. t y avoir de «r687
€ devenir est irréversible, et il ne peu
riginelle, ni de
marx dans sa pureté © encore
Vers sadu «bonneisme
Our on» moitié». On rencontre parfois
90 Marxisme et théorie révolutionnair,

des «marxistes» subtils et tendres (qui en règle générale


ne se sont jamais OCCUPÉS de politique, de près ou de loin)
pour qui, étonnamment, toute l’histoire subséquente est à
comprendre à partir des textes de Jeunesse de Marx — et
non pas ces textes de jeunesse à interpréter à partir de Î his-
toire ultérieure. Ainsi veulent-ils maintenir la prétention
que le marxisme a «dépassé» la philosophie, en unifiant
aussi bien à l’analyse concrète (économique) de la société
qu’à la pratique, et que pour autant il n’est plus et même
n'a jamais pu être une spéculation ou un système théorique.
Ces prétentions (qui s'appuient sur une certaine lecture de
quelques passages de Marx et sur l'oubli d’autres infiniment
plus nombreux) ne sont pas «fausses »; il y a dans ces idées
des germes dont nous avons dit plus haut qu’ils sont essen-
tiels. Mais ce qu’il faut voir, ce n’est pas seulement que ces
germes ont été recouverts par un gel de cent ans. C’est que,
dès qu’on dépasse le stade des inspirations, des intuitions,
des intentions programmatiques — dès que ces idées doivent
s’incarner, devenir la chair d’une pensée qui tente d’embras-
ser le monde réel et animer une action, ce qui était la belle
P unité nouvelle se dissout. Elle se dissout, car ce qui devait
être une description philosophique de la réalité du capita-
+ _isme, l'intégration de la philosophie et de l’économie, se
_ décompose en deux phases, une résorption de la philoso-
…/7phie par une économie qui n’est que de l’économie, et une
réapparition illégitime de la philosophie au bout de l’analyse
économique. Elle se dissout car ce qui devait être l’union de
la théorie et de la pratique se dissocie dans l’histoire réelle
entre une doctrine rigidifiée à l’état où l’a laissée la mort de
son fondateur, et une pratique à laquelle cette doctrine sert,
au mieux, de couverture idéologique. Elle se dissout car, en
dehors de quelques rares moments (comme 1917) dont l’in-
terprétation d’ailleurs reste à faire et n’est nullement simple,
la praxis est restée un mot et que le problème du rapport
entre une activité qui se veut consciente et l’histoire effec-
tive, comme du rapport entre: les révolutionnaires et les
masses, demeure entier.
S’il peut y avoir une philosophie qui soit autre chose et
| plus que la philosophie, cela reste à démontrer. S’il peut y
| avoir une politique qui soit autre chose et plus que de la poli-
tique, cela le reste également. S’il peut y avoir une union de
eme : bilan provisoire 0!
Lé mal xISMÉ
éflexion et de l’action, et que cette réflexion ei
Ia on, au lieu de séparer ceux qui les pratiquent et les cette
10! ortent ensemble vers Une nouvelle sociét autre S,

Ë on à
reste à faire. L'intention de cette unifi Cation 6, cette
était pré-
à l'origine du marxisme. Elle est re stée
une simple
ntion — mais, dans un nouveau contexte, elle
rie après, Continue, un
de définir notre tâche.
$
Depuis que l’on enregistre l’histoire de la pensée hu
maine,
é doctrines philosophiques se Succèden
t'innombrables.
pepuis que l'on peut suivre l'évolution des sociétés,
idées
et mouvements politiques y sont présents. Et de toutes les
sociétés historiques on peut dire qu’elles ont été dominées
par le conflit, ouvert ou latent, entre couches et groupes
sociaux, par la lutte de classes. Mais, chaque fois, la vision
du monde, les idées sur l’organisation de la société et du
pouvoir et les antagonismes effectifs des classes n’ont été
liés entre eux que de façon souterraine, implicite, non
consciente. Et chaque fois une nouvelle philosophie parais-
sait, qui allait répondre aux problèmes que les précédentes
avaient laissés ouverts, un autre mouvement politique fai-
sit valoir ses prétentions, dans une société déchirée par un
conflit nouveau — et toujours le même.
Le marxisme a présenté, à ses débuts, une exigence entiè-
rement nouvelle. L’union de la philosophie, de la politique
el du mouvement réel de la classe exploitée dans la société
r'allait pas être une simple addition mais une vraie synthèse,
ine unité supérieure dans laquelle chacun de ces éléments
‘lait être transformé. La philosophie pouvait être autre chose
* plus que de la philosophie, qu’un refuge de l'impuissance
‘lune solution des problèmes humains dans l’idée”, pour
“lnt qu’elle traduirait ses exigences dans une vel
Pique. La politique pouvait être autre chose et de.
tique, que technique, manipulation, utilisation ue .
à des fins particulières, pour autant qu’elle devie

