Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
ORG
NUMERO DOUZE - 28 FÉVRIER 2021
Acte I ; Acte II
Trois rébellions s'entremêlant les unes aux autres dans leur lutte contre la
conformité genrée et sexuelle du mouvement ouvrier émergèrent à cette
époque : le féminisme radical, la libération homosexuelle, la transgression
et l'érotisme de genre. Elles s'insurgeaient contre la forme familiale à
salaire masculin et contre les régimes genrés et sexués qu'elle impliquait.
Elles rejetaient la politique sexuelle du mouvement ouvrier par la remise
en question de trois principes : rejet de la masculinité adoptée par la
gauche, de la famille nucléaire hétérosexuelle et de la détresse générée
par la vie en banlieue, ainsi que du travail lui-même.
CONTRE LA FAMILLE
Parmi les queers des principales villes américaines à partir de la fin des
années 1950, les femmes de couleur racisées étaient les plus fortement
visibles, ce qui les rendait plus vulnérables au harcèlement de rue et à la
violence. Elles incarnaient le caractère déviant des queers pour la police,
pour les gays et les radicaux de genre désireux d'intégration. Ces femmes
racisées étaient presque entièrement exclues du travail salarié formel et
survivaient grâce au travail sexuel de rue ainsi qu'au crime. Ces femmes
racisées transgenres étaient vraisemblablement au nombre de plusieurs
centaines dans beaucoup de grandes villes américaines, mais agissaient
comme figures centrales dans un monde souterrain plus large et
hétéroclite de queers lumpenprolétaires, notamment de déviants de genre
non conformes, de personnes queers à la rue ou de toxicomanes, de
travailleuses et travailleurs du sexe et de criminels gays.
Même si la famille basée sur le salaire masculin n'était pas une option
pour la plupart des personnes noires, le choix de ces dernières d'éviter le
mariage peut être compris comme une affirmation positive de liberté
sexuelle, un rejet des normes familiales patriarcales et un appel à une
forme différente de structure familiale. Comme nous en avons parlé plus
haut, les Américain.e.s noir.e.s qui fuyaient le mariage forcé de Jim Crow
ont en forte proportion choisi de vivre sans se marier. Le sous-emploi
chronique des hommes noirs dû à l'exclusion opérée par un marché du
travail raciste constituait un autre facteur structurel de désincitation au
mariage. Lors de l'application des lois Jim Crow, l'exclusion des prolétaires
noirs hors du travail salarié les empêcha d'intégrer le mouvement ouvrier
; avec la Grande Migration et le démantèlement de ces lois, les prolétaires
noirs eurent accès au travail salarié, mais n'avaient généralement pas la
possibilité – qu'il s'agisse d'une préférence ou non – de former des familles
basées sur le salaire masculin. Les femmes noires refusaient de sacrifier
leur indépendance à l'émulation désespérée d'une respectabilité
impossible, et préféraient élever leurs enfants avec des amies ou des
femmes membres de leurs familles plutôt qu'avec leurs époux. Dans
Double Jeopardy : To Be Black and Female, Francis Beale écrit :
CONTRE LE TRAVAIL
Aussi contre-intuitif que cela ait pu être pour une grande partie de son
lectorat, Federici a affirmé très clairement que cette revendication de
salaires est une revendication de la capacité à refuser le travail. Pour la
tradition italienne marxiste, le refus du travail n'était pas un acte de
volontarisme individuel d'évitement de l'emploi, mais la possibilité d'une
action de grève massive et d'une rébellion de classe organisée. Leur
proposition politique était un moyen d'exposer la dynamique sous-jacente
du travail domestique non-salarié. Dans la conception de Federici, le refus
du travail était rendu possible au moyen des salaires : « Désormais nous
voulons de l'argent pour chacun de ses moments, de sorte que nous
puissions en refuser d'abord certains et finalement l'ensemble complet de
ces moments. »
LIMITES ET CONTRADICTIONS
Les conceptions qu'ont eues, vers la fin des années 60 et dans les années
70, les femmes noires gauchistes, les féministes radicales et les gays
libérationnistes, vont bien plus loin dans leur compréhension de la liberté
de genre que les analyses qui les ont précédées. Contrairement à leurs
prédécesseurs marxistes, elles et ils reconnaissent la famille ouvrière
comme un lieu de soumission personnelle, de violence, de brutalité et
d'aliénation. Elles comprirent que l'autoactivité de la classe elle-même, à
travers l'établissement direct de liens de parenté alternatifs et de relations
basées sur l'entraide, constitue le mécanisme premier d'abolition de la
famille. Elles commencèrent à reconnaître, ou du moins essayèrent, la
relation entre l'empire, la blanchité des banlieues résidentielles, le
mouvement ouvrier institutionnalisé et les familles patriarcales
hétéronormatives. Elles aspiraient à ce que la maison devienne un lieu
communal en expansion de soin mutuel, d'amour, de plaisir érotique, de
lutte partagée, de transformation personnelle plutôt que d'isolement et de
contrôle.
