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Un rêve d'Allemagne
Introduction
Le deuil impossible
2. Mémoires affrontées
1. Le tremblement du temps
Parcours
Décontaminer le passé ?
La machine à laver le linge de l’histoire
Un mur de temps
Conflits de générations
Troubles d’identité
L’homme des souterrains de Wolfgang Hilbig
Micro-poétiques de Berlin
La muséification de la mémoire
Le Spiegelwand de Steglitz
Le problème du mémorial
Remerciements
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
© Éditions Stock, 2001.
978-2-234-07232-9
Du même auteur
ESSAIS
La Société française en 1789 : Semur-en-Auxois. Thèse pour le
doctorat de troisième cycle, Paris, Plon, 1970.
Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.
L'amour du yiddish : écriture juive et sentiment de la langue (1830-
1930), Paris, Éditions du Sorbier, 1984.
Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
Kafka, Paris, Les Dossiers Belfond, 1989.
Le Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Longueil,
Éditions du Préambule, 1989.
La Sociologie de la littérature (en collaboration avec Marc Angenot) ,
Montréal, CIADEST, cahier n° 4, 1991 ; nouvelle édition revue et
corrigée, 1993.
Socialist Realism : an Impossible Aesthetic, Stanford (CA) , Stanford
University Press, 1992.
Le Deuil de l’origine : une langue en trop, la langue en moins, Paris,
Presses universitaires de Vincennes, 1993.
Discours et archive (en collaboration avec Jacques Guilhaumou et
Denise Maldidier), Bruxelles, Mardaga, 1994.
Le Naufrage du siècle, Paris, Berg International/Montréal, XYZ, 1995.
Idendidad, memoria y relato. La imposible narración de sí mismo,
Cuadernos de Posgrado, Universidad de Buenos Aires, 1996.
Le Golem de l’écriture. De l’autofiction et cybersoi, Montréal, XYZ,
1997.
ŒUVRES DE FICTION
Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Bruxelles, Complexes,
1979.
La Québécoite, Montréal, Québec-Amérique, 1983. Réédition,
Montréal, Typo, 1993. The Wanderer, traduction en anglais par Phyllis
Aronoff, Montréal, Vehicule Press/Alter Ego Éditions, 1997.
L’Immense fatigue des pierres, Biofictions, Montréal, XYZ, 1996.
TRADUCTIONS
Autour de la gare/Joseph Shur, de David Bergelson. Nouvelles
traduites du yiddish. Introduction, traduction et notes de l’auteur.
Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.
Les Zelminiens, de Moïshe Kulbak. Roman traduit du yiddish. Préface,
traduction et notes de l’auteur, Paris, Seuil, 1988.
Une tragédie provinciale, de David Bergelson. Traduit du yiddish
(avec Nadia Déhan-Rotschild), Paris, Liana Levi, 2000.
« Deutschland ? Aber wo liegt es ? Ich weiss das Land nicht zu
finden. »
« Alles sagt mir : Nichts wie raus aus dem Land, in dem für alle
Zeit Buchenwald nahe Weimar liegt, das nicht mehr meines ist… »
« Tout me dit : il n’y a rien d’autre à faire qu’à partir du pays où,
pour l’éternité, Buchenwald est près de Weimar, qui n’est plus le
mien… »
Günter GRASS.
Un ordre d’idées
Collection dirigée
par Nicole Lapierre
Plan de Berlin
Un rêve d’Allemagne
Il y avait un interdit jeté sur la langue des bourreaux. L'allemand,
c’était la langue d’Auschwitz. On pouvait certes l’étudier au lycée –
interdire Goethe et Schiller n’aurait eu aucun sens – mais on ne pouvait
pas parler allemand, ni voyager en Allemagne, ni acheter une
Volkswagen (même pas une vieille « Coccinelle »), ni un appareil photo
ou une radio, ni des chaussures « made in Germany ». Rien d’allemand
ne devait entrer à la maison. Lorsqu’il a été question de remplir des
dossiers pour obtenir l’argent des « Réparations », l’« argent des
Allemands », comme on disait, ce fut un vrai dilemme, mais mes parents
étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas vraiment le choix. Cette pension,
du reste, était misérable. Ma famille ayant perdu cinquante et une
personnes, tous ceux qui étaient restés en Pologne, parmi lesquels les
parents de ma mère, ses huit frères et sœurs, presque tous mariés avec des
enfants, cela ne faisait pas très cher pour la vie de chacun !
Aller à Berlin et le dire à mes parents ? Impossible ! Parler
l’allemand ? Jamais ! Cet interdit ne m’a plus quittée. Je ne parle toujours
pas l’allemand, même si je le comprends et le lis fort bien. Les sons ne
parviennent pas à sortir de ma bouche, ils se forment dans ma gorge et se
mettent en boule, en bouillie. Je suis obligée de les déglutir dans un
mutisme total. Pourtant, en dépit de cet interdit, l’allemand comme
langue me rend euphorique et je me sens bien à Berlin.
D’où viennent cette euphorie, ce bien-être ? On s’attendrait, au
contraire, à des rappels pénibles, à des détails insignifiants mais
révélateurs d’un gouffre impossible à combler, à des petits renvois
d’horreur. Cela m’est arrivé bien sûr, mais rarement. De temps à autre,
des rires gras, un « Achtung ! Achtung ! » dans le métro, des policiers
avec des bergers allemands, des « petits riens » qui donnent la chair de
poule. Longtemps, en croisant dans les rues de Munich ou de Berlin des
hommes âgés, je leur mettais automatiquement un uniforme SS sur le dos
et me demandais s’ils n’étaient pas venus chercher ma famille pour la
conduire à Treblinka. C'était plus fort que moi. Aujourd’hui, je rencontre
encore dans le métro berlinois, la S-Bahn tout particulièrement, des
vieilles dames habillées de lainages verts, aux cheveux blanc bleuté, avec
des crans à la mode d’autrefois. Elles portent des chaussures
orthopédiques et voyagent en groupes. Je sais que ce sont des veuves de
guerre et que leurs maris ont disparu quelque part sur le front de l’Est. Je
le sens immédiatement. Je reste solitaire dans mon coin, sur la banquette,
de l’autre côté, écoutant leur conversation ou m’absorbant dans les
chantiers de la Lehrter Bahnhof.
La plupart du temps, rien de tel. Berlin m’exalte et me séduit. Il y a
souvent dans l’air, pourtant frais, blafard et gris de novembre (je ne sais
pas pourquoi j’y suis souvent en novembre), comme une légèreté tonique
et stimulante. Berlin est une ville de brumes, aux nuages bas en hiver,
une ville propice à la présence de fantômes, de strates mémorielles
multiples, une ville à l’imaginaire de ruines, une ville de métro aérien
surgissant dans des ciels lourds. Qui n’a pas vu le métro crever le
brouillard à Schönhauser Allee, ou à la Warschauer Strasse, ne sait pas ce
que c’est que la mélancolie. Je n’ai jamais été accablée par des moments
de tristesse ou de lassitude, ni même par le froid pourtant mordant, moi
qui, à Paris, me laisse facilement entamer par la grisaille et qui, à
Montréal, ne supporte pas le froid. C'est la langue et la ville qui
accomplissent ces miracles quotidiens. Peut-être parce que l’une et
l’autre piègent des souvenirs et des songes.
Durant toute la guerre, on a reçu des lettres d’Allemagne. Elles étaient
envoyées par mon père, prisonnier dans la région de Hanovre, au stalag
XI B, et portaient la mention Kriegsgefangener sur l’enveloppe. Il disait
qu’il pensait à moi, que j’étais un ange, que j’étais belle comme le jour…
J’étais trop petite pour comprendre ce qu’était la guerre, ce père que je ne
connaissais pas semblait écrire d’un pays de rêve, dans des lointains
indéchiffrables. Il me manquait. Je savais simplement qu’il était soldat,
au loin. Peut-être ai-je associé inconsciemment « Allemagne »,
« Deutschland » à ces paroles d’amour qu’il m’envoyait, le tampon de la
poste faisant foi. Kriegsgefangener est encore aujourd’hui, pour moi, un
mot magique. Si je le prononce fort une dizaine de fois, il perd tout sens,
devient une matière sonore qui a l’odeur des fleurs sauvages le long
d’improbables routes. Revenu de captivité, mon père me racontait des
histoires, me récitait des poèmes de Heine en allemand, ou chantait des
lieder romantiques qui m’arrachaient l’âme. Il y avait toujours, dans nos
rêves, une autre Allemagne, symbolisée par Thomas Mann, par la
littérature, ou par la RDA, selon les moments. L’Allemagne n’avait pas
cessé d’être le « pays des philosophes et des poètes » (Das Land der
Dichter und Denker). Celui, aussi, d’où j’imaginais venir.
Je me souviens qu’à l’école, puis au lycée, je transformais, du moins à
l’oral, ce nom à coucher dehors d’AJ-ZERSZTEJN en EISERSTEIN, qui
n’était pas très éloigné de EISENSTEIN. S’il m’arrivait de me faire
passer pour la petite-nièce du célèbre metteur en scène soviétique, la
plupart du temps mon roman familial faisait de ma famille, des Juifs
allemands, des Yekes. Ils auraient quitté Berlin en 1933, juste le temps
d’emporter l’essentiel. Ils auraient été des bourgeois, vivant dans les
beaux quartiers de Berlin, à Charlottenburg de préférence, mais
Schöneberg ou Steglitz faisaient aussi bien l’affaire, avec une résidence
d’été à Babelsberg, bien entendu. Au fond, j’aurais pu dire, comme
Walter Benjamin : « J’étais, dans mon enfance, prisonnier du vieil Ouest
et du nouvel Ouest. Mon clan habitait alors ces deux quartiers avec une
attitude où se mêlaient opiniâtreté et fierté qui faisaient d’eux un ghetto
qu’il considérait comme son fief1. » Je parlerais à la maison une belle
langue de haute culture. Je souris quand je pense aux histoires que je
pouvais inventer sur le compte de ma famille. Ensuite, j’ai découvert
Kafka, Benjamin ; des compagnons avec lesquels je passais de longues
heures à méditer, esseulée sous les frondaisons du Luxembourg ou dans
l’air mordoré des printemps de Belleville. Je ne supportais tout
simplement pas que mes parents fussent d’origine populaire, et juifs
polonais de surcroît. La Pologne m’apparaissait comme le pays du néant,
sans aucun intérêt. Quant aux Juifs de l’Est, ces « pouilleux » dont je
descendais, je ne me sentais strictement rien de commun avec eux.
Cependant, du seul lien paternel réel et ancien à l’Allemagne, je n’ai
jamais su grand-chose. Mon père parlait rarement des quelques mois où,
en 1927 ou 1928, il fut correspondant de Die Rote Fahne, le journal du
Parti communiste allemand. Qu’est-ce qu’il y faisait ? À quoi le journal
l’employait-il ? Écrivait-il sous pseudonyme ? Mystère ! Je me promets
toujours d’élucider cette énigme, mais je reporte sans cesse. Je sais
seulement qu’il habitait Wedding, Wedding-le-Rouge.
Ma mère m’avait chanté des berceuses en polonais, mon père m’avait
récité des poèmes de Heine en allemand. Je ne maîtrisais aucune des
deux langues. Pas plus que le russe, du reste. J’étais bonne en anglais et
en espagnol, mais sans génie. Quand il a fallu choisir une disci-1. Walter
Benjamin, Sens unique, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 108. pline, c’est
l’histoire qui s’est imposée d’emblée. L’allemand resterait ma langue
secrète, celle de mes rencontres solitaires avec les écrivains que j’aimais,
avec les poètes, les philosophes, une langue que je ne pouvais partager
avec personne. J’avais dans l’oreille ses sonorités, sa prosodie, sa
musicalité. J’étais littéralement tombée amoureuse du datif allemand. La
joie que me procure encore cette construction, le frisson qui me parcourt
alors étonne mes proches. Le datif, c’est le bonheur, c’est l’euphorie de la
langue, un monde complètement recréé. Il y avait aussi les particules
séparables et les prépositions, avec lesquelles on pouvait s’amuser. Rien
d’une telle souplesse en français ! Cette langue me semblait familière et
lointaine à la fois, sa proximité avec le yiddish me la rendait
immédiatement intelligible, mais, en même temps, certaines différences
dans les déclinaisons et dans la structure syntaxique suscitaient des effets
d’éloignement et d’étrangeté, tandis que des faux amis créaient des
contresens comiques, voire ahurissants. C’était une langue du dedans-
dehors, une langue de l’entre-deux, de l’interstice, notion centrale dans ce
livre. Le yiddish était la langue non pas intime, mais familiale, voire
clanique, la langue identitaire, celle qui me rattachait au passé, aux
racines que je ne prisais pas particulièrement, mais qui étaient
omniprésentes. Faut-il rappeler qu’à l’époque nous étions tous pris dans
une volonté farouche d’assimilation ? La quête des racines n’était pas à la
mode. Il est vrai que nous ne les avions pas perdues, nous ne nous
situions pas au deuxième degré, nous étions tout naturellement dans la
culture juive laïque, sans réticence, mais sans enthousiasme. Nous avions
survécu et cela nous donnait une nouvelle énergie. Nous n’étions pas
pour autant des « survivants », nous n’entrions dans aucun rôle. Le
français était glorieusement la langue de notre assimilation, une nouvelle
langue maternelle, celle dans laquelle se vivaient toutes les expériences
émotionnelles, la langue de l’universalisme, du monolinguisme aussi.
Elle se suffisait à elle-même dans sa plénitude. L'anglais, l’espagnol, le
russe étaient les langues étrangères du cursus scolaire.
L’allemand restait à côté, de biais, à part. Sa musique les
accompagnait, mais ne se confondait jamais avec elles. Il y avait
toujours, quand je rentrais du lycée, une page du Journal de Kafka qui
m’attendait et que je m’efforçais de traduire avec un petit dictionnaire de
poche. Puis, un jour, on le trouva en français chez Grasset dans la
traduction de Marthe Robert. Je me revois en train de couper les pages
avec un coupe-papier d’ivoire que j’avais acheté à cette occasion. Dès
lors, j’ouvrais les deux éditions à la même date et lisais le texte
alternativement en français et en allemand. Je m’arrêtais sur tel mot, telle
expression, j’abandonnais la page en français, voulant n’avoir de contact
qu’avec la page allemande, je la lisais tout haut avec bonheur, pour moi
seule. Personne ne devait savoir que j’aimais l’allemand d’un amour
presque coupable. C’était mon secret. Je me demandais comment des
crimes aussi horribles avaient pu être commis dans une langue aussi
parfaite, la langue du paradis, liquide, sensuelle, acidulée, piquante,
caressante. L’allemand était ma langue fondamentale, ma Ur-Sprache,
ma reine Sprache, une langue d’une autre planète, d’un hors-lieu, d’un
hors-langue. J’avais fait de l’allemand, sans doute très tôt, durant la
guerre, à cause de ce père lointain, prisonnier là-bas, ma langue
maternelle (paternelle ?) imaginaire, la langue d’un roman familial que
j’esquissais en silence. C’était la langue dans laquelle je me recréais, me
recomposais, m’inventais une famille à côté de ma famille réelle.
L’allemand était la langue des possibles recommencements. Celle aussi
dans laquelle j’inventais des histoires, car, dès la petite école, je racontais
des histoires dans tous les sens du terme. J’inventais des récits, des pièces
de théâtre que nous jouions à la récréation ou dans les diverses colonies
de vacances où mes parents m’envoyaient. J’étais l’auteur officiel, le
metteur en scène attesté, l’écrivain public. Mais je m’inventais aussi des
autobiographies, des vies imaginaires, parallèles1. J’avais même un petit
carnet secret sur lequel j’inscrivais ce que j’avais « raconté » et à qui,
pour m’y retrouver et donner suite à ces inventions rocambolesques. Si,
après l’agrégation d’histoire, les aléas du doctorat et de la carrière
universitaire n’avaient pas dévoré le plus clair de mon temps, j’aurais pu
devenir romancière. L'écriture de fiction n’est venue réellement que sur
le tard. En attendant, l’allemand a tenu une place centrale dans mon
imaginaire. Alors que tous mes amis adoraient l’italien et l’Italie, allaient
toujours en vacances à Rome, à Venise, à Florence, apprenaient la langue
pour lire Gramsci dans le texte, moi, je rêvais à cette Allemagne qui
m’était interdite. Cette « autre Allemagne » comme horizon, impossible à
atteindre, c’était des paysages, un kaléidoscope de films, de
photographies, d’odeurs, de visages, de mots, de sons ; à la fois des
clichés revus et corrigés et des créations originales : des dunes sauvages
au bord de la Baltique, les forêts épaisses de Thuringe, un peu de Bach,
mais aussi des vers de Schiller, des pages de Kleist ; un collage
hétéroclite où la poésie de Celan se mêlait aux films où apparaissait
Marlene Dietrich, une Allemagne Weimar un peu kitsch, bric-à-brac, qui
tentait d’« oublier », de refouler, les douze années fatidiques.
Et puis, il y eut l’épisode de Neues Deutschland. Un jour, à la fête de
L’Humanité, je fus attirée, à la Cité internationale, par le stand de
l’Allemagne de l’Est. La RDA n’était pas alors reconnue par le
gouvernement français, ou à peine, je ne sais plus. Je trouvais très
piquant d’être en contact avec l’« Autre Allemagne », sans rien savoir sur
elle. Entre saucisses et choucroute, entre pain noir et salade de pommes
de terre au persil, je donnai mon adresse à un bel Aryen blond aux yeux
bleus, mais de gauche, afin de recevoir Neues Deutschland à la maison.
Quelle histoire ! Du lendemain de cet acte irréfléchi à la mort de mes
parents dans les années 70, le journal est arrivé, tous les jours sans
exception, sous une épaisse enveloppe de mauvais papier. Illisible et
fastidieux, il n’intéressait personne à la maison. Ma mère s’en servait
pour emballer tout et n’importe quoi. Il déteignait sur mes chaussures de
tennis, et mes goûters en avaient le goût et le style : immangeables ! Mon
initiative eut aussi des conséquences imprévisibles. Mes parents n’étaient
naturalisés français que depuis 1948, mon père avait été dans sa jeunesse
un dirigeant communiste à l’échelle d’une petite ville polonaise et avait
passé beaucoup de temps dans l’illégalité. Nous eûmes la visite de
membres du Deuxième Bureau, nous fûmes fichés.