i critiqué la phi-
lp PieHegel jeune eten montré
de Fichte son lorsque
que ent
était consci , après AVOIr Cl Lt
essence était HHÈEE bsoluew il
ha: 7 länt que toutes les deux expriment la « séparano t Ja plus digne
‘la a «Cette attitude (philosophique ou re igieuse) En tre que vile
inf NOble s’il s’avérait que l’union avec le temps n
* Systemfragment de 1800).
Marxisme et théorie révolutionnair,
02
| rations et des intérêts de|
l'expression CONSCI ente des aspirall
La lutte de la classe Lan exploi. à
ns es. EL
grande majorité des homm ‘une défe nse d'intérêts Par.
tée pouvaitt éire
être autre chosecettequ'une CE viserait, à ravers |,
classe
iculiers, pour autant que CET toute
no de son exp loi tat ion, la Suppression de
. ération de
expoploitation, à travers Sa P ropre
libératioL n la lib
D
auté or la plus
D et l'instauration d’une commun ie tradi.
lles la philosoph
élevée des idées abstraites auxque
panse avaitce à pu parvenir.
ti ainsi le projetne d’une union de la
réflexion et de l’action, de la réflexion la plus élevée et de
l'action la plus quotidienne. Il posait le projet d'une union
entre ceux qui pratiquent cette réflexion et cette action et
les autres, de la suppression de la séparation entre une élite
ou une avant-garde et la masse de la société. Il a voulu voir
dans le déchirement et les contradictions du monde présent
autre chose qu’une réédition de l’éternelle incohérence des
sociétés humaines, il a surtout voulu en faire autre chose. Il
a demandé qu’on voie dans la contestation de la société par
les hommes qui y vivent plus qu’un fait brut ou une fatalité,
les premiers balbutiements du langage de la société à venir.
Il a visé la transformation consciente de la société par l’ac-
tivité autonome des hommes que leur situation réelle amène
à lutter contre elle; et il a vu cette transformation non pas
comme une explosion aveugle, ni comme une pratique empi-
rique, mais Comme une praxis révolutionnaire, comme une
activité consciente qui reste lucide sur son propre compte
ne
et
è me à une nouvelle « idéologie ».
etle exigence nouvelle est ce que le i
de plus profond et de plus durable. C'est elle qui à é
ne
tivement du marxisme quelque chose de
plus qu’une autre
école philosophique ou un autre parti politique. C’est elle
qui, sur le plan des idées, justifie que l’on
parle encore du
marxisme aujourd’hui, oblige même de le
fait que cette exigence soit apparue faire Le simple
à s :
l'histoire est F1
en lui-même ;
W-même immensément LE étape donnée 4
significatif, Car, s’il
n'est pas vrai que «l’humanité ne se pose a
qu’elle peut résoudre », le fait, en revanche
nouveau vienne à être posé traduit des nya ee blème u”
Ê“ or-
CAE dans les profondeurs de
l'existence
ement d’une signification immense que humaine C'est égs-
le marxisme ait pu,
.
arxisme : bilan provisoire 93
june certaine façon et pour un tem PS, réaliser SOn
inten-
“on, en 1€ restant pas simple théorie, EN $S Unissant
au u-
: ment ouvrier qui Ruttait contre le capitalisme, au mo point
j'en devenir, longtemps et dans beaucoup de Pays, presque
indiscernable. Cu | 4
Mais pour nous qui VIVOnS maintenant, |’ aurore des pro-
messes a cédé la place au plein jour des prob lèmes. Le mou-
vement ouvrier organisé est, partout sans ex ception, intégra-
lement bureaucratisé, et ses «objectifs », lorsqu'ils existent
n'ont aucun rapport avec la création d’une nouvelle société.
La bureaucratie qui domine les organisations ouvrières, et en
tout cas celle qui règne en maître dans les pays dits par anti-
phrase «ouvriers » et « socialistes », se réclame du marxisme
et fait de lui l’idéologie officielle de régimes où l’exploita-
tion, l'oppression et l’aliénation continuent. Ce marxisme,
idéologie officielle d'Etats ou credo de sectes, a cessé
d'exister comme théorie vivante; les «marxistes», quelles
que soient leur définition, leur appartenance ou leur couleur
spécifique, ne produisent depuis des décennies que des com-
pilations et des gloses, qui sont la dérision de la théorie. Le
marxisme est mort comme théorie, et lorsqu'on y regarde de
près on constate qu’il est mort pour de bonnes raisons. Un
cycle historique paraît ainsi s’être achevé.
Cependant les problèmes posés au départ ne sont pas réso-
lus; ils se sont plutôt immensément enrichis et compliqués.
Les conflits qui déchirent la société n’ont pas été surmon
lés, loin de 1à. Que la contestation de la société par CEUX QU
ÿ vivent prenne, pour un temps et dans quelques pays, des
formes plus larvées et plus fragmentaires, n’empêche pas ke
€ problème de l’organisation de la société soit posé ns vi
Qt par la société elle-même. Aujourd'hui vent la
ar et à l’opposé d’il y a mille ans, on voulant impo-
ke ion Sociale ne sont pas des réforma demande pas leur
.Ieurs obsessions à une humanité qui ne CT rolon-
VIS; ils ne f &ler d’un débat continuel, P si
£er et : 9nt que se me : d ecteurs entiers Ê
Popul “xpliciter les préoccupations CE , aintenu constam-
“a ton, discuter d’un problème qu! He des classes domi
û Lover par le réformisme pe n'est pas seulement
Pare °es-mêmes. S’il en est ainsi © 1 ppression CON
Nuent due l'exploitation, l'aliénaton us acceptées SAS
* C est qu’elles continuent de n'être P
Marxisme et théorie révolutionnaÿ,
94
E ue, pour la premi ère fois dans l’histoi 6,
réaction et Surtout ar défendues par | personne, >Mai
Iles ne sont plus ouverte
blème universellement
àà ce probie énonse. La politique
personne ne Prétenq
reconnu, n'a pas CESSE d’être
plus apporter
; de réponse. À
: «e dénonce elle-même, is
puisqu'ells
une manipulation qui s€ Jin
hes particulières de leurs
10e 11 fins
reste la poursuite par des couches pa anale
particulières sous le masque de l’intérét ge Fe PRE F UT
lisation d’un instrument de nature universelle, 1 Etat. L’uni.
vers de la théorie est plus que jamais problématisé et frag-
mentaire, et la philosophie, si elle n’est pas morte, n'ose plus
maintenir ses prétentions d’autrefois, sans être d’ailleurs en
mesure de se définir un nouveau rôle, de dire ce qu’elle est
et ce qu’elle vise. |
Les conditions qui avaient fait naître l’exigence nouvelle du
marxisme non seulement n’ont pas disparu, elles se sont exa-
cerbées et cette exigence se pose à nous en termes beaucoup
plus aigus qu’il y a un siècle. Mais nous avons maintenant aussi
l’expérience d’un siècle qui semble l’avoir finalement tenue en
échec. Comment faut-il l’interpréter? Comment faut-il com-
prendre cette double conclusion, que cette exigence semble
ca resurgir de la réalité et que l’expérience montre
4 1e 1 à pas pu S y maintenir? Que signifient la déchéance
u marxisme, la dégénérescence du mouvement ouvrier? À
quoi
uo liennent-elles,
- que traduisent-elles
: :
? Indiquent-elles :
destin fatal de toute théorie, de tout
un
LS mouvement révolution-
naire ? Aut ant il est impossible d’en faire un sim
ple accident,