En avançant une critique de l'expression de genre binaire coercitive et des
attentes de genre normatives, elles allèrent dans le sens d'une abolition de
l'identité sexuelle et genrée comme point d'aboutissement de l'abolition de
la famille. Elles considéraient que la lutte d'abolition de la famille
nécessitait une transformation personnelle directe des attentes et du
comportement que l'on a vis-à-vis des autres et prolongeaient en
l'approfondissant la critique socialiste précédente du chauvinisme
masculin comme obstacle à la lutte des classes. Par leur relation à la
survie économique et au travail, les radicaux de genre des années 1970
allaient dans le sens d'un rejet du travail et d'un désir d'échapper à la
domination du travail salarié, plutôt que de se contenter d'imaginer
l'égalité par la prolétarisation universelle.
Leur politique n'est toutefois pas suffisante pour nous aujourd'hui. Les
féministes radicales et les gays libérationnistes ont forgé des visions
émancipatrices qui ne peuvent plus inspirer des rébellions de genre
massives dans les formes qu'elles ont revêtues au début des années 1970,
et qui pourront être de bon droit critiquées vigoureusement au cours des
décennies à venir de lutte et de pensée du genre. Même le Salaire
domestique, qui a posé des questions d'une façon assez pertinente pour
résonner jusqu'à aujourd'hui, répondait à un monde qui a bien changé
depuis.
Les couples ont moins d'enfants, commencent à avoir des enfants plus
tard et cessent plus tôt. La fertilité a décliné partout ; entre 1900 et 2000,
elle est passée de 5 enfants par femmes à 1.3 en Allemagne ; de 3,8 à 2 aux
États-Unis ; de 5,8 à 3,3 en Inde et de 6 à 2,7 en Amérique latine. Les
enfants ont plus de chance de naître de relations extra-maritales. Le
pourcentage de naissances extra-maritales a crû au Royaume-Uni de 8 %
en 1960 à 39,5 % en 2000, de 5,3 aux États-Unis à 31 %, de 11,6 % dans
l'ex-Allemagne de l'Est à 49,9 % et de 6,7 à 17,7 dans l'ex-Allemagne de
l'Ouest. Un taux de fertilité plus bas implique qu'une partie plus
importante de la vie a lieu hors de la maison, n'est pas consacrée à
l'éducation des enfants et se déroule au-delà des limites étroites de la
famille nucléaire.
Il s'agit bien sûr dans tous ces cas de formes de familles. Elles constituent
aussi bien des réponses et des adaptations à l'aggravation des conditions
économiques, ainsi que des stratégies de reproduction et de survie pour
répondre aux besoins matériels et affectifs des personnes que des espaces
potentiels de domination personnelle et de violence. Leur caractère
semi-choisi – étant donné qu'elles ne sont pas rendues aussi obligatoires
par le poids des attentes sociales et des liens de sang naturalisés, et
qu'elles présentent plus de portes de sortie que leurs équivalents des
époques précédentes – fournit plus de moyens de résister à la violence
hétéronormative et patriarcale. Les personnes queers et les
contre-cultures queers ont beaucoup de choses à enseigner à tout le
monde sur les façons dont on peut prendre soin les uns des autres de
façons plus saines et moins douloureuses. Pourtant ces formes de familles
choisies, étant vécues dans des conditions capitalistes, sont déterminées et
façonnées par la brutalité du travail salarié. Les réseaux étendus d'amitiés
basées sur le soin se brisent souvent sur les contraintes économiques.
Dans les contre-cultures queers par exemple, les événements communs
tels que les déménagements pour motif professionnel ou même la venue
d'un enfant peuvent ébranler des réseaux amicaux de soin qui se sont
pourtant construits sur le long terme. Les vies de telles personnes
demeurent scindées par la classe et les stratifications raciales, tandis que
les aspirations au soin mutuel parviennent rarement à gérer les crises
dues à l'usage sévère des drogues, au chômage prolongé, à l'incarcération
ou à la maladie mentale. Les aspirations des gauchistes queers, féministes
et noirs à l'amour et au soin mutuels face à la brutalité de se monde ne
peuvent pas se réaliser dans les conditions d'une dépendance généralisée
au marché. La communauté queer d'aujourd'hui ne préfigure pas ni ne
saurait préfigurer le communisme.
M.E. O'Brien.
[1] Sylvia Ray Rivera, juin 2001, discours au Lesbian and gay community services center
à New York City.
[2] Voir Women of the Weather Underground, « a collective letter to the Women's
Movement ».
[3] Alison Edwards, Rape, racism and the White Women's Mouvement, 1976 ; cité dans
CRC (Communist Research Center) 3, p. 228).
[4] Third World Gay Revolution, « 16 point platform and program » in Come out ! N° 7,
1970. Récemment republié in Pinko n°1, 2019.
[5] Third World Women's Alliance, « Women in the struggle », 1971 ; cité dans CRC 3, p.
254.
[6] Pour une lecture incisive du rapport de Moynihan, voire Hortense J. Spillers,
Mama's baby Papa's maybe : an American grammar book in Diacritics, vol. 17, n.2
(1987), pp. 64-81.
[8] Silvia Federici, Salaire contre le travail ménagé, 1974, cité dans CRC 1, p. 336.
[11] Un certain nombre d'auteurs contemporains ont repris à leur compte l'abolition de
la famille avec un enthousiasme critique renouvelé. JJ Gleeson et KD Griffiths, dans «
Kinderkommunismus : a feminist analysis of the 21st-century family and a communist
proposal for its abolition », Ritual, 2015, proposent ainsi la « crèche anti-dyadique »
comme forme idéale d'une « institution contre-familiale » afin de satisfaire aux besoins
sociaux de reproduction générationnelle, y compris de toutes les formes d'éducation.
Pourtant, Gleeson et Griffiths ne précisent pas suffisamment le rôle de l'état ou du
travail salarié dans le programme « contre-familial ». Le livre de Sophie Lewis sur la
gestation pour autrui propose une « commune de la gestation » qui généralise les
relations de soin non-propriétaires. A travers la recherche sur les luttes des femmes
travaillant comme gestatrice pour autrui, Lewis distingue entre les relations
génétiques, le travail de gestation et l'éducation des enfants, dénaturalisant ainsi le
travail non-salarié de gestation et de reproduction familiale. (Sophie Lewis, Full
surrogacy now : feminism against the family, Verso 2019). Madeline Lane-McKinley écrit
quant à elle au sujet des pratiques partagées d'interdépendance collective dans son
appel récent pour l'abolition de la famille et souligne à l'élément essentiel de soin qui
doit être préservé et transformé : « comment l'horizon révolutionnaire de la fin de « la
famille » comme unité de propriété privée nous mobilise-t-elle vers une vision du soin
plus complète et moins basée sur l'exploitation ? Cette aspiration au soin collectif doit
accompagner tout discours contre la famille – qui tomberait sinon dans une logique du
management de soi et de l'autonomie » (Madeline Lane-McKinley, « The idea of
children », Blind field journal, 2018).