À Berlin, tant d’années après ces souvenirs d’enfance ou de prime
adolescence, j’ai enfin compris. C'est en allemand qu’il faut être
confronté à l’indicible, à l’insupportable. D’une certaine façon,
traditionnellement, tous les intellectuels et écrivains qui avaient
l’allemand comme langue dans leur horizon, maternel, paternel, culturel
ont tous eu un rapport un peu fou à cette langue, et cela bien avant la
Shoah. De Kafka à Canetti, tous ! Ce n’est pas pour rien que j’ai consacré
tant de temps à Kafka, que j’ai écrit avec passion un livre sur son œuvre2,
que j’ai cerné, à partir de Kafka et de Canetti, la langue secrète sous la
langue3. J’ai vécu dans l’intimité d’intellectuels juifs et d’écrivains pour
lesquels la langue, les langues, ne se concevaient que dans leur
inquiétante étrangeté.
Et puis il y a eu ça. Langue torturée pour Celan, langue préservée pour
Arendt, langue passée au micro-scope par le linguiste Victor Klemperer
afin d’y déceler l’étendue de ses avanies, de ses défigurations, langue
responsable de tout, car trop corporelle pour Georges-Arthur
Goldschmidt. Mais pour moi, l’allemand, ce n’est ni une langue
maternelle, ni une langue paternelle, ce n’est pas la langue de la
socialisation. C’est quoi ? La langue de la guerre, du danger absolu,
l’autre du yiddish, la langue de tous les dangers, du froid, de la faim, de
la persécution, la langue dans laquelle ça s’était fait et qu’on ne pouvait
dire dans aucune autre langue. C’est pourquoi j’ai retourné l’allemand
comme un gant.
Mes rapports avec mes amis allemands n’ont jamais été simples ni
naturels, malgré la chaleur et la profondeur de nos échanges. Ils en font
toujours trop ou pas assez ! D’un côté, c’est l’effet pervers du
philosémitisme très répandu en RFA à la fin des années 70, au début des
années 80, et même encore aujourd’hui. Sachant que je suis juive, ils
cherchent à tout prix à me faire plaisir et devancent tous mes désirs. Je
sais quelle culpabilité inconsciente se dissimule derrière cette sollicitude.
Parfois, elle me met mal à l’aise, la plupart du temps, j’en jouis, j’en
profite, sans trop me poser de questions, mais je sais… De l’autre, c’est
un sentiment de manque, d’inadéquation. Je les trouve parfois bien
légers, irresponsables, indélicats. Font-ils de mauvais jeux de mots,
disent-ils, par maladresse, une phrase qui pourrait être mal interprétée,
rappellent-ils le bombardement de la ville de leur enfance ou de celle de
leurs parents, évoquent-ils les bombardements de Dresde, les réfugiés de
Silésie, les ruines de Berlin en 1945, se posent-ils comme « victimes » ?
Une gêne s’installe entre nous, et nous n’aurons pas trop de la soirée pour
la dissiper. En fait, nous sommes en permanence aux aguets, nous nous
observons. Et pourtant, notre amitié est profonde.
Mais il y a eu Ernst. Il habitait Berlin où, comme tant d’autres jeunes
des années 1969-1970, il s’était réfugié pour fuir sa famille et échapper
au service militaire, attiré par les mouvements alternatifs, les luttes
sociales et un air de liberté qu’on ne trouvait ni à l’Est, ni dans la RFA
repue du miracle économique. Nous nous sommes rencontrés en mai
1968, dans la cour de la Sorbonne, au milieu des drapeaux rouges et noirs
– un vrai cliché, mais réel. Je lui dois la découverte du « malheur
allemand », symétrique du « malheur juif » qui avait été le mien4. Quand
je l’ai connu, j’étais mariée et mère d’une petite fille. Lui, de son côté,
était affectivement engagé ailleurs. Pendant des années, nous nous
sommes vus à Paris ou à Berlin, quelques jours par-ci, par-là, sachant
qu’il n’y aurait jamais de suite à cette liaison, mais bien décidés à lui
donner un sens, une profondeur, un ancrage. Ernst habitait Kreuzberg, le
quartier le plus vivant de Berlin-Ouest à l’époque, le plus
« underground », le plus étonnant pour la Parisienne un peu convenue et
prude que j’étais alors. C'est à Kreuzberg que j’ai vu mes premiers punks
et je me souviens encore de l’effet sur moi de ces cheveux bleus plantés
sur la tête comme des clous. Nous nous parlions de préférence en anglais
plutôt qu’en allemand ou en français, même si nous ne maîtrisions pas
très bien cette langue. Ce choix nous faisait échapper à la glu identitaire
et à nos passés trop lourds. C’était un ailleurs stimulant, qui nous rendait
libres. Si nous avions vécu ensemble, ce que nous envisagions très
rarement, cela n’aurait pas été à Paris ou à Berlin, mais à New York : il
aurait trouvé une galerie de photos dans l’East Village, et moi, un poste à
New York University. Une autre vie, sans ce trop de mémoire qui pesait
sur nous, le rêve américain d’ex-militants.
Nous arpentions les rues de Berlin-Ouest jour et nuit, traînant
longtemps dans les cafés enfumés (tout le monde fumait à l’époque), les
librairies de gauche et d’extrême gauche, discutant politique,
infatigablement. Ernst détestait l’Est : aucune issue, rien à attendre de ce
qui se passait de l’autre côté du Mur avec Ulbricht puis Honecker ! Mais
rien à attendre non plus du SPD, d’une social-démocratie molle, ayant
tout renié du marxisme, complètement intégrée au système politique de la
RFA. Quant à la CDU, c’était pour lui, purement et simplement, la
réincarnation du fascisme. Il n’aimait pas pour autant les terroristes, il les
disait « malades », même s’il comprenait leur révolte. Il avait connu
Holger Meins quand il s’était lancé dans la photographie, mais il ne
l’avait jamais revu et Meins avait rallié la Fraction armée rouge, avant de
mourir d’une grève de la faim en novembre 1974. Rien à faire du côté de
ceux qui s’étaient fourvoyés dans le terrorisme. Restaient les
groupuscules autonomes, gauchistes à des titres divers, artistes,
intellectuels, tout un monde qu’on a bien oublié aujourd’hui, mais qui
constituait le sel de la terre et dont j’ai la nostalgie. Ernst, le photographe,
ne trouvait de place nulle part. S’il n’avait pas mis fin à ses jours un
matin de janvier 1979, il aurait sans doute fait comme ses amis aux prises
avec le changement de conjoncture qui a affecté l’ensemble du monde
occidental à la fin des années 70 : il se serait « casé » quelque part, dans
le cinéma, la photographie, le journalisme. Il serait peut-être même
devenu « vert ». Il se serait marié sans doute, la vie aurait coulé un peu
comme notre beau navire et notre mémoire.
De 1968 à 1979, il m’a fait connaître Berlin, surtout l’ouest, surtout
Kreuzberg, ses ruines encore visibles en bordure du Mur. Nous errions
souvent aussi autour de la Potsdamer Platz désolée, le soir, quand le givre
recouvrait cette étendue déserte et poétique. Nous arpentions les rues à la
recherche des souvenirs de Walter Benjamin, de Franz Hessel, de
Siegfried Kracauer et de tant d’autres, pestant contre la société de
consommation dont nous étions pourtant les premiers bénéficiaires.
Parfois, nous nous retrouvions à l’Est. Je passais par le métro à la station
Friedrichstrasse. Lui, en tant que Berlinois, traversait en un autre point en
voiture. Nous y restions la journée, perdus au milieu des façades
lépreuses des rues à l’odeur si caractéristique, nous allions comme tous
les touristes voir une représentation théâtrale au Berliner Ensemble. Les
premières fois, je voulais voir l’autel de Pergame et tous les musées, mais
avec le temps mes centres d’intérêt se sont déplacés. Nous étions les
nouveaux flâneurs de Berlin. Nous errions, un peu perdus, dans les rues
du Mitte ou de Prenzlauer Berg qui n’était pas encore un lieu de refuge
de la bohème est-allemande – du moins, nous n’en savions rien. La
plupart du temps, nous restions à l’Ouest.
Le malaise d’Ernst, je l’ai compris dès notre première rencontre. Il ne
m’avait pas dit qu’il était allemand. Il s’était inventé une identité suisse-
allemande. Photographe zurichois, il était venu à Paris pour tenter sa
chance. Surpris par les événements et séduit, il était resté. En attendant
quoi ? Il ne savait pas. Il parlait très bien français, avec un petit accent
qui donnait une animation particulière à ses yeux verts. Quelques mois
après, au détour de la conversation, j’ai évoqué ma famille juive
exterminée en Pologne. Il s’est littéralement décomposé. Blême, malade,
en sueur, il a tourné les talons et a disparu. Je ne l’ai revu que quelques
semaines plus tard. Né en 1938 à Breslau devenue Wroclaw, il avait sept
ans en 1945, mais se souvenait parfaitement de la fuite de sa famille
devant les Russes. Tous ses parents avaient été relogés dans la région de
Munich et c’est à Munich qu’il était allé à l’école. Il n’arrivait
absolument pas à assumer le fait d’être allemand. C’était pour lui un
destin maudit, une blessure dont il ne pouvait se remettre. Nos longues
discussions tournaient autour de la « faute collective », la « honte
collective », la responsabilité individuelle, le poids du silence des
parents. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il avait grandi dans
l’urgence de la reconstruction, le silence fait sur l’époque de la guerre et
n’avait découvert le nom d’Auschwitz que très tard.
En outre, sa famille de réfugiés de l’Est, de territoires devenus
polonais, expulsés et émigrés de Silésie, militait dans des mouvements
qui n’avaient rien de progressiste, au contraire. Les propos qu’il entendait
chez lui l’ont alerté. En cherchant bien, il a découvert des albums de
photos dont quelques-unes avaient été grattées. Le mariage de ses
parents, lui bébé, une maison, un jardin avec des rosiers, son père en
colonel SS, la famille sous le portrait du Führer dans une salle à manger
banale, son père faisant le salut hitlérien, son père au front avec des
camarades, son père blessé, souriant, décoré de la croix de guerre. Puis
l’album s’interrompait et la vie innocente d’Ernst avec. Il s’est enfui, a
quitté les siens, est venu à Berlin avant l’érection du Mur, faisant mille
petits boulots avant de reprendre des études de photographie et de
cinéma. C'est moi qui lui ai fait remarquer, bien plus tard, qu’il avait
découvert le passé de son père dans un album de photos et que lui-même
avait voulu devenir photographe – d’ailleurs la seule chose qu’il eût
emportée à Berlin était un vieux Leica. Il ne s’en était jamais rendu
compte !
Pourquoi la plupart des gens de sa génération, qui avaient tous été en
révolte contre leur famille, ont-ils finalement réussi à vivre, retrouvé un
semblant de « normalité », et pas lui ? Ernst n’a pas pu, n’a pas su,
comment faire. N’étant pas écrivain, il n’a écrit ni Trame d’enfance
comme Christa Wolf, ni Le Tambour comme Günter Grass, ni
L'Instruction comme Peter Weiss. La photo était devenue son existence.
Il voulait combattre le vide et le silence par la photo. Nous arpentions
Berlin pour prendre des clichés. C’est lui qui m’a rendue attentive aux
terrains vagues qu’on pouvait encore trouver à Kreuzberg, aux friches,
aux brins de menthe qui sortaient des fissures de l’asphalte en bordure du
Mur, à la poétique du quotidien dans les graffitis, tantôt politiques, tantôt
surréalistes, qui émaillaient les murs de la ville, aux cours intérieures pas
encore retapées comme aujourd’hui, aux traces de balles sur les façades
un peu partout, à la trouée du métro aérien à Kreuzberg, aux ciels gris,
immenses et tristes avec de lourds nuages menaçants, aux visages, en
apparence banals mais auxquels il savait donner une lumière intérieure,
aux ruines encore visibles, véritables allégories de cette ville
énigmatique. Il pouvait rester une heure à un endroit, attendant le pâle
rayon de soleil qui allait illuminer une scène que lui seul pouvait capter.
Son appartement à Kreuzberg était tout près du Mur. Il aimait le
photographier à toutes les heures du jour et au début du crépuscule. Il
doit exister quelque part à Munich des collections de photos
abandonnées, à moins qu’il ne les ait confiées à un institut ou à un
proche, mais je n’en ai jamais entendu parler. Ce que je sens
profondément, en revanche, c’est qu’il est mort de cette impossibilité de
se sentir allemand, de faire sa paix avec sa famille, sa ville, son pays, lui-
même. Au-delà des problèmes personnels, des aléas de la vie, je sais qu’il
n’a pas supporté d’être le fils d’un tel père. Eût-il entrepris une
psychanalyse durant de longues années, il serait venu à bout de cette
culpabilité, sans doute. Eût-il rencontré sur son chemin des auteurs qui
collectaient les récits de vie, les confessions, le mal de vivre des jeunes
de cette génération, il aurait pu extérioriser sa souffrance, la mettre en
mots, l’objectiver, la mettre à distance.
Je lui avais proposé de faire lui-même un récit, de tenir un journal
intime. Je commençais alors à envisager, pour mon propre compte, un
ouvrage sur l’histoire de ma famille dont je ne savais pas grand-chose.
J’avais longuement interrogé mon père dans les dernières années de sa
vie, et ma mère par la suite. Il me semblait qu’un vrai travail du deuil,
pour ma famille anéantie, passait par là. Ce livre est paru en 19795,
l’année même de la mort d’Ernst. Je lui avais dit de faire un travail
symétrique au mien, d’affronter directement le problème, de
collectionner les photos, les lettres, les cartes postales, les documents les
plus divers, de reprendre contact avec sa famille, de les interviewer, de
les faire parler. Après tant d’années, il devait bien être possible
d’entendre la parole de ce vieux père, si insupportable qu’elle puisse être.
Ernst me regardait avec beaucoup de curiosité et de reproche quand
j’évoquais ce double projet. Il trouvait que j’avais le « beau » rôle. Il
estimait qu’il était beaucoup plus facile d’entrer dans la peau du
survivant, du Juif d’après la guerre, que d’être dans la sienne. Nous
pouvions chercher, durant des heures, lequel des deux était le plus
malheureux. À coup sûr, ce n’était pas très sain, mais c’est ainsi que nous
vivions. J’avais le sentiment que, peu à peu, il allait réellement à la
rencontre de son passé et trouvait le chemin de sa propre parole. Je me
trompais. Un matin de janvier 1979, à Berlin, Ernst s’est donné la mort.
Inconnu, il n’a pas de « biographie ». Ces quelques mots à l’ouverture de
ce livre sont peut-être la seule mention de son passage sur terre, si l’on
excepte l’état civil.
Ce livre est plein de son souvenir, de sa peine, et de mon impossibilité
à pouvoir le comprendre de l’intérieur, à l’aider. De là, cette place
énonciative incertaine qui est la mienne, migrante, parfois flottante, à la
fois extérieure, distante et totalement impliquée. Cette indétermination
énonciative, cette migration du regard et des points de vue, est la seule
que j’aie pu adopter, pour ce livre palimpseste. Qui écrit ici ? Ce n’est ni
l’universitaire française, ni la Parisienne, ni la femme juive, ni la
« presque vieille femme », ni la Montréalaise vivant au Canada en
Amérique du Nord, ni la Berlinoise imaginaire s’inventant un passé « juif
allemand », ni l’amie d’Ernst, essayant de se mettre à sa place. C’est tout
cela à la fois. Ni regard de l’Est ni regard de l’Ouest, regard de la limite
entre les deux, de l’emplacement de l’ancien Mur, sans doute. Travail du
deuil, pour moi aussi, car voilà plus de vingt ans que je tourne autour.
Travail d’érudition également et, en même temps, essai personnel,
subjectif et assumé comme tel. Pour moi, Ernst, comme d’autres amis,
représentait l’autre Allemagne à la recherche de laquelle je n’ai jamais
cessé de partir, depuis mon enfance. Je me suis replongée dans ces
événements historiques, ceux qu’Ernst s’est privé de connaître, depuis la
venue au pouvoir de Gorbatchev en 1985 jusqu’à la chute du Mur de
Berlin en 1989, de la réunification de l’Allemagne à aujourd’hui.
J’ai voulu reprendre ce terrible problème de la
Vergangenheitsbewältigung, qu’on a l’habitude de traduire par « maîtrise
du passé » et qui a traversé l’histoire des deux Allemagnes de 1945 à nos
jours. J’ai voulu comprendre comment pouvait s’articuler un travail de
mémoire réel à propos du massacre des Juifs par l’Allemagne nazie et
une « démémoire » qui oublie, lessive, efface, ne veut laisser aucune
trace de la RDA. Une démémoire qui rejette avec force et oblitère les
traditions antifascistes les plus authentiques en les confondant avec la
mémoire officielle de la RDA dans ce qu’elle avait de plus
instrumentalisé. J’ai voulu savoir comment une vraie culture du souvenir
et de la mémoire, une sorte d’obsession mémorielle, un travail en
profondeur entrepris depuis les Réparations d’Adenauer dans les années
50 jusqu’au geste de Willy Brandt à Varsovie en 1970, vient cependant
buter sur une volonté d’effacement qui a tout simplement éliminé la
plupart des traces de l’existence de la RDA.
Ce que je cherche à traquer, c’est la mémoire-répétition de
l’Allemagne et les lieux où cette répétition est fissurée par de la vraie
réminiscence, dans l’espace urbain en pleine transformation, dans la
société civile, dans les représentations culturelles les plus diverses,
fissurée par un travail de mémoire qui n’est pas antithétique d’un devoir
de mémoire et qui délie l’avenir sans oublier le passé. Je suis
passionnément attentive à tout ce qui vient mettre du vide, du blanc,
obligeant les clôtures identitaires, nationales et narratives à se retisser
autrement, avec des mailles plus larges, plus lâches, tentant par là de
rompre le maléfice des compulsions de répétition. Il y a d’abord tout le
travail concernant la judéité, la destruction des Juifs d’Allemagne et
d’Europe, leur assassinat, leur perte, leur absence. Travail autour de la
culpabilité, de la responsabilité, de la faute et de la honte, de la « maîtrise
du passé » ; travail considérable qui a besoin d’être réactualisé en
permanence, face aux retours de l’antisémitisme, travail jamais achevé,
comme le montrent les débats interminables autour du Mémorial en
hommage aux Juifs d’Europe assassinés. Dans ce domaine a surgi une
mémoire-remémoration. C’est une mémoire non muséale, une mémoire
interstitielle, inscrite dans l’espace urbain à Berlin, prenant la forme de
mémoriaux, d’installations de proximité ou du musée de Kreuzberg, une
sculpture vivante qui intègre l’absence, le vide, la césure, dans sa
structure même. L'Allemagne en cela montre la voie. Il n’est que de
comparer le musée du Judaïsme de Paris, installé dans un hôtel
particulier du XVIIe siècle, entièrement restauré, situé dans le Marais,
avec le musée conçu par Libeskind. Dans le second cas, on a affaire à une
monumentalité « invisible », à une construction qui intègre en elle la
discontinuité irrémédiable de l’histoire. Dans le premier, on est dans
l’euphorie d’une histoire conquérante, qui semble avoir fait sa paix avec
le passé sans trop se poser de questions.
Si Berlin a inventé l’inscription de la mémoire interstitielle dans
l’espace urbain, c’est que depuis cinquante ans ses urbanistes, politiques,
philosophes, historiens, citoyens les plus divers ont accumulé un trésor
de réflexions conflictuelles et d’expérimentations sur la façon de
représenter ou sur l’impossibilité de représenter la Shoah6 dans la ville
même, ses rues, ses places, ses terrains vagues, ses façades à demi
détruites. Et cela aussi bien dans le cadre de la nouvelle muséologie que
dans celui de l’art contemporain et des installations en particulier.
Berlin est aujourd’hui un laboratoire, un chantier où s’expérimentent
de nouvelles identités, une nouvelle identité juive, inédite, une identité
postmoderne nomade, déterritorialisée, une identité rhizome pour
reprendre le terme de Gilles Deleuze. C’est aussi la ville où les tentatives
architecturales d’inscrire l’absence et la mort de quelque cent soixante-
cinq mille Juifs allemands parmi les six millions de Juifs exterminés sont
les plus vives et donnent lieu à des expériences urbaines où se mêlent
approches avant-gardistes, réflexions sur le non-figurable, sur la
représentation des ruines, des échecs, des défaites, des désastres de notre
temps. Travail de mémoire aussi bien que d’invention. Berlin est cette
ville où la présence/absence des Juifs d’avant 1933 continue de hanter
l’espace amnésique de la Potsdamer Platz, le Reichstag flambant neuf ou
les rues du Scheunenviertel « gentrifié ». Laboratoire postmoderne
d’identités en tension, écartelées entre la tentation de l’ethnicisation et de
la déterritorialisation, interpellées par l’impossibilité de faire partie
intégrante de la culture allemande comme si la cassure de la Shoah
obligeait les Juifs en Allemagne, malgré tous les palimpsestes de la
mémoire, à se redéfinir à la fois sur le plan personnel et collectif.
J’ai surtout voulu faire partager au lecteur mon amour de Berlin,
l’immense collage que la ville constitue encore aujourd’hui. Je suis,
avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien
dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans
la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations
dans mes lectures, mes lieux dans Berlin, mes bistrots, mes mémoriaux et
musées, dans les stations de ce métro aérien qui est, pour moi, un lieu de
ressourcement et d’inspiration. La Chiffonnière de la rue Rosa-
Luxemburg, cette fiction qui clôture le livre, a tout entière été conçue
dans mes promenades en S-Bahn entre Alexanderplatz et Potsdam, dans
d’innombrables allers et retours. Dans l’introduction du Golem de
l’écriture, j’écrivais : « Ma méthode est résolument herméneutique si
l’on veut. Je me love dans les textes de ces auteurs, dans l’œuvre de ces
artistes, sur l’écran, je m’approprie leurs mots, je m’identifie sans perdre
pour autant mon sens critique. Je suis leur texte (au deux sens du verbe
suivre !), je les déplie, les déploie. Je développe mes hypothèses, ma
thématique. Je me promène littéralement dans ces œuvres, dans ces vies.
Je mets aussi à profit ma “balade” entre les disciplines universitaires, de
l’histoire à la linguistique, de la sociologie à la littérature, sans pour
autant me restreindre à un cadre universitaire. Qui peut encore “toucher à
tout” avec sérieux de nos jours ? Un luxe peut-être qui ne cadre pas avec
l’idéologie de l’Audimat, de la performance, du vite fait ou du bon
créneau éditorial. Luxe de la réflexion lente, comme autrefois celui des
transatlantiques, des palaces ou du Trans-Europe-Express […]. Balades
aussi à travers Paris, New York et Montréal à la recherche d’idées, de
mots, de phrases, à regarder les vitrines, les librairies, attablée aux
bistrots qui ont ponctué à leur manière ces multiples lectures. Well ! la
difficulté aura été de trouver le ton, la tenue de la parole, la bonne
distance7. » Je me sens encore très proche de cette démarche, déplacée sur
un autre objet. J’y parlais déjà de « balades ». Je l’avais oublié. C'est que
la déambulation et la flânerie sont devenues, pour moi, une posture
théorique, de réflexion et d’écriture. Je n’arrive plus à penser à partir
d’un point fixe, d’une position de surplomb. Il faut que le regard se
déplace en même temps que les objets, et que la parole, même théorique,
soit migrante.
Cette réflexion se veut également politique, à contre-courant. Je ne
partage aucun des présupposés qui ont cours aujourd’hui de façon quasi
hégémonique : ni l’évidence de la notion de totalitarisme, ni le
« consensus anti-totalitaire », ni la nécessité où certains se sentent de
comparer le nazisme et le communisme afin de mieux démoniser les
anciens pays socialistes. Nulle nostalgie pour cet ancien monde pourtant,
mais le besoin, par moments, en face du déferlement hypermédiatisé des
nouvelles vulgates, de dire que « ça suffit ! ». Je ne plaide ni pour les
effets de symétrie, ni pour les mémoires-substituts, ni pour la jouissance
malfaisante des retours de balancier. S’il n’existe pas, à mes yeux, de
mémoire juste, je fonde beaucoup d’espoir sur la possibilité d’un horizon
non fétichiste, un principe espérance de la mémoire.
C'est avec Walter Benjamin qu’il nous faut aller à la rencontre de cette
mémoire interstitielle, à cette remémoration échappant à la répétition.
Entre le chiffonnier, le collectionneur, le flâneur, les figures de Benjamin
en sont les meilleurs guides. Apprendre à se perdre dans une ville, mais
savoir sortir du labyrinthe, collectionner, rassembler, juxtaposer,
entremêler, entrelacer, savoir faire chanter les restes, savoir jouer avec les
débris, les lambeaux du temps, l’après-coup des ruines, saisir l’éphémère,
le fugace, le précaire, se faire chiffonnier8, tisser et détisser l’histoire et
non la réviser, monter et démonter des temps hétérogènes, s’engager dans
une promesse sans oubli, une reconnaissance sans amnésie. Comment le
temps pourrait-il ne pas répéter, sortir de l’éternel retour, se désen-
sorceler ? « La langue explicite ce fait : que la mémoire n’est pas un
instrument qui servirait à la reconnaissance du passé, mais qu’elle en est
plutôt le médium. Elle est le médium du vécu, comme le sol est le
médium dans lequel les villes antiques gisent ensevelies. Celui qui
cherche à se rapprocher de son propre passé enseveli doit se comporter
comme un homme qui fait des fouilles. […] Et il se leurre complètement,
celui qui se contente de l’inventaire de ses découvertes sans être capable
d’indiquer dans le sol actuel le lieu et la place où est conservé l’ancien.
Car les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé,
que décrire précisément le lieu où le chercheur en prit possession. Et, à
partir de là, c’est de manière épique et rhapsodique, au sens strict des
termes, que le vrai souvenir doit aussi donner l’image de ce qu’il se
rappelle, de même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas
seulement livrer les strates dont surgissent ses trouvailles, mais, avant
tout, les autres, celles qu’il a fallu enfoncer9. »
Le souvenir n’est ni l’anamnèse freudienne ni la mémoire involontaire
de Proust. Il décrit le contexte de la remémoration, ni le passé, ni le
présent, ni ce dont je me souviens, ni la conscience que j’en prends après
coup, mais, comme l’analyse très finement Catherine Perret, l’entre-
deux : « Plus profond que l’amour de l’Antiquité, il est l’amour des
torses, des statues mutilées, de ce qui est à jamais irrécupérable et qui, de
ce fait même, s’impose à notre désir de salut, le réveille10. » Ce qui est à
jamais irrécupérable vient trouer la cohérence des chaînes causales du
récit des historiens, vient casser ce qui fait effet de continuité. Il ne s’agit
pas d’opposer au discours historiographique un contre-discours qui serait
aussi plein, aussi lisse que le premier, et qui ne prendrait que le
contrepied, le point de vue des vaincus au lieu de celui des vainqueurs. Si
l’historien matérialiste doit écrire l’histoire des vaincus, reprendre à son
compte la tradition des opprimés, c’est dans un tout autre sens, c’est dans
le cadre de la remémoration, qui n’est ni la conscience historique
rationnelle ni la divination des sociétés antiques. Elle est à mille lieues de
la réactualisation agressive de l’événement traumatique ou d’un passage
à l’acte de ce qui n’a pu être symbolisé. Dans les Thèses sur le concept
d’histoire, celles-là mêmes où l’ange de l’histoire est emporté par la
catastrophe, Walter Benjamin écrit : « Certes les devins qui scrutaient le
temps pour y découvrir ce qu’il porte en son sein ne l’éprouvaient ni
comme un temps vide ni comme un temps homogène. Si l’on prend
conscience de ce fait, on comprendra peut-être comment le passé était
vécu dans l’expérience de la remémoration : exactement de la même
façon. On sait que les Juifs n’avaient pas le droit d’interroger l’avenir. En
revanche, la Tora et la prière enseignaient la remémoration. Celle-ci leur
permettait de désensorceler l’avenir qui asservit ceux qui s’informent
auprès des devins11… »
La remémoration est une activité narratrice, esthétique ou politique
capable de sauver le passé non advenu, en attente, sans succomber à la
tentation de « boucher les trous », de combler les manques. La
remémoration est une « île du temps », elle permet la constitution d’un
espace de contemplation rétrospective. Elle s’installe sur le silence, les
manques, les trous, les bribes, elle favorise un certain travail du silence
en nous, de la confrontation, non avec des images mais avec l’absence
même, avec la ruine, avec une conscience historique de l’enruinement
qui ne fait pas l’économie de la perte. Loin des mémoires saturées, elle
ouvre un espace tiers.
À Berlin, dans les multiples chantiers qui trouent la ville, malgré tous
les obstacles, il me semble que se retisse, par moments, le principe
espérance de la mémoire.
1. J’ai consacré à cette fragilité identitaire et à ses potentialités dans la fiction et la création
artistique, un ouvrage : Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, Montréal, XYZ,
1997.
2. Régine Robin, Kafka, Paris, Les Dossiers Belfond, 1989.
3. Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Paris, Presses
universitaires de Vincennes, 1993.
4. Faut-il rappeler qu’au lendemain de la guerre, et encore largement dans les années 60, il
n’était pas si « facile » d’être juif. Avec la force des retours identitaires, à partir de la seconde
moitié des années 70, on a pu l’oublier.
5. Régine Robin, Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Bruxelles, Complexes, 1979.
Cet ouvrage a été réédité sous le nouveau titre : Le Naufrage du siècle, coédition entre Berg
international (Paris) et XYZ (Montréal), 1995.
6. Tout au long de ce livre, j’utiliserai indifféremment les termes Shoah, génocide, holocauste,
pour parler de l’extermination des Juifs par les nazis. Cela permet d’éviter les débats sur le sens de
ces divers termes et de tenir compte de l’hétérogénéité des historiographies anglo-saxonne,
allemande, française auxquelles je me réfère.
7. Régine Robin, Le Golem de l’écriture…, op. cit., p. 43-44.
8. « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la
grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le
catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il
fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse comme un avare un trésor, les ordures, qui,
remâchées par la divinité de l’industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. »
Baudelaire, cité par Walter Benjamin, in Gesammelte Schriften, R. Tiedemann et H.
Schweppenhäuser (Hrsg), Francfort, Suhrkamp, p. 1145. Walter Benjamin, Charles Baudelaire,
Paris, Payot, 1979, p. 279, n. 51.
9. Walter Benjamin. « Denkbilder », in Gesammelte Schriften, op. cit., p. 400-401. Traduit par
Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, Paris, La Différence, 1992, p. 76.
10. Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, op. cit., p. 78.
11. Walter Benjamin, cité par Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, Paris, Seuil, 1992, p. 176-
177.
PREMIÈRE PARTIE
LE DEUIL IMPOSSIBLE
Épisode fort connu, sur lequel nombre de livres ont été écrits, la
révolte des jeunes dans les années 60 prend des visages multiples :
politique, on proteste contre le shah d’Iran, contre la guerre du Viêt-nam,
contre l’alliance de la RFA avec les États-Unis, puis contre les Pershing ;
culturelle, contre l’atmosphère irrespirable de l’Allemagne d’Adenauer et
de ses successeurs, contre l’autoritarisme de l’éducation, contre les
professeurs d’université dont on découvre que nombre d’entre eux
avaient fait carrière déjà sous le IIIe Reich et n’avaient pas du tout été
inquiétés, contre le silence de la génération des parents, contre l’apathie
générale fondue dans le miracle économique. Il faut se rendre compte de
ce que signifiait avoir au pouvoir ou près du pouvoir des Schröder29, des
K. G. Kiesinger – ancien militant du parti nazi –, des Globke – ancien
rédacteur des lois de Nuremberg –, des Franz Joseph Strauss, des
Hermann Hörcherl – ancien membre du parti nazi –, des Axel Springer.
De Walter Jens à Hans Magnus Enzensberger, de Heinrich Böll à Günter
Grass, tous les intellectuels vont se soulever contre cette Allemagne, pour
ne rien dire des jeunes en révolte ouverte. On sait aussi que, très vite, une
partie du mouvement de révolte, va s’engluer dans le terrorisme de la
« Fraction armée rouge » (RAF) dont les principaux responsables :
Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Holger Meins et
d’autres, organisent des coups de main, des attentats. Arrêtés, ils auront
un destin tragique, comme celui d’Ulrike Meinhof retrouvée pendue dans
sa cellule de prison. En septembre 1977, Hanns Martin Schleyer,
président de la Daimler-Benz, est kidnappé et mis à mort…
Après 1977, la conjoncture change, l’extrême gauche s’effrite et de
nouveaux discours se mettent en place. Se fondant sur les théories de
l’école de Francfort et sur les modèles psychanalytiques prévalents dans
leur analyse du social, ces discours ont tendance à ne pas voir la
spécificité du nazisme et à appeler « fasciste » tout élément autoritaire,
toute tendance antidémocratique. Or de tels éléments sont nombreux en
RFA, de plus en plus nombreux – l’État, dans sa lutte contre le
terrorisme, étant amené à multiplier les lois d’exception et les interdits
professionnels. Les dénoncer dans la société de la République fédérale,
c’est s’identifier à des victimes du fascisme, c’est littéralement prendre la
place des Juifs, se constituer en nouvelles victimes. Par ailleurs, les
mouvements d’extrême gauche et les mouvements terroristes se sont très
largement identifiés aux combats du tiers-monde, en particulier aux
Arabes, lors de la guerre des Six Jours et de la guerre du Kippour, tant et
si bien qu’ils en sont venus à parler d’Israël également comme d’un État
fasciste. Confondant trop souvent antisionisme et antisémitisme
inconscient, ils ont fini par faire des Juifs israéliens les nouveaux
fascistes, et à se vivre, eux, comme les vraies victimes. Lors du
détournement d’un avion d’Air France en 1976, les pirates de l’air, parmi
lesquels de jeunes Allemands, ont fait un tri parmi leurs otages et ont
demandé aux Juifs de se ranger d’un côté et aux autres de l’autre,
rejouant la sélection que les SS opéraient lorsque les déportés arrivaient
sur la rampe d’Auschwitz. Ces déplacements, cet ersatz de mémoire
montrent bien que quelque chose se répète, insiste, une réactualisation
d’une résistance qui a manqué durant les années du IIIe Reich et d’un
travail du deuil qui n’a pas eu lieu. Michael Schneider analyse avec
finesse ces déplacements, travestissements et blocages du travail de
mémoire : « Les actions spectaculaires des terroristes allemands me
rappellent la célèbre scène de Hamlet où celui-ci demande à des
comédiens de jouer devant son oncle le meurtre de son père. Dès ses
débuts, la RAF ne fut pas ce pour quoi elle se donna (une libération par
procuration des masses encore assoupies), elle fut plutôt une action
meurtrière et suicidaire visant à démasquer les meurtriers. Les fils et les
filles se glissèrent dans les costumes historiques des pères de la
génération nazie afin de donner une représentation des crimes qu’ils
avaient commis sur leurs ennemis politiques et leurs ennemis de race. Par
le meurtre, et pour finir, par le suicide collectif, les terroristes voulurent
démontrer que c’étaient les autres, ceux qui s’étaient intronisés rois de
l’économie et barons de la politique, qui étaient les meurtriers cachés.
Ces derniers se reconnurent à peine dans le miroir déformant de leur
passé. À moins que la peur hystérique et la dureté irrationnelle – avec
laquelle l’État, les milieux économiques et la majorité des citoyens âgés
cherchèrent à se protéger de deux douzaines de terroristes – ne
proviennent de [ce passé]30. »
Bien des années plus tard, en 1983, à propos du cinquantième
anniversaire de la venue au pouvoir de Hitler, un philosophe, Hermann
Lübbe, va mettre violemment en cause la génération de 1968 et
l’approche des Mitscherlich, toute la théorie du refoulement et du déni.
Avec l’énormité de la défaite, dit-il, tout s’est écroulé. Un nouvel espace
politique s’est constitué qui va prendre le nom de République fédérale.
De nouvelles institutions ont été créées, qui vont jouer un rôle
fondamental. Pendant la période d’une reconstruction aussi considérable,
il est normal que la majorité de la population qui a adhéré activement ou
passivement à l’ordre national-socialiste entre dans une période de
discrétion par rapport à son passé, une période de silence. Mais ce
silence, loin d’être un refoulement, une déréalisation du passé, est le
médium indispensable pour que cette majorité soit intégrée au nouvel
ordre politique et social, qu’elle y trouve sa place. Contrairement à la
génération de 1968 qui a accusé ses pères, Lübbe estime que ce silence a
été constructif. Ce n’était pas un oubli. La génération de 68 a mis fin à la
protection dont jouissaient ses aînés. Elle a attaqué les institutions de la
République fédérale, ce faisant, elle a rompu le fragile équilibre
mémoriel qui s’était institué. Avant la querelle des historiens qui allait
déferler par la suite, c’était faire signe vers la « normalisation » de la
société et demander qu’on tournât enfin la page (Schlussstrich) d’un
passé dont on se doutait qu’il n’arrivait pas à passer.
1. Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, réédition, 1990.
2. Jean Solchany, Comprendre le nazisme…, op. cit., p. 303.
3. Theodor W. Adorno, « Was bedeutet : “Aufarbeitung” der Vergangenheit », texte de 1959, in
Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, vol. 10, 1977, p. 555-572.
4. Freud utilise le mot Durcharbeit (perlaboration) pour désigner le travail de l’inconscient
propre à la cure psychanalytique, permettant au sujet d’intégrer une interprétation et de surmonter
ses résistances. Voir Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
Paris, PUF, 1967 ; et Élizabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris,
Fayard, 1997.
5. Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », in La Technique
psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 108.
6. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, Paris, Payot, 1972. Original : Die
Unfähigkeit zu trauern, Munich, Piper Verlag, 1967.
7. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, op. cit., p. 35.
8. Margarete Mitscherlich, Erinnerungsarbeit : Zur Psychoanalyse der Unfähigkeit zu trauern,
Francfort, S. Fischer, 1987, p. 114.
9. Nicole Lapierre, Le Silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock, Paris, coll.
« Biblio-Essais », Le Livre de poche, 2001.
10. Nathalie Zajde, Souffle sur tous ces morts et qu’ils vivent. La transmission du traumatisme
chez les enfants des survivants de l’extermination nazie, Paris, La Pensée sauvage, 1993.
11. Voir Annette Wieviorka et Itzhrok Niborski, Les Livres du souvenir : Mémoriaux juifs de
Pologne, Paris, Gallimard, 1983.
12. Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, Paris, Plon, 1999.
13. Voici un exemple qui, bien que figurant dans mon dernier recueil de fiction, L’Immense
fatigue des pierres (Montréal, éditions XYZ, 1996), est l’exemple réel d’une femme d’une
cinquantaine d’années, divorcée, remariée ayant de grands enfants. À la faveur d’un héritage, un
de ses frères lui dit : « Non, toi tu n’auras rien, tu ne fais pas vraiment partie de la famille, tu es
juive, tu as été adoptée à la sortie de la guerre. » C’était la première fois qu’elle entendait parler de
cette histoire. Le ciel lui est tombé sur la tête. Après bien des tribulations, munie d’une photo
minable que son frère lui avait donnée, elle va
voir les responsables de l’Institut juif de Varsovie. La directrice regarde attentivement la photo,
en très mauvais état. Elle dit : « C’est curieux, j’ai la même photo. Votre père est encore vivant. Il
vit aux USA, il vous cherche depuis quarante ans. » Elle a perdu son identité de catholique
polonaise et une part de l’héritage, mais elle a retrouvé un père et se débat comme elle peut avec sa
judéité retrouvée (p. 54).
14. On trouvera un commentaire très important de cette archive in Geoffrey H. Hartman, The
Longest Shadow. In the Aftermath of the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press, 1996.
15. Les références seraient innombrables. La position mystique est totalement assumée par
Robert Redeker, « La catastrophe du révisionnisme », Les Temps modernes, novembre 1993, p. 1-
6.
16. Sur la nature de ces témoignages comme genre, leur apport et leurs limites, voir Lawrence L.
Langer, Holocaust Testimonies : The Ruins of Memories, New Haven, Yale University Press, 1991.
17. « I was sure I am dead now », in Lawrence L. Langer « Remembering Survival » in
Holocaust Remembrance. The Shapes of Memory, edited by Geoffrey H. Hartman, Blakwell,
Oxford (GB) and Cambridge (EU), 1994, p. 78. Voir aussi du même auteur, Preempting the
Holocaust, New Haven, Yale University Press, 1998, en particulier son chapitre sur la peinture de
Samuel Bak.
18. Il s’agit là d’un problème redoutable. Alors que Claude Lanzmann jette l’interdit sur la
représentation à partir de son film magistral, Shoah, Jorge Semprun, dans L’Écriture ou la Vie
(Paris, Gallimard, 1994) postule que seule la fiction peut s’approcher d’un indicible à dire.
19. Lothar Baier, Un Allemand né de la dernière guerre, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 18 sqq.
20. Ulrich Greiner, « Mein Name sei Schwerte », Die Zeit, n° 20, 12 mai 1995. Voir également
Karl-Siegbert Rehberg, « Eine deutsche Karriere. Oder : Gelegenheit macht Demokraten »,
Merkur, vol. 562, n° 1, janvier 1996, p. 73-80.
21. Max Frisch, Mein Name sei Gantenbein, Francfort, Suhrkamp, 1964. Du même auteur, le
célèbre Stiller, Francfort, Suhrkamp, 1955.
22. Der Schwarze Schwan, Francfort, Suhrkamp, 1964 ; Le Cygne noir, Paris, Gallimard, 1968.
Pierre-Yves Gaudard, dans Le Fardeau de la mémoire, op. cit., a mis l’accent sur cette pièce de
Walser. Ma réflexion lui doit beaucoup.
L'ouvrage le plus célèbre dans l’affrontement de la mémoire des pères et des fils est sans doute
un livre plus tardif : Christoph Meckel, Suchbild über meinen Vater, Düsseldorf, Claassen, 1980.
23. L’exemple le plus célèbre est sans nul doute celui de Bernward Vesper, le fils de l’écrivain
national-socialiste Will Vesper, qui se suicide en 1971 après avoir laissé un essai autobiographique,
Die Reise (Le Voyage), qui sera publié après sa mort et deviendra un livre culte. Voir le chapitre 7
du livre de Pierre-Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire, op. cit., « Le suicide comme refus
d’héritage ».
24. Martin Walser, Le Cygne noir, op. cit., p. 37-38.
25. Martin Walser, Le Cygne noir, op. cit., p. 52-53.
26. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, op. cit.
27. Voir Jean Solchany, Comprendre le nazisme…, op. cit.
28. Voir Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime, Paris, Maren Sell et Cie, 1987, et
Dan Bar On, L'Héritage infernal. Des fils et des filles de nazis racontent, Paris, Eshel, 1991.
29. Il s’agit du ministre de l’Intérieur sous Adenauer. Il n’a aucun rapport avec le nouveau
chancelier.
30. Michael Schneider, traduit et cité par Pierre-Yves Gaudard in Le Fardeau de la mémoire, op.
cit., p. 152.
2
Mémoires affrontées
Après l’épisode d’Entebbe, l’extrême gauche (l’autre gauche
parlementaire étant totalement intégrée au système) connaît un reflux
politique. Mais des années 60 aux années 80, c’est l’explosion : une
floraison d’associations de la société civile, la sensibilité écologique qui
va donner les Verts, le féminisme, le mouvement contre les Pershing, la
qualité de la littérature à l’Est comme à l’Ouest, l’éblouissant florilège du
nouveau cinéma allemand, de Rainer Werner Fassbinder à Volker
Schlöndorff, d’Alexander Kluge à Edgar Reitz et à Hans-Jürgen
Syberberg, de Helma Sanders-Brahms à Margarethe von Trotta, de
Werner Herzog à Herbert Achternbusch, Wim Wenders et tant d’autres.
C’est le temps de la consécration pour Kiefer et Richter. Si la France fait
fête à Martin Heidegger ou à Ernst Jünger, en Allemagne on est plutôt à
l’écoute des héritiers de l’école de Francfort, comme Jürgen Habermas,
ou encore d’écrivains comme Heinrich Böll et Peter Handke. Sur le plan
de la politique du passé et de sa représentation, de nombreux exemples
hétérogènes les uns par rapport aux autres montrent que le travail du
deuil cherche à se faire, au sein de difficultés extrêmes et souvent dans la
confusion.
Willy Brandt, le nouveau chancelier, le premier à être un « exilé »
ayant fui le nazisme, va à Varsovie, en décembre 1970, et s’agenouille
devant le monument des héros du ghetto. Günter Grass, originaire de
Dantzig devenue Gdansk, et Siegfried Lenz, originaire de Prusse-
Orientale, l’accompagnent. Moment solennel, décisif pour la conscience
allemande : « Et ce n’est qu’au moment où Willy Brandt tomba à genoux
là où le ghetto juif s’était trouvé sous la botte allemande et qu’il parut
clairement que l’assassinat planifié et exécuté par des Allemands de six
millions de Juifs, que ce crime et les camps d’extermination de Chelmno,
Treblinka, Auschwitz, Birkenau, Sobibor, Belzec et Maïdanek ne
pouvaient être assumés, ce n’est donc qu’à ce moment-là que la perte du
pays natal fut de peu de poids1. »
Les artistes tentent de cerner ce qui s’est produit au sein de la société
ouest-allemande. Margarethe von Trotta, dans Die bleierne Zeit (Les
Années de plomb) présente la biographie de Gudrun Ensslin, la rigidité
du milieu parental protestant, le traumatisme de la guerre, les images de
camps de concentration vues et revues à vomir. Toute une génération agit
en fonction de ce trauma.
La ville palimpseste
1
Le tremblement du temps
PARCOURS
Nous ne compterons pour rien ici, car ce n’est pas notre sujet, le fait
qu’en 1999, le revenu annuel moyen des Allemands de l’Est correspond à
71 % de celui de l’Ouest, que 85 % du capital industriel de l’Est est entre
les mains des gens de l’Ouest, que le chômage à l’Est atteignait presque
17,6 % de la population active, parfois plus, contre 8,8 % à l’Ouest. Nous
ne nous attarderons pas non plus sur les trois cent cinquante mille agents
retraités de l’État qui ont vu leur pension réduite de façon parfois
intolérable, souvent ramenée au minimum de huit cents marks par mois,
ni sur le fait que nombre de salariés de l’Est touchent parfois moins de 80
% de ceux de l’Ouest pour des postes équivalents. Nous n’envisagerons
ici que le démantèlement des lieux culturels de Berlin-Est, l’épuration
des universités et la guerre civile des mémoires qui agite le tissu social
allemand depuis la réunification.
De nombreux centres culturels situés autour de l’Alexanderplatz furent
fermés. La Maison des enseignants (Haus des Lehrers) était ouverte à un
large public. La Maison des jeunes talents (Haus der Jungen Talente)
servait de forum à toutes sortes de créateurs, pas seulement à ceux qui
étaient acquis au régime ou dociles. Le palais de la République, que nous
avons déjà évoqué, était un vrai centre culturel, lui aussi accessible au
grand public. Nous avons vu que le palais de la République est en
instance de démolition. On a déjà fait sauter le ministère des Affaires
étrangères. On a aussi fermé la Maison de l’amitié germano-soviétique et
d’autres centres de moindre importance. Quant à l’Académie des beaux-
arts, elle a été contrainte de fusionner avec celle de l’Ouest. Plus grave,
toutes les maisons de la culture qui étaient gérées par les entreprises
d’État ont fermé leurs portes. Elles étaient nombreuses et importantes car
toutes les entreprises, tous les groupes industriels, cherchaient à ancrer
une maison de la culture dans le monde du travail. On les avait beaucoup
critiquées car, la plupart du temps, elles imposaient une culture officielle.
Mais ce n’était pas toujours le cas des maisons de la culture de quartier.
Aucune n’a survécu à la réunification. Ne sont restés que l’Opéra,
quelques orchestres, les grands théâtres (il est vrai parmi les meilleurs de
Berlin : le Berliner Ensemble, le Deutsches Theater, le Gorki, la
Volksbühne), les grands musées d’art et un cabaret, Die Distel. Tout le
reste a disparu. À l’Ouest, on a trouvé ce démantèlement légitime et
nécessaire. Il ne s’agissait que d’organismes courroies de transmission du
régime, d’une culture assimilée à de la pure propagande. Les
établissements se sont du reste autodissous de même que le régime a
implosé de l’intérieur. Tel un décor de carton-pâte, le tissu culturel est
tombé d’un coup.
Mais à l’Est, ces institutions culturelles, certes toutes chapeautées par
le régime, représentaient tout autre chose. Les maisons de la culture
n’étaient pas de simples lieux de divertissement ou de propagande. Elles
étaient de véritables services publics. Elles remplissaient une fonction
sociale, servaient de lien véritable, étaient au service de la population,
avaient partie liée avec la collectivité. La population, désorientée,
comprit par la suite ce que signifiait la perte de ce dense tissu culturel.
Comme l’écrit fort justement Boris Grésillon : « Aussi la “culture” se
voyait-elle dévolue une fonction sociale et éducative, et les équipements
culturels, de la “maison de la culture” de quartier jusqu’au palais de la
République, en passant par les théâtres, se devaient de remplir une
mission multiple, d’éveil, de formation, d’encadrement. En sapant les
bases de ce lien social complexe entre le régime et la population, le
nouvel ordre social post-Wende s’est attaqué aux yeux de beaucoup à la
“substance”, tout autant que s’il s’en était pris aux fleurons de l’art,
opéras, orchestres, théâtres27. »
On a cherché à démolir le tissu urbain de l’Est. Certes, la Karl-Mar x-
Allee a été préservée et restaurée et le mémorial en hommage aux
Soviétiques de l’Armée rouge morts pendant la bataille de Berlin d’avril-
mai 1945 est entretenu par l’État au titre d’un accord dans le cadre de la
réunification. Mais un concours d’architecture, en 1993, a vu Kollhoff
triompher : il s’agissait ni plus ni moins de raser l’Alexanderplatz et de
remplacer les immeubles qu’on y trouve par une dizaine de gratte-ciel de
façon à constituer à l’Est un pôle aussi moderne que celui de la
Potsdamer Platz. On repartirait de zéro. Hans Stimmann, secrétaire d’État
du Sénat de Berlin chargé de l’urbanisme déclara sans complexe aucun :
« On ne peut pas garder l’Alexanderplatz… C’est une rue large de
quatre-vingts mètres, faite pour les manifestations de la RDA. Elle sera
reconstruite. Nous ne voulons pas tout détruire. Mais protection des
monuments ne signifie pas garder toutes les nullités28. »
Tout ce qui émanait de l’Est ne valait rien, disait-on, en particulier
dans le domaine de l’art. Georg Baselitz, lui-même originaire de l’Est,
mais vivant en RFA depuis 1958, décréta que dans une dictature il ne
peut y avoir de développement artistique. Puisque la RDA avait été une
dictature, un « art » de RDA, digne de ce nom, ne pouvait donc pas
exister. On l’a bien vu, en 1999, lors de l’exposition sur l’art moderne
allemand organisée à Weimar, devenue pour un an « capitale européenne
de la culture ». Une partie de l’exposition devait être consacrée aux
artistes de RDA, ceux qui relevaient de l’esthétique officielle comme
ceux qui s’étaient développés en dehors ou en marge. Son titre était :
« L’art en RDA : officiel et non officiel ». Le commissaire de cette
manifestation, un Allemand de l’Ouest, sans doute acquis aux idées de
Baselitz sur l’art de la RDA, s’était complètement désintéressé de cette
dimension. Il n’avait fait aucun tri, faisant figurer des œuvres de
commande à côté de toiles de dissidents, créant ainsi des illogismes, des
incohérences, une illisibilité totale. Il n’avait, de surcroît, prêté aucune
attention à la façon de présenter ces toiles. Aucune règle en matière
d’accrochage n’avait été respectée. Il y eut des réactions indignées de la
part des artistes et de la part des critiques. Le collectionneur ouest-
allemand Paul Maenz, qui avait prêté quelques-unes des toiles exposées,
hurla au scandale. Certains critiques parlèrent de « mentalité de
vainqueurs », de diffamation. À l’inverse, le sous-directeur des
collections d’art de Weimar rétorqua que ce mauvais procès prouvait
qu’on était, encore une fois, incapable de réfléchir à sa propre histoire.
L'Académie des beaux-arts de Berlin s’indigna et fit émettre un
communiqué le 12 mai 1999 par lequel elle estimait que l’exposition était
« une rechute dans des schémas démagogiques de dévalorisation et de
dénonciation issus de la guerre froide […], organisée avec une arrogance
inégalable ». Elle exprimait son inquiétude devant le climat culturel de
dégradation qui s’installait en Allemagne dix ans après la chute du Mur.
Un des artistes qui avait une toile exposée vint la retirer, imité par
d'autres peintres29.
Le Reichstag restauré fut inauguré en avril 1999. Le problème s’était
immédiatement posé de la décoration intérieure et du choix des artistes
qui auraient l’honneur de ses murs. Bien entendu, on choisit les grands
noms de la peinture allemande, parmi lesquels : Anselm Kiefer, Gerhard
Richter, Georg Baselitz et Sigmar Polke. On invita également des artistes
étrangers : Christian Boltanski et Grischa Bruskin, mais on ne retint que
quatre artistes de l’Allemagne de l’Est : Jürgen Strawalde, Carl-Friedrich
Claus, Bernhard Heisig et Lutz Dammbeck. La polémique se centra sur
Heisig qui avait la réputation d’avoir été un peintre « officiel » de la
RDA, donc indigne d’avoir ses toiles accrochées au Parlement.
Finalement, on plaça son immense fresque : Zeit und Leben (Temps et
Vie) dans la cantine du Parlement, entre deux armoires. Artistes de
seconde zone, à cacher comme des enfants honteux !
Rien de plus important pour le paysage symbolique d’une ville que ses
noms de rue, ses monuments, ses statues et plaques commémoratives.
Environnement quotidien omniprésent qui se marque sur nos enveloppes
par l’adresse postale, sur les timbres où figurent des héros ou des dates
historiques. Le nom de rue, la statue, le monument font partie de
l’identité individuelle et collective. Ils sont toujours l’enjeu de luttes,
d’appropriations et de désappropriations du passé, luttes pour
l’inscription de ce qu’une société veut laisser de son image de soi et de
son rapport au passé. L'ensemble des noms des rues forme un récit auquel
on est censé s’identifier. La ville offre ainsi un texte à déchiffrer, les
monuments et les statues en constituant des images carrefours. Aucun
consensus national en ce qui concerne l’histoire allemande. Pas d’illusion
d’unanimisme, contrairement à la France qui aligne très tranquillement
ses rues Thiers dans chaque grande ville malgré les quelque vingt mille
morts de la Commune. Il est vrai que le consensus a des limites puisque
Paris n’a pas réussi à avoir une rue Robespierre… Rien de tel à Berlin.
Tout, sur le plan du symbolique y est douloureux. Les « consensus » sont
décrétés, imposés sans que les autres aient la possibilité de faire prévaloir
leurs vues autrement que dans un rapport de force tendu. Ville de vaincus
ou de vainqueurs soumise au mouvement de balancier de l’histoire !
Quand le régime nazi s’installa, il débaptisa un grand nombre de rues
dans le cadre de la Gleichschaltung (mise au pas) de toutes les
institutions et de la vie sociale allemande. On vit fleurir une Hermann-
Göring-Strasse, à la place de l’Ebertstrasse, une Horst-Wessel-Platz, etc.
Il y eut cent vingt et une rues débaptisées et rebaptisées à Berlin. Dès
1945, le besoin d’un nouveau paysage symbolique commença à se faire
jour. Les Alliés enlevèrent au plus vite les croix gammées de pierre et de
bronze qui émaillaient les édifices de la ville. Au milieu des ruines, il
fallait de nouveaux noms à la ville vaincue. Avant que la guerre froide
donne naissance à deux textes urbains totalement différents, de 1945 à
1947, il y avait un commun dénominateur : la dénazification du paysage
symbolique de la ville33.
Dès le 22 juin, des noms marqués sur des cartons recouvraient les
anciennes plaques. C'est Karl Maron, un communiste, qui se retrouva
chef de la police et responsable des nouveaux noms de rue. Maron
demanda aux maires de district de lui proposer des listes de noms.
Chaque arrondissement était maître du processus, excepté pour certaines
rues de la capitale, certaines places, pour lesquelles les autorités se
réservaient le droit de choisir les grandes figures dignes d’être célébrées.
Il y eut immédiatement deux conceptions opposées. Celle de la droite
conservatrice suggérait de retirer tous les noms liés au régime nazi, sans
toucher au reste. On reviendrait au « texte » urbain d’avant 1933. Le
maire du grand Berlin exprima ce point de vue avec force. À ses yeux, il
fallait, par ce retour aux noms antérieurs, assurer une continuité à
l’histoire de Berlin, ville sous les décombres, qui avait besoin de
retrouver un visage. Le rêve des conservateurs aurait été de dépolitiser au
maximum la charge affective des noms de rue. C'est ce que firent les
habitants de Zehlendorf, un quartier cossu, dont le maire rapportait avec
fierté qu’ils avaient donné aux rues des noms de fleurs et de simples lieux
géographiques non marqués. En face, l’approche « radicale » voulait
saisir l’occasion pour faire disparaître toute la symbolique réactionnaire
qui avait prévalu sous Weimar – quand les noms de militaires prussiens,
fourriers de l’impérialisme, s’étalaient en grand nombre –, pour la
remplacer par les noms de révolutionnaires, de résistants et de grandes
figures du mouvement ouvrier. Il fallait en finir au plus vite avec les rues
Moltke, Hindenburg et Guillaume-Ier, etc. Lorsque Karl Maron reprit à
son compte la plate-forme radicale, il la formula de telle façon qu’elle
reprenait presque terme à terme une résolution de 1927. Il se faisait
l’héritier des luttes de la république de Weimar au sujet de l’attribution
des noms de rue. Un article du Berliner Zeitung définit trois types de
héros : des héros dont la commémoration était vitale, résistants et
antinazis, les héros qui représentaient l’héritage progressiste du passé
national ainsi que ceux qui avaient lutté pour un ordre social plus juste
comme Karl Marx, Walter Rathenau et Gustav Streseman34 ; enfin le nom
de ceux qui avaient joué un rôle progressiste dans la culture allemande,
tels que Heine, Goethe, Leibniz, Bach et Kant. Maron proposa peu après
d’honorer August Bebel et Franz Mehring. Le carrefour de la Belle-
Alliance à Kreuzberg, en secteur américain, section de la ville gravement
endommagée par les bombardements, fut renommé place Franz-Mehring.
Comme le commandant militaire de Berlin, le Soviétique Nikolaï
Erastovitch Bersarin, venait de mourir dans un accident de la circulation,
Maron proposa qu’une place, à Friedrichshain, en secteur soviétique,
portât son nom. Les districts de la ville agirent selon le processus
décentralisé qui avait été mis au point. Certains proposèrent des
changements drastiques. C’est ainsi qu’à Neukölln, en secteur américain,
la Hohenzollernplatz se transforma en Karl-Marx-Platz. Un peu plus tard,
la grande artère de ce quartier prit également le même nom. L'ancienne
Bülowplatz que les nazis avaient débaptisée pour lui donner le nom de
Horst-Wessel-Platz devint la Rosa-Luxemburg-Platz. Cette place était
chargée d’histoire. Avant 1933, on y trouvait le siège du parti
communiste (le KPD), la Karl-Liebknecht-Haus du nom du célèbre
leader spartakiste qui avait été assassiné le 15 janvier 1919 avec Rosa
Luxemburg. Durant les années 20, c’était le lieu de très nombreuses
manifestations ouvrières. C’est là que Mielke, qui devait par la suite,
après la fondation de la RDA, devenir le grand maître de la Stasi, fut
accusé par la justice nazie d’avoir tué deux policiers dans une
manifestation de 1931. Un procès qui fut repris contre lui à la suite de la
réunification et soixante ans après les faits, Mielke fut alors condamné à
six ans de prison, puis libéré, en 1995, pour raison de santé35. Et c’est sur
cette même place qu’en janvier 1933 eut lieu la dernière grande
manifestation qui précéda la venue de Hitler au pouvoir. Lieu de grande
résonance dans la tradition ouvrière et communiste, cette place se devait,
non de récupérer son ancien nom, mais de commémorer un leader
prestigieux qui ne pouvait pas être contesté : ce fut Rosa Luxemburg. En
1946, à Moabit, on proposa que l’ancienne Kaiserin-Augusta-Allee soit
rebaptisée Thälmannallee du nom du leader du Parti communiste
allemand qui mourut à Buchenwald. Le projet ne fut pas réalisé. La
canonisation de Thälmann devait cependant s’imposer quelques années
plus tard, exclusivement à l’Est, où une place lui fut attribuée au centre
de la ville, en août 1949. À l’Ouest, la Kronprinzallee fut renommée du
nom du général Lucius Clay, en secteur américain.
La guerre froide, l’opposition entre les huit districts du secteur
soviétique et les douze districts du secteur occidental 36 , puis la création
des deux États, ont produit deux relectures du passé, deux paysages
symboliques, deux « textes » urbains différents sinon opposés. À partir
d’octobre 1949, de très nombreux changements de noms eurent lieu dans
le secteur oriental. La Karl-Friedrich-Strasse dans le Mitte, prit le nom de
Geschwister-Scholl-Strasse, en souvenir de Hans et Sophie Scholl, les
deux jeunes résistants étudiants de Munich qui avaient été mis à mort en
1943. Le 22 décembre 1949, l’ancienne Frankfurter Allee devint la
Stalinallee. En 1950, on inaugura la Leninallee à Friedrichshain.
L'ancienne Lotharinger Strasse prit le nom du président de la RDA :
Wilhelm Pieck. Il y eut également une avenue Dimitrov qui prit la place
de l’ancienne rue de Dantzig, une ville qui, sous le nom de Gdansk, était
à présent polonaise. C’est en 1951 qu’il y eut le plus grand nombre de
changements de noms : cent cinquante-neuf, au lieu de quarante de 1945
à 1947, et dix-neuf en 1950. À cette date, une nouvelle logique est
apparue. Jusque-là, les noms de la tradition prussienne de l’Allemagne
avaient plus ou moins été épargnés. À partir de 1950-1951, on a cherché
à les éliminer. La statue monumentale de Frédéric II, qui trônait au milieu
d’Unter den Linden, la grande avenue du centre, fut exilée à Potsdam,
avant de revenir dans les années 80. On a vu que le château des rois de
Prusse, gravement endommagé par des bombardements, a été détruit, et
sa place renommée Marx-Engels-Platz. La rue Clara-Zetkin remplaça
celle de la Princesse-Dorothee, et Bismarck vit également son nom
disparaître. Les noms des généraux prussiens, les héros des guerres
antinapoléoniennes, les noms qui évoquaient des professions militaires
tels que : Grenadierstrasse, Artilleriestrasse, les rues des victoires des
guerres franco-prussiennes, Sedanstrasse, Belfortstrasse,
Straßburgstrasse, furent tous remplacés.
On sait que la déstalinisation fut difficile et tardive en RDA (on
pourrait même dire que, sur un certain plan, elle n’a jamais réussi
pleinement), néanmoins, la Stalinallee devint la Karl-Marx-Allee en
novembre 1961, soit cinq ans après le XXe congrès du PCUS. Le 25
septembre 1964, la Wilhelmstrasse du Mitte prit le nom d’Otto
Grotewohl, le premier Premier ministre de la RDA. D’autres rues
portèrent des noms de poètes prolétariens ou engagés dans l’antifascisme
et la naissance de la RDA : Johannes Becher, Willi Bredel. Enfin, les
résistants communistes morts dans les brigades internationales ou dans
des camps de concentration furent honorés : Hans Beimler qui avait été à
la tête du bataillon Ernst-Thälmann et qui mourut le 1er décembre 1936,
remplaça la Königstrasse. Quatorze autres résistants communistes tués
par les nazis furent ainsi honorés et Richard Sorge, l’espion qui avait
averti Staline de l’imminence de l’attaque allemande en 1941, reçut
l’ancienne Tilsiter Strasse à Friedrichshain. Il y eut encore d’autres
changements à la mémoire de jeunes soldats morts en service commandé,
ou défendant le Mur de Berlin. Des révolutionnaires, résistants, hommes
d’État étrangers, grands noms du mouvement ouvrier international ou
écrivains eurent également droit à une rue : Ho Chi Minh, Babeuf,
Thomas Münzer, Jean-Pierre Timbaud, Romain Rolland, Jacques Duclos,
Salvador Allende…
Ainsi, la RDA, au fil d’une périodisation complexe se dota d’un réseau
symbolique de noms de rues à travers lesquels elle chercha à fortifier son
identité d’État socialiste allemand. Pour cela, elle effaça d’abord toute
trace des noms nazis, chercha à éliminer la tradition prussienne et
militariste de l’histoire allemande, mit en avant le mouvement ouvrier et
révolutionnaire allemand – dont les figures de Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht, les fondateurs du marxisme Karl Marx et Friedrich Engels,
les dirigeants soviétiques Staline, Lénine –, honora les communistes
tombés dans la lutte antifasciste dont Ernst Thälmann, inscrivit le nom de
ses premiers hommes d’État : Wilhelm Pieck et Otto Grotewohl. Les
dernières années de la RDA furent marquées, cependant, par un nouveau
tournant dans la relecture du passé. On vit alors une réévaluation de
Luther et même de Frédéric II, un retour à « la grandeur de
l’Allemagne », une prise en considération du patrimoine à l’approche du
sept cent cinquantième anniversaire de Berlin.
À noter que Klaus von Stauffenberg, l’organisateur du complot contre
Hitler du 20 juillet 1944, n’entra pas au Panthéon de la RDA. Antinazi,
mais considéré comme réactionnaire, cherchant à la dernière minute à
sauver l’impérialisme germanique, il ne faisait pas partie de la tradition
antifasciste et ouvrière, du grand récit de luttes à travers lequel la RDA
s’était édifiée, malgré bien des contorsions dans l’usage qu’elle faisait du
passé. Grand récit dans lequel elle avait trouvé ou croyait avoir trouvé
son identité, et avec lequel elle espérait défier le temps.
C’est évidemment aussi ce réseau symbolique que la réunification va
chercher à démanteler. Dès la réunification, les vingt-trois
arrondissements de Berlin 37 furent rendus responsables des changements
de noms, néanmoins sous la supervision du Sénat, et il faut, en la matière,
faire une place spéciale au sénateur chargé des transports, qui allait jouer
un grand rôle dans ce processus : Hewig Haase (CDU). Devant la montée
des protestations, une commission indépendante fut, par la suite, chargée
de faire des propositions, d’évaluer le travail des arrondissements. Elle
comprenait Ella Barowsky, ancien maire d’arrondissement et doyenne de
la ville, Ursula Besser, doyenne de Berlin, Peter Matz, porte-parole de
l’évêché et des historiens : Arnulf Baring de la Freie Universität, Laurens
Demps, de l’université Humboldt, Heinrich-August Winkler de la
Humboldt également, et Christoph Stölzl, directeur du Deutsches
Historisches Museum.
Seule la partie est de la ville était concernée. Aucun changement n’eut
lieu dans l’Ouest, au début du moins. Dans l’ensemble des districts
constituant Berlin-Est, soixante et onze changements de noms furent
retenus. Une opération virulente et radicale. La commission a expliqué
son travail dans un rapport rendu public le 17 avril 1994. Tous les
symboles de l’ancien État étaient passés au crible. Seraient effacés les
noms de tous ceux qui avaient été associés à la dictature SED à l’image
de ce qui s’était produit en 1945 à l’égard du régime national-socialiste.
La commission mit donc sur le même plan l’Allemagne de l’Est et le
régime nazi. Même si des historiens y siégeaient, et fort divers, le
« consensus anti-totalitaire » les a tous réunis. Un des membres CDU de
Lichtenberg avait dit le plus sérieusement du monde : « Communistes ou
fascistes, en fin de compte c’est la même chose38. » Le rapport disait
quelque chose d’analogue : « La commission est partie du principe que la
deuxième démocratie allemande n’a aucune raison de rendre hommage
aux hommes et femmes politiques qui ont coopéré à la destruction de la
première démocratie. La même chose vaut pour les hommes et femmes
politiques qui, après 1933, ont combattu une dictature totalitaire, celle
des nationaux-socialistes, pour la remplacer par une autre dictature, celle
des communistes39. »
Sans suivre de près la chronologie, on peut dire cependant que les
premiers changements de noms concernent des noms étrangers : Jacques
Duclos, Jean-Pierre Timbaud, Babeuf et les sommités de la RDA : la rue
Otto-Grotewohl, la rue Wilhelm-Pieck, la rue Johannes-Becher à Pankow
sont débaptisées dans l’indifférence générale. Comme le dit Annette
Leo : « C’est ainsi que peu à peu, l'ex-RDA se voit “purgée” des traces
de son histoire. Tout se passe comme si un courant emportait tout et que,
dans leur majorité, les gens laissaient faire. Ils ne vont pas se cramponner
à ces signes et emblèmes qu’ils n’ont jamais considérés comme les
leurs40. » C’est durant la première année que les changements vont se
mettre en place. Par la suite, les gens des quartiers, le PDS, diverses
associations et même des associations d’historiens hostiles à la
commission officielle vont protester, manifester, organiser des pétitions,
avec des résultats mitigés. Le sénateur Haase consulte les maires
d’arrondissement mais leur fait comprendre que la nouvelle capitale ne
saurait tolérer en son centre des rues en l’honneur de dirigeants
staliniens. En fait, c’est toute la tradition du mouvement ouvrier et de
l’antifascisme qui va être effacée. La raison invoquée était que les
spartakistes, les communistes allemands, visaient à « détruire » Weimar.
Ce qui est, pour le moins, une lecture réductrice de l’histoire occultant la
signification des luttes à la fin du XIXe siècle et dans le premier quart du
XXe. C'est aussi toute la tradition révolutionnaire qui se trouve ainsi
invalidée.
Ainsi, les militants communistes morts pendant la guerre d’Espagne
sont jugés indignes de garder leur rue. Tel Hans Beimler du bataillon
Thälmann qui, fait aggravant, est bien mort sous une balle fasciste. S'il
avait été tué, comme d’autres, sur les ordres de Mielke, par exemple, et
donc liquidé par des règlements de comptes staliniens, on aurait pu le
considérer comme une victime du stalinisme. Il n’est pas certain
cependant qu’il eût gardé sa rue dans le contexte de l’époque. À coup sûr,
assassiné par les franquistes, il n’avait aucune chance. Effacés également,
les noms de Heinz Kapelle, de Wilhelm Külz, le maire de Dresde qui
avait refusé de hisser le drapeau à croix gammée. On lui préfère le comte
de Mark. Supprimée, la rue Arthur-Becker, mort, lui aussi en Espagne.
On remplace son nom par celui de Kniprode, un chevalier teutonique du
XIVe siècle qui s’était illustré en Lituanie. Partie, la rue Hermann-
Duncker, célèbre professeur marxiste, remplacée par Carl Sigismund von
Treskow. Disparu, le nom de Fritz Schmenkel pour la rue qui abrite la
villa témoin de la capitulation des armées allemandes au soir du 8 mai
1945. Fritz Schmenkel était un soldat de la Wehrmacht qui déserta et
rejoignit les partisans biélorusses. Arrêté par les SS, il fut condamné à
mort et exécuté en 194441. Quand les députés du Bundesrat de Berlin
emménagent dans le bâtiment restauré de l’ancien Parlement de Prusse,
les chrétiens-démocrates, avec à leur tête Hanna-Renate Laurien,
trouvent intolérable que l’adresse de l’édifice soit Niederkirchnerstrasse,
le nom d’une militante communiste assassinée par les nazis, assimilée par
les protestataires à un « agent soviétique ». Mais il est hors de question
que la rue retrouve son ancien nom : Prinz-Albrecht-Strasse, trop lié à la
Gestapo et à toute la symbolique du IIIe Reich. La gauche considère que
le nom de cette militante convient parfaitement à cette rue proche de
l’ancien édifice de la Gestapo. Elle fait barrage contre tout changement.
La rue s’appelle toujours Niederkirchnerstrasse, les députés de droite ne
le mentionnent tout simplement pas sur leur papier à en-tête et se font
adresser leur courrier au nom de l’édifice ou à une autre adresse.
De nombreux changements ont suscité des protestations. Celui du
commandant soviétique Bersarin notamment. Il avait une place à
Friedrichshain à laquelle on voulait faire retrouver son ancien nom :
Balten Platz. Or Bersarin avait secouru la population dans les ruines de
Berlin, au cours des premiers jours qui avaient suivi la capitulation. Puis
il s’était tué dans un accident de moto, si bien que le souvenir de son nom
s’était perpétué sans incident. La commission n’était pas unanime.
L'ambassade soviétique, devenue ambassade de Russie, fit connaître sa
désapprobation, et le maire de Berlin, contre l’avis du sénateur Haase,
empêcha que le changement fût effectif. Et, quand il fut question de
supprimer le nom de Clara Zetkin et de reprendre le nom antérieur, celui
de Dorotheenstrasse, d’après la princesse, née en 1673, seconde épouse
du Grand Électeur, ce fut un tollé. Cette militante socialiste, luttant pour
le droit des femmes, avait adhéré au parti communiste, appelé la
population à la révolte. C’était pourtant contre Hitler. Qu’à cela ne
tienne ! Elle était une ennemie de la démocratie, car elle avait lutté contre
Weimar. Les maires des arrondissements de Prenzlauer Berg, Mitte,
Friedrichshain, refusèrent d’entériner les changements de noms de Clara
Zetkin (Dorothee), de Arthur Becker (Kniprode), de Dimitroff (Dantzig),
de Hans Beimler (Otto Braun). Finalement, Haase les imposera, disant
que la conscience historique des habitants des arrondissements de l’Est
avait été trop marquée par la politique partiale de la RDA, qu’ils n’étaient
plus à même de juger.
Si le sénateur et la commission firent quelques bons choix honorant
des écrivains, des hommes de science, des Juifs persécutés, dans
l’ensemble, ses propositions firent de très nombreux mécontents. De
multiples associations s’organisèrent pour s’opposer à ces
transformations. Des regroupements de citoyens se plaignirent qu’on
débaptisât la place Lénine pour la remplacer par la place des Nations-
unies ; des associations antifascistes, le PDS, une association pour le
maintien des rue Erich-Weinert et Willi-Bredel et même une association
d’historiens, la Berliner Geschichtswerkstatt, accusèrent la commission
de partialité, mirent en doute sa neutralité. Heinrich-August Winkler,
l’historien le plus réputé de la commission, protesta et dit que, dans son
zèle à effacer tous les noms communistes de la capitale, le sénateur
Haase avait préféré l’« affirmation de la grandeur allemande à ses
traditions démocratiques ». Dans sa quête de la réhabilitation du
« prussianisme », Haase avait du reste trouvé un allié en la personne
d’Arnulf Baring, autre historien de la même commission, qui n’avait pas
hésité à écrire, en 1991, que les Alliés avaient utilisé Auschwitz comme
moyen de chantage auprès des Allemands pour leur faire accepter plus
facilement la division de l'Allemagne42. Dans ce sens, la commission et le
sénateur, au-delà de leurs divergences, marchaient à l’unisson avec cette
quête de la « normalité », cette quête de la continuité de l’histoire
allemande incarnée, non pas par une RFA restée trop provinciale et ayant
trop facilement fait la paix avec l’autre Allemagne, la dictature SED,
mais avec l’idée d’une Allemagne qui pouvait, à travers Bismarck, la
Prusse et ce qu’il y avait de plus conservateur dans Weimar, donner enfin
un visage d’elle-même dont elle n’aurait plus jamais à rougir. Comme le
dit très bien Manfred Kossock : « Si l’Allemagne de l’Est a payé la note
pour l’ensemble de l’Allemagne pour la Seconde Guerre mondiale…
pourquoi le blanchiment de l’histoire allemande ne se ferait-il pas
également sur son dos43 ? »
Certes, il y a eu une barrière infranchissable quoique certains aient
bien essayé de la franchir. Ni la place, ni la rue, ni la station de métro (U-
Bahn) Rosa-Luxemburg n’ont été débaptisées, pas plus que la rue Karl-
Liebknecht, comme si certains morts pesaient d’un poids trop fort sur la
conscience des vivants. Il y aurait pourtant une façon de présenter ces
noms de rue, une façon qui représente un vrai travail de la mémoire, ce
serait d’avoir, au-dessus de la plaque du nom actuel, sur le même
panneau, en haut, le nom que la rue portait antérieurement avec les dates
durant lesquelles il avait figuré. On aurait ainsi
la Platz der Vereinten Nationen avec un panneau sur lequel on pourrait
lire :
Landsberger Platz : 1864-1950.
Leninplatz : 1950-1991.
Platz der Vereinten Nationen depuis 1992.
C’est Heiner Müller qui nous conduira sur cette route où les morts
n’ont jamais la paix, où il faut, en permanence, les déterrer et les ré-
enterrer.
UN MUR DE TEMPS
CONFLITS DE GÉNÉRATIONS
TROUBLES D’IDENTITÉ
MICRO-POÉTIQUES DE BERLIN
LA MUSÉIFICATION DE LA MÉMOIRE
Il y a des lieux-traumas comme il y a des lieux de mémoire. Ces lieux-
traumas peuvent tous être désignés comme des lieux de mort et des lieux
où « ça » est arrivé. Pourtant, rien ne garantit que la mémoire puisse y
puiser quelque chose d’authentique, tant ils ont déjà été marqués par la
« récupération », l’instrumentalisation nationale ou autre, l’amnésie, la
gêne de la confrontation avec la blessure, le trauma ou simplement avec
l’indifférence. Auschwitz, Treblinka sont de ceux-là. Mais qu’en est-il
lorsqu’on veut « transporter » ce passé, ailleurs, dans un musée 7 consacré
à l’Holocauste comme ce qui a été fait à Washington dans le musée qui a
ouvert ses portes en 1993 ? Et pourquoi un musée à Washington sur le
Mall, là où on trouve des monuments et des mémoriaux consacrés à
l’histoire américaine, y compris dans ce qu’elle a pu avoir de désastreux,
comme en témoigne le mémorial aux morts américains de la guerre
perdue du Viêt-nam ? Cette question, Charles Maier l’a posée de façon
très polémique : « Il y a eu, de temps à autre, une autre fonction ou un
sous-texte à la commémoration de l’Holocauste. Cela a servi à imposer
une certaine unité à la communauté juive des États-Unis. Un peu à la
manière des serments de loyauté qu’on exigeait des professeurs dans les
années 50, le musée de l’Holocauste implique une parole affable qui
établit la cohésion du groupe, non pas par des codes serrés, mais
précisément par un appel à un vœu d’allégeance qui demande si peu
d’engagement, que seuls ceux qui sont vraiment déloyaux peuvent le
refuser. Pour poser une question heuristique alternative : pourquoi pas un
musée de l’esclavage américain ? Ne serait-il pas plus approprié
d’utiliser le territoire national et l’argent dans le but de rendre plus
présents des crimes pour lesquels notre pays doit admettre sa
responsabilité plutôt que de rappeler des crimes perpétrés par un régime
que les Américains ont contribué à détruire et contre lequel ils ont donné
leur vie ? Ou, pourquoi pas un musée des Indiens américains souffrant
aussi bien de la variole que de la bataille de Wounded Knee, en passant
par l’alcoolisme sur les réserves8 ?... »
On aura compris que Charles Maier n’est pas un négationniste, ni un
révisionniste attardé, mais un historien fort connu et renommé qui posait
le problème non seulement du musée de Washington, mais de sa fonction
sociale. Il convient en effet de s’interroger sur les choix muséographiques
adoptés, sur le dessein délibérément pédagogique du musée et sur
l’efficacité de la transmission qui est ainsi proposée.
Le musée (le United States Holocaust Memorial Museum de
Washington) sert de paradigme aux musées de l’holocauste aujourd’hui9.
Il fut inauguré par le président Clinton le 23 avril 1993 sur le Mall de
Washington, là où sont rassemblés les musées, mausolées historiques
consacrés à l’histoire américaine. Composant avec l’esthétique
environnante, il y a inscrit sa propre spécificité.
Durant les premiers mois d’ouverture du musée, la carte d’identité
informatique d’une personne ayant vécu l’holocauste était remise à
chaque visiteur, dans le but de développer un sentiment d’identification.
Même si l’expérience a dû être modifiée à cause des problèmes de
logistique informatique et de la quantité impressionnante de visiteurs, il
est intéressant de connaître le procédé, qui visait à rendre plus concrète
l’expérience de l’holocauste et à sortir les victimes de leur l’anonymat. À
chacune des trois étapes (l’assaut, l’holocauste, l’après-coup), le visiteur
insérait sa carte dans un ordinateur pour connaître la vie de la personne
dont l’identité figurait sur cette carte à ce moment précis. À la fin, le
visiteur pouvait soit « rencontrer » la personne sur l’écran de l’ordinateur
ou, si elle était morte, rencontrer une personne qui l’avait connue,
découvrir son visage, savoir avec qui il avait parcouru l’exposition.
Aujourd’hui, ce dispositif final a été abandonné. On distribue à l’entrée la
carte d’identité d’une personne, disparue ou non, et l’ensemble de la
visite se fonde sur l’identification. L’architecture du musée ainsi que
l’exposition permanente constituent un tout hybride. L’architecture
évoque Auschwitz 1, Birkenau et le ghetto de Varsovie : murs de brique,
présence des lampadaires, tours de guet, passerelles. Au sol, une ligne
brisée rappelle la fissure de l’histoire, la césure fondamentale qui fait que
l’après ne peut plus être comme l’avant. L’exposition permanente est
centrée sur le pédagogisme, la lisibilité de la leçon historique. La
documentation, souvent constituée de photos, de vidéos, d’objets
déplacés, renferme à peu près mille artefacts, pris dans une narration
orientée. Mais peut-on « installer » le trauma au sens que l’art
contemporain donne à ce mot, avec le parti pris de lisibilité et de
pédagogisme qui a été adopté ? La réponse n’est pas aisée. Premier
problème auquel les organisateurs ont tout de suite été confrontés, celui
du degré d’horreur qu’on pouvait montrer. Or l’événement est horrible de
bout en bout et l’on comprend très bien le choix d’un Lanzmann, qui
dans son film ne montre pas une seule image d’archives. Mais ici, dans le
musée ? Impossible. Tout est fondé, non sur la suggestion, mais sur des
pièces authentiques, archives, films, photos, objets, témoignages.
Montrer la vérité, enseigner, commémorer, autant de projets qui peuvent
entrer en contradiction. D’autant plus que s’y ajoutaient des visées
civiques, proprement américaines. Le musée, comme musée américain,
ne devait pas être « trop juif ». Il n’était pas en concurrence avec le Yad
Vashem, pas plus qu’il ne l’aurait été avec un musée édifié par
l’Allemagne, qui aurait mis l’accent sur les responsabilités des
bourreaux10. À propos de l’exposition permanente, Sybil Mil-ton insistait
sur le rôle actif des États-Unis dans le monde et sur la responsabilité
civique du pays, ce qui faisait dire à David Wyman : « On a trouvé un
consensus américain sur l’importance à accorder au souvenir de
l’holocauste. Et, au moins verbalement, on s’est mis d’accord sur la
nécessité, pour les États-Unis, d’intervenir pour arrêter de futurs
génocides potentiels ou, au minimum, pour que les États-Unis agissent
afin de réduire l’impact de semblables catastrophes11. »
L’idée, au départ était de montrer des photos de ce que les troupes
alliées avaient trouvé en entrant dans les camps, en particulier à Bergen-
Belsen et à Dachau. On voyait un wagon contenant des corps entassés à
Buchenwald, et des photos de survivants émaciés. Il y eut une forte
opposition à ce que l’exposition commence par ces images, que le
visiteur aurait découvertes immédiatement en sortant de l’ascenseur, au
quatrième étage, dès le début de l’exposition. Il ne fallait pas que cette
visite se transformât en « musée de horreurs », en spectacle, en horror
show. Il ne convenait pas non plus de montrer des photos exposant des
parties génitales, comme si les morts avaient pu « poser » avec décence.
L’exposition devait ménager le « bon goût ». On coupa donc les photos à
bonne hauteur de façon à ne pas voir le sexe des malheureux. Les films et
photos les plus insoutenables, en particulier les exécutions de femmes,
dénudées, par les Einsatzgruppen (d’après les quelques documents
visuels qui sont en notre possession) sont quelque peu dissimulés derrière
des petits murs, et présentés en vidéo, à la discrétion des visiteurs et des
parents accompagnant de jeunes adolescents. Certains des organisateurs
n’étaient pas d’accord avec l’idée de base qu’il fallait pouvoir raconter
l’histoire de l’holocauste à l’Amérique profonde, à la famille d’une
« ferme de l’Iowa ». Ils se trouvèrent donc confrontés à un vrai dilemme.
Si c’était trop insoutenable le bouche à oreille empêcherait les gens de
venir au musée, mais il ne fallait pas non plus banaliser l’événement, le
rendre « acceptable » avec des images maîtrisables ou un récit linéaire.
La section consacrée à la montée du fascisme a fini, après maintes
discussions, par montrer les assassins. Mais par où commencer cette
histoire ? Visitant l’exposition permanente en train de s’organiser, le
directeur du Yad Vashem, Itsrak Mais, faisait remarquer que les nazis
apparaissaient comme des supermen, une force surnaturelle qui avait pris
le pouvoir, comme si un démon « métaphysique avait tué les Juifs 12 ».
Cette observation permit sans aucun doute des rectifications, mais
n’effaça pas le fait que le visiteur est confronté au nazisme comme à un
deus ex machina, une force quasi extra-historique.
On eut peur que le musée laissât trop dans l’anonymat les victimes de
l’holocauste, qu’on n’insistât pas assez sur l’aspect « une plus une » des
victimes, chacune avec son nom et son visage. C’est une des raisons pour
lesquelles on y trouve cette émouvante tour qui contient plus de mille
photos des habitants du shtetl lituanien d’Ejszyszki – photos d’avant la
dernière guerre mondiale – et qui restitue de façon passionnante la
diversité, la pluralité de la vie des petites bourgades juives d’Europe
centrale.
Par ailleurs, comme Edward T. Linenthal 13 le fait très bien remarquer,
le musée est confronté au problème des objets et autres artefacts déplacés
de leur contexte originel, comme dans tous les musées. Ce qui se
présente comme un problème technique de muséographie devient ici
insurmontable, confronté à des questions éthiques. Fallait-il, par
exemple, enlever quelques briques de ce qui reste du vrai mur qui
encerclait le ghetto de Varsovie pour les placer à Washington, tandis
qu’on moulait ce morceau de mur pour en faire un artefact grandeur
nature ? Quand on se rend à Varsovie aujourd’hui et que, dans une
arrière-cour qu’on a atteinte en entrant sous une porte cochère, on voit ce
morceau de mur qui porte un trou et un panneau expliquant que quelques
briques ont été enlevées pour les céder au musée de Washington, on reste
confondu. Pourquoi ne pas laisser ces briques dans les vrais lieux-
traumas ? Par un accord spécial avec le musée d’Auschwitz, des
amoncellements de valises, de parapluies, de brosses à dents, de
chaussures, d’assiettes, de prothèses, de boîtes de Zyklon B furent fournis
au musée de Washington. Il devait, en outre, être question de neuf kilos
de cheveux, mais la discussion fut très vive pour savoir si le déploiement
de cheveux humains venus d’Auschwitz dans l’exposition permanente
était licite ou non. Ces cheveux avaient été destinés par les nazis à
l’industrie allemande et devaient servir à fabriquer toutes sortes de
produits. Ils étaient entassés à Auschwitz dans des baraquements. Lors de
l’arrivée des troupes soviétiques en 1945, les Allemands mirent le feu à
ces baraquements, mais les Soviétiques trouvèrent sept mille kilos de ces
cheveux. Ils sont, depuis, exposés dans les vitrines du musée
d’Auschwitz et leur vue est un moment d’émotion indescriptible pour
tous ceux qui sont venus visiter ce lieu-trauma.
Dans la discussion, tout le monde a achoppé sur la question de la
différence entre le lieu-trauma, le lieu où les événements s’étaient
déroulés, et, cet autre lieu, Washington : « Si le musée avait été situé à
Auschwitz, à Treblinka ou à Mauthausen ; si on était en présence du site
réel des atrocités commises et du lieu même de la mort des victimes,
alors le déploiement de ces restes – cheveux, ossements et cendres –
constituerait le vrai témoignage, et la présence de ces restes serait valide.
Mais ici, à Washington DC, cette validité ne tient plus. Des restes
humains ne sont pas une marchandise que l’on peut transporter, déplacer,
cataloguer, et arranger en vue de les disposer de façon dramatique ; nous
avons l’obligation – morale – de respecter ce matériel, qui devrait être
enterré rituellement, enterrement qui fut dénié aux individus… L’horreur
et l’inhumanité des assassins nazis doivent être transmises mais pas aux
dépens des victimes ou en exploitant l’émotion des visiteurs14. »
Comment, dans ce cadre aseptisé, exposer ces reliques ? La discussion
s’éternisa. Le comité passa aux votes et, par neuf voix contre quatre, on
décida de placer les cheveux d’Auschwitz dans l’exposition permanente.
Certains poussèrent cependant au réexamen de la question. Finalement,
devant l’argument que ce déploiement pourrait heurter l’identité féminine
de certaines sur vivantes, que l’on pourrait se demander si ces cheveux
n’étaient pas ceux d’un membre de sa propre famille, il fut décidé qu’on
les laisserait à Auschwitz, quelque part dans les entrepôts de l’oubli, et
qu’on se contenterait de prendre des photos des vitrines du vrai musée
d’Auschwitz.
S’il y a une notion qui convient parfaitement à tout ce qui se jouait
dans le « transport » ou le moulage des objets, c’est bien celle de « perte
d’aura », exprimée par Walter Benjamin. À l’ère de la « reproductibilité
technique » quelque chose s’est irrémédiablement perdu dans le
déplacement, la re-production d’artefacts. Depuis les chaussures de
Maïdanek jusqu’à cette œuvre étrange, moulage des phases de la machine
de mort jusqu’à l’entrée dans les chambres à gaz qu’on a demandé à
Mieczyslaw Stobierski de re-produire15, en passant par l’épisode
invraisemblable des cheveux d’Auschwitz, le musée de Washington a eu
fort à faire pour éviter la simili-mémoire, le simulacre et le kitsch.
Quant à la fonction pédagogique, elle est partout. Le musée a même
organisé une autre exposition permanente pour les enfants. Mais peut-on
réellement « pédagogiser » le génocide ? Emma Shnur ne pense pas qu’il
puisse faire l’objet d’une transmission de masse. Elle écrit que la
pédagogie, en ces matières, a des vertus limitées : « Il n’est pas
raisonnable en général de fabriquer à l’école de l’émotion et de
l’identification, mais lorsqu’il s’agit, en plus, d’identification avec des
enfants victimes et martyrs, on joue sur des affects dangereux. Il faut
assurément des trésors de rigueur, de délicatesse et de respect pour faire
passer une pédagogie de l’identification doloriste que, jusqu’alors,
l’école laïque avait la fierté de laisser aux écoles religieuses, et dont cent
années de pensée pédagogique nous ont appris à penser la nocivité16 … »
La fin de l’exposition permanente joue sur deux registres antithétiques.
Le premier privilégie l’instrumentalisation : au sortir de l’exposition, le
visiteur est invité à opposer l’Europe cimetière représentée par une
photographie géante de stèles et de plaques tombales des cimetières juifs
de Pologne, à Israël, où fut fondé l’État juif en 1948, et aux États-Unis,
où la vie juive peut se développer librement. C’est évidemment un peu
court, mais parfaitement adapté à une hégémonie discursive qui va bien
au-delà des communautés juives du monde. Le second registre est
beaucoup plus grave et authentique : sur un écran géant, dans un lieu
aménagé en salle de cinéma, défilent les témoignages de survivants. On
est là en face de la parole de témoins et nul n’a besoin de commentaires
explicatifs17.
Ces quelques aperçus ne visent pas à discréditer une entreprise qui a
son mérite. La charge émotionnelle est bien réelle, avec cette carte
d’identité distribuée à l’entrée18, avec certains objets particulièrement
émouvants, tels ces bidons de lait dans lesquels Emanuel Ringelblum et
son équipe avaient caché les chroniques du ghetto de Varsovie, ou encore
ce wagon prêté par l’État polonais, dans lequel on entre et duquel on sort
en méditant. L’exposition prend également au sérieux certaines fautes des
États-Unis aux conséquences tragiques, comme cette histoire du navire
avec à son bord des gens fuyant l’Europe occupée, qui ne put accoster et
s’en retourna en Allemagne, livrant les gens au destin que l’on sait ; ou
comme la décision de ne pas bombarder Auschwitz-Birkenau. Je voulais
simplement montrer les apories auxquelles on doit faire face lorsque l’on
vise à la fois le récit de la trame chronologique de l’événement, son
installation muséale, la fonction civique dans le cadre des États-Unis, la
fonction pédagogique permanente et la fonction commémorative. Le
danger est alors de « formater » la mémoire collective, d’instituer un récit
et des images officiels, dont la plénitude ne transmet rien, de constituer
en somme une mémoire sans transmission.
La Bayerische Platz
Le Spiegelwand de Steglitz
L’Allemagne n’a pas de chance avec les miroirs. En 1992, une partie
de la CDU a voulu empêcher la construction d’un mémorial à la mémoire
des Juifs de Steglitz (un quartier de Berlin) assassinés sous le IIIe Reich.
La majorité des conseillers municipaux a décidé de renoncer à la
construction du projet prévu par les architectes Wolfgang Göschel et
Joachim von Rosenberg. Le monument devait être constitué d’un miroir
de neuf mètres de long, de trois mètres cinquante de haut, sur lequel
seraient gravés le nom des déportés juifs de Steglitz. Quiconque voulait
lire ces noms devait se pencher et se regarder dans le miroir. Les
conseillers municipaux pensèrent que cela allait trop loin.
Steglitz était une ancienne « forteresse » nazie à Berlin. Le quartier
avait abrité l’unité SS Leibstandarte Adolf Hitler, chargée de la
protection du Führer. C’est dans ce quartier qu’on trouvait également le
SS-Wirtschaftsverwaltungshauptamt, l’organisme qui était chargé de
gérer les biens volés aux Juifs. Il y avait aussi une synagogue qui avait
survécu aux douze années du nazisme, bien qu’au moment de la nuit de
Cristal elle ait été pillée et vandalisée.
Le projet du Spiegelwand, en 1992, suscite un tollé dans la presse, qui
publie des lettres de lecteurs hostiles au projet. On ne veut pas d’« un
nouveau mur à Berlin », « il y avait déjà assez de monuments sur le sujet
dans la capitale », etc. En 1993, la CDU prétendit que la commémoration
était « disproportionnée » et déparait l’image de la ville. Une seconde
exposition eut lieu à l’hôtel de ville de Steglitz, et la lutte se poursuivit.
Le 16 juin, une majorité municipale trouva un compromis : la dimension
du mur serait réduite et, surtout, les inscriptions et textes éviteraient de
comparer les événements récents à l’holocauste. Les années 1992 et 1993
avaient connu des violences contre les foyers d’immigrés. Les
demandeurs d’asile et les profanations de cimetières juifs ne se
comptaient plus. Il y avait eu aussi l’incendie criminel de la synagogue
de Rostock et celui des « baraques juives » du camp de Sachsenhausen.
L’écrivain juif allemand Chaïm Schneider avait écrit à cet effet dans Die
Zeit : « L’histoire se répète. Comme à l’époque, il y a seulement
cinquante ans, les Juifs, les réfugiés, les étrangers, nous nous sentons à
nouveau seuls dans ce pays. Complètement déconcerté, je vois qu’il n’y a
apparemment personne qui s’emporte contre le comportement de la
police et des pompiers qui regardent les néonazis lancer des cocktails
Molotov26... » Ces lignes devaient être inscrites sur le mur, ce qui a
relancé la polémique. De réunion en réunion, la gauche (SPD et Verts) fut
mise en minorité et la municipalité renonça à la réalisation du projet.
Finalement, Wolfgang Nagel (SPD), du Sénat de Berlin, responsable des
bâtiments publics, retira à l’assemblée municipale toute compétence sur
la réalisation du projet. De nouveaux incidents eurent lieu jusqu’à la date
de l’inauguration, le 7 juin 1995. Aujourd’hui le mur-miroir existe bel et
bien à Steglitz.
Il y avait 3186 Juifs à Steglitz, les chercheurs et artistes ont inscrit 1
723 noms (un certain nombre d’entre eux étaient illisibles sur les
documents ou difficiles à retracer) des déportés juifs. Une photo de deux
enfants allumant les bougies d’une menorah est gravée dans le verre. Il y
a aussi une photo de la synagogue de l’Oranienburger Strasse avant sa
restauration et, plus loin, la même telle qu’on peut lavoir aujourd’hui. Le
mur comporte encore d’autres inscriptions, d’autres textes. Une longue
explication historique dans l’angle gauche sur la façade nord : « Les Juifs
d’Allemagne sont une toute petite minorité, moins de 1 % de la
population. En 1933, 3 186 membres de la communauté religieuse juive
vivaient à Steglitz. Dans l’Allemagne du national-socialisme, les gens
étaient considérés comme inférieurs, en raison d’une soi-disant pureté de
sang. Des citoyens qui avaient joui de l’égalité des droits devinrent
l’objet d’une “séparation raciale” qui mit d’un côté les Allemands, de
l’autre les Juifs. Ces derniers furent licenciés de leur travail, puis
empêchés d’émigrer, soumis au travail forcé, toutes mesures qui n’étaient
que le prélude à des arrestations massives, à la déportation et au meurtre
durant les années 1941-1945. Du 18 octobre 1941 jusqu’au 27 mars
1945, 61 de ces soi-disant transports de l’est et 161 de soit-disant
transports de vieux partent de Berlin vers les ghettos et les camps
d’extermination d’Auschwitz, Kovno, Lodz, Minsk, Reval, Riga,
Theresienstadt, Varsovie et Lublin. Dans les lignes suivantes, les noms,
dates de naissance et adresses de 1 723 Berlinois persécutés pour des
raisons raciales sont inscrits tels qu’on les trouve sur les registres de
déportation. La mention “Sarah” ou “Israël” comme prénom
supplémentaire, mesure imposée aux Juifs par les nazis en 1939, a été
volontairement supprimée. En plus de ces noms, on a ajouté la date de la
déportation ainsi que, dans la mesure du possible, le lieu de destination 27
[… ] . » À côté, une autre inscription : « Et maintenant ? »
La mémoire « de proximité » permet aux gens du quartier de prendre
connaissance d’une histoire qui n’est pas si lointaine. Le Spiegelwand
constitue un rappel de ce qui eut lieu. Il rend nom et dignité aux disparus
sans obligation de commémoration officielle. Il s’agit d’une mémoire
intime, quotidienne, décentralisée qui a réussi à s’imposer après trois
années de débats.
Shimon Attie, lui aussi, est intervenu dans l’ancien quartier juif de
Berlin, le Scheunenviertel. Ce quartier, non loin de l’Alexanderplatz, se
trouvait dans la partie est de Berlin. C’était là que s’installaient les Juifs
pauvres arrivés d’Europe de l’Est. Il avait été surnommé en yiddish
Finstere Medine (le quartier sombre). Dans ses Promenades dans Berlin,
Franz Hessel, à la fin des années 20, le décrit ainsi : « Des endroits aux
allures de ghetto, il en reste, sans doute pour peu de temps encore, car le
quartier des Granges, avec ses nombreuses ruelles entre l’Alexanderplatz
et la place Bülow, et qui abrite ce ghetto volontaire, est en instance d’être
rayé de la carte. Il faut se dépêcher si l’on veut connaître la vie de ces
rues aux noms curieusement militaires, n’évoquant nullement l’Ancien
Testament, tels que rue des Dragons et la rue des Grenadiers. Déjà, les
nouveaux blocs d’habitation s’élèvent et dominent les vestiges, qui peu à
peu se font ruines. Mais, pour un moment encore, les hommes à la barbe
et aux accroche-cœur d’un autre temps en groupe nonchalants, les filles
de boucher brunes en groupes plus pétulants, vont et viennent sur la
chaussée en parlant yiddish. Les magasins et les débits de bière portent
des inscriptions en hébreu29… »
C’est l’absence même qui est au cœur du projet de Shimon Attie. Le
long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a créé une
installation originale. Il a d’abord retrouvé des photos anciennes de ce
quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des
habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des
années 30. Il les a transformées en diapositives et, avec un appareillage
assez complexe, les a projetées la nuit, sur les lieux mêmes où elles
avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un choc, il voit
littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. Par exemple,
sur un mur lépreux de la Grenadierstrasse (aujourd’hui Almstadtstrasse),
à côté d’une porte cochère, l’inscription « Hebräische Buchhandlung » et
la même en hébreu, avec la silhouette d’un homme vu de dos, portant un
chapeau à large bord comme ceux des Juifs autrefois. Ou encore, à
l’intérieur d’un porche : « Conditorei u. Cafe », avec des silhouettes de
juifs pieux, en habit traditionnel. Ces photos sont saisissantes par le
contraste qui s’établit entre l’obscurité des rues, les façades lépreuses et
ces zones puissamment éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit
de l’oubli.
L’artiste a commencé ses projections en septembre 1991 et a continué
durant un an quand le temps le permettait. L’installation elle-même,
éphémère par définition, fut photographiée avec ses contrastes de
lumière, de façon qu’il y en ait une trace. L’artiste a pu enregistrer les
réactions des habitants du voisinage et des passants. Au début, ils étaient
plutôt favorables mais, peu à peu, il sentit croître l’hostilité contre lui. Un
des hommes, voyant la projection sur son propre bâtiment, lui cria qu’il
allait appeler la police parce que ses voisins allaient croire qu’il était juif.
Un autre menaça de verser sur lui un seau d’eau s’ils ne cessait pas
immédiatement ses projections.
Ces installations ne sont pas bien accueillies, elles dérangent. Les
créateurs de contre-monuments exaspèrent souvent leurs contemporains
qui préféreraient « oublier »30.
LE PROBLÈME DU MÉMORIAL
Il s’agit d’un projet vieux de plus de dix ans. Il fut décidé qu’il y aurait
à Berlin, un monument ou mémorial, très exactement un Denkmal für die
ermordeten Juden Europas, dédié aux Juifs d’Europe assassinés, édifié
dans l’ancien « jardin des Ministres » entre la Pariser Platz, la porte de
Brandebourg et la Potsdamer Platz, à l’époque un no man’s land en
bordure du Mur. L’initiative en revient à un groupe de citoyens ayant à sa
tête l’animatrice très connue de la télévision Lea Rosh et l’historien
Eberhard Jäckel. Au départ, en 1988, l’idée était de faire édifier un
mémorial dans le district où s’était établi le siège de la Gestapo qui
n’était plus qu’un vaste terrain vague. On avait découvert ses chambres
de torture et un premier circuit permettait aux visiteurs de se rendre
compte de l’horreur du lieu : « Topographie des terreurs », en attendant
de savoir s’il y aurait un musée. La chute du Mur remit le problème au-
devant de la scène, d’autant plus que le lieu envisagé n’était plus un
« bout du monde », mais se trouvait en plein centre du nouveau Berlin, à
proximité de la Potsdamer Platz qui allait devenir un mini-Manhattan. Le
projet de mémorial reçut l’appui du gouvernement fédéral et du Sénat de
Berlin. Un premier concours d’architecture eut lieu et cinq cent vingt huit
projets furent soumis très librement par des artistes et des architectes de
toute obédience. Il y avait des projets complètement kitsch, manquant
terriblement de sensibilité, et d’autres naïfs. Lorsque, en 1995, les cinq
cent vingt-huit projets furent exposés à Berlin on put voir une maquette
de silo qui pourrait contenir le sang de six millions d’êtres humains. Un
autre projet proposait un immense champ de six millions d’éclats de
verre, un autre encore présentait une roue géante, telle qu’on en voit dans
les foires, et des wagons de train à bestiaux à la place des cabines
habituelles. Il y avait une mer de larmes avec un bloc de fer qui flottait à
la surface et se corrodait peu à peu, il y avait des fours crématoires géants
qui brûlaient jour et nuit ainsi qu’un bâtiment ayant la forme de l’Europe
avec douze millions d’orbites dans le toit. Cette accumulation de projets,
pour le moins inadéquats, fit dire à Henryk Broder qu’on devait regarder
l’exposition comme « une carrière où des anthropologues, des
psychologues, des behavioristes pouvaient examiner tout à loisir l’état
d’une nation confuse cherchant à édifier un monument à ses victimes afin
de se purifier elle-même 32 ». C’est le projet piloté par Lea Rosh, celui de
Christine Jacob-Marks, qui sembla l’emporter. Il s’agissait d’une
immense plaque de béton de cent mètres sur cent, sur laquelle seraient
gravés le nom des quatre millions deux cent mille victimes juives
identifiées par le Yad Vashem à Jérusalem. Sur cette vaste dalle de béton,
dix-huit blocs de pierre de Massada, la forteresse israélienne où les
Hébreux résistèrent aux Romains dans l’Antiquité, symbole national de
résistance et de courage. Dès que ce projet fut connu, il déchaîna de vives
controverses. Si le chiffre 18, qui représente la vie dans la Gematria
hébraïque, était approprié, le symbole de Massada, en revanche, qui
renvoyait à un suicide collectif, paraissait indélicat pour rendre hommage
aux Juifs que les nazis avaient bel et bien massacrés. Le projet semblait
en outre massif, monumental, plus prompt à fermer l’horizon de la
mémoire plutôt qu’à la faire travailler. Il fut refusé par Kohl qui tenait
cependant à ce mémorial. Nouveaux débats, colloques d’historiens, de
spécialistes de monuments, nouveaux concours d’architecture…
Parmi les projets qui n’ont pas été retenus, je voudrais en évoquer
deux. Horst Hoheisel est un artiste allemand qui a proposé une
« solution » originale et provocante pour le mémorial de l’Holocauste de
Berlin. Devant la porte de Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant
les deux pavillons qui encadrent la porte et devant chacun des six piliers,
les noms suivants : Auschwitz, Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor,
Kuhlmof, Belcek. Voisineraient ainsi le monument qui incarne la
« grandeur de l’Allemagne » et l’horreur du siècle dont le IIIe Reich s’est
rendu responsable. Puis, dans un deuxième temps, on ferait sauter
l’ensemble à la dynamite. Les ruines de la porte de Brandebourg
entrelacées avec les noms des camps de la mort seraient le mémorial de
l’Holocauste. On laisserait ces ruines à la méditation des passants et
habitants de Berlin. On comprend aisément que le projet de Hoheisel
n’ait pas été retenu. Il consistait non à représenter l’infigurable ou à
inscrire le vide, mais à recréer de la ruine avec le monument de la gloire
allemande pour refaire trace, pour que le pays des bourreaux ait le
spectacle visible de ce qui n’a pas laissé de traces.
Un autre projet non retenu mérite qu’on le mentionne. Il s’agit du
« Bus-Stop. Le non-monument », de Renata Stih et Frieder Schnock (les
auteurs de l’installation de la Bayerische Platz). Pour eux, les
constructions mémorielles actuelles doivent être décentralisées et
s’intégrer à la vie quotidienne. L’endroit prévu pour l’édification du
mémorial resterait vide et désolé en signe de l’impossibilité de faire face
à l’immensité de la destruction. Il deviendrait l’aire d’un terminal
d’autobus qui partiraient de la porte de Brandebourg et y reviendraient,
menant aux musées et aux mémoriaux consacrés à l’époque nazie, ainsi
qu’aux anciens camps de concentration et d’extermination en Allemagne
et en Europe de l’Est. Une soixantaine de bus quitteraient Berlin une fois
par jour pour Dachau, Treblinka ou Auschwitz, tandis que vingt-huit bus,
partant de la porte de Brandebourg toutes les heures, permettraient de
visiter les sites berlinois : Wannsee, Grunewald, Sachsenhausen, etc. Pas
de mémoire centralisée donc, mais des rappels intégrés à la vie
quotidienne. La nuit, les bus rouges avec leur destination (Ravensbrück,
Sobibor, etc.) marquées en lettres lumineuses, immobilisés au site même
du mémorial, attendraient de reprendre dès l’aube leurs destinations
infernales, dessinant ainsi ce que Bernd Nicolai a appelé la « banalité
active de l'horreur33 ».
Les débats furent très vifs, les arguments pour et contre le mémorial,
multiples, les meilleurs comme les pires. Si l’Allemagne de la
réunification manquait d’un discours commun, le mémorial pouvait-il
être ce lien qui faisait défaut aux Allemands, surtout depuis la
réunification ? Pourtant, de Henryk Broder à G. Konrad, de R. Seligmann
à G. Mattenklott, de nombreux intellectuels (juifs et non juifs) se sont
posé le problème des modalités de la mémoire collective et de son
inscription matérielle dans l’espace urbain sous la forme d’un mémorial
obéissant ou non à une esthétique monumentale34.
Certains intellectuels juifs se sont dit que c’était une affaire allemande,
que les Juifs n’avaient pas à intervenir, mais, puisqu’il y avait débat, ils
étaient bien obligés de dire leur mot. La tradition juive était plutôt hostile
à un monument (argument de S. Korn). Loin de l’idolâtrie, les projets de
type abstrait pouvaient peut-être faire l’affaire.
Bernard-Henri Lévy a bien résumé l’ensemble des arguments du débat
entre 1995 et aujourd’hui : « Il y a, si l’on essaie de résumer, cinq
arguments en circulation contre le principe même de sa construction. 1)
On ne verra que lui ; il écrasera la ville de tout son poids de culpabilité,
de honte. Réponse : Heureuse honte ! deuil béni ! Rien de plus beau
qu’un peuple qui, comme le peuple allemand, décide de regarder ses
crimes. 2) On ne le verra pas ; on ne voit, très vite, plus les monuments.
Réponse : Il faudrait s’entendre ; mais, admettons ; les monuments, à la
limite, sont autant faits pour être là que pour être vus ; c’est un marquage
symbolique ; un témoignage ; ce sera – osons le mot – comme une
circoncision de la ville. 3) Pourquoi un monument nouveau ? N’y a-t-il
pas déjà – c’est l’argument de Schröder – les ruines des camps, celles de
la villa Wannsee, le Musée juif de Berlin ? Ne tient pas, là non plus. Car
ceci n’empêche pas cela. Et l’on voit mal en quoi la présence de ces
éclats brisés du témoignage interdirait de bâtir, dans la ville capitale, un
grand monument national. 4) L’argument d’une partie de l’extrême
gauche et, notamment, de Günter Grass : oui au principe d’un Mahnmal,
mais à la condition qu’il commémore aussi les autres victimes du
nazisme : homosexuels, tsiganes, Slaves, esclaves divers. Ne s’aventure-
t-on pas, en raisonnant ainsi sur le terrain ô combien périlleux de la
concurrence des victimes, et de la négation non seulement de la Shoah
mais aussi de proche en proche des crimes dont elle est l’étalon ? 5)
L’argument de Helmut Schmidt enfin, mais repris par beaucoup d’autres :
un monument pareil, c’est un pousse-au-crime ; il faudra des dispositifs
de sécurité formidables pour empêcher les gens de venir pisser dessus.
Souci, on en conviendra, bien étrange, dont il est permis de se demander
s’il exprime un risque ou un fantasme35... »
En 1995-1997, James E. Young, le spécialiste américain des « contre-
monuments » qui allait être recruté comme membre du jury en vue des
concours postérieurs et dont nous suivons le récit36, était sceptique et
pensait que le mémorial devait rester inachevé, en projet, car c’étaient
précisément les débats et les discussions animés qui entretenaient la
dynamique du travail de la mémoire, pas le choix d’un projet plutôt
qu’un autre et surtout pas sa réalisation. Le danger était que le mémorial
devînt une espèce de « fin » symbolique, qu’il visât à enterrer le passé de
l’Allemagne ainsi que ses fantômes, grâce à un lieu où l’on pourrait
déposer son fardeau, que l’achèvement du mémorial figurât l’achèvement
du travail de mémoire.
De nouveaux colloques publics furent organisés de janvier à avril
1997. Les cinq buts précis de l’édification du mémorial furent rappelés
par Lea Rosh : 1) C’est un mémorial en hommage aux Juifs assassinés. 2)
L’inauguration serait faite le 27 janvier 1999. Le Parlement venait
d’adopter le 27 janvier, jour anniversaire de la libération du camp
d’Auschwitz, comme jour de commémoration de l’holocauste. 3) Le lieu
serait bien celui du jardin des Ministères entre la porte de Brandebourg et
la Potsdamer Platz. 4) Les neuf équipes qui avaient été primées (sept en
plus des deux gagnants) seraient invitées à modifier leur projet initial en
fonction des débats et des propositions des quatre colloques convoqués.
5) Le projet primé ferait partie de ces neuf équipes anciennement
finalistes.
Le thème du premier colloque revenait sur la raison d’être même de
l’entreprise : « Pourquoi un mémorial de l’holocauste à Berlin ? » Les
positions antagonistes des uns et des autres reprirent de plus belle.
Reinhart Kosseleck, Julius Schoeps, Salomon Korn, Günter Grass, Peter
Schneider se déclarèrent contre avec des nuances, pour des raisons
variées, ce qui entraîna une attaque de Lea Rosh contre la gauche
intellectuelle. James E. Young fut invité à donner son point de vue lors du
quatrième colloque du mois d’avril 1997. À cette époque chacun savait
qu’il était impossible de trouver un consensus sur la façon de
commémorer un événement aussi considérable et unique. Il reprit ses
arguments de sceptique : « Vous avez peut-être échoué dans le projet de
construire un mémorial, mais si vous comptez le nombre d’heures que les
cinq cent vingt-huit artistes et architectes ont consacrées au mémorial, il
est clair que vous êtes à l’origine d’un travail individuel de la mémoire
bien plus considérable que celui qu’aurait produit l’achèvement d’un
monument37. »
James E. Young est alors recruté au jury (la Findungskommission) du
futur concours qui devait choisir un nouveau projet. Les autres membres
de ce jury étaient Christoph Stölzl, le directeur du Musée historique
allemand de Berlin, Dieter Ronte, le directeur du musée d’Art
contemporain de Bonn, Werner Hoffmann, historien d’art, et Josef Paul
Kleihues, architecte. Il accepta car il était le seul étranger et le seul Juif
du comité. Sa pensée à l’égard du mémorial avait, du reste, quelque peu
évolué. Avec la réunification, les événements racistes de 1992, avec
l’accent mis sur la nouvelle Vergangenheitsbewältigung, qui,
culpabilisant la RDA, semblait, par un effet de balancier, disculper le IIIe
Reich, avec la nouvelle république de Berlin se lançant dans un grand
programme de rénovation urbaine, pouvait-on faire l’économie de ce
mémorial ? Il écrit de façon poignante : « Est-ce que je voulais vraiment
que Berlin redevînt capitale de l’Allemagne, sans que le pays admette
publiquement et de façon visible ce qui s’était passé la dernière fois qu’il
avait été gouverné de Berlin ? Avec la mégalomanie de ses plans
gargantuesques de restauration et avec le flot d’argent de la grande
industrie, dépassant infiniment les rêves les plus fous d’un Speer, ne
pouvait-on pas trouver un lieu consacré à la mémoire publique des
victimes de l’ancien régime de Berlin ? Pouvais-je fouler le sol d’une
nouvelle capitale allemande construite sur la présomption d’une aléatoire
amnésie historique, amnésie qui est toujours induite par de nouveaux
édifices38 ? »
La commission devait être le lieu où tous les problèmes seraient
débattus. Que veut dire se souvenir aujourd’hui ? Comment inscrire le
processus de la mémorialisation ? Pourquoi faut-il se souvenir ? Dans
quel but ? Le mémorial devait-il être le lieu où les Juifs du monde entier
viendraient se recueillir et pleurer leurs morts ? Serait-il le lieu où les
Allemands prendraient conscience de ce que leurs pères ou leurs grands-
pères avaient perpétré ? Ce mémorial, devait-il avoir une fonction
pédagodique ? Les artistes, on le savait, incorporeraient ces questions à
leur œuvres ainsi que leurs hésitations et leurs doutes. Il fallait laisser
ouvert l’horizon mémoriel sans réponse et, si mémorial il devait y avoir,
il ne pouvait pas constituer un travail sur un lieu de mémoire, sur ce
qu’étaient les camps de concentration, sur les endroits où « ça » avait eu
lieu, mais un acte de création de la mémoire publique pour les
générations futures. La commission invita donc, en 1997, les neuf
équipes retenues en 1995 à proposer de nouveaux projets. Elle ajouta à
son appel, une vingtaine d’artistes et d’architectes renommés. Dix-neuf
artistes répondirent et des séances de discussion furent planifiées pour
l’automne 1997, ce qui déclencha de nouveau de violents débats dans la
presse.
Nombre de ces projets, bien que très novateurs, furent écartés pour des
raisons diverses. Rudolf Herz et Reinhard Matz proposent de consacrer
un demi-mile d’autoroute au sud de Cassel au mémorial. Pour ce faire, ce
demi-mile serait pavé, obligeant les conducteurs à ralentir, à changer de
vitesse. Un grand panneau indicateur indiquerait en lettres géantes :
« Mahnmal für die ermor-deten Juden Europas », comme on indique
l’arrivée dans une grande ville. Il s’agit là encore d’une mémoire liée à la
vie quotidienne, au geste banal de conduire sa voiture sur une autoroute.
À noter cependant que, pour les deux artistes, le mémorial est devenu un
Mahnmal, qu’il concerne bien les Allemands et leur histoire, dans leur
quotidienneté, pas seulement d’hommages aux morts, pris dans les rituels
d’une commémoration. Dani Karavan avait imaginé un grand champ de
fleurs jaunes en forme d’étoile de David. Ce champ se modifierait en
fonction des saisons. Le jury, cependant, craignit que cette étoile jaune,
double géant de celle que les Juifs avaient été obligés de porter, emblème
de honte et de persécution, pût être inadéquat ou indélicat. De nombreux
designs, aux formes géométriques et stables, exprimaient une assurance
monumentale incompatible avec les méditations de la commission.
Quatre projets furent finalement retenus avant le choix définitif : ceux
de Jochen Gerz, de Gesine Weinmiller, de Daniel Libeskind, de Peter
Eisenman, tous adeptes des contre-monuments ou d’une esthétique
déconstructiviste. Celui de Peter Eisenman et Richard Serra est un
ensemble de deux mille sept cents stèles et pierres tombales (à l’origine il
y en avait quatre mille) d’inégale hauteur. Comme le terrain du site est
concave, l’ensemble dessinait un vaste champ de pierres évoquant
l’ancien cimetière juif de Prague. Celui de Gesine Weinmiller est tout
entier fondé sur l’idée que l’horreur de l’holocauste ne peut pas s’inscrire
dans un mémorial, quel qu’il soit. Cette artiste envisage un lieu de
méditation permettant à chacun de vivre individuellement son deuil,
convoquant des associations individuelles de la part des promeneurs sans
qu’une vision de l’événement ou de la commémoration ne soit imposée.
Elle prévoyait pour ce faire un plan incliné bordé sur trois côtés par des
murs. Durant la descente du visiteur vers le mémorial proprement dit, le
reste de la ville, ses bruits et son paysage seraient comme mis entre
parenthèses. Weinmiller proposait que sur le mur le plus élevé, celui qui
s’enfonçait le plus profondément dans le site, on puisse lire des
inscriptions, non des poèmes, mais de courts extraits d’historiens. Dix-
huit murs de grès formeraient le dessin d’une étoile de David, le tout
dans une esthétique de fragmentation et de brisure.
Esthétique de la fragmentation et de la brisure encore chez Daniel
Libeskind, un des maîtres du déconstructivisme architectural, qui
présentait son projet : « Souffle de pierre ». Il prévoyait un espace occupé
par cinq segments de murs de béton de vingt et un mètres de hauteur. Ils
seraient érigés en direction de Wannsee, l’endroit où se tint en 1942 le
conciliabule qui décida de l’extermination des Juifs d’Europe. Les
segments de mur pointeraient également vers le monument Goethe du
Tiergarten afin de lier en un ensemble indissociable civilisation et
barbarie, de façon que le visiteur n’ait pas le sentiment que tout cela est
bel et bien du passé. Une illustration, en somme, de la phrase qu’un
personnage de Günter Grass dans Toute une histoire : « Tout me dit :
fiche le camp de ce pays dans lequel, à tout jamais, Buchenwald est en
face de Weimar, ce pays qui n’est plus ou ne peut plus être le mien39. »
Les segments de mur chez Libeskind représentent des couches stratifiées
les unes au-dessus des autres, symbolisant les couches complexes de la
mémoire et le danger de l’oubli. Daniel Libeskind, comme Gesine
Weinmiller, partait de ce paradoxe : on ne peut construire un mémorial
qu’en prenant comme point de départ l’irreprésentabilité de l’événement.
Le projet de Jochen Gerz était encore plus original car interactif. Il se
composait de deux espaces distincts en fonction de la question suivante :
pourquoi est-ce arrivé ? L’œuvre collective serait d’une part une réponse
écrite par les visiteurs à cette question. Le premier espace de quinze mille
mètres carrés serait une place légèrement incurvée. Elle serait dallée. Il y
aurait trente-neuf lampadaires. Tout en haut de ces trente-neuf
lampadaires, un panneau avec une inscription : Warum ? (Pourquoi ?)
écrite dans toutes les langues qui étaient celles des déportés. Les réponses
aux questions, de cent vingt signes à peu près (deux ou trois phrases),
seraient inscrites par les visiteurs grâce à une machine spéciale.
L’ensemble de la dalle ne serait pas rempli d’inscriptions avant
longtemps. Le second ensemble se situerait à un angle de la place. Il
s’agit de l’« Oreille », construction à trois espaces : la chambre de la
mémoire, la chambre des réponses, la chambre du silence. La première
chambre de la mémoire devra abriter les quelque cinquante mille
témoignages recueillis par la fondation Spielberg. Dans la deuxième, les
visiteurs pourront consulter des documents, s’entretenir avec des
historiens et discuter avec eux. La troisième serait un endroit circulaire
sans lumière, c’est-à-dire, plus exactement, où l’éclairage, grâce à un
« verre intelligent », se réglerait par lui-même en fonction de la lumière
extérieure. Plus rien. Ni art représentatif ni symbolique. On n’y entend
qu’une musique : eternal e, du compositeur américain La Monte Young.
Il s’agit d’un ton unique qui semble croître ou décroître de volume, si
bien que le visiteur ne sait pas si c’est une musique réelle qu’il perçoit ou
quelque son intérieur qu’il imagine. Chacun serait laissé à lui-même, à sa
méditation, à sa confrontation avec la dimension de l’événement et son
horreur. Après le retrait de Serra, la maquette d’ensemble du projet
Eisenman fut modifiée.
Le projet a longtemps été en attente, perpétuellement différé. Il devint
un enjeu électoral en 1998. Eberhard Diepgen, le maire CDU de Berlin,
déclara qu’il ne laisserait pas sa ville devenir la « capitale du remords ».
Le futur ministre de la Culture Michael Naumann et le futur chancelier
Gerhard Schröder, se prononcèrent plutôt contre le mémorial40. Michael
Naumann développe deux arguments contre sa construction. D’une part,
fait-il remarquer, l’Allemagne ferait exception. Aucun peuple ne se
rappelle volontiers le plus grand crime de sa propre histoire. Par ailleurs,
il pourrait être dangereux de refermer ce chapitre de l’histoire allemande
avec une grosse pierre tombale. Mais, dans le même gouvernement, peu
après, Joschka Fischer, le nouveau ministre des Affaires étrangères, allait
jusqu’à dire : « Toutes les démocraties ont une base, un socle fondateur,
un Boden. La France, c’est 1789. Les États-Unis, la Déclaration
d’indépendance. L’Espagne, la guerre d’Espagne. Eh bien, l’Allemagne,
c’est Auschwitz. Ce ne peut être qu’Auschwitz. C’est le souvenir
d’Auschwitz, le “plus jamais ça” d’Auschwitz, qui est le seul fondement
possible à mes yeux de la nouvelle république de Berlin41. » Les partisans
du Monument insistent au contraire sur la nécessité de ce mémorial en
Allemagne. Aleida Assmann affirme que ce monument serait le premier
vrai monument national. Il signalerait que, sur le plan du droit, l’État
allemand assume la responsabilité des crimes commis sous le nazisme.
Michael Naumann pense que le futur mémorial, si mémorial il y a, sera
l’une des composantes de trois éléments. D’une part, le musée de la
« Topographie de la terreur », qui retrace l’histoire des acteurs du crime
d’État – la Gestapo, la Sûreté du Reich, la SS –, ensuite le Musée juif
construit par Daniel Libeskind à Kreuzberg, puis le mémorial proprement
dit.
Le 21 janvier 1999, le journal Die Zeit faisait état d’un compromis qui
semblait satisfaisant. Eisenman reverrait à nouveau son projet (il ne
resterait plus que mille cinq cents stèles occupant un espace plus
restreint), l’ensemble serait fermé au nord par cinq constructions : la
Maison de la mémoire, chère à Naumann, un « mur de livres », une
bibliothèque, un centre de documentation consacrés à l’holocauste et,
sous le champ de stèles, un hall d’exposition semi-souterrain.
En juin 1999, le Parlement vota enfin la construction du mémorial par
314 voix contre 209 et 14 abstentions. Le 27 janvier 2000, l’inauguration
symbolique eut lieu. Non la pose d’une première pierre, mais l’annonce
de la construction du mémorial par un panneau à trois volets. En juillet
2000, enfin, une version définitive du mémorial fut mise au point. Le
champ de stèles d’Eisenman serait doublé souterrainement par un
« espace d’information », avec un lieu de méditation sans explication,
sans guide, sans message, où le visiteur serait laissé à lui-même.
D’ici le début des travaux, prévus pour l’été 2001, bien des péripéties
peuvent encore advenir, tant il est vrai que la construction du mémorial,
édifice virtuel ou réel, risque de venir hanter la mémoire allemande, une
mémoire qui ne peut manifestement pas redevenir « normale ». Hanno
Loewy avait proposé une solution tout à fait originale. À la place
réservée, près de la porte de Brandebourg, il y aurait un « monument
errant », composé des discours concernant « le monument qui ne fut
jamais construit ». Proposons mieux. À la même place, au centre, une
simple mention : « Six millions » sur la pierre ou tout autre matériau
choisi, et tout autour, comme le propose Hanno Loewy, mais distribués à
la façon d’une page du Talmud, les commentaires, c’est-à-dire, des
extraits de la controverse sans fin et le même titre qui convient à nos
sensibilités déterritorialisées : « Le monument errant ».