ire, après leq


heureusement et tris
tement sobres

60. VoiOir
r L'L'ExExpé
périence du Mouv
ement ouvrier. ]
et2
visme : bilan provisoire
Le mal
95
notre examen de la théorie marxi ste en analysant
a que
du tsti équivalentes sur le plan des es idé
idé es: quels ont
4 les facteurs proprement théoriques qui ont conduit à la
rrification et la déchéance du marxisme comme idéologie ?
çous quelles conditions pouvons-nous aujourd'hui satisfaire
} l'exi gence que nous définissions plus haut, l’incarner dans
une conception qui ne Contienne pas, dès le départ, les germes
de corruption qui ont déterminé le destin du marxisme?
Ce terrain — le terrain théorique — est certes limité: et
d'après le contenu même de ce que nous disons, Ja ques-
tion n’est pas d'établir une fois pour toutes une nouvelle
théorie — une de plus —, mais de formuler une conception
qui puisse inspirer un développement indéfini et, surtout,
qui puisse animer et éclairer une activité effective - ce qui
en sera, à la longue, le test. Mais il ne faut pas pour autant
en sous-estimer l'importance. Si l’expérience théorique ne
forme, d’un certain point de vue, qu’une partie de l’expé-
rience historique, elle en est, d’un autre point de vue, la tra-
duction presque intégrale dans un autre langage; et cela
est encore plus vrai d’une théorie comme le marxisme qui
a modelé l’histoire réelle et s’est laissé modeler par elle de
tant de manières. En parlant du bilan du marxisme et de la
possibilité d’une nouvelle conception, c’est encore, de façon
transposée, dé l'expérience effective d’un siècle et des pers-
pectives du présent que nous parlons. Nous savons parfai-
tement que les problèmes qui nous préoccupent ne peuvent
tre résolus par des moyens théoriques, mais nous Savons
aussi qu’ils ne le seront pas sans une élucidation des idées.
a révolution socialiste telle que nous la voyons est .
me Sans la lucidité, ce qui n'exclut pas, mais au Mr re
fige la lucidité de la lucidité sur son propre compte, © °°
€ la reconnaissance par la lucidité de ses propres ES

,L'inspirat: Le
ISPiration originaire du marxiIs me isait
visal à surmonter
:
ctivité théo-
Alénation de J’ é roduits de son äc
ju et ce qe de its Der la suite «la régression ni
: Pensée? », [1 s'agissait de réintégrer le DT censé de
alique historique, dont il n'avait en vérité ent mystifiée»
* Partie, mais sous une forme le plus souven
| .258.
]
06 Marxisme et théorie révolutionnaÿ,.

comme «déplacement des questions» ou solution ficti,,


des problèmes réels. La dialectique devait SeSser d’être
l’autoproduction de l’Absolu, elle devait dues INCOr.
porer le rapport entre celui qui pense et son O Jet, deveni
la recherche concrète du mystérieux lien entre le singulier e
l’universel dans l’histoire, mettre en relation le sens implicite
et le sens explicite des actions humaines, dévoiler les contra.
dictions qui travaillent le réel, dépasser perpétuellement ce
qui est déjà donné et refuser de s établir comme Système
final sans pour autant se dissoudre dans l’indéterminé””, $
tâche allait être, non pas d’établir des vérités éternelles, mais
de penser le réel. Ce réel, le réel par excellence: l’histoire,
était pensable pour autant qu’elle était, non pas rationnelle
en soi ou par construction divine, mais le produit de notre
propre activité, cette activité elle-même sous l’infinie variété
de ses formes. Mais que l’histoire fût pensable, que nous ne
fussions pas pris dans un piège obscur (maléfique ou béné-
fique, peu importe à cet égard), ne signifiait pas que tout était
déjà pensé. «Dès que nous avons compris... que la tâche
ainsi posée à la philosophie n’est autre que celle-ci, à savoir
qu’un philosophe particulier doit réaliser ce que peut faire
seulement toute l'humanité dans son développement pro-
| gressif, dès que nous comprenons cela, c'en est fini de toute
‘ la philosophie au sens donné jusqu'ici à ce mot » .
Cette inspiration originaire correspondait à des réalités
essentielles dans l’histoire moderne. Elle venait comme la
conclusion inéluctable de l’achèvement de la philosophie
classique, le seul moyen de sortir de l'impasse à laquelle
avait abouti la forme la plus élaborée, la plus complète de
celle-ci, l’hégélianisme. Aussitôt formulée, elle se rencon-
trait avec les besoins et avec la signification la plus pro
fonde du mouvement ouvrier naissant. Elle anticipait —Sl
l’on comprend l’une et les autres correctement — le sens des

62. Ce qui était en fait l’esprit de la pratique de la dialectique par le jeunè


Hegel — dans des travaux que Marx ignorait —, esprit qui dans ce cas aussi &
disparu lors de la conversion de la dialectique en système. La Phénoménolo
gie de l'Esprit (1806-1807) marque le moment du passage.
63. F, Engels, Ludwig Feuerbach (Ed. Sociales), p. 10. Cette œuvre
est en réalité très tardive (1888) mais cela n'empêche pas qu’on y trouvé
de même que dans beaucoup d’autres œuvres de la maturité de Marx €!
d'Engels, une foule d'éléments qui continuent l'inspiration originaire du
marxisme.
97
Le marxisme : bilan provisoire

découvertes el des bouleversements qui ont marqué le siècle


résent: la physique Contemporaine autant que la crise de
ja personnalité moderne, la bureaucratisation de 1a société
autant que la psychanalyse.
Mais ce n'était là que des germes, qui sont restés sans fruits.
Mêlés dès l’origine à des éléments d’inspiration contraire®’
à des conceptions mythiques ou fantastiques (l’homme com:
muniste comme «homme total», ce qui est encore une fois
l’Absolu-Sujet de Hegel descendu de son piédestal et mar-
chant sur la terre), ils laissaient dans le vague ou masquaient
des problèmes essentiels. Surtout, la question centrale pour
une telle conception: celle du rapport entre le théorique et
le pratique, restait totalement obscure. «I1 ne s’agit pas
d'interpréter, mais de transformer le monde », la lueur aveu-
glante de cette phrase n’éclaire pas le rapport entre inter-
prétation et transformation. De fait, on laissait la plupart du
temps entendre que la théorie n’est gu’idéologie, sublima-
tion, compensation (ce qui devait être lourdement balancé
par la suite, lorsqu’on a fait de la théorie l’instance et le
garant suprêmes). Et, symétriquement, la praxis restait un
mot dont rien ne déterminait ni n’éclairait la signification.
L'élaboration du marxisme sous une forme systématique a
pris la direction opposée, de sorte que finalement le marxisme
constitué en théorie (et nous n’entendons pas par là les ver-
sions des vulgarisateurs, qui ont certes elles aussi une grande
importance historique, mais bel et bien les œuvres maîtresses
de Marx et Engels dans leur maturité), le marxisme qui pré-
cisément prétend fournir des réponses aux problèmes que
nous nommions à l'instant, se situe aux antipodes de cette
inspiration originaire. Ce marxisme n’est plus, dans son
essence, qu’un objectivisme scientiste complété par une phi-
losophie rationaliste. Nous avons essayé de le montrer dans
les parties précédentes de ce texte. Nous ne voulons ici que
Tappeler quelques points essentiels. ie
Dans là or mraiste achevée, ce qui devait ns. .
: ;
départ la description critique de l’économie capita
devient rapidement la tentative d'expliquer cette une de
Par le fonct ionne ment de lois indé pend ante s
de 1 es ne
ommes, groupes ou classes. Une «conception MA
(1 845-1846) en est peines
64. Déjà L’Idéologie allemande
Marxisme el théorie
Xi.
ÿ rie évolutionna,
rév ’

98
lie , qu i pr expliquer Ja tr
étend ARS
de l’histoire» est étab
ture et le fonctionnement de chaqu e société à partir de L'ét
de la technique, et le passa ge d’une société à une autre
l’évolution de cette même technique. On postule AINSI Une
de
connaissance achevée en droit, acquise dans son Principe,
toute l’histoire écoulée, qui révélerait partout, ; en dernière
analyse», l’action des mêmes lois RE es hommes
ne font donc pas plus leur histoire que les planètes ne «font,
leurs révolutions, ils sont «faits» par elle, plutôt les deux
sont faits par quelque chose d’autre — une Dialectique de
l’histoire qui produit les formes de société et leur dépasse.
ment nécessaire, en garantit le mouvement progressif ascen-
dant et le passage final, à travers une longue aliénation, de
l'humanité au communisme. Ce communisme n’est plus «le
mouvement réel qui supprime l’état de choses existant », ]
se dissocie entre l’idée d’une société future qui succéderaà
celle-ci, et un mouvement réel qui est simple moyen ou ins-
trument, qui n’a pas plus de parenté interne, dans sa structure
et dans sa vie effective, avec ce qu’il servira à réaliser que le
marteau ou l’enclume n’en ont avec le produit qu’ils aident
à fabriquer. Il ne s’agit plus de transformer le monde, au lieu
de l’interpréter. Il s’agit de mettre en avant la seule vraie
interprétation du monde, qui assure qu’il doit et va être trans-
formé dans le sens que la théorie déduit. Il ne s’agit plus de
praxis mais bel et bien de pratique dans le sens courant du
terme, le sens industriel ou politique vulgaire. L'idée de la
vérification par «l’expérimentation ou la pratique indus-
trielle» prend la place de ce que l’idée de praxis présuppose.
à savoir que la réalité historique comme réalité de l’action
des hommes est le seul lieu où les idées et les projets peuvenl
acquérir leur véritable signification. Le vieux monstre d’une
philosophie rationaliste-matérialiste réapparaît et s'impose,
proclamant que tout ce qui est est «matière» et que cette
matière est de part en part «rationnelle» car régie par les
«lois de la dialectique», que du reste nous possédons déjà.
[l est à peine nécessaire d’indiquer que cette conception
ne pouvait que conditionner une pétrification théorique com”
plète. Dans l'horizon d’un système ainsi fermé — et qui fai-
sait de sa fermeture la preuve à la fois et la conséquence de l!
nécessité de passer à une autre phase historique —, que pou”
vait-il y avoir d’autre que des travaux d'application, plus 04

À
:me : : bilebilan provisoire
Le ma? visme 99
des compléments, plu
join” aussi
À rappeler qu elle conduit fatalem ent à une rillants ? 1
Politique
M maliste »-bureaucratique. Brièveme nt parl
ant, s’i] y a
cv dé absolu concernant l'histoire, l’action autonome des
sommes n'a plus aucun sens (elle serait {out
au plus un des
éguisements de la ruse de la TaisOn); il reste donc, à ceux
ui sont investis de ce savoir, à décider des moyens les plus
efficaces €t les plus rapides POur parvenir au but. L’action
olitique devient une action fechnique, les différences qui la
éparent de l’autre technique ne Sont pas de principe mais
de degré (lacunes du Savoir, incertitude de l’information
etc.). Inversement, la pratique et la domination des couches
pureaucratiques se réclamant du marxisme ont trouvé dans
celui-ci le meilleur «complément solennel de justification»
la meilleure couverture idéologique. L’évacuation du quo-
tidien et du concret à l’aide de l’invocation des lendemains
garantis par le sens de l'histoire; l’adoration de l’«effica-
cité» et de la «rationalisation » capitalistes ; l’accent écrasant
mis sur le développement des forces productives, qui com-
manderait le reste; ces aspects, et mille autres, de l'idéologie
bureaucratique dérivent directement de l’objectivisme et du
progressisme marxistes ‘. |
En faisant du marxisme l’idéologie effective de la bureau-
cratie, l’évolution historique a vidé de tout sens la ques-
tion de savoir si une correction, une réforme, une révision,
un redressement pourraient restituer au marxisme son Carac-
tère du départ et en faire de nouveau une théorie révolution-
naire. Car l’histoire fait voir dans les faits ce que l'analyse
théorique montre de son côté dans les idées: que le système
marxiste participe de la culture capitaliste, au sens le plus
général du terme, qu’il est donc absurde de vouloir en faire
l'instrument de la révolution. Cela vaut absolument pour le
marxisme pris comme système, comme tout. Il est vrai que
k système n’est pas complètement cohérent; qu on HOUVER

65. Encore une fois, nous ne disons pas que la théorie ne Fo


er ition nécessaire et suffisante de la bureaucratisation, AU® re de Marx.
€ du mouvement ouvrier est « due » à des conceptions eIT rminante de la
a "* Expriment, chacune à son niveau, l'influence Qi i
l'idée ditionnelle
5 qui se survit dans le mouvement r ure le
Servi Be joue aussi un rôle spécifique, et dans cette mes
Marxisme et théorie révolutionnaÿ.
100
OU nr seit
souvent, chez le Marx de la maturité
qui de se SPiratio
des idées et des formulations ee . . ais
et
véritablement révolutionnaire €t elles fon è : e sys
bien on prend ces idées au sérieux,
bien on tient à ce dernier, et alors ces elles for
tème: ou just.
qui ne servent qu’à
mules deviennent des ornements
du marxisme non officiel
fier l’indignation des belles âmes Ce qu'il ne fau
contre le marxisme « vulgaire » ou stalinien. [a
tableaux à
en tout cas pas faire, c’est jouer sur tous les
fois: prétendre que Marx n ’étaitétail pas un philosophe
o comme
les autres, en invoquant Le Capital comme dépôt de science
rigoureuse et le mouvement ouvrier comme vérification de
sa conception; masquer le sens réel de la dégénérescence du
mouvement ouvrier en faisant appel aux mécanismes écono-
miques qui conduiront, bon gré mal gré, au dépassement de
l’aliénation; et se défendre contre l’accusation de mécanisme
en renvoyant à un sens caché de l’économie et à une philo-
sophie de l’homme qui ne sont d’ailleurs définis nulle part.
Le fondement philosophique de la déchéance
w

Nous avons déjà indiqué, à plusieurs reprises, que les fac-


teurs qui ont conditionné ce qui nous apparaît comme la
déchéance du marxisme, l’abandon de son inspiration ori-
ginaire, doivent être cherchés dans l’histoire réelle, qu’ils
sont consubstantiels à ceux qui ont amené la dégénérescence
bureaucratique du mouvement ouvrier, et que, d’une certaine
façon, ils traduisent les obstacles presque insurmontables
qui s'opposent au développement d’un mouvement révolu-
tionnaire,la survie et la renaissance du capitalisme
même qui le combat avec le plus d’acharnement. C’est dans cela
qu il n est pas question pour nous de dire
chercher l’origine de
la déchéance dans une erreur théorique de Marx,
l’idée fausse qu’il suffirait de remplacer
de détectef
par l’idée vraie pouf
que le redressement soit désormais inévitable
Mais, précisément Parce que le monde
social est unitaire
dans son déchirement, il y a des équivalences. les attitudes
réelles ont des contreparties théoriques,
Ce qui sur le plan
théorique, correspond à la bureaucratisation sur le
doit être dégagé, Jan réel
discuté comme tel, et, sinon « réfuté
moins élucidé dans sa relation profonde avec », AU
l’on combat par ailleurs.
le monde qu‘
Si La révolution socialiste est un£

D
arxisme : bilan provisoire
Len 101
entreprise consciente, c’est là une conditio
Le non suffisante, de tout nouveau
départ n nécessaire, bien
L'origine théorique de la déchéance du mar
xisme, l’équi-
valent idéologique de la dégénérescenc e bureaucratiq
ue
di por semaine à chercher da NS la transforma-
n rapide de la nouvelle conception en un sy
dique achevé et complet dans son intention, Re
contemplatif et au spéculatif comme mode dominant de ]
olution des problèmes posés à l’humanité. L
La transformation de l’activité théorique en système théo-
rique qui se veut fermé c’est le retour vers Je sens le plus
rofond de la culture dominante, C’est l’aliénation à ce qui
est déjà là, déjà créé; c’est la négation du contenu le Es
fond du projet révolutionnaire, l’élimination de l’activité
réelle des hommes comme source dernière de toute significa-
tion, l'oubli de la révolution comme bouleversement radical
de l'autonomie comme principe suprême; c’est la prétention
du théoricien de prendre sur ses propres épaules la solution
des problèmes de l’humanité. Une théorie achevée prétend
apporter des réponses à ce qui ne peut être résolu, s’il peut
l'être, que par la praxis historique. Elle ne peut donc fermer
son système qu’en pré-asservissant les hommes à ses sché-
mas, en les soumettant à ses catégories, en ignorant la créa-
tion historique, lors même qu’elle la glorifie en paroles. Ce
qui se passe dans l’histoire, elle ne peut l’accueillir que s’il
se présente comme sa confirmation, autrement elle le com-
bat - ce qui est la façon Ja plus claire d'exprimer l'intention
d'arrêter l’histoire ‘?.

. 66. Pour montrer que notre critique du système marxiste était «existen-
»,
lialiste un agrég é de philo sophi e a mobilisé ses souvenirs de petit oral et a
voulu nous confondre avec cette citation de Kierkegaard: «… Etre un Sys-
ne et être clos se correspondent l’un à l’autre, mais l'existence est sé
ment l'opposé... L'existence est elle-même un système ' — pour DESEs
pour un espr it exis tant . » Îl est dommage D or te
Ro re philosophe m
gra
pro[a mme d’a gré gat ion . Not
le eu aualors chance de tomber sur la citation itati SUIVAU
ivante: « t
Philosophes, le “système” est précisément ce qui est périssable, ne
Face qu'il est issu d’un besoin impérissable de 1 esprit humain,
= . . cit, o 10
Qamonter toutes les contradictions. » (Ludwig Feuer a est ME
ss Jean-FrançoisL
4 i était l'agrégé en question:
yotard qui était ££ trouve dans
l' in 67. L expression
.
empirique,
> mais
, nécessaire, is: çs uan en depuis des
dr able incapacité des marxistes de toutes les deCE l'histoire vivanié,
tnnies, de renouveler leur réflexion au contact
102 Marxisme et théorie révolutionnaire

Le systèmé théorique fermé doit obligatoirement poser les


hommes comme objets passifs de sa vérité théorique, Car il
doit les soumettre à ce passé auquel il est lui-même asservi,
C’est, d’une part, qu’il reste presque inéluctablement l’éla-
boration et la condensation de l'expérience déjà acquise#,
que, même s’il prévoit un «Nouveau », celui-ci est toujours à
tous égards la répétition à un niveau quelconque, une « rans-
formation linéaire» de ce qui a déjà eu lieu. Mais la raison
principale pour laquelle une théorie achevée n’est compa-
tible qu'avec un monde essentiellement statique se situe à un
niveau plus profond, celui de la structure catégoriale ou de
l'essence logique d’un système fermé. Comment une théorie
peut-elle se définir comme théorie complète si elle ne pose
pas des relations fixes et stables qui embrassent la totalité
du réel, sans trous et sans résidus? Nous avons déjà tenté
de montrer qu’une théorie de l’histoire comme celle que le
marxisme visait, un schéma explicatif général qui dégage les
lois de l’évolution des sociétés, ne peut être défini qu’en pos-
tulant des rapports constants entre des entités elles-mêmes
constantes. Bien entendu, le matériel historique auquel elle
a affaire, qu'elle a à «expliquer », est éminemment variable
et changeant, cela elle le reconnaît au départ, elle est la pre-
mière à le proclamer. Mais cette variabilité, ce changement,
le but même de la théorie ainsi conçue c’est de les réduire, de
les éliminer logiquement, de les ramener au fonctionnement
des mêmes lois. Le vêtement phénoménal multicolore doit
être arraché, pour qu’on puisse enfin percevoir l’essence de
la réalité, qui est identité — mais évidemment identité idéale,
la nue identité des lois. Cela reste vrai même lorsqu'on

dans l'hostilité permanente avec laquelle ils ont accueilli ce que la culture
moderne à produit de meilleur et de plus révolutionnaire, qu’il s'agisse de
la psychanalyse, de la physique contemporaine ou de l’art. Trotski est à cet
égard la seule exception et combien il est peu typique le montre l’exemple
opposé d’un des marxistes les plus féconds et les plus originaux, G. Lukäcs,
qui est toujours resté, face à l’art, un digne héritier de la grande tradition
classique « humaniste» européenne, un «homme de culture » foncièrement
conservaleur et étranger au «chaos» moderne et aux formes qui s'y fon!
jour.
| 68. Nous prenons évidemment « expérience» au sens le plus large POS
sible— au sens par exemple auquel Hegel pouvait penser que sa philosophie
exprimait toute l'expérience de l'humanité, non seulement théorique, mais
Pratique, politique, artistique, etc.
103
Le marxisme * bilan provisoire
econnaît la variabilité des lois à un certain niveau, Marx dit
avec raison qu’il n'y a pas des lois démographiques en géné-
ral, que chaque type de société comporte sa démographie ; et
a même chose vaut, dans sa conception et en réalité, pour les
lois économiques » de chaque type de société. Mais l’ap-
arition du sous-systéme donné de lois démographiques ou
sconomiques correspondant à la société considérée est elle-
même réglée une fois pour toutes par le système plus général
de lois qui déterminent l’évolution de l’histoire. A cet égard,
peu importe si la théorie tire ces lois, consciemment ou
inconsciemment, du passé, du présent ou même d’un avenir
qu’elle construit ou « projette ». Ce qu’elle vise, c’est en tout
ças un intemporel, et qui est de substance idéale. Le temps
n’est plus pour elle ce que nous enseigne aussi bien notre
expérience la plus directe que la réflexion la plus poussée: le
suintement perpétuel du nouveau dans la porosité de l’être,
ce qui altère l’identique même lorsqu'il le laisse intact, il est
médium neutre de déroulement, condition abstraite de coexis-
tence successive, moyen d’ordonner un passé et un avenir
qui se sont toujours idéalement préexisté à eux-mêmes. La
nécessaire double illusion de la théorie fermée est que le
monde est déjà fait depuis toujours, et qu’il est possédable
par la pensée. Mais l’idée centrale de la révolution, c’est
que l'humanité a devant elle un vrai avenir, et que cet avenir
n’est pas simplement à penser, maïs à faire.
Cette transformation du marxisme en théorie achevée”
contenait la mort de son inspiration révolutionnaire initiale.
Elle signifiait une nouvelle aliénation au spéculatif, car elle
transformait l’activité théorique vivante en contemplation
d’un système de relations données une fois pour toutes; elle
contenait en germe la transformation de la politique en tech-
que et en manipulation bureaucratique, puisque la politique

évidem-
69. Lorsque nous parlons de théorie achevée, nous n’entendons
“Ent pas la forme de la théorie: peu importe si l’on peut ou non en ns
ë Sxposé systématique «complet» (en fait, on le peut pour le Dee
VEUent
"1 les partisans de la théorie protestent et affirment qu'ils ne des P
idées et
constituer un nouveau système. Ce qui importe, c'est la teneur
gelles-ci, dans le matérialisme histori que, fixent irrévocablement la struc-
dre et le contenu de l’histoire de l'humanité. La préface de la Contribu-
me la critique de l'économie politique (1859) formule pleinedéjà complète
L'un malgré sa brièvet é, une théorie de l'histo ire aussi et Term
œuf,
104 Marxisme et théorie révolutionnaÿ

pouvait être désormais l'applic ation de


d’un savoir acquis
L’aliénation n
un domaine délimité et à des fins précises.
consistait pas, bien entendu, dans la théonBation, Mais dan
la transformation de cette théorisation en absolu, En Préten
due connaissance complète de l'être historique, aussi bier
comme être donné que comme sens (comme réalité empj.
rique et comme essence). Cette prétendue connaissance com.
plète ne peut se baser que sur une méconnaissance complète
de ce qu'est l’historique, nous l'avons vu et nous le verrons
encore. Mais elle se base aussi sur une méconnaissance com.
plète de ce qu’est le théorique vrai; car, par une dialectique
évidente et qui s’est répétée cent fois dans l’histoire, cette
transformation du théorique en absolu est ce qui peut lui por-
ter le plus préjudice, l’écrasant sous des prétentions qu’il ne
peut réaliser. Seule une mise en place du théorique peut le
restaurer dans sa vraie fonction et dignité. Mais cette mise en
place du théorique est inséparable de la mise en place du pra-
tique; ce n’est que dans leur relation correcte qu’ils peuvent,
l’un et l’autre, devenir vrais.
=

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