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TROUNOIR.

ORG
NUMERO DOUZE - 28 FÉVRIER 2021

ABOLIR LA FAMILLE – ACTE III


Le dépassement positif de la famille consiste dans la préservation et
l'émancipation de l'amour et du soin que les prolétaires ont trouvés les
uns avec les autres dans la difficulté : l'amusement et la joie de
l'érotisme ; l'intimité de la parenté et du romantisme.

Nous publiions au mois de février dernier un court texte


programmatique intitulé "Abolir la famille en six étapes" de ME
O'Brien. Nous donnons maintenant à lire la traduction française
d'un important article de la même autrice, publié originiellement
dans la revue EndNotes, qui revient plus en profondeur sur les
rôles de la famille ouvrière et de la libération du genre dans le
développement capitaliste, mais ouvre en même temps des pistes
de réflexion pour donner naissance à une politique queer à la
fois offensive et constructive. Qu'est-ce qui est précisément
nécessaire à abolir dans l'institution familiale ? Qu'est-ce qui
reproduit les possibilités de régénérescence du capitalisme à
partir de nos identités ?

Après avoir d'abord décrit dans la première partie les formes


familiales très variées qu'ont connues la classe ouvrière
européenne et les personnes noires esclavagisées aux Etats-Unis,
avoir analyser ensuite les mécanismes qui ont conduit depuis la
fin du 19ème siècle à l'imposition du modèle familial bourgeois
de la famille nucléaire à l'ensemble de la société, ME O'Brien
revient ici sur les mouvements libérationnistes des années 1970.
Ceci est l'acte final consacré à l'abolition de la famille.

Acte I ; Acte II

Vers la fin des années 1960, les prolétaires se révoltaient massivement au


niveau mondial. Les guerres civiles, les émeutes de rue, les grèves
massives des étudiants et des ouvriers traversèrent tous les continents. Ces
rébellions étaient variées et leurs luttes s'entrecroisaient les unes les
autres : elles s'opposaient à l'impérialisme, à l'apartheid colonial, à
l'oppression d'État, à la domination de genre et au capitalisme. Aux
États-Unis, le mouvement de libération des noirs renversa le système
raciste d'assujettissement légal et de terreur violente que Jim Crow avait
établi. Par les émeutes, les organisations du Black Power, les
manifestations militantes et la défense institutionnelle par la classe
politique, ils allèrent plus loin dans la résistance contre les conditions de
pauvreté urbaine concentrée, contre l'exclusion des bénéfices obtenus par
mouvement ouvrier et contre la violence étatique reposant sur la police et
la prison. Vers 1970, une nouvelle forme de rébellion émergea, inspirée
des stratégies et des analyses du mouvement de libération des noirs, et
remit en cause le régime genré et sexuel du mouvement ouvrier. Ces
radicaux féministes et queers cherchèrent à abolir la forme familiale
nucléaire hétérosexuelle basée sur le salaire masculin, abolition comprise
comme une étape vers la liberté sexuelle et de genre totale.

Trois rébellions s'entremêlant les unes aux autres dans leur lutte contre la
conformité genrée et sexuelle du mouvement ouvrier émergèrent à cette
époque : le féminisme radical, la libération homosexuelle, la transgression
et l'érotisme de genre. Elles s'insurgeaient contre la forme familiale à
salaire masculin et contre les régimes genrés et sexués qu'elle impliquait.
Elles rejetaient la politique sexuelle du mouvement ouvrier par la remise
en question de trois principes : rejet de la masculinité adoptée par la
gauche, de la famille nucléaire hétérosexuelle et de la détresse générée
par la vie en banlieue, ainsi que du travail lui-même.

CONTRE LA FAMILLE

Il y eut une explosion de la visibilité militante des gays et des lesbiennes à


la fin des années 1960 qui donna lieu à des organisations politiques
radicales soucieuses d'anti-impérialisme, de socialisme, de transgression
de genre et d'érotisme. En 1970, des groupes de libération gay connurent
une croissance rapide dans les principales villes des États-Unis, de Grand
Bretagne, de France, d'Allemagne et d'Italie. Ils partageaient une volonté
de libérer la puissance de la joie érotique. Des révolutionnaires
homosexuels comme Mario Mieli en Italie, Guy Hocquenghem en France
ou David Fernbach en Grande-Bretagne concevaient tous l'éros comme
une source potentiellement libératrice de liberté humaine et
réfléchissaient par là un sentiment diffus dans les cercles gays
libérationnisites. L'Éros, refoulé et assujetti par le mode de production
capitaliste, rigidement contraint par l'hétérosexualité ainsi que par la
famille nucléaire périurbaine, se trouvait potentiellement libéré par la
charge transgressive du sexe anal. La solidarité érotique, plutôt qu'une
identité d'essence quelle qu'elle fût, fournirait la pratique d'un
communisme gay.

Les personnes racisées trans et de genre non conforme, essentiellement


des travailleuses et travailleurs du sexe du sous-prolétariat, jouèrent un
rôle militant majeur dans l'émeute de la Compton's Cafeteria à San
Francisco en 1966, au cours des émeutes de Stonewall à New York en 1969,
puis comme présence visible dans le Gay Liberation Front à travers des
groupes comme Street Transvestite Action Revolution (STAR). Au cours
d'une période de fermentation politique et d'agitation sociale, les femmes
transgenres latino et noires jouèrent un rôle particulièrement important
et influant en constituant un pôle insurrectionnel de la politique queer
alors en train d'émerger. Les travailleuses du sexe transgenre et de
couleur Marsha P. Johnson, Sylvia Ray Rivera et Miss Major Griffen-Gracy
devinrent toutes des légendes de la rébellion de Stonewall et des
opposantes féroces à l'apprivoisement des politiques gay au cours des
années 1970. Rivera déclara plus tard au sujet de la marginalisation et du
travail militant des personnes trans lors de Stonewall :

« On était toutes et tous engagées dans différentes luttes, moi y compris


comme beaucoup d'autres personnes transgenres. Mais dans ces luttes,
dans le mouvement pour les droits civiques, dans le mouvement pacifiste
et dans celui des femmes, nous étions toujours des parias. La seule raison
pour laquelle la communauté transgenre fut tolérée dans certains de ces
mouvements, c'est parce qu'on pétait le feu, on allait en première ligne. On
laissait personne nous emmerder. On avait rien à perdre. » [1]

Parmi les queers des principales villes américaines à partir de la fin des
années 1950, les femmes de couleur racisées étaient les plus fortement
visibles, ce qui les rendait plus vulnérables au harcèlement de rue et à la
violence. Elles incarnaient le caractère déviant des queers pour la police,
pour les gays et les radicaux de genre désireux d'intégration. Ces femmes
racisées étaient presque entièrement exclues du travail salarié formel et
survivaient grâce au travail sexuel de rue ainsi qu'au crime. Ces femmes
racisées transgenres étaient vraisemblablement au nombre de plusieurs
centaines dans beaucoup de grandes villes américaines, mais agissaient
comme figures centrales dans un monde souterrain plus large et
hétéroclite de queers lumpenprolétaires, notamment de déviants de genre
non conformes, de personnes queers à la rue ou de toxicomanes, de
travailleuses et travailleurs du sexe et de criminels gays.

Ces radicaux de genre et de sexe expérimentèrent toute une série de


nouvelles approches au plaisir sexuel et d'arrangements familiaux
alternatifs, ce qui incluait le célibat, l'amour libre, l'homosexualité
exclusive, la cohabitation, les relations libres, l'interdiction de la
monogamie, l'égalisation du plaisir sexuel entre autres choses. De même,
les rébellions de la jeunesse de la fin des années 1960, même lorsqu'elles
n'étaient pas féministes ni queers, revendiquaient un souci radical pour le
plaisir sexuel non régulé et libéré de la logique du mouvement des
travailleurs et de la société qu'il avait contribué à construire. Ce genre
d'expérimentations de la sexualité et du genre caractérisaient certaines
organisations d'extrême gauche dominées par les hommes, les premiers
collectifs féministes lesbiens, les groupes libérationnistes gays ainsi que
les milieux des sous-cultures queers qui y étaient associés. Les étudiants
universitaires qui s'opposaient à l'interdiction des visiteurs nocturnes
masculins dans les dortoirs féminins contribuèrent à mettre le feu à la
rébellion de mai 1968 en France. L'amour libre, le sexe occasionnel non
marital et le contrôle des naissances étaient autant d'éléments centraux
pour les mouvements contre-culturels de la jeunesse hippie des années
1960, qui témoignèrent d'un rejet total de la société aliénée. Des
groupuscules militants anti-impérialistes comme les Weathermen puis la
George Jackson Brigade assimilèrent un fort rejet de la forme du couple
monogame, avec un succès mitigé [2]. Les mémoires militantes et les
communes éphémères de cette période témoignent d'une éclosion de la
découverte du sexe comme source de plaisir, de liberté et de lien.

Parmi ces radicaux de la sexualité et du genre, tous étaient d'accord pour


affirmer que la famille nucléaire hétérosexuelle constituait un lieu
d'horreur et de tyrannie. Les féministes et les mouvements de libération
des femmes étaient en effet unis dans leur opposition absolue à la
condition de la femme au foyer comme point central de la domination des
femmes. Les courants féministes principaux se distinguaient sur les
formes plus particulières de critique de la forme familiale et sur les
solutions proposées. Les féministes libérales les plus traditionnelles
recherchaient l'égalité dans la force de travail pour permettre aux femmes
de rompre leurs relations néfastes et pour défendre l'égalité au sein du
foyer, faisant ainsi écho aux requêtes du mouvement ouvrier et aux
féministes bourgeoises des époques précédentes. Les féministes radicales,
en considérant la famille comme l'instrument premier de la socialisation
genrée, de la tyrannie patriarcale et de la violence de genre, aspiraient à
une destruction générale de la famille en tant que premier pas nécessaire
vers toute forme de liberté et de libération réelles. Les féministes
marxistes débattirent longuement du rôle de la femme au foyer par
rapport à la logique de l'accumulation capitaliste et se divisaient – de
façon similaire à celles du mouvement ouvrier – entre celles qui
proposaient des formes d'organisation autonomes pour les femmes au
foyer et celles qui voulaient se concentrer leurs efforts sur l'organisation
des femmes insérées dans le travail salarié. Toutes étaient d'accord sur le
fait qu'être une femme au foyer constituait un destin horrible et
symbolisait ce que cela signifiait d'être une femme dans une société
oppressive.

Le féminisme radical a constitué l'engagement le plus profond et le plus


conséquent contre la tyrannie de la famille qui ait été produit jusqu'ici, en
identifiant ce qu'elle comporte de domination directe, d'assujettissement
violent et d'aliénation fondamentale. Ces féministes furent les premières à
reconnaître à quel point la violence sexuelle était centrale pour les
relations de genre. Elles ont vu qu'il s'agissait d'une intimité domestique
qui échappait à la surveillance et à la lutte en permettant et en défendant
toutes les terreurs particulières de la famille nucléaire : l'abus des enfants,
la violence contre la partenaire, le viol marital, l'atomisation et l'isolement
sociaux, la terreur anti-queer et la socialisation de genre forcée. Pour
Alison Edwards, la vulnérabilité des femmes au viol avait pour fondement
le fait que la relation de couple basée sur le salaire masculin dépendait du
caractère non payé du travail féminin domestique :

« De nombreuses femmes sont les employées non payées du patron de


leurs maris. La corvée du travail domestique façonne à son tour
l'oppression sociale des femmes – le sexe dépendant, le sexe mou, le sexe
stupide, le sexe inintéressant et le sexe immédiatement disponible. Ce sont
ces facteurs qui ont donné forme à la politique du viol. » [3]
En s'inscrivant dans un héritage communiste tout en remettant en
question le conservatisme de genre du mouvement ouvrier, ces
mouvements de la fin des années 1960 et 1970 renouvelèrent l'appel à
l'abolition de la famille. Dans cette revendication, ils reconnaissaient le
rôle central joué par la famille dans la violence et les régimes de genre
tout en défiant la complicité du mouvement ouvrier historique avec les
idéaux de la famille bourgeoise. Beaucoup avancèrent que l'oppression
était basée sur les rôles sexuels conformistes amplifiés par la famille
nucléaire. La Third World Gay Revolution écrivit depuis New York en 1970
:

« Nous voulons l'abolition de la famille nucléaire bourgeoise. Nous


croyons que la famille nucléaire bourgeoise perpétue les catégories
fausses d'homosexualité et d'hétérosexualité en créant des rôles sexuels,
des définitions sexuelles et de l'exploitation sexuelle. La famille nucléaire
bourgeoise comme unité de base du capitalisme crée des rôles oppressifs.
Toutes les oppressions trouvent leurs origines dans la structure de la
famille nucléaire. » [4]

On ne saurait dissocier les critiques des féministes radicales et des gays


libérationnistes de leur rejet des conditions sociales d'isolement et
d'atomisation caractérisant les banlieues américaines. Si elles
demeuraient vagues sur le caractère de classe de la famille qu'elles
critiquaient, c'était précisément à cause du succès qu'avait connu le
mouvement ouvrier dans la production d'une classe ouvrière respectable
et stable, tandis que le développement des banlieues avait rendu floues les
distinctions parmi les blancs entre les formes familiales de la classe
ouvrière, de la classe moyenne et de celle des capitalistes. Un classique du
féminisme massivement lu en 1963, La mystique féminine, fait de la
femme au foyer isolée un élément central de son analyse. Betty Friedan
ouvre son livre par une description de la vie de banlieue :

« Le problème est resté enfoui, en deçà de la parole, durant de


nombreuses années, dans l'esprit des femmes américaines. C'était une
émotion étrange, un sentiment d'insatisfaction, un désir dévorant que les
femmes enduraient au milieu du vingtième siècle aux États-Unis. Chaque
femme de banlieue se débattait avec ça toute seule. »

Les féministes radicales et les queers de la période affirmèrent l'abolition


de la famille par des pratiques de résistance et des analyses qui font écho
jusqu'à aujourd'hui : par l'expérimentation de façons alternatives de vivre,
d'habiter et de s'aimer, par le rejet de toute aspiration à l'assimilation au
mode de vie des banlieues, le refus de la subordination aux exigences du
travail salarié capitaliste, des rôles sexuels et genrés coercitifs, par le fait
de voir les relations interpersonnelles comme profondément politiques. La
Third World Women's Alliance appela à des structures familiales
étendues, communales et basées sur l'égalité de genre :

« Tandis que dans la culture capitaliste, l'institution de la famille a été


utilisée comme un outil économique et psychologique, qui ne répondait
pas aux besoins des gens, nous déclarons que nous ne reconnaîtrons
aucune propriété privée d'une personne par une autre. Nous
encourageons et soutenons la croissance continue des ménages
communaux et l'idée d'une famille étendue. Nous encourageons les formes
alternatives à la famille patriarcale et nous appelons au partage de tout le
travail (ce qui comprend le travail domestique et l'éducation des enfants)
par les hommes et les femmes. » [5]

Ces organisations de vie collectives pouvaient tantôt être des


appartements transformés en refuges informels d'aide réciproque pour
des travailleuses et travailleurs du sexe racisé.e.s et sans domicile, tantôt
des maisons collectives de petits groupes à haute discipline avec des
règlements vestimentaires féministes-lesbiens rigoureux ou encore des
communes rurales de hippies.

Les féministes noires furent aux prises avec l'histoire de la famille


ouvrière comme d'une institution blanche et normative. Avec
l'immigration massive vers les villes du nord à partir des années 1930, les
Américains noirs connurent un double processus d'intégration segmentée
dans la force de travail des ouvriers salariés d'une part et d'exclusion des
secteurs d'emploi des classes moyennes et des banlieues résidentielles en
expansion. Ils furent nombreux à se retrouver dans des « ghettos »
urbains – des quartiers caractérisés par une concentration de la pauvreté,
des contrôles racistes violents, des logements insalubres et un accès inégal
à l'emploi salarié. Vers le milieu et la fin des années 1960, alors que le
mouvement pour les droits civiques était en train de réussir à défaire
l'arsenal légal de Jim Crow dans le sud des États-Unis, la jeunesse noire
entra en insurrection dans plus de 150 villes américaines. Ces
soulèvements amorcèrent une réorganisation importante des
organisations noires et inquiétèrent le gouvernement fédéral.

Dans un rapport de 1965 répondant à cette situation, le sénateur et


sociologue Patrick Moynihan affirma que le chaos social de la vie urbaine
des noirs était la conséquence directe de la domination des femmes sur les
foyers. Le rapport, intitulé « La famille nègre : les arguments pour une
action publique », proposait une évaluation qui a orienté, à bien des
aspects, une bonne part de la pensée des sociologues libéraux, des
décideurs politiques et même de certains nationalistes noirs conservateurs
en matière de genre : les forts taux de chômage, de crime et d'autres
dysfonctionnements sociaux chez les personnes noires étaient le résultat
de la prépondérance excessive des foyers dirigés par des femmes dans les
communautés noires, de ce qui était appelé le « matriarcat noir » ; les
choix en matière de mariage et de mode de vie des femmes noires, qui
impliquaient notamment un taux relativement plus élevé de travail
salarié et plus faible de mariage, marginalisaient les Américaines noires
au sein d'une société qui encourageait des foyers dirigés par des hommes,
et produisirent en même temps une crise de la masculinité noire, des
comportements criminels, des protestations sociales disruptives ainsi que
du chômage [6]. L'exclusion des personnes noires de la forme familiale
caractéristique du mouvement ouvrier est ici imputée aux femmes noires
tandis que cette forme familiale hétéronormative et patriarcale est à
l'inverse vue comme condition fondamentale de l'ordre social. Nous
percevons ici un écho aux idées de Engels et des commentateurs bourgeois
de la moitié du dix-neuvième siècle, paniqués face aux
dysfonctionnements moraux de la vie ouvrière tandis que les familles
ouvrières prenaient de nouvelles formes pour s'adapter aux contraintes
matérielles.

Même si la famille basée sur le salaire masculin n'était pas une option
pour la plupart des personnes noires, le choix de ces dernières d'éviter le
mariage peut être compris comme une affirmation positive de liberté
sexuelle, un rejet des normes familiales patriarcales et un appel à une
forme différente de structure familiale. Comme nous en avons parlé plus
haut, les Américain.e.s noir.e.s qui fuyaient le mariage forcé de Jim Crow
ont en forte proportion choisi de vivre sans se marier. Le sous-emploi
chronique des hommes noirs dû à l'exclusion opérée par un marché du
travail raciste constituait un autre facteur structurel de désincitation au
mariage. Lors de l'application des lois Jim Crow, l'exclusion des prolétaires
noirs hors du travail salarié les empêcha d'intégrer le mouvement ouvrier
; avec la Grande Migration et le démantèlement de ces lois, les prolétaires
noirs eurent accès au travail salarié, mais n'avaient généralement pas la
possibilité – qu'il s'agisse d'une préférence ou non – de former des familles
basées sur le salaire masculin. Les femmes noires refusaient de sacrifier
leur indépendance à l'émulation désespérée d'une respectabilité
impossible, et préféraient élever leurs enfants avec des amies ou des
femmes membres de leurs familles plutôt qu'avec leurs époux. Dans
Double Jeopardy : To Be Black and Female, Francis Beale écrit :

« C'est un songe creux d'imaginer les femmes noires s'occuper simplement


de leurs maisons et de leurs enfants conformément au modèle de la classe
moyenne blanche. La plupart des femmes noires doivent travailler pour
loger, nourrir et habiller leurs familles. Les femmes noires représentent
un fort pourcentage de la force de travail noire, et cela est vrai autant
pour les familles noires les plus pauvres que pour les familles dites ‘de
classe moyenne'. »
Le rapport Moynihan a joué un rôle dans les efforts de programmes
sociaux visant à modifier la sexualité noire. Les émeutes de la moitié des
années 1960 ont fortement accru le soutien gouvernemental à la « Guerre
contre la pauvreté », l'expansion du système d'aides sociales pour qu'elles
incluent également les personnes noires pauvres. Une grande partie de la
sécurité sociale et du système social américains avait été mise en œuvre
dans les années 1930 alors que les principaux propriétaires terriens blancs
du sud de l'Amérique dépendaient encore du travail subordonné des
familles noires. Les différents programmes visaient ainsi à exclure les
travailleurs domestiques et agricoles, où se concentrait l'essentiel de la
force de travail noire tout en installant de nombreux dispositifs de
contrôle au niveau des gouvernements locaux dominés par les
suprémacistes blancs. Les personnes noires étaient largement exclues des
aides sociales gouvernementales au cours des années 1940 et 1950. Dans
leur effort de calmer et de contrôler l'agitation des années 1960, le
gouvernement fédéral comme les gouvernements locaux en ouvrirent
l'accès aux femmes noires célibataires et au chômage.

Ces femmes connurent de nombreuses frustrations à cause des formes de


contrôle social condescendant des structures de la sécurité sociale. Elles ne
tardèrent pas à organiser un réseau de projets qui devint le National
Welfare Rights Organization (NWRO). Composée de mères noires
bénéficiaires d'allocations, cette Organisation pour les droits à la sécurité
sociale nationale finança dans les années 1960 de nombreuses campagnes
pour améliorer significativement l'accès et le traitement des bénéficiaires
d'aides sociales et avait pour objectif ultime l'instauration d'un revenu
universel de base fédéral. L'une de leurs campagnes les plus notables
s'opposa directement aux tentatives de contrôle de la sexualité des
personnes noires. Les services d'aides sociales excluaient des bénéficiaires
les femmes qui avaient « un homme à la maison » sur lequel on imaginait
que la mère pouvait se reposer. Pour renforcer cette politique, les services
d'aides sociales menaient des « raids de minuit », en collaboration avec les
services de police, c'est-à-dire des inspections tard dans la nuit pour
déterminer si la bénéficiaire cohabitait avec un homme et avait une vie
sexuelle active, ce qui la rendait inéligible aux allocations. Le NWRO
réussit à supprimer ces pratiques grâce à l'organisation et au recours à la
justice, en défendant le droit des personnes prolétaires noires à avoir une
intimité sexuelle non maritale.

CONTRE LE TRAVAIL

Un troisième élément crucial caractérise les radicaux de genre de la fin


des années 1960 et du début des années 1970 : leur cheminement vers un
rejet du travail. Tandis que de nombreuses féministes continuèrent à
penser que l'égalité serait obtenue au moyen du travail salarié et de
l'intervention étatique, nous allons nous intéresser à deux exemples de
politiques plus autoconscientes et opposées au travail chez les femmes
ouvrières : le Mouvement pour les droits à la sécurité sociale américaine
(American welfare rights movement) et Salaires pour le travail
domestique (Wages for Housework).

Le NWRO était une rébellion des Américain.e.s noir.e.s pauvres contre le


travail. Là où le mouvement syndical noir appelait au plein-emploi et aux
plans d'embauches, ces requêtes de travail n'exercèrent que peu d'attrait
sur les membres du NWRO. Nombreux étaient celles et ceux qui avaient
travaillé tout au long de leur vie et avaient trouvé leurs emplois non
épanouissants et aliénants. Les textes produits par l'organisation
avançaient l'argument historique que c'étaient les noirs qui avaient
construit le pays au fil de générations de travail esclavagisé et subordonné
: ils avaient assez travaillé. Le NWRO s'organisa contre l'exploitation et la
cruauté des réformes du travail qui visaient l'instauration d'emplois sans
salaire ou à bas salaire en échange des allocations. Bien que certaines
femmes faisant partie du NWRO mirent en avant le fait que leur rôle de
mère constituait une forme de contribution productive à la société,
d'autres étaient bien plus réticentes à l'encontre de ce genre de discours.
Elles défendaient au contraire un « droit à la vie » séparé du salaire, du
travail et de la participation au marché du travail. En organisant des sit-in
et des occupations des bâtiments des services sociaux et du gouvernement,
en se rendant aux tribunaux et en encourageant les récipiendaires à
exiger le maximum de bénéfices possibles, ces militantes cherchaient à
faire entrer le système de l'état social dans une crise qui nécessiterait une
restructuration complète et mettrait ainsi fin aux évaluations
scrupuleuses des revenus, à la discipline comportementale ainsi qu'à
l'incitation au travail des Américain.e.s bénéficiaires d'allocations. Le
cœur de la campagne que menait le NWRO pour le Revenu fédéral annuel
garanti ou Impôt négatif sur le revenu était compris par nombre de ses
défenseurs comme un moyen de ne plus être forcés à exercer un emploi
chroniquement insatisfaisant. En supprimant le lien entre le travail et la
subsistance, les activistes pour le droit à la protection sociale exigeaient la
fin de l'obligation à travailler.

Il s'agissait d'un tournant radical par rapport à la façon dont la protection


sociale avait été comprise par l'imagination des sociaux-démocrates. Les
programmes de protection sociale de l'après-guerre aux États-Unis comme
en Europe avaient été pour la plupart conçus comme des compléments au
plein-emploi. Le soin apporté aux personnes âgées, aux enfants, les
allocations pour le chômage et les handicaps, l'assurance maladie
publique constituaient autant d'éléments conçus pour servir de
complément au travail salarié de toute une vie. Les programmes de lutte
contre la pauvreté auxquels le NWRO s'est confronté étaient structurés de
façon à minimiser la compétition avec les marchés du travail : les
allocations étaient généralement situées largement en dessous du salaire
minimal, les évaluations des revenus cherchaient à exclure les personnes
employables et les bénéficiaires étaient incités dans des mesures diverses
à se mettre au travail. Dans le sud du pays, l'accès aux allocations était
restreint selon les besoins saisonniers de travail agricole. Si les montants
des allocations se rapprochaient de ceux des plus bas salaires, cela pouvait
être justifié par des circonstances de chômage élevé et de crise
économique. Pour le NWRO ainsi que pour d'autres militant.e.s pour
l'assistance sociale des années 1960, les allocations ne constituaient pas
uniquement un supplément au travail salarié, mais un moyen d'y
échapper.
Le sentiment anti-travail dans les mouvements des femmes de la classe
ouvrière ne se limitait pas au mouvement noir des droits à l'assistance
sociale. Des Salaires pour le Travail ménager (Wages for Housework)
affirmait avec le plus de cohérence le lien entre la misère du travail
domestique non rémunéré et son corrélat, la misère du travail salarié. Des
Salaires pour le Travail ménager émergea dans l'intensité de l'insurrection
ouvrière de l'Italie du début des années 1970 qui s'étendit rapidement
jusqu'au Royaume-Uni et aux États-Unis. Dans Les femmes et la subversion
de la communauté, Mariarosa Dalla Costa voyait l'oppression des femmes
comme le produit de la reproduction générale de la totalité capitaliste et
établissait ainsi le terrain conceptuel sur lequel se serait ensuite
développée la théorie de la reproduction sociale. Cela constituait une
rupture théorique majeure puisqu'elle y reconnaissait que la reproduction
capitaliste dépendait aussi bien du lieu de travail salarié que du travail
reproductif domestique non rémunéré, rupture rendue possible par
l'intensité de l'insurrection du mouvement ouvrier autant que par la
volonté de dépasser ses limites. Dalla Costa écrit que la structure de la
famille « constitue le pilier central de l'organisation capitaliste du travail »,
en tant qu'elle structure la division entre les activités rémunérées et celles
non rémunérées : « elle a ainsi transformé les hommes en esclaves
salariés, jusqu'au point où elle est parvenue à assigner ces services aux
femmes dans la famille, et, dans le même processus, à contrôler le flux de
femmes qui pouvaient parvenir au marché du travail. » [7]

Avec l'arrivée de la famille ouvrière basée sur la femme au foyer, les


femmes sont reléguées à la maison, ce qui produit la division de genre au
sein de la classe ouvrière. La lutte des femmes doit nécessairement rejeter
le foyer en construisant des alliances avec celles qui travaillent dans les
industries du soin reproductif et en produisant ainsi une insurrection
révolutionnaire :

« Nous devons sortir de la maison ; nous devons rejeter la maison, parce


que nous voulons nous unir à d'autres femmes, lutter contre toutes les
situations qui présument que les femmes doivent rester à la maison, nous
lier aux luttes de toutes celles qui sont dans des ghettos, que le ghetto soit
une crèche, une école, un hôpital, une maison de retraite ou un asile.
Abandonner sa maison, c'est déjà une forme de lutte. »

Ce qui caractérise fondamentalement cette lutte contre le foyer est moins


la revendication d'une rémunération que le rejet du travail lui-même :

« Les femmes doivent découvrir complètement leurs propres possibilités –


qui ne consistent ni à repriser des chaussettes ni à devenir des capitaines
de paquebots transocéaniques. Mieux, nous pouvons souhaiter faire ces
choses, mais elles ne peuvent pour l'instant se situer ailleurs que dans
l'histoire du capital. »

On retrouve cette dimension anti-travail du salaire domestique chez Silvia


Federici :

« Si nous partons de cette analyse, nous pouvons voir les implications


révolutionnaires de la revendication de salaires pour le travail
domestique. C'est la demande par laquelle notre nature prend fin et notre
lutte commence parce que vouloir simplement des salaires pour le travail
domestique, cela signifie refuser ce travail comme expression de notre
nature, et donc refuser précisément le rôle féminin que le capital a
inventé pour nous. » [8]

Aussi contre-intuitif que cela ait pu être pour une grande partie de son
lectorat, Federici a affirmé très clairement que cette revendication de
salaires est une revendication de la capacité à refuser le travail. Pour la
tradition italienne marxiste, le refus du travail n'était pas un acte de
volontarisme individuel d'évitement de l'emploi, mais la possibilité d'une
action de grève massive et d'une rébellion de classe organisée. Leur
proposition politique était un moyen d'exposer la dynamique sous-jacente
du travail domestique non-salarié. Dans la conception de Federici, le refus
du travail était rendu possible au moyen des salaires : « Désormais nous
voulons de l'argent pour chacun de ses moments, de sorte que nous
puissions en refuser d'abord certains et finalement l'ensemble complet de
ces moments. »

Dans cette optique anti-travail, on peut considérer le Salaire domestique


comme non programmatique et voir leur appel pour la compensation
financière des activités reproductives non rémunérées ainsi que leurs
revendications du caractère producteur de valeur de ces activités comme
des provocations ; leur perspicacité est ailleurs. Dalla Costa parle des «
salaires domestiques » uniquement en passant et de façon quelque peu
critique. L'appel de Silvia Federici pour le salaire domestique est défendu
dans l'essai Des salaires contre le travail ménager. Il n'y a pas à douter que
de nombreuses défenseuses du travail domestique, y compris Selma
James, voyaient probablement la chose de façon très littérale [9].

LIMITES ET CONTRADICTIONS

Les conceptions qu'ont eues, vers la fin des années 60 et dans les années
70, les femmes noires gauchistes, les féministes radicales et les gays
libérationnistes, vont bien plus loin dans leur compréhension de la liberté
de genre que les analyses qui les ont précédées. Contrairement à leurs
prédécesseurs marxistes, elles et ils reconnaissent la famille ouvrière
comme un lieu de soumission personnelle, de violence, de brutalité et
d'aliénation. Elles comprirent que l'autoactivité de la classe elle-même, à
travers l'établissement direct de liens de parenté alternatifs et de relations
basées sur l'entraide, constitue le mécanisme premier d'abolition de la
famille. Elles commencèrent à reconnaître, ou du moins essayèrent, la
relation entre l'empire, la blanchité des banlieues résidentielles, le
mouvement ouvrier institutionnalisé et les familles patriarcales
hétéronormatives. Elles aspiraient à ce que la maison devienne un lieu
communal en expansion de soin mutuel, d'amour, de plaisir érotique, de
lutte partagée, de transformation personnelle plutôt que d'isolement et de
contrôle.
En avançant une critique de l'expression de genre binaire coercitive et des
attentes de genre normatives, elles allèrent dans le sens d'une abolition de
l'identité sexuelle et genrée comme point d'aboutissement de l'abolition de
la famille. Elles considéraient que la lutte d'abolition de la famille
nécessitait une transformation personnelle directe des attentes et du
comportement que l'on a vis-à-vis des autres et prolongeaient en
l'approfondissant la critique socialiste précédente du chauvinisme
masculin comme obstacle à la lutte des classes. Par leur relation à la
survie économique et au travail, les radicaux de genre des années 1970
allaient dans le sens d'un rejet du travail et d'un désir d'échapper à la
domination du travail salarié, plutôt que de se contenter d'imaginer
l'égalité par la prolétarisation universelle.

Leur politique n'est toutefois pas suffisante pour nous aujourd'hui. Les
féministes radicales et les gays libérationnistes ont forgé des visions
émancipatrices qui ne peuvent plus inspirer des rébellions de genre
massives dans les formes qu'elles ont revêtues au début des années 1970,
et qui pourront être de bon droit critiquées vigoureusement au cours des
décennies à venir de lutte et de pensée du genre. Même le Salaire
domestique, qui a posé des questions d'une façon assez pertinente pour
résonner jusqu'à aujourd'hui, répondait à un monde qui a bien changé
depuis.

L'analyse des féministes radicales et des gays libérationnistes étendait leur


critique de la famille nucléaire hétérosexuelle atomisée à leur
compréhension générale de la société comme un tout. Elle identifiait le
patriarcat comme base fondamentale du militarisme, de la consolidation
des états autoritaristes, du fascisme, du colonialisme, de la violence
sexuelle, de la conformité de genre et de la propriété privée. Les
féministes radicales considéraient l'oppression des femmes comme la
conséquence d'un système de castes ou de classes sexuelles. Les femmes
constituaient un groupe social cohérent avec un ensemble d'intérêts facile
à agréger – exactement comme le prolétariat industriel avait été imaginé à
une époque précédente du mouvement ouvrier – et sujet à une unique
forme d'oppression dans la famille. Cette analyse de sexe et de classe
reflétait leur propre expérience de l'oppression, pour l'essentiel en tant
que femmes blanches opposées à la vie prisonnière de la famille de
banlieue résidentielle, mais se trompait significativement sur la place de
la famille au sein du capitalisme.

Bien qu'en régime féodal il y ait eu une homologie et une imbrication


directe entre l'organisation de l'état, l'économie et la famille patriarcale,
en régime capitaliste, ces systèmes avaient été partiellement rompus par
le travail salarié. Ce qui revient à dire que la domination et la violence
directe n'étaient plus requises pour extraire une plus-value dans le procès
de production, de sorte que les affaires gouvernementales et les
dynamiques familiales pouvaient développer une autonomie relative. Le
capitalisme produisit une véritable séparation entre les sphères publiques
et privées, en isolant une forme de domination de genre à l'intérieur des
murs privés du foyer. Les formes de domination masculine qui
pénétraient dans le gouvernement ou les affaires, quelles qu'aient pu être
leurs ressemblances superficielles avec les dynamiques de genre des
familles, revêtaient un caractère fondamentalement différent et
fracturaient ainsi le « patriarcat » comme système cohérent. Le fait de
partir de leur critique de la famille a en dernière instance empêché les
féministes radicales de saisir de façon adéquate les dynamiques du
capitalisme et de l'état racial.

La compréhension de l'oppression des femmes à travers une analyse de


sexe et de classe mena les féministes radicales à plusieurs impasses. Elles
se révélèrent incapables de rendre compte efficacement ou de répondre à
l'éruption des débats sur la classe et les différences raciales entre les
femmes, alors que leur stratégie et leur vision dépendaient de
l'élimination de toute stratification substantielle entre les femmes. Les
femmes transgenres, dans leur politisation concurrente de celle du
féminisme radical dont elle faisait initialement partie, devinrent bientôt
sujettes à une forte hostilité, tandis que l'analyse de sexe et de classe se
révélait fondée sur une polarisation binaire basée sur la biologie ou sur la
socialisation du très jeune âge. Les féministes radicales développèrent
rapidement une hostilité envers le plaisir sexuel en tant
qu'intrinsèquement lié à l'oppression patriarcale, ce qui conduisit à
l'éruption de débats au cours des années 1980 et 1990 connus comme « les
guerres du sexe » (the sex wars) qui se prolonge aujourd'hui dans les
débats sur la pornographie, le travail du sexe et les sexualités dites
tordues ou perverses.

Les féministes socialistes et noires remirent les premières en question le


modèle basé sur le sexe et la classe en soulignant son incapacité à rendre
compte des divisions entre les femmes ou des réalités du capitalisme et du
colonialisme. Toutefois, à de rares exceptions près, elles furent incapables
de rendre compte de façon significative et alternative de l'expérience de la
domination au sein de la famille. Dans leurs écrits, les féministes noires
voyaient souvent la famille comme un centre de résistance et
minimisèrent ainsi le rôle de la coercition de genre qui conduisit un grand
nombre de femmes noires à éviter les structures familiales basées sur le
couple hétérosexuel à partir des années 1960. Les féministes socialistes se
basaient quant à elles sur des explications systémiques duelles
contradictoires et théoriquement faibles de l'oppression des femmes
travailleuses, ou s'embourbèrent dans un débat long et pénible qui avait
pour but de déterminer si les heures de travail non rémunérées des
femmes au foyer produisaient ou non de la valeur. Après une brève
période de projets autonomes, les féministes socialistes finirent par
s'intégrer à nouveau aux politiques sociaux-démocrates ou léninistes. Au
début des années 1970, les écrits des femmes noires avaient une forte
dette envers les politiques des états socialistes ou nationalistes,
mouvements enlisés dans des contradictions bien documentées.

De façon similaire, les gays libérationnistes se sont révélés incapables


d'offrir un programme qui puisse résonner suffisamment à nos oreilles
aujourd'hui. Au cours des années 1970, les hommes gays de certaines
grandes villes avaient un accès presque libre à un plaisir érotique
fréquent avant le désastre du sida. Bien que l'on puisse éprouver une
certaine nostalgie pour les plaisirs et les libertés de cette période, peu de
gens imaginent aujourd'hui qu'il s'agissait là d'un chemin menant à une
société libre. Le relâchement spectaculaire des mœurs sexuelles chez les
personnes queers comme straight dans les années 1970 révéla que la
répression sexuelle ne constituait pas en fait le ciment de la domination
capitaliste comme les défenseurs du pouvoir d'Éros l'avaient auparavant
affirmé. Les efforts pour remodeler l'hétérosexualité dans la Nouvelle
gauche sont à juste titre remémorés comme terribles, avec des militants
qui s'efforçaient de « détruire la monogamie » pour mieux se piéger dans
des formes de misogynie et de traumatisme plus élaborées. Aujourd'hui, la
sexualité envahit la culture de consommation populaire et apparaît autant
comme une injonction néolibérale et individualiste à jouir que comme une
source de liberté. L'idée que la poursuite de l'érotisme pourrait constituer
de nouvelles solidarités révolutionnaires avait un sens lorsque le sexe gay
était lourdement criminalisé, mais ne fonctionne plus comme source
d'inspiration politique.

Les efforts queers et féministes pour démanteler et attaquer la forme


familiale nucléaire normative n'ont jamais été capables de concevoir des
visions cohérentes de dépassement de la société capitaliste. Beaucoup
rejoignirent ou venaient de projets d'organisation socialistes et
anarchistes, ou virent leur rébellion de genre comme un prolongement
direct de leur analyse anti-capitaliste. Les activistes des droits des gays et
des femmes qui s'étaient le plus fortement engagés dans une politique
marxiste ont souvent témoigné une incapacité relative à saisir ou à
s'engager dans les luttes queers et féministes les plus dynamiques,
transgressives et subversives. Par exemple, les trotskystes gays furent les
architectes d'un mouvement gay basé sur les droits accompagnant les gays
bourgeois et rejetaient les courants subculturels genderfuck des politiques
de libération gay d'ultragauche. La vision du socialisme et de
l'anticapitalisme dans les mouvements féministes et queer du début des
années 1970 était au contraire habituellement tout à fait vague et
s'inspirait d'idées romantiques du marxisme anticolonial du Tiers-Monde.
Cette inadéquation de la vision de la libération sexuelle et de genre des
mouvements du début des années 1970 se retrouve jusque dans les limites
de leur vision de l'abolition de la famille. Ils imaginaient l'abolition de la
famille comme une activité volontaire poursuivie au moyen de
subcultures réfléchies. Ils ne parvenaient que rarement à voir la
possibilité de généralisation de l'abolition de la famille à une
restructuration des relations économiques à l'échelle de l'ensemble de la
société. Cette limite réside en dernière instance dans la persistance de
l'horizon du mouvement ouvrier. Malgré la tentative d'échapper à son
masculinisme, à sa focalisation étroite sur le travail salarié ou aux limites
de sa vision de l'égalité dans la prolétarisation, ils ne pouvaient pas
concevoir l'abolition de la relation de classe elle-même. Le mouvement
ouvrier rechercha la liberté socialiste à travers la généralisation de la
condition du travail salarié. Dans les conditions du travail salarié, la
famille ne pouvait être dissoute qu'à travers l'expansion massive d'une
institution alternative distincte du marché : l'État. Ces jeunesses
cherchèrent à échapper au travail salarié, mais elles ne pouvaient pas
concevoir d'autres moyens de reproduction sociale collective et
communiste au-delà de l'usine sous une forme ou une autre. Théorie
Communiste met ainsi le doigt sur cette distinction entre une politique qui
s'oppose au travail en le critiquant et le dépassement du mouvement des
travailleurs : « La ‘critique du travail' ne permet pas d'aborder la
restructuration positivement comme une transformation du rapport
contradictoire entre les classes » et laisse ainsi les révoltes de Mai 68
enfermées dans la logique même d'une identité affirmative des
travailleurs qu'ils cherchaient pourtant à rejeter. Le langage difficile de TC
s'applique aux limites de la révolte de genre du début des années 1970 :

« La révolte contre la condition ouvrière, révolte contre tous les aspects de


la vie, était prise dans un déchirement. Elle ne pouvait s'exprimer, devenir
effective, qu'en se retournant contre sa base réelle, la condition ouvrière,
mais non pour la supprimer, car elle ne trouvait pas en elle-même le
rapport au capital qui eût été cette suppression, mais pour s'en séparer.
‘Mai 68' demeura alors une révolte. » [10]
Beaucoup de choses qui n'allaient pas dans les relations de genre et
sexuelles de la Nouvelle Gauche apparurent avec évidence aux
générations suivantes de la pensée féministe, queer et antiraciste. Les
courants intellectuels qui posaient des questions de politiques de genre et
sexuelles au cours des années 1980 et 1990 étaient surtout académiques et
se voyaient désignés par différents noms tels que le poststructuralisme, le
féminisme noir, le féminisme des femmes racisées, le féminisme prosexe,
le féminisme postcolonial, la théorie queer et les trans studies. Bien qu'ils
se voient fortement critiqués par certains gauchistes aujourd'hui à cause
de leurs différents degrés d'idéalisme, de manque de prise en compte
cohérente du mode de production capitaliste, de l'importance accordée
aux expériences individuelles et de leur éloignement par rapport aux
mouvements de masse, ces courants intellectuels ont de fait produit une
critique large, vigoureuse et dans l'ensemble précieuse des échecs de la
théorie basée sur le sexe et la classe, du nationalisme révolutionnaire et
du libérationnisme gay. Les mouvements liés au Sida dans les années 1990
s'inspirant de Foucault et de la théorie queer, les luttes trans depuis les
années 2000 façonnées par de nombreux courants théoriques, les
militants étatsuniens de Black Live Matter qui s'identifient et sont inspirés
par le féminisme noir intersectionnel, ont tous produit des avancées
majeures dans les politiques du genre en dialoguant de près avec ces
courants académiques. Pour ceux qui se soucient de la révolution
communiste, les limites de ces travaux académiques sont claires, à
commencer par l'absence de critique cohérente du capitalisme. Mais en
dernière instance, la tâche est aujourd'hui d'incorporer, plutôt que de
rejeter dans leur ensemble, leurs efforts de penser et de dépasser les
politiques de genre des mouvements des années 1970.

Un appel à l'abolition de la famille au présent ne peut se satisfaire de


répéter Engels, Kollontai ou la Révolution gay du Tiers-Monde. Aussi
riches en enseignements ces exemples historiques puissent-ils être, le
présent requiert un féminisme communiste à même de dépasser les
limites de ces mouvements antérieurs contre la famille. Pour ce faire, le
travail communiste théorique d'aujourd'hui portant sur la famille doit
prendre en compte la transformation structurelle de la reproduction
générationnelle de la famille des travailleurs depuis les années 1970, en
particulier le déclin de la famille nucléaire basée sur le salaire masculin
ainsi que la fragmentation des catégories de genre.

APRÈS LA FAMILLE BASÉE SUR LE SALAIRE


MASCULIN

En dernière instance, la vision révolutionnaire positive de ces


mouvements a été vaincue. À la fin des années 1970, les soulèvements qui
traversaient le monde étaient majoritairement écrasés. Malgré la variété
de leurs contextes politiques, ces défaites politiques s'enracinaient toutes
dans une crise plus large de la profitabilité capitaliste. Les insurgés de
genre des années 1970 connurent le même déclin de leurs mouvements.
Les féministes, après avoir vu des améliorations significatives allant dans
le sens de l'égalité de genre au cours des années 1970 grâce aux
changements économiques et aux victoires législatives, firent face à un
contrecoup violent et à la persistance de la différence des salaires entre les
sexes. Le mouvement de libération gay réfréna ses énergies pour se
limiter à devenir un mouvement de défense étroitement basé sur les
droits dans les années 1970 et ne retrouver un moment militant qu'au
cours du moment le plus aigu de la crise du Sida vers la fin des années
1980. Les militants pour les droits sociaux cessèrent de gagner du terrain
vers la fin des années 1970 et virent bientôt le démantèlement général des
allocations et des services sociaux avec une nouvelle ère d'austérité.

Tandis que l'ensemble de la vague de luttes s'effondrait vers la moitié des


années 1970, les descendants affaiblis de ces mouvements ne cessèrent de
développer toujours plus la théorie et de s'organiser autour du genre de
façon séparée de toute forme de politique de classe. Une fois séparés des
revendications économiques de masse, les mouvements des droits des
femmes et des homosexuels continuèrent à obtenir d'autres gains plus
limités en matière d'égalité juridique. Plus déterminante encore fut la
façon dont ces mouvements ont transformé les attentes et les dynamiques
interpersonnelles des femmes et des personnes queers des générations
suivantes. La plupart des personnes jeunes jouissent confortablement du
droit au sexe non marital pour le plaisir et de la reconnaissance que la
famille peut revêtir différentes formes acceptables. Ils ont plutôt tendance
à être à l'aise avec les relations entre personnes du même sexe et avec la
non-conformité de genre, tandis que c'est un souci pour le bien-être
personnel qui guide généralement leurs décisions en matière de sexe et de
genre.

À mesure que les mouvements radicaux étaient vaincus, certains éléments


constitutifs de la forme familiale à laquelle ils étaient opposés se
modifièrent de façon inattendue. Les effets de la crise de profitabilité
prolongée ainsi que la défaite du mouvement ouvrier à partir de la moitié
des années 1970 rendit impossible pour la plupart des membres de la
classe ouvrière de maintenir une femme au foyer à l'extérieur du marché
du travail. Ce ne furent pas les queers ni les féministes qui en dernière
analyse mirent en crise cette forme familiale. La forme familiale basée sur
le salaire masculin ne caractérise plus aucun secteur de la société et a
perdu son hégémonie sociale à cause de la convergence d'un ensemble de
facteurs. À sa place, nous assistons à une croissance forte et solide de
foyers basés sur un double salaire, de personnes qui choisissent de ne pas
se marier ni de vivre en couple, de structures familiales fragmentées et de
l'entrée sur le marché de services à la reproduction sous forme
marchande. Bout à bout, ces dynamiques ont produit un éventail
hétérogène de formes familiales dans la vie de la classe des travailleurs. Si,
lors de la naissance du mouvement ouvrier, l'organisation des travailleurs
a bel et bien joué un rôle d'instrument pour la création des conditions
d'émergence de la figure de la femme au foyer ouvrière, sa disparition au
contraire a dépendu essentiellement d'un ensemble de forces
structurelles.

Les vies des femmes connurent des changements importants depuis la


défaite du mouvement féministe. D'abord, un grand nombre de femmes
mariées ont intégré la force de travail. La participation des femmes au
marché du travail a progressivement augmenté au fur et à mesure de
l'expansion de l'emploi des cols blancs à partir des années 1920. Dans les
années 1950, lors de l'apogée de l'expansion des banlieues résidentielles,
les femmes plus âgées commencèrent à travailler en plus grand nombre.
Mais avec la participation au travail de jeunes femmes mariées au cours
des années 1960 et 1970, le tournant devint amplement visible et
indéniable. Pour les femmes mariées avec un époux présent aux
États-Unis, la participation au marché du travail augmenta de façon
continue de 30 % dans les années 1960 à 60 % dans les années 1990. Bien
que la persistance des régulations du marché du travail ait ralenti la
participation des femmes dans les démocraties sociales européennes,
l'emploi des femmes a augmenté de façon continue dans tous les pays de
l'OCDE. Au Royaume-Uni, la participation des femmes à la force de travail
a grimpé de 37 % en 1961 à 53 % en 1990 pour rester autour de 55 %
depuis. En Allemagne, elle est passée de 39 % en 1970 à 56 % en 2016, une
période de chute des salaires réels.

De nombreux facteurs ont contribué à la participation croissante des


femmes au marché du travail, y compris l'augmentation d'emplois à «
caractère féminin » dans les secteurs de travail reproductif, de l'emploi
des cols blancs, de l'éducation et de la santé ; le déclin de la fertilité ;
l'augmentation des possibilités de temps partiel ; le désir croissant des
femmes de travailler. Dans de nombreuses industries et nations, les
interdictions portant sur l'emploi des femmes mariées ou des mères furent
supprimées au cours des années 1960 et 1970. Un facteur encore plus
décisif pour la famille de la classe ouvrière est la nécessité économique.
Les salaires de la classe ouvrière ont stagné puis décliné depuis les années
1970, et le maintien d'un niveau de vie comparable a nécessité pour la
grande majorité des familles ouvrières de faire rentrer les épouses dans la
force de travail tout en accroissant la dette des ménages. Les familles
ouvrières ne peuvent plus se payer le luxe d'une famille basée sur la
femme au foyer. Le capitalisme a détruit la famille-femme-au-foyer qui
constituait un élément central de la respectabilité du mouvement ouvrier.
Parallèlement à la croissance de la participation des femmes au marché
du travail, les populations des pays de l'OCDE ont choisi de se marier plus
tard, de vivre en concubinage, de divorcer plus rapidement, et de vivre en
célibataires. Aux États-Unis, les taux nets de divorces passèrent de 3/1000
de la population de plus de quinze ans en 1950 à 6,3/1000 en 1985 ; en
Angleterre et au Pays de Galle, de 0,9 à 4/1000 sur la même période. En
1950, seuls 10 % des ménages européens comportaient un seul individu ;
en 2000, ce taux était monté à 30 % au Royaume-Uni, à 40 % en Suède
tandis que le taux le plus bas sur le continent était atteint par la Grèce
avec 20 %. Il est probable que les taux de divorces plus élevés aient permis
aux hommes comme aux femmes de quitter des relations mauvaises et
insatisfaisantes pour rechercher de meilleures relations sexuelles et des
structures familiales non traditionnelles. Cela intensifie également
l'atomisation, l'isolement et la fragmentation de la vie sociale.

Les couples ont moins d'enfants, commencent à avoir des enfants plus
tard et cessent plus tôt. La fertilité a décliné partout ; entre 1900 et 2000,
elle est passée de 5 enfants par femmes à 1.3 en Allemagne ; de 3,8 à 2 aux
États-Unis ; de 5,8 à 3,3 en Inde et de 6 à 2,7 en Amérique latine. Les
enfants ont plus de chance de naître de relations extra-maritales. Le
pourcentage de naissances extra-maritales a crû au Royaume-Uni de 8 %
en 1960 à 39,5 % en 2000, de 5,3 aux États-Unis à 31 %, de 11,6 % dans
l'ex-Allemagne de l'Est à 49,9 % et de 6,7 à 17,7 dans l'ex-Allemagne de
l'Ouest. Un taux de fertilité plus bas implique qu'une partie plus
importante de la vie a lieu hors de la maison, n'est pas consacrée à
l'éducation des enfants et se déroule au-delà des limites étroites de la
famille nucléaire.

En plus de la stagnation des salaires, un autre élément de la crise


capitaliste prolongée a contribué au déclin de la forme familiale basée sur
le salaire masculin, en lien avec ces différents facteurs : la modification du
travail reproductif. Avec notamment le déclin des taux de profit dans les
secteurs manufacturiers, l'investissement capitaliste n'a eu de cesse de
rechercher de nouvelles opportunités dans les services de consommation.
Cela a contribué à une croissance importante des entreprises privées et
des travailleurs à salaires très bas remplissant des services autrefois
réalisés par les femmes au foyer non rémunérées. Beaucoup de membres
de la classe ouvrière peuvent laver leur linge dans des lavomatiques,
laisser leurs enfants dans des garderies, acheter de quoi manger dans des
restaurants rapides et payer d'autres travailleurs pour faire leur ménage.
Cela a accru la demande d'emploi dans les secteurs féminisés et a fourni
un plus grand nombre d'emplois aux femmes et aux personnes queers de
la classe ouvrière. Les familles riches emploient des travailleurs
domestiques pour nettoyer leurs maisons et élever leurs enfants à des
tarifs qui n'avaient plus été vus depuis la moitié du dix-neuvième siècle.
En sous-traitant le travail reproductif à des services salariés, les gens ont
libéré des heures pour leurs semaines de travail requérant plus de temps
et ont réduit leur dépendance au travail domestique non-salarié.

Collectivement, tous ces changements marquent une amélioration dans la


capacité des gens à rechercher des relations épanouissantes au-delà des
attentes étroites de la famille et de la communauté. Ces facteurs ont
vraisemblablement beaucoup contribué à la forte augmentation de
personnes ayant des relations homosexuelles, des transitions de genre et
vivant dans des formes familiales complexes et non traditionnelles. À de
nombreux égards, ces changements démographiques radicaux dans la
manière dont les personnes vivent leurs relations constituent une
amélioration réelle et qualitative dans leurs vies sexuelles et de genre. Les
jeunes grandissent à présent dans un monde sexuellement plus libre que
celui de leurs grands-parents.

Mais ces changements comportent également une intensification de la


dépendance vis-à-vis du salaire. Le déclin de la forme familiale ouvrière
basée sur le salaire masculin a fait passer l'expérience des femmes et des
queers de la dépendance à la domination personnelle d'un mari ou d'un
père à la dépendance à la domination impersonnelle du salaire. Elles et ils
ont échappé à la tyrannie des maisons patriarcales pour mieux se
retrouver comme jeunesse queer à la rue dans les rues des grandes villes,
comme mères célibataires condamnées à la pauvreté chronique, ou parmi
les millions de personnes queers et de femmes travaillant dans les
industries du service à bas salaire ou encore comme travailleurs informels
aux marges de l'économie salariée. Chacun.e est forcé.e à trouver et à
sécuriser son emploi, à être en compétition avec d'autres prolétaires et à
se soumettre à la discipline de genre et sexuelle des employeurs et du
procès du travail. De même que la famille basée sur le salaire masculin a
été rendue possible par une série de victoires du mouvement ouvrier, la
crise économique prolongée ainsi que l'effondrement du mouvement
ouvrier a condamné beaucoup de gens à la privation matérielle, à la
dépendance au marché et au travail aliéné. Les nouvelles structures
familiales hétérogènes sont un symptôme du désespoir autant que d'une
pratique du soin, et dans cette dépendance au marché, chacun est sujet à
de nouvelles formes de prédation. Toute une jeunesse queer, libérée de la
relation violente à ses parents, peut être sujette à de nouveaux risques de
travail du sexe accompli dans la rue ; de jeunes mères, en choisissant de
ne pas épouser leurs petits amis agresseurs, peuvent se retrouver à
travailler de longues heures dans la vente sous le contrôle de managers
qui les harcèlent sexuellement.

Sous l'effet de ces tendances économiques, les membres de la classe


ouvrière ont bien plus de chances de dépendre de relations de parenté
fragmentées, étendues et hétérogènes d'une manière analogue à ce qui
avait lieu au dix-neuvième siècle. Les parents de toutes les classes sociales
divorcent et se remarient en forte proportion et produisent ainsi ce qu'on
appelle des familles recomposées de beaux-enfants. Les mères dont des
membres de la famille sont incarcérés, cas particulièrement commun chez
les femmes noires américaines, vivent souvent et partagent la parenté
avec leurs sœurs, leur mère ou leurs meilleures amies. Les immigrants
expédient une partie importante de leurs salaires aux membres de leurs
familles qui sont restés dans leur pays d'origine. Ils peuvent tirer des
avantages en procédant à de tels paiements sur le long terme, en espérant
prendre leur retraite dans des communautés rurales sur un terrain ou un
logement acheté par leurs familles et être soutenus plus tard par leurs
enfants, mais ce genre d'avantages matériels personnels ne rend
vraisemblablement pas adéquatement compte de l'ampleur et de la
persistance avec laquelle les travailleurs immigrés réalisent ces transferts
d'argent. Les familles de même sexe sont de plus en plus communes, grâce
à l'accès au travail salarié, à la réduction des sanctions homophobes et à
une opinion publique plus tolérante qui permet aux couples de même sexe
de s'intégrer dans leurs milieux de classe respectifs. Les couples de même
sexe ont également plus de chance d'être intégrés dans des réseaux de
dépendance hétérogènes et queer qui incluent des ex-amant.e.s, des
beaux-enfants, des amis proches et d'autres relations de dépendance
choisies.

Il s'agit bien sûr dans tous ces cas de formes de familles. Elles constituent
aussi bien des réponses et des adaptations à l'aggravation des conditions
économiques, ainsi que des stratégies de reproduction et de survie pour
répondre aux besoins matériels et affectifs des personnes que des espaces
potentiels de domination personnelle et de violence. Leur caractère
semi-choisi – étant donné qu'elles ne sont pas rendues aussi obligatoires
par le poids des attentes sociales et des liens de sang naturalisés, et
qu'elles présentent plus de portes de sortie que leurs équivalents des
époques précédentes – fournit plus de moyens de résister à la violence
hétéronormative et patriarcale. Les personnes queers et les
contre-cultures queers ont beaucoup de choses à enseigner à tout le
monde sur les façons dont on peut prendre soin les uns des autres de
façons plus saines et moins douloureuses. Pourtant ces formes de familles
choisies, étant vécues dans des conditions capitalistes, sont déterminées et
façonnées par la brutalité du travail salarié. Les réseaux étendus d'amitiés
basées sur le soin se brisent souvent sur les contraintes économiques.
Dans les contre-cultures queers par exemple, les événements communs
tels que les déménagements pour motif professionnel ou même la venue
d'un enfant peuvent ébranler des réseaux amicaux de soin qui se sont
pourtant construits sur le long terme. Les vies de telles personnes
demeurent scindées par la classe et les stratifications raciales, tandis que
les aspirations au soin mutuel parviennent rarement à gérer les crises
dues à l'usage sévère des drogues, au chômage prolongé, à l'incarcération
ou à la maladie mentale. Les aspirations des gauchistes queers, féministes
et noirs à l'amour et au soin mutuels face à la brutalité de se monde ne
peuvent pas se réaliser dans les conditions d'une dépendance généralisée
au marché. La communauté queer d'aujourd'hui ne préfigure pas ni ne
saurait préfigurer le communisme.

Pour ceux qui ont été historiquement exclus du mouvement ouvrier, le


déclin de la dépendance à la famille contribue à l'intensification de la
précarité et de la violence d'État ; pour la classe ouvrière blanche stable,
cela a impliqué un réajustement massif en termes de relations de genre et
sexuelles à partir de l'instabilité économique. C'est là que l'on peut trouver
certains éléments utiles à la compréhension de la volonté croissante de
revanche masculine à l'extrême droite, des mouvements religieux
conservateurs faisant de la famille hétérosexuelle le point cardinal de
l'ordre social ainsi que de la rage contre les féministes qui est cultivée sur
les réseaux masculins en ligne. Une femme au foyer ainsi qu'un travail
salarié pour la famille permettaient naguère d'acquérir une dignité
masculine, un lieu protégé où les prolétaires pouvaient vivre leurs
fantasmes sexuels et de genre et où les hommes en particulier pouvaient
satisfaire leurs besoins affectifs ; un refuge vis-à-vis des procès du travail
salarié et l'assurance que quelqu'un d'autre se chargerait du travail
reproductif. Les hommes et les femmes prolétaires se sont battus pour, ont
obtenu et défendu cette forme familiale génération après génération, et
elle n'est désormais plus accessible. Certains ont trouvé une politique
féministe et queer qui fait la promesse d'une humanité plus entière.
D'autres se tournent vers les options misogynes offertes par une classe
banlieusarde composée d'hommes blancs aigris : les organisations
fascistes, les forums de discussions incel, les chaînes youtube de self-help
misogyne, l'humour anti-féministe des podcasts social-démocrates ou les
politiciens qui se célèbrent ouvertement comme violeurs et harceleurs
sexuels.
Tout le long de l'histoire du développement capitaliste que nous avons
suivie ici, la famille a été utilisée comme arme sous la forme d'une attaque
idéologique contre des secteurs de la classe ouvrière. Pour Engels, cela prit
la forme de l'horreur face à la dégénération sexuelle d'une classe ouvrière
en crise ; pour le mouvement ouvrier, la forme familiale respectable basée
sur le salaire masculin prit l'avantage en condamnant et en excluant les
formes antagonistes qui existaient dans le lumpenprolétariat, chez les
queers et les familles de travailleurs noirs. La bourgeoisie et ses alliés ont
toujours condamné les familles vivant dans la pauvreté et ont lié une
haine racialisée à la condamnation des stratégies de reproduction des
personnes pauvres en conditions de contrainte, de leur liberté sexuelle
apparente et de leur non-normativité de genre.

Cette fonction culturelle et idéologique de la famille comme norme sociale


persiste aujourd'hui et se voit déployée à des fins largement
réactionnaires dans toute une série de différentes luttes politiques. Le rôle
disproportionné de la famille dans l'imaginaire politique contemporain est
dû à la persistance de ce qui précisément a rendu la forme sociale basée
sur le salaire masculin attractive au point de constituer une base du
mouvement ouvrier : le pouvoir idéologique de la famille comme
revendication d'une légitimité morale, sociale et culturelle au milieu de la
fragmentation sociale, de l'atomisation et de l'isolement produits par le
capitalisme. Cette importance de la famille comme fondement fantasmé de
l'ordre social et de moralité s'est manifestée de différentes manières. C'est
un trait caractéristique des politiques de droite, néo-conservatrices, et un
recours fréquent y est fait par les fondamentalismes religieux de toutes
sortes. La famille nucléaire patriarcale constitue la pierre angulaire de la
vision de l'ordre social qu'ont les mouvements religieux d'extrême droite ,
dans leurs assauts répétés contre les acquis des droits des femmes et des
LGBT. Les conservateurs religieux partagent avec un grand nombre de
sociologues l'idée que les couples hétérosexuels stables constituent la base
d'une éducation morale et socialement ascendante des enfants. La science
sociale persiste à consacrer des kilomètres de papier pour établir que les
arrangements parentaux non-traditionnels, en particulier chez les
pauvres et les personnes noires, sont la cause des crimes et de nombreux
autres fléaux sociaux. Les activistes gays mainstream mettent l'accent sur
la stabilité et la droiture de leurs arrangements domestiques comme
élément central d'une politique que l'on a désignée à bon droit «
d'hétéronormative ». Toutes ces manifestations – des religieux
conservateurs, des sociologues et des gays hétéronormatifs — ont en
commun l'idée du couple stable comme base de la parenté ainsi qu'un fort
attachement à la normativité de genre. Ces courants politiques affirment
que les familles peuvent constituer une force conservatrice. Étant données
les dynamiques de l'atomisation sociale, de la dépendance et de la
propriété de la famille en régime capitaliste, une telle affirmation contient
une certaine vérité. L'appel à l'abolition de la famille est une confrontation
à ce conservatisme idéologique.

La forme familiale basée sur la femme au foyer a été menacée par le


développement capitaliste lui-même. La revendication d'abolition de la
famille ne vise plus étroitement une forme familiale particulière et
spécifique, caractéristique de la stratégie de la reproduction de classe.
Mais les familles nucléaires, en tant que lieux contradictoires de violence
et d'interdépendance, continuent à survivre. La famille persiste
aujourd'hui comme la quasi unique institution de reproduction
générationnelle et comme un complément à la précarité du travail salarié
pour la survie prolétarienne.

Les communistes d'aujourd'hui relancent l'appel à l'abolition de la famille


[11]. Les conditions matérielles spécifiques de la reproduction de la classe
travailleuse d'aujourd'hui distinguent cet appel de ceux des époques
précédentes. Tandis que l'atomisation de la vie de la classe ouvrière
s'accroît, l'appel à l'abolition de la famille au moment présent se voit
affronter la privatisation de la misère sociale. La crise économique
prolongée se traduisant en stagnation des salaires, intensification des
régimes de travail et démantèlement des infrastructures socialisant le
salaire, ainsi que l'aliénation et l'isolement produits par la vie capitaliste
sont autant de facteurs qui incitent les prolétaires à rechercher des
moyens de survie et de refuge émotionnel. Les relations amoureuses
fragmentées, les foyers parentaux isolés et les tentatives de reconstruire
des semblants de famille nucléaire constituent les formes les plus
probables de ce reflux.

À la différence des théoriciens universitaires queers des années 1980 et


1990, les nouveaux appels à l'abolition de la famille partagent tous un
souci pour le projet révolutionnaire du communisme. Ils cherchent tous à
rendre compte, de façons différentes, d'une fragmentation fondamentale
des relations de genre à travers les transformations politiques et
économiques de la famille depuis les années 1970. Ils visent à une
dissolution de la famille comme unité de reproduction à travers la
réalisation du travail reproductif dans des institutions extérieures au
marché et collectives. Ils cherchent à mettre en place des moyens de
restructurer l'activité de reproduction générationnelle. La revendication
d'abolition de la famille peut à nouveau aider à s'orienter pour sortir de la
misère d'aujourd'hui.

ET ENSUITE : L'ABOLITION DE LA FAMILLE ET LE


COMMUNISME

Dans une société capitaliste, la reproduction de la classe travailleuse


dépend du travail salarié médiatisé par la famille. Les prolétaires doivent
généralement vendre leur force de travail aux capitalistes afin de
survivre. Ceux qui sont incapables de le faire, comme les enfants, reposent
sur leurs relations familiales avec d'autres personnes engagées quant à
elles sur le marché du travail. En plus de l'accès familial au salaire, les
enfants reposent aussi sur une quantité considérable de travail
reproductif. La grande majorité de ce travail reproductif a été et continue
d'être non rémunérée. La famille, tout particulièrement la famille
nucléaire hétérosexuelle, a servi de mode dominant et particulièrement
stable de reproduction générationnelle des prolétaires en régime
capitaliste. Les états démocratiques et dits socialistes ont parfois étendu
leur domaine d'intervention au point de prendre en change des parts
considérables de la reproduction sociale, mais uniquement comme
supplément à la dépendance première au salaire. Parfois et dans certains
endroits, d'autres systèmes de reproduction générationnelle et
quotidienne ont existé en régime capitaliste, notamment des orphelinats,
des foyers et des systèmes de soin basés sur l'adoption par un seul parent
ou par des familles étendues, ainsi que, pour ceux qui quittaient la jeune
enfance, les systèmes de prison, l'armée et les casernes de travailleurs.
Aucune de ces institutions n'a suffisamment jamais été sur le point de
remplacer complètement la famille comme unité primaire de la
reproduction générationnelle. Aujourd'hui, l'expansion du travail
reproductif salarié ne s'est pas étendue à l'ensemble des soins apportés
aux petits enfants et laisse encore une grande partie de travail domestique
et reproductif non rémunéré. Les modifications dans l'éducation des
enfants qui ont eu lieu reposent toujours sur les liens familiaux vis-à-vis
des travailleurs salariés pour le paiement de ces soins et s'ancrent donc
dans la dépendance familiale.

La liberté de genre et sexuelle est fondamentalement contrainte en régime


capitaliste. Le sexe et la sexualité y deviennent des moyens de coercition
et de violence plutôt qu'une source d'épanouissement humain. L'absence
de liberté de genre et sexuelle joue un rôle restrictif sur le développement
et l'expression du bien-être de toutes les personnes. Elle nous empêche
d'accéder à une expression de genre complète et à des relations sexuelles
épanouissantes. La famille fournit aux personnes le soin et l'amour dont
ils ont besoin, mais au prix de la domination personnelle. Au sein de la
famille, les enfants, sujets à l'intolérance et à la domination de leurs
parents autant que de leur amour et de leurs soins, sont isolés dans des
unités d'habitations atomisées qui limitent les interventions extérieures à
l'unité familiale au nom des enfants. Les enfants de la bourgeoisie sont
tenus par la promesse de l'héritage et de la propriété ; en dépit même de la
limite des biens disponibles pour les prolétaires, beaucoup dépendent de
leurs familles pour être soutenus au cours des périodes de chômage ou
d'incapacité à travailler ou encore pour fournir des services non
rémunérés et pourtant nécessaires tels que les soins apportés aux enfants.
Lorsqu'ils sont assez âgés, les enfants prolétaires peuvent quitter la
maison et obtenir une certaine indépendance, mais uniquement à
condition de se soumettre à la dépendance au travail salarié. Le travail
lui-même constitue un régime élaboré de discipline de genre et sexuelle
s'appliquant sur la vie de tous les prolétaires, y compris au moyen de dress
codes obligatoires, du caractère genré du processus de travail lui-même,
du travail affectif dans l'industrie du service, de la violence sexuelle sur le
lieu de travail, et surtout de l'intolérance arbitraire des employeurs. Dans
une société où les capitalistes dominent la vie des gens, la liberté de genre
est impossible. Dans certaines conditions, les prolétaires peuvent plutôt
compter sur l'état pour la survie en dehors de la famille ou du travail
salarié, à travers des allocations, des logements publics, la sécurité sociale
ou encore les prisons. Mais toutes ces institutions fonctionnent comme des
systèmes de discipline de genre et imposent les intolérances collectives de
la classe dirigeante et de ses assistants professionnels aux existences des
pauvres.

Cette tyrannie de genre de la dépendance prolétaire à la famille, au travail


salarié et à l'État, apparaît dans toute sa clarté dans le cas des personnes
transgenres non-passing. Les personnes transgenres font face dans leurs
domiciles à de forts taux de violence de la part de leurs parents ou
d'autres membres de la famille. Elles font l'expérience de taux élevés de
discrimination à l'emploi et de nombreuses autres formes de harcèlement
et de violence sur le lieu de travail. Pour les femmes transgenres de la
classe ouvrière, cela résulte souvent en exclusion hors du travail salarié.
Lorsque les personnes transgenres au chômage se tournent vers l'État
pour demander de l'aide et survivre, elles font face à de la violence, les
soins de santé leur sont déniés, un dress code genré leur est imposé dans
les refuges pour personnes sans-abri, dans les prisons ou les centres de
désintoxication, dont le concept institutionnel de responsabilité impliqué
la conformité de genre. Bien que les femmes transgenres aient bénéficié
de certaines aides limitées, l'État est loin de constituer un allié fiable pour
les personnes non conformes en termes de genre.
La liberté sexuelle et de genre signifie que les façons dont les gens peuvent
organiser leurs vies amoureuses, leurs réseaux de parentés et leurs
arrangements domestiques ne doivent avoir aucune conséquence sur leur
niveau de vie et leur bien-être matériel. La liberté de genre repose dès lors
sur l'accessibilité de moyens de survie et de reproduction qui ne reposent
pas sur la famille, le travail salarié ni l'État. Ces moyens de survie incluent
aussi bien les moyens matériels de reproduction – logement, nourriture,
hygiène, éducation – que les liens affectifs, interpersonnels d'amour et de
soin que les gens trouvent pour l'instant d'abord dans la famille. Le soin
sous le communisme pourrait constituer une dimension essentielle de
liberté humaine : le soin d'amour mutuel et de soutien ; le soin du travail
positif d'éducation des enfants et d'assistance des malades ; le soin du lien
érotique et du plaisir ; le soin par l'entraide et la réalisation de vastes
possibilités de l'humanité, exprimées d'innombrables façons, y compris
par les formes de l'auto-expression aujourd'hui appelée genre. Le soin
dans la société capitaliste est un acte standardisé, dominé et aliéné ; mais
il y a en lui un noyau d'interdépendance non aliénée et d'amour. Les
libertés positives sont rendues possibles par la fondation d'un soutien
matériel universel et une transformation queer, féministe et culturelle qui
mette l'amour au centre et soutienne nos autodéveloppements mutuels.

Contrairement aux efforts contre-culturels de former des familles


alternatives, l'abolition de la famille serait une restructuration généralisée
des conditions matérielles de la reproduction sociale qui dépende de la
communisation et de la suppression de l'économie. Des unités
communistes d'amour et de reproduction domestique doivent remplacer
la famille pour chacun, de nouvelles institutions doivent être explorées et
constituées à partir des conditions de la lutte. Contrairement à certaines
époques précédentes qui ont connu l'abolition de la famille comme
revendication, il me semble que la liberté de genre communiste requiert
l'abolition simultanée du travail salarié et de l'État. Bien que je n'explore
pas de modèles concrets ici, je suppose que de telles unités domestiques
communistes pourraient ressembler à certaines visions de Fourier : des
communes de deux-cents personnes qui partagent le travail reproductif et
l'éducation des enfants, accordent une certaine attention au plaisir et à
l'épanouissement sexuel et travaillent à satisfaire les besoins
interpersonnels et de développement de chacun sans briser les liens
affectifs, romantiques ou parentaux choisis entre les individus.

Le dépassement positif de la famille consiste dans la préservation et


l'émancipation de l'amour et du soin que les prolétaires ont trouvés les
uns avec les autres dans la difficulté : l'amusement et la joie de l'érotisme ;
l'intimité de la parenté et du romantisme. Cet amour et ce soin, une fois
transformés et généralisés, sont ce qui doit être préservé dans l'abolition
de la domination familiale. Une fois détaché des rôles sociaux rigides
hétéronormatifs de l'identité de genre et sexuelle, des contraintes
matérielles du capitalisme et rendus à l'intensité de la lutte
révolutionnaire, le potentiel d'amour et de soin pourra finalement être
affranchi et se développer dans le monde. L'abolition de la famille doit
être la création positive d'une société de soin humain généralisé et
d'amour queer.

M.E. O'Brien.

[1] Sylvia Ray Rivera, juin 2001, discours au Lesbian and gay community services center
à New York City.

[2] Voir Women of the Weather Underground, « a collective letter to the Women's
Movement ».

[3] Alison Edwards, Rape, racism and the White Women's Mouvement, 1976 ; cité dans
CRC (Communist Research Center) 3, p. 228).

[4] Third World Gay Revolution, « 16 point platform and program » in Come out ! N° 7,
1970. Récemment republié in Pinko n°1, 2019.

[5] Third World Women's Alliance, « Women in the struggle », 1971 ; cité dans CRC 3, p.
254.
[6] Pour une lecture incisive du rapport de Moynihan, voire Hortense J. Spillers,
Mama's baby Papa's maybe : an American grammar book in Diacritics, vol. 17, n.2
(1987), pp. 64-81.

[7] cité dans CRC 3, p. 283.

[8] Silvia Federici, Salaire contre le travail ménagé, 1974, cité dans CRC 1, p. 336.

[9] En comprenant des Salaires contre le travail ménagé comme un mouvement


anti-travail et comme une provocation ironique, cette vision rejoint l'historiographie
de Kathi Weeks, The problem with work : eminism, marxism, antiwork politics and
postwork imaginaries (Duke, 2011), la pensée de Wilson Sherwin et les commentaires
faits récemment en passant de Dalla Costa et de Federici.

[10] Théorie Communiste, Beaucoup de bruit pour rien ?

[11] Un certain nombre d'auteurs contemporains ont repris à leur compte l'abolition de
la famille avec un enthousiasme critique renouvelé. JJ Gleeson et KD Griffiths, dans «
Kinderkommunismus : a feminist analysis of the 21st-century family and a communist
proposal for its abolition », Ritual, 2015, proposent ainsi la « crèche anti-dyadique »
comme forme idéale d'une « institution contre-familiale » afin de satisfaire aux besoins
sociaux de reproduction générationnelle, y compris de toutes les formes d'éducation.
Pourtant, Gleeson et Griffiths ne précisent pas suffisamment le rôle de l'état ou du
travail salarié dans le programme « contre-familial ». Le livre de Sophie Lewis sur la
gestation pour autrui propose une « commune de la gestation » qui généralise les
relations de soin non-propriétaires. A travers la recherche sur les luttes des femmes
travaillant comme gestatrice pour autrui, Lewis distingue entre les relations
génétiques, le travail de gestation et l'éducation des enfants, dénaturalisant ainsi le
travail non-salarié de gestation et de reproduction familiale. (Sophie Lewis, Full
surrogacy now : feminism against the family, Verso 2019). Madeline Lane-McKinley écrit
quant à elle au sujet des pratiques partagées d'interdépendance collective dans son
appel récent pour l'abolition de la famille et souligne à l'élément essentiel de soin qui
doit être préservé et transformé : « comment l'horizon révolutionnaire de la fin de « la
famille » comme unité de propriété privée nous mobilise-t-elle vers une vision du soin
plus complète et moins basée sur l'exploitation ? Cette aspiration au soin collectif doit
accompagner tout discours contre la famille – qui tomberait sinon dans une logique du
management de soi et de l'autonomie » (Madeline Lane-McKinley, « The idea of
children », Blind field journal, 2018).

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