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ISBN 978-2-02-144911-2
www.seuil.com
Titre
Copyright
Dédicace
Avant-propos
Déclenchement d’obturateur
Fanatisation
Mouvements évangéliques
Juifs ultraorthodoxes
Droites dures et extrêmes droites séculières
Masculinisme et manosphère
Index
Avant-propos
1. Sur la notion de fondamentalisme, voir Malise Ruthven, Fundamentalism : The Search for
Meaning, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 52-73.
2. Mouvement féministe néerlandais, fondé en 1969 et également actif dans la partie
néerlandophone de la Belgique. Le nom « Dolle Mina » (littéralement : « Mina la Folle ») fait
référence à la féministe Wilhelmina Drucker qui, critiquant l’orientation des mouvements qui
faisaient de l’obtention du droit de vote leur priorité, entendait dénoncer, sous tous ses aspects,
la sujétion dans laquelle se trouvaient dès leur tout jeune âge les filles et les femmes [NdT].
3. Marja Pruis, De Groene Amsterdammer, no 24, 13 juin 2018.
4. De botsing der beschavingen en de strijd der geslachten [Choc des civilisations et lutte des
sexes], conférence-débat, 29 septembre 2005, essai édité par Forum, Utrecht, 2006.
LE PATRIARCAT, RÈGNE
DE LA TERREUR
Il est bon de savoir que la violence à l’égard des femmes – que
représentent notamment les avortements sexospécifiques, les
infanticides de nouveau-nés de sexe féminin, les suicides, la
mortalité en couches (pourtant évitable) – a provoqué au XXe siècle
davantage de pertes en vies humaines que tous les conflits armés et
les guerres civiles 1.
Les femmes ont été, à travers les siècles et durant des milliers d’années,
opprimées par les hommes 2. C’est là, sauf exception, une constante dans le
« modèle humain général 3 ». L’inégalité entre les sexes a été plus ou moins
forte selon les époques et les sociétés. Mais, surtout, les femmes ont
toujours et en tous lieux réussi à tirer parti de leurs talents et de leurs
compétences pour combattre la sujétion, augmenter leurs chances et
améliorer leur position. Ceci, par leurs propres forces, mais, plus souvent
encore, dans l’action commune avec leurs compagnes d’infortune. C’est
ainsi qu’à maintes reprises elles ont joué, au sein de leurs familles et même
de leurs communautés, un rôle beaucoup plus important que ce modèle
humain général pourrait le laisser supposer. Les traces de ce qu’elles ont
accompli sont rares : jusqu’au XIXe siècle, très peu d’œuvres de femmes
peintres, de compositrices, de poétesses, de conteuses, d’écrivaines, de
théologiennes, de femmes alchimistes, naturalistes, philosophes, de
mathématiciennes ou d’historiennes ont survécu dans la mémoire collective.
Presque tous ces talents, s’ils ont pu s’épanouir un jour, sont tombés dans
l’oubli. Ce qui, toutefois, a été conservé s’était manifestement adapté aux
conceptions rigides en vigueur à l’époque. À quelques exceptions près, qui
sont le fruit d’esprits brillants et entêtés, les écrits des femmes du passé
donnent, pour l’essentiel, dans la dévotion et la bigoterie, comme d’ailleurs
pratiquement tous ceux de leurs contemporains masculins 4.
1. Valerie M. Hudson et al., Sex and World Peace, New York, Columbia University Press,
2012, p. 4.
2. Mary Beard, Les Femmes et le pouvoir. Un manifeste (2017), trad. Simon Duran, Paris,
Perrin, 2018 (cet ouvrage traite du patriarcat dans l’Antiquité classique) ; R. Howard Bloch,
Medieval Misogyny and the Invention of Western Romantic Love, Chicago, University of
Chicago Press, 1991 ; Marianna G. Muravyeva et Raisa Maria Toivo (dir.), Gender in Late
Medieval and Early Modern Europe, New York-Londres, Routledge, 2013.
3. Jan Romein, Aera van Europa. De Europese geschiedenis als afwijking van het algemeen
menselijk patroon [L’histoire européenne considérée comme une déviation du « modèle humain
général »], Leyde, Brill, 1954. Avec sa notion de « modèle humain général », Romein entendait
dépasser à la fois l’historiographie nationale et l’historiographie eurocentrique. Cf. également Jo
Tollebeek, « Jan Romein en het Algemeen Menselijk Patroon », De Uil van Minerva, no 3,
1986-1987, p. 129-144, et, sur la critique anthropologique du « modèle humain général » de
Romein, André Köbben, Het AMP en de Volkenkundige, Amsterdam, ’t Kofschip, 1957.
4. Cf. par exemple, pour ce qui est du domaine néerlandais, Riet Schenkeveld-van der Dussen
(dir.), Met en zonder Lauwerkrans. Schrijvende vrouwen uit de vroegmoderne tijd 1550-1850 :
van Anna Bijns tot Elise van Calcar [Avec ou sans couronne de lauriers. Les femmes de lettres
de 1550 à 1850, de Anna Bijns à Élise van Calcar], Amsterdam, Amsterdam University Press,
1997. Et, par ailleurs, Electa Arenal et Stacey Schlau, Untold Sisters : Hispanic Nuns in Their
Own Works, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1989.
5. Cf. Global and Regional Estimates of Violence Against Women. Prevalence and Health
Effects of Intimate Partner Violence and Non-Partner Sexual Violence, Genève, World Health
Organization, 2013, p. 2.
6. Cf. Violence Against Women. An EU-Wide Survey, Vienne, Agence des droits fondamentaux
de l’UE, 2014.
7. Cf. National Intimate Partner and Sexual Violence Survey. Summary Report, Atlanta,
Centers for Disease Control and Prevention, 2010, p. 44.
La petite différence et ses grands effets
(ou : les différences au cœur des différences)
Ils accusent les différences, alors que ce sont les ressemblances qui
sèment le trouble 1.
La question peut être formulée autrement : sur quels plans la plupart des
hommes diffèrent-ils de la plupart des femmes ? Et dans quelles
proportions ? Mais nous entrons là dans une problématique mettant en jeu
pluralité et multiplicité, gradation et répartition, évolutions individuelles au
fil d’une vie, évolutions des groupes sur le long terme, différenciations au
sein des différences de sexe d’une société à l’autre. Les historiens et les
anthropologues ont mis en évidence la grande diversité de ces
différenciations selon les époques et les cultures. Les psychologues ont
montré à quel point elles étaient également susceptibles de varier, dans une
même époque et une même société. Les sociologues ont saisi des
différences tout aussi contrastées entre classes supérieures et classes
inférieures, entre résidents et étrangers. Les embryologues constatent
qu’une différence minime dans le ventre de la mère au tout début de
l’ontogenèse aboutit à la production de différences sans équivoque entre la
plupart des filles et la plupart des garçons. Les physiologistes en concluent
que la différenciation s’opère graduellement et est affaire de distinction
quantitative entre « plus » et « moins ».
S’agissant de différences aisément mesurables – stature ou poids du
corps par exemple –, la distinction s’avère très nette entre la majorité des
hommes d’une part, la majorité des femmes de l’autre : les hommes sont en
règle générale plus grands et plus lourds que les femmes. Toutefois, ces
différences se font dans l’autre sens pour ce qui concerne un bon nombre
d’hommes et de femmes : certaines femmes sont plus grandes et plus
lourdes que beaucoup d’hommes. Toutes sortes d’autres caractéristiques –
dont on prétend qu’elles différencient les hommes des femmes – sont plus
difficiles à appréhender. Comment mesurer la sollicitude, l’empathie ?
Ainsi, de nombreuses particularités – valorisantes, souvent – ont été
attribuées aux femmes sans qu’il ait jamais été établi qu’elles constituaient
bien ce par quoi les femmes se distinguent des hommes. Même à supposer
qu’on réussisse à mesurer des différences de cet ordre entre les sexes,
comment savoir si elles sont véritablement innées ? Il se peut fort bien que
les traits de caractère particuliers aux femmes se soient développés au
travers d’une éducation typiquement féminine, et que, de même, les
hommes soient redevables de ce qui fait d’eux des hommes à un système
d’éducation typiquement masculin. À mesure que change l’environnement
social au sein duquel sont élevés les enfants durant leur jeunesse se
modifient aussi les traits de personnalité qu’ils développent et porteront en
eux lors de leur vie adulte.
Les différences entre garçons et filles semblent en partie tellement
universelles et intemporelles qu’elles doivent, d’une certaine façon, avoir
un caractère héréditaire, relever plus ou moins d’une transmission
génétique. C’est fort possible. Même chez les primates, qui sont les
animaux les plus proches des humains, on constate l’existence de grandes
différences de comportement liées au sexe.
Ceci ne signifie pas que ces différences génétiques sont restées
constantes au cours de l’histoire de l’humanité. En elle-même, la sélection
du partenaire permet à de nouvelles caractéristiques que l’autre sexe juge
attrayantes de se répandre assez rapidement dans une population : les sujets
chez qui elles sont présentes trouvent plus facilement un ou une partenaire
avec qui s’accoupler et engendrent une plus nombreuse descendance, dont
tous les membres sont eux-mêmes porteurs de la particularité héréditaire
souhaitée. La transmission génétique n’exclut pas non plus la variation : la
chevelure humaine varie du blond au noir, du lisse au crépu. Au cours de la
vie, les traits héréditaires peuvent subir des changements : les boucles
disparaissent fréquemment avec les années ; les cheveux blanchissent à un
certain âge et les hommes perdent parfois complètement les leurs. Le
patrimoine génétique n’est qu’un des éléments constitutifs de l’apparence
physique ou du comportement : la coiffure qu’on arbore est le produit d’une
combinaison dans laquelle les cheveux congénitaux sont soumis, d’une part,
aux transformations que connaît la croissance capillaire au cours de
l’existence et, d’autre part, à l’influence du « look » socialement valorisé à
tel ou tel moment.
On peut donc supposer qu’il existe des tendances comportementales
héréditaires qui contribuent aux différences entre garçons et filles. Ce qui
n’exclut pas la manifestation de fluctuations au fil du temps et des
générations, et encore moins la variation entre individus. Il n’est pas vrai
qu’un être humain naisse homme ou femme, et que l’on puisse de la sorte
lui assigner, une fois pour toutes, un comportement et une apparence
« conformes » à l’un des deux sexes. La formule extrêmement populaire
selon laquelle « l’homme vient de Mars et la femme de Vénus » est une
ineptie monumentale. Ce cliché montre à quel point beaucoup de gens se
sentent encore mal à l’aise lorsqu’ils ont affaire au sexe opposé : à croire
qu’ils sont en présence de créatures extraterrestres.
Il n’est pas vrai non plus que ce n’est qu’après la naissance, et sous la
seule pression des conventions culturelles, que les enfants deviennent des
femmes ou des hommes. Continuité héréditaire, variation et changement
sont indissociablement liés dans le développement des êtres humains,
comme d’ailleurs dans celui d’autres animaux. S’il est parfois possible de
se faire une idée plus précise de la part qu’ont respectivement, dans ce
processus, l’hérédité et l’environnement, on en est réduit, dans la plupart
des cas, à des conjectures.
Même s’il s’avère que les filles et les femmes sont par nature moins
aptes que les garçons ou les hommes à exercer telle ou telle activité – ou
vice versa –, il ne s’ensuit pas que les intéressé(e)s doivent nécessairement
y renoncer. Lorsque des sujets présentent, dans un domaine donné – en
arithmétique par exemple –, des dispositions moindres, c’est l’apprentissage
qui doit être amélioré. Il se pourrait bien que les hommes d’aujourd’hui ne
soient pas aussi performants que leurs femmes pour s’occuper des bébés et
des tout-petits. Et qu’en outre leur relative impéritie en ce domaine soit en
partie héréditaire : « Ils n’ont, depuis l’âge de pierre, pas tenu de nouveau-
né dans les bras… » Mais ils ne s’en tireront pas à si bon compte. On peut
tout aussi bien leur objecter qu’ils n’ont qu’à faire l’effort d’apprendre.
De cette grande diversité et de ces variations se dégage néanmoins une
constante sociohistorique : l’homme est quasiment toujours et partout placé
au-dessus de la femme.
À quoi cela tient-il ?
Les femmes portent les enfants dans leur ventre, les mettent au monde
et les allaitent. Pas les hommes. Ces derniers sont, par ailleurs, en majorité,
plus vigoureux qu’elles – ceci plus particulièrement encore lorsqu’elles sont
enceintes ou donnent le sein. Jusqu’à il y a cinquante ans, et aussi loin
qu’on puisse remonter le cours de l’Histoire, les femmes avaient en
moyenne cinq ou six enfants, et souvent même beaucoup plus. Durant la
majeure partie de leur jeune âge adulte, puis dans leur pleine maturité, elles
étaient physiquement sans défense face aux hommes. Ceux-ci en ont
profité. Leur supériorité leur a permis de tenir hors de portée des femmes
bifaces, lances, arcs, flèches, couteaux, épées, pistolets, mousquets. Dans
presque toutes les sociétés, ils ont réussi à établir et à préserver un
monopole sur les armes 3, s’en réservant la possession et l’usage exclusifs.
Le déséquilibre des forces entre les sexes est devenu de ce fait quasiment
insurmontable. Grâce à la suprématie écrasante que leur conféraient ces
moyens de violence, les hommes ont pu accaparer l’autorité, secondés en
cela par une religion qui, non contente de proclamer la supériorité du mari,
l’a réellement imposée à l’épouse.
Les hommes se sont approprié la religion. Pas partout ni toujours,
certes. Mais les grandes doctrines religieuses de notre temps ont été
instaurées par des hommes. Si les saintes font toujours l’objet d’un culte de
dulie, c’est sous le strict contrôle des hommes d’Église que celui-ci leur est
rendu. Et tous ces systèmes de croyances placent l’homme au-dessus de la
femme – ne m’en demandez pas davantage à ce sujet. Ce sont toujours les
hommes qui officient et président aux cérémonies. Et les femmes sont
exclues du sacerdoce ministériel. En dehors de quelques exceptions
récentes, propres à certaines communautés libérales des pays occidentaux,
elles ne peuvent pas plus devenir prêtres que pasteurs, imams, brahmanes,
rabbins ou lamas. Et, aussi modernes et émancipées qu’elles soient, elles
acceptent d’être traitées comme des fidèles de « seconde zone » et
continuent sagement à fréquenter leurs lieux de culte respectifs. Partout où
une religion s’érige en gardienne inflexible de la pureté du dogme, elle
commence par humilier les femmes.
Une femme ne peut pas… : telle était la phrase type qu’il suffisait de
compléter en mentionnant n’importe quelle activité que seul un homme
était en droit d’exercer. Et parce qu’il n’était pas permis à une femme de la
pratiquer, on s’imaginait qu’elle n’en était pas capable. Aucune n’avait
jamais effectué un tel travail, ni accompli pareille performance. Voyons
donc ! Les femmes sont bien trop… Cette nouvelle phrase se voyait à son
tour bientôt complétée par tel ou tel qualificatif renvoyant à telles ou telles
particularités qui leur étaient systématiquement attribuées : elles étaient trop
faibles ou trop émotives, trop gentilles ou trop emportées, trop ignorantes
ou trop rusées… Et ainsi de suite. Qu’aucune femme ne soit jamais devenue
haut magistrat suffisait à montrer qu’elles étaient trop déraisonnables pour y
parvenir. Aucune, capitaine de navire constituait la preuve indiscutable
qu’elles étaient trop timorées pour occuper un tel poste. Et, puisque ces
femmes étaient si déraisonnables, si craintives (et si déséquilibrées même),
c’était une bonne chose qu’elles ne puissent pas accéder à des fonctions
aussi exigeantes et lourdes de responsabilités.
C’est seulement au cours du demi-siècle ou même du siècle passé que
les femmes ont peu à peu investi presque tous ces secteurs d’activité, en y
réussissant souvent de façon remarquable. Il y a une bonne explication à
cela : les deux différences universelles et anhistoriques entre hommes et
femmes – force musculaire d’un côté, gestation de l’autre – jouent
désormais un moindre rôle.
En premier lieu, les machines et les procédés mécaniques se sont peu à
peu substitués au travail fourni par l’homme. Depuis un siècle et demi, les
capacités physiques de ce dernier sont donc de moins en moins sollicitées.
D’où la disparition d’innombrables emplois considérés jusqu’alors comme
typiquement masculins. De nos jours, l’endurance ne demeure un facteur
déterminant que dans le domaine sportif et quelques lourdes unités de
combat des armées.
En second lieu, la moyenne de six naissances par femme qui prévalait
depuis des siècles à l’échelle mondiale et était prise en compte dans le
modèle humain général a cessé, il y a environ cinquante ans, d’être une
réalité. À cette cohorte d’enfants, les mères consacraient douze ans
complets de leur vie de jeune adulte. Le taux moyen mondial de fécondité a
commencé à chuter fortement vers 1965 et se situe aujourd’hui à moins de
trois enfants par femme. Leur prise en charge incombe encore pour
l’essentiel à la mère, même si celle-ci y consacre une part moins importante
de son temps grâce aux ressources qu’offrent crèches et jardins d’enfants.
La force – naguère atout majeur de la supériorité masculine – s’est donc
notablement dépréciée. Les tâches de soin et de garde des enfants ont, pour
l’essentiel, cessé d’être les principaux obstacles à la promotion et à
l’émancipation sociale des femmes. Toutefois, le bonheur d’être mère a été
préservé, comme celui d’être père. La biologie détermine la destinée, disait
l’adage… Ce n’est plus le cas pour les femmes. Car ce qui les différencie
physiquement des hommes n’a pratiquement plus d’incidence sur les
chances dont elles disposent ou non sur le plan social.
Les changements dans les relations entre hommes et femmes sont
encore très lents et se trouvent souvent réduits à néant par les fanatismes
religieux ou les régimes réactionnaires. Ils sont surtout freinés par le
conservatisme omniprésent, acharné, opaque et souvent obscur des hommes
qui s’arrangent entre eux dans le dos des femmes, et se soutiennent
tacitement les uns les autres. Pourtant, l’offensive de celles-ci se poursuit et
elle est, à terme, irrésistible. Des évolutions sociales sous-jacentes et à
longue portée ont d’ores et déjà considérablement affaibli la suprématie des
hommes sur les femmes.
Si les femmes d’aujourd’hui sont effectivement en capacité d’exercer
pratiquement toutes les activités, comment expliquer que leurs mères, leurs
grands-mères et les centaines de générations qui les ont précédées n’y
soient jamais parvenues ? Il aura fallu attendre que les femmes aient enfin
brisé les restrictions auxquelles elles avaient été si longuement soumises
pour comprendre pleinement ce qu’elles auraient pu accomplir s’il leur
avait alors été permis d’agir. Quelles entraves ont-elles rencontrées durant
tout ce temps ? Comment se fait-il que les talents potentiels de myriades de
femmes soient restés en jachère, et soient même passés inaperçus au fil des
siècles ?
Elles ont été victimes du régime de terreur du patriarcat.
Celui-ci continue à faire l’objet d’appréciations d’une extrême
indulgence. Il s’agirait d’un système religieux et culturel doté d’un fort
pouvoir de persuasion mais ayant, pour s’imposer, employé la manière
douce. Les femmes l’ont elles-mêmes accepté et ont contribué à le
maintenir. Mais en fait, à l’instar de tous les régimes de répression, il
reposait sur une violence brutale et implacable, qui s’exerce encore
aujourd’hui dans une grande partie du monde. Certes, les femmes n’étaient
pas parquées sous la surveillance de gardiens dans des camps entourés de
barbelés. Point n’était besoin de troupes d’assaut ou de pelotons
d’exécution pour les maintenir dans l’obéissance. Mais une femme qui
protestait contre les restrictions qui lui étaient imposées ainsi qu’à ses
compagnes était très souvent menacée d’une sanction violente, laquelle,
parfois, conduisait à la mort.
On trouvera ci-après un petit catalogue – incomplet d’ailleurs – des
brutalités faites aux femmes, du berceau à la vieillesse. Un aperçu de ce
qu’est le régime patriarcal de terreur.
1. Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ? (2011),
trad. Karine Reignier-Guerre, Paris, Belfond, 2014, p. 185.
2. Raewyn Y. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 2005, p. 44.
3. Cf. Johan Goudsblom, « Het raadsel van de mannenmacht » [L’énigme du pouvoir
masculin], in Het regiem van de tijd, Amsterdam, Meulenhoff, 1997, p. 97-107.
4. Cf. Electa Arenal et Stacey Schlau, Untold Sisters, op. cit.
Avant la naissance et à la naissance :
avortements forcés et meurtres de bébés filles
1. Cf. notamment les chiffres concernant le sex-ratio à la naissance fournis par la Banque
mondiale : datacatalog.worldbank.org, « Sex Ratio at Birth ».
2. Xinran, Messages de mères inconnues (2010), trad. Françoise Nagel, Arles, Philippe
Picquier, 2013, p. 60 et p. 88-89.
3. Un ratio de 105 nouveau-nés de sexe masculin pour 100 de sexe féminin équivaut à une
proportion de 95 filles pour 100 garçons : c’est le sex-ratio normal à la naissance. Un rapport de
120 à 100 équivaut, quant à lui, à 83 naissances de filles pour 100 naissances de garçons, et
donc à 12 filles de moins que le nombre auquel on aurait dû s’attendre s’il n’y avait pas eu
« intervention ».
4. Amartya Sen, « More Than 100 Million Women Are Missing », New York Review of Books,
20 décembre 1990.
5. « Gendercide. The Worldwide War on Baby Girls », The Economist, 4 mars 2010.
Cf. également Claus C. Pörtner, « Sex-Selective Abortions, Fertility, and Birth Spacing », The
World Bank, Policy Research Working Paper, no 7189, 2015.
6. « Sexe-Selective Abortion Persists in India », The New York Times, 21 juillet 2017.
7. Monica Das Gupta, Woojin Chung et Li Shuzhuo, Is There an Incipient Turnaround in Asia’s
Missing Girls’ Phenomenon ?, World Bank, Policy Research Working Paper, no 4846, 2016.
Prépuberté : mutilations génitales féminines
Eh oui, c’est bien ce qui est écrit. Et cela laisse entendre que les
féministes occidentales n’ont pas à critiquer les usages perpétués par un
plus ou moins grand nombre d’hommes noirs étrangers au monde
occidental. Et pourquoi donc ? La misère des hommes noirs du tiers-monde
interdit même à des féministes – et à plus forte raison à des féministes
occidentales – de les stigmatiser. Le mouvement des femmes doit tout
autant se refuser à formuler des critiques à l’égard des musulmans émigrés
en Europe et aux États-Unis qui se comportent mal avec les femmes : ces
nouveaux venus ont déjà tant de difficultés. Si ce n’est pas là de la
condescendance…
Par ailleurs, le refus de certains usages en vigueur dans les pays non
occidentaux (musulmans pour la plupart) est très souvent un prétexte pour
rejeter en bloc tout ce qui est étranger à l’Occident, et notamment la société
et la culture islamiques. Une critique légitime et justifiée se transforme
alors en « enthousiasme anti-islamique 8 ». Les méfaits des talibans servent
à justifier la longue intervention américaine en Afghanistan. Et
l’anthropologue américaine Saba Mahmood d’observer : « Les événements
du 11 septembre 2001 n’ont fait que renforcer l’impression que l’islam était
tenu de se justifier devant l’inquisition séculière-libérale 9. »
La mutilation génitale constitue une attaque frontale contre les filles et
les femmes en tant qu’êtres sexuels, menée au nom de l’idée qu’elles sont
incapables de maîtriser leurs propres envies et que, si rien n’est fait pour
corriger cet état de choses, elles seront irrésistibles pour les hommes, encore
moins à même de refréner leurs instincts. Mais, alors que l’impulsivité des
femmes est considérée comme une marque de faiblesse, celle des hommes
passe pour une preuve de leur force, de leur virilité et de leur puissance.
Puisque les hommes ne peuvent pas se maîtriser, il est nécessaire de brider
les femmes par divers moyens. La tradition des mutilations génitales montre
une fois de plus que la guerre contre les femmes n’est pas seulement une
bataille d’idées mais un combat physique violent, extrêmement sanglant, au
fil du rasoir, dont l’objectif est de les soumettre.
Comme c’est souvent le cas, les femmes sont, là encore, complices de
leur propre assujettissement. Les mères infligent cette épreuve à chacune de
leurs filles, parfois de leur propre initiative, sans rien en dire à personne, et
sans même informer l’intéressée au moment où est venu, pour elle, le
moment de la subir. Pourquoi ? Tout d’abord, c’est la coutume locale. Ne
pas s’y conformer, c’est risquer l’exclusion totale, une « mort sociale » qui,
dans ce type de communauté, rend la survie presque impossible. « Il doit
bien y avoir une raison, sinon cet usage, aussi immémorial qu’il soit, ne se
serait pas maintenu. » Eh oui : des filles qui n’avaient pas été mutilées sont
parties à la ville et elles sont tombées – inévitablement – dans la débauche.
La mère a elle-même subi et supporté l’opération alors qu’elle était enfant.
Elle a ensuite mené l’existence d’une femme au foyer respectable. Même si
elle s’est ressentie de cette mutilation, elle souhaite que sa fille ait une vie
en tous points semblable à la sienne.
Le rituel de l’excision génitale permet peut-être d’atténuer chez les
hommes la peur du vagin, cette cavité menaçante dont nous sommes tous
sortis, aussi effrayante qu’irrésistiblement attirante pour ceux-là mêmes qui,
selon l’expression biblique, sont « venus vers les filles 10 ». Comme l’écrit
Russell Jacoby, historien américain de la culture, les hommes craignent de
perdre leur virilité, ils ont peur de devenir efféminés 11. »
1. Dans l’ouvrage Een ander woord [Un autre mot] (La Haye, Van Goor, 1945), le chroniqueur
et observateur linguistique néerlandais Gerard Nolst Trenité (pseudonyme : Charivarius) fournit
à l’entrée « meisjesachtig » les synonymes suivants : verwijfd, wekelijk, zwakkelijk,
overgevoelig que nous rendons respectivement par « efféminés », « mous », « maladifs »,
« hyperémotifs » [NdT].
2. Nicholas Kristof, « 11 Years Old, a Mom, Pushed to Marry Her Rapist in Florida », The New
York Times, 26 mai 2017.
3. Chris Baynes, The Independent, 28 août 2018 : dans les quarante États américains dont les
statistiques ont été publiées, Baynes précise qu’il y a eu, dans la période 2000-2005, au moins
207 468 mariages impliquant des mineurs, parmi lesquels 87 % étaient des filles. Le chiffre réel
est probablement beaucoup plus élevé, car dix États n’ont pas fourni de statistiques ou ont
fourni des données incomplètes.
4. Wall Street Journal, 14 août 2015.
5. « Paraguayan Rape Victim, 14, Dies Giving Birth », The Guardian, 22 mars 2018.
6. The New York Times, 28 et 29 avril 2018, NRC, 14 décembre 2018.
7. En date du 18 décembre 2018, on comptait 83 crimes pour 100 000 habitants au Salvador,
selon les données communiquées sur le site world-bank.org : « International Homicides per
100 000 People ». [Ce pays ne figure plus à l’heure actuelle (début 2020) dans la liste
consultable].
8. « 11 and Married : Malaysia Spars Over an Age-Old Practice », The New York Times,
28 juillet 2018.
9. Dina Siddiqi, « Child Marriage in the Feminist Imagination », symposium Framing Religion
and Gender Violence. Beyond the Muslim Question, introduit par Lila Abu-Lughod, New York,
3 novembre 2016.
10. Cf. womanstats.org/. Dans les pays d’Afrique centrale (Tchad, Mali et Niger), plus de 70 %
des femmes se marient avant l’âge de dix-huit ans. Cf. également le site
wikigender.org/fr/wiki/le-mariage-precoce/. Ces pays sont d’ailleurs très pauvres et
extrêmement conservateurs.
11. En 1983, l’Église catholique fixait encore à quatorze ans accomplis l’âge auquel les filles
pouvaient contracter un mariage.
12. Yann Le Strat, Caroline Dubertret et Bernard Le Foll, « Child Marriage in the United States
and Its Association With Mental Health in Women », Pediatrics, vol. 128, no 3, 2011, p. 524-
530.
Adolescence : mutilations faciales
Dans les sociétés patriarcales, l’adolescente voit son enfance prendre fin
lorsque surviennent ses premières règles. Avec cet événement, la
présomption de son innocence disparaît. On la soupçonne désormais
constamment de s’abandonner à des sensations érotiques et sa virginité fait
l’objet d’une surveillance permanente. Les jeunes filles sont certes
considérées comme ignorantes et inexpérimentées, mais elles sont aussi
censées ne pas pouvoir contrôler leurs pulsions. Pour peu qu’elles tombent
sous l’influence d’un séducteur, elles sont irrémédiablement perdues. D’où
la nécessité de les tenir sans cesse à l’œil. C’est surtout à leur mère, à leurs
sœurs aînées, à leurs tantes qu’incombe cette tâche. Elles doivent en outre
se montrer strictement soumises à l’autorité des mâles de la famille, de leur
père, de leurs frères aînés (et même plus jeunes), de leurs oncles et cousins.
Il convient que la jeune femme se montre pudique au- dehors, qu’elle
couvre son corps et ses membres, et parfois aussi ses cheveux et son visage.
Dans son foyer, ces voiles peuvent être enlevés, car les femmes y sont
soustraites par les rideaux et les murs à la vue de toute personne extérieure.
En Asie du Sud, ce système coercitif trouve sa forme la plus rigoureuse
dans le purdah. Les religieux conservateurs ont imposé, au Moyen-Orient,
un ensemble de mesures similaires : une femme qui apparaît en public est
enveloppée de la tête aux pieds d’un niqab, sorte de housse ne laissant
apparaître que les yeux au travers d’une fente étroite. Dans les pays les plus
rigoristes, elle porte la burqa, voile intégral recouvrant les yeux d’une sorte
de grille de gaze plus ou moins diaphane. Les femmes doivent donc rester
invisibles à quiconque n’est pas un de leurs parents. Selon les fanatiques,
elles devraient même être inaudibles : ne pas rire, ne pas parler à haute
voix, et surtout ne pas faire résonner leurs talons sur les trottoirs. La femme
qu’aucun étranger ne peut voir ni entendre est privée d’identité sensorielle.
Elle n’a elle-même pas le droit de regarder un inconnu. Il lui est interdit de
parler à quiconque n’appartient pas au cercle familial. Elle est en fait
coupée de tout contact avec le monde, et subit, au sein de la famille
patriarcale, un isolement complet.
Les filles et les garçons se reluquent, se font des clins d’œil, se fuient du
regard. Parfois leurs yeux se répondent. Ainsi en est-il des jeux de regards
entre adolescents et adolescentes. Qui suscitent fréquemment la réprobation
des adultes, et se pratiquent, même quand ces derniers ne les interdisent pas,
de façon furtive et subreptice : « Qu’elle n’aille surtout pas s’imaginer
que… » et « Pour qui se prend-il ? ». Ça n’intéresse pas encore les copines.
Et les garçons n’ont rien à faire des « trucs de filles ».
Il n’y a rien d’innocent (mais rien de coupable non plus) à jouer de la
prunelle.
Quand de grands adolescents – garçons et filles – ont à peine la
possibilité d’entrer en relation, ne sont pas même autorisés à se voir, encore
moins à se parler, le moindre coup d’œil provenant de l’autre sexe les
frappe au cœur comme un éclair.
Même en Occident, tout se passe comme si seuls les hommes étaient en
droit de regarder les inconnu(e)s qu’ils côtoient, dans la rue, le tram,
l’ascenseur ou au café. Une femme est censée détourner les yeux ou, tout au
plus, les fixer droit devant elle, dans le vide. Si, toutefois, les regards se
croisent, c’est d’abord elle qui esquive le sien au plus vite, donnant ainsi
l’impression de ne pas avoir regardé. Être regardée. C’est là son privilège.
Celui de l’homme consiste à guigner. Les femmes qui passent leur temps à
regarder sont de mauvaises femmes. Les hommes qui font de même
contrôlent, quant à eux, leur champ visuel. Dans l’espace public, il en va
encore ainsi aujourd’hui, y compris dans des villes libérées telles que New
York, Paris ou Amsterdam.
Qui se sent regardé se met à rougir. Pour une fille ou une jeune femme,
c’est là un signe de pudeur, de modestie vertueuse. Pour un homme, la
chose est plutôt embarrassante : c’est une marque de faiblesse,
d’immaturité, de manque d’expérience dans le rôle qui, en société, revient à
l’homme accompli. Cela fait même un peu girly.
Le fait est que les gens rougissent devant celui qui est plus haut placé,
plus puissant qu’eux. C’est signe qu’ils reconnaissent la supériorité de sa
position, bref, qu’ils se soumettent à lui. C’est toujours parce qu’on est
observé et qu’on se sent observé qu’on rougit. Autour de cette certitude ou
de cette sensation d’être observé se développent des perversions absolues,
allant de la scopophilie (voyeurisme, plaisir de regarder) à
l’exhibitionnisme (plaisir de se montrer) – œil à œil, face à face. Ces deux
modalités de la perversion sont intimement liées à la honte, à la vue et à la
monstration des parties les plus honteuses – les pudenda, les parties
génitales.
Partout où le patriarcat règne en maître, il est interdit à la femme de
regarder un homme qui lui est étranger, et d’être vue par lui. Elle doit non
seulement avoir des yeux et ne pas voir, mais aussi être à la fois présente et
invisible. De là cet isolement derrière les murs et cet enfouissement de la
tête aux pieds dans un voile qui, de préférence, lui couvrira le visage et
dissimulera jusqu’à ses yeux. S’installe alors une scopophobie généralisée,
double inversé de la scopophilie : une peur irrationnelle de regarder, une
peur de-regarder-et-d’être-regardée. Les hommes qui considèrent « leurs »
femmes comme des possessions personnelles se croient eux-mêmes exhibés
et mis à nu lorsque celles-ci se trouvent exposées aux regards d’autres
hommes : ainsi m’apparaissent les perversions scopiques, pour peu que je
me mette à les imaginer. Et si quelqu’un regarde leur femme – cette part
d’eux-mêmes, « leur chère moitié » –, leur défaite face au voyeur est en
quelque sorte actée, et ce dernier prend l’ascendant sur eux.
1. Ma, He’s Making Eyes At Me, paroles de Sidney Clare, musique de Con Conrad, 1921.
Cf. Marie Adams (1958), The Extended Play Collection, Cherished Records, 2014. Meilleure
traduction musicale de l’excitation liée aux jeux de regards entre adolescents.
2. Kamel Daoud, « The Sexual Misery of the Arab World », The New York Times, 12 février
2016 (version en français : « La misère sexuelle dans le monde arabe », lesalonbeige.fr/la-
misere-sexuelle-du-monde-arabe/).
3. Cf. Erika Friedl, « Ideal Womanhood in Postrevolutionary Iran », in Judy Brink et Joan
Mencher (dir.), Mixed Blessings : Gender and Religion Fundamentalism Cross Culturally,
Londres-New York, Routledge, 1997, p. 143-158.
4. « Voor de vijfde keer overgoten met zuur » [Aspergée d’acide pour la cinquième fois], NRC,
4 juillet 2015 ; « Au Royaume-Uni, les ravages des attaques à l’acide », Libération, 11 mai
2017 ; « Iran, vrouwen aangevallen met zoutzuur » [Iran, des femmes attaquées à l’acide
chlorhydrique], NRC, 22 octobre 2014. Cf. également le site www.asti.org.uk et l’article fort
bien documenté de Wikipédia « Acid Throwing » [version française « Vitriolage »].
Jeune âge adulte : viols
Tout être humain est nimbé d’une aura d’intouchabilité : pour des
inconnus, il est « intouchable ». Deux individus que seul le hasard a réunis
ponctuellement ne vont pas tout de go se toucher l’un l’autre. Même le
moindre contact entre étrangers doit prendre la forme d’une « poignée de
main » ou d’une « tape sur l’épaule », faute de quoi la brève excuse qu’on
bredouille en cas de geste non désiré y mettra fin : « désolé », « sorry ». Si
deux personnes se touchent de leur plein gré, c’est probablement signe
qu’ils s’aiment : il doit y avoir entre eux des liens d’amitié intime ; il s’agit
de parents avec leurs enfants, de frères en compagnie de leurs sœurs, d’un
mari et de sa femme, et surtout, bien sûr, d’amoureux ou d’amants. Mais les
contacts physiques de cette nature ne sont jamais non plus tout à fait libres :
ils sont soumis à des restrictions – d’ordre corporel et déterminées par le
lieu, le moment, la présence de telle ou telle autre personne. Dans le
domaine du sport, le contact physique est régulé et surveillé de près par un
contrôleur ad hoc : l’arbitre. La palpation obéit à des modalités et des règles
différentes selon qu’elle est pratiquée par un médecin, un masseur ou des
vigiles.
Considérés sous cet angle, les jeux de « mains baladeuses », les
« attouchements indésirables » portent gravement atteinte à l’aura
d’intouchabilité d’une personne et à son inviolabilité. Lorsque la relation
entre un homme et une femme se trouve ainsi perturbée (l’auteur des gestes
déplacés est presque toujours l’homme), on peut parler de « harcèlement
sexuel ». Il s’agit là d’un comportement transgressif puisqu’il enfreint les
limites que l’aura d’intouchabilité de la femme impose aux manifestations
de la libido masculine. Mais si les hommes se permettent un tel
comportement vis-à-vis des femmes, c’est qu’ils pensent qu’ils n’auront pas
eux-mêmes à en pâtir. Leur attitude n’est donc pas seulement affaire
d’excitation et de lascivité : elle procède toujours, en plus, d’une
démonstration de force – « voilà ce que je peux faire avec toi ».
Rien d’étonnant alors à ce que des responsables haut placés aient vis-à-
vis de femmes dont la position est inférieure des gestes indécents ou que,
profitant de leur supériorité numérique, des hommes tripotent, en groupe,
une femme seule. L’ampleur de la vague d’accusations liées au mouvement
#MeToo a permis d’en savoir beaucoup plus sur le processus de
harcèlement. Ce qui frappe, avant tout, c’est la solidarité souvent
inconditionnelle que manifestent aux auteurs des agressions les autres
hommes, quel que soit leur rang dans la hiérarchie de l’organisation ou de
l’entreprise. Ce sont les femmes qui avaient et continuent à avoir honte. Et
qui, par honte, se sont tues trop souvent et trop longtemps. L’importance du
succès rencontré dans un certain nombre de pays occidentaux par les
campagnes #MeToo tient aussi à ce que de nombreuses femmes occupent
désormais des postes clés dans les rédactions des médias et qu’elles sont en
mesure de déterminer ce qui retiendra ou non l’attention. Et, de leur côté,
les avocates peuvent elles-mêmes décider de porter ou non une affaire
devant les tribunaux. Bref, les femmes ont, depuis peu, accédé dans bon
nombre de pays occidentaux à des postes qui leur confèrent un pouvoir
effectif.
Ce qui fait que la femme a honte d’elle-même lorsqu’un homme lui fait
subir des attouchements, c’est que ce dernier lui signifie de la sorte qu’elle
doit le laisser faire parce qu’elle n’a pas sa place là où elle est. Au travail,
une femme n’est donc pas vraiment une « collègue », et peut à tout moment
être réduite à n’être plus qu’un « corps féminin », qu’on peut tripoter. Dans
la rue, ce n’est pas une personne libre de ses mouvements, mais une femme
sans tuteur, un être qui, en dehors de son foyer, n’est pas à sa place. Ces
attouchements apparemment spontanés et impulsifs sont donc eux aussi des
gestes très précisément définis, qui participent d’une chorégraphie du
pouvoir masculin – des interventions parfaitement ciblées, grâce auxquelles
se perpétue le système patriarcal.
Dans les sociétés occidentales, c’est au travail que le harcèlement
sexuel est surtout répandu – c’est-à-dire précisément là où les rapports de
force sont les plus inégaux et où les femmes ont fait leur entrée à une
période encore récente. Ailleurs, les gestes déplacés sont commis en général
dans la rue – théâtre de la lutte qui a pour enjeu la tolérance des femmes
dans l’espace public. Les femmes qui vont faire leurs achats, se rendent à
leur travail, à l’école ou à l’université, à pied ou en prenant le tram, le bus
ou le métro – « les transports en commun » où elles sont mêlées à des
hommes inconnus – sont sans cesse confrontées à cette réalité. Et si celle-ci
a, là encore, un aspect sensuel, le message est à chaque fois sans
équivoque : ces femmes ne sont pas à leur place ; leur place est dans leur
foyer et elles n’ont rien à faire dans les magasins, au travail ou dans un
établissement d’enseignement. Les hommes peuvent donc se permettre de
tripoter ces femmes comme bon leur semble.
Si nous jugeons l’acte en fonction de son résultat, tout est clair comme
de l’eau de roche : rarement – ou même jamais – un homme qui, dans un
bus, un tramway ou une rame de métro, s’est livré à des attouchements sur
une femme se verra-t-il spontanément récompensé par un baiser fougueux.
Rarement – ou même jamais – descendra-t-elle en sa compagnie à l’arrêt
suivant pour se livrer avec lui à des ébats passionnés. Il ne cherche donc
pas, lui non plus, à en arriver là ; il en mourrait de peur. Mais disposer
comme il le fait du corps des femmes vise à les empêcher de sortir de chez
elles et de trouver leur propre voie dans la société. C’est bien dans cette
intention que les banlieusards chinois tripotent les seins et les fesses des
femmes entassées dans un métro bondé, que les hommes de Delhi harcèlent
systématiquement les femmes dans le tramway, ou que des mains
baladeuses pelotaient et pinçaient les manifestantes sur la place Tahrir,
au Caire. Rien de tel ne se produit en Arabie saoudite. Aucune nécessité à
cela, puisqu’il y est interdit aux femmes de quitter leur maison sans être
accompagnées d’un garde masculin 2.
Depuis des générations, les adolescentes occidentales se rendent
généralement à l’école sans surveillance. Pourtant, il leur arrive encore
d’être harcelées dans la rue et dans les transports en commun. Il y a de cela
plus d’un siècle, il était beaucoup moins courant de voir des femmes seules
sur la voie publique. Il n’était pas question qu’elles sortent la nuit. Et elles
devaient, même durant la journée, absolument éviter certaines rues qu’une
« dame comme il faut » s’interdit de fréquenter. Les femmes qui vivaient là
étaient donc vraisemblablement des créatures « impudentes ». Ce qui fait
que les hommes pouvaient, avec elles, se permettre « des privautés » 3.
Les multiples formes d’atteintes à la personne de la femme se
répartissent sur une échelle qui va des remarques méprisantes sur le corps
ou le comportement – « compliments inappropriés » inclus – à l’ensemble
des « contacts indésirables ». Dans les sociétés patriarcales, tout type de
contact physique entre une femme et quelqu’un d’autre que son père, son
frère, son fils, son mari ou son tuteur est évidemment considéré comme
relevant de cette catégorie – qu’il s’agisse d’un léger attouchement, d’une
étreinte, d’une agression sexuelle ou, enfin, d’un viol, dernier et ultime
élément dans la série ascendante des attaques à l’honorabilité féminine.
Dans les sociétés traditionnelles, un tel outrage est en même temps une
violation de l’honneur de l’homme qui a la responsabilité de la femme. On
a donc toujours affaire à une relation triangulaire : auteur du
viol/femme/tuteur. L’humiliation infligée à la femme se reporte directement
sur l’homme qui la surveille et est tenu pour responsable de ce qui lui
arrive. Toutes les excuses de l’agresseur – « c’est elle qui a voulu », « qui
l’a demandé », « ça lui a plu » – sont autant d’offenses à la dignité de la
femme et à l’honneur de son tuteur : car ce dernier n’a manifestement pas
su maintenir « sa » fille, « sa » sœur, « son » épouse dans la voie de la
respectabilité, et protège désormais une salope.
Je dois avouer que je n’y étais pas. Et même si j’avais été sur place, ces
hommes, eussent-ils été torturés au troisième degré, ne m’auraient jamais
dit ce qu’ils ressentaient, à supposer qu’ils en aient eu conscience eux-
mêmes. Dans le paragraphe qui précède, j’en sais davantage que les
coupables, dont aucun ne m’était connu, et qui de toute façon ne m’auraient
jamais confié ce qui les poussait à agir ainsi. La plupart de mes lecteurs ne
sont guère plus avancés. Mais sur un point je reste catégorique : si l’on veut
comprendre ce qu’est le viol collectif de masse, il convient avant tout de
s’intéresser aux relations de connivence entre ces hommes complices. Et,
pour prendre la mesure du désastre que ceux-ci provoquent, il faut
concentrer son attention sur les femmes qui ont été victimes de leurs
agissements, puis sur leurs maris et leurs enfants.
Les violeurs ont leur propre savoir mythique : toute femme a, de fait,
toujours besoin d’un pénis, et ce pénis c’est le leur. Simplement, elle
l’ignore. L’effet global du viol c’est que chaque femme a, en fait, toujours
besoin d’hommes pour la protéger des autres hommes. Et elle ne le sait que
trop bien.
N’allez pas croire qu’une telle responsabilité n’existe pas dans les
sociétés occidentales d’aujourd’hui. Le mari est, lui aussi, tenu pour
responsable si « sa » femme parle sans y avoir été invitée, exprime ses
opinions avec trop de véhémence, se laisse aller à des danses trop
échevelées, boit trop, s’habille de façon trop osée ou, pire que tout, a un
amant. Un tel homme est un pauvre type, une mauviette, une poule
mouillée, il porte des cornes et est cocu. La femme, elle, porte la culotte.
Bien sûr, tout cela est une question de degré. Ces affaires d’honneur pèsent
bien moins lourd chez les Occidentaux blancs que dans les sociétés
traditionnelles non occidentales. Pourtant, le sens de l’honneur masculin
continue à faire des siennes dans le monde d’aujourd’hui. L’honneur blessé
a conduit une multitude d’hommes au divorce et même au suicide.
Ce qui nourrit l’honneur d’un homme, c’est d’abord le respect que ses
pareils ont pour lui. C’est surtout lorsqu’ils ne parviennent pas à faire filer
doux leurs femmes que les hommes ont honte d’eux-mêmes devant d’autres
hommes. À l’opposé, ce qui compte avant tout aux yeux des séducteurs et
autres coureurs de jupons, c’est l’admiration et l’envie qu’ils sont à même,
par leurs conquêtes, de susciter chez les autres mâles. Je me souviens que,
durant mes années de jeunesse à Amsterdam, un célèbre designer et un
écrivain plus illustre encore avaient parié à qui des deux réussirait, en un an,
à séduire le plus grand nombre de créatures féminines. Pendant douze mois,
chacun s’était donc évertué à enjôler et à circonvenir de jour en jour une
fille après l’autre. Et, durant tout ce temps, qu’ils en soient aux manœuvres
de séduction, aux préliminaires ou à l’acte lui-même, chacun a dû se
demander avec qui l’autre se trouvait au même moment et quel était son
dernier score. Quelle façon alambiquée et subreptice d’occuper son temps
dans un lit inconnu, avec, en fin de compte, son meilleur ami.
Résumons-nous : les violeurs sont sans aucun doute mus en partie par
leurs pulsions sexuelles, mais aussi et surtout par leur soif de pouvoir. Une
femme effrontée doit avant tout être remise à sa place, c’est-à-dire sous
l’homme. Le violeur ne soumet pas seulement la femme à sa volonté, il
triomphe aussi par son acte des hommes qui avaient le devoir de protéger
son corps et son honneur. Ces hommes se révèlent littéralement
« impuissants » et sont donc eux-mêmes déshonorés.
Un viol en groupe est un acte collectif par lequel des hommes possèdent
ensemble une femme et triomphent concurremment des hommes désormais
incapables de la protéger. Attouchements, agression et viol sont autant de
moyens de ramener cette femme à un état d’assujettissement, tout en
dépossédant de leurs prérogatives les hommes de son entourage.
Ironie du sort : toutes les menaces pesant sur les femmes fournissent
aux tuteurs des droits et des raisons supplémentaires de les maintenir au
foyer et de restreindre encore davantage leur liberté de mouvement. Déjà
bien trop intimidées par les dangers de la rue, elles préfèrent s’abstenir de
travailler, d’entreprendre des études ou d’aller faire des achats si cela doit
les obliger à sortir ou à emprunter les transports en commun. Tous ces
outrages qui défraient la chronique et restent impunis contribuent au
maintien du pouvoir des hommes.
1. Alexandre Soljenitsyne, Nuits prussiennes (poème non traduit en français). Traduction
anonyme empruntée au site https://monde-ecriture.com/forum/index.php?topic=8187.0 [NdT].
2. Cf. « New Delhi Young Women Learn Self-Defense Against Railroad Harassment », The
New York Times, 18 avril 2018 ; « Groepsverkrachting in bus in India deel van een patroon »
[Viol en groupe dans un bus indien : un comportement type], NRC, 5 janvier 2013.
3. Cf. Abram de Swaan, « Uitgaansbeperking en uitgaansangst. Over de verschuiving van
bevelshuishouding naar onderhandelingshuishouding » [Restriction des sorties en ville et
agoraphobie. Sur le passage d’une gestion autoritariste à une gestion négociée de l’organisation
familiale], allocution à l’université d’Amsterdam (29 mai 1977), reprise in De mens is de mens
een zorg [L’homme est un souci pour l’homme], Amsterdam, Meulenhoff, 1982, et in Johan
Heilbron et Geert de Vries (dir.), De draagbare de Swaan [Le De Swaan de poche], Amsterdam,
Bert Bakker, 1999, 2008.
4. On trouvera une bonne vue d’ensemble sur cette question dans l’article critique de Maria
Eriksson Baaz et Maria Stern, « Curious Erasures : The Sexual in Wartime Violence »,
International Feminist Journal of Politics, vol. 20, no 3, 2018, p. 295-314.
5. Cf. notamment Lucy Ash, « The Rape of Berlin », BBC News Magazine, 1er mai 2015
(bbc.com).
6. Cf., à propos de cette « frénésie des vainqueurs », mon ouvrage Diviser pour tuer. Les
régimes génocidaires et leurs hommes de main (2015), trad. Bertrand Abraham, Paris, Seuil,
2016.
7. Les femmes peuvent être aussi châtiées par leur propres compatriotes : une fois le pays libéré
de l’occupation étrangère, les jeunes filles qui se sont commises avec l’ennemi subissent
fréquemment des humiliations publiques – cheveux tondus et même marquage au fer, comme ce
fut le cas en Belgique par exemple après la déroute des occupants allemands, à la fin de la
Première Guerre mondiale. Cf. Sophie de Schaepdrijver, Gabrielle Petit : The Death and Life of
a Female Spy in the First World War, Londres, Bloomsbury Academic, 2015, p. 6.
Jeune âge adulte : crimes d’honneur…
Dans les années 1960 s’est amorcée, dans les pays non occidentaux, une
expansion spectaculaire de l’enseignement, très étroitement liée à cette
autre grande vague d’émancipation qu’a été, dans la seconde moitié du
e
XX siècle, la libération de dizaines de colonies occidentales. À la fin de la
Seconde Guerre mondiale, l’Asie et l’Afrique étaient presque entièrement
occupées, colonisées par les puissances européennes. Un quart de siècle
plus tard, presque toutes ces possessions étaient devenues indépendantes.
Sous la domination coloniale, l’instruction était réservée aux enfants de la
classe supérieure occidentale et de l’élite indigène. Toutefois, les peuples
colonisés s’étaient plus ou moins familiarisés avec une forme
d’enseignement standardisé. Les diplômes scolaires furent alors de plus en
plus perçus comme un moyen d’accéder à des positions sociales plus
enviables, même si celles-ci restaient hors de portée pour la grande majorité
de la population.
Tous ces anciens fiefs européens sont devenus des États souverains.
Durant les seules années 1960, quarante-quatre nouveaux États, dont la
quasi-totalité venaient d’obtenir leur indépendance, ont adhéré à l’ONU.
Ces sociétés ont dû, en conséquence, être complètement réorganisées. En
dépit des divisions au sein des populations, un large consensus s’est dégagé
presque partout sur un point : la nécessité d’instaurer un système
d’enseignement général afin de renforcer les convictions nationales encore
fragiles et de promouvoir la croissance économique. Il fallait, précisément,
inculquer des idéaux nationaux à la jeunesse. La former au travail dans les
usines et les bureaux modernes d’une économie en développement. Sous
l’égide de l’Unesco, les organisations internationales ont soutenu cet effort,
missionné des experts, établi des statistiques relatives aux avancées
constatées dans chaque pays ainsi que des classements comparatifs. Aucune
nation ne tenait à rester à la traîne. L’aspiration au progrès l’a emporté
partout : éducation et enseignement allaient être le moteur de l’amélioration
sous toutes ses formes.
Ce sont, bien sûr, les garçons qui ont été scolarisés les premiers et en
plus grand nombre. Mais l’impulsion ne s’est pas arrêtée là : de plus en plus
de filles ont reçu un enseignement et pu, ensuite, prolonger leurs études. La
plupart des jeunes nations propageaient les idéaux socialistes et
démocratiques, lesquels sont, par nature, plus favorables aux femmes que
leurs contreparties fascistes ou intégristes. Les experts ont également
avancé des arguments en faveur de l’éducation des filles : elle allait, selon
eux, entraîner, outre un gain en matière de productivité du travail, une
diminution des maladies et de la mortalité liées à l’accouchement – ainsi
que de la mortalité infantile dans son ensemble – et un progrès général de la
santé publique.
Dans les pays où l’économie monétaire s’est développée et où les
mécanismes du marché ont commencé à opérer, les parents ont eu tôt fait de
comprendre que l’éducation améliorerait la situation de leurs enfants. Qu’ils
obtiendraient de meilleurs emplois et donc des revenus plus élevés, et que, à
long terme, ils seraient mieux à même de s’occuper de leurs parents âgés
que des enfants non qualifiés et analphabètes. Les frais de scolarité peuvent
représenter un poste important dans le budget familial, mais semblent
constituer un investissement profitable. Mieux vaut avoir quelques enfants
pourvus de bons diplômes qu’une nombreuse progéniture sans instruction.
Une raison, parmi d’autres, de limiter le nombre de naissances.
Il est vite apparu que les filles disposaient de capacités scolaires au
moins égales à celles des garçons et qu’elles prendraient, sans nul doute,
soin de leurs parents aussi bien qu’eux. La préférence traditionnellement
accordée aux fils s’est, çà et là, légèrement reportée sur les filles. De plus,
partout ou presque, les jeunes femmes ont constamment manifesté une
ferme volonté de pousser leurs études.
Même les régimes les plus réactionnaires et les sociétés les plus
patriarcales ont, à la longue, institué un enseignement destiné aux filles. Ce
sont précisément les autorités religieuses les plus rigoristes qui craignent
par-dessus tout de voir les fidèles s’écarter du droit chemin, ou même renier
leur foi. L’instruction religieuse est donc indispensable, particulièrement
pour les âmes encore réceptives des enfants. Ce qui implique que ces
derniers doivent avoir, selon les juifs, les chrétiens, les musulmans et les
hindouistes, connaissance des textes sacrés. C’est là une raison pour qu’ils
aillent à l’école et apprennent du même coup à lire et à écrire. Dans les
écoles non confessionnelles, on leur enseigne aussi désormais
l’arithmétique ainsi que les autres disciplines élémentaires. Ils bénéficient
ainsi d’un avantage sur le marché du travail. Pour ne pas se laisser
distancer, les écoles religieuses élargissent leur offre pédagogique. À terme,
des disciplines profanes telles que les mathématiques, l’histoire et la
géographie seront même enseignées aux filles. Biologie et physique sont
considérées comme moins appropriées à leurs besoins. Plutôt que de les
former au travail manuel sur des matériaux durs tels que le bois et le métal,
on leur apprend à manier et à transformer des matières malléables
susceptibles de les préparer à leur future vie de mère et de femme au foyer.
Ce qui n’est pas enseigné à ces enfants, c’est qu’en classe les filles sont
les égales des garçons, et qu’une fois devenues femmes elles doivent
pouvoir bénéficier des mêmes droits que les hommes. Contrairement à ces
principes, l’enseignement élémentaire reproduit et perpétue l’inégalité des
sexes, qui persiste aussi dans le reste de la société.
Et pourtant… Partout où les filles sont scolarisées, les relations se
transforment, une fois pour toutes. Même si elles n’ont pas fait cet
apprentissage en classe, les écolières se comporteront, dans leur vie future,
d’une tout autre façon. Laissons parler les chiffres ou, plutôt, laissons-les
remplir leur fonction démagogique, car rien n’impose autant l’autorité que
l’ordre et le nombre. Chacun sait qu’en Asie et en Afrique la diffusion de
l’enseignement aux garçons et aux filles a connu un rythme fulgurant 9.
Mais avec quels effets ?
En 1960, les garçons des pays arabes avaient, en moyenne, bénéficié de
six mois de cours, les filles n’avaient pratiquement pas été scolarisées. En
l’an 2000, les garçons avaient effectué en moyenne cinq à six ans d’études,
et les filles trois à quatre ans 10. Aujourd’hui, les femmes des pays arabes
ont presque comblé, en matière d’instruction, leur retard par rapport aux
hommes, sans pouvoir cependant – à cause même de ce presque – figurer
dans la première moitié du classement établi. Dans cette région du monde,
ce processus s’est déroulé en moins de deux générations, pas davantage.
Des statistiques plus récentes font à leur tour état d’un rattrapage
époustouflant. Dans son rapport de 2017 sur l’écart entre les sexes, le
Forum économique mondial signale que les pourcentages des effectifs
féminins scolarisés dans l’ensemble du monde sont pratiquement égaux à
ceux des effectifs masculins – 49,5 % contre 50,5 % 11 – quel que soit le
niveau d’enseignement pris en compte, c’est-à-dire de l’école élémentaire à
l’université. La survenue à un tel rythme de changements sociaux d’une
pareille ampleur doit en revanche provoquer de vives tensions.
Il n’existe pas de statistiques relatives à la représentation que se font les
hommes de leur supériorité, ni de données quantitatives mesurant la
conscience qu’ont les femmes d’elles-mêmes. Si ces tensions s’aggravent,
c’est encore à votre capacité d’empathie sociologique qu’il faudra vous en
remettre. On dispose néanmoins d’indices chiffrés qui donnent une image
de ce qui peut se passer entre hommes et femmes dans ces pays, notamment
dans leurs relations intimes. Dans notre monde humain, il n’est pas de
donnée d’ordre plus intime que celle de la procréation. Et c’est précisément
sur cette dernière que les statistiques fournissent une réponse très
instructive, tant il est facile de mesurer le résultat qu’ont ces rapports
intimes, à savoir le taux de natalité.
L’analyse de la relation entre niveau d’éducation et fécondité des
femmes dans vingt-six pays fait l’objet d’un excellent article de la
sociologue Teresa Castro Martin. Il s’avère que, plus leurs études sont
longues, moins les femmes ont d’enfants. Dix ans de formation, c’est deux
ou trois enfants de moins. Ces femmes plus instruites ont à peu près le
nombre d’enfants qu’elles désiraient. Et elles désirent moins d’enfants, c’est
indéniable. De plus, ces femmes bien éduquées ont une attitude moins
fataliste face à la procréation. Elles se laissent moins facilement
persuader 12. Et le fait est qu’elles ont plus fréquemment recours aux
moyens anticonceptionnels que les femmes ayant un plus faible niveau
d’instruction. Mieux informées, elles sont plus à l’aise pour prendre leur
contraception en main. En outre, les femmes qui ont moins d’enfants
disposent de meilleures chances sur le marché du travail, et la perspective
d’un emploi plus intéressant renforce leurs intentions de prolonger leurs
études.
Cette relation statistique brute établie entre durée des études et nombre
d’enfants constitue, à ma connaissance, l’un des constats sociologiques les
plus poignants qui soit. Car que signifie-t-elle en fait ? Ces femmes n’ont
pas nécessairement appris à l’école islamique, évangélique ou catholique
qu’elles ont fréquentée qu’elles pouvaient – ni non plus, bien sûr, qu’elles
devaient – avoir recours aux moyens anticonceptionnels. Et, encore moins,
que rien ne les obligeait, au lit, à céder aux volontés de leurs maris. Bien au
contraire. Toutefois, même dans un pays comme la Tunisie, où les
programmes d’enseignement sont extrêmement conservateurs, les femmes
instruites souhaitent avoir une famille moins nombreuse que celles qui ont
quitté l’école plus tôt. Et elles font une fois et demie plus souvent usage de
contraceptifs que ces dernières. Elles n’ont pas appris cela à l’école, je
pense…
Et pourtant, si. C’est saisissant. Les filles qui ont appris à lire et à écrire
acquièrent du même coup, indépendamment de ce que peut dire en classe le
maître ou la maîtresse, une plus grande conscience d’elles-mêmes. Elles se
rendent peu à peu compte qu’elles sont des êtres humains et que si on ne les
reconnaît pas encore comme les égales des hommes, elles ont toutefois
cessé d’être des créatures juste bonnes à pondre et à élever des mômes.
C’est précisément parmi les peuples du livre que la lecture et l’écriture sont
considérées comme les compétences qui font de quelqu’un un humain à part
entière. Ces filles sont allées à l’école, tout comme les garçons. Elles ont
été, à l’évidence, considérées comme suffisamment « importantes » pour
qu’on leur prête attention. Et elles se sont montrées, sur le plan scolaire, au
moins aussi méritantes que les garçons. Ne riez pas trop vite, cela se passait
certes il y a deux siècles à peu près, mais c’est encore aux mêmes
problèmes que nous sommes confrontés chez nous aujourd’hui : il s’agit
toujours du « devenir humain », de l’épanouissement des filles et des
femmes, de leur égalité avec les hommes.
1. Kay S. Hymowitz, Manning Up : How the Rise of Women Has Turned Men Into Boys, New
York, Basic Books, 2011, p. 58.
2. Cf. Aaron Benavot et Phyllis Riddle, « The Expansion of Primary Education, 1870-1940 :
Trends and Issues », Sociology of Education, vol. 61, no 3, 1988, p. 191-210.
3. Robert J. Barro et Jong-Wha Lee, « A New Data Set of Educational Attainment in the World,
1950-2010 », Journal of Development Economics, vol. 104(C), 2013, p. 184-198.
4. Cf. www.cbs.nl, Centraal Bureau voor de Statistiek [Bureau central des statistiques
néerlandaises].
5. National Center for Education Statistics, nces.ed.gov, table 302.60 : pourcentage, par sexes,
des jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans inscrits dans les institutions universitaires de 1970 à
2015.
6. news.aamc.org, « Medical Schools Are Becoming More Diverse », 6 décembre 2018.
7. blog.smu.edu/research/2010/11/01/veterinary-medicine-shifts-to-more-women.
8. www3.weforum.org/docs/WEF-GGGR_2018.pdf, The Global Gender Gap Report 2018,
« Educational Attainment » ; data.uis.unesco.org, « Educational Attainment by Country »,
« Population 25 Years or Older », 2018.
9. Les différents États et les instances internationales telles que l’Unesco établissent et tiennent
à jour de façon relativement satisfaisante les statistiques concernant l’enseignement et
l’éducation. Cf. par exemple : Education for All : The Quality Imperative, Paris, Unesco, 2004 ;
Global Education Digest : Comparing Education Statistics Across the World, Montréal, Unesco,
Institute de statistiques, 2005, à consulter (ainsi que de nombreuses autres données) sur le site
extrêmement bien documenté www.uis.unesco.org. Cf. aussi Robert J. Barro et Jong-Wha Lee,
« International Data on Educational Attainment : Updates and Implications » (CID Working
Paper, no 42, avril 2000), à consulter sur le site au moins aussi instructif du Center for
International Development of Harvard University, www.cid.harvard.edu/cidwp.
10. Arab Human Development Report 2003. Barro et Lee fournissent des indications de durée
postérieures à 1955, pour différents pays arabes. Dans un grand nombre de ceux-ci, 80 à 90 %
des filles de moins de quinze ans étaient alors encore illettrées et non scolarisées. Vers l’an
2000, le pourcentage de filles de moins de quinze ans non scolarisées se montait à 40 %
environ.
11. World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2018, Genève, WEF, 2018 ; cf.
aussi www3.weforum.org.
12. Teresa Castro Martin, « Women’s Education and Fertility : Results from 26 Demographic
and Health Surveys », Study in Family Planning, vol. 26, no 4, 1995, p. 187-202 : « By
enhancing women’s position within the family authority structure, education also improves
women’s control over reproductive choices », p. 194.
13. Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) vise à mesurer les
performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres. Les enquêtes sont
menées tous les trois ans auprès de jeunes de quinze ans dans les 36 pays membres de l’OCDE
ainsi que dans de nombreux pays partenaires, et aboutissent à un classement dit « classement
Pisa » [NdT].
14. Pour diminuer les différences entre les sexes il faudrait donc consacrer davantage
d’attention aux filles les meilleures en calcul et aux garçons qui ont le plus de difficultés en
lecture.
15. Indice d’inégalité de genre (IIG), in Rapport sur le développement humain, publié dans le
cadre du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Le Forum économique
mondial publie le Global Gender Gap Index.
16. Cf. Susan Pinker, « Why Aren’t There More Women in Science and Technology ? », The
Wall Street Journal, 1er mars 2018.
Quand les femmes conquièrent l’université
1. Lisa Wade, American Hookup : The New Culture of Sex on Campus, New York, Norton,
2017 ; Jon Krakauer, Missoula. Verkrachting en het rechtssysteem in een universiteitsstad
[Missoula. Viol et institutions judiciaires dans une ville universitaire], Amsterdam, Prometheus,
2016. Le roman de Tom Wolfe Moi, Charlotte Simmons (2004, trad. Bernard Cohen, Paris,
Robert Laffont, 2004 et 2006) offre une description de mœurs très précise. Cf. également un
autre roman de Tom Wolfe, Où est votre stylo ? (2000), trad. Bernard Cohen, Paris, Robert
Laffont, 2016.
2. Lisa Wade, American Hookup, op. cit., p. 202-233.
3. Les noms des confréries étudiantes aux États-Unis se composent généralement de deux ou
trois lettres grecques. Leurs membres se nomment « les Grecs » [NdT].
4. The Hunting Ground, documentaire, CNN, 2015.
Santé publique : autour de la grossesse
et de l’accouchement
Parmi les différences entre les femmes et les hommes, il en est une dont
on parle beaucoup mais qui n’a jamais suscité de polémiques : alors que les
hommes épousent très souvent des femmes d’un âge bien inférieur au leur,
les femmes sont moins chanceuses avec les hommes beaucoup plus jeunes
qu’elles. Voilà qui, arithmétiquement parlant, devrait valoir aux
jouvencelles un nombre très élevé de soupirants – aussi bien à la fleur que
dans la force de l’âge – et rendre manifeste le peu de considération dont
jouissent les femmes plus mûres sur le marché du mariage. Certaines jeunes
femmes préfèrent à des partenaires de leur âge des hommes plus vieux
qu’elles, riches ou considérés. Les femmes mûres ont beaucoup moins le
choix, et ce n’est pas là un fait de nature : si des changements favorables au
sexe féminin intervenaient dans la répartition des revenus et les rapports de
pouvoir, les hommes jeunes trouveraient peut-être davantage d’attraits à des
femmes plus influentes, plus aisées, plus âgées. Les Américains se servent
même, pour désigner les femmes mûres qu’une libido toujours active
pousse à rechercher des hommes jeunes, du terme « couguar », autre nom
du puma, animal superbe et puissant, mais prédateur effrayant. Le mot en
dit beaucoup plus long sur les fantasmes et les peurs que de telles femmes
suscitent que sur leur véritable nature.
Dans une société où hommes et femmes se marient jeunes et restent liés
à vie, ces différences ont beaucoup moins de portée qu’au sein d’une
culture où, les divorces et les remariages étant fréquents, les hommes mûrs
font, eux aussi, valoir leurs droits sur le marché du mariage ou du
concubinage. Là où les hommes – surtout lorsqu’ils sont riches et
respectables – peuvent avoir plusieurs épouses, cette incidence de l’âge se
fait encore plus fortement sentir, au grand dam des hommes jeunes et
pauvres qui voient alors s’amoindrir leurs chances de trouver femme. En
Corée comme en Chine, ce sont des « branches mortes » qui ne fleuriront
plus. Les « célibataires malgré eux » vont souvent chercher ailleurs leur
salut. Ils essaient d’émigrer. Certains deviennent mercenaires ou se
radicalisent et rejoignent les milices de l’État islamique. Aux États-Unis,
« ces solitaires contre leur gré » ne sont pas rares non plus. Nous
reparlerons d’eux dans le chapitre consacré à la manosphère. Autrefois, les
femmes matures restées célibataires étaient souvent appelées « vieilles
filles », ce qui ne présumait rien de bon quant à la place qui était la leur
dans la société de l’époque. De nos jours, leur position s’est renforcée du
fait que la plupart d’entre elles ont un emploi et jouissent par conséquent de
leurs propres revenus et de la considération de leur entourage.
Les femmes comme les hommes ont grandement bénéficié des progrès
réalisés dans le domaine de la santé publique au cours du siècle dernier, et
tout d’abord de l’amélioration de l’hygiène : eau courante, sécurité sanitaire
des aliments, évacuation des eaux usées, élimination des déchets,
vaccinations contre les maladies infectieuses. Depuis, la médecine a connu
un essor considérable.
Ce sont avant tout les innovations en matière de soins obstétriques qui
ont profité aux femmes. La brusque chute, à l’échelle mondiale, de l’indice
de fécondité leur a été bénéfique. Sa réduction donne aux femmes une
liberté accrue pour faire leurs propres choix entre famille, éducation et
travail. Les menaces qui pèsent sur la santé des femmes sont en majeure
partie d’ordre social : pressions subies pour les obliger à se marier très
jeunes, mutilations génitales, interdiction de l’avortement, sabotage de la
contraception et censure de l’éducation sexuelle.
Bref, la santé des femmes est de nos jours essentiellement une question
sociale et politique.
1. Loretta Lynn, The Pill, extrait de l’album Back to the Country, MCA, 1975. Lynn a toujours
été réputée pour ses interprétations de gospels de style country [note de l’auteur].
2. Central Intelligence Agency, The World Factbook, « Life Expectancy at Birth », cia.gov.
3. « Documentation for Data on Maternal Mortality », gapminder.org.
4. P. E. Treffers, « Teenage Pregnancy, a Worldwide Problem », Nederlands Tijdschrift voor
Geneeskunde, vol. 147, no 47, 2003, p. 2320-2325.
5. « Tous les livres saints révélés déclarent l’avortement interdit par principe », icimleiden.nl,
site internet du Centre islamique Imam Malik.
6. Wikipédia, « Liste des États souverains ». Durant la même période, pas loin de 80 pays sont
devenus membres de l’ONU (un.org, « Member States »).
7. United Nations Department of Economic and Social Affairs, Trends in Contraceptive Use
Worldwide 2015, New York, United Nations, 2015 (disponible sur un.org).
8. gapminder.org/topics/babies-per-woman/.
Travail rémunéré et travaux non rétribués
Les femmes ont toujours et presque partout travaillé : dans les champs
ainsi qu’à l’entretien de leur ménage. Au-dehors, elles aidaient les
hommes ; au-dedans, elles s’acquittaient de leurs « devoirs » de femme.
Dès l’avènement du capitalisme industriel, hommes et femmes ont fourni –
le plus souvent pour un misérable salaire – la main-d’œuvre des usines. Le
modèle de la « famille bourgeoise », où l’épouse pouvait rester au foyer
pour s’occuper des enfants tandis que le mari gagnait à l’extérieur de quoi
faire vivre la maisonnée, est donc devenu un idéal. Bien qu’associé à la
pauvreté, à l’immoralité, le travail féminin apparaissait, déjà souvent aussi,
comme un gage d’autonomie et d’indépendance par rapport aux hommes.
C’est, une fois encore, grâce à la diffusion de l’éducation que la
situation de nombreuses femmes sur le marché du travail a commencé à
s’améliorer. Celles qui possédaient un diplôme pouvaient devenir
institutrices, infirmières, dactylographes ou téléphonistes. Autant d’emplois
moins pénibles, mieux rémunérés, et jouissant d’une certaine considération,
qui permettaient à de jeunes femmes de gagner leur vie, de se loger de
façon indépendante, dans une chambre meublée ou une pension. Plus libres
dans leurs déplacements, elles pouvaient alors faire les magasins entre
amies, rencontrer des inconnus dans les cafés, les dancings ou les salles de
cinéma, nouer des amourettes et des flirts sans que les parents, le pasteur ou
le curé n’entrent en jeu : c’étaient là des idylles qui n’avaient pas forcément
pour lendemains des fiançailles et un mariage. Ce qui, un siècle plus tôt,
était encore l’apanage des femmes de la haute bourgeoisie et de
l’aristocratie était entré dans la vie des employées et des jeunes ouvrières.
De là le refus radical que la bourgeoisie opposa dès lors aux nouveaux
usages en vogue, mettant en garde contre les dangers que représentaient les
publications érotiques, le divertissement de masse, la musique « nègre »,
Hollywood, les jupes courtes et les danses à la mode. Prêtez l’oreille au
Charleston : « Every step you do, leads to something new 1… », « chaque
pas dansé est un pas vers la nouveauté… ». Cette musique a d’ailleurs été
surtout faite par des Noirs, des juifs et des Tziganes – les « masses
dangereuses », mais, en réalité, des populations menacées.
Ces années de relative indépendance dans la vie des jeunes femmes
étaient cependant perçues comme une simple phase de transition :
conformément aux normes sociales traditionnelles, ces femmes salariées
trouvaient à se fiancer au bout d’un certain temps, se mariaient, cessaient de
travailler, avaient des enfants. Les femmes encore célibataires après l’âge
de trente ans étaient donc celles qui n’avaient pas réussi à « mettre le
grappin » sur un homme, n’avaient pas trouvé de mari, manquant en cela –
souvent à leurs propres yeux – à leur vocation. On continuait, leur vie
durant, à les appeler « Mademoiselle ». La dénomination « Madame » était
réservée aux épouses de bonne condition. Si la loi obligeait parfois les
femmes mariées à renoncer à leur emploi, la morale bourgeoise les y
contraignait avec au moins autant de force. Durant les périodes de chômage,
les femmes qui travaillaient étaient accusées de faire une concurrence
déloyale aux hommes : c’était à ces derniers, somme toute, d’entretenir la
famille. Gagner l’argent du ménage était l’affaire des hommes et non des
femmes, cela allait de soi.
Durant les deux guerres mondiales, les femmes ont remplacé au travail
les hommes partis combattre. Elles se sont distinguées dans de multiples
secteurs jusqu’alors réservés au « sexe fort », prouvant à maintes reprises
qu’elles étaient tout aussi performantes que celui-ci. Peu après le conflit, les
hommes ont vite repris leurs fonctions – ils avaient, de fait, servi la patrie.
La plupart des femmes ont alors retrouvé leur foyer. L’heure de rétablir les
anciens rapports entre les deux sexes avait sonné.
Il est un autre domaine dans lequel la ségrégation entre les sexes est
presque totale : le sport, et en particulier le sport en tant qu’activité
professionnelle. La différence physique s’y extériorise par la force, la
vitesse, l’agilité, la réactivité, la compréhension du jeu, la motivation et
l’endurance. La plupart des hommes sont plus puissants et plus rapides que
les femmes. Les sportifs les plus forts et les plus rapides du monde sont tous
des hommes 6. Les autres qualités physiques se retrouvent de façon plus ou
moins égale chez les hommes et les femmes.
Plus la pratique d’un sport est répandue dans un pays, plus grandes sont
les chances d’y voir émerger des individus aux performances
exceptionnelles, capables de rivaliser avec des champions d’autres
nationalités. Si donc davantage de femmes s’adonnent à tel ou tel sport,
l’une d’entre elles devrait pouvoir, avec le temps, atteindre le plus haut
niveau.
C’est pourquoi j’ai fait le pari, dans les années 1980, qu’il ne se
passerait pas dix ans sans qu’une femme ne surpasse tous les hommes dans
au moins une spécialité olympique. Je m’en suis mordu les lèvres. Au bout
de dix ans, aucune femme n’avait fait mieux que tous les hommes
concourant dans la même discipline qu’elle. Et j’avais mis en jeu mon
autorité pour quatre bouteilles et un magnum de champagne que j’ai perdus.
Même dans les pays où les femmes ont depuis longtemps le droit de
vote et où leur niveau d’études est au moins équivalent à celui des hommes,
elles exercent plus rarement une activité professionnelle rémunérée en
dehors du foyer. Lorsqu’elles en ont une, les postes qu’elles occupent sont,
à qualification égale, inférieurs à ceux des hommes. Quand, toutefois, elles
remplissent des fonctions similaires à leurs collègues masculins, elles sont
alors moins rémunérées.
Ces disparités s’expliquent par l’écartèlement entre travail et foyer. Les
femmes enceintes prennent un congé de maternité réglementé par des
dispositions plus ou moins avantageuses selon les pays, mais qui implique à
tout le moins l’interruption des activités rémunérées de celles qui travaillent
en dehors du foyer, ceci durant quelques mois – jusqu’à six, voire
davantage. Ce qui amène de nombreux couples à décider que la jeune mère
travaillera ensuite à temps partiel, si toutefois elle souhaite garder son
emploi. Même dans les sociétés où l’émancipation féminine est très
avancée, il est plutôt rare que ce soit le père qui s’occupe le plus des enfants
– un nombre croissant d’hommes, cependant, accepte d’assumer cette
charge.
Quand l’homme gagne plus que la femme, il est logique, d’un point de
vue économique, que ce soit elle qui assume les charges domestiques :
l’incidence sur les revenus familiaux est alors moindre que si c’était
l’homme qui s’occupait du foyer. Une étude sur les couples homosexuels –
dans lesquels, par conséquent, la différence sexuelle ne joue pas – montre
que les motifs économiques ne sont toutefois pas prépondérants : si tel était
le cas, ce serait en effet le partenaire le mieux rétribué des deux qui
s’investirait le moins dans les travaux ménagers 7.
En désertant le marché du travail plus fréquemment et plus longtemps
que les hommes pour s’occuper de leurs jeunes enfants, les femmes ne font
peut-être que manifester une préférence de mode de vie. Mais ces
interruptions dans leur activité professionnelle font d’elles une main-
d’œuvre a priori moins attractive pour les employeurs, à moins qu’elles ne
se satisfassent d’un salaire inférieur. Et elles verront, plus tard, leurs
revenus diminuer. Il s’agit là d’un effet d’autorenforcement, d’un feed-back
positif, ou plutôt d’une spirale négative.
1. Phil Harris, Charleston, Traditional Dixieland Jazz From the 1930s, ’40s & ’50s.
2. « Marine Corps Study Find no Detriment to Moral in Mixed-Gender Combat Units », The
New York Times, 16 novembre 2015.
3. « Mais pour toujours, toujours ? » a demandé une journaliste au pape François. « Si on lit
soigneusement la déclaration de saint Jean-Paul II, cela va dans cette direction » (ici.radio-
canada.ca/nouvelle/812142/pape-ordination-femmes).
4. Une déclaration du pape François à des journalistes précise ce point. Cf. Jérôme Gautheret,
Le Monde, 13 février 2020 [NdT].
5. Première Épître de Paul à Timothée, ch. 2, v. 11-14, Bible Louis Segond, Alliance biblique
universelle, 1956. Cf. également Mieke Bal, Lethal Love : Feminist Literary Readings of
Biblical Love Stories, Bloomington, Indiana University Press, 1987.
6. Il existe des exceptions. Le fait que ce soit précisément dans les sports d’endurance extrême
tels que le triathlon ou la course sur 200 miles que les femmes égalent et même surpassent les
hommes n’en est que plus remarquable. « The Woman Who Outruns the Men, 200 Miles at a
Time », The New York Times, 5 décembre 2018. Aux échecs, sport qui ne nécessite ni force
physique ni vitesse, les femmes sont encore très largement distancées par les hommes.
7. Esther D. Rothblum, in Rachel Connelly et Ebru Kongar (dir.), Gender and Time Use in a
Global Context : The Economics of Employment and Unpaid Labor, New York, Palgrave
Macmillan, 2017, p. 2.
8. Cf. Abram de Swaan, « Uitgaansbeperking en uitgaansangst », op. cit., p. 175-208.
9. À propos des préjugés masculins sur les femmes dans le monde du travail, voir Stefanie
Ernst, « From Blame Gossip to Praise Gossip ? Gender, Leadership and Organizational
Change », European Journal of Women’s Studies, vol. 10, no 3, 2003, p. 277-299.
10. « When a Female CEO Leaves, the Glass Ceiling is Restored », The New York Times, 6 août
2018.
La fabrique du pouvoir politique
Dans ce monde, l’homme est sûr de lui, mais la femme est imbue
d’elle-même ; l’homme sait s’imposer, mais la femme est agressive 1…
Dans une grande partie du monde, les femmes ont atteint le même
niveau d’éducation que les hommes. Là où elles accusent encore du retard,
celui-ci s’est incontestablement réduit. D’importantes avancées ont été
faites en matière de santé féminine. Sur le marché du travail, les chances
qu’a une femme de trouver un emploi et les salaires qu’on lui propose sont
restés inférieurs aux opportunités qui s’offrent aux hommes, mais la
situation s’est, dans ce domaine aussi, considérablement améliorée au cours
des dernières décennies. En dépit de toutes les réformes, c’est dans l’arène
politique que les femmes peinent le plus à s’imposer. C’est en fait une
véritable redistribution du pouvoir qu’il faudrait entreprendre.
De nombreuses femmes ont gouverné ou régné au cours de l’histoire.
Presque toujours en tant que veuves ou filles de l’homme qui les avait
précédées. N’ayant pas pu d’elles-mêmes parvenir au pouvoir, elles
l’avaient hérité d’un époux ou d’un père décédé, dont la puissance et le
charisme les irradiaient encore. Elles n’ont d’ailleurs jamais cessé d’être
considérées comme « la femme (ou la fille) de… ». Il en est allé de même
au siècle dernier s’agissant de la plupart des femmes chefs d’État ou de
gouvernement, principalement en Asie : Premières ministres du Sri Lanka
Sirimavo Bandaranaike et Chandrika Kumaratunga, Benazir Bhutto pour le
Pakistan, Indira Gandhi pour l’Inde, Khaleda Zia et l’actuelle Première
ministre Sheikh Hasina pour le Bangladesh, soit toutes les femmes chefs de
gouvernement dans ces quatre pays. Une fois au pouvoir, nombre de ces
femmes se sont montrées parfaitement à même de maintenir et d’affermir
leur autorité, et ont su assurer l’ordre à l’intérieur des frontières, tenir tête
aux ennemis du dehors ou conquérir de nouveaux territoires. Les plus
expertes ont égalé dans ces entreprises les plus aguerris des hommes. Elles
furent considérées comme des figures exceptionnelles. Issues de lignées au
destin tracé d’avance, elles étaient nées pour gouverner. Il n’empêche : à
travers elles, la preuve était à nouveau faite que les femmes sont en capacité
d’exercer le pouvoir. Même aujourd’hui pourtant, les hommes ont du mal à
se faire à l’idée que des femmes puissent occuper des positions d’autorité.
Tout au long du XXe siècle, les Pays-Bas ont eu des reines pour chefs
d’État. De même, une souveraine, Elizabeth II, règne sur le Royaume-Uni
et le Commonwealth. Aucune de ces femmes n’est devenue monarque par
sa seule volonté, mais par descendance. Dans les démocraties modernes, la
royauté est la seule fonction publique qui se transmet par héritage. Ce qui
importe avant tout, c’est l’influence qu’exerce la personne du roi ou de la
reine, et non son pouvoir. Les princes consorts, époux de ces femmes
couronnées, ont connu des parcours agités : c’étaient des gaillards par trop
enclins à l’adultère, ou, à coup sûr, des êtres tourmentés : vivre dans
l’ombre d’une femme vénérée et auréolée de puissance n’est, pour un
homme, manifestement pas une sinécure.
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les femmes
ont pu accéder au pouvoir par leurs propres moyens. Des chefs de
gouvernement comme Golda Meir, Margaret Thatcher ou Angela Merkel se
sont montrées à tout point de vue les égales de leurs pendants masculins. La
preuve de l’aptitude des femmes à l’exercice du pouvoir politique a donc
été maintes et maintes fois fournie. Celles qui sont parvenues par elles-
mêmes à la tête d’un gouvernement ou d’un État étaient souvent des veuves
(Golda Meir) ou des femmes mariées sans enfant (Theresa May, Angela
Merkel). Margaret Thatcher était, quant à elle, mariée et mère de deux fils,
mais on moquait Monsieur Thatcher, époux de la Première ministre, réputé
pour laisser la boss le mener par le bout du nez. L’opinion publique est
apparemment déconcertée par les hommes qui font figure de marionnettes
entre les mains des femmes de pouvoir. Et il est, après tout, difficile aussi
de voir en elles des mères et des épouses 2. Une femme qui règne doit être
asexuée.
L’anthropologue néerlandais Anton Blok parle à ce propos d’une forme
de non-sexisme : si le sexisme n’a pas permis de maintenir une femme à
l’écart du pouvoir, elle est, une fois en fonction, tout bonnement
déféminisée – symboliquement s’entend. Les femmes qui détiennent un
pouvoir politique évitent toute allusion à leur sexualité. Dans son étude
consacrée aux femmes de pouvoir du monde entier à travers les siècles,
Blok écrit : « [Elles] occupent, à maints égards, une position intermédiaire.
Ce sont incontestablement des femmes mais, lorsqu’elles remplissent des
fonctions habituellement réservées aux hommes, elles sont à la fois
masculines et féminines, sans être ni hommes ni femmes. Devenues
socialement des hommes, elles échappent à toute classification, mais
contribuent de cette façon au maintien des relations asymétriques entre les
sexes 3. » S’il y a un homme dans leur vie, ce dernier est invisible,
accessoire, insignifiant – en un mot, féminin. La disparité des rôles est de la
sorte préservée, mais ceux-ci font, en l’occurrence, exceptionnellement
l’objet d’une permutation, la femme au pouvoir devenant – « à titre
honoraire » – un homme.
Dans le sens inverse, l’épouse d’un autocrate ou d’un dictateur pâtit,
elle aussi, de sa situation. Elle fait souvent figure de fée malfaisante derrière
le trône, d’instigatrice de tous les maux que provoque le régime despotique,
écrit Anton Blok 4. Cette créature diabolique n’est-elle pas, après tout, le
malin génie de son mari ? Ainsi en est-il d’Elena, la femme de Nicolae
Ceauşescu ; de Jiang Qing, celle de Mao Zedong ; de Mirjana Marković,
l’épouse de Slobodan Milošević ; de Nexhmije Hoxha, la femme d’Enver
Hoxha ; ou d’Agathe Habyarimana, celle de Juvénal Habyarimana. Les
partisans inconditionnels du dictateur n’ont donc plus qu’à exonérer leur
idole des abus qu’ils ne peuvent ignorer, en les attribuant tous à la « Reine
du Mal ».
Les femmes ont depuis longtemps le droit de vote dans la plus grande
partie du monde ; en matière d’éducation, elles ont rattrapé les hommes. La
majorité d’entre elles travaillent en dehors du foyer et ne sont pas beaucoup
moins payées que leurs collègues masculins. Elles ont la formation et les
revenus nécessaires pour s’affirmer en tant que citoyennes à part entière
dans la société. Les femmes sont donc omniprésentes et visibles dans les
entreprises et les institutions publiques. Il leur est encore difficile d’accéder
à des positions de pouvoir dans l’économie et la politique. Car elles se
heurtent, trop souvent, à une résistance insaisissable. Qui n’a pour seule
ressource que cette insaisissabilité, car ses arguments, pour peu qu’ils soient
formulés ouvertement, s’effondrent tous d’eux-mêmes. Cette résistance
opposée à l’essor des femmes en politique et dans les affaires est donc
nécessairement silencieuse, souterraine et sournoise. C’est là sa faiblesse.
C’est pourquoi l’ascension des femmes se poursuivra.
1. Chimamanda Ngozi Adichie à la conférence de Chatham House à Londres, 21 juin 2018.
2. En avril 2018, l’accouchement de Tammy Duckworth, première sénatrice américaine à
mettre un enfant au monde durant l’exercice de son mandat, fit sensation dans les médias. De
nos jours, pareil fait ne devrait pourtant plus paraître insolite.
3. Anton Blok, « Female Rulers and Their Consorts », Honour and Violence, Cambridge, Polity
Press, 2001, p. 227.
4. Ibid., p. 225.
5. La Vereniging voor Natuurmonumenten est une association néerlandaise de protection des
sites naturels et du patrimoine. L’Algemene Nederlandsche Wielrijdersbond (ANWB), qui a
gardé le nom et le sigle qu’il avait à sa fondation – c’était alors une fédération d’amateurs de
cyclisme et de cyclotourisme –, se définit aujourd’hui comme le Royal Touring Club des Pays-
Bas [NdT].
6. Ann Douglas, The Feminization of American Culture, New York, Avon Books, 1977.
7. Leslie McCall et Ann S. Orloff, « The Multidimensional Politics of Inequality : Taking Stock
of Identity Politics in the US Presidential Election of 2016 », The British Journal of Sociology,
vol. 68, no S1, 2017, P. S34-S56.
8. Inter-Parliamentary Union, Women in Politics, Global Map, 2017.
9. Inter-Parliamentary Union, Women in National Parliaments, 1er novembre 2018 ;
archive.ipu.org.
10. Valerie M. Hudson et al., Sex and World Peace, op. cit., p. 42.
11. Panashe Chigumadzi, « In Zimbabwe, the Enduring Fear of Single Women », The New York
Times, 2 juillet 2018.
12. Peter Beinart, « Fear of a Female President », The Atlantic, octobre 2016. Cf. également Jill
Filipovic, « The Men Who Cost Clinton the Election », The New York Times, 1er décembre 2017.
13. Victoria L. Brescoll et Tyler G. Okimoto, « The Price of Power : Power Seeking and
Backlash Against Female Politicians », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 36,
no 7, 2010, p. 923-936.
14. Peter Beinart, « The Nancy Pelosi Problem », The Atlantic, 15 avril 2018.
Contrecoup : le ressentiment des hommes
Il ressort de ce qui précède que les hommes ont été contraints, au siècle
dernier, d’accorder de plus en plus d’espace aux femmes. Cela ne s’est pas
fait tout seul, et les récriminations n’ont, bien sûr, pas manqué. Cette
évolution a commencé par l’admission des filles dans les classes primaires,
où elles ont pris place à côté des garçons. Les élèves des deux sexes ont dès
lors été évalués selon des critères identiques. Et il s’est avéré que les filles
n’étaient pas du tout inférieures aux garçons. Le diplôme scolaire a
désormais joué un rôle décisif pour l’obtention d’un bon emploi et dans la
quête d’un partenaire convenable.
Partout, l’univers masculin s’est rétréci et a perdu en prestige. Fut un
temps où les hommes se retrouvaient entre soi au travail. Leurs emplois
faisaient appel à la force physique et à l’habileté manuelle, à l’esprit
d’organisation et à l’expérience. On n’engageait donc pas de femmes. Et le
salaire des hommes subvenait aux besoins de la famille. Une fois leur
journée achevée, ceux-ci allaient boire ensemble un verre au bistrot, où il
n’y avait pas non plus la moindre femme – tout du moins de femme comme
il faut. À la maison, bobonne vaquait aux soins du ménage.
Ce travail purement physique a en grande partie disparu, balayé par la
mécanisation et l’automatisation. Les professions masculines qui ont
subsisté se sont presque toutes ouvertes aux femmes. Les hommes doivent
désormais s’adapter à la présence de l’autre sexe, et parfois même
s’accommoder d’une femme qui se trouve être leur chef.
Il est devenu plus difficile pour un mari de continuer à imposer son
autorité à son épouse, dès lors que celle-ci a cessé d’être dépendante
financièrement de lui, que les violences domestiques ne sont plus acceptées
– et sont mêmes condamnées –, que la femme est libre de consentir ou non
à un rapport sexuel, qu’elle peut décider d’éviter ou d’interrompre une
grossesse, qu’elle peut demander le divorce, et qu’elle s’est vu reconnaître
le droit d’hériter et de souscrire des contrats en son nom propre. Autant
d’acquis que l’Occident considère aujourd’hui comme inaliénables, mais
qu’il a fallu, face à la résistance acharnée des hommes – soutenus par les
Églises et les partis conservateurs –, arracher pied à pied.
Les femmes ont en outre réussi à obtenir des postes stratégiques en
politique. Non parce qu’en tant que filles ou conjointes elles succédaient à
des hommes puissants, mais par leurs moyens propres. Les hommes ont
donc dû accepter d’être gouvernés par des femmes. Il leur a fallu, à tout le
moins, s’habituer à un tel état de fait.
Ce qu’Elias décrit ici peut être considéré comme une loi sociologique
valant tout aussi bien pour le sexe masculin qui, dans l’ensemble, voit
péricliter son autorité face à la montée en puissance des femmes. Les
hommes qui subissent une pareille perte de statut se montrent par
conséquent souvent vindicatifs et hostiles envers l’autre sexe, en tout cas
envers celles de ses représentantes qu’ils tiennent en partie pour
responsables de l’affaiblissement relatif de leur position : les féministes
avant tout, bien sûr, mais aussi les diplômées de l’enseignement supérieur,
les dirigeantes d’entreprise, les femmes politiques, ainsi que toutes les
autres par lesquelles ils se sentent méprisés.
Pour les hommes des classes sociales supérieures, hautement diplômés,
aux revenus élevés, qui jouissent d’une grande considération, exercent des
fonctions de pouvoir et appartiennent aux meilleurs cercles, l’ascension des
femmes est un peu plus facile à accepter, tant sont légion les gens auxquels,
en tout état de cause, ils s’estiment supérieurs. Ces hommes recherchent des
partenaires tout aussi favorisées qu’eux, avec qui ils vivront sur un pied
d’égalité, et qui sauront les comprendre. Sans compter que les revenus d’un
foyer et le prestige d’un couple augmentent pour peu que mari et femme
aient un niveau équivalent d’éducation et d’instruction. Pareilles femmes ne
manquent pas de revendiquer les mêmes droits que leurs époux. Lesquels
doivent céder. Mais les honneurs auxquels peuvent prétendre, dans d’autres
domaines, des privilégiés de cette espèce sont multiples.
Dans les couches sociales moins aisées, les hommes doivent leur fierté
au fait qu’ils sont soutiens de famille et, comme tels, suffisamment rétribués
pour que leurs femmes n’aient pas besoin de travailler. Ils sont obstinément
attachés au maintien des liens familiaux traditionnels grâce auxquels,
précisément, ils parviennent encore à se différencier un tant soit peu des
foyers encore plus modestes, dans lesquels l’homme gagne trop peu pour
entretenir les siens. Ce qui oblige alors la femme à trouver un travail hors
du domicile et, du même coup, écorne la respectabilité du mari.
Quant à ceux qui sont au bas de l’échelle sociale, ils n’ont que leur
femme pour se faire valoir. Ce qui leur importe avant tout, c’est de
conserver leur suprématie sur elle. Sur qui d’autre que leur épouse et leurs
enfants pourraient-ils, sinon, exercer une autorité ? Voilà ce qui explique
pourquoi la résistance la plus forte à l’émancipation des femmes est souvent
le fait des moins bien et des plus mal lotis. Les politologues américains
Noam Gidron et Peter A. Hall ont dressé le profil type des partisans de
l’extrême droite américaine : celui d’électeurs blancs aux revenus moyens,
occupant des emplois manuels, travaillant dans des organismes de services
ou encore exerçant des fonctions administratives peu qualifiées, en dehors
des grandes villes. Ils se considèrent comme appartenant à la majorité
ethnoculturelle mais ont le sentiment que leur statut social s’est dégradé. Ce
qui ne peut que les inciter à mobiliser leur profond ressentiment à l’égard
des élites officielles et des minorités en une puissante protestation politique,
jouant sur le registre émotionnel et moral en se gardant bien de toute dérive
irrationnelle. Ces hommes sont plus perméables que d’autres à l’idée que
l’abaissement de leur statut est dû à l’ascension sociale des femmes, et leur
ressentiment s’en trouve renforcé 4.
Perdre son statut, perdre son honneur suscite la honte, et est ressenti
comme un rabaissement de soi. Ça fait mal, ça brûle, ça écorche et ça pique.
Il est difficile à un homme d’admettre qu’il se sent blessé dans son honneur
et qu’il se trouve en proie, de ce fait, à un tourment extrême. Car il
reconnaîtrait, de la sorte, qu’il appartient au camp des perdants. Au lieu de
consentir à un tel aveu, il laisse s’installer en lui le dépit, l’animosité, la
rancœur, le sentiment d’être victime d’un traitement inique. Puis vient la
colère : la rage face à cette grande injustice faite au mâle.
La dernière partie de ce livre est consacrée dans son intégralité aux
mouvements portés par le ressentiment, la soif de vengeance et la fureur des
hommes auxquels l’émancipation féminine a infligé cette cuisante
humiliation.
4. Noam Gidron et Peter A. Hall, « The Politics of Social Status : Economical and Cultural
Roots of Populist Right », British Journal of Sociology, vol. 68, no S1, 2017, p. 57-84.
S’agissant du comportement électoral des femmes aux États-Unis, voir Leslie McCall et Ann
S. Orloff, « The Multidimensional Politics of Inequality », op. cit.
GUERRE CONTRE LES FEMMES :
DJIHADISTES, DROITES DURES
ET EXTRÉMISTES DE DROITE
Mais tandis que par temps calme nous les observons, en temps de crise
ils nous dominent 1.
Entre Anders Breivik et Abu Bakr Naji, l’identité de vues est totale :
l’humanité est engagée dans une lutte impitoyable entre traditions
islamiques et traditions chrétiennes. Chacun des deux camps reste tourné
vers un passé mythique, où tout allait mieux. Le retour à ces temps anciens
est une obligation, même s’il implique la destruction complète du monde
d’aujourd’hui. Pour Abu Bakr Naji et ses partisans djihadistes, les
mécréants doivent être convertis de force et, sinon, boutés hors du monde
islamique ou abattus sur-le-champ. Selon Breivik, il faut que, de gré ou de
force, les immigrés musulmans débarrassent de leur présence l’espace de la
civilisation européo-chrétienne.
Le globe devra être divisé en deux hémisphères distincts, tous deux
libérés de la souillure étrangère. Il y a encore bien du sang à faire couler
pour en arriver là. Il faudra déporter des millions d’individus vers les
contrées d’où leurs ancêtres sont originaires. Toute résistance sera punie de
mort. À terme, la pureté du peuple et celle de la foi religieuse seront
rétablies dans les deux moitiés de la planète.
Et ensuite ? Le monde sera prêt. Le moment venu, ses deux moitiés
pourront coexister dans une paix armée. Les deux camps se défieront,
s’espionneront et se maudiront l’un l’autre. De temps à autre, des hostilités
éclateront ici ou là, dégénéreront en une véritable guerre. Laquelle
entretiendra la vaillance des hommes, maintiendra les femmes dans la
soumission et enhardira les chefs.
Islamistes radicaux de l’école d’Abu Bakr Naji et extrémistes de droite
de l’engeance Breivik peuvent donc, somme toute, parfaitement cohabiter.
Qui plus est, les objectifs des uns servent les intérêts des autres, et
réciproquement. Chaque attentat djihadiste commis en Europe ou en
Amérique renforce la haine des musulmans dans les rangs occidentaux. Et
toute offense à l’islam et aux musulmans venant de l’extrême droite attise, à
l’Ouest, le fanatisme des groupes islamiques. Ennemis jurés l’un de l’autre,
les deux camps sont, par là même, alliés. Ils le savent. Et mettent à profit
cette situation.
Ni Breivik ni Abu Bakr Naji ne se soucient, à première vue, des
questions touchant la condition féminine. Ils ont en tête des problèmes
autrement plus complexes. Le premier entend préserver et régénérer le
Peuple nordique. Le second travaille à l’édification d’un nouveau califat
mondial régi par la charia. Il va sans dire que des préoccupations telles que
l’éducation des filles ou la contraception constituent à leurs yeux un néant
d’insignifiance. Mais, à un niveau plus profond, sur lequel ils préfèrent
garder le silence, ils sont bel et bien unis. Ils se battent côte à côte, sur le
même front. Et luttent l’un comme l’autre contre la montée en puissance
des femmes qu’ils veulent ramener à leur état antérieur d’assujettissement à
l’homme. Sous des dehors ronflants, leurs slogans exaltant le « Peuple » et
l’« Oumma » servent, au fond et avant tout, la cause du rétablissement de la
suprématie masculine.
Breivik parle parfois des femmes, Naji ne les mentionne même pas.
Breivik se doit en effet d’expliquer un peu mieux aux Norvégiens ce qu’il
pense de l’émancipation des femmes. Car son point de vue a de quoi
surprendre dans un pays tel que le sien. Naji n’a, quant à lui, qu’un mot à
prononcer : « charia ! ». Tel est le nom donné à l’ensemble des préceptes
qui, au sein des communautés musulmanes, servent de guide en matière de
droit, de propriété, d’hygiène, de savoir-vivre et de sagesse de vie. Mais la
conception qu’en ont les djihadistes en fait une sorte de code, directement
applicable au monde du début du XXIe siècle, sans réflexion, délibération ou
clarification. Ce code formule de façon littérale tout ce qui est permis,
interdit ou prescrit. Les djihadistes en retiennent systématiquement
l’interprétation la plus rigide et la plus stricte, s’en remettant
scrupuleusement à ce qui, selon eux, s’était imposé dès le VIIe siècle. Et cela
n’est jamais de bon augure pour les femmes.
…mais une question fondamentale se pose, qui n’ose pas dire son nom.
Cette guerre concerne aussi – de façon essentielle – le sexe. Aux yeux
des djihadistes, le combat contre les infidèles a pour enjeu la
domination sur les femmes 1.
Les musulmans modérés ont tendance à nier tout lien entre terrorisme et
islam. Et beaucoup d’Occidentaux progressistes se montrent par trop
empressés en affirmant que la doctrine et la pratique djihadistes n’ont rien à
voir avec la religion du Prophète. Ce n’est pas vrai. Bien sûr, les uns et les
autres cherchent à éviter que l’islamophobie, cette haine de l’islam, ne
s’étende encore davantage, attisée comme elle l’est par l’horreur qu’inspire
la terreur islamiste : « Ne faites pas le jeu de l’extrême droite. » Mais Al-
Qaida, l’État islamique, Al-Nusra ou Boko Haram justifient leur idéologie
et leurs actes en se référant au Coran, à la charia, à la coutume et aux
hadith. Ils font un choix très ciblé parmi ces écrits et traditions islamiques,
faisant fi de tout ce qui ne leur convient pas. Pourtant, les musulmans
tempérés rejettent tous les arrêts religieux des djihadistes comme étant de
pures démonstrations d’hypocrisie et de propagande. Pour les progressistes
modérés, le djihadisme trouve son explication dans les problèmes
psychiques de ses adeptes ou dans les conditions sociales dans lesquelles ils
ont évolué : pauvreté, indigence, discrimination. Ils refusent de sympathiser
avec les convictions religieuses des djihadistes, bien que ceux-ci professent
leur foi avec un zèle des plus ardents. Que la religion puisse être en elle-
même une source d’inspiration de l’islamisme est pour eux une idée taboue.
C’est là ce que l’essayiste français Jean Birnbaum appelle « le silence
religieux de la gauche face au djihadisme 6 ».
Birnbaum a raison d’affirmer que les penseurs progressistes et éclairés
sont désemparés face aux croyances et aux convictions religieuses. Selon
les modernistes, ces opinions et états d’âme auraient dû disparaître depuis
longtemps dans les poubelles de l’histoire. Birnbaum a également raison de
dire que le terrorisme musulman contemporain a des racines religieuses
profondes. Mais, tout en proliférant, le djihadisme s’est transformé en un
fanatisme pervers et destructif. Ce fanatisme requiert une explication
psychologique et sociologique.
De l’autre côté, les ennemis jurés des extrémistes musulmans
soutiennent que les djihadistes incarnent la véritable nature de l’islam 7.
Djihadistes et ennemis irréductibles de la foi coranique se rejoignent tout à
fait sur ce point. Pour qui se fait une idée plus réaliste et donc pluraliste des
religions, les djihadistes forment un courant particulier au sein du vaste
bassin islamique : un lagon toxique parmi les lacs paisibles, les charmants
ruisseaux, les rapides impétueux et les larges rivières de l’islam.
Dans les écrits des musulmans extrémistes, il n’est guère question des
femmes. Tout ce qui a trait aux relations entre les sexes se trouve en effet
déjà contenu dans le terme « charia ». Comme tous les fondamentalistes, les
islamistes prétendent que l’explication qu’ils donnent des textes est la seule
recevable. Leur interprétation est toujours la plus intransigeante et celle qui
comporte les implications les plus lourdes. Ainsi, le verset 31 de la
sourate 24 du Coran exhorte les femmes à faire preuve de modestie dans
leur comportement et à se couvrir. S’agissant des zones corporelles qui
doivent rester cachées, les opinions savantes divergent fortement. En tout
cas, les parties honteuses, que le Coran évoque de façon plutôt pudibonde,
sont du nombre. Pour le reste, confusion et désaccords sont largement
dominants. L’interprétation la plus répandue est celle qui voudrait que les
croyantes recouvrent leurs cheveux d’un foulard, sauf si elles sont entre
elles ou n’ont pour compagnie que des parentes et d’autres membres de leur
maisonnée. Mais, pour les exégètes les plus radicaux, les femmes doivent
être entièrement dissimulées – mains et visage inclus – dès lors qu’elles se
trouvent en dehors du foyer. Pour les salafistes, les wahhabites, et de façon
encore plus catégorique les djihadistes, aucun doute n’est possible : les
femmes ne peuvent sortir du domicile familial qu’après s’être enveloppées
de la tête aux pieds dans une longue tunique noire, qui taille grand, de façon
à ce que même les contours de leur corps restent soustraits à la vue d’un
homme qui les épierait. Le visage non plus ne doit pas être visible. Bref, les
femmes ne peuvent quitter l’espace sécurisé de leur maison qu’enfermées
dans une sorte de vestiaire portatif. Outre qu’un tel accoutrement n’est pas
des plus appropriés sous un climat chaud, il ne laisse guère à la femme de
liberté de mouvement. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement, car les
femmes doivent rester discrètes, empêcher tout bruit de leurs talons, parler
d’une voix douce en toutes circonstances ou, mieux encore, ne pas parler du
tout.
C’est précisément ce que les femmes aiment, affirment les censeurs, car,
dans cette tenue, elles se sentent libres et en sécurité au-dehors. À n’en pas
douter, les juifs qui, sous le régime nazi, étaient astreints, en public, au port
de l’étoile jaune, ont dû, eux aussi, hors de leur domicile, se sentir
« davantage en sécurité » et « plus libres » avec cette étoile que sans. Un
juif surpris sans son étoile risquait la déportation dans un camp de la mort.
Dans le monde djihadiste, on ne va pas jusque-là. Des femmes qui, au sein
de l’État islamique, laissent dépasser une mèche courent seulement le risque
d’être arrêtées par la police spéciale des femmes, laquelle, parfois, n’y va
pas de main morte.
Les femmes ne sont pas autorisées à se trouver seules dans une rue,
même si elles sont empaquetées comme il leur est prescrit. Elles doivent
toujours être accompagnées d’un de leurs parents de sexe masculin (père,
frère, mari ou fils). Ceci pour leur propre bien. Elles pourraient, sinon,
tenter les hommes ou, aiguillonnées par le désir de leur plaire, céder elles-
mêmes à la tentation.
Le blogueur yéménite Hind Aleryani pose la bonne question 8 : si le
danger que représente le désir sexuel est à ce point omniprésent et
menaçant, pourquoi donc les hommes ne portent-ils pas le voile ? Seraient-
ils dépourvus d’attraits aux yeux des femmes ? Les hommes bien faits
seraient-ils incapables d’éveiller en elles des pensées lascives ? Si l’islam
fait interdiction aux hommes de porter sur eux de la soie, de l’or ou de
l’argent, cette mesure n’est, en fait, jamais respectée, même par les
extrémistes. L’application des règles obéit donc fondamentalement à des
déterminations sexistes 9.
Les fondamentalistes musulmans laissent entendre qu’ils sont les seuls à
être fidèles au sens originel et au texte primitif de la charia. Ils font
d’ailleurs fréquemment référence à des textes datant des premiers siècles
après la mort de Mahomet, qui, par conséquent, relèvent de la « charia
classique ». Ces textes sont, pour beaucoup d’entre eux, très équivoques et
pétris de contradictions internes. Presque quinze siècles se sont écoulés
depuis lors, durant lesquels ils ont nourri les réflexions et les débats
d’innombrables érudits et de juges. La tradition juridique islamique est
aussi riche et variée que la tradition occidentale, qui remonte au droit
romain.
Dans certaines régions et à certaines époques, une pratique religieuse
très stricte s’est implantée avec succès parmi les musulmans. Mais, de façon
plus générale, c’est une conception libérale de la charia qui a prévalu,
ouverte à une certaine pluralité de vues 10. Dans la plupart des pays
musulmans, le fondamentalisme, loin de relever d’une tradition autochtone,
est un produit d’importation récente : un modernisme venu de l’étranger.
Michiel Leezenberg, spécialiste néerlandais de l’islam, affirme que les
difficultés considérables auxquelles doit faire face l’émancipation féminine
dans le monde musulman actuel ne sauraient s’expliquer par le fait que
l’islam « n’est pas encore moderne ». Le problème tient au contraire à ce
que, justement, cet islam conservateur est bel et bien « moderne », mais
« d’une façon qui n’a foncièrement rien pour plaire à l’Occident libéral et
sécularisé 11 ».
La cristallisation d’une religion ultrarigoriste et hyper rigide a procédé
pour l’essentiel d’une réaction à l’effondrement de l’Empire ottoman et de
la confrontation avec le monde occidental. L’Afrique du Nord et plus tard le
Moyen-Orient ont été occupés par la France et l’Angleterre. La tonalité
générale des relations internationales était dès lors fixée. La défaite des
peuples islamiques contre les « chrétiens » – les « croisés » occidentaux – a
eu l’effet d’une douche froide. Mais elle a fait fonction, pour de nombreux
musulmans, de déclic, les incitant à reprendre à leur compte les acquis
techniques et scientifiques ainsi que les idées des vainqueurs – toutes
choses sans doute supérieures à leurs propres connaissances. Telle a été la
réaction dominante dans la Turquie des « Jeunes Turcs », mais aussi dans
d’autres pays du Moyen-Orient. En Iran et en Égypte notamment, ces
courants progressistes et occidentalistes réussirent même à certaines
époques à s’imposer.
La pénétration des idéologies occidentales – marxisme, nationalisme,
socialisme démocratique, fascisme – est allée de pair avec cette influence.
Le « panarabisme » (qui se proposait d’unir tous les Arabes dans un État
commun) a contracté des liens avec des mouvements européens, tels le
pangermanisme et le panslavisme. Le socialisme et le nationalisme arabes
faisaient figure d’idéaux nouveaux et exaltants, qui portaient en eux la
promesse d’une régénération à grande échelle et d’un avenir radieux.
Entre-temps, du pétrole avait été découvert ici et là au Moyen-Orient.
Les compagnies occidentales s’étaient empressées d’en organiser la
prospection, l’extraction, l’exportation vers l’Europe et l’Amérique, où était
raffinée la majeure partie de la production. L’automobile connaissait un
essor fulgurant, tout comme l’avion et le bateau à gasoil. Et ces moyens de
transport fonctionnaient à l’essence, au diesel, au kérosène – carburants
dérivés du pétrole. La manne pétrolifère échappait presque entièrement aux
Arabes. Quelques clans locaux réussissaient à faire valoir leurs droits sur
les terres d’où le pétrole était extrait et touchaient des royalties princières.
Les chefs de ces clans se transformaient en rois et leurs fils devenaient
princes par dizaines. Sur place, les proches parents brassaient des fortunes
insensées et le reste du clan ramassait les miettes à la cuillère. Voilà qui
suscita bien des jalousies et des rivalités. Les Saoud engagèrent des
hommes instruits dont la mission consistait à expliquer au reste de la
population locale pourquoi c’était précisément eux qui constituaient la
dynastie « élue » et jouissaient à ce titre d’un pouvoir et de richesses sans
limites.
Dès les années 1930, de nombreux gouvernements arabes ont plus ou
moins adopté une idéologie de type fasciste et soutenu le régime hitlérien.
Comme le christianisme, l’islam était depuis des temps anciens infesté par
l’antisémitisme religieux, ou plus exactement par l’« antijudaïsme » – car
les Arabes sont eux aussi des Sémites. Antijudaïsme qui faisait écho à la
condamnation des juifs par les nazis. La haine des juifs s’est déchaînée en
1948 après la proclamation officielle d’un État juif indépendant. Les pays
arabes ont attaqué Israël et ont été écrasés. L’occupation et l’usurpation par
Israël des territoires palestiniens depuis la guerre de 1967 n’ont pas été de
nature à réduire cette haine. L’attitude velléitaire et l’incapacité des régimes
arabes à repousser Israël ont dû être ressenties comme une profonde
humiliation par de nombreux musulmans.
Divers pays du Moyen-Orient ont connu des expériences s’inspirant des
grandes idéologies politiques de l’Occident : socialisme et nationalisme
arabes, panarabisme. Mais ces tentatives ont échoué les unes après les
autres. L’ouverture aux idées occidentales, la réceptivité aux valeurs
démocratiques et aux idéaux progressistes ont disparu peu à peu et presque
partout. Le pouvoir est tombé de plus en plus souvent entre les mains de
despotes cyniques, tels Saddam Hussein ou Assad père et fils, qui se
contrefichaient des religions. Les guerres menées dans les « territoires
islamistes » tant par l’Union soviétique que par les États-Unis et leurs alliés
y ont semé la dévastation.
La faillite des mouvements influencés par l’Occident a créé un vide
idéologique. Une seule doctrine a survécu aux désillusions en série. Une
doctrine que personne ne prenait plus au sérieux depuis longtemps, et qui,
fondée sur une conception politique radicale de l’islam, n’offrait, semblait-
il, qu’une vision de la société irrémédiablement dépassée. Mais qui, faute
de mieux, s’est mise à susciter un attrait croissant. La religion de Mahomet
n’avait, bien évidemment, jamais disparu du paysage. Elle continuait au
contraire à s’affirmer, à travers ses différents courants, comme la croyance
populaire par excellence. Il existait aussi des mouvements politiques basés
sur l’islam, qui s’étaient toujours opposés aux idéaux occidentaux modernes
de construction nationale, de démocratisation et de réformisme social. Les
courants islamistes ultraradicaux ont donc eu les coudées franches pour
s’affirmer sur la scène politique.
Une alliance contre-nature avait été conclue, il y a de cela plus de deux
siècles et demi, entre un ancêtre du clan actuellement au pouvoir en Arabie
saoudite et des prédicateurs wahhabites. Les Saoudiens achetèrent les
opposants à leur régime à coups de pétrodollars et, appuyés par les
propagateurs du salafisme, ils étouffèrent toute critique. L’argent du pétrole
fut également mis à profit pour exporter une conception archi-réactionnaire
de l’islam dans les mosquées du monde entier. C’est inspirés par le
salafisme que de nombreux nouveaux convertis s’engagèrent dans le djihad
armé de l’État islamique ou de ses filiales.
Les formes radicales de l’islam sont beaucoup plus austères, strictes et
coercitives que celles – relativement souples, accommodantes et
tolérantes – traditionnellement pratiquées dans de grandes parties de
l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud et du Sud-Est. Les imams
ont toujours joui, sur le plan local, d’une grande latitude leur permettant de
prêcher le Coran à partir de leur interprétation personnelle. Ils s’inscrivaient
bien souvent dans la ligne des traditions autochtones. Mais une bonne partie
de la population, surtout les hommes adultes, ne se sentait guère concernée
même par ce libéralisme religieux.
La teneur plutôt rigoriste du catholicisme professé tant en Europe du
Sud qu’en Amérique latine fait que la plupart des hommes font, eux aussi,
peu de cas de la parole des prêtres. C’est à peu près ainsi que j’imagine
l’islam libéral tel qu’il existait en pratique avant la grande défaite de 1917,
tel qu’il a continué d’exister longtemps après, et tel qu’il subsiste en bien
des lieux, n’en déplaise aux salafistes fanatiques.
Les choses ne se sont pas bien passées pour le monde arabe, même
après le retrait des conquérants occidentaux à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale. La doctrine wahhabite, une forme d’islam rigoriste et univoque,
s’est répandue dans une grande partie du Moyen-Orient – sauf dans l’Iran
chiite. Le wahhabisme, également connu sous le nom de salafisme, a une
prédilection pour les offices religieux interminables, la prédication et les
proclamations de foi, les prières nombreuses, longues et « vécues », les
vêtements noirs, et une violente aversion pour les images et les statues, la
musique et la danse.
Michiel Leezenberg a montré, dans une étude distrayante, à quel point
la perception en Occident de l’islam avait changé au cours du XXe siècle,
sous l’effet de l’extension du rigorisme dans les pays islamiques 12. Les
immigrants musulmans qui ont commencé à venir en Europe occidentale au
milieu du siècle dernier sont eux-mêmes devenus plus pieux lorsqu’ils ont
épousé une fiancée issue de leur pays d’origine et ont eu des enfants.
Quiconque a flâné à Paris au musée d’Orsay, consacré à l’art du
e
XIX siècle, y aura vu les œuvres des peintres « orientalistes ». Par leurs nus
Comme je l’ai dit plus haut, même dans les pays arabes les plus
réactionnaires l’enseignement s’est énormément développé au cours des
cinquante dernières années. Les femmes arabes adultes savent désormais
lire et écrire, comme les hommes. Ce ne sont plus les créatures
analphabètes, incultes, naïves et charmantes d’autrefois. Qui plus est, les
jeunes filles des générations postérieures ont pour la plupart poussé leurs
études. Elles ont même accédé à l’enseignement supérieur. Beaucoup de
femmes sont maintenant titulaires d’un diplôme universitaire. Mais la
reconnaissance des compétences de cette nouvelle génération de femmes se
fait attendre. « La faible représentation des femmes dans le monde du
travail témoigne d’un tragique gaspillage des ressources », affirme
l’incomparable Arab Human Development Report 18. Des connaissances
égales mais pas de droits égaux. Pour que cet état de choses se perpétue, un
vaste appareil répressif a été mis en place. Une sorte de police des mœurs
est chargée non seulement d’empêcher les femmes de sortir dans la rue et
de se montrer dans les lieux publics mais aussi de s’assurer que pas même
une mèche de leur chevelure ou un de leurs orteils ne puissent être vus 19.
Al-Qaida s’est érigé en grand adversaire des régimes arabes pourris.
Son successeur, l’État islamique, a combattu encore plus vigoureusement
les cheikhs du pétrole au pouvoir dans la région. Mais, pour ce qui est de
l’application de la charia sous sa forme à la fois la plus sclérosée et la plus
radicale, gouvernements en place et djihadistes rebelles ne diffèrent guère.
Les Arabes conservateurs n’oppriment les femmes que dans leur propre
pays. Les djihadistes entendent imposer aux musulmans du monde entier un
régime de terreur dans lequel ils feront subir des violences encore plus
terribles aux femmes. La haine qu’ils leur vouent est telle qu’elle les
pousse, dans les cas les plus extrêmes, à les exterminer.
Les jeunes victimes qui étaient attribuées en tant qu’« épouses » aux
djihadistes de Daech étaient contraintes de ne jamais quitter leurs maris.
Comme eux, elles portaient parfois en permanence une ceinture explosive,
de façon à être, à tout moment, prêtes à se sacrifier. On les forçait à assister
à des séances de torture ainsi qu’à des exécutions massives de Yézidis
commises par ces mêmes terroristes islamistes, en leur interdisant de
manifester leur répugnance et de formuler la moindre protestation. Au bout
d’un certain temps, elles sont devenues « elles-mêmes Daech », comme
elles l’ont déclaré par la suite, parce qu’en dehors de ce qui leur était
imposé elles ne pouvaient se permettre aucune pensée ni aucun sentiment.
« Que ressentiez-vous ? » « Je ne ressentais rien. Moi aussi, j’étais
Daech 35. »
Mais quel zèle chez ces hommes ! Toujours prêts à mourir, ils aimaient
et ils aiment la mort. Ceci, en partie parce qu’ils nient purement et
simplement sa réalité, comme le font tant de croyants. Pour eux, la mort
n’est qu’une étape, un bref passage : le franchissement d’une porte entre la
vie terrestre et le salut éternel du paradis. Ce n’est donc pas leur appétence à
la mort qui est surprenante, mais leur absolue crédulité. Les islamistes
partagent cet amour de la mort avec les fascistes du monde entier. « Viva la
muerte ! », « vive la mort ! », tel était le cri de guerre des combattants
franquistes. Ceux-ci débordaient d’une haine, d’une envie et d’une volonté
de tuer si furieuses qu’ils étaient prêts à prendre le risque de leur propre
mort, simple dommage collatéral à leurs yeux 36.
Les représentations que les islamistes se font du paradis mettent une
fois de plus en valeur l’obsession des femmes et de la sexualité qui les
poursuit tant qu’ils sont en vie, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Car en quoi
consistent pour eux la gloire et la félicité éternelles ? En la possession de
femmes, de femmes belles à ravir, aussi nombreuses qu’ils le souhaitent et
s’offrant à eux aussi souvent qu’ils le désirent. De femmes dont la virginité
est perpétuellement renouvelée, et qui sont toujours disponibles, toujours
immaculées, toujours bien disposées. Mais à titre posthume. 72, dont
chacune, selon certains écrits, est accompagnée de 70 servantes, fournissant
en sus aux héros l’occasion d’interludes voluptueux. Ce qui fait un total de
5 112. De plus, toutes les femmes que le mortel a aimées dans sa vie
terrestre sont à nouveau disponibles. Ces créatures n’ont jamais leurs règles,
ne tombent jamais enceintes, et toutes ont à chaque fois envie de faire
l’amour. Il va sans dire que l’élu du paradis est également gratifié d’une
érection perpétuelle, de sorte qu’il peut, à tous les coups, atteindre
l’orgasme. Dans des textes faisant autorité et datant de périodes plus
anciennes, l’amateur de jeunes garçons trouve lui aussi à se satisfaire dans
l’autre monde 37. Reconnaissons que cette vision surnaturelle est plus haute
en couleur que les inventions chrétiennes, dans lesquelles, une fois dûment
admis au paradis, le croyant est autorisé à s’asseoir pour toujours aux pieds
de son dieu pour écouter des chœurs chantant des psaumes.
Le chercheur inconnu qui écrit sous le pseudonyme de Christoph
Luxenberg fait dériver le mot « houri » – nom donné à ces vierges
célestes – d’un terme araméen qui signifie « raisin blanc » 38. Il ne peut
s’agir là que d’une erreur d’interprétation, qui a dû fortement indisposer les
milieux islamiques (d’où le pseudonyme). Ce ne sont pas des fruits sucrés
mais des plaisirs sensuels sans limite que promettent, après la mort, les
prédicateurs salafistes radicaux aux jeunes musulmans dont ils font des
partisans enthousiastes de la lutte armée.
Cette fantasmagorie érotique est fortement liée à la misère sexuelle qui
sévit dans le monde arabe. Au cours du dernier demi-siècle, la morale y est
devenue de plus en plus prude et la religion de plus en plus puritaine.
Beaucoup de jeunes hommes musulmans sont en manque. Nombre de
jeunes femmes doivent également rester sur leur faim. C’est là une réalité
largement tue. Il faut lire Excellent Daughters, livre de Katherine Zoepf
dans lequel sont relatées les « escapades » de jeunes femmes arabes
aisées 39.
Même si la femme est enfermée dans le foyer familial et empaquetée de
la tête aux pieds lorsqu’elle en sort, hommes et femmes sont en proie à des
obsessions et à des désirs érotiques. Inquiets que d’autres puissent avoir des
fantasmes aussi honteux, ils ne peuvent s’empêcher de ressasser ces idées.
La privation sexuelle extrême dans cette vie est indissociable de la
promesse d’un assouvissement tout aussi extrême des pulsions érotiques au
cours d’une vie prochaine. Promesse qui peut conduire à une fascination
perverse pour le sexe et la mort.
Dans tous ces fantasmes, les femmes ne sont pas des êtres, des
compagnes de lit ou des amantes qui prennent du plaisir avec un homme, se
disputent avec lui, ou simplement discutent. Elles ne sont – même, et
surtout, au ciel – que des objets, dans le meilleur des cas extrêmement
désirables. Elles sont donc toujours la propriété d’un homme, mais aussi et
par trop souvent d’un autre. C’est pourquoi, ici-bas, ces femmes-objets
doivent toujours être enfermées ou remisées. Faute de quoi elles pourraient
s’enfuir ou, bien pire, être utilisées par un importun cherchant à satisfaire
ses envies. Au paradis, c’est Dieu lui-même qui les met à disposition
gratuitement et en permanence.
Le paradoxe pervers des prêcheurs djihadistes fonctionne ainsi : par le
biais de normes de conduite et de principes pudibonds, ils font en sorte que
les femmes soient toujours plus inaccessibles, si bien que le plaisir sexuel
est, pour les jeunes musulmans des deux sexes, de plus en plus hors de
portée, à l’exception de ceux et celles qui choisissent la voie du djihad et
donc le combat et la mort. Car les djihadistes recherchent des épouses qui
se conformeront pleinement aux désirs de leur mari guerrier. Ces hommes
disposent aussi des esclaves sexuelles prises comme butin de guerre. Libres
à eux d’en faire ce qui leur vient à l’esprit. C’est alors que toutes les
abjections surgissent subitement dans ces têtes pieuses et prudes. Si un
djihadiste est tué, s’offre à lui, au-delà du seuil du paradis, l’univers éternel
et illimité de la jouissance que vont lui procurer 5 112 vierges.
Point n’est besoin de croire en Dieu pour être de droite. Il est rare que
les courants de droite ou d’extrême droite qui ont émergé aux États-Unis au
cours du dernier quart de siècle se revendiquent ouvertement comme
athées : en général, ils ignorent complètement les religions, quelles qu’elles
soient. Sans se priver de les utiliser à leurs propres fins quand cela les
arrange. Ce type de positionnement s’inscrit dans la tradition de
sécularisation très avancée de l’Europe occidentale. Les controverses
religieuses en fonction desquelles s’opéraient, dans les années 1950-1960,
les clivages entre électeurs ont depuis plusieurs décennies pratiquement
perdu toute raison d’être. Les conflits sur des sujets tels que l’avortement ou
le mariage homosexuel sont devenus aujourd’hui presque sans objet et ne
jouent plus qu’un rôle mineur dans la plupart des démocraties d’Europe de
l’Ouest.
Les partis de droite européens ont fait de la Nation ou du Peuple le
concept politique central. Mais l’amour qu’ils portent à leur peuple
s’exprime le plus souvent sous une forme négative, à travers l’opposition à
l’immigration qui nuit, selon eux, à la cohésion interne de la nation et à son
unicité. La mondialisation croissante des entreprises, des médias et des
universités est également perçue à droite comme une atteinte aux valeurs
nationales transmises par la tradition. Immigration et internationalisation
menacent les emplois de la population établie. La gauche est bien souvent
du même avis. Dans un monde ainsi perçu, l’Union européenne apparaît
comme une monstruosité bureaucratique. L’UE ne ferait qu’étouffer
l’indépendance et les caractéristiques spécifiques de ses États membres à
coups de réglementations imposées d’en haut.
Les mouvements de droite européens doivent se libérer du poids de tout
un héritage : nombre des idées qu’ils défendent ont été élaborées et mises
en pratique par les nationaux-socialistes et les fascistes au cours du siècle
dernier. Des mots clés tels que « race », « peuple », « étranger au peuple »,
« cosmopolite » restent contaminés. D’où l’attrait qu’ils ont aux yeux des
extrémistes marginaux, qui en font usage pour donner d’eux-mêmes une
image provocante. Les extrémistes de droite « propres sur eux » préfèrent
quant à eux éviter ces termes et avoir recours un mot codé : ils parlent de
« culture ». C’est en fait du pareil au même : vous naissez avec cette
culture ; les étrangers ne pourront jamais vraiment se l’approprier, en dépit
de leurs efforts acharnés. Cette signification donnée au mot « culture » est
l’exact opposé de celle qu’il a dans les sciences sociales, où il renvoie à
« tout ce que les hommes apprennent les uns des autres au cours de leur
vie ».
Le tabou sur le vocabulaire nazi joue peut-être moins aux États-Unis. Il
s’y est encore récemment affaibli, du fait de l’attitude équivoque de l’ancien
président, Donald Trump (2016-2020). L’Amérique a sa propre tradition
raciste qui remonte directement à l’esclavage : celle de la « white
supremacy », « suprématie blanche », liée à la conviction ancrée de la
supériorité des Blancs sur les Noirs. Cette théorie raciale a servi à justifier
l’esclavage. Elle a été proclamée il y a près d’un siècle et demi par les
hordes terroristes du Ku Klux Klan ainsi que par toutes sortes de formations
racistes groupusculaires.
D’autres clans, pour lesquels la question raciale et celle de l’identité
nationale sont d’une moindre importance, s’agitent sur les réseaux sociaux.
Ils sont catégoriquement opposés à l’émancipation des femmes ainsi, bien
sûr, qu’à cette avant-garde organisée du mouvement des femmes qu’est le
féminisme. La lutte entre les sexes est, en l’occurrence, menée à coups
d’attaques personnelles contre toutes les femmes qui osent défendre en
public les droits de l’autre moitié de l’humanité. C’est le monde virtuel de
la « manosphère », des sites web dans lesquels le « vrai homme » est
glorifié : le « mâle alpha », qui continue à s’imposer dans les publicités
pour les cigarettes, les voitures de sport et les montres… Ce mâle alpha n’a
d’yeux que pour les « vraies femmes ». Sur le Net, il en existe deux sortes :
les « salopes », à qui c’est « permis », qui aiment ça et sont là pour ça, et les
mères, pour qui c’est un « devoir » de se marier et d’avoir des enfants avec
un homme. Malgré le zèle déployé sur les sites internet pour faire rayonner
vigueur et puissance sexuelles, tout semble s’y racornir sous une gangue de
médiocrité rancie. Les préjugés figés des parents et des grands-parents sur
le « droit » des hommes et le « devoir » des femmes ne cessent de faire leur
come-back sur ces sites, relookés en autant d’idées prétendument radicales
et nouvelles. La manosphère, c’est le féminisme dans un miroir déformant,
son reflet inversé jusqu’au ridicule. Et ces sites auraient pu, de fait, être
conçus par des féministes des années 1970, tant ils sont l’écho des
platitudes sur les rapports entre hommes et femmes répandues alors et déjà
relevées par les pionnières. Mais, pour les adolescents qui n’ont encore
jamais rien fait avec une fille, c’est un monde qui s’ouvre là. Et c’est,
malheureusement, le monde à contresens.
Voilà déjà plus d’un siècle qu’en Europe un grand nombre d’hommes et
de femmes quittent leurs Églises. Au cours des cinquante dernières années,
ce mouvement a connu aux Pays-Bas et dans les pays voisins une
accélération plus forte que dans le reste du continent. À Malte et en
Pologne, les populations persévèrent dans la foi catholique, et en Russie, où
se produit un réveil spirituel, les retours dans le giron de la Sainte Mère
Église orthodoxe sont innombrables. En revanche, dans l’Irlande archi-
catholique, les fidèles se détournent aujourd’hui massivement de la religion,
suivant ainsi la tendance qui a continué à se développer presque partout sur
le sol européen.
En dehors de l’Europe occidentale et septentrionale, les choses sont
souvent très différentes. Ainsi, dans la quasi-totalité du monde islamique, la
pratique religieuse s’intensifie. Par contrecoup, les hindouistes deviennent
encore plus hindouistes. La Chine reste officiellement toujours aussi athée
depuis 1948, mais on ignore ce qui se passe dans les coulisses de la censure
et de la persécution : il est probable que de nombreux Chinois soient
croyants sans pouvoir pratiquer ouvertement leur religion.
On ne sait pas non plus très bien si la piété des populations d’Amérique
latine s’est renforcée. Car appartenir à une Église ne signifie pas qu’on a la
foi, tant s’en faut. Sans rien en laisser paraître, beaucoup de gens n’ont que
faire des assemblées religieuses alors même que leurs noms figurent dans
les registres paroissiaux : « belonging without believing ». On est membre
d’une Église, mais sans avoir la foi.
Cette situation est également très fréquente dans d’autres parties du
monde. Il est intéressant de noter que, parmi les nations prospères et
développées, les États-Unis affichent encore aujourd’hui une proportion
impressionnante de croyants : environ quatre cinquièmes de la population
se disent tels, et environ trois quarts se déclarent chrétiens. Le nombre
d’athées, d’agnostiques et de déistes n’a cessé d’augmenter depuis les
années 1950 et représente aujourd’hui environ un cinquième des
Américains 2.
Depuis le milieu du siècle dernier, les grands courants du protestantisme
« historique » n’ont cessé de perdre des fidèles. Les « évangéliques » en ont
attiré à peu près la moitié 3. Ce transfert est probablement en rapport avec la
lutte menée contre le « communisme athée » de l’Union soviétique auquel
les Américains voulaient opposer leur patriotisme, leurs convictions
démocratiques et leur foi chrétienne. Mais d’autres facteurs ont joué. Le
New Deal du président Franklin D. Roosevelt a permis d’instaurer toute une
série de réformes de grande envergure : assurance sociale, assurance
maladie, protection du travail, politique de l’emploi. Alarmés, les milieux
de droite se sont alors mis à crier au « socialisme rampant ». Les grandes
entreprises se sont élevées contre l’influence toujours croissante de l’État. À
les croire, un christianisme militant allait constituer le meilleur rempart
contre le violent coup de barre à gauche impulsé par Roosevelt. Elles ont
accordé leur soutien aux prédicateurs populaires, et plus particulièrement à
ceux qui relevaient de la mouvance évangélique, telles les communautés
pentecôtistes et certaines Églises baptistes. Ceux-ci ont pu de la sorte
acheter du temps d’antenne sur le nouveau média qu’était alors la radio. Ils
ont également loué des théâtres et des stades pour s’adresser aux croyants,
parfois par dizaines de milliers à la fois. Et ont pu toucher d’énormes
foules, qu’ils se sont souvent durablement attachées 4.
L’évangéliste le plus influent a été Billy Graham (1918-2018), qui s’est
produit durant un demi-siècle à la radio et à la télévision, ainsi que dans des
campagnes d’évangélisation massives au cours desquelles il exhortait les
foules à la repentance et à la conversion. On l’a vu en compagnie d’une
kyrielle de présidents, de Harry Truman à Barack Obama, et il a su, par ses
prêches fougueux, galvaniser des auditoires immenses à travers tous les
continents. Il s’est élevé contre la ségrégation raciale et a œuvré au
rapprochement des Églises chrétiennes. Son ouverture d’esprit avait
toutefois des limites. Cramponné à la vision judéo-chrétienne de la femme
comme épouse, mère et gardienne du foyer, il est allé jusqu’à interdire à ses
propres filles d’entreprendre une formation professionnelle, ce qui, du reste,
n’a pas empêché l’une d’elles, Anne, de devenir une prédicatrice à succès.
Tout homme qui, à l’instar de Billy Graham, s’acharne à assigner à
chaque sexe un rôle spécifique est à l’évidence un pourfendeur de
l’homosexualité et du « mariage homosexuel ». À cet égard, Graham se
montrait intraitable et l’est toujours resté : l’homosexualité était, selon lui,
« une forme sinistre de la perversion 5 ». À un âge fort avancé, il fulminait
encore contre le mariage gay. Tim La Haye (1926-2016), autre
évangélisateur, a été lui aussi très populaire : ce prédicateur avait l’habitude
d’annoncer dans un état d’extase la proximité de la fin des temps et le
prompt avènement du royaume de Dieu. Il a vendu 60 millions
d’exemplaires de ses ouvrages, soit un pour cinq Américains 6.
Outre Billy Graham et Tim La Haye, une flopée de pasteurs ont investi
les médias audiovisuels, et ont réussi, à coups de prédications, à faire
fortune et à acquérir une renommée mondiale. Aussi ultraréactionnaires les
uns que les autres sur le plan politique, ils faisaient en outre une fixation sur
les femmes et la sexualité. Ils s’insurgent aujourd’hui contre l’enseignement
public qui réduit la mainmise de l’Église et de la famille sur les enfants, et
sont totalement opposés à l’octroi de prestations d’assistance, à la sécurité
sociale et l’assurance maladie publique, qui compromettent l’utilité des
œuvres caritatives. Les Églises ont vu leur emprise sur les pauvres, à travers
l’aide aux familles, s’affaiblir. Ceux-ci n’ont plus besoin des organismes de
bienfaisance. En parant en partie aux aléas de l’existence, la sécurité sociale
a rendu moins irrépressible le recours aux prières et à l’assistance divine.
L’État-providence a, de fait, beaucoup contribué à la sécularisation de
l’Occident, et tous ces prédicateurs l’ont bien compris. Ils en appellent à la
diminution de l’influence de l’État, à la pérennisation d’une politique de
faible imposition et au maintien des travailleurs dans la dépendance. Le
soutien que leur apportent les milieux d’affaires conservateurs ne cesse de
croître, de même que celui de l’électorat évangélique, qui vote de plus en
plus pour les républicains, même si ce choix va à l’encontre de ses propres
intérêts matériels. Aux États-Unis, le christianisme social militant qui avait
inspiré le mouvement syndical a aujourd’hui pratiquement disparu. Les
titans des affaires ont fait bon usage de leur argent !
L’influence renouvelée de la foi est donc particulièrement tangible en
politique. Dwight D. Eisenhower a été le premier à utiliser dans ses
campagnes électorales des slogans religieux du genre « God bless you, God
bless the USA ! ». Il fut élu et réélu à une majorité écrasante. Depuis lors,
tous les candidats à la présidence – quelle que soit l’intensité de leurs
convictions religieuses – ont fait leur la recette d’Eisenhower. Pour John
F. Kennedy, catholique dans un pays où le protestantisme était prédominant,
les choses ont été un peu plus difficiles. Si Reagan n’a jamais été un
parangon de piété durant ses années hollywoodiennes, il a, à la Maison
Blanche, surpassé tous ses prédécesseurs par ses démonstrations de
religiosité. Depuis lors, il n’est pas un seul candidat à la présidence ni aucun
président élu à ne pas avoir cherché à surenchérir sur lui en matière de
profession publique de sa foi religieuse. Même Barack Obama y est
parvenu quand cela pouvait lui être utile. Ces manifestations de piété
présidentielle auront convaincu beaucoup de croyants indécis. Les
politiciens n’auraient pas invoqué leur dieu si fréquemment et avec autant
d’énergie s’ils n’avaient pas pensé pouvoir ainsi séduire de nombreux
électeurs.
Il devait exister chez d’innombrables Américains une réceptivité
particulière aux campagnes de conversion religieuse pour que les
« télévangélistes » trouvent autant d’écho. Ils font, dans leurs prédications,
une interprétation très individualiste de l’Évangile, insistant avant tout sur
la nouvelle naissance personnelle et le libre arbitre. (La réussite matérielle,
les succès en affaires sont souvent considérés comme un signe de la grâce
spéciale de Dieu.)
Les courants évangéliques anglais et américains prennent au pied de la
lettre le texte biblique, immuable, infaillible et inerrant 7 à leurs yeux. Ils
annoncent la venue du royaume de Dieu et le retour de Jésus-Christ comme
un événement réel dont les croyants d’aujourd’hui pourraient fort bien être
les témoins. Certains seront au nombre des « sauvés », les autres seront
damnés pour l’éternité. La pureté et l’intimité de la foi sont selon eux des
facteurs déterminants. Beaucoup de gens se convertissent : ils deviennent
ainsi des chrétiens nés de nouveau et ont la certitude d’avoir été choisis.
Certains pensent que la réussite et la richesse dans le monde d’ici-bas sont
des signes d’élection divine : « Dieu veut que vous soyez heureux, Dieu
veut que vous soyez riches, Dieu veut que vous prospériez 8. »
La question du salut personnel constitue le point focal du message de
ces chrétiens évangélistes. Ils attachent une grande importance à l’intensité
du vécu et du ressenti chez celui qui accepte la foi, ainsi qu’à l’exaltation
avec laquelle cette foi se manifeste. La conversion des proches par
l’évangélisation n’est qu’une première étape. Dans de nombreuses églises
évangéliques, la prédication est ponctuée de pop music survoltée, de
gospels fervents et parfois de témoignages extatiques.
En plus du patriotisme, le mouvement évangélique place les valeurs
familiales – les « family values » – au-dessus de tout. La femme joue, bien
sûr, un rôle central. Elle régit la vie du foyer, là est sa place. Elle porte et
met au monde les enfants, les allaite, les nourrit et s’en occupe. C’est
d’ailleurs ce qui lui confère une position de pouvoir, qu’elle peut faire
valoir pour autant qu’elle respecte l’autorité du pater familias 9. Son mari
entretient la maisonnée par son travail, veille sur elle et les enfants, et se
tient prêt, si nécessaire, à les défendre contre une menace extérieure. La
répartition des tâches entre mari et femme va de soi ; elle relève d’une
tradition ancestrale et immuable. S’appuyant sur la Bible, une minorité reste
fermement attachée à la suprématie masculine (Dieu est incontestablement
un homme, de même que Jésus). Il existe une tendance progressiste : celle
des égalitaristes, qui croient que les deux sexes sont, par principe, égaux
(« Dieu les a créés hommes et femmes à son image 10 »). Mais le principal
courant évangélique défend l’idée d’une « complémentarité » : l’homme et
la femme sont égaux, différents et se complètent mutuellement. Et (ô,
surprise !) : faites que nos chères moitiés soient vouées aux travaux
ménagers, à la grossesse et à la garde des enfants, tandis que nous – l’autre
moitié – serons appelés, hors du foyer, à exercer le pouvoir politique, à faire
carrière dans le monde des affaires et du profit, à exercer l’autorité dans
l’Église. Les femmes n’ont pas pour vocation de prêcher ; il ne leur est pas
permis de présider un culte ou de détenir, en matière religieuse, une
quelconque autorité. Mieux vaut ne pas leur confier des responsabilités
supérieures à celles des hommes dans les entreprises, l’administration, les
associations, l’armée, les partis politiques ou au parlement. Et cependant,
certaines femmes issues de la mouvance évangélique ou qui l’ont rejointe
ont fait, il n’y a pas si longtemps, sensation en politique, telle Sarah Palin,
d’origine catholique, présidente du Tea Party.
Les chrétiens évangéliques représentent plus d’un quart des électeurs
américains et soutiennent en majorité le parti républicain. Ils y exercent une
influence jusqu’ici inégalée, en matière de sélection des candidats et de
détermination du programme. Ces républicains évangéliques sont, en
proportion, plus nombreux que les autres Américains à estimer que les
hommes sont plus qualifiés que les femmes pour défendre leurs intérêts et
exercer un leadership politique 11.
Rien qui se distingue chez eux du sexisme ordinaire, si ce n’est
l’habillage de citations bibliques dont ils l’agrémentent. Mais ils n’en
restent pas là. Il ne leur suffit pas que les femmes de leur propre milieu
soient écartées de la vie publique. Ils entendent imposer à l’ensemble de la
population américaine les normes restrictives que préconