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Table des matières

Couverture

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Un rêve d'Allemagne

PREMIÈRE PARTIE DIFFICILE MAÎTRISE DU PASSÉ

Introduction

1. Déni, refoulement ou silence constructif ?

Le deuil impossible

Le travail de la mémoire et la transmission des traumatismes chez


les victimes de la Shoah

Les fils contre les pères

Réactualisation de la résistance absente : la dérive terroriste

2. Mémoires affrontées

Hitler : un film d’Allemagne vs Holocaust made in Hollywood

La querelle des historiens

3. La deuxième fois sera la bonne : s’acharner sur la Stasi parce qu’on


ne l’a pas fait sur les nazis

La renationalisation du discours social

Décrire un pays inconnu


Vers une privatisation de la mémoire de la faute et de la honte : la
querelle Bubis/Walser

Vers des identités plurielles

DEUXIÈME PARTIE LA VILLE PALIMPSESTE

1. Le tremblement du temps

Parcours

Décontaminer le passé ?
La machine à laver le linge de l’histoire

Le ministère de l’aviation du Reich ou l’impatient à floraison permanente

Au peuple allemand ou à la population d’Allemagne : le Reichstag

Le trou au milieu de la ville ou les métamorphoses de la Potsdamer


Platz

2. Une démémoire urbaine : effacer la RDA

Les ruines ne répondent pas

L’attaque contre Christa Wolf et la délégitimation des intellectuels


de RDA

Bon pour la cantine du Parlement !

L'épuration universitaire et académique

La guerre civile des mémoires


Les morts ne sont pas à l’abri : le nom des rues

L'aura des statues

Thälmann trop lourd pour être déboulonné


Des musées didactiquement corrects

Les ménagères de Pankow lavaient plus blanc avec Spee

3. Promenades dans la fiction : le blues du Mur

Un mur de temps

Que faisiez-vous le 9 novembre 1989 ?

Conflits de générations

Troubles d’identité
L’homme des souterrains de Wolfgang Hilbig

Edouard, Theo et les autres : la trilogie berlinoise de Peter Schneider

Fallait-il être un ange pour traverser le Mur ? Le Berlin de Wim Wenders

Micro-poétiques de Berlin

TROISIÈME PARTIE LA DOULEUR DU MEMBRE FANTÔME

1. Une Heimat portative

Être juif en Allemagne aujourd’hui

Vers une nouvelle identité juive-allemande ?

Nomadisme, destinerrance, identité rhizome

2. La présence/absence des Juifs

Le vide et l’absence comme tropes

La muséification de la mémoire

Les ombres de l’histoire : les contre-monuments

Les expérimentations de Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz


Mémoires de proximité et espaces interstitiels
La Bayerische Platz

Le Spiegelwand de Steglitz

La Maison manquante de la Grosse Hamburger Strasse

Les ombres sur le mur dans le Scheunenviertel

Une architecture entre les lignes, le musée juif de Kreuzberg

Le problème du mémorial

L a chiffonnière de la rue Rosa-Luxemburg

Remerciements

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
© Éditions Stock, 2001.
978-2-234-07232-9
Du même auteur
ESSAIS
La Société française en 1789 : Semur-en-Auxois. Thèse pour le
doctorat de troisième cycle, Paris, Plon, 1970.
Histoire et linguistique, Paris, Armand Colin, 1973.
L'amour du yiddish : écriture juive et sentiment de la langue (1830-
1930), Paris, Éditions du Sorbier, 1984.
Le Réalisme socialiste : une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986.
Kafka, Paris, Les Dossiers Belfond, 1989.
Le Roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Longueil,
Éditions du Préambule, 1989.
La Sociologie de la littérature (en collaboration avec Marc Angenot) ,
Montréal, CIADEST, cahier n° 4, 1991 ; nouvelle édition revue et
corrigée, 1993.
Socialist Realism : an Impossible Aesthetic, Stanford (CA) , Stanford
University Press, 1992.
Le Deuil de l’origine : une langue en trop, la langue en moins, Paris,
Presses universitaires de Vincennes, 1993.
Discours et archive (en collaboration avec Jacques Guilhaumou et
Denise Maldidier), Bruxelles, Mardaga, 1994.
Le Naufrage du siècle, Paris, Berg International/Montréal, XYZ, 1995.
Idendidad, memoria y relato. La imposible narración de sí mismo,
Cuadernos de Posgrado, Universidad de Buenos Aires, 1996.
Le Golem de l’écriture. De l’autofiction et cybersoi, Montréal, XYZ,
1997.
ŒUVRES DE FICTION
Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Bruxelles, Complexes,
1979.
La Québécoite, Montréal, Québec-Amérique, 1983. Réédition,
Montréal, Typo, 1993. The Wanderer, traduction en anglais par Phyllis
Aronoff, Montréal, Vehicule Press/Alter Ego Éditions, 1997.
L’Immense fatigue des pierres, Biofictions, Montréal, XYZ, 1996.
TRADUCTIONS
Autour de la gare/Joseph Shur, de David Bergelson. Nouvelles
traduites du yiddish. Introduction, traduction et notes de l’auteur.
Lausanne, L’Âge d’homme, 1982.
Les Zelminiens, de Moïshe Kulbak. Roman traduit du yiddish. Préface,
traduction et notes de l’auteur, Paris, Seuil, 1988.
Une tragédie provinciale, de David Bergelson. Traduit du yiddish
(avec Nadia Déhan-Rotschild), Paris, Liana Levi, 2000.
« Deutschland ? Aber wo liegt es ? Ich weiss das Land nicht zu
finden. »

« L’Allemagne ? Mais où est-ce ? Je n’arrive pas à trouver ce


pays. »
Friedrich von SCHILLER.

« Alles sagt mir : Nichts wie raus aus dem Land, in dem für alle
Zeit Buchenwald nahe Weimar liegt, das nicht mehr meines ist… »

« Tout me dit : il n’y a rien d’autre à faire qu’à partir du pays où,
pour l’éternité, Buchenwald est près de Weimar, qui n’est plus le
mien… »
Günter GRASS.
Un ordre d’idées
Collection dirigée
par Nicole Lapierre
Plan de Berlin
Un rêve d’Allemagne
Il y avait un interdit jeté sur la langue des bourreaux. L'allemand,
c’était la langue d’Auschwitz. On pouvait certes l’étudier au lycée –
interdire Goethe et Schiller n’aurait eu aucun sens – mais on ne pouvait
pas parler allemand, ni voyager en Allemagne, ni acheter une
Volkswagen (même pas une vieille « Coccinelle »), ni un appareil photo
ou une radio, ni des chaussures « made in Germany ». Rien d’allemand
ne devait entrer à la maison. Lorsqu’il a été question de remplir des
dossiers pour obtenir l’argent des « Réparations », l’« argent des
Allemands », comme on disait, ce fut un vrai dilemme, mais mes parents
étaient si pauvres qu’ils n’avaient pas vraiment le choix. Cette pension,
du reste, était misérable. Ma famille ayant perdu cinquante et une
personnes, tous ceux qui étaient restés en Pologne, parmi lesquels les
parents de ma mère, ses huit frères et sœurs, presque tous mariés avec des
enfants, cela ne faisait pas très cher pour la vie de chacun !
Aller à Berlin et le dire à mes parents ? Impossible ! Parler
l’allemand ? Jamais ! Cet interdit ne m’a plus quittée. Je ne parle toujours
pas l’allemand, même si je le comprends et le lis fort bien. Les sons ne
parviennent pas à sortir de ma bouche, ils se forment dans ma gorge et se
mettent en boule, en bouillie. Je suis obligée de les déglutir dans un
mutisme total. Pourtant, en dépit de cet interdit, l’allemand comme
langue me rend euphorique et je me sens bien à Berlin.
D’où viennent cette euphorie, ce bien-être ? On s’attendrait, au
contraire, à des rappels pénibles, à des détails insignifiants mais
révélateurs d’un gouffre impossible à combler, à des petits renvois
d’horreur. Cela m’est arrivé bien sûr, mais rarement. De temps à autre,
des rires gras, un « Achtung ! Achtung ! » dans le métro, des policiers
avec des bergers allemands, des « petits riens » qui donnent la chair de
poule. Longtemps, en croisant dans les rues de Munich ou de Berlin des
hommes âgés, je leur mettais automatiquement un uniforme SS sur le dos
et me demandais s’ils n’étaient pas venus chercher ma famille pour la
conduire à Treblinka. C'était plus fort que moi. Aujourd’hui, je rencontre
encore dans le métro berlinois, la S-Bahn tout particulièrement, des
vieilles dames habillées de lainages verts, aux cheveux blanc bleuté, avec
des crans à la mode d’autrefois. Elles portent des chaussures
orthopédiques et voyagent en groupes. Je sais que ce sont des veuves de
guerre et que leurs maris ont disparu quelque part sur le front de l’Est. Je
le sens immédiatement. Je reste solitaire dans mon coin, sur la banquette,
de l’autre côté, écoutant leur conversation ou m’absorbant dans les
chantiers de la Lehrter Bahnhof.
La plupart du temps, rien de tel. Berlin m’exalte et me séduit. Il y a
souvent dans l’air, pourtant frais, blafard et gris de novembre (je ne sais
pas pourquoi j’y suis souvent en novembre), comme une légèreté tonique
et stimulante. Berlin est une ville de brumes, aux nuages bas en hiver,
une ville propice à la présence de fantômes, de strates mémorielles
multiples, une ville à l’imaginaire de ruines, une ville de métro aérien
surgissant dans des ciels lourds. Qui n’a pas vu le métro crever le
brouillard à Schönhauser Allee, ou à la Warschauer Strasse, ne sait pas ce
que c’est que la mélancolie. Je n’ai jamais été accablée par des moments
de tristesse ou de lassitude, ni même par le froid pourtant mordant, moi
qui, à Paris, me laisse facilement entamer par la grisaille et qui, à
Montréal, ne supporte pas le froid. C'est la langue et la ville qui
accomplissent ces miracles quotidiens. Peut-être parce que l’une et
l’autre piègent des souvenirs et des songes.
Durant toute la guerre, on a reçu des lettres d’Allemagne. Elles étaient
envoyées par mon père, prisonnier dans la région de Hanovre, au stalag
XI B, et portaient la mention Kriegsgefangener sur l’enveloppe. Il disait
qu’il pensait à moi, que j’étais un ange, que j’étais belle comme le jour…
J’étais trop petite pour comprendre ce qu’était la guerre, ce père que je ne
connaissais pas semblait écrire d’un pays de rêve, dans des lointains
indéchiffrables. Il me manquait. Je savais simplement qu’il était soldat,
au loin. Peut-être ai-je associé inconsciemment « Allemagne »,
« Deutschland » à ces paroles d’amour qu’il m’envoyait, le tampon de la
poste faisant foi. Kriegsgefangener est encore aujourd’hui, pour moi, un
mot magique. Si je le prononce fort une dizaine de fois, il perd tout sens,
devient une matière sonore qui a l’odeur des fleurs sauvages le long
d’improbables routes. Revenu de captivité, mon père me racontait des
histoires, me récitait des poèmes de Heine en allemand, ou chantait des
lieder romantiques qui m’arrachaient l’âme. Il y avait toujours, dans nos
rêves, une autre Allemagne, symbolisée par Thomas Mann, par la
littérature, ou par la RDA, selon les moments. L’Allemagne n’avait pas
cessé d’être le « pays des philosophes et des poètes » (Das Land der
Dichter und Denker). Celui, aussi, d’où j’imaginais venir.
Je me souviens qu’à l’école, puis au lycée, je transformais, du moins à
l’oral, ce nom à coucher dehors d’AJ-ZERSZTEJN en EISERSTEIN, qui
n’était pas très éloigné de EISENSTEIN. S’il m’arrivait de me faire
passer pour la petite-nièce du célèbre metteur en scène soviétique, la
plupart du temps mon roman familial faisait de ma famille, des Juifs
allemands, des Yekes. Ils auraient quitté Berlin en 1933, juste le temps
d’emporter l’essentiel. Ils auraient été des bourgeois, vivant dans les
beaux quartiers de Berlin, à Charlottenburg de préférence, mais
Schöneberg ou Steglitz faisaient aussi bien l’affaire, avec une résidence
d’été à Babelsberg, bien entendu. Au fond, j’aurais pu dire, comme
Walter Benjamin : « J’étais, dans mon enfance, prisonnier du vieil Ouest
et du nouvel Ouest. Mon clan habitait alors ces deux quartiers avec une
attitude où se mêlaient opiniâtreté et fierté qui faisaient d’eux un ghetto
qu’il considérait comme son fief1. » Je parlerais à la maison une belle
langue de haute culture. Je souris quand je pense aux histoires que je
pouvais inventer sur le compte de ma famille. Ensuite, j’ai découvert
Kafka, Benjamin ; des compagnons avec lesquels je passais de longues
heures à méditer, esseulée sous les frondaisons du Luxembourg ou dans
l’air mordoré des printemps de Belleville. Je ne supportais tout
simplement pas que mes parents fussent d’origine populaire, et juifs
polonais de surcroît. La Pologne m’apparaissait comme le pays du néant,
sans aucun intérêt. Quant aux Juifs de l’Est, ces « pouilleux » dont je
descendais, je ne me sentais strictement rien de commun avec eux.
Cependant, du seul lien paternel réel et ancien à l’Allemagne, je n’ai
jamais su grand-chose. Mon père parlait rarement des quelques mois où,
en 1927 ou 1928, il fut correspondant de Die Rote Fahne, le journal du
Parti communiste allemand. Qu’est-ce qu’il y faisait ? À quoi le journal
l’employait-il ? Écrivait-il sous pseudonyme ? Mystère ! Je me promets
toujours d’élucider cette énigme, mais je reporte sans cesse. Je sais
seulement qu’il habitait Wedding, Wedding-le-Rouge.
Ma mère m’avait chanté des berceuses en polonais, mon père m’avait
récité des poèmes de Heine en allemand. Je ne maîtrisais aucune des
deux langues. Pas plus que le russe, du reste. J’étais bonne en anglais et
en espagnol, mais sans génie. Quand il a fallu choisir une disci-1. Walter
Benjamin, Sens unique, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 108. pline, c’est
l’histoire qui s’est imposée d’emblée. L’allemand resterait ma langue
secrète, celle de mes rencontres solitaires avec les écrivains que j’aimais,
avec les poètes, les philosophes, une langue que je ne pouvais partager
avec personne. J’avais dans l’oreille ses sonorités, sa prosodie, sa
musicalité. J’étais littéralement tombée amoureuse du datif allemand. La
joie que me procure encore cette construction, le frisson qui me parcourt
alors étonne mes proches. Le datif, c’est le bonheur, c’est l’euphorie de la
langue, un monde complètement recréé. Il y avait aussi les particules
séparables et les prépositions, avec lesquelles on pouvait s’amuser. Rien
d’une telle souplesse en français ! Cette langue me semblait familière et
lointaine à la fois, sa proximité avec le yiddish me la rendait
immédiatement intelligible, mais, en même temps, certaines différences
dans les déclinaisons et dans la structure syntaxique suscitaient des effets
d’éloignement et d’étrangeté, tandis que des faux amis créaient des
contresens comiques, voire ahurissants. C’était une langue du dedans-
dehors, une langue de l’entre-deux, de l’interstice, notion centrale dans ce
livre. Le yiddish était la langue non pas intime, mais familiale, voire
clanique, la langue identitaire, celle qui me rattachait au passé, aux
racines que je ne prisais pas particulièrement, mais qui étaient
omniprésentes. Faut-il rappeler qu’à l’époque nous étions tous pris dans
une volonté farouche d’assimilation ? La quête des racines n’était pas à la
mode. Il est vrai que nous ne les avions pas perdues, nous ne nous
situions pas au deuxième degré, nous étions tout naturellement dans la
culture juive laïque, sans réticence, mais sans enthousiasme. Nous avions
survécu et cela nous donnait une nouvelle énergie. Nous n’étions pas
pour autant des « survivants », nous n’entrions dans aucun rôle. Le
français était glorieusement la langue de notre assimilation, une nouvelle
langue maternelle, celle dans laquelle se vivaient toutes les expériences
émotionnelles, la langue de l’universalisme, du monolinguisme aussi.
Elle se suffisait à elle-même dans sa plénitude. L'anglais, l’espagnol, le
russe étaient les langues étrangères du cursus scolaire.
L’allemand restait à côté, de biais, à part. Sa musique les
accompagnait, mais ne se confondait jamais avec elles. Il y avait
toujours, quand je rentrais du lycée, une page du Journal de Kafka qui
m’attendait et que je m’efforçais de traduire avec un petit dictionnaire de
poche. Puis, un jour, on le trouva en français chez Grasset dans la
traduction de Marthe Robert. Je me revois en train de couper les pages
avec un coupe-papier d’ivoire que j’avais acheté à cette occasion. Dès
lors, j’ouvrais les deux éditions à la même date et lisais le texte
alternativement en français et en allemand. Je m’arrêtais sur tel mot, telle
expression, j’abandonnais la page en français, voulant n’avoir de contact
qu’avec la page allemande, je la lisais tout haut avec bonheur, pour moi
seule. Personne ne devait savoir que j’aimais l’allemand d’un amour
presque coupable. C’était mon secret. Je me demandais comment des
crimes aussi horribles avaient pu être commis dans une langue aussi
parfaite, la langue du paradis, liquide, sensuelle, acidulée, piquante,
caressante. L’allemand était ma langue fondamentale, ma Ur-Sprache,
ma reine Sprache, une langue d’une autre planète, d’un hors-lieu, d’un
hors-langue. J’avais fait de l’allemand, sans doute très tôt, durant la
guerre, à cause de ce père lointain, prisonnier là-bas, ma langue
maternelle (paternelle ?) imaginaire, la langue d’un roman familial que
j’esquissais en silence. C’était la langue dans laquelle je me recréais, me
recomposais, m’inventais une famille à côté de ma famille réelle.
L’allemand était la langue des possibles recommencements. Celle aussi
dans laquelle j’inventais des histoires, car, dès la petite école, je racontais
des histoires dans tous les sens du terme. J’inventais des récits, des pièces
de théâtre que nous jouions à la récréation ou dans les diverses colonies
de vacances où mes parents m’envoyaient. J’étais l’auteur officiel, le
metteur en scène attesté, l’écrivain public. Mais je m’inventais aussi des
autobiographies, des vies imaginaires, parallèles1. J’avais même un petit
carnet secret sur lequel j’inscrivais ce que j’avais « raconté » et à qui,
pour m’y retrouver et donner suite à ces inventions rocambolesques. Si,
après l’agrégation d’histoire, les aléas du doctorat et de la carrière
universitaire n’avaient pas dévoré le plus clair de mon temps, j’aurais pu
devenir romancière. L'écriture de fiction n’est venue réellement que sur
le tard. En attendant, l’allemand a tenu une place centrale dans mon
imaginaire. Alors que tous mes amis adoraient l’italien et l’Italie, allaient
toujours en vacances à Rome, à Venise, à Florence, apprenaient la langue
pour lire Gramsci dans le texte, moi, je rêvais à cette Allemagne qui
m’était interdite. Cette « autre Allemagne » comme horizon, impossible à
atteindre, c’était des paysages, un kaléidoscope de films, de
photographies, d’odeurs, de visages, de mots, de sons ; à la fois des
clichés revus et corrigés et des créations originales : des dunes sauvages
au bord de la Baltique, les forêts épaisses de Thuringe, un peu de Bach,
mais aussi des vers de Schiller, des pages de Kleist ; un collage
hétéroclite où la poésie de Celan se mêlait aux films où apparaissait
Marlene Dietrich, une Allemagne Weimar un peu kitsch, bric-à-brac, qui
tentait d’« oublier », de refouler, les douze années fatidiques.
Et puis, il y eut l’épisode de Neues Deutschland. Un jour, à la fête de
L’Humanité, je fus attirée, à la Cité internationale, par le stand de
l’Allemagne de l’Est. La RDA n’était pas alors reconnue par le
gouvernement français, ou à peine, je ne sais plus. Je trouvais très
piquant d’être en contact avec l’« Autre Allemagne », sans rien savoir sur
elle. Entre saucisses et choucroute, entre pain noir et salade de pommes
de terre au persil, je donnai mon adresse à un bel Aryen blond aux yeux
bleus, mais de gauche, afin de recevoir Neues Deutschland à la maison.
Quelle histoire ! Du lendemain de cet acte irréfléchi à la mort de mes
parents dans les années 70, le journal est arrivé, tous les jours sans
exception, sous une épaisse enveloppe de mauvais papier. Illisible et
fastidieux, il n’intéressait personne à la maison. Ma mère s’en servait
pour emballer tout et n’importe quoi. Il déteignait sur mes chaussures de
tennis, et mes goûters en avaient le goût et le style : immangeables ! Mon
initiative eut aussi des conséquences imprévisibles. Mes parents n’étaient
naturalisés français que depuis 1948, mon père avait été dans sa jeunesse
un dirigeant communiste à l’échelle d’une petite ville polonaise et avait
passé beaucoup de temps dans l’illégalité. Nous eûmes la visite de
membres du Deuxième Bureau, nous fûmes fichés.
À Berlin, tant d’années après ces souvenirs d’enfance ou de prime
adolescence, j’ai enfin compris. C'est en allemand qu’il faut être
confronté à l’indicible, à l’insupportable. D’une certaine façon,
traditionnellement, tous les intellectuels et écrivains qui avaient
l’allemand comme langue dans leur horizon, maternel, paternel, culturel
ont tous eu un rapport un peu fou à cette langue, et cela bien avant la
Shoah. De Kafka à Canetti, tous ! Ce n’est pas pour rien que j’ai consacré
tant de temps à Kafka, que j’ai écrit avec passion un livre sur son œuvre2,
que j’ai cerné, à partir de Kafka et de Canetti, la langue secrète sous la
langue3. J’ai vécu dans l’intimité d’intellectuels juifs et d’écrivains pour
lesquels la langue, les langues, ne se concevaient que dans leur
inquiétante étrangeté.
Et puis il y a eu ça. Langue torturée pour Celan, langue préservée pour
Arendt, langue passée au micro-scope par le linguiste Victor Klemperer
afin d’y déceler l’étendue de ses avanies, de ses défigurations, langue
responsable de tout, car trop corporelle pour Georges-Arthur
Goldschmidt. Mais pour moi, l’allemand, ce n’est ni une langue
maternelle, ni une langue paternelle, ce n’est pas la langue de la
socialisation. C’est quoi ? La langue de la guerre, du danger absolu,
l’autre du yiddish, la langue de tous les dangers, du froid, de la faim, de
la persécution, la langue dans laquelle ça s’était fait et qu’on ne pouvait
dire dans aucune autre langue. C’est pourquoi j’ai retourné l’allemand
comme un gant.

Mes rapports avec mes amis allemands n’ont jamais été simples ni
naturels, malgré la chaleur et la profondeur de nos échanges. Ils en font
toujours trop ou pas assez ! D’un côté, c’est l’effet pervers du
philosémitisme très répandu en RFA à la fin des années 70, au début des
années 80, et même encore aujourd’hui. Sachant que je suis juive, ils
cherchent à tout prix à me faire plaisir et devancent tous mes désirs. Je
sais quelle culpabilité inconsciente se dissimule derrière cette sollicitude.
Parfois, elle me met mal à l’aise, la plupart du temps, j’en jouis, j’en
profite, sans trop me poser de questions, mais je sais… De l’autre, c’est
un sentiment de manque, d’inadéquation. Je les trouve parfois bien
légers, irresponsables, indélicats. Font-ils de mauvais jeux de mots,
disent-ils, par maladresse, une phrase qui pourrait être mal interprétée,
rappellent-ils le bombardement de la ville de leur enfance ou de celle de
leurs parents, évoquent-ils les bombardements de Dresde, les réfugiés de
Silésie, les ruines de Berlin en 1945, se posent-ils comme « victimes » ?
Une gêne s’installe entre nous, et nous n’aurons pas trop de la soirée pour
la dissiper. En fait, nous sommes en permanence aux aguets, nous nous
observons. Et pourtant, notre amitié est profonde.
Mais il y a eu Ernst. Il habitait Berlin où, comme tant d’autres jeunes
des années 1969-1970, il s’était réfugié pour fuir sa famille et échapper
au service militaire, attiré par les mouvements alternatifs, les luttes
sociales et un air de liberté qu’on ne trouvait ni à l’Est, ni dans la RFA
repue du miracle économique. Nous nous sommes rencontrés en mai
1968, dans la cour de la Sorbonne, au milieu des drapeaux rouges et noirs
– un vrai cliché, mais réel. Je lui dois la découverte du « malheur
allemand », symétrique du « malheur juif » qui avait été le mien4. Quand
je l’ai connu, j’étais mariée et mère d’une petite fille. Lui, de son côté,
était affectivement engagé ailleurs. Pendant des années, nous nous
sommes vus à Paris ou à Berlin, quelques jours par-ci, par-là, sachant
qu’il n’y aurait jamais de suite à cette liaison, mais bien décidés à lui
donner un sens, une profondeur, un ancrage. Ernst habitait Kreuzberg, le
quartier le plus vivant de Berlin-Ouest à l’époque, le plus
« underground », le plus étonnant pour la Parisienne un peu convenue et
prude que j’étais alors. C'est à Kreuzberg que j’ai vu mes premiers punks
et je me souviens encore de l’effet sur moi de ces cheveux bleus plantés
sur la tête comme des clous. Nous nous parlions de préférence en anglais
plutôt qu’en allemand ou en français, même si nous ne maîtrisions pas
très bien cette langue. Ce choix nous faisait échapper à la glu identitaire
et à nos passés trop lourds. C’était un ailleurs stimulant, qui nous rendait
libres. Si nous avions vécu ensemble, ce que nous envisagions très
rarement, cela n’aurait pas été à Paris ou à Berlin, mais à New York : il
aurait trouvé une galerie de photos dans l’East Village, et moi, un poste à
New York University. Une autre vie, sans ce trop de mémoire qui pesait
sur nous, le rêve américain d’ex-militants.
Nous arpentions les rues de Berlin-Ouest jour et nuit, traînant
longtemps dans les cafés enfumés (tout le monde fumait à l’époque), les
librairies de gauche et d’extrême gauche, discutant politique,
infatigablement. Ernst détestait l’Est : aucune issue, rien à attendre de ce
qui se passait de l’autre côté du Mur avec Ulbricht puis Honecker ! Mais
rien à attendre non plus du SPD, d’une social-démocratie molle, ayant
tout renié du marxisme, complètement intégrée au système politique de la
RFA. Quant à la CDU, c’était pour lui, purement et simplement, la
réincarnation du fascisme. Il n’aimait pas pour autant les terroristes, il les
disait « malades », même s’il comprenait leur révolte. Il avait connu
Holger Meins quand il s’était lancé dans la photographie, mais il ne
l’avait jamais revu et Meins avait rallié la Fraction armée rouge, avant de
mourir d’une grève de la faim en novembre 1974. Rien à faire du côté de
ceux qui s’étaient fourvoyés dans le terrorisme. Restaient les
groupuscules autonomes, gauchistes à des titres divers, artistes,
intellectuels, tout un monde qu’on a bien oublié aujourd’hui, mais qui
constituait le sel de la terre et dont j’ai la nostalgie. Ernst, le photographe,
ne trouvait de place nulle part. S’il n’avait pas mis fin à ses jours un
matin de janvier 1979, il aurait sans doute fait comme ses amis aux prises
avec le changement de conjoncture qui a affecté l’ensemble du monde
occidental à la fin des années 70 : il se serait « casé » quelque part, dans
le cinéma, la photographie, le journalisme. Il serait peut-être même
devenu « vert ». Il se serait marié sans doute, la vie aurait coulé un peu
comme notre beau navire et notre mémoire.
De 1968 à 1979, il m’a fait connaître Berlin, surtout l’ouest, surtout
Kreuzberg, ses ruines encore visibles en bordure du Mur. Nous errions
souvent aussi autour de la Potsdamer Platz désolée, le soir, quand le givre
recouvrait cette étendue déserte et poétique. Nous arpentions les rues à la
recherche des souvenirs de Walter Benjamin, de Franz Hessel, de
Siegfried Kracauer et de tant d’autres, pestant contre la société de
consommation dont nous étions pourtant les premiers bénéficiaires.
Parfois, nous nous retrouvions à l’Est. Je passais par le métro à la station
Friedrichstrasse. Lui, en tant que Berlinois, traversait en un autre point en
voiture. Nous y restions la journée, perdus au milieu des façades
lépreuses des rues à l’odeur si caractéristique, nous allions comme tous
les touristes voir une représentation théâtrale au Berliner Ensemble. Les
premières fois, je voulais voir l’autel de Pergame et tous les musées, mais
avec le temps mes centres d’intérêt se sont déplacés. Nous étions les
nouveaux flâneurs de Berlin. Nous errions, un peu perdus, dans les rues
du Mitte ou de Prenzlauer Berg qui n’était pas encore un lieu de refuge
de la bohème est-allemande – du moins, nous n’en savions rien. La
plupart du temps, nous restions à l’Ouest.
Le malaise d’Ernst, je l’ai compris dès notre première rencontre. Il ne
m’avait pas dit qu’il était allemand. Il s’était inventé une identité suisse-
allemande. Photographe zurichois, il était venu à Paris pour tenter sa
chance. Surpris par les événements et séduit, il était resté. En attendant
quoi ? Il ne savait pas. Il parlait très bien français, avec un petit accent
qui donnait une animation particulière à ses yeux verts. Quelques mois
après, au détour de la conversation, j’ai évoqué ma famille juive
exterminée en Pologne. Il s’est littéralement décomposé. Blême, malade,
en sueur, il a tourné les talons et a disparu. Je ne l’ai revu que quelques
semaines plus tard. Né en 1938 à Breslau devenue Wroclaw, il avait sept
ans en 1945, mais se souvenait parfaitement de la fuite de sa famille
devant les Russes. Tous ses parents avaient été relogés dans la région de
Munich et c’est à Munich qu’il était allé à l’école. Il n’arrivait
absolument pas à assumer le fait d’être allemand. C’était pour lui un
destin maudit, une blessure dont il ne pouvait se remettre. Nos longues
discussions tournaient autour de la « faute collective », la « honte
collective », la responsabilité individuelle, le poids du silence des
parents. Comme beaucoup de jeunes de sa génération, il avait grandi dans
l’urgence de la reconstruction, le silence fait sur l’époque de la guerre et
n’avait découvert le nom d’Auschwitz que très tard.
En outre, sa famille de réfugiés de l’Est, de territoires devenus
polonais, expulsés et émigrés de Silésie, militait dans des mouvements
qui n’avaient rien de progressiste, au contraire. Les propos qu’il entendait
chez lui l’ont alerté. En cherchant bien, il a découvert des albums de
photos dont quelques-unes avaient été grattées. Le mariage de ses
parents, lui bébé, une maison, un jardin avec des rosiers, son père en
colonel SS, la famille sous le portrait du Führer dans une salle à manger
banale, son père faisant le salut hitlérien, son père au front avec des
camarades, son père blessé, souriant, décoré de la croix de guerre. Puis
l’album s’interrompait et la vie innocente d’Ernst avec. Il s’est enfui, a
quitté les siens, est venu à Berlin avant l’érection du Mur, faisant mille
petits boulots avant de reprendre des études de photographie et de
cinéma. C'est moi qui lui ai fait remarquer, bien plus tard, qu’il avait
découvert le passé de son père dans un album de photos et que lui-même
avait voulu devenir photographe – d’ailleurs la seule chose qu’il eût
emportée à Berlin était un vieux Leica. Il ne s’en était jamais rendu
compte !
Pourquoi la plupart des gens de sa génération, qui avaient tous été en
révolte contre leur famille, ont-ils finalement réussi à vivre, retrouvé un
semblant de « normalité », et pas lui ? Ernst n’a pas pu, n’a pas su,
comment faire. N’étant pas écrivain, il n’a écrit ni Trame d’enfance
comme Christa Wolf, ni Le Tambour comme Günter Grass, ni
L'Instruction comme Peter Weiss. La photo était devenue son existence.
Il voulait combattre le vide et le silence par la photo. Nous arpentions
Berlin pour prendre des clichés. C’est lui qui m’a rendue attentive aux
terrains vagues qu’on pouvait encore trouver à Kreuzberg, aux friches,
aux brins de menthe qui sortaient des fissures de l’asphalte en bordure du
Mur, à la poétique du quotidien dans les graffitis, tantôt politiques, tantôt
surréalistes, qui émaillaient les murs de la ville, aux cours intérieures pas
encore retapées comme aujourd’hui, aux traces de balles sur les façades
un peu partout, à la trouée du métro aérien à Kreuzberg, aux ciels gris,
immenses et tristes avec de lourds nuages menaçants, aux visages, en
apparence banals mais auxquels il savait donner une lumière intérieure,
aux ruines encore visibles, véritables allégories de cette ville
énigmatique. Il pouvait rester une heure à un endroit, attendant le pâle
rayon de soleil qui allait illuminer une scène que lui seul pouvait capter.
Son appartement à Kreuzberg était tout près du Mur. Il aimait le
photographier à toutes les heures du jour et au début du crépuscule. Il
doit exister quelque part à Munich des collections de photos
abandonnées, à moins qu’il ne les ait confiées à un institut ou à un
proche, mais je n’en ai jamais entendu parler. Ce que je sens
profondément, en revanche, c’est qu’il est mort de cette impossibilité de
se sentir allemand, de faire sa paix avec sa famille, sa ville, son pays, lui-
même. Au-delà des problèmes personnels, des aléas de la vie, je sais qu’il
n’a pas supporté d’être le fils d’un tel père. Eût-il entrepris une
psychanalyse durant de longues années, il serait venu à bout de cette
culpabilité, sans doute. Eût-il rencontré sur son chemin des auteurs qui
collectaient les récits de vie, les confessions, le mal de vivre des jeunes
de cette génération, il aurait pu extérioriser sa souffrance, la mettre en
mots, l’objectiver, la mettre à distance.
Je lui avais proposé de faire lui-même un récit, de tenir un journal
intime. Je commençais alors à envisager, pour mon propre compte, un
ouvrage sur l’histoire de ma famille dont je ne savais pas grand-chose.
J’avais longuement interrogé mon père dans les dernières années de sa
vie, et ma mère par la suite. Il me semblait qu’un vrai travail du deuil,
pour ma famille anéantie, passait par là. Ce livre est paru en 19795,
l’année même de la mort d’Ernst. Je lui avais dit de faire un travail
symétrique au mien, d’affronter directement le problème, de
collectionner les photos, les lettres, les cartes postales, les documents les
plus divers, de reprendre contact avec sa famille, de les interviewer, de
les faire parler. Après tant d’années, il devait bien être possible
d’entendre la parole de ce vieux père, si insupportable qu’elle puisse être.
Ernst me regardait avec beaucoup de curiosité et de reproche quand
j’évoquais ce double projet. Il trouvait que j’avais le « beau » rôle. Il
estimait qu’il était beaucoup plus facile d’entrer dans la peau du
survivant, du Juif d’après la guerre, que d’être dans la sienne. Nous
pouvions chercher, durant des heures, lequel des deux était le plus
malheureux. À coup sûr, ce n’était pas très sain, mais c’est ainsi que nous
vivions. J’avais le sentiment que, peu à peu, il allait réellement à la
rencontre de son passé et trouvait le chemin de sa propre parole. Je me
trompais. Un matin de janvier 1979, à Berlin, Ernst s’est donné la mort.
Inconnu, il n’a pas de « biographie ». Ces quelques mots à l’ouverture de
ce livre sont peut-être la seule mention de son passage sur terre, si l’on
excepte l’état civil.
Ce livre est plein de son souvenir, de sa peine, et de mon impossibilité
à pouvoir le comprendre de l’intérieur, à l’aider. De là, cette place
énonciative incertaine qui est la mienne, migrante, parfois flottante, à la
fois extérieure, distante et totalement impliquée. Cette indétermination
énonciative, cette migration du regard et des points de vue, est la seule
que j’aie pu adopter, pour ce livre palimpseste. Qui écrit ici ? Ce n’est ni
l’universitaire française, ni la Parisienne, ni la femme juive, ni la
« presque vieille femme », ni la Montréalaise vivant au Canada en
Amérique du Nord, ni la Berlinoise imaginaire s’inventant un passé « juif
allemand », ni l’amie d’Ernst, essayant de se mettre à sa place. C’est tout
cela à la fois. Ni regard de l’Est ni regard de l’Ouest, regard de la limite
entre les deux, de l’emplacement de l’ancien Mur, sans doute. Travail du
deuil, pour moi aussi, car voilà plus de vingt ans que je tourne autour.
Travail d’érudition également et, en même temps, essai personnel,
subjectif et assumé comme tel. Pour moi, Ernst, comme d’autres amis,
représentait l’autre Allemagne à la recherche de laquelle je n’ai jamais
cessé de partir, depuis mon enfance. Je me suis replongée dans ces
événements historiques, ceux qu’Ernst s’est privé de connaître, depuis la
venue au pouvoir de Gorbatchev en 1985 jusqu’à la chute du Mur de
Berlin en 1989, de la réunification de l’Allemagne à aujourd’hui.
J’ai voulu reprendre ce terrible problème de la
Vergangenheitsbewältigung, qu’on a l’habitude de traduire par « maîtrise
du passé » et qui a traversé l’histoire des deux Allemagnes de 1945 à nos
jours. J’ai voulu comprendre comment pouvait s’articuler un travail de
mémoire réel à propos du massacre des Juifs par l’Allemagne nazie et
une « démémoire » qui oublie, lessive, efface, ne veut laisser aucune
trace de la RDA. Une démémoire qui rejette avec force et oblitère les
traditions antifascistes les plus authentiques en les confondant avec la
mémoire officielle de la RDA dans ce qu’elle avait de plus
instrumentalisé. J’ai voulu savoir comment une vraie culture du souvenir
et de la mémoire, une sorte d’obsession mémorielle, un travail en
profondeur entrepris depuis les Réparations d’Adenauer dans les années
50 jusqu’au geste de Willy Brandt à Varsovie en 1970, vient cependant
buter sur une volonté d’effacement qui a tout simplement éliminé la
plupart des traces de l’existence de la RDA.
Ce que je cherche à traquer, c’est la mémoire-répétition de
l’Allemagne et les lieux où cette répétition est fissurée par de la vraie
réminiscence, dans l’espace urbain en pleine transformation, dans la
société civile, dans les représentations culturelles les plus diverses,
fissurée par un travail de mémoire qui n’est pas antithétique d’un devoir
de mémoire et qui délie l’avenir sans oublier le passé. Je suis
passionnément attentive à tout ce qui vient mettre du vide, du blanc,
obligeant les clôtures identitaires, nationales et narratives à se retisser
autrement, avec des mailles plus larges, plus lâches, tentant par là de
rompre le maléfice des compulsions de répétition. Il y a d’abord tout le
travail concernant la judéité, la destruction des Juifs d’Allemagne et
d’Europe, leur assassinat, leur perte, leur absence. Travail autour de la
culpabilité, de la responsabilité, de la faute et de la honte, de la « maîtrise
du passé » ; travail considérable qui a besoin d’être réactualisé en
permanence, face aux retours de l’antisémitisme, travail jamais achevé,
comme le montrent les débats interminables autour du Mémorial en
hommage aux Juifs d’Europe assassinés. Dans ce domaine a surgi une
mémoire-remémoration. C’est une mémoire non muséale, une mémoire
interstitielle, inscrite dans l’espace urbain à Berlin, prenant la forme de
mémoriaux, d’installations de proximité ou du musée de Kreuzberg, une
sculpture vivante qui intègre l’absence, le vide, la césure, dans sa
structure même. L'Allemagne en cela montre la voie. Il n’est que de
comparer le musée du Judaïsme de Paris, installé dans un hôtel
particulier du XVIIe siècle, entièrement restauré, situé dans le Marais,
avec le musée conçu par Libeskind. Dans le second cas, on a affaire à une
monumentalité « invisible », à une construction qui intègre en elle la
discontinuité irrémédiable de l’histoire. Dans le premier, on est dans
l’euphorie d’une histoire conquérante, qui semble avoir fait sa paix avec
le passé sans trop se poser de questions.
Si Berlin a inventé l’inscription de la mémoire interstitielle dans
l’espace urbain, c’est que depuis cinquante ans ses urbanistes, politiques,
philosophes, historiens, citoyens les plus divers ont accumulé un trésor
de réflexions conflictuelles et d’expérimentations sur la façon de
représenter ou sur l’impossibilité de représenter la Shoah6 dans la ville
même, ses rues, ses places, ses terrains vagues, ses façades à demi
détruites. Et cela aussi bien dans le cadre de la nouvelle muséologie que
dans celui de l’art contemporain et des installations en particulier.
Berlin est aujourd’hui un laboratoire, un chantier où s’expérimentent
de nouvelles identités, une nouvelle identité juive, inédite, une identité
postmoderne nomade, déterritorialisée, une identité rhizome pour
reprendre le terme de Gilles Deleuze. C’est aussi la ville où les tentatives
architecturales d’inscrire l’absence et la mort de quelque cent soixante-
cinq mille Juifs allemands parmi les six millions de Juifs exterminés sont
les plus vives et donnent lieu à des expériences urbaines où se mêlent
approches avant-gardistes, réflexions sur le non-figurable, sur la
représentation des ruines, des échecs, des défaites, des désastres de notre
temps. Travail de mémoire aussi bien que d’invention. Berlin est cette
ville où la présence/absence des Juifs d’avant 1933 continue de hanter
l’espace amnésique de la Potsdamer Platz, le Reichstag flambant neuf ou
les rues du Scheunenviertel « gentrifié ». Laboratoire postmoderne
d’identités en tension, écartelées entre la tentation de l’ethnicisation et de
la déterritorialisation, interpellées par l’impossibilité de faire partie
intégrante de la culture allemande comme si la cassure de la Shoah
obligeait les Juifs en Allemagne, malgré tous les palimpsestes de la
mémoire, à se redéfinir à la fois sur le plan personnel et collectif.
J’ai surtout voulu faire partager au lecteur mon amour de Berlin,
l’immense collage que la ville constitue encore aujourd’hui. Je suis,
avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien
dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans
la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations
dans mes lectures, mes lieux dans Berlin, mes bistrots, mes mémoriaux et
musées, dans les stations de ce métro aérien qui est, pour moi, un lieu de
ressourcement et d’inspiration. La Chiffonnière de la rue Rosa-
Luxemburg, cette fiction qui clôture le livre, a tout entière été conçue
dans mes promenades en S-Bahn entre Alexanderplatz et Potsdam, dans
d’innombrables allers et retours. Dans l’introduction du Golem de
l’écriture, j’écrivais : « Ma méthode est résolument herméneutique si
l’on veut. Je me love dans les textes de ces auteurs, dans l’œuvre de ces
artistes, sur l’écran, je m’approprie leurs mots, je m’identifie sans perdre
pour autant mon sens critique. Je suis leur texte (au deux sens du verbe
suivre !), je les déplie, les déploie. Je développe mes hypothèses, ma
thématique. Je me promène littéralement dans ces œuvres, dans ces vies.
Je mets aussi à profit ma “balade” entre les disciplines universitaires, de
l’histoire à la linguistique, de la sociologie à la littérature, sans pour
autant me restreindre à un cadre universitaire. Qui peut encore “toucher à
tout” avec sérieux de nos jours ? Un luxe peut-être qui ne cadre pas avec
l’idéologie de l’Audimat, de la performance, du vite fait ou du bon
créneau éditorial. Luxe de la réflexion lente, comme autrefois celui des
transatlantiques, des palaces ou du Trans-Europe-Express […]. Balades
aussi à travers Paris, New York et Montréal à la recherche d’idées, de
mots, de phrases, à regarder les vitrines, les librairies, attablée aux
bistrots qui ont ponctué à leur manière ces multiples lectures. Well ! la
difficulté aura été de trouver le ton, la tenue de la parole, la bonne
distance7. » Je me sens encore très proche de cette démarche, déplacée sur
un autre objet. J’y parlais déjà de « balades ». Je l’avais oublié. C'est que
la déambulation et la flânerie sont devenues, pour moi, une posture
théorique, de réflexion et d’écriture. Je n’arrive plus à penser à partir
d’un point fixe, d’une position de surplomb. Il faut que le regard se
déplace en même temps que les objets, et que la parole, même théorique,
soit migrante.
Cette réflexion se veut également politique, à contre-courant. Je ne
partage aucun des présupposés qui ont cours aujourd’hui de façon quasi
hégémonique : ni l’évidence de la notion de totalitarisme, ni le
« consensus anti-totalitaire », ni la nécessité où certains se sentent de
comparer le nazisme et le communisme afin de mieux démoniser les
anciens pays socialistes. Nulle nostalgie pour cet ancien monde pourtant,
mais le besoin, par moments, en face du déferlement hypermédiatisé des
nouvelles vulgates, de dire que « ça suffit ! ». Je ne plaide ni pour les
effets de symétrie, ni pour les mémoires-substituts, ni pour la jouissance
malfaisante des retours de balancier. S’il n’existe pas, à mes yeux, de
mémoire juste, je fonde beaucoup d’espoir sur la possibilité d’un horizon
non fétichiste, un principe espérance de la mémoire.
C'est avec Walter Benjamin qu’il nous faut aller à la rencontre de cette
mémoire interstitielle, à cette remémoration échappant à la répétition.
Entre le chiffonnier, le collectionneur, le flâneur, les figures de Benjamin
en sont les meilleurs guides. Apprendre à se perdre dans une ville, mais
savoir sortir du labyrinthe, collectionner, rassembler, juxtaposer,
entremêler, entrelacer, savoir faire chanter les restes, savoir jouer avec les
débris, les lambeaux du temps, l’après-coup des ruines, saisir l’éphémère,
le fugace, le précaire, se faire chiffonnier8, tisser et détisser l’histoire et
non la réviser, monter et démonter des temps hétérogènes, s’engager dans
une promesse sans oubli, une reconnaissance sans amnésie. Comment le
temps pourrait-il ne pas répéter, sortir de l’éternel retour, se désen-
sorceler ? « La langue explicite ce fait : que la mémoire n’est pas un
instrument qui servirait à la reconnaissance du passé, mais qu’elle en est
plutôt le médium. Elle est le médium du vécu, comme le sol est le
médium dans lequel les villes antiques gisent ensevelies. Celui qui
cherche à se rapprocher de son propre passé enseveli doit se comporter
comme un homme qui fait des fouilles. […] Et il se leurre complètement,
celui qui se contente de l’inventaire de ses découvertes sans être capable
d’indiquer dans le sol actuel le lieu et la place où est conservé l’ancien.
Car les véritables souvenirs ne doivent pas tant rendre compte du passé,
que décrire précisément le lieu où le chercheur en prit possession. Et, à
partir de là, c’est de manière épique et rhapsodique, au sens strict des
termes, que le vrai souvenir doit aussi donner l’image de ce qu’il se
rappelle, de même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas
seulement livrer les strates dont surgissent ses trouvailles, mais, avant
tout, les autres, celles qu’il a fallu enfoncer9. »
Le souvenir n’est ni l’anamnèse freudienne ni la mémoire involontaire
de Proust. Il décrit le contexte de la remémoration, ni le passé, ni le
présent, ni ce dont je me souviens, ni la conscience que j’en prends après
coup, mais, comme l’analyse très finement Catherine Perret, l’entre-
deux : « Plus profond que l’amour de l’Antiquité, il est l’amour des
torses, des statues mutilées, de ce qui est à jamais irrécupérable et qui, de
ce fait même, s’impose à notre désir de salut, le réveille10. » Ce qui est à
jamais irrécupérable vient trouer la cohérence des chaînes causales du
récit des historiens, vient casser ce qui fait effet de continuité. Il ne s’agit
pas d’opposer au discours historiographique un contre-discours qui serait
aussi plein, aussi lisse que le premier, et qui ne prendrait que le
contrepied, le point de vue des vaincus au lieu de celui des vainqueurs. Si
l’historien matérialiste doit écrire l’histoire des vaincus, reprendre à son
compte la tradition des opprimés, c’est dans un tout autre sens, c’est dans
le cadre de la remémoration, qui n’est ni la conscience historique
rationnelle ni la divination des sociétés antiques. Elle est à mille lieues de
la réactualisation agressive de l’événement traumatique ou d’un passage
à l’acte de ce qui n’a pu être symbolisé. Dans les Thèses sur le concept
d’histoire, celles-là mêmes où l’ange de l’histoire est emporté par la
catastrophe, Walter Benjamin écrit : « Certes les devins qui scrutaient le
temps pour y découvrir ce qu’il porte en son sein ne l’éprouvaient ni
comme un temps vide ni comme un temps homogène. Si l’on prend
conscience de ce fait, on comprendra peut-être comment le passé était
vécu dans l’expérience de la remémoration : exactement de la même
façon. On sait que les Juifs n’avaient pas le droit d’interroger l’avenir. En
revanche, la Tora et la prière enseignaient la remémoration. Celle-ci leur
permettait de désensorceler l’avenir qui asservit ceux qui s’informent
auprès des devins11… »
La remémoration est une activité narratrice, esthétique ou politique
capable de sauver le passé non advenu, en attente, sans succomber à la
tentation de « boucher les trous », de combler les manques. La
remémoration est une « île du temps », elle permet la constitution d’un
espace de contemplation rétrospective. Elle s’installe sur le silence, les
manques, les trous, les bribes, elle favorise un certain travail du silence
en nous, de la confrontation, non avec des images mais avec l’absence
même, avec la ruine, avec une conscience historique de l’enruinement
qui ne fait pas l’économie de la perte. Loin des mémoires saturées, elle
ouvre un espace tiers.
À Berlin, dans les multiples chantiers qui trouent la ville, malgré tous
les obstacles, il me semble que se retisse, par moments, le principe
espérance de la mémoire.
1. J’ai consacré à cette fragilité identitaire et à ses potentialités dans la fiction et la création
artistique, un ouvrage : Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, Montréal, XYZ,
1997.
2. Régine Robin, Kafka, Paris, Les Dossiers Belfond, 1989.
3. Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Paris, Presses
universitaires de Vincennes, 1993.
4. Faut-il rappeler qu’au lendemain de la guerre, et encore largement dans les années 60, il
n’était pas si « facile » d’être juif. Avec la force des retours identitaires, à partir de la seconde
moitié des années 70, on a pu l’oublier.
5. Régine Robin, Le Cheval blanc de Lénine ou l’Histoire autre, Bruxelles, Complexes, 1979.
Cet ouvrage a été réédité sous le nouveau titre : Le Naufrage du siècle, coédition entre Berg
international (Paris) et XYZ (Montréal), 1995.
6. Tout au long de ce livre, j’utiliserai indifféremment les termes Shoah, génocide, holocauste,
pour parler de l’extermination des Juifs par les nazis. Cela permet d’éviter les débats sur le sens de
ces divers termes et de tenir compte de l’hétérogénéité des historiographies anglo-saxonne,
allemande, française auxquelles je me réfère.
7. Régine Robin, Le Golem de l’écriture…, op. cit., p. 43-44.
8. « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la
grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le
catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il
fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse comme un avare un trésor, les ordures, qui,
remâchées par la divinité de l’industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. »
Baudelaire, cité par Walter Benjamin, in Gesammelte Schriften, R. Tiedemann et H.
Schweppenhäuser (Hrsg), Francfort, Suhrkamp, p. 1145. Walter Benjamin, Charles Baudelaire,
Paris, Payot, 1979, p. 279, n. 51.
9. Walter Benjamin. « Denkbilder », in Gesammelte Schriften, op. cit., p. 400-401. Traduit par
Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, Paris, La Différence, 1992, p. 76.
10. Catherine Perret, Walter Benjamin sans destin, op. cit., p. 78.
11. Walter Benjamin, cité par Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire, Paris, Seuil, 1992, p. 176-
177.
PREMIÈRE PARTIE

Difficile maîtrise du passé


Introduction
Les sociétés se sécurisent en se créant un tissu homogène, en
s’inventant des continuités, un fil narratif qui leur garantit un sol stable,
des racines, un ancrage. Plus l’histoire a été bouleversée, tragique,
horrible, plus les hommes du présent et leurs ancêtres ont été impliqués
dans des actes insoutenables (ou, au contraire, persécutés), plus la
nécessité de ce récit se fait sentir. La mémoire des sociétés – mémoire
savante (histoire professionnelle et historiographie), mémoire collective,
mémoire publique – est la plupart du temps suturante sinon saturée, à la
fois surinformée, « surimagée » et, dans le même temps, amnésique. Elle
n’arrive pas à ajuster la « loupe du temps ». C’est particulièrement vrai
dans le rapport que les deux Allemagnes, de 1945-1949 à 1989 et
d’aujourd’hui, ont entretenu à l’égard de leur passé.
À l’Est, de 1945 à 1989, un grand récit sans failles apparentes se
déployait, pris dans les rets du mythe : le grand roman mémoriel d’une
nation résistante, vainqueur de la barbarie nazie. Étant en partie hors du
réel, il nécessitait l’entreprise étrange de la Stasi, visant à contrôler les
âmes pour tout savoir afin de tenter de faire coïncider la facticité du réel
avec le récit ainsi forgé. Grand fantasme de plénitude qui s’est peu à peu
décomposé de l’intérieur. En fait, pour autant que cette construction
mythique correspondît à quelque chose de l’expérience réelle des
individus (antifascisme réel et non instrumentalisé, tradition ouvrière et
progressiste, protection sociale, internationalisme réel et non
propagandiste, etc.), elle avait quelque solidité, elle pouvait perdurer si
les conditions économiques et conjoncturelles générales lui étaient
favorables. Pour autant que cette construction mythique fût perçue
comme complètement artificielle, instrumentale, mensongère, voire
criminelle, elle manquait de capacité instituante et se désagrégeait. Le
grand récit de la RDA a été un mélange des deux composantes avec les
aléas que l’on sait1. Contrastant avec ce récit clos, la littérature, cette
grande littérature, s’ouvrait à l’interrogation, au tragique, à l’angoisse.
Métaphorique dans l’écriture comme dans les mises en scène théâtrales,
obligée d’inventer en permanence du double sens, des formes
polyphoniques, des structures narratives ambivalentes, des images
inédites pour inscrire sa critique et ses questionnements, cette création a
porté les espoirs de toute une population2. C’était une mémoire
interstitielle, en débat, voire en combat avec la mémoire officielle ; non
pas une contre-mémoire comme on va la trouver dans nos sociétés
fragmentées de l’Ouest, à partir des années 80, ni une a-mémoire
présentiste, amnésique, mais une mémoire autre, où travaillait de
l’altérité, du blanc, du vide, de l’interstice.
À l’Ouest, il s’agit d’une tout autre histoire, mais la « loupe du temps »
n’est pas mieux ajustée pour autant, malgré le caractère pluraliste de la
société. Faire face au passé reste difficile et demande un effort
douloureux. Il est nécessaire de suivre les déplacements, refoulements,
dénégations, retours du refoulé, nouveaux dénis et nouvelles forclusions
à travers quelques scansions chronologiques, tant est complexe
l’ensemble des réajustements, rectifications, régressions et avancées qui
ponctuent la traversée de ces cinquante ans. De nombreux ouvrages ont
été consacrés à ce problème, de Peter Reichel3 à Jeffrey Herf4, de Pierre-
Yves Gaudard5 à Norbert Frei6, de Jean Solchany7 à Charles Maier8 et à
Mary Fulbrook9. Ils m’ont éclairée, parfois intriguée. Cette traversée leur
doit tout. Mon parcours se veut rapide, centré sur l’imaginaire du passé,
sur des habitudes mémorielles, des représentations, des discours
récurrents, des images, des mots codés, enjeux et déclics tels que :
tourner la page (Schlussstrich), normalité/normalisation, maîtrise du
passé (Vergangenheitsbewältigung), politique du passé,
« historicisation », culpabilité, faute et, depuis peu, « seconde dictature »,
« seconde maîtrise du passé », termes, images et représentations qui se
sont cristallisés au fil des années et qui refont surface périodiquement.
Que ce soit au niveau de l’historiographie, du discours politique, de la
mémoire familiale et générationnelle, que ce soit dans la littérature et
l’art, partout, une tension se met en place entre les forces qui poussent
encore et toujours au refoulement, au Schlussstrich, à la volonté de
tourner la page, et celles qui, au nom d’Auschwitz, tiennent à insister sur
la discontinuité radicale de la mémoire et de l’histoire allemandes. Ce
travail d’avancée et de blocage s’accompagne de la recherche des formes,
des récits, des gestes, des postures permettant de rompre le cercle de
l'« enchantement » du passé, de délier l’avenir, de le libérer enfin des
fantômes qui continuent à rôder aux quatre coins des rues. Certaines
conjonctures sont plus favorables que d’autres à ce travail du deuil
individuel et collectif. Par moments, au contraire, les nouvelles machines
de l’oubli ont le vent en poupe. Depuis 1990, la chute du Mur et la
réunification, par déplacements progressifs, de nouvelles répétitions
mortifères ont lieu, des réactualisations d’un passé qui, à nouveau,
s’insinue à travers les fissures de l’asphalte d’une ville en plein lessivage
et en pleine rénovation. De débats en combats, de polémiques en
querelles, du problème de la faute à celui de la honte, de la relecture du
passé à sa révision, de commémorations en commémorations, le
problème du nazisme et de l’anéantissement de six millions de Juifs ne
fait que rebondir autrement, réapparaissant là où on ne l’attend pas.
Chaque génération semble ainsi aux prises avec le passé, en dépit, ou à
cause, de sa quête de « normalité ».
1. En fait, il s’agit d’un parcours tortueux. De crise en crise, de disgrâce en disgrâce, depuis
l’affaire Merker jusqu’à celle de Janka, de l’érection du Mur en 1961 au bannissement de Wolf
Biermann en 1976 jusqu’aux journées de Leipzig, de Berlin et l’ouverture du Mur le 9 novembre
1989, là encore, les réajustements du discours et des représentations n’arrivent pas à venir à bout
d’un passé dont on s’est débarrassé, à sortir du mythe, à faire face au réel.
2. À une question de Sylvère Lotringer, Heiner Müller répond : « Il y a seize ans j’ai écrit une
pièce sur les problèmes des ouvriers de l’industrie. Elle n’a été représentée, ici, que l’an dernier.
Elle traite des grèves et du problème du Mur, puisqu’elle se passe en 61, l’année de la construction
du Mur et de la fermeture des frontières. Les autorités avaient des craintes au sujet de l’impact de
la pièce, la direction du théâtre aussi. Tout dépendait de la réaction du public. Il y a un endroit dans
cette pièce où un permanent, venant du siège du Comité central du parti, arrive sur le chantier. Il
s’en prend avec violence au permanent local, lui reprochant d’être trop tolérant à l’égard des
tendances anarchistes des ouvriers des chantiers. Il exige qu’il congédie un ouvrier connu pour son
anarchisme : “Je ne le congédierai pas, réplique le représentant local du parti, parce qu’on a besoin
de lui ici, et parce que c’est un bon ouvrier.” C’est alors qu’arrive l’ouvrier en question, et la
première chose qu’il dit au permanent c’est : “Félicitations pour le mur de protection. Vous avez
gagné un round, mais par un coup bas. Si j’avais su que je construisais ma propre prison, j’aurais
truffé chaque mur de dynamite.” »
« Et ça, c’est une phrase très curieuse au beau milieu du plateau. À cet instant le sort de la
représentation dépendait uniquement de la réaction du
public, s’il avait applaudi ou s’il avait ri, la représentation tout entière était en danger. Il n’y eut
qu’un silence. Un très long silence. C’est une qualité du public. » Heiner Müller, « Entretiens avec
Sylvère Lotringer, 1981 », in Erreurs choisies. Textes et entretiens, Paris, L’Arche, 1988, p. 86-87.
3. Peter Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998.
4. Jeffrey Herf, Divided Memory. The Nazi Past in the Two Germanys, Cambridge, Harvard
University Press, 1997.
5. Pierre-Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire, Paris, Plon, 1997.
6. Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-
Vergangenheit, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1996.
7. Jean Solchany, Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro (1945-1949), Paris,
PUF, 1997.
8. Charles Maier, Dissolution. The Crisis of Communism and The End of East Germany,
Princeton, Princeton University Press, 1997.
9. Mary Fulbrook, German National Identity after the Holocaust, Cambridge, Polity Press,
1999.
1

Déni, refoulement ou silence constructif ?


Les élections allemandes du 27 septembre 1998 voient la victoire des
sociaux-démocrates et des Verts. Avec Gerhard Schröder à la
Chancellerie, on n’assiste pas simplement à un changement de
génération, mais, comme tous les commentateurs l’ont souligné, à un
changement d’époque. L’Allemagne de Konrad Adenauer et de Helmut
Kohl semble avoir vécu. Dans son discours inaugural, le chancelier
Schröder a insisté sur le nouveau profil de l’Allemagne réunifiée : adulte,
décontractée, sûre d’elle et de son identité, mais sans excès, bien ancrée
dans l’aventure européenne. En somme, une nation sans complexes,
normale, une nation comme une autre.
Cette obsession de la normalité traverse sans cesse le discours social
d’outre-Rhin. Elle balise le problème de l’impossible dépassement de la
culpabilité allemande. Le terme Vergangenheitsbewältigung se traduit en
français, comme on l’a dit, par « maîtrise du passé » et signifie le fait de
le surmonter. Depuis 1945, ce terme revient continûment dans le discours
public, comme un rituel qui pourrait bien être une nouvelle fabrique de
l’oubli. Par une ironie tragique, le discours public allemand est ainsi le
seul à croire que le passé peut être maîtrisé, qu’on peut vraiment en venir
à bout.
Dans l’immédiat après-guerre, Karl Jaspers avait écrit Die
Schuldfrage, faussement traduit en français par La Culpabilité
allemande1. Grande voix dans un désert de silence, il distinguait quatre
modalités de la culpabilité. La culpabilité criminelle, d’abord. Dans ce
cas, les crimes sont objectivement établis et le tribunal applique les lois
selon des procédures formelles. La culpabilité politique, ensuite, qui fait
que, en tant que citoyen d’un État, je dois assumer les actes accomplis
par cet État. Chaque individu, dit Karl Jaspers, porte une part de
responsabilité dans la manière dont l’État est gouverné. Une culpabilité
morale encore, dans la mesure où, en tant qu’individu, je ne peux me
dissimuler derrière la formule : « Befehl ist Befehl » (« Un ordre est un
ordre »). Si j’obéis à un ordre criminel, j’en suis responsable en tant
qu’individu. La culpabilité métaphysique, enfin, dans la mesure où il
existe une solidarité entre les hommes.
Mais c’est une tout autre direction vers laquelle l’Allemagne, dans sa
partie occupée par les Alliés occidentaux, va s’engager. Pendant
l’occupation des Alliés, entre 1945 et 1949, un vrai début de
dénazification a lieu. Les Alliés occidentaux arrêtent 200 000 anciens
nazis, 73 000 responsables de l’industrie et du commerce, plus de 150
000 employés de l’administration et de l’État. Des millions d’individus
doivent remplir un questionnaire sur leur passé. Dans tous les cinémas,
on montre largement des actualités faisant état du procès de Nuremberg
et des images insoutenables de camps de concentration, de même qu’un
film, Les Moulins de la mort (Todesmühlen), consacré à ce sujet et qui
sortit en salle en janvier 1946. Les gens étaient bouleversés mais
quelques sondages réalisés à l’époque montrent que, à Berlin, 70 % des
Allemands estimaient que le peuple allemand n’était pas coresponsable
de ces crimes. Dès le départ, le choc se double d’une mise à distance.
Jean Solchany, qui a étudié le discours public et les débats des premières
années, pense qu’avant la « somnolence mémorielle » qui va affecter la
RFA dans les années 50, un grand examen de conscience a lieu qui
consista à réorganiser les arguments de la pensée conservatrice, à
l’éloigner du nationalisme et de la pensée autoritaire pour la réorienter
vers l’acceptation de la démocratie à l’occidentale. Le milieu
conservateur reste très antimoderne, mais son intégration dans le
consensus anticommuniste et antitotalitaire lui permet de maintenir ses
vues conservatrices sur la modernité tout en étant canalisé vers les
nouvelles donnes de la démocratie : « La thèse du totalitarisme présente
l’immense mérite de concilier dans un cadre conceptuel cohérent un
imaginaire antimoderniste familier à la pensée conservatrice avec la
nécessaire remise en cause des excès du nationalisme et l’acceptation
discrète du fait démocratique. En outre, elle permet de réconcilier
catholiques et protestants dans une perception consensuelle de l’histoire
et du monde contemporain2... »
La tâche était rude, en effet, car, en 1945, il y a plus de huit millions
d’adhérents au parti nazi. Le coup de génie de Konrad Adenauer fut, tout
à la fois, de limiter au maximum la dénazification par une série d’articles
constitutionnels et de lois d’amnistie, de façon à réintégrer dans la vie
nationale tous ceux qui s’étaient compromis dans le national-socialisme à
des degrés divers, de redonner une fierté aux Allemands mis au ban de
l’humanité, en affirmant que le peuple allemand avait beaucoup souffert
et était victime, lui aussi : division de l’Allemagne, perte des territoires
de l’Est, bombardements massifs, villes en ruine, mort de soldats en
particulier sur les fronts de l’Est et milliers de prisonniers encore en
Union soviétique. En fait, dès 1946, dans un discours à l’université de
Cologne, il déclare que les Allemands font face à cet horrible passé avec
courage et qu’il est à nouveau « fier d’être allemand ». Il reconnaît
l’immensité des crimes commis et invite les Allemands à faire leur
examen de conscience en cherchant les racines du mal très avant, dans
leur conception de l’État, dans des traditions et une identité nationales
mortifères. Il fallait se ressourcer sur le plan religieux, abandonner les
démons du matérialisme et du paganisme, et s’ancrer largement à
l’Ouest. Ce discours deviendra prévalent quand la guerre froide sera
définitivement installée et que l’intégration à l’Alliance atlantique, y
compris sur le plan militaire, sera à l’ordre du jour. Il fallait donc faire
passer l’accoutumance à la démocratie avant la justice et avant la
mémoire collective. Les deux notions semblaient incompatibles dans
l’immédiat. Que les tribunaux s’occupent des vrais criminels mais qu’on
arrête de poursuivre les autres, c’est-à-dire l’immense majorité de la
population. Il fallait « laisser les compagnons de route en paix ». Ce n’est
que plus tard qu’Adenauer évoquera les crimes contre les Juifs, en se
lançant dans la politique des Réparations (Wiedergutmachung). Dans son
fameux discours du 27 septembre 1951, qui en inaugurait le difficile
processus, il ne fit pas mystère des immenses souffrances infligées aux
Juifs. Mais il inventa un nouveau mythe : dans leur immense majorité, les
Allemands avaient ces crimes en horreur et n’y avaient pas participé.
Beaucoup, même, avaient aidé les Juifs. Mais il reste que des crimes
épouvantables avaient été commis (on remarquera la forme passive qui
permet d’effacer le complément d’agent : on ne saura jamais par qui ces
crimes ont été commis), qui exigent réparation sur les plans matériel et
moral. Le gouvernement de la RFA s’engage à tout faire pour que la
réparation soit effective. Des négociations ardues commencèrent avec le
gouvernement d’Israël et avec les représentants des communautés juives
d’Europe et d’Amérique qui aboutirent, après bien des difficultés et des
tracasseries individuelles, aux sommes considérables versées aux
communautés juives victimes du génocide. D’autres hommes politiques
de l’Ouest, dans l’immédiat après-guerre, allèrent beaucoup plus loin,
notamment Theodor Heuss, premier président de la RFA de 1949 à 1959,
et Kurt Schumacher, socialiste déporté à Dachau et qui devait mourir en
1953. Heuss, en particulier, fit de la persécution des Juifs un des éléments
clés de la politique de la mémoire de l’Allemagne. En 1949, il dénonça
comme fausse l’idée d’une culpabilité collective (Kollektivschuld) du
peuple allemand, mais mit en avant celle d’une honte collective,
(Kollektivscham) à assumer. À Bergen-Belsen, en 1952, il prononça cette
fameuse phrase : « Personne ne pourra nous enlever cette honte ! »
(« Diese Scham nimmt uns niemand ab ! ») Son successeur, Heinrich
Lübke, à partir de 1959, tint des propos plus étonnants. Il propagea l’idée
que les criminels nazis n’avaient été qu’une simple poignée. Il espérait,
du reste, que la politique des Réparations allait trouver les Juifs bien
disposés à l’égard des Allemands. Il attendait d’eux qu’ils coopèrent à la
politique de défense anticommuniste dans laquelle la RFA était engagée.
La guerre froide allait permettre l’instrumentalisation de la mémoire du
passé nazi à l’Est comme à l’Ouest. En attendant les procès de années 60,
les bourreaux s’étaient comme « volatilisés », réduits à une poignée de
criminels. Le présent commandait. Tout le monde avait été plus ou moins
victime.

LE DEUIL IMPOSSIBLE

En 1959, Theodor Adorno, dans un article important : « Que signifie :


venir à bout du passé ? » (« Was bedeutet : “Aufarbeitung” der
Vergangenheit3 »), dénonce ce qui reste de tendances fascistes, totalitaires
dans la société ouest-allemande et souligne l’immense travail qu’il reste à
faire pour comprendre ce qui s’est passé : un travail psychanalytique de
perlaboration4, qui doit aller de pair avec un travail d’élucidation. Pour
Freud, dans le cadre de la cure, le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a
refoulé et oublié, alors il traduit en acte ce refoulé : « Ce n’est pas sous
forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous la forme d’action.
Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une
répétition5. » Pour sortir de la compulsion de répétition, pour empêcher
que l’acte ou l’événement passé ne revienne hanter le sujet, et provoquer
l’automatisme de la répétition, il faut que le souvenir prenne la place de
ce qui a été refoulé. Adorno utilise non le terme Durcharbeit, mais
Aufarbeit, qui signifie surmonter, assumer, mais qui met, comme le
premier concept, l’accent sur le travail à accomplir. Les lumières doivent
aller dans le même sens que l’anamnèse collective. Travail de
l’inconscient, levée des résistances, intégration et remaniements des
interprétations doivent accompagner l’explication consciente, l’histoire.
Adorno, par là même, critique la notion communément utilisée de
« maîtrise du passé », qu’il assimile à un slogan, à une formule qui ne
permet pas le travail de perlaboration. Ce point est fondamental : la
maîtrise du passé pourrait très bien être la notion qu’on met en avant pour
éviter le vrai travail de mémoire.
On ne dira jamais assez l’importance du livre d’Alexander et
Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible6, qui paraît en 1967. Il
permet à toute une génération de penser le silence des parents en face de
l’événement traumatique auquel ils ont tous plus ou moins pris part et va
marquer la culture allemande jusqu’aux remises en question des années
80. Il mérite donc que l’on s’y arrête un moment. Les Mitscherlich
s’inspirent du modèle psychanalytique, se référant aux notions de deuil,
de perlaboration, de mélancolie, de refoulement et de déni. On sait que
selon Freud, lorsqu’un individu perd un être cher (être humain aussi bien
qu’idéal abstrait), le temps que la libido se retire de l’objet perdu
constitue la période du travail du deuil. Il arrive cependant que ce travail
du deuil, cette perlaboration, cette Durcharbeit, ne puisse pas avoir lieu,
parce que le sujet ne peut accepter la séparation d’avec l’objet perdu, trop
faible qu’il est, trop vulnérable, incapable de sortir d’un état de fusion. Il
entre alors en mélancolie, ce qui peut l’amener au suicide. Dans la réalité
clinique, les limites entre deuil et mélancolie ne sont pas aussi claires.
Transposant ce modèle à la société allemande, les Mitscherlich insistent
sur la blessure narcissique que la défaite a infligée à l’Allemagne. Les
Allemands ont perdu leur « objet d’amour » et les horreurs de son régime
sont exposées à tous. Dans un tel contexte, ils risquent de se sentir
dévalorisés et envahis par une terrible mélancolie s’ils ne font un vrai
travail de deuil. Il faut qu’ils comprennent dans quels rets ils se sont
trouvés pris, dans quel état fusionnel et paranoïaque la Volksgemeinschaft
(communauté du peuple) les a entraînés. Pour se reconstituer un Moi, un
Nous d’un tout autre ordre, personnel et critique, un immense travail doit
avoir lieu.
Mais il n’eut jamais lieu. Tout un système de défense fut mis en avant,
un véritable bouclier. Parmi ces défenses : la déréalisation du passé, le
passage quasi forcé d’une identification au nazisme à celle des
puissances d’occupation, en particulier aux Américains (cigarettes, jazz,
cinéma, nouvelles valeurs, etc.), et une identification aux victimes, non
aux vraies victimes, mais à soi-même, par la transformation du peuple
allemand en victime. Un peuple ayant fait d’énormes sacrifices, ayant
souffert de la guerre et qui est mis au ban des nations alors qu’il est
innocent, parce que c’est en exécutant des ordres qu’il a fait tout ce qui
lui est reproché.
Il y eut donc fausse rupture avec le passé, fausse rupture qui devait être
entretenue, maintenue, et qui demandait en permanence d’énormes
investissements psychiques. En fait, ce qui s’était passé fut tout
simplement dénié. De là, cette façon maniaque et compulsive de faire
disparaître au plus vite les ruines des villes bombardées et de se lancer
frénétiquement dans la reconstruction économique. De là aussi le manque
d’émotion et le silence fermé en face des premières images des camps de
concentration. Au fond, l’identification narcissique avec Hitler, le
nazisme et la Volksgemeinschaft n’avaient jamais cessé. Elle continuait à
opérer souterrainement. Le régime s’était écroulé sous la pression de
l’extérieur, mais aucune résistance intérieure n’en était venue à bout, bien
qu’elle ait existé. Rien de la force d’identification n’avait été ébranlé.
Ainsi : « La République fédérale n’a pas sombré dans la mélancolie, la
collectivité de tous ceux qui avaient perdu un “Führer idéal” représentant
d’un Moi idéal partagé entre tous a pu échapper à sa propre
dévalorisation de la façon suivante : elle a rompu tous les ponts affectifs
avec son passé récent. Ce retrait de l’énergie d’investissement affective,
autrement dit, de l’intérêt, n’a pas été une décision, un acte raisonné,
mais un phénomène inconscient, dans lequel le Moi conscient n’est guère
intervenu. Des idées qui, jusque-là, provoquaient une émotion maxima,
ont été expulsées de la mémoire ; cela ne peut se comprendre que comme
le résultat d’un mécanisme d’autoprotection déclenché, pour ainsi dire,
par un réflexe. En se désolidarisant ainsi de leurs activités sous le IIIe
Reich, d’innombrables Allemands parvinrent à éviter la dévalorisation
qui les menaçait et, par là, ce que nous avons appelé la mélancolie. Cet
extraordinaire effort psychologique d’autodéfense se poursuit encore ;
son effet est l’immobilisme psychique qui sévit actuellement face aux
problèmes brûlants de notre société7. »
Il ne s’agit évidemment pas de réduire un phénomène aussi complexe
que le nazisme à une simple dimension psychique, mais d’explorer des
mécanismes de défense et de fascination qui ont longtemps été actifs
dans la société allemande et qui ne sont en rien éteints. Margarete
Mitscherlich peut écrire en 1987, soit vingt ans après la sortie de son
livre : « Depuis la publication du Deuil impossible, beaucoup de choses
ont changé dans le paysage politique de l’Allemagne. Je me demande
cependant si notre attitude collective face à notre passé immaîtrisé a été
affectée par ces transformations. Et cela parce que le travail de
perlaboration du national-socialisme – l’implication de tous et de chacun
dans le mouvement, l’identification émotionnelle et spirituelle de tous et
de chacun avec la période – n’a pas été achevé. Même ceux qui ont vingt
ans aujourd’hui et à qui leurs parents ont transmis les défenses qu’ils
avaient édifiées contre le passé, même ceux-là continuent de vivre à
l’ombre du déni et du refoulement d’événements dont on ne peut venir à
bout simplement par l’oubli8. »
Margarete Mitscherlich insiste sur le fait que le déni se transmet à la
seconde, voire à la troisième génération, sous forme de fantômes, de
spectres, d’attitudes, de gestes qui sont autant de scénarios de répétition.
Ce deuil impossible à faire se venge autrement. En un sens, ces
transmissions inconscientes sont symétriques des traumatismes hérités
par les enfants des victimes du génocide.

LE TRAVAIL DE LA MÉMOIRE ET LA TRANSMISSION DES


TRAUMAT ISMES CHEZ LES VICTIMES DE LA SHOAH

Pour les rescapés de la Shoah, ce fut, nous le savons à présent, un


impossible travail de deuil. Pour la deuxième génération, ce fut souvent
le silence9, et la troisième qui a eu accès aux films, aux images d’actualité
retrouvées, aux témoignages, à la fiction sous toutes ses formes, cette
troisième génération est parfois plus atteinte encore. Nathalie Zajde10 a
montré à quel point le traumatisme de la Shoah se transmet aussi bien
dans les silences que dans le trop-plein d’informations.
Partout se fait jour le besoin de structures sociales, de rituels, d’un
encadrement collectif, de la possibilité de dire, de mettre en mots, en
gestes, sa douleur. Il s’agit tout d’abord de se réapproprier l’ensemble de
l’historiographie, de prendre connaissance de tout ce qui s’est écrit. Les
enfants de rescapés ont « tout lu », ont des bibliothèques quasi
exhaustives sur le sujet. Ils sont pris d’une boulimie frénétique de
lectures. Il s’agit d’un premier pas de la thérapie, du travail du deuil et de
la transmission ou volonté de transmission par la connaissance. Le travail
du deuil commence aussi par la nécessité de la parole, la quête d’un lieu
pour pouvoir en parler, le « en » renvoyant aussi bien à l’horreur de
l’événement qu’au vide de ce qui n’a pas été dit. De là ces psychanalyses
entreprises par les enfants de survivants ou ces thérapies familiales qui
n’en finissent pas. Il y a aussi la fréquentation de cérémonies religieuses
ou laïques qui ont trait au sujet, minutes de silence, commémorations,
rappels des noms, listes. Il s’agit de substituts des tombes qui font
cruellement défaut dans la transmission, au sens où un disparu ne peut
être un ancêtre. Le Mémorial des Juifs de France de Serge Klarsfeld en
est un bon exemple. Il permet de repérer la liste des gens de sa famille, de
ses proches, de ses amis et connaissances avec leur date de naissance,
leurs ville et pays d’origine et la date du convoi qui les a menés à la mort.
En témoigne également les Livres de mémoire, établis par les survivants
pour chaque shtetl d’Europe centrale et orientale11.
Tous ces éléments ouvrent un espace à la transmission et pas
simplement à la transmission du traumatisme. Dans l’éventail de ces
possibilités : la nécessité de refaire lien par-delà la déchirure, la
reconstitution de l’arbre généalogique familial, le besoin de retrouver des
traces ; les voyages en Israël où très souvent réside une partie même
lointaine de sa famille, le besoin d’effectuer des pèlerinages individuels
ou collectifs à Auschwitz ou dans les autres camps de concentration, de
« retourner » qui en Pologne, qui en Russie, en Biélorussie ou en
Ukraine, sur les lieux familiaux ; le témoignage personnel ; enfin, le
passage par le texte, par l’écriture, par le journal intime, pas forcément
par la fiction. Bref, il s’agit de se constituer un espace transitionnel, une
mise à distance qui permette non de venir à bout de l’événement, ni
même de l’expliquer, mais de l’objectiver hors de soi ; de pouvoir, par
des pratiques individuelles et collectives, se décoller de l’hallucination.
Peut-on, cependant, parler de ces pratiques sans mettre en avant le double
phénomène qui les affecte ? D’une part, elles ont une fonction
thérapeutique, objectivante, une fonction pédagogique, élucidatrice,
explicative. Elles se veulent volontairement orientées vers la transmission
consciente de l’horreur de l’événement et vers une mobilisation de tous
les instants. Elles auront donc recours à l’esthétique de la lisibilité, de la
clarté, de l’héroïsme. Commémorations collectives, mémoriaux et
musées sont, de plus, souvent téléologiques. Loin de laisser à
l’événement sa zone d’ombre, d’énigme, difficile à approcher, à
expliquer, à surmonter, sans en faire pour autant un événement hors
histoire, la Shoah est souvent inscrite dans une mystique de l’histoire
juive, dans des stratégies de mémoire, des pratiques de plus en plus
ritualisées.
Au sein de cette culture de la mémoire, il y a la place centrale des
témoignages12. On sait à quel point ce problème est délicat. Le
négationnisme a fait des ravages depuis Rassinier et Faurisson. La
génération des survivants qui ont connu dans leur chair les camps de
concentration sont très vieux, ils vont disparaître. En outre, pendant très
longtemps, ils n’ont pas parlé. On ne leur avait pas fait bon accueil. Ils se
sont souvent murés dans un silence têtu, ne transmettant rien à leurs
enfants si ce n’est par leur silence même, leur angoisse et l’impossibilité
de faire face à l’événement. Cinquante ans après, la parole s’est déliée,
ces témoins acceptent de parler. Encore faut-il qu’ils trouvent, eux ou
leurs descendants, le cadre adéquat. Depuis quelques années, des
associations nationales ou internationales se sont constituées, lieux
d’écoute, de parole, de récits, d’assistance à ces enfants de survivants
eux-mêmes survivants, soumis parfois à des révélations brutales13. Un
bon exemple de ces associations est l’AMCHA (Ton peuple), à
Jérusalem. Deux grandes entreprises de collecte des témoignages sont à
l’œuvre aujourd’hui, toutes les deux américaines, mais avec des
ramifications dans le monde entier. Il s’agit tout d’abord du Fortunoff
Video Archive for Holocaust Testimonies de l’université de Yale. Plus de
trois mille témoignages ont été enregistrés sur support vidéo. La durée de
ces enregistrements est d’environ deux heures, mais certains peuvent
durer beaucoup plus longtemps. On demande au témoin de raconter sa
vie avant la guerre, après la guerre et durant la guerre. Documents
uniques, exceptionnels, ils sont centrés sur la personne qui raconte son
histoire et témoignent en même temps d’un destin collectif tragique14.
Après avoir mis en scène Schindler's List (La Liste de Schindler),
Steven Spielberg décide de remettre l’argent rapporté par ce film à une
fondation de collecte de témoignages de survivants de l’holocauste. Il
crée la Survivors of the Shoah Visual History Foundation en 1994, une
entreprise d’archivage multimédia de la parole des survivants. En
décembre 1997, plus de 38013 interviews ont été conduites et, en 1998,
l’ensemble de ces témoignages est remis à cinq « reposoirs », musées et
mémoriaux consacrés à l’holocauste. La problématique suivie ainsi que
la déontologie doivent beaucoup au protocole mis au point par les
chercheurs de Yale. Des équipes interdisciplinaires ont été formées et les
interviews sont menées dans la langue du témoin. Sur le total, 20 % du
temps est consacré à sa vie avant guerre, 60 % à la guerre et 20 % à sa
vie après sa libération. Là encore, la durée moyenne est de deux heures,
mais en cas de besoin l’interview peut durer plus longtemps. À la fin de
l’interview, la famille du témoin peut le rejoindre devant la caméra. S’il
le souhaite, il peut ajouter des photos et des documents à son témoignage,
tous documents qui seront saisis par la vidéo. L'équipe technique
comprend l'intervieweur, un caméraman et un assistant. Une autre équipe
décode les témoignages en fonction de mots clés : noms de lieux, noms
propres, événements, expériences spécifiques. Immense banque de
données, immense archivage de la mémoire !
Travail du deuil individuel et collectif, pratiques de commémorations,
musées, collecte de la parole des survivants posent également de
redoutables problèmes de banalisation d’une parole devenue officielle.
En même temps qu’il est redevenu lisse, l’événement est élevé à la
hauteur d’un mythe. En témoignent d’incroyables polémiques et mises en
accusation de tous ceux qui cherchent à étudier les différents génocides
de l’histoire, sans verser dans la martyrologie comparée. Leurs positions
sont assimilées à du révisionnisme, voire du négationnisme. L'histoire de
la Shoah tend à s’officialiser, à se communautariser. Elle devient doxa,
discours social stéréotypé, avec ce qu’il convient de dire, ses marques
obligées et ses tabous15. Plus le temps passe, plus la passion s’exacerbe,
plus les enjeux de mémoire sont à vif. Par exemple, peut-on réellement
pédagogiser le génocide ? À l’autre pôle, peut-on, comme Claude
Lanzmann le fait, mettre l’immémorial et l’inexplicabilité à la base de
toute réflexion sur la Shoah ? Quant aux témoignages, ils constituent un
genre en tant que tel, déterminé par le dispositif et le format dans lesquels
ils prennent place. Indépendamment des déformations, des lacunes, des
approximations de la mémoire après tant d’années, de discours déjà-là
sur le sujet, de discours officiels et commémoratifs, de dispositions à dire
« ce qu’il convient de dire » pour l’occasion, pour les besoins de la
transmission, ils doivent être étudiés comme genre et dans ce qu’ils ont
d’unique, de singulier16.
Mais, là encore, le double aspect de cette pratique demande qu’on
l’interroge. D’une part, le format, le « patron » dans lequel l’opération
s’effectue, a un effet sur le résultat. Il s’agit d’entretiens semi-directifs,
menés par des gens animés de la meilleure volonté, mais qui veulent tirer
« le meilleur » des survivants. Ce ne sont pas de simples récits de vie. Il y
a des relances, une orientation même minimale des propos. Il s’agit en
outre de narrations, de récits, menés de façon chronologique :
l’avant/l’après et, au milieu, l’événement. Lawrence L. Langer, qui a
particulièrement étudié la structure de ces témoignages, met en relief la
contradiction fondamentale qui habite ces récits. D’une part, les
survivants se prêtent à l’exigence de la chronologie. Ils évoquent leur
enfance, le shtetl traditionnel, puis certaines dates relatives à la guerre, à
leur expérience des camps, enfin, leur vie par la suite jusqu’au jour où ils
ont accepté de venir témoigner. Les récits ne sont pas toujours
prévisibles, mais la structure narrative, la pression de la chronologie leur
fait dérouler un scénario tout à fait rassurant, au sens où le récit est de
l’ordre du monde, de sa logique. Mais un second temps vient trouer les
plages du récit. Ils butent sur de l’insurmontable, de la matière difficile à
mettre en mots qui ne se laisse pas placer dans le cadre chronologique.
Un temps insituable qui les amène à dire que plus rien n’a vraiment
continué après leur libération, qu’ils sont des survivants et non pas des
vivants, que même la vie qu’ils se sont reconstruite par la suite ne peut
effacer l’essentiel, une césure définitive. Lawrence L. Langer montre que
ces deux temporalités se heurtent de façon si violente qu’on en retrouve
la trace dans la syntaxe : « J’ai su alors que je suis morte17 », dit une
survivante. Une autre décide de faire mettre sur sa tombe la sculpture
d’un avant-bras, auquel il manque le poing, sur lequel se détachera,
gravé, son numéro de déportée. La survivante ne se reconnaît que cette
seule identité malgré la famille qu’elle a fondée après la guerre. Quelque
chose vient donc faire irruption qui empêche la machine narrative de se
développer toute seule, sur sa lancée sécurisante. De ce point de vue, les
trous, la temporalité antinarrative qui habite les témoignages sont peut-
être l’équivalent des contre-monuments de Jochen Gerz, quelque chose
qui ménage le silence. Langer va jusqu’à suggérer que ce que les
témoignages expriment, seule la fiction peut vraiment y donner une
voix18.
C’est l’invisibilité qui rend visible, nous aurons à y revenir. Dans les
années 50, deux architectes soumirent un projet de mémorial pour
Birkenau. Toute leur réflexion tendait à faire comprendre aux gens qu’ils
ne pouvaient pas comprendre ce que les victimes avaient pu vivre en
arrivant dans ces lieux. Il ne fallait pas que d’éventuels visiteurs
franchissent à nouveau ce porche, la tour de guet. Il ne fallait rien
banaliser. On entrerait par une brèche aménagée dans la haie de fil de fer
barbelé. On monterait sur une estrade, ce qui ferait qu’à aucun moment
on ne serait en contact avec le sol qui avait vu tant de crimes. Sur
l’estrade aménagée, il y aurait une diagonale de granit de soixante mètres
de large et d’un kilomètre de long. Sur cette diagonale, des ouvertures à
travers lesquelles on pourrait voir le camp de Birkenau, mais ni les
crématoires ni l’endroit où s’élevaient les chambres à gaz. Rien ne serait
prévu pour conserver ou restaurer les baraquements. Peu à peu ils
tomberaient en ruine. L'herbe les recouvrirait. Le tout serait voué à la
disparition, au travail de la nature laissant à de futurs et lointains
archéologues le soin de faire revenir au jour cet épisode de notre histoire.
Le visiteur n’aurait que la diagonale de granit et ce qu’il pourrait voir à
travers les meurtrières. Pour les auteurs de ce projet, telle aurait été la
vraie manière de rendre hommage aux victimes de la barbarie nazie.
Aucune illusion de reconstitution, aucun trafic de la mémoire, mais une
réflexion douloureuse sur la commémoration silencieuse. En face du
révisionnisme et du négationnisme déferlant, la meilleure arme n’est
peut-être pas le pédagogisme, la doxa, la commémoration ritualisée, le
tabou, le conformisme à l’égard d’Israël, le refuge dans le mythe ou
l’immémorial, mais une certaine qualité de silence, de recueillement, la
création qui ménage l’énigme, qui éveille l’interrogation. Il importe, me
semble-t-il, de renoncer à un remède plus nocif que le mal qu’il combat :
la pédagogie de la douleur et l’instrumentalisation de la mémoire
auxquelles nous assistons aujourd’hui.

LES FILS CONTRE LES PÈRES

En face, de façon symétrique, les jeunes Allemands des années 60


tentent, eux aussi, d’esquisser un travail du deuil. Ils demandent des
comptes à leur père, mais les pères se taisent, ils se cachent, personne ne
parle d’Auschwitz, comme le raconte Lothar Baier. « C’est au lycée,
quelques années plus tard, que j’ai pour la première fois entendu
prononcer le nom d’Auschwitz […]. Ce ne fut pas un professeur qui le
prononça, mais un camarade de classe. Je me souviens assez bien de la
scène : il s’agissait d’un cours d’instruction religieuse, où le pasteur
parlait du Christ et des Juifs. “Mais Auschwitz, lança ce camarade, on ne
peut pas parler des Juifs sans nommer Auschwitz, où ils ont été tués.”
Indigné, le pasteur répliqua que cela n’avait rien à voir avec le sujet du
cours. L’élève, d’un naturel arrogant, n’était pas aimé et la classe se rallia
à l’indignation du professeur. Mais cet “Auschwitz” fit dès lors irruption
à plusieurs reprises, chaque fois accueilli avec des soupirs, de la part des
élèves comme des professeurs. Auschwitz était rapidement devenu une
chose gênante et ennuyeuse, et aucun enseignant ne s’arrêtait ne fût-ce
qu’un instant pour nous expliquer qu’il n’y avait pas si longtemps,
l’Allemagne nazie avait déporté et tué des millions de Juifs. Il ne
s’agissait aucunement d’une particularité de mon lycée. Je ne connais
personne de mon âge qui ait appris en classe ce qu’avaient été les camps,
la SS, le parti nazi, la politique raciale, le programme d’extermination
des Juifs. Quand on évoquait la période qui allait de 1933 à 1945, c’était
pour parler de la guerre. Anciens combattants pour la plupart, ils
remplaçaient les leçons d’histoire par le récit de leurs actes héroïques. Le
système nazi était passé sous silence, tout simplement parce que la quasi-
totalité des enseignants en sortait. Quant à ceux qui n’avaient pas été
nazis, ils devaient certains égards à leurs collègues, notamment à leurs
supérieurs. Que dans une telle conjoncture un enfant de onze à douze ans
ait pu parler d’Auschwitz tenait au fait, exceptionnel, que son père,
avocat, engageait alors le procès d’indemnisation des victimes du
nazisme, des Juifs surtout, qui avaient été expropriées, chassées et
déportées19. »
Une étrange histoire a défrayé la chronique en 1995. En 1945, un
officier SS, Hans Ernst Schneider, qui possédait un doctorat en littérature
allemande, avait eu des responsabilités dans le ministère de Himmler. Ce
dernier lui avait confié plusieurs tâches de confiance au sein d’un centre
de recherches en « biologie raciale » : Ahnenerbe (l’Héritage des
ancêtres), qui visait à améliorer la résistance des soldats de la
Wehrmacht. Au lendemain de la capitulation, il prit une tout autre
identité, il devint Hans Schwerte. Il réépousa sa propre femme, repassa
un doctorat en littérature, devint recteur de l’université technique d’Aix-
la-Chapelle où il tenta de garder une position modérée en face des
multiples événements qui affectèrent la vie universitaire ouest-allemande.
Il traversa ainsi, en homme respectable et respecté, près de cinquante ans
d’histoire. Il est évident qu’il n’a pu se maintenir dans cet anonymat,
avec sa nouvelle identité, que par un réseau assez impressionnant de
complicités tacites, de silence partagé, de consensus sur la nécessité de ne
pas remettre ces « vieilles histoires » au premier plan. La presse, lorsque
cette histoire fut rendue publique, s’est demandé si, au-delà de cette
fausse identité endossée pour échapper à la dénazification, il n’y eut pas
chez Schneider/ Schwerte une métamorphose réelle20. S'agit-il bien,
comme Greiner l’écrit, d’une « vie allemande » ? L'affaire est
particulièrement troublante. Métamorphose réelle ou vie d’un
« planqué » qui a eu de la chance ? On peut se demander pourquoi sa
vraie identité a mis tant de temps à être révélée. Greiner se lance dans
toutes sortes de parallèles littéraires. Schwerte n’est-il pas semblable au
personnage du roman de Max Frisch : Mein Name sei Gantenbein21, qui
s’invente des identités, et ensuite, entre dans les identités qu’il s’est
forgées. Mais, pour Schwerte, il ne s’agissait absolument pas d’un jeu. Il
avait vraiment choisi cette nouvelle identité. Il avait voulu, expliquait-il,
construire une nouvelle Allemagne. Même s’il a adopté, au départ, un
faux nom, il a fini par « coller » à ce nouveau rôle. Nous ne saurons
jamais « qui » il est réellement. Pendant des années, il a échappé à toutes
les poursuites. C'est à l’abri du mur de silence qu’en toute sécurité il
entre dans son nouveau rôle. Schneider/Schwerte illustre, dans un réel
plus fictionnalisé que la fiction, ce qui va se jouer sur la scène littéraire
pendant des années.
S’il y a, en effet, un thème qui traverse la fiction allemande et
germanique en général, c’est bien celui du rapport au père. Il est réactivé
par la génération de 1960 lorsqu’elle entre dans l’âge politique,
abasourdie par le silence des parents sur leur rôle et leur place dans la
Seconde Guerre mondiale. En 1964, paraît chez Suhrkamp la pièce de
Martin Walser, Le Cygne noir22. Elle appartient à cette Vaterliteratur
(littérature sur le père) si prévalente dans les années 70-80 en Allemagne,
expression des fils découvrant le passé (parfois nazi) de leur père et ne le
supportant pas. Certains se suicideront23. La pièce de Martin Walser met
en scène ce conflit tragique de générations. Rudi vient de découvrir, en
ouvrant un livre de la bibliothèque familiale, une vieille lettre, signée par
son père, datant du 2 mars 1942. Cette lettre lui révèle que son père, le Pr
Goothein, était un médecin nazi qui se livrait à des expérimentations
médicales sur des déportés dans un camp de concentration. Rudi se
trouve habité par ce crime, hanté par ce passé. Il endosse les crimes du
père. Ce dernier l’amène consulter le Pr Liberé, son ami. En fait, Liberé
s’appelle Leibnitz mais après la défaite de l’Allemagne, il a préféré
changer d’identité. Il a même donné un nouveau prénom à sa fille. Elle
s’appelait Heidi, elle se prénomme, à présent, Irm. Alors que Goothein a
fait quatre ans de prison, Leibnitz s’en est tiré sans aucune sanction
juridique. Il s’est du reste inventé un passé aux Indes comme alibi. Il est
vrai que la description que Mme Liberé fait de Bénarès n’est pas sans
évoquer quelques fâcheux souvenirs : « […] Et l’odeur de Bénarès,
Harald, une fumée écœurante, sur les rives, des hommes noirs de suie
tisonnent les bûchers avec des perches de fer ; tout autour des os, des
cendres sur un mètre d’épaisseur et tout cela pour quoi ? Pour apaiser les
esprits des défunts. Comme si tout homme vivant, du seul fait qu’il vit,
devait avoir mauvaise conscience24 ! »
Le Cygne noir, en allemand Der Schwarze Schwan, « SS ». Les fils de
criminels ou de simples « suiveurs » indifférents se sont reconnus dans
cette pièce de Martin Walser, qui pose à la fois le problème de la
mémoire, de l’impossible transmission et de la mauvaise conscience. Les
fils, eux, comment se seraient-ils comportés ? On se souvient que, lors
d’un voyage en Israël, en 1984, le chancelier Kohl avait évoqué la
« grâce de la naissance tardive » en parlant de lui-même, discours qui
avait étonné, voire ébranlé son entourage. Dans la pièce de Walser, le Pr
Liberé dit à Rudi : « Tu n’as jamais rien fait et tu le sais. Mais, un jour, tu
t’es demandé ce que tu aurais fait si tu t’étais trouvé dans cette situation,
à cette époque-là, si tu avais été en âge de faire quelque chose. Oui, tu es
joliment hors du coup. Rien que ta date de naissance suffit à faire de toi
un gars formidable. Mille fois mieux que ton père. Que tous les pères pris
ensemble. Et tu en profites. Tu marches sur le corps de tous ceux qui ont
la poisse d’avoir trente ans de plus que toi ; tous ceux qui se sont trouvés
entraînés, qui ont eu l’occasion de connaître leurs qualités les plus
effroyables. Et toi, le héros à la bonne conscience et qui en fais étalage,
d’où tires-tu la certitude que tu aurais, en ces temps-là, conservé sans
tache la blancheur de ton âme25 ? »
La pièce est contemporaine du procès d’Auschwitz à Francfort
(quelques années après celui d’Eichmann à Jérusalem) qui, en
Allemagne, agit comme un déclic et replaça sur le devant de la scène le
meurtre des Juifs en mettant un terme à la période de mutisme, de
refoulement, de cette impossibilité de faire le deuil dont parlaient
Alexander et Margarete Mitscherlich26.
Force est de constater qu’avant les années 60 la voix de Karl Jaspers
est restée solitaire. Avant la période du Cygne noir, de Martin Walser et
de L’Instruction, Die Ermittlung, de Peter Weiss, c’est l’âge du grand
refoulement27. Quand on lit les témoignages des enfants de nazis28, on
reste confondu par le fait que les pères coupables n’admettent jamais leur
culpabilité, se réfugient dans le mutisme, la frustration, le ressassement.
Les fils et les filles se révoltent alors, donnant souvent dans un
gauchisme exacerbé, leur permettant de se vivre comme de « nouvelles
victimes » dans une Allemagne fédérale repue par son miracle
économique et où la pensée semble être entrée dans une profonde
léthargie. Ce n’est pas le lieu ici d’approfondir cette odyssée, mais il
faudra bien qu’un jour cette histoire soit faite, en liaison avec la
« culpabilité allemande », sans être travestie ou réduite à un simple avatar
terroriste.
De la politique des « Réparations » de Konrad Adenauer au geste de
Willy Brandt s’agenouillant devant le monument des victimes du ghetto
de Varsovie, à Varsovie même, de la politique de l’ouverture à l’Est
jusqu’à la réunification, l’histoire allemande est ponctuée d’avances et de
reculs concernant le problème de la culpabilité, de réexamens et
d’occultations, de débats, de combats, de prises de position antagonistes,
rendant totalement impossible (et peut-être est-ce mieux ainsi) le moindre
consensus en ces matières.

RÉACTUALISATION DE LA RÉSISTANCE ABSENTE : LA


DÉRIVE TERRORISTE

Épisode fort connu, sur lequel nombre de livres ont été écrits, la
révolte des jeunes dans les années 60 prend des visages multiples :
politique, on proteste contre le shah d’Iran, contre la guerre du Viêt-nam,
contre l’alliance de la RFA avec les États-Unis, puis contre les Pershing ;
culturelle, contre l’atmosphère irrespirable de l’Allemagne d’Adenauer et
de ses successeurs, contre l’autoritarisme de l’éducation, contre les
professeurs d’université dont on découvre que nombre d’entre eux
avaient fait carrière déjà sous le IIIe Reich et n’avaient pas du tout été
inquiétés, contre le silence de la génération des parents, contre l’apathie
générale fondue dans le miracle économique. Il faut se rendre compte de
ce que signifiait avoir au pouvoir ou près du pouvoir des Schröder29, des
K. G. Kiesinger – ancien militant du parti nazi –, des Globke – ancien
rédacteur des lois de Nuremberg –, des Franz Joseph Strauss, des
Hermann Hörcherl – ancien membre du parti nazi –, des Axel Springer.
De Walter Jens à Hans Magnus Enzensberger, de Heinrich Böll à Günter
Grass, tous les intellectuels vont se soulever contre cette Allemagne, pour
ne rien dire des jeunes en révolte ouverte. On sait aussi que, très vite, une
partie du mouvement de révolte, va s’engluer dans le terrorisme de la
« Fraction armée rouge » (RAF) dont les principaux responsables :
Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Holger Meins et
d’autres, organisent des coups de main, des attentats. Arrêtés, ils auront
un destin tragique, comme celui d’Ulrike Meinhof retrouvée pendue dans
sa cellule de prison. En septembre 1977, Hanns Martin Schleyer,
président de la Daimler-Benz, est kidnappé et mis à mort…
Après 1977, la conjoncture change, l’extrême gauche s’effrite et de
nouveaux discours se mettent en place. Se fondant sur les théories de
l’école de Francfort et sur les modèles psychanalytiques prévalents dans
leur analyse du social, ces discours ont tendance à ne pas voir la
spécificité du nazisme et à appeler « fasciste » tout élément autoritaire,
toute tendance antidémocratique. Or de tels éléments sont nombreux en
RFA, de plus en plus nombreux – l’État, dans sa lutte contre le
terrorisme, étant amené à multiplier les lois d’exception et les interdits
professionnels. Les dénoncer dans la société de la République fédérale,
c’est s’identifier à des victimes du fascisme, c’est littéralement prendre la
place des Juifs, se constituer en nouvelles victimes. Par ailleurs, les
mouvements d’extrême gauche et les mouvements terroristes se sont très
largement identifiés aux combats du tiers-monde, en particulier aux
Arabes, lors de la guerre des Six Jours et de la guerre du Kippour, tant et
si bien qu’ils en sont venus à parler d’Israël également comme d’un État
fasciste. Confondant trop souvent antisionisme et antisémitisme
inconscient, ils ont fini par faire des Juifs israéliens les nouveaux
fascistes, et à se vivre, eux, comme les vraies victimes. Lors du
détournement d’un avion d’Air France en 1976, les pirates de l’air, parmi
lesquels de jeunes Allemands, ont fait un tri parmi leurs otages et ont
demandé aux Juifs de se ranger d’un côté et aux autres de l’autre,
rejouant la sélection que les SS opéraient lorsque les déportés arrivaient
sur la rampe d’Auschwitz. Ces déplacements, cet ersatz de mémoire
montrent bien que quelque chose se répète, insiste, une réactualisation
d’une résistance qui a manqué durant les années du IIIe Reich et d’un
travail du deuil qui n’a pas eu lieu. Michael Schneider analyse avec
finesse ces déplacements, travestissements et blocages du travail de
mémoire : « Les actions spectaculaires des terroristes allemands me
rappellent la célèbre scène de Hamlet où celui-ci demande à des
comédiens de jouer devant son oncle le meurtre de son père. Dès ses
débuts, la RAF ne fut pas ce pour quoi elle se donna (une libération par
procuration des masses encore assoupies), elle fut plutôt une action
meurtrière et suicidaire visant à démasquer les meurtriers. Les fils et les
filles se glissèrent dans les costumes historiques des pères de la
génération nazie afin de donner une représentation des crimes qu’ils
avaient commis sur leurs ennemis politiques et leurs ennemis de race. Par
le meurtre, et pour finir, par le suicide collectif, les terroristes voulurent
démontrer que c’étaient les autres, ceux qui s’étaient intronisés rois de
l’économie et barons de la politique, qui étaient les meurtriers cachés.
Ces derniers se reconnurent à peine dans le miroir déformant de leur
passé. À moins que la peur hystérique et la dureté irrationnelle – avec
laquelle l’État, les milieux économiques et la majorité des citoyens âgés
cherchèrent à se protéger de deux douzaines de terroristes – ne
proviennent de [ce passé]30. »
Bien des années plus tard, en 1983, à propos du cinquantième
anniversaire de la venue au pouvoir de Hitler, un philosophe, Hermann
Lübbe, va mettre violemment en cause la génération de 1968 et
l’approche des Mitscherlich, toute la théorie du refoulement et du déni.
Avec l’énormité de la défaite, dit-il, tout s’est écroulé. Un nouvel espace
politique s’est constitué qui va prendre le nom de République fédérale.
De nouvelles institutions ont été créées, qui vont jouer un rôle
fondamental. Pendant la période d’une reconstruction aussi considérable,
il est normal que la majorité de la population qui a adhéré activement ou
passivement à l’ordre national-socialiste entre dans une période de
discrétion par rapport à son passé, une période de silence. Mais ce
silence, loin d’être un refoulement, une déréalisation du passé, est le
médium indispensable pour que cette majorité soit intégrée au nouvel
ordre politique et social, qu’elle y trouve sa place. Contrairement à la
génération de 1968 qui a accusé ses pères, Lübbe estime que ce silence a
été constructif. Ce n’était pas un oubli. La génération de 68 a mis fin à la
protection dont jouissaient ses aînés. Elle a attaqué les institutions de la
République fédérale, ce faisant, elle a rompu le fragile équilibre
mémoriel qui s’était institué. Avant la querelle des historiens qui allait
déferler par la suite, c’était faire signe vers la « normalisation » de la
société et demander qu’on tournât enfin la page (Schlussstrich) d’un
passé dont on se doutait qu’il n’arrivait pas à passer.
1. Karl Jaspers, La Culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, réédition, 1990.
2. Jean Solchany, Comprendre le nazisme…, op. cit., p. 303.
3. Theodor W. Adorno, « Was bedeutet : “Aufarbeitung” der Vergangenheit », texte de 1959, in
Theodor W. Adorno, Gesammelte Schriften, Francfort, Suhrkamp, vol. 10, 1977, p. 555-572.
4. Freud utilise le mot Durcharbeit (perlaboration) pour désigner le travail de l’inconscient
propre à la cure psychanalytique, permettant au sujet d’intégrer une interprétation et de surmonter
ses résistances. Voir Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
Paris, PUF, 1967 ; et Élizabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris,
Fayard, 1997.
5. Sigmund Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », in La Technique
psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 108.
6. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, Paris, Payot, 1972. Original : Die
Unfähigkeit zu trauern, Munich, Piper Verlag, 1967.
7. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, op. cit., p. 35.
8. Margarete Mitscherlich, Erinnerungsarbeit : Zur Psychoanalyse der Unfähigkeit zu trauern,
Francfort, S. Fischer, 1987, p. 114.
9. Nicole Lapierre, Le Silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock, Paris, coll.
« Biblio-Essais », Le Livre de poche, 2001.
10. Nathalie Zajde, Souffle sur tous ces morts et qu’ils vivent. La transmission du traumatisme
chez les enfants des survivants de l’extermination nazie, Paris, La Pensée sauvage, 1993.
11. Voir Annette Wieviorka et Itzhrok Niborski, Les Livres du souvenir : Mémoriaux juifs de
Pologne, Paris, Gallimard, 1983.
12. Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, Paris, Plon, 1999.
13. Voici un exemple qui, bien que figurant dans mon dernier recueil de fiction, L’Immense
fatigue des pierres (Montréal, éditions XYZ, 1996), est l’exemple réel d’une femme d’une
cinquantaine d’années, divorcée, remariée ayant de grands enfants. À la faveur d’un héritage, un
de ses frères lui dit : « Non, toi tu n’auras rien, tu ne fais pas vraiment partie de la famille, tu es
juive, tu as été adoptée à la sortie de la guerre. » C’était la première fois qu’elle entendait parler de
cette histoire. Le ciel lui est tombé sur la tête. Après bien des tribulations, munie d’une photo
minable que son frère lui avait donnée, elle va
voir les responsables de l’Institut juif de Varsovie. La directrice regarde attentivement la photo,
en très mauvais état. Elle dit : « C’est curieux, j’ai la même photo. Votre père est encore vivant. Il
vit aux USA, il vous cherche depuis quarante ans. » Elle a perdu son identité de catholique
polonaise et une part de l’héritage, mais elle a retrouvé un père et se débat comme elle peut avec sa
judéité retrouvée (p. 54).
14. On trouvera un commentaire très important de cette archive in Geoffrey H. Hartman, The
Longest Shadow. In the Aftermath of the Holocaust, Bloomington, Indiana University Press, 1996.
15. Les références seraient innombrables. La position mystique est totalement assumée par
Robert Redeker, « La catastrophe du révisionnisme », Les Temps modernes, novembre 1993, p. 1-
6.
16. Sur la nature de ces témoignages comme genre, leur apport et leurs limites, voir Lawrence L.
Langer, Holocaust Testimonies : The Ruins of Memories, New Haven, Yale University Press, 1991.
17. « I was sure I am dead now », in Lawrence L. Langer « Remembering Survival » in
Holocaust Remembrance. The Shapes of Memory, edited by Geoffrey H. Hartman, Blakwell,
Oxford (GB) and Cambridge (EU), 1994, p. 78. Voir aussi du même auteur, Preempting the
Holocaust, New Haven, Yale University Press, 1998, en particulier son chapitre sur la peinture de
Samuel Bak.
18. Il s’agit là d’un problème redoutable. Alors que Claude Lanzmann jette l’interdit sur la
représentation à partir de son film magistral, Shoah, Jorge Semprun, dans L’Écriture ou la Vie
(Paris, Gallimard, 1994) postule que seule la fiction peut s’approcher d’un indicible à dire.
19. Lothar Baier, Un Allemand né de la dernière guerre, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 18 sqq.
20. Ulrich Greiner, « Mein Name sei Schwerte », Die Zeit, n° 20, 12 mai 1995. Voir également
Karl-Siegbert Rehberg, « Eine deutsche Karriere. Oder : Gelegenheit macht Demokraten »,
Merkur, vol. 562, n° 1, janvier 1996, p. 73-80.
21. Max Frisch, Mein Name sei Gantenbein, Francfort, Suhrkamp, 1964. Du même auteur, le
célèbre Stiller, Francfort, Suhrkamp, 1955.
22. Der Schwarze Schwan, Francfort, Suhrkamp, 1964 ; Le Cygne noir, Paris, Gallimard, 1968.
Pierre-Yves Gaudard, dans Le Fardeau de la mémoire, op. cit., a mis l’accent sur cette pièce de
Walser. Ma réflexion lui doit beaucoup.
L'ouvrage le plus célèbre dans l’affrontement de la mémoire des pères et des fils est sans doute
un livre plus tardif : Christoph Meckel, Suchbild über meinen Vater, Düsseldorf, Claassen, 1980.
23. L’exemple le plus célèbre est sans nul doute celui de Bernward Vesper, le fils de l’écrivain
national-socialiste Will Vesper, qui se suicide en 1971 après avoir laissé un essai autobiographique,
Die Reise (Le Voyage), qui sera publié après sa mort et deviendra un livre culte. Voir le chapitre 7
du livre de Pierre-Yves Gaudard, Le Fardeau de la mémoire, op. cit., « Le suicide comme refus
d’héritage ».
24. Martin Walser, Le Cygne noir, op. cit., p. 37-38.
25. Martin Walser, Le Cygne noir, op. cit., p. 52-53.
26. Alexander et Margarete Mitscherlich, Le Deuil impossible, op. cit.
27. Voir Jean Solchany, Comprendre le nazisme…, op. cit.
28. Voir Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime, Paris, Maren Sell et Cie, 1987, et
Dan Bar On, L'Héritage infernal. Des fils et des filles de nazis racontent, Paris, Eshel, 1991.
29. Il s’agit du ministre de l’Intérieur sous Adenauer. Il n’a aucun rapport avec le nouveau
chancelier.
30. Michael Schneider, traduit et cité par Pierre-Yves Gaudard in Le Fardeau de la mémoire, op.
cit., p. 152.
2

Mémoires affrontées
Après l’épisode d’Entebbe, l’extrême gauche (l’autre gauche
parlementaire étant totalement intégrée au système) connaît un reflux
politique. Mais des années 60 aux années 80, c’est l’explosion : une
floraison d’associations de la société civile, la sensibilité écologique qui
va donner les Verts, le féminisme, le mouvement contre les Pershing, la
qualité de la littérature à l’Est comme à l’Ouest, l’éblouissant florilège du
nouveau cinéma allemand, de Rainer Werner Fassbinder à Volker
Schlöndorff, d’Alexander Kluge à Edgar Reitz et à Hans-Jürgen
Syberberg, de Helma Sanders-Brahms à Margarethe von Trotta, de
Werner Herzog à Herbert Achternbusch, Wim Wenders et tant d’autres.
C’est le temps de la consécration pour Kiefer et Richter. Si la France fait
fête à Martin Heidegger ou à Ernst Jünger, en Allemagne on est plutôt à
l’écoute des héritiers de l’école de Francfort, comme Jürgen Habermas,
ou encore d’écrivains comme Heinrich Böll et Peter Handke. Sur le plan
de la politique du passé et de sa représentation, de nombreux exemples
hétérogènes les uns par rapport aux autres montrent que le travail du
deuil cherche à se faire, au sein de difficultés extrêmes et souvent dans la
confusion.
Willy Brandt, le nouveau chancelier, le premier à être un « exilé »
ayant fui le nazisme, va à Varsovie, en décembre 1970, et s’agenouille
devant le monument des héros du ghetto. Günter Grass, originaire de
Dantzig devenue Gdansk, et Siegfried Lenz, originaire de Prusse-
Orientale, l’accompagnent. Moment solennel, décisif pour la conscience
allemande : « Et ce n’est qu’au moment où Willy Brandt tomba à genoux
là où le ghetto juif s’était trouvé sous la botte allemande et qu’il parut
clairement que l’assassinat planifié et exécuté par des Allemands de six
millions de Juifs, que ce crime et les camps d’extermination de Chelmno,
Treblinka, Auschwitz, Birkenau, Sobibor, Belzec et Maïdanek ne
pouvaient être assumés, ce n’est donc qu’à ce moment-là que la perte du
pays natal fut de peu de poids1. »
Les artistes tentent de cerner ce qui s’est produit au sein de la société
ouest-allemande. Margarethe von Trotta, dans Die bleierne Zeit (Les
Années de plomb) présente la biographie de Gudrun Ensslin, la rigidité
du milieu parental protestant, le traumatisme de la guerre, les images de
camps de concentration vues et revues à vomir. Toute une génération agit
en fonction de ce trauma.

HITLER : UN FILM D’ALLEMAGNE VS HOLOCAUST MADE


IN HOLLYWOOD

En 1977, neuf metteurs en scène se regroupent pour sortir un film


bilan : Deutschland im Herbst (L’Allemagne en automne). Mélanges de
documentaires télévisés, de fiction, d’interviews, les différents films qui
constituent le film se veulent un contre-discours sur les événements et
surtout un sursaut contre l’amnésie générale : « Ce fut quelque chose de
relativement simple qui nous motiva : le manque de mémoire. D’abord,
le barrage opéré par les nouvelles, puis l’usage verbal sans images des
médias. Après l’automne 1977 – Kappler, Schleyer, Mogadischu, les
morts de Stammheim –, il y eut comme toujours le Noël de 1977 et le
nouvel an. Comme si rien ne s’était passé. Dans ce train travelling
express de l’histoire, nous posons des freins de secours. Pendant deux
heures, nous tentons de nous agripper à la mémoire, dans la forme d’une
impression subjective momentanée […]. À cet égard, notre film est un
document – cela constitue une autre faiblesse que nous n’avons pas
l’intention de masquer… L’automne 1977, c’est l’histoire de la
confusion. [...]. Qui dit détenir la vérité ment, et qui ne la connaît pas, la
cherche. C’est là notre présupposé, au-delà de nos divergences
politiques2. »
Entre 1977 et 1979, deux autres films sortent, dont le retentissement et
la destinée sont totalement différents, mais qui jouent un rôle de premier
plan dans la levée de l’amnésie qui affectait la société allemande : Hitler,
ein Film aus Deutschland (Hitler, un film d’Allemagne) de Hans-Jürgen
Syberberg, et Holocaust de Gerald Green. Ces deux films sont
absolument antithétiques, et le fait que ce soit le second qui ait eu un rôle
culturel et politique de premier plan en dit long sur les contradictions de
la société allemande de la fin des années 70.
L'histoire chez Syberberg est démontée comme un cirque, comme un
théâtre, passant du sublime au ridicule. L’histoire est un chantier où les
images du passé gisent éparses, prêtes à être réutilisées, une entreprise de
déconstruction. L’idée centrale, sur laquelle le metteur en scène se
propose de travailler, est que l’irrationalisme est le noyau dur de
l’identité allemande. En conséquence, il se propose de s’attaquer à la
mémoire comme mythe. Ce faisant, le but qu’il poursuit est d’édifier une
esthétique allemande, une déconstruction allemande du passé, contre
Hollywood et la façon dont les studios amé-ricains imposent leur vision
du passé. Syberberg avait fait auparavant, en 1972, un autre film
important : Ludwig : requiem pour un roi vierge qui avait pour principal
personnage Louis II de Bavière, le roi fou qui se faisait construire des
châteaux étrangement kitsch, qui dissipait l’argent de l’État dans le luxe
le plus extravagant en hébergeant Wagner, en finançant ses opéras,
totalement fasciné par sa musique. Face à Louis II, son double
symétrique, Bismarck, l’homme d’État prussien, l’artisan de l’unité
allemande, qui a imposé sa domination militaire au Sud, la Bavière
catholique proche de l’Autriche ; l’homme d’État efficace, moderne, qui
a mis tout le monde au pas. Face à ce pauvre fou de Louis II, les forces
du capitalisme, de la banque, de la rationalisation économique, de la
modernité, pour lesquelles les châteaux et les opéras de Wagner n’étaient
qu’argent perdu. Un film allégorique dont la forme veut suivre
l’esthétique oxymorique d’un « rationalisme de la transe » ou de
« lumières wagnériennes ».
Dans Hitler, l’histoire apparaît comme un bazar dans lequel les
mythes, venant d’horizons les plus divers, les anciens comme les
nouveaux, sont offerts au public sans aucun tri : la mythologie
germanique médiévale, la culture de masse américaine, les poètes, en
particulier Hölderlin, le IIIe Reich avec sa panoplie d’emblèmes, de
chants, d’oriflammes, etc. Le film se construit à travers la juxtaposition
de deux plans : l’arrière-plan de l’image qui est en général une citation
cinématographique en noir et blanc, ou une bande d’actualité ou un
personnage historique faisant un discours, des gravures de Gustave Doré,
ou des images animées de Méliès, ou des photos prises sous le IIIe Reich
montrant les sites importants de l’époque, ou encore des tableaux de
Blake, de Caspar David Friedrich, etc. À l’avant-plan de la scène, des
compositions hétéroclites avec des mannequins, des poupées, des ruines,
des toiles d’araignée où se meuvent à la fois des personnages fictifs et
des personnages historiques stylisés. Le travail de décor et de studio est
fondamental. La bande sonore résonne d’airs de Wagner, mais aussi
d’annonces d’événements à la radio, de vociférations de meetings de
masse comme il y en avait dans la période hitlérienne, de bruits aussi de
champs de bataille, de dialogues et de longs monologues. Il s’agit d’un
travail formel considérable où tout est déconstruit dans la simultanéité
des images, le bruit et la fureur de l’absence de tri et de hiérarchie.
Tentative grandiose de travail du deuil avec d’énormes problèmes
cependant, car il y a chez Syberberg une profonde nostalgie, non de la
période hitlérienne, mais d’une société imaginaire prémoderne, une
société où les gens ne sont pas devenus anonymes et où tout n’a pas été
marchandisé. Il est également nostalgique d’une société de haute culture
et déteste par-dessus tout la culture de masse américaine. Il voudrait donc
trouver des modèles qui rompent avec les mythes mortifères de la période
hitlérienne en se jouant au second degré de toute cette pacotille kitsch, en
refusant également la voie du modèle consumériste américain. Sur le plan
du rapport au passé et de la construction d’une mémoire allemande
spécifique, ce film de plus de huit heures tente de mettre à distance, non
sans fascination – c’est là sa contradiction –, les mythes et les légendes
qui hantent l’imaginaire allemand depuis 19453.
En 1979 cependant, le film qui eut le plus d’impact sur le plan de la
mémoire et de l’anamnèse, bouleversant le public allemand, fut le
feuilleton américain Holocaust, diffusé à la télévision allemande en
quatre soirées, du 22 au 26 janvier. Il s’agit de l’histoire de deux familles,
les Weiss et les Dorff, et particulièrement du destin tragique des Weiss,
une famille de médecins, de classe moyenne, persécutée jusqu’à la mort
de tous ses membres, hormis le plus jeune des Weiss, Rudi. Ce dernier
rejoint un groupe de résistants et, du moins dans la version américaine
non expurgée, part à la fin pour Israël, tandis que Dorff, le SS qui doit
son ascension sociale au régime, se suicide. Le film répond à tous les
canons de l’esthétique réaliste, mêlant, comme souvent dans les films
historiques, des éléments de la grande histoire (Geschichte) et des scènes
tout à fait fictives de vie quotidienne (Geschichten) . De par son
esthétique, il permet l’identification aux personnages et rend floues les
frontières entre ce qui est du ressort de la fiction et ce qui appartient à la
documentation, au réel du passé, de même qu’il articule fortement destin
individuel et malheur collectif. Toutes les barrières qui, dans la
perspective adornienne, séparent culture de masse et haute culture sont
renversées. À l’évidence, les scènes de camp de concentration jouent sur
du déjà-vu, presque des clichés, sans franchir les limites de l’intolérable.
Il est très facile de comprendre pourquoi toute la classe intellectuelle a
réagi aussi négativement à sa sortie – et même avant sa sortie –, en
Allemagne. Sans verser dans une métaphysique de l’irreprésentable, dont
la discussion n’est pas notre propos ici, il est aisé de montrer que cette
diégèse lisse, domestique l’événement, le rend lisible, sans aspérités,
mais c’est précisément cette domestication qui le rend acceptable et va
permettre au public allemand de recevoir un choc sans précédent4.
Toujours est-il que, malgré les imprécations d’Elie Wiesel, ce film
remporte un immense succès en Allemagne, où il est vu par près de vingt
millions de téléspectateurs (sur une population de soixante millions
d’habitants à l’époque). Il fait l’effet d’une bombe. Au moment de la
projection, un numéro de téléphone s’affiche sur l’écran, invitant les
spectateurs à téléphoner après l’émission, à discuter avec des témoins ou
des spécialistes, à faire part de leurs émotions, de leur expérience. Tout le
pays se mobilise, les écoles, les bibliothèques, les librairies, les musées.
C'est un événement mémoriel, comme une abréaction. Après la
projection, plus rien n’est comme avant. L’atmosphère est telle qu’au
Parlement les lois d’imprescriptibilité pour les crimes du génocide ne
sont pas remises en cause. De même, les procès de Maïdanek qui se
tiennent après celui des gardiens d’Auschwitz sont sans concession, les
langues se délient. C’est comme si les Allemands pouvaient voir enfin
leur histoire en face. En même temps, un désir d’histoire et surtout
d’histoires allemandes se fait jour, une réponse peut-être au cinéma
hollywoodien et à l’immense succès de Holocaust de Gerald Green.
Ainsi, dans le film d’Alexander Kluge, Die Patriotin (La Patriote), de
1979, un personnage fictif entreprend de mettre au jour certains épisodes
de l’histoire allemande qui sont occultés dans la conscience publique.
Professeur d’histoire, elle part à la recherche de documents. Le film la
montre avec une pelle, objet métaphorique qui doit lui servir à déterrer ce
qui a été enfoui. Ce qu’elle veut, ce n’est pas tant trouver un fil narratif
cohérent pour dire le passé, mais interroger le passé à partir du présent.
Elle découvre des éléments divers, des images, des photos, des bandes
dessinées du temps de son enfance, des anecdotes de la vie quotidienne,
des citations de livres empruntés à la bibliothèque et même le prix des
oies en Silésie en 1914. Elle se trouve ainsi à la tête d’une accumulation
hétérogène de fragments qui résistent à toute interprétation globale. Pas
une histoire mais une série de petites histoires. Car c’est à l’articulation
de la « grande histoire », l’histoire en surplomb, et de la multitude des
récits de vie, l’histoire d’en bas, que quelque chose du passé peut
éventuellement se ressaisir, à partir du présent. Elle s’efforce de
rassembler ces fragments dans une logique qui s’apparente à celle du
rêve, pour tenter de trouver un dispositif mémoriel correspondant à un
autre désir d’Allemagne, pas celle de la RFA dans laquelle elle vit et où
le passé nazi s’est comme volatilisé, mais une Allemagne en manque, en
défaut, en souffrance. Une Allemagne inachevée, en attente, ne se
confondant ni avec les valeurs mortifères du nazisme ni avec le
consumérisme benoît du miracle économique. À la fin du film, une
phrase de Karl Kraus sert d’intertitre : « Plus vous regardez un mot de
près, plus il a l’air de se distancer de vous », puis le mot Deutschland
apparaît en gros. Le mot devient source de confusion, d’éloignement,
d’inquiétante étrangeté. Loin du symbolisme abstrait et dangereux du
terme, Kluge voit l’Allemagne dans sa facticité, son espace concret.
Images de paysages, d’arbres en fleurs, mêlées à des reportages sur
Stalingrad, des scènes de bombardement, de champs de bataille. Images
impossibles à réconcilier.
Heimat (1984), la série télévisée d’Edgar Reitz, est une réponse directe
à l’impact de Holocaust. Reitz a dit lui-même qu’il avait conçu son film
après avoir vu le feuilleton américain. Heimat raconte les métamorphoses
d’une petite communauté du Palatinat. Il s’agit de la chronique d’une
famille, les Simons, sur plusieurs générations, de 1919 à 1982, la vie
ordinaire des gens avec ses rythmes saisonniers, ses fêtes, ses
événements familiaux, naissances, mariages et décès. L’histoire du
quotidien, si développée dans l’Allemagne des années 80, permet de
transcender la question des responsabilités historiques. Reitz distingue la
représentation du passé, vraie façon de se souvenir, de la mémoire
commercialisée des États-Unis. On ne doit pas penser en termes de
tableaux tout faits, mais en fonction d’un vrai travail de la mémoire :
« Contre le passé allemand reconstruit, représenté par les Américains, il
faut faire travailler nos propres images », dit-il. L’esthétique
hollywoodienne est considérée comme la « vraie terreur de ce siècle » et
la voie salvatrice est du côté de l’histoire locale, en particulier au
cinéma : « Les gens de par le monde, explique-t-il encore, tentent de se
réapproprier leur histoire. Et ils découvrent souvent qu’elle ne leur
appartient pas […]. La plus terrible expropriation, c’est quand un groupe
ne peut pas, est empêché de se réapproprier son histoire. Avec cette série
télévisée [Holocaust], les Américains nous ont enlevé notre histoire5. »
La série d’Edgar Reitz est une critique de la modernité qui a fait
disparaître les liens traditionnels de la communauté paysanne et les
solidarités des familles dans les petites villes. De nombreux articles ont
été écrits sur Heimat, et sur la quasi-absence des Juifs dans cette série
consacrée à l’histoire allemande, vue d’en bas. Le génocide est évoqué
dans le sixième épisode « Le front de l’intérieur », où l’on entend un
personnage dire tout bas à des officiers que « la solution finale est menée
radicalement à son terme, sans aucune pitié. De vous à moi, je ne devrais
pas vous le dire, mais nous savons ce qu’il en est. Tous, jusqu’au dernier,
transformés en fumée ». Puis, la caméra se fixe sur un autre personnage
qui cligne de l’œil sans arrêt. Quand on lui demande de s’expliquer, il
évoque la figure du petit Hans, le vannier à qui il a appris à tenir un fusil.
Ce dernier, enrôlé dans l’armée n’est peut-être plus vivant à l’heure qu’il
est, dit Édouard, un des personnages importants de la série. La
juxtaposition des deux passages : victimes juives dont on chuchote à voix
basse le destin mais qui resteront invisibles jusqu’au bout, et jeunes tués
au combat, suggère que toutes les victimes de la guerre sont à mettre sur
le même plan. Aucun personnage du film ne se soucie vraiment de ce que
deviennent les victimes, qu’elles soient juives ou communistes. Le
rythme de la quotidienneté domestique – on tue le cochon, on prépare la
soupe, on tricote des chaus-settes pour les soldats – n’a pas à être rompu
trop radicalement. Pour critiquer la société de consommation qui va
s’installer en RFA après la guerre, Edgar Reitz, dans une entrevue avec
Eric Santner, parle d’une Wegwerfgesellschaft, qui se traduit littéralement
par « société de gaspillage », société qui jette, qui consomme rapidement,
société de déchets. Mais, nous rappelle Eric Santner, ce terme,
Wegwerfgesellschaft, fait écho, dans le discours de Reitz, à un autre mot
qu’il a inventé, un néologisme : Weggeher, celui qui part, qui quitte, qui
abandonne la communauté. Dans Heimat, celui qui s’en va est Paul
Simon, lequel deviendra un « vrai Américain », un homme sans attaches,
sans racines, un globe-trotter. C'est que l’Amérique représente pour Reitz
le pays des Weggeher par excellence. « L'Amérique est le meilleur
exemple du développement de cette nouvelle culture dans le monde, une
culture d’émigrants, de ceux qui ont quitté leur foyer. Leur principe de
base est l’individualisme, la valeur du moi. Cela crée une nouvelle
société d’êtres humains qui n’ont d’autre bien à offrir qu’eux-mêmes,
d’où cette concurrence effrénée entre eux. Quels que soient les qualités et
les savoir-faire de ces individus, ce sera uniquement en termes d’échange
qu’ils seront monnayés, échange qui demande toujours plus d’offres
spectaculaires et qui rend tout échangeable avec tout, ne connaissant que
le langage du commerce6. »
On reconnaît la description presque marxienne de la dissolution des
liens traditionnels et la transformation des rapports interhumains par le
« froid argent comptant ». C’est donc la nouvelle économie qui détruit les
villages et petites villes comme Schabbach. Mais Reitz ajoute cette
remarque insidieuse : « Les Juifs qui sont depuis des temps immémoriaux
un peuple de Weggeher s’adaptent particulièrement bien à la société
américaine, une société qui cherche à se développer et à concurrencer les
autres dans tous les domaines, dont le seul langage est celui de la
concurrence. » Les Juifs, et les Américains par métonymie, sont les
destructeurs des communautés traditionnelles. Reitz n’est pas loin
d’affirmer qu’Auschwitz, issu de la modernité technique, est comme le
premier symbole de cette destruction et donc que les Juifs, en tant que
champions de cette modernité, ont ainsi travaillé à leur propre
destruction. Par un anti-américanisme et une nostalgie pour le
prémoderne, Reitz participe à cette révision de l’histoire allemande qui
va déferler après la chute du Mur. Son succès témoigne de ce qui travaille
en profondeur le tissu social de la République fédérale allemande. La
culture historique des Allemands de l’Ouest connaît une transformation
massive dans les années 70 en se focalisant sur la vie quotidienne du
passé : l’Alltagsgeschichte7. Cette culture historique prend deux aspects.
Le premier est un courant universitaire violemment critique à l’égard de
la vieille historiographie conservatrice et vis-à-vis d’une histoire sociale
trop occupée à analyser les structures et qui ne tient aucun compte des
subjectivités. Le second est populaire et médiatique. Dans cette énorme
vague qui submerge tout ce qui a trait au passé, seul ce qui peut susciter
une émotion « licite » et dénuée de la fameuse culpabilité est mis au
premier plan. C'est la mode des collections de vieux papiers, cartes
postales et albums de photos. On vide les greniers, fréquente les marchés
aux puces, ouvre des musées locaux, collecte des récits de vie de la
génération qui va s’éteindre et qui a vécu sous le IIIe Reich, on organise
des expositions d’objets et de documents variés. Entre ces deux courants
universitaire et populaire, des ateliers souvent animés par de jeunes
étudiants et intellectuels de gauche qui n’arrivent pas à entrer dans une
université restée conservatrice connaissent une popularité très grande, en
prise sur les mouvements sociaux des années 70 : l’écologie, le
féminisme, la lutte pour la paix. La population est avide de récits
concernant la vie quotidienne, le point de vue d’ « en bas », de l’homme
ordinaire, durant la période nazie. Pour combler ce désir, les narrations
les plus classiques suffisent. Point n’est besoin de recherches formelles
qui peuvent éveiller de l’angoisse. Le récit conventionnel, surtout s’il est
« débarrassé » des victimes réelles du IIIe Reich – Juifs, tsiganes,
communistes, prisonniers soviétiques, qu’on ne trouvait pas forcément
dans les petites villes et les villages éloignés du théâtre des opérations –,
est propre à canaliser le besoin d’histoire et d’identification des gens,
sans les culpabiliser pour autant. De là le succès des séries télévisées,
celui de Holocaust d’une part, et, plus important encore, le phénomène
Heimat, supérieur au premier sociologiquement parlant, car il s’agit
d'« images allemandes » et de représentations de soi et pour soi,
répondant aux « images américaines », images venues du dehors,
imposées en quelque sorte et concernant les pages les plus sombres de
l’histoire allemande. Le recours au quotidien, à l’héroïsme muet des
humbles, à la chronique locale, à l’histoire des femmes, sera également la
réponse de Helma Sanders-Brahms dans Allemagne mère blafarde
(Deutschland bleiche Mutter) . Lene, la mère, est une victime, une
femme des ruines qui a failli se faire violer par un Russe et dont la
paralysie faciale est la métaphore du pays démoli. C'est en fait l’histoire
des parents de la cinéaste qui s’aiment et se marient juste avant 1939. Ils
se voient très peu durant la guerre. Lui est envoyé au front, et un vide
impossible à combler s’installe entre eux. On voit Lene au milieu des
ruines, s’affairant à la cuisine, s’occupant de tout, errant le long des
routes, seule responsable de sa fille. Et, finalement, le retour du soldat est
une faillite totale.
Ce film autobiographique, mêlant le réel et la fiction, se veut un
hommage aux femmes qui, dans des temps de catastrophe, ont tout tenu à
bout de bras. C'est la réappropriation du passé de sa mère que Sanders-
Brahms met en scène. Ces images allemandes de vies individuelles,
d’expériences vécues par les femmes, les constituent en victimes, comme
le seront les morts des bombardements de Dresde quand on les
représentera, ou comme le seront les soldats du front de l’Est, morts de
froid, de faim ou au combat. Le recours au quotidien, à l’histoire orale,
au féminisme, à l’histoire personnelle sont les mécanismes par lesquels
on ne sait plus qui est bourreau et qui est victime. Plus près de nous,
Helke Sander consacre tout un film8, qu’elle estime féministe, à un
phénomène resté largement tabou dans l’historiographie, dans la fiction
comme dans l’art, et même dans le discours public, en particulier en
Allemagne : celui du viol de milliers de femmes berlinoises par les
soldats de l’Armée rouge, dans les premiers jours de mai 19459. Mais le
film participe, sans le vouloir sans doute, d’une ambiguïté fondamentale.
Ce crime principal commis par les « Libérateurs » remet en question la
nature de la « Libération » et transforme toutes les femmes, parce que
femmes, en victimes, aussi bien celles qui luttaient contre le régime nazi
que celles qui en étaient les indéfectibles supports. Le viol crée une unité
qui change la nature de la Libération. Elle change même la nature du
passé : peu importe que vous ayez été dans le camp des bourreaux,
puisque vous devenez victime à votre tour. Helke Sander, malgré la
hardiesse du thème auquel elle s’attaque, participe du mouvement
général de révision du passé qui s’amorce alors en Allemagne. Comme si
la mémoire ne supportait pas la complexité, comme si le mémoriel était
voué au pendulaire, au simplisme. Dans ces productions culturelles, un
destin cruel frappe tout un chacun. Ainsi, le nazisme a été, en quelque
sorte, « historicisé » dans les médias, ces productions télévisuelles offrant
des scénarios à l’imaginaire historique des Allemands. Le terrain de la
querelle des historiens a ainsi été préparé.

LA QUERELLE DES HISTORIENS

Dans la querelle des historiens (Historikerstreit) de 1986-1987, le


problème est celui de la réévaluation du passé nazi, de ce qu’il convient
de penser et de faire de ces douze années de l’histoire allemande (1933-
1945). Douze années d’un des pires régimes fascistes, largement porté
par les masses, qui a entraîné le peuple allemand dans une guerre
dévastatrice et qui a abouti à la catastrophe de la défaite, à la coupure de
l’Allemagne en deux États distincts, à la réduction de Berlin au rang de
capitale provinciale isolée ; tout cela dans une nation qui se pensait être
l’une des plus civilisées au monde.
Ernst Nolte, qui déclenche la controverse, est un historien connu10.
Quant à Andreas Hillgruber, il a beaucoup écrit sur la stratégie militaire
hitlérienne. Les deux auteurs se lancent dans une réévaluation du régime
nazi qui peut surprendre. Leurs thèses, cohérentes à première vue,
consistent à traiter la société nazie avec une certaine distance, à ne pas la
« diaboliser » car elle fait partie de l’histoire et, à ce titre, doit pouvoir
être expliquée (ce qui ne veut pas dire « justifiée »). Cela peut se
concevoir, à condition de ne pas banaliser le nazisme et de ne pas mettre
l’histoire au service de causes politiques ou identitaires des plus
douteuses. Or que nous disent ces historiens qui ne se battent pas
exactement sur le même front ? Que l’ennemi principal, c’était le
bolchevisme et Staline, que le goulag avait innové en matière de
génocide, que Hitler avait un modèle, que sa réaction s’explique
psychologiquement, qu’il pouvait craindre la réaction internationale des
Juifs, etc.
Dans son article au titre devenu célèbre, « Un passé qui ne veut pas
passer », paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986,
Nolte se présente comme l’historien qui veut simplement remettre en
question quelques idées reçues. Mais sa thèse centrale est formulée en
clair : « Dans tous les ouvrages consacrés au national-socialisme, il y a
une lacune frappante : ils ne savent pas ou ils préfèrent ne pas savoir à
quel point tous les actes commis sous le national-socialisme avaient déjà
été décrits par de nombreux auteurs au début des années vingt, à la seule
exception des techniques de gazage : les déportations et les fusillades de
masse, les tortures, les camps de la mort, l’élimination physique de
groupes entiers selon des critères purement objectifs, l’exigence déclarée
de l’extermination de millions de personnes innocentes, mais considérées
comme des “ennemies”. […]. Il faut pourtant accepter que soit posée la
question suivante, à laquelle on ne peut se soustraire. Le seul motif pour
lequel Hitler et les nazis auraient commis un crime “asiatique” ne serait-il
pas qu’ils se considéraient, eux-mêmes et tous les leurs, comme des
victimes potentielles ou réelles d’un crime “asiatique” ? L’“archipel du
Goulag” n’est-il pas plus originel qu’Auschwitz ? L’ “assassinat pour
raison de classe” perpétré par les bolcheviques n’est-il pas le précédent
logique et factuel de l’“assassinat pour raison de race” perpétré par les
nazis11 ? » On trouve vers la fin de ce court article la discrète mais ferme
réhabilitation du national-socialisme, au nom du moindre mal : « Si l’on
ne se représente pas l’histoire de cette époque comme un mythe, mais si
l’on considère ses principales implications, on arrivera à la conclusion
suivante, qui est essentielle : malgré toute son obscurité et son horreur,
mais aussi avec sa modernité troublante dont il faut remercier ses acteurs,
cette époque a peut-être eu un sens pour les générations suivantes, à
savoir qu’elle les a libérées de la tyrannie de l’idéologie collectiviste12. »
Quant à Hillgruber, dans son livre Une double disparition : la
destruction du Reich et la fin du judaïsme européen, il pose le problème
du front de l’Est et de la fin de la guerre. Norbert Blüm avait écrit que les
crimes perpétrés dans les camps ne pouvaient se commettre que parce
que les armées allemandes, en particulier celles qui étaient engagées sur
le front de l’Est, tenaient bon. Pour mettre fin au plus vite à l’horreur des
camps, il eût fallu laisser s’effondrer ce front. C’est à ces thèses que
répond Hillgruber : « Si l’historien considère la catastrophe de 1944-
1945, il ne reste qu’une position, même si elle est souvent difficile à
maintenir dans des cas particuliers : il doit s’identifier avec le destin
concret de la population de l’Allemagne de l’Est, avec les tentatives
désespérées et sacrificielles des troupes et de la marine allemandes en
vue de protéger les populations des orgies vengeresses de l’Armée
rouge13. » Il s’agit donc de réhabiliter, du moins en partie, le combat des
troupes sur le front de l’Est.
Dans l’hebdomadaire Die Zeit du 11 juillet 1986, Jürgen Habermas
s’insurge et publie un article important intitulé « Une manière de liquider
les dommages. Les tendances apologétiques de l’histoire allemande ». Il
attaque Stürmer, Nolte et Hillgruber. Stürmer invitait les historiens à
jouer un rôle plus actif dans la constitution d’une identité nationale car,
dans une société réifiée, c’est la nation qui est la nouvelle transcendance,
à la place de la religion. Ce chemin de crête de l’histoire, écrivait-il en
substance, est à la fois source de mythologisation, mais aussi source
d’institution du sens et du savoir. Habermas ironise sur ces deux
fonctions particulièrement antithétiques dans l’histoire allemande et
remarque que les pourvoyeurs de mythologie et les « donneurs de sens »
ont rarement produit un savoir. Il trouve également choquante
l’identification de Hillgruber aux troupes et au commandement
allemands sur le front de l’Est à la fin de la guerre, et pas du tout aux
victimes des nazis. Hillgruber qui est même allé jusqu’à critiquer les
hommes du 20 juillet qui ont tenté sans succès de renverser Hitler, mus
selon lui par une « éthique de la conviction », alors qu’au sein de l’armée
et du commandement de la Wehrmacht, c’était une « éthique de la
responsabilité » qui prévalait. Pour lui, les puissances occidentales ont
voulu démanteler l’Empire prussien en dépouillant l’Allemagne de
territoires orientaux et en lui faisant perdre son rôle traditionnel en
Europe centrale. Et finalement, c’est l’Europe entière qui a été la grande
perdante de 1945 devant l’avancée des Russes. Ce qui indigne Habermas,
c’est l’incapacité où se trouvent encore certains historiens et certains
penseurs, après le discours du 8 mai de Richard von Weizsäcker, de
considérer la capitulation de l’Allemagne aussi comme une libération14.
Selon Nolte, la déclaration de Chaïm Weizmann de septembre 1939, au
nom du Congrès juif mondial, demandant aux Juifs du monde entier de se
solidariser avec les puissances en lutte contre Hitler, « aurait » fondé
Hitler à traiter les juifs allemands comme des belligé-rants, des ennemis,
des prisonniers de guerre, et donc à les déporter. Ce serait là le « noyau
rationnel » de la conduite de Hitler. Habermas est prompt à dénoncer les
raisonnements spécieux, au conditionnel, spéculatifs de Nolte : « Partant
de là [de Pol Pot], il [Nolte] reconstruit une préhistoire qui, en passant
par le “goulag”, la déportation des koulaks par Staline et la révolution
bolchevique, remonte jusqu’à Babeuf, jusqu’aux premiers socialistes
français et, dans l’Angleterre du début du XIXe siècle, jusqu’aux
instigateurs de la réforme agraire – il reconstruit, autrement dit, une
lignée de soulèvements contre la modernisation culturelle et sociale,
animée par une nostalgie chimérique qui aspire à la restauration d’un
monde monolithique et autarcique. Dans ce contexte de terreur,
l’extermination des Juifs n’apparaît alors que comme résultant d’une
réaction, regrettable certes, mais après tout compréhensible, à ce que
Hitler devait ressentir comme la menace de son propre anéantissement :
“Ce que l’on appelle l’extermination des Juifs sous le IIIe Reich a été une
réaction, une copie déformée et non une première ou un original15.” »
Jürgen Habermas accuse la philosophie fumeuse, néo-heideggérienne
de Nolte, qui voit dans le fascisme (variante symétrique du marxisme)
une résistance à la modernité technique : « Ce n’est que lorsque le
marxisme et le fascisme se dévoilent à parité comme des tentatives visant
à répondre “aux réalités angoissantes de la modernité”, que la véritable
intention du national-socialisme peut alors, elle aussi, se distinguer très
précisément de sa funeste pratique : “Ce n’est pas dans l’ultime intention
[de ses instigateurs], dit Nolte, que fut conclu le ‘crime monstrueux’,
mais dans le fait que fut désigné comme coupable un groupe d’hommes,
qui étaient déjà à ce point marqués par le processus d’émancipation de la
société libérale, qu’à travers leurs repré-sentants les plus éminents ils
s’étaient dits en danger de mort16.” »
Les crimes nazis perdent ainsi toute singularité. Auschwitz se réduit
aux dimensions d’une innovation technique. Jürgen Habermas fait
cependant très attention à ne pas laisser de malentendu à propos de la
distanciation du passé et de son historicisation : « Les liens complexes
qui, dans la vie quotidienne du nazisme, existent entre une criminalité à
double fond, entre la destruction et une force vitale entièrement
consacrée à l’effort, ou qui existent encore au sein d’une même optique
qui, à l’échelle du système, se révèle dévastatrice et qui, lorsqu’elle se
resserre à l’échelle locale, devient ambivalente au point de passer
inaperçue, voilà des corrélations qui pourraient fort bien être rappelées
aujourd’hui, avec un salutaire souci d’objectivité. Le fait de prendre à son
compte, à des fins pédagogiques poussives, un passé – moralisé à travers
une sorte de court-circuit – qui appartient aux pères et aux grands-pères
pourrait alors laisser place à une compréhension distanciante. Peut-être
alors, pourrait-on, en prenant soin de ne pas mélanger la compréhension
et la condamnation, contribuer à guérir cette paralysie hypnotique. Il
reste qu’à la différence précisément de l’historicisation qui accompagne
le révisionnisme d’un Hillgruber ou d’un Nolte – auxquels se rallient
Hildebrand et Stürmer –, celle à laquelle je me réfère ne se laisserait pas
guider par la tentation de se débarrasser des hypothèques d’un passé
avantageusement dépouillé de ses connotations morales17... »
La querelle des historiens a pour enjeu l’hégémonie du discours public
et le glissement de l’interprétation du IIIe Reich, vers une banalisation
masquée en « historisation ». Ce que Broszat avait visé, en demandant
qu’on « historicise » enfin le national-socialisme, ne consistait pas à
briser un « tabou », comme on l’a dit communément, mais à sortir le
national-socialisme de la sphère abstraite, qui en faisait un accident quasi
inexplicable, dans l’histoire allemande, une aberration irrationnelle, ce
qui revenait à excuser, à déculpabiliser les masses allemandes, en
considérant que tout avait été imposé alors qu’elles n’avaient jamais
voulu « ça ». Le national-socialisme était ainsi comme « exclu » de
l’histoire allemande. Lorsque Broszat a utilisé le mot « historicisation »
en 1985, il n’y avait chez lui aucune arrière-pensée nationaliste. On a
complètement déformé ses propos en les instrumentalisant grossièrement,
en les mettant au service des révisions que la nouvelle conjoncture allait
autoriser sans mauvaise conscience. Avec la querelle des historiens, il ne
s’agit pas d’une « historicisation », contrairement à ce qui est prétendu,
mais d’un renversement, d’une relativisation, d’une banalisation du
national-socialisme.
Deux stratégies discursives sont déployées par des historiens et des
penseurs révisionnistes. Il s’agit, en premier lieu, de relativiser, de nier la
singularité du génocide, de le transformer en « copie » d’un original
bolchevique, de l’inscrire dans la généralité de l’âge des tyrannies. Il
s’agit, en second lieu, de relégitimer l’identité nationale allemande et le
rôle de l’Allemagne comme puissance continentale, donc d’en donner
une image positive. L'historiographie est mise au service d’une identité
historique traditionnelle, comme celle que combat Habermas au nom
d’un patriotisme constitutionnel. L’acte historiographique rejoue
l’histoire en tentant d’imposer un nouveau paradigme interprétatif.
Après tout, lorsque Reagan est venu à Bitburg en mai 1985, comme le
rappelle encore le philosophe Habermas, il a permis que se fasse le
rapprochement entre les tombes des soldats SS et les morts de Bergen-
Belsen. Le président des États-Unis s’est rendu en effet dans ce
cimetière, lors de sa visite officielle en République fédérale, en mai 1985,
pour le quarantième anniversaire de la victoire des Alliés (la défaite de
l’Allemagne) en signe de réconciliation entre les belligérants de la
dernière guerre. Il faut rappeler qu’en juin 1984 le chancelier Kohl n’a
pas été invité à la cérémonie, qui marquait solennellement, en France,
l’anniversaire du débarquement en Normandie. En septembre de la même
année, cependant, le président de la République française François
Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl ont échangé une poignée de
main symbolique à Verdun, signe que, près de soixante-dix ans après
l’armistice qui mit fin à la guerre de 1914-1918, les contentieux
pouvaient être dépassés. Rien de tel en ce qui concerne la Seconde
Guerre mondiale. En 1985, on découvrit, un peu tard, que le cimetière
choisi pour la visite du président Reagan contenait des tombes de soldats
ayant appartenu aux Waffen-SS. Malgré un tollé de la part de la
communauté juive et de l’opinion internationale, Reagan persista dans ce
choix et la visite eut lieu, assortie, il est vrai, d’un arrêt à Bergen-Belsen.
Le chancelier Kohl, indigné à son tour devant la levée de boucliers
suscitée par la visite à Bitburg, demanda qu’on cessât de considérer le
peuple allemand comme éternellement coupable, qu’on ne transformât
pas la faute en péché originel. Il était désormais possible en Allemagne
de dire sans rougir que l’on n’était pas responsable car on avait fait son
devoir de soldat. Par glissements progressifs, on pouvait mettre sur le
même plan Auschwitz et les bombardements de Dresde, et même
reprendre littéralement la phrase de l’écrivain français d’extrême droite
Maurice Bardèche, selon laquelle « les bombes au phosphore valent bien
les camps de concentration 18 ».
Habermas insiste sur la nécessité d’une identité post-nationale, sur un
patriotisme constitutionnel, procédural, œuvrant dans un espace public
aux règles communicationnelles bien définies. C’était le seul moyen de
ne pas retomber dans l’idéologie völkisch, du sang et du sol. Selon lui, la
constitution allemande est la base à partir de laquelle cet espace public
peut se développer, la dynamique des nouveaux mouvements sociaux
devant permettre à la constitution d’évoluer, de ne pas rester figée. Car
1945 a déterminé un changement fondamental dans la conscience
allemande, une césure qui inaugure ce nouveau patriotisme
constitutionnel et son développement. Sur ce plan, comme en témoigne la
mode de l'Alltagsgeschichte (l’histoire du quotidien), les fonctions
sociales de ce dernier phénomène, la tournure prise par la querelle des
historiens et les lendemains de la réunification, Habermas se trompe. La
mentalité des Allemands de l’Ouest ne s’est pas transformée
radicalement. Detlev Claussen le dit sans ambages : « La position de
Habermas souffre de ce qu’elle implique un consensus de l’après-45 sur
le passé national-socialiste, ce qui est une pure fiction…
Malheureusement, ce consensus de l’après-guerre n’a jamais existé19. » Si
l’on compare les propos que Lübbe tenaient en 1983, à ceux de
Habermas quelques années plus tard, il semble qu’on n’ait le choix
qu’entre une identité historique, sans éthique, et une identité éthique sans
histoire ou, plutôt, des principes communicationnels aussi éloignés de la
première position que de la seconde. Mais, comme le souligne Wulf
Kansteiner, Lübbe aussi bien que Habermas excluent, dans leur
radicalité, la prise en compte de ce mélange, de cette combinaison entre
l’identité historique et la morale, combinaison qui, de loin, est ce qui a
donné les meilleurs résultats, en matière de « maîtrise du passé » en RFA.
Rien ne montre mieux, cependant, les difficultés de cette « maîtrise du
passé », que les affrontements qui se sont produits lors de la
commémoration du quarantième anniversaire du 8 mai 1945. Cette date
est en effet difficile à « intégrer » pour les Allemands de l’Ouest. Il s’agit
d’une défaite, de la capitulation sans condition des armées hitlériennes,
de la fin du IIIe Reich, le drapeau soviétique flottant au sommet de ce qui
restait du Reichstag, dans un Berlin en ruine. Il s’agit aussi, cependant,
de la date qui a libéré les Allemands de cet odieux régime : « heure
zéro », « recommencement absolu ». Comment commémorer un tel
événement ? Comme à son ordinaire, le chef du groupe parlementaire
CDU-CSU, Alfred Dregger, dans une lettre adressée à cinquante-trois
sénateurs américains qui avaient tenté de dissuader Reagan de se rendre à
Bitburg, se présente, lui et la Wehrmacht, comme des défenseurs de
l’Occident, tout en faisant du peuple allemand une victime de la
dictature. Il écrit : « Le dernier jour de la guerre, le 8 mai 1945 – à l’âge
de vingt-quatre ans –, je défendais avec mon bataillon la ville de
Marklissa, en Silésie, contre les attaques de l’Armée rouge […]. Mon
unique frère, Wolfgang, est mort en 1944, sur le front Est, dans la cuvette
de la Courlande, j’ignore dans quelles circonstances. C’était un jeune
homme convenable, comme la plus grande partie de mes camarades.
Lorsque vous demandez à votre président de renoncer au noble geste
qu’il a prévu de faire au cimetière militaire de Bitburg, je suis forcé de
considérer cela comme une offense à mon frère et à mes camarades morts
au combat [...]. Je vous demande si vous reconnaissez comme votre allié
ce peuple allemand qui a été soumis douze années durant à une dictature
brune et qui se trouve depuis quarante ans au côté de l’Ouest20. »
Bien entendu, l’immense travail sur soi que l’Allemagne avait effectué
durant les années 60-80 a permis de faire entendre une autre voix, un
autre point de vue. Günter Grass insiste sur ce que 1945 représentait dans
l’histoire allemande, sur les années de « falsification et d’illusion ». Il
dit : « Les Allemands ont perdu leur identité. Depuis, ils ne sont plus
capables de se comprendre eux-mêmes. Il leur manque quelque chose
qu’ils ne peuvent retrouver, quelle que soit l’ardeur qu’ils y mettent. Un
trou dans leur conscience. » C'est la raison pour laquelle, estime-t-il, on a
inventé, depuis 1945, tant de mots allemands qui minimisent la réalité et
ménagent les susceptibilités : « effondrement », « catastrophe », « fin de
la guerre », « capitulation », « heure zéro ». Mais pour Günter Grass, s’il
est une date significative d’un point de vue moral et politique, c’est celle
du 30 janvier 1933. À cette date, souligne-t-il, les Allemands avaient déjà
« capitulé sans conditions 21 ».
Les Verts, par la voix d’Antje Vollmer, ont rappelé qu’ils n’étaient pas
seulement les fils de ceux qui avaient capitulé. « Nous sommes aussi les
enfants des criminels, nous sommes les enfants des suivistes et nous
sommes les enfants de ceux qui n’ont pas été assez forts pour combattre
le national-socialisme. Il nous a été impossible d’apprendre auprès de la
génération de nos pères et nos mères […] Et nous-mêmes ? À un moment
donné, nous avons cessé, nous aussi, de demander à nos parents comment
tout cela s’était passé. Ce mutisme s’est déposé sur toute chose comme
une nappe de brouillard22. » C'est le discours de Richard von Weizsäcker
qui est resté le plus célèbre. Il a fait du 8 mai 1945 un jour de libération.
Pourtant, lui aussi, quand il parle du crime, affirme qu’il fut l’œuvre de
quelques individus. On sait qu’il n’en est rien. Richard von Weizsäcker
explique que le jour même, le 8 mai, n’a pas pu être vécu par les
Allemands comme un jour de fête : « Ceux qui ont vécu cette journée en
toute lucidité se souviennent de moments tout à fait personnels, et par là,
très différents les uns des autres. Ce jour-là, certains rentraient au pays,
d’autres perdaient leur patrie. Ce jour-là, certains étaient libérés, d’autres
faits prisonniers. Nombreux ceux qui étaient simplement reconnaissants
que les nuits de bombardements et la peur prennent fin et qu’ils en
sortent vivants… » Dans un second temps, Weizsäcker montre que le 8
mai est aussi un jour de libération : « Ce jour nous a tous libérés du
système de la tyrannie national-socialiste édifiée sur le mépris de
l'homme23. »
Autre date difficile, le 9 novembre, jour de l’ouverture du Mur. Le 9
novembre, c’est aussi la date de la nuit de Cristal, la nuit durant laquelle,
en novembre 1938, un pogrom gigantesque eut lieu en Allemagne contre
les Juifs : synagogues, boutiques, appartements appartenant à des Juifs
furent brûlés, mis à sac (7500 magasins juifs, 267 synagogues). Ce
saccage causa dans l’immédiat 91 morts et 30000 arrestations de gens qui
furent dirigés vers les camps de Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen.
Mais le 9 novembre, c’est aussi la date de la révolution de novembre
1918 et celle du putsch manqué de Hitler en 1923. Que faire d’une date
aussi polysémique qui mêle le meilleur et le pire ?
Le 9 novembre 1988, avant la chute du Mur, le cinquantième
anniversaire de la nuit de Cristal a donné lieu à de violentes polémiques.
Une cérémonie officielle devait avoir lieu au Bundestag. Heinz Galinski,
alors président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, souhaitait tenir
un discours devant le Parlement. Peine perdue. C'est Philipp Jenninger, le
président du Bundestag, qui prit la parole. Son discours fit scandale,
interrompu par des cris et des apostrophes. Les députés des Verts, du
SPD et même quelques libéraux ont quitté la salle. Il dut démissionner.
Le président du Bundestag avait, disait-on, accumulé gaffe sur gaffe.
Qu’avait-il dit de si scandaleux ? L'Allemagne était alors en pleine
culture du souvenir et de la commémoration du génocide. La distinction
entre les points d’histoire à discuter et ce qui ressortissait aux
commémorations officielles n’était pas clairement établie (l’est-elle
jamais ?) et on n’était pas vraiment sorti de la fameuse « querelle des
historiens ». La fonction du président du Bundestag était donc
véritablement commémorative : il lui fallait parler des victimes de
l’événement, leur rendre hommage, et montrer où étaient les coupables.
Au lieu de cela, Jenninger s’est lancé dans une réflexion historique sur
les raisons qui avaient pu amener les Allemands à appuyer Hitler. Il parla
des autoroutes, de la fin du chômage, de l’antisémitisme ambiant. Il mit
en scène l’Allemand moyen, mais ne réussit pas à communiquer à son
public les effets de second degré, de distanciation, de critique qu’il était
censé mettre dans son discours, alors qu’il était au plus près de la vérité.
Christoph Bertram put ainsi faire le diagnostic suivant : « On n’a pas ôté
l’épine dans la chair des Allemands, qui sont forcés de vivre avec leur
histoire, on l’a au contraire enfoncée plus profondément. Quelle est la
meilleure manière de commémorer le passé : le buis, les chorals de Bach
et la consternation – ou la colère, l’émotion et une sincérité pataude24 ? »
En somme, très maladroitement, Jenninger avait cherché à expliquer le
pourquoi de la Shoah, le pourquoi de la passivité des Allemands sinon de
leur complicité. Chose impossible en Allemagne. On peut se laisser aller
à l’émotion, transformer l’holocauste en événement quasi mythique,
lointain, irrationnel, inexplicable, insensé, mais faire de la faute, de la
culpabilité collective contre laquelle on se défend, quelque chose qu’il
faudrait expliciter, a semblé intolérable. Il avait rompu une digue qui
protégeait les Allemands. Le génocide n’était tolérable que s’il restait
totalement incompréhensible, inexplicable, si, tout en appartenant à
l’histoire allemande, il n’en relevait pas. Jenninger, à sa façon, voulait
« historiciser » le nazisme.
C'est là un des processus fondamentaux de la « maîtrise du passé ». Le
crime, le génocide, l’extermination des Juifs, ont peu à peu été remplacés
par un discours sur le crime, sur sa représentation, par le feuilleton
Holocaust, par un culte des morts ritualisé, non comme forme de
perlaboration, mais comme substitut de cette dernière. Comme, du reste,
le mot holocauste est d’origine religieuse, il se prêtait bien à cette
utilisation quelque peu magique. Comme si la « maîtrise du passé »
donnait lieu non seulement à des répétitions par déplacement, mais aussi
à des substituts, des « à la place de », contournant toujours l’inavouable,
l’inacceptable, l’inassumable.
Un an après, on déciderait qu’il ne fallait surtout pas intégrer l’histoire
de la « seconde dictature » à l’histoire allemande. Quand le Mur est
tombé, symboliquement, le 9 novembre 1989, tous les fantasmes que
l’anticommunisme et la bonne conscience autorisent se sont donné libre
cours.
1. Günter Grass, « Honte et déshonneur », in Propos d’un sans-patrie, Paris, Seuil, 1990, p. 81-
82.
2. Alexander Kluge (et al.), « Germany in Autumn : what is the Film’s bias ? », cité par Anton
Kaes, From Hitler to Heimat. The Return of History as Film, Cambridge, Harvard University
Press, 1989, p. 26-27.
3. Sur le film de Syberberg : Les Cahiers du cinéma, février 1980 ; Les Cahiers du cinéma, n°
29, septembre 1978 ; Susan Sontag, Under the Sign of Saturn, New York, Farrar Straus and
Giroux, 1980, p. 137-165 ; Eric L. Santner, Stranded objects : Mourning, Memory and Film in
Postwar Germany, Ithaca, Cornell University Press, 1990 ; Anton Kaes, From Hitler to Heimat :
The Return of History as Film, op. cit. ; Stephen Brockmann, « Syberberg’s Germany », The
German Quaterly, n° 69, hiver 1996, p. 48-62 ; Eric L. Santner, « The Trouble with Hitler :
Postwar German Aesthetics and the Legacy of Fascism », New German Critique, n° 57, 1992, p. 5-
24.
4. J’ai évoqué ce point à propos de Shoah de Claude Lanzmann et de La Liste de Schindler de
Steven Spielberg, dans Le Naufrage du siècle, op. cit. Voir aussi, sur le même sujet, le très beau
livre de Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah. Critique des discours et des représentations,
Paris, Kimé, 2000.
5. Traduit par moi. Cité par Eric L. Santner, Stranded Objects. Mourning, Memory, and Film in
Postwar Germany, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 74-75.
6. Entrevue avec Edgar Reitz citée par Eric L. Santner, « On the Difficulty of Saying “We” : The
“Historians’s Debate” and Edgar Reitz’s Heimat », History and Memory, vol. 2, n° 2, hiver 1990,
p. 88-89 (ma traduction). Sur Heimat, voir en particulier : Eric L. Santner, Stranded Objects.
Mourning, Memory, and Film in Postwar Germany, op. cit. ; Anton Kaes, From Hitler to Heimat.
The Return of History as Film, Cambridge, Harvard University Press, op. cit.
7. Sur l’Alltagsgeschichte, voir en particulier : Alf Lüdtke, Eigensinn : Fabrikalltag,
Arbeitererfahrung und Politik vom Kaiserreich bis in den Faschismus, Hambourg, Ergebnisse,
1993 ; voir également : Volker Ullrich, « Entdeckungsreise in den historischen Alltag : Versuch
einer Annäherung an die “neue Geschichtsbewegung” », in Geschichte in Wissenschaft und
Unterricht, 36, 1985, p. 403-415 ; Lutz Niethammer ed., Lebenserfahrung und kollektives
Gedächnis : die Praxis der « Oral History », Francfort, Suhrkamp, 1985 ; et Bruce Murray and
Christopher Wickham, eds, Framing the Past : The Historiography of German Cinema and
Television, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992.
8. Befreier und Befreite : Krieg, Vergewaltigungen, Kinder, film de 1992.
9. Voir à ce sujet le numéro de la revue October, n° 72, printemps 1995, entièrement consacré au
film de Helke Sander, Liberators Take Liberties. Befreier und Befreite, op. cit.
10. Voir, en particulier, Le Fascisme et son époque, Paris, Julliard, 1970 (pour la traduction
française), 3 vol.
11. Ernst Nolte, article cité in Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la
singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Le Cerf, 1988, p. 33-34.
12. Ibid., p. 34.
13. Andreas Hillgruber, Zweierlei Untergang : die Zerschlagung des Deutschen Reiches und das
Ende des europäischen Judentums, 1986, cité par Luc Ferry dans sa préface à Devant l’Histoire…,
op. cit., p. XIII.
14. Le 8 mai 1985, pour le quarantième anniversaire de la capitulation de l’Allemagne nazie,
Richard von Weizsäcker fit un important discours dans lequel il reconnaissait que cette date devait
être considérée comme un jour de libération et non simplement comme une défaite.
15. Jürgen Habermas in Devant l’histoire…, op. cit., p. 53.
16. Jürgen Habermas, citant Nolte, in Devant l’histoire…, op. cit., p. 53-54.
17. Ibid, p. 55.
18. Cité par Philip Watts, « Céline et le discours révisionniste », Esprit, août-septembre 1998,
p. 17.
19. Detlev Claussen, « Vergangenheit mit Zukunft : Über die Entstehung einer neuen deutschen
Ideologie », cité par Wulf Kansteiner, « Between Politics and Memory : the Historikerstreit and
West German Historical Culture of the 1980’s, in Fascism’s Return. Scandal. Revision, and
Ideology since 1980, edited by Richard J. Golsan, Lincoln, University of Nebraska Press, 1998,
p. 101. Voir aussi Barbara Hahn et Peter Schöttler, « Jürgen Habermas und das “Ungetrübte
Bevusstsein des Bruchs” », in Tagesszeitung, 18 juillet 1987.
20. Cité par Peter Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 241-242.
21. L'Allemagne et sa mémoire, op. cit., p. 253.
22. Ibid.
23. Richard von Weizsäcker. De la République de Weimar à l’unification allemande. Mémoires
d’un président, Paris, Le Rocher, 2000, p. 298. Sur le 8 mai et les usages politiques de cette date,
voir Jan-Holger Kirsch, « Wir haben aus der Geschichte gelernt ». Der 8. Mai als politischer
Gedenktag in Deutschland, Cologne, Böhlau Verlag, 1999.
24. Peter Reichel, L'Allemagne et sa mémoire, op. cit., p. 283.
3

La deuxième fois sera la bonne : s'acharner sur


la Stasi parce qu’on ne l’a pas fait sur les nazis
Entre la querelle des historiens et la polémique qui oppose Ignatz
Bubis et Martin Walser en novembre-décembre 1998, un événement
majeur : la chute du Mur et la réunification. Dans la foulée, la prise de
conscience de l’énormité de l’entreprise de contrôle idéologique et social
de cette société d'« organisation » à travers la Stasi donne lieu à une
nouvelle illégitimation de la RDA prise en bloc et à une criminalisation
généralisée de la société est-allemande. Une entreprise colossale se met
en place, d’effacement de tous les signes, de tout le réseau symbolique
renvoyant à une RDA qui, ne l’oublions pas, avait vu dans l’immédiat
après-guerre le retour d’exilés antifascistes et qui s’était édifiée, à tort ou
à raison, sur la valeur de l'antifascisme1. Ce n’est pas pour rien que
Günter Grass a été attaqué de façon si virulente lors de la parution, en
1995, de son livre Ein weites Feld (Toute une histoire)2. Grass craignait la
réunification et l’absorption pure et simple de la RDA, le surcroît de
puissance que cette opération donnerait à l’ancienne Allemagne fédérale
et, surtout, la bonne conscience dans laquelle celle-ci allait à nouveau se
draper.
Ce rappel est décisif pour comprendre pourquoi et comment un
nouveau discours de la normalité a pu se mettre en place, bien préparé
par la querelle des historiens. L'immense culpabilité due aux atrocités
nazies de la dernière guerre ne s’est en rien estompée, mais, derrière elle,
une nouvelle ombre tend à la recouvrir, celle du passé de la RDA. Il faut
toujours avoir cette donnée à l’esprit pour comprendre la double
machinerie fantomale de la mémoire allemande et du recouvrement de
ses strates. C'est aussi dans ce contexte qu’il convient de comprendre le
succès public qu’a obtenu le livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux
volontaires de Hitler3. Il établissait un lien direct entre l’antisémitisme
traditionnel des Allemands, de la première croisade à Hitler en passant
par Luther et le XIXe siècle, antisémitisme qu’il qualifie
d'« exterminationniste » dès le départ. Les crimes nazis ne seraient que
l’orchestration d’un rêve latent et il aurait été dans la « nature » des
Allemands d’exterminer les Juifs. Voilà qui renouvelait singulièrement le
problème de la culpabilité, en la fondant en nature, en lui faisant traverser
les générations sans qu’aucun travail de perlaboration permette de la
surmonter. L'adoption de cette thèse, invraisemblable pour un historien,
s’explique par la révolte, la critique décalée, déplacée sur d’autres objets.
C'est ainsi que Jürgen Habermas fit un discours en l’honneur de la remise
du prix de la démocratie à Daniel Goldhagen. Quelques années
auparavant, après la querelle des historiens et après la chute du Mur, le
même Habermas avait écrit un article retentissant intitulé « Le deuxième
mensonge dans la vie de la RFA : nous sommes redevenus normaux4 ».
Aujourd’hui, le problème de la normalité vient à nouveau hanter le
discours social allemand.

LA RENATIONALISATION DU DISCOURS SOCIAL

Redevenir « normaux », serait-ce retrouver une nation « normale », et


que veut dire « normale » dans ce cas ? Ce débat reprend de plus belle au
lendemain de la chute du Mur, mais il n'a jamais cessé en fait. Loin de
moi l’idée de penser que l’historiographie allemande a toujours été
conservatrice. Son histoire est complexe, ses trajectoires multiples. S'il
est vrai que l’immédiat après-guerre voit s’installer une historiographie
conservatrice, la fin des années 50 et les années 60 connaissent des
remises en question décisives et une pluralité d’approches. En face de
l’histoire traditionnelle : l’histoire sociale, l’histoire du quotidien, la
micro-histoire, l’histoire des groupes minoritaires, des genres, et même
l’émergence d’une histoire post-structuraliste qui va mettre l’accent sur
l’analyse du discours. Toutes ces écoles développent des cadres
épistémologiques contradictoires qui entrent en conflit les uns avec les
autres. Le pluralisme s’est installé sur la scène historiographique
allemande, néanmoins il a du mal à combattre le nouveau discours à
tendance révisionniste, qui, sans être hégémonique, gagne du terrain5. Il
n’en est que plus frappant de voir à quel point le discours de la
« nation », du moins un certain type de discours de la « nation », s’est
mis en place, levant des tabous bien ancrés dans la société ouest-
allemande depuis 1945. Que ce soit à propos du choix de Berlin comme
capitale, à propos de la révision du passé allemand : l’empire de
Bismarck, la guerre de 1914, Weimar ou le national-socialisme (comme
facteur de modernisation ou non), la division de l’Allemagne après la
Seconde Guerre mondiale ; que ce soit à propos de l’histoire mise en
musée ou de la « mission civique » de l’histoire reflétée par le
changement des noms de rues à l’Est ou encore dans l’illégitimation
radicale de l’historiographie de la RDA, rien ou presque n’a résisté au
discours de la normalité.
En 1983, Wolfgang Mommsen rappelle que les citoyens de la
République fédérale voient la RFA non pas simplement comme le cadre
démocratique de leurs relations politiques et sociales, mais aussi comme
un État normal qui a réussi à se forger une nouvelle identité. Ils sont
nombreux à penser que l’ancrage à l’Ouest de la RFA a développé un
patriotisme constitutionnel rompant un fois pour toutes avec le völkisch,
avec la communauté du peuple, avec l’idée d’Allemagne au sens d’avant
1945. Personne n’attendait les événements de 1989 qui produisent une
reconfiguration des discours sur le passé, en particulier ceux des
philosophes et des historiens. Karl Heinz Bohrer rappelle, en 1990, sa
critique de la notion de patriotisme constitutionnel empruntée par Jürgen
Habermas à Dolf Sternberger. Il lui reproche sa vigilance tatillonne et
pédagogique à l’égard du passé : se souvenir du national-socialisme ferait
en quelque sorte partie de la constitution, l’holocauste étant l’événement
clé de l’histoire allemande. C'est pourquoi, selon Bohrer, la nation est
devenue un véritable tabou, car c’est le culte de l’holocauste comme
mémoire qui tient lieu de nation. C'est cela l’origine de l'« utopie
constitutionnelle » et cette utopie laisse derrière elle toutes sortes de
composantes de la psyché allemande comme le romantisme et une part
d’irrationalisme. La tradition est devenue taboue et même la littérature
est soumise à une moralisation, toujours en raison de cette vigilance à
l’égard du passé.
La nouvelle nation, on l’imagine aisément, ne sera pas aussi
vigilante… Karlheinz Weissmann rappelle à ceux qui l’avaient oublié
que les nations reposent sur une mémoire collective de longue durée.
Brigitte Seebacher-Brandt insiste sur le fait que le Volk était à la base de
la nation et elle critique la gauche pour ne pas avoir compris que la
nation, entendue de la sorte, est le cadre normal d’évolution des sociétés.
Dans ces interprétations, la RFA est considérée comme une création
artificielle des Alliés, « provinciale », sans racines, éphémère. À partir de
1990 de nouveaux discours fleurissent, qui tendent à remettre en question
le Sonderweg (voie particulière) de l’histoire allemande et ses
fourvoiements, à réviser l’histoire de la période nazie, à réexaminer celle
de la RFA, et bien entendu à illégitimer tout se qui s’écrit en RDA. Le
sentiment que la « querelle des historiens » s’est terminée avec le
discrédit d’un Nolte est une illusion, la suite allait le montrer. Sans entrer
dans le détail de développements qui seraient trop longs et parfois
fastidieux, je ne prendrai ici que quelques exemples de ce nouveau
néorévisionnisme qui, s’il n’est pas hégémonique, tant s’en faut, n’en a
pas moins réussi à banaliser le discours social allemand et à le déporter à
droite.
Michael Stürmer n’a cessé de demander que l’historiographie serve à
une nouvelle définition de la nation, qu’elle développe le sens de la fierté
des Allemands, qu’elle se réaligne en fonction des événements et
abandonne cette « haine de soi » qui l’empêchait d’atteindre ses objectifs.
Hans-Peter Schwarz accuse les historiens de manquer d’enthousiasme
devant la nouvelle donne de la chute du Mur. Il leur reproche de jouer la
mélodie de la réunification avec des « trompettes bouchées ».
On remet en avant la situation géographique de l’Allemagne au centre
de l’Europe, sa place, sa politique extérieure, y compris celle du temps de
Bismarck, dictée par sa situation dans la Mitteleuropa. Dans ce cadre, la
Première Guerre ne relève en rien d’un désir d’impérialisme ou
d’expansion des élites, mais elle est due au fait que l’Allemagne a été
obligée d’intervenir dans les affaires de l’Europe. Guerre tragique, mais
dont on ne peut lui attribuer la responsabilité. C'est le national-socialisme
qui, par sa politique raciste et agressive, constitue la vraie rupture. On
peut cependant renouer, par-delà l’épisode nazi, avec Weimar, mais aussi
avec l’Allemagne impériale. De nouveaux historiens révisent, quant à
eux, l’histoire du national-socialisme à partir de la théorie de la
modernisation. De façon encore plus significative, Nolte revient à la
charge. Le national-socialisme a eu le mérite de reconnaître le premier
l’inhumanité du bolchevisme, les nazis ont été les seuls capables de se
mesurer au communisme en faisant montre de la même détermination, de
la même unité… « La question se pose alors de savoir s’il n’y a pas un
“noyau rationnel” dans le national-socialisme. » Son caractère meurtrier
se transforme alors en « action préventive ». Christian Striefler renchérit.
L'anticommunisme des nazis était une réponse légitime aux plans
communistes d’abattre la république de Weimar et de prendre le pouvoir.
Les nazis étaient les seuls à pouvoir contenir les communistes et à offrir à
la population une solution « alternative6 ».
Bien entendu, le génocide tend à devenir périphérique. Il n’est pas nié
mais ne peut plus occuper le centre de l’histoire allemande. Hans-Peter
Schwarz va jusqu’à dire en clair ce qui généralement reste implicite :
l’attention portée à la RDA, à la Stasi, rendra obsolète, voire caduque, la
fixation des Allemands sur l’épisode national-socialiste, elle mettra fin à
cette névrose proprement allemande. Rainer Zitelmann pense aussi que
l'« historicisation » de l’épisode nazi permettra à la réunification de sortir
définitivement de l’ombre de Hitler. Martin Kittel repousse avec
véhémence l’idée d’une « seconde faute » que l’écrivain Ralph Giordano
avait mise en avant quelques années auparavant pour désigner le silence
dans lequel s’était réfugiée la génération impliquée par le régime nazi.
Kittel la qualifie de mythe inventé par la génération de 68, mythe qui a
interdit à l’Allemagne d’être à nouveau fière de son identité.
Dans cette nouvelle conjoncture, de vieux routiers comme Joachim
Fest et Ernst Nolte ont été rejoints par de plus jeunes historiens autour de
Rainer Zitelmann. D’autres encore, comme Hans-Helmuth Knütter,
mettent en avant des pensées anti-occidentales, rejoignant des écrivains,
des essayistes, des cinéastes. Arnulf Baring, de son côté, pense que 1989
marque la revanche tardive de la création bismarckienne des années
1870-1871. Mais alors faut-il reconnaître la frontière Oder-Neisse ? Faut-
il avoir à nouveau des visées sur la Prusse-Orientale et la Silésie ? On
voit où ce genre de raisonnement peut mener. Encore une fois, ces thèses,
ces pensées, ces raisonnements sont loin d’être partagés par la majorité
des historiens, comme un récent scandale le montre. La maison d’édition
Ullstein a une collection d’histoire bien connue : « Propylaën Geschichte
Deutschland ». Hans Mommsen, qui ne partage en rien les idées de ce
groupe, devait y écrire le volume consacré au national-socialisme.
Comme il arrive souvent, il n’avait pas fini son manuscrit à la date de
remise initialement prévue. L'éditeur a cassé son contrat et confié le
projet à Karlheinz Weissmann, un des chefs de file du néo-révisionnisme
en histoire. Son texte prétend secouer tous les tabous (autre mot magique
derrière lequel, très souvent, le révisionnisme historien se dissimule dans
la conjoncture de l’après-chute du Mur, arguant de son « objectivité »
contre les obsédés de la mémoire de l’holocauste). Il est habité par la
volonté de réévaluer positivement la période nazie en mettant l’accent sur
la théorie de la modernisation. Le régime a été à la source d’un premier
« miracle économique », d’une société de consommation et même d’un
Welfare State.
La parution de l’ouvrage déclenche un tel scandale qu’il est retiré de la
circulation. Wolfram Göbel, à la direction d’Ullstein, se dissocie aussi
bien de Rainer Zitelmann que de Herbert Fleissner, maison d’édition
spécialisée dans les publications d’extrême droite, et annonce, en juillet
1996, qu’il va donner à sa maison d’édition une image plus libérale. De
nombreux historiens s’élèvent contre le nouveau révisionnisme. Norbert
Frei, par exemple, qui a travaillé sur la « politique du passé » de l’époque
Adenauer7, montre comment d’anciens nazis ont pu facilement retrouver
leurs positions dans la République fédérale allemande dans l’immédiat
après-guerre. Peter Schöttler, quant à lui, analyse finement
l’historiographie nazie et révèle comment on a pu la retrouver,
disséminée, dans des écrits de l’immédiat après-guerre, sous des dehors
innocents, alors que nombre d’historiens avaient purement et simplement
conservé ou retrouvé leurs positions universitaires8.
De Wolgang Benz à Hans Mommsen et Eberhard Jäckel, ils sont
nombreux à se méfier des vues radicales offrant une autre perspective sur
la nation, accueillante aux étrangers, à des procédures plus aisées de
naturalisation. Beaucoup d’historiens sont proches du SPD, et nombre
d’entre eux, surpris par la tournure des événements, ne veulent pas
abandonner la nation retrouvée à la droite, sinon à l’extrême droite. Le
cas de Heinrich August Winkler est particulièrement intéressant.
Historien très connu, il avait fortement réagi, lors de la querelle des
historiens, dénonçant l'instrumentalisation politique de l’histoire à
laquelle se livraient Fest, Nolte, Hildebrand, Hillgruber, Stürmer et
d’autres : « Ceux qui se servent de Staline et de Pol Pot pour “relativiser”
Hitler ne font pas de la science historique, mais de la politique historique.
Ils font de l’histoire un auxiliaire pour des fins politiques et, par là, ils
font “à droite”, ce que les idéologues du mouvement de 1968 ont fait “à
gauche”9. » Il terminait son article en appelant ses compatriotes à plus de
modestie en matière d’ambition nationale. La division de l’Allemagne
était le prix à payer pour les crimes commis pendant le IIIe Reich. Il
fallait l’admettre une fois pour toutes. Reprenant la thèse du Sonderweg,
de la voie particulière que l’Allemagne avait suivie, il rappelle que « ce
sont les Allemands eux-mêmes qui ont poussé le Reich de 1871 à
l’échec. Le souvenir des responsabilités allemandes dans le
déclenchement des deux guerres mondiales devrait chasser, en
Allemagne, mais aussi partout ailleurs en Europe, toute envie de vouloir
recréer un nouveau Reich allemand sous la forme d’un État-nation
souverain […] Le fantôme de Bitburg veut nous empêcher de tirer les
leçons de l’histoire. Il nous fait regarder avec envie la normalité –
supposée ou réelle – des autres. Il veut nous inspirer des revendications
chimériques, qui ne pourraient prendre corps que si notre passé n’était
pas ce qu’il est. Il tente de nous engager sur une voie qui nous a déjà
menés à la catastrophe. Le temps est venu de chasser ce fantôme10. »
Après la Wende (le tournant de 1989), Heinrich August Winkler
reconsidère sa position. Il regrette d’avoir appelé les Allemands au
renoncement de l’État national et d’avoir soutenu que la division n’était
que la conséquence du rôle négatif joué par l’Allemagne durant les deux
guerres mondiales, division qu’il fallait assumer. Cette thèse était fausse,
écrit-il, elle reposait sur l’idée qu’on pouvait expier les crimes nazis.
C'est là le « mensonge existentiel de la gauche en Allemagne fédérale ».
Cependant, il ne remet pas en question la critique très négative des thèses
de Nolte qui, entre-temps, avait publié son livre, La Guerre civile
européenne11.
C'est dans cet incroyable ouvrage que Nolte développe sa théorie de
l’original et de sa copie : « Dans les pages qui suivent, on décrira
l’histoire de rapports mutuels (Wechselbeziehungen) des deux
mouvements [bolchevisme et national-socialisme] ou de deux régimes à
l’aide des concepts suivants : défi (Herausforderung) et réponse, original
(Ursprung) et copie (Kopie), correspondance et sur-correspondance. En
première approximation, on peut dire que le bolchevisme fut pour le
national-socialisme à la fois le repoussoir (Schreckbild) et le modèle12... »
Bolchevisme et national-socialisme se livrent une guerre civile, laquelle a
commencé avec la Révolution russe et les cruautés qui l’ont suivie. La
prise de pouvoir par Hitler est un « sursaut national » et une réponse à la
menace bolchevique, menace relayée en Allemagne par les forces
révolutionnaires au premier rang desquels le KPD (Parti communiste
allemand). Cette réponse entraîne la destruction politique des
communistes13 et la guerre (préventive) que Hitler va mener contre la
Russie soviétique. À partir de 1947, avec la doctrine Truman, cette guerre
deviendra une guerre civile mondiale et ne trouvera son dénouement
qu’en 1990-1991, comme Nolte l’indique fortement dans une postface à
l’édition française où il médite sur la querelle des historiens et la chute du
Mur. Il existe un « nœud causal » entre le génocide social du
bolchevisme, l’extermination de classe, comme celle des koulaks et le
génocide racial d’Auschwitz. Le second n’a fait que copier les méthodes
violentes et sanglantes du premier. L'antisémitisme de Hitler est
l’exaspération de son antibolchevisme. Mais cet antisémitisme a
également un semblant de noyau rationnel : « Ce que Hitler a en vue,
c’est donc le processus historique mondial qui avait été pour Marx
progrès et déclin à la fois, un processus que l’on pourrait appeler
l'intellectualisation du monde14. » En effet, les Juifs représentent, pour
Hitler, l’élément catalyseur du progrès, des forces qui s’opposent à
l’ordre naturel. « Ce n’était donc pas sans un certain esprit de suite que
Hitler, dans son plaidoyer pour la guerre en quoi il voyait un élément
indispensable à l’ordre naturel, tournait en priorité contre les Juifs les
tendances génocidaires de la guerre moderne15. »
Dans son plus récent ouvrage, L'Existence historique : entre le
commencement et la fin de l’histoire ?16, ce disciple de Heidegger, ce
Geschichtsdenker comme l’appelle Thomas Assheuer17, ce penseur qui
pense l’histoire et est pensé par elle, ce métaphysicien de l’histoire, si
l’on veut, a l’ambition de fonder une espèce de théorie de l’historia-lité
(Geschichtlichkeit). Il est à la recherche d'« existentiaux » de base,
manière pour la conscience de se saisir elle-même. Pour lui ce sont la
guerre, la noblesse, la ville, la gauche, la guerre civile, l’émotion
fondamentale. Il écrit que le national-socialisme est ce phénomène
« grâce auquel l’existence historique authentique, en tant qu’elle est
menacée, a pu devenir consciente d’elle-même, et a dès lors entrepris de
livrer un combat politique ultime qui inclurait précisément une
autodestruction 18 ». Ainsi, pour lui, si le nazisme a mené une guerre
d’anéantissement, c’est qu’il avait lui-même, et avec lui l’Allemagne,
peur de l’anéantissement. Toute la culture de l’Occident a été menacée
par des utopies égalitaristes venues des prophètes de l’Ancien Testament
qui se sont inscrites dans les forces de gauche avant de s’incarner dans le
bolchevisme où de nombreux Juifs étaient impliqués. La gauche est
inauthentique, elle sape l’existence même de l’humanité. Le bolchevisme
hier, l’américanisation aujourd’hui incarnent l’héritage des prophètes.
Denis Trierweiler résume en ces termes la nouvelle argumentation de
Nolte : « Tandis que les nazis, par leur lutte à mort contre le judaïsme,
sont du côté de l’existence historique authentique, qui est conscience de
sa contingence, c’est-à-dire aussi de son inéluctable anéantissement, la
nouvelle société libérale, issue de la “fin de l’histoire” risque d’être un
nouveau totalitarisme et de détruire le tissu même de la nation. D’un
côté, il y aurait donc une lutte pour la posthistoire (Nolte donne ici une
vulgate de Kojève et de Fukuyama), incarnée par les bolcheviques, de
l’autre côté, le combat justifié pour la sauvegarde de l’existence
authentique. La solution finale signifiait la destruction de ce peuple qui
était le symbole du progrès, et de la décadence et de l’inauthenticité. »
Denis Trierweiler conclut, fort judicieusement, son article par la
remarque ironique suivante : « On aura compris qu’il importe moins de
diaboliser Nolte que de le traduire19. »
Le 15 juin 1999, l’hebdomadaire Die Zeit publie une lettre de Heinrich
August Winkler adressée à Horst Möller, le directeur de l’Institut
d’histoire contemporaine de Munich. Ce dernier avait accepté de faire le
discours d’éloge, lors de l’attribution du prix Konrad-Adenauer de la
Deutschland Stiftung (Fondation d’Allemagne) à Ernst Nolte, discours
qu’il a effectivement prononcé le 4 juin. Auparavant, Winkler avait
envoyé une lettre à Möller, l’implorant de ne pas donner suite à ce prix,
de ne pas honorer Nolte. Peine perdue ! Möller, tout en prenant quelque
peu ses distances avec Nolte, a néanmoins fait son éloge. Winkler ne lui
pardonne pas d’avoir favorisé son désir personnel avant le prestige de
l’institution qu’il représente. L'hommage qui vient d’être rendu à Nolte
nuit aussi bien à Möller qu’à l’institution qu’il dirige. Et Winkler de citer
les propos tenus par Nolte lors d’un entretien donné à l’hebdomadaire
Die Woche pour montrer l’horreur que ces propos lui inspirent. Car Nolte
va jusqu’à se demander si l’utilisation de gaz dans l’extermination des
Juifs n’était pas la « marque humaine » de Hitler : « Ce qui me convainc
le plus, personnellement, de massacres de grande envergure dans les
chambres à gaz, c’est l’utilisation fréquente du mot “humain” dans ce
contexte de la part de Hitler et d’autres nazis. » Winkler rappelle à Möller
que les propos auxquels il se réfère ont été à l’origine de la décision prise
par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, de ne plus publier Nolte. Möller
les aurait-il oubliés ? Winkler explique alors la complicité entre Nolte et
Möller par le fait qu’ils auraient autrefois subi ensemble les foudres des
étudiants d’extrême gauche, une mentalité dangereuse de « tranchées
mentales » à ses yeux. Enfin, les positions hostiles de l’institut dirigé par
Möller à l’égard de l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht20
organisée par Jan Philipp Reemtsma, agace visiblement Winkler, bien
qu’il ait été d’accord avec nombre de critiques adressées à cette
exposition. Winkler termine sa lettre ouverte par un appel à la démission
de Möller : « La question se pose de savoir si, après le 4 juin, vous
pourrez garder votre poste à la tête de l’Institut et de la Commission pour
la recherche sur l’histoire des relations russo-germaniques. Malgré toute
l’estime que j’ai pour vous, je ne saurais répondre par l’affirmative à
cette question21. » Winkler ne peut accepter cette nouvelle vulgate de
l’histoire allemande, cette banalisation, ou quasi-réhabilitation, du
national-socialisme que Nolte tente d’imposer22. À cause, ou en dépit de
son antimarxisme et de son anticommunisme, Winkler tente de maintenir
l’interprétation du passé allemand hors de ce « coup de balancier » que le
glissement à droite de l’ensemble du discours social fait subir à
l’historiographie. Ce n’est pas aisé, car, en ce qui concerne l’attaque
contre l’historiographie, la liquidation des positions académiques de ses
membres, les noms des rues, les musées, l’existence même de la RDA,
historiens conservateurs, libéraux et même certains étiquetés à gauche se
sont retrouvés dans une quasi-unanimité. Je dirais avec Karl Heinz Roth
qu’il y a un lien entre cette délégitimation, dont les historiens ont été les
premiers artisans, et les nouveaux discours de la nation et de l’identité
allemandes. Ces derniers pensent venir à bout du passé en faisant de la
RDA la nouvelle figure de l’ennemi, en repoussant le IIIe Reich et
Auschwitz dans un lointain passé qu’il n’y a plus lieu de démoniser,
quand il ne s’agit pas purement et simplement de lui trouver quelque
vertu.

DÉCRIRE UN PAYS INCONNU

Coup sur coup, plusieurs artistes, cinéastes et écrivains revendiquent


leur appartenance à l’Allemagne, à une nation enfin réunie, à une culture
qui doit à nouveau rayonner en Europe centrale en s’émancipant de la
tutelle américaine et de la culture de masse. On a vu que déjà avec
Hitler : un film d’Allemagne de Syberberg et avec Heimat d'Edgar Reitz,
dans les années 80, le courant anti-américain, anti-Hollywood était
puissant, justifié par la revendication de pouvoir produire ses propres
images. Dix ans après, le discours n’a plus tout à fait la même
signification. Il penche beaucoup plus nettement vers la droite, pris dans
les discussions de l’après-chute du Mur.
Trois textes des années 90 illustrent cet infléchissement : un ouvrage
de Syberberg qui fit tellement scandale, essentiellement à cause de ses
propos antisémites, qu’il fut retiré des librairies : Vom Unglück und Glück
der Kunst in Deutschland nach dem letzten Krieg (Du malheur et du
bonheur de l’art en Allemagne après la dernière guerre)23, un article de
Wim Wenders qui est un discours prononcé à Munich le 10 novembre
1991 : « Parler de l'Allemagne24 », et un article iconoclaste de Botho
Strauss paru en 1993 dans le Spiegel : « Le chant tragique monte25 ». Ces
trois textes n’émanent pas des mêmes préoccupations, leurs auteurs n’ont
pas les mêmes idées, ils ne visent pas les mêmes buts idéologiques, pas
plus qu’ils ne sont superposables sur les textes des historiens dont nous
avons parlé précédemment. Nul amalgame ici ! Mais, pour qui analyse le
discours social, le Zeitgeist (l’esprit du temps) des années 90 au moment
de la chute du Mur, un certain nombre de constantes, de récurrences, de
ressassements apparaissent, au-delà de la cacophonie générale et de
l’extrême hétérogénéité des prises de position. Dans les années 90, une
grande nostalgie se fait jour pour une Allemagne qui se cherche. Se pose
alors le problème de l’identité allemande, des images qui constituent son
imaginaire, de la culture de masse et de la place de la tradition. Ces
problèmes ne sont pas neufs, mais l’accent avec lesquels artistes, poètes
et écrivains les posent parti-cipe de cette « renationalisation » de la
culture allemande qui ne s’est pas démentie depuis26.
Wim Wenders commence par rappeler qu’il s’appelle en réalité Ernst
Wilhelm Wenders, qu’il est né en 1945, enfant des ruines, dans un trou
noir de l’histoire, ce pourquoi il s’est tourné tout petit vers la culture
américaine et qu’après des études de cinéma à Munich, il est parti pour
les États-Unis où il est resté sept ans. Il a voulu rentrer en Allemagne
quand il s’est aperçu qu’il était en train de se perdre, que ce n’était plus
lui qui parlait quand il parlait en anglais. Un jour, il n’a plus trouvé ses
mots en allemand. Il a décidé de s’en retourner, mais où ? Mal à l’aise en
face de ce mot : Allemagne, il l’évoque comme un « écran blanc »,
comme un pays inconnu, un vide. Il s’efforce alors de remplir ce vide :
« Comment s’étonner de la haine envers les étrangers quand les habitants
du pays eux-mêmes ne peuvent définir celui-ci, quand ils ne savent ni où
il est ni où y est leur place, quand ils ne défendent donc pas leur propre
territoire en un acte d’agression aveugle, mais luttent eux-mêmes pour y
pénétrer. Je crois que nous sommes encore tous des étrangers en train de
coloniser ce pays inconnu appelé Allemagne27. » Rentrer par amour de sa
langue, pour ne pas perdre son identité et, plus encore, pour inventer de
nouvelles images et de nouvelles formes de narration dans lesquelles
chacun puisse se reconnaître. La culture américaine n’est plus qu’une
culture de carton-pâte, de publicité, faite d’images mensongères. Il faut
cesser d’importer ses images, ses histoires, ses mythes et ses rêves. Les
Allemands ont un sentiment d’exister de quatrième main. À la limite, on
ne peut plus faire confiance aux images, surtout devant le développement
du numérique avec lequel la notion même d’original sera dissoute. Le
salut viendra alors du texte, de la narration, de la langue et de ce pays de
poètes que l’Allemagne n’a cessé d’être.
Syberberg, au-delà de ses propos antisémites contre l’école de
Francfort, se pose en figure résistante contre la « pop culture ». Dans ce
qu’il appelle une mémoire libérée, il veut défendre la tradition culturelle
allemande, la tirer hors des images hitlériennes discréditées, la
« resémantiser ». Pour lui, la véritable catastrophe après 1945, c’est
l’américanisation de la culture allemande, l’enfer culturel où elle a été
plongée. Cinéaste non conformiste, incompris, il se pose en victime de
l’intelligentsia qui a très mal reçu son film sur Hitler, contrairement aux
intellectuels et critiques de l’étranger. Témoin d’une nouvelle révolution
conservatrice, il place le rôle de l’identité allemande au cœur de sa
réflexion. La question allemande est pour lui résolument esthétique.
Antithèse de Jürgen Habermas, il voit le mauvais goût et l’aliénation de
la pop culture terrasser son pays, sa haute culture, ses traditions
esthétiques. Hitler, certes de façon fausse et dévoyée, représentait une
tentative pour résister à l’américanisation, à la modernisation, et la RFA
qui a résulté de l’apocalypse n’est qu’une pâle copie de la culture
américaine. Paradoxalement, pour Syberberg, c’est à l’Est qu’on trouve
encore quelque chose de la vraie Allemagne. Cet antiaméricanisme, cet
anti-hollywoodisme éperdu, ne résonne pas dans le vide au cours des
années 1990. Ces retrouvailles avec le pessimisme culturel et historique
sonnent étrangement familières à des oreilles qui ont entendu et à des
yeux qui ont lu les textes des penseurs de la révolution conservatrice de
Weimar.
Avec Botho Strauss, c’est à un autre cas de figure que nous avons
affaire. Lui aussi va défendre le poète, le marginal, l’original, l’homme
des chemins solitaires refusant les consensus ; lui aussi va partir en
guerre contre l’« obscénité de la communication », l’« édulcoration
inhumaine des tragédies à travers la médiatisation », le nouvel
analphabétisme du journalisme, la culture du transitoire. La pire des
tyrannies, bien que la moins sanglante, le pire des totalitarismes, c’est le
régime « publico-télécratique ». Strauss défend la tradition contre la
culture de masse et s’en prend à la génération de 68 qui n’a su
développer qu’une culture de haine envers les pères et un antifascisme
pathologique. Le texte de Botho Strauss se veut un manifeste de la
nouvelle droite, celle qui saura se soulever contre la domination
totalitaire du présent et « qui veut ravir à l’individu et extirper de son
champ toute présence d’un passé inexpliqué, d’un devenir historique,
d’un temps mythique28 ».
Dans ces trois textes, bien différents, on décèle comme une même
nostalgie de l’authenticité perdue, de quelque chose qui s’est corrompu,
détruit par ce que cette notion problématique d'« américanisation »
permet de nommer, sinon de penser. Pour les trois, le rapport au passé, à
la tradition, la constitution d’une mémoire propre, non simulée, non
importée est décisive.

VERS UNE PRIVATISATION DE LA MÉMOIRE DE LA


FAUTE ET DE LA HONTE : LA QUERELLE BUBIS/WALSER

Le 11 octobre 1998, Martin Walser, lauréat d’un prix de la Paix, fait


son discours de réception à Francfort. Une partie de cette allocution
déclenche une polémique violente. L'écrivain se dresse contre
l'« instrumentalisation de la mémoire d’Auschwitz » et l’utilisation
permanente de la « honte nationale » des Allemands. « Chacun connaît le
poids de notre histoire, la honte indélébile. Il ne se passe pas un jour sans
qu’on nous la montre. Se pourrait-il que les intellectuels – eux qui nous
la montrent et parce qu’ils nous la montrent – succombent une seconde à
l’illusion de s’être déculpabilisés un peu, voire de s’être rapprochés un
peu plus des victimes que des bourreaux en ayant une fois de plus
travaillé au service cruel de la mémoire ? Qu’ils aient pensé qu’on
pouvait atténuer la distance infranchissable entre les bourreaux et les
victimes ? Quant à moi, je n’ai jamais pensé qu’il était possible de quitter
le camp des coupables29. »
Tout Walser est dans ces propos auxquels on n’a pas, me semble-t-il,
prêté une attention assez grande : le camp des coupables ! Non que ce
soit un destin biographique : Martin Walser est né en 1927, il était jeune
adolescent à la fin de la guerre. Il s’agit d’une appartenance par héritage
de culpabilité. Ce n’est pas pour rien que le mot honte (Schande) revient
si souvent sous la plume de l’écrivain30. Impossible de quitter le camp des
coupables. Il s’agit de la mémoire allemande qui doit faire face à son
passé. Cette mémoire, si douloureuse soit-elle, ne peut en rien être
partagée par les victimes. Ce qui va, plus que tout, déclencher les foudres
d’Ignatz Bubis, dirigeant du Conseil central des Juifs en Allemagne, c’est
la suite du discours de Walser : « Parfois, quand je ne peux plus regarder
nulle part sans être la cible des attaques visant à me culpabiliser, dit
Martin Walser, je me dis, pour me disculper, qu’une routine de
culpabilisation s’est installée dans les médias. Une vingtaine de fois au
moins, j’en suis sûr, j’ai détourné mon regard pour ne pas voir les pires
séquences filmées des camps de concentration31. » Il poursuit : « Aucun
esprit sérieux ne nie Auschwitz. Aucun individu encore sain d’esprit ne
tergiverse sur l’horreur d’Auschwitz. Mais à force de voir
quotidiennement ce passé, je constate que quelque chose en moi se
braque contre la présentation continuelle de notre honte, dans les médias.
Au lieu d’être reconnaissant de cette présentation continuelle de notre
honte je commence à détourner mon regard. J’aimerais comprendre
pourquoi on nous présente le passé au cours de cette décennie comme on
ne l’avait encore jamais fait auparavant. Quand je constate que quelque
chose en moi se braque, je cherche à comprendre pour quelles raisons on
nous présente notre honte, je suis presque content quand il me semble
découvrir que, souvent, la raison n’en est plus la mémoire, la lutte contre
l’oubli, mais l’instrumentation de notre honte à des fins présentes.
Bonnes, toujours. Honorables, certes. Néanmoins, instrumentalisation32. »
La routinisation de la mémoire d’Auschwitz ferait bien plus de mal
que de bien. « Auschwitz n’est pas approprié pour devenir une menace
coutumière, un moyen d’intimidation utilisable à tout moment ou une
morale qu’on brandit comme une massue, voire un passage obligé, un
exercice de routine. Une telle ritualisation génère une sorte de prière
marmonnée du bout des lèvres. Et on se rend suspect à dire que les
Allemands sont aujourd’hui un peuple normal, une société comme tant
d'autres33 », souligne encore Martin Walser. Il s’élève ensuite contre
l’édification du mémorial de l’holocauste, devant être construit non loin
de la porte de Brandebourg, en plein centre de Berlin, la future capitale. Il
parle d’un « cauchemar de la taille d’un stade de football », d’une
« bétonnisation » du centre de Berlin, d’une « monumentalisation de la
honte », et n’accepte pas la notion de « nationalisme négatif » mise en
avant par l’historien Heinrich August Winkler. Il plaide, enfin, pour la
liberté individuelle du souvenir et de la conscience, le droit à ne pas se
faire dicter les modalités de la mémoire. « La bonne conscience n’est pas
la conscience. Chacun est seul avec sa conscience. C'est pourquoi les
gestes publics qui illustrent la conscience courent le risque de tomber
dans le domaine du symbolique. Or rien n’est plus étrange à la
conscience que le symbolique, quand bien même les intentions qui le
sous-tendent seraient les meilleures34. »
Le 9 novembre, Ignatz Bubis répond à Martin Walser, lors de la
commémoration du soixantième anniversaire de la nuit de Cristal. Bubis,
qui cite de longs extraits du discours de Walser, lui reproche violemment
d’être « favorable à une culture de l’indifférence, du refoulement de
l’oubli, une culture qui, sous le national-socialisme, fut plus que courante
et à laquelle nous n’avons pas le droit, aujourd’hui, de nous accoutumer à
nouveau 35 ». Il n’hésite pas à avancer que la « nouvelle tentative pour
écarter et éteindre le souvenir [sous-entendu de la Shoah] c’est Martin
Walser qui l’a faite lors du discours de réception du prix de la Paix des
libraires 36 ». Discours violent ! Plus loin, il accusera Martin Walser d’être
un geistiger Brandstifter (un incendiaire intellectuel) que les gens
d’extrême droite vont pouvoir utiliser à leur guise : « Cela prend une tout
autre dimension lorsqu’un représentant de l’élite intellectuelle du pays
prononce de tels propos. Je ne connais personne qui cite Frey ou Deckert,
mais il est certain que l’extrême droite citera désormais Walser comme
référence37. » En somme, il l’accuse d’avoir levé le tabou et creusé une
brèche dans laquelle vont s’engouffrer tous les « autres », les
irresponsables, ceux qui veulent véritablement tirer un trait sur le passé.
Et Bubis de se demander, puisque ni Walser ni lui-même ne défendent la
thèse de la culpabilité collective transmise de génération en génération,
pourquoi Walser se sent coupable lorsqu’il voit des films sur Auschwitz.
L'intervention de Bubis comporte également des considérations sur la
« normalité » du peuple allemand. La normalité, selon lui, signifie que les
Juifs estiment qu’ils peuvent vivre à nouveau en Allemagne, à nouveau
s’engager dans la vie collective de la république, dans un cadre
démocratique. La normalité, cela ne veut pas dire que l’on puisse en finir
avec la mémoire, avec le nouvel antisémitisme et le racisme que les partis
d’extrême droite mettent en avant. À ses yeux, Walser ne demande pas
justice pour les victimes, mais pour la nation. Et de rappeler l’importance
de la mémoire chez les Juifs, l’importance de la commémoration de la
catastrophe depuis la destruction du Temple38.
Entre le 10 novembre et le 22 décembre 1998, une cinquantaine
d’articles sont publiés, venant grossir la polémique, dans Der Spiegel,
Die Zeit, en passant par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, la
Tagesszeitung, Die Woche, Freitag et bien d’autres. Pour ou contre
Walser, dans le « bien-entendu » ou le « mal-entendu », dans la dérive
aussi, comme chez Klaus von Dohnanyi, fils d’un résistant à Hitler
exécuté en 1943 et qui prend le parti de Walser en dénonçant la
« manipulation de la mémoire allemande ». À un moment de son
argumentation, il écrit : « Les citoyens juifs devraient se demander aussi
s’ils se seraient comportés de manière plus courageuse que la plupart des
autres Allemands si, après 1933, "seulement” les homosexuels, les
handicapés ou les tziganes avaient été envoyés dans les camps
d'extermination39. » Paroles malheureuses, dont Dohnanyi a eu à
s’expliquer par la suite. Dans son article, il déplore également que la
seule identité allemande soit encore l’identité de ce passé honteux.
Expliquant Walser, Dohnanyi précise qu’il n’est pas question d’oublier le
passé, mais qu’il faut rompre avec la problématique de la faute collective
marquant à jamais le peuple allemand.
Le débat s’est poursuivi de malentendu en malentendu. Bubis, dans le
Spiegel du 30 novembre, accuse Walser et von Dohnanyi de vouloir
oublier le passé. Il met à nouveau en question les propos de certains
intellectuels pour leurs discours aux relents d’antisémitisme, associant les
Juifs et l’argent comme Fassbinder l’avait fait contre lui, en s’inspirant de
Bubis lui-même pour l’une de ses pièces de théâtre40. Dans un texte très
amer, Bubis estime qu’il faudra attendre 2030, soit la disparition des
derniers survivants de la Shoah, pour qu’un « vrai » débat puisse avoir
lieu, et que s’ouvre enfin un nouveau chapitre de l’histoire allemande.
La violence de la querelle est telle que l’ancien président de
l’Allemagne fédérale, Richard von Weizsäcker, intervient pour que le
débat se calme. Rien n’y fait. Walser s’explique le 27 novembre à
l’université de Duisburg. Son discours s’intitule : « De qui témoigne la
honte, sinon du crime ? » Il refuse tout ce dont Bubis et d’autres
l’accusent. Faisant de l’explication de texte, il distingue entre deux
formes de la honte dans la langue allemande, Scham et Schande. La
première, strictement individuelle, renvoie à la pudeur. Si je rougis de
honte, ce sera le mot Scham qui sera convoqué. La Schande signifie
l’opprobre, l’infamie, l’ignominie. Elle convient à ce que l’on peut
éprouver, quand on est Allemand, devant le passé nazi. Mais pourquoi la
honte et non la culpabilité ? Walser explique que les modalités de la
culpabilité établies par Jaspers n’étaient pas dans son horizon de pensée.
C'est bien de honte qu’il s’agit. Des intellectuels lui reprochent
précisément d’avoir mis en avant ce terme qui évoque à leurs oreilles la
rhétorique des années 20, cette « honte du traité de Versailles », tellement
utilisée par Hitler. Walser dit alors que l’allemand est décidément une
langue qui se prête à tout et qu’on peut lui faire dire n’importe quoi. Il
insiste sur l’incompréhension dont il est victime. Il n’a pas voulu « tirer
un trait » sur la mémoire du génocide, mais en dénoncer l’utilisation, la
routinisation, l’instrumentalisation médiatique. Quand il oppose l’espace
personnel du souvenir à la commémoration, on lui fait dire qu’il a voulu
« privatiser » le souvenir. Walser renvoie à ses propres textes, qui
insistent sur l’impossibilité de l’oubli ou du refoulement.
Le 14 décembre, la Frankfurter Allgemeine Zeitung rend finalement
compte d’une réunion organisée à son initiative, où Bubis et Walser
tentent de faire la paix. Le dialogue occupe trois pages du quotidien. Il
est donc d’une ampleur exceptionnelle. Chacun y rappelle sa vie, son
itinéraire. Bubis retire son allusion aux discours de l’extrême droite, de
même que l’appellation d’« incendiaire intellectuel boutefeu » dont il
avait gratifié Walser. Il évoque son propre parcours, la déportation de sa
famille à Treblinka, le fait qu’il a fait inscrire le nom de toute sa famille
au Yad Vashem de Jérusalem. Il explique qu’il ne s’est rendu à Treblinka
que fort tard, quand il a découvert le lieu où sa famille avait été déportée.
Walser lui rétorque que lui, Walser, s’était penché sur ces problèmes bien
avant, qu’il écrivait sur le thème alors que Bubis était occupé à tout autre
chose… Bubis lui demande des comptes sur l’utilisation du terme
« instrumentalisation » et Walser répond qu’il n’a pas voulu prôner
l’oubli, ni tirer un trait sur le passé. Frank Schirrmacher, qui modère la
discussion, vient à son secours, évoquant les textes de Walser lors du
procès d’Auschwitz. Finalement, Bubis et Walser constatent leurs
désaccords et reconnaissent un manque, celui d’un langage commun
concernant le génocide. La mémoire juive et la mémoire allemande (non
juive), celle des victimes ou des descendants de victimes, celle des
Allemands non directement bourreaux mais descendants de ceux qui ont
« laissé faire » (ou n’ont pas vu, pas su, etc.), ne parviennent pas à se
rejoindre. D’où l’acuité de la discussion sur la mémoire41.
Dans cette immense polémique, de grandes voix se sont tues. Ni
Jürgen Habermas ni Günter Grass n’ont donné leur point de vue. En
revanche, des historiens, des sociologues, des jeunes ou des témoins de la
terrible période ont pris part au débat. Dans le cadre de cet événement
discursif, des thèmes récurrents depuis longtemps refont surface : la
normalité, les modalités de la mémoire collective ou l’obsession de la
mémoire, la question du mémorial de Berlin.
La normalité, encore. Elle revient dans presque tous les articles. Saul
Friedlander42 trouve la société allemande conviviale et la qualifie de
société comme une autre, mais se demande pourquoi une société normale
devrait être une société sans mémoire. À force de se demander si on est
normal, on risque de ne pas l’être. Ingo Arend s’en prend violemment à
Rudolph Augstein, le directeur du Spiegel, en ces termes : « Allemands !
Les Juifs et Wall Street veulent empêcher le travail difficile vers la
normalité43. » Pour Jan Philipp Reemtsma, directeur de l’Institut de
recherches en sciences sociales de Hambourg, « quand quelqu’un passe
son temps à répéter qu’il est normal, on finit par se demander s’il n’est
pas dérangé. Selon mon expérience, les Allemands qui assument
ouvertement le passé nazi ont plutôt moins de mal à vivre que ceux qui
tentent de le refouler44 ». Le sociologue poursuit : « Dans ma jeunesse,
dès qu’on parlait d’Auschwitz, on s’entendait aussi citer d’autres crimes :
Katyn, la perte de Königsberg […] Depuis 1945 il y a toujours eu des
gens qui pensent, comme Walser, qu’on parle trop des crimes allemands.
Mon impression est pourtant que, globalement, le nécessaire travail de
mémoire a plutôt tendance à se faire de mieux en mieux en
Allemagne45. » Là encore, le discours de la normalité sert à tout. En 1995,
Frank Schirrmacher, celui-là même qui a organisé l’entrevue Bubis-
Walser à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, dont il dirige le supplément
littéraire, attaquait Günter Grass, disant qu’il n’avait pas compris que
l’Allemagne était devenue un pays normal, au moins depuis 199046.
Pays normal, anormal. Où est la normalité ? Oublier le passé, s’en
détourner ? L'assumer ? Subir la malédiction de la faute, de la
culpabilité ? Ne pas pouvoir abandonner cette « honte nationale » qui
vous colle à la peau ? La vraie question que Walser pose, dans la
provocation il est vrai, est celle de la mémoire collective et des modalités
du souvenir et de la commémoration. Il refuse la « massue morale », la
routinisation du souvenir, cette obligation de culpabilité que chaque
Allemand peut ressentir aujourd’hui comme une malédiction. En face
d’une culture du souvenir qui tourne au rituel, il revendique le droit de
construire son propre espace du souvenir et de remémoration. Contre la
« massue morale », qui oblige à se souvenir dans un cadre précis, il érige
sa conscience. On est seul avec ses souvenirs, dit-il.

VERS DES IDENTITÉS PLURIELLES

Dans la sphère culturelle, un contre-discours se maintient qui met en


avant d’autres valeurs, une autre vision de l’Allemagne, un autre rapport
au passé, mais il tend à devenir minoritaire. Je ne prendrais que quelques
exemples pour rappeler que la société allemande est plurielle,
contradictoire, qu’elle expérimente des chantiers identitaires complexes,
qu’elle ne se réduit pas à cette quête identitaire, à ce besoin de
normalisation, et que son tissu est traversé par autre chose que ces désirs
louches de continuité et d’oubli.
Aux identités tout d’une pièce s’opposent les recherches d’un cinéma
queer 47 comme celles d’une Monika Treut, en particulier dans son film
My Father is Coming, de 1991. À la recherche d’une sexualité
transgressive, son héroïne ne peut s’accomplir qu’à l’étranger, en
Amérique. Elle remet en question tout un ensemble de binarités
largement admises : nous et eux, chez soi et ailleurs, culture populaire
américaine, haute culture allemande, homme et femme… Son bricolage
inter-genre, postmoderne et multiculturel, implique une dissolution de
l’identité allemande pensée en termes trop rigides. Dans cette odyssée où
les valeurs universalistes sont fermement maintenues, elle n’est pas seule.
L'écrivain Hans Christoph Buch s’obstine à dire qu’il est un écrivain
« nomade », un « cosmopolite sans racines » et même un « nègre blanc ».
Le metteur en scène Herbert Achternbusch tient à se dépeindre comme
un « Comanche48 », à développer un discours anticolonialiste où il est
identifié à la victime. Spécialiste de films « anti-Heimat », ses Indiens
sont à l’évidence des métaphores pour d’autres victimes, de l’histoire
allemande celles-là. Un personnage d’un film de Percy Adlon
(Salmonberries) de 1993, tente d’expliquer dans un bar berlinois qu’elle
vient d’Alaska, on lui répond : « Nous sommes tous des Eskimos »,
faisant écho au « Nous sommes tous des Juifs allemands » du mai 1968
parisien. Klaus Theweleit affirme de son côté qu'« il faut autoriser les
étrangers à immigrer en Allemagne, simplement pour éviter l’enfer que
les Allemands constituent lorsqu’ils sont entre eux… il faut poursuivre la
dé-germanisation de notre propre peau49 ». Jürgen Habermas continue à
mettre en avant le patriotisme constitutionnel, rationnel contre le
Volksgeist qui accompagne tant de discours de la nouvelle République de
Berlin. Et Günter Grass continue à militer pour les roms en Allemagne,
sans se laisser impressionner par son prix Nobel. Entre les retours de
flamme pour l’identité allemande et l’identité nomade postulée par
certains, tout un éventail de positions, un difficile apprentissage de la
société de la connexion mondialisée, comme partout. On peut se
demander malgré tout si ces films, ces textes, ces traités, ces discours, ces
réflexions peuvent faire contrepoids au retour à une « nation normale »
qui aurait réussi à « maîtriser » son ou ses passés.
Dans les années 70 et encore sur le mur de Berlin, on pouvait lire un
slogan : Nie wieder Deutschland (Plus jamais l’Allemagne). Il émanait
des groupes de gauche et s’accompagnait souvent d’un autre : « Ne nous
laissez pas seuls avec les Allemands ! » L'Allemagne, alors, n’était plus
qu’une réalité culturelle, une nation culturelle sous la forme de deux
États. Günter Grass avait souvent insisté sur le fait qu’Auschwitz
interdisait l’unification, que la division avait été le prix à payer et que le
retour à une grande entité allemande serait dangereux et reviendrait à
refouler une fois de plus le passé nazi criminel.
Aujourd’hui, la marche à la pluralité culturelle est difficile, même si
l’Allemagne a changé sa loi sur l’acquisition de la nationalité. Depuis la
chute du Mur, plus de cent agressions antisémites ou anti-« étrangers »
ont été commises, et pas toutes à l’Est, comme le font trop souvent croire
les grands médias. En octobre, le chancelier Schröder a appelé à une
mobilisation des « honnêtes gens ». Une grande manifestation s’est tenue
à Berlin le 9 novembre 2000, qui réunissait deux cent mille personnes, de
la grande synagogue d’Oranienburger Strasse à la porte de Brandebourg.
Le débat n’est pas terminé contre les démons du passé et la « normalité »
n’est pas pour demain. Cependant, quelques événements permettent de
mesurer cette marche difficile vers la pluralité culturelle et la constitution
d’une sphère publique post-nationale. En 1991, un homme porte plainte
contre le Land de Bavière à cause du crucifix qu’on trouve dans l’école et
la classe où il envoie ses enfants. Cela heurte, dit-il, sa liberté de
conscience. Le plaignant, débouté à l’échelon du Land, porte sa cause en
appel à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui lui donne raison et
ordonne à la Bavière de changer son règlement scolaire. On imagine
aisément les répercussions d’une telle affaire dans la presse et le débat
public en Allemagne. L'affaire met en lumière le rôle de la Cour
constitutionnelle comme instance qui garantit la paix civile et qui établit,
selon la constitution, les règles dans lesquelles ce débat peut avoir lieu.
La Cour est, de ce fait, un accélérateur de la légitimation du pluralisme
culturel. Les adversaires de l’arrêt, outre l’argument de la défense des
Länder, n’entendaient pas renoncer au « christianisme comme fondement
du lien social ». Plus près de nous, en 1998, une enseignante musulmane,
qui vient d’Afrique, demande à entrer dans le corps enseignant en
Allemagne et termine sa formation dans le Bade-Wurtemberg. Elle
remplit toutes les conditions demandées : la nationalité allemande, une
bonne note à l’examen d’État, une bonne appréciation du proviseur de
l’établissement où elle parachève sa formation. Mais les autorités
n’acceptent pas de l’intégrer dans le corps enseignant, car elle porte le
foulard50. L'enseignante se heurte à un véritable front du refus. Le
ministre, pour expliquer sa position, déclare qu’un enseignant « incarne
le système de valeurs inscrit dans la loi fondamentale, lequel accorde un
rôle primordial à la tolérance mutuelle. Toute ambiguïté – surtout dans le
contexte des droits fondamentaux des autres – doit être évitée51 ». Dans
son esprit, manifestement, le christianisme fait partie de ses valeurs
fondamentales. Pour beaucoup de participants au débat, ce qui pose
problème, ce n’est pas qu’on associe tolérance et christianisme, mais que
le christianisme devienne une condition du recrutement des enseignants.
Ces discussions sont l’indice d’une société en pleine transformation
culturelle.
Comme partout en Europe occidentale, le taux de natalité contraint les
États à être des pays d’immigration. Les Gastarbeiter turcs qui arrivèrent
massivement après la guerre sont restés pour la plupart ; or leurs enfants
n’ont pas la nationalité allemande, mais sont scolarisés et socialisés en
allemand. C'est ainsi que la communauté turque a, aujourd’hui, des
intellectuels de renom, et des écrivains qui sont partie prenante du débat
public. Certains, comme Zafer Senocak, sont devenus des écrivains
connus. Né à Ankara en 1961, il est arrivé avec sa famille en Allemagne
en 1970 et vit aujourd’hui à Berlin. Dans un recueil qui rassemble ses
essais de 1990 à 199852, il montre comment l’Allemagne fait partie de
l’identité des Turcs. Il reste à savoir, demande-t-il, si les Turcs font
désormais partie de l’identité allemande. Dans son roman Gefährliche
Verwandtschaft (Parenté dangereuse), paru en 199853, il met en scène un
écrivain à la recherche de son identité. Il se trouve à la croisée de deux
tragédies, à la rencontre de deux histoires, celle des Turcs et celle des
Juifs. Il n’arrive pas à articuler, dans ses déambulations berlinoises, ses
deux lignées, à leur donner un sens. Son grand-père était turc et sa mère,
juive allemande. Blond aux yeux bleus, il ne peut s’identifier à aucune
des minorités de l’Allemagne. Sascha, c’est son nom, est en possession
du journal intime de son grand-père. Mais il ne peut comprendre
l’écriture qu’il a sous les yeux, ni l’alphabet du journal. Il n’a aucune clé
pour saisir ce que le journal intime raconte. Finalement, Sascha
comprend qu’il lui faut reconstruire sa propre identité et trouver son
propre lieu, sa propre patrie. Ce sera – réponse classique d’un écrivain –
au travers de la langue, ici l’allemand, et ce qu’il racontera, dans ses
fictions, sera sa propre histoire. Zafer Senocak, par sa présence, ses écrits
politiques et culturels, ses romans, contribue à la transformation du
paysage politique et identitaire allemand. D’autres, comme Cem
Özdemir, sont députés verts et jouent un rôle politique non négligeable,
dans un climat difficile, cependant. Quand il s’est agi d’ouvrir les portes
de l’Allemagne à des milliers d’informaticiens venus des Indes, la CDU a
lancé une campagne dont le slogan était : « Des enfants au lieu
d’Indiens » (Kinder statt Inder). Le débat vient d’être relancé sur la façon
d’intégrer les immigrants à la société allemande. C'est Friedrich Merz, le
président du groupe CDU-CSU au Bundestag, qui est à l’origine de cette
nouvelle querelle. Il a lancé la notion (qu’il n’a pas inventée) de
Leitkultur. Le terme est difficile à traduire. Les journalistes utilisent la
notion de « culture de référence ». Les étrangers qui vivent en
Allemagne, qui veulent y rester, voire prendre la nationalité allemande,
doivent s’adapter, dit Merz. Quelles seraient les valeurs d’une telle
culture ? Exigeraient-elles une rupture avec les cultures d’origine ? Peut-
on exiger autre chose que la maîtrise minimale de la langue allemande et
la socialisation scolaire ? C'est encore le problème de la « normalité » qui
revient au premier plan. Laurenz Meyer, le nouveau secrétaire général de
la CDU, explique qu’il veut pouvoir « aller assister à des matchs de foot
avec des drapeaux nationaux comme le font naturellement les Français,
sans être regardé de travers », pouvoir « ensuite chanter tous ensemble
l’hymne national comme le font naturellement les Français 54 ». Mais cela
ne nous dit pas si les Turcs et autres immigrants de fraîche date ou
installés depuis longtemps auraient envie de chanter l’hymne eux aussi
ou seraient même autorisés à le faire. Une journaliste demandait : la
culture de référence, est-ce aimer la bière, le chou, Bach et Beethoven,
est-ce être protestant ou catholique ? Est-ce promettre de respecter la
constitution, les lois, la démocratie, les droits de l’homme ?
Celui qui a utilisé la notion de « culture de référence » est un
universitaire, sociologue allemand, originaire de Syrie, spécialiste de
l’Islam. Il s’agit de Bassam Tibi, issu lui-même de l’immigration, arrivé
en Allemagne en 1962 et ayant obtenu la nationalité allemande en 1976.
Dans son esprit, la notion ne pouvait pas s’entendre dans un sens
étroitement culturaliste, elle devait être ouverte, faire signe vers une
société plurielle où la multiplicité culturelle pourrait exister. Bassam Tibi
est cependant hostile au « multiculturalisme » entendu au sens de la
prééminence des communautés culturelles, de leur culture d’origine, sans
référence commune, d’où sa notion. Il se veut l’héritier des traditions
européennes des Lumières. Ce qu’il entend par le concept, c’est « une
démocratie laïque ou “séculière”, le respect des droits de l’homme, le
primat de la raison sur la religion, la séparation de la religion et de la
politique 55 ». Il insistera sur l’importance de la société civile. Bassam
Tibi est peut-être un peu trop bien intégré, mais il est un bon exemple du
fait que le monde politique retarde sur la réalité sociale et les pratiques
culturelles. Mais les débats traversent cette société en transformation
rapide, dans sa marche difficile vers une société pluriculturelle.
Rappelons que l'« espace public » se dit en allemand : Öffentlichkeit,
espace ouvert, soumis aux différentes logiques d’action, à la circulation
des discours, à des références plurielles.
Chantier d’un renouvellement social, chantier d’un renouvellement
identitaire, dont le discours social ne semble pas se rendre compte, mais
qui affleure partout, en particulier à Berlin. Maintenant que la ville est
redevenue capitale, après avoir été « capitale de la RDA », il est temps
d’y circuler, d’y flâner, de l’arpenter, pour tenter d’y lire, d’y déchiffrer
ce que les différentes strates des passés amoncelés, juxtaposés, feuilletés,
amalgamés ou à demi effacés ont laissé comme traces, comme chemins
obscurs à travers un présent désarticulé, fragmenté, en quête de nouvelles
définitions de soi.
Berlin, en chantier, est peut être ce livre tout en citations dont rêvait
Walter Benjamin, et dont seuls des assemblages inédits pourraient encore
recréer du sens. Il est temps de partir nous perdre dans ces chantiers de
Berlin, ces impasses, ces rues à sens unique ; de parcourir ces labyrinthes
maléfiques, comme ces stations du métro, murées et abandonnées en
1961, et qui, à l’image de la Belle au bois dormant, attendaient d’être
redécouvertes avec leur cortèges d’ombres.
1. De ce point de vue, il y a un parallèle très net à faire entre l’entreprise de délégitimation et de
criminalisation de la RDA opérée en Allemagne après la réunification, et celle de François Furet
dans son Passé d’une illusion quand il ramène l’antifascisme des intellectuels français dans les
années 30 à une pure instrumentalisation au profit de Moscou. De même qu’il existe un parallèle
entre l’égalisation qui s’opère en Allemagne entre la Stasi et la Gestapo, et les thèses de Stéphane
Courtois en France concernant le communisme qu’il tient pour aussi criminel que le nazisme.
2. Günter Grass, Toute une histoire, Paris, Seuil, 1997. On trouvera un aperçu très fin et
intelligent de l’affaire de la réception de ce livre en
Allemagne dans Olivier Mannoni, Un écrivain à abattre, Günter Grass, Paris, Ramsay, 1996.
Voir aussi le dernier livre d’Olivier Mannoni, Günter Grass. L'honneur d’un homme, Paris,
Bayard, 2000.
3. Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Seuil, 1997.
4. Jüngen Habermas, « Die zweite Lebenslüge der Bundesrepublik : Wir sind wieder normal
geworden », Die Zeit, no 51, 11 décembre 1992, p. 48.
5. Pour tous ces aspects, voir trois remarquables écrits de Stefan Berger : « Historians and
Nation-Building in Germany after Reunification », Past and Present, n° 148, automne 1995,
p. 187-222 ; « National Identity in the reunified Germany », in Stefan Berger, Mark Donovan and
Kevin Passmore eds., Writing national Histories, Londres, New York, Routledge, 1999, p. 252-
264 ; The Search for Normality, Providence, Oxford, Berghahn Books, 1997.
Voir aussi : Karl Heinz Roth. Geschichtsrevisionismus, Hambourg, Konkret-Verlag, 1999 et Karl
Heinz Roth, « Revisionist Tendencies in Historical Research into German Fascism », in
International Review of Social History, n° 39, 1994, p. 429-455.
6. Christian Striefler, Kampf um die Macht : Kommunisten und Nationalsozialisten am Ende der
Weimarer Republik, Berlin, Propyläen, 1993.
7. Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-
Vergangenheit, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1999.
8. Peter Schöttler, ed., Geschichtsschreibung als Legitimationswissenschaft 1918-1945,
Francfort, Suhrkamp, 1997.
9. Heinrich August Winkler, « À jamais dans l’ombre de Hitler ? À propos du débat sur la vision
de l’histoire des Allemands », Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité
de l’extermination des Juifs par le régime nazi, op. cit., p. 215.
Un autre historien, très important, Jürgen Kocka, avait intitulé son article de prise de position, le
23 septembre 1986 dans le Frankfurter Rundschau : « Staline et Pol Pot ne doivent pas servir à
refouler Hitler. Les tentatives de certains historiens allemands de relativiser la monstruosité des
crimes nazis », Devant l’histoire, op. cit., p. 109-117.
10. Heinrich August Winkler, in Devant l'histoire..., op. cit., p. 216.
11. Ernst Nolte, La Guerre civile européenne 1917-1945, Paris, Éditions des Syrtes, 2000.
Première édition en allemand en 1987.
12. Ibid., p. 45.
13. Nolte leur dénie même tout rôle dans la résistance à Hitler. « En tout cas, on ne devrait pas
mettre au compte de celle-ci les tentatives des communistes allemands pour maintenir une
organisation clandestine et se préparer à prendre eux-mêmes le pouvoir, le moment venu. En effet,
on n’aurait sans doute pas parlé d’une résistance des bolcheviques s’ils avaient perdu la guerre
civile en Russie, comme ils l’avaient perdue en Hongrie. Ils étaient les initiateurs et les agresseurs,
ce qui les différenciait de tous ceux qui étaient prêts à
coexister au sein d’un système, avec d’autres courants. Le fait d’avoir eu, initialement, un
soupçon d’approbation et donc d’avoir ultérieurement changé d’appréciation, devrait caractériser
la résistance… » (Ernst Nolte, La Guerre civile européenne 1917-1945, op. cit., p. 476.)
14. Ibid., p. 555.
15. Ibid., p. 556.
16. Ernst Nolte, Historische Existenz. Zwischen Anfang und Ende der Geschichte ?, Munich,
Piper, 1998.
17. Thomas Assheuer, « Schicksal ohne Schuld » (Destin sans culpabilité), Die Zeit, n° 25, 15
juin 2000.
18. Ernst Nolte, cité par Denis Trierweiler, « Une banalisation du nazisme », Le Monde des
débats, n° 17, septembre 2000, p. 27. La suite de mon développement suit de près ce très bon
résumé d’un livre au style amphigourique.
19. Denis Trierweiler, « Une banalisation du nazisme », art. cit., p. 27.
20. Une exposition itinérante : Vernichtungskrieg, Verbrechen der Wehrmacht. 1941 bis 1944, a
été organisée par l’Institut für Sozialforschung de Hambourg, sous la direction de Jan Philipp
Reemtsma. Cette exposition montrait que la Wehrmacht avait été active dans l’anéantissement des
Juifs. La légende d’une Wehrmacht « propre » volait en éclats. Cette exposition fut soumise à rude
critique et de nombreuses manifestations furent organisées contre elle, partout où elle est passée. À
Munich, en 1997, cinquante mille manifestants viennent se heurter à dix mille contre-manifestants.
On cria au scandale, à l’honneur terni du soldat allemand. À Sarrebruck, il y eut même un attentat.
La dénonciation de l’exposition par des historiens suivit. Un Polonais, un Hongrois et un
Allemand prétendent qu’un certain nombre de photos sur les huit cents de l’exposition impliquent
le NKVD et non la Wehrmacht. Pour le moment, l’exposition est arrêtée, le temps de vérifier ces
allégations. Un rapport vient d’être rendu public. Il n’incrimine que deux photos sur l’ensemble.
Comme le dit très bien Philippe Mesnard : « On assiste, avec ces historiens, à deux phénomènes
désormais courants, l’un à travers lequel se manifeste, comme une poussée interne, la volonté de
régler l’histoire communiste, via le massacre des Juifs (logique réactionnaire déjà à l’œuvre avec
l'Historikerstreit), l’autre qui caractérise la position d’historiens qui, venant de l’Est (Pologne,
Hongrie), peuvent être plus motivés par leur ressentiment que par l’objectivité scientifique. »
(Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah. Critiques des discours et des représentations, op.
cit., p. 105.)
21. « Lieber Herr Moeller ! Offener brief des Historikers Heinrich A. Winkler an den Direktor
des Instituts für Zeitgeschichte » (Lettre ouverte de l’historien Heinrich August Winkler au
directeur de l’Institut d’histoire contemporaine Horst Möller), Die Zeit, n° 25, 15 juin 2000.
22. Mais Horst Möller et Ernst Nolte ont été royalement reçus à Paris et se sont donc fait
« relégitimiser ». Un grand colloque : « Origine et émergence des régimes totalitaires en Europe
1900-1934 », a été organisé par GEODE à Paris avec le concours du CNRS, de l’université de
Paris-X et des Éditions des Syrtes,
les 7, 8 et 9 juin 2000. Nicolas Weill pouvait titrer son article dans Le Monde du 17 juin 2000 :
« Un historien “révisionniste” applaudi à Paris. » Il craignait que les nombreux historiens présents
ne cautionnent ce courant et écrivait à la fin de son article : « Ils furent rares, ceux qui, à l’instar de
Louis Dupeux, historien de la révolution conservatrice allemande, professeur émérite à l’université
de Strasbourg, ont attaqué de front les thèses de Nolte en montrant l’enracinement de la vision
hitlérienne du monde dans une certaine tradition intellectuelle allemande et dans le courant d’un
nationalisme à tendance “fondamentaliste” (völkisch) bien antérieure à 1917. M. Dupeux a du reste
fait sensation en exhibant devant son collègue berlinois un annuaire des Juifs dans la révolution…
rédigé en 1921 par l’idéologue du parti nazi, Alfred Rosenberg ! »
23. Hans-Jürgen Syberberg, Vom Unglück und Glück der Kunst in Deutschland nach dem letzten
Krieg, Munich, Matthes und Seitz, 1990.
24. Wim Wenders, « Parler de l'Allemagne », in La Vérité des images, Paris, L'Arche, 1992,
p. 215-229.
25. Botho Strauss, « Le chant tragique monte », in Le Soulèvement contre le monde secondaire :
un manifeste, Paris, L'Arche, 1996, p. 61-92.
26. Martin Walser, avant la chute du Mur, s’était préoccupé de cette identité allemande. Voir :
Über Deutschland reden, Francfort, Suhrkamp, 1988.
27. Wim Wenders, « Parler de l'Allemagne », op. cit., p. 218-219.
28. Botho Strauss, « Le chant tragique monte », op. cit., p. 69.
29. Discours de Martin Walser, traduction du Courrier international, n° 424, du 17 au 22
décembre 1998, p. 7, traduction revue par mes soins. On trouvera l’original du discours de
réception dans Martin Walser, Friedenspreis des Deutschen Buchhandels, Francfort, Verlag der
Buchhändler-Vereinigung GmbH, 1998, p. 44-45.
30. Dans Dorn ou le musée de l’enfance, Alfred Dorn, le héros, évoque « cette journée d’hiver,
lorsque se dirigeant vers l’arrêt de bus, après son cours de piano, il croisa un groupe d’hommes
occupés à pelleter la neige. Ils avaient tous des manteaux trop grands pour eux. En passant près de
l’un d’entre eux, qui était en train de souffler un peu, Alfred dit involontairement : “Hé, le Juif !”
L'homme ainsi interpellé se remit aussitôt à pelleter avec énergie. Ce n’était pas ce qu’avait voulu
Alfred. Il s’éloigna en courant. Après la guerre, Alfred vit dans les journaux la photo de l’homme à
qui il avait dit “Hé, le Juif !” Il s’appelait Victor Klemperer […]. À cette seconde précise, la
propagande du national-socialisme s’était emparée de lui. À cette seconde, il avait été nazi. Il ne
l’avait jamais été avant et il ne le serait plus jamais […]. Pour un seul Juif, il avait été nazi. »
Martin Walser, Dorn ou le musée de l’enfance, Robert Laffont, 1992 (pour la traduction française).
Die Verteidigung der Kindheit, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1991, p. 322-323.
31. Discours de Martin Walser in Friedenspreis des Deutschen Buchhandels, op. cit.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Discours de Martin Walser in Friedenspreis des Deutschen Buchhandels, op. cit.
35. Discours d’Ignatz Bubis, traduction du Courrier international, no 421, 26 novembre au 2
décembre 1998, p. 53. On trouvera l’original dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 10
novembre 1998, sous le titre « Wer von der Schande spricht » (« Celui qui parle de la honte »),
p. 47.
36. Ibid.
37. Ignatz Bubis, extrait de « Wer von der Schande spricht », traduit dans Courrier
international, art. cit.
38. Un autre passage du discours de Bubis portait sur le problème du Mémorial (Holocaust-
Mahnmal) sur lequel nous reviendrons.
39. Klaus von Dohnanyi, « Eine Friedensrede. Martin Walsers notwendige Klage » (Un discours
de paix. La plainte nécessaire de Martin Walser), Frankfurter Allgemeine Zeitung, 14 novembre
1998.
40. Il s’agit de la pièce de théâtre de Rainer Werner Fassbinder, L'Ordure, la Ville et la Mort, de
1975, dans laquelle Bubis est mis en scène en tant que « Juif riche », spéculateur immobilier.
41. « Wir brauchen eine neue Sprache für die Erinnerung » (Nous avons besoin d’un nouveau
langage sur la mémoire), Frankfurter Allgemeine Zeitung, 14 décembre 1998, p. 39-41.
42. Saul Friedlander, Die Metapher des Bösen (La métaphore du mal. Sur le discours de Walser
et le devoir de mémoire), Die Zeit, 26 novembre 1998, p. 50.
43. Ingo Arend, Die Sprache der Normalität (Le discours de la normalité), Freitag, 4 décembre
1998, p. 1.
44. Libération, 15 décembre 1998, p. 34.
45. Ibid.
46. Cité par Anne-Marie Corbin-Schuffels, La Force de la parole. Les intellectuels face à la
RDA et à l’unification allemande, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 225.
47. Ce terme renvoie à l’hybridité sous forme de mélange des genres.
48. Herbert Achternbusch, Der Komantsche, film de 1979. Voir pour tout ce développement le
livre très neuf et très inspirant de Gerd Gemünden, Framed Visions. Popular Culture,
Americanization and the Contemporary German and Austrian Imagination, Ann Arbor, The
University of Michigan Press, 1998.
49. Gerd Gemünden, Framed Visions..., op. cit., p. 208.
50. Rappelons que ce problème n’est pas propre à l’Allemagne et que la France se débat encore
avec le problème du port du foulard par des adolescentes dans les lycées et, pour d’autres raisons
et sur d’autres bases, a bien du mal à « gérer » la diversité culturelle.
51. Annette Schawan, citée par Nikola Tietze, « La croix, le foulard et l’identité allemande »,
Critique internationale, n° 7, avril 2000, p. 88.
52. Zafer Senocak (et al.), Atlas of a Tropical Germany. Essays of Politics ans Culture, 1990-
1998, Lincoln, University of Nebraska Press, 2000.
53. Zafer Senocak, Gefährliche Verwandtschaft, Munich, Babel Verlag, 1998.
54. Arnaud Leparmentier, « La nécessité d’accueillir de nouveaux immigrants relance en
Allemagne la question de l'intégration », Le Monde, jeudi 9 novembre 2000, p. 6.
55. Tobias Dürr, « Der Leitkulturwart. Die Union beruf sich auf Bassam Tibi. Zu Unrecht », Die
Zeit, 2 novembre 2000, p. 7.
DEUXIÈME PARTIE

La ville palimpseste
1

Le tremblement du temps

PARCOURS

Dans Enfance berlinoise, Walter Benjamin, qui rend hommage à son


maître en errances urbaines, Franz Hessel, écrit : « Ne pas trouver son
chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans
une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation.
Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage
des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville
doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon
de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris ; il a exaucé le rêve dont
les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes
cahiers1. »
Dans ce texte comme dans beaucoup d’autres, Benjamin oppose
l’asphalte aux pavés comme il opposera le passant pressé au flâneur qui
arpente la ville et y déambule dans une espèce d’ivresse anamnestique.
Figure essentielle de la modernité, incarnée d’abord par Baudelaire, le
flâneur des temps postmodernes s’y retrouverait-il dans une ville qui ne
ressemble en rien au paysage urbain qu’elle présentait dans les années 20
et au début des années 30 ?
Il est vrai qu’elle a toujours été en chantier. Autour de 1900, après le
premier boom wilhelminien de la construction, le Gründerzeit, les
contemporains l’ont décrite comme une énorme cité dont les
métamorphoses rendaient méconnaissables les quartiers d’antan. En
1920, fut créé le Gross-Berlin, par adjonction administrative de toutes les
villes partielles qui l’entouraient, ce qui, tout à coup, en fit une ville de
près de quatre millions d’habitants. Ville frénétique, elle apparaît à
Siegfried Kracauer comme un lieu sans mémoire, lieu par excellence de
l’anonymat. Constatant, à la fin des années 20, que les cafés et les
boutiques du Kurfürstendamm disparaissent au bout de quelques années,
voire de quelques mois, il déplore ces rues amnésiques, ces boutiques
vouées au changement incessant qui efface le souvenir. Kracauer évoque
un salon de thé qu’il aimait beaucoup fréquenter et qui fut soudainement
remplacé par une pâtisserie. Or, fait-il remarquer, même en rêve, il n’a
jamais pensé à ce qui existait auparavant. « En réalité, la pâtisserie n’a
pas seulement remplacé l’ancien salon de thé, mais elle l’a complètement
refoulé, au point qu’il semble ne jamais avoir existé. Le présent exclusif
du nouveau magasin a plongé l’ancien dans un oubli dont aucune
puissance ne peut plus le sauver, il s’agirait donc du hasard sur lequel la
vie quotidienne s’empresse de se refermer. D’ordinaire le passé demeure
attaché aux lieux où il logeait quand il était vivant, sur le
Kurfürstendamm il s’échappe sans laisser de trace […]. On a détruit les
ornements de nombreuses maisons qui formaient une sorte de pont avec
le monde d’hier. Maintenant, les façades dépouillées s’élèvent sans offrir
la moindre halte dans le temps, et elles sont le symbole du changement
sans dimension historique qui s’accomplit derrière elles2... »
Joseph Roth, dans ses chroniques du Frankfurter Zeitung, note à son
tour la déshumanisation machinique de la grande ville, en prenant pour
exemple la transformation à l’époque de Gleisdreieck en un carrefour qui
voit se croiser voies ferrées et métro aérien (la S-Bahn). « C'est pourquoi,
dans cet univers de métal, tout ce qui touche à l’homme apparaît petit,
fragile, égaré, réduit à ne plus être qu’un modeste moyen pour une noble
fin, exactement comme dans le monde abstrait de la philosophie et de
l’astronomie, ce monde des évidences et des grandes certitudes : un petit
homme uniformisé se promène dans le dédale des différents systèmes de
rails, minuscule, simple rouage d’un ensemble qui le dépasse3. » Ce
changement, ce flux perpétuel sans dimension historique, Franz Hessel
en a été aussi le témoin. Il insiste, dans ses promenades à travers le Berlin
des années 20, sur cette dimension d’anonymat, de foule pressée, en
agitation perpétuelle.
La déshumanisation de Berlin, son industrialisation, son rythme
infernal sont presque devenus des lieux communs dans les écrits des
années 20. Rappelons-nous le film de Walter Ruttmann de 1927, Berlin,
symphonie d’une grande ville, manifeste filmique de la « nouvelle
objectivité ». Il s’agit de la description, sans véritable narration, d’une
journée de la vie quotidienne de Berlin. On y voit des trains, des rails, des
cheminées, des tramways, des gazomètres, des échafaudages. Les
magasins, encore fermés, ne vont pas tarder à ouvrir. Les ouvriers
regagnent les usines. Puis les boutiques ouvrent leurs portes, les enfants
partent à l’école, la rue s’anime. Ce sont des gros plans sur des poutrelles
d’acier, sur les journaux qu’on s’arrache, comme le Berliner Tageblatt,
sur des monte-charge, des standardistes du téléphone. Gros plans aussi
sur les vitrines des grands magasins. On voit quelques défilés, une
manifestation. Puis de luxueux hôtels comme l’Excelsior. D’autres
journaux, dont le quotidien communiste : Die Rote Fahne. La journée se
poursuit avec des plans de fiacres, de graffitis sur les murs des quartiers
populaires, des rotatives. On aperçoit des gens aux terrasses des cafés, de
vieux Juifs. Enfin, le soir arrive. Trains, pluie, usines aux portes fermées
de nouveau. On rentre chez soi. La nuit descend sur un Berlin mythique.
Le film s’inspirait du « ciné-œil » de Dziga Vertov. Ruttmann filmait les
rues, les usines, les tramways, le rythme de la ville pour communiquer le
sentiment de la capitale, du tourbillon incessant, de la vitesse.
C'est aussi cet aspect de tourbillon, d’activité incessante, de chantiers,
qui frappe Franz Biberkopf, le héros d'Alexanderplatz d’Alfred Döblin4,
lorsqu’il sort de la prison de Tegel et s’enfonce dans les épaisseurs de la
Rosenthaler Strasse, autour de l’Alex. Il prend alors le tramway vers la
Rosenthaler Strasse, en longeant les grands magasins Tietz. Consolé par
des Juifs, il va vers la Munzstrasse où les enseignes de cinéma l’attirent,
puis dans la Bülow-strasse où il aborde une prostituée. Il continue sa
route vers l'Invalidenstrasse où il retrouve Minna, la sœur de sa maîtresse
qu’il a tuée. On le voit à la gare de Stettin, au restaurant populaire
Aschinger et, bien entendu, sur l’Alexanderplatz. Il vend ses journaux à
la sortie de la station de métro Potsdamer Platz et dans le passage de la
Friedrichstrasse. C'est dans la Prenzlauer Allee qu’il se réfugie dans un
asile de nuit et c’est au Jannowitzbrücke qu’il emmène Lina danser. Un
Berlin méconnaissable, défiguré, mais où on peut encore suivre ses
itinéraires, le long du Berlin populaire de l’est de la ville.
Quand Hessel écrit ses Promenades dans Berlin, tout à fait
contemporaines du roman de Döblin, l’Alex est elle-même devenue un
gigantesque chantier : « Est-ce encore la peine de parler de
l’Alexanderplatz d’hier et d’aujourd’hui ? Elle aura sans doute disparu
avant que ces lignes soient imprimées. Déjà, les tramways, les autobus et
les foules contournent les clôtures de vastes chantiers et de trous
profonds et béants. La bonne grosse patronne de la ville, Berolina, qui
réglait jadis la circulation du haut de son piédestal, a quitté les lieux. Le
quartier des Granges, voisin, avec ses rues et ruelles obliques et droites,
mal famées, pauvres mais honnêtes, est déjà, en grande partie démoli.
[…] Presque tout ce qui tient debout ici sera démoli ou réaménagé. La
plupart des terrains et des parcelles font déjà partie du domaine du métro
aérien et souterrain qui creuse son fossé vers l’est. […] Là où l’ancien
disparaît et où naît le neuf, s’implante dans les ruines, un monde de
hasard, d’alarme et de misère5. »
Mélopée du Berlin perdu ! Christian Prigent nous en donne un
fulgurant aperçu dans sa recherche sur les écrivains d’avant-guerre. En
quelques pages, il montre l’étendue de tout ce qui a disparu, démoli par
les bombes. Du quartier de Gottfried Benn, il ne subsiste rien. La trouée
du Mehringdamm en a effacé les traces. Gottfried Benn le renvoie à Else
Lasker-Schüler : « Elle vécut entre 1924 et 1931 dans un hôtel de
Schöneberg. Il n’en reste rien. Pas plus qu’il ne reste quoi que ce soit des
cafés du Kurfürstendamm qu’elle hantait, avec Georg Heym et d’autres,
du temps des revues expressionnistes Aktion ou Der Sturm. Au Café
Leon, Nollendorfplatz, à L'Oiseau bleu, Golzstrasse, se réunissaient les
émigrés russes6. » Plus rien des lieux où se croisaient Christopher
Isherwood et Vladimir Nabokov : « Plus trace non plus des galeries
mythiques comme Der Sturm au 134 de la Potsdamer Strasse, ou Van
Diemen sur Unter den Linden [...] Plus trace des cabarets du
Kurfürstendamm (le Nelson Theater de Hans Albers), de la
Tauentzienstrasse (le Kit-Kat Club, modèle du Lady Windermere
d'Isherwood) ou de la Kantstrasse (le Tingel-Tangel de Friedrich
Hollaender où se produisait Marlene Dietrich). Plus trace de la
Polyclinique de Karl Abraham, Erich Fromm, Herbert Marcuse et
Wilhelm Reich, au 29 de Potsdamer Strasse [...]. On n’en finirait pas de
cette litanie7. »
Il serait, en effet, difficile, aujourd’hui, de suivre Jean-Michel Palmier
qui, dans son Berliner Requiem, arpente les terrains vagues où poussaient
encore les orties de part et d’autre du Mur, s’en va à la recherche des
anciens cabarets ou de Kuhle Wampe, la colonie ouvrière sur les rives du
Müggelsee ; entre dans les habitations lépreuses de la Friedrichstrasse ou
dans les arrière-cours sinistres de Prenzlauer Berg, ou encore met ses pas
dans ceux de Gottfried Benn autour du carrefour de la Belle-Alliance, à
Kreuzberg, dont il ne reste rien.
Jean-Michel Palmier a déambulé jour et nuit dans les deux Berlin des
années 70, à l’ombre du Mur. Il écrit de façon très mélancolique :
« J’aime Berlin, même ses ruines. Dans les immeubles abandonnés, je me
sens aussi chez moi. Toutes les images de ruines de Berlin ne sont rien
par rapport au spectacle réel, vécu, de ces immeubles dévastés. Il plane
au-dessus des pierres et des murs branlants un parfum d’apocalypse et de
néant […]. Je ne sais pas très bien ce qui me pousse à revenir sans cesse
devant ces immeubles de la Friedrichstrasse, à l’ouest, dans le secteur
américain. Peut-être pour y chercher un morceau de réalité. Les
immeubles neufs, flamboyants, de verre et d’acier, ne peuvent faire
oublier ces cadavres géants. Souvent, il m’est arrivé de pénétrer dans ces
îlots d’habitations en ruine, après avoir escaladé le mur d’enceinte que
l’on a construit pour les isoler, au milieu des terrains vagues. Il faut alors
se frayer un chemin parmi les herbes, les ronces et les arbustes qui
dévorent peu à peu la pierre […]. Il m’est arrivé de demeurer au seuil
d’une pièce plusieurs minutes sans oser m’y aventurer, chercher à déceler
les pièges – trous, fissures, poutres effondrées et branlantes. En explorant
tous les étages, je me sens de plus en plus angoissé par le silence8... »
Tout cela est en voie de rénovation, de gentryfication, de réhabilitation
ou de disparition. Mais, précisément à cause de toutes ces modifications
du paysage urbain, les photographes et autres archivistes du quotidien,
les vidéastes, installateurs et artistes ont un grand travail urgent à faire :
procéder au repérage des traces avant qu’elles ne disparaissent, avant que
ne s’établisse un grand « on efface tout et on recommence » ou, pire,
avant que ne s’installe un réordonnancement de la ruine ou de la trace,
voire une fabrication de la trace et de la ruine dans un total simulacre, ou
bien encore une restitution d’un faux Berlin à l’ancienne, qui ne dirait
plus rien de vrai du passé. Ville se pastichant elle-même, au second
degré, de nouveau la Babylone de la période expressionniste, toujours au
bord du gouffre, de la catastrophe, de l’explosion, toujours déjà ruine,
dans le devenir-ruine9 ?
Parcours, itinéraires, trajectoires, déambulations dans la ville. Par où
commencer ? Pourquoi ne pas suivre les itinéraires de Theo Wuttke, dit
Fonty, et de son ombre diurne nocturne, Hoftaller, dans le Berlin de la
chute du Mur ? Ce sont les personnages de Toute une histoire, le roman
de Günter Grass qui fit scandale au moment de sa parution en 1995. « Il
parcourut en tous sens certains quartiers, comme Friedrichshain, Pankow
et Kreuzberg, l’arrondissement Centre, les gares, son kiosque à journaux
habituel sur l’Alexanderplatz, le marché aux gendarmes et ce qui avait
été autrefois le quartier juif, le quartier des Granges, mais aussi la ligne
de métro n° 6 et le métro aérien en direction de Wannsee et d’Erkner,
puis encore les bancs du Tiergarten où il avait usé ses fonds de culotte,
pour la dernière fois le quartier résidentiel de Grunewald près de Hasen-
sprung ; tous ces quartiers, ces rendez-vous et ces parcours, il les arpenta,
les visita, y alla et en revint ; et naturellement il arpenta la Potsdamer, au-
delà de la Hauptstrasse, de la Rheinstrasse, jusqu’à Friedenau, avec
quelques incursions dans la Niedstrasse ; et il se retrouvait toujours dans
les courants d’air de l’Alexanderplatz ou devant le socle de la colonne de
la Victoire, mais pas un seul des nombreux théâtres, même pas la
Volksbühne, ne fut jugé digne d’un regard10... » À mettre ses pas dans
ceux de Fonty, c’est tout Berlin qui est ainsi arpenté à l’est, à l’ouest,
dessinant des itinéraires familiers à l’amoureux de la ville.
On pourrait aussi faire comme Pierre Mertens dans Une seconde
patrie11. Il se promène dans Berlin à la recherche de Kafka et de son
séjour berlinois. Il arpente les rues où Kafka a habité, il part à la
recherche de l’Askanischer Hof où eut lieu la rupture de ses fiançailles
avec Felice. Bien entendu, l’hôtel n’est plus à sa place. Il a déménagé. Du
temps de Kafka, il était au 171-173 du Kurfürstendamm, depuis lors, il
s’est transporté au 53. Et Mertens nous raconte cette rencontre fortuite
qu’il imagine, bien sûr : il se présenterait, plus d’un demi-siècle après, à
la réception et demanderait sur un ton désinvolte, un vendredi après-midi,
si le Dr Kafka est bien là, ou si Mlle Bauer est arrivée. Évidemment,
aucun des deux noms ne figurant dans son registre, le réceptionniste
répondrait, à tout hasard : « Nous les attendons… Revenez plus tard. » Il
prendrait alors un air contrit et s’en retournerait ravi du bon tour qu’il
viendrait de jouer, heureux de savoir qu’après tant d’années, Kafka et
Felice Bauer sont encore attendus…
On pourrait également, plus douloureusement, restituer les itinéraires
urbains de ceux des Juifs qui avaient réussi à se cacher dans le Berlin
nazi et à survivre, seulement mille sept cents sur les quelque soixante-
douze mille Juifs que comptait Berlin avant 1933. Hanns Zischler nous
donne quelques exemples de ces gens condamnés à déambuler sans fin
tout en se cachant dans le Berlin des années noires. L'ordonnance du 24
avril 1942 sur l’utilisation des transports en commun interdisait aux Juifs
de prendre ces transports, à l’exception des personnes astreintes au travail
obligatoire et dont le domicile était éloigné de plus de sept kilomètres de
leur lieu de travail. Zischler nous relate ainsi les itinéraires dans Berlin
d’Oskar Huth, dessinateur technique, spécialiste de mécanique de
précision. Ses talents lui permettent d’établir de faux papiers d’identité.
De cette façon, il va tenter de passer inaperçu. Il arpente la ville à pied du
nord au sud, de l’est à l’ouest. Zischler insiste sur ce « flâneur malgré
lui » que devient Huth alias Haupt : « À cette époque-là, écrit-il dans ses
mémoires, je n’ai jamais fait confiance aux transports en commun. Je
marchais jusqu’au Weissensee et puis retour, et j’ai effectué ces
monstrueuses expéditions de traîne-savate à travers la ville de sorte à
toujours rejoindre Fritz et Heide avant les alarmes du soir. Il y avait
parfois des variations d’horaires, mais jamais énormes – on pouvait se
fier à l’arrivée des bombardiers alliés et à l’heure de l'alarme12. » Et une
note du texte ou du traducteur dit fort utilement : « Pour donner au
lecteur français une idée approximative des distances au sein de la ville,
il faut avoir présent à l’esprit que ces chemins (détournés) menant de
Berlin-Steglitz au sud à Berlin-Weissensee au nord, ou à Karlshorst à
l’est faisaient, aller et retour, trente kilomètres, soit beaucoup plus que la
distance séparant la porte de Clignancourt de la porte d'Orléans13. »
Gertrud Kolmar, née Chodziesner, parente de Walter Benjamin, se trouve
complètement traquée, elle aussi, dans Berlin. Poète, elle tente de rendre
compte de ces temps de silence, mais elle est assignée au travail
obligatoire dans une usine d’armement à Lichtenberg, loin dans l’est de
la ville. Elle part à quatre heures et demie du matin pour se rendre au
travail en tramway tant qu’elle est autorisée à le faire, sinon, elle marche
dans une ville qui lui est fermée, interdite. Elle est déportée le 27 février
1943 vers Auschwitz.
L'histoire d’un autre arpenteur de Berlin durant la guerre nous est
rapportée par Peter Schneider14. Élevé à Breslau (Wroclaw en Pologne
aujourd’hui), Konrad Latte arrive en ville en 1943, au milieu de
bombardements. Il doit se cacher et possède en tout et pour tout un
brassard avec la croix gammée, donné par un ami pharmacien. Avec sa
famille, il débarque à Wilmersdorf, dans l’ouest de Berlin, où ils ont des
proches, mais les scellés sur les portes de l’appartement leur font
comprendre que la Gestapo est passée. Ils vont alors dans le quartier de
Schöneberg où ils ont d’autres parents, mais ces derniers, traqués, ne
peuvent les garder. Ils repartent avec une adresse, celle d’Ursula
Meissner, actrice qui a un appartement à Schivelbeiner Strasse dans le
Prenzlauer Berg. Elle les héberge immédiatement et, quand cela devient
trop dangereux à cause des voisins, elle leur donne les coordonnées du
chapelain de la prison de Tegel, Harald Poelchau, véritable résistant qui
confectionne des faux papiers. Désormais, Konrad Latte sera Konrad
Bauer. Il doit néanmoins changer de domicile tous les deux ou trois jours,
en effectuant dans la ville des trajets énormes et en franchissant des
barrages de police qui contrôlent les papiers de tous ceux qui sont en âge
d’être mobilisés. Voulant devenir musicien, il frappe à la porte du
pianiste Edwin Fischer qui lui donne des leçons, devient organiste dans
différentes églises protestantes, dont Sainte-Anne à Dahlem. C'est là qu’il
rencontre celle qui va devenir sa femme.
Il se rend également à Steglitz voir le musicien Leo Borchard, se fait
héberger à Zehlendorf par la famille Harich, trouve asile à la pension
Wolf à la Nürnberger Strasse, mais se fait arrêter après avoir hébergé, à
son tour, Wolfgang Harich qui vient de déserter et arrive chez lui avec
une valise pleine de tracts communistes. Transféré avec sa famille au
centre de tri de la Grosse Hamburger Strasse, il est en attente d’un convoi
pour Auschwitz. C'est ce qui arrivera à son père et à sa mère. Il ne doit
son provisoire salut qu’au fait que la Gestapo veut le voir témoigner dans
l’affaire Harich. En fait, il s’évadera de la Grosse Hamburger Strasse
avec un ami à travers le cimetière juif. De là, il retrouvera une amie
chorégraphe dans l’ouest à Fasanenstrasse, dans les beaux quartiers de
Berlin. La traque va continuer ainsi jusqu’à la capitulation de
l’Allemagne qui le trouve à Francfort. De Steglitz à la Grosse Hamburger
Strasse, de Schöneberg au Prenzlauer Berg, de Zehlendorf à Dahlem,
Konrad Latte alias Bauer arpente les rues de Berlin, cherche des
cachettes, fréquente les souterrains, à l’affût.
Quelque mille sept cents à deux mille itinéraires quotidiens seraient à
restituer, à baliser, à faire figurer dans un Berlin virtuel, fantomal, à la
recherche de ces parcours de forçats. Il faudrait en effet mettre en œuvre
un moyen technique ou mémoriel, peut-être le web, pour matérialiser,
concernant Berlin, ce que Freud imagine à propos du Panthéon romain
dans Malaise dans la civilisation où, pour représenter l’inconscient, il fait
se superposer le passé et le présent. Rien de ce qui s’est une fois produit
ne serait ainsi perdu, rien de ce qui a été édifié dans un lieu ne serait
détruit, toutes les phases du développement d’une ville subsisteraient,
seraient coprésentes, les plus anciennes comme les plus récentes. Döblin
trouvait la ville dénuée de poésie mais pleine d’énergie. Il opposait les
circuits touristiques à une autre ville plus secrète, un « Berlin invisible ».
Il invitait le touriste à chercher cette autre ville : « Toi, l’étranger, le
touriste, quitte ton car, mets les mains dans tes poches, détourne tes
regards des façades, il n’y a rien à voir. En revanche, arrête-toi, écoute,
regarde autour de toi, respire, marche un peu, il s’en passe des choses ici,
c’est une ville géante, une ville moderne, jeune, une ville d’avenir ! La
monotonie de ses bâtisses va subitement te bouleverser toi aussi, tu vas
ressentir l’énergie, la vivacité, le courage de ce peuple, la multiplicité de
ses caractères, tu verras alors que c’est ici qu’ils habitent, travaillent,
construisent, c’est ici que s’est établie sur les sables, en toute sérénité,
cette grande masse humaine résolue qu’est Berlin15. » Mais comment
aujourd’hui trouver de nouveaux modes de représentation ?
Peut-être faudrait-il étudier les trajectoires quotidiennes des habitants
de Berlin-Est et de ceux de Berlin-Ouest. Même s’il n’y a plus de Mur,
les Berlinois continuent à suivre des réseaux qui leur sont familiers. Une
étude a récemment comparé les parcours quotidiens des habitants de
quatre quartiers qui avaient été en bordure du Mur, Wedding et Pankow
au nord, Neukölln et Treptow au sud16. Tous ont vraiment conscience
d’habiter un quartier, un kiez, mais ne connaissent que très peu le quartier
voisin dont ils étaient, il n’y a pas si longtemps, séparés par le Mur.
Ainsi, nous dit Boris Grésillon s’appuyant sur cette longue enquête, 40 %
des gens de l’Est ne savent pas où se situe la Leopoldplatz, une des
places importantes de Wedding, tandis que 23 % des habitants de l’Ouest
n’ont aucune idée d’Ostkreuz, un des carrefours de l’Est où plusieurs
lignes de la S-Bahn se croisent. La connaissance de l’espace urbain
demeure très sélective. On ne va pas, ou peu, de l’autre côté. Des amis de
Berlin-Ouest à qui je disais l’année dernière que j’avais vu un excellent
spectacle à la Volksbühne me répondirent qu’ils ne mettaient jamais les
pieds à l’Est, qu’ils s’y sentaient mal. À l’inverse, des amis de l’Est à qui
je montrais ce que j’avais acheté au Ka De We, le grand magasin de
l’Ouest, me déclarèrent que j’avais bien de l’argent à gaspiller, que le
grand magasin de l’Alex serait infiniment plus économique. Pourtant, les
habitants de l’Est sont bien obligés d’aller travailler dans l’Ouest. Tous
les matins, au moins cent cinquante mille personnes le font. En dehors
des migrations du travail, les parcours est-ouest sont modestes. Tout se
passe comme si les Berlinois de l’Ouest circulaient surtout dans la partie
occidentale de la ville, cependant le déplacement des axes culturels et la
gentryfication qui rend « chics » les quartiers de l’Est les amènent de plus
en plus (mouvement lent) au restaurant ou au théâtre dans le Mitte ou
dans Prenzlauer Berg.
Dans un article de Libération du 6-7 novembre 1999, Lorraine Millot,
correspondante à Berlin, citait le responsable du réseau du métro disant
que Berlin connaissait un pic de voyageurs dans la partie Ouest, puis un
creux, puis, à nouveau, un pic de voyageurs à l’Est. Ce creux entre les
deux est symbolique de Berlin encore aujourd’hui. Car l’histoire pèse de
tout son poids malgré les tendances, ou à cause des tendances à
l’effacement, à l’amnésie, au lessivage généralisé. Il faudrait alors
déchiffrer la ville avec la technique surréaliste des « décollages » que Léo
Malet avait mise au point. Quand on arrache une affiche sur un mur de la
ville, on fait souvent apparaître des fragments de l’affiche qu’elle
recouvre. On obtient un ensemble temporaire, non stabilisé, où les deux
fragments, celui de l’affiche récente et celui de l’affiche ancienne,
produisent un résultat incongru. On peut ainsi faire subir à l’ensemble
disparate d’étranges métamorphoses de jour en jour après la pluie.
Chaque rue pourrait, de la sorte, connaître ses propres « décollages », sa
poésie de la ruine, des murs se faisant et se défaisant à travers traces et
graffitis désormais indécodables, poésie de ce qui disparaît et réapparaît
subrepticement, de ce qui surnage, à travers les échafaudages des
constructions nouvelles, de ce qui vient subrepticement fissurer les murs
du paysage urbain et ceux de la représentation.
Berlin, ville de fantômes et de « revenance », ville où tout se
décompose et se recompose, est le vrai laboratoire de la postmémoire
dans ses deux volets, la mémoire-remémoration soutenant un travail de
deuil, et la mémoire recyclée, revue et corrigée, amnésique. Tout y est en
démontage et en remontage, à la fois le visage symbolique de la ville et le
paysage urbain. Ce qui a disparu sous les bombardements, sous la pioche
des démolisseurs, des remodeleurs, des anciens et nouveaux régimes, des
constructeurs d’utopies et des investisseurs ne subsiste pas. Presque tout
Berlin est voué soit à l’oubli et à l’effacement, soit au recyclage
fétichiste, à l’opaque occultant le passé. C'est un Berlin lessivé, frotté et
récuré, blanchi, défiguré et reconfiguré qui émerge peu à peu de la
réunification. Le chiffonnier de Benjamin qui cherche les rebuts pour y
découvrir des récits et des gestes de possibles développements
historiques non aboutis, le collectionneur, qui, s’intéressant aux
anonymes, est à l’affût de la plus petite étincelle de hasard où le
télescopage du passé et du présent viendrait faire grincer les machineries
du temps, sont bien loin de nous désormais.
Ville palimpseste !
Berlin, une ville qui se réinvente sans cesse, une ville « qui demande
une suite », dit Wim Wenders, ou encore une ville qui, selon le bon mot
d’un journaliste, est tout entière assise « dans la salle d’attente de
l’histoire ».
DÉCONTAMINER LE PASSÉ ?

La machine à laver le linge de l’histoire

Une étrange installation s’étend sur la place du Château, au centre de


Berlin. Il s’agit d’un alignement de cent quatre machines à laver le linge.
Les auteurs de cette installation sont Filomeno Fusco, concepteur de
mode, et le sculpteur Victor Kegli. Du 2 septembre 2000 (date
anniversaire de la victoire de Sedan en 1870, fondatrice de la première
unité allemande) jusqu’au 3 octobre (fête nationale qui commémore la
réunification de 1990), les Berlinois étaient invités à venir laver leur
linge sale en public tous les samedis. Lavage et lessive étaient fournis
gratuitement. Des cordes à linge dessinaient les arcades de l’ancien
château des Hohenzollern. « Les monuments habituels sont des endroits
morts. Les gens se plantent devant, ils regardent et c’est tout, explique
Filomeno Fusco… Nous avons créé un monument où les gens sont
actifs ; ils lavent, se rencontrent, discutent17. »
Cette installation se trouve sous les fenêtres mêmes du bureau
provisoire du chancelier Schröder qui a pris possession de l’ancien
bâtiment du Conseil d’État de la RDA. Beaucoup de passants s’arrêtent
et viennent s’y exprimer, pour le plaisir de la polémique, pour participer
ou pour laver leur linge. « Des Allemands de l’Est profitent de l’action
pour vider leur fiel : “Effectivement, toute notre histoire est lessivée,
rincée, essorée. Depuis dix ans, on ne fait que démolir et effacer les
traces de l’ancienne RDA, pour faire comme si elle n’avait jamais
existé.” D’autres viennent encore pour le plaisir de polémiquer avec ceux
qui s’indignent de ce pied de nez, en un lieu aussi chargé d’histoire :
« "Aucun respect pour l’honneur national !… Vous ne savez que salir
l’Allemagne !” grondent-ils18. »
Ces cent quatre machines à l’alignement parfait ne sont pas sans
évoquer le futur mémorial en hommage aux victimes de l’holocauste qui
sera constitué d’un vaste champ de stèles. Victor Kegli et Filomeno
Fusco soulignent pourtant les différences entre le projet conçu par Peter
Eisenman et le leur : « Cette place se prête bien à montrer comment
l’Allemagne ne cesse de lessiver son histoire, explique Fusco. Au XIXe
siècle, il y avait ici un établissement de bains, qui fut démoli pour ériger
le monument à Guillaume Ier. En 1949, la RDA l’a enlevé pour mettre à la
place un monument antifasciste, qui n’a finalement jamais été réalisé ici.
La place est restée vide. » Et Victor Kegli de préciser : « Pour les jours
commémoratifs, c’est pareil. Plus personne ne se souvient aujourd’hui du
2 septembre comme jour férié de l’Empire. Ni même du 17 juin, qui était
le jour férié de la RFA pour commémorer le soulèvement de 1953 en
RDA. Chaque époque choisit ses dates et meule l'histoire19. »
Ces cent quatre machines ont été vendues aux enchères le 3 octobre
2000, jour du dixième anniversaire de la réunification qui sera célébrée
en grande pompe à Dresde. Machines à laver le linge de l’histoire, jamais
métaphore ne fut plus appropriée !
C'est sur cette place que les Hohenzollern avaient fait édifier leur
château. Depuis le début du XVIIIe siècle, pas un événement important ne
s’est produit sans qu’il n’y soit associé, de Napoléon aux manifestants de
1848, et aux révolutionnaires de 1918-1919. C'est d’un de ses balcons qui
fait face au Lustgarten que, le 9 novembre 1918, Karl Liebknecht
proclama la naissance de la « libre république socialiste d'Allemagne ».
Les révolutionnaires l’avaient envahi, mais Friedrich Ebert qui avait pris
le pouvoir après l’abdication de Guillaume II, fit appel à la troupe… Le
château fut ensuite gravement endommagé par les bombardements de la
Seconde Guerre mondiale, en 1944, et plus encore en février 1945, puis
par les combats de rue qui préludent à la chute de Berlin. Situé dans la
zone soviétique qui devient la RDA le 7 octobre 1949, il est déclaré
impossible à restaurer et des discussions s’engagent alors pour savoir ce
qu’il faut en faire. Malgré de nombreuses protestations, il est démoli
entre le 7 septembre et le 30 décembre 1950 (seul le portail nord avec le
balcon de Liebknecht sera sauvé). Puis l’espace considérable ainsi libéré
reste vide pendant vingt ans. Avant la construction du palais de la
République qui devait prendre sa place, la RDA fait édifier, au sud, le
Conseil d’État, intégrant le fameux portail et le balcon de Liebknecht
ainsi recyclé.
C'est sous Erich Honecker que l’architecte Heinz Graffunder
commence la construction du palais de la République, à l’emplacement
de l’ancien château. Grand rectangle de marbre et de verre teinté aux
reflets de bronze, il représente une version très particulière du
modernisme. Il abrite, outre la Chambre du peuple, des salles de théâtre,
de réunions, des restaurants, presque un millier de salles. Un grand bal
marque son inauguration, le 23 avril 1976. Ce palais de la République a
fini par faire partie de la vie quotidienne des Berlinois de l’Est. Le parler
populaire l’appelait le « Palazzo di Prozzo », de l’allemand protzen,
« faire le frimeur ». On l’appelait encore « Erichs Lampenladen », le
magasin des lampes de Honecker, parce qu’il était illuminé.
Avec les événements de 1989-1990, son sort est scellé après que la
Chambre du peuple y eut voté, le 23 août 1990, le principe et les
modalités de la réunification. Moins d’un mois plus tard, on découvre
que de l’amiante avait été utilisée pour sa construction, découverte
providentielle qui permet immédiatement de le mettre sous palissade afin
de le désamianter. Une commission interministérielle est nommée en
1991 pour statuer sur son sort. Lorsqu’elle décide, deux ans plus tard, de
le démolir, une violente polémique s’engage qui met aux prises les
tenants de la restauration par désamiantage du palais, ceux qui veulent
reconstruire le château à l’identique et ceux qui souhaitaient édifier, à sa
place, un bâtiment d’aujourd’hui affecté à des activités culturelles. En
juin 1993, les partisans de la reconstruction du château commandent une
toile gigantesque à des artistes d’un atelier parisien, un décor de théâtre
représentant les façades ouest, nord et sud du château. Grâce à des
échafaudages, la toile épouse les contours du palais, le faisant ainsi
disparaître, pour faire surgir à sa place l’ancien château en simulacre
parfait. Grand succès de curiosité !
Toutefois, un architecte berlinois, Bernd Niebuhr, se voit confier un
nouveau projet qui, loin de ce passé irrémédiablement contaminé,
s’inscrirait enfin dans le contexte d’une nouvelle époque. Rien n’est joué
cependant. La polémique continue. Le chansonnier Peter Ensikat fait
remarquer ironiquement que, lorsque la RDA aura été bannie
suffisamment longtemps, on pourra toujours recommencer l’opération :
« Alors rien ne nous empêchera d’enduire le château de nouvelles
couches d’amiante afin de le détruire, et de reconstruire un palais de la
République désormais assaini par le temps20. »
Le ministère de l’Aviation du Reich ou l’impatient à floraison
permanente

Dans le centre de Berlin, en 1945, parmi les ruines sous lesquelles la


plupart des édifices de la Wilhelmstrasse étaient ensevelis, surnageait,
presque intact, un énorme bâtiment. Il s’agissait du ministère de
l’Aviation du IIIe Reich à la destinée duquel avait présidé Göring.
L'architecte Ernst Sagebiel en avait dessiné les plans. La construction de
l’édifice aux deux mille bureaux, commencée en 1935, fut achevée dans
l’urgence un an plus tard et prit la place de l’ancien ministère de la
Guerre de Prusse. Ernst Sagebiel fit également les plans de l’aéroport de
Tempelhof. Il avait travaillé avec le célèbre Erich Mendelsohn, et avait
carrément pris sa place lorsque ce dernier, contraint à l’exil, dut quitter
l’Allemagne en 1933. Il a construit le bâtiment « à l’épreuve des
bombardements », ce qui explique sans doute son extraordinaire solidité.
Masse d’acier et de béton aux façades de pierre et de marbre, il aligne
d’immenses corridors, des milliers de bureaux aux fenêtres identiques
autour de ses cours d’honneur. Monumental et moderniste à la fois,
respirant l’ordre et l’autorité sinistre, il se dresse à l’angle de la Leipziger
et de la Wilhelmstrasse, et jouxtant, au sud, la Niederkirchnerstrasse.
Les autorités soviétiques et le régime de l’Allemagne de l’Est
réutilisèrent presque immédiatement cet immense espace resté intact au
milieu des ruines, non sans l’avoir « dénazifié ». On retira du haut des
piliers du portail principal, les deux aigles de bronze avec des croix
gammées dans leurs serres. On les enleva également des bureaux, et de la
grande salle des fêtes du ministère au plafond à caissons. C'est là que fut
proclamée solennellement la République démocratique allemande, le 7
octobre 1949. L'ancien ministère de l’Aviation devint la Maison des
ministères et en abrita au moins une douzaine durant quarante ans. En
1952, Max Lingner orna la loggia de la façade nord d’une fresque murale
de céramique, longue de vingt-cinq mètres et faite de mille sept cent
quinze carreaux de porcelaine de Meissen, représentant l’édification du
socialisme en Allemagne selon les canons du réalisme socialiste. On y
voit des ouvriers et des paysans exhibant fièrement leurs outils de travail,
d’autres jouant de l’accordéon ou de la guitare, le visage radieux. C'est
encore vers ce ministère que les manifestants du 17 juin 1953
convergèrent (à peu près 2 000), Walter Ulbricht n’étant pas sur les lieux,
ils exigèrent de parler à un ministre et conspuèrent le seul qui ait eu le
courage de les affronter et de leur parler, Fritz Selbmann.
Puis, le grand ménage fut fait après la Wende (le tournant). Le
bâtiment, avant rénovation complète fut le siège de la Treuhand,
l’organisme qui centralisa toutes les opérations de privatisation des
organismes et entreprises de la défunte RDA. À sa tête, Detlef
Rohwedder qui fut assassiné. Enfin, le nouveau ministère des Finances, à
la recherche d’espaces à la mesure de la nouvelle Allemagne décida d’en
prendre possession. Le bâtiment-forteresse fut rénové de fond en comble,
récuré, lessivé. Pour commémorer le quarantième anniversaire du 17 juin
1953, une photographie géante de Wolfgang Rüppel représentant les
ouvriers en révolte fut apposée sous verre à même le trottoir de la façade
nord, faisant écho à la fresque de Max Lingner. Le passant peut donc
désormais contempler une architecture typique du IIIe Reich, une
mosaïque exaltant la victoire du socialisme et une photographie rappelant
que des ouvriers se sont soulevés en RDA, le tout autour d’un bâtiment
qui porte le nom du défunt Detlev Rohwedder, bâtiment qui est
aujourd’hui le ministère des Finances de la nouvelle Allemagne. On
trouverait difficilement meilleur exemple de cette superposition des
mémoires, de ce recyclage permanent des édifices et de ce palimpseste
urbain qu’est devenu Berlin.
C'était trop beau pour ne pas tenter un écrivain. Günter Grass, dans
Toute une histoire, met l’ancien ministère de l’Aviation du Reich au cœur
de son récit. Tout le roman, d’une certaine façon, s’y déroule. Wuttke-
Fonty y a été employé sous le IIIe Reich. Il s’y retrouve du temps du
socialisme comme appariteur aux archives, et garde son poste à temps
partiel de conseiller sous la Treuhand. Il est le témoin, à la fois ridicule et
tragique, de ce grand nettoyage : « On nettoya. On fit table rase. Tout
devait s’accorder à l’optique de l’Ouest. Mais, dans sa fonction de
conseiller, Fonty fit en sorte que quelques petites choses pussent survivre
à la grande lessive. Une partie des plantes vertes restées dans les quelque
deux mille bureaux et plus, entre autres des sparmanias et des
caoutchoucs, mais aussi des fatsias, des taccas, et des saxifages
tricolores, devaient être entreposées et soignées dans des locaux
appropriés pour les futurs amateurs de décoration botanique. Dans ses
fonctions de conseiller, il écrivit : "L'amour de l’administration pour le
cyclamen et la primevère est transallemand. Ce qui unit les Allemands
que nous sommes, c’est l’impatient à floraison permanente. Ce qui doit
prendre fin doit prendre fin, mais gardons-nous de soumettre au
développement du processus des plantes vertes qui ont tout de même
survécu tant au Mur qu’aux barbelés21.” » Pour rythmer ce
déménagement, le « paternoster » : il s’agit d’un ascenseur sans porte,
sorte de monte-charge que l’on prend en courant à la montée comme à la
descente. Il ne s’arrête jamais. Les fonctionnaires qui ont à livrer des
liasses et des dossiers d’étage en étage et doivent parcourir ces milliers
de corridors et de bureaux, se rencontrent dans ce paternoster, se quittent
soudainement, se retrouvent entre deux étages, tout cela dans un va-et-
vient incessant. Un jour, notre héros a une vision qui le laisse interdit. Il
voit d’abord monter dans le paternoster le patron de la Treuhand qu’il
avait croisé un soir en train de déambuler à travers les corridors du
ministère sur patins à roulettes. Mais à peine le patron a-t-il quitté le
monte-charge qu’un corpulent personnage vient le prendre d’assaut. C'est
Göring en uniforme de Reichsmarschall, la poitrine couverte de
décorations. Et quand ce dernier sort du paternoster aidé par un aide de
camp, aussitôt un autre personnage, le « barbichu » Walter Ulbricht, vient
prendre sa place, dans une ronde infernale. Puis, Honni (c’était le surnom
de Honecker), peu avant la chute du Mur, juste à temps pour célébrer les
festivités du quarantième anniversaire de l’État des ouvriers et des
paysans. Ce fut, là encore, une belle « descente historique ». « La série
était complète. Pour l’instant, l’Histoire ne fournissait pas d’autres
scènes, encore qu’il eût avec plaisir essayé d’insérer dans une cabine la
Masse au pouvoir arrivée à Bonn et dont il aurait montré la tendance à la
descente. Fonty passa et repassa ce film à épisodes. Unis dans le
paternoster. Du Reichsmarschall au patron de la Treuhand. Le mémoire
tenait son image frappante, son raccourci saisissant. En même temps, il
se voyait lui-même attendre sa cabine ascendante à différentes époques.
Il comprenait la mécanique du changement sous la forme d’un ascenseur
inlassable toujours prêt à offrir ses services. Tant de grandeur. Tant de
descente. Tant de fin et de commencement22. »
Jochen Gerz, l’artiste, spécialiste des contre-monuments, a eu l’idée de
construire une installation chargée symboliquement de la
décontamination politique du lieu. Il a interrogé, devant sa caméra, près
de soixante-dix employés du ministère, leur posant la même question :
« L'argent, l’amour, la mort, la liberté – qu’est-ce qui compte à la fin ? »
(Das Geld, die Liebe, der Tod, die Freiheit – was zählt am Ende ?)
Quand on lui objecte que cette interrogation est très générale et quelque
peu métaphysique, il invoque cette vieille habitude de ne pas poser de
questions trop directes aux gens. Un résumé des entretiens est accessible
sur la Wilhelmstrasse, l’ancienne rue principale du pouvoir nazi. Dans les
deux piliers monumentaux, à l’entrée de la cour d’honneur, les fameux
piliers qui jadis portaient deux aigles serrant la croix gammée, Gerz a
placé de faux distributeurs de billets cachant deux écrans vidéo. En
passant, on peut actionner un bouton et faire défiler les entretiens. Devant
sa caméra, raconte Lorraine Millot, les employés du ministère se sont
laissés aller à divaguer sur les grandes questions de la vie à la mort. Le
ministre social-démocrate Hans Eichel médite sur le sens de la
démocratie : « C'est élire et révoquer, élire pour une période limitée… À
la fin, cela revient à se méfier de soi-même. » Une employée venue de
Bonn explique avoir réalisé « toute la valeur de la liberté » en entendant
ses nouveaux collègues, anciens de la maison des ministères de la RDA,
raconter comment ils devaient cadenasser les moindres notes et
documents chaque soir. Une jeune femme confie que l’amour est pour
elle un « combat quotidien ». Son ami et elle n’ont pas voulu se marier
pour être sûrs de rester ensemble par amour. « La liberté, j’en ai
davantage depuis la réunification, médite un autre grandi dans l'ex-RDA.
Mais liberté de quoi ? La liberté pourquoi ? Ma liberté, c’est de décider si
je vais en ville en voiture ou en transport en commun23. » Curieusement,
ajoute Lorraine Millot, dans ce bâtiment marqué par le national-
socialisme, la question de l’holocauste est rarement abordée de front.
« Parler de l’holocauste ici, ce serait tautologique, observe Gerz. Il
semble que, pour beaucoup de gens, le souvenir de la RDA ait remplacé
celui du nazisme. Ce qui était pour ma génération l’expérience vécue
avec le fascisme est pour les jeunes d’aujourd’hui le souvenir du
communisme », poursuit-il. Les réflexions des fonctionnaires, souvent
déplacés de Bonn, disent leur crainte d’être à Berlin, trop grande ville,
trop bruyante, moins « sûre » que Bonn. Ils expriment la banalité d’un
quotidien sans aura historique. Par son installation, Jochen Gerz veut
décontaminer le bâtiment. Mais peut-on vraiment chasser les fantômes
qui rôdent autour de cette sinistre forteresse ?
L'été dernier, désirant moi-même prendre une photo de la fresque de
Lingner, je m’avançai. Les grilles étaient fermées. Encore un chantier,
encore des travaux ! Même la photo géante de Wolfgang Rüppel sous son
couvercle de verre était à demi recouverte par une bâche. Un gardien âgé,
peut-être un de ceux qui avaient été « appariteurs » à la Maison des
ministères et qui avait été repris, ne serait-ce qu’à temps partiel, s’est
approché de moi. Je lui expliquai que je ne voulais pas repartir sans avoir
vu de près cette fresque-mosaïque à la gloire du socialisme.
« Parce que vous vous intéressez au socialisme ? me demanda-t-il,
avec, dans la voix, de l’angoisse, de l’étonnement et une curiosité ahurie.
– Oui, je vais à la pêche aux reliques. Celle-là en est une grandiose et
je ne suis pas sûre qu’ils ne finissent pas par la démolir », lui ai-je
répondu dans un allemand bizarre, une espèce de langue fondamentale
sans segmentation ni syntaxe. Mais il comprit fort bien.
« Je ne devrais pas vous laisser entrer, dit-il en ouvrant la grille. Je
vous donne cinq minutes, faites vite. »
Je suis passée dans la loggia. Il régnait sous la mosaïque un silence de
mort. Ces ouvriers et paysans à la mine épanouie étaient vraiment d’un
autre âge. Avaient-ils jamais existé, du reste, autrement que dans
l’imagination de quelques idéalistes, quelques militants, quelques artistes
bientôt harassés de n’être pas « dans la ligne » ? « Ressuscitée des ruines.
Et tournée vers l'avenir... ! » C'est par ces mots que commençait l’hymne
de la RDA dont les paroles avaient été écrites par Johannes R. Becher.
On ne ressuscitera pas deux fois. Quant à l’avenir…
J’ai pris mes photos, j’ai salué le gardien. Nous nous sommes quittés
avec un petit signe d’intelligence à peine perceptible, lui, sans doute un
vieux routier du socialisme déchu, réduit au silence, et moi, l’archiviste
anonyme des rêves écroulés et des passés perdus.
Au peuple allemand ou à la population d'Allemagne : le Reichstag

Lors d’un de mes récents séjours à Berlin, je suis allée voir le


Reichstag ouvert au public depuis un moment déjà et dont la coupole,
due à l’architecte britannique Norman Forster, est une prouesse
technique. Son architecture de verre devait symboliser la transparence
recouvrée du politique, la participation des citoyens à la vie de la cité. Le
Reichstag se dresse, à présent rénové, récuré lui aussi, flambant neuf. Les
traces de balles, les terribles marques de la dernière guerre ont été en
grande partie effacées à l’exception de quelques graffitis de soldats
russes, traces ténues, rappels discrets. Il fallait, ce jour-là, plus d’une
heure de queue avant de franchir le portail au sommet d’un escalier
monumental. Il faisait beau. On était en mai et j’avais le temps.
Beaucoup de touristes, mais aussi des Allemands, provinciaux pour la
plupart, heureux de pouvoir visiter ce monument de leur histoire enfin
débarrassé des séquelles d’un passé maudit. Cette longue queue était-elle
le signe d’une réconciliation des Allemands avec leur histoire, d’une
fierté enfin retrouvée ? Était-ce la manifestation de cette
« décontraction » dont avait parlé le chancelier Schröder au moment de
son élection, inaugurant la nouvelle « république de Berlin », qui allait
voir enfin la « normalité » s’installer dans les mœurs politiques et dans
l’imaginaire de l’Allemagne ? Sans trop savoir pourquoi, je me sentais
inquiète dans cette foule attentive et enjouée. À gauche, une espèce de
rambarde séparait la montée vers le monument de l’immense chantier en
contrebas. Je n’avais pas vu qu’un chanteur des rues s’était installé là, sur
un tabouret pliant, un accordéon dans les bras. C'est son chant qui m’a
soudain obligée à regarder dans sa direction. C'était un Russe entre deux
âges, trop jeune pour avoir pu entrer dans Berlin en 1945, trop vieux pour
traîner dans Berlin sans aucun souvenir de l'ex-URSS, entre deux âges,
entre deux mondes. Sa chanson transperçait la foule. Venue du fond des
steppes, elle semblait dire le vent, la violence et la mort. Son teint était
cireux et sa casquette crasseuse. À ses pieds, un autre chapeau pour que
les gens puissent y mettre une pièce, mais il n’avait pas l’air de se remplir
rapidement. À Berlin, les gens ont l’habitude des Russes « paumés ».
Moi aussi, en 1992, je me suis acheté pour trois fois rien, à la porte de
Brandebourg, une décoration soviétique, l’ordre de Lénine, je crois ; une
sacoche de Vopo et une chapka que je porte toujours. Je ne sais plus dans
quel film, on voit un officier russe après la chute du Mur. Au chômage, il
erre dans Berlin, il explore les ruines, cherche à vendre son uniforme,
rencontre une statue de Lénine encore debout. Nouvelle fabrique de
ruines ! Ce jour-là, la situation était particulièrement poignante. Les
visiteurs endimanchés se gaussaient : « Alors, voilà les vainqueurs
d’hier ! C'était bien la peine de transformer notre ville en charpie et de
violer toutes nos femmes ! Pour en arriver là ! Pays de misère, de
loqueteux qui viennent mendier chez nous, qui nous envahissent ! Nous,
au moins, on a eu le miracle économique. Mais oui, madame ! Nous
avons beaucoup travaillé, nous avons dû nous retrousser les manches
pour ça ! La réunification, oui, le pays le plus puissant d’Europe. Bah !
Donne-lui donc un ou deux marks à ce pauvre type ! » Et ça continuait et
ça continuait… Je me sentais de plus en plus mal. La voix du mendiant
devenait assourdissante tout en restant mélodieuse. Une mélopée qui
devait chanter l’amour et la peine de temps très anciens. Je suis allée, très
ostensiblement, lui donner quelques marks sous les applaudissements
amusés des gens dans la file, essuyant au passage quelques quolibets
parce que j’avais l’air étranger, peut-être même russe. J’en aurais presque
pleuré. Triste Reichstag ! Encore plus triste après sa rénovation !
J’imaginais la construction du Reichstag, la coupole édifiée par Paul
Wallot en 1894, puis ses divers avatars. L’inscription de 1916, en pleine
guerre, que l’empereur dut accepter, la mort dans l’âme : Dem deutschen
Volke (Au peuple allemand), la proclamation de la République par le
socialiste Phillip Scheidemann. Puis l’incendie du Reichstag, et ce texte,
un des derniers écrit par Siegfried Kracauer avant l’exil, sur le silence qui
suivit l’incendie : « Un défilé sans fin fait le tour de l’immeuble isolé.
Employés, citoyens, ouvriers, chômeurs, soldats de la Reichswehr,
écoliers, tous veulent voir les traces de cet incendie bien peu ordinaire.
Ils descendent des autobus et des tramways pour effectuer leur visite. Ce
qui les surprend le plus, c’est le silence général. Un silence vraiment
étrange, car d’habitude les disgrâces publiques éveillent le besoin de
communication de la masse. Des gens qui ne se connaissent pas se
rassemblent, forment des petits groupes et discutent en long et en large de
l’événement. Cet incendie, en revanche, laisse la foule muette. Sans
parler, les passants suivent leur chemin ou fixent le Reichstag, où il n’y a
rien à découvrir. On entend seulement, par moments, un murmure. Mais
il ne fait qu’interrompre rarement l’observation de l’édifice dévasté sur
lequel tous les yeux sont braqués, comme s’ils étaient attirés par la force
d’un symbole. Les regards le transpercent et se plongent dans l’abîme
ouvert par cette destruction24… » Encore un autre clic de mon Berlin
virtuel, et c’était le Reichstag en ruine, puis le drapeau rouge, et bientôt
l’immense bâtisse en bordure du Mur, abandonnée, livrée aux terrains
vagues où poussaient les coquelicots, avec son inscription inquiétante
toujours visible. Le Reichstag, aussi, des concerts de rock au pied du
Mur.
Et puis, il y a eu Christo en 1995, un enchantement, le symbole d’une
métamorphose, d’une véritable renaissance. Le Reichstag apparut sous
cette immense toile argentée, bleutée, avec ses cordages bleus, comme
une forme aérienne, légère malgré la massivité de l’édifice. La foule qui
déambulait à ses pieds était bon enfant, de bonne humeur. Quelque chose
semblait avoir changé. Rien à voir avec la foule en délire qui chantait à
tue-tête le Deutschland über Alles après que l’Allemagne eut gagné la
coupe du monde de football, en juillet 1990. Christo n’avait voulu donner
aucun message à son enveloppement, c’était un geste ouvert à toutes les
interprétations. Il s’était battu (avec sa femme Jeanne-Claude) pendant
des années pour arriver à ce résultat. Pas facile de toucher à un
monument qui a une si funeste mémoire ! L'emballage créa
symboliquement un moment de suspens des fardeaux de l’histoire. Non
pour les occulter : la grande toile qui recouvrait le Reichstag en épousait
les contours, il était toujours là, mais il était transformé. L’avenir,
pensait-on, pouvait enfin advenir. Il ne serait plus prisonnier du passé.
Nous étions quelques-uns qui, regardant fascinés le grand vaisseau
d’argent bleuté sous la lune, pensions qu’il marquait peut-être aussi la fin
d’un monde, pas simplement un recommencement. Cette même année, le
Süddeutsche Zeitung dressa une liste de tout ce que Berlin avait perdu
avec la réunification. Il n’y avait plus de « bonus » quand on y travaillait,
plus d’exemption du service militaire, plus de balades à bicyclette le long
du Mur, plus de matchs de football ou de concerts sur le terrain en face
du Reichstag. Des théâtres avaient disparu, ainsi que les fameuses
stations fantômes du métro souterrain, le U-Bahn, à l’Est. Les nuits
underground du Kreuzberg alternatif semblaient avoir également disparu,
de même que les stations de radio RIAS. Il en était de même, bien
entendu, de l’utopie socialiste et de l’odeur de la lignite dans les rues de
l’Est, des Trabant et même de ces petits bonshommes, les
Ampelmännchen25, qui animaient les feux de circulation aux carrefours
des rues.
Au printemps 2000, un projet de Hans Haacke suscitait une nouvelle
polémique. Il prévoyait pour l’atrium nord du Reichstag une installation
dédiée non pas au « peuple allemand », mais « À la population » (Der
Bevölkerung). Cette inscription figurerait en lettres lumineuses, d’une
taille identique à celle que l’on voit sur le fronton. L'installation se
composerait d’un parterre de vingt et un mètres sur sept. Chaque député
devrait apporter de la terre de sa circonscription. Puis les intempéries
feraient leur travail, la terre de tous les coins d’Allemagne finirait par se
mélanger, la végétation reprendrait ses droits. La commission artistique
du Bundestag avait approuvé le projet. C’était sans compter sur
l’opposition politique et esthétique des conservateurs, en particulier de la
démocratie chrétienne. Ils en appelèrent à la Constitution qui parle du
« peuple allemand » dans son article premier. Dans un pays où il est
encore très difficile d’acquérir la nationalité allemande, où demeurent de
nombreux étrangers dont certains, comme les Turcs de deuxième et
troisième génération, sont parfaitement germanophones, c’était une façon
de rendre hommage, dans un lieu habité par l’histoire allemande, à tous
ceux que la célèbre inscription du fronton semblait exclure. Hans Haacke
soutenait que cette seconde inscription « À la population » était dans
l’esprit de l’article 3 de la Constitution qui interdit toute discrimination.
Mais, dans son projet, l’idée d’apporter de la terre de toutes les régions
d’Allemagne a été mal interprétée par la gauche, qui l’accusa de jouer
dangereusement avec le Blut und Boden de sinistre mémoire. Le vote eut
lieu le 5 avril et le projet l’emporta par 260 voix contre 258. Mais
l’affaire ne s’arrête pas là.
Cette réalisation a été inaugurée en septembre et l’artiste l’a dédiée à
Alberto Adriano, un Noir du Mozambique assassiné dans une bourgade
de l’Allemagne de l’Est en juin 2000. Au début d’octobre 2000, plus de
200 députés sur 669 avaient déjà apporté leur pot de terre. Le président
du Bundestag, Wolfgang Thierse, a apporté de la terre du cimetière juif
du Prenzlauer Berg, un membre du PDS, Heinrich Fink, de la terre prise
sous une potence où arrivèrent, en 1945, des prisonniers de
Sachsenhausen. Mais deux députés verts risquent de tout remettre en
question en affirmant qu’ils ont apporté de la terre ensemencée de graines
de cannabis. De quoi faire tourner la tête au Reichstag !

Trois lieux de Berlin, trois installations. La machine à laver le linge,


l’emballage de Christo, l’inscription de Haacke sont des tentatives non
pour réviser l’histoire comme tant d’autres cherchent à le faire, mais pour
la désensorceler, la décontaminer, la défétichiser, l’exposer dans ses
superpositions mortifères et amnésiques, dans son feuilletage de
narrations et de gestes parfois incompatibles. Ces artistes savent très bien
que la fameuse « maîtrise du passé » peut à nouveau tourner à
l’occultation et au refoulement. Souvent éphémères (ni les machines à
laver le linge de l’histoire, ni l’emballage du Reichstag n’étaient conçus
pour demeurer), elles se veulent avant tout symboliques, énigmatiques,
fragiles comme les passés dont elles évoquent les maléfices.

LE TROU AU MILIEU DE LA VILLE OU LES


MÉTAMORPHOSES DE LA POTSDAMER PLATZ

C’était la plus grande friche du monde, un endroit où les lapins


proliféraient. Il a fallu les empoisonner. En bordure du Mur, c’était un
lieu romantique, mélancolique, un espace de solitude et de désolation,
propice aux rencontres les plus hasardeuses et les plus loufoques, un peu
hors du temps. « Mais où est donc la Potsdamer Platz ? » se demande le
vieux narrateur de la bibliothèque, dans le film de Wim Wenders Der
Himmel über Berlin (devenu en français Les Ailes du désir), à la
recherche de ce qui fut le carrefour le plus frénétique du Berlin des
années 20.
Dès les années 1900, ce carrefour à l’ouest de la place octogonale, la
Leipziger Platz, forme avec cette dernière un ensemble, si bien qu’on
parle généralement des deux lorsqu’on évoque le mythe de la Potsdamer
Platz, symbolisant l’extrême modernité. En 1905, un journaliste disait
que chaque seconde offrait une nouvelle image, tant était déjà
assourdissant le vacarme de la circulation. Toutes les innovations y furent
tentées, des lampadaires jusqu’aux tramways électriques, de l’installation
des feux rouges jusqu’au métro souterrain, des grands hôtels jusqu’aux
cafés. Point de rencontre de toutes les classes sociales, son animation de
jour comme de nuit en faisait un endroit unique au monde.
Regardons une série de cartes postales, de celles qu’on achète dans des
librairies d’architecture. Quelle métamorphose invraisemblable d’un lieu
urbain ! Les premières datent de 1930, les secondes de 1945, les
troisièmes de 1970 environ et les dernières sont prises de l’Info-Box qui
permet de suivre le chantier du siècle (le plus grand d’Europe) et son
évolution de 1994 à aujourd’hui. C'était le débouché de nombreuses rues
importantes. On y trouvait des cafés comme le Josty, des hôtels comme le
Palast Hotel, l’Esplanade, le Bellevue remplacé vers 1930 par la
Columbushaus de neuf étages, construit par Erich Mendelsohn, de grands
magasins comme le Wertheim sur la Leipziger Strasse, la célèbre Haus
Vaterland avec son dôme, qui fut rachetée par Kempinski, et plus tard, au
moment de l'aryanisation, attribuée à Aschinger. On y trouvait des
restaurants exotiques, de nombreux cafés, sans oublier la station de
métro, une des plus importantes de la ville. En 1930, trente lignes de
tramways s’y croisaient. Le trafic y était intense. Sur deux de mes cartes
postales, je vois des bus à impériale, le 8 qui va à Wilmersdorf, de
nombreux trams, des autos, des cyclistes, une foule de piétons affairés
devant la haute façade des magasins Wertheim. La tour verte surmontée
d’une horloge, dont une réplique a été installée au pied de l’Info-Box,
indique quatre heures moins le quart de l’après-midi. Le tout donne un
sentiment de frénésie malgré l’immobilité du cliché photographique qui a
figé un moment, un fragment de vie de ce Berlin disparu. Berlin 1928 !
Plus que cinq ans à respirer de cette pulsation de vie ! En 1945, après les
bombardements, il ne restera rien. Deux autres cartes postales donnent la
mesure de cette dévastation. Il ne reste debout que la Kaisersaal de
l’hôtel Esplanade dans laquelle Wim Wenders a tourné quelques scènes
de son film Les Ailes du désir, au milieu des ruines, et un immeuble de
marchand de vins, la Weinhaus Huth. Des immeubles écroulés, des murs
effondrés, des façades démembrées, noircies, le dôme du Kempinski
calciné devenu un amas de ferrailles tordues, et des monceaux de
décombres au milieu de la place, un aspect de ville de fin du monde,
quelque chose que Rossellini dans Allemagne année zéro a bien montré.
La dernière carte montre la place en bordure du Mur, ce dernier la coupe
en son milieu avant d’obliquer. C'est la désolation, un terrain vague au
milieu des ruines, un no man’s land mélancolique. J’aimais beaucoup cet
endroit, qui faisait toujours partie de mes itinéraires avant la chute du
Mur. Wim Wenders à la recherche de « coins sauvages » regrettait en
1991 que l’on y ait aménagé des espaces verts. Il n’avait encore rien vu !
Jean-Michel Palmier a bien décrit ce que nous ressentions tous à l’époque
devant cette friche, ce trou au milieu de la ville : « De toutes les images
de destructions et de ruines, si fréquentes dans Berlin, celles de la
Potsdamer Platz sont les plus impressionnantes que je connaisse. Je ne
peux m’empêcher de regarder la photographie de 1929, en songeant à la
vie qui animait cette petite place de Berlin et à son état présent : une
étendue grise et morne battue par des rafales de pluie26. »
Puis ce furent des polémiques, des controverses, des concours
d’architecture à propos de la reconstruction de la Potsdamer Platz dont on
voulait faire le nouveau cœur dynamique de la ville réunifiée. Depuis le
milieu des années 70, les architectes s’étaient opposés à propos du
modernisme et du « postmodernisme » qui, à l’époque, impliquait le
réemploi de formes taboues, car liées d’une façon ou d’une autre au IIIe
Reich et à l’esthétique de Speer : des formes monumentales,
géométriques, symétriques, axiales, avec des colonnes, des frontons et
des colonnades ; la réutilisation des matériaux « nobles » comme la
pierre et le marbre, la réinscription du style prussien vernaculaire. À cela
s’opposaient les lignes du modernisme international : acier et verre,
formes asymétriques, fonctionnelles, ouvertes. On s’est battu sur la
signification et la définition d’une architecture démocratique, sur la
liaison entre l’architecture et le politique, sur le poids du passé, sur
l’architecture et la mémoire collective. Entre Aldo Rossi, Oswald
Mathias Ungers, Giorgio Grassi, Josef Paul Kleihues, James Sterling,
Leon Krier, Vittorio Magnago Lampugnani, Jürgen Sawade, Hans
Kollhoff et les tenants du modernisme comme seule esthétique non
totalitaire : Günter Behnisch, Daniel Libeskind, Rem Koolhas, la bataille
fut acharnée. Les concours d’architecture avaient pour objet l’ensemble
de Berlin, pas seulement la Potsdamer Platz, il y avait des constructions à
faire autour de la porte de Brandebourg sur la Pariser Platz, autour de
l’Alexanderplatz et des passages de la Friedrichstrasse. Tout le tissu
urbain de l’Est était à rénover, en particulier en bordure du Mur. Ce fut
une belle foire d’empoigne ! Derrière les batailles esthétiques se
dissimulaient les enjeux de la mémoire collective. Rem Koolhaas,
exaspéré, attaqua dans la presse le jury dominé par Hans Stimmann,
acquis à l’avance aux architectes les plus conservateurs, bêtement
« restaurateurs », sans imagination. Il l’accusait de se réfugier derrière un
goût populiste qui éliminait les projets les plus hardis et rénovateurs.
D’après lui, ce qui s’annonçait, au vu des résultats des concours
d’architecture, était catastrophique. Les décisions prises impliquaient une
conception de la ville tout à la fois, « bourgeoise, datée, réactionnaire,
non réaliste, banale et provinciale ». Il écrivait que tout cela était « un
terrible gâchis de ce qui était potentiellement une entreprise unique dans
l’Europe du XXe siècle […]. Pour quelqu’un comme moi, qui ai toujours
eu le sentiment du potentiel de grandeur de cette ville, la participation à
ces concours qui voient le massacre de l’intelligence, de l’imagination, et
du réalisme fut l’épreuve la plus douloureuse de ma carrière 27 … ». La
nouvelle « reconstruction critique » selon les termes de Kleihues et de
Stimmann voulait éviter tout changement « destructeur » ou « utopique ».
Il faudrait trouver des formes (y compris les plus traditionnelles) qui
permettraient de rétablir une « continuité » entre les deux Berlin, entre
l’histoire du passé et celle du présent. Modernistes et postmodernistes
étaient critiqués. Les premiers pour avoir rompu avec les traditions
architecturales de la ville, les seconds pour avoir produit des formes
hypermultiples (Vielzuvielförmigkeit). Il fallait, selon Fritz Neumayer,
« remythologiser » l’architecture, retrouver les chemins du « mythe de
Berlin ». C'est dans le cadre de ces polémiques que commence le plus
grand chantier d’Europe qui fera travailler plus de quatre mille ouvriers.
Il n’est pas encore tout à fait terminé, quoique très avancé aujourd’hui, en
2001.
Au départ, le consortium Daimler-Benz achète un terrain de soixante-
huit mille mètres carrés qu’il obtient à un très bas prix avec le droit d’y
construire des tours, privilège très rare. L’architecte responsable est
Renzo Piano. De l’espace total, 50 % est réservé aux commerces, 30 %
aux aires de culture et d’amusement et 20 % aux aires résidentielles. On
pense que dix mille personnes pourront y vivre ou y travailler.
L'architecte a dû intégrer à l’ensemble le vieil édifice du marchand de
vins, C. Huth & Sohn, et construire un plan d’eau évoquant le
Landwehrkanal, très proche. Il s’agissait de réunir les formes modernes
du Kultur-Forum aux nouvelles constructions de la Leipziger Strasse. Le
centre serait constitué par un quartier qui s’élèverait autour de la
Marlene-Dietrich-Platz. En octobre 1998, la Daimler City, avec ses
cinémas géants Imax, un complexe de dix-neuf salles de cinéma et un
hôtel de luxe, le Grand Hyatt, construit par l’architecte Jose Rafael
Moneo de Madrid, est inaugurée sous un déluge de lumières, autour de la
place Marlene-Dietrich. Le siège social de Debis a sa marque de
fabrique, son logo constitué d’un cube de couleur verte, posé au sommet
d’un immeuble très élancé de quatre-vingt-cinq mètres de haut. En juin
1999 c’est la nouvelle salle de mille quatre cents places, vouée aux
comédies musicales, qui ouvre à son tour avec Der Glöckner von Notre-
Dame.
Bien d’autres architectes sont associés à la construction de ce nouveau
quartier de bureaux, d’appartements, de commerces et de lieux de
divertissement, recherchant un équilibre entre le tracé des rues, des
places, des espaces de promenades et des buildings plus élevés. Richard
Rogers, Hans Kollhoff, Helga Timmermann, Wolfram Wohr et Arata
Isozaki se partagent ainsi ce chantier prestigieux. Sony obtient vingt-six
mille mètres carrés entre la Leipziger Strasse, la Bellevuestrasse et
l’Entlastungsstrasse, dans un site triangulaire. Les architectes choisis sont
Helmuth Jahn, de Chicago, et Arata Isozaki. La pièce maîtresse en est le
Sony Center à l’effet saisissant. Tout en ovale, de verre et d’acier, il s’agit
d’une structure qui semble flottante avec son toit qui ressemble à une
tente tendue de cordages invisibles. Il contient des centres commerciaux,
des restaurants et des cafés. Il abrite la nouvelle cinémathèque et ce qui
reste de l’ancien hôtel Esplanade, qui a été déplacé de soixante-quinze
mètres en 1996, véritable prouesse technique filmée par Wim Wenders. À
côté du Sony Center, la tour semi-circulaire de verre de cent trois mètres
et de vingt-six étages, la plus haute de l’ensemble.
Le troisième espace appartenant à A & T (qui dépend à la fois du
groupe suisse Asea Brown Boveri et du groupe Terreno de Heidelberg), a
été dessiné par Giorgio Grassi. Il s’agit d’un ensemble de cinq buildings
de brique. Du côté de la place, le bâtiment principal à colonnades, arrondi
pour rappeler la Haus Vaterland de la Stresemannstrasse. On y aura
directement accès au métro. Les trois autres buildings de Grassi et
Sawade seront reliés au bâtiment principal par un passage. Si l’on ajoute
l’immense chantier que constituent les nouvelles stations de métro, le
tunnel qui réunira les stations à la Lehrter Bahnhof, et la très complexe
mécanique de ventilation, de chauffage écologiques des immeubles de la
place, on conviendra qu’il s’agit bien du plus grand chantier d’Europe et
que la friche aux lapins comme l’ancienne place des années 20 ne sont
plus que des souvenirs.
Sur ma dernière série de cartes postales, on voit le début du chantier
avec une forêt de grues, puis le chantier plus avancé avec le quartier
Daimler sorti de terre et l’amorce ovale du Sony Center. La plus récente,
achetée en 2000, représente un petit Manhattan, le nouveau centre de la
ville. L’Info-Box rouge à partir de laquelle le touriste est invité à voir
l’immensité du chantier sera elle-même démontée.
Rien ne viendra décontaminer la Potsdamer Platz, aucune installation
ne pourra rendre compte de ses métamorphoses. C'est le règne de
l’argent, du big money, avec Sony et Mercedes comme symboles. Ce qui
se profile là, en dehors des centres commerciaux, ce sont les aires de
divertissement de masse : opérettes, comédies musicales internationales,
cinéma américain, effets spéciaux. Certes, il y a le voisinage de la haute
culture avec la Bibliothèque nationale et la Philharmonie de Hans
Scharoun, mais la Potsdamer Platz semble avant tout vouée, comme
nouveau centre urbain, à la culture de masse. Ainsi, un nouveau quartier,
à la fois centre culturel et centre des affaires, voit le jour entre celui du
Mitte à l’est et celui de Charlottenburg à l’ouest.
Berlin voit en effet se redéployer ses centres culturels. En ce qui
concerne la haute culture et le domaine de l'off, de l’underground, il n’y a
aucun doute que l’ensemble se déplace vers l’est, vers le Mitte, le
quartier des Hackesche Höfe, vers Prenzlauer Berg, vers Friedrichshain.
Même Kreuzberg perd son pôle alternatif au profit de Prenzlauer Berg.
Va-t-on voir la culture de divertissement passer du vieux centre de
Charlottenburg, à l’ouest vers la Potsdamer Platz qui accueille depuis peu
le festival du film, la « Berlinale » ?
Pour les partisans d’une « métropole en devenir » (Eine Metropole im
Werden), il est tout à fait naturel que les pôles culturels migrent, dans
l’âge de la mobilité de notre présent. Hier, Charlottenburg, aujourd’hui le
Mitte et Prenzlauer Berg et demain, sans doute, dans une liaison
« divertissement/high-tech », la Potsdamer Platz. Mais, pour d’autres,
c’est la revanche de l’histoire : la culture retrouve enfin son terrain
d’origine, elle va vers l’est, vers les impertinences de Frank Castorf à la
Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, et il est tout à fait naturel que
l’Ouest voie son tissu culturel fragilisé. Boris Grésillon28 parle du passage
d’une ville de création, dans les années 1990, à une ville de
« représentation » à l’aube des années 2000, une ville de « strass et de
paillettes ». La Love Parade qui, désormais, se célèbre en juillet, serait-
elle la réponse à ce poids du passé et la réelle « décontamination de
Berlin » ?
Dans Mon siècle, pour l’année 1995, Günter Grass nous présente cette
Love Parade à travers les yeux d’un reporter de la radio. « Des choses
comme ça, ça n’est possible qu’ici. Il n’y a qu’ici à Berlin, où récemment
encore s’est produit un événement incomparable, l’emballage
complètement magique du Reichstag par Christo, l’artiste adulé du
monde entier, une manifestation qui a attiré des centaines de milliers de
gens, c’est ici, rien qu’ici, où il y a quelques années la jeunesse dansait
sur le Mur, a fait une fête à tout casser et a lancé ce qui devait devenir
l’expression de l’année : “C'est dingue !”, rien qu’ici donc qu’une fois
encore, mais cette fois avec une foule incalculable, une soif de vivre
incroyable et dans la folie totale, la Love Parade peu défiler [...]29. » Cet
univers festif de Berlin, ces festivals « de tout » qui se succèdent, le
présent perpétuel, le flux, le changement, les illuminations, la
« gentryfication » des quartiers de l’Est, en particulier du Mitte, le « C'est
dingue ! » comme capsule de réflexion pour fêter l’arrivée de la nouvelle
république de Berlin, tout ce que symbolise la reconstruction de la
Potsdamer Platz constituerait-il la réponse à ce trop de mémoire qui
traîne encore dans la ville ? À la fin des quelques pages qu’il consacre à
la Love Parade, Günter Grass oppose cette génération « Putain, c’est le
pied !… » qui danse en extase, parfois avec de l’ecstasy, aux vieux dont
il est. « Il nous reste à nous coltiner les ordures, des montagnes d’ordures
que la Love Parade et la grande teuf techno vont nous laisser derrière
elles, comme déjà l’année dernière, et comme toujours désormais30. »
Les chantiers aux centaines de grues seraient-ils aussi des dépotoirs,
des décharges, des lieux de démémoire où les nouvelles constructions
sorties de terre se mélangeraient avec les « poubelles de l’histoire » qui, à
Berlin plus qu’ailleurs, sont pleines à craquer ? Si on voulait bien trier
ces ordures (une obsession écologique bien berlinoise puisque chacun a
au moins quatre boîtes à ordures à sa disposition), on trouverait aussi les
déchets, décombres et rebuts d’une amnésie programmée, celle d’un
mauvais rêve qu’on n’arrive pas à transformer en cauchemar : la
République démocratique allemande.
1. Walter Benjamin, Sens unique, Paris, Les Lettres nouvelles, 1978, p. 22.
2. Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1995,
p. 27-28.
3. Joseph Roth, « Bekenntnis zum Gleisdreieck », Frankfurter Zeitung, 1924. Cité par Françoise
Borie, Franz Hessel. Un flâneur des deux rives, Paris, Les Éditions Suger, Université de Paris-
VIII, 1999, p. 282.
4. Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, Paris, Gallimard, 1970.
5. Franz Hessel, Promenades dans Berlin, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1989,
p. 189.
6. Christian Prigent, Berlin deux temps trois mouvements, Cadeilhan, Éditions Zulma, 1999,
p. 35-36.
7. Christian Prigent, Berlin deux temps trois mouvements, op. cit.
8. Jean-Michel Palmier, Berliner Requiem, Paris, Galilée, 1976, p. 84-85.
9. Deux textes de Robert Dion donnent un beau panorama du devenir postmoderne de la ville.
Robert Dion, « Ville in absentia. L'imaginaire de Berlin détruit », in Lucie K. Morisset, Luc
Noppen, Denis Saint-Jacques, eds., Ville imaginaire, ville identitaire, Québec, Nota Bene, 2000,
p. 327-342. Et Robert Dion, « The Spirit of Place “Berlin 2000” », Queen’s Quaterly, n° 107/2, été
2000, p. 223-233.
10. Günter Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 553.
11. Pierre Mertens, Une seconde patrie, Paris, Arlea, 1997.
12. Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Mille et Une Nuits, 1999, p. 45-46.
13. Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin, op. cit., note p. 46.
14. Peter Schneider, « Saving Konrad Latte », The New York Times Magazine, 13 février 2000,
p. 5 sqq.
15. Alfred Döblin, « Berlin ville invisible », préface à Das Gesicht der Stadt, Berlin, Albertus-
Verlag, 1928 ; repris dans Berlin 1928. Portrait d’une ville, Paris, Hazan, 1993, p. 7.
16. Pour cette étude comme pour de nombreuses références de la culture des quartiers de Berlin,
je suis redevable à la thèse de Boris Grésillon, Berlin métropole culturelle, thèse présentée en vue
de l’obtention du doctorat de géographie, École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, avril
2000, inédite. Je dois beaucoup à ce remarquable travail.
17. Extraits d’un article du journal Libération des samedi 9 et dimanche 10 septembre 2000, par
Lorraine Millot, p. 39, sous le titre : « Arts. Les Allemands invités à laver leur linge sale en
public ». L'article porte comme sous-titre : « Décrassage historique à Berlin ».
18. Lorraine Millot, « Arts. Les Allemands invités à laver leur linge sale en public », art. cit.
19. Ibid.
20. Peter Ensikat, cité par Emmanuel Terray, Ombres berlinoises. Voyage dans une autre
Allemagne, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 119.
21. Günter Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 399, 401 et 402.
22. Günter Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 468.
23. Lorraine Millot, « Berlin exorcise ses Finances par l’art. Le ministère allemand des Finances
sis dans un ancien bâtiment nazi commande une œuvre sur la liberté », Libération, 12 avril 2000.
24. Enzo Traverso, Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, La
Découverte, 1994, p. 118-119.
25. Depuis, une campagne a été lancée pour sauver les Ampelmännchen, (« Rettet die
Ampelmännchen »), mais il semble qu’elle ait perdu du terrain. Les feux aux croisements de rues à
l’Est sont de plus en plus marqués par des
figurines de gros lourdauds qui ne peuvent faire oublier la grâce enfantine des Ampelmännchen.
26. Jean-Michel Palmier, Berliner Requiem, op. cit., p. 92.
27. Rem Koolhas, « Berlin : The Massacres of Ideas », lettre ouverte au Frankfurter Allgemeine
Zeitung, 16 octobre 1991.
28. Boris Grésillon, Berlin métropole culturelle. Thèse citée.
29. Günter Grass, Mon siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 323.
30. Ibid., p. 326.
2

Une démémoire urbaine : effacer la RDA

LES RUINES NE RÉPONDENT PAS

Le 11 mai 1990, Günter Grass rapporte qu’il se trouvait quelque temps


auparavant à Leipzig. Il visitait l’église Saint-Nicolas d’où étaient parties
les manifestations qui devaient mener à la réunification de l’Allemagne,
le 3 octobre 1990. Il a découvert sur le parvis un nom de rue peint à la
main, inscrit au pinceau en lettres bleues : « place des Couillonnés ». Et
Günter Grass de méditer : « Je ne sais ce qu’il est advenu de ce panneau
de rue d’une falsification aussi authentique. Peut-être a-t-il été sauvé à
titre de souvenir ; il ne saurait manquer au musée où on les met : c’est
tellement passé. Quant à moi, j’ai gardé présent à l’esprit ce résumé
d’une décision victorieuse ; car non seulement les résultats des scrutins
du 18 mars et du 6 mai, mais aussi les développements ultérieurs du
processus allemand d’unification (jusqu’à l’union monétaire
inclusivement) ont d’abord et pour longtemps mis à l’écart les vrais
révolutionnaires, ceux-là donc qui, sans violence, ont cassé le cartel de
l’État et du Parti : les enfants d’Octobre couillonnés1. »
Voilà qui résume bien la situation : l’absorption pure et simple de la
RDA, ou plutôt des Länder qui la constituaient, par la RFA. Ce n’est pas
le lieu ici de rappeler cet enchaînement d’événements et de phénomènes
structurels qui ont entraîné la fin de l’Allemagne de l’Est : faillite
économique, perte de crédibilité de ses élites dirigeantes, lâchage de
Gorbatchev rappelant que les dirigeants qui n’ont pas senti le pouls de
l’histoire sont amenés à disparaître, tracasseries multiples du pouvoir,
fuite de la population à travers la brèche hongroise soudain ouverte,
manifestations considérables à Leipzig puis à Berlin, décision de laisser
les Berlinois de l’Est se rendre à l’Ouest, etc. De « Nous sommes le
peuple » à « Nous sommes un peuple », tous ces événements qui sont
vieux d’à peine dix ans nous sont familiers, de même que la foule
dansant sur le Mur et fêtant au champagne cet événement aussi soudain
qu’inespéré, Rostropovitch jouant du violoncelle tandis que l’on entend
déjà le bruit des premiers « piqueurs de Mur ». Nous avons tous vu ces
images, soit sur place, soit à la télévision. Elles sont devenues nos mythes
contemporains, comme autrefois la prise du palais d’Hiver à travers les
films d’Eisenstein, ou les ruines de Varsovie ou de Berlin en 1945 dans
les actualités cinématographiques de l’immédiat après-guerre. Laissons
donc Fonty, le héros de Günter Grass, nous résumer les événements dans
les fragments de son monologue intérieur : « Il y a longtemps que nous
concoctions ça… Mais ils ne voulaient rien savoir, les vieillards de
Wandlitz, ah… Projet sur projet depuis quatre-vingt-cinq… Pour rien,
toujours pour rien… Et bientôt, plus moyen de compter sur les Russes…
Plus que glasnost et perestroïka… Mais sans être adossés à la puissance
soviétique… Rien ne venait plus que du bla-bla… Qui arrive trop tard…
punition… Dans le principe, c’est juste. Mais bientôt plus moyen de les
tenir. Plus que des cris : “Nous sommes le peuple !” Certes, du vent, mais
dangereux… nous a fallu agir, hein, parce que cette histoire de troisième
voie, encore plus dangereux… Ça n’existe nulle part : troisième voie ! Ni
chez nous, ni dans le capitalisme. Ceux de l’Ouest voyaient les choses
pareil. Alors on l’a ouvert, n’est-ce pas, le Mur… Bim, bam, boum ! Et
voilà, c’est ouvert […]. Vous voyez, Wuttke, ce que peut faire un simple
mot… Non le peuple, mais un peuple2... »
S'il y a bien une chose que les cinq cent mille manifestants réunis sur
l’Alexanderplatz et tout alentour n’avaient pas imaginé en cette journée
du samedi 4 novembre 1989, c’est que leur pays, ses institutions, ses
symboles, leur place dans la société, leurs valeurs mêmes allaient
disparaître en si peu de temps. La manifestation ne ressemblait en rien
aux rassemblements préparés à l’avance. Chacun est arrivé avec sa
pancarte, son slogan personnel, souvent très ironique. Exemple entre
mille de ces inscriptions qui en disent long : « Ne fais confiance qu’aux
statistiques que tu as toi-même falsifiées ! » Le meeting était présidé par
Henning Schaller, du Gorki Theater. De nombreux orateurs étaient
inscrits et chacun disposait de fort peu de temps pour s’exprimer.
Christoph Hein, en quelques mots, alla à l’essentiel. Il mit en garde la
foule immense contre une euphorie prématurée. Si l’enthousiasme et les
manifestations ont été et sont indispensables, dit-il, il reste une nouvelle
société à réinventer. Il évoqua Erich Honecker, un homme seul qui,
comme tous les dirigeants de la RDA, a été un militant antifasciste, a fait
de la prison pour défendre son idéal contre la barbarie nazie, mais la
société qui est sortie de ces combats ne ressemble en rien au socialisme :
« La bureaucratie, la démagogie, la délation, l’abus de pouvoir, la
privation des droits ainsi que le crime ont caractérisé et caractérisent cette
société. Il en est résulté une structure à laquelle durent se soumettre
beaucoup de gens, s’ils ne voulaient pas quitter le pays, des gens bien,
des gens honnêtes et intelligents. Plus personne n’était en mesure de
savoir quelle action entreprendre pour lutter contre cette structure, pour la
briser3. »
Christa Wolf fit peut-être le discours qui résumait le mieux ce qui était
en train de se produire : une libération de la parole. Elle lut ce qu’elle
voyait sur les pancartes : « Spécialistes du tremplin, démissionnez » ; à
l’adresse de la police : « Changez de tenue et venez nous rejoindre » ;
« Citoyen, éteins la télé, marche avec nous ! » et aussi : « Une
proposition pour le 1er mai : que devant le peuple défile la direction du
parti. » Elle lut encore : « Rêve » et : « Imagine, c’est le socialisme et
personne ne s’en va ! » Cette libération de la parole, cette sortie de la
passivité et de la peur, personne n’imaginait qu’elle serait impuissante,
trop tardive, sans base réelle, et que tout céderait aux lendemains qui
chantent et aux « paysages florissants » promis par le chancelier Kohl.
C’est ainsi que le cinéaste est-allemand Heiner Carow qui avait subi bien
des tracasseries de la part des autorités malgré le succès de son film de
1979, Bis dass der Tod euch scheidet (Jusqu’à ce que la mort vous
sépare), dira plus tard : « L’alternative n’a jamais été de quitter le pays,
mais d’arriver à modifier le paysage politique. » En 1989, il devait
constater son échec : « Ce qui blesse, c’est que cette révolution
d’automne n’est plus réduite qu’aux modalités de restauration du
capitalisme en RDA4. »
Heiner Müller était en train de répéter Hamletmaschine au Deutsches
Theater quand les événements se sont précipités. Tous les soirs, ce que
les comédiens disaient semblait un simple commentaire de ce qui se
passait au-dehors : « Qui est Fortinbras, est-ce Staline ou la Deutsche
Bank ? » Pendant ces répétitions, l’idée germa d’un grand rassemblement
sur l’Alexanderplatz, le 4 novembre. Heiner Müller s’y fit huer. Dans ses
mémoires, il tente d’expliquer pourquoi son discours n’est pas passé :
« En arrivant j’eus le sentiment qu’on mettait ici en scène un théâtre que
la réalité avait déjà dépassé. J’avais projeté de lire le texte de Brecht
Fatzer komm, avec cette injonction adressée aux hommes d’État de
rendre cet État qui n’a plus besoin d’eux. J’avais le texte dans ma poche,
mais devant cinq cent mille personnes, il m’a soudain semblé stupide de
donner au lion malade un coup de pied qui m’aurait sûrement valu des
applaudissements5. » À ce moment, voyant qu’il était dans l’embarras,
trois jeunes gens lui ont passé un appel à la fondation de syndicats
indépendants, dans lequel on critiquait la coupure qui s’était approfondie
entre certains intellectuels privilégiés et le peuple. Dans la bouche de
Heiner Müller, cela sonnait faux, à côté des vrais problèmes. Cela n’était
pas sans rappeler qu’un certain Bertolt Brecht, répétant Coriolan en juin
1953, avait lui aussi été surpris par la manifestation du 17 juin… La
manifestation du 4 novembre fut comme le rêve d’une RDA
démocratique, d’une troisième voie impossible à réaliser, selon
l’expression de Jens Reich, une générale de la RDA démocratique dont la
première n’a jamais eu lieu.
Un grand travail sur soi avait cependant commencé. Dès le 28 octobre,
dix jours après la démission de Honecker, Heiner Müller avait lu, au
Deutsches Theater, de sa voix monocorde, des extraits des mémoires de
Walter Janka : Schwierigkeiten mit der Wahrheit (Difficultés avec la
vérité), accablantes pour les années noires du régime. Victime du
stalinisme en RDA, Walter Janka revenait sur son terrible procès de
1956. Le 8 novembre, quelques intellectuels, dont Christa Wolf, Stephan
Heym et d’autres, demandaient à leurs compatriotes de rester, de ne pas
quitter la RDA. Le 28, un groupe, encore plus nombreux (Walter Janka
s’y était joint) publiait un manifeste Für unser Land (Pour notre pays),
disant qu’il était encore temps de construire une Allemagne démocratique
fraternelle, à défaut de quoi elle serait livrée à la RFA, morceau par
morceau. La suite allait montrer que cet appel était complètement
obsolète, que l’idée du socialisme « réellement existant » ou utopique
était morte pour une ou deux générations, qu’elle était complètement
discréditée, que la « fin de l’histoire » pouvait être décrétée. Car les
débats qui allaient s’engager sur la réunification de l’Allemagne allaient
mettre aux prises les partisans de l’article 146 de la Constitution exigeant
une redéfinition de l’ensemble du lien constitutionnel et les partisans de
la simple et pure absorption selon l’article 23 qui, comme on le sait,
allaient l’emporter.
Ce qui frappe après coup, après que le bruit et la fureur sont quelque
peu retombés, c’est, d’une part, la mort pacifique d’un État, dit tout-
puissant, sans que personne se porte réellement à son secours ; et, d’autre
part, ceci entraînant sans doute cela, la furie, l’hystérie même avec
laquelle on s’est, de 1990 à 1995 au moins (mais le processus continue
quoique moins exacerbé), acharné à détruire cet État et tout ce qui de
près ou de loin avait un rapport avec lui : ses symboles, ses valeurs, du
nom des rues jusqu’aux monuments et statues, des édifices qu’il avait
construits jusqu’à ses institutions, de ses musées jusqu’à sa littérature, de
ses usines jusqu’à son tissu urbain. Il fallait extraire la RDA de
l’épaisseur historique du temps, l’effacer comme jamais on entreprit
d’effacer le national-socialisme. C'est la République fédérale allemande
qui a représenté la « normalité » après guerre, la RDA, elle, n’aurait été
qu’un accident de l’histoire voué à l’oubli.
On a tout dit sur la RDA, on l’a chargée de tous les péchés. Une
dictature, un état « totalitaire » qui exerçait, par la Stasi, une surveillance
tatillonne et obsessionnelle sur tous ses citoyens, l’État-SED6, la « soi-
disant » RDA. Un État qui avait ruiné son économie, dégradé le pays
sans préoccupation écologique. Des dirigeants qui se pavanaient à
Wandlitz tandis que les ouvriers berlinois étaient logés dans les « cages à
lapins » de Marzahn ou les sinistres HLM de Lichtenberg. Des
intellectuels silencieux devant le régime ou qui finissaient par partir. Des
gens qui n’avaient d’autre choix que de s’enfuir à l’Ouest, par tous les
moyens. Un État qui fut obligé, geste de désespoir s’il en fut, de
construire ce « rempart antifasciste » que d’autres ont appelé « le mur de
la honte ». Un État qui s’était construit ce grand récit mémoriel selon
lequel il était le vainqueur de l’Allemagne nazie, l’héritier de la tradition
antifasciste. De cette façon, il n’avait pas à faire le travail du deuil, le
travail réflexif, il n’avait pas à regarder en face l’extermination des Juifs
d’Europe, car les vainqueurs de l’histoire n’ont pas à « maîtriser le
passé », ils regardent vers l’avenir. On aura aussi dépeint à l’envi
l’abandon des façades des quartiers de Berlin-Est, mises à part les
rénovations en vue du sept cent cinquantième anniversaire de la ville : le
quartier de la Sophienstrasse, le Nicolaiviertel et quelques rues autour de
la Kollwitzplatz à Prenzlauer Berg, en particulier, la Husemannstrasse
avec son musée kitsch de la vie ouvrière.
La RDA ne pouvait même pas, à l’étranger, au sein de la gauche
occidentale, déclencher un mouvement de sympathie comme la Pologne
avec Solidarité, elle n’avait pas de Charte 77 comme la Tchécoslovaquie,
pas de dissidents prestigieux comme l’URSS. Elle ne connaissait pas
l’ouverture que la Hongrie avait esquissée, ni celle d’une Yougoslavie
encore autogestionnaire ou vue comme telle. Rien ! De la grisaille sur les
façades, dans les âmes, dans les cœurs. On aura tout dit, sauf que la RDA
ne se ramenait pas seulement à cela, qu’elle était contra-dictoire, qu’elle
avait aussi un autre visage et que quelques fous espéraient encore qu’un
jour le « socialisme » pût ressembler à son concept.
Dans son roman très drôle : Fontaine d’appartement, Jens Sparschuh
met en scène un jeune gratte-papier de l’ex-Allemagne de l’Est qui, bien
sûr, a perdu son travail. À l’affût d’un emploi, il répond à une petite
annonce demandant un vendeur de « fontaines d’appartement ». Par
chance, sa candidature est retenue. Sa compagne, plus résignée, fait
remarquer que tout citoyen de l'ex-RDA devrait avoir la Recherche du
temps perdu comme lecture de chevet. Lui, tristounet, redessine les
fontaines d’appartement qu’il est chargé de vendre, en leur donnant les
contours de l’ancienne RDA. Bricoleur, il passe beaucoup de temps dans
son atelier déserté à les refaire et les ventes décollent… Son collègue de
l’Ouest lui dit un jour : « C'était pas une vie, chez vous ! Les journaux
n’étaient pas des journaux, les élections n’étaient pas des élections, les
rues n’étaient pas des rues, jusqu’aux autos qui n’étaient pas des autos. –
En mon for intérieur j’étais bien obligé de lui donner raison sur tous les
points. Mais alors, que diable avions-nous fait tout ce temps-là ? Qui
sait ? Il faut avoir vécu ça soi-même pour ne pas comprendre7... » Dans
une chambre d’hôtel où son nouveau métier l’amène, il regarde un soir
des films érotiques, un étrange sentiment le submerge : « Tout d’un coup,
sans savoir comment, ce fut plus fort que moi, ici, dans la salle de séjour
de la Föhrentaler Hof, sous les fausses poutres du plafond, au milieu des
photos en noir et blanc de la Forêt-Noire, sur la table devant moi
l’horaire périmé de trains partis depuis longtemps, oui, ce fut plus fort
que moi, je ne pus m’empêcher de prononcer compulsivement une phrase
qui de ma vie n’avait encore jamais franchi mes lèvres : “J’aime ma
patrie, la République démocratique allemande 8 !” »
Même si l’on tient compte de l’Ostalgie, ce sentiment si particulier de
nostalgie qui gagne une partie des anciens habitants de la RDA, ce qui les
amène à se représenter une RDA imaginaire, comme nous le verrons plus
loin, il a fallu que l’écrivain jette cette phrase sur le papier, qu’il ose le
faire. Il a fallu aussi que le directeur de la troupe de la Volksbühne ose
installer trois lettres géantes au sommet de son théâtre : OST (EST). La
nuit, on voit de très loin dans le ciel ces lettres de néon. Il a fallu que plus
de 30 % des habitants de Berlin-Est votent pour le PDS aux élections.
Pure aliénation ?
Dans la bonne conscience générale qui s’installe à l’Ouest dès 1990, la
RDA est la « seconde dictature », le revers symétrique de l’Allemagne
nazie, son équivalent, sinon pire. Tout au plus apparaît-elle à certains
analystes, historiens, politologues et sociologues comme une société
d’organisation, une société « à niches » où l’on pouvait, par la ruse, se
tailler quelque espace de liberté, ou encore une « dictature de l’aide
sociale », une espèce de Welfare State dictatorial. On va d’autant plus
s’acharner sur elle et sur tous les symboles qui y sont attachés, qu’à
l’Ouest on n’a pas vraiment dénazifié l’État et la société après 1945, que
l’entrée dans la guerre froide a redistribué toutes les cartes, que
l’anticommunisme est devenu la valeur porte-drapeau, la raison d’être
d’une Allemagne qui se lance dans la reconstruction et s’enorgueillit du
miracle allemand.
Comme dans la théorie du traumatisme, c’est la seconde fois qui se
révèle la plus terrible après un événement déclenchant, ici le 9 novembre
1989. Cette « maîtrise du passé », on y avait travaillé la mort dans l’âme,
comme acculés, après des années de silence et de refoulement. Cette fois,
c’est avec une délectation hystérique que l’on va se précipiter sur les
archives de la Stasi (les gens de l’Est, dans un premier temps, n’étant pas
les derniers à donner l’assaut), qu’on va abattre les statues, débaptiser les
rues, renvoyer les fonctionnaires et autres employés de l’État, vendre les
usines par l’intermédiaire de la fameuse Treuhand, mettre au chômage les
ouvriers, démanteler la législation sociale qui autorisait les femmes à
avorter et leur donnait de nombreux droits, fermer les centres de jeunesse
au bord de la mer pour les privatiser, chasser les gens du Mitte du fait de
l’augmentation des loyers induite par des rénovations, fermer les maisons
d’édition et les maisons de la culture, tenter de discréditer les
intellectuels, criminaliser les dirigeants. La nouvelle « maîtrise du
passé », ce serait désormais, dans une bonne conscience confondante, ne
pas « rater » ce qu’on avait fait si mollement une première fois, comme si
on avait la vérité pour soi, comme si on n’avait pas développé,
symétriquement, un grand récit historique à la mesure de ses propres
refoulements. Le « momentum », l’instant propice, la conjoncture, en ces
temps de « Livre noir du communisme » et autres révisions de l’histoire,
ce serait d’abord cela : renvoyer la RDA aux dépotoirs des rêves d’une
histoire qui n’en finissait pas de mal tourner. C’est sans doute cette
démonisation qui permet en toute bonne conscience aux journaux
allemands d’expliquer la nouvelle montée de l’extrême droite par un
manque de traditions démocratiques à l’Est. Comme chacun le sait, à
l’Ouest on a vécu depuis 1945 un modèle de démocratie. Cela peut
s’écrire sans rire !
Nous vivons bel et bien les temps d’une RESTAURATION. Nous n’en
sommes pas sortis.

L’ATTAQUE CONTRE CHRISTA WOLF ET LA


DÉLÉGITIMATION DES INTELLECTUELS DE RDA

C'est Ulrich Greiner et Frank Schirrmacher qui, en juin 1990, ouvrent


le feu. Christa Wolf avait fait paraître un court texte, Was bleibt (Ce qui
reste), texte qu’elle avait commencé en 1979 mais qu’elle n’avait pas
mené à bien. La narratrice de Ce qui reste est un écrivain connu qui a pris
conscience qu’elle était surveillée et observée en permanence par la Stasi.
De la fenêtre de son appartement qui donne sur la Friedrichstrasse, elle
peut voir, dans un parking, une Wartburg blanche, ou rouge tomate, ou
bleu acier, ou vert glauque – cela varie –, dans laquelle se relaient trois
agents qui sont manifestement chargés de la surveiller. Ce n’est pas
encore pour elle l’heure de parler, elle a peur. Le texte s’ouvre sur ces
remarques, une exhortation que la narratrice se fait à elle-même : « N'aie
pas peur. Dans cette autre langue, que j’ai dans l’oreille, pas encore sur
les lèvres, j’en parlerai aussi un jour. Aujourd’hui, je le savais, ce serait
encore trop tôt. Mais saurais-je sentir quand le moment sera venu ?
Trouverais-je jamais ma langue9 ? » Dans son bureau, ou près de la
fenêtre, derrière ses rideaux de mousseline d’où elle peut vérifier s’« ils »
sont là ou non, elle rumine, s’angoisse. Elle a pris conscience que ces
hommes lui étaient inaccessibles, elle a même senti, à certains détails,
qu’ils avaient « visité » son appartement en son absence. Elle descend
faire ses courses, soulagée de les savoir dans le parking et non en train de
la suivre. Elle voit qu’on donne Galilée de Brecht au Berliner Ensemble :
« Et personne ne les en empêchait car c’était une pièce du temps où la
dialectique bien propre était encore en vigueur, tout comme les mots
“positif” et “négatif”, et où cela avait un sens de dire la "vérité”10. » Elle
qui aime tant Berlin a le sentiment de ne plus s’y retrouver dans sa ville,
devenue lieu de désolation : « Il me fallait encore vivre avec tous les
autres dans une ville perdue, une ville sans rédemption, ni miséricorde,
abîmée sur le fond de l’indignité… La ville n’était plus un lieu, elle était
devenue un non-lieu, sans histoire, sans vision, sans magie, corrompue
par l’avidité, le pouvoir et la violence11… » Elle se souvient de Jürgen M.,
du soir où il avait trop bu et lui avait avoué qu’il l’observait et consignait
tout sur elle, du moment où elle s’était approchée et lui avait demandé
pourquoi il ne se retirait pas et où il lui avait répondu « j’ai peur » avant
de reprendre la pose. La narratrice imagine la pile des dossiers qui
s’entassent à son propos au siège de la Stasi (laquelle n’est jamais
nommée en clair dans le texte) et elle comprend soudain l’absurdité de
cette gigantesque entreprise de filature : « Un beau matin, à la lecture du
deux cent trente-septième rapport journalier de ses agents, il a bien dû,
inévitablement, être saisi d’horreur devant l’inanité de ses agissements,
car si, après avoir feuilleté toutes les chemises, après avoir lu ici une
ligne, là un sténogramme, là encore un procès-verbal de conversation, il
se demandait enfin ce qu’il savait maintenant sur cette personne, qu’il
n’eût déjà su auparavant, il devait bien finir par se dire honnêtement :
rien. Et s’il continuait à se demander ce qu’il avait obtenu, il devrait se
dire encore une fois, rien12. »
Elle imagine l’organisme gigantesque chargé de trier le courrier,
d’ouvrir les enveloppes à la vapeur, de faire des photocopies (ce qui
demandait un personnel considérable), de les replacer dans leur
enveloppe, qui alors seulement pouvait parvenir à son destinataire. Elle
va rendre visite à son mari à l’hôpital, reçoit une jeune femme qui écrit
mais ne peut se faire publier, lui dit d’être prudente vu qu’elle sort de
prison, mais elle comprend à mi-mot qu’écrire, pour la jeune femme, est
une raison de vivre. Actes du quotidien, mais tous inscrits dans la peur de
ne plus avoir d’autonomie. Elle panique à l’idée d’être piégée par
« eux », de devenir comme « eux ». Invitée à faire une conférence dans
une maison de la culture, elle est le témoin d’un incident. La police a
dispersé sans ménagement les jeunes qui n’avaient pu entrer dans la salle
pour l’écouter. L’ordinaire de la RDA qu’elle voit tout autrement
soudain. La réunion est organisée par sa collègue, Mme K. Cette dernière
est terrifiée à l’idée que le public pourrait poser des questions spontanées
et tente de tout canaliser, en vain. Le jeune homme qui dépose
régulièrement des poèmes dans la boîte aux lettres de la narratrice est
présent, de même qu’une jeune fille qui ose poser la question incongrue
de l’avenir dans cette société. Un petit vieux lui offre des chocolats…
Bref, la soirée prend un tour imprévu. Rentrée chez elle, à la recherche de
sa vraie langue et des mots pour consigner « ce qui reste », ce par quoi sa
ville périt, elle se dit qu’il faudrait qu’elle se mette tout de suite à écrire.
Mais Christa Wolf a attendu. Elle n’a publié ce texte qu’en juin 1990.
On l’a accusée d’opportunisme. Elle ne craignait plus rien. C’est avant
qu’il fallait faire montre de courage, avant qu’elle pouvait perdre ses
privilèges et même peut-être se retrouver en prison. Pour Ulrich Greiner,
Christa Wolf se dissimulait derrière son intériorité, mais on ne pouvait
oublier qu’elle avait été un écrivain officiel et qu’elle incarnait le régime
SED. Frank Schirrmacher, dans un article de la Frankfurter Allgemeine
Zeitung du 2 juin 1990 développe une argumentation plus subtile, mais
tout aussi assassine. Il n’associe pas Christa Wolf au parti, mais il la
stigmatise dans une terrible dépréciation biographique. Elle est, à ses
yeux, un auteur réputé qui a reçu de nombreux prix et des honneurs
académiques en RDA, où elle était une privilégiée, ayant développé un
rapport intime avec l’État et ses institutions. Elle a joué le rôle d’écrivain
officiel, dès le début, dès le livre qui l’a rendue célèbre : Der Geteilte
Himmel (Le Ciel partagé) de 196313. Alors déjà, écrit-il, sa mission
intérieure est de sauver un État naufragé. Après la catastrophe du
national-socialisme, catastrophe aux retentissements subjectifs
considérables pour elle, poursuit-il, elle était à la recherche d’un nouveau
père, d’une meilleure Allemagne et elle est restée fidèle à la RDA, à ses
vieux communistes, ces nouveaux héros qui vont diriger et dévoyer le
nouvel État, fidèle et loyale en dépit de tout. Si elle a protesté contre la
destitution de Wolf Biermann en 1976, elle n’a jamais, autrement, fait
preuve d’un grand courage et n’a quitté le SED qu’en 1989. Virulent,
Frank Schirrmacher invoque l’ensemble de « dispositions à l’illusion, de
vœux pieux et d’acquiescement bigot, qui fait paraître douteux que
Christa Wolf ait jamais compris le moins du monde qu’elle vivait dans un
État totalitaire14 ». Et il ajoute qu’on ne sait jamais si sa « mine
souffrante » est due à la surveillance dont elle était l’objet ces dernières
années de la part de la Stasi, si elle avait conscience de la faillite
généralisée du système, si elle souffrait pour d’autres raisons. Avec des
textes ambigus, abscons, elle finissait par porter l’espoir de tout un
chacun, aussi bien des féministes que des dissidents, aussi bien des
écologistes que des pacifistes, aussi bien de ceux qui voulaient défendre
le socialisme que de ceux qui le critiquaient. Elle incarne la défaillance
des intellectuels de RDA : « Ceux qui ne veulent rien savoir de la
deuxième chute totalitaire de ce XXe siècle15. » Ceux qui, comme Christa
Wolf, semblent ne pas comprendre qu’elle a même eu lieu.
Cet article déclencha un déluge de réponses ou d’autres textes qui
continuaient à accabler Christa Wolf et, à travers elle, tous les écrivains et
intellectuels de la RDA. Certains prirent sa défense : Jürgen Habermas,
Günter Grass, Lew Kopelev. On parla de nouvelle « chasse aux
sorcières » ou de « stalinisme de l’Ouest », de démonisation de la RDA.
Wolf Biermann ironisait en 1990 et se demandait à partir de quel droit
moral ces exécuteurs parlaient, mais il renvoyait dos à dos les uns et les
autres. Finie la culture des subventions d’État pour les écrivains qui
n’arrivaient pas à vendre leurs livres. Ils allaient devoir se battre pour
l’argent, le froid argent comptant, la valeur phare de l’Allemagne
fédérale. Le nouveau paradis ménageait des surprises tout comme
l’ancien « enfer ». En cet été 1990, l’Allemagne remportait la coupe du
monde de football, Wolf Biermann, qui regardait le match à la télévision,
eut envie de sortir dans la rue : « À l’Ouest il y avait de quoi dégueuler, à
l’Est, il y avait de quoi avoir peur. […] À l’Est je tombai sur l’Alex. Des
demi-enfants à la tête rasée faisaient la chasse à des Vietnamiens, qui
haletaient dans notre direction et s’enfuyaient autour de l’hôtel de ville
rouge derrière les baraques. Dans la rue Rosa-Luxemburg, des formes
élancées brisèrent avec des barres les plus grandes vitrines et levèrent les
bras pour prononcer un “Heil Hitler” et agrippèrent un vieillard : “Fais le
salut allemand !” et ils le jetèrent à terre. Ils hurlaient : “Et aujourd’hui
l’Allemagne nous appartient/Et demain le monde entier”...16. »
Christa Wolf est restée quasi silencieuse durant le déferlement de l’été
et de l’automne 1990 (en février 1991, la guerre du Golfe accapara tous
les esprits et les débats furent tout autres en Allemagne). N’avait-elle pas
tout dit lorsqu’en 1987, à propos d’Anna Seghers, elle avait confié à
Therese Hörnigk qu’il n’y avait pas vraiment d’alternative, qu’on ne
pouvait pas voir l’Allemagne de l’Ouest, celle d’Adenauer et de Globke
comme un endroit où vivre ? Rappelons que Hans Globke avait été un
des rédacteurs des lois de Nuremberg. Adenauer le nomma secrétaire
d’État en 1953. Apparemment, son passé ne le disqualifiait en rien.
Christa Wolf n’avait pas voulu faire partie de cette Allemagne-là. Dans
un discours prononcé le 31 janvier 1990 (donc bien avant ce brouhaha),
pour son doctorat honoris causa de l’université de Hildesheim, elle
s’interroge sur le processus de réunification qui est en cours, et elle
revient sur la journée du 4 novembre 1989 : « C’est qu’apparemment
nous nous sommes trompés. Cette rupture s’est produite sans doute des
années trop tard ; les ravages subis par tant de personnes et par le pays
lui-même sont trop profonds ; les abus du pouvoir ont discrédité et délité
les valeurs dont il se réclamait ; en quelques semaines, les chances d’un
renouveau ouvrant sur une alternative pour la société se sont évanouies,
mettant ainsi en cause l’existence même de notre pays. Pour être
explicable, une défaite n’en est pas moins douloureuse ; et même
lorsqu’il s’agit d’une répétition, elle n’en est pas moins accablante17. »
Le débat reprit de plus belle en janvier 1993, lorsque Wolf Biermann
révéla que Christa Wolf, sous le nom de code Margarete, avait travaillé
pour la Stasi de 1959 à 1962. Depuis 1990, l’ampleur de l’espionnage
que la Stasi avait exercé sur les citoyens de RDA avait surpris. Dans le
sinistre édifice de la Normannenstrasse mis à sac, il y avait quelque six
millions de dossiers. On estimait que quatre-vingt mille employés à plein
temps avaient travaillé pour la Stasi, et cinq cent mille occasionnels, les
IM, comme Margarete. Nombre d’écrivains connus et de simples
citoyens cherchèrent à avoir accès à leur dossier, souvent pour découvrir
que leurs meilleurs amis, leur épouse (ou leur époux), les amis sur
lesquels ils pensaient compter, avaient sans relâche raconté par le menu
leur vie quotidienne, leurs allées et venues, parfois leur « jardin secret »
au plus profond de leur intimité. On reste confondu devant cette
entreprise de surveillance délirante qui quadrillait la population. Comme
le dit Sonia Combe : « [La Stasi] savait tout mais ne pouvait rien18. » De
là, la gravité de l’accusation. En fait, dès février 1993, Schirrmacher et
Greiner demandaient qu’on mît fin à cette polémique car elle ne menait à
rien. En juin 1993, Christa Wolf fit paraître, en fac-similé, l’intégralité
des dossiers qui l’incriminaient ainsi que le dossier de presse qui en était
résulté. Chacun put se rendre compte alors qu’elle avait servi de bouc
émissaire19.
Que visait-on à travers Christa Wolf ? En 1990, on ne connaissait pas
encore cette histoire de dossiers de la Stasi. Que lui reprochait-on ?
Simplement d’être restée en RDA, avec ou sans Stasi, avec ou sans SED,
simplement d’être restée. Tout ressortissant de la RDA était un citoyen
« virtuel » de la RFA, mais, de plus, tout intellectuel de la RDA était un
dissident « virtuel », un passeur du Mur en puissance avec ou sans visa
de longue durée. Il suffisait d’attendre. Par vagues successives, ils
avaient fui, par conviction, harcelés, dans l’impossibilité de continuer,
fatigués de se battre pour rien, après des tracasseries, des interdictions de
travail, voire de la prison. Étaient partis, entre autres, Ernst Bloch, Hans
Mayer, Günter Kunert, Wolf Biermann, Jurek Becker, Monika Maron. En
fait, la liste serait bien longue, presque infinie. Quelques-uns n’avaient
pas quitté le pays : Christa Wolf, Volker Braun, Christoph Hein, Stefan
Heym, Stephan Hermlin, bien entendu. Ils avaient eu, parfois, des mots
très durs pour le régime. On se souvient de cette terrible postface que
Stefan Heym écrivit, en décembre 1989, pour l’édition française de son
roman qui portait sur la journée du 17 juin 1953. « À l’heure où j’écris
ces lignes, la RDA traverse une crise institutionnelle beaucoup plus
profonde que celle dont traite mon roman et cette fois, pas de chars
soviétiques prêts à intervenir, comme en 1953, afin de sauver ce
gouvernement en faillite. Les gouvernants d’alors, malgré leur bêtise et
les erreurs dans lesquelles ils s’empêtraient, étaient au moins des
hommes intègres. Maintenant, en décembre 1989, les masques sont
tombés. Membres du même parti que les dirigeants d’autrefois, ceux
d’aujourd’hui se sont découverts : ce n’était qu’une bande de mafiosi
tyranniques pris la main dans le sac à plumer l’ouvrier, alors même qu’ils
venaient de se faire encenser lors de la commémoration du quarantième
anniversaire de leur domination absolue sur le pays20. » Mots très durs en
effet. Mais l’auteur et d’autres étaient restés et la solution ne leur
paraissait pas être à l’Ouest. On leur reprochait d’avoir assuré ainsi la
légitimité de la RDA. Ils n’avaient désormais aucun droit à la parole.
S’ils la prenaient, on leur rappellerait en permanence qu’ils avaient été
les complices actifs ou passifs d’un régime dictatorial discrédité.
L’affaire Sascha Anderson est plus surprenante encore. À travers lui,
on s’attaquait au groupe mythique du Prenzlauer Berg, un des kiez de
Berlin-Est, quartier aux trois mille arrière-cours, aux façades lépreuses
qui avaient vu fleurir, dans les dernières années de la RDA, une culture
underground, des styles de vie non conformistes, des modes de pensée
que l’État n’était plus à même de contrôler. Il ne s’agissait pas de
dissidents, d’opposants. Ceux-là étaient véritablement partis pour
l’Ouest, mais plutôt de « bohèmes » apolitiques, ou à demi politiques, se
réfugiant dans des recherches formelles et hermétiques, s’inspirant des
formalistes russes des années 20 ou de la culture punk. Ils se réunissaient
dans des appar-tements et des cafés assez minables, publiaient des
espèces de « samizdats » poétiques, des petites revues dont certaines
existent toujours21. Des tentatives d’anthologies furent mises sur pied à
l’Est, sans grand succès. D’autres furent effectivement publiées à l’Ouest.
Le Prenzlauer Berg symbolisait la culture de contestation : « […] pendant
deux générations il s’est dressé, encore et toujours, comme une île au
milieu de la grisaille, lieu de vague à l’âme et de pèlerinage, souvent
aussi terminus de la désillusion avant le grand saut pour l’Ouest. Ici se
rencontrèrent peintres et poètes, musiciens et comédiens, étudiants et
hérauts de l’art de vivre, punks et skins, bref, tous ces éléments enfiévrés
de la population dont la vie antérieure était devenue insipide. Mais, de
tout temps, le Prenzlauer Berg a été plus qu’un site réel. Il a toujours eu
la réputation (qui ne s’estompe lentement qu’aujourd’hui) d’être une
contrée sauvage, sorte de réserve de la contre-culture du pays, un peu
comme Kreuzberg dans la partie ouest de la ville22. » Culture anti-
autoritaire, culture « hérétique », ou culture du « principe-refus », par
opposition au célèbre « principe-espérance » d’Ernst Bloch, le groupe qui
comprenait des poètes et écrivains comme Sascha Anderson, Bert
Papenfuß-Gorek, Uwe Kolbe, Rainer Schedlinski et bien d’autres était
bien placé pour être surveillé par la Stasi. La stupeur fut grande
d’apprendre que Schedlinski et Anderson avaient été des membres actifs
de la Stasi. Dès 1991, Wolf Biermann avait dénoncé Anderson comme
IM, lors de son discours de réception du prix Büchner. En 1992, dans une
interview accordée à Robert von Hallberg qui préparait un livre sur les
écrivains et la dissolution de la RDA23, Sascha Anderson répondit que la
Stasi ne signifiait rien pour lui.
L'individu mérite qu’on s’y arrête cependant. Né en 1953, ayant grandi
en RDA, il a fait de la prison dans les années 70 pour des chèques sans
provision. C’est à sa sortie de prison qu’il déménage de Leipzig à Berlin
et va devenir l’imprésario de l’avant-garde, de la « scène » du Prenzlauer
Berg. C’est sans doute aussi la hantise de la prison qui va le rendre
vulnérable. Il est surtout connu comme poète, comme quelqu’un qui
s’intéresse de près au structuralisme et comme traducteur de poètes
américains. En 1983, il organisa la venue clandestine d’Allen Ginsberg à
Berlin-Est. En 1986, il s’est installé à Berlin-Ouest mais continuait à
avoir ses entrées à l’Est et à organiser des performances, des installations,
des lectures de poèmes. C’est en 1991 que ses dossiers et rapports à la
Stasi furent découverts et rendus publics. Indifférent au devenir social,
Anderson se dit un être sans morale, un personnage qui s’apparenterait à
l'« Étranger » d’Albert Camus. En fait, c’était une sorte d’agent double.
Pendant qu’il faisait ses rapports à la Stasi, il portait les manuscrits des
écrivains non conformistes à l’Ouest et les faisait publier. Quand on lui
demande pourquoi il a été un agent de la Stasi, il répond : « Pour rien. »
C’est un être tout de surface. Il représente une génération qui, à l’opposé
de Christa Wolf, ou de Heiner Müller dans un autre sens, a rompu avec la
problématique de l’engagement, de la responsabilité. Une génération qui
ne s’interroge plus sur les rapports sociaux et ne cherche pas à les
critiquer. Ces artistes et écrivains, contrairement à nombre de leurs
parents, n’ont pas choisi la RDA. Ils s’y trouvent et, très prosaïquement,
tentent de faire avec. Sascha Anderson écrivait de longs rapports pour la
Stasi, dans lesquels il proposait des réformes. Double jeu, cynisme ? Il ne
croit qu’aux structures ambiguës du langage, à l’instabilité des
références, à la multiplicité des codes, aux intertextes ésotériques. Être
espion constituait, de ce fait, un bon champ d’expérimentation. Celui que
Biermann a appelé un « trou du cul » ne regrette rien aujourd’hui.
Véritable personnage de roman, il jouait son rôle, celui d’être un agent de
la Stasi tout en n’y croyant pas, en cherchant tout de même à influer sur
le cours des choses par de longs rapports, mais en vivant à Berlin-Ouest
la plupart du temps… Une espèce de parodie au second degré qui peut
faire penser à un projet de Heiner Müller (lui-même accusé, peu avant sa
mort d’avoir collaboré avec la Stasi).
Ce dernier confie à Alexander Kluge qu’il a toujours voulu représenter
un bar ou une discothèque, Staline étant derrière le comptoir et préparant
les cocktails, Lénine étant le serveur. À Kluge, qui s’étonne, Müller
répond : « Non, Lénine est le serveur. Il y a aussi une dame qui fait du
strip-tease, c’est Rosa Luxemburg, puis un monsieur assis, c’est Marat. À
un moment donné, Marat se fait poignarder par une fille, parce qu’elle
veut écouter un morceau de musique que Marat n’apprécie pas. Ce qui
m’intéresse dans ce projet, c’est qu’il n’y ait pas de véritable texte, mais
qu’un metteur en scène crée l’histoire uniquement à partir des textes
originaux. [...] Donc Lénine ne dit que du Lénine, Rosa Luxemburg ne
dit que du Rosa Luxemburg, Staline ne dit que du Staline, etc.24. » Et
Sascha Anderson joue tous les personnages qu’on voudra… Il a
finalement ouvert une galerie dans le même quartier et une maison
d’édition, les clameurs s’étant quelque peu tues.
En 1990, parallèlement à l’attaque contre Christa Wolf, Stephan
Hermlin fut également vilipendé. Écrivain véritablement officiel du
régime, quoique de grand talent, on l’accusait d’avoir gardé le silence et,
tout comme Anna Seghers, morte en 1983, d’avoir manqué de courage à
maintes occasions. L’essentiel des attaques porta sur son récit Abendlicht
(Crépuscule), sorte d’autobiographie de type autofictionnel, qu’un
journaliste se mit à examiner de près, comme s’il s’agissait d’un véritable
curriculum vitæ. Hermlin avait menti à propos de sa mère. Cette dernière
était une Juive de Galicie. Il en avait fait une Anglaise. Au sortir de la
Première Guerre mondiale, son père ne put recevoir les décorations dont
il faisait état dans son récit. Plus grave, il avait prétendu être interné au
camp de concentration de Sachsenhausen en 1934, alors que le sinistre
camp n’avait ouvert ses portes qu’en 1936. Il s’était fait gloire d’avoir
combattu en Espagne alors qu’il s’était trouvé en Palestine, puis en
Suisse via Paris. Il s’était, dit Karl Corino25, fabriqué un personnage
glorieux, héroïque, une biographie conforme au mythe du grand récit
antifasciste de la RDA. Lui qui aimait citer le « mentir vrai » de Louis
Aragon a mis en œuvre ce « mentir » dans la présentation de soi. Nombre
d’écrivains volèrent au secours de Hermlin qui mourut en 1997,
complètement brisé.
Günter Grass et Walter Jens dénièrent aux multiples accusateurs le
droit de se mêler de ce travail sur le passé de la RDA, travail que seuls
pouvaient entreprendre ceux qui y avaient vécu. Hermlin tenta de
répondre à ses accusateurs dans le Spiegel. Il dit qu’il était puéril de
prendre son récit pour une œuvre strictement autobiographique. Il s’était,
en effet, composé un personnage, mais son métier d’écrivain consistait
précisément à faire cela. Inventer des personnages, s’inventer comme
personnage et seul un naïf ou un être de mauvaise foi, cherchant à
l’abattre, avait pu lire ce texte comme Corino l’avait fait. Certes, il avait
menti sur l’épisode de Sachsenhausen, mais c’était aux services
américains, afin de rentrer plus facilement en Allemagne dans l’immédiat
après-guerre. En revanche, il soutenait qu’il avait bel et bien fait la guerre
d’Espagne. Les défenseurs de Hermlin contre-attaquèrent. Stefan Heym,
Erich Loest, Jochen Laabs, Klaus Wagenbach, son éditeur, Silvia
Schlenstedt, sa biographe, prirent sa défense. Fritz-Jochen Kopka écrivit
dans la Wochenpost, hebdomadaire de l’Est : « N’est-ce pas une méthode
similaire à celle de la Stasi qui, par tout un vaste travail d’investigation,
en comparant des choses qui ne peuvent l’être, pose le principe d’arriver
à trouver les points faibles – ce que tout être a en lui – pour construire un
cas, et faire de ce cas un événement politique, une affaire ? La vie telle
qu’elle est et telle qu’elle pourrait être, c’est sur ces divergences que
repose la force poétique de l'artiste26. » On est allé jusqu’à dire que le
« charlatanisme » de Hermlin était une conséquence du socialisme
« réellement existant » de la RDA. Il était naturel de s’inventer un
personnage dans une société quasiment « fondée sur la fiction », où la
distinction entre la vérité et le mensonge n’avait plus cours. C'est la RDA
qui avait engendré Hermlin. Diabolisation de la société et discrédit jeté
sur les intellectuels allaient de soi.
Si l’on ajoute à ces exemples retentissants l’affaire Reich-Ranicki qui
déferla quand on apprit qu’il avait été agent secret de la Pologne
socialiste après la guerre, l’attaque, lancée en 1995, contre Monika
Maron qui avait quitté la RDA quelques années auparavant, on aura une
idée de la violence des débats et du discours social de l’Allemagne de
l’après-réunification. Les choses se sont un peu calmées depuis. Lors de
la jonction (difficile et après bien des péripéties) des deux Pen Club en
1998, c’est Christoph Hein, de l’Est, qui est devenu le nouveau président,
et c’est Volker Braun, également de l’Est, qui a été le lauréat du
prestigieux prix Büchner en 2000.
L'attaque contre les écrivains n’était cependant qu’une petite partie de
la déligitimation programmée des intellectuels de l’ancienne RDA. La fin
des institutions culturelles, l’épuration universitaire et académique prit
une tout autre dimension.

BON POUR LA CANTINE DU PARLEMENT !

Nous ne compterons pour rien ici, car ce n’est pas notre sujet, le fait
qu’en 1999, le revenu annuel moyen des Allemands de l’Est correspond à
71 % de celui de l’Ouest, que 85 % du capital industriel de l’Est est entre
les mains des gens de l’Ouest, que le chômage à l’Est atteignait presque
17,6 % de la population active, parfois plus, contre 8,8 % à l’Ouest. Nous
ne nous attarderons pas non plus sur les trois cent cinquante mille agents
retraités de l’État qui ont vu leur pension réduite de façon parfois
intolérable, souvent ramenée au minimum de huit cents marks par mois,
ni sur le fait que nombre de salariés de l’Est touchent parfois moins de 80
% de ceux de l’Ouest pour des postes équivalents. Nous n’envisagerons
ici que le démantèlement des lieux culturels de Berlin-Est, l’épuration
des universités et la guerre civile des mémoires qui agite le tissu social
allemand depuis la réunification.
De nombreux centres culturels situés autour de l’Alexanderplatz furent
fermés. La Maison des enseignants (Haus des Lehrers) était ouverte à un
large public. La Maison des jeunes talents (Haus der Jungen Talente)
servait de forum à toutes sortes de créateurs, pas seulement à ceux qui
étaient acquis au régime ou dociles. Le palais de la République, que nous
avons déjà évoqué, était un vrai centre culturel, lui aussi accessible au
grand public. Nous avons vu que le palais de la République est en
instance de démolition. On a déjà fait sauter le ministère des Affaires
étrangères. On a aussi fermé la Maison de l’amitié germano-soviétique et
d’autres centres de moindre importance. Quant à l’Académie des beaux-
arts, elle a été contrainte de fusionner avec celle de l’Ouest. Plus grave,
toutes les maisons de la culture qui étaient gérées par les entreprises
d’État ont fermé leurs portes. Elles étaient nombreuses et importantes car
toutes les entreprises, tous les groupes industriels, cherchaient à ancrer
une maison de la culture dans le monde du travail. On les avait beaucoup
critiquées car, la plupart du temps, elles imposaient une culture officielle.
Mais ce n’était pas toujours le cas des maisons de la culture de quartier.
Aucune n’a survécu à la réunification. Ne sont restés que l’Opéra,
quelques orchestres, les grands théâtres (il est vrai parmi les meilleurs de
Berlin : le Berliner Ensemble, le Deutsches Theater, le Gorki, la
Volksbühne), les grands musées d’art et un cabaret, Die Distel. Tout le
reste a disparu. À l’Ouest, on a trouvé ce démantèlement légitime et
nécessaire. Il ne s’agissait que d’organismes courroies de transmission du
régime, d’une culture assimilée à de la pure propagande. Les
établissements se sont du reste autodissous de même que le régime a
implosé de l’intérieur. Tel un décor de carton-pâte, le tissu culturel est
tombé d’un coup.
Mais à l’Est, ces institutions culturelles, certes toutes chapeautées par
le régime, représentaient tout autre chose. Les maisons de la culture
n’étaient pas de simples lieux de divertissement ou de propagande. Elles
étaient de véritables services publics. Elles remplissaient une fonction
sociale, servaient de lien véritable, étaient au service de la population,
avaient partie liée avec la collectivité. La population, désorientée,
comprit par la suite ce que signifiait la perte de ce dense tissu culturel.
Comme l’écrit fort justement Boris Grésillon : « Aussi la “culture” se
voyait-elle dévolue une fonction sociale et éducative, et les équipements
culturels, de la “maison de la culture” de quartier jusqu’au palais de la
République, en passant par les théâtres, se devaient de remplir une
mission multiple, d’éveil, de formation, d’encadrement. En sapant les
bases de ce lien social complexe entre le régime et la population, le
nouvel ordre social post-Wende s’est attaqué aux yeux de beaucoup à la
“substance”, tout autant que s’il s’en était pris aux fleurons de l’art,
opéras, orchestres, théâtres27. »
On a cherché à démolir le tissu urbain de l’Est. Certes, la Karl-Mar x-
Allee a été préservée et restaurée et le mémorial en hommage aux
Soviétiques de l’Armée rouge morts pendant la bataille de Berlin d’avril-
mai 1945 est entretenu par l’État au titre d’un accord dans le cadre de la
réunification. Mais un concours d’architecture, en 1993, a vu Kollhoff
triompher : il s’agissait ni plus ni moins de raser l’Alexanderplatz et de
remplacer les immeubles qu’on y trouve par une dizaine de gratte-ciel de
façon à constituer à l’Est un pôle aussi moderne que celui de la
Potsdamer Platz. On repartirait de zéro. Hans Stimmann, secrétaire d’État
du Sénat de Berlin chargé de l’urbanisme déclara sans complexe aucun :
« On ne peut pas garder l’Alexanderplatz… C’est une rue large de
quatre-vingts mètres, faite pour les manifestations de la RDA. Elle sera
reconstruite. Nous ne voulons pas tout détruire. Mais protection des
monuments ne signifie pas garder toutes les nullités28. »
Tout ce qui émanait de l’Est ne valait rien, disait-on, en particulier
dans le domaine de l’art. Georg Baselitz, lui-même originaire de l’Est,
mais vivant en RFA depuis 1958, décréta que dans une dictature il ne
peut y avoir de développement artistique. Puisque la RDA avait été une
dictature, un « art » de RDA, digne de ce nom, ne pouvait donc pas
exister. On l’a bien vu, en 1999, lors de l’exposition sur l’art moderne
allemand organisée à Weimar, devenue pour un an « capitale européenne
de la culture ». Une partie de l’exposition devait être consacrée aux
artistes de RDA, ceux qui relevaient de l’esthétique officielle comme
ceux qui s’étaient développés en dehors ou en marge. Son titre était :
« L’art en RDA : officiel et non officiel ». Le commissaire de cette
manifestation, un Allemand de l’Ouest, sans doute acquis aux idées de
Baselitz sur l’art de la RDA, s’était complètement désintéressé de cette
dimension. Il n’avait fait aucun tri, faisant figurer des œuvres de
commande à côté de toiles de dissidents, créant ainsi des illogismes, des
incohérences, une illisibilité totale. Il n’avait, de surcroît, prêté aucune
attention à la façon de présenter ces toiles. Aucune règle en matière
d’accrochage n’avait été respectée. Il y eut des réactions indignées de la
part des artistes et de la part des critiques. Le collectionneur ouest-
allemand Paul Maenz, qui avait prêté quelques-unes des toiles exposées,
hurla au scandale. Certains critiques parlèrent de « mentalité de
vainqueurs », de diffamation. À l’inverse, le sous-directeur des
collections d’art de Weimar rétorqua que ce mauvais procès prouvait
qu’on était, encore une fois, incapable de réfléchir à sa propre histoire.
L'Académie des beaux-arts de Berlin s’indigna et fit émettre un
communiqué le 12 mai 1999 par lequel elle estimait que l’exposition était
« une rechute dans des schémas démagogiques de dévalorisation et de
dénonciation issus de la guerre froide […], organisée avec une arrogance
inégalable ». Elle exprimait son inquiétude devant le climat culturel de
dégradation qui s’installait en Allemagne dix ans après la chute du Mur.
Un des artistes qui avait une toile exposée vint la retirer, imité par
d'autres peintres29.
Le Reichstag restauré fut inauguré en avril 1999. Le problème s’était
immédiatement posé de la décoration intérieure et du choix des artistes
qui auraient l’honneur de ses murs. Bien entendu, on choisit les grands
noms de la peinture allemande, parmi lesquels : Anselm Kiefer, Gerhard
Richter, Georg Baselitz et Sigmar Polke. On invita également des artistes
étrangers : Christian Boltanski et Grischa Bruskin, mais on ne retint que
quatre artistes de l’Allemagne de l’Est : Jürgen Strawalde, Carl-Friedrich
Claus, Bernhard Heisig et Lutz Dammbeck. La polémique se centra sur
Heisig qui avait la réputation d’avoir été un peintre « officiel » de la
RDA, donc indigne d’avoir ses toiles accrochées au Parlement.
Finalement, on plaça son immense fresque : Zeit und Leben (Temps et
Vie) dans la cantine du Parlement, entre deux armoires. Artistes de
seconde zone, à cacher comme des enfants honteux !

L'ÉPURATION UNIVERSITAIRE ET ACADÉMIQUE

Suivons Konrad H. Jarausch et Charles Maier qui ont analysé les


transformations du système universitaire allemand à la suite de la
réunification, en particulier le réaménagement des départements
d’histoire, cas sensible s'il en fut30. Il y eut une énorme épuration politique
des universités. Un limogeage en grand fut organisé et doublé par la mise
sur pied de commissions d’évaluation entièrement créées par le Conseil
de recherche ouest-allemand. En outre, les ministères de l’Éducation des
nouveaux Länder firent des coupes claires dans leur budget, ce qui
entraîna une compression de personnel. Les trois phénomènes se
conjuguent même s’ils ne répondent pas aux mêmes finalités. On est allé
chercher, sans complexes, le terme d'Abwicklung – suppression, épura-
tion –, terme qui avait été utilisé sous les nazis pour aryaniser les biens
ayant appartenu aux Juifs. Dix ans après le début du phénomène, on peut
en esquisser un bilan.
En 1989, près de quarante mille personnes travaillaient pour
l’Académie des sciences, dont douze mille chercheurs répartis dans de
multiples instituts. Comme rien de similaire n’existait en RFA, ce grand
corps ne put être assimilé à quoi que ce soit. Les commissions mises sur
pied et chargées de faire l’évaluation de tous les organismes culturels et
académiques de l’ancienne RDA décrétèrent sa fermeture. En 1994, il ne
restait que 43 % du personnel, qui fut ventilé, après évaluation, dans
divers organismes. Si les sciences « dures » ne s’en tirèrent pas trop mal,
les sciences sociales, en revanche, furent les grandes sacrifiées. Les trois
instituts consacrés à l’histoire allemande, à l’histoire mondiale, à
l’histoire économique furent fermés. Il en fut de même de la plupart des
universités et écoles de journalisme assimilées à de pures officines de
propagande. De nombreux départements d’économie, de marxisme-
léninisme, de philosophie furent démantelés. En novembre 1992, 20 %
des professeurs et 60 % des enseignants universitaires de rang
intermédiaire avaient été licenciés. Le cas de l’université Humboldt de
Berlin fut particulièrement houleux. En décembre 1990, les départements
de droit, d’éducation, d’économie, de philosophie et d’histoire furent tout
simplement fermés. Les professeurs licenciés firent appel au tribunal
constitutionnel de Karlsruhe qui leur donna raison et ils furent maintenus
en poste très provisoirement. Une énorme pression fut alors exercée sur
le personnel le plus âgé, le poussant à la retraite anticipée ou non.
L'université ouvrit de nouveaux départements. En histoire, elle recruta
Heinrich August Winkler, historien spécialiste de l’histoire de la Prusse
et de la république de Weimar, pas particulièrement sensible au sort de
ses collègues de l’Est. Il s’entoura des fondateurs de l’Association
historique indépendante, un regroupement d’historiens de l’Est en rupture
avec l’establishment politique de l'ex-RDA : Rainer Eckert, Stefan Wolle,
Armin Mitter, qui ne furent pas les derniers à régler leurs comptes. On
assista à un immense transfert à l’Est du système universitaire ouest-
allemand, sans aucune tentative de réforme de ce dernier. La plupart (pas
toutes cependant) des positions ainsi « libérées » furent comblées par des
universitaires de l’Ouest qui voyaient dans cette aventure un défi
personnel ou tout simplement une occasion à saisir. Ces procédures ont
souvent conduit à la mise en place d’un personnel particulièrement
conservateur. Pour ne prendre qu’un exemple, c’est ainsi qu’Ulrich von
Hehl échoua à la Fondation Adenauer, dans le cadre du département
d’histoire de Leipzig. Lorsque de nombreux chercheurs de l’Est se
retrouvèrent au sein du nouveau Zentrum für Zeithistorische Forschung à
Potsdam, dirigé à l’époque par Jürgen Kocka, ils furent violemment
attaqués par les « historiens indépendants » et durent lutter pour leur
survie. Le changement, il faut y insister, fut totalement asymétrique (les
universités de l’Ouest ne furent en rien touchées), conduit de part en part
en fonction de procédures et de critères imposés par l’Ouest. Konrad
Jarausch fait le bilan suivant : « En termes quantitatifs, la restructuration
de 1990 apparaît avoir été plus radicale que les transitions de 1919 et de
1933 et peut-être, si l’on exclut les pertes de la guerre, plus importante
que celle de 19451. »
Pourtant, Jarausch se montre mesuré. Il parle d’un double processus,
de destruction, certes, mais aussi de construction et de reconstruction
nécessaire. Il dit que les commissions d’évaluation ont, la plupart du
temps, privilégié les critères de compétence et non les critères politiques,
malgré des dérives inévitables. Ont été remerciés, en premier lieu, tous
ceux qui avaient travaillé avec la Stasi, ceux qui étaient actifs dans le
SED, les respon-1. Konrad H. Jarausch, « Destruction créatrice… », art.
cit. sables d’organisations culturelles marquées par le régime, ceux qui
enseignaient des matières relevant d’une problématique impossible à
recycler à l’Ouest, en particulier l’histoire et l’économie marquées par le
marxisme. Mais, en tout état de cause, la distinction entre compétence et
idéologie est fort difficile à établir. Entendons-nous bien ! Il est évident
que les universités de RDA abritaient non seulement des individus à la
dévotion du régime, mais un grand nombre de tire-au-flanc et de gens
médiocres. Une ordonnance du 6 novembre 1968 avait même décidé de
ne plus faire de l'habilitation la condition d’une nomination à
l’université. Des critères de « loyauté idéologique » pouvaient se
substituer à la compétence. À la recherche d’un pourcentage toujours
plus grand d’étudiants et de professeurs d’origine ouvrière, les autorités
de la RDA n’étaient pas toujours regardantes. Il y avait même des
potentats locaux, membres du SED, qui faisaient la pluie et le beau temps
et qui pouvaient exercer une censure idéologique à l’égard d’étudiants
non conformes. C'est en partie pour ces raisons aussi que Kurt Pätzold
perdit son poste à l’université Humboldt. Prévalait ainsi une conception
de l’histoire totalement différente de celle qui existait à l’Ouest. Les
chercheurs avaient à tenir compte de leurs archives, mais aussi des
concepts plus ou moins figés du marxisme et de la conjoncture politique
immédiate. Le tout paraît curieux. Martin Sabrow n’hésite pas à dire,
après Hannah Arendt, que dans les systèmes totalitaires, la frontière entre
réalité et fiction est facilement franchie31. Tout cela est parfaitement clair,
mais ne justifie ni la base de l’opération, ni les modalités selon lesquelles
elle a été menée, dans une totale asymé-trie. Personne n’a évalué, par
exemple, la médiocrité ou le brio, les problèmes ou les allégeances
idéologiques, parfois subtilement masquées, des universitaires de
l’Ouest. Envisager la question prête même à sourire. Tout le processus
s’est joué à l’abri de sacro-saints critères « scientifiques ». En sciences
humaines comme ailleurs, ce que la sociologie des institutions nous a
enseigné ces trente dernières années, c’est la façon dont sont organisés
les champs disciplinaires du savoir, les réseaux de connaissances et de
rapports hiérarchiques occultes, la distribution du capital symbolique, cet
immense maillage de rapports interpersonnels, de « renvois
d’ascenseur », de complicités, de mises en avant des problématiques qui
sont à la mode à un moment donné, la marginalisation des « moutons
noirs », l’orchestration des « succès » par les médias ou, au contraire,
l’organisation du silence autour d’un texte, d’une école de pensée, d’une
personne ; bref, tout ce qui constitue le tissu ordinaire de la recherche.
Sur le devant de la scène, ce sont les meilleurs, les plus brillants, qui sont
promus… Les mécanismes, les dispositifs et les procédures de distinction
et d’exclusion ne sont pas ceux que la RDA utilisait. Ceux-là étaient
idéologiques, donc apparents. Pas besoin de coulisse pour les déchiffrer.
Les critères « scientifiques » incorporent des savoirs mais aussi des
savoir-faire concernant les réseaux de pouvoirs que nombre
d’universitaires de RDA ne pouvaient pas décoder. On les évaluait en
fonction de critères de concurrence, de compétitivité, de flexibilité, de
l’Internet alors qu’ils vivaient dans une société rigide, d’un autre âge. On
les évaluait encore en fonction d’un temps accéléré, celui de l’Ouest.
Lothar Baier montre très bien, comment, avec la réunification, l'Ossi,
l’Allemand de l’Est, est obligé d’abandonner son temps nonchalant de
« flâneur », son temps provincial, pour se mettre au diapason frénétique
de l'Ouest32. Malgré les bonnes intentions et les bonnes volontés des
commissions chargées des évaluations, dans le climat quasi hystérique de
1990, dans ce climat de revanche et de règlement de comptes, de
paternalisme et d’arrogance, le départage entre les critères idéologiques
et la compétence fut bien difficile à faire. Ce fut la curée. Tous ceux qui
sont passés sous ces fourches caudines en ont ressenti une énorme
humiliation. Rien ne devait subsister du réseau institutionnel de la RDA.
Mais rien ne devait subsister non plus de son historiographie, du droit de
ses ressortissants, spécialistes ou non, à écrire son histoire, ses moments
de gloire, ses hontes et ses échecs, à faire le tri de son héritage. Rien ne
devait permettre à ses anciens habitants d’avoir prise sur leur mémoire.

LA GUERRE CIVILE DES MÉMOIRES

Les morts ne sont pas à l’abri : le nom des rues

Rien de plus important pour le paysage symbolique d’une ville que ses
noms de rue, ses monuments, ses statues et plaques commémoratives.
Environnement quotidien omniprésent qui se marque sur nos enveloppes
par l’adresse postale, sur les timbres où figurent des héros ou des dates
historiques. Le nom de rue, la statue, le monument font partie de
l’identité individuelle et collective. Ils sont toujours l’enjeu de luttes,
d’appropriations et de désappropriations du passé, luttes pour
l’inscription de ce qu’une société veut laisser de son image de soi et de
son rapport au passé. L'ensemble des noms des rues forme un récit auquel
on est censé s’identifier. La ville offre ainsi un texte à déchiffrer, les
monuments et les statues en constituant des images carrefours. Aucun
consensus national en ce qui concerne l’histoire allemande. Pas d’illusion
d’unanimisme, contrairement à la France qui aligne très tranquillement
ses rues Thiers dans chaque grande ville malgré les quelque vingt mille
morts de la Commune. Il est vrai que le consensus a des limites puisque
Paris n’a pas réussi à avoir une rue Robespierre… Rien de tel à Berlin.
Tout, sur le plan du symbolique y est douloureux. Les « consensus » sont
décrétés, imposés sans que les autres aient la possibilité de faire prévaloir
leurs vues autrement que dans un rapport de force tendu. Ville de vaincus
ou de vainqueurs soumise au mouvement de balancier de l’histoire !
Quand le régime nazi s’installa, il débaptisa un grand nombre de rues
dans le cadre de la Gleichschaltung (mise au pas) de toutes les
institutions et de la vie sociale allemande. On vit fleurir une Hermann-
Göring-Strasse, à la place de l’Ebertstrasse, une Horst-Wessel-Platz, etc.
Il y eut cent vingt et une rues débaptisées et rebaptisées à Berlin. Dès
1945, le besoin d’un nouveau paysage symbolique commença à se faire
jour. Les Alliés enlevèrent au plus vite les croix gammées de pierre et de
bronze qui émaillaient les édifices de la ville. Au milieu des ruines, il
fallait de nouveaux noms à la ville vaincue. Avant que la guerre froide
donne naissance à deux textes urbains totalement différents, de 1945 à
1947, il y avait un commun dénominateur : la dénazification du paysage
symbolique de la ville33.
Dès le 22 juin, des noms marqués sur des cartons recouvraient les
anciennes plaques. C'est Karl Maron, un communiste, qui se retrouva
chef de la police et responsable des nouveaux noms de rue. Maron
demanda aux maires de district de lui proposer des listes de noms.
Chaque arrondissement était maître du processus, excepté pour certaines
rues de la capitale, certaines places, pour lesquelles les autorités se
réservaient le droit de choisir les grandes figures dignes d’être célébrées.
Il y eut immédiatement deux conceptions opposées. Celle de la droite
conservatrice suggérait de retirer tous les noms liés au régime nazi, sans
toucher au reste. On reviendrait au « texte » urbain d’avant 1933. Le
maire du grand Berlin exprima ce point de vue avec force. À ses yeux, il
fallait, par ce retour aux noms antérieurs, assurer une continuité à
l’histoire de Berlin, ville sous les décombres, qui avait besoin de
retrouver un visage. Le rêve des conservateurs aurait été de dépolitiser au
maximum la charge affective des noms de rue. C'est ce que firent les
habitants de Zehlendorf, un quartier cossu, dont le maire rapportait avec
fierté qu’ils avaient donné aux rues des noms de fleurs et de simples lieux
géographiques non marqués. En face, l’approche « radicale » voulait
saisir l’occasion pour faire disparaître toute la symbolique réactionnaire
qui avait prévalu sous Weimar – quand les noms de militaires prussiens,
fourriers de l’impérialisme, s’étalaient en grand nombre –, pour la
remplacer par les noms de révolutionnaires, de résistants et de grandes
figures du mouvement ouvrier. Il fallait en finir au plus vite avec les rues
Moltke, Hindenburg et Guillaume-Ier, etc. Lorsque Karl Maron reprit à
son compte la plate-forme radicale, il la formula de telle façon qu’elle
reprenait presque terme à terme une résolution de 1927. Il se faisait
l’héritier des luttes de la république de Weimar au sujet de l’attribution
des noms de rue. Un article du Berliner Zeitung définit trois types de
héros : des héros dont la commémoration était vitale, résistants et
antinazis, les héros qui représentaient l’héritage progressiste du passé
national ainsi que ceux qui avaient lutté pour un ordre social plus juste
comme Karl Marx, Walter Rathenau et Gustav Streseman34 ; enfin le nom
de ceux qui avaient joué un rôle progressiste dans la culture allemande,
tels que Heine, Goethe, Leibniz, Bach et Kant. Maron proposa peu après
d’honorer August Bebel et Franz Mehring. Le carrefour de la Belle-
Alliance à Kreuzberg, en secteur américain, section de la ville gravement
endommagée par les bombardements, fut renommé place Franz-Mehring.
Comme le commandant militaire de Berlin, le Soviétique Nikolaï
Erastovitch Bersarin, venait de mourir dans un accident de la circulation,
Maron proposa qu’une place, à Friedrichshain, en secteur soviétique,
portât son nom. Les districts de la ville agirent selon le processus
décentralisé qui avait été mis au point. Certains proposèrent des
changements drastiques. C’est ainsi qu’à Neukölln, en secteur américain,
la Hohenzollernplatz se transforma en Karl-Marx-Platz. Un peu plus tard,
la grande artère de ce quartier prit également le même nom. L'ancienne
Bülowplatz que les nazis avaient débaptisée pour lui donner le nom de
Horst-Wessel-Platz devint la Rosa-Luxemburg-Platz. Cette place était
chargée d’histoire. Avant 1933, on y trouvait le siège du parti
communiste (le KPD), la Karl-Liebknecht-Haus du nom du célèbre
leader spartakiste qui avait été assassiné le 15 janvier 1919 avec Rosa
Luxemburg. Durant les années 20, c’était le lieu de très nombreuses
manifestations ouvrières. C’est là que Mielke, qui devait par la suite,
après la fondation de la RDA, devenir le grand maître de la Stasi, fut
accusé par la justice nazie d’avoir tué deux policiers dans une
manifestation de 1931. Un procès qui fut repris contre lui à la suite de la
réunification et soixante ans après les faits, Mielke fut alors condamné à
six ans de prison, puis libéré, en 1995, pour raison de santé35. Et c’est sur
cette même place qu’en janvier 1933 eut lieu la dernière grande
manifestation qui précéda la venue de Hitler au pouvoir. Lieu de grande
résonance dans la tradition ouvrière et communiste, cette place se devait,
non de récupérer son ancien nom, mais de commémorer un leader
prestigieux qui ne pouvait pas être contesté : ce fut Rosa Luxemburg. En
1946, à Moabit, on proposa que l’ancienne Kaiserin-Augusta-Allee soit
rebaptisée Thälmannallee du nom du leader du Parti communiste
allemand qui mourut à Buchenwald. Le projet ne fut pas réalisé. La
canonisation de Thälmann devait cependant s’imposer quelques années
plus tard, exclusivement à l’Est, où une place lui fut attribuée au centre
de la ville, en août 1949. À l’Ouest, la Kronprinzallee fut renommée du
nom du général Lucius Clay, en secteur américain.
La guerre froide, l’opposition entre les huit districts du secteur
soviétique et les douze districts du secteur occidental 36 , puis la création
des deux États, ont produit deux relectures du passé, deux paysages
symboliques, deux « textes » urbains différents sinon opposés. À partir
d’octobre 1949, de très nombreux changements de noms eurent lieu dans
le secteur oriental. La Karl-Friedrich-Strasse dans le Mitte, prit le nom de
Geschwister-Scholl-Strasse, en souvenir de Hans et Sophie Scholl, les
deux jeunes résistants étudiants de Munich qui avaient été mis à mort en
1943. Le 22 décembre 1949, l’ancienne Frankfurter Allee devint la
Stalinallee. En 1950, on inaugura la Leninallee à Friedrichshain.
L'ancienne Lotharinger Strasse prit le nom du président de la RDA :
Wilhelm Pieck. Il y eut également une avenue Dimitrov qui prit la place
de l’ancienne rue de Dantzig, une ville qui, sous le nom de Gdansk, était
à présent polonaise. C’est en 1951 qu’il y eut le plus grand nombre de
changements de noms : cent cinquante-neuf, au lieu de quarante de 1945
à 1947, et dix-neuf en 1950. À cette date, une nouvelle logique est
apparue. Jusque-là, les noms de la tradition prussienne de l’Allemagne
avaient plus ou moins été épargnés. À partir de 1950-1951, on a cherché
à les éliminer. La statue monumentale de Frédéric II, qui trônait au milieu
d’Unter den Linden, la grande avenue du centre, fut exilée à Potsdam,
avant de revenir dans les années 80. On a vu que le château des rois de
Prusse, gravement endommagé par des bombardements, a été détruit, et
sa place renommée Marx-Engels-Platz. La rue Clara-Zetkin remplaça
celle de la Princesse-Dorothee, et Bismarck vit également son nom
disparaître. Les noms des généraux prussiens, les héros des guerres
antinapoléoniennes, les noms qui évoquaient des professions militaires
tels que : Grenadierstrasse, Artilleriestrasse, les rues des victoires des
guerres franco-prussiennes, Sedanstrasse, Belfortstrasse,
Straßburgstrasse, furent tous remplacés.
On sait que la déstalinisation fut difficile et tardive en RDA (on
pourrait même dire que, sur un certain plan, elle n’a jamais réussi
pleinement), néanmoins, la Stalinallee devint la Karl-Marx-Allee en
novembre 1961, soit cinq ans après le XXe congrès du PCUS. Le 25
septembre 1964, la Wilhelmstrasse du Mitte prit le nom d’Otto
Grotewohl, le premier Premier ministre de la RDA. D’autres rues
portèrent des noms de poètes prolétariens ou engagés dans l’antifascisme
et la naissance de la RDA : Johannes Becher, Willi Bredel. Enfin, les
résistants communistes morts dans les brigades internationales ou dans
des camps de concentration furent honorés : Hans Beimler qui avait été à
la tête du bataillon Ernst-Thälmann et qui mourut le 1er décembre 1936,
remplaça la Königstrasse. Quatorze autres résistants communistes tués
par les nazis furent ainsi honorés et Richard Sorge, l’espion qui avait
averti Staline de l’imminence de l’attaque allemande en 1941, reçut
l’ancienne Tilsiter Strasse à Friedrichshain. Il y eut encore d’autres
changements à la mémoire de jeunes soldats morts en service commandé,
ou défendant le Mur de Berlin. Des révolutionnaires, résistants, hommes
d’État étrangers, grands noms du mouvement ouvrier international ou
écrivains eurent également droit à une rue : Ho Chi Minh, Babeuf,
Thomas Münzer, Jean-Pierre Timbaud, Romain Rolland, Jacques Duclos,
Salvador Allende…
Ainsi, la RDA, au fil d’une périodisation complexe se dota d’un réseau
symbolique de noms de rues à travers lesquels elle chercha à fortifier son
identité d’État socialiste allemand. Pour cela, elle effaça d’abord toute
trace des noms nazis, chercha à éliminer la tradition prussienne et
militariste de l’histoire allemande, mit en avant le mouvement ouvrier et
révolutionnaire allemand – dont les figures de Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht, les fondateurs du marxisme Karl Marx et Friedrich Engels,
les dirigeants soviétiques Staline, Lénine –, honora les communistes
tombés dans la lutte antifasciste dont Ernst Thälmann, inscrivit le nom de
ses premiers hommes d’État : Wilhelm Pieck et Otto Grotewohl. Les
dernières années de la RDA furent marquées, cependant, par un nouveau
tournant dans la relecture du passé. On vit alors une réévaluation de
Luther et même de Frédéric II, un retour à « la grandeur de
l’Allemagne », une prise en considération du patrimoine à l’approche du
sept cent cinquantième anniversaire de Berlin.
À noter que Klaus von Stauffenberg, l’organisateur du complot contre
Hitler du 20 juillet 1944, n’entra pas au Panthéon de la RDA. Antinazi,
mais considéré comme réactionnaire, cherchant à la dernière minute à
sauver l’impérialisme germanique, il ne faisait pas partie de la tradition
antifasciste et ouvrière, du grand récit de luttes à travers lequel la RDA
s’était édifiée, malgré bien des contorsions dans l’usage qu’elle faisait du
passé. Grand récit dans lequel elle avait trouvé ou croyait avoir trouvé
son identité, et avec lequel elle espérait défier le temps.
C’est évidemment aussi ce réseau symbolique que la réunification va
chercher à démanteler. Dès la réunification, les vingt-trois
arrondissements de Berlin 37 furent rendus responsables des changements
de noms, néanmoins sous la supervision du Sénat, et il faut, en la matière,
faire une place spéciale au sénateur chargé des transports, qui allait jouer
un grand rôle dans ce processus : Hewig Haase (CDU). Devant la montée
des protestations, une commission indépendante fut, par la suite, chargée
de faire des propositions, d’évaluer le travail des arrondissements. Elle
comprenait Ella Barowsky, ancien maire d’arrondissement et doyenne de
la ville, Ursula Besser, doyenne de Berlin, Peter Matz, porte-parole de
l’évêché et des historiens : Arnulf Baring de la Freie Universität, Laurens
Demps, de l’université Humboldt, Heinrich-August Winkler de la
Humboldt également, et Christoph Stölzl, directeur du Deutsches
Historisches Museum.
Seule la partie est de la ville était concernée. Aucun changement n’eut
lieu dans l’Ouest, au début du moins. Dans l’ensemble des districts
constituant Berlin-Est, soixante et onze changements de noms furent
retenus. Une opération virulente et radicale. La commission a expliqué
son travail dans un rapport rendu public le 17 avril 1994. Tous les
symboles de l’ancien État étaient passés au crible. Seraient effacés les
noms de tous ceux qui avaient été associés à la dictature SED à l’image
de ce qui s’était produit en 1945 à l’égard du régime national-socialiste.
La commission mit donc sur le même plan l’Allemagne de l’Est et le
régime nazi. Même si des historiens y siégeaient, et fort divers, le
« consensus anti-totalitaire » les a tous réunis. Un des membres CDU de
Lichtenberg avait dit le plus sérieusement du monde : « Communistes ou
fascistes, en fin de compte c’est la même chose38. » Le rapport disait
quelque chose d’analogue : « La commission est partie du principe que la
deuxième démocratie allemande n’a aucune raison de rendre hommage
aux hommes et femmes politiques qui ont coopéré à la destruction de la
première démocratie. La même chose vaut pour les hommes et femmes
politiques qui, après 1933, ont combattu une dictature totalitaire, celle
des nationaux-socialistes, pour la remplacer par une autre dictature, celle
des communistes39. »
Sans suivre de près la chronologie, on peut dire cependant que les
premiers changements de noms concernent des noms étrangers : Jacques
Duclos, Jean-Pierre Timbaud, Babeuf et les sommités de la RDA : la rue
Otto-Grotewohl, la rue Wilhelm-Pieck, la rue Johannes-Becher à Pankow
sont débaptisées dans l’indifférence générale. Comme le dit Annette
Leo : « C’est ainsi que peu à peu, l'ex-RDA se voit “purgée” des traces
de son histoire. Tout se passe comme si un courant emportait tout et que,
dans leur majorité, les gens laissaient faire. Ils ne vont pas se cramponner
à ces signes et emblèmes qu’ils n’ont jamais considérés comme les
leurs40. » C’est durant la première année que les changements vont se
mettre en place. Par la suite, les gens des quartiers, le PDS, diverses
associations et même des associations d’historiens hostiles à la
commission officielle vont protester, manifester, organiser des pétitions,
avec des résultats mitigés. Le sénateur Haase consulte les maires
d’arrondissement mais leur fait comprendre que la nouvelle capitale ne
saurait tolérer en son centre des rues en l’honneur de dirigeants
staliniens. En fait, c’est toute la tradition du mouvement ouvrier et de
l’antifascisme qui va être effacée. La raison invoquée était que les
spartakistes, les communistes allemands, visaient à « détruire » Weimar.
Ce qui est, pour le moins, une lecture réductrice de l’histoire occultant la
signification des luttes à la fin du XIXe siècle et dans le premier quart du
XXe. C'est aussi toute la tradition révolutionnaire qui se trouve ainsi
invalidée.
Ainsi, les militants communistes morts pendant la guerre d’Espagne
sont jugés indignes de garder leur rue. Tel Hans Beimler du bataillon
Thälmann qui, fait aggravant, est bien mort sous une balle fasciste. S'il
avait été tué, comme d’autres, sur les ordres de Mielke, par exemple, et
donc liquidé par des règlements de comptes staliniens, on aurait pu le
considérer comme une victime du stalinisme. Il n’est pas certain
cependant qu’il eût gardé sa rue dans le contexte de l’époque. À coup sûr,
assassiné par les franquistes, il n’avait aucune chance. Effacés également,
les noms de Heinz Kapelle, de Wilhelm Külz, le maire de Dresde qui
avait refusé de hisser le drapeau à croix gammée. On lui préfère le comte
de Mark. Supprimée, la rue Arthur-Becker, mort, lui aussi en Espagne.
On remplace son nom par celui de Kniprode, un chevalier teutonique du
XIVe siècle qui s’était illustré en Lituanie. Partie, la rue Hermann-
Duncker, célèbre professeur marxiste, remplacée par Carl Sigismund von
Treskow. Disparu, le nom de Fritz Schmenkel pour la rue qui abrite la
villa témoin de la capitulation des armées allemandes au soir du 8 mai
1945. Fritz Schmenkel était un soldat de la Wehrmacht qui déserta et
rejoignit les partisans biélorusses. Arrêté par les SS, il fut condamné à
mort et exécuté en 194441. Quand les députés du Bundesrat de Berlin
emménagent dans le bâtiment restauré de l’ancien Parlement de Prusse,
les chrétiens-démocrates, avec à leur tête Hanna-Renate Laurien,
trouvent intolérable que l’adresse de l’édifice soit Niederkirchnerstrasse,
le nom d’une militante communiste assassinée par les nazis, assimilée par
les protestataires à un « agent soviétique ». Mais il est hors de question
que la rue retrouve son ancien nom : Prinz-Albrecht-Strasse, trop lié à la
Gestapo et à toute la symbolique du IIIe Reich. La gauche considère que
le nom de cette militante convient parfaitement à cette rue proche de
l’ancien édifice de la Gestapo. Elle fait barrage contre tout changement.
La rue s’appelle toujours Niederkirchnerstrasse, les députés de droite ne
le mentionnent tout simplement pas sur leur papier à en-tête et se font
adresser leur courrier au nom de l’édifice ou à une autre adresse.
De nombreux changements ont suscité des protestations. Celui du
commandant soviétique Bersarin notamment. Il avait une place à
Friedrichshain à laquelle on voulait faire retrouver son ancien nom :
Balten Platz. Or Bersarin avait secouru la population dans les ruines de
Berlin, au cours des premiers jours qui avaient suivi la capitulation. Puis
il s’était tué dans un accident de moto, si bien que le souvenir de son nom
s’était perpétué sans incident. La commission n’était pas unanime.
L'ambassade soviétique, devenue ambassade de Russie, fit connaître sa
désapprobation, et le maire de Berlin, contre l’avis du sénateur Haase,
empêcha que le changement fût effectif. Et, quand il fut question de
supprimer le nom de Clara Zetkin et de reprendre le nom antérieur, celui
de Dorotheenstrasse, d’après la princesse, née en 1673, seconde épouse
du Grand Électeur, ce fut un tollé. Cette militante socialiste, luttant pour
le droit des femmes, avait adhéré au parti communiste, appelé la
population à la révolte. C’était pourtant contre Hitler. Qu’à cela ne
tienne ! Elle était une ennemie de la démocratie, car elle avait lutté contre
Weimar. Les maires des arrondissements de Prenzlauer Berg, Mitte,
Friedrichshain, refusèrent d’entériner les changements de noms de Clara
Zetkin (Dorothee), de Arthur Becker (Kniprode), de Dimitroff (Dantzig),
de Hans Beimler (Otto Braun). Finalement, Haase les imposera, disant
que la conscience historique des habitants des arrondissements de l’Est
avait été trop marquée par la politique partiale de la RDA, qu’ils n’étaient
plus à même de juger.
Si le sénateur et la commission firent quelques bons choix honorant
des écrivains, des hommes de science, des Juifs persécutés, dans
l’ensemble, ses propositions firent de très nombreux mécontents. De
multiples associations s’organisèrent pour s’opposer à ces
transformations. Des regroupements de citoyens se plaignirent qu’on
débaptisât la place Lénine pour la remplacer par la place des Nations-
unies ; des associations antifascistes, le PDS, une association pour le
maintien des rue Erich-Weinert et Willi-Bredel et même une association
d’historiens, la Berliner Geschichtswerkstatt, accusèrent la commission
de partialité, mirent en doute sa neutralité. Heinrich-August Winkler,
l’historien le plus réputé de la commission, protesta et dit que, dans son
zèle à effacer tous les noms communistes de la capitale, le sénateur
Haase avait préféré l’« affirmation de la grandeur allemande à ses
traditions démocratiques ». Dans sa quête de la réhabilitation du
« prussianisme », Haase avait du reste trouvé un allié en la personne
d’Arnulf Baring, autre historien de la même commission, qui n’avait pas
hésité à écrire, en 1991, que les Alliés avaient utilisé Auschwitz comme
moyen de chantage auprès des Allemands pour leur faire accepter plus
facilement la division de l'Allemagne42. Dans ce sens, la commission et le
sénateur, au-delà de leurs divergences, marchaient à l’unisson avec cette
quête de la « normalité », cette quête de la continuité de l’histoire
allemande incarnée, non pas par une RFA restée trop provinciale et ayant
trop facilement fait la paix avec l’autre Allemagne, la dictature SED,
mais avec l’idée d’une Allemagne qui pouvait, à travers Bismarck, la
Prusse et ce qu’il y avait de plus conservateur dans Weimar, donner enfin
un visage d’elle-même dont elle n’aurait plus jamais à rougir. Comme le
dit très bien Manfred Kossock : « Si l’Allemagne de l’Est a payé la note
pour l’ensemble de l’Allemagne pour la Seconde Guerre mondiale…
pourquoi le blanchiment de l’histoire allemande ne se ferait-il pas
également sur son dos43 ? »
Certes, il y a eu une barrière infranchissable quoique certains aient
bien essayé de la franchir. Ni la place, ni la rue, ni la station de métro (U-
Bahn) Rosa-Luxemburg n’ont été débaptisées, pas plus que la rue Karl-
Liebknecht, comme si certains morts pesaient d’un poids trop fort sur la
conscience des vivants. Il y aurait pourtant une façon de présenter ces
noms de rue, une façon qui représente un vrai travail de la mémoire, ce
serait d’avoir, au-dessus de la plaque du nom actuel, sur le même
panneau, en haut, le nom que la rue portait antérieurement avec les dates
durant lesquelles il avait figuré. On aurait ainsi
la Platz der Vereinten Nationen avec un panneau sur lequel on pourrait
lire :
Landsberger Platz : 1864-1950.
Leninplatz : 1950-1991.
Platz der Vereinten Nationen depuis 1992.

À la place Rosa-Luxemburg, on pourrait lire :


Bülowplatz : 1910-1933.
Horst-Wessel-Platz : 1933-1945.
Karl-Liebknecht-Platz : 1945-1947
Rosa-Luxemburg-Platz : depuis 1947.
On pourrait demander aux artistes berlinois de confectionner ces
panneaux. Ces derniers n’empêcheraient pas d’avoir une vision claire du
nom d’aujourd’hui, mais porteraient la trace du passé tourmenté de la
ville. Dans les premières années après la Wende, il y avait l’ancien nom
barré sur un panneau, et le nouveau nom sur un autre. Ce que je propose
serait d’un autre ordre. Il ne s’agirait pas d’habituer les riverains à leur
nouvelle adresse, mais d’inscrire, à même le nom de la rue, la trace d’un
passé « immaîtrisable ». Il n’y aurait pas de méprise, mais un travail de
« déprise » vis-à-vis de ce qui, dans le dépeçage et le démontage du
passé, reste mortifère.

L'aura des statues

C’est Heiner Müller qui nous conduira sur cette route où les morts
n’ont jamais la paix, où il faut, en permanence, les déterrer et les ré-
enterrer.

OUBLIER, OUBLIER, OUBLIER

Le chant de Thälmann, les partisans du fleuve Amour et, Écoutez peuples


Écoutez les appels Le foulard rouge, mouillé de l’offrande à Staline Et la
chemise bleue lacérée pour le mort Tombé près du mur le monument de
Staline À Rosa Luxemburg, les villes fantômes OUBLIER Kronstadt,
Budapest et Prague Où le spectre du communisme revient bruit de coups
donnés dans la canalisation OUBLIER ET OUBLIER ET OUBLIER
Toujours ré-enseveli sous la merde Et de la merde il se relève encore
OUBLIER ET OUBLIER ET OUBLIER […] Qu’ai-je à voir avec votre
socialisme Bientôt il sera complètement noyé sous le Coca-Cola
OUBLIER ET OUBLIER ET OUBLIER44.

Toute révolution, on le sait, entraîne un énorme vandalisme officiel,


collectif, groupal ou individuel. La Révolution française et la Révolution
russe ont servi de modèle. À la chute du Mur, après l’écroulement du
communisme et la fin de l'URSS, les choses ont été plus complexes. Il y
eut de vraies destructions (on verra que c’est le cas de Berlin), mais aussi
des formes plus subtiles de d’effacement, de dérision, d’ironisation, de
mise à l’écart sans destruction. Il y eut les badigeonnages, les slogans les
travestissements, les détournements des slogans rituels, les jeux de mots
assassins. Il y eut aussi les statues et monuments laissés à l’abandon,
livrés aux graffitis, aux intempéries, à la végétation. On a vu également
les surprenants retours de statues déboulonnées ou démontées. C’est ainsi
qu’on put lire, en décembre 1998, moins de dix ans après les événements,
une étrange nouvelle : la statue de Felix Dzerjinski, chef de la Tcheka
soviétique, qui se dressait au centre de Moscou et qui avait été
déboulonnée et emportée par une grue le 22 août 1991, devait être
replacée sur son socle. Puissance symbolique invraisemblable des
statues ! La plupart du temps, les statues furent remplacées par d’autres,
la nature symbolique et la mémoire ayant horreur du vide. Aux multiples
Lénine, on a préféré des Pierre le Grand, en attendant les contrecoups et
retours de balancier de l’histoire. Mais il arrivait aussi que le piédestal
des statues démontées restât vide. C'est comme si l’aura de l’ancienne
statue était encore là. Son ombre ne pouvait pas quitter la place. Son
fantôme poursuivait encore ceux qui s’y aventuraient de trop près.
Devant la vague de démolition de l'URSS en passe de redevenir la Russie
de 1991, des artistes avaient eu le projet de la « Propagande
monumentale » avec V. Komar et A. Melamid, anciens dissidents
installés à New York et qui s’étaient fait connaître dans les années 80
avec leur Sots Art, pastichant les canons du réalisme socialiste. Ce
nouveau projet visait, par exemple, à retirer du mausolée le corps de
Lénine pour le mettre dans le tombeau de l’idéologie prolétarienne, ou à
faire tenir à l’envers la statue de Marx pour lui faire subir ce qu’il a fait
subir à Hegel, etc. Plus profonde et plus élaborée était l’idée d’Igor
Moukhine, celle de la « place déserte ». Il s’agissait de photographier des
statues anonymes : un gardien, un clairon, une pionnière, une bannière
« des Lénine de province en modèles réduits, copies d’œuvres célèbres,
bref, les modèles courants de l’art soviétique, souvent faits de plâtre, et
par conséquent exposés à une détérioration rapide45 ». Le but était de
saisir les archives de la désintégration des statues, la trace de leur
disparition. La « Place déserte », ou le travail sur ce qui reste après le
démontage des statues, quelques traces, des cicatrices…
À Berlin, il y a eu successivement le détournement des slogans sur le
socle des statues, des banderoles, des projections ou éclairages ironiques,
puis le vandalisme par abandon et, la plupart du temps, la destruction
pure et simple. On n’a pas envisagé la relégation dans un parc aménagé
pour la circonstance, solution adoptée à Moscou et à Budapest et qui
consistait à « muséifier » l’ensemble des emblèmes de l’ancien régime,
sans les détruire46. Placées en un même endroit, ces statues pouvaient se
présenter en vrac, sans ordre, comme un « rivage à l’abandon » (solution
de Moscou), mais elles peuvent aussi être disposées dans un cadre
aménagé pour cette occasion (solution de Budapest). Dans ce dernier cas,
on a vraiment affaire à une poubelle « paysagée de l’histoire », un parc
où on a placé les statues de l’ancien régime47.

Thälmann trop lourd pour être déboulonné

Pas de jardin paysagé des statues à Berlin, donc. On s’est acharné à


faire disparaître tout le réseau symbolique de la RDA. D’abord Lénine48.
C'est le sculpteur soviétique Nikolaï Tomski qui avait façonné sa statue.
Elle se dressait sur la place du même nom dans l’est de la ville. Énorme,
haute de dix-neuf mètres, en granit rouge d’Ukraine, émergeant d’un
immense piédestal de vingt-six mètres, sur fond de drapeau rouge, devant
trois HLM de hauteur inégale, en dégradé. Elle écrasait par son aspect
monumental tous les environs. Elle avait été inaugurée par Walter
Ulbricht pour le centième anniversaire de la naissance de Lénine, le 20
avril 1970. Sur une photo prise le jour de l’inauguration, on peut
constater que la place est noire de monde, que les gens y soient venus
spontanément ou non. En fait, il ne s’agit pas vraiment d’une place mais
d’un gigantesque carrefour entre la Leninallee (aujourd’hui Landsberger
Allee), la Friedenstrasse, la Lichtenberger Strasse qui rejoint la Karl-Mar
x-Allee, avenue monumentale elle-même, conçue pour être la réalisation
phare du régime avec les constructions de Hanselmann. Dans une
prestigieuse revue allemande d’architecture, Dieter Hoffmann-Axthelm
notait, péremptoire : « Il est frappant de voir à quel point il a été difficile
aux Allemands de détruire les représentations symboliques du IIIe Reich.
C’est qu’ils étaient comme incorporés en elles. Cela aurait été comme
déchirer leurs propres images, se déchirer eux-mêmes. Ils ne pouvaient
tout simplement pas le faire et préférèrent garder le silence. C'est
seulement deux décennies après que leurs enfants les attaquèrent
frontalement à cause de ce silence. Aujourd’hui, la situation est différente
pour deux raisons. On se trouve en face de la réunification de deux
Allemagnes : l’une qui s’est révélée être victorieuse, et l’autre qui a
perdu. [...] Les Allemands de l’Est ne s’identifient absolument pas avec
les monuments de leur ex-pays. Ils les édifièrent et défilèrent devant en
fonction des ordres qu’ils recevaient, mais n’avaient aucun rapport
personnel à eux49... » Il n’est pas certain que les Berlinois de l’Est n’aient
pas développé des rapports étroits, souvent ambivalents, avec l’arsenal
des monuments symboliques de la RDA, que ce soit les enseignes qui
ornaient le drapeau, ou les plaques, statues et slogans divers. Le jugement
de cet « expert » me paraît bien expéditif. Toutes les enquêtes faites après
coup rendent compte d’une réalité plus complexe, plus contradictoire.
Sophie Calle, dans son travail sur Berlin-Est, commence par citer une
annonce faite par la Chambre des députés de Berlin en juin 1992 : « Dès
lors qu’un système de gouvernement se dissout ou se fait renverser, ses
monuments – du moins ceux qui servaient à légitimer et à maintenir son
emprise – n’ont plus de raison d'être50. » Puis elle décrit sa démarche dans
la plaquette publiée à la suite de son exposition de photographies. « À
Berlin, de nombreux symboles de l’ex-Allemagne de l’Est ont été
effacés. J’ai photographié cette absence et interrogé les passants. J’ai
remplacé les monuments manquants par le souvenir qu’ils ont laissé51. »
Un exemple, celui de la statue de Lénine. On pourrait superposer deux
images : la statue, telle qu’elle se dressait à partir de 1970 et telle qu’elle
a été détournée par un artiste, Krystof Wodiczko, lors de l’exposition
urbaine de 1990 : Die Endlichkeit der Freiheit (c’est dans le cadre de
cette même exposition que Christian Boltanski avait présenté La Maison
manquante, sur la Grosse Hamburger Strasse). Dans le travail de
Wodiczko, Lénine se dresse encore à Friedrichshain devant les HLM,
mais il est question de le démanteler. L'artiste, par un éclairage subtil et
une projection, l’a habillé d’un T-shirt rayé et l’a placé derrière un Caddie
plein d’objets de consommation, sans doute pour fêter ironiquement le
passage du monumentalisme idéologique, qui avait fait faillite, à la
société de consommation appelée, elle, à un brillant avenir. Et puis deux
images encore : la statue démantelée, sa tête gisant au pied du socle et,
enfin, la place vide aujourd’hui.
En 1990, il était devenu urgent pour les autorités de l’Allemagne en
voie de réunification de se débarrasser de cette statue. Le maire de Berlin
réaffirma que la ville ne pouvait tolérer d’avoir dans ses murs la statue
d’un « despote » et d’un « criminel ». Il était secondé dans ses vœux de
démontage par une large majorité, à la fois CDU et SPD. À leurs yeux,
seuls quelques irréductibles et vieux staliniens allaient s’opposer à cette
mesure de salubrité. La statue avait été classée monument historique (par
l’Est), ce qui occasionna quelques difficultés, mais on fut prompt à
annuler cette mesure et le monument put légalement être démonté. Mais,
curieusement, cette décision a déclenché une immense vague de
protestations et pas seulement à l’Est. Il y avait ceux qui vantaient ses
qualités esthétiques. Œuvre du réalisme socialiste, elle témoignait d’un
art qui allait disparaître si on n’en laissait pas in situ quelques-unes de ses
réalisations les plus fondamentales. Il y avait ceux qui invoquaient sa
valeur de témoignage d’une époque : la statue faisait partie de l’histoire
de l’Allemagne et de Berlin. Les habitants des HLM alentour firent
savoir avec force leur opposition. Le démontage de la statue posait le
problème du passé et de ses usages, de la façon dont la mémoire
collective s’inscrit dans la ville. C'est peut-être dans ces semaines
décisives de l’automne 1990 que l’identité Ossi prit naissance, devant
l’acharnement à effacer la mémoire de la RDA à peine enterrée, non
seulement du présent (ce qui était acquis), mais même du passé. Une
banderole fut hissée qui ceinturait Lénine : Pas de violence ! Le
gouvernement se dépêcha de faire affaire avec une firme de démolition,
la Hartmann Karlshorster Tiefbau. Elle demandait cent mille marks et se
faisait fort de dégager les lieux en huit jours. Les opposants déployèrent
une banderole ironique dès que le premier échafaudage fut monté :
« Ici le Sénat de Berlin jette
à la décharge l’Histoire allemande
dans le cadre de son Action de nettoyage
contre toute pensée autre.
Les Sponsors : Sociétés Frotte et chasse.
Épuration : Blackout et co52. »
L'opération de démontage rencontra en outre quelques obstacles
inattendus. La veuve du sculpteur fit savoir qu’elle y était opposée et
qu’elle avait voix au chapitre. Le chancelier Kohl répondit que ce n’était
pas à des étrangers de prendre position. Mais c’est de la part de la statue
elle-même qu’on trouva le plus de « résistance ». Elle se révéla beaucoup
plus lourde que prévu ! Dès le 13 novembre 1991, la tête fut démantelée.
De nombreuses photos la montrent en train d’être hissée le long de la
façade des HLM, un spectacle unique qui aurait dû inspirer romanciers et
cinéastes ! La firme déclara, le 3 décembre, qu’elle ne pouvait continuer
à moins qu’on ne lui donne deux cent mille marks au lieu des cent mille
précédemment réclamés. C’est seulement le 8 février 1992 que l’on en
viendra à bout au coût de cinq cent mille marks. Constitués de différents
blocs, la statue n’a pas été détruite, mais enterrée dans les carrières de
Köpenick. À la place, on mit des blocs de granit et une fontaine. Pour
prolonger les connotations négatives qui hantent ces lieux, devant la
fontaine, une toute petite plaque avise les passants : « Eau non potable ».
Sophie Calle a demandé aux gens, quelques années après le
démantèlement, ce qu’ils en pensaient. Cela donne une belle cacophonie,
un bourdonnement du discours social tout à fait passionnant : « Je n’étais
qu’un gamin à l’époque de l’inauguration, ce devait être aux alentours de
1970-1971. Ils l’ont dévoilé et tout d’un coup il était là : Lénine nous
faisait face. Deux fois plus haut que les réverbères. C'était un mélange de
styles ridicules, entre l’héroïque et le populaire. La tête était légèrement
orientée vers le haut et regardait au loin, vers l’au-delà pour ainsi dire53. »
Certains des passants interrogés ont l’air franchement hostiles :
« L’ambiance était exactement la même que celle que dégagent tous les
monuments faits par les communistes. Le visage était terrifiant. Surtout
la nuit, sous les projecteurs. Sinistre54. » Ou bien : « C’est avec lui que
tout le malheur a commencé. Après tout, Lénine c’est un étranger. Si
c’était Marx, on se poserait des questions. Mais comment se fait-il qu’un
citoyen russe ait eu droit à un si gros monument ? » Ou encore, autre
variante du bon débarras : « Enfin, il n’est plus là, ce gros bloc de pierre.
Ils ont commencé par enlever la tête. Cela m’a procuré une grande
satisfaction. J’ai même écrit un poème à ce sujet, que j’ai intitulé Le
Bonheur. À présent, recouvert de sable, il repose dans une fosse au fond
de la forêt de Köpenick. Personne ne sait au juste à qui il appartient. Pas
à nous, en tout cas55. » D’autres se montrent plus cléments sinon
nostalgiques : « J'ai toujours trouvé qu’il avait sa place ici, qu’il faisait
partie de la conception architecturale du quartier. Il constituait un repère
bien visible, occupant le devant de la scène. Tout ce qui l’entourait devait
se mesurer à lui. Le plan de circulation vous obligeait à le contourner,
quelle que soit votre direction… Ils ont essayé de le transformer en
posant des blocs de pierre, en choisissant une dénomination moins
connotée – place des Nations – mais cette place a été conçue pour
Lénine, et ces gros cailloux peuvent difficilement le remplacer56. » Ou
encore : « Chaque fois qu’il m’arrive de passer par ici, je suis conscient
de ce vide. J’étais encore petit lorsqu’on l’a construit, je le voyais depuis
le vingt et unième étage. Quand on descendait dans la rue on disait : “On
va voir Lénine.” Vu de chez nous, il avait l’air plus humain, moins
sévère. Lorsqu’on était en bas, à ses pieds, on se sentait écrasé. Ils se sont
débarrassés de lui sans autre forme de procès, en 1991. Mis en pièces et
enterré. Les morceaux numérotés sont entreposés dans sa dernière
demeure, un ancien stand de tir situé à trente kilomètres de Berlin. J’ai
suivi le démontage en direct à la télévision et je me suis rendu compte
qu’il était fait de quinze blocs de pierre, chacun pesant entre deux et
quatre tonnes. Ils ont eu beaucoup de mal à se défaire de lui. Ils ont mis
trois semaines environ ; il y avait des problèmes logistiques. À sa façon,
il faisait de la résistance57. » Enfin, quelqu’un tire une autre leçon : « Je
ne sais plus exactement à quoi il ressemblait, mais ce type vit encore
ici58. »
Dans les discussions enflammées qui firent la une des journaux, il y
avait aussi le statut de certains monuments de l’Ouest au symbolisme
douteux. Par exemple la colonne de la Victoire construite par Heinrich
Strack à la fin du XIXe siècle pour commémorer la victoire de la Prusse
sur le Danemark en 1864, sur l’Autriche à Sadowa en 1866 et enfin sur la
France en 1870, colonne en haut de laquelle se trouve la Victoire que
Wim Wenders a rendue célèbre. Jusqu’en 1938, elle se dressait devant le
Reichstag, puis elle fut déplacée à la place de la « Grande Étoile », plus à
l’ouest, au milieu de Tiergarten. Ce monument à la gloire des victoires
prussiennes fut également revendiqué par Hitler. Le PDS et les Verts
proposèrent qu’on le démolisse comme on prévoyait de le faire pour
Lénine. La résolution, qui présentait la colonne comme le symbole de
l’arrogance nationale allemande, fut repoussée sans discussion. Mais le
fait même qu’elle ait pu être présentée, qu’on ait pu opposer des
monuments de l’Ouest à ceux de l’Est, montrait clairement que la guerre
des mémoires était bien une guerre civile, même si l’un des deux camps
en sortait vainqueur. La nouvelle commission mise sur pied demanda
qu’on jugeât les monuments d’après leur valeur historique et non plus
politique. En ce qui concerne les plaques, monuments, statues de l’Est,
on se fit moins expéditif, se contentant souvent de changer le texte des
socles, y compris pour les monuments commémorant l’antifascisme, car
on estimait que le rôle des communistes y avait été exagéré.
On voulut cependant démolir le monument à Ernst Thälmann à
Prenzlauer Berg, comme on avait démoli celui de Lénine à
Friedrichshain. Plus colossal encore que le premier, sculpté par un autre
Soviétique, Lev Kerbel, c’est un buste avec une énorme tête de bronze
sur fond de drapeau rouge, le poing levé dans une attitude héroïque, en
haut d’un socle avec son nom en lettres énormes. Le tout fait quatorze
mètres de haut sur quinze mètres de large. Des graffitis commencèrent à
barbouiller le socle, ironiques ou mélancoliques : « Vous n’auriez pas une
taille plus large ? », comme on le demande pour un T-shirt, a fait les
beaux jours de 1991-1992. « Skatefront », à l’imitation de « Rotfront », y
fut également inscrit, sans compter quelques croix gammées, celles-là
assez vite effacées. La bagarre devint très vive en 1993, et il ne fut plus
possible d’abattre le monument. De plus, aucune firme de construction
ou de travaux de démolissage ne voulait se charger des cinq cents tonnes
de cette immense masse de bronze. Il est donc resté et aujourd’hui on
peut y lire : « Emprisonné, assassiné, barbouillé », ce qui résume la vie
de militant de Thälmann, sa fin tragique à Buchenwald et le destin de son
monument soumis aux intempéries et aux graffitis.
Il y eu aussi un moment d’émoi pour le couple Marx-Engels, cette
statue de bronze sur le Marx-Engels Forum ; où l’un (Marx) est assis
tandis que le second (Engels) est debout, monument que les Berlinois de
l’Est avait surnommé : Marx und Jacketti, à cause de leur pose ridicule et
de leur costume. Du reste, le socle sur lequel Marx est assis ressemble à
une valise. On dirait qu’il est en attente d’un visa de longue durée pour
émigrer à l’Ouest, banal destin d’intellectuel. À l’inverse des monuments
colossaux, cette statue, accessible au public, était populaire. Les enfants
grimpaient sur les genoux de Marx (ils continuent à le faire, du reste) et
tout le monde désirait y être photographié. Des graffitis ironiques
donnaient la parole aux fondateurs du marxisme qui s’exprimaient sur les
événements : « Nous ne somme pas coupables », lisait-on, ou encore :
« La prochaine fois, ce sera mieux. » Travail sur les ombres, sur les
dérives, les dérapages de l’histoire. La prochaine fois, ce sera mieux !
Hans Mayer se demandait un jour quand tout cela s’était mis à mal
tourner, avant juin 1953, après 1956, dès 1917, avant ?
Je suis allée au cimetière de Friedrichsfelde, au Gedenkstätte der
Sozialisten, le mémorial des socialistes, déposer un œillet rouge sur la
tombe de Rosa Luxemburg. Tous les deuxièmes dimanches de janvier, il
y a une manifestation. Du temps de la RDA, elle tournait au rituel. En
1988, Stefan Krawczyk, Freya Klier furent arrêtés. Ils avaient déployés
une banderole que la police n’avait pas appréciée, avec une phrase de
Rosa Luxembourg, justement : « La liberté est toujours la liberté de ceux
qui pensent autrement. » La manifestation du 19 janvier reste toujours
surveillée. En 1992, dans l’Allemagne réunifiée, des néonazis ont
profané le lieu avec des croix gammées. Celle du 19 janvier 2000 a été
interdite par la police pour des raisons de sécurité… Il a fallu la tenir à
une autre date, mais le symbolisme n’y était plus. Ce lieu est toujours
hanté. J’avais la gorge nouée ; un sentiment étrange s’empara de moi.
Deux voix dans un cimetière : « Rosa, comment faire le tri ? Y a-t-il
même le moindre tri à faire ? Y a-t-il quelque chose à garder : quelques
noms dont le tien, quelques dates ? Vous avez tous été jetés dans la fosse
commune de l’histoire, floués jusqu’au dernier. Mais tu vois, je suis là,
simple passante mélancolique et muette, ombre moi-même parmi les
ombres en cette fin de matinée de mai, ici, à Berlin… Quelle providence,
tout de même, pour le capitalisme que le socialisme se soit tout de suite
dévoyé, qu’il ait à ce point déraillé ! Quel destin ! Tu sais, il y a un
personnage dans une pièce de Heiner Müller, un communiste allemand
ayant survécu à un camp de concentration qui, alors qu’il rentre chez lui
après la guerre, découvre un soldat soviétique en train de violer sa
femme. Il le tue et se retrouve… au goulag. » Et Rosa : « Oui, je sais… »
« J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac
BLABLABLA, dans le dos les ruines de l’Europe », dit un personnage de
Heiner Müller. Tu as rêvé, Rosa ! Nous avons tous, du moins, les gens de
ma génération, partagé, à un moment quelconque de notre existence, un
peu de ton rêve. L'espérance s’est pétrifiée. Nous avons rêvé, Rosa.
Certains ne se sont pas réveillés.

Des musées didactiquement corrects

On s’en prit d’abord à la construction mythique, au grand récit que


l’Est s’était forgé59. La plupart des dirigeants qui vont former l’élite de la
future RDA sont partis en exil à Moscou, mais aussi à Paris ou à Mexico,
quand ils n’ont pas été détenus dans des camps de concentration. Ce sont
des militants antifascistes. Néanmoins, ils ont bien été obligés d’admettre
que l’Allemagne ne s’est pas libérée elle-même, bien qu’une résistance
ait existé. Elle a été libérée par les forces alliées et principalement par
l’Armée rouge. De là, la construction d’un récit relativement simple qui,
exposé aux péripéties des transformations politiques et sociales, eut du
mal à s’enraciner durablement. D’une part, le fait de s’être retrouvée du
côté de l'URSS donnait l’occasion à cette partie de l’Allemagne de se
refonder, de créer un « État des ouvriers et paysans », débarrassé de la
classe des Junkers et de l’exploitation capitaliste, dont l’expression la
plus terroriste avait été le fascisme. Du même coup, la population de ce
nouvel État retrouvait une espèce d’innocence, puisqu’une vraie rupture
avec le passé s’était opérée. Il n’y avait pas lieu de se culpabiliser devant
l’ampleur des crimes qui avaient été commis au nom de l’Allemagne. Il
n’y avait aucune honte à se sentir allemand. On faisait partie des
vainqueurs et non des vaincus, et l’on pouvait embrasser hardiment
l’avenir. Les bourreaux étaient à l’Ouest, cette partie de l’Allemagne qui
ne s’était pas vraiment dénazifiée. Aucune difficulté alors à s’édifier un
Panthéon symbolique, avec son drapeau, les couleurs allemandes, avec le
compas et le marteau, son hymne, ses héros. Ernst Thälmann d’abord et
les autres martyrs du nazisme ensuite, pour beaucoup morts en Espagne
ou dans les camps de concentration nazis. Les héros du mouvement
ouvrier allemand : Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, Marx et Engels,
bien entendu. Des dates symboliques : le 8 mai, jour de la capitulation, le
15 janvier, date de la mort de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, le
1er mai. Aucune difficulté non plus à édifier des mémoriaux et des statues
à Lénine et à Staline (avec les développements qu’on sait). Construire
une « meilleure Allemagne » était le mot d’ordre généralisé.
Ce récit, il faut le rappeler, n’est pas un. Il a subi des rectifications
dues aux aléas de l’évolution événementielle : affaire Merker, révolte du
17 juin 1953 et ses suites, révélations du XXe congrès du PCUS, affaire
Janka, érection du Mur en 1961, peur des retombées de l’épisode tchèque
de 1968, suite du bannissement de Wolf Biermann, lâchage de
Gorbatchev, etc. Des invariants subsistent cependant. Si la tradition
antifasciste est fondamentale, il y a des lacunes, des manques, des
distorsions, de l’occultation. On passe largement sous silence la
responsabilité du KPD dans la prise de pouvoir de Hitler, sa politique de
rejet systématique de la social-démocratie assimilée à un « social-
fascisme ». Le pacte germano-soviétique est « oublié » de la même
façon. Passé sous silence, le fait que Buchenwald et Sachsenhausen,
furent, de 1945 à 1950, réutilisés par les Soviétiques. Difficulté majeure
enfin, la place des Juifs comme victimes premières du nazisme. Que le
fascisme soit un épisode, une phase de la lutte des classes, la dictature
terroriste des éléments les plus réactionnaires de la bourgeoisie, comme
le pensait Dimitrov, soit ! Mais comment penser cette « spécificité »
allemande qu’a été l’extermination des Juifs d’Europe, cette part
monstrueuse d’irrationnel ? Voilà qui n’entrait pas dans les cadres
épistémologiques, politiques, de l’élite de la RDA. Elle, n’a pas vraiment
su parler du génocide des Juifs. En 1987 seulement, un monument est
élevé à Berlin-Est en l’honneur de Herbert Baum, qui avait dirigé un
groupe de résistants juifs allemands, en plein Berlin, durant la guerre. Et
ce n’est qu’après la Wende qu’un mémorial sera édifié à la mémoire de la
révolte des femmes de la Rosenstrasse.
Cette occultation de la place des Juifs dans la persécution nazie se lit
très bien dans le récit des musées des anciens camps de concentration.
Ainsi, au musée de Sachsenhausen, devenu un lieu de pèlerinage et de
recueillement pour les jeunes, le lieu d’un acte de piété : « En ce lieu,
nous nous courbons avec une vénération profonde devant nos morts, les
combattants contre la guerre, le militarisme et le fascisme, les victimes de
la terreur nazie. Ce lieu est consacré à la mémoire des martyrs
innombrables et aux héros de la résistance antifasciste, et à l’engagement
– envers cette présente génération aussi bien qu’envers les générations
futures – de ne jamais laisser la barbarie fasciste et militariste avoir prise
sur notre peuple ou sur d’autres peuples. Chaque mètre de ce territoire a
bu jusqu’à la lie la sueur et le sang de dizaines de milliers de martyrs
venant de nations les plus diverses et ayant des visions du monde les plus
variées. Ils furent torturés dans ces lieux jusqu’à la mort, uniquement
parce qu’ils aimaient leur peuple, la liberté et la démocratie plus que leur
propre existence, parce qu’ils étaient socialistes, parce qu’ils détestaient
la haine et la mise à mort des autres peuples, parce qu’ils avaient
consacré leur vie à l’humanisme, à l’amitié entre les peuples60. » Cette
rhétorique qui pourrait être émouvante si elle n’était convenue, passe
totalement sous silence le destin particulier dévolu aux Juifs. Dans la
visite du musée, il en était fait mention, mais on n’y insistait pas. Le
visiteur distrait pouvait même ne pas le remarquer. C’est que la RDA
avait établi une différence entre les « victimes passives », raciales, des
nazis, dont elle ne savait que faire, et les « victimes actives », les
résistants, qui étaient ses héros.
Il était donc facile, après 1989, de s’attaquer à ce récit et de tout rejeter
en bloc avec la dernière énergie. Pourtant, en RDA même, à tous les
niveaux, nombreux avaient été les responsables, les écrivains ou les
simples citoyens qui étaient parfaitement conscients des simplifications
et des pièges de ce récit trop linéaire. En 1979, Stephan Hermlin déclarait
à Klaus Wagenbach : « La jeunesse des deux États allemands n’est pas
partie prenante dans l’histoire allemande, elle en est la continuation et il
faut qu’elle s’explique avec elle. Le fait que nous ayons fondé notre État
comme État antifasciste peut favoriser un malentendu sur notre situation.
Pour combattre ce malentendu, j’ai souvent dit, ces derniers temps, que la
maîtrise du passé a été facilitée à maints égards chez nous, mais que,
même si on a fait beaucoup dans ce sens, on n’a jamais le droit d’aller se
reposer. Parce qu’il faut que ce passé soit revécu sans cesse, tous les
jours. Parce que ce passé est toujours un présent. Je crois que l’erreur qui
consiste à déclarer le passé surmonté est très nettement commise chez
nous. Malheureusement aussi par beaucoup de camarades qui disent avec
une autosatisfaction que nous, nous avons maîtrisé le passé, alors que
ceux d’en face n’en ont rien fait et sont encore dedans. Personne n’a le
droit de dire cela61. »
Toute l’historiographie a été délégitimée. Ni la valeur des travaux d’un
Jürgen Kuczynski (mort peu après la réunification), ni ceux d’un Harmut
Zwahr ou d’une Ingrid Mittenzwei n’ont mis un frein à la destruction de
l’historiographie est-allemande. La remise en avant du paradigme
antitotalitaire servait ici de fil directeur. Certes, Christoph Klessmann,
Martin Sabrow, Ralph Jessen et Peter Reichel ont souvent répété que la
simple notion de « totalitarisme » ne pouvait suffire à analyser la société
ni le système politique de la RDA, rien n’y fit. D’ailleurs, de nombreux
historiens ne partageant nullement la « renationalisation » de la discipline
ont poursuivi la RDA de leur vindicte. Heinrich-August Winkler, par
exemple, a invalidé cette société de la base au sommet. Il s’est acharné
sur tout, sur les changements des noms de rue et sur les positions
universitaires d’où il a délogé à peu près tous ceux qui ne faisaient pas
ouvertement profession de dissidence, nous l’avons vu. Même Hans-
Ulrich Wehler, qui fut autrefois un des chefs de file de l’« histoire
critique », a dit qu’il n’y avait rien à tirer de la RDA. Tout a donc été
totalement dévalué, ce qui a eu un effet en retour sur l’historiographie. Le
mot « antifascisme » qui fut tellement instrumentalisé par le régime de la
RDA devint absolument obscène. On oublia que l’antifascisme ne se
ramenait pas à ce mythe élaboré par le pouvoir en RDA, qu’il reposait à
l’origine sur des bases réelles, que les communistes avaient été des
opposants au nazisme, qu’ils avaient été pourchassés, torturés, mis à mort
(cent cinquante mille emprisonnés et au moins vingt mille tués) et que,
pour nombre de résistants et de Juifs allemands qui étaient revenus en
RDA, la notion d’antifascisme représentait un milieu de vie, comme
Frank Stern l’a montré62.
Dans un premier temps, jusqu’au milieu des années 1990, les
historiens remettent en avant la notion de « totalitarisme », ils « mettent
l’accent sur la toute-puissance du régime, insistent par priorité sur sa
nature répressive et multiplient les comparaisons avec le nazisme pour
mieux souligner les ressemblances et les continuités entre les deux
régimes. Dénonciatrice, globalisante et politique, cette historiographie de
la première heure fait du Parti communiste est-allemand l’acteur
principal sinon exclusif de l’histoire de la RDA ; elle envisage les
quarante années de son existence comme un tout et cherche dans la
politique et l’idéologie les explications en dernière instance de sa réalité.
Cette attitude est partagée aussi bien par la première commission
d’enquête du Bundestag que par les historiens issus de l’opposition
[...]63. » Cette historiographie est directement liée au contexte politique,
idéologique et médiatique de la chute du Mur. Curieusement, les raisons
qui rendent Étienne François plus optimiste sur l’« historicisation » de la
RDA et la fin de sa démonisation après 1995, en disent long sur ce travail
de démémoire. On peut aujourd’hui, dit-il, avoir une vue beaucoup plus
complexe de l’Allemagne de l’Est, parce que plus personne ne remet en
cause la réunification, parce que l’épuration de l’administration et
d’autres corps de la société s’est faite à grande échelle. On s’est en
somme assuré que le cadavre ne bougeait plus. De ce fait, on a pu
commencer une autopsie en profondeur. Il ajoute, il est vrai, que
l’ampleur de l'Ostalgie, la constitution d’une identité de l’Est ont montré
les limites d’une approche exclusivement politique du phénomène et d’un
concept comme celui de « totalitarisme ». Depuis, les analyses se sont
affinées. Plus la recherche progresse, nous dit Étienne François, plus les
différences entre le nazisme et la RDA sont évidentes. Alors que les
analyses locales montrent l’absence de base de la RDA, qu’on a pu
appeler une « dictature sans le peuple », au contraire, elles soulignent que
le nazisme fut une « dictature avec le peuple », « marquée par un
mélange d’extrême violence (dont on ne trouve pas l’équivalent en RDA)
et de soutiens étendus dans la population, et portée par l’adhésion, le
soutien, et l’enthousiasme des secteurs étendus et variés de la société. Les
archives de la période nazie conservées en RDA, dans les pays occupés et
en Union soviétique, conduisent par ailleurs à réinterpréter – en pire et en
plus précis – la guerre et plus précisément la politique menée par
l’Allemagne nazie sur tout le front Est : transferts de population,
expropriation et colonisation, exploitation, destructions, massacres,
implication de la Wehrmacht dans le génocide64 … ». On peut aussi
s’autoriser à dire que l’historiographie du temps de la RDA n’était pas
toute négative, une fois qu’on l’a complètement mise à mort. Comme le
dit un mauvais jeu de mots cité, avec esprit, par Étienne François :
« Alors que l’un (le nazisme) a accumulé des montagnes de cadavres
(Leichenberge), l’autre (la RDA) n’a accumulé que des montagnes de
dossiers (Aktenberge). »
Cette montagne de dossiers, ce sont les archives de la Stasi, celles du
SED, quasiment toutes celles de l’État (sauf celles des Affaires
étrangères et celles des archives judiciaires) qui ont été livrées sans que
la « loi des trente ans » qui a pourtant cours dans presque tous les pays,
puisse les protéger. Là encore, il s’agit de la répétition de ce qu’on n’a
pas fait en 1945, un acte qui, sous couvert de transparence, manifeste
toute la mauvaise conscience d’une société, mal guérie de son passé
national-socialiste. Car les archives de la RFA, elles, sont bien protégées
par la fameuse loi des trente ans, ce qui crée une « grave asymétrie de la
documentation et de la recherche sur l’histoire de l’Allemagne du temps
présent 65 ». Un incident récent rend parfaitement compte de cette
différence de traitement. On a appris que pas moins de quarante mille
Allemands de l’Ouest avaient été écoutés par la Stasi dans les dernières
années de la RDA. La correspondante du journal Libération, fit, le 5 avril
2000, le compte rendu d’un mini-événement de l’après-réunification,
concernant l’ex-chancelier Kohl et le scandale du financement occulte de
la CDU : « Appliquant la loi de 1991 qui permet la publication de
dossiers concernant “les personnes de l’histoire contemporaine”,
l’officier chargé des archives a rendu public, la semaine dernière, une
première liasse de comptes rendus d’écoutes des principaux acteurs du
système des caisses noires de la CDU. Autant dire une mine d’or pour
élucider le scandale ! Dans l’un de ces documents, l’ancien trésorier de la
CDU, Walter Leisler Kiep, évoque une conversation avec Helmut Kohl
lors de laquelle le chancelier lui aurait demandé : “Avons-nous encore
mis quelque chose de côté quelque part ?” Kohl, furieux, a téléphoné à
Joachim Gauck pour lui demander de ne pas publier ces documents,
disant qu’il irait en Cour fédérale constitutionnelle au besoin. C’est là
que se trame la dispute Est-Ouest66... » De nombreux députés et
responsables des partis ouest-allemands se sentent solidaires du
chancelier et font savoir que ces dossiers ne devaient pas être utilisés.
Lorraine Millot poursuit : « Cette soudaine frilosité des dirigeants ouest-
allemands a fait bondir nombre de leurs homologues de l’Est, qui ont vu,
depuis dix ans, des centaines de carrières brisées pour collaboration avec
la Stasi et autant de procès fondés sur les archives de cette organisation.
Les hommes politiques de l’Ouest ne peuvent pas “revendiquer pour eux
la grâce d’avoir habité à l’Ouest, alors qu’à l’Est quiconque a épié ses
camarades d’études, il y a vingt ans, est exclu de la fonction publique”,
proteste le social-démocrate Reinhardt Höppner, ministre président du
Land de Saxe-Anhalt. Dix ans après son trépas, la Stasi a encore réussi à
dresser les Allemands de l’Est et de l’Ouest les uns contre les autres67. »
Le rapport public au passé n’est donc pas le même pour les uns et pour
les autres. Criminalisation du passé encore, la commission d’enquête du
Bundestag sur « l’histoire et les conséquences en Allemagne de la
dictature SED ». Elle fut mise sur pied en mars 1992, tint quarante-quatre
sessions, entendit trois cent vingt-sept historiens, politologues,
philosophes et témoins et se termina en juin 1994. La commission publia
neuf volumes de comptes rendus d’auditions et de documents qui
remplissent 15 187 pages. Dirigée, elle aussi, par un historien, Bernd
Faulenbach, elle agit en partie comme un réquisitoire, un pseudo-
tribunal, sans rien de symétrique en retour68. Faulenbach reconnut que
cette commission avait largement ignoré la vie quotidienne en RDA, qui
existait malgré tout. L’instrumentalisation de la commission devint
évidente lors des élections de 1994, quand un débat sans fin s’enflamma
pour savoir quel parti avait encouragé les « démoniaques machinations
du régime de la Stasi ». Une seconde commission fut, du reste, mise sur
pied en 1995 pour étudier, cette fois, « le dépassement des conséquences
de la dictature SED dans le cadre de l’unité allemande », laquelle a remis
son rapport en juin 1998. On peut penser qu’on a là d’excellents
documents permettant de connaître l’histoire de la RDA, surtout
d’analyser le discours social qui prévalait en Allemagne, à ce moment-là.
Qu’on m’entende bien ! Encore une fois, je ne cherche pas à disculper
ce qu’il pouvait y avoir d’odieux dans l’organisation et le fonctionnement
de la RDA, en particulier l’existence de la Stasi. Mais j’insiste sur les
modalités avec lesquelles un État, une classe dirigeante, des intellectuels,
qui, ayant tant « cru » avoir fait le deuil du passé sombre de leur pays et
l’avoir à certains égards surmonté, se donnèrent en modèle et se
précipitèrent pour dépecer la RDA et ses symboles, rejetant ainsi dans
l’ombre, qu’ils l’aient voulu ou non, la période national-socialiste.
Tous les musées ont été revus de fond en comble. Ni le Deutsches
Historisches Museum à la Zeughaus, ni celui de la capitulation allemande
à Karlshorst, ni celui de Sachsenhausen, ni même le musée de la Vie
ouvrière au Prenzlauer Berg ne sont restés ouverts, ou tels qu’ils
présentaient l’histoire de la RDA, ou l’histoire allemande, ou celle de la
guerre et de la déportation.
Tout cela est manifestement le domaine réservé des historiens de
l’Ouest, des nouveaux vainqueurs de l’histoire, des nouveaux vainqueurs
de l’historiographie ; l’interprétation du passé est désormais le monopole
de ceux qui pensent en fonction des nouveaux canons. Une filiale de la
Maison de l’histoire de Bonn, œuvre à laquelle Kohl avait tenu par-
dessus tout, inaugurait à Leipzig, l’an dernier, une exposition sur les
« horreurs de la RDA ». Au sortir de là, un Ossi racontait que ce genre
d’exposition ne le concernait en rien. Il était de l’Est, certes, mais ni du
SED ni de la Stasi. Comme nombre d’habitants, il avait essayé de « faire
avec », sans plus. Il ne s’était retrouvé en rien dans l’exposition. Il
déclara à Lorraine Millot : « Ce que la RDA n’a pas réussi en quarante
ans, la RFA y est arrivé en quatre ans : faire de moi un marxiste69. »
Le Deutsches Historisches Museum est fermé. On est en train de le
rénover de fond en comble et c’est Ieoh Ming Pei, l’architecte de la
Pyramide du Louvre à Paris, qui est chargé de sa nouvelle extension. On
ne sait pas encore ce que sera la nouvelle exposition du musée d’Histoire
de Berlin, quand il rouvrira ses portes, mais à coup sûr elle ne gardera
rien de l’ancienne.
Le récit que l’on trouvait au Museum für Deutsche Geschichte (musée
de l’Histoire allemande, du temps de la RDA), dans la Zeughaus d’Unter
den Linden, était simplet, mais parfaitement cohérent. Il suivait l’ordre
chronologique et montrait le développement des forces productives
depuis la communauté paysanne, l’artisanat, l’émergence de l’État
absolutiste, l’urbanisation, l’industrie. Il y avait la voie du progrès, mais
aussi celle de la réaction. Les Junkers, par exemple, représentaient des
forces qui voulaient empêcher le progrès historique. Une salle retraçait la
montée du nazisme à travers des affiches, des journaux. Le tout
débouchait sur la défaite du fascisme grâce à la résistance antifasciste,
essentiellement communiste, à l’Armée rouge et à la fondation de la
RDA qui réconciliait l’Allemagne avec ses valeurs authentiques de
culture et de progrès. Récit « plein de trous », d’omissions, de
simplifications, évidemment. C’était cependant un récit cohérent,
linéaire, une façon de représenter l’histoire qu’on s’est dépêché, non pas
de remettre à jour par de nouvelles données, réélaborations, relectures,
complexifications, mais d’éliminer purement et simplement. Depuis de
nombreuses années, à l’Ouest, les historiens discutaient de
l’établissement de musées d’histoire, mais, dans l’ombre de (ou
parallèlement à) la querelle des historiens des années 1980, ils
n’arrivaient pas à se mettre d’accord, que ce soit au niveau muséologique
ou historiographique, sur le contenu comme sur le mode de présentation
qui devait être celui d’un musée d’histoire. De la Maison d’histoire de
Bonn en 1982 au projet berlinois de 1984 et au-delà, le débat fit rage.
Entre ceux qui voulaient que l’histoire servît au renouveau et au
renforcement du sentiment national en Allemagne, ceux qui cherchaient
des formes non linéaires de présentation, ceux qui militaient pour des
modalités interactives, il y avait un monde. De commission en
commission, des questions restaient en suspens : quelle place faire au IIIe
Reich, à Auschwitz, à la Seconde Guerre mondiale ? Les conservateurs
tenaient à ce que cet épisode ne fût pas central dans l’histoire de
l’Allemagne, l’essentiel étant de mettre l’accent sur la naissance et le
développement d’une conscience nationale allemande. Il fallait aussi que
le musée s’inscrivît dans la politique de la « maîtrise du passé ». Hans
Mommsen s’en inquiétait : « Des sujets tabous, tels que la collaboration
dans les territoires occupés, la participation à l’holocauste des
populations autochtones en Pologne et en Union soviétique, les crimes
commis au cours des expulsions, les erreurs des Alliés exigeant une
capitulation inconditionnelle, le refus de Londres et de Paris de prendre
en considération la résistance allemande, bref, tout ce qui est susceptible
d’améliorer chez les Allemands le sentiment de leur valeur, tout cela sera
amplement développé. En revanche, la quarantaine imposée à l’histoire
du Reich millénaire sera définitivement levée, tandis que la tendance à
lui chercher des racines dans les phénomènes de rejet sociaux apparus
depuis le début du siècle ne sera plus présentée comme légitime70. » Un
des historiens critiques fit remarquer que le passé ne se maîtrise pas,
qu’un musée d’histoire ne peut servir qu’à transmettre un savoir et
surtout des interrogations ouvertes. La réunification vint à point pour
muséifier définitivement la RDA. Elle exigea de nouveaux consensus, de
préférence conservateurs, en matière de présentation, d’installation et de
représentation de l’histoire. Certains historiens ont critiqué l’exposition
permanente de Bonn. Ils ont remis en question le double mouvement
dont elle participe : l’esthétisation d’une part, qui place le visiteur dans
une espèce de machine fascinante du temps qui empêche toute distance
critique, et, d’autre part, une vision homogénéisante, sans rupture, avec
de nombreux oublis. Comment les mouvements des années 60 et
l’écologie ont-ils marqué le pays ? On ne sait pas. L’image qu’il s’agit de
donner est celle d’une success story. D’ailleurs, le visiteur monte le long
d’une rampe jusqu’aux hauteurs de notre présent. Le national-socialisme
est comme une préhistoire, l’histoire commence vraiment en 1945. La
première partie de l’exposition ne montre que ruines, misère des réfugiés
allemands, marché noir, une Allemagne victime. Tout ce qui ne peut
entrer dans ce cadre linéaire est laissé en dehors. Et, bien entendu, la
RDA n’y est vue que comme une prison… Il s’agit d’un récit tout aussi
fermé, tout aussi schématique que celui qu’on rencontrait dans les
musées de la RDA. Histoire symétrique, également instrumentalisée !
La RDA, avait, du reste, été muséifiée au moment même où elle se
désintégrait. Au lendemain de la manifestation du 4 novembre, on s’était
demandé ce qu’il fallait faire de toutes les pancartes et banderoles que
Christa Wolf avait lues à la foule. On eut l’idée de les entreposer au
musée où, pour le quarantième anniversaire de la RDA, une importante
exposition sur la vie quotidienne était organisée. Les banderoles, qui
jouèrent un rôle si important dans la rue, furent immédiatement
transformées en documents. Le résultat est saisissant nous dit Robert
Darnton. Toutes les couches de temps sont superposées les unes aux
autres à travers une troisième, celle du présent. « En examinant les
slogans du 4 novembre juxtaposés à la propagande de 1949-1989, le
visiteur peut voir la révolution jaillir de l’ancien régime et, dans le même
temps, la voir congelée comme un morceau de passé, une histoire vieille
seulement de quelques mois71. » L’exposition symbolisait les nouvelles
destinées de la mémoire où le passé, instantanément prélevé,
instantanément stocké, archivé avant même de quitter la scène du
présent, se convertit en traces.
Pour ce qui est du musée de Karlshorst, ville qui a vu la reddition de
l’armée allemande dans la nuit du 8 mai 1945, les différences entre
l’ancienne narration et la nouvelle révèlent l’immensité de la
transformation et de la révision. Le communiqué de presse qui, en 1993,
annonçait les changements à venir était clair : « À l’occasion du
cinquantième anniversaire de la libération de la dictature nazie et de la
fin de la guerre en Europe, le 8 mai 1995, il est prévu de transformer
complètement l’exposition ; elle ouvrira à nouveau ses portes après avoir
été repensée d’un point de vue idéologique et linguistique, après avoir été
épurée de ses erreurs et élargie à d’autres contenus thématiques. Il ne
s’agira plus – comme c’était le cas ces vingt-cinq dernières années – d’un
hommage à la victorieuse armée soviétique qui libéra le peuple allemand
de l’emprise de la dictature nazie pour le conduire vers
l’internationalisme socialiste, mais d’un musée didactiquement correct,
donnant des informations historiques précises. Donc, un musée consacré
à la guerre contre l’Union soviétique, à la capitulation allemande face
aux forces de la coalition anti-hitlérienne et aux relations germano-
soviétiques de l’après-guerre72. » La nouvelle exposition revue et
corrigée, bilingue, n’est plus, conformément au communiqué, à la gloire
de l’armée soviétique. Mais elle se déroule sur le thème, ahurissant à mes
yeux, de « nous avons tous été courageux et à, Stalingrad, il faisait froid
pour tout le monde. Nous sommes redevenus de bons amis, etc. ». Ce
qu’on y voit évoque le film de Joseph Vilsmaier, Stalingrad (1993), où
les jeunes recrues qui vont mourir dans la boue et le froid vivent la
bataille de Stalingrad comme une fatalité, de même que les jeunes Russes
d’ailleurs, qui meurent sur le même champ de bataille. En outre,
l’exposition nous rappelle que 1945 ne marque pas la fin de la guerre
pour tout le monde. Nombre de soldats allemands sont les prisonniers des
Soviétiques et ne rentreront (pour ceux qui rentreront) que plus tard.
Quand je l’ai visitée, en juillet 1999, j’entendais dans les écouteurs mis à
la disposition des visiteurs des chants soviétiques. Juste en face de moi,
un vieil Allemand – sans doute un ancien de la Wehrmacht – écoutait
l’air émerveillé des chants de marche allemands qui, manifestement, lui
rappelaient le « bon vieux temps ». Nous nous sommes regardés un long
moment, lui sortant de son extase, moi de ma mélancolie, d’un air de
nous dire : « Oui, chacun avait ses chants de marche, mais nous étions
tous courageux, n’est-ce pas ? » Symétrie aussi dans les vitrines : dans
l’une, la chaussette du soldat russe, sa timbale, ses calepins, des
décorations, ordre de Lénine, faucille et marteau…, et dans la vitrine
voisine, la chaussette du soldat allemand, sa timbale, ses calepins et ses
décorations avec des croix gammées… Plus de guerre, ni chaude ni
froide. Aujourd’hui le cauchemar est terminé. Musée œcuménique de la
guerre, il est, en effet, didactiquement et politiquement correct. Nul ne
peut en être choqué. On y trouve, heureusement, la salle où eut lieu la
capitulation restituée presque à l’identique, et ce lieu seul console de la
navrante « nouvelle » version du musée, totalement aseptisée.
Au camp de Sachsenhausen, le visiteur est invité à voir un film. À
l’entrée de la salle de projection, un texte est distribué, une mise en garde
73
précisant que le documentaire présenté sur « Sachsenhausen, camp de
la mort » a été tourné par les Soviétiques à la libération du camp. Cette
simple mention suffit déjà à le dévaloriser. On insiste également sur le
fait que, pendant que ce film était tourné, les Soviétiques réaménageaient
le camp où des prisonniers allaient souffrir de la faim et du froid, et
mourir en grand nombre. Néanmoins, on explique que, malgré la
propagande inscrite dans ce film, le comité scientifique chargé des
nouvelles salles d’exposition du camp a décidé de le montrer au public.
Pour quelles raisons ? 1) Il ressemble à tous les documentaires sur les
camps de concentration faits à l’époque, à ceux que les Britanniques et
les Américains ont tournés. La musique souligne le caractère dramatique
des images, mais on retrouve cela dans tous les films de cette période. 2)
Il est fait de prises de vue authentiques. 3) Les commentaires du film
concernant l’histoire du camp de Sachsenhausen correspondent aux
données historiques et scientifiques de la recherche actuelle. 4) Le centre
n’a pas d’autre film, de meilleur matériel à montrer au public, il n’y a pas
d’alternative à ce documentaire. En somme le comité scientifique nous
met en garde pour finir par nous dire que le film est « valable ».
Incroyable bonne conscience de la nouvelle Allemagne dont les
impératifs idéologiques et l’illégitimation de tout ce que la RDA a
produit se drapent de science !
C’est vrai, le camp a été réutilisé sous le nom de camp spécial n° 7 par
les Soviétiques. La plupart des internés étaient d’anciens nazis, membres
de la SS et des SA, mais ils seront rejoints par d’autres prisonniers,
politiques cette fois, victimes du NKVD, et l’horreur, sans se répéter au
même niveau, ne quittera pas la scène de Sachsenhausen. À l’entrée du
camp, aujourd’hui, une pancarte invite à aller voir les fosses communes
de ces « nouvelles » victimes. Une salle supplémentaire a été préparée
qui complète le récit de l’ancienne exposition de l’histoire du camp et
nous indique que la plus grande partie du récit que nous nous apprêtons à
suivre est vue à travers les représentations idéologiques de l’ancienne
RDA. Au sortir du camp, le visiteur est enclin à penser que tout est
symétrique, qu’« il n’y en a pas un pour racheter l’autre », qu’ils sont
tous coupables, tous pareils. Nulle hiérarchie, aucune remise en
perspective, aucune historicité réellement restituée. Là encore, ce ne sont
pas les bonnes intentions qui manquent. Les Soviétiques avaient occulté
l’existence du camp spécial, il fallait donc lui redonner sa pleine
existence mémorielle. Le rôle des historiens n’est-il pas, précisément, de
restituer les plages de l’histoire qui ont été « oubliées » ? Certes, mais le
nouveau récit qui est tenu ou sous-entendu, la façon dont on a rendu
illégitime la RDA et tout ce qui vient de l’Est – les récits fondateurs, les
épopées, les héros, la place de l’Armée rouge dans la victoire de 1945 –
donnent à ces mises en garde, à ces relectures et remaniements discursifs
des connotations bien plus pernicieuses. Car il ne s’agit pas de restituer
un réel historique tragique et contradictoire, mais simplement de mettre
sur le même plan l’Union soviétique et la puissance qu’elle vient (avec
les autres Alliés) d’abattre, l’Allemagne du national-socialisme. La
problématique du totalitarisme est ici déployée sans états d’âme et se
donne comme le résultat des dernières recherches historiques, lesquelles
correspondent à merveille à la nouvelle idéologie du consensus
antitotalitaire.

Les ménagères de Pankow lavaient plus blanc avec Spee


Personne, sauf quelques attardés, sans doute la centaine de personnes
qui ont, en juillet 2000, accompagné Mielke à sa dernière demeure, ne
regrette vraiment la RDA, telle qu’elle était dans sa débâcle économique,
dans l’impossibilité où elle s’était mise de retenir les milliers de gens qui
« votaient avec leurs pieds », dans sa faillite morale : absence d’État de
droit, Stasi omniprésente, étouffante et, à l’occasion, très malfaisante,
valeurs antifascistes martelées, ritualisées, qui ne correspondaient plus à
rien dans la réalité. Pourtant, quelque chose ne va pas. Le simple
effondrement de l’État avalé par la RFA ne suffit pas à donner un nouvel
horizon de pensée aux habitants de l’ex-RDA. La liberté sous la forme de
la consommation, si elle s’accompagne du démantèlement de tout le
potentiel industriel de l’Est, d’un taux de chômage sans précédent depuis
les années de sinistre mémoire, si elle signifie la négation des destins
biographiques74, la néantisation du vécu des gens, ne peut que les amener
à une certaine nostalgie, nostalgie de ce qui n’a pas été, reconstruction
imaginaire d’un pays disparu. Certes, on peut évoquer le provincialisme
protégé de la RDA, à l’abri du Mur, un provincialisme contrôlé, sans
chômage, avec des milieux de travail qui étaient également des lieux de
vie et des « niches », de petits espaces de liberté que tout un chacun
finissait par s’aménager, surtout dans les dernières années du régime.
Mais il y a plus. Pour le septième anniversaire de la réunification, la
Volksbühne a présenté un spectacle intitulé : La liberté rend pauvre.
Frank Castorf expliquait : « Je crois qu’on était finalement plus libre dans
le système du totalitarisme collectif que dans la société actuelle dont le
seul ressort est un individualisme mal compris et qui condamne tout ce
qui ressemble de près ou de loin au collectif. Aujourd’hui, je dirais qu’on
se sent superflu, mais pas libre75. »
Une véritable identité protestataire de l’Est est née qui se veut
l’affirmation d’un sentiment d’appartenance Ossi et résiste à l’emprise
des valeurs de l’Ouest. Cela passe par la recherche de produits tels que le
Rotkäppchen, un mousseux qu’on buvait à l’Est, le Vita-Cola, les
cigarettes Karo, Kabinett ou Klub, le nouveau culte snob de la Trabant
que l’on cherche à rafistoler. Cela se diffuse à travers ces soirées
« ostalgiques » où l’on tente de reconstituer l’atmosphère de Berlin-Est,
ou bien à travers des formes plus savantes de la culture, la Volksbühne
avec ses trois lettres en néon : OST, les mises en scène provocatrices de
Frank Castorf et d’autres metteurs en scène. Cela s’exprime à travers le
vote massif pour le PDS ou la création d’associations culturelles les plus
diverses. Quelque chose se met en place, un nouvel imaginaire, dans
lequel Berlin tient la première place.
Je voudrais évoquer, pour terminer ce chapitre, le film récent qui a
connu un triomphe avec deux millions de spectateurs en 1999 :
Sonnenallee, de Leander Haussmann, d’après un scénario de Thomas
Brussig, le très talentueux auteur du best-seller : Helden wie wir76. La
Sonnenallee est une rue de Berlin qui était coupée en deux par le Mur. La
plus grande partie de la rue se trouvait à l’Ouest dans le quartier de
Neukölln, la plus petite partie, à l’Est, à Treptow. Il s’agit de la peinture
d’une RDA des années 70, très rétro. Les costumes sont reconstitués à la
perfection, de même les intérieurs des appartements, les objets, les
coiffures. On y voit des jeunes ne jurant que par la musique des Beatles
ou des Stones. Ils vivent à l’ombre du Mur, observés par les gens de
l’Ouest de l’autre côté. À travers une intrigue gentillette, le metteur en
scène met en pièces la RDA, tout en la réhabilitant quelque peu. Ses
ridicules sont tournés en dérision mais avec une certaine tendresse,
jusqu’à ce voisin de palier qui ne rit jamais, toujours en imperméable,
qu’on croit être un agent de la Stasi et qui se révèle n’être qu’un croque-
mort. À la fin du film, les personnages s’avancent en dansant vers le Mur
au rythme de Get it on, de T. Rex, à la manière d’une comédie musicale
américaine. Les derniers mots du film sont en substance : j’étais jeune,
j’étais heureux et ça se passait dans mon pays, la République
démocratique allemande.
Ces nostalgies, ces mises en scène, cette résistance constituent-elles un
discours critique de mise à distance, un discours qui permettrait de faire
le deuil de la RDA en en percevant les limites, les manques, la faillite en
même temps que sa positivité enfin réaffirmée ? Sans doute pas, la
plupart du temps, ces discours manquent leur cible. Ils répondent, à leur
façon, au discours dominant qui a complètement délégitimé la RDA, à
son manque de nuance, à sa morgue.
Prenant appui sur le très beau livre de Jacques Derrida, Spectres de
Marx77, Emmanuel Terray note : « Dans son livre sur Spectres de Marx,
Jacques Derrida s’est fait l’avocat de ces êtres que les anciens appelaient
des ombres et qui ne sont rien d’autre que les morts tels qu’ils survivent
“en esprit” au milieu de nous. Il a souligné la nécessité d’accepter leur
intrusion et l’urgence d’ouvrir le dialogue avec eux, afin d’échapper à
l’emprise étouffante de la “présence pleine”78. » Le spectral, ici, est
l’espace tiers qui va permettre de transmettre une part de l’héritage, la
transmission, le passé ouvert dans ce qu’il a encore à nous dire et dans ce
que nous avons encore à lui dire. Le travail de l’absence contre la
présence pleine, l’inscription de la perte et de la ruine, la trace de la perte
contre la mémoire saturée.
Ainsi, des noms de rues débaptisées aux statues déboulonnées, de la
délégitimation des écrivains et des intellectuels aux humiliations infligées
aux employés, de la mise en chômage des ouvriers à l’épuration
universitaire, de la réécriture de la narration des musées d’histoire à la
remise en question de l’identité biographique des Allemands de l’Est, ce
que l’on a vu à l’œuvre, c’est l’imposition d’une mémoire collective
réductrice, instrumentalisée, sans nuance et sans ombre, ne laissant
aucune place à la mémoire interstitielle. Ce travail sur l’ombre, la
littérature et le cinéma permettent de l’approcher. Peut-être sont-ils, de
nos jours, les seules formes à travers lesquelles quelque chose de la perte,
de la dérision, de la nostalgie, de l’ambivalence peut se dire, s’inscrire, se
représenter. Que les écrivains nous parlent du royaume d’Ubu ou du
Ländchen, du « petit pays », comme souvent on désignait la RDA, qu’ils
évoquent le Mur ou les façades grises et lépreuses des rues de Berlin,
qu’ils évoquent leurs déambulations nocturnes, leurs rêves, leur
désespérance, ils ont peut-être quelque chose à nous dire qu’un discours
social arrogant a, depuis longtemps, abandonné.
1. Günter Grass, Propos d’un sans-patrie, Paris, Seuil, 1990, p. 7-8.
2. Günther Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 337-338.
3. Christoph Hein, « Nous sommes enfin devenus adultes », discours prononcé sur
l’Alexanderplatz le 4 novembre 1989. Textes réunis et présentés par Nicole Bary sous le titre
Chroniques d’un automne allemand. RDA, 1989, Paris, La Nuée bleue/J.-C. Lattès, 1990, p. 94.
4. Cité par Bernard Eisenschitz, Le Cinéma allemand, Paris, Nathan Université, 1999, p. 98.
5. Heiner Müller, Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures, Paris, L'Arche, 1996, p. 301-
302.
6. SED est le nom du nouveau parti issu de la fusion du KPD et du SPD en avril 1946 en zone
soviétique.
7. Jens Sparschuh, Fontaine d’appartement, Arles, Actes Sud, 1998, p. 118.
8. Ibid., p. 56-57.
9. Christa Wolf, Ce qui reste, Paris, Stock, 1996, p. 7.
10. Ibid., p. 29.
11. Ibid., p. 33.
12. Christa Wolf, Ce qui reste, op. cit., p. 47.
13. Le roman raconte l’histoire d’amour entre Manfred et Rita. Lui partira à l’Ouest, elle restera
à l’ombre du Mur, à l’Est, même si la vie y est plus difficile car elle ne veut pas « se défiler ».
14. Frank Schirrmacher, « Dem Druck des härteren, strengeren Lebens standhalten. Auch eine
Studie über den autoritären Charakter : Christa Wolfs Aufsätze, Reden und ihre jüngste Erzählung
Was bleibt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 juin 1990. Article traduit en français, in Le Lien
rompu, sous la direction de Sophie Rosenzweig, Paris, Éditions du Félin, 1991, p. 152-164.
15. Frank Schirrmacher, « Dem Druck des härteren... », art. cit.
16. Wolf Biermann, Die Zeit, 24 août 1990. Traduit en français in Sophie Rosenzweig, Le Lien
rompu, op. cit., p. 176.
17. Christa Wolf, « Digression », in Adieu aux fantômes, Paris, Fayard, 1996, p. 16-17.
18. Sonia Combe, Une société sous surveillance. Les intellectuels et la Stasi, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 48.
19. Christa Wolf, Zerrbildung Dialog, Munich, Luchterhand, 1993.
20. Stefan Heym, Une semaine en juin. Berlin 1953, Paris, La Nuée bleue/J.-C. Lattès, 1990. La
première édition du livre en allemand : Fünf Tage im Juni date de 1974.
21. On trouvera, en français, une première esquisse sur le groupe du Prenzlauer Berg sous la
plume de Carola Hähnel, « Une culture parallèle est-allemande. Le Prenzlauer Berg », Documents.
Revue des questions allemandes, n° 1/99, p. 63-68.
22. Bernd Liebig, « L'esprit Prenzlauer Berg », cité par Boris Grésillon, in Berlin métropole
culturelle. Thèse citée, p. 287.
23. Literary Intellectuals and the Dissolution of the State. Professionalism and Conformity in
the GDR, Robert von Hallberg ed., Chicago, University of Chicago Press, 1996.
24. Heiner Müller et Alexander Kluge, « Le soc de la charrue », in Esprit, Pouvoir et
Castration, Paris, Éditions théâtrales, 1997, p. 34.
25. Karl Corino, Außen Marmor, innen Gips, Die Legenden des Stephan Hermlin, Düsseldorf,
Econ Verlag, 1996.
26. Fritz-Jochen Kopka, cité par Anne-Marie Corbin-Schuffels, La Force de la parole. Les
intellectuels face à la RDA et à l’unification allemande, Paris, Presses universitaires du
Septentrion, 1998, p. 221.
27. Boris Grésillon, Berlin, métropole culturelle. Thèse citée, p. 387.
28. Arnaud Leparmentier, « Que reste-t-il de la RDA ? », Le Monde, 3 octobre 2000, p. 16.
29. Pour ce développement sur l’exposition de Weimar et celle du Reichstag, voir Boris
Grésillon, Berlin, métropole culturelle. Thèse citée.
30. Konrad H. Jarausch, « Destruction créatrice. Transformer le système universitaire est-
allemand : le cas de l’histoire », in Sociétés contemporaines, dossier sur « L'expertise en histoire »,
n° 39, décembre 2000, p. 39-60. Et Charles S. Maier, Dissolution. The Crisis of Communism and
the End of East German, Princeton, Princeton University Press, 1997.
31. Martin Sabrow, « Dictatorship as Discourse. Cultural Perspectives on SED Legitimacy », in
Konrad H. Jarausch, ed., Dictatorship as Experience. Towards a Socio-Cultural History of the
GDR, New York, Berghahn Books, 1999, p. 195-211. L’auteur met en exergue à son article la
fameuse phrase d’Aragon sur le « mentir vrai » citée par Stephan Hermlin en 1996 lorsque, attaqué
sur son récit « Crépuscule », il tentait de se défendre.
32. Lothar Baier, Les Allemands, maîtres du temps, Paris, La Découverte, 1991.
33. Pour l’ensemble des renseignements concernant les changements de noms entre 1945 et
1947, ainsi que les nouveaux changements de noms opérés par la RDA, par la suite, je suis
redevable aux travaux de Maoz Azaryahu, en particulier, deux de ses articles : « Street Names and
Political Identity : The Case of East Berlin », in Journal of Contemporary History, vol. 21, 1986,
p. 581-604 ; et « Renaming the Past : Changes in “City Text” in Germany and Austria, 1945-
1947 », in History and Memory, vol. 2, hiver 1990, p. 33-53. Son livre, également : Vom
Wilhelmplatz zum Thälmannplatz. Politische Symbole im öffentlichen Leben der DDR, Bleicher
Verlag, 1991. Pour tout ce qui concerne les changements de noms après 1989, je suis redevable à
Marina Chauliac, Le Nom des rues à Berlin-Est : un lieu de mémoire disputé. Étude des
changements de noms de rues depuis la réunification allemande, DEA, École des hautes études en
sciences sociales, 1996.
34. Maoz Azaryahu fait très justement remarquer qu’il a fallu que le choc du nazisme fût grand
pour qu’on puisse faire figurer ainsi, côte à côte, Karl Marx, Walter Rathenau et Gustav
Streseman…
35. Curieusement, alors qu’on s’est acharné sur les symboles de la RDA, les décisions de justice
ont été relativement modérées, même si certaines d’entre elles peuvent paraître hypocrites et
injustes. Günter Schabowski qui avait été condamné à trois ans de prison, avait vu sa peine
confirmée le 8 novembre 1999, au moment où l’on fêtait les dix ans de la chute du Mur. Egon
Krenz, qui avait succédé à Erich Honecker, avait été condamné à six ans et demi. Honecker, dont
on savait, qu’atteint d’un cancer terminal, il n’avait plus que quelques mois à vivre, fut autorisé à
finir ses jours en Amérique latine après un court séjour en prison. Quelques garde-frontières furent
condamnés. À la veille du dixième anniversaire de la réunification, Günter Schabowski a été gracié
par le maire de Berlin. En revanche, Egon Krenz, qui n’a pas fait amende honorable, ayant
dénoncé une justice de vainqueurs, est resté en prison.
36. Il s’agit des districts suivants : Mitte, Prenzlauer Berg, Friedrichshain, Treptow, Weissensee,
Pankow, Lichtenberg et Köpenick. Les douze secteurs occidentaux, étaient, quant à eux, les
suivants : Wedding, Kreuzberg, Neukölln, Steglitz, Charlottenburg, Tiergarten, Schöneberg,
Zehlendorf, Wilmersdorf, Reinickendorf, Tempelhof, Spandau.
37. Trois autres arrondissements s’étaient rajoutés aux vingt existants en 1945, à l’Est :
Hohenschönhausen, Marzahn et Hellersdorf.
38. Cité par Brian Ladd, The Ghosts of Berlin. Confronting German History in the Urban
Landscape, Chicago, Chicago University Press, 1997, p. 209.
39. Cité par Emmanuel Terray, Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne, op. cit.,
p. 91-92.
40. Annette Leo, « RDA : traces, vestiges, stigmates », in L’Est : les mythes et les restes,
Communications, n° 55, 1992, p. 45.
41. Au moment du réaménagement du musée de Karlshorst, voici comment une experte (qu’elle
soit de l’Est ne change rien à l’affaire) renvoie dos à dos partisans et soldats de la Wehrmacht :
« Le Schmenkel n’a pas sa place ici, outre le fait que, de toute façon, c’était un personnage
controversé. Il était éclaireur. On raconte qu’il aurait pu jouer un double jeu. Certes, sans
documents, on ne peut rien prouver, et les Russes ne dévoilent pas les informations dont ils
disposent. Il était soldat à la Wehrmacht et a déserté pour aller rejoindre les partisans. L’unité qui
l’a accueilli s’appelait : “Mort au fascisme”, je crois ; il existe aussi un livre sur Schmenkel, Kampf
dem Sternenlauf… En tout cas, cette unité partisane, c’était un vrai bataillon de mort, un bataillon
de meurtriers, en fait, de vrais assassins qui ne valaient pas plus cher que les fascistes eux-mêmes.
Tant mieux si la rue a été rebaptisée Rheinstrasse », in Gabriele Goettle, À l’est du Mur, Paris,
Autrement, 1999, p. 148-149.
42. Arnulf Baring, Deutschland, was nun ? Ein Gespräch mit Dirk Rumberg und Wolf Jobst
Siedler, Berlin, Siedler, 1991. Voir dans Stefan Berger, « Historians and Nation-Building in
Germany after Reunification », in Past and Present, n° 148, août 1995, p. 199.
43. Manfred Kossock, cité par Stefan Berger, « Historians and Nation-Building… », art. cit.,
p. 207.
44. Heiner Müller, La Bataille et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 108-109.
45. Mikhaïl Rykline, « La mémoire des statues », in Johanne Villeneuve, Brian Neville et
Claude Dionne, eds., La Mémoire des déchets, Montréal, Nota Bene, 1999, p. 176.
46. On n’a pas daigné, pour la RDA, construire un nouveau lapidarium comme celui où sont
conservées les statues nazies du Tiergarten.
47. On trouvera dans un de mes articles le détail du « parc des statues de Budapest ». Régine
Robin, « Le passé comme dépotoir (ou les fantômes du réalisme socialiste) », in Johanne
Villeneuve, Brian Neville et Claude Dionne (eds.), La Mémoire des déchets, op. cit., p. 187-206.
48. Il y avait eu, en 1951, une statue de Staline en bronze sur l’avenue qui, une fois débaptisée
en 1961, devint la Karl-Marx-Allee.
49. Dieter Hoffmann-Axthelm : « Der Untergang des Lenin-Platzes », Daidalos, n° 49, 15
septembre 1993, Denkmal, p. 123-124.
50. Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, op. cit., p. 7.
51. Ibid., p.10.
52. Eberhard Elfert, « Die politischen Denkmäler der DDR im ehemaligen Ost-Berlin und unser
Lenin », in Demontage, Berlin, Karin Kramer Verlag, 1992, p. 55.
53. Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, op. cit., p. 17
54. Ibid.
55. Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, op. cit., p. 19-21.
56. Ibid.
57. Sophie Calle, Souvenirs de Berlin-Est, op. cit., p. 21.
58. Ibid.
59. Sur cette construction, voir Jeffrey Herf, Divided Memory. The Nazi Past in the two
Germanys, Cambridge, Harvard University Press, 1997 ; Mary Fulbrook, German National
Identity after the Holocaust, Cambridge, Polity Press, 1999.
60. Brochure officielle de l’ancien musée de Sachsenhausen, citée par Mary Fulbrook, German
National Identity after the Holocaust, op. cit., p. 32.
61. Stephan Hermlin, cité par Claude Prévost dans la postface à Christa Wolf, Trame d’enfance,
op. cit., p. 629.
62. C'est ainsi que, lorsqu’il fut question d’aménager en musée le Bendler Block où certains des
conspirateurs du 20 juillet 1944 furent exécutés, des discussions enflammées eurent lieu sur le fait
de savoir si on pouvait consacrer des vitrines ou des salles à la résistance communiste, à Ulbricht
et Pieck, étant donné la suite de l’histoire… Voir sur la réévaluation de la notion d’antifascisme en
Allemagne le numéro spécial que la New German Critique a consacré à ce phénomène, sous la
direction d’Anson Rabinbach, n° 67, hiver 1996, et en particulier l’article de Frank Stern, « The
Return to the Disowned Home-German Jews and the Other Germany », p. 57-72.
63. Étienne François, « Révolution archivistique et réécritures de l’histoire : l'Allemagne de
l’Est », in Henry Rousso (éd.), Stalinisme et Nazisme. Histoire et mémoire comparées, Paris,
Complexes, 1999, p. 340.
64. Étienne François, « Révolution archivistique… », art. cit., p. 346.
65. Étienne François, « Révolution archivistique… », art. cit., p. 335.
66. Lorraine Millot, « Le problème des “deux poids, deux mesures”. À propos des archives de la
Stasi », Libération, 5 avril 2000, p. 10.
67. Lorraine Millot, « Le problème… », art. cit.
68. En fait, à côté de discours accusateurs, extrêmement convenus, on trouve aussi de véritables
efforts d’analyse, comme le discours de Jürgen Habermas du 4 mai 1994.
69. Lorraine Millot, « Les musées des horreurs de la RDA. À Leipzig, l’histoire de l’Est
s’expose sans nuance », Libération, 1er novembre 1999.
70. Hans Mommsen, « Le IIIe Reich : nationalisme et historiens », Le Débat, n° 45, mai-
septembre 1987, p 146.
71. Robert Darnton, Dernière danse sur le Mur. Berlin 89/90, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 269.
72. Gabriele Goettle, À l’Est du mur, op. cit., p. 149.
73. Mise en garde du Gedenkstätte und Museum Sachsenhausen.
74. Voir en particulier sur ce point : Bernd Faulenbach, Annette Leo, Klaus Weberskirch,
Zweierlei Geschichte. Lebensgeschichte und Geschichtsbewusstsein von Arbeitnehmern in West-
und Ostdeutschland, Essen, Klartext, 2000.
75. Brigitte Pätzold, « Les Allemands de l’Est relèvent la tête », Le Monde diplomatique, février
1997.
76. Thomas Brussig, Helden wie wir, Berlin, Verlag Volk und Welt, 1995. Ce roman a été traduit
en français non pas comme « Des héros tels que nous », mais sous le titre désastreux Le Complexe
de Klaus, Paris, Albin Michel, 1998. Car, s’il y est bien question de Klaus, de sa sexualité effrénée
et de sa mère encombrante, le roman est très différent de ceux de Philip Roth, en particulier de son
Portnoy.
77. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.
78. Emmanuel Terray, Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne, op. cit., p. 10.
3

Promenades dans la fiction : le blues du Mur

UN MUR DE TEMPS

Je contemple, sur mon bureau, ce morceau du Mur de Berlin qu’une


amie m’a rapporté au début de 1990. Il est tout grumeleux, avec quelques
traces de couleur sur le dessus. De quel coin de Berlin vient-il ? Il ne
reste quasiment rien du Mur. En 1998, un mémorial a été inauguré sur la
Bernauer Strasse pour le trente-septième anniversaire de l’érection de
cette étrange construction. Un pan de soixante-dix mètres de l’ancien
Mur y est enfermé entre deux plaques d’acier, dans lesquelles il se reflète
comme à l’infini. Mais le Mur d’origine avait été tellement déchiqueté
par les « piqueurs de Mur » qu’il avait fallu le recouvrir de béton avant
d’ériger les plaques d’acier, ce qui lui donnait un aspect de « mur tout
neuf », artificiel. On dut en reconstruire un bout pour le conserver. De
l’autre côté de la ville, au sud-est, on a préservé l’East Side Galler y, un
kilomètre et trois cents mètres de Mur décoré par des artistes venus du
monde entier, une œuvre réalisée en 1990 sur le thème précisément de la
« chute du Mur ». Il menaçait, lui aussi, de tomber en ruine ; on a tenté,
en 1995, de le restaurer, mais, exposées de plein fouet aux intempéries et
à la circulation automobile, ses décorations de même que son armature de
béton se délitent. On voit encore la peinture représentant Brejnev
embrassant Honecker sur la bouche, mais les couleurs passent avec les
mois et les années. Il est prévu d’intégrer l’East Side Gallery à un parc
dessiné par Jahn. Le Mur, objet de décor au second degré, déplacé ou
reconstruit, retaillé, restauré, laqué, récuré lui aussi. Le Mur qui
enfermait Berlin-Ouest avait cent soixante-cinq kilomètres de long.
L’essentiel était fait de dalles de béton avec une finition tubulaire au
sommet, le reste était constitué de grillages. On comptait deux cent
soixante tours de guet. Au pied de ces tours, un chemin circulaire
surveillé par des gardes armés avec des chiens. Il y avait, en outre, un
mur intérieur qui doublait le premier. Entre les deux, le fameux couloir
de la mort. En vingt-huit ans, un peu plus de quatre-vingts personnes y
ont péri.
De 1961 à aujourd’hui, la littérature allemande a été habitée par sa
présence, son tracé en zigzag, son absurdité. Frontière coupant en deux
quatre-vingt-dix-sept rues, parfois à angle droit, avec le tracé des
anciennes lignes de tramway encore visibles et les stations de métro
souterraines fermées, abandonnées comme si on les avait quittées en
hâte, le Mur est devenu un véritable mythe. De Christa Wolf dès 1963, à
Peter Schneider, de Christoph Hein à Klaus Schlesinger, en passant par
Uwe Johnson (La Frontière, Deux points de vue), John Le Carré, Jurek
Becker (Amanda Herzlos) et Günter Grass, le texte littéraire interroge
l’énigme du Mur. J’ai choisi de m’attarder sur des œuvres très récentes,
des années 80 à aujourd’hui. Il s’agit d’un choix personnel et subjectif,
de rencontres avec des textes, des films, des représentations, et non d’une
recherche systématique. Les œuvres retenues offrent des aperçus, mais ne
permettent sans doute pas de saisir toute la complexité de la création
concernant le Mur, depuis sa construction jusqu’à sa destruction. À
travers ces promenades dans la fiction, on comprend néanmoins
comment, dans les années 80 et au-delà, des configurations culturelles
spécifiques se mettent en place, balisant le passage du « Mur-séparation »
à une « Allemagne » dont on ne peut pas encore définir les contours
symboliques. C’est toute la différence entre le discours social, en
particulier historien, journalistique et politique, discours clos,
argumentatif, et le roman. Du côté du premier, le grand paradigme du
figé, du déjà-là : la circulation des énoncés, des clichés, stéréotypes
divers, doxa, topoï, idéologèmes, qui sont autant de matières premières
sur lesquelles le texte littéraire va travailler, mais qui ne constituent pas le
texte littéraire en tant que tel. Le sociogramme est cette zone frontière qui
va permettre le passage du discursif au textuel dans un travail
d’esthétisation et d’« ambiguïsation » ou parfois d’indétermination du
discours social. Les sociogrammes sont des configurations floues,
ouvertes, instables, hétérogènes, conflictuelles1. Elles dessinent un
horizon d’énoncés et d’images toujours mobilisables, même quand on a
oublié leur origine. Toute littérature prélève ainsi sur le Zeitgeist culturel,
sur les idéologies, les mythes. Par un travail spécifique d’écriture, elle
réinscrit les sociogrammes en les déplaçant, en ironisant à leur propos, en
les pastichant, en les mettant à distance. Dans le climat politique des
années 80 et plus encore après la réunification, les œuvres que j’ai
choisies ont un sociotexte très chargé. On reconnaît parfois des
personnages réels derrière les personnages de fiction. Elles expriment
souvent les règlements de comptes de l’écrivain avec son passé, sa
famille, son histoire. C’est précisément ce qui les rend intéressantes, de
mon point de vue. Œuvres de fiction, elles jouent un rôle important dans
le façonnement de l’imaginaire.
Le Mur, en symbolisant la figure de la frontière à franchir ou
impossible à atteindre, celle de la séparation, de la différence dans le
même (même langue, même culture, même passé, mais systèmes sociaux
différents), est un des sociogrammes majeurs de la fiction allemande
contemporaine. Conflictuel, il représente le « rempart de protection
antifasciste de l’État des ouvriers et des paysans » ou, au contraire,
l’« emprisonnement ». Le bien contre le mal et inversement.
L’Allemagne « antifa » vs l’Allemagne néofasciste ou, au contraire, le
monde totalitaire, une ville pauvre délabrée face à la ville riche, libre,
ruisselante de lumières, où les biens de consommation abondent. Bien
qu’il n’existe plus aujourd’hui, le Mur n’a disparu ni dans les « têtes », ni
dans les discours, ni dans les fictions. Il est en constante métamorphose.
On le franchit, on le traverse, on y revient, on s’en souvient. Et c’est bien
par là qu’il faut commencer, par sa présence désormais fantomale.
Heiner Müller, à propos de l’exposition Die Endlichkeit der Freiheit
(la finitude de la liberté) où des artistes devaient inscrire leur vision de la
division de Berlin et de la chute du Mur, écrivait : « L’idée d’une
exposition des différences et des traits communs entre Berlin-Est et
Berlin-Ouest vus à travers l’art est née quand le Mur, maintenant en train
de se dissoudre en souvenirs, était encore un pieu dans la chair de la ville,
mais aussi un élément régulateur, un mur de temps entre deux vitesses :
accélération à l’Ouest, ralentissement à l’Est, et le plongeon dans l’unité
allemande, pour former un mélange explosif. Après l’adieu à l’équilibre
de la terreur, nous entrons dans une zone d’incertitude. Les travaux des
artistes réfléchissent ce passage : la liberté rend à l’art l’élément du
danger […]. Avec l’amélioration de la vue, la cécité augmente : les
œuvres montrent les fissures et les cassures de l’unification2. »
De nombreux auteurs, souvent de l’Est, ont montré le Berlin en ruine
de 1945 et la très difficile reconstruction au lendemain de la guerre.
Stefan Heym dans un roman consacré à la révolte de juin 1953 (paru en
1974, mais interdit à l’Est jusqu’en 1989) dépeint une ville qui n’arrive
pas à se remettre de la guerre. Chantiers, usines, normes, rapports
hiérarchiques et sociaux complexes, rapports interpersonnels ambigus
entre les deux Allemagnes déjà constituées, tout y est sombre et gris.
Parsemé de déclarations du parti, d’appels des ouvriers d’usines, de
communiqués de la RIAS (la radio du secteur américain), le livre, qui
pourrait être lu comme une variante du « réalisme socialiste », est en
réalité une œuvre critique, ayant Berlin comme cadre, Berlin-Est, avec
deux moments clés : la manifestation du 16 juin et la répression du 17. À
douze heures trente, le mardi 16 juin : « Venant de la Leipziger Strasse,
Witte approchait de l’immeuble des ministères. L’ensemble des bâtiments
à l’allure de citadelle, siège désormais de plusieurs ministères et services
de gouvernement, avait été jadis le quartier général de la Luftwaffe de
Göring. Les bombardiers alliés, peut-être par une sorte d’esprit de corps,
avaient épargné justement ce bâtiment-là ; aussi se dressait-il maintenant,
gris et austère, au beau milieu d’un paysage de ruines, et s’étendait
jusqu’à la limite de secteur qui traversait la Potsdamer Platz3. » La place
est noire de monde, les banderoles des ouvriers demandent qu’on
revienne sur l’augmentation des normes : « Sourd fracas venant des
ruines ; sur le côté, des silhouettes surgissent, des ombres. Traversant la
rue, elles disparurent dans le champ de ruines voisin. […] Hors d’haleine,
Witte escalada des murs à demi écroulés, des portes à moitié enfouies.
Dans les décombres, la lumière blafarde qui venait de l’Ouest donnait
aux ruines des ombres diffuses et des couleurs tout à fait particulières aux
herbes qui foisonnaient dans les fissures. Un escalier débouchait dans le
vide ; des piliers métalliques déchiquetés, rougis par la rouille, se
détachaient sur des nuages aux contours rosés ; un morceau de tôle
ondulé mal fixé, soulevé par la brise nocturne, brinquebalait à grand
bruit4 … » La radio du secteur américain annonce une manifestation pour
le lendemain, à Strausberger Platz, à sept heures du matin, c’est-à-dire en
plein Friedrichshain, à l’Est, là où de nouvelles constructions démarrent,
là où les maçons protestent contre l’augmentation des normes. Elle va se
retrouver face à une colonne de chars soviétiques qui descend la
Friedrichstrasse et se dirige vers la porte de Brandebourg. Le reste est
connu. Il n’y aura pas de happy end. Mais, ce qui m’intéresse ici, c’est le
Berlin ouvrier de l’Est encore sous les ruines, tentant de se reconstruire
dans une difficulté, une anarchie, une inefficacité insondables.
Le contraste entre le « triste », le « délabré » à l’Est, et le « pimpant »,
l’« astiqué », à l’Ouest, Heiner Müller y revient en 1983. Si, dit-il,
prenant le train à Berlin pour se retrouver en RFA, quelqu’un s’endort
pendant le voyage et se réveille tout à coup, en regardant par la fenêtre, il
sait immédiatement qu’il est en RFA. « En RFA, tu ne peux pas te
permettre de ne pas faire ravaler ta maison puisque le voisin a fait ravaler
la sienne. C’est les États-Unis sur le mode du jardin ouvrier. Tout est
propre, il n’y a plus de marges. Tout est fini, il ne peut plus arriver
qu’une guerre mondiale. C’est tellement fini qu’il n’y a plus d’espace
pour vivre. Tout est nettoyé, hygiénique, parfait, c’est insupportable et ça
va jusqu’aux Alpes de Bavière. Même les Alpes, on dirait qu’on vient de
les astiquer, c’est proprement insupportable, ça appelle une
catastrophe5. » En revanche, poursuit-il, en RDA, le ravalement coûterait
trop cher, tout y est délabré.
De nombreux auteurs, tout en ne prenant pas directement Berlin ou le
Mur comme objet, inscrivent très fortement dans leur fiction la séparation
des deux Allemagnes et ses conséquences. C’est le cas de Christoph Hein
et de Klaus Schlesinger. Au fil de récits plus indirects, les effets pervers
de la séparation ou les degrés de proximité/éloignement des deux
Allemagnes sont mis en scène avec vigueur. Dans le recueil de nouvelles
de Christoph Hein : La Mise à mort6, en quelques pages, toutes les
misères et perversions de la séparation des deux Berlin sont restituées sur
le mode mineur. Ici, c’est un jeune qui a refusé de signer le formulaire de
volontariat dans l’armée alors qu’il est à l’université. Réprimandé par son
professeur, il décide de passer à l’Ouest, reprend ses études, se marie,
écrit pour la radio avec succès. Lorsqu’un poste est vacant à la direction
de la radio, bien des années plus tard, il pose sa candidature et doit passer
devant une commission. Quelle n’est pas sa surprise alors de voir son
ancien professeur, celui-là même qui l’avait chassé, y siéger. Le
professeur avait quitté l’Est deux ans auparavant, un « opposant
courageux au régime », selon la secrétaire de la commission. Le héros,
lui, sait ce qu’il en est. Inutile de dire qu’il n’obtiendra jamais le poste,
pas plus qu’on ne prendra jamais une de ses pièces à la radio. Il s’en sort
en proposant ses services à la radio du Nord où il obtient un immense
succès. La société pluraliste ménage tout de même des solutions
alternatives. L’effet pervers du Mur, c’est cet empressement avec lequel
on se rue sur tous ceux qui arrivent de l’Est, en les qualifiant
immédiatement de « courageux dissidents ». Dans une autre nouvelle,
Ilona, procureur, puis secrétaire d’État, mariée à un professeur de droit à
l’université Humboldt, est une bonne militante. C’était l’époque où l’Est
était en pleine reconstruction : « Sur ces entrefaites, à Berlin, la
Frankfurter Allee qui s’appelait autrefois la Grosse Frankfurter et qui,
après la guerre, n’était plus qu’un champ de ruines, fut rebaptisée
Stalinallee, le jour de l’anniversaire de l’homme d’État soviétique, et en
son honneur on posa également la première pierre des immeubles qui
allaient être construits7. » On érige la statue de Staline, puis c’est le 17
juin 1953. « Commença alors la deuxième étape de la construction de
cette artère qui menait désormais jusqu’à l’Alexanderplatz en traversant
la Strausberger Platz. La Stalinallee devint la Karl-Marx-Allee… C’est
ainsi que la Karl-Marx-Allee et la ville resurgirent de leurs ruines, la vie
allait son bonhomme de chemin dans ce monde à la fois beau et doux, et
les journaux de ce pays parlaient de la beauté du monde, taisant sa
folie8. » Invitée à parler un jour de commémoration important, Ilona fait
un discours convenu sur l’amitié entre les peuples, rappelant l’aide des
soldats soviétiques aux populations lors des combats d’avril et de mai
1945. Elle raconte que les soldats lui avaient donné à manger et qu’ils
avaient conduit sa grand-mère malade à l’hôpital de Prenzlau. Mais le
lecteur a compris, dès les premières pages de la nouvelle, qu’en fait sa
grand-mère avait été violée par les soldats. « C’est en connaissance du
passé, conclut-elle, que les jeunes gens doivent s’engager à construire un
avenir démocratique et à mettre toutes leurs forces au service de la
République socialiste9. » Après la cérémonie, son mari lui reproche ce
« beau discours » et lui rappelle que la vérité est tout autre. Furieuse, elle
s’enferme dans la chambre à coucher. Lorsqu’il la rejoint, elle est
secouée par de violents sanglots, puis finit par s’endormir. Pas un mot de
plus. Tout est dit en quelques pages sur le conformisme, le discours
officiel, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut cacher et cette vérité occultée qui
continue à faire son chemin souterrainement : « De temps à autre, son
corps fut encore secoué de tremblements nerveux comme si elle
continuait à sangloter dans son sommeil10. »

QUE FAISIEZ-VOUS LE 9 NOVEMBRE 1989 ?

Peter Schneider nous rappelle que les premières victimes de la chute


du Mur furent les quelque cinq mille chiens, parmi eux de très nombreux
bergers allemands, qui gardaient la frontière et se trouvèrent soudain sans
maîtres. De sociétés protectrices des animaux en fourrières,
d’associations privées en charité publique, ils furent adoptés et finirent
par s’adapter, acceptant les nouveaux produits alimentaires qu’ils
devaient ingurgiter et même de nouveaux amis canins portant des
pardessus sur le dos pour les protéger de la pluie ou du froid. On
découvrit, d’abord, leur immense incompétence. Ils ne mordaient pas,
n’attaquaient pas, étaient incapables d’assurer la protection des maisons
de leurs nouveaux maîtres. Ils avaient joué à faire peur, des chiens
Potemkine ! Ils s’habituèrent quand même à tout. Mais, quand il leur
arrivait de passer là où se dressait le Mur auparavant, que plus personne
ne pouvait retrouver, ils devenaient soudain sourds à tout appel. Eux
seuls pouvaient repérer l’endroit précis du tracé du Mur, comme guidés
par une laisse invisible. Ils suivaient l’ancienne frontière, ses zigzags,
comme s’ils cherchaient quelque chose, comme si quelque chose
manquait. Mais, nous dit Peter Schneider, « il se peut que cette histoire
ne soit qu’une légende, comme le Mur lui-même 11 ».
Le mieux, c’est, comme le fait Peter Schneider d’ailleurs, de partir des
souvenirs que tout un chacun garde de cette journée mémorable. Le soir
du 9 novembre que faisiez-vous, où étiez-vous ? Il y a d’abord ceux qui
étaient à l’étranger, loin de l’événement. Wim Wenders était en Australie.
Difficile d’être plus loin ! Du coup, c’est devenu un événement encore
plus extraordinaire : « Là-bas, dans le désert, il n’y avait pas de télévi-
seur, bien sûr, ainsi je n’ai vu aucune image de Berlin. Ce qui me restait,
c’étaient des communications téléphoniques par satellite, qu’on avait du
mal à obtenir, et quelques photos envoyées par fax dont la qualité était
très insuffisante. Je n’en ai pas su davantage. Tout s’est passé dans mon
imagination pour ainsi dire12. » Puis, il a rencontré une espèce d’ermite
alcoolique qui vivait dans une caverne, mais qui possédait une radio à
ondes courtes. Wim Wenders et lui écoutaient la radio allemande qui
diffusait L’Hymne à la joie de Beethoven et ils pleuraient tous les deux.
Peter Schneider était aux États-Unis à Dartmouth College, dans le New
Hampshire. Il préparait un article, imaginant ce qui se passerait si le Mur
était détruit. Quelqu’un, à quatorze heures trente, heure américaine, donc
vingt heures trente pour Berlin, fait irruption dans son bureau pour lui
dire qu’il n’y a plus de Mur. L’excitation est à son comble, il en éprouve
une joie intense. Il appelle aussitôt un ami à Berlin. Ce dernier, au
courant de rien, ne le croit pas. Certes, aux nouvelles de dix-neuf heures,
on a parlé de Schabowski lisant quelque chose, il n’avait pas vraiment
fait attention, mais il allait vérifier puisque son ami l’appelait de si loin…
C’est par la télévision américaine que Peter Schneider voit les premières
images de l’ouverture du Mur. Il rentre quatre semaines plus tard. C’est
alors qu’il a l’idée de collectionner des histoires racontant la façon dont
les gens ont vécu la fameuse journée du 9 novembre. Par exemple, celle
de ces deux amants qui avaient l’habitude de se retrouver et de se quitter
au fameux « Palais des larmes » près de la station Friedrichstrasse. Ce
soir-là, la femme voulut reprendre les clés de son appartement : « Mais
cela ne sert à rien que je rentre à l’Est à présent », plaida l’amant. Elle
voulait bien d’une aventure, mais si, avec la chute du Mur, elle devait
désormais vivre en permanence avec lui, ce serait une catastrophe.
Nombre d’unions se rompirent sur-le-champ, des enfants illégitimes
frappèrent à la porte de leur père sans prévenir, une Polonaise mariée à
un Allemand de l’Est, mère de deux enfants, eut peur du déferlement de
ces Allemands de l’Est qui n’avaient pas vécu en démocratie depuis plus
de cinquante ans. Elle voulait repartir pour la Pologne immédiatement !
Vraies ou fausses histoires ? Allez savoir !
Dans le film qu’Oskar Röhler a consacré à sa mère Gisela Elsner : Die
Unberührbare (L’insaisissable), on voit comment, pour elle, écrivain
connu vivant à Munich, la chute du Mur est une catastrophe. Elle est
communiste, vit dans un appartement luxueux avec le portrait de Lénine
au mur de son salon, et son véritable public est à l’Est. Déboussolée par
l’événement, elle finira par se suicider. Une histoire vraie, celle-là. Dans
la première scène du film, on la voit seule, dans son grand appartement
plongé dans le noir, en train de boire et de regarder les premiers danseurs
sur le Mur. Elle n’en croit pas ses yeux, fume cigarette sur cigarette, en
répétant : « Les cons ! Les cons ! »
Dans son livre Mon siècle, Günter Grass imagine une scène qui a dû se
répéter mille fois. Il raconte l’histoire d’un ami vivant à l’Est, qui passe
la soirée chez un copain, autour d’un verre. Ce copain a ses entrées dans
les garages et autres entrepôts et l’ami en question veut savoir comment
il pourrait obtenir des pneus neige pour sa voiture, ce qui, à l’Est, n’était
pas une mince affaire. Les deux compères, après de nombreuses bières,
puis du schnaps, jettent un œil sur la télé qui était restée allumée, le son
coupé. Ils s’aperçoivent qu’on y passe un film où « comme le voulait le
scénario, des jeunes gens grimpaient sur le Mur, s’asseyaient à
califourchon à son sommet, tandis que la police des frontières regardait le
spectacle en se croisant les bras. Avertie de cette insulte au “Rempart de
protection antifasciste”, la connaissance de ma connaissance dit :
“Typique de l’Ouest !” Puis tous deux commentèrent le mauvais goût qui
défilait sur l’écran : “À tous les coups un film de guerre froide”, et ne
tardèrent pas à revenir aux pneus d’été mal en point et aux pneus à neige
inexistants13 … ». Les deux compères finissent quand même par
comprendre qu’il ne s’agit pas d’une fiction. Éméchés, ils se dirigent vers
l’Invalidenstrasse et tout le monde sur le chemin, à pied ou en Trabant,
va répétant : « C’est dingue ! »
« Mais oui, c’était moi ! » s’exclame Klaus, le héros de Thomas
Brussig 14 et il nous explique comment sa puissance sexuelle, le soir du 9
novembre a entraîné la chute du Mur. Après des péripéties piteuses et
rocambolesques, Klaus a retrouvé intact son organe sexuel qui a pris des
dimensions monstrueuses. Lui que les femmes ridiculisaient à cause de la
petite dimension de son membre est fier de sa nouvelle virilité. Il marche
en direction de la Bornholmer Strasse où habite celle qu’il appelle la
« femme-saucisse », et se heurte au poste-frontière. La scène se déroule,
évidemment, le soir du 9 novembre. Des milliers de gens se massent à cet
endroit. Les soldats laissent passer les quelques habitants de l’Ouest, qui
présentent des passeports en bonne et due forme, mais ont du mal à
refermer les portes et à contenir la foule. Ils y arrivent cependant. C’est la
formule sibylline de Günter Schabowski autorisant à mi-mot le passage
du Mur, qui avait provoqué un tel émoi. « Mais, les temps étant ce qu’ils
étaient, tout paraissait possible ; nous restâmes donc sur place, nous
attendîmes et nous criâmes Nous sommes le peuple ! Et c’est ainsi que
nous nous rencontrâmes, eux voulaient aller à l’Ouest simplement,
comme ça, et moi j’allais rendre visite à la femme-saucisse, avec ma
grosse queue15. » Tout le monde crie le même slogan, mais personne ne
cherche à donner l’assaut, ce qui provoque la révolte de Klaus : « Un
peuple qui, du haut d’une plate-forme de camion, accepte qu’on lui
présente la libération du langage comme une conquête révolutionnaire,
un peuple auquel on remonte le moral en lui rappelant qu’il est
officiellement autorisé à protester, un peuple qui reste immobile et
désemparé devant quelques gardes-frontières, un peuple comme celui-là
a une trop petite quéquette et je m’y connais16. » Klaus hurle qu’il faut
pousser, enfoncer la porte. À ce moment, un homme décidé se détache de
la foule, demande à parlementer avec les gardes-frontières et réclame le
« responsable ». C’est alors que notre héros a une intuition, il sent ce
qu’il lui faut faire. « J’ouvris lentement mon manteau, puis ma ceinture
et, pour finir, mon pantalon, et je regardai fixement les gardes-frontières
dans les yeux […]. Avec un rictus, je baissai mon slip… Les gardes
observaient, comme ensorcelés par ce que je leur montrais. Lorsque tous
les gardes se retrouvèrent comme paralysés devant la porte, je me tournai
vers le responsable qui était en train de répondre mais, du coup, s’arrêta
net17 … » On devine la suite. Les gardes vont ouvrir les portes car ils
n’ont « jamais vu ça » ! Klaus a trouvé la solution tout seul. Dans la
dernière page du livre, lui qui s’est tellement moqué de Christa Wolf et
de sa « libération du langage » trébuche sur un nouveau signifiant,
impossible à articuler avant le 9 novembre : Deutschland, l’Allemagne.
Jusque-là, depuis la défaite de 1945, et surtout depuis 1949, on était de la
RDA ou de la RFA. L’Allemagne était presque un mot proscrit qui
réveillait de terribles souvenirs. « Plus jamais l’Allemagne » était le
slogan de ceux qui avaient été farouchement contre la réunification.
Soudain, ce terme retrouve sens, le tabou s’écroule et c’est lui qui vient
sous la plume de Klaus, personnage et narrateur : « Mais à quoi bon se
donner la peine de vous commenter l’Allemagne – jetez donc vous-même
un regard sur ce pays ! Maintenant que vous savez comment a eu lieu la
réunification, vous ne vous étonnerez pas du cours que les choses ont pris
ensuite. Je ne me fais pas d’illusion : moi, le paria, le Stasi pervers, le
ravisseur d’enfants et le presque violeur, personne ne me croira – et
alors ! Celui qui ne croit pas à mon histoire ne comprendra pas ce qui est
arrivé à l’Allemagne ! Sans moi, tout cela n’a pas de sens ! Car je suis le
chaînon manquant de l’histoire allemande contemporaine ! Est-ce cela
que vous vouliez savoir 18 ? » Ainsi se termine ce livre loufoque qui nous
relate un singulier 9 novembre, mais qui « en rajoute » sur la dimension
surréelle de l’événement, transformé en mythe au moment même où il
eut lieu sous le feu des projecteurs et des caméras du monde entier.
Les deux compères de Toute une histoire, de Günter Grass, déambulent
le long du Mur qui est en train d’être démantelé. C’est la mi-décembre,
un mois après le grand jour. Les piqueurs de Mur sont très affairés. Le
Mur est à vendre aussitôt qu’abattu, sans doute pour marquer l’entrée
dans la société de consommation, la vraie ! « Çà et là, le Mur était déjà
criblé de trous et révélait ses entrailles : des fers à béton qui
s’encroûteraient bientôt en rouille. Et sur les grandes surfaces, cette
fresque prolongée sur des kilomètres jusqu’au dernier moment livrait, en
fragments mûrs pour le musée, des plaques grandes comme la main et, en
minuscules tessons, de la peinture sauvage : délires d’invention et de
messages figés, de protestations codées. Tout cela était destiné à favoriser
le souvenir19. » Là encore, la muséification est instantanée. Le Mur est
vendu morceau par morceau : « À l’écart du martèlement, quasiment en
deuxième ligne de ce démantèlement, le commerce fleurissait déjà. Sur
des torchons ou des journaux s’étalaient gros blocs et miettes infimes.
Quelques vendeurs offraient trois à cinq fragments, tout au plus de la
taille d’une pièce de un mark, dans des sachets de plastique transparent.
On pouvait admirer de plus grands détails de la peinture murale, détachés
avec patience, comme une tête de monstre à œil de cyclope, ou bien une
main à sept doigts ; toutes pièces qui n’étaient pas données et trouvaient
néanmoins acheteurs, d’autant plus qu’elles étaient assorties d’un
certificat daté : Original Berliner Mauer20. »
Moi, le 9 novembre, j’étais à Montréal, bien calée dans mon fauteuil
devant la télé ouverte jour et nuit durant cette période, fascinée, ayant
conscience de vivre un moment historique, mais sans pouvoir très bien le
déchiffrer. La joie des Berlinois était communicative. J’étais moi-même
très excitée. Je tentai de téléphoner à Berlin, mais les lignes étaient
toujours occupées. En ce temps-là, nous n’avions pas encore d’e-mail. Je
n’arrivais pas à joindre mes amis, juste ma fille à Paris qui n’avait pas
l’air d’être émerveillée. Elle craignait déjà une « Grande Allemagne ».
Qu’est-ce qu’elle me racontait encore ? Ce n’était pas pour moi la fin de
la RDA, loin de là ! C’était peut-être même le début d’un renouveau. Je
me berçais d’illusions. Ce Mur, tout de même, il fallait bien qu’un jour, il
disparaisse ! BLABLABLA !

CONFLITS DE GÉNÉRATIONS

Certains textes d’auteurs de l’Est reprennent ce thème du conflit de


générations, à près de quarante ans de distance, en interrogeant la
destinée de leurs pères. Le Mur est ici avant tout métaphore, même si les
intrigues se passent, la plupart du temps, réellement à Berlin, avec cette
frontière quasi infranchissable. Se libérer des pères, c’est se libérer d’une
parole stéréotypée, d’une langue de bois, et tenter de trouver son chemin
dans la ville, dans la vie, tenter de trouver sa propre voix.
Kurt Drawert met en texte le traumatisme de 1989. Il a perdu ses
points de repère. Il n’a pas les codes de l’Ouest, mais pour autant, ceux
de la génération précédente ne lui sont d’aucun secours. Il cherche une
voix propre sans la trouver : « Mais je ne veux pas parler comme mon
père (ou comme mon grand-père par exemple). C’est quelque chose que
j’ai ressenti très tôt, à son heure. C’était le sentiment que j’avais affaire à
un langage emprunté, sans valeur, un langage auquel je résistais presque
physiquement, au point que je le désappris ; […] Je ne parlais plus, et
jetais mon père dans une grande détresse, l’obligeant à faire face à cet
affront : son fils, sa propre image, sans langage, un miroir sans tain21. » Si
ce langage est mort, le second, après la chute du Mur, n’est pas plus
vivant, c’est celui du fétichisme de la marchandise, des choses. Les
placards publicitaires ont remplacé les slogans, une mythologie est en
train d’en remplacer une autre. Lorsqu’il arpente les dépotoirs de la
société de consommation, lorsque, le long des rues, il voit les
supermarchés, les fast-foods, les nouveaux paysages des non-lieux, il ne
sait plus s’il va pouvoir trouver sa propre voie, sa propre voix.
Monika Maron a obtenu un visa de longue durée pour l’Ouest en 1988,
soit un an avant la chute du Mur. Elle est la belle-fille de Karl Maron, qui
fut un important ministre de la RDA, un de ceux qui perdirent leur
« rue » dans la transformation générale du paysage symbolique urbain de
1991 à 1995. Fille du sérail, elle a écrit un roman typique de cette lutte
des générations. Rue du Silence, numéro 6 22 se passe à Berlin, à l’Est
dans le quartier de Pankow où résidait la nomenklatura avant qu’elle
déménage à Wandlitz. Rosalind Polkowski rencontre dans un café un
vieil homme qui l’engage comme secrétaire. Comme il est malade et
qu’il tremble, il a besoin de quelqu’un à qui dicter ses mémoires. Elle
accepte mais sent très vite monter en elle une haine sourde à son égard. Il
lui rappelle son père qui était haut placé dans la hiérarchie du parti. C’est
aussi le cas de ce Herbert Beerenbaum, grand professeur à la retraite et
vieux communiste, qui a passé une partie de la guerre à Moscou. Elle le
questionne sur l’hôtel Lux où on arrêtait et détenait les antifascistes
allemands qu’on trouvait suspects, avant de les envoyer en Sibérie, au
goulag, sous la supervision de leurs anciens « camarades ». Il lui dicte
alors ce passage où il raconte que sa femme a été envoyée à
Ravensbrück, en lui martelant que « ça, ce n’était pas la Sibérie ». La
narratrice laisse libre cours à sa colère : « Ils ont toujours raison, pensais-
je, quoi que je dise, tout le malheur leur appartient, à eux, les heureux
possesseurs de biographies. À peine ai-je la bouche ouverte pour
présenter mes plaintes qu’ils me balancent à travers les dents un petit
quelque chose comme Ravensbrück ou Buchenwald23… » Le vieux
communiste lui raconte encore que peu de temps avant l’arrestation de sa
femme, ils se promirent que, s’ils sortaient l’un et l’autre vivants de la
guerre, ils se retrouveraient à Berlin, à neuf heures et demie, le dimanche
suivant la fin de la guerre, devant le palais de Friedrichstadt. « Grete
revint six semaines avant moi. Elle fut au rendez-vous tous les
dimanches ; le sixième dimanche, j’y étais aussi avec un grand bouquet
de marguerites que j’avais volées dans un jardin d’une maison détruite
par les bombes24. » Finalement, elle se rend compte que le professeur a
envoyé en prison un ami qu’elle rencontre dans un bistrot de Pankow,
après lui avoir volé sa thèse dont il s’est déclaré l’auteur. Révoltée, elle le
frappe, il est envoyé à l’hôpital et mourra quelque temps après. La
violence de la narratrice s’explique par sa révolte, une révolte contre son
père et ceux de sa génération. Elle en veut surtout au langage du vieux
professeur, à son assurance, à son aplomb. Le Mur, dans la bouche d’un
Beerenbaum, n’est jamais que le « rempart de protection contre le
fascisme » ! Ils ont réponse à tout ! Elle sent que c’est « elle ou lui »,
que, tant que des gens comme lui tiendront le haut du pavé, l’air sera
irrespirable.
L’intrigue du roman se passe en trois endroits de Berlin-Est : le
quartier de la maison de Beerenbaum, le cimetière où il est enterré, et le
bistrot où la narratrice retrouve ses amis. Il s’agit du quartier de Pankow
qu’on appelle la « Petite Ville », celui des membres influents du parti.
Quartier de villas, protégé, juste à côté du château de Niederschönhausen,
quartier de silence où les gens parlent à voix étouffée ! Quand elle était
petite, un jour de 1er mai où elle défilait à travers « la Kurt-Fischer-
Strasse, nous passâmes, écrit-elle, devant la “Lande” de Schönholz
jusqu’au cimetière où nous étions en train d’enterrer Beerenbaum 25 ».
C’est en passant dans la Kurt-Fischer-Strasse, devant la maison de
Stephan Hermlin, qu’elle et ses camarades décident de se cacher en
quittant le défilé. Quartier de privilégiés du régime avec le cimetière qui
jouxte les villas, zone de langage figé et de mort ! En face de ce lieu
honni, les bistrots de Pankow, lieux de liberté : « Le bistrot, à la fois
profane et mystérieux, était un contre-monde, un Enfer au sens des
Anciens, régi par d’autres lois et où régnait un droit urbain naturel.
Quiconque pénétrait dans le royaume du bistrot se soustrayait à la
pesanteur du monde de la surface pour se soumettre à un autre ordre […]
il semblait que le bistrot conférât à la vie une équité plus haute, qui, si
elle ne m’incluait pas, était malgré tout pour moi une consolation. Le
pouvoir de Beerenbaum s’arrêtait à la porte du bistrot26 … » Après
l’enterrement de Beerenbaum, le fils de ce dernier s’approche de la
narratrice et lui remet un paquet : le manuscrit des mémoires de son père.
Elle le jettera à la poubelle. Ces gens importants qui ont des
« biographies » ne sont pas dignes de transmettre leur mémoire. Il
semble, cependant, que la mort de Beerenbaum ne change rien, en fin de
compte. Est-ce parce que l’ombre du Mur est trop forte, qu’il faudrait
quitter Pankow et passer de l’autre côté ?
Dans l’époustouflant ouvrage de Thomas Brussig27, le jeune Klaus
Uhltzscht au nom imprononçable, même en allemand, a maille à partir
avec sa mère qui est inspectrice de l’hygiène à Lichtenberg, quartier
ouvrier de l’Est. Il la décrit ainsi : « C’était une déesse de l’hygiène. Elle
inspectait les toilettes des gares et les cuisines de collectivités, les
baraques à casse-croûte, les chambres froides et les piscines, les rayons
alimentation et les salles de douches. [...] Tout le monde m’enviait ma
mère, attentionnée, aimable, intelligente, la maîtresse des potions
magiques, la doctoresse qui faisait le moins mal à cent lieues à la ronde.
Moi-même, je m’enviais ma mère 28 ! » Fidèle au régime, ne se posant
aucune question, elle est aussi l’épouse d’un homme qui travaille à la
Stasi où il fera rentrer son fils. Pudibonde, elle mène, entre autres, une
croisade contre les jeans, trop étroits, malodorants, pas pratiques, pas
hygiéniques, etc. À travers des tribulations rocambolesques dont la taille
de son sexe est le principal problème, on assiste à une mise en pièces de
la RDA. Le narrateur et héros nous relate, de façon hilarante, la
manifestation du 4 novembre et commente le discours de Christa Wolf,
qu’il confond avec une célèbre entraîneuse de patinage artistique, Jutta
Müller. « Une autre chose m’alarmait : un tout petit coup de plume et
Jutta Müller se serait transformée en Jutta Mutter… Jutta Maman ! Jutta
Müller, la Maman de toutes les Mamans ! L’entraîneuse avait eu bien
raison de se mettre Nous sommes le peuple à la boutonnière 29 ! »
Lorsqu’il se rendra compte qu’il s’agit véritablement de Christa Wolf, il
aura ce commentaire qui vaut pour toute sa génération : « Mais comment
nos mères pouvaient-elles être si impitoyablement im-pec-ca-bles ! Elles
pouvaient se targuer de tant de choses ! Elles ont remporté des victoires
olympiques ! Préambulé des projets de constitution ! Elles ont sorti le
pays des ruines, ou du moins ont regardé les déblaiements de leur
landau ! Leurs biographies m’inspirent tellement de respect que j’en ai
les genoux qui flanchent : la guerre, la destruction, les alertes aériennes,
l’expatriation, les dimanches de la reconstruction. À une femme qui a
grandi avec les cartes de rationnement, allez donc vous plaindre du rôti
de porc avec pommes de terre et chou rouge qu’on vous sert tous les
dimanches ! “Nous aurions été heureux, nous autres… Rutabagas…
Ardoises…30 ” »
On retrouve là le thème principal du livre de Monika Maron : cette
génération, avec tout ce qu’elle a connu, son héroïsme, la reconstruction
du pays et son aveuglement à l’égard de ce qui ne va pas, de tout ce qui a
dérapé. La nouvelle génération, plus cynique, ne veut pas s’en laisser
conter. Plus de tabous, plus de mythes et, surtout, plus de récits
héroïques, plus d’instrumentalisation de l’antifascisme. Cela ne marche
plus.

TROUBLES D’IDENTITÉ

Le Mur sépare, coupe en deux. Il crée une véritable schizophrénie, un


dédoublement. Ville jumelle, ville siamoise, ville où les deux moitiés
sont étrangères l’une à l’autre et en même temps semblables. Le Mur
rend fou. Il prédispose à une dislocation de l’identité, à la perte de soi ou
à des simulations qui permettent de s’expérimenter comme multiple.

L’homme des souterrains de Wolfgang Hilbig

Dans le grand roman de Wolfgang Hilbig31, personne ne sait tout à fait


qui est qui. Chacun est destructuré, pris dans les tentacules de la Stasi. Le
narrareur, celui qui dit « moi » est tantôt l’informateur, l’IM Cambert qui
déambule dans Berlin jour et nuit, et tantôt l’écrivain W. monté de sa
lointaine petite ville à Berlin, et pris dans les rets de la Stasi, à moins que
ce ne soit la même personne. Au-dessus d’eux, leur chef Feuerbach, celui
qui leur assigne des missions. L’intrigue se situe dans les dernières
années de la RDA, quand tout semble se décomposer de l’intérieur, alors
que les grands chefs sont eux-mêmes gagnés par la déprime. Cambert est
chargé de surveiller la « Scène » de la culture non officielle de Berlin,
dans l’Est en général et dans le quartier de Prenzlauer Berg en particulier.
Cette scène culturelle est insaisissable. Les gens se réunissent dans des
appartements déglingués, des arrière-cours dévastées, des lieux
improbables d’un Berlin où les terrains vagues et les appartements
inoccupés sont encore nombreux. À la fin de chaque réunion, on ne dit
pas exactement quand et où aura lieu la prochaine, de peur qu’il y ait des
« indics » dans la salle. C’est aux gens du quartier et aux intellectuels de
s’informer discrètement. Cambert essaie de nouer des relations avec les
proches de Reader (c’est le nom de l’écrivain vedette de la « Scène »), en
particulier avec une jeune fille qui a l’air de bien connaître l’écrivain,
mais il ne parvient pas à grand-chose, et son chef s’impatiente. Dès le
début, il nous parle de son cynisme : « On m’a très tôt appris que la façon
la plus rapide de soutirer aux puissants de ce monde des avantages pour
soi était de contracter une alliance avec eux. Il faut avoir compris cela :
on n’obtient pas leur accord par la séduction, on le leur arrache. Et même
s’ils se sentent alors abusés ou volés, ils se sentent surtout flattés, car
chaque fois qu’on demande un avantage pour soi, on leur demande
quelque chose qui leur appartient32 … » Reader et son groupe
d’admirateurs sont fous de Michel Foucault, de Baudrillard, de Derrida,
de Deleuze, des post-structuralistes en général et aussi de Beckett.
Reader écrit des textes hermétiques, énigmatiques, fragmentaires,
apolitiques. Il ne lit souvent qu’un fragment, poursuivant sa lecture la
semaine suivante. La référence est claire. Il est évident que Hilbig décrit
au plus près le groupe de Sascha Anderson, lui-même devenu
informateur. Ce ne sont pas des dissidents faciles à ficher, ni des férus de
l’Ouest, plutôt des indifférents, et de ce fait, ils échappent en partie à la
Stasi, malgré des infiltrations massives. « Elle était apparue d’un seul
coup, cette Scène, et dans plusieurs endroits à la fois, dans ces quartiers
de la ville qui ne bénéficiaient d’aucun budget de réhabilitation ; elle
avait surgi comme la mauvaise herbe dans les décombres, partout où on
n’avait pas jeté les yeux pendant quelque temps, définie essentiellement
par son absence persistante d’organisation, par l’égalité en droit
d’opinions opposées, par l’indifférence vis-à-vis de toute Idée ; c’est bien
ça, le dénominateur commun des différents groupes de la Scène était leur
manque d’intérêt pour toute forme d’idéologie. C’est ça qui, à première
vue, les rendait inattaquables33. »
Le livre est tout entier écrit du point de vue de l’informateur Cambert,
ou de celui de W., à la fois écrivain et indic ; de là ce « nous » étrange qui
parle au nom de la Firme. À la fin du livre, l’auteur a ajouté une note
dans laquelle il « remercie l’IM Maximilian, l’IM Gerhard ainsi que
plusieurs inconnus. Les autres personnages figurant dans ce livre ont été
librement inventés. Toute ressemblance avec des personnes existant
réellement est fortuite et non intentionnelle ». On reconnaît la formule
bien connue des films américains, mais le partage entre réel et fiction est
bien difficile à faire ici. Cambert/W. déambulent sans arrêt dans un Berlin
fascinant, omniprésent, devenu à lui seul un élément essentiel du texte.
L’intrigue se passe dans le quartier où se trouve le siège social de la Stasi,
dans la Normannenstrasse, à la station de métro Magdalenenstrasse
devenue célèbre depuis la mise à sac de l’édifice peu après les
événements de 1989. On le retrouve plus à l’Est encore, à Marzahn ou
Friedrichsfelde, ou encore au Prenzlauer Berg où C. surveille la
« Scène » culturelle non officielle, et enfin à Chausseestrasse en face de
la librairie Bertolt-Brecht. Le roman traverse aussi le Mur par le passage
de la Friedrichstrasse. L’obsession des grands chefs, comme de tout le
pays, c’est le passage à l’Ouest contre lequel il avait fallu, en 1961,
édifier le Rempart de Protection antifasciste. « Cette question – rester ou
ne pas rester – occupait entièrement la conscience des gens (et depuis
longtemps on l’entendait comme une variante du monologue d’Hamlet) ;
y réfléchir était devenu l’unique point commun de tout un peuple. Cette
question hantait toutes les couches sociales, du cagibi de la dame pipi
jusqu’à la Chambre des représentants du peuple34 … » L’espion/écrivain
hante les souterrains. Sous la ville grise aux milliers d’arrière-cours,
d’immenses caves, corridors, souterrains font communiquer les différents
bâtiments. Quand on sait s’orienter dans ces labyrinthes, on peut s’y
cacher, monter dans les édifices sans se faire remarquer pour aller forcer
la porte des appartements que l’on veut « visiter » en l’absence de leurs
locataires. Ce réseau souterrain est à l’image de l’organisation qui tente
désespérément de contrôler cette moitié de ville et à l’image des
égarements psychologiques ; de la désorientation des différents « Moi ».
Le héros double sillonne les caves : « La ville au-dessus de ma tête était
comme un immense générateur dont on distinguait à peine l’incessante
vibration à l’intérieur de la pierre, où elle ressemblait à un
bourdonnement léger, venu de loin : il était mystérieusement présent dans
les fondations en béton qui m’entouraient, et dans l’invraisemblable
multitude de briques rouges et brunes assemblées ici, qui s’enfonçaient et
ancraient dans le sol l’océan d’immeubles de la ville de Berlin35. » Ce
sont de longs parcours sur le verglas des rues tristes d’hiver défoncées
par la crasse et les intempéries, dans les bouches de métro aériennes ou
souterraines, de l’Alexanderplatz à la Magdalenenstrasse ; des
déambulations entre les stations de métro Dimitroffstrasse et
Schönhauser Allee, des rencontres dans des bistrots lépreux autour de la
Frankfurter Allee ou au Wagner-Eck, encore plus pouilleux, où le héros
attend son chef, parfois en vain, et où il traîne sa désespérance. Et puis, il
y a l’Ouest et ses lumières. En tant qu’indic, C. ou W. peut passer
facilement la frontière à la Friedrichstrasse. Avant de traverser, il voit que
les horaires des représentations au Berliner Ensemble figurent sur une
pancarte à l’attention des touristes. Quand on arrivait par la S-Bahn à
Lehrter Bahnhof, on comprenait qu’on était arrivé à Berlin-Ouest,
quartier désolé trop près du Mur. Mais c’est seulement installé au bistrot
du Bahnhof Zoo qu’on avait vraiment le sentiment d’être à l’Ouest.
Dans ce roman labyrinthe, outre les réflexions sur la littérature et ses
contraintes différentes à l’Est et à l’Ouest, la présence du Mur, la
séparation, la coupure entre les dirigeants, les membres du SED, les
membres de la Stasi et du peuple créent une peur permanente et une
dépression généralisée : « Que se passerait-il soudain s’ils ne se
dispersaient plus… et si, tous ensemble, ils se ruaient dans le café 36 »,
pense W., attablé au bistrot, voyant sortir les masses compactes de la
bouche de métro. Lui qui se sent mal à l’aise dans la foule, qui doit
surveiller les manifestations de janvier en hommage à Rosa Luxemburg
et Karl Liebknecht, celles du 1er mai également pour s’assurer que tout se
passe comme prévu, transporte partout son obsession : que se passerait-il,
si ces foules passives, bien ordonnées, décidaient soudain de ne plus
jouer le jeu ? Par moments, dans les souterrains, il a l’intuition de la
décomposition de l’ordre social : « La certitude que nous aurons une fin,
mais pas cette ville titanesque, pas Berlin… nous étions voués à
disparaître comme des ordures, et, à plus ou moins longue échéance, les
pierres de Berlin, enfoncées dans le sol ne sauraient plus rien transmettre
sur notre époque37. » Même son chef Feuerbach est déprimé. Il utilise
pour la première fois des expressions comme « underground de merde »,
« littérature de merde », « RDA de merde », à coup sûr, cela n’augure
rien de bon. Que se passerait-il, si cette foule ne se dispersait plus ?
W. souffre de la haine dont la Firme est l’objet. L’inquiétude croît et,
avec elle, l’amertume : « Nous n’avions rien fait à personne, mais nous
avions essayé de fouiner dans les âmes […]. Nous n’avions fait de mal à
personne et pourtant notre existence d’ombres, notre présence incessante
qui était une sorte d’image néfaste, malodorante et mal refoulée, de l’âme
de chacun, notre existence dissimulée était à la fois le déclencheur et la
cible de cette haine ; nous étions l’incarnation de la haine […]. Nous
étions la mort… nous étions la face ombreuse de l’homme, devenue
charnelle, devenue chair de l’ombre, nous étions la haine coupée en
deux… La haine, c’était “Moi”38. » Ce « moi » entre guillemets, en
italique, ce « Moi » qui donne le titre au roman est un moi totalement
dépossédé de lui-même.
Le narrateur a autrefois rêvé, dans sa petite ville, d’être écrivain.
Ouvrier dans la métallurgie, il écrivait alors avec enthousiasme. Depuis
qu’il a apposé sa signature sur un papier auquel il n’a rien compris et
qu’il est chargé de surveiller la Scène culturelle non officielle à Berlin,
l’écrivain aux dix-sept poèmes n’a plus d’inspiration. De plus, entre les
rapports sur les autres qu’il doit rédiger selon les directives de la Firme et
les textes littéraires qui lui tiennent à cœur, parfois, il se perd dans une
indécise frontière : « L’obscurité s’était abattue sur lui, il s’était mis à
vivre comme un somnambule et au rythme des rapports ; c’était une
expérience qui consistait à attester sur le papier la vie vécue par des
inconnus : pour cela, son “Moi” n’était pas nécessaire. Il n’apparaissait
que sous la forme d’un personnage qu’il connaissait vaguement et qui
était là par hasard, portant le nom de M. W., entouré de personnages qui
surgissaient quelque temps, puis étaient intégrés dans un rapport dont la
chronologie souvent était floue, et parfois même inventée de toutes
pièces si le jeu de l’éclaircissement l’exigeait. Et parfois il avait dû
inventer ce que disait ce M. W.39... » Devenu lui-même personnage de
semi-fiction, il invente plus ou moins la biographie, les faits et gestes des
autres. Le caractère « irréel » de ce qu’il est en train de vivre lui donne
cependant quelques idées pour son œuvre de fiction. Ainsi, un jour, il a
l’idée d’un personnage venu d’un coin de pays à moitié en ruine, qui se
retrouve à Berlin. Ses souvenirs d’une « vie antérieure » seraient ceux
d’un troglodyte vivant dans un bunker dont les souterrains débouchaient
dans la forêt. Il ne sortirait que la nuit… Ce spectre, ce fantôme est censé
représenter son Moi d’autrefois. Son imagination se tarit car il l’a surtout
utilisée pour écrire ses rapports. Il lui faut donc s’espionner lui-même
pour pouvoir écrire. Pour tenter de se retrouver et de continuer son
œuvre, il essaie d’échapper à son chef et loue un studio dans le sud de la
ville à une femme d’un certain âge qui sera sa maîtresse à l’occasion. Son
chef, d’ailleurs, l’encourage à produire de nouveaux textes littéraires
pour se faire des contacts à l’Ouest et pouvoir mieux infiltrer la Scène.
Lui pense voir trouvé une « niche », une cachette et échapper ainsi à la
surveillance dont il est l’objet, lui aussi. Ce monde des signes dans lequel
Reader et ses fans se meuvent, ce monde des signes auquel W. aspire en
tant que poète, est finalement aussi celui de la Stasi dont les codes
langagiers ressemblaient à des textes et des associations surréalistes,
provoquant des réflexes psychotiques. Tout ce qu’il a tenté d’écrire
jusque-là a échoué. Il tente de relire et de reprendre ses vieux manuscrits
hermétiques et codés. C’étaient des accusations contre un pouvoir
anonyme, mais rien de direct, de compréhensible. C’étaient des textes
médiocres, au langage appauvri. Ce langage des cavernes, langage de
déprime, détruit le sens des réalités. Le narrateur reprend sa collection de
fragments hétéroclites sans pouvoir les améliorer. Il est barré par la
langue de bois de la Firme. Butant sur l’accumulation des génitifs dans
les circulaires qu’il reçoit, il met en relation la langue allemande et
l’absence d’issue de sa situation : « Dans cette langue réflexive, on était
contraint de faire toujours un pas après l’autre, simplement pour constater
que l’on n’était pas encore au but et qu’il fallait faire le pas suivant […]
un peu comme si on avait continué vers la fin de la phrase en espérant
toujours trouver une issue, alors que cette phrase ne faisait que démontrer
qu’il n’en existait absolument aucune40. »
Le patriarche du monde souterrain ne sait plus qui il est. Non
seulement il a changé de nom en quittant sa petite ville pour Berlin et
devenir agent de la Stasi, mais il a aussi des pseudonymes littéraires. Il
est comme son ami Harry, une personnalité mouvante, changeante, un
peu vide. Ce qu’il vit est tellement déconnecté du réel qu’il ne peut plus
faire le partage entre la fiction et le réel, il vit dans un faux-semblant
permanent, une pseudo-logique, un monde de la simulation. Mais il ne
sait pas ce qui est simulé, si c’est la réalité ou la fiction : « Je vivais dans
un monde imaginaire… Il était sans cesse envisageable que la réalité
devienne fantastique, non conforme, et la seule stabilité qui subsistait en
moi entre un instant et un autre reposait sur une simulation difficilement
tenable […]. Nous vivions dans une dualité : et nous passions notre
temps à tirer au clair jusqu’à quel point la réalité s’était déjà rapprochée
de nos idées… mais il ne nous était pas permis de croire que nos idées
pouvaient effectivement se réaliser. Non, nous n’avions même pas
confiance dans nos idées, car sans cesse nous nous expliquions qu’il n’y
avait aucune raison de faire confiance à ces idées41 … » La schizophrénie
du système suspecte quiconque va répétant qu’il veut rester et ne pas
partir pour l’Ouest. Le temps de sa vie intérieure ressemble à celui d’une
horloge démente, comme celle de la station de Wannsee qui, depuis le 13
août 1961, s’était déréglée. Les fientes des pigeons avaient pénétré dans
le cadran et transformé le temps en une « substance impondérable et
menaçante ». Mais il doit admettre aussi qu’il se sent chez lui dans ce
temps détruit. Temps cassé, vide intérieur, personnalité floue ou double,
perte de tous les repères, destructuration de la personnalité, Cambert, W.,
Moi, s’enfonce de plus en plus dans les souterrains de Berlin, dans les
minables bistrots enfumés de la Frankfurter Allee, déambule entre deux
stations du métro aérien, traîne sur l’Alexanderplatz sans pouvoir s’y
retrouver, arpente les arrière-cours du Prenzlauer Berg à la recherche de
renseignements sur Reader, sans trouver de remède à sa désespérance. Le
mot de la fin pourrait être cette remarque que C. fait à son chef au
comble de l’exaspération : « À quoi riment ces absurdités, comment la
moindre chose peut-elle disparaître dans ce pays ? IL N’EST PAS
ASSEZ HAUT LE MUR QUE NOUS AVONS ? On ne contrôle donc
pas tout, dans ce pays 42 ? »
Edouard, Theo et les autres : la trilogie berlinoise de Peter Schneider

Berlin est au centre de l’œuvre de Peter Schneider. Trois ouvrages 43


vont nous permettre de faire connaissance avec des personnages berlinois
pittoresques, de déambuler avec eux à l’Est comme à l’Ouest, de revenir
à Berlin après la chute du Mur, de traverser ses quartiers en s’y égarant,
en tentant de s’y retrouver avant de s’y perdre à nouveau…
Le Sauteur de mur n’est pas un roman, mais un récit ou une suite de
récits, une « chronique d’investigation ». D’emblée, le lecteur est mis en
condition. L’arrivée à Berlin se fait par avion. D’en haut, on voit
distinctement cet objet bizarre qui fait des zigzags à travers la ville. Cela
ressemble à un ouvrage d’urbanisme contemporain plutôt qu’à une vraie
frontière. Le narrateur a choisi de venir vivre à Berlin où il échappe au
service militaire, et sera mêlé de près au mouvement étudiant. Il évoque
dès l’abord son amour de Berlin : « Les restes de ruines où des bouleaux
hauts comme un homme et des buissons ont pris racine ; les impacts de
mitraille dans les façades grises de sable et boursouflées, les affiches de
publicité, jaunies, sur les murs incendiés, parlant de cigarettes et de
schnaps qui n’existent plus depuis longtemps44 … » La ville révèle son
double aspect, vue de haut, par le jumelage de presque toutes les
installations publiques : deux tours de télévision, deux stades, deux
centres de congrès, deux opéras, etc. Les deux côtés n’ont pas les mêmes
odeurs. À l’Est, un mélange de carburant, de lignite, de désinfectant ;
alors que l’Ouest, en dehors des stands de kebabs turcs, est plus aseptisé.
À mesure que le narrateur fait ses fréquents allers et retours, naît en lui
un sentiment de division. « Au premier instant [il eut] l’impression de
connaître parfaitement la ville située derrière le mur. Non seulement les
poubelles, les perrons, les poignées de porte, les radiateurs, les abat-jour,
les tapisseries, mais aussi la vie, de l’autre côté, assourdie, méfiante [lui]
semblaient familiers, à bâiller. C’était là la ville ombre, l’arrière-faix de
Berlin-Ouest45. » Mais, au même moment, il a le sentiment d’être sur une
autre planète, de ne pas comprendre, d’être comme divisé. C’est cette
division même que le récit va explorer, fouiller, d’abord avec le
personnage de Robert, puis avec celui de Pommerer.
Robert est un poète de Berlin-Est qui est vite passé à l’Ouest, où il joue
au flipper dans les bistrots. Au début, à l’Ouest, on s’intéresse à lui, non
pour la valeur de sa poésie, mais parce qu’il a passé le Mur, et qu’on
attend de lui une déclaration sur la supériorité du monde occidental. Il
refuse et tente de chercher refuge quelque part dans le no man’s land
entre les deux mondes : « Entre Erna et Rita, me dit-il, je ne choisis pas,
j’aime encore mieux me branler46. » Robert n’a pas perdu ses réflexes de
l’Est. Il s’insurge quand après que la série Holocaust fut présentée à la
télévision ouest-allemande, le chancelier conseilla à la RDA de la
diffuser. Hors de lui, il s’écrie : « Et c’est un ancien officier de la
Wehrmacht qui donne des conseils à un combattant de la résistance
antifasciste, à un homme qui a payé ses convictions de dix ans de travaux
forcés 47 ! » Le narrateur comprend que ces frères jumeaux sont bien
différents, mais il veut percer les secrets de cette invraisemblable et
surréaliste frontière. C’est en discutant pendant des heures avec Robert,
Chez Charlie, que l’idée du récit lui est venue, en fait « l’histoire d’un
homme qui perd son moi et commence à devenir personne. Par un
enchaînement de circonstances qui me sont encore inconnues, il devient
un passeur de frontière entre les deux États allemands 48 ». Ce
personnage, peu à peu, se sent gagné par une espèce de maladie qui ne lui
permet plus d’avoir de domicile fixe. Il est lui-même divisé, comme
Berlin, mais n’accepte aucune des identités fixes, stéréotypées que les
deux États, les deux moitiés de la ville proposent, des identités bâclées à
son goût. Il ne se sent chez lui qu’entre les deux, sur la frontière.
À partir de là, des mini-récits se mettent en place, tantôt racontés par le
narrateur, tantôt par Robert et bientôt par Pommerer. Le premier est
l’histoire de Schalter qui fait le grand saut de l’autre côté, abandonnant
son appartement de Schöneberg pour Berlin-Est. Le deuxième récit,
raconté par Robert, est beaucoup plus étonnant. C’est l’histoire de Kabe,
un chômeur secouru qui saute de l’Ouest à l’Est en plein centre de Berlin,
à travers un terrain vague mal gardé. Au moment où il va sauter, les
gardes lui font de grands signes pour lui préciser où est l’Ouest et où est
l’Est. À l’image du footballeur qui met un but dans son propre camp,
Kabe risque de se tromper. Mais il sait ce qu’il fait. On soigne dans une
clinique de l’Est ce malade atteint du syndrome de sauteur de mur, puis
on le rapatrie de l’autre côté. Après s’être enfermé dans son petit
logement de Kreuzberg, il récidive, encore et encore, jusqu’à quinze fois.
Impossible de lui faire comprendre que le Mur est une frontière, tout
simplement. À l’Est, Peter Schneider, ou plus exactement le narrateur,
parle avec Pommerer de son projet, de ce personnage qu’il tient, mais
auquel il manque encore quelque chose : « Mon histoire se modifie de
jour en jour. Ce qui est sûr, c’est que l’homme dont je cherche l’histoire
est pris dans un mouvement d’aller et retour par-dessus le mur, comme
un gardien de but au ralenti qui prend toujours le même ballon. Tandis
que je raconte à Pommerer l’histoire de Schalter, elle se mêle
incoerciblement à l’histoire de Kabe, le sauteur de mur49. » C’est alors
que Pommerer lui raconte la troisième histoire. Celle de trois jeunes
cinéphiles, trois lycéens qui ont remarqué, le long du Mur, une maison
abandonnée qui doit être détruite et à travers laquelle, en s’y prenant
bien, avec mille précautions, on peut passer à l’Ouest. Ils sont amateurs
de westerns. Arrivés sur le Kurfürstendamm, ils ne résistent pas à Il était
une fois dans l’Ouest. À la caisse du cinéma, ils n’ont à présenter que
l’argent de RDA qui ne vaut pas grand-chose, mais le directeur les laisse
passer. Ils se renseignent sur les programmes suivants et feront ensuite de
nombreux allers et retours cinématographiques. Un soir, alors qu’ils font
la queue pour High Noon à l’Est dans leur cinéma du Prenzlauer Berg, la
séance est annulée pour des raisons techniques. Lutz, un des trois
compères, dit, exaspéré : « On court comme un dératé du
Kurfürstendamm au Prenzlauer Berg pour être à l’heure – et le film est
cassé… maintenant ça suffit 50 ! » Il monte sur sa Mobylette, file vers le
Mur et se hâte, dans la nuit, vers l’Ouest, pour voir au moins la dernière
projection de Stage Coach. Il ne rentrera pas à l’Est, reste à Berlin-Ouest
où, sans doute, il va continuer à aller voir des westerns. Les autres se sont
fait prendre à un moment donné.
Le narrateur imagine un récit où Lutz rencontrerait Kabe, chacun
passant le Mur en sens inverse… Il approfondit la schizophrénie
ambiante. Les mêmes événements sont déchiffrés, interprétés de tout
autre façon de part et d’autre du Mur. Les mots n’ont jamais le même
sens. Il prend peu à peu conscience de ses propres déterminations. Né à
l’Ouest, il a grandi dans un environnement donné, une communauté
interprétative qui fournit un sens particulier aux mots : « Le pays étranger
d’où je viens s’appelle république fédérale d’Allemagne, et ma
perception, comme celle de Pommerer, est prédéterminée par un demi-
pays qui depuis trente ans tire son identité de la démarcation qui le sépare
de son autre moitié51. » Le narrateur et Robert continuent d’ailleurs à se
quereller pour le moindre problème d’interprétation. Il suffit qu’ils
entendent quelques informations, qu’ils regardent un événement à la
télévision ou dans la rue pour qu’ils déchiffrent toujours, à partir d’un
seul et même texte, deux messages différents. Finalement, à travers toute
une série d’histoires, auxquelles il manque toujours quelque chose, le
narrateur comprend que « démolir le mur en pensée, cela prendra plus de
temps qu’il n’en faudrait à une entreprise pour le même travail 52 ». Il y a
toujours entre Robert et lui, entre Pommerer et lui, des souvenirs, une
enfance, des interprétations qui ne peuvent se rejoindre.
À la fin de cette odyssée de la division berlinoise, Peter Schneider
tente une nouvelle définition de son identité via son narrateur et ses
autres personnages. Ils sont allemands, de langue allemande, ils sont
d’Allemagne, dans le refus comme il le dit du « latin d’Église de l’Est et
de l’Ouest ». Mais le narrateur prend conscience que, malgré tout, la
division va durer longtemps, même dans l’hypothèse où tous les habitants
de l’Est seraient passés à l’Ouest : « Seule la ville dehors avec ses murs
incendiés, les murs de ses arrière-cours, ses murs de frontière, seuls ces
murs seront encore debout quand plus personne ne sera là qui pourrait les
franchir53. »
À Berlin, aucune totalité, aucune possibilité de totalisation. Les deux
moitiés ne s’articulent pas, elles sont « disjointes ». Le narrateur, lui-
même, ne peut se placer au centre de son récit car il n’y a pas de centre.
Les histoires, multiples, se suivent, dites par des conteurs divers. La série
des anecdotes ne peut pas déboucher sur un récit unique. Es fehlt etwas, il
manque toujours quelque chose et les mots n’ont jamais le même sens. À
l’image d’un autre personnage de ces récits, Frieda Loch (Loch veut dire
trou), le travesti, le narrateur finit par n’être ni d’un côté, ni de l’autre, ni
même du no man’s land. Il se compose un personnage à la place d’un
autre, s’invente une trajectoire. Et s’il avait grandi à Dresde comme son
cousin ? « J’aurais chapardé non pas des cigarettes américaines mais de
la vodka sur les camions des occupants, les premiers mots que j’aurais
appris auraient été russes et non anglais […]. J’aurais vu des films russes
sur la Grande Guerre patriotique au lieu de westerns américains […].
J’aurais lu secrètement Nietzsche et Sartre au lieu de Wilhelm Reich et
Lénine... je ne serais pas le même. Mais serais-je devenu un autre au
point d’être méconnaissable ? Où un État arrête-t-il, et où un Moi
commence-t-il 54 ? » C’est bien une crise d’identité que le Mur provoque
chez tous ceux qui ne se satisfont pas des identités figées.
Dans La Ville des séparations55, deux personnages incarnent encore
l’Ouest et l’Est : Edouard et Theo. Dans les années 80, on vit sans trop se
préoccuper du Mur. Il est planté au milieu de la ville comme un décor. Il
est omniprésent et absent. « Certes, dans les récits et querelles du tent, le
Mur n’était guère mentionné, son ombre toutefois portait loin et tombait
sur les tables des tavernes les plus reculées – le Mur était présent comme
le Dieu de l’Ancien Testament, qui n’a pas de nom et dont on ne doit pas
faire d’image56. » Dans cette ville, on est préoccupé par ses histoires
d’amour, son quotidien, comme partout, mais Berlin offre en plus tout un
jeu de masques. On peut disparaître de l’ « autre côté », comme Theo.
Edouard est un biologiste qui a vécu quelques années aux États-Unis,
en Californie. Auparavant, il s’était lié d’amitié avec Theo, le poète de
l’Est qui a ses entrées à l’Ouest. Plus ou moins dissident, il doit
constamment lutter sur deux fronts. D’une part, il doit vivre dans un pays
où l’interdiction d’un livre est la preuve de sa qualité, mais, d’autre part,
il ne veut pas de l’Ouest comme solution. En fait, il ne s’identifie ni à
l’Est ni à l’Ouest ; il reste à Berlin-Est pour finir. Il sera inquiété par la
Stasi sans qu’apparemment ses faciles allers et retours soient remis en
question.
Dans Chute libre à Berlin57, Edouard décide de rentrer à Berlin. Entre-
temps le Mur est tombé, on lui a proposé un poste à l’Est où le système
universitaire est totalement restructuré, et il a reçu (lui et son frère) une
lettre lui disant qu’il venait d’hériter d’un immeuble à Berlin-Est, à
Friedrichshain, ayant appartenu à son grand-père, immeuble de nouveau
disponible. Il rentre donc à Berlin. De ce roman si riche, si foisonnant et
si près du vécu de tout Berlinois d’aujourd’hui, je ne voudrais retenir que
trois axes. D’abord, la difficulté de se repérer dans la ville, à la fois
semblable et tout autre après la chute du Mur. Ensuite, le devenir de cette
maison reçue en héritage et qui résume à elle seule l’histoire de Berlin,
de l’Allemagne et de ses fantômes. Enfin, les troubles de l’identité
symbolisés par les retrouvailles d’Edouard avec Theo et par le destin de
ce dernier.
Berlin a changé. C’est un des leitmotiv du livre. La ville est un
immense chantier. Quand Edouard va chez Mattenklott, son avocat, qu’il
avait connu autrefois à l’université et dans des mouvements gauchistes, il
ne reconnaît plus ce coin familier, situé à peine à quelques centaines de
pas de sa vieille taverne habituelle, le tent : « Les rues avaient tellement
changé pendant ses années d’absence qu’il ressentait le besoin de vérifier
sur les plaques des rues s’il ne s’était pas égaré. Toutes les maisons sans
exception rayonnaient dans leur crépi neuf. Le petit kiosque à journaux
du coin avait disparu et cédé la place à une boutique offrant des
accessoires indiens du Mexique. Là où, autrefois, végétait une petite
épicerie, s’était installé un magasin d’informatique58. » Non seulement le
quartier est pris d’une frénésie de rénovation, mais il donne dans le rétro.
On se croirait revenu un siècle en arrière : « On eût dit que la
métamorphose de la ville n’avait pas d’autre but que de lui rendre sa
figure d’avant la guerre, telle qu’elle s’était conservée dans les albums de
photos 1900. Au lieu des réverbères des années 50 et 60, avec leurs mâts
de fer lisses et courbes et leurs tubes au néon, on voyait à présent les
reproductions classiques, en fonte, de l’éclairage au temps de Guillaume
II, de petites colonnes corinthiennes ciselées, couvertes d’ornements en
spirale, qui devaient manifestement paraître fabriquées de manière
artisanale par le forgeron du coin59. »
La femme d’Edouard, de retour de Californie, veut, elle, absolument
aller dans un restaurant de l’Est, de la Kollwitzplatz au Prenzlauer Berg,
où désormais, « ça se passe à Berlin », ils se retrouvent en pays de
connaissance puisque tout, tant le décor que la carte du restaurant, a été
copié sur l’Ouest. Edouard ne reconnaît pas non plus son quartier, où il
revient habiter après avoir quitté le logement de l’Est que sa nouvelle
institution avait mis à sa disposition. « Quand il eut emménagé dans son
grenier de Charlottenburg, Edouard dut s’avouer que quelque chose
n’allait pas. Dans l’absurde logement pour invités de l’institut, il ne
s’était pas senti aussi mal à l’aise qu’il voulait bien le dire. Isolé dans
l’Est berlinois totalement étranger et sans cesse labouré de fond en
comble, il avait eu l’impression d’être une sorte de pionnier, tandis qu’il
connaissait Charlottenburg par cœur et s’y sentait faussement chez lui60. »
Il erre autour de Gendarmenmarkt pour s’apercevoir qu’à cause des
travaux toutes les rues ont été transformées en impasses. De la S-Bahn, il
contemple le « corps éventré de la ville », qu’il va voir de plus près à la
Potsdamer Platz. Il est surtout attiré par la vieille maison du débit de vin
Huth, intégrée au chantier. La dimension titanesque, homérique, du projet
le fascine. Du haut d’une plate-forme, il peut jeter un regard circulaire à
l’ensemble. « À présent, toute la zone frontière avait été déblayée, hormis
une courte section directement au pied du débit de vin. Edouard
remarqua que le Mur, disparu avec tous ses accessoires, avait été érigé
sur des décombres d’un ancien paysage de ruines. Il se rappelait les
images d’après la guerre, où l’on pouvait encore voir les squelettes des
grands bâtiments qui jalonnaient autrefois l’endroit – ruines d’une place
où avaient été posés jadis les premiers feux de signalisation d’Europe,
pour régler l’énorme circulation. Sur la poussière nivelée de ces ruines,
on avait érigé le Mur, à son tour devenu squelette, gravats et sable à
mortier61. » Mais il n’est pas dupe de cette immense réalisation. On veut
aller trop vite, rétablir des continuités là où seule l’épaisseur du temps
pourra guérir des cicatrices. On ne peut combler ces lacunes de l’histoire
par décret. « Le projet d’insérer un nouveau centre en cinq ans, dans ce
tableau sur lequel tant d’inscriptions de l’histoire avaient été effacées, lui
parut soudain totalement présomptueux62. »
Puis il y a la découverte ou la redécouverte de l’est de la ville qu’on
n’atteignait autrefois qu’à partir des postes frontaliers et après bien des
tracas et des moments plus ou moins longs d’attente. Cette fois, il va
directement à son nouvel institut, assez loin du centre : « Nombre de
maisons, avec leurs créneaux en surplomb et leurs larges balcons,
ressemblaient à des hôtels de montagne, d’autres rappelaient des villas de
vacances à Ibiza ou Mykonos, d’autres encore paradaient avec leurs
petits encorbellements et leurs tourelles et prétendaient être
postmodernes. Parmi les maisons unifamiliales du temps de la RDA, les
nouveaux bâtiments avaient l’air de plantes exotiques transposées dans
un climat trop froid63. »
Il se demande si les nouveaux planificateurs, qui représentent les
vainqueurs, ont fait exprès de donner dans le criard, le bariolé, l’inadapté,
une laideur qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne, celle du beige, du
gris, de l’angle droit et du crépi lépreux. Berlin est bien un immense
chantier. Tout n’est que construction, grattage, lessivage, recrépissage
comme si on voulait conjurer le passé, mais « le sol sur lequel il se
mouvait n’était pas solide. On croyait marcher sur de l’asphalte, et on
s’enfonçait à l’improviste, on pataugeait dans des cryptes souterraines et
des tunnels et on prenait des tonnes de voûtes au-dessus de soi pour le
ciel. Les excavations partout, les trous des fondations, les lacs artificiels
dans le sol de Berlin semblaient maintenant à Edouard des entrées
ouvertes inconsidérément et menant dans une ville sous la ville. Des
spectres en sortaient et s’accrochaient aux chevilles des vivants, gênaient
leur marche, enserraient leurs cerveaux. Les autochtones tellement
sensibles aux dangers courus par l’environnement ne paraissaient rien
remarquer de ces énergies souterraines, qui, comme un gaz inodore,
libéraient suspicions, sournoiserie, cynisme et réflexes de sauve-qui-
peut64. »
La maison dont Edouard a hérité est située à Friedrichshain, à l’Est.
Pour s’y rendre, il commence par prendre le métro aérien dans la
mauvaise direction, puis il franchit l’ancienne démarcation où ce ne sont
qu’excavations, surfaces de sable, grues et engins de construction. « Le
Mur avait disparu sans laisser de traces. En revenant, il comprit que les
étranges figures de béton à la crête ronde, exposées comme des
sculptures dans un terrain vague près du coude de la Spree, étaient les
restes du Mur65. » Il tombe finalement sur « son héritage », une maison
parmi les plus délabrées d’où pendaient des fils téléphoniques, des câbles
de toutes sortes, une vraie ruine avec des dizaines de squatters aux
aguets, prêts à en découdre avec d’infâmes Wessis qui viendraient leur
reprendre leur bien. S’agit-il de la version misérabiliste du Tacheles, ces
ruines d’un ancien grand magasin bombardé dans le Mitte, squatté par
des artistes, et qui, même après toutes sortes de transactions, est encore
là ? Toujours est-il que cette population pittoresque va en faire voir de
toutes les couleurs au pauvre Edouard. Car il semblerait que son grand-
père Hoffmann aurait acquis cette maison aux dépens de Juifs dans le
cadre de la politique d’aryanisation. Edouard, qui ne soupçonnait rien, en
est dévasté. Il ira à Los Angeles apprendre d’une vieille Juive allemande
que l’affaire est un peu plus complexe, que son grand-père a restitué une
partie de l’argent au propriétaire, l’aidant à vivre en exil, ce qui ne le
rassure qu’à moitié. À son avocat qui ironise : « Mon pépé nazi était
aussi un sauveur de Juifs… », Edouard rétorque : « L’histoire de mon
grand-père ne convient pas le moins du monde à désendetter les
Allemands, tout au contraire. S’il s’agit du volumes des dettes, l’histoire
d’ un seul homme à demi convenable n’allège pas la dette des mille et
mille suiveurs et complices, mais l’alourdit. Elle démontre qu’il était
parfaitement possible de détraquer la machinerie de la persécution et de
l’extermination. S’il y avait eu davantage de ces trublions, peut-être
aurait-elle été freinée, voire arrêtée66. »
C’est dans ce climat général qu’il retrouve son vieil ami Theo, avec
cette petite différence que Theo est depuis quelques années installé dans
un appartement de Charlottenburg à l’Ouest, tandis que lui, Edouard,
avait accepté dans un premier temps le logement que son nouvel institut
lui avait fourni, à l’Est, en attendant mieux. Quand ils se revoient, Theo
est encore plus maigre, encore plus angoissé qu’avant. Il a l’air très
affairé, assis à une table, avec devant lui, les milliers de pages des
rapports que son frère a écrits sur lui pour la Stasi, jour après jour, durant
des années : « Les phrases qu’Edouard lisait ne lui suggéraient rien. Elles
parlaient des faits et gestes d’une personne appelée “le Poète”. L’auteur
ou les auteurs semblaient, en décrivant leur héros, suivre le programme
littéraire du nouveau roman. Avec une exactitude fantastique, tous les
mouvements perceptibles du “Poète” étaient notés, sans qu’échappe
jamais aux auteurs une déduction sur la vie intérieure du héros. “Le Poète
a quitté son logement vers 21 h 14, a attendu environ trente secondes
avant de traverser la rue, s’est retourné deux fois et a ouvert la cabine
téléphonique sur le côté opposé de la rue. Il a composé un numéro à sept
chiffres, dont les derniers étaient 45167.” » C’étaient trois années de la vie
de Theo ainsi minutieusement scrutées. Pour Theo, il s’agit d’une espèce
de journal intime écrit par « son meilleur ennemi », des milliers de pages
où il peut apprendre quelque chose de lui-même. Une aubaine ! Nos deux
amis reprennent leurs vieilles querelles. Qu’auraient-ils fait, l’un à la
place de l’autre, Edouard à l’Est et Theo à l’Ouest ? Qu’est-ce qui aurait
changé dans leur biographie, s’ils avaient vécu dans la peau de l’autre ?
Un soir, Edouard se rend à la Volksbühne qui donne une nouvelle pièce
de Theo. Il voit briller les immenses lettres de néon OST et des drapeaux
anarchistes un peu partout. La description du public rappellera à tout
connaisseur de la vie berlinoise des scènes familières : « C’étaient sans
exception de jeunes gens en vêtements noirs, plusieurs d’entre eux
affectant une apparence martiale, les cheveux laqués et collés avec art à
l’instar d’une planche à clous. D’autres portaient des accessoires en fil
métallique ou en fer dans les lobes des oreilles ou les ailes du nez, ce qui,
Edouard ne pouvait le nier, seyait particulièrement bien à quelques
femmes et éveillait l’idée qu’elle portait l’ornement correspondant au
nombril ou au sexe 68 … » Theo n’est pas là. La pièce laisse Edouard
perplexe. Ce sont des instantanés édifiants, cyniques ou cruels des
transformations de la vie quotidienne des gens de RDA après la chute du
Mur. Le spectateur se rend compte peu à peu que ce sont toujours les
mêmes acteurs qui jouent l’ensemble des rôles. Celui qui vient de jouer
un Allemand de l’Ouest dans une scène, joue l’Allemand de l’Est dans la
scène suivante. Tout est indécidable. On ne peut s’identifier à aucun des
deux camps. « À peine avait-on pris parti pour quelqu’un, que la scène
recommençait, mais dans une constellation légèrement modifiée. Le vieil
homme de l’Est réapparaissait sur scène en jeune membre de la Stasi,
pour avouer qu’il avait escroqué le terrain du voisin grâce à une
dénonciation. Dans la variation suivante, sa victime, l’homme de l’Ouest,
devait expliquer de quelle manière son père avait acquis le terrain au
temps du nazisme69 … » Et le spectacle devient de plus en plus violent,
obscène, le tout tourne à « une fête des horreurs allemandes ». Quand il
retrouve son ami au bar, Edouard fait état de sa perplexité. Pourquoi ce
déchaînement ? Theo lui explique que c’est ainsi qu’il faut dénoncer la
barbarie. Les deux amis se séparent aux premières lumières de l’aube,
cherchant deux taxis pour aller dans deux directions opposées, mais
tandis que Theo rentre à Charlottenburg à l’Ouest, Edouard, encore logé
par l’institut, va dans la direction que prenait jadis Theo. Ce n’est pas la
première fois qu’ils échangent ainsi leur place.
Et puis, Theo est un jour retrouvé mort dans son appartement. On ne
saura jamais s’il s’agit d’un suicide. La cérémonie d’hommage a lieu à la
Volksbühne, comme il se doit. À la porte, un montage vidéo le montre
lisant ses œuvres, assis sur la cuvette d’un w-c, ou disant du Beckett, ou
debout sur la Potsdamer Platz, ou marchant au-devant de la caméra. Il y a
salle comble, les vestes de cuir noir voisinant avec les chemises de lin.
Theo était un homme à femmes. Elles sont très nombreuses à le pleurer.
Edouard ne peut s’empêcher de penser : « Si tu pouvais voir cela ! […]
Des gens qui d’habitude ne se saluent pas, s’inclinent en une émotion
commune au-dessus de l’abîme que tu as chanté. Toi, l’impitoyable
railleur et diviseur, le rat dans le canal, ils te fêtent à présent comme le
bâtisseur de ponts, comme le sauveur surgi de la bouche d’égout. Tu es
devenu le poète de la réunification 70 ! » Quel spectacle ! À un moment,
une des femmes sur la scène dit que Théo était mort d’une maladie
appelée la « république fédérale d’Allemagne ». Il appartenait à cette
moitié d’Allemagne à présent endeuillée, à qui on prenait tout. Mais un
sénateur qui avait traité Theo de « provocateur difficile » dit que le
défunt appartenait à tous.
Après sa mort, Theo apparaît à Edouard en rêve, puis cet être flottant
disparaît en s’envolant dans le ciel, vers l’ouest, car l’Ouest est, malgré
toute l’ambivalence du roman, la seule solution. Dans ses discussions
avec Theo, comme dans la musique triste qui plaisait tant à Theo et dans
laquelle il s’absorbait, Edouard sentait tous les maléfices de Berlin, ce
sentiment de « chute libre », de cynisme, de trahison, d’asthénie, de
lâcheté hybride qui caractérisait les Berlinois. Même si c’est sur le mode
ironique, Edouard lui-même était en train de devenir un Allemand et pas
simplement un Allemand de la République fédérale, laquelle était
devenue l’Allemagne tout court : « Encore hésitant, Edouard nota qu’il
était sur le chemin de la réconciliation. Combien de temps va-t-il
s’écouler avant que tu te découvres un sentiment pour les manteaux de
cuir et les chapeaux de chasseur, pour le jambonneau à la choucroute,
pour les vins badois sucrés, pour les chœurs de football et la douloureuse
manière allemande de vous frapper sur l’épaule, pour cette façon de se
prendre par le bras et de se balancer sur un rythme de marche militaire
lors du carnaval allemand 71 ? » Est-ce là le prix à payer pour qu’une
nouvelle constellation de sens, un nouveau sociogramme fasse son
apparition dans la prose allemande, laissant le Mur à la disparition et à
l’oubli ? À nouveau l’Allemagne ?
Peter Schneider avait déjà dit, en 1987, dans Die Zeit, qu’il fallait en
finir avec la « marche courbée » (gekrümmter Gang) . Reprenant une
idée de Franz-Josef Strauss, le leader de la CSU de Bavière, il condensait
ainsi en un mot les expressions : le « dos courbé » (gekrümmter Rücken)
et « marcher en courbant l’échine » (gebeugter Gang). Il précisait : « Il y
a pour moi des choses évidentes, dans ce que cet homme [Franz-Josef
Strauss] prêche du haut de sa chaire bavaroise, malgré le peu de crédit
que je suis enclin à lui accorder : l’histoire allemande a plus de douze
années, elle a suscité des traditions dont nous pouvons être fiers,
personne à la longue ne trouve son compte au repentir allemand et à
l’éternelle mauvaise conscience72. » Lothar Baier n’a pas de mots assez
durs alors pour fustiger cette position, qui allait pourtant se banaliser
après la « querelle des historiens » et plus encore après la chute du mur.
Trouble d’identité, échange entre celui qui est à l’Est et celui qui est à
l’Ouest, morceaux séparés sans totalisation, combien de temps Berlin
restera-t-elle cette ville exceptionnelle où le passé surgit des fissures de
l’asphalte, au milieu des mauvaises herbes ?

Fallait-il être un ange pour traverser le Mur ? Le Berlin de Wim Wenders

Le film est plein de voix, plein de langues, plein d’instantanés de la vie


quotidienne à Berlin un peu avant la chute du Mur. Ici, une femme turque
attend en face des machines, à la laverie, là, c’est une Japonaise dans le
hall de l’hôtel Esplanade, plus loin, une jeune prostituée, ou un homme
qui se tue en voiture, ou un autre qui se suicide. Berlin est fait de ce
tissage de bouts de quotidiens. L’histoire est celle de deux anges, Damiel
et Cassiel, qui passent leur temps immémorial, un temps d’éternité, sur
les ailes de la Victoire en haut de la Colonne au milieu du Tiergarten.
Damiel tombe amoureux de Marion, la belle artiste de cirque, et devient
mortel, rejoignant la cohorte des anges incarnés dont fait partie Peter
Falk, venu à Berlin tourner un film sur le nazisme. Damiel ne se contente
plus d’observer la vie des Berlinois, il est devenu l’un d’entre eux. Le
symbole de cette incarnation, ce sont ses pas, jusque-là totalement
invisibles dans la ville et qui, au moment où il marche sur le chemin du
no man’s land, le couloir de la mort entre le Mur extérieur et le Mur
intérieur, s’inscrivent soudain sur le sable. Le film passe alors à la
couleur et les peintures de Thierry Noir sur le Mur envahissent l’écran.
Plusieurs strates d’histoire structurent le film : l’éternité des deux anges.
Le temps immémorial sédimenté de la bibliothèque où l’on compulse le
livre d’August Sander, ce photographe qui avait saisi la société allemande
de la première moitié du XXe siècle. La quête d’une nouvelle narration
par Homer, ce vieil homme témoin d’un autre temps qui part à la
recherche de la Potsdamer Platz, devenue l’espace désolé qu’on sait. Le
temps des bandes d’actualités de Berlin en 1945, qui nous ramène à la
guerre et à l’immédiat après-guerre. La période nazie à travers un film
dans lequel joue Peter Falk ( Colombo), tourné dans des souterrains
désolés qui servent de décors idéaux, en bordure du Mur. Entre le présent
pulvérisé par les milliers de récits de la quotidienneté et la guerre, la
présence obsédante du Mur que les anges traversent dans les deux sens,
le Mur à la Potsdamer Platz, à Kreuzberg, le long de l’East Gallery. Les
repères berlinois sont faciles à retracer car ils sont tous symboliques : la
Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, construite en 1895 et presque
totalement détruite en 1943, la colonne de la Victoire, le Ku’damm, la
tour de la télévision de l’Ouest, Kreuzberg avec la trouée du métro
aérien, l’Anhalter Bahnhof aux trois arcades donnant sur le vide, la
Waldemarstrasse, plus à l’ouest le métro Güntzelstrasse, où Colombo
prend un café à l’Imbiss du coin, la Kaisersaal de l’hôtel Esplanade.
Wenders aimait les endroits encore à demi sauvages. Il est parti à la
recherche des lieux fragiles dans la ville, telle cette place où le cirque, au
cœur de l’intrigue du film, a planté son chapiteau. Cet immense espace à
demi vide se trouve à Kreuzberg non loin de l’ancienne place de la Belle-
Alliance, aujourd’hui la Mehringplatz. « Sur cette place régnait un très
grand calme, on y voyait soudain des lapins et des souris, et notre
éléphant pouvait aussi s’y promener. Des enfants y jouaient, et il y avait
ces sentiers, on pouvait voir la ville tout autour comme un livre d’histoire
ouvert… J’ai trouvé que c’était tout simplement une place de rêve dans la
ville, et j’ai pensé qu’une place comme celle-là ne pourrait plus exister
longtemps… Dans tous mes films, j’ai toujours choisi les lieux en me
demandant s’ils existeraient encore longtemps ou non. Il y a une autre
scène sur le pont Langenscheidt : deux mois plus tard, il n’était plus là.
Alors que c’était pour moi, et de loin, le plus beau pont de notre ville […]
c’était vraiment la route qui menait à Kreuzberg73. »
De fait, une bonne partie du Berlin du film n’existe plus. Non
seulement, cette place et ce pont, mais aussi la Potsdamer Platz qui s’est
totalement métamorphosée et, bien entendu, le Mur qui a disparu. La
ville n’est plus la même et l’autre ange, Cassiel, qui se meut dans les plis
de la Victoire, n’a plus de repères. En 1991, appréhendant ce que la
Potsdamer Platz allait devenir, Wim Wenders raconte un souvenir récent,
qui, aujourd’hui, a l’air de se perdre dans la nuit des temps :
« Récemment, j’ai traversé de nouveau la Potsdamer Platz, enneigée ce
jour-là, dans toute sa largeur. En franchissant le Mur. Même s’il n’est
plus là désormais, il faut pourtant le franchir à chaque fois. Et, sur la
vaste place vide, on a le sentiment de pénétrer dans une terre inconnue,
une clairière déboisée. Découvrir l’Alaska ou la Terre de Feu ne pourrait
être plus aventureux… Le ciel est gris comme il ne peut l’être qu’à
Berlin. Je m’arrête. Le temps passe. Je n’ai pas de caméra74... »
C’est toute une esthétique du délabré que le film propose, une
esthétique de l’authentique où se lisent les blessures de l’histoire contre
les architectures suturantes qui, à l’Ouest comme à l’Est, sont mises en
œuvre.
Le film est devenu une nouvelle archive pour appréhender le passé.
Mais ce qui m’importe ici, c’est son point de départ, la quête, à partir de
Berlin, d’un nouveau récit épique sur l’Allemagne. Comment parler de
l’Allemagne en 1988, juste avant la chute du mur ? Comment, à partir de
récits lambeaux, construire un récit épique qui serait celui de la paix ?
Dans ses brouillons préparatoires, Wenders avait une idée assez précise
de ce qu’il voulait faire. Son idée de base était la suivante : Dieu, en
colère parce que les hommes sont incapables de comprendre les leçons de
l’histoire, est sur le point d’abandonner l’humanité à elle-même en 1945,
mais des anges interviennent, demandant qu’on donne encore une
dernière chance à l’humanité. Mécontent de cette intervention, Dieu les
chasse du Paradis et les exile à Berlin, lieu de la désolation suprême. De
là, ils ne peuvent qu’observer la folie des hommes sans pouvoir
intervenir. Le film ne suit pas exactement ce fil narratif initial. On y
retrouve une histoire d’amour comme il y en a tant, une fois que Damiel,
devenu un être humain, part à la recherche de Marion. « J’ai une
histoire », confie-t-elle. Berlin aussi a une histoire, l’Allemagne aussi a
une histoire et il faut trouver de nouveaux moyens épiques pour la
raconter. C’est le vrai sujet du film.
Berlin-Mur, Berlin-Kreuzberg, Berlin-S-Bahn, Berlin-Imbiss, ville
mosaïque énigmatique, tour de Babel indécodable aux épaisseurs de
temps feuilletées, ville où se cherche ce nouveau récit dont le cœur ne
serait plus seulement Berlin, mais l’Allemagne.

MICRO-POÉTIQUES DE BERLIN

Une nouvelle génération d’écrivains, un nouvel imaginaire d’après le


Mur, cherchant la place de l’écriture dans cette « megacity virtuelle »,
dans cette énorme capitale où les « trous » urbains n’ont pas encore
totalement disparu, où les chantiers sont permanents mais où les
quartiers, les Kiez, redeviennent des oasis, des abris, où le U-Bahn et la
S-Bahn, les tramways servent de trait d’union ou de désunion entre les
lieux, les âges, les langues, les récits. Textes souvent expérimentaux,
fragmentaires, romans, nouvelles, aphorismes, formes courtes qui
semblent renouer avec l’esthétique de la flânerie et de l’éphémère, la
ville semble inépuisable, même si elle a du mal à retrouver son souffle.
La désorientation dans la ville nouvelle est aussi une résistance à
l’accélération de son rythme et à son désir d’amnésie. D’Inka Parei 75 à
Micha Schmidt, d’Annett Gröschner à Perikles Morioudis et Ingi
Schramm76, Berlin est à nouveau au cœur du texte littéraire, dans sa
pulvérisation et son énigme. La fiction, les textes hybrides,
autofictionnels permettent au nouvel imaginaire urbain de se déployer,
d’y inscrire des méditations politiques et poétiques. Par là, un véritable
travail du deuil se fait, que le discours social, tel qu’il se développe après
la réunification interdit, occulte, refoule encore une fois. Une jeune
littérature en chantier, une littérature de la désorientation en quelque
sorte, en quête d’un ton, d’un tempo, d’une forme à l’unisson de cette
nouvelle capitale qui n’a pas encore trouvé son identité. Dix ans après, on
est toujours à la recherche du grand roman de la chute du Mur et de la
réunification. Cependant, ce texte est en train de s’écrire dans la
dispersion, dans le silence et le tumulte de la « remise en ordre », dans la
clameur des chantiers, dans le ravalement des façades, le lessivage et le
récuré. Dans ces récits, en face d’une mémoire collective figée, enfoncée
dans sa bonne conscience, sûre de son bon droit, de son nouveau récit
« révisé », saturé et suturé, de sa nouvelle fausse totalisation, c’est la
mémoire interstitielle incertaine et fragile qui ouvre l’avenir, c’est elle
qui permet à nouveau la respiration de la grande ville sans l’asphyxier,
c’est elle, qui, à l’image des chiens retrouvant immédiatement le tracé de
l’ancienne frontière, saura encore où était le mur, quand les nouveaux
discours amnésiques l’auront depuis longtemps oublié. Plus exactement,
c’est elle qui sait, même quand elle a oublié, que « quelque chose
manque ». Es fehlt etwas.
1. La notion féconde au cœur de la sociocritique a été créée et expérimentée par Claude Duchet.
Je l’ai moi-même utilisée dans mon livre Le Réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris,
Payot, 1986.
2. Heiner Müller, cité par Karlheinz Barck, « Discours de ruines. Politiques de mémoire », in
Passions du passé. Recyclages de la mémoire et usages de l’oubli. Sous la direction de Marie-
Pascale Huglo, Éric Méchoulan et Walter Moser, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 289.
3. Stefan Heym, Une semaine en juin. Berlin 1953, op. cit., p. 187.
4. Stefan Heym, Une semaine en juin…, op. cit., p. 230.
5. Heiner Müller, « La littérature va plus vite que la théorie », entretien avec Bernard Umbrecht
et la participation de Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret, in Erreurs choisies, Textes et
entretiens, Paris, L’Arche, 1988, p. 125.
6. Christoph Hein, La Mise à mort, Paris, Anne-Marie Métailié, 1995.
7. Christoph Hein, « Le viol », in La Mise à mort, op. cit., p. 60.
8. Ibid., p. 61.
9. Ibid., p. 62.
10. Ibid., p. 64.
11. Peter Schneider, Extreme Mittellage. Eine Reise durch das deutsche Nationalgefühl,
Hambourg, Rowohlt, Taschenbuch Verlag, 1990.
12. Wim Wenders, « Avenir du cinéma européen, entretien avec Marcel Bergmann et Bernhard
Beutler », La Vérité des images, Paris, L’Arche, 1992, p. 212.
13. Günter Grass, Mon siècle, op. cit., p. 303.
14. Thomas Brussig, Le Complexe de Klaus, op. cit.
15. Ibid., p. 310.
16. Thomas Brussig, Le Complexe de Klaus, op. cit., p. 310.
17. Ibid., p. 312-313.
18. Thomas Brussig, Le Complexe de Klaus, op. cit., p. 317.
19. Günter Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 15.
20. Günter Grass, Toute une histoire, op. cit., p. 15-16.
21. Kurt Drawert, Spiegelland : Ein deutscher Monolog, Francfort, Suhrkamp, 1992, p. 25.
22. Monika Maron, Rue du Silence, numéro 6, Paris, Fayard, 1993.
23. Monika Maron, Rue du Silence…, op. cit., p. 104.
24. Ibid., p. 112.
25. Monika Maron, Rue du Silence…, op. cit., p. 85.
26. Monika Maron, Rue du Silence…, op. cit., p. 126-127.
27. Thomas Brussig, Le Complexe de Klaus, op. cit.
28. Ibid., p. 26-28.
29. Thomas Brussig, Le Complexe de Klaus, op. cit., p. 284.
30. Ibid., p. 305.
31. Wolfgang Hilbig, Moi, Paris, Gallimard, 1997. Original : Ich, Francfort, S. Fischer Verlag,
1993.
32. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 11-12.
33. Ibid., p. 187.
34. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 149.
35. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 24.
36. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 39.
37. Ibid., p. 24.
38. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p 356.
39. Ibid., p. 325.
40. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 27.
41. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p 46.
42. Wolfgang Hilbig, Moi, op. cit., p. 257. Les majuscules du passage sont de moi et non de
l’auteur.
43. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, Paris, Grasset, 1983 ; La Ville des séparations, Paris,
Grasset, 1994 ; Chute libre à Berlin, Paris, Grasset, 1999. Peter Schneider a écrit ce récit en 1982.
Il aurait bien du mal à trouver aujourd’hui ces façades mitraillées et ces fissures d’où sortent les
aubépines. On peut encore trouver des jardinets de menthe dans quelque arrière-cour de
Friedrichshain que la rénovation a oubliée pour le moment…
44. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, op. cit.
45. Ibid., p. 20.
46. Ibid., p. 30-31.
47. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, op. cit., p. 31.
48. Ibid., p. 33.
49. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, op. cit., p. 64-65.
50. Ibid., p. 74-75.
51. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, op. cit., p. 96.
52. Ibid., p. 160.
53. Peter Schneider, Le Sauteur de mur, op. cit., p. 185.
54. Ibid., p. 168-169.
55. Peter Schneider, La Ville des séparations, op. cit.
56. Peter Schneider, La Ville des séparations, op. cit., p. 82.
57. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit.
58. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 44.
59. Ibid., p. 45.
60. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 205.
61. Ibid., p. 149.
62. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit.
63. Ibid., p. 103.
64. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 287.
65. Ibid., p. 27.
66. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 347.
67. Ibid., p. 61.
68. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 166.
69. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 168.
70. Ibid., p. 341.
71. Peter Schneider, Chute libre à Berlin, op. cit., p. 312.
72. Peter Schneider, cité par Lothar Baier, « Les bénéfices de la mauvaise conscience », in Le
genre humain, Numéro sur les politiques de l’oubli, 1987-1988, nos 16-18, p. 215.
73. Wim Wenders, La Vérité des images, Paris, L’Arche, 1992, p. 153-154.
74. Ibid., p. 182.
75. Inka Parei, Die Schattenboxerin, Munich, Schöffling and Co, 1999.
76. Voir Jürgen Jakob Becker et Ulrich Janetzki (eds.), Die Stadt nach der Mauer. Junge
Autoren schreiben über ihr Berlin, Berlin, Ullstein, 1998.
TROISIÈME PARTIE

La douleur du membre fantôme


1

Une Heimat portative

ÊTRE JUIF EN ALLEMAGNE AUJOURD’HUI

En 1994, Hans Mayer faisait paraître Der Widerruf. Über Deutsche


und Juden. Dans cet ouvrage, le très vieil homme, qui à lui seul résume le
destin du siècle, écrivait : « Je suis un professeur et un écrivain de langue
allemande. Mais je ne suis plus, et ne pourrai plus jamais être
allemand1. » Pour Hans Mayer, une brisure définitive s’est produite en
janvier 1933, lors de l’arrivée de Hitler à la Chancellerie. Dans ce même
texte, il constate : « Un vieil homme ne peut parler que du passé,
d’expériences donc, et de leçons. Il ne doit pas vouloir parler d’un avenir
qui n’est pas le sien. Il est évident, pour lui, qu’il n’y aura pas de
révocation de la révocation de 1933. L’ancienne dénomination de
“citoyens allemands de confession juive” est devenue aussi obsolète que
le postulat d’assimilation de Mendelssohn et de Lessing. Être juif n’est
pas une question de profession de foi2... » Hans Mayer est né à Cologne
le 19 mars 1907. Il s’est réfugié en France, puis en Suisse où il vécut en
exil jusqu’en 1945. Il devint rédacteur en chef à la radio de Francfort de
1946 à 1947, puis il s’installa à l’Est, à Leipzig où il enseigna la littéra-
ture allemande à la prestigieuse université. Deux ans après l’édification
du Mur, il passa à l’Ouest, à Hanovre. À plus de quatre-vingt-treize ans,
son désenchantement en dit long. La fin de l’ouvrage qu’il consacre à
cette « révocation » est poignante : « En octobre 1945 pourtant, j’étais un
jeune émigré que le gouvernement militaire américain invita à rentrer
dans cette Allemagne dévastée, désorientée, mourant de faim et pourtant
si pleine d’espérance. Aujourd’hui, méditons ceci : nous ne voulons pas
vivre sans espérance. Mais vivre dans l’espérance, c’est vivre dans la
vérité. Une fois de plus, Adorno a raison quand il dit qu’à la longue,
aucune existence singulière ne peut vivre dans la vérité au sein d’une
totalité où règne le faux3. »
D’après ces paroles, on pourrait croire qu’aujourd’hui la communauté
juive d’Allemagne, et en particulier celle de Berlin, est en voie
d’extinction. On pourrait penser que les Juifs en Allemagne vivent les
derniers jours de la communauté des « citoyens allemands de confession
juive », ou de celle des « Juifs allemands tout simplement 4 ». Il n’en est
rien, et on peut même dire que l’on assiste à un renouveau de la
communauté juive en Allemagne. Une très grande modification est en
train de s’opérer dans l’identité des Juifs allemands, de leur image
publique et privée.
Ce n’est pas ici le lieu de discuter de la validité ou non de cette
fameuse « symbiose juive-allemande 5 » tant décriée par Gershom
Scholem. Que celle-ci ait été une illusion ou non, un leurre de
l’assimilation ou une affirmation positive, toujours est-il que de très
nombreux Juifs dans l’espace culturel et linguistique germanique (ce qui
inclut l’Empire austro-hongrois jusqu’en 1918 et l’Au-triche par la suite)
reçurent comme un choc incompréhensible l’arrivée de Hitler au pouvoir,
crurent que le régime n’allait pas durer, qu’ils trouveraient des appuis, ne
voulurent pas partir, ou partirent, la mort dans l’âme, à la dernière
minute. Il est facile d’ironiser, après coup, sur leur aveuglément et, par un
effet téléologique, d’affirmer avec Daniel Goldhagen que les Allemands
avaient depuis toujours développé un discours antisémite
« exterminationniste 6 ». Le vécu des Juifs-allemands, surtout de ceux qui
n’étaient pas des immigrants de fraîche date, qui n’étaient pas des
Ostjuden était différent. Jacques Ehrenfreund a bien montré récemment
toute la complexité de l’élaboration de la culture juive-allemande après
Moses Mendelssohn, dans le cadre de la Bildung7. Il a mis en avant, avec
finesse, la construction d’une culture minoritaire, l’invention de
traditions, pour reprendre le terme d’Eric Hobsbawm, en interaction
active avec la culture wilhelmienne. Par la suite, les juifs-allemands se
sont trouvés aux prises avec toutes les contradictions engendrées par leur
position socioculturelle, puis piégés par la montée du nazisme et la venue
de Hitler au pouvoir.
Trois exemples pour baliser ma réflexion.
Victor Klemperer (1881-1960) illustre bien cette germanité assumée
qui fut un des « choix identitaires » des Juifs-allemands. Ce philologue,
spécialiste de la littérature française, échappe par miracle à toutes les
arrestations, survit en se cachant à Dresde aidé par sa femme non juive,
écrit son journal (devenu récemment un best-seller en Allemagne 8 et plus
tard un livre sur la détérioration de la langue allemande sous les nazis9. Il
faut insister, je crois, sur le destin de ce fils de rabbin, devenu professeur
de philologie, terrassé par la guerre et qui ne doit son salut qu’à son
mariage avec une non-Juive. Le 13 février 1945, il doit être déporté, le
soir même il est sauvé par les bombardements. Par choix, il rejoint la
RDA où il restera jusqu’à sa mort. Il affirmait que si les Juifs étaient
destructibles, on ne pouvait pas, en revanche, les « dégermaniser ». Sa
germanité devait lui être rendue. Il est resté allemand, jusqu’au bout. Son
choix personnel est de ne pas ratifier celui des nazis. Est juif celui qui le
décide et non pas celui qui reçoit une identité assignée. Les nazis avaient
décrété que les Juifs mentent lorsqu’ils écrivent en allemand, et que tout
livre édité par un Juif devait porter la mention « traduit de l’hébreu ».
Victor Klemperer décide, par ses journaux quotidiens, ses carnets et ses
notes sur l’évolution de la langue, de « résister dans la langue », la langue
comme dépôt de la catastrophe. Héritier d’une Allemagne fantasmée et
désirée, il se veut un rescapé de la symbiose judéo-allemande,
complètement anachronique après-guerre. Il n’est pas tenté par le
sionisme comme Walter Benjamin qui, du reste, ne partira pas pour la
Palestine malgré la pression amicale de Gershom Scholem. Il ne part pas
non plus en exil aux États-Unis comme Adorno ni même comme Ernst
Bloch qui en reviendra pour aller en RDA. « La liste serait longue de ces
intellectuels de langue et de culture allemandes d’origine juive qui,
jusqu’aux années 30, avaient le même rapport à l’Allemagne que
Klemperer, mais ne lui survécurent pas. Au sens propre comme Walter
Benjamin ou Stefan Zweig et tant d’autres, bien sûr, comme au sens
figuré : après la cassure, ce monde spirituel n’était plus pour eux qu’une
Atlantide alors que l’auteur de LTI crut la retrouver en RDA10 … »
Franz Hessel (1880-1941), l’auteur de Promenades dans Berlin11, un
des personnages qui a inspiré le célèbre film de François Truffaut Jules et
Jim, celui qui traduit Proust avec son ami Walter Benjamin, tarde lui
aussi à quitter Berlin après l’avènement du nazisme. Dans Letztes Berlin,
son essai autobiographique rédigé sans doute à Paris en 1940, il explique
à Lothar, son interlocuteur, pourquoi il n’a pas quitté l’Allemagne dès
1933 avec la première vague de ceux qui se décidèrent à partir : « Cela
aurait été difficile pour quelqu’un comme moi qui n’est plus très jeune,
qui ne possède pas de métier lucratif, et dont la profession – si j’ose
appeler ainsi mon activité de plumitif – était liée à la langue d’un pays
qui ne voulait plus, au demeurant, m’entendre m’exprimer. Cela aurait
été difficile, très difficile, mais peut-être serais-je arrivé […]. Mais
indépendamment des raisons “biographiques” et de ma fâcheuse et
agaçante force d’inertie, je ne pouvais envisager sans amertume de
quitter l’Allemagne et Berlin, notre Berlin, Lothar, que tous deux, vous
comme moi, avons tant aimé et peut-être contribué à modeler pendant ces
vingt dernières années. Et que je continue à aimer à ma manière – qui est
aussi la vôtre – même lorsque j’errais, presque complètement isolé,
devenu l’ombre de moi-même, ou plus exactement, comme un homme
sans ombre. (Peter Schlemihl n’était-il pas juif en définitive ? Son nom,
son destin, digne d’Ahashvérus)...12 » L’amour de l’Allemagne, de la
langue, de Berlin encore. Émigré en France, arrêté, enfermé au camp des
Mille, il mourra à Sanary en 1941.
Quant à Peter Gay (de son vrai nom : Peter Joachim Fröhlich), il
raconte dans My German Question13 le drame qu’a été pour lui et sa
famille l’obligation de quitter Berlin. Un départ tardif, presque à la
dernière minute, après la nuit de Cristal en 1938. Lorsqu’ils arrivent à
Cuba, l’unique endroit pour lequel ils ont trouvé un visa, les autres Juifs
les regardent avec mépris ou étonnement. Pourquoi avoir tant attendu ?
Sa famille venue de Breslau, en Silésie (aujourd’hui Wroclaw en
Pologne), est libérale, athée. Soudain, en 1933, « nous devînmes des
Juifs », écrit-il, ayant tout à apprendre concernant leur nouvelle judéité
obligée. Aujourd’hui, citoyen américain, ayant fait une longue carrière
universitaire, souvent consacrée à des thèmes touchant à l’Allemagne ou
à l’Autriche, il garde une espèce de tendresse spéciale pour Berlin, pour
la langue, quelque chose d’inextinguible. Mais il n’est plus allemand, ni
objectivement ni subjectivement. La cassure est définitive. Cette brisure
est réellement vécue comme telle pour presque tous les Juifs allemands
d’aujourd’hui.
Il y avait environ 570 000 Juifs en Allemagne en 1933, dont 72 000 à
Berlin enregistrés officiellement. Certaines statistiques font même état de
160 000 Juifs pour Berlin seulement. Entre 1933 et 1945, 270 000 d’entre
eux réussirent à quitter le pays, 165 000 furent tués, 15 000 sur vécurent
aux camps de concentration et quelque 2 000 dans la clandestinité en se
cachant dans les grandes villes. En 1945, sur 100 000 Juifs survivants
recensés sur le territoire de l’ancien Reich, et destinés à partir soit pour la
Palestine, soit pour les États-Unis ou ailleurs, la plupart n’étaient pas des
Juifs allemands, mais des fugitifs de toutes les nations perdus dans la
foule de 11 millions de personnes déplacées. En 1950, on comptait
officiellement en RFA 24 431 Juifs dont 6 000 Juifs allemands. Autant
dire qu’il ne restait rien de ce qui avait été autrefois la culture juive-
allemande si rayonnante.
Il y avait ceux qui revenaient en zone soviétique, qui deviendra peu
après la RDA, pour construire une « meilleure Allemagne » et dont les
convictions communistes ou progressistes restaient intactes, car ils
étaient galvanisés par l’ampleur de la tâche. Il y avait ceux qui
s’installèrent à l’Ouest et reconstituèrent une « communauté », tandis que
les autres Juifs du monde entier leur demandaient : comment pouvez-
vous revenir ou vous installer dans le pays des bourreaux ? Dans sa
politique des « Réparations », l’Allemagne fédérale transforma sa loi de
1956 et stipula que les victimes juives allemandes ne recevraient de
l’argent au titre des réparations que si elles s’installaient en Allemagne de
l’Ouest. On comprend que cela entraîna un indéniable mouvement de
retour.
Aujourd’hui, la communauté juive est forte de près de 100 000
personnes (ne faisant pas toutes partie de la communauté en tant que
telle) dont 11 500 à Berlin. Il faut noter que plus de 60 % de ces
nouveaux membres de la communauté juive sont originaires de l’ex-
URSS, donc de culture russe, le contingent des Juifs de Berlin-Est, fils et
filles de militants antifascistes rentrés après 1945 ou survivants des
camps, ne comptait officiellement que 800 personnes inscrites comme
« juives », en fait, sans doute, un effectif de 2 000. En un mot ces Juifs en
Allemagne qui le plus souvent ne sont en rien de culture allemande sont-
ils encore des Juifs allemands 14 ?
Ignatz Bubis est mort le 18 août 1999. Il est resté à la tête du Conseil
central des Juifs en Allemagne (Zentralrat der Juden in Deutschland) de
1992 à 1999, succédant à Heinz Galinski15. Peu avant sa mort, il avait
confié à un écrivain-journaliste qu’il souhaitait se faire enterrer en Israël
pour que sa tombe ne subisse pas le sort de celle de son prédécesseur,
gravement profanée. La nouvelle, accueillie avec émotion mais avec une
relative discrétion, mérite cependant qu’on s’y arrête. Né en 1927 à
Breslau, Bubis échappa au génocide alors que son père fut déporté à
Treblinka. Homme d’affaires prospère par la suite, il avait été mis en
scène par Rainer Werner Fassbinder dans une pièce très controversée :
L’Ordure, la Ville et la Mort, en tant que « Juif riche », spéculateur
immobilier. En 1993, il a écrit ses mémoires intitulés Ich bin ein
deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens (Je suis un Allemand de
confession juive), ce qui, à l’époque, sonnait très étrange car c’était
l’appellation quasi officielle des Juifs durant la période wilhelmienne et
encore sous Weimar, devenue totalement obsolète dans l’après-guerre.
Bubis était bien le seul à se définir de la sorte. Interviewé sur le choix de
ce titre, il répondit : « Je voulais que les non-Juifs prennent conscience
que nombre de Juifs vivant en Allemagne avaient été allemands depuis
des siècles. Il arrive encore trop souvent que les Juifs soient considérés
comme des étrangers. Certes, avec l’immigration des Juifs de l’ex-Union
soviétique, il est vrai que la majorité de ce qui constitue la société juive
n’est pas d’origine allemande, mais nous, nous en sommes partie
prenante qui avons nos racines ici16. » Cependant, la plupart des
intellectuels qui ont fait entendre leur voix (principalement à l’Ouest) à la
fin des années 70 et durant les années 80 se définissaient de tout autre
façon, balisant une nouvelle identité juive en Allemagne.
Le grand critique littéraire Marcel Reich-Ranicki explique qu’entre la
Pologne et l’Allemagne, il n’a pas vraiment de nationalité. Il est né le 2
juin 1920 à Wroclawek, une petite bourgade polonaise située sur la
Vistule. En 1929, sa famille s’installe à Berlin. Il découvre la littérature
allemande dont on lui a tant parlé. Déporté avec le reste de sa famille en
1937, il se retrouve dans le ghetto de Varsovie d’où il s’enfuit en 1943
avec sa femme, échap-pant de peu à un transport vers le camp de
Treblinka. Ils vivront cachés dans une cabane, ravitaillés par des Polonais
jusqu’en 1944. Il n’est pas question pour Marcel Reich-Ranicki de
retourner dans le pays qui a envoyé ses parents à la mort. En Pologne, il
participe à la construction du nouveau pays socialiste. Tandis qu’il
commence à traduire la littérature des écrivains antifascistes allemands
en exil, il est affecté au service de la propagande, puis dans les services
secrets polonais. En 1947, on lui propose un poste à Londres. Puis il est
congédié des services secrets en 1950 et se consacre de plus en plus à
l’étude de la littérature allemande. En 1958, il quitte la Pologne pour
s’installer à Francfort. Il fait par la suite une brillante carrière, devenant
un critique littéraire redouté, le « pape des lettres allemandes » comme on
l’appelait familièrement, dirigeant les pages littéraires de la Frankfurter
Allgemeine Zeitung de 1973 à 1988 et prenant la tête d’une émission
littéraire à la télévision : « Das literarische Quartett ». En 1994, Reich-
Ranicki est pris à partie par la presse allemande quand est révélée son
appartenance aux services secrets de l’État polonais après 1945. Comme
l’écrit Olivier Mannoni : « Il s’indigne alors, à juste titre, que les
Allemands lui demandent des comptes pour avoir servi sa patrie, la
Pologne, où les Allemands l’avaient renvoyé en 1938 avant d’exterminer
une partie de sa famille. Il semblera profondément blessé par cette
campagne de presse assez virulente, qui prouvera qu’il est beaucoup plus
difficile aujourd’hui en Allemagne d’être un ancien communiste qu’un
ancien “suiviste” du nazisme17. »
Du passé de Reich-Ranicki, il ne reste rien. Son amour des lettres
allemandes, de la langue allemande, des classiques, en a fait un critique
conservateur, un « chien de garde » de la littérature. En 1995, il a joué un
rôle clé dans la campagne contre le livre de Günter Grass : Toute une
histoire. Et pourtant, ce conservateur qui vit dans l’adulation de la
littérature allemande ne se sent pas allemand. Il écrit dans une esquisse
autobiographique : « Je n’ai pas de nationalité et pas de patrie. Mais je ne
me plains pas car, en définitive, je ne suis pas pour autant un apatride ni
même un homme déraciné. Les Juifs, écrit Heine, “savaient très bien ce
qu’ils faisaient en abandonnant, au cours de l’incendie qui détruisit le
deuxième temple, les objets du culte en or et en argent, les chandeliers et
les lampes”, et toutes les autres richesses pour ne sauver que la Bible.
D’après Heine, ils auraient emporté la Bible avec eux, dans un autre
endroit, en exil : elle serait devenue leur “patrie ambulante”. Moi aussi,
j’ai un pays qui m’est propre, une “patrie ambulante”, une nationalité et
pas la plus mauvaise : la littérature, plus exactement, la littérature
allemande18. »
Cette idée d’une nationalité invisible, d’une Heimat portative, d’une
identité nomade sera reprise par nombre d’écrivains et d’intellectuels
juifs allemands. Dans l’immédiat après-guerre, les voix juives se sont
tues pourtant, intégrées dans le grand récit antifasciste, à l’Est. À l’Ouest,
il faudra attendre la fin des années 70 pour que des voix se fassent
entendre, telles celles d’Edgar Hilsenrath et de Jurek Becker.
Edgar Hilsenrath est né en 1926 à Leipzig, dans une famille de
marchands juifs orthodoxes. Ils partent en 1938 pour la Roumanie d’où,
en 1941, ils seront déportés en Ukraine. Survivant, Hilsenrath rejoint la
Palestine après la guerre et part pour les États-Unis en 1951. Il revient en
1975 à Berlin-Ouest, et non en Allemagne, comme il le précise. Sa
biographie est l’indice d’une errance, de la brisure qui a affecté la judéité
allemande. Il est le témoin d’une nouvelle inscription de la littérature
juive en Allemagne, beaucoup plus que de la reconstitution d’une
littérature juive-allemande.
Dans Der Nazi und der Friseur (1977), Hilsenrath raconte l’histoire de
deux enfants du même âge, Itzig Finkelstein, le Juif aux yeux bleus, aux
cheveux blonds, au nez droit et aux dents saines, et Max Schulz, le non-
Juif, petit brun aux yeux noirs. Max apprend le yiddish en fréquentant la
famille d’Itzig. Puis il devient nazi, gardien de camp de concentration et
tue Itzig. Après la guerre, il échappe à la dénazification en passant à
l’Ouest et en adoptant l’identité d’Itzig. Il finit, dans le Berlin trouble de
l’après-guerre, par se faire tatouer un numéro de camp sur l’avant-bras
gauche et par se faire circoncire. Il part pour Israël, devient barbier et
meurt d’une hémorragie cérébrale sans pouvoir dire qui il est vraiment,
ce qu’il voulait faire. Il est condamné à mourir dans la peau de sa victime
sans avoir pu révéler son secret. Si Hilsenrath joue ainsi sur l’ambiguïté,
l’indétermination ou l’usurpation d’une identité, c’est pour montrer la
folie de l’entreprise nazie et la liminalité des identités aujourd’hui.
Multiples transformations identitaires, jeux sur le nom propre,
méditations sur le devenir juif en Allemagne également chez Jurek
Becker, né en 1937 en Pologne, d’une dizaine d’années plus jeune que
Hilsenrath. Jurek Becker a souvent relaté son odyssée personnelle :
« L'allemand n’est pas ma langue maternelle, je suis issu du polonais. Ce
n’est qu’à huit ans, presque neuf ans, que j’ai commencé à apprendre
l’allemand alors que mon polonais n’était pas du tout celui d’un enfant de
neuf ans. J’en étais resté au bagage linguistique d’un enfant de quatre
ans19 … » Enfermé dans le ghetto de Lodz, puis dans les camps de
Ravensbrück et de Sachsenhausen, ayant survécu par miracle, il arrive
avec son père en Allemagne, très jeune. Sa famille s’installe à Berlin-Est.
Il y restera jusqu’en 1977, où après l’expulsion de Wolf Biermann, exclu
lui-même du SED, il recevra un visa de longue durée pour Berlin-Ouest.
Il y mourra en 1997.
Jurek Becker a écrit de nombreux ouvrages et des scénarios pour la
télévision. Je ne retiendrai ici que Les Enfants Bronstein (1986)20 car cet
ouvrage me semble emblématique des nouvelles orientations que vont
prendre la littérature et l’identité juive en Allemagne. Le narrateur, Hans,
un jeune Juif de dix-neuf ans ayant grandi à Berlin-Est, découvre un jour
que son père, qui est un survivant des camps de la mort, a capturé, avec
l’aide d’un ami, un Allemand qu’il reconnaît comme ayant été un des
gardiens du camp de Neuengamme où il a été déporté. Il a enfermé son
prisonnier dans sa maison de campagne, l’a attaché sur un lit et
l'« interroge », sans lui donner la possibilité de se laver ou de s’alimenter
correctement. Bref, son père a décidé de se faire justice lui-même, de se
venger, de ne rien attendre de l’État, des tribunaux, de cette « valetaille
allemande », fût-elle de l’Est.
Hans doit passer des épreuves de natation, il s’entraîne. À la piscine,
on lui enjoint de retirer son slip de bain pour prendre une douche. Il casse
la figure du jeune qui lui a donné cet ordre. Le professeur arrivé sur les
lieux, apprenant ce qui vient de se passer, se montre très aimable,
indulgent à l’égard de Hans, et peu après, son « agresseur » lui dit : « Si
j’avais su ce qu’il en était, je t’aurais laissé tranquille, bien sûr21. » Hans
ne comprend pas, puis il réalise soudainement que c’est parce qu’il est
juif que le maître est ainsi intervenu. Juif veut dire circoncis : Hans
n’aurait pas voulu révéler sa « différence », c’est pourquoi il aurait réagi
violemment quand son camarade lui avait demandé d’ôter son slip de
bain. Dans l’Allemagne de l’après-guerre, à l’Est, là où les Juifs
reçoivent quelques petits privilèges comme « victimes du fascisme », un
Juif se définit simplement. Outre qu’il s’agit d’une victime, il se doit
malgré tout d’être différent. Or Hans n’est pas circoncis. Il ne répond pas
à l’image du Juif qu’on se fait communément. Il aurait dû dire au maître
la chose suivante pour tirer cette histoire au clair : « Je ne voudrais pas
quitter l’école sans dissiper une erreur qui vient seulement de
m’apparaître aujourd’hui : contrairement à ce que vous pensez, je ne suis
pas circoncis. Je n’avais pas de motifs élevés pour cogner sur ce type,
rien que des motifs vulgaires. J’espère que ce malentendu ne vous a pas
incité à appuyer quelques secondes trop tôt sur votre chronomètre22. » Pas
facile de grandir en Allemagne, fût-elle de l’Est !
La sœur de Hans, Ella, est dans un asile : ayant été maltraitée par la
famille qui l’a sauvée pendant la guerre, elle n’a plus toute sa tête, même
si elle voit clair dans la situation. Les rapports entre le fils et le père sont
de plus en plus tendus. Quand le père meurt, Hans libère le prisonnier.
Parallèlement à l’action principale, un autre fil parcourt la narration. La
petite amie de Hans, Martha, est actrice et joue dans un film dont le sujet
est l’holocauste, précisément. Elle y joue le rôle d’une Juive, ce qu’elle
est dans la vie. Elle doit porter l’étoile jaune. Mais sur les photos que
Hans regarde, ses parents, eux, portaient réellement l’étoile jaune. Ce
n’était pas un simulacre. À présent le nazi tout-puissant est représenté par
le vieil homme attaché à son lit, gisant dans ses excréments, et les Juifs
ne ressemblent absolument pas à l’image qu’on se fait d’eux, à moins de
leur faire jouer, au cinéma, leur propre rôle. Le père de Hans avait, là-
dessus, sa propre théorie : « Il n’y avait pas de Juifs. Les Juifs, c’était une
invention, bonne ou mauvaise, on pouvait en discuter, mais elle avait eu
du succès. Les inventeurs avaient propagé leur rumeur avec une telle
force persuasive, tant d’opiniâtreté, que même les offensés et les
persécutés, les prétendus Juifs, étaient tombés dans le panneau et
affirmaient eux-mêmes qu’ils étaient juifs. Cela, à son tour, prêtait à
l’invention une crédibilité, d’autant plus grande, et lui conférait une
certaine réalité23 … »
À la fin de son étude sur les écrivains juifs dans l’Allemagne
contemporaine, Sander Gilman se demande si le succès des romans
d’Edgar Hilsenrath et de Jurek Becker, qui les a consacrés comme
écrivains, en a fait pour autant sinon des écrivains juifs-allemands, du
moins des écrivains à la fois juifs et allemands. Sa conclusion, en 1991,
semblait sans équivoque. Contrairement à ce qui s’est produit dans la
société américaine, en Allemagne, être juif, en particulier dans la fiction,
signifie qu’on est renvoyé au passé, jamais au présent. L’effet pervers du
nazisme a été de discréditer toute idée de particularisme, de singularité.
Un roman juif-allemand serait une idée « raciste ». Il faut s’en tenir à
l’universalité… de la culture allemande bien entendu. Il y eut une période
où existaient des écrivains juifs, mais c’était avant la guerre. Il ne peut
plus y en avoir aujourd’hui : « C’est pourquoi Hilsenrath et Becker
réinscrivent ces thèmes afin de prouver qu’ils existent en tant
qu’Allemands, que Juifs et qu’écrivains. Leur cri est l’affirmation de leur
existence en tant qu’écrivains juifs en Allemagne24 … »
Il y a pourtant plus de deux cents écrivains juifs allemands en
Allemagne. Ceux de la deuxième génération, fils de survivants ou
d’exilés, et ceux de la troisième génération réaffirment avec plus de force
encore leur existence tout en mettant l’accent sur une identité de plus en
plus déterritorialisée.
Henryk Broder est le fils d’un survivant du génocide. Il a quitté sa
Pologne natale juste après la guerre, pour l’Allemagne de l’Ouest, mais il
ne reconnaît pas l’Allemagne comme son pays : « Heimat ? Nein,
danke ! » proclame-t-il, qu’on pourrait traduire par : « Une patrie ? Non,
merci ! » Il a beau écrire en allemand et pour un public allemand, il ne se
sent pas allemand. En 1981, il a rompu avec la gauche allemande,
l’accusant d’être antisémite derrière son antisionisme politique. Il part
alors pour Israël, s’y installe, mais découvre qu’il ne se sent pas, non
plus, israélien. En Israël, il est le détenteur d’un passeport allemand et
rien d’autre. Il finira par accepter cette double identité en partageant son
temps entre Berlin et Jérusalem et en proclamant que sa patrie n’est pas
localisable, même s’il passe, en réalité, le plus clair de son temps à
Berlin.
Maxim Biller est né en Tchécoslovaquie en 1960 et est arrivé à dix ans
en République fédérale allemande. Son recueil de nouvelles : Le Pays des
pères et des traîtres 25 , évoque des scènes où il peut donner libre cours à
sa multiplicité identitaire. Dans l’une de ses nouvelles, le narrateur fuit
l’Allemagne et la langue allemande pour reprendre l’appartement que ses
parents avaient occupé à Prague. Il se sent comme libéré par ce retour qui
lui permet d’éviter de se sentir allemand et qui lui permet également de
contourner Israël. En partant, il a emporté des photographies
d’Allemagne représentant des moments de sa vie auxquels il reste
attaché. Peu à peu, il prend conscience qu’il n’y a pas de vraie solution à
son mal.
Maxim Biller est un des premiers auteurs juifs en Allemagne à associer
de façon étroite judéité et sexualité. Dans une de ses nouvelles :
Trahison26, le jeune journaliste, Hugo Niehouss, lors d’une relation
homosexuelle avec son partenaire allemand, non juif, s’aperçoit que son
ami est circoncis, alors que lui ne l’est pas. Il lui demande s’il est juif. Ce
dernier lui répond que non, que sa circoncision est une affaire médicale.
Pour Niehouss, c’est le monde à l’envers. Comment marquer sa
différence ? Il lui faut redevenir juif, y compris dans son corps. Il part
pour Israël, travaille dans un kibboutz, mange du pain azyme à Pâques. Il
est entré dans un rôle, le rôle du Juif tel qu’il figure dans l’imaginaire des
Allemands. Il découvre que sa mère est une survivante des camps, ce
qu’il ne savait pas. Peu après cette découverte, il va se faire circoncire à
l’hôpital juif. Cette fois, la différence qu’il éprouvait si profondément est
bien inscrite sur son corps. Il se met même à parler allemand avec un
accent juif. Mais il ne voit plus sa mère. En fait, la voix narrative nous
fait savoir qu’il est un représentant type du Juif dans l’Allemagne de
l’après-Shoah et qu’il est dans la haine de soi. C’est en entrant dans son
rôle de Juif qu’il rejette sa judéité. Sa visibilité ne le mène nulle part. À la
fin de la nouvelle, dans une rue de Munich, la mère et le fils se croisent
sans s’arrêter. Lui ne voit le visage de sa mère que reflété avec le sien
dans la vitrine d’une librairie où sont exposés des livres portant sur la
Shoah.
D’autres écrivains assument pleinement leur déterritorialisation.
Barbara Honigmann (née en 1949) est la fille d’un militant communiste
rentré en zone soviétique et resté en RDA par la suite. Son premier écrit
date de 1986. Auparavant, elle avait rompu avec l’engagement politique
de ses parents, s’était réinscrite dans la communauté juive. Elle avait
quitté la RDA en 1984, mais pas pour s’installer dans l’autre Allemagne,
pour l’étranger, la France. Le credo de son père ? Simple en apparence :
« Je suis un descendant du siècle des Lumières et j’ai cru en la Raison,
l’Égalité, la Fraternité. Les Juifs du shtetl n’étaient pas les nôtres, non.
Les “nôtres”, c’étaient les artisans du communisme. Et puis, d’ailleurs, je
suis un Juif allemand ou un Allemand juif, on voulait me chasser de
l’Allemagne, mais je suis revenu et j’en suis satisfait. Ma place est ici,
même si, ici, je ressens un froid, un vide27. » Elle ajoute à son propos :
« Ce froid et ce vide venaient peut-être du fait que le socialisme que mes
parents voulaient construire a débouché sur une impasse, mais c’est dû
aussi à leur situation entre deux chaises : ne faisant plus partie des Juifs,
ils n’étaient pas pour autant devenus allemands28. »
Cette situation « entre » lui est devenue insupportable. Elle choisit
Strasbourg, ce qui lui permet d’être dans un environnement germanique,
à la frontière, tout en étant installée à l’étranger. À ses yeux, la symbiose
judéo-allemande est toujours présente mais dans un sens très particulier,
car, depuis Auschwitz, Allemands et Juifs ont « construit un couple que
la mort même ne saurait séparer 29 ». Strasbourg lui permet de prendre du
recul, de ne pas être trop affectée par ce conflit insoluble. En même
temps, elle se reterritorialise dans le judaïsme orthodoxe, se met à la
lecture de la Torah et découvre le judaïsme sépharade en se liant d’amitié
avec des femmes originaires d’Afrique du Nord. Écrivant en allemand,
loin de Berlin, ayant rompu avec l’héritage idéologique de son père, elle
se donne l’espace nomade qui lui convient tout en se reconstituant des
racines spirituelles. Mais la contradiction n’est pas résolue pour autant.
Elle écrit en France pour un public allemand. Elle ne peut pas sortir de sa
germanité. « Je suis aussi une femme écrivain, et c’est facile à dire,
écrivain et juive. Néanmoins, je ne saurais l’affirmer sans y mettre un
bémol, car tout ce que je viens de dire ne suffit pas à faire de moi une
femme écrivain juive. Cela suffit tout au plus à ce que je me sente une
existence plus juive qu’allemande, mais culturellement, nul doute que je
me sente allemande, vraiment allemande30. » C’est cette contradiction que
Barbara Honigmann inscrit dans ses textes de fiction et dans ses essais :
fragilité des traces et de la mémoire, impossibilité d’être allemande,
recherche de racines juives, de ce minimum de judéité qui la ferait se
sentir exister, découverte du judaïsme alsacien et du judaïsme sépharade,
méditation sur le destin de ses parents, désir de faire la paix avec ce père
mort qui est revenu en Allemagne et à l’Est après la guerre. De texte en
texte, elle fouille cet « entre-deux » dans lequel elle est installée, cherche
des racines juives dans la Shoah, mais aussi dans le présent de la société
juive d’aujourd’hui.
Irene Dische est née en 1952, à New York, de parents émigrés juifs
allemands. Elle a été éduquée dans la religion catholique, écrit en anglais,
fait traduire ses textes et les publie en allemand. L'allemand n’est pas sa
langue d’écriture et elle s’y meut avec un sentiment d’étrangeté.
Esther Dischereit, quant à elle, est née en 1952, à Heppenheim, en
Allemagne fédérale. Sa mère était juive, mais gardait cette identité
secrète. Son père ne l’était pas et l’a élevée dans le protestantisme. Elle a
exercé de nombreux métiers avant de trouver sa voie dans l’écriture. Elle
a écrit deux romans très bien accueillis : Joëmis Tisch. Eine Jüdische
Geschichte (La Table de Joëmi, une histoire juive) en 1988, et Merryn en
1992. Elle a aussi écrit des pièces radiophoniques. Dans chacun de ses
écrits, le même thème central revient : comment se constituer une identité
juive allemande dans l’Allemagne de l’après-guerre, une identité juive
féminine et féministe de surcroît ? Comment articuler des identités aussi
différentes, l’allemande par son père, sa langue et sa culture, la juive,
longtemps cachée, tue, interdite, et son identité de femme ? Dans une
mise en forme extrêmement fragmentée, éclatée, Esther Dischereit dit à
quel point il est étrange d’être juif en Allemagne et combien il est
difficile de se définir. Une constante anxiété parcourt l’œuvre, celle de
l’exil, celle d’avoir toujours une valise à proximité et de bien évaluer le
moment où il faudra partir pour ne pas rester pris comme la « dernière
fois », celle aussi, d’avoir à faire face à cette sempiternelle question :
« Comment pouvez-vous rester ici, pourquoi n’êtes-vous pas en Israël,
votre pays ? »
Dans Merryn, la chute du Mur permet enfin à la narratrice d’aller voir
le quartier de ses grands-parents à Prenzlauer Berg. « Prenzlauer Berg ?
La chute du Mur, la dégringolade, toute cette fabrique qui a débouché
victorieusement sur l’accident à partir duquel les digues ont cédé.
Réclamer ses propriétés. Devait-elle demander qu’on lui restitue
l’appartement “enjuivé” de ses grands-parents ? Du temps a passé. La
machine à coudre dans le fond, le fer, les chaises, la table, la commode, et
le service de porcelaine de Chine. Valeur : huit cents Reichmarks. C'est
dans le dossier, infesté de vermine. On peut vérifier. Sur le dossier, le 10
mars 1943, le numéro de déportation pour Auschwitz31. »
Dans La Table de Joëmi, la voix de la narratrice et celle d’une réfugiée
allemande des Sudètes s’entrecroisent. La narratrice entreprend de
redevenir juive, après vingt ans de refoulement, vingt ans durant lesquels
elle a été une Un-Jüdin, pas seulement une non-Juive, mais pourrait-on
dire, une « dé-Juive ». Elle est à la recherche des traces de sa mère
Hannah, traces ténues. Il lui faut entreprendre un travail généalogique de
fourmi. Les deux voix se font écho dans un dialogue impossible où la
voix de la réfugiée sudète rencontre le monologue intérieur de la
narratrice. La première utilise des mots qui évoquent tout autre chose aux
oreilles de la seconde.
« “Nous venons de Wullachen, dans la forêt de Bohême. Tous les
Allemands ont été expulsés pour ainsi dire. On reçut l’ordre de se rendre
le lendemain matin, à dix heures, à Gilowitz, avec cinquante kilos de
bagages. Pas plus. On allait vers un camp de transit. Puis on nous amena
à Hohenfurt, à Kaplitz, à la gare et on nous entassa dans des wagons à
bestiaux.”
« Mes oreilles me répètent : Hannah entassée dans un wagon à
bestiaux.
« “J’avais douze ans à l’époque, je devrais ajouter. À cet âge, on a
encore le sens de l’aventure.”
« Elle avait six ans.
« “Jusqu’à ce que la réalité nous submerge et on devait faire la queue
dans le camp pour la nourriture […]. La seule chose que je n’aie pas
oubliée. C'était un jour de mai magnifique. On avait un gros chien à la
maison et il courut au-devant de nous.”
« Sa sœur courut au-devant d’elle…, elle trébucha et tomba.
« “Nous dûmes tout laisser derrière nous. À Butzbach, on nous assigna
des familles. Il y en avait qui prenaient des réfugiés.”
« Où étaient les gens qui prenaient des réfugiés ? En Angleterre ? en
Allemagne ? Où ?
« “On nous accueillit incroyablement bien… Puis en 56-57, la paroisse
nous distribua une pièce de terre. Et tout le monde nous aida. Oui, il y eut
aussi un programme ‘de partage égal du fardeau’.”
« Les réparations non ?
« “La plupart d’entre nous étions des ruraux, dans la grosse
agriculture. Nous fûmes indemnisés en fonction de ce que nous
possédions.”
« Des peines terribles. Le tatouage sur l’avant-bras, les sommes furent
calculées en fonction…
« “D’une certaine façon, je me sens chez moi ici.”
« Est-ce que je suis venue pour me sentir chez-moi ici ?
« “On peut raconter aux enfants toutes sortes d’histoires à propos de
‘chez soi’, mais eux ne se sentent pas vraiment d’ici.”
« Elle ne m’a rien dit, rien, presque rien. Oh ! si seulement je ne me
sentais pas vraiment d’ici !
« “De toute façon, tout ça c’est du passé .”
« De toute façon, c’est vrai, tout ça c’est du passé32. »
Esther Dischereit parle des Juifs comme des « corps étrangers
intégrés » (Integrierte Fremdkörper) dans une Allemagne qui les
trouvent passionnants mais exotiques.
Ces exemples que l’on aurait pu multiplier montrent à l’évidence le
combat, le débat avec eux-mêmes, que les Juifs en Allemagne ont à
mener en permanence. S'étant retrouvés là parce que leurs parents avaient
choisi d’y revenir ou du fait du malheur des temps ; revenus d’Israël
parce qu’ils ne s’y intégraient pas facilement ou parce que l’allemand
était leur langue maternelle ; passant de Tel-Aviv à Berlin ou de New
York à Francfort ; choisissant de vivre à l’étranger, à Prague, à
Strasbourg, à Rome ; différents les uns des autres, ils témoignent tous que
la symbiose judéo-allemande, positive ou négative, est bien une chose du
passé.
Pourtant, à travers eux et au-delà d’eux, quelque chose se cherche
confusément, comme une nouvelle configuration de l’appartenance à la
culture allemande et à sa terrible histoire, quelque chose d’obscur, qu’il
nous faut à présent aborder.

VERS UNE NOUVELLE IDENTITÉ JUIVE-ALLEMANDE ?

C'est Rafael Seligmann qui pose avec le plus d’acuité le problème


d’une autre culture juive en Allemagne. Lui-même est né en 1947, de
parents juifs allemands, dans ce qui n’était pas encore Israël mais le
mandat britannique finissant. Ses parents sont retournés en Allemagne, à
Munich où lui-même réside. À son arrivée, Rafael Seligmann, qui parlait
allemand à la maison, ne savait véritablement ni le lire ni l’écrire. Il est
cependant devenu politologue spécialiste d’Israël et des relations
germano-israéliennes, jouant un rôle public important comme écrivain.
Ses romans et ses prises de position très provocatrices font de lui un
personnage de premier plan.
Rafael Seligmann avait été frappé par un incident qui s’était produit en
1992. Ignatz Bubis se trouvait alors à Rostock, quand un politicien lui
dit : « Vous qui êtes à la tête de la communauté juive et qui vous
définissez comme un Allemand de confession juive, est-ce que votre terre
natale ne serait pas Israël 33 ? » Cette méconnaissance, ce mépris, cette
insensibilité comptent beaucoup dans les questions posées par
Seligmann. Il trouve invraisemblable que les Allemands soient tellement
attachés aux Juifs morts, qu’ils leur édifient des monuments et des
mémoriaux, alors qu’ils s’intéressent si peu aux Juifs vivants, à ceux qui
se trouvent en Allemagne, à leur histoire, à leur destin, à leur présence
dans la cité. Dans un article qui fit beaucoup de bruit en 1992, il écrivait :
« Beaucoup de soi-disant amis des Juifs ne sont que des voyeurs de
l’Holocauste et de ses survivants. Ils font penser aux collectionneurs de
papillons : ils en savent long sur l’objet de leur amour – âge, histoire,
conduite, structure –, mais ils sont plus à l’aise quand ces spécimens sont
morts. Il y a d’innombrables experts de la littérature juive allemande
aujourd’hui en Allemagne… Tous auraient dû s’apercevoir que les
écrivains juifs en Allemagne avaient peur d’exprimer leurs vrais
sentiments à l’égard des Allemands, mais ils n’auraient pu le faire que
dans la mesure où ils étaient vraiment intéressés par les Juifs vivants34
…»
Problème d’autant plus poignant que Seligmann réaffirme
l’importance de l’identité juive allemande et pas simplement juive en
Allemagne. Dans un essai, reprenant ce que son personnage principal dit
à la fin de son roman le plus connu, Rubinsteins Versteigerung35, il
rappelle l’impossibilité de quitter sa propre germanité, même pour
l’échanger contre une quelconque israélité. « Je réalisais graduellement
que les Israéliens n’étaient en rien supérieurs à nous, Juifs de la diaspora,
et surtout pas en raison de leur lieu de résidence. Je commençais à
comprendre ce qui m’avait empêché de prendre racine dans la terre
promise, sans compter la vie confortable que je menais en Allemagne :
l’étrangéité. L’Allemagne regorgeait d’antisémites, et beaucoup d’entre
eux étaient des criminels. Mais j’y avais vécu plusieurs décennies.
L'allemand était ma langue maternelle. La culture allemande était ma
culture. Durant des siècles les Juifs avaient beaucoup donné à la culture
de ce pays. Je faisais partie de l’histoire allemande. En dépit de ma haine
des Allemands, la plupart de mes amis étaient des Allemands et non pas
des Juifs. À présent… j’ai enfin trouvé dans mon âme, la force de
reconnaître mon identité : je suis un Juif allemand36. »
Ce qu’il veut, c’est briser l’invisibilité dans laquelle se sont tenus les
Juifs dans les deux Allemagnes jusqu’à la fin des années 70. « Nous
sommes les Indiens d’Allemagne », écrit-il, faisant allusion à ce peuple
exterminé d’Amérique. Il se demande ce qui maintient les Juifs dans une
espèce de political correctness. Peu de faux pas de leur part, si l’on fait
exception de l’appel à l’autodéfense lancé par Ralph Giordano en 1992,
devant la montée des néonazis et leurs actes criminels à l’encontre de la
minorité turque, leur profanation de nombreux cimetières juifs, le feu
qu’ils mirent aux « baraques juives » du camp de Sachsenhausen, etc. Si
l’on excepte aussi le grand roman de Jurek Becker, Les Enfants
Bronstein, où le père du narrateur, qui hait les Allemands et a le courage
de le dire, veut se venger directement d’un ancien garde du camp de
Neuengamme. En dehors de ces deux cas, on parle bas, on ne fait pas de
bruit, on se rend « invisible ».
Dans son roman de 1989, Seligmann nous présente un adolescent,
Jonathan Rubinstein, une espèce d’anti-héros qui, comme lui, revient en
Allemagne alors qu’il est né et à vécu son enfance en Israël. Il n’en finit
pas de reprocher à ses parents ce retour, le fait de s’être réinstallés dans
ce qu’il appelle le Naziland (le pays nazi), le « pays de merde ». Il
reporte ses frustrations sur sa mère (qu’il appelle, de façon peu courtoise,
l’ânesse ou l’idiote), et sur sa sexualité, ce pourquoi certains critiques ont
cru voir dans ce roman une espèce de Portnoy allemand. Ce jeune
adolescent, qui s’entend mal avec sa mère et qui ne réussit pas à l’école,
ne peut avoir de relations sexuelles qu’avec des non-Juives, et encore !
Avec Suzanne, les choses tournent mal quand il la présente à sa mère,
laquelle refuse qu’il ait une liaison stable avec une non-Juive, allemande
de surcroît. Cet échec vire immédiatement à la méditation morose sur
l’identité et à la place qu’un jeune Juif peut occuper en Allemagne : « Ma
bonne humeur de l’après-midi a disparu. Faire l’amour n’a rien changé.
Moi qui croyais que cela allait résoudre tous mes problèmes. Rien que de
nouvelles complications. L'idiote ne sera heureuse que lorsqu’elle aura
démoli ma relation avec Suzi. Rien de changé non plus concernant ma
place de Juif en Allemagne. Ici, tout un chacun peut être un criminel,
même le médecin. Le même type qui me soigne a peut-être tué les frères
et les sœurs de l’idiote en leur faisant des piqûres. Et il se peut que je
tombe amoureux de sa fille et que j’aie des enfants avec elle. Des enfants
allemands ? Des enfants juifs ?… Ma haine est absurde… Comment
puis-je continuer à haïr – je suis amoureux d’une Allemande ! Mais il y a
bien quelqu’un de sa famille qui avait adhéré sinon aux SS, du moins aux
SA ou au parti nazi, ou à une autre merde. N’y a-t-il pas d’issue ? Est-on
condamné à la folie dès lors qu’on est juif en Allemagne 37 ? »
Il s’avère que Suzi est en effet la fille d’un ancien SS, et c’est elle qui
fait prendre conscience à Jonathan que le passé est encore bien vivant en
eux, qu’ils ne peuvent échapper à leur destin. Ils iront chacun de leur
côté. Les exploits sexuels du jeune garçon sont pour lui une façon de
s’affirmer, d’exister. Il va même jusqu’à mettre aux enchères son droit
d’être assis à côté de son professeur, une femme qui l’attire beaucoup
(d’où le titre du roman : « l’enchère de Rubinstein ») et bien
évidemment, ses compagnons mettront son petit trafic sur le compte de
sa judéité, la relation entre le Juif et l’argent comptant parmi les
stéréotypes les plus résistants. Son ami Mottl lui explique qu’Israël, où il
a séjourné, n’est pas la solution à leur problème. Il existe, lui dit-il, une
très grande différence entre les Israéliens et les Juifs de la diaspora. Les
Sabras sont des espèces de « Prussiens du Moyen-Orient…, des
automates sans sentiment ». Mais Jonathan préfère encore la « normalité
israélienne » au masochisme ambiant. Il cherche autre chose que ce
judaïsme « de la queue » auquel, à ses yeux, la communauté est réduite
(par la circoncision et par la sexualité). C'est la rencontre avec un
survivant du génocide qui, paradoxalement, le mettra face à ce qu’il
n’avait pas voulu voir : qu’il était un Juif allemand.
C'est donc par l’hyperbole, le sarcasme, l’ironie, le paradoxe, la levée
des tabous que Seligmann traite le problème de l’identité du jeune Juif en
Allemagne aujourd’hui, sans rien cacher de ses contradictions. Comme
nombre d’intellectuels juifs allemands, il a abandonné la vieille notion
d’une symbiose judéo-allemande, sans adopter tout à fait le point de vue
de Dan Diner parlant d’une symbiose négative38, qui oblige les Juifs à se
définir toujours contre, en articulant leur différence. Loin du
philosémitisme hypocrite et des crispations identitaires, Rafael
Seligmann cherche de nouvelles voies. Dans une pièce de théâtre de
1994, Bonne nuit Allemagne39, il plaide pour que le cœur des relations
entre Juifs et Allemands ne soit plus la victimisation, la Shoah. Il aspire à
une nouvelle forme de visibilité des Juifs, abandonnant la peur, d’un côté
et les rêves d’harmonie entre leur judéité et leur appartenance à la culture
allemande, de l’autre. Pour lui, de nouvelles formes identitaires hybrides
seraient les bienvenues si l’Allemagne abandonnait définitivement le jus
sanguinis, non seulement dans les modes d’acquisition de la nationalité
allemande, mais au niveau de l’imaginaire40. Dans cette direction, il n’est
pas le seul. Récemment, quelques voix dissidentes se sont élevées, voix
du reste controversées et pas toujours du meilleur aloi.
Michael Wolffsohn, né en 1947 en Israël, professeur d’histoire à
Munich, se définit de façon provocatrice comme un « patriote juif-
allemand ». Pour lui, rien d’incompatible entre le fait d’être juif et le fait
d’être allemand. L'essentiel, à ses yeux, c’est que la RFA, puis à présent
l’ensemble de l’Allemagne soit une démocratie. C'est ce phénomène qu’il
faut mettre en avant et non les fatidiques douze années du IIIe Reich,
quelque tragiques qu’elles aient pu être. Bien avant Martin Walser, il
avait utilisé l’image d’Auschwitz comme une « massue », provoquant des
réflexes mémoriels et identitaires qui barraient l’avenir sous prétexte de
fidélité aux morts. Il faut, répète-t-il, abandonner la centralité de la Shoah
dans la définition de sa propre judéité, mettre fin à cette fixation. Il rejette
totalement la notion que Ralph Giordano avait forgée, celle de « seconde
faute et culpabilité » pour parler non seulement du génocide, mais de
l’oubli et de l’amnésie qui ont si longtemps prévalu en Allemagne. Il
écrit sans complexe : « Il faudrait peut-être donner quelque crédit à la
réalité : les Juifs aiment venir en Allemagne, des Juifs tels que Daniel
Barenboïm, tels que les Juifs russes. Est-ce du masochisme ? Les juifs
aiment vivre en Allemagne comme moi-même par exemple. Est-ce du
masochisme ? Les Juifs allemands détiennent le record mondial absolu
des mariages mixtes. Est-ce du masochisme ? Ce qu’il nous faut c’est un
peu plus de sensibilité à l’égard de l’autre, et ce, des deux côtés41. »
La majorité des Juifs établis en Allemagne, en particulier à Berlin,
sont, répétons-le, des Juifs russes, émigrés de l’ex-Union soviétique ou
arrivés après l’écroulement de l'URSS. Ils ne veulent pas tous être pris
dans les problèmes identitaires propres aux Juifs allemands. Ils sont, en
général (tous les sondages et enquêtes le prouvent), très contents d’être
là. Il n’est donc pas étonnant qu’une voix russe se soit élevée de leurs
rangs, exigeant une autre définition de l’identité juive en Allemagne,
même si elle vient d’un horizon que l’on n’attendait pas et même si cette
voix n’est pas forcément la bienvenue. Sonja Margolina est un cas tout à
fait spécial. Elle publie, en 1992, un livre qui a fait du bruit42. Elle y prend
une attitude presque « révisionniste ». Le titre de son livre, Das Ende der
Lügen (La fin des mensonges), rappelle celui de négationnistes toujours à
l’affût du « mensonge d’Auschwitz ». Partant du principe que les Juifs
ont joué un rôle de premier plan dans la Révolution russe et dans
l’établissement du régime bolchevique puis stalinien, elle plaide pour un
judaïsme « plus individuel », allant jusqu’à prétendre qu’une des racines
de l’antisémitisme en Russie, et dans les pays de l’Est d’une façon
générale, réside dans les choix politiques révolutionnaires que les Juifs
avaient faits autrefois. Sur le massacre de Babi Yar, en Ukraine, elle émet
les hypothèses les plus discutables. Elle récuse les organisations
collectives, la « communauté », tout ce qui restreint la liberté
individuelle, prétend représenter les Juifs et parler en leur nom. Cette
position l’amène à exiger, elle aussi, que l’holocauste ne soit plus au
centre de la mémoire juive. Pour les émigrés russes, le plus grand
traumatisme, du reste, ce sont les purges staliniennes, celles de 1937 dont
ont été victimes très souvent leurs parents ou leurs grands-parents. À
l’inverse, pour Sonja Margolina et d’autres, il est urgent de régler ses
comptes avec un père trop impliqué dans le régime. Dans tous les cas de
figure, il s’agit d’un autre cadre mémoriel qui s’articule mal avec celui
des Juifs allemands43.
Les positions de Michael Wolffsohn et de Sonja Margolina ne sont pas
les mêmes, loin de là, mais elles ont été très bien accueillies par les
milieux conservateurs allemands. La communauté juive a été réservée,
voire outrée. Il est vrai qu’elle avait dans son ensemble très mal reçu les
prises de position d’un Rafael Seligmann au moment de la parution de
son roman Rubinsteins Versteigerung, l’accusant de « haine de soi »,
d’antisémitisme, ou plus simplement de « cracher dans la soupe », ce qui
en allemand se dit « salir le nid ».
Les Juifs de Berlin-Est forment un autre groupe qui se distingue par
des prises de position encore plus complexes. Il serait tout à fait erroné
d’imaginer que l’antisémitisme est plus développé à l’Est. Bien des
attaques néonazies contre des étrangers, des demandeurs d’asile, des
Turcs, des Juifs, qui ont fait la une en 1992 et plus récemment durant
l’été 2000 ont affecté aussi bien les nouveaux Länder que l’ancienne
Allemagne fédérale. Une enquête de 1990, faite donc immédiatement
après la chute du Mur, montrait que les Allemands de l’Ouest étaient plus
antisémites que ceux de l’Est. À la réponse à la question : est-ce qu’Israël
est un État comme un autre, un État envers lequel l’Allemagne n’aurait
aucune obligation ? 57 % des Allemands de l’Ouest répondaient qu’en
effet l’Allemagne n’avait aucun devoir particulier à l’égard d’Israël alors
qu’à l’Est ils n’étaient que 40 % à donner cette réponse. À la question :
est-ce que les Juifs instrumentalisent l’holocauste ? 45 % des Allemands
de l’Ouest répondaient par l’affirmative. Ils n’étaient que 20 % à l’Est. À
la question : est-ce que les Juifs exercent une trop forte influence dans la
politique mondiale ? ils étaient 44 % à l’Ouest à répondre par
l’affirmative, et seulement 20 % à l'Est44.
Il est cependant très difficile de se faire une idée de l’évolution du
rapport des Juifs allemands de Berlin-Est à leur propre judéité. Là encore,
l’hétérogénéité est de mise. Entre ceux qui ont quitté la RDA, en
particulier après 1975, et qui, par la suite, ont dénié aux intellectuels de
l’Est toute légitimité (tel Chaïm Noll), et les vieux militants rentrés d’exil
après 1945 ou 1948 et qui ne comprennent pas exactement ce qui leur
arrive, entre les enfants d’exilés qui ont grandi à Pankow ou au
Prenzlauer Berg, dans le communisme, même de façon conflictuelle, et
ceux qui avaient le sentiment d’étouffer à l’Est et avaient fondé ou rejoint
les cercles sécularisés du Kulturverein, entre un Gregor Gysi à la tête du
PDS (jusqu’à tout récemment) et une Annette Leo, il y a d’énormes
différences. Si l’on prend l’exemple de Chaïm Noll, on a affaire à un
itinéraire singulier, mais qui en dit long sur les rapports entre les Juifs et
l’ex-RDA. Né en 1954, de parents bien en cour avec le régime, il fait des
études à Iéna puis à Berlin. Son père, Dieter Noll, est lui-même un
écrivain très connu. Mais, en 1980, Chaïm Noll refuse de faire son
service militaire et est enfermé dans un asile psychiatrique. Il obtiendra
l’autorisation de passer à l’Ouest en 1984 et préférera, dans un premier
temps, s’installer à Rome, pour prendre quelque distance avec le pays de
ses parents. Il va répétant qu’il ne se sent pas allemand, que sa judéité lui
a été rendue par la lecture de Heine. Finalement, il quitte Rome pour
s’installer en Israël. Quant à Andreas Sinakowski, il confesse dans son
autobiographie, Das Verhör (L'interrogatoire)45, qu’il a été membre de la
Stasi de 1979 à 1985, puis qu’il est passé à l’Ouest. Juif, homosexuel,
membre de la Stasi, voilà qui est lourd à porter et implique des problèmes
identitaires considérables quand on vit « dans le beau pays des chairs
brûlées ».
Comment se définir ? La question est lancinante. Ce qui frappe en effet
dans l’étude que John Borneman et Jeffrey Peck ont consacrée sous
forme d’entrevues, en 1988, 1989 et après la chute du Mur, aux Juifs de
Berlin-Est et Ouest, c’est la récurrence d’un thème (qui, du reste, se
retrouve de part et d’autre de l’ancien Mur) : la difficulté de se trouver
une désignation adéquate, un sentiment d’appartenance facile à identifier.
Je retiendrai quelques exemples de cette remarquable enquête.
Konstantin Münz est né en 1954 dans le Kazakhstan, en fait au goulag.
Ses parents, des Juifs allemands communistes, étaient arrivés à Moscou
via la France. Son père fut arrêté durant les purges de 1937. Libéré en
1951, réhabilité en 1956, il regagna Berlin-Est. Konstantin entreprit des
études de journalisme à Leipzig. Sa famille fut marquée par le départ de
son frère pour l’Ouest, peu avant l’édification du Mur en 1961.
Konstantin dit de lui-même : « Le problème, c’est que je ne peux pas
vraiment dire qui je suis, de quoi je fais partie, je n’entre pas dans les
cadres46. » Jeune, Konstantin se sent un peu comme Kerouac. Il essaie,
dans des limites étroites, d’être « sur la route ». Un jour il reçoit la visite
d’une cousine de son père, une survivante qui vivait à Jérusalem. Il fait
aussi la connaissance de Jossel et Abraham qui ont l’âge de son frère.
Arrive la guerre des Six Jours et la rhétorique que la RDA tient à
l’encontre d’Israël. Konstantin se sent alors attiré par la judéité sans
pouvoir en rien la définir. Il cherche des textes, dévore ce qu’il trouve en
bibliothèque, se rend à la synagogue de Berlin-Est, s’intéresse à l’histoire
de l’ancien quartier juif, le Scheunenviertel. À la question posée par les
auteurs de l’enquête : « Vous sentez-vous allemand ? », il répond :
« C’est là mon grand problème. Je pense allemand, dans la langue
allemande. Mes pensées s’organisent en fonction de cette langue. Je vis
en Allemagne avec des Allemands, et pas si mal. Mais au sens où vous
parlez d’une mentalité allemande, je ne me sens pas allemand. Je ne me
sens pas étranger. Mais quant à certaines choses spécifiques, je ne pense
pas comme un Allemand, et je ne suis pas allemand. Ce sont là mes
problèmes et si quelqu’un me demande : qui êtes-vous ? je ne peux alors
que suivre mon instinct et répondre : “Je suis une vache dans une écurie.”
Mes parents sont allemands, tout le monde dans ma famille est allemand,
mais moi, je ne me sens pas allemand47. »
Suzanna Rödel est née en 1945, en Angleterre, de parents qui avaient
fui l’Allemagne nazie. Ils revinrent à Berlin-Est en 1947. Elle grandit
donc en RDA. À la même question, elle répond : « Non. Vous savez,
c’est notre plus grand problème. Je ne me sens pas allemande, je ne me
sens pas juive. Je ne me pense que comme citoyenne de la RDA
[l’interview eut lieu un peu avant la chute du Mur]48. » Elle raconte sa
stupeur quand elle a vu un graffiti sur un camion en 1989-1990 : « Juifs
dehors ! » Elle s’est précipitée à l’ambassade d’Angleterre, et elle en est
ressortie avec un passeport anglais flambant neuf. Mais elle est restée à
Berlin-Est malgré ses insolubles problèmes d’identité.
Wolfgang Herzberg est également né en Angleterre en 1944. Ses
parents, des militants, sont revenus en Allemagne en 1947 et se sont
installés à Berlin-Est en 1950. Lui aussi a des difficultés à répondre à la
même fatidique question : « En premier lieu je suis allemand, parce que,
au sens large du terme, j’ai été élevé dans la culture allemande et pas
dans la culture juive. Ensuite je suis un Allemand de RDA, parce que j’ai
été élevé dans cette partie de l’Allemagne, dans ce milieu culturel, dans
cette société et j’ai été profondément influencé par eux. En troisième lieu,
j’ai une approche marxiste-léniniste critique, puis je suis un Berlinois. Ce
sont là, les composantes de mon identité, et je suis juif aussi49. »
Kate P. Leiterer est née en 1943 à New York, et ses parents sont rentrés
à Berlin-Est en 1954, via les Pays-Bas. La réponse à la question, qu’elle
veut précise, elle la formule en allemand : « Doch, ich würde sagen, ein
überzeugter Kommunist jüdischer Herkunft – Je dirais que je suis une
communiste convaincue d’origine juive. » Elle poursuit : « Dans des pays
où Allemand et fascisme sont synonymes, par exemple en Union
soviétique ou en Pologne, je dis toujours que je ne suis pas allemande, ce
qui veut dire que je suis juive. Mais, bien sûr, je ne connais pas d’autre
pays où j’aimerais vivre. Mes parents sont des Juifs allemands ou des
Allemands Juifs. Ils ont dû quitter leur pays. Ils ont pensé qu’ils devaient
y revenir indépendamment des circonstances extrêmes. Ils voulaient
retourner dans cette partie de l’Allemagne. Et j’aimerais rester aussi dans
ce pays50. »
Certains ont le sentiment qu’on cherche à effacer la tradition
antifasciste dans la création d’une nouvelle identité juive allemande après
la chute du Mur. Lors de la grande exposition sur la vie juive qui s’est
tenue à Berlin de janvier à avril 1992, dans le Gropius-Bau51, le
mouvement ouvrier Juif allemand, de même que l’antifascisme (dans
lequel les Juifs ont tenu une place de premier plan), étaient totalement
absents. Tout se passait comme si le socialisme devait être banni de la
culture et de la mémoire juives. Il en est de même d’une nouvelle
exposition sur la vie quotidienne des Juifs à Berlin entre 1938 et 1945,
organisée par la fondation Neue Synagoge Berlin – Centrum judaicum –
au centre culturel attenant à la synagogue de l’Oranienburger Strasse.
Elle présente leur destin, leur déportation, leurs caches dans un Berlin
assiégé. L’exposition se compose de quinze vitrines ou installations. On y
voit l’année 1938 avec le fatal 9 novembre (la nuit de Cristal),
l’émigration et ses difficultés, la politique d'aryanisation des biens, les
mesures antijuives qui se succèdent, l’imposition de l’étoile jaune, les
sionistes, le travail forcé, etc., mais rien de la résistance juive
communiste. Là encore, l’opération mémorielle rejoint le travail de
démémoire. La mémoire juive de l’Est, de Berlin-Est, est mise à mal.
On le voit, la diversité des prises de position et de parole montre à
l’évidence qu’une culture complexe, hétérogène et éclatée, multiple, se
construit sous nos yeux. Mais de quelle culture, de quelle identité, de
quelle mémoire, s’agit-il ?
Il y a environ cent mille Juifs en Allemagne, dont plus de dix mille à
Berlin. Ils sont très divers. La plupart viennent de l’ex-Union soviétique.
D’autres, fils et filles d’exilés juifs allemands, sont porteurs de passeports
américains. D’autres encore sont nés en Israël, vivent temporairement ou
de façon permanente à Berlin et sont détenteurs de passeports allemands.
Lea Fleischmann a fait grand bruit quand elle a organisé une cérémonie
le jour où elle a abandonné son passeport allemand pour le passeport
israélien52. C’est tout à fait exceptionnel. Certains des immigrés savent à
peine l’allemand, d’autres l’ont eu comme langue maternelle mais ont été
scolarisés en anglais ou en hébreu, d’autres enfin parlent surtout le russe
et ne connaissent rien au judaïsme. Comment pourraient-ils se sentir juifs
allemands ? Ces dernières années, la pression a été forte pour qu’on
change le nom du Conseil central des Juifs en Allemagne afin qu’il
devienne le Conseil central des Juifs allemands. La présence des Juifs
russes rend cependant l’opération impossible, de même que la montée de
la xénophobie et certains actes ouvertement antisémites qui donnent aux
Juifs le sentiment d’être installés en Allemagne, une valise sous le lit, une
image tristement familière de la mémoire collective juive. Dans son livre
d’entrevues avec de jeunes Juifs allemands et autrichiens, publié en 1985,
Peter Sichrovsky 53 reçoit les confidences d’un jeune homme qui lui dit
avoir acheté une malle chez un antiquaire, genre malle coloniale,
s’ouvrant verticalement comme une armoire. Il l’a installée dans sa
chambre, elle sert de décor, mais tous les jours, en la regardant, il se
demande ce qu’il emporterait au cas où. Il passe son temps à faire la liste
des objets, papiers, habits à ne pas oublier. C'est son garde-fou, sans
lequel il ne se sentirait pas en sécurité.
Ce qui fait le lien entre ces Juifs de diverses origines, langues et
cultures, ce sont trois éléments particulièrement structurants, outre
l’impossibilité où ils sont de quitter leur germanité : Israël, la religion et
la Shoah. La cassure a été telle qu’Israël, le pays, ou tout simplement
l’ambassade et son influence, en sont venus à jouer un rôle de premier
plan, avec des allers et retours extrêmement fréquents et des doubles
loyautés (bien que l’Allemagne interdise toujours la double nationalité).
Les Juifs allemands entretiennent un rapport spécial à Israël, alors même
qu’ils ne sont ni sionistes ni en accord avec les politiques israéliennes.
Cet attachement à Israël est assez répandu dans la diaspora depuis le
procès Eichmann à Jérusalem, la guerre des Six Jours, la désaffection à
l’égard des pays de l’Est, surtout après la parution de L'Archipel du
Goulag de Soljenitsyne dans les années 70, mais le phénomène a une
résonance beaucoup plus forte en Allemagne. Après le feuilleton
américain Holocaust, en 1979, bien d’autres événements durant les
années 80, ont amené les Juifs d’Allemagne à se retrouver des racines, ce
« minimum de judéité » dont parle Barbara Honigmann. Il y a eu Bitburg,
la mise en scène de la pièce de Fassbinder à Francfort, le discours
embarrassé ou décodé comme tel de Jenninger lors de la commémoration
du 9 novembre 1988, la querelle des historiens, la chute du Mur et le
nationalisme qui s’ensuivit, la nouvelle montée de l’extrême droite, la
profanation de cimetières juifs, les événements de Hoyerswerda, de
Hünxte, de Rostock, l’incendie criminel des « baraques juives » de
Sachsenhausen, etc. Si bien que l’identification des Juifs à l’Allemagne
n’est pas une chose aisée, si jamais elle le fut autrefois. Lors d’une
enquête de 1964 auprès de 274 jeunes de neuf à dix-huit ans, les deux
tiers des interviewés dirent qu’ils auraient préféré vivre en Israël ou aux
États-Unis. Seulement 8 % préféraient l’Allemagne. En 1977, sur 255
jeunes, 84 % répondirent qu’ils ne pensaient pas que l’Allemagne était
leur patrie. En 1990, cependant, ce genre d’enquête donnait des résultats
plus nuancés. Sur 377 jeunes, 56 % rejetaient l’idée qu’Israël était leur
vrai pays et 64 % se voyaient comme Allemands54. Le lien avec Israël
reste cependant privilégié. C'est d’ailleurs ce qui a conduit certains Juifs
critiques à l’égard de l’establishment (toujours à la remorque de la
politique israélienne, à l’image de la communauté juive américaine) à
former des cercles laïques. Parmi les événements qui ont renforcé le lien
des Juifs avec Israël, indépendamment de leurs convictions politiques, il
y a la guerre du Golfe de 1991. Les polémiques issues de cette guerre
furent particulièrement vives et opposèrent une partie de la gauche et de
l’extrême gauche allemandes aux intellectuels Juifs. C'est à ce moment-là
que Wolf Biermann fit paraître dans Die Zeit un article virulent prenant
partie pour la guerre. En réponse à un slogan de Gregor Gysi : « Pensez à
Dresde ! » il répondit qu’il se souvenait des bombardements de
Hambourg et que c’était plutôt une libération qu’un désastre. Son père
ayant disparu dans les chambres à gaz d’Auschwitz, il ne voulait pas,
disait-il, voir la chose recommencer. Quant à Micha Brumlik, il conclut
de ces polémiques violentes où antisionisme et antisémitisme échangent
parfois leur place et où les analogies avec « Auschwitz » n’en finissent
pas de contaminer le discours social, que les Juifs ne pourront plus jamais
se sentir tout à fait chez eux en Allemagne et aussi que la gauche, devant
son tas de ruines, ne peut en rien influencer notre époque.
Bien que ni les Juifs de Russie (sauf exception), ni les Juifs de Berlin-
Est dans leur immense majorité ne soient religieux, c’est autour des
synagogues, des foyers culturels, des centres communautaires attenants
aux synagogues, autour des fêtes religieuses et des rituels, que la judéité
se vit et qu’elle retrouve un certain essor. Ce qui ne va pas sans une
vision folklorique et quelque peu muséifiée du passé. Que ce soit à
travers une nostalgie du yiddish, que la plupart n’ont jamais connu, à
travers une vision réifiée du passé, tout le monde communie dans « ce
monde que nous avons perdu ».
Même si un Michael Wolffsohn ou un Dan Diner ont mis en garde
contre une trop grande fixation sur le génocide et la victimisation, la
plupart des Juifs d’Allemagne mettent au cœur de la reconstruction de
leur identité l’extermination des Juifs d’Europe. Nombre d’écrivains
disent à l’envi que le judaïsme ne se réduit pas à la Shoah, qu’il faut y
inscrire d’autres valeurs, chercher dans la Tradition, dans l’héritage et pas
seulement les textes sacrés, ce qui peut les unir après le terrible
événement. Pourtant, c’est bien la Shoah qui établit leur identité propre et
leur interdit de se sentir pleinement allemand. Le génocide constitue leur
nouveau récit fondateur, il établit la frontière symbolique et subjective
entre ce qui relève de la judéité et le reste. De ce fait, les Juifs allemands
deviennent quelque peu un « groupe ethnique », une « minorité
ethnique », et ce, dans un pays qui est affecté, comme l’ensemble du
monde, par la mondialisation, le pluralisme culturel, la fragmentation et
le métissage.
Il est encore beaucoup trop tôt pour savoir si, à long terme, intégrés
dans une Allemagne réunifiée qui aura beaucoup changé, ces Juifs
pourront dire, comme Rudolf Schottlaender, d’une autre génération il est
vrai : « Trotz allem ein Deutscher 55 – Un Allemand, malgré tout. »

NOMADISME, DESTINERRANCE, IDENTITÉ RHIZOME

J’ai, tout au long de ce chapitre, utilisé la notion d' « identité ». Elle a


toujours été employée dans un sens non essentialiste, dans la polarité et la
précarité de ce à quoi elle renvoie, aux modes d’appartenance fragiles. En
fait, l’identité en tant que telle est une production imaginaire dont les
sociétés et les individus ont besoin et sans doute vaudrait-il mieux parler
soit d’identification, avec Freud, soit, sur un autre plan, d’identité
narrative avec Paul Ricœur. Ce dernier établit la différence entre la
mêmeté et l'ipséité. La première notion vise la continuité temporelle, la
permanence du temps, elle permet malgré les altérations dues au passage
du temps, les mécanismes de la réidentification. Elle assure la
permanence du « caractère », l’ensemble des dispositions durables à quoi
on reconnaît une personne, ses traits distinctifs. Il s’agit d’un pôle stable.
À cette identité du même, il oppose l’identité du soi, l'ipséité, qui obéit à
un autre modèle, non plus ce qui assure la permanence à travers la
réidentification de traits, mais quelque chose qui agit comme la parole
tenue dans la fidélité d’une parole donnée. Il écrit : « Je vois dans cette
tenue la figure emblématique d’une identité polairement opposée à celle
du caractère. La parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas
inscrire, comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en
général, mais uniquement dans celle du qui 56 ? »
C'est ainsi que Paul Ricœur forge la notion d'identité narrative comme
série de récits au cœur d’un entrecroisement entre la fictionnalisation de
l’histoire et du moi et l’historicisation de la fiction, y compris de la
fiction de soi. Ces récits perpétuellement reconfigurés participent
pleinement de l’ipséité, d’un modèle dynamique de l’identité.
Configurations et reconfigurations jalonnent un trajet, des
transformations, des rectifications, un trouble de l’identité, une aptitude à
habiter des mondes étrangers à nous-mêmes. L'identité narrative est le
carrefour d’une tension qui est constitutive des nouvelles émergences
identitaires aujourd’hui.

Ainsi, la nouvelle identité juive allemande, souvent non allemande, se


« bricole », se tisse et se détisse en un ensemble dissonant mais qui ouvre
des voies inédites. Comme le dit très bien Henryk M. Broder : « Si vous
me demandiez si j’ai une patrie (Heimat) et où elle est, je répondrais
d’une façon juive classique, de manière évasive. Je pense que j’ai une
patrie, mais je ne peux la localiser. C'est l’odeur de la carpe farcie et des
crêpes de pommes de terre, le goût du borstch et des harengs marinés,
l’air de l'Hatikva et de L'Internationale, mais seulement quand c’est
chanté en yiddish par de vieux membres du Bund, un jour de 1er mai à
Tel-Aviv. C'est Une nuit à Casablanca des Marx Brothers et To Be or not
to Be de Lubitsch. C'est Le Flambeau de Karl Kraus et l’autobiographie
de Theodor Lessing. C’est un coin de l’Aussenalster de Hambourg, un
petit escalier dans le vieux port de Jaffa, et le Leidseplein d’Amsterdam.
Est-ce que ça suffit 57 ? »
Les Juifs, même s’ils n’ont pas une masse critique suffisante (cent
mille sur quatre-vingts millions d’habitants), exercent une certaine
fascination sur la culture allemande. Les maisons d’édition ont toutes
ouvert une section d’études juives, les quotidiens comme les magazines
hebdomadaires ou mensuels font largement écho aux problèmes juifs et à
la vie culturelle juive en Allemagne. Des cercles d’études se sont créés
pour tout public. À Berlin, autour de la synagogue restaurée (le début de
sa restauration s’est fait du temps de la RDA), de l’Oranienburger
Strasse, un centre culturel, des restaurants juifs et des boutiques cacher
sont très à la mode, sinon « branchés ». Le centre de la vie juive oscille
entre deux pôles. D’une part, autour de cette synagogue, au centre de
l’ancien quartier juif, le Scheunenviertel, le quartier des Granges. Tout
près, les anciennes Hackesche Höfe, complexe de cours intérieures et de
passages de style « art nouveau » ont été réaménagées avec un théâtre, le
Hackesches Hof-Theater qui, depuis 1993, présente des spectacles de
musique klezmer, de chansons yiddish, des pièces de théâtre mettant en
scène le folklore yiddish traditionnel ou des causeries d’écrivains, ce qui
crée une animation constante. Le second pôle à l’Ouest, autour de la
synagogue de Charlottenburg, abrite la bibliothèque de la communauté
avec plus de cinquante mille volumes. Il faut aussi noter l’organisation,
chaque année, des « Journées de la culture juive » et un festival du film
juif. Étrange phénomène ! Cette culture juive allemande rénovée est
principalement produite par des non-Juifs pour un public non juif. Il
s’agit d’un nouveau type de culture artificiellement fabriquée, une
nouvelle forme d’invention des traditions, un nouveau type de simulacre,
lui-même partie prenante de nouveaux chantiers identitaires. Les résultats
de cet engouement sont parfois inattendus. Le prénom Sarah fait fureur
pour les filles. Or c’était le prénom que toutes les femmes juives devaient
porter sous les nazis (de même, Israël pour les hommes). Les Juifs sont
« à la mode ». Chacun veut désormais se découvrir un ancêtre juif.
Lea Rosh, qui fut à la tête de la croisade pour la construction du
mémorial en hommage aux Juifs d’Europe assassinés, est une femme de
soixante-deux ans, bien connue des médias, en particulier dans la région
de Hanovre. Elle s’appelait Edith, mais avait un grand-père maternel juif.
Elle a fait changer son nom et s’est choisi un nom juif, Lea. Elle a aussi
fait changer son nom de famille : Rochs en Rosh, ce qui, en hébreu,
signifie : tête. Re-devenir juive, se réapproprier l’identité juive fut pour
elle un devoir impérieux, même si c’était pour promouvoir, de la façon la
plus détestable, ce que Henryk M. Broder a appelé le premier le Shoah
business.
Parmi ces « retours inattendus », quelques curieuses dérives
identitaires.
Karin Mylius, fille d’un membre d’une unité SS, arriva, nul ne sut
comment, à se faire élire membre de la communauté juive de Halle en
1969, sans même se convertir au judaïsme. Elle y resta durant vingt-cinq
ans, détruisant tout ce qui restait de vie juive dans la région, s’attribuant
un pseudo-titre de docteur en théologie, enterra son père selon le rite juif,
fournissant aux non-Juifs des prières écrites dans une langue imaginaire.
Son fils, Frank Chaïm, ayant montré une propension à attaquer les
synagogues et à exhiber des croix gammées, fut envoyé à Budapest dans
une école rabbinique pour qu’il devienne cantor. À Magdebourg en 1993,
pas un seul membre du Conseil de la communauté juive n’était juif. En
1980, à Cologne (car l’Est comme l’Ouest sont affectés par de tels
phénomènes), la presse rendit compte d’un meurtre curieux : une
étudiante en études juives, convertie au judaïsme, tira sur son professeur
et sur d’autres étudiants en prétendant qu’il était interdit à des non-Juifs
de s’engager dans un tel cursus.
La plupart des rédacteurs, directeurs des journaux juifs et magazines
juifs ne sont pas juifs, les professeurs d’études juives des universités ne
sont pas juifs dans leur immense majorité, les acteurs qui sont censés
chanter en yiddish, très souvent, n’en savent pas un mot, à l’image du
théâtre juif de Varsovie où des acteurs disent en yiddish (langue qu’ils
ignorent) des textes poétiques ou des pièces de théâtre pour un public qui
porte des écouteurs afin de suivre l’action en polonais. Très souvent, la
musique klezmer, quand elle ne vient pas des États-Unis, est une pseudo-
musique klezmer et le théâtre se contente la plupart du temps de
« ressusciter » une vie du shtetl très appauvrie et stéréotypée. Pourtant,
l’Allemagne est par excellence le pays du klezmer, mais c’est souvent
une musique figée. Le public en redemande cependant, expression à la
fois d’un véritable engouement et d’une culpabilité inconsciente qui
cherche ainsi à « réparer ». C’est bien dans ce contexte que la nouvelle
culture juive allemande se constitue avec ses stéréotypes et ses véritables
créations.
Juif en Allemagne, Juif-allemand, Juif allemand, patriote juif
allemand, Allemand de confession juive, Juif et Allemand, quelque chose
se nouveau se cherche dans ce chantier de l’identité. Cette quête travaille
le tissu social allemand dont les Juifs, leur histoire, leur destin, leur
présence et leur absence sont le moteur. C’est le signe du cheminement
vers la pluralité dans une société qui s’est longtemps voulue homogène et
qui a succombé aux fantasmes de pureté il y a près de soixante-dix ans.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans Mille plateaux, opposent le jeu
d’échecs au jeu de go. L’image du jeu d’échecs ne semble plus
correspondre aux nouvelles donnes identitaires. Le jeu d’échecs servait à
rendre intelligible les relations, les combinaisons entre des agencements,
mais les pièces des échecs ont une identité fixe, inscrite dans la règle du
jeu, ce qui limite leurs déplacements. À l’inverse, les pièces du jeu de go
sont des éléments vides qui ne sont remplis ou qualifiés que par leur
place dans un agencement d’ordre réticulaire. Cette culture faite « de bric
et de broc », ces fragments de bouts d’identité, ces recyclages de
méconnaissance concernant la vie juive traditionnelle, sont
caractéristiques des identités de type postmoderne, à l’âge de la
connexion généralisée, des réseaux, des allées et venues, d’une errance
qui n’est pas vécue comme un déracinement douloureux, mais comme
une nouvelle condition planétaire. Pour comprendre ce phénomène, il est
bon de faire appel à la notion de rhizome forgée par Gilles Deleuze et
Félix Guattari : « Un rhizome commence et n’aboutit pas. Il est toujours
au milieu, entre les choses, un inter-être, inter-mezzo. L’arbre est
filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d’alliance. L’arbre
impose le verbe “être”, mais le rhizome a pour tissu la conjonction “et…
et… et”. Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et
déraciner le verbe être. Où allez-vous, d’où partez-vous ? sont des
questions bien inutiles pour faire table rase, partir ou repartir de zéro,
chercher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse
conception du voyage et du mouvement […]. Mais Kleist, Lenz ou
Büchner ont une autre manière de voyager, comme de se mouvoir, partir
du milieu, par le milieu, entrer et sortir, non pas commencer ni finir58 … »
Réseau d’amitiés, de filiations, d’identifications, de fidélités, de
références, de noms propres, de lieux qui balisent la vie professionnelle,
artistique, littéraire ou politique de la planète. Maillage de dates qui
accompagnent l’histoire mouvementée du siècle de 1930 à nos jours.
Entrelacs d’héritages multiples : le judaïque, l’allemand, parfois le gréco-
latin, l’ancrage américain et israélien. Cet immense réseau ne peut se
vivre et se penser qu’à partir du vide laissé par la saignée de la guerre et
du génocide, dans les décalages, les dissonances, les décentrements, les
non-coïncidences, les interstices, dans un rapport ténu, conflictuel,
parfois artificiellement renoué avec la Tradition, la circoncision ou la
féminité.
Il s’agit bien de fragments d’identité postmoderne. Ces fragments sont
vécus sans totalisation, dans une dissonance qui peut être tragique mais
qui est assumée. Plus de symbiose, plus d’assimilation à l’ancienne, pas
non plus de simple trait d’union qui viendrait mettre la marque d’une
identité double mais harmonieuse. Plus de grands récits, mais un
ensemble polyphonique de récits, des mininarrations, chacun ayant la
sienne, aussi valable qu’une autre.
Dans une de ses installations récentes, Les Portraits des histoires,
Esther Shalev-Gerz demande à cinquante-sept habitants du quartier
Belsunce à Marseille : « Quelle histoire faut-il raconter aujourd’hui ? »
Elle leur dit qu’ils peuvent lui raconter aussi bien une histoire vraie
qu’une histoire inventée : « Chaque personne ayant donné son accord
pour participer au projet avait également la liberté de choisir le lieu où
nous allions la filmer en train de raconter son histoire, chez elle ou
ailleurs. C’était aussi à chacun de définir l’image de son propre portrait.
Chacun pouvait choisir d’apparaître à l’image ou de proposer une image
autre liée à sa parole. […] La succession des contributions créée lors du
montage propose une construction qui pourrait être un “hypertexte” ou
une “hyperimage”, malgré le caractère linéaire de la vidéo59 … » Les
minirécits que nous racontent les Juifs de Berlin, qu’ils soient écrivains,
artistes ou simples citoyens et habitants de la ville, ne se totalisent pas
mais tissent, en patchwork, cet hypertexte et cette hyperimage dont parle
Esther Shalev-Gerz.
Ces fragments sont dialogiques, tragiquement dialogiques. Rien ne
peut se comprendre sans le frottement à l’autre, à l’Allemand, à la culture
dominante, à son his-toire assourdissante et criminelle, à sa façon de
chercher à « réparer » ou au contraire à oublier, ou les deux à la fois, à
son philosémitisme embarrassant, à sa gêne, ses replis, voire son hostilité
inconsciente. « Les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux
Juifs », disait ironiquement Henryk M. Broder, citant l’écrivain israélien
Toram Kaniuk. Ces fragments rendent compte d’un monde qui ne peut
plus se penser en polarités simples : centralité d’Israël vs diaspora,
émancipation ou sécularisation vs orthodoxie ou vie religieuse ;
territorialisation, Heimat, vs déterritorialisation. Tous ces couples
infernaux, binaires et mortifères, deviennent obsolètes dans notre univers
connexionniste. Quelque chose d’autre se met en place.
Peut-être Jacques Derrida en donne-t-il l’esquisse, lui qui n’a rien
d’allemand, lui le Juif d’Algérie à qui on a dénié, durant la guerre, sa
qualité de Français, lui le Juif non pieux, ignorant de la tradition, qui
s’est vu en « marrane » dans le cadre d’une « destinerrance 60 »
généralisée. On sait que, sur la question juive, la position de Freud, cette
figure fascinante pour Derrida, était fort originale à son époque. Juif
infidèle ? Juif sans Dieu ? On se rappelle qu’à plusieurs reprises, Freud a
fait état de son attachement à la judéité, mais sans savoir quel contenu il
fallait mettre sous ce terme. Ainsi, dans la préface de l’édition hébraïque
de Totem et Tabou, en décembre 1930, il revient sur l’énigme de ce qui se
transmet dans l’identité juive et son attachement à ce « je ne sais quoi »
qui la constitue. « Si on lui demandait : qu’y a-t-il encore de juif en toi
puisque tu as abandonné tous ces traits communs aux membres de ton
peuple ? Il répondrait : beaucoup de choses encore, probablement le
principal. Mais cet élément essentiel, il ne pourrait pas présentement
l’exprimer en paroles claires. Un jour la connaissance scientifique
accédera certainement à cet élément61. » Aujourd’hui, le Juif infidèle, le
Juif sans Dieu est toujours présent, mais il se trouve pris dans une
nouvelle ex-centration, au terme d’une longue trajectoire. Ce nouveau
« Juif infidèle » entre dans une période marquée par la fin de la
problématique du centre et de la périphérie, fin de la centralité d’Israël,
fin de l’opprobre de la diaspora.
La conscience du marranisme chez Derrida, cette judéité prise dans un
système de dissonances dramatiques est bien une des figures possibles de
la nouvelle judéité. « Je suis de ces marranes qui ne se disent même pas
juifs dans le secret de leur cœur, non pour être des marranes authentifiés
de part et d’autre de la frontière publique, mais parce qu’ils doutent de
tout, jamais ne se confessent ni ne renoncent aux lumières, quoi qu’il en
coûte, prêts à se faire brûler62 … » Et encore : « Si l’on appelle marrane,
par figure, quiconque reste fidèle à un secret qu’il n’a pas choisi, là
même où il habite… là même où il séjourne sans dire non mais sans
s’identifier à l’appartenance, eh bien, dans la nuit sans contraire où le
tient l’absence radicale de tout témoin historique, dans la culture
dominante qui par définition dispose du calendrier, ce secret garde le
marrane avant même que celui-ci ne le garde63 … » À quelqu’un qui lui
fait remarquer que son œuvre est tout entière imprégnée de procédés
talmudiques, il répond qu’il faut s’interroger sur ce fait de subir
l’influence de quelque chose qu’on ne connaît pas, qui n’a pas été
transmis. Il ne connaît pas le Talmud, mais sans doute que le Talmud le
connaît.
Autre rêve de judaïsme. Pas un autre pays, pas Israël, mais, comme il
va le répétant, la bordure d’un archipel symbolique qui forme une famille
de voyageurs de la langue, Kafka, Levinas, Scholem, Benjamin, Celan,
Arendt, Rosenzweig… Autant d’exilés, d’étrangers qui écrivent pour
inventer leur citoyenneté, perdue, en un sens, dès l’origine. Pas de récit
de soi suivi, pas d’identité juive coïncidant avec elle-même, mais
l’inquiétude de la destinerrance, d’une judéité sans judaïsme en quelque
sorte, d’une judéité du désajustement, cette internationale des
« voyageurs qui acceptent de faire l’épreuve d’un temps et d’un espace
désajointés et de s’ouvrir ainsi à la ressource d’un tel désajustement : la
double possibilité de la catastrophe et de la surprise 64 ». Une judéité pour
un temps qui, comme les identités, est lui-même sorti de ses gonds.
Car nous sommes confrontés, désormais, à un éventail extrêmement
large de positions identitaires juives, dans la crise générale de
l’assimilationnisme et du déclin de l’universalisme. Il y a toutes les
formes de l’identité israélienne elle-même, par moments en voie
d’éclatement, d’ethnicisation, avec les nouvelles reterritorialisations et
identifications des Juifs sépharades, des Russes qui posent des problèmes
inédits comme à Berlin, mais de façon encore plus aiguë étant donné leur
nombre, et les diverses appartenances israéliennes intégristes. Ailleurs,
nous sommes confrontés à des réinvestissements culturels, à des retours –
retours religieux, culturels ou ethnicistes, réels ou imaginaires avec la
Shoah comme référent ou signifiant-maître. Mais on trouve aussi, dans
les pays à tendance multiculturelle, des identités à trait d’union qui
témoignent de la volonté d’afficher une double appartenance, une double
culture, des pluralités identificatoires, le partage d’une citoyenneté et
d’une forte communauté. On trouve, enfin, d’Israël à l’Afrique du Sud,
des États-Unis à l’Allemagne, de nouvelles formes d’identité plus
flottantes, indécises, indéterminées, parmi lesquelles, celle, plus
énigmatique, que Jacques Derrida qualifie de marrane.
Rafael Seligmann a beaucoup insisté sur le fait qu’en Allemagne on a
facilement le culte des Juifs morts, que les Juifs, très souvent, sont
considérés comme appartenant au passé. On communiera dans les œuvres
de Walter Benjamin, dans Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, on
mettra en œuvre des concepts d’Adorno, on parlera avec émotion de la
brillante culture juive allemande du temps de Weimar, mais on aura du
mal à voir les Juifs vivants d’aujourd’hui.
À Berlin, depuis les années 80, ce souvenir, cette culture et ce culte de
la mémoire sont fortement inscrits dans l’espace urbain. Se souvenir,
alors que ce culte de la mémoire des Juifs morts fait rage, de ce texte de
Maxim Biller : Voir Auschwitz et mourir, où sa mère, une rescapée, fait
depuis 1945 des cauchemars épouvantables. Et puis ses cauchemars ont
cessé dès qu’ils se sont installés en Allemagne. Les voilà tous en voyage
à travers la Pologne, un tourisme d’un nouveau genre vers Auschwitz et
Maïdanek. Durant ce trajet, c’est au tour du narrateur d’être en proie à de
terribles cauchemars, mais sa mère le rassure. Ne t’en fais pas, lui dit-
elle, nous serons bientôt « chez nous » en Allemagne. Tu n’auras plus de
cauchemars. L’Allemagne est le pays de l’oubli.
1. Hans Mayer, Allemands et Juifs : la révocation. Des Lumières à nos jours, Paris, PUF, 1999,
p. 269.
2. Ibid.
3. Hans Mayer, Allemands et Juifs…, op. cit., p. 270.
4. Tout au long de ce chapitre, je distinguerai la notion de « Juif-allemand » avec un trait
d’union pour renvoyer à l’ancienne symbiose culturelle, de celle de « Juif allemand » sans trait
d’union pour parler de la plupart des Juifs qui s’expriment sur ces problèmes d’identité, et de celle
de « Juifs en Allemagne » comme nombre d’entre eux se pensent aujourd’hui.
5. La bibliographie sur le sujet est considérable. On trouvera de très belles pages dans Enzo
Traverso. Les Juifs et l’Allemagne. De la symbiose judéo-allemande à la mémoire d’Auschwitz,
Paris, La Découverte, 1992.
6. Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler, Paris, Seuil, 1997.
7. Jacques Ehrenfreund, Mémoire juive et nationalité allemande, Paris, PUF, 2000.
8. Victor Klemperer, Mes soldats de papier (1933-1941) et Je veux témoigner jusqu’au bout
(1942-1945), Journal, tome I et II, Paris, Seuil, 2000.
9. Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
10. Sonia Combe, préface à Victor Klemperer, LTI, op. cit., p. 13.
11. Franz Hessel, Promenades dans Berlin, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1989.
12. Franz Hessel, cité par Françoise Borie, Franz Hessel, un flâneur des deux rives, Paris, Suger,
publication de Paris-VIII, 1999, p. 331-332.
13. Peter Gay, My German Question, New Haven, Yale University Press, 1998.
14. Ce reproche est repris inlassablement. En 1996, le président d’Israël, Ezer Weizmann, en
visite en Allemagne, invita les Juifs à quitter le pays, ce qui provoqua la colère d’Ignatz Bubis. Dès
la fin de la guerre, Leo Beck, libéré du camp de Theresienstadt, lança un appel aux Juifs qui se
trouvaient encore en Allemagne pour qu’ils quittent massivement le pays.
15. Heinz Galinski, rescapé de Bergen-Belsen, dirigera la communauté de 1949 à sa mort, en
1992.
16. Interview d’Ignatz Bubis en juillet 1994, dans Michael Brenner, After the Holocaust.
Rebuilding Jewish Lives in Postwar Germany, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 159-
160.
17. Olivier Mannoni, Un écrivain à abattre, L’Allemagne contre Günter Grass, Paris, Ramsay,
1996, p. 137.
18. Marcel Reich-Ranicki, « Discours sur un pays qui m’est propre où il est question d’un
bagage invisible », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 26 novembre 1994. Traduit en français par
René Wintzen dans Documents. Revue des questions allemandes, 1, 1995, p. 118. Marcel Reich-
Ranicki a fait paraître ses mémoires qui abordent également ce sujet : Mein Leben, Stuttgart,
Deutsche Verlags-Anstalt, 1999.
19. Jurek Becker, Gare à l’écrivain, Arles, Actes Sud, 1993, p. 8.
20. Jurek Becker, Les Enfants Bronstein, Paris, Grasset, 1989.
21. Ibid., p. 42.
22. Jurek Becker, Les Enfants Bronstein, op. cit., p. 43.
23. Jurek Becker, Les Enfants Bronstein, op. cit., p. 42.
24. Sander Gilman, « Jewish Writers in Contemporary Germany : the Dead Author speaks »,
Inscribing the Other, Lincoln, The University of Nebraska Press, 1991, p. 278, traduit par moi.
25. Maxim Biller, Land der Väter und Verräter, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1994.
26. In Wenn ich einmal reich und tot bin, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1990.
27. Barbara Honigmann, Les Îles du passé, Jaqueline Champion, 1999, p. 14.
28. Ibid., p. 14.
29. Ibid., p. 17.
30. Barbara Honigmann, Les Îles du passé, op. cit., p. 17-18.
31. Esther Dischereit, Merryn, cité par Sander Gilman, Jews in Today’s German Culture,
Bloomington, Indiana University Press, 1995, p. 62. Traduit par moi.
32. Esther Dischereit, Joëmis Tisch, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1988. Traduit en anglais par
Krishna Winston in Elena Lappin (ed.), Jewish Voices, German Words, North Haven, Catbird
Press, 1994, p. 109-110.
33. Voir John Borneman and Jeffrey Peck, Sojourners. The Return of German Jews and the
Questions of Identity, Lincoln, The University of Nebraska Press, 1995, p. 266.
34. Rafael Seligmann, « Die Juden leben », Der Spiegel, n° 47, septembre 1992, p. 75-76.
35. Rafael Seligmann, Rubinsteins Versteigerung, Francfort, Eichborn, 1989.
36. Rafael Seligmann, cité par Anat Feinberg, « Abiding in a haunted Land : The Issue of
Heimat in Contemporary German-Jewish Writing », New German Critique, n° 70, hiver, 1997,
p. 170.
37. Rafael Seligmann, Rubinsteins Versteigerung, op. cit., p. 177. Traduit par moi.
38. Dan Diner, « Negative Symbiose : Deutsche und Juden nach Auschwitz », Babylon, 1, 1986,
p. 9-20.
39. Rafael Seligmann, Gute Nacht, Deutschland : Talkshow, Francfort, Fischer, 1994.
40. En 1992, au moment où le Bundesrat a redéfini les minorités ethniques en RFA, il a laissé
aux Juifs le soin d’en faire partie ou non en fonction de leur propre sentiment d’appartenance
minoritaire : Minderheitenselbstverständnis. Problème délicat dans la mesure où, contrairement
aux Turcs, par exemple, les Juifs constituent à la fois une « minorité » et sont, en même temps,
citoyens de plein droit.
Ajoutons que depuis le 1er janvier 2000, la loi accorde la nationalité allemande à tous les enfants
nés sur le sol allemand à condition qu’un de leurs parents au moins y réside depuis huit ans.
L'enfant peut conserver la nationalité de ses parents jusqu’à vingt-trois ans. Par la suite, il devra
choisir entre celle de ses parents et la nationalité allemande. Mais la double nationalité peut être
obtenue dans des cas exceptionnels… On voit que l’Allemagne s’achemine timidement vers la
reconnaissance du droit du sol.
41. Michael Wolffsohn, « Juden leben gern in Deutschland », Die Welt, 25 avril 1992, p. 17.
Traduit par moi.
42. Sonja Margolina, Das Ende der Lügen, Berlin, Siedler, 1992.
43. Sur tous ces aspects voir l’article de Y. Michal Bodemann, « A Reemergence of German
Jewry ? », in Sander Gilman and Karen Remmler, Reemerging Jewish Culture in Germany. Life
and Literature since 1989, New York, New York University Press, 1994, p. 46-61.
44. Dans John Borneman and Jeffrey M. Peck. Sojourners…, op. cit.
45. Andreas Sinakowski, Das Verhör, Berlin, Basisdruck, 1991.
46. John Borneman et Jeffrey Peck, Sojourners…, op. cit., p. 248.
47. John Borneman et Jeffrey Peck, Sojourners…, op. cit., p. 255.
48. Ibid., p. 138.
49. Ibid., p. 170.
50. John Borneman et Jeffrey Peck, Sojourners…, op. cit., p. 215.
51. L'exposition s’appelait Jüdische Lebenswelten. Elle a été présentée de janvier à avril 1992 et
a eu beaucoup de succès.
52. Dans son livre, Dies ist nicht mein Land – Eine Jüdin verlässt die Bundesrepublik,
Hambourg, Hofmann und Campe, 1980.
53. Peter Sichrovsky, Wir wissen nicht was morgen wird, wir wissen wohl was gestern war :
Junge Juden in Deutschland und Österreich, Cologne, Kiepenheuer und Witsch, 1985.
54. Tous ces renseignements sont extraits du livre de Michael Brenner, After the Holocaust…,
op. cit., p. 144-145.
55. Rudolf Schottlaender, Trotz allem ein Deutscher : mein Lebensweg seit Jahrhundertbeginn,
Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1986.
56. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 148.
57. Henryk M. Broder, « Heimat ? No, thanks ! », article repris dans Jewish Voices, German
Words, op. cit., p. 101.
58. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 36.
59. Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires, Marseille, Images en manœuvres éditions,
2000, p. 82.
60. Mot-valise entre « destinataire » et « errance », mais aussi bien entre « destinée » et
« errance », forgé par Jacques Derrida pour signifier la souffrance de la destination, le choc « de
l’impossible et du désir, en multipliant les lieux, les moyens de transport et de correspondance, en
semant le doute sur l’identité de la ou des destinataires… » La Contre-Allée, Louis Vuitton (éd.),
collection « Voyager avec », La Quinzaine littéraire, 1999, p. 191-192.
61. Freud, cité par J. le Rider, Modernité viennoise et Crises de l’identité, Paris, PUF, 1990,
p. 276.
62. Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 160.
63. Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, p. 139.
64. Jacques Derrida, La Contre-Allée, op. cit., p. 100.
2

La présence/absence des Juifs

LE VIDE ET L'ABSENCE COMME TROPES

Prenant appui sur les traditionnels « arts de la mémoire », Gérard


Wajcman nous rappelle dans un livre récent 1 que la mémoire n’est pas
simplement effet de temps, de transformation, d’usure ou de déformation,
qu’elle est d’abord liée à l’espace. Il rapporte la scène inaugurale du
mémoriel comme mémoire-lieu : Simonide de Céos l’a inventé quelque
part en Grèce. Il sortait d’une maison où se tenait un banquet quelques
minutes avant qu’un tremblement de terre ne la détruisît. Tous ses
compagnons étaient morts ensevelis sous les décombres. Il était l’unique
rescapé. S’il put ensuite, aux familles éplorées accourues à l’annonce du
drame, désigner par leur nom les cadavres défigurés, méconnaissables,
c’est bien sûr qu’il se souvenait de la place occupée par chacun durant le
banquet. Il portait la mémoire en tête. Par une tragique nécessité, il se
livrait à une opération mentale, désignant chacun à sa place, précisément
selon celle qu’il occupait durant le banquet… Sauf que, pour cela, pour
que cet exercice, si simple, fût seulement possible, il y fallait une
condition, majeure, une condition trop inaperçue et parfaitement indépen-
dante de tous les mystères mentaux de la mémoire. Une trace matérielle.
Les ruines. Des débris, des objets, donc des morceaux. Plus, il y fallait
des objets, même en tas mais à leur place. Afin de pouvoir indiquer à
chaque famille la place des défunts, ici le frère, là l’époux, il était
nécessaire, outre le souvenir des personnes et des noms, que
demeurassent les éboulis de la maison, et les restes du banquet,
l’amphore de vin que l’hôte venait de faire servir, et les coupes et les
plats et les fruits et les meubles et les vêtements. Et les cadavres de chair
eux-mêmes. Évidemment. Tout fracassé en mille morceaux mais à leur
place… « Avoir eu lieu, c’est avoir un lieu2. » Wajcman évoque ensuite
« une image, un plan de Shoah, le film de Claude Lanzmann ; un champ,
et plus loin une forêt, quelque part en Pologne. Rien d’autre. On dit que
naguère s’étendait là le camp de Treblinka 3 ». Et il poursuit : « Peut-être
le XXe siècle a-t-il inventé le concept de “crime parfait”, pas celui qui
reste impuni – aussi vieux que le crime lui-même –, mais celui dont nul
ne saura jamais qu’il a même eu lieu. Un acte blanc, entièrement sans
mémoire. Oubli supérieur. L’Oubli absolu. Forger une mémoire qui ne dit
pas “je ne me souviens plus”, mais impeccable, sans tache, sans ombre,
qui se souvient au contraire sans cesse de tout : que “rien n’a jamais eu
lieu”, “là il n’y eut jamais rien”. Invention de la mémoire vierge. Sans
trace. Mémoire blanche, “initialisée”. Ou mémoire intégrale. Sans perte
ou sans défaut. C’est la même chose. Une mémoire qui n’oublie pas. Où
rien n’est jamais advenu4. »
Gérard Wajcman oppose la ruine, objet de la destruction, mais qui est
exposé au temps et qui se trouve amoncelé en général à l’endroit où cela
a eu lieu, où il s’est passé quelque chose qui a entraîné la mort, la
dégradation, la lente décomposition, à un autre objet, qui ne serait plus
celui des temps de la ruine, mais des temps de l’effacement absolu, du
« rien n’a eu lieu ». Au refoulement qui serait le temps de la ruine, il
conviendrait d’opposer celui de la forclusion, pas simplement de l’oubli
comme dans le couple infiniment ressassé aujourd’hui : mémoire/oubli,
mais du néant, du rien, du jamais advenu, du pas de traces. Il rappelle ce
passage de Primo Levi rapportant les paroles d’un SS à leur arrivée au
camp : « De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà
gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter
témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les
croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des
recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes
parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s’il
devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous
devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop
monstrueux pour être crus5. » Distingué du refoulement, l’oubli qui laisse
des traces, celui du temps des ruines s’apparente à la forclusion, une
« abolition » radicale, la négativité absolue de « ce qui n’est pas venu au
jour du symbolique ». Sans mot. Ce qui coupe donc court à toute
réminiscence, parce qu’il ne laisse qu’une « béance ». Un trou.
Que peut en effet, Simonide devant un lieu vide ? Que peut-il, si, en
plus de la mort, les ruines elles-mêmes sont mortes ? Quand il n’y a plus
trace de la moindre trace ? Comment rappeler ce qui est sans reste ? La
mémoire même est morte. Simonide le poète est réduit au silence. On
pourrait prétendre qu’il n’y eut jamais rien, ni tremblement de terre, ni
être humain présent sur place. Cela sera devenu impensable,
inimaginable. Plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait
faire cas. On voit bien qu’on se situe ici dans le paradigme du « sans »,
de l’absence, du vide.
À la recherche de ce nouvel objet qui serait véritablement celui du
siècle, au niveau de l’art, Gérard Wajcman évoque à la fois la Roue de
bicyclette de Marcel Duchamp, un ready-made, et le Carré noir sur fond
blanc de Malevitch. Duchamp présente certes une roue de vélo, mais
brute, nue, dépouillée de son pneu, de sa gomme ou de sa chambre à air.
Cette absence rend ostentatoire l’indisponibilité de la roue à tout emploi.
Du vide partout, dedans, dehors, autour. L’objet, c’est ce qui manque, la
chambre à air, l’objet qui vide le vide. Une place vide. Quant à
Malevitch, il disait en 1915 : « Ce n’était pas un simple carré vide que
j’avais exposé, mais plutôt l’expérience de l’absence d’objet6. » Il s’agit
bien d’une mise en présence de l’absence et non pas de ce qui viendrait
remplacer l’absence. Le tableau de Malevitch fait surgir, dans le visible,
ce qui manque. Or ce à quoi la création contemporaine aspire,
formellement et obstinément, c’est bien à l’inscription du manque au
cœur absolu de l’œuvre ; l’exhibition du vide, de l’absence, du trou.
Plutôt que de venir comme ce qui bouche ce trou, elle semble n’avoir
pour projet que de l’exhiber, voire de le creuser elle-même. À un art qui
bouche, il s’agit d’opposer la béance elle-même.
J’opposerai au trop-plein de mémoire opéré par le United States
Holocaust Memorial Museum de Washington les multiples
expérimentations du chantier berlinois pour représenter l’absence.

LA MUSÉIFICATION DE LA MÉMOIRE
Il y a des lieux-traumas comme il y a des lieux de mémoire. Ces lieux-
traumas peuvent tous être désignés comme des lieux de mort et des lieux
où « ça » est arrivé. Pourtant, rien ne garantit que la mémoire puisse y
puiser quelque chose d’authentique, tant ils ont déjà été marqués par la
« récupération », l’instrumentalisation nationale ou autre, l’amnésie, la
gêne de la confrontation avec la blessure, le trauma ou simplement avec
l’indifférence. Auschwitz, Treblinka sont de ceux-là. Mais qu’en est-il
lorsqu’on veut « transporter » ce passé, ailleurs, dans un musée 7 consacré
à l’Holocauste comme ce qui a été fait à Washington dans le musée qui a
ouvert ses portes en 1993 ? Et pourquoi un musée à Washington sur le
Mall, là où on trouve des monuments et des mémoriaux consacrés à
l’histoire américaine, y compris dans ce qu’elle a pu avoir de désastreux,
comme en témoigne le mémorial aux morts américains de la guerre
perdue du Viêt-nam ? Cette question, Charles Maier l’a posée de façon
très polémique : « Il y a eu, de temps à autre, une autre fonction ou un
sous-texte à la commémoration de l’Holocauste. Cela a servi à imposer
une certaine unité à la communauté juive des États-Unis. Un peu à la
manière des serments de loyauté qu’on exigeait des professeurs dans les
années 50, le musée de l’Holocauste implique une parole affable qui
établit la cohésion du groupe, non pas par des codes serrés, mais
précisément par un appel à un vœu d’allégeance qui demande si peu
d’engagement, que seuls ceux qui sont vraiment déloyaux peuvent le
refuser. Pour poser une question heuristique alternative : pourquoi pas un
musée de l’esclavage américain ? Ne serait-il pas plus approprié
d’utiliser le territoire national et l’argent dans le but de rendre plus
présents des crimes pour lesquels notre pays doit admettre sa
responsabilité plutôt que de rappeler des crimes perpétrés par un régime
que les Américains ont contribué à détruire et contre lequel ils ont donné
leur vie ? Ou, pourquoi pas un musée des Indiens américains souffrant
aussi bien de la variole que de la bataille de Wounded Knee, en passant
par l’alcoolisme sur les réserves8 ?... »
On aura compris que Charles Maier n’est pas un négationniste, ni un
révisionniste attardé, mais un historien fort connu et renommé qui posait
le problème non seulement du musée de Washington, mais de sa fonction
sociale. Il convient en effet de s’interroger sur les choix muséographiques
adoptés, sur le dessein délibérément pédagogique du musée et sur
l’efficacité de la transmission qui est ainsi proposée.
Le musée (le United States Holocaust Memorial Museum de
Washington) sert de paradigme aux musées de l’holocauste aujourd’hui9.
Il fut inauguré par le président Clinton le 23 avril 1993 sur le Mall de
Washington, là où sont rassemblés les musées, mausolées historiques
consacrés à l’histoire américaine. Composant avec l’esthétique
environnante, il y a inscrit sa propre spécificité.
Durant les premiers mois d’ouverture du musée, la carte d’identité
informatique d’une personne ayant vécu l’holocauste était remise à
chaque visiteur, dans le but de développer un sentiment d’identification.
Même si l’expérience a dû être modifiée à cause des problèmes de
logistique informatique et de la quantité impressionnante de visiteurs, il
est intéressant de connaître le procédé, qui visait à rendre plus concrète
l’expérience de l’holocauste et à sortir les victimes de leur l’anonymat. À
chacune des trois étapes (l’assaut, l’holocauste, l’après-coup), le visiteur
insérait sa carte dans un ordinateur pour connaître la vie de la personne
dont l’identité figurait sur cette carte à ce moment précis. À la fin, le
visiteur pouvait soit « rencontrer » la personne sur l’écran de l’ordinateur
ou, si elle était morte, rencontrer une personne qui l’avait connue,
découvrir son visage, savoir avec qui il avait parcouru l’exposition.
Aujourd’hui, ce dispositif final a été abandonné. On distribue à l’entrée la
carte d’identité d’une personne, disparue ou non, et l’ensemble de la
visite se fonde sur l’identification. L’architecture du musée ainsi que
l’exposition permanente constituent un tout hybride. L’architecture
évoque Auschwitz 1, Birkenau et le ghetto de Varsovie : murs de brique,
présence des lampadaires, tours de guet, passerelles. Au sol, une ligne
brisée rappelle la fissure de l’histoire, la césure fondamentale qui fait que
l’après ne peut plus être comme l’avant. L’exposition permanente est
centrée sur le pédagogisme, la lisibilité de la leçon historique. La
documentation, souvent constituée de photos, de vidéos, d’objets
déplacés, renferme à peu près mille artefacts, pris dans une narration
orientée. Mais peut-on « installer » le trauma au sens que l’art
contemporain donne à ce mot, avec le parti pris de lisibilité et de
pédagogisme qui a été adopté ? La réponse n’est pas aisée. Premier
problème auquel les organisateurs ont tout de suite été confrontés, celui
du degré d’horreur qu’on pouvait montrer. Or l’événement est horrible de
bout en bout et l’on comprend très bien le choix d’un Lanzmann, qui
dans son film ne montre pas une seule image d’archives. Mais ici, dans le
musée ? Impossible. Tout est fondé, non sur la suggestion, mais sur des
pièces authentiques, archives, films, photos, objets, témoignages.
Montrer la vérité, enseigner, commémorer, autant de projets qui peuvent
entrer en contradiction. D’autant plus que s’y ajoutaient des visées
civiques, proprement américaines. Le musée, comme musée américain,
ne devait pas être « trop juif ». Il n’était pas en concurrence avec le Yad
Vashem, pas plus qu’il ne l’aurait été avec un musée édifié par
l’Allemagne, qui aurait mis l’accent sur les responsabilités des
bourreaux10. À propos de l’exposition permanente, Sybil Mil-ton insistait
sur le rôle actif des États-Unis dans le monde et sur la responsabilité
civique du pays, ce qui faisait dire à David Wyman : « On a trouvé un
consensus américain sur l’importance à accorder au souvenir de
l’holocauste. Et, au moins verbalement, on s’est mis d’accord sur la
nécessité, pour les États-Unis, d’intervenir pour arrêter de futurs
génocides potentiels ou, au minimum, pour que les États-Unis agissent
afin de réduire l’impact de semblables catastrophes11. »
L’idée, au départ était de montrer des photos de ce que les troupes
alliées avaient trouvé en entrant dans les camps, en particulier à Bergen-
Belsen et à Dachau. On voyait un wagon contenant des corps entassés à
Buchenwald, et des photos de survivants émaciés. Il y eut une forte
opposition à ce que l’exposition commence par ces images, que le
visiteur aurait découvertes immédiatement en sortant de l’ascenseur, au
quatrième étage, dès le début de l’exposition. Il ne fallait pas que cette
visite se transformât en « musée de horreurs », en spectacle, en horror
show. Il ne convenait pas non plus de montrer des photos exposant des
parties génitales, comme si les morts avaient pu « poser » avec décence.
L’exposition devait ménager le « bon goût ». On coupa donc les photos à
bonne hauteur de façon à ne pas voir le sexe des malheureux. Les films et
photos les plus insoutenables, en particulier les exécutions de femmes,
dénudées, par les Einsatzgruppen (d’après les quelques documents
visuels qui sont en notre possession) sont quelque peu dissimulés derrière
des petits murs, et présentés en vidéo, à la discrétion des visiteurs et des
parents accompagnant de jeunes adolescents. Certains des organisateurs
n’étaient pas d’accord avec l’idée de base qu’il fallait pouvoir raconter
l’histoire de l’holocauste à l’Amérique profonde, à la famille d’une
« ferme de l’Iowa ». Ils se trouvèrent donc confrontés à un vrai dilemme.
Si c’était trop insoutenable le bouche à oreille empêcherait les gens de
venir au musée, mais il ne fallait pas non plus banaliser l’événement, le
rendre « acceptable » avec des images maîtrisables ou un récit linéaire.
La section consacrée à la montée du fascisme a fini, après maintes
discussions, par montrer les assassins. Mais par où commencer cette
histoire ? Visitant l’exposition permanente en train de s’organiser, le
directeur du Yad Vashem, Itsrak Mais, faisait remarquer que les nazis
apparaissaient comme des supermen, une force surnaturelle qui avait pris
le pouvoir, comme si un démon « métaphysique avait tué les Juifs 12 ».
Cette observation permit sans aucun doute des rectifications, mais
n’effaça pas le fait que le visiteur est confronté au nazisme comme à un
deus ex machina, une force quasi extra-historique.
On eut peur que le musée laissât trop dans l’anonymat les victimes de
l’holocauste, qu’on n’insistât pas assez sur l’aspect « une plus une » des
victimes, chacune avec son nom et son visage. C’est une des raisons pour
lesquelles on y trouve cette émouvante tour qui contient plus de mille
photos des habitants du shtetl lituanien d’Ejszyszki – photos d’avant la
dernière guerre mondiale – et qui restitue de façon passionnante la
diversité, la pluralité de la vie des petites bourgades juives d’Europe
centrale.
Par ailleurs, comme Edward T. Linenthal 13 le fait très bien remarquer,
le musée est confronté au problème des objets et autres artefacts déplacés
de leur contexte originel, comme dans tous les musées. Ce qui se
présente comme un problème technique de muséographie devient ici
insurmontable, confronté à des questions éthiques. Fallait-il, par
exemple, enlever quelques briques de ce qui reste du vrai mur qui
encerclait le ghetto de Varsovie pour les placer à Washington, tandis
qu’on moulait ce morceau de mur pour en faire un artefact grandeur
nature ? Quand on se rend à Varsovie aujourd’hui et que, dans une
arrière-cour qu’on a atteinte en entrant sous une porte cochère, on voit ce
morceau de mur qui porte un trou et un panneau expliquant que quelques
briques ont été enlevées pour les céder au musée de Washington, on reste
confondu. Pourquoi ne pas laisser ces briques dans les vrais lieux-
traumas ? Par un accord spécial avec le musée d’Auschwitz, des
amoncellements de valises, de parapluies, de brosses à dents, de
chaussures, d’assiettes, de prothèses, de boîtes de Zyklon B furent fournis
au musée de Washington. Il devait, en outre, être question de neuf kilos
de cheveux, mais la discussion fut très vive pour savoir si le déploiement
de cheveux humains venus d’Auschwitz dans l’exposition permanente
était licite ou non. Ces cheveux avaient été destinés par les nazis à
l’industrie allemande et devaient servir à fabriquer toutes sortes de
produits. Ils étaient entassés à Auschwitz dans des baraquements. Lors de
l’arrivée des troupes soviétiques en 1945, les Allemands mirent le feu à
ces baraquements, mais les Soviétiques trouvèrent sept mille kilos de ces
cheveux. Ils sont, depuis, exposés dans les vitrines du musée
d’Auschwitz et leur vue est un moment d’émotion indescriptible pour
tous ceux qui sont venus visiter ce lieu-trauma.
Dans la discussion, tout le monde a achoppé sur la question de la
différence entre le lieu-trauma, le lieu où les événements s’étaient
déroulés, et, cet autre lieu, Washington : « Si le musée avait été situé à
Auschwitz, à Treblinka ou à Mauthausen ; si on était en présence du site
réel des atrocités commises et du lieu même de la mort des victimes,
alors le déploiement de ces restes – cheveux, ossements et cendres –
constituerait le vrai témoignage, et la présence de ces restes serait valide.
Mais ici, à Washington DC, cette validité ne tient plus. Des restes
humains ne sont pas une marchandise que l’on peut transporter, déplacer,
cataloguer, et arranger en vue de les disposer de façon dramatique ; nous
avons l’obligation – morale – de respecter ce matériel, qui devrait être
enterré rituellement, enterrement qui fut dénié aux individus… L’horreur
et l’inhumanité des assassins nazis doivent être transmises mais pas aux
dépens des victimes ou en exploitant l’émotion des visiteurs14. »
Comment, dans ce cadre aseptisé, exposer ces reliques ? La discussion
s’éternisa. Le comité passa aux votes et, par neuf voix contre quatre, on
décida de placer les cheveux d’Auschwitz dans l’exposition permanente.
Certains poussèrent cependant au réexamen de la question. Finalement,
devant l’argument que ce déploiement pourrait heurter l’identité féminine
de certaines sur vivantes, que l’on pourrait se demander si ces cheveux
n’étaient pas ceux d’un membre de sa propre famille, il fut décidé qu’on
les laisserait à Auschwitz, quelque part dans les entrepôts de l’oubli, et
qu’on se contenterait de prendre des photos des vitrines du vrai musée
d’Auschwitz.
S’il y a une notion qui convient parfaitement à tout ce qui se jouait
dans le « transport » ou le moulage des objets, c’est bien celle de « perte
d’aura », exprimée par Walter Benjamin. À l’ère de la « reproductibilité
technique » quelque chose s’est irrémédiablement perdu dans le
déplacement, la re-production d’artefacts. Depuis les chaussures de
Maïdanek jusqu’à cette œuvre étrange, moulage des phases de la machine
de mort jusqu’à l’entrée dans les chambres à gaz qu’on a demandé à
Mieczyslaw Stobierski de re-produire15, en passant par l’épisode
invraisemblable des cheveux d’Auschwitz, le musée de Washington a eu
fort à faire pour éviter la simili-mémoire, le simulacre et le kitsch.
Quant à la fonction pédagogique, elle est partout. Le musée a même
organisé une autre exposition permanente pour les enfants. Mais peut-on
réellement « pédagogiser » le génocide ? Emma Shnur ne pense pas qu’il
puisse faire l’objet d’une transmission de masse. Elle écrit que la
pédagogie, en ces matières, a des vertus limitées : « Il n’est pas
raisonnable en général de fabriquer à l’école de l’émotion et de
l’identification, mais lorsqu’il s’agit, en plus, d’identification avec des
enfants victimes et martyrs, on joue sur des affects dangereux. Il faut
assurément des trésors de rigueur, de délicatesse et de respect pour faire
passer une pédagogie de l’identification doloriste que, jusqu’alors,
l’école laïque avait la fierté de laisser aux écoles religieuses, et dont cent
années de pensée pédagogique nous ont appris à penser la nocivité16 … »
La fin de l’exposition permanente joue sur deux registres antithétiques.
Le premier privilégie l’instrumentalisation : au sortir de l’exposition, le
visiteur est invité à opposer l’Europe cimetière représentée par une
photographie géante de stèles et de plaques tombales des cimetières juifs
de Pologne, à Israël, où fut fondé l’État juif en 1948, et aux États-Unis,
où la vie juive peut se développer librement. C’est évidemment un peu
court, mais parfaitement adapté à une hégémonie discursive qui va bien
au-delà des communautés juives du monde. Le second registre est
beaucoup plus grave et authentique : sur un écran géant, dans un lieu
aménagé en salle de cinéma, défilent les témoignages de survivants. On
est là en face de la parole de témoins et nul n’a besoin de commentaires
explicatifs17.
Ces quelques aperçus ne visent pas à discréditer une entreprise qui a
son mérite. La charge émotionnelle est bien réelle, avec cette carte
d’identité distribuée à l’entrée18, avec certains objets particulièrement
émouvants, tels ces bidons de lait dans lesquels Emanuel Ringelblum et
son équipe avaient caché les chroniques du ghetto de Varsovie, ou encore
ce wagon prêté par l’État polonais, dans lequel on entre et duquel on sort
en méditant. L’exposition prend également au sérieux certaines fautes des
États-Unis aux conséquences tragiques, comme cette histoire du navire
avec à son bord des gens fuyant l’Europe occupée, qui ne put accoster et
s’en retourna en Allemagne, livrant les gens au destin que l’on sait ; ou
comme la décision de ne pas bombarder Auschwitz-Birkenau. Je voulais
simplement montrer les apories auxquelles on doit faire face lorsque l’on
vise à la fois le récit de la trame chronologique de l’événement, son
installation muséale, la fonction civique dans le cadre des États-Unis, la
fonction pédagogique permanente et la fonction commémorative. Le
danger est alors de « formater » la mémoire collective, d’instituer un récit
et des images officiels, dont la plénitude ne transmet rien, de constituer
en somme une mémoire sans transmission.

LES OMBRES DE L’HISTOIRE : LES CONTRE-MONUMENTS

Il y a pourtant des modes de représentation alternatifs, des façons de


transmettre autrement que dans le plein de la représentation, de la copie,
de la photo, du simulacre, du parcours pédagogique, de la linéarité de
l’instrumentalisation.
Ce qui manque souvent aux représentations officielles, c’est la part
d’ombre, d’un indicible qui ne se dissimule pas derrière l’inexplicable ou
l’inintelligible, en sacralisant l’événement. Ce qui bloque la transmission,
dans nombre de musées en particulier, c’est le trop-plein d’images et
d’explications, l’illusion d’une possible mise en contact avec ce réel du
passé, un passé qui parlerait dans son horreur même et qui donnerait, par
le récit dans lequel il est pris, une leçon de morale. Ces musées et
mémoriaux nous communiquent de l’information, mais ne transmettent
peut-être rien. Les autres discours possibles, c’est d’abord la rigueur du
travail de l’historien (bien que, dans ces domaines, l’historien ne soit pas
à l’abri des conjonctures idéologiques et de la pression du mémoriel),
c’est aussi la fiction et le pouvoir de l’art, c’est encore la force de la
parole des témoins et c’est enfin certaines formes hybrides, qui utilisent à
la fois l’histoire et sa rigueur, l’imagination, la fiction, le témoignage.
Des formes inclassables, souvent des installations qui ne visent pas à
« installer le trauma », mais qui se présentent comme un espace de
méditation, de remémoration, au sens où l’entend Walter Benjamin. À
l’opposé, la mémoire saturée fonctionne un peu comme cet Allemand
dans le curieux film de Herbert Achternbusch, Das letzte Loch, de 1981.
Bien qu’il ait été trop petit pour avoir connu la période nazie et ce qui s’y
est produit, il se sent coupable. Il est malade de l’holocauste. Il va voir un
médecin qui lui donne une ordonnance impossible à suivre : il s’agit de
boire un verre de whisky pour chaque victime juive, c’est-à-dire de boire
six millions de verres de whisky en essayant de voir un visage inconnu
chaque fois. Ce que le médecin veut lui signifier sur le plan symbolique,
c’est qu’on ne peut pas venir à bout de l’événement à coups de recettes,
qu’on ne peut pas si facilement en faire le deuil, que la culpabilité
allemande ne peut pas se guérir ainsi, qu’on n’en aura peut-être jamais
fini. Le personnage se suicide en se jetant dans le Stromboli, comme
Empédocle parce qu’il ne peut plus supporter d’être allemand.
Berlin est peut-être, aujourd’hui, et de façon contradictoire, ce grand
chantier de la remémoration. Depuis longtemps, artistes et architectes,
qu’ils soient juifs, allemands, juifs-allemands ou d’autres nationalités, se
sont confrontés à l’infigurable, à l’irreprésentable. Andreas Huyssen a
même suggéré qu’aujourd’hui, à l’âge de la production de masse de la
mémoire et de la « marchandisation » du passé, la mémorialisation de ce
passé pouvait être inversement proportionnelle aux efforts obsessionnels
qu’on met à l’incarner, à l’« imager 19 ».
Certains artistes de la mémoire ont ainsi conçu des contre-monuments
qui remettent en question les monuments traditionnels. Comme on le
voit, toute une réflexion s’est faite autour de la représentation, non pas de
l’événement, mais du rapport de la mémoire à cet événement. Pour
penser la forme très particulière avec laquelle il convient de commémorer
des événements traumatiques, les penseurs allemands ont distingué deux
formes de monuments ou de statuaires : le Denkmal, qui est souvent du
ressort de l’État, de la mémoire officielle commémore les hauts faits
d’une nation ; et le Mahnmal qui fait allusion à un passé négatif,
inassumable, ce que les États passent sous silence ou refoulent.
Les artistes et créateurs de contre-monuments inscrivent leur œuvre
dans une problématique de l’invisibilité. L’invisible n’est pas la négation
du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son
commencement. Récit éclaté, pluriel, cacophonie plus que polyphonie,
récit interactif, mémoire pluralisée, pulvérisée. Jochen Gerz, par
exemple, nous met en face de nos responsabilités. Il travaille sur le plan
collectif comme l’analyste sur le plan individuel. Quand la perte est dans
la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin. Le contre-monument pourrait
être considéré comme une tentative pour regarder le passé en face en
mimant l’amnésie et le refoulement. Il est à la fois une mise à distance
réflexive de ce passé et un travail que la collectivité effectue sur ce passé.
Une réalisation non fétichiste de ce que les Allemands appellent
Vergangenheitsbewältigung, le fait de venir à bout du passé.
Oskar Negt et Alexander Kluge se demandaient, au début des années
70, s’il ne fallait pas bâtir chaque fois deux exemplaires de chaque
monument. Le premier pour fixer un état historique malgré toutes les
erreurs, approximations ou errances des acquis de l’histoire, le second
destiné à être déformé, transformé et corrigé par la suite, portant en
permanence la trace de l’attitude des nouvelles générations à son égard.
Un événement comme celui du génocide de près de six millions de
Juifs pendant la dernière guerre mondiale est-il pensable, mémorable,
narrable, peut-il être mis en texte, en film, en monument ? Est-il
simplement figurable ? Peut-il s’inscrire dans le paysage urbain, dans la
pierre, le béton ? Peut-il être l’objet d’un rituel, d’un cérémonial collectif,
peut-il être lieu de mémoire, objet de mémoire ? Plus de cinquante-cinq
ans se sont écoulés depuis ce 8 mai 1945 qui marque la capitulation sans
conditions du régime hitlérien. Depuis cinquante ans, les régimes de
mémoire ont beaucoup évolué et, en ce qui concerne l’édification de
monuments ou de mémoriaux, leur conception s’est infiniment
transformée. Il suffit de comparer le Monument édifié à Varsovie, à
l’emplacement de l’ancien ghetto, par Nathan Rappoport avec la façade
du musée juif que Libeskind a construit à Berlin pour comprendre que
nous sommes entrés dans un « nouvel âge de la mémoire ».
Le monumental aujourd’hui ne correspond plus à la dynamique sociale
qui réclame du mouvement, de l’interaction, la fin des clivages entre
artistes et non-artistes. Les nouvelles formes créatives de réflexion sur le
passé doivent se situer à l’intersection des savoirs collectifs, de
l’information la plus diverse sur le passé et de la relation intime que
chacun entretient avec le passé en fonction de son histoire, de ses
minirécits, de sa fabrique identitaire, bref, de son vécu.

LES EXPÉRIMENTATIONS DE JOCHEN GERZ ET ESTHER


SHALEV-GERZ

Jochen Gerz nous montre la possibilité d’un récit de mémoire qui ne


soit pas une sacralisation obnubilante, ni un simulacre du substitut, ni le
passé prothèse de la commémoration. Il ne s’agit plus, comme chez
Michelet, de faire parler les silences de l’histoire, mais de s’installer dans
ces silences, de leur faire une place, plutôt que de se mettre à leur place.
Non le récit des silences, en somme, mais le silence des récits. Une des
premières expérimentations de Jochen Gerz était le Transsib-Prospekt, de
1977. Il avait exposé le projet suivant : assis dans un compartiment du
célèbre Transsibérien, Jochen Gerz parcourait le trajet Moscou-
Khabarovsk-Moscou. Pendant la durée du voyage, les fenêtres seraient
non seulement fermées, mais recouvertes de papier ou de tissu de façon
qu’on ne puisse rien voir de l’extérieur. Jochen Gerz traverserait ainsi la
Sibérie européenne et asiatique aller et retour, soit plus de seize mille
kilomètres. Pendant les seize jours que durerait le voyage, il aurait seize
plaques d’ardoise, il y poserait les pieds, une plaque par jour, de façon à
ne pas laisser de traces de son passage dans le compartiment. Tous les
éléments qui pourraient témoigner de sa présence dans le train, billets,
contrôle, etc., seraient brûlés à l’arrivée. Si bien qu’à son retour on ne
saurait plus très bien si le voyage avait vraiment eu lieu. Disparition des
traces, fragilité du témoignage, présence ténue de l’absence.
En 1986, Jochen Gerz et sa femme érigent le Mahnmal gegen
Faschismus, ou monument contre le fascisme. Il s’agit d’une colonne de
douze mètres, recouverte d’une couche de plomb sur laquelle les passants
peuvent graver leur signature. Ils sont en effet invités à y inscrire leur
nom ou une réflexion. La colonne s’enfonce tout doucement dans la terre.
Le 10 novembre 1993, elle devait disparaître tout à fait, laissant à
l’endroit qu’elle occupait une place vide. Outre l’aspect interactif en
œuvre durant sept ans (il y eut des inscriptions violemment hostiles et des
tirs au pistolet contre le monument, en même temps que des signatures
qui approuvaient l’opération), on a vu le monument lui-même s’effacer.
Plus de traces. Ainsi, « les habitants devront, que ce soit pour leurs amis
étrangers à la ville ou leurs enfants, raconter le monument, le décrire,
faire le récit de son enfoncement, etc. En somme, à la disparition visible
du monument à la mémoire, répondra la transformation insensible des
spectateurs en mémoire du monument20. » Il s’agit donc, par les multiples
inscriptions et la participation personnelle des spectateurs acteurs de
fractionner ladite « mémoire collective », de faire advenir la polyphonie
grinçante de mille mémoires individuelles, de créer un rapport actif et
interactif au présent.
Autre travail : Le Monument invisible de Sarrebruck, ou Monument
contre le racisme, inauguré le 23 mai 1993. Jochen Gerz et son équipe
enlèvent « en secret » deux mille cent soixante-quatre pavés sur les huit
mille que compte la place du château de Sarrebruck et inscrivent à la base
de chacun le nom d’un cimetière juif profané par les nazis. Le pavé est
ensuite replacé, l’inscription restant invisible puisqu’elle est en dessous.
Et comme seuls deux mille cent soixante-quatre des huit mille pavés
portent des inscriptions, il est impossible de savoir si l’on marche sur les
pavés gravés ou non. Là encore, c’est l’absence comme présence, la
disparition, la mémoire retournée sur elle-même. L’artiste s’explique à
plusieurs reprises sur le sens de son entreprise. « Face à un passé, un
certain nombre de gens de mon âge (et même ceux qui sont nés plus tard)
ont toujours eu le sentiment de ne pas avoir su bien se comporter. C’est
une forme de refoulement sublime. De là m’est venue l’idée de refouler
l’œuvre. Depuis Freud, on sait que le refoulé nous hante toujours. Je veux
rendre public ce rapport au passé, qui pourrait être le mien21. » C’est
comme si le geste d’enterrer la mémoire produisait l’effet de lever la
mémoire. Jochen Gerz dit encore, en réponse à un journaliste de
Libération qui lui demandait pourquoi il avait fait un monument
invisible : « Ce n’est pas une ruse esthétique… Ce passé, on ne peut le
vivre, c’est un héritage impossible. Il est impossible d’établir une relation
juste avec l’absence, il y a même un non-sens là-dedans. L’œuvre dans
toute l’opulence de ses qualités visuelles, de sa visibilité même ne peut
pas traiter l’absence de façon adéquate. Cette œuvre doit donc trouver le
moyen de s’absenter à son tour. Pourquoi ? Pour nous permettre de porter
notre passé et d’en parler. Il faut que l’œuvre fasse le sacrifice de sa
présence afin que nous puissions nous rapprocher du noyau central de
notre passé. Nous ne pouvons pas rester à la périphérie de notre passé.
Nous ne devons pas devenir les simples accessoires de notre propre
histoire. Il faut retrouver la place de la responsabilité22. »
Geste paradoxal ! Jochen Gerz mise sur l’invisibilité qui rend visible,
car la visibilité en tant que telle est un leurre, l’absence qui travaille en
creux pour solliciter un autre type de mémoire et de présence. Il s’agit
d’une mémoire active, d’un vrai travail du deuil qui sait composer avec
l’oubli, qui sait aussi que les gens qui ont le plus souvent le mot
« mémoire » à la bouche sont aussi ceux qui se mettent à l’abri de toute
déstabilisation, du travail de l’effacement qui travaille en nous, de
l’effondrement de notre univers.
Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz créent, en mai-juin 1998,
L’Instruction berlinoise, d’après le texte-oratorio que Peter Weiss avait
consacré au procès des gardiens d’Auschwitz. Ce procès s’était déroulé à
Francfort entre 1963 et 1965. Pour ce faire, les deux artistes ont envoyé
des invitations aux abonnés de différents théâtres berlinois, le Hebbel
Theater, le Berliner Ensemble, la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz.
Ils reçurent l’accord de six cents personnes qui participèrent à des
séminaires préparatoires. Plus de cent cinquante d’entre eux ont accepté
de faire publier, dans le Tagesspiegel, leur photo avec un extrait du texte
de Peter Weiss. Certains ont lu le texte au téléphone, enregistré sur un
répondeur afin qu’ils puissent être rediffusés à la radio. D’autres encore,
des artistes professionnels, se sont fait filmer en train de lire des extraits
du texte dans les rues de Berlin, vues qui devaient être diffusées sur la
ZDF, dans le cadre d’émissions culturelles. L’Instruction berlinoise a été
jouée cinq soirs entre le 25 mai et le 1er juin 1998, dans trois grands
théâtres berlinois, à guichets fermés. Huit acteurs choisissaient dans le
public des gens afin qu’ils lisent des passages du texte, tandis que
d’autres formaient des chœurs. C’était une prise de parole sans décor,
sans dramaturgie, constituant un espace public interactif, permettant au
passé, déjà revu par le travail du procès plus de trente ans avant, puis par
celui de l’écrivain, d’être réapproprié par tous, sans professionnalisme.
Poursuivant sa réflexion sur de nouveaux dispositifs mémoriels, Esther
Shalev-Gerz va même jusqu’à proposer que figurent le nom des
bourreaux sur les monuments (quand monuments il y a) et non celui des
victimes : « La compassion pour les victimes repose souvent sur le
confort apporté par la distance historique, elle consiste à humaniser et à
personnaliser ceux qui ont subi justement l’effet d’une mécanique de
destruction qui les a déshumanisés pour mieux les exterminer23. »
L’inscription du nom des bourreaux empêcherait l’identification,
l’attendrissement, le confort compassionnel, mettant à nu l’événement
sous les couches du temps.
En 1999, elle crée une nouvelle installation : Judengang (Le passage
des Juifs). Il s’agit d’un passage de deux cents mètres de long et de sept
mètres de large, attenant à un ancien cimetière juif berlinois. Il longe
aujourd’hui des immeubles d’habitation. Une légende habite ces lieux.
On raconte que les Juifs devaient obligatoirement emprunter ce passage
pour entrer dans le cimetière et enterrer leurs morts, car l’entrée
principale de ce dernier, dans la Schönhauser Allee, leur était interdite.
Aujourd’hui ce passage, une sorte d’arrière-cour, est un espace
d’entrepôts. Esther Shalev-Gerz invite les habitants à participer, devant
une caméra vidéo, à son installation : « La participation des habitants, par
leur image et leur parole, permet de comprendre l’importance et le
sentiment qu’ils accordent à ce voisinage. Leur intervention leur donnera
également la possibilité de se resituer dans leur entourage et de participer
au portrait de leur quartier tout en faisant l’expérience de l’autoportrait.
Je souhaite mener et réaliser cette intervention avec les habitants qui sont
aujourd’hui les “gardiens” du mythe qui réside dans cette arrière-cour24. »

MÉMOIRES DE PROXIMITÉ ET ESPACES INTERSTITIELS

On rencontre, en déambulant dans Berlin, des constructions parfois


éphémères, paradoxales, mobiles, qui tentent de faire travailler la
mémoire sans l’exposer de façon figée. Ce sont de petits mémoriaux qui
rappellent l’extermination des Juifs : panneau à la Wittenbergplatz en
face du grand magasin Ka De We portant le nom des principaux camps
d’extermination, le Spiegelwand de Steglitz avec le nom des déportés du
quartier, ou, plus original encore, les panneaux que Renata Stih et Frieder
Schnock ont placés en haut des lampadaires de la Baye-rische Platz. Le
passé affleure sans qu’il y paraisse. C’est en allant prendre le métro
qu’on se heurte aux panneaux de la Bayerische Platz, c’est en faisant ses
courses qu’on rencontre le Spiegelwand. Berlin reste une ville de
quartiers, de kiez, et rien ne remplace le face à face personnel, dans la
quotidienneté, avec ce qui s’est passé durant le IIIe Reich, dont les traces
sont ténues et souvent effacées.

La Bayerische Platz

Le 4 juin 1993, la police de Berlin reçut de nombreux coups de


téléphone de la part d’habitants du quartier de Schöneberg, se plaignant
de ce que des panneaux antisémites aient été apposés aux lampadaires de
la Bayerische Platz, endroit paisible, aux immeubles bas, aux maisons à
jardinets, aux places bordées d’arbres. La police arriva promptement sur
les lieux. Renata Stih, une artiste berlinoise fort connue, et l’historien
d’art Frieder Schnock étaient en train de monter quatre-vingts plaques en
haut des lampadaires de la place, l’ensemble constituant un mémorial aux
Juifs assassinés du quartier. Mais, devant l’ambiguïté de la réception, il
fut décidé de démanteler les plaques déjà fixées et de les confisquer. Ce
malentendu était dû essentiellement au fait que les artistes n’avaient pas
prévenu le voisinage et les autorités que cette installation devait être
présentée officiellement une semaine plus tard à l’hôtel de ville de
Schöneberg. Il fallut, du reste, quand l’affaire fut clarifiée, que les artistes
apposent une marque contextuelle à leurs panneaux, tant l’illisibilité était
grande et la réception imprévisible. La vivacité avec laquelle le public
avait réagi fit dire à Katerina Kaiser : « Si les gens avaient réagi avec une
telle sensibilité au moment du nazisme, on n’aurait pas besoin
aujourd’hui d’un tel mémorial25. »
Le quartier en question, à l’ouest de Berlin, était dans les années 20 un
quartier résidentiel où habitait la petite et moyenne bourgeoisie juive, la
plus assimilée. Rien à voir avec le Scheunenviertel, quartier des Juifs
fraîchement arrivés d’Europe orientale, en particulier de Galicie, et qui se
trouvait non loin de l’Alexanderplatz dans la partie est de Berlin. Ici,
nous sommes à l’ouest. Le quartier comprenait nombre de médecins,
d’avocats, d’hommes d’affaire juifs, ou, comme on le disait à l’époque,
d’« Allemands de confession mosaïque ». Plus de 16 261 Juifs, soit près
de 7,4 % de la population juive de Berlin, y habitaient au recensement de
mai 1933. On sait le destin qui leur fut assuré.
À partir de 1983 – en plein dans la période du travail sur soi de
l’Allemagne, de la Vergangenheitsaufarbeitung, de la confrontation de
l’Allemagne avec son passé –, une activité intense de recherche avait eu
lieu. Il en résulta cette installation de proximité, à but interactif. Quatre-
vingts panneaux accrochés au sommet des lampadaires qui entourent la
Bayerische Platz ainsi que les rues avoisinantes. Chacun de ces panneaux
comporte un dessin et, au verso, une inscription. Les dessins sont du
genre naïfs : un banc, une marelle, un chapeau, un livre, un maillot de
bain, et les inscriptions sont constituées d’un texte court : règlement ou
loi d’exclusion des Juifs de l’espace public et de toute profession et
activité, tant à l’échelle nationale qu’à celle de leur quartier entre 1933 et
1945, ou extraits de lettres de jeunes déportés à leurs amis peu avant leur
disparition. L’ensemble est ainsi intégré au quotidien. Le pari des artistes
est que les piétons seront obligés de s’arrêter, de réfléchir, de réagir,
qu’on ne s’habituera pas à ces panneaux, pas plus qu’on ne s’habitue, en
sortant du métro à la Wittenbergplatz, en face du grand magasin Ka De
We, à voir la liste des camps de concentration. Cette installation doit
rappeler le caractère « progressif » des lois d’exclusion des Juifs
préludant à leur extermination, donc le fait que cela impliquait le soutien
tacite, à tout le moins la neutralité ou l’indifférence du voisinage. Voici
quelques exemples de ce qui est inscrit sur ces panneaux : « Les bains
publics et les piscines de Berlin seront interdits aux Juifs, 3 décembre
1938. – Les enfants aryens et les enfants juifs ne pourront plus jouer
ensemble, 1938. – Les lignes téléphoniques seront coupées aux Juifs, 29
juillet 1940. » Et aussi : « Les Juifs ne peuvent pas utiliser les cabines
téléphoniques publiques, 21 décembre 1941. – Les Juifs ne peuvent
utiliser les bibliothèques publiques, 2 août 1941. » Et aussi : « Il est
interdit aux Juifs d’acheter des livres, 9 octobre 1942. – Les Juifs ne
peuvent utiliser le métro que pour aller à leur travail, 13 septembre
1941. » Et aussi : « Il est interdit aux Juifs de prendre le métro, 24 avril
1942. » Il y a encore certains panneaux qui rappellent que les nazis ont
tenté par deux fois de dissimuler leurs forfaits. En 1936, lors des jeux
Olympiques de Berlin, un panneau indique : « Tous signes
d’antisémitisme doivent être temporairement retirés pour cause de jeux
Olympiques. »
Cette mémoire décentralisée de la quotidienneté de la persécution veut
créer un rapport actif, personnel, entre le passé et le présent. Elle ne
laisse personne indifférent. Lorsqu’en novembre 1998 j’ai passé de
longues heures à prendre des photos autour de la Bayerische Platz, j’ai
été apostrophée par une vieille dame qui voulait absolument savoir
pourquoi je prenais ces photos. Elle m’a expliqué que « cela » défigurait
son quartier, mais que « cela » avait bel et bien existé, elle comprenait…

Le Spiegelwand de Steglitz

L’Allemagne n’a pas de chance avec les miroirs. En 1992, une partie
de la CDU a voulu empêcher la construction d’un mémorial à la mémoire
des Juifs de Steglitz (un quartier de Berlin) assassinés sous le IIIe Reich.
La majorité des conseillers municipaux a décidé de renoncer à la
construction du projet prévu par les architectes Wolfgang Göschel et
Joachim von Rosenberg. Le monument devait être constitué d’un miroir
de neuf mètres de long, de trois mètres cinquante de haut, sur lequel
seraient gravés le nom des déportés juifs de Steglitz. Quiconque voulait
lire ces noms devait se pencher et se regarder dans le miroir. Les
conseillers municipaux pensèrent que cela allait trop loin.
Steglitz était une ancienne « forteresse » nazie à Berlin. Le quartier
avait abrité l’unité SS Leibstandarte Adolf Hitler, chargée de la
protection du Führer. C’est dans ce quartier qu’on trouvait également le
SS-Wirtschaftsverwaltungshauptamt, l’organisme qui était chargé de
gérer les biens volés aux Juifs. Il y avait aussi une synagogue qui avait
survécu aux douze années du nazisme, bien qu’au moment de la nuit de
Cristal elle ait été pillée et vandalisée.
Le projet du Spiegelwand, en 1992, suscite un tollé dans la presse, qui
publie des lettres de lecteurs hostiles au projet. On ne veut pas d’« un
nouveau mur à Berlin », « il y avait déjà assez de monuments sur le sujet
dans la capitale », etc. En 1993, la CDU prétendit que la commémoration
était « disproportionnée » et déparait l’image de la ville. Une seconde
exposition eut lieu à l’hôtel de ville de Steglitz, et la lutte se poursuivit.
Le 16 juin, une majorité municipale trouva un compromis : la dimension
du mur serait réduite et, surtout, les inscriptions et textes éviteraient de
comparer les événements récents à l’holocauste. Les années 1992 et 1993
avaient connu des violences contre les foyers d’immigrés. Les
demandeurs d’asile et les profanations de cimetières juifs ne se
comptaient plus. Il y avait eu aussi l’incendie criminel de la synagogue
de Rostock et celui des « baraques juives » du camp de Sachsenhausen.
L’écrivain juif allemand Chaïm Schneider avait écrit à cet effet dans Die
Zeit : « L’histoire se répète. Comme à l’époque, il y a seulement
cinquante ans, les Juifs, les réfugiés, les étrangers, nous nous sentons à
nouveau seuls dans ce pays. Complètement déconcerté, je vois qu’il n’y a
apparemment personne qui s’emporte contre le comportement de la
police et des pompiers qui regardent les néonazis lancer des cocktails
Molotov26... » Ces lignes devaient être inscrites sur le mur, ce qui a
relancé la polémique. De réunion en réunion, la gauche (SPD et Verts) fut
mise en minorité et la municipalité renonça à la réalisation du projet.
Finalement, Wolfgang Nagel (SPD), du Sénat de Berlin, responsable des
bâtiments publics, retira à l’assemblée municipale toute compétence sur
la réalisation du projet. De nouveaux incidents eurent lieu jusqu’à la date
de l’inauguration, le 7 juin 1995. Aujourd’hui le mur-miroir existe bel et
bien à Steglitz.
Il y avait 3186 Juifs à Steglitz, les chercheurs et artistes ont inscrit 1
723 noms (un certain nombre d’entre eux étaient illisibles sur les
documents ou difficiles à retracer) des déportés juifs. Une photo de deux
enfants allumant les bougies d’une menorah est gravée dans le verre. Il y
a aussi une photo de la synagogue de l’Oranienburger Strasse avant sa
restauration et, plus loin, la même telle qu’on peut lavoir aujourd’hui. Le
mur comporte encore d’autres inscriptions, d’autres textes. Une longue
explication historique dans l’angle gauche sur la façade nord : « Les Juifs
d’Allemagne sont une toute petite minorité, moins de 1 % de la
population. En 1933, 3 186 membres de la communauté religieuse juive
vivaient à Steglitz. Dans l’Allemagne du national-socialisme, les gens
étaient considérés comme inférieurs, en raison d’une soi-disant pureté de
sang. Des citoyens qui avaient joui de l’égalité des droits devinrent
l’objet d’une “séparation raciale” qui mit d’un côté les Allemands, de
l’autre les Juifs. Ces derniers furent licenciés de leur travail, puis
empêchés d’émigrer, soumis au travail forcé, toutes mesures qui n’étaient
que le prélude à des arrestations massives, à la déportation et au meurtre
durant les années 1941-1945. Du 18 octobre 1941 jusqu’au 27 mars
1945, 61 de ces soi-disant transports de l’est et 161 de soit-disant
transports de vieux partent de Berlin vers les ghettos et les camps
d’extermination d’Auschwitz, Kovno, Lodz, Minsk, Reval, Riga,
Theresienstadt, Varsovie et Lublin. Dans les lignes suivantes, les noms,
dates de naissance et adresses de 1 723 Berlinois persécutés pour des
raisons raciales sont inscrits tels qu’on les trouve sur les registres de
déportation. La mention “Sarah” ou “Israël” comme prénom
supplémentaire, mesure imposée aux Juifs par les nazis en 1939, a été
volontairement supprimée. En plus de ces noms, on a ajouté la date de la
déportation ainsi que, dans la mesure du possible, le lieu de destination 27
[… ] . » À côté, une autre inscription : « Et maintenant ? »
La mémoire « de proximité » permet aux gens du quartier de prendre
connaissance d’une histoire qui n’est pas si lointaine. Le Spiegelwand
constitue un rappel de ce qui eut lieu. Il rend nom et dignité aux disparus
sans obligation de commémoration officielle. Il s’agit d’une mémoire
intime, quotidienne, décentralisée qui a réussi à s’imposer après trois
années de débats.

La Maison manquante de la Grosse Hamburger Strasse

La Maison manquante de Christian Boltanski est un autre exemple de


ce travail du deuil. Il s’agit d’une installation d’octobre 1990, à Berlin,
dans l’ancien quartier juif du Scheunenviertel, Oranienburger Strasse.
C’est dans le cadre d’une grande exposition : Die Endlichkeit der
Freiheit. Berlin 1990, que cette installation a pu être menée à bien. Au
milieu des façades d’une rue de l’ancien quartier des Juifs de l’Est, de la
Grosse Hamburger Strasse, il y a un trou, un vide, une maison qui
manque. Sur le mur de la maison mitoyenne, le nom des familles
disparues avec l’appartement qu’elles occupaient, leur nom, leur métier,
la date de leur arrestation ou de leur mort. Lynn Gumpert commente ainsi
cette installation : « Les organisateurs de cette exposition montée en toute
hâte pour marquer la réunification des deux Allemagnes avaient demandé
aux artistes invités de réagir à la chute historique du mur de Berlin.
Boltanski trouva un complexe immobilier situé dans la partie est de la
ville, dont la section médiane, détruite durant la Seconde Guerre
mondiale, n’avait jamais été reconstruite. Il demanda à des étudiants
d’une école d’art allemande de l’aider à réaliser cette installation,
intitulée fort à propos la Maison manquante. Selon ses instructions, ils
identifièrent plusieurs des anciens occupants du bâtiment détruit. Chaque
occupant fut représenté par une plaque indiquant son nom, son métier
ainsi que la date de sa mort ; les plaques furent ensuite fixées sur les deux
murs mitoyens des maisons voisines intactes, au plus près de là où se
tenaient leurs anciens appartements28. »
Les renseignements obtenus par une équipe de recherche sur les
anciens habitants disparus avaient été disposés dans de petites tables
vitrines sur l’emplacement d’un ancien musée, le Berliner
Gewerbeausstellung, dévasté par les bombardements dans la partie ouest
de la ville. Le public devait descendre un vieil escalier, seul vestige de ce
musée de l’Industrie disparu. Elles ont été vandalisées et ne sont plus
visibles aujourd’hui. Quant à la maison manquante, sur la Grosse
Hamburger Strasse, elle a perdu le panneau qui expliquait l’originalité de
l’entreprise. Le visiteur n’a plus de commentaires à sa disposition, il ne
voit plus que des plaques avec le nom des anciens habitants, leur
profession et la date de leur « départ », presque toujours 1942. À elle
seule, cette date est parlante. Elle permet en outre cette confrontation
solitaire avec le passé, la méditation, la transmission encore une fois, par
la mise en visibilité originale de l’absence et du manque.

Les ombres sur le mur dans le Scheunenviertel

Shimon Attie, lui aussi, est intervenu dans l’ancien quartier juif de
Berlin, le Scheunenviertel. Ce quartier, non loin de l’Alexanderplatz, se
trouvait dans la partie est de Berlin. C’était là que s’installaient les Juifs
pauvres arrivés d’Europe de l’Est. Il avait été surnommé en yiddish
Finstere Medine (le quartier sombre). Dans ses Promenades dans Berlin,
Franz Hessel, à la fin des années 20, le décrit ainsi : « Des endroits aux
allures de ghetto, il en reste, sans doute pour peu de temps encore, car le
quartier des Granges, avec ses nombreuses ruelles entre l’Alexanderplatz
et la place Bülow, et qui abrite ce ghetto volontaire, est en instance d’être
rayé de la carte. Il faut se dépêcher si l’on veut connaître la vie de ces
rues aux noms curieusement militaires, n’évoquant nullement l’Ancien
Testament, tels que rue des Dragons et la rue des Grenadiers. Déjà, les
nouveaux blocs d’habitation s’élèvent et dominent les vestiges, qui peu à
peu se font ruines. Mais, pour un moment encore, les hommes à la barbe
et aux accroche-cœur d’un autre temps en groupe nonchalants, les filles
de boucher brunes en groupes plus pétulants, vont et viennent sur la
chaussée en parlant yiddish. Les magasins et les débits de bière portent
des inscriptions en hébreu29… »
C’est l’absence même qui est au cœur du projet de Shimon Attie. Le
long de ces rues désolées et vidées de leurs habitants, il a créé une
installation originale. Il a d’abord retrouvé des photos anciennes de ce
quartier avec les devantures des boutiques juives et leurs enseignes, des
habitants qui posaient pour ces photos des années 20 et du tout début des
années 30. Il les a transformées en diapositives et, avec un appareillage
assez complexe, les a projetées la nuit, sur les lieux mêmes où elles
avaient été prises. Le passant qui se trouve là reçoit un choc, il voit
littéralement des images spectrales sur les murs de la rue. Par exemple,
sur un mur lépreux de la Grenadierstrasse (aujourd’hui Almstadtstrasse),
à côté d’une porte cochère, l’inscription « Hebräische Buchhandlung » et
la même en hébreu, avec la silhouette d’un homme vu de dos, portant un
chapeau à large bord comme ceux des Juifs autrefois. Ou encore, à
l’intérieur d’un porche : « Conditorei u. Cafe », avec des silhouettes de
juifs pieux, en habit traditionnel. Ces photos sont saisissantes par le
contraste qui s’établit entre l’obscurité des rues, les façades lépreuses et
ces zones puissamment éclairées, puits de lumière venant trouer la nuit
de l’oubli.
L’artiste a commencé ses projections en septembre 1991 et a continué
durant un an quand le temps le permettait. L’installation elle-même,
éphémère par définition, fut photographiée avec ses contrastes de
lumière, de façon qu’il y en ait une trace. L’artiste a pu enregistrer les
réactions des habitants du voisinage et des passants. Au début, ils étaient
plutôt favorables mais, peu à peu, il sentit croître l’hostilité contre lui. Un
des hommes, voyant la projection sur son propre bâtiment, lui cria qu’il
allait appeler la police parce que ses voisins allaient croire qu’il était juif.
Un autre menaça de verser sur lui un seau d’eau s’ils ne cessait pas
immédiatement ses projections.
Ces installations ne sont pas bien accueillies, elles dérangent. Les
créateurs de contre-monuments exaspèrent souvent leurs contemporains
qui préféreraient « oublier »30.

UNE ARCHITECTURE ENTRE LES LIGNES, LE MUSÉE JUIF


DE KREUZBERG

Daniel Libeskind, né à Lodz en Pologne, a beaucoup réfléchi sur ce


problème d’une « architecture de l’irreprésentabilité », en particulier à
propos du Musée juif de Berlin. Il s’agit en fait d’une extension du
Musée historique, consacrée à ce que fut la vie juive à Berlin avant
l’avènement du nazisme. La première partie du musée est installée dans
un bâtiment de l’époque baroque, détruite par les bombardements et
reconstruite à l’identique dans les années 60. Il y avait à côté un terrain
vide. C’est là que l’extension du musée est installée. Pour Libeskind,
l’architecture n’est pas seulement un support neutre, elle doit être
porteuse d’une idée philosophique sous-jacente. Il a intitulé son projet et
sa réalisation : « Entre les lignes ». Toute sa construction est fondée sur le
vide, la béance introduits par l’histoire. Pas question donc que cette aile
du musée soit un simple supplément à l’autre bâtiment. Il faut que les
deux ensembles jurent l’un avec l’autre, entrent en dissonance et que le
tout rende visible ce vide, cette discontinuité. D’où la ligne totalement
fragmentée de la construction, en obliques, en fragments, en segments
qui ne se relient pas les uns aux autres. L’espace ne doit être rempli ni par
des symboles, ni par des emblèmes, ni par des métaphores. Il y aura, bien
sûr, des sections avec des objets, des reconstitutions, mais l’essentiel sera
dévolu au vide et au silence. Il s’agit de faire apparaître le trauma infligé
à la société allemande dans son ensemble par la perte de sa communauté
juive et non de refaire une nouvelle lecture de ce que fut la société juive
allemande d’avant 1933. La tâche est double. D’une part, ne pas montrer
le vide comme une espèce de manque anthropologique ou ethnologique,
un musée de la « race éteinte » comme les Allemands avaient tenté de le
faire avec les objets du Musée juif de Prague. D’autre part, montrer les
liens entre la judéité berlinoise et l’histoire allemande : liens et
décrochements, continuité et hiatus. Il y avait aussi des liens, des
connexions à établir entre les deux communautés, des lignes invisibles
qui devaient franchir le Mur. En effet, quand le projet fut arrêté, le Mur
était toujours présent et le terrain de Kreuzberg, à l’Ouest, n’était pas très
éloigné de lui.
L’entrée de l’extension se fait par le Musée baroque, la seule entrée
réelle bien que les deux musées soient séparés et d’esthétique totalement
différente. Ils se touchent en sous-sol. À partir de l’entrée du Musée
baroque, trois chemins conduisent le visiteur vers le nouveau musée qui
s’étend sur plus de dix mille mètres carrés sur trois étages, en plus du
sous-sol. Quatre mille cinq cents mètres carrés seront réservés aux
espaces d’exposition. Les trois étages et les sous-sols vont suivre une
ligne brisée. Une ligne droite parcourt l’ensemble, délimitant des espaces
vides, auxquels le visiteur ne peut accéder. Cette structure sert de base à
l’ensemble et symbolise la césure irréparable de l’histoire judéo-
allemande. La première voie symbolise l’extermination des Juifs. Elle
représente la fin du Berlin d’autrefois, elle mène vers le vide, plus
exactement vers la tour de l’Holocauste, isolée à l’extérieur du bâtiment
et accessible seulement par le passage souterrain. On reste quelques
minutes dans cette tour de béton, entièrement nue, non chauffée, avec ses
hautes meurtrières. Le guide se tait. Chacun y est confronté à sa propre
histoire. Il s’agit d’un espace de méditation. Le second chemin, qui
traverse le premier, représente l’exil et l’émigration de milliers de
berlinois. Elle conduit à un jardin, Le jardin E.T.A. Hoffmann. Il est
composé de quarante-neuf colonnes emplies de terre (quarante-huit de
terre de Berlin et une de terre d’Israël), dans lesquelles la végétation croît
à l’envers, la cime vers le sol. Le jardin représente 1948, la formation de
l’État d’Israël. Quand on y marche, on perd l’équilibre, on a le vertige, ce
qui suggère le caractère artificiel de l’exil et la douleur du déracinement.
La plus longue des routes vers le nouveau musée mène à la structure en
tant que telle, avec un long escalier indiquant le fil d’une fragile
continuité dans l’histoire de Berlin. On entre ainsi, de façon souterraine,
dans le nouveau musée avec ses murs fragmentés dont l’ensemble
dessine une étoile de David brisée. Le vide central est traversé par des
ponts, des passerelles, qui relient les diverses parties du bâtiment et les
salles d’exposition. D’autres motifs ont présidé à sa construction : les
soixante sections obliques, dessinant de longs zigzags, représentent les
« stations de l’étoile » décrites par Walter Benjamin dans Einbahnstrasse
(Sens unique). Des lignes secrètes réunissent symboliquement les
endroits où habitaient Benjamin, Celan et d’autres écrivains. Autre
source d’inspiration : l’opéra de Schönberg, Moïse et Aaron. Cet opéra
est resté inachevé. Moïse ne trouve pas ses mots. il se plaint des mots
absents, de l’impossibilité de trouver les mots qu’il faut. L’opéra sert
ainsi de sous-texte à cette réalisation dédiée à l’absence. Comme le dit
Daniel Libeskind : « Le musée va au-delà des Juifs et des Berlinois, il va
au-delà des choses du passé. Ce sont des problèmes qui intéressent tous
les êtres humains. Je suis bien conscient que ma vision de l’édifice est
une vision intérieure à l’histoire juive berlinoise. Je n’en suis jamais sorti.
Je suis une espèce de berlinois. Ernst Reuter, peu après que Berlin fut
libéré par les Alliés, fit son discours célèbre devant la porte de
Brandebourg : “Regardez le monde en face. Nous sommes Berlin devenu
libre !” Des années plus tard, Kennedy prononça son “Je suis un
Berlinois (Ich bin ein Berliner)” et donna le signal que tout un chacun
était devenu berlinois en quelque sorte31. » Architecture
déconstructionniste, le musée de Libeskind est beaucoup plus qu’un
musée, une sculpture à la façade de zinc, une inscription de la
présence/absence des Juifs de Berlin dans la matérialité même de
l’édifice. Ici, l’architecture muséale n’est pas simple lieu de conservation
d’une collection d’objets, mais espace symbolique signifiant.

LE PROBLÈME DU MÉMORIAL

Il s’agit d’un projet vieux de plus de dix ans. Il fut décidé qu’il y aurait
à Berlin, un monument ou mémorial, très exactement un Denkmal für die
ermordeten Juden Europas, dédié aux Juifs d’Europe assassinés, édifié
dans l’ancien « jardin des Ministres » entre la Pariser Platz, la porte de
Brandebourg et la Potsdamer Platz, à l’époque un no man’s land en
bordure du Mur. L’initiative en revient à un groupe de citoyens ayant à sa
tête l’animatrice très connue de la télévision Lea Rosh et l’historien
Eberhard Jäckel. Au départ, en 1988, l’idée était de faire édifier un
mémorial dans le district où s’était établi le siège de la Gestapo qui
n’était plus qu’un vaste terrain vague. On avait découvert ses chambres
de torture et un premier circuit permettait aux visiteurs de se rendre
compte de l’horreur du lieu : « Topographie des terreurs », en attendant
de savoir s’il y aurait un musée. La chute du Mur remit le problème au-
devant de la scène, d’autant plus que le lieu envisagé n’était plus un
« bout du monde », mais se trouvait en plein centre du nouveau Berlin, à
proximité de la Potsdamer Platz qui allait devenir un mini-Manhattan. Le
projet de mémorial reçut l’appui du gouvernement fédéral et du Sénat de
Berlin. Un premier concours d’architecture eut lieu et cinq cent vingt huit
projets furent soumis très librement par des artistes et des architectes de
toute obédience. Il y avait des projets complètement kitsch, manquant
terriblement de sensibilité, et d’autres naïfs. Lorsque, en 1995, les cinq
cent vingt-huit projets furent exposés à Berlin on put voir une maquette
de silo qui pourrait contenir le sang de six millions d’êtres humains. Un
autre projet proposait un immense champ de six millions d’éclats de
verre, un autre encore présentait une roue géante, telle qu’on en voit dans
les foires, et des wagons de train à bestiaux à la place des cabines
habituelles. Il y avait une mer de larmes avec un bloc de fer qui flottait à
la surface et se corrodait peu à peu, il y avait des fours crématoires géants
qui brûlaient jour et nuit ainsi qu’un bâtiment ayant la forme de l’Europe
avec douze millions d’orbites dans le toit. Cette accumulation de projets,
pour le moins inadéquats, fit dire à Henryk Broder qu’on devait regarder
l’exposition comme « une carrière où des anthropologues, des
psychologues, des behavioristes pouvaient examiner tout à loisir l’état
d’une nation confuse cherchant à édifier un monument à ses victimes afin
de se purifier elle-même 32 ». C’est le projet piloté par Lea Rosh, celui de
Christine Jacob-Marks, qui sembla l’emporter. Il s’agissait d’une
immense plaque de béton de cent mètres sur cent, sur laquelle seraient
gravés le nom des quatre millions deux cent mille victimes juives
identifiées par le Yad Vashem à Jérusalem. Sur cette vaste dalle de béton,
dix-huit blocs de pierre de Massada, la forteresse israélienne où les
Hébreux résistèrent aux Romains dans l’Antiquité, symbole national de
résistance et de courage. Dès que ce projet fut connu, il déchaîna de vives
controverses. Si le chiffre 18, qui représente la vie dans la Gematria
hébraïque, était approprié, le symbole de Massada, en revanche, qui
renvoyait à un suicide collectif, paraissait indélicat pour rendre hommage
aux Juifs que les nazis avaient bel et bien massacrés. Le projet semblait
en outre massif, monumental, plus prompt à fermer l’horizon de la
mémoire plutôt qu’à la faire travailler. Il fut refusé par Kohl qui tenait
cependant à ce mémorial. Nouveaux débats, colloques d’historiens, de
spécialistes de monuments, nouveaux concours d’architecture…
Parmi les projets qui n’ont pas été retenus, je voudrais en évoquer
deux. Horst Hoheisel est un artiste allemand qui a proposé une
« solution » originale et provocante pour le mémorial de l’Holocauste de
Berlin. Devant la porte de Brandebourg, il y aurait à même le sol, devant
les deux pavillons qui encadrent la porte et devant chacun des six piliers,
les noms suivants : Auschwitz, Treblinka, Maïdanek, Stutthof, Sobibor,
Kuhlmof, Belcek. Voisineraient ainsi le monument qui incarne la
« grandeur de l’Allemagne » et l’horreur du siècle dont le IIIe Reich s’est
rendu responsable. Puis, dans un deuxième temps, on ferait sauter
l’ensemble à la dynamite. Les ruines de la porte de Brandebourg
entrelacées avec les noms des camps de la mort seraient le mémorial de
l’Holocauste. On laisserait ces ruines à la méditation des passants et
habitants de Berlin. On comprend aisément que le projet de Hoheisel
n’ait pas été retenu. Il consistait non à représenter l’infigurable ou à
inscrire le vide, mais à recréer de la ruine avec le monument de la gloire
allemande pour refaire trace, pour que le pays des bourreaux ait le
spectacle visible de ce qui n’a pas laissé de traces.
Un autre projet non retenu mérite qu’on le mentionne. Il s’agit du
« Bus-Stop. Le non-monument », de Renata Stih et Frieder Schnock (les
auteurs de l’installation de la Bayerische Platz). Pour eux, les
constructions mémorielles actuelles doivent être décentralisées et
s’intégrer à la vie quotidienne. L’endroit prévu pour l’édification du
mémorial resterait vide et désolé en signe de l’impossibilité de faire face
à l’immensité de la destruction. Il deviendrait l’aire d’un terminal
d’autobus qui partiraient de la porte de Brandebourg et y reviendraient,
menant aux musées et aux mémoriaux consacrés à l’époque nazie, ainsi
qu’aux anciens camps de concentration et d’extermination en Allemagne
et en Europe de l’Est. Une soixantaine de bus quitteraient Berlin une fois
par jour pour Dachau, Treblinka ou Auschwitz, tandis que vingt-huit bus,
partant de la porte de Brandebourg toutes les heures, permettraient de
visiter les sites berlinois : Wannsee, Grunewald, Sachsenhausen, etc. Pas
de mémoire centralisée donc, mais des rappels intégrés à la vie
quotidienne. La nuit, les bus rouges avec leur destination (Ravensbrück,
Sobibor, etc.) marquées en lettres lumineuses, immobilisés au site même
du mémorial, attendraient de reprendre dès l’aube leurs destinations
infernales, dessinant ainsi ce que Bernd Nicolai a appelé la « banalité
active de l'horreur33 ».
Les débats furent très vifs, les arguments pour et contre le mémorial,
multiples, les meilleurs comme les pires. Si l’Allemagne de la
réunification manquait d’un discours commun, le mémorial pouvait-il
être ce lien qui faisait défaut aux Allemands, surtout depuis la
réunification ? Pourtant, de Henryk Broder à G. Konrad, de R. Seligmann
à G. Mattenklott, de nombreux intellectuels (juifs et non juifs) se sont
posé le problème des modalités de la mémoire collective et de son
inscription matérielle dans l’espace urbain sous la forme d’un mémorial
obéissant ou non à une esthétique monumentale34.
Certains intellectuels juifs se sont dit que c’était une affaire allemande,
que les Juifs n’avaient pas à intervenir, mais, puisqu’il y avait débat, ils
étaient bien obligés de dire leur mot. La tradition juive était plutôt hostile
à un monument (argument de S. Korn). Loin de l’idolâtrie, les projets de
type abstrait pouvaient peut-être faire l’affaire.
Bernard-Henri Lévy a bien résumé l’ensemble des arguments du débat
entre 1995 et aujourd’hui : « Il y a, si l’on essaie de résumer, cinq
arguments en circulation contre le principe même de sa construction. 1)
On ne verra que lui ; il écrasera la ville de tout son poids de culpabilité,
de honte. Réponse : Heureuse honte ! deuil béni ! Rien de plus beau
qu’un peuple qui, comme le peuple allemand, décide de regarder ses
crimes. 2) On ne le verra pas ; on ne voit, très vite, plus les monuments.
Réponse : Il faudrait s’entendre ; mais, admettons ; les monuments, à la
limite, sont autant faits pour être là que pour être vus ; c’est un marquage
symbolique ; un témoignage ; ce sera – osons le mot – comme une
circoncision de la ville. 3) Pourquoi un monument nouveau ? N’y a-t-il
pas déjà – c’est l’argument de Schröder – les ruines des camps, celles de
la villa Wannsee, le Musée juif de Berlin ? Ne tient pas, là non plus. Car
ceci n’empêche pas cela. Et l’on voit mal en quoi la présence de ces
éclats brisés du témoignage interdirait de bâtir, dans la ville capitale, un
grand monument national. 4) L’argument d’une partie de l’extrême
gauche et, notamment, de Günter Grass : oui au principe d’un Mahnmal,
mais à la condition qu’il commémore aussi les autres victimes du
nazisme : homosexuels, tsiganes, Slaves, esclaves divers. Ne s’aventure-
t-on pas, en raisonnant ainsi sur le terrain ô combien périlleux de la
concurrence des victimes, et de la négation non seulement de la Shoah
mais aussi de proche en proche des crimes dont elle est l’étalon ? 5)
L’argument de Helmut Schmidt enfin, mais repris par beaucoup d’autres :
un monument pareil, c’est un pousse-au-crime ; il faudra des dispositifs
de sécurité formidables pour empêcher les gens de venir pisser dessus.
Souci, on en conviendra, bien étrange, dont il est permis de se demander
s’il exprime un risque ou un fantasme35... »
En 1995-1997, James E. Young, le spécialiste américain des « contre-
monuments » qui allait être recruté comme membre du jury en vue des
concours postérieurs et dont nous suivons le récit36, était sceptique et
pensait que le mémorial devait rester inachevé, en projet, car c’étaient
précisément les débats et les discussions animés qui entretenaient la
dynamique du travail de la mémoire, pas le choix d’un projet plutôt
qu’un autre et surtout pas sa réalisation. Le danger était que le mémorial
devînt une espèce de « fin » symbolique, qu’il visât à enterrer le passé de
l’Allemagne ainsi que ses fantômes, grâce à un lieu où l’on pourrait
déposer son fardeau, que l’achèvement du mémorial figurât l’achèvement
du travail de mémoire.
De nouveaux colloques publics furent organisés de janvier à avril
1997. Les cinq buts précis de l’édification du mémorial furent rappelés
par Lea Rosh : 1) C’est un mémorial en hommage aux Juifs assassinés. 2)
L’inauguration serait faite le 27 janvier 1999. Le Parlement venait
d’adopter le 27 janvier, jour anniversaire de la libération du camp
d’Auschwitz, comme jour de commémoration de l’holocauste. 3) Le lieu
serait bien celui du jardin des Ministères entre la porte de Brandebourg et
la Potsdamer Platz. 4) Les neuf équipes qui avaient été primées (sept en
plus des deux gagnants) seraient invitées à modifier leur projet initial en
fonction des débats et des propositions des quatre colloques convoqués.
5) Le projet primé ferait partie de ces neuf équipes anciennement
finalistes.
Le thème du premier colloque revenait sur la raison d’être même de
l’entreprise : « Pourquoi un mémorial de l’holocauste à Berlin ? » Les
positions antagonistes des uns et des autres reprirent de plus belle.
Reinhart Kosseleck, Julius Schoeps, Salomon Korn, Günter Grass, Peter
Schneider se déclarèrent contre avec des nuances, pour des raisons
variées, ce qui entraîna une attaque de Lea Rosh contre la gauche
intellectuelle. James E. Young fut invité à donner son point de vue lors du
quatrième colloque du mois d’avril 1997. À cette époque chacun savait
qu’il était impossible de trouver un consensus sur la façon de
commémorer un événement aussi considérable et unique. Il reprit ses
arguments de sceptique : « Vous avez peut-être échoué dans le projet de
construire un mémorial, mais si vous comptez le nombre d’heures que les
cinq cent vingt-huit artistes et architectes ont consacrées au mémorial, il
est clair que vous êtes à l’origine d’un travail individuel de la mémoire
bien plus considérable que celui qu’aurait produit l’achèvement d’un
monument37. »
James E. Young est alors recruté au jury (la Findungskommission) du
futur concours qui devait choisir un nouveau projet. Les autres membres
de ce jury étaient Christoph Stölzl, le directeur du Musée historique
allemand de Berlin, Dieter Ronte, le directeur du musée d’Art
contemporain de Bonn, Werner Hoffmann, historien d’art, et Josef Paul
Kleihues, architecte. Il accepta car il était le seul étranger et le seul Juif
du comité. Sa pensée à l’égard du mémorial avait, du reste, quelque peu
évolué. Avec la réunification, les événements racistes de 1992, avec
l’accent mis sur la nouvelle Vergangenheitsbewältigung, qui,
culpabilisant la RDA, semblait, par un effet de balancier, disculper le IIIe
Reich, avec la nouvelle république de Berlin se lançant dans un grand
programme de rénovation urbaine, pouvait-on faire l’économie de ce
mémorial ? Il écrit de façon poignante : « Est-ce que je voulais vraiment
que Berlin redevînt capitale de l’Allemagne, sans que le pays admette
publiquement et de façon visible ce qui s’était passé la dernière fois qu’il
avait été gouverné de Berlin ? Avec la mégalomanie de ses plans
gargantuesques de restauration et avec le flot d’argent de la grande
industrie, dépassant infiniment les rêves les plus fous d’un Speer, ne
pouvait-on pas trouver un lieu consacré à la mémoire publique des
victimes de l’ancien régime de Berlin ? Pouvais-je fouler le sol d’une
nouvelle capitale allemande construite sur la présomption d’une aléatoire
amnésie historique, amnésie qui est toujours induite par de nouveaux
édifices38 ? »
La commission devait être le lieu où tous les problèmes seraient
débattus. Que veut dire se souvenir aujourd’hui ? Comment inscrire le
processus de la mémorialisation ? Pourquoi faut-il se souvenir ? Dans
quel but ? Le mémorial devait-il être le lieu où les Juifs du monde entier
viendraient se recueillir et pleurer leurs morts ? Serait-il le lieu où les
Allemands prendraient conscience de ce que leurs pères ou leurs grands-
pères avaient perpétré ? Ce mémorial, devait-il avoir une fonction
pédagodique ? Les artistes, on le savait, incorporeraient ces questions à
leur œuvres ainsi que leurs hésitations et leurs doutes. Il fallait laisser
ouvert l’horizon mémoriel sans réponse et, si mémorial il devait y avoir,
il ne pouvait pas constituer un travail sur un lieu de mémoire, sur ce
qu’étaient les camps de concentration, sur les endroits où « ça » avait eu
lieu, mais un acte de création de la mémoire publique pour les
générations futures. La commission invita donc, en 1997, les neuf
équipes retenues en 1995 à proposer de nouveaux projets. Elle ajouta à
son appel, une vingtaine d’artistes et d’architectes renommés. Dix-neuf
artistes répondirent et des séances de discussion furent planifiées pour
l’automne 1997, ce qui déclencha de nouveau de violents débats dans la
presse.
Nombre de ces projets, bien que très novateurs, furent écartés pour des
raisons diverses. Rudolf Herz et Reinhard Matz proposent de consacrer
un demi-mile d’autoroute au sud de Cassel au mémorial. Pour ce faire, ce
demi-mile serait pavé, obligeant les conducteurs à ralentir, à changer de
vitesse. Un grand panneau indicateur indiquerait en lettres géantes :
« Mahnmal für die ermor-deten Juden Europas », comme on indique
l’arrivée dans une grande ville. Il s’agit là encore d’une mémoire liée à la
vie quotidienne, au geste banal de conduire sa voiture sur une autoroute.
À noter cependant que, pour les deux artistes, le mémorial est devenu un
Mahnmal, qu’il concerne bien les Allemands et leur histoire, dans leur
quotidienneté, pas seulement d’hommages aux morts, pris dans les rituels
d’une commémoration. Dani Karavan avait imaginé un grand champ de
fleurs jaunes en forme d’étoile de David. Ce champ se modifierait en
fonction des saisons. Le jury, cependant, craignit que cette étoile jaune,
double géant de celle que les Juifs avaient été obligés de porter, emblème
de honte et de persécution, pût être inadéquat ou indélicat. De nombreux
designs, aux formes géométriques et stables, exprimaient une assurance
monumentale incompatible avec les méditations de la commission.
Quatre projets furent finalement retenus avant le choix définitif : ceux
de Jochen Gerz, de Gesine Weinmiller, de Daniel Libeskind, de Peter
Eisenman, tous adeptes des contre-monuments ou d’une esthétique
déconstructiviste. Celui de Peter Eisenman et Richard Serra est un
ensemble de deux mille sept cents stèles et pierres tombales (à l’origine il
y en avait quatre mille) d’inégale hauteur. Comme le terrain du site est
concave, l’ensemble dessinait un vaste champ de pierres évoquant
l’ancien cimetière juif de Prague. Celui de Gesine Weinmiller est tout
entier fondé sur l’idée que l’horreur de l’holocauste ne peut pas s’inscrire
dans un mémorial, quel qu’il soit. Cette artiste envisage un lieu de
méditation permettant à chacun de vivre individuellement son deuil,
convoquant des associations individuelles de la part des promeneurs sans
qu’une vision de l’événement ou de la commémoration ne soit imposée.
Elle prévoyait pour ce faire un plan incliné bordé sur trois côtés par des
murs. Durant la descente du visiteur vers le mémorial proprement dit, le
reste de la ville, ses bruits et son paysage seraient comme mis entre
parenthèses. Weinmiller proposait que sur le mur le plus élevé, celui qui
s’enfonçait le plus profondément dans le site, on puisse lire des
inscriptions, non des poèmes, mais de courts extraits d’historiens. Dix-
huit murs de grès formeraient le dessin d’une étoile de David, le tout
dans une esthétique de fragmentation et de brisure.
Esthétique de la fragmentation et de la brisure encore chez Daniel
Libeskind, un des maîtres du déconstructivisme architectural, qui
présentait son projet : « Souffle de pierre ». Il prévoyait un espace occupé
par cinq segments de murs de béton de vingt et un mètres de hauteur. Ils
seraient érigés en direction de Wannsee, l’endroit où se tint en 1942 le
conciliabule qui décida de l’extermination des Juifs d’Europe. Les
segments de mur pointeraient également vers le monument Goethe du
Tiergarten afin de lier en un ensemble indissociable civilisation et
barbarie, de façon que le visiteur n’ait pas le sentiment que tout cela est
bel et bien du passé. Une illustration, en somme, de la phrase qu’un
personnage de Günter Grass dans Toute une histoire : « Tout me dit :
fiche le camp de ce pays dans lequel, à tout jamais, Buchenwald est en
face de Weimar, ce pays qui n’est plus ou ne peut plus être le mien39. »
Les segments de mur chez Libeskind représentent des couches stratifiées
les unes au-dessus des autres, symbolisant les couches complexes de la
mémoire et le danger de l’oubli. Daniel Libeskind, comme Gesine
Weinmiller, partait de ce paradoxe : on ne peut construire un mémorial
qu’en prenant comme point de départ l’irreprésentabilité de l’événement.
Le projet de Jochen Gerz était encore plus original car interactif. Il se
composait de deux espaces distincts en fonction de la question suivante :
pourquoi est-ce arrivé ? L’œuvre collective serait d’une part une réponse
écrite par les visiteurs à cette question. Le premier espace de quinze mille
mètres carrés serait une place légèrement incurvée. Elle serait dallée. Il y
aurait trente-neuf lampadaires. Tout en haut de ces trente-neuf
lampadaires, un panneau avec une inscription : Warum ? (Pourquoi ?)
écrite dans toutes les langues qui étaient celles des déportés. Les réponses
aux questions, de cent vingt signes à peu près (deux ou trois phrases),
seraient inscrites par les visiteurs grâce à une machine spéciale.
L’ensemble de la dalle ne serait pas rempli d’inscriptions avant
longtemps. Le second ensemble se situerait à un angle de la place. Il
s’agit de l’« Oreille », construction à trois espaces : la chambre de la
mémoire, la chambre des réponses, la chambre du silence. La première
chambre de la mémoire devra abriter les quelque cinquante mille
témoignages recueillis par la fondation Spielberg. Dans la deuxième, les
visiteurs pourront consulter des documents, s’entretenir avec des
historiens et discuter avec eux. La troisième serait un endroit circulaire
sans lumière, c’est-à-dire, plus exactement, où l’éclairage, grâce à un
« verre intelligent », se réglerait par lui-même en fonction de la lumière
extérieure. Plus rien. Ni art représentatif ni symbolique. On n’y entend
qu’une musique : eternal e, du compositeur américain La Monte Young.
Il s’agit d’un ton unique qui semble croître ou décroître de volume, si
bien que le visiteur ne sait pas si c’est une musique réelle qu’il perçoit ou
quelque son intérieur qu’il imagine. Chacun serait laissé à lui-même, à sa
méditation, à sa confrontation avec la dimension de l’événement et son
horreur. Après le retrait de Serra, la maquette d’ensemble du projet
Eisenman fut modifiée.
Le projet a longtemps été en attente, perpétuellement différé. Il devint
un enjeu électoral en 1998. Eberhard Diepgen, le maire CDU de Berlin,
déclara qu’il ne laisserait pas sa ville devenir la « capitale du remords ».
Le futur ministre de la Culture Michael Naumann et le futur chancelier
Gerhard Schröder, se prononcèrent plutôt contre le mémorial40. Michael
Naumann développe deux arguments contre sa construction. D’une part,
fait-il remarquer, l’Allemagne ferait exception. Aucun peuple ne se
rappelle volontiers le plus grand crime de sa propre histoire. Par ailleurs,
il pourrait être dangereux de refermer ce chapitre de l’histoire allemande
avec une grosse pierre tombale. Mais, dans le même gouvernement, peu
après, Joschka Fischer, le nouveau ministre des Affaires étrangères, allait
jusqu’à dire : « Toutes les démocraties ont une base, un socle fondateur,
un Boden. La France, c’est 1789. Les États-Unis, la Déclaration
d’indépendance. L’Espagne, la guerre d’Espagne. Eh bien, l’Allemagne,
c’est Auschwitz. Ce ne peut être qu’Auschwitz. C’est le souvenir
d’Auschwitz, le “plus jamais ça” d’Auschwitz, qui est le seul fondement
possible à mes yeux de la nouvelle république de Berlin41. » Les partisans
du Monument insistent au contraire sur la nécessité de ce mémorial en
Allemagne. Aleida Assmann affirme que ce monument serait le premier
vrai monument national. Il signalerait que, sur le plan du droit, l’État
allemand assume la responsabilité des crimes commis sous le nazisme.
Michael Naumann pense que le futur mémorial, si mémorial il y a, sera
l’une des composantes de trois éléments. D’une part, le musée de la
« Topographie de la terreur », qui retrace l’histoire des acteurs du crime
d’État – la Gestapo, la Sûreté du Reich, la SS –, ensuite le Musée juif
construit par Daniel Libeskind à Kreuzberg, puis le mémorial proprement
dit.
Le 21 janvier 1999, le journal Die Zeit faisait état d’un compromis qui
semblait satisfaisant. Eisenman reverrait à nouveau son projet (il ne
resterait plus que mille cinq cents stèles occupant un espace plus
restreint), l’ensemble serait fermé au nord par cinq constructions : la
Maison de la mémoire, chère à Naumann, un « mur de livres », une
bibliothèque, un centre de documentation consacrés à l’holocauste et,
sous le champ de stèles, un hall d’exposition semi-souterrain.
En juin 1999, le Parlement vota enfin la construction du mémorial par
314 voix contre 209 et 14 abstentions. Le 27 janvier 2000, l’inauguration
symbolique eut lieu. Non la pose d’une première pierre, mais l’annonce
de la construction du mémorial par un panneau à trois volets. En juillet
2000, enfin, une version définitive du mémorial fut mise au point. Le
champ de stèles d’Eisenman serait doublé souterrainement par un
« espace d’information », avec un lieu de méditation sans explication,
sans guide, sans message, où le visiteur serait laissé à lui-même.
D’ici le début des travaux, prévus pour l’été 2001, bien des péripéties
peuvent encore advenir, tant il est vrai que la construction du mémorial,
édifice virtuel ou réel, risque de venir hanter la mémoire allemande, une
mémoire qui ne peut manifestement pas redevenir « normale ». Hanno
Loewy avait proposé une solution tout à fait originale. À la place
réservée, près de la porte de Brandebourg, il y aurait un « monument
errant », composé des discours concernant « le monument qui ne fut
jamais construit ». Proposons mieux. À la même place, au centre, une
simple mention : « Six millions » sur la pierre ou tout autre matériau
choisi, et tout autour, comme le propose Hanno Loewy, mais distribués à
la façon d’une page du Talmud, les commentaires, c’est-à-dire, des
extraits de la controverse sans fin et le même titre qui convient à nos
sensibilités déterritorialisées : « Le monument errant ».

Nous étions partis de la question : comment inscrire le manque,


l’absence dans le tissu même de Berlin, au cœur de la cité infernale,
celle-là même qui fut au centre du dispositif de l’extermination ? Nous
avons vu que, depuis longtemps, de nombreux artistes tentent d’inscrire
cette absence de traces, ce blanc de notre histoire. Mais peut-on, sur le
plan social, se passer de monuments, de mémorial, même dans le
malentendu ? Peut-on se passer de la commémoration, même aux prises
avec une histoire réifiée, simplifiée ? À une époque où la privatisation de
la mémoire est de plus en plus à l’ordre du jour, où l’on préfère des
dispositifs décentralisés, interactifs, en prise sur le quotidien, où la
mémoire nationale ou collective est dévalorisée au profit de formes
mémorielles plus intimes, peut-on se passer de la mémoire publique ?
Berlin, ville de fantômes qui rôdent, ville d’ombres qui ne peuvent
tomber dans l’oubli, se prête particulièrement à ce genre d’expériences,
d’interrogations, d’hésitations et d’apories, mais lui faut-il aussi le
fameux mémorial ? L’extrême difficulté de construire ce monument, on
l’a vu, réside dans le fait qu’il veut condenser à lui seul, les deux aspects
du devenir mémoriel des temps présents. Bien qu’initiative privée au
départ, il se veut monument national, central, par l’occupation de
l’espace qui sera le sien à Berlin, et par l’événement fondamental dans
l’histoire de l’Allemagne auquel il renvoie, symbolique, par le sens du
passé qu’il assume et qu’il donne aux générations futures. Par là même, il
reconduit les fonctions traditionnelles d’un monument. On comprend
qu’il ait rencontré une telle résistance, et pas uniquement de la part de
ceux qui veulent effacer l’horreur de l’événement ou l’oublier. Le
mémorial devait également, et de façon contradictoire, inscrire dans son
esthétique et son message toutes les réflexions et les données récentes sur
l’évolution des régimes de mémoire aujourd’hui. Contre la
commémoration, il voulait retrouver les chemins de la mémoire intime,
de la réflexion personnelle, de l’interactivité, du mouvement ; contre le
didactisme, l’indétermination et les hésitations de l’interprétation ; contre
les certitudes et la stabilité du sens, la prise en compte de l’impossibilité
de la représentation. Tâches contradictoires, apories, dont Berlin et son
mémorial sont les porteurs et les symboles.
Si Libeskind construit le Musée juif de Berlin en fonction du vide, du
blanc, du silence et de l’absence, en fonction de la césure historique
radicale des années 1933-1945, si Jochen Gerz, Horst Hoheisel, Renata
Stih et Frieder Schnock imaginent des dispositifs interactifs qui obligent
à s’interroger sur la fragilité de la mémoire collective, à inscrire mémoire
et oubli dans notre quotidienneté, c’est que tous savent que la seule
représentation possible de la Shoah aujourd’hui consiste à montrer
l’impossibilité même de sa représentation et, par le même geste, à trouver
des dispositifs qui matérialisent cette impossibilité et la font circuler dans
l’espace public. De ce point de vue, Berlin est bien une ville de notre
postmodernité européenne, dans la contradiction même qu’elle inscrit
dans chacun des fragments-ruines ou fragments-constructions de l’espace
public. Le mémorial sera une réponse à Martin Walser aimant à se
réfugier dans sa pure conscience et son monde intérieur ; c’est une
réponse à Eberhard Diepgen, le maire chrétien-démocrate de Berlin qui
n’a jamais voulu de mémorial, mais aussi une réponse à tous ceux qui
trivialisent la Shoah dans un Shoah business éhonté. Faudra-t-il
construire deux mémoriaux ? Le premier pour rendre hommage aux
victimes, aux disparus, à ceux que Primo Levi appelait les « vrais
témoins », le second pour renvoyer à la fugacité de la mémoire et son
devenir incertain, à la tentation de l’oubli ? Faudra-t-il que Christo
enveloppe une place vide, un trou ? Ou va-t-il nous faire entrer avec les
lumières aveuglantes de la nouvelle Potsdamer Platz, dans un nouvel âge
de la mémoire, celui où les témoins auront à jamais disparu ?
Le vide, le manque, l’absence, le creux peuvent certes aider notre
postmodernité à laisser ses marques dans l’espace public et dans la
pensée d’un siècle naufragé, mais à condition de ne pas devenir, à leur
tour, trope, figure, must toujours prompts à être routinisés et
instrumentalisés, car il y a un danger à ce qu’on s’installe dans un
nouveau confort, celui de la non-représentation. On s’habituerait à ces
formes brisées, à ces cadres vides, à ces façades décalées, à ces
constructions éphémères et, de nouveau, on passerait à côté sans les voir.
Au carrefour de régimes mémoriels contradictoires, ces constructions
déroutantes transmettent quelque chose du passé dans son illisibilité, non
dans son inexplicabilité. C’est un travail sur les ombres, sur le « pas
tout » de la saisie du passé. Du Spiegelwand de Steglitz à la plaque de la
Wittenbergplatz, des panneaux installés en haut des lampadaires de la
Bayerische Platz au Musée juif de Kreuzberg, du centre de
documentation de la villa de Wannsee au mur commémoratif du quai 17
de la station de S-Bahn à Grunewald d’où partaient les déportés pour
Theresienstadt ou Auschwitz, de la maison manquante de la Grosse
Hamburger Strasse aux monuments et plaques commémoratfs de la
Fasanenstrasse, de la place d’appel de Sachsenhausen au cimetière de
Weissensee, de la synagogue restaurée de l’Oranienburger Strasse au
champ des stèles du futur mémorial avec son espace de recueillement, un
fil invisible se tisse le long des rues et des places de Berlin, non le fil du
temps homogène, mais celui des tresses défaites dont parlait Walter
Benjamin. Ce fil, si l’on veut bien le suivre au cours de ces parcours, de
ces itinéraires qui sont autant d’éclats du passé obscur, est propice à ce
dialogue fragile avec les ombres en attente d’être à nouveau narrées,
animées, présentes au monde, inoubliées, dialogue sans lequel la
mémoire n’est qu’un travail de l’oubli.
1. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Paris, Verdier, 1998.
2. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, op. cit., p 15.
3. Ibid., p 19.
4. Ibid.
5. Primo Levi, cité par Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, op. cit., p 18.
6. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, op. cit., p 94.
7. Sur la problématique générale concernant les musées et les mémoriaux consacrés à
l’holocauste, voir James E. Young, « Écrire le monument : site, mémoire, critique », Annales ESC,
n° 3, mai-juin 1993, p. 729-743 ; James E. Young, The Texture of Memory : Holocaust Memorials
and Meaning, New Haven, Yale University Press, 1993 ; James E. Young, Writing and Rewriting
the Holocaust. Narrative and the Consequences of Interpretation, Bloomington, Indiana
University Press, 1988 ; James E. Young, « The Arts of Jewish Memory in a Postmodern Age », in
Bryan Cheyette and Laura Marcus eds, Modernity, Culture and « the Jew », Stanford, Stanford
University Press, 1998, p. 211-225 ; James E. Young, « Germany’s Memorial Question : Memory,
Counter-Memory, and the End of the Monument », The South Atlantic Quaterly, n° 96/4, automne
1997, p. 853-880 ; James E. Young, At Memory’s Edge. After-Images of the Holocaust in
Contemporary Art and Archtecture, New Haven, Yale University Press, 2000.
8. Charles Maier, « A Surfeit of Memory ? Reflections on History, Melancoly and Denial »,
History and Memory, 1993, p. 136-151, cité par Dominick LaCapra, History and Memory after
Auschwitz, Ithaca, Cornell University Press, 1998, p. 14-15.
On lira également sur ce problème : Peter Novick, The Holocaust in American Life, New York,
Boston, Houghton Mifflin Company, 1999 ; Hilene Flanzbaum ed., The Americanization of the
Holocaust, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1999 ; et Norman G. Finkelstein, The
Holocaust Industry, New York, Verso, 2000.
9. Une de mes étudiantes, Pascale Marcotte, a consacré son mémoire de maîtrise à ce musée.
C’est dans le cadre de la direction de ce travail que j’ai pu visiter par deux fois ce musée.
10. Sous des modalités diverses, Israël n’échappe pas non plus à l’instrumentalisation des six
millions de morts, comme l’a montré Tom Segev, Le Septième Million, Paris, Liana Lévi, 1993.
11. Cité par Anson Rabinbach, « From Explosion to Erosion. Holocaust Memorialization in
America since Bitburg », History and Memory, vol 9, n° 1/3, automne 1997, p. 241. Je dois
beaucoup à ce remarquable article.
12. Cité par Anson Rabinbach, « From Explosion to Erosion », art. cit., p. 240.
13. Edward T. Linenthal, Preserving Memory. The Struggle to create America’s Holocaust
Museum, New York, Viking Press, 1995.
14. Texte de Greenwald et Morgenstein, cité par Edward T. Linenthal, Preserving Memory…,
op. cit., p. 212-213.
15. Mieczyslaw Stobierski est un rescapé, qui construisit tout de suite après la guerre, en 1948,
une œuvre en plâtre pour le musée d’Auschwitz, pour montrer l’ensemble du processus de
l’extermination. Les organisateurs du musée de Washington, apprenant qu’il était toujours vivant,
lui demandèrent de refaire cette œuvre, une copie qu’il acheva en décembre 1992. Il s’agit de
milliers de figurines en plâtre qui incarnent par leur visage, leurs gestes, leur masse aussi, l’horreur
de l’extermination et ses différentes phases.
16. Emma Shnur, « La morale de l’histoire », Le Débat, n° 96, septembre-octobre 1997, p. 104.
17. Sur la nature de ces témoignages comme genre, leur apport et leurs limites, voir de
Lawrence L. Langer, Holocaust Testimonies : The Ruins of Memories, New Haven, Yale
University Press, 1991. Voir aussi Shoshana Felman (et al.), Testimony, New York, Londres,
Routledge, 1992 ; Goeffrey H. Hartman, The Longest Shadow. In the Aftermath of the Holocaust,
Bloomington, Indiana University Press, 1996 ; Régine Robin, « Traumatisme et transmission », in
Écriture de soi et trauma, sous la direction de Jean-François Chiantaretto, Paris, Anthropos, 1998,
p. 115-131.
18. Encore que certains membres du comité organisateur aient mis en garde contre cette autre
horrible vision : douze mille cartes d’identité jonchant le sol dans les rues avoisinantes à la sortie
du musée, une façon de se délester d’un « devoir de mémoire » peut être inassumable sous cette
forme, et par là même non transmissible.
19. Voir d’Andreas Huyssen : « Present Pasts : Media, Politics, Amnesia », in Public Culture, n°
3, 2000, p. 21-38 ; « The voids of Berlin », in Critiqual Inquiery, automne 1997, p. 57-81 ;
Twilight Memories, New York et Londres, Routledge, 1995.
20. Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, op. cit., p 193.
21. Jochen Gerz, « La place du monument invisible », interview par Jacqueline Lichenstein et
Gérard Wajcman, in Art Press, n° 179, avril 1993, p. 11.
22. « Gerz, sous les pavés la mémoire », propos recueillis par Miriam Rosen in Libération, 17
mars 1992.
23. Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires, op. cit., p. 77.
24. Esther Shalev-Gerz, Les Portraits des histoires, op. cit., p. 83.
25. Cité par Caroline Wiedmer, The Claims of Memory. Representations of the Holocaust in
contemporary Germany and France, Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 103.
26. Richard Chaïm Schneider, Die Zeit, du 2 septembre 1992. Cité par Horst Seferens, Ein
deutscher Denkmalstreit. Die Kontroverse um die Spiegelwand in Berlin-Steglitz, Berlin, Hentrich,
1995, p. 17.
27. Horst Seferens, Ein deutscher Denkmalstreit…, op. cit.
28. Lynn Gumpert, Christian Boltanski, Paris, Flammarion, p. 144-145.
29. Franz Hessel, Promenades dans Berlin, op. cit., p 91.
30. Sur Shimon Attie, outre les ouvrages et articles de James E. Young, voir Shimon Attie, The
Writing on the Wall. Projections in Berlin’s Jewish Quarter, Heidelberg, Éditions Braus, 1994 ;
Shimon Attie, Sites Unseen, Burlington, Verve Editions, 1998.
31. Daniel Libeskind, « Traces of the Unborn », in Kenchiku Bunka, vol. 50, n° 590, décembre
1995, p. 44.
32. Tous ces détails et la citation de Broder in Jane Kramer, The Politics of Memory, New York,
Random House, 1996, p. 285 et suivantes.
33. Cité par James E. Young, At Memory’s Edge, New Haven, Yale University Press, 2000,
p. 118.
34. On trouvera de nombreux articles sur le bien-fondé ou non de la construction du mémorial in
Michael S. Cullen (sous la direction de), Das Holocaust-Mahnmal. Dokumentation einer Debatte,
Zurich, Munich, Pendo, 1999. Voir aussi Michael Jeismann (ed.), Mahnmal Mitte : Eine
Kontroverse, Cologne, Du Mont, 1999. Et surtout Ute Heinrod, Günter Schlusche, Horst Seferens
(eds), Der Denkmalstreit-Das Denkmal ? Die Debatte um das, « Denkmal für die ermordeten
Juden Europas ». Eine Dokumentation, Berlin, Philo Verlagsgesellschaft, 1999.
35. Bernard-Henri Lévy, « La tentation de l’oubli », Le Monde, 6 février 1999, p. 13. On verra,
sur le même sujet, mon article paru également dans le même journal. Régine Robin, « Figer la
mémoire allemande dans le béton ? », Le Monde, 12 février 1999, p. 27.
36. James E. Young, At Memory’s Edge, op. cit. Nous sommes fortement redevable à ce texte
remarquable. Toutes les citations de Young sont traduites par moi.
37. James E. Young, At Memory’s Edge, op. cit., p 193.
38. James E. Young, At Memory’s Edge, op. cit., p 195-196.
39. Günter Grass, Ein Weites Feld, cité par Olivier Mannoni, Günter Grass, un écrivain à
abattre, op. cit., p. 558.
40. Depuis, le chancelier s’est rallié à l’idée de la construction du mémorial. Quant à Michael
Naumann, il a démissionné de son poste en novembre 2000, pour des raisons qui n’ont rien à voir
avec ce projet.
41. Joschka Fischer, cité par Bernard-Henri Lévy, in « La tentation de l’oubli », art. cit., p. 13.
La chiffonnière de la rue Rosa-Luxemburg
Il n'y a plus de Juifs à Berlin. Sauf moi. C’est tout le contraire qu’on lit
dans les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont arrivés
massivement de l’ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens établis à
Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs allemands qui sont partis à
temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.
Je suis venue en avance l’attendre au grand café des Hackesche Höfe,
dans cet immense café qui donne dans la rue où passent les tramways, en
face de la sortie de la station de la S-Bahn, Hackescher Markt. J’ai
commandé une Beck car il fait chaud. J’avoue que je suis un peu fébrile.
Lorsque ce vieux Juif allemand rencontré sur l’Internet m’a dit qu’il avait
connu mon père avant la guerre, qu’il savait sous quel pseudonyme ce
dernier écrivait des chroniques dans Die Rote Fahne, qu’il avait encore
en sa possession des vieux papiers, des lettres, un journal intime de mon
père et qu’il viendrait à Berlin pour me les donner, j’ai cru que je faisais
un rêve, que ce n’était pas vrai. On rencontre, comme ça, sur l’Internet,
de ces originaux qui vous racontent n’importe quoi. Mais peu à peu,
lorsqu’on s’est mis à s’envoyer régulièrement des messages, j’ai bien vu
qu’il avait une réelle connaissance de mon père et que ça collait.
J’ai fermé la brocante pour une partie de l’après-midi. Joachim a à
faire du côté de Köpenick. On raconte que la grande statue de Lénine, de
dix-neuf mètres de haut, qui était érigée sur la place Lénine, devenue
Platz der Vereinten Nationen, la place de Nations-unies, a été tronçonnée
en différents morceaux après son démantèlement. La tête serait quelque
part dans une carrière de sable à Köpenick. Joachim serait bien capable
de savoir où exactement. Il ne reviendra que demain. J’ai tout mon
temps.
J’habite ici depuis peu. J’ai récupéré l’appartement qui appartenait à
ma famille avant-guerre dans l’ancienne rue de Tilsitt, devenue, du temps
de la RDA, la Richard-Sorge-Strasse à Friedrichshain. Ah ! Richard
Sorge. Cet « affreux » qui espionnait pour l’Union soviétique, celui qui
avait averti Staline que les troupes allemandes allaient envahir l’URSS,
puis, au Japon, continuant à donner des renseignements, finalement
exécuté en 1944 par les Japonais. N’avait qu’à bien se tenir. Je me
demande comment il a résisté à l’épidémie des changements des noms de
rue. N’empêche ! Ce n’est pas si mal d’habiter la Richard-Sorge-Strasse.
Il a fallu produire tous les papiers. La famille Kleindorff a quitté Berlin
après la nuit de Cristal en 1938. Elle venait de Breslau, aujourd’hui
Wroclaw, en Pologne. Quand on est partis, j’avais trois ans. Quelques
rares souvenirs de fuite. Rien de Berlin. Nous étions à peine établis à
Paris que ce fut la guerre. Mon père, Viktor Kleindorff, fut arrêté et
interné au camp des Mille, près d’Aix-en-Provence, d’où il s’est échappé
et on n’a jamais su comment il avait pu atteindre Mexico où il a connu
Anna Seghers et Paul Merker. Pour nous, à Paris, c’était la galère.
Comment on a réussi à passer entre les gouttes me reste mystérieux. Si je
pouvais croire en Dieu, je penserais qu’Il nous a épargnées. De temps en
temps à la synagogue de l’Oranienburger Strasse, je vais interroger les
murs, just in case. Rien ne se produit jamais, mais on peut faire semblant.
Cela se termine toujours au café Oren qui jouxte la synagogue avec un
thé et un gâteau au fromage pour faire couleur locale. Il est rentré à Paris
le 1er mai 1945. Il neigeait. Mais, quelques années après, juste avant la
fondation de la RDA, il a voulu repartir pour Berlin, en zone soviétique.
C’est à ce moment qu’ils se sont séparés, ma mère et lui. Nous, on est
restées à Paris. Lui seul est rentré. Il est devenu un proche de Johannes R.
Becher, un militant, mais il est tombé malade et est mort en 1960, un an
avant l’érection du Mur, sans nous avoir revues. Je ne sais pas comment
il aurait pris l’édification de ce « rempart contre le fascisme », comment
il a vécu le 17 juin 1953 et les événements de Hongrie, je ne sais rien de
lui, sinon qu’avant la guerre il avait tenu des chroniques dans le quotidien
du journal du Parti communiste allemand. Ce qui surnageait des récits de
ma mère, c’est qu’ils avaient longtemps habité Wedding, Wedding-le-
Rouge, avant de déménager à Tilsiter Strasse, l’ancien nom de la
Richard-Sorge-Strasse. Une des premières fois où je suis venue à Berlin,
j’ai habité Wedding. Il ne reste rien de ce que fut ce quartier. J’ai tenté
d’imaginer, de superposer des images sur les rues grises que j’arpentais :
quelques photos de livres d’avant-guerre, quelques plans de Berlin, la
symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann, et beaucoup
d’imagination. Aubes grises, murs lépreux, arrière-cours où s’attardaient
encore des chanteurs et des orgues de Barbarie, vieux folklore perdu.
Quand je mangeais mon currywurst à l’Imbiss du coin de la rue, ou en
entrant dans quelque Kneipe où j’étais la seule femme, en sirotant ma
bière, debout, tandis que quelques Turcs jouaient aux fléchettes,
j’essayais d’imaginer mon père toujours certain d’être à la veille du
« Grand Soir ». Un autre monde, une autre planète. Je ne sais pas
exactement pourquoi, j’ai absolument voulu récupérer cet appartement.
D’habitude, je passe ma vie dans les hôtels. J’ai, en effet, une longue
habitude des chambres d’hôtel. J’ai pas mal vadrouillé de par le monde,
de Boston à New Delhi, de Jérusalem à New York, de Rome à San
Francisco. La plupart du temps, j’ai habité dans des chambres d’hôtel. En
général pour quelques jours seulement, mais le séjour a pu être plus long.
À Jérusalem, en mai 1983, je suis restée un mois entier à l’hôtel. À
Buenos Aires aussi, il m’est arrivé de rester assez longtemps. Souvent,
les hôtels se ressemblent. Ils sont fonctionnels. Parfois, ils ont une belle
vue, la plupart du temps la fenêtre donne sur rien, la lèpre des murs, des
toits insipides, des cours aveugles ou des motels, des avenues bruyantes.
Il y a toujours une salle de bains à laquelle j’attache une grande
importance. La douche fonctionne-t-elle bien, y a-t-il des serviettes de
toilette en nombre suffisant, du savon, un bonnet de douche, du
shampooing ? La chasse d’eau ne fait-elle pas trop de bruit ? Ne fuit-elle
pas ? Il me faut aussi trois oreillers. Je vérifie le nombre de couvertures.
Y a-t-il une radio ? La télévision a-t-elle le câble ? Je suis assez
insomniaque. Je ne déteste pas regarder des chaînes exotiques en fonction
des pays où je me trouve. Ainsi à Buenos Aires, précisément, il y avait
une chaîne uniquement consacrée au tango. Parfois c’étaient des films
des années 30 ou 50 avec des airs de tango, parfois des bars de Buenos
Aires où l’on dansait le tango, parfois, il s’agissait de cours de tango.
Mais j’aime aussi, au contraire, retrouver les chaînes que je connais : la
BBC, CNN, TV5, etc. Je vérifie également si l’air conditionné marche. Il
faut toujours de l’air conditionné dans les hôtels. Certaines fois, au
contraire, c’est le chauffage qui est nécessaire. Je me souviens d’une nuit
dans un hôtel de Santa Maria, une petite ville du Rio Grande Do Sul, au
Brésil, où je ne savais pas comment ouvrir le chauffage. Il était trop tard
pour déranger quelqu’un de l’hôtel. J’ai dormi tout habillée, enveloppée
dans une couverture que je tentais vainement de transformer en sac de
couchage. Le froid et l’humidité qui s’abattirent sur moi me ramenaient à
la dernière année de la guerre. Ça commence à être loin !
Dès que j’entre dans la chambre, que le garçon d’étage qui m’a
accompagnée, portant mes valises, est reparti avec ou sans pourboire, je
m’installe. Je sors de mes valises, mes vêtements que je range dans
l’armoire, que j’accroche aux cintres. Je sors du petit Frigidaire, qui, en
général se trouve dans la chambre, une bouteille d’eau minérale très
fraîche. J’en bois un verre. Je remets le reste de la bouteille dans le mini-
Frigidaire. Je dispose les affaires de toilette dans la salle de bains. Je
regroupe les livres, les cahiers, les dispose sur la table qui est la plupart
du temps près du lit. Je place mes pantoufles de voyage au pied. Je range
mes valises vides dans l’armoire. Je place mon sac à main sur la table,
mon agenda, mon carnet d’adresses et mon stylo sur la table de nuit, près
du téléphone. Je suis chez moi. J’habite la chambre. Durant trois, cinq
jours ou plus, c’est mon refuge. Ai-je remarqué que l’hôtel était très près
d’un fleuriste, je vais demander un vase à la réception. À la première
occasion je rapporterai des roses. Cela transforme considérablement une
simple chambre d’hôtel.
Charme des non-lieux, des lieux éphémères, de passage, lieux
parenthèses. J’ai un faible pour ces lieux mornes, stéréotypés, vides,
météores qui s’emplissent de votre présence, sur lesquels on peut projeter
ce qu’on veut, pas encombrés de passé, de mémoire, disponibles. Si je
comptais le nombre de nuits que je passe dans les hôtels, et ce, dans une
année, cela ferait beaucoup. Les hôtels font partie de ma vie, de mes
adresses, de ma vie-étoile filante. Ils constituent mon imaginaire. Il est
probable que, cette fois, je voulais jouer à me sentir chez moi.
Dans ce café des Hackeschen Höfe, je lis la TAZ, m’allume une
cigarette. Il y a beaucoup de jeunes, plutôt branchés, plus personne de
l’Est. Je repense à l’euphorie qui était la mienne les premières fois où je
me suis baladée dans Berlin, après la chute du Mur. Il y avait dans l’air,
pourtant froid, blafard et gris de novembre, comme une légèreté tonique
et stimulante. Berlin est une ville de brumes, aux nuages bas en hiver,
une ville propice à la présence de fantômes, de strates mémorielles
multiples, une ville de métro aérien surgissant dans des ciels lourds. Je
n’ai jamais été accablée par des moments de tristesse ou de lassitude, ni
même par le froid pourtant mordant, moi qui, à Paris, me laissais
facilement entamer par la grisaille.
En récupérant cet appartement de la Richard-Sorge-Strasse (ex-rue de
Tilsitt, il y a encore un cinéma d’essai à ce nom), j’ai aussi ouvert une
boutique de brocante Rosa-Luxemburg-Strasse, une brocante de vieux
papiers, de cartes postales, de correspondances abandonnées, jetées, à
demi effacées, d’albums de photographies de famille, de collections de
timbres, de vieilles quittances, de factures, des carnets de comptes ou
d’adresses. Je collectionne aussi les plaques des militants des brigades
internationales qu’on est en train de déboulonner partout dans Berlin.
Elles atterrissent chez moi. J’ai tout quitté quand j’ai gagné à la Loterie.
Je suis venue ici à Berlin. « Mais t’es dingue ! » me disaient mes amis.
« À Berlin, mais quelle horreur ! » Après, ils ajoutaient : « C’est vrai que
tu es née à Berlin, mais tout de même, tu es une Juive-Allemande et non
une Allemande ! » Et ils me faisaient une gueule comme ça. D’abord, je
ne suis pas allemande. Pas question de récupérer ma nationalité. Le
passeport français me suffit. D’ailleurs, les Juifs ici ne se considèrent
plus comme des Juifs-Allemands avec ou sans trait d’union. Ce sont des
Juifs en Allemagne. Nuance ! Ensuite, je n’ai jamais perdu la langue.
Avant notre départ de Berlin, mon père me chantait toujours une mélodie
sur les paroles d’un poème de Henrich Heine où il était question d’un
palmier qui rêvait à un sapin au loin, et cette chanson, c’est en allemand
qu’il la fredonnait. Je l’aimais beaucoup et je la récitais pour moi-même
en accentuant toutes les syllabes sans comprendre tous les mots. C’était
mélodieux, mélancolique, triste à l’image des déserts ou des forêts
nordiques. Cela me faisait rêver. J’ai retrouvé récemment ce poème en
français dans Roland Barthes par Roland Barthes.
Dans le Nord, un pin solitaire
Se dresse sur une colline aride.
Il sommeille ; la neige et la glace
L’enveloppent de leur manteau blanc.
Là-bas, au pays du soleil,
Qui se désole, morne et solitaire,
Sur la falaise de feu.

Pendant une partie de la guerre, on recevait des lettres du camp des


Mille dans lesquelles il disait qu’il pensait à moi, que j’étais un ange, que
j’étais belle comme le jour, etc. Trop petite pour comprendre en quoi
consistait la guerre, ce père que je ne connaissais pas semblait écrire d’un
pays de rêve, au loin, ailleurs, dans une langue qu’il nous était interdit de
parler puisque c’était précisément la langue des ennemis de la France,
mais aussi celle de nos ennemis à nous. J’ai pu associer inconsciemment
« Allemagne », « Deutschland » comme signifiant et ces paroles d’amour
qu’il m’envoyait d’Aix-en-Provence, me parlant d’un pays désormais
imaginaire, le pays d’avant. Plus tard, après la guerre, quand j’ai appris
ce qui s’était passé et qu’il ne restait plus personne de nos familles,
l’opprobre était jeté sur les nazis, sur le fascisme, mais pas sur
l’Allemagne, encore moins sur la langue allemande.
Mais il n’y a plus de Juifs à Berlin. Sauf moi. C’est tout le contraire
qu’on lit dans les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont
arrivés massivement de l’ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens
établis à Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs-Allemands qui sont
partis à temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.
Quand je me suis installée ici, j’ai fait la connaissance de Joachim, un
vieil Allemand de l’Est, genre clodo. Je ne sais pas d’où il sort. Il
déambulait toute la journée avec une espèce de roulotte bordélique et
antédiluvienne, du genre de celles qu’on voyait dans certaines mises en
scène de Mère Courage, autrefois au Berliner Ensemble ou au TNP, avec
des calicots, des bâches, des tas de vieilles valises en carton, des habits
jetés au rebut, des bobines de films trouvées dans les décharges et des
banderoles de travers à la gloire de l’ancienne RDA. Quand il s’arrêtait,
il faisait marcher un orgue de Barbarie mal accordé et chantait d’une voix
éraillée l’hymne de la RDA « ressuscitée des ruines… », mi-sérieux, mi-
ironique. Dès qu’il apparaissait, autour de la Volksbühne les gens
accouraient, applaudissaient, éclataient de rire, lui tendaient des billets de
l’ancienne RDA qui n’avaient plus cours. C’est comme ça que je l’ai
rencontré. J’étais à la terrasse d’un nouveau café, tout près du cinéma
Babylon, tout près de la maison Karl-Liebknecht. Je buvais une bière, les
yeux un peu dans le vague. Je l’ai invité à ma table. Il faisait très chaud.
Je lui ai payé un demi, nous avons engagé la conversation qui ne s’est
plus arrêtée depuis. Je lui ai dit que je songeais à ouvrir une brocante de
vieux papiers, dans le quartier.
« Je pourrais vous aider à trouver l’endroit dans la rue Rosa-
Luxemburg, tout à côté. Je ne sais pas combien ça peut coûter, mais il
faudrait discuter. Je pourrais aussi vous trouver des tas de vieux papiers
de toute sorte. »
Il avait prononcé cette phrase d’un ton très énigmatique. Je n’ai pas
cherché à savoir comment il ferait.
« M’amènerez-vous au marché aux puces du Tiergarten ? lui
demandai-je un peu naïve.
– Sans aucun doute, mais ce n’est pas là qu’on trouve l’essentiel.
– Et où le trouve-t-on ?
– Ah bah ! Berlin est un grand chantier. On efface tout et on
recommence, on liquide, on fait disparaître, on bricole. Je sais même où
sont entreposés des papiers de la Stasi qui ont échappé à la destruction
des premiers moments et à la Gauck-Behörde. »
Ses petits yeux clignaient avec malice.
Berlin, un chantier. Chaque fois que je monte à l’Info-Box, à la
Potsdamer Platz, que je vois monter les gratte-ciel de Sony, de Daimler,
que je vois sortir de terre les lampadaires de la future Lehrter Bahnhof, je
me demande qui a vraiment gagné la guerre. Quand je compare la photo
du Reichstag en ruine de 1945 avec le soldat russe y plantant le drapeau
rouge à faucille et marteau au sommet, avec le nouveau Reichstag
flambant neuf à la coupole de verre rutilante, je pense que mon pauvre
père a bien fait de mourir en 1960. Cette photo trônait dans la cuisine,
après 1945, même après 1949, date à laquelle mon père est rentré à
Berlin. Tous les matins, au petit déjeuner, avant de partir à l’école puis au
lycée, cette photo rencontrait mon regard. Il paraît qu’en fait elle est
trafiquée. Au début de mai 1945, les troupes soviétiques entrent à Berlin,
le drapeau rouge à faucille et marteau flotte sur le Reichstag en ruine. Un
des soldats tient le drapeau. Il est photographié par A. Khaldei. Mais,
stupeur ! Il a deux montres, une à chaque main. C’est donc qu’il en a volé
une. Cela se voit bien sur la photo originelle. On fera rejouer la scène
pour la postérité. N’empêche ! Elle avait de la gueule !
Mais quoi ! La vie est toujours la plus forte. Elle se fraye un passage,
massacrant tout à l’entour, le souvenir et l’oubli. J’y pensais dans mes
flâneries le long des rues méconnaissables de Berlin, de ses chantiers, de
ce qui reste encore de terrains vagues où les pissenlits le disputent aux
marteaux-piqueurs et aux grues.
Finalement, j’ai ouvert cette brocante rue Rosa-Luxemburg. J’ai hésité
longtemps. Il y avait un autre magasin de libre près de la Savignyplatz.
Très chic, la Savignyplatz, avec les arcades du métro aérien, les
nouveaux cafés, les restaurants italiens, sa librairie d’art, et la place elle-
même qui ne manque pas de charme. Le loyer en était beaucoup plus
élevé qu’à l’Est mais c’est un endroit de galeries. Je n’aurais quasiment
pas à me « faire » ma clientèle, tandis qu’à l’Est… Précisément je voulais
m’établir dans le Mitte en pleine rénovation. Le nom de Rosa Luxemburg
me plaisait. Il me rattachait à l’histoire de mon père, à ces militants
antifascistes héritiers du spartakisme et dont les plaques arrachées
finissaient, elles aussi, dans les nouvelles poubelles de l’histoire, c’est-à-
dire dans ma boutique. J’aime ce quartier. En haut de la Volksbühne, il y
a OST, et ces trois lettres s’illuminent le soir. C’est d’abord elles qu’on
voit, les soirs d’été, quand, en haut de la tour de la télévision, on va
manger du canard aux girolles. Sur la façade du théâtre, une banderole :
« Ohne Glauben Leben ! », le nouveau programme de vie des gens du
quartier. À l’entrée de la Karl Liebknecht Haus, une minuscule statue de
Rosa Luxemburg. On pourrait se cogner dedans quand on entre dans la
librairie qui occupe le rez-de-chaussée. Pauvre librairie ! Des vieilleries,
des œuvres de Marx ; dans un coin, quelques livres encore, imprimés en
RDA, des pièces de musée. Cela me rappelle une autre librairie à
Kreuzberg, gauchiste celle-là, le dernier endroit à Berlin où l’on pouvait
encore trouver les œuvres de Gramsci et d’Althusser. Le libraire à la
caisse ressemblait à ET, l’extra- terrestre de Spielberg, une espèce de
martien paumé, parlant tout seul, gâteux.
J’ai appelé ma boutique « Chez Gericke : le chiffonnier de Berlin », en
souvenir de Walter Benjamin et j’ai placé dans la vitrine une marionnette
représentant un Chinois bleu comme celui qu’on trouvait dans le magasin
décrit par Franz Hessel dans les années 20, et qui était situé Leipziger
Strasse. Comme les gens qui passent et qui admirent mon magasin ne
savent plus qui est Gericke, qui est Benjamin, ni qui est Hessel, j’ai placé
en haut, à droite, une petite télé avec un montage vidéo qui passe et
repasse la citation de Benjamin : « Lorsque je fis plus tard la
connaissance de Franz Hessel, je reconnus aussitôt le Chinois de chez
Gericke. (Comme vous le savez, le magasin a disparu depuis.) Ce
Chinois bleu connaît le public berlinois mieux que n’importe quel
vendeur de la maison Wertheim. Il a su – en bon mandarin – déchiffrer,
sous l’asphalte éculé devant sa boutique, tous les secrets de Berlin
inscrits sur les pavés de la ville. (Ce ne sont pas tant les pavés, en effet,
qui sont ce qu’il y a d’important à Berlin, que l’asphalte.) »
Tout au fond, des murs, des rayonnages, des classeurs contenant des
papiers et des tables avec des cartes postales classées. D’un côté,
quelques fauteuils pour que les gens aient le temps de consulter, de
feuilleter ; de l’autre, des tables où Joachim sert du café, du thé et des
petits sablés. On met de vieux disques de tango pour créer l’atmosphère
et le temps s’écoule. Joachim raconte des histoire d’ Ossi, comme celle
d’un pauvre quidam allant partout de par les rues demandant qu’on
reconstruise le Mur, cette fois avec trois mètres de hauteur de plus, mais
en Plexiglas, pour qu’ils voient, en face, qu’on mène une vie normale de
l’autre côté. Moi, derrière mon ordinateur, je prends les commandes, je
fais les comptes, je recherche au bout du monde des papiers sur
l’Internet. Le passé n’est pas passé. Il constitue un vaste marché avec des
débris, des lambeaux, en attente, tapis dans tous les coins du monde.
C’est comme ça que j’ai fait connaissance de Mickael.
J’ai vite découvert qu’il y a trois sortes de clientèle pour lesquelles ces
papiers sont indispensables, vitaux. Ils sont prêts à mettre beaucoup
d’argent pour récupérer ces bribes. Lorsqu’ils entrent, je devine toujours
qu’ils font partie de l’une ou l’autre catégorie. Ils sont partie prenante
d’une histoire impossible, impossible à dire, à penser, à mettre en mots.
Il y a les Juifs d’abord, vieux Juifs (mais il y en a de moins en moins)
ou fils et petits-fils de déportés, de familles disparues. Ils sont à l’affût du
moindre objet, de la moindre photo que Joachim, qui s’y connaît, pourrait
dénicher. Il y a peu de temps, Joachim est arrivé avec un journal intime
écrit dans les années 1928-1933 par une jeune femme qui s’appelait
Rebecca Weiss. Elle avait vingt ans en 1928, amoureuse d’un certain
Hermann, et elle consignait tous les soirs les progrès de ses tentatives de
séduction. De temps à autre, il est question des événements, mais fort
peu. Le réveil a dû être brutal pour Rebecca. J’imagine la vie de cette
Rebecca Weiss. Premier destin : elle a réussi à fuir l’Allemagne, elle est
arrivée en Amérique où une partie de sa famille habitait déjà. Elle a
épousé peu après un homme d’affaires et a eu un enfant. Puis les années
ont passé. Dans sa belle maison de Californie, elle a vieilli tout
doucement, ne perdant jamais son accent allemand. Elle n’a plus jamais
remis les pieds à Berlin ni parlé de sa vie d’avant. Un jour, sans crier
gare, lors d’une visite de routine, on lui a diagnostiqué un cancer. Elle est
morte à Los Angeles, entourée des siens. Dans sa chambre d’hôpital, à
Los Angeles, avant de sombrer définitivement, elle s’est mise à penser à
un certain Hermann. A-t-elle jamais vraiment aimé quelqu’un d’autre ?
Second destin possible : Rebecca a réussi à fuir l’Allemagne et a gagné la
Palestine. Elle a rejoint un kibboutz en Galilée, a travaillé la terre,
ramassé des oranges. Elle a épousé un autre kibboutznik, mais ils n’ont
pas eu d’enfants. Il est mort dans une des nombreuses guerres israélo-
arabes. Elle est veuve. Son kibboutz est presque à l’abandon.
Aujourd’hui, c’est une petite vieille de soixante-douze ans, qui, de temps
à autre, quand l’orage menace, ou quand il fait trop chaud, pense à un
certain Hermann. A-t-elle jamais vraiment aimé quelqu’un d’autre ?
Troisième destin, le plus probable. Elle n’a pas réussi à fuir l’Allemagne.
Le magasin de ses parents a été pillé, dévasté au cours de la nuit de
Cristal. Peu après, on les a tous arrêtés, convoqués à la Grosse
Hamburger Strasse et, de là, transportés à Grunewald, puis, à partir du
quai 17, à Auschwitz. En montant dans le wagon, elle pense à Hermann,
à la dernière lettre qu’elle lui a envoyée.
Une semaine après l’arrivée du journal de Rebecca Weiss, une dame
d’un certain âge, ayant un fort accent hébreu, est entrée chez Gericke, a
bu du thé, a feuilleté des albums de photos, farfouillé dans les boîtes de
cartes postales.
« Ma famille a habité Charlottenburg autrefois. Les Weiss. Je sais que
c’est un nom très courant, mais au cas où vous auriez une carte postale ou
un document, une trace de Rebecca Weiss… J’habite à Jérusalem, dans le
quartier de Rehavia, dans la rue Azza, peut-être que ça vous dit quelque
chose. En attendant, je suis à l’Interconti pour encore une dizaine de
jours. Voici ma carte. J’ai cru tomber à la renverse. Je l’ai rappelée
quelques jours plus tard. Elle est repartie bouleversée, son précieux
fardeau sous le bras.
Il y a aussi les enfants de nazis, d’officiers de la Wehrmacht, de
simples soldats qui, la plupart du temps, s’étaient gelé les miches sur le
front de l’Est. Eux, ils cherchent les documents pour les faire disparaître.
Même après toutes ces années, leur confrontation avec le passé est
impossible. Joachim n’a pas son pareil pour dénicher des albums de
photos où des officiers nazis ont fière allure autour de la table familiale,
sous le portrait du Führer au mur. Ils affichent des sourires radieux de
bonheur. J’en ai une centaine de ce genre. Ils finissent par m’encombrer.
Très régulièrement, je vois des gens entrer, les feuilleter longuement. J’en
vois certains pâlir. Ils ne supportent littéralement pas de voir leur père,
leur grand-père ou leur oncle avec la croix gammée sur l’uniforme et la
binette de Hitler au-dessus d’eux. Ils me demandent s’il s’agit
d’exemplaires uniques, ils les emportent en payant le prix fort. Je sais,
moi, que c’est pour les détruire, les brûler. Ils doivent faire comme ça,
toutes les brocantes, tous les marchés aux puces pour tout éliminer, peu à
peu. C’est ainsi qu’Ernst, dont le père était assez haut placé dans la
hiérarchie du parti nazi, traque tout ce qui se rapporte à son père
aujourd’hui décédé de sa belle mort, dans son lit, emporté par une
pneumonie. Ernst est devenu gauchiste à la fin des années 60, il a fait
partie de la Fraction armée rouge. L’autre jour, il m’a demandé de
l’accompagner. Il allait fleurir la tombe d’Ulrike Meinhof au cimetière de
la Trinité. Il s’agit d’un petit cimetière à l’extrémité sud de la ligne 6 du
U-Bahn : Alt-Mariendorf. Il avait l’air un peu bête avec son pot de
bégonias, mais il connaissait bien le chemin. Soudain, il s’est mis à
sangloter. Je me suis tenue à l’écart, sachant qu’en face d’une tombe il
faut être seul. Ernst me donne quatre mille marks par mois, c’est notre
contrat. Je suis chargée de lui transmettre tous les documents qui me
passent par les mains, où il est question de son père. Il les emporte et les
fait disparaître. Je lui ai promis de ne jamais les cacher, de ne jamais faire
de photocopies ou de microfilms avant de les lui donner. Il m’a raconté
qu’un jour, aux archives, alors qu’il faisait des recherches sous un faux
nom, il a demandé une liasse dans laquelle il était certain de trouver des
documents accablants sur son père. Il les a délicatement sortis de la
liasse, est allé aux toilettes, les a déchirés en petits morceaux et a tiré la
chasse d’eau. Personne ne s’est aperçu de rien. Partout où il passe, en
Allemagne mais aussi à l’étranger, il fait la chasse aux documents
d’archives et fait disparaître tout ce qui touche à sa famille. Je lui ai dit
que c’était une singulière façon de faire son deuil, que ce n’était pas une
solution, que, de toute façon, il y aurait toujours, quelque part, un
historien qui connaîtrait le nom de son père, que tout laisse une trace.
« Mais non, m’a-t-il répondu avec véhémence. Un jour, il n’y aura plus
de traces, plus de traces du tout. Mon père n’aura tout simplement pas
existé. J’irai le rayer de l’état civil s’il le faut. Un jour, il n’y aura plus de
traces du tout. C’est ce que je veux. »
La troisième sorte de « marranes », ce sont les Allemands de l’Est,
tous ceux qui cherchent quelque chose de la défunte RDA, comme
d’autres, autrefois, un bout de la vraie croix. Pas seulement ceux qui
croient que j’ai en ma possession des dossiers de la Stasi, et ce, de façon
tout à fait illégale. Bien sûr, j’en ai quelques-uns, très bien planqués.
Non ! Je parle de l’ordinaire de la RDA : cahiers d’écolier, fournitures et
manuels scolaires, livres de maisons d’édition aujourd’hui disparues,
photos de pionniers en sortie au bord d’un lac, albums de famille, photos
d’ouvriers d’usine, etc. Les gens se sentent coupables d’acheter ces
papiers. Eux aussi cherchent leur visage sur les photos. Je ne sais pas
encore si c’est pour les détruire ou les garder pieusement. L’autre jour,
avec Hildegard, on est allées faire la tournée des plaques déboulonnées.
Elle me montrait les endroits encore parfaitement visibles ayant laissé
des marques claires sur les murs. Il s’agissait, très souvent, de noms juifs,
presque toujours des militants engagés dans les brigades internationales ;
parfois, mais plus exceptionnellement, de déserteurs de la Wehrmacht.
Des associations se sont constituées pour remettre ces plaques sur les
murs. En attendant, elles sont chez moi, exposées. J’ai dit aux militants
de ces associations : « Dès que vous le voulez, je vous les rends. Je ne les
vends pas. Elles sont là. » Du passé en attente, suspendu, des traces qui
ne demandent qu’à être réinscrites dans le tissu social. Mais sait-on
jamais ?
Pour Elsa dont j’ai fait la connaissance dans un café de Prenzlauer
Berg, les choses sont tout de même plus simples. Elle aussi tient une
brocante, en fait, un très vaste atelier au fond d’un garage près du
Tacheles. Elle s’est spécialisée dans les statues. À condition qu’elles ne
soient pas monumentales, elle les fait ramasser. Elle a quarante-cinq
Lénine en plâtre et en bronze, une vingtaine de Thälmann, une vingtaine
de Dimitrov et toutes sortes d’illustres inconnus. Le Moma de New York
lui a commandé récemment cinq Lénine en bronze, et un riche couple de
Californie, deux autres Lénine pour décorer un jardin japonais.
Je ne connais pas Berlin.
Tu ne connais pas Berlin.
Tu ne sais rien de ses secrets, de ses blessures.
Tu peux marcher longtemps dans les rues,
Tu peux hanter les quais des métros aériens,
Fréquenter les bars, les cafés de Prenzlauer Berg,
Les arrière-cours des immeubles de Friedrichshain
à l’odeur de menthe,
Tu peux aller à la Volksbühne, à la Schaubühne, au
Deutsches Theater,
au Schiller Theater, au Gorki, au Berliner Ensemble
Tu peux hanter l’ancien Metropol ou l’Opera,
Tout ce que tu voudras ;
Partir à la trace du mur, de ses vestiges de la Bernauer
Strasse à l’East Side Gallery,
Tu peux chercher ce qui reste de Döblin à l’Alexanderplatz
et la trace des emblèmes de la RDA sur la façade du palais
de la République,
Tu peux prendre le tramway et remonter la Frankfurter
Allee, ex-Stalinallee, ex-Karl-Marx-Allee en partie
Remonter aussi la Landsberger Allee, ex-Leninallee et
contempler les pierres autour d’une place vide, le socle
absent de sa statue,
Tu peux fréquenter les cafés chics, le Cafe Einstein, la Literaturhaus
à la Fasanenstrasse ou le Tacheles, traîner sur le
Ku’damm, arpenter les quartiers de Steglitz à Kreuzberg,
oublier tous ces défilés nazis à travers la porte de Brandebourg,
Tu peux, mais tu ne comprendras rien à Berlin, à ses
secrets, à ses blessures, à tous ceux qui manquent, à leur
silence.

Tu n’es pas chez toi ici.


Calme-toi. Plus de Heimat. Et alors ?
Tu vas me refaire le coup de l’exilée. Pas la peine. On fera avec.
Mais tu ne comprendras rien à Berlin, à ses secrets, à ses blessures, à
tous ceux qui manquent, à leur silence.

Dans son dernier message, avant de prendre l’avion pour Berlin,


Mickael me disait que mon père avait pris un pseudonyme qui évoquait
une station de métro à Berlin, mais il n’en savait pas plus et le métro de
Berlin est immense et les stations ont changé de nom deux ou trois fois.
Tout ce qui me vient à l’idée, ce sont des engueulades entre mon père et
ma mère après la guerre. Il avait eu une petite amie à Berlin, à Krumme
Lanke, tout au sud, un quartier de guinguettes et de bals populaires.
Aurait-il pris le pseudonyme de Lanke ? Ce serait facile à vérifier. Il y
avait bien au journal un certain Lanke à la fin des années 20 mais il était
spécialiste de littérature. Rien à voir avec mon père, qui était un politique
avant tout. En outre, il soupçonnait quelqu’un qu’il rencontrait à
Krumme Lanke de l’avoir dénoncé aux autorités françaises, à Paris, ce
qui avait conduit à son arrestation. Il se méfiait rétrospectivement de ce
nom. Depuis que je suis arrivée à Berlin, j’ai toujours évité d’aller au
terminus sud de la ligne 1.
Mickael est en retard, mais rien ne presse. je suis arrivée tellement à
l’avance ! J’ai commandé une autre bière. J’ai fini de lire la TAZ. J’ouvre
Die Zeit qui traînait sur la table d’à côté. Je me demande pour quelle
raison j’ai voulu m’établir à Berlin en rompant brutalement avec ma vie
antérieure. Je pense à tous ceux qui sont venus à Berlin, il y a bien
longtemps, pour trouver quoi ? À cette histoire qu’on m’a racontée à Rio
de Janeiro, il y a quelques années. Deux sœurs, originaires d’une
bourgade juive de Biélorussie émigrent et viennent s’installer à Berlin au
début des années 20. Hélas ! c’est le moment de la grande inflation. Le
pain finit par coûter des millions de marks, les gens sont plongés dans la
misère, et nos sœurs comme les autres. Elles regrettent d’être parties,
même si c’est le début de la guerre civile en Russie et qu’il y a eu des
pogroms fomentés par les armées blanches dans leur petite ville. Un jour,
désespérées, elles décident d’en finir. Elles mettent leurs affaires en
ordre, payent les quelques dettes qu’elles avaient encore et ouvrent le gaz
en se mettant au lit. Elles attendent la mort en se disant « adieu » et
tentent de s’endormir avec l’espoir de ne plus jamais se réveiller. Mais, le
lendemain matin, surprises toutes les deux, non seulement elles se
réveillent bien vivantes, mais l’appartement ne sent même pas le gaz.
Elles se précipitent dans la cuisine. Elles s’aperçoivent avec stupeur
qu’elles avaient oublié que, dans leur extrême pauvreté, on leur avait
coupé le gaz.
Je pense à tous ceux qui ont dû se cacher dans Berlin. Où ? Dans les
arrière-cours où l’on entreposait les charbon ? Dans les tunnels de la
York Strasse ? Dans l’enchevêtrement des rails et des caténaires de
Gleisdreieck ? Dans les faubourgs plus populaires, à Wedding, à
Neukölln ? Où pouvait-on se cacher dans cette putain de ville grise et
froide ? La première fois que je suis retournée à Berlin après la chute du
Mur, j’ai pris la S-Bahn pour aller de la Friedrichstrasse à Potsdam où
j’allais voir une amie. Belle balade en métro aérien qui grince et se
trimballe parmi les aiguillages. On longe ce qui fut le Mur, puis le grand
chantier infini de la Potsdamer Platz et ses extensions, puis on débouche
au Tiergarten. Ce n’est pas simplement le joli parc où Walter Benjamin
allait se promener enfant et adolescent, ce n’est pas le charme romantique
de ses futaies, c’est sous le nom de T4 l’ordre d’euthanasier tous les
malades mentaux du Reich. Puis on descend vers la gare du zoo et
l’élégante Savignyplatz. Après Charlottenburg et Westkreuz, on arrive à
Grunewald, qui n’est pas seulement cette charmante forêt où les Berlinois
venaient chercher de la fraîcheur dans la chaleur de l’été berlinois, mais
l’endroit, au quai 17 exactement, d’où les déportés juifs partaient pour
Theresienstadt ou Auschwitz. Après Grunewald, arrêt à Wannsee, qui
n’est pas simplement ce lac romantique avec ses plages, ses restaurants
en plein air, mais surtout la villa où fut décidée la Solution finale et
certaines de ces modalités. On arrive ainsi, après Babelsberg (les studios
de cinéma) à Potsdam. Ouf ! Je sais bien que tout à Berlin sera ainsi.
Double. L’horreur simplement dans les noms, les lieux. Comment ? Vous
n’êtes pas encore allé voir ce qui reste de l’ancien siège de la Gestapo !
L’horreur dans l’évocation de drames personnels, de tragédies,
aujourd’hui presque oubliés. Qui se souvient de cette femme habitant la
Sophienstrasse au moment de son arrestation ? Elle jeta au dernier
moment un papier par la fenêtre, et qui se souvient de celle qui l’a
ramassé ?
Il y a deux mois environ, une femme âgée est entrée dans la boutique.
Elle avait un visage solennel et portait un vieux manteau de fourrure. Je
l’ai invitée à s’asseoir, à prendre le thé. Elle a jeté un regard circulaire
alentour. J’étais seule dans le magasin.
« Vous vous occupez de papiers ayant appartenu à des Juifs à ce que
j’ai cru comprendre. »
Je ne savais pas comment interpréter ce qu’elle venait de dire.
« Pas seulement. Mais en grande partie, oui. Vous cherchez quelque
chose ? »
J’avais la gorge nouée sans savoir exactement pourquoi.
« Non. Au contraire. J’ai un papier que je conserve depuis 1943. Je
passais dans la rue, juste au moment d’une rafle et d’une arrestation
massive. J’ai entendu des cris, des pas précipités. On a jeté un papier du
premier étage d’une maison. Je me suis précipitée pour le ramasser, sans
bien savoir ce qui se passait. J’ai lu : “S’il vous plaît, allez prévenir mon
père, Isaac Eisman, au 27, Rosenheimer Strasse à Schöneberg, dites-lui
de s’enfuir au plus vite. Merci.” J’ai voulu immédiatement y aller,
comme poussée par une force qui me dépassait, mais il n’était pas facile
en ce temps-là de traverser la ville. J’habitais au 30 de la Londoner
Strasse à Wedding, mais, ce jour-là, j’avais eu à faire dans le quartier de
la Sophienstrasse. Je n’ai pas réussi à prévenir ce M. Eisman. Il y avait
trop d’obstacles, matériels et mentaux. Il a dû être arrêté ce même jour.
Depuis, j’ai ça sur la conscience. Le papier est là. Je voudrais vous le
confier. Peut-être qu’avec l’Internet vous retrouverez quelqu’un de cette
famille. Je ne sais pas. »
Elle me confia ce vieux bout de papier presque déchiré d’être resté si
longtemps plié. Puis elle a disparu. Je ne sais ni son nom ni son adresse.
Moi, je suis venue ici pour disparaître tout simplement, un peu comme
les documents que je donne à Ernst. Ici, personne ne viendra me
chercher. Je n’y suis pas sous le nom de mon père, mais sous celui de ma
mère Erika Morgenstern, je n’ai pas la nationalité du pays, mon
appartement est totalement retapé, même si c’est bien celui qui avait
appartenu autrefois à mon père. Il ne ressemble plus aux appartements
lépreux de l’Est. Il donne sur une cour intérieure avec des bouleaux et de
hautes graminées sauvages. On entend les oiseaux de bon matin. Une
vision de Berlin d’avant l’apocalypse. Je suis une boutiquière, une
chiffonnière, je vends du passé froissé, des calicots déteints, des restes,
des ruines, des bribes dépareillées de souvenirs. Une profession
indéterminée. J’emballe mes vieux papiers, comme Christo le Reichstag.
Joachim lui-même semble sortir d’un film raté des années 20. Il n’a pas
de biographie, pas de nom, pas de passé, pas d’avenir.
Son dossier à la Stasi est étrange. Quand il est revenu de la
Normannenstrasse, il savait qu’il ne retrouverait jamais du travail. Il
avait, d’après les quelques bribes que j’ai pu lui arracher, un petit emploi
aux éditions Aufbau, magasinier, livreur, quelque chose comme ça. Son
dossier : MfS... 11298/83, ne porte que quelques mentions, mais il est
surveillé pendant au moins dix ans. Il « pense bien », mais est « asocial »,
une espèce d’anarchiste, auquel le régime ne peut rien demander de
sérieux. Tout juste s’assurer qu’il est inoffensif et qu’il ne « déraille pas »
trop. C’est le copain avec lequel il allait boire dans une taverne de
Babelsberg, le samedi soir, qui prenait des notes sur tout ce qu’il lui
racontait. Mort depuis longtemps. Heureusement pour lui. Joachim lui
aurait mis une balle dans la peau. Vite fait ! Mais ce « pense bien » lui
interdit à jamais tout emploi. Pauvre Joachim ! Il n’a plus que sa roulotte
qui lui sert à placer le butin qu’il trouve dans les décharges, les greniers
ou même dans les murs, à mesure qu’on retape les appartements de l’Est
profond. Était-il dans la foule qui hantait l’église Gethsemani ? Avait-il
apporté sa propre banderole le 4 novembre en se rendant sur
l’Alexanderplatz ? En tous les cas, je suis certaine qu’il ne s’est pas
précipité sur Hertie et Bilka, après l’ouverture du Mur, avec les cent
marks de « bienvenue » pour acheter de la pacotille. Son genre à lui, ce
sont les vieilles hardes et les vieux papiers. L’autre jour, dans une rue de
Lichtenberg, on l’a appelé. Les ouvriers avaient trouvé un paquet de
lettres entouré d’une ficelle, entre deux murs. Il s’agissait d’une
correspondance qui avait commencé en 1943 et qui s’était terminée en
avril 1945. J’ai défait la ficelle avec beaucoup d’émotion, parcouru ces
lettres. La banalité même du quotidien de la guerre. Un officier écrit à sa
fiancée. Il est sur le front de l’Est après Stalingrad. L’armée allemande
recule. Les lettres permettent de suivre ce recul. Elles se font de plus en
plus brèves. Et puis plus rien en avril 1945 quand les Soviétiques entrent
à Berlin. Le paquet ne comporte pas les réponses de la jeune fille qui
devait habiter cet appartement et qui a dû les cacher. On peut bâtir tous
les romans qu’on veut à partir de ces menus trésors sans valeur. Bref, ici,
je suis fondue dans la masse. On ne me pose pas de questions. Mais il n’y
a plus de Juifs à Berlin. Sauf moi. C’est tout le contraire qu’on lit dans
les journaux. Ils sont de plus en plus nombreux, ils sont arrivés
massivement de l’ancienne URSS, ou ce sont des Israéliens établis à
Berlin, ou des Américains, enfants de Juifs-Allemands qui sont partis à
temps. Oui, mais ce ne sont pas les miens. Pas du tout.
J’ai pourtant essayé de les rencontrer. Je me suis affiliée à la
communauté juive, mais le courant ne passe pas en dehors de grands
événements et des commémorations comme celle du 9 novembre ou celle
du 8 mai, à présent du 3 octobre, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas ça.
Je vais au concert entendre les musiciens klezmer qui se produisent
très souvent au théâtre des Hackesche Höfe où je me trouve. Par
moments ils arrivent à me toucher, mais quelque chose manque. Ce n’est
pas ça non plus.
Je suis allée voir le musée de Libeskind à Kreuzberg, qui va bientôt
ouvrir au public avec sa tentative de construire un musée éclaté, brisé,
figurant matériellement l’absence, le vide de ces milliers de Juifs-
Allemands qui manquent. J’ai apprécié, admiré mais ce n’est toujours pas
ça.
J’ai suivi avec intérêt les péripéties entourant le choix de l’architecte
du mémorial en hommage aux Juifs assassinés. J’attends la pose de la
première pierre. Il paraît que c’est pour le 27 janvier 2000. On verra. Je
reste sceptique. Comme cela fait plus de dix ans qu’on chipote et que le
dernier sondage disait que seuls 3 % des Allemands étaient favorables à
l’érection de ce mémorial, on peut s’attendre à tout.
Un jour, j’ai fait un rêve. Non, je ne me prends pas pour Martin Luther
King. Un vrai rêve, dans mon sommeil, au creux de mon lit de la
Richard-Sorge-Strasse. Marx était devant moi, en fantôme, le teint
blafard, la tête en étoffe, genre poupée pour nourrisson, avec un chapeau
indescriptible, moitié bonnet phrygien, moitié bonnet de la guerre civile
des années 20, avec des fleurs fanées comme couronne mortuaire sur le
dessus. Pourtant c’était bien lui. Il n’avait plus cette allure de bourgeois
ridicule qu’on lui voit encore en face du palais de la République. Il
fumait une cigarette.
« Tu remues une sacrée merde dans ta boutique, me dit-il me regardant
fixement de ses yeux devenus des boutons de nacre.
– Oh ! la merde, elle est partout. Elle me paraît plus grande au-dehors,
tu ne crois pas ? lui dis-je en lui versant du thé, me demandant où était sa
bouche exactement sous ses chapeaux loufoques.
– Ouais. La merde ! On m’a assassiné si souvent !
– Ah bien ! En ce moment, c’est le record !
– Mais ton père ne se débrouillait pas mal non plus, avec ses conneries
dans Die Rote Fahne. »
Je me sentais accablée.
« Mon père ne faisait que suivre l’époque, le KPD. Il croyait bien
faire.
– N'empêche qu’un jour à Krumme Lanke… »
Je l’interrompis.
« Que vient faire Krumme Lanke ici ? demandai-je, assommée.
– Un jour, je lui ai apparu comme à toi à Krumme Lanke, avec ces
mêmes chapeaux, disons, pittoresques. On a joué à la belote au bord de
l’eau. C’était un jour de juin radieux.
– Radieux comme l’avenir ?
– C’est ça si tu veux. Mais il n’y a pas de quoi rigoler.
– Qui a gagné la partie ? demandai-je pour me donner une contenance.
– Mais lui, bien sûr. Ses cartes étaient truquées.
– Ah bon !
– Je lui ai dit que je ne me reconnaissais pas dans les machins qu’il
écrivait et qu’un jour je me vengerais. »
Je me sentais de plus en plus mal. Lui, sirotait son thé, visiblement très
content de son petit effet.
« Te souviens-tu du nom sous lequel il écrivait ?
– Non. Mon seul souvenir c’est que ça se passait à Krumme Lanke, au
bout de la ligne de métro.
– Alors, comme ça, tu as perdu ta tignasse, c’est pour ça que tu te mets
ces chapeaux ridicules ?
– Les cheveux, c’est comme les révolutions. Au bout d’un certain
temps, il n’y a plus aucune lotion qui marche. »
Nous avons éclaté de rire ensemble. Je commençais à trouver que ce
nouveau compagnon était drôle.
« C’est un peu simple, tu ne crois pas ? Tu vas revenir comme ça tous
les cinquante ans narguer tous ceux qui se sont réclamés de toi. C’est un
peu trop facile le coup du fantôme. L’histoire, c’est ça, un beau gâchis, la
façon à eux que les peuples ont de se tromper. Mais ne t’en fais pas. Tu
n’auras plus à revenir. Plus personne ne se réclamera de toi. C’est bien
fini. »
Il fumait une cigarette, semblait méditer.
« Pas sûr, pas sûr. En attendant tu remues une sacrée merde dans ta
boutique. »
Puis la figure spectrale s’évanouit. On racontait que cette forme aux
chapeaux bizarres avec sa couronne de fleurs fanées et ses yeux en
boutons de nacre se promenait en fumant. On l’avait récemment vue sur
la tombe de Heiner Müller au cimetière intime attenant à la maison de
Bertolt Brecht ; mais d’autres racontaient qu’elle arpentait le chantier de
la Potsdamer Platz, la nuit, en chantonnant un air de Brassens : « Mon
Prince ! On a les dames du temps jadis qu’on peut ! » Elle s’asseyait sur
le socle d’une grue et restait là, songeuse, fumant clope sur clope.
D’autres enfin la voyaient sur la Platz der Vereinten Nationen, là où il n’y
a plus rien. Elle s’installait au centre, regardait passer la circulation des
voitures et des tramways, se tortillant bruyamment pendant des heures.
Les habitants des HLM de l’endroit finissaient par lui jeter des œufs
pourris pour la faire taire. Bien sûr, on le reconnaissait, mais si les morts
se mettaient à emmerder le voisinage… Va plutôt à Treptow ou à
Karlshorst ! lui criait-on. Bref, dans mon rêve, on le voyait partout, mais
c’était dans notre quartier, notre kiez, autour de la Volksbühne, qu’on le
voyait le plus souvent. Je me réveillai avec un grand mal de tête et le
projet d’aller faire un tour du côté de Krumme Lanke, mais je n’en fis
rien.
Cependant, moi aussi, j’arpente les rues de Berlin, les rues de l’ancien
quartier des Juifs de l’Est, le Scheunenviertel, ou le Spandauviertel, ces
rues autrefois grises, à l’abandon, où Shimon Attie a fait ses projections,
il y a quelques années. Presque toutes les rues sont retapées, les façades
rutilantes, les arrière-cours devenues luxueuses. On entend partout parler
anglais. Des galeries s’ouvrent, des restaurants chers, des cafés chassant
les dernières boutiques d’artisans. Les Mercedes et les BMW ont
remplacé les Trabant. Les rues n’ont plus la même odeur, le même
visage. Et même les Juifs ne sont plus les mêmes. Le revival actuel
m’ennuie. Il ressemble au quartier. Un simulacre. On fait semblant.
J’ai commencé à rechercher sur l’Internet ce que je n’arrivais pas à
trouver autrement. D’abord, une petite annonce : « Je suis Erika
Morgenstern, fille de Viktor Kleindorff. Il est né à Berlin le 6 juin 1900 et
y est mort le 10 décembre 1960. Si ces noms vous disent quelque chose,
entrez en contact avec moi. Suivait mon adresse e-mail.
Gerikelux@compuserve.com »
C’est sur le Net qu’avant de rencontrer Mickael, que j’attends au fond
de ce café, j’ai gagné un concours sur le passé de Berlin, sur la
conservation des traces. Beaucoup d’argent. J’ai proposé la chose
suivante : Mon projet voudrait être une expérience d’écriture de fiction à
base de fragments entrelacés évoquant les anciens quartiers juifs de
Berlin. Il s’agit de choisir à Berlin cent lieux et d’évoquer à l’aide du
tissage de ces fragments, les bribes de passé, les traces de ce qui fut, les
strates mémorielles qui se sont accumulées et qui ont été recouvertes par
d’autres traces plus récentes. Ce travail de fiction imite dans l’écriture
les liens hypertextuels des expériences d’écriture électronique, des pages
personnelles sur le Web et les installations des artistes concernés par
l’espace urbain et la poétique de la mémoire enfouie.
L’écriture de fragments, la recherche de liens de type « mosaïque », de
liens parataxiques, métaphoriques plutôt que logiques, convient
particulièrement bien à la déambulation urbaine, à la poétique des rues,
à la discontinuité, à l’hétérogénéité des métropoles pluriculturelles
contemporaines, ces univers chaotiques, nomades, aux connexions
lâches.
Mon projet vise à restituer par ces tentatives d’écritures-fragments des
bribes de passé presque entièrement disparu concernant la population
juive qui peupla autrefois (dans les années 20 et au début des années 30)
certains quartiers de Berlin. Mes fragments visent à reconstituer la vie,
le cœur battant de ces quartiers à partir de traces infimes.
Le travail d’écriture fictionnelle procédera en deux étapes.
La première étape consiste à écrire cent fragments d’une demi-page
chacun. Une photo pourra accompagner chaque fragment montrant les
traces, les minuscules restes du passé. Ces cent fragments seront liés à un
élément du passé, une bribe de mémoire collective, une trace dans le
paysage urbain. Ces pages seront des textes à contrainte qui devront
suivre le schéma suivant. Ils devront commencer par « c’est là que » suivi
d’une description de ce qui s’élevait, se dressait à cet endroit, ou d’une
évocation de ceux qui vivaient là avec mention du lieu comme dans cet
exemple inventé pour New York : « C’est là qu’on trouvait la cafétéria X,
à l’angle de la 2e Avenue et de la 14e Rue, avec son contingent de clients
pressés parlant yiddish, ses écrivains nouvellement débarqués d’Ellis
Island, s’interrogeant sur leur futur en Amérique, ces crève-la-faim
faméliques croyant au rêve américain. »
Ces paragraphes composés de plusieurs phrases devront contenir des
insertions, des extraits de chansons ou de poèmes exprimant la douleur
devant ce passé disparu, créant une atmosphère nostalgique et
mélancolique ou, au contraire, induisant le sentiment que grâce à la
fiction et à l’expérimentation dans l’écriture, rien n’est jamais perdu. Le
paragraphe devra se terminer par « Aujourd’hui » suivi de ce qui a
remplacé l’ancien édifice, ou l’ancienne population, l’ancienne rue,
l’ancien quartier. Là encore, on pourra trouver des insertions poétiques,
extraits de chansons, etc. Dans une seconde étape, ces cent fragments
pourraient être lus les uns à la suite des autres. Ils constitueraient un
texte sur Berlin agrémenté de photos. Mon expérience d’écriture veut
cependant aller plus loin que cela. Il s’agit dans un second temps de
distribuer cet ensemble de façon à produire un texte lié. L’ensemble des
fragments devra pouvoir constituer un tissage de lieux, un écho de noms
qui se répondent les uns aux autres et se correspondent. Le passage d’un
fragment à l’autre ne sera pas aléatoire, mais se produira selon des liens
(un peu comme dans un hypertexte de fiction) par thème, par association
existentielle, par lien de lettres ou de noms. Prenons l’exemple où la mise
en rapport se fait entre les habitants de Berlin qui avaient tous le nom de
Rosenthal dans les années 20. Autre exemple, la mise en rapport de la 2e
Avenue de New York et la Bayerische Platz de Berlin, lieux qu’on peut
faire entrer en résonance tant d’années après. L’ensemble « Traces de
traces » ne constituera qu’un seul texte de cent pages, une page par
fragment, texte tissé, où le passé et le présent se côtoient, où les passés
perdus de Berlin s’interpénètrent.
Mon travail de fiction concernant les bribes de passé voudrait être
l’équivalent dans l’écriture de ce que certains artistes installateurs ont
fait, en particulier à l’égard de Berlin. Je pense au travail de Christian
Boltanski avec la « maison manquante » de Grosse Hamburger Strasse,
au travail de Shimon Attie et ses « ombres sur le mur » dans l’ancien
quartier juif de Berlin ou encore, au travail de Sophie Calle qui est allée
photographier les traces des emblèmes de l’ancienne RDA sur les murs
des bâtiments officiels en ne photographiant que des vides, et en
interrogeant les habitants sur le passé de ces édifices et de ces rues. Il
voudrait également simuler le « saut », l’enchevêtrement des écritures
sur l’Internet. Travail expérimental sur le fragment, mise au jour
d’éléments du passé enfui et enfoui, mon livre voudrait constituer, par la
fiction, une réflexion sur l’imaginaire de la mémoire et de la trace.
Depuis, je suis poursuivie par des éditeurs allemands et américains qui
veulent que je le fasse réellement, qu’il prenne vie, ce projet. Mais, pour
le moment, je ne suis pas un écrivain, juste une chiffonnière du temps.
Qui décide de ce qui reste ? Qui a le pouvoir sur les reliques, sur ce qui
va faire effet de mémoire ? Qui décide de ce qui va, de ce qui doit
disparaître ? Qui peut prétendre écrire l’histoire ? Je préfère les petites
histoires, les quotidiennetés anodines, les anonymes, ceux qui sont voués
à l’oubli. C’est d’eux que ma boutique est remplie. Qui a résisté ? Qui a
laissé faire ? Les documents eux-mêmes, ou ce qui en tient lieu, résistent-
ils à l’usure de la mémoire ? Et les monuments et les statues, ou leurs
socles, de quelles paroles mortes sont-ils les témoins ?
Je me souviens de ce qui avait défrayé la chronique entre 1990 et
1992, je crois. On avait trouvé dans d’immenses décharges des milliers
de livres. Dans le pays qui avait organisé en mai 1933 les grands bûchers
de livres sur la place de l’Opéra, c’était délicat, ces milliers de livres à la
poubelle, parfois à l’état neuf. Le scandale éclata. On y regarda de près. Il
s’agissait de vider toutes les écoles, les maisons d’édition, voire les
bibliothèques de la RDA. Tout ce qui avait eu, de près ou de loin, affaire
avec la RDA était voué à la destruction. C’était ça les nouvelles
poubelles de l’histoire. Il y avait ces immenses décharges pleines de
livres, il y avait la tête de la statue de Lénine enterrée dans une carrière
de sable à Köpenick, il y avait au loin, à Moscou (pour encore combien
de temps ?), la momie de Lénine, mal entretenue, qui n’en pouvait pas de
ne pas se décomposer au Kremlin, sans compter tous ces morts sans
tombe des camps de la mort qui peuplaient les sols des marécages et
plaines de ce coin de terre. Qui décide de ce que l’on va garder,
s’approprier, de qui nous sommes les héritiers ?
Il n’y a finalement que deux endroits où je retrouve quelque chose de
ce qui, autrement, me reste dans la gorge : les cimetières de Berlin et mes
vieux papiers.
Mon père est enterré dans le cimetière de Weissensee, non loin de la
station de S-Bahn Greifswalder, autrefois station Ernst Thälmann Park.
Tout un programme dans ce changement de nom. J’ai remis sa tombe en
état. La stèle a fière allure sous les rhododendrons aux fleurs violettes.
Viktor Kleindorff. 1900-1960. Des dates rondes. J’aime me promener
dans les allées de cet immense cimetière encore à demi sauvage et envahi
par endroits par le lierre, devenu un labyrinthe à la végétation sauvage.
Là, en me baladant parmi les tombes et les stèles, entre tous ces Cohen,
ces Levy, ces Himmelfarb, dans ce silence dévasté, je sens quelque chose
du passé, de l’avant. Une quiétude, une paix. Et puis, quand je lis le
journal de Rebecca Weiss, que je mesure avec elle les progrès qu’elle fait
pour séduire Hermann, ou quand Eva Malher répond aux cartes postales
de Jürgen, lui disant qu’elle ira le rejoindre à Lugano, quand je lis le
cahier d’écolière de Greta Kahn et son écriture encore maladroite, oui, je
sens qu’il y a un sol sous mes pieds, une consistance de ce qui fut.
Le temps passe. Je commence à me demander si Mickael va bien venir,
si tout cela n’est pas un mauvais rêve. Je vais devoir bientôt remonter la
Rosa-Luxemburg-Strasse pour ouvrir le « Gericke : le chiffonnier de
Berlin », préparer le thé pour les clients, savoir si Joachim a fait de
nouvelles trouvailles. Un jour, je me mettrais peut-être à ce récit
discontinu, à ces photos sur Berlin, à cette recherche sur mon père, oui,
un jour je vais m’y mettre. J’ai du reste acheté aux Galeries Lafayette de
la Friedrichstrasse un appareil photo APS au format « panorama »
commode pour tous les arpenteurs des villes. J’ai plusieurs plans des
Hackesche Höfe et j’ai commencé mon inventaire.
C’est là que le marchand de vins Wilhelm Neumann und Söhne avait
ses entrepôts, son comptoir de dégustation devenu le restaurant
Neumann, donnant sur Rosenthaler Strasse, c’est là que l’architecte
Endell construisit ses fameuses façades Jugendstil et que la famille
Michael Jacob dut s’enfuir, ses biens ayant été aryanisés et confiés à
Emil Koster A. G. Aujourd’hui, les Hackeschen Höfe ont été restaurés,
rénovés, avec des appartements donnant sur des cours-jardins, des
boutiques de mode, d’artisanat, des galeries, une très belle librairie, des
cinémas, un théâtre, des cafés. Mais il ne faudrait pas que mon inventaire
ressemblât trop à un guide pour touristes. Ce que j’aime à prendre en
photo par-dessus tout, ce sont les arrière-cours de Berlin, avant, pendant
et après la rénovation des immeubles, des rues, des quartiers. On y sent
peser l’histoire, quelque chose du passé. Celles de Prenzlauer Berg sont
particulièrement attachantes. Le quartier est méconnaissable. Ce n’est
plus ce coin de l’Est où quelques intellectuels dissidents venaient
descendre bière sur bière dans quelques cafés pouilleux en lisant leurs
poèmes surréalistes indécodables. C’est à présent un quartier branché qui
a attiré les intellectuels, y compris ceux de l’Ouest qui ont commencé à
quitter Kreuzberg devenu inabordable. Le café Pasternak en est un des
points de ralliement. Les cours intérieures autour de la Kollwitzplatz sont
des puits de lumière aux herbes sauvages. Parfois, un grand arbre au fond
frotte ses branches contre les fenêtres. C’est le règne des oiseaux et du
silence, des oasis de fraîcheur dans les étés berlinois caniculaires. J’aime
aussi photographier les métros, les quais, les entrées, les sorties, le métro
aérien qui grince à travers une forêt d’aiguillages, venant trouer les
nuages avec des bruits étranges. Et puis, il y a les graffitis. Ma dernière
photo a traqué un drôle de constat sur le mur d’un immeuble rénové :
« Plus de choucroute pour tous ». Oui, il faut que je me mette à mon
inventaire, et que je n’oublie pas d’aller chercher les photos que j’ai
données à développer au grand magasin d’appareils photo de la
Friedrichstrasse, tout à côté de l’ex-Checkpoint Charlie.
Comment sait-on qu’on a raté sa vie ? Non pas au sens banal du terme.
Tout un chacun dans un moment difficile, sent, en vieillissant qu’il a
« raté » sa vie. On n’a jamais fait tout ce qu’on avait envisagé de faire,
aimé ceux dont on était tombé amoureux, effectué les voyages dont on
avait rêvé, exercé les métiers pour lesquels on s’était senti une vocation
au départ, etc. On se retrouve tous un jour en savates, devant sa télé, en
train de regarder l’insipide journal télévisé, un peu vides. Tout cela est
très banal, somme toute. Je ne parle pas de cela, mais d’un sentiment
beaucoup plus profond, d’une certitude qui s’impose tout d’un coup, au
détour d’un geste anodin, dans l’autobus, l’avion ou en faisant les
courses : j’ai raté ma vie. C’est irréversible. Cela ne s’arrangera plus.
C’est comme ça. Que faire de cette illumination soudaine ? Se jeter sous
la première voiture qui passe ? Tout abandonner et partir au loin sans
rien ? En règle générale, cette sombre certitude n’est suivie de rien. Un
peu de dépression sans doute, de la tristesse. Puis on fait comme tout le
monde, on ouvre le journal, un bouquin, on donne un coup de téléphone à
un ami, on poursuit son travail comme si de rien n’était. Rien ne m’étaie
en effet. J’ai plus de soixante ans. Il serait temps de savoir ce que je veux
faire de ma vie. Il serait du reste plus raisonnable de me demander, en
sens inverse, ce que j’ai fait de celle-ci, ce que j’ai fait de ma survie. Où
elle est passée exactement ?
Comment sait-on que les possibles se sont refermés pour les individus
comme pour les sociétés ? Qu’on ne fera plus ceci ni cela, que d’une
certaine façon il est déjà trop tard ? Pendant des années on ne sait pas, on
voit venir, on fait des projets. Du reste, on en réalise quelques-uns. Pour
d’autres, on attendra, rien ne presse, on n’a pas assez d’argent, pas assez
de temps libre, on est pris par la famille, les responsabilités, le métier. On
verra bien ! Tomorrow is an other day ! Formules magiques. Et puis, tout
doucement le quotidien vous grignote, vous emberlificote, un clou chasse
l’autre. Un jour, il n’est plus temps. Georges Perec avait une rubrique
qu’il avait intitulée : « Choses que je voudrais faire avant ma mort ».
Quand j’y pense ! Dans ma petite liste personnelle, il y avait : foutre le
camp. Je suis partie. And here I am, back on the street à Berlin, entre
Joachim le clodo et l’énigmatique Mickael, qui me fait attendre.
C’est au moment où je me levais pour partir, après avoir payé
l’addition et remis en place Die Zeit sur la table d’à côté, qu’un vieux
monsieur parlant l’allemand avec l’accent américain s’est approché de
moi.
« Êtes-vous bien Erika Morgenstern ?
– Mais oui, ai-je répondu, et je vous attends depuis bientôt deux
heures.
– Je suis désolé de vous avoir fait attendre, mais une chose incroyable
m’est arrivée. J’allais prendre le U-Bahn pour venir à notre rendez-vous,
j’avais à la main une mallette qui ne payait pas de mine et dans laquelle
j’avais rangé tous les papiers de votre père, sa correspondance et son
journal intime. À vrai dire, moi, je ne connais pas ces papiers. Je ne les ai
pas lus. C’est Mickael qui me les a confiés à Chicago. Lui-même ne veut
pas remettre les pieds à Berlin.
– Et qu’est-il arrivé ? dis-je un peu inquiète.
– Je me suis fait voler la mallette au moment où j’entrais dans la
station de métro.
– Voler ? Mon Dieu ! Avec tous ces papiers ? Et où était-ce ?
– Je ne sais pas. À l’entrée du métro, il y avait un mendiant bizarre…
C’était à Krumme Lanke, au terminus de la ligne1. »
1. Une première version de ce texte a été publiée dans L’Inactuel, n°4, printemps 2000, p. 155-
176.
REMERCIEMENTS
Un certain nombre de chercheurs, d’organismes subventionnaires,
d’amis et étudiants, m’ont accompagnée durant ces quelques années de
préparation et de rédaction de l’ouvrage. Je voudrais signaler
particulièrement le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada, qui m’a donné l’aide matérielle dont j’avais besoin dans le cadre
des subventions de recherche, mon université, l’université du Québec à
Montréal, et le département de sociologie qui m’ont toujours soutenue,
mes amis et chercheurs de diverses équipes de recherche canadiennes,
françaises, allemandes et américaines. C’est ainsi que je voudrais
exprimer ma gratitude à mes collègues de l’équipe : « La mémoire
brisée » du FCAR du Québec, Simon Harel, Alexis Nouss, Michael
Lachance et Francine Belle-Isle ; à Marc Angenot, mon collègue de
l’équipe CRSH de « la fin des grandes espérances ». Le Zentrum für
Zeithistorische Forschung Potsdam, à l’initiative de Simone Barck, de
Martin Sabrow et Christoph Klessman, m’a reçu en novembre 1998 et
m’a permis d’approfondir un certain nombre de points sur lesquels porte
mon essai, le centre Marc-Bloch de Berlin, à l’initiative de Peter
Schöttler, et sous la direction d’Étienne François, m’a invitée à faire une
conférence et m’a permis d’échanger mes idées sur la notion de
« mémoire collective » aujourd’hui. À tous, un grand merci, de même
qu’à tous les amis de Berlin : Peter Schöttler et Barbara Hahn, Peter
Klaus, Simone et Karl Heinz Barck. Ma gratitude va aussi à Susan
Suleiman de l’université Harvard et Marianne Hirsch de Dartmouth
College, qui, au sein du groupe « mémoire » de l’American Comparative
Literature Association, m’ont toujours très bien accueillie ; mes collègues
du CELAT, en particulier Bogumil Koss, qui m’a chaleureusement
associée aux colloques sur la mémoire qu’il a organisés, Walter Moser du
département de littérature comparée de l’université de Montréal et Jeffrey
Peck qui fut un directeur très stimulant du Centre canadien d’études
allemandes et européennes de l’université de Montréal et le Goethe
Institut de Montréal qui m’a aidée à financer un séjour à Berlin, en 1999.
Merci encore à Marie-Claire Lavabre du Celipov. Il y a d’autres
collègues avec lesquels je travaille depuis longtemps et qui ont nourri ma
pensée : Sophie Wanich du laboratoire d’anthropologie des institutions et
des organisations sociales du CNRS qui a organisé un cycle de journées
d’étude sur « les musées d’histoire des guerres du xxe siècle, lieux et
rituels d’une identité européenne » ; Jean-François Chiantaretto et son
groupe portant sur « littérature personnelle et psychanalyse » ; Marie
Moscovici, psychanalyste et directrice de la revue L’Inactuel ; François
Dosse et Patrick Garcia, Christian Delacroix et Michel Trebitsch,
organisateurs à l’IHTP d’un passionnant séminaire sur Michel de
Certeau. Je voudrais saluer également Sonia Combe et Nicole Bary pour
leurs suggestions stimulantes.
Il me faut remercier, tout particulièrement, Philippe Mesnard, Carola
Hähnel, Chaïm Vogt-Moykopf, Maryse Barbance qui ont bien voulu
relire mon manuscrit et me faire part de leurs impressions. Une gratitude
toute particulière à Lothar Baier, qui a suivi toutes les étapes de
l’élaboration et de la rédaction du livre, ainsi qu’à mes étudiants et jeunes
chercheurs avec lesquels je travaille, Paul Choinière, Viviana Fridman et
Pascale Maltais.
Je voudrais remercier aussi Jean-Marc Roberts des Éditions Stock et
Nicole Lapierre qui m’a fait le grand honneur de m’accueillir dans sa
nouvelle collection, « Un ordre d’idées ».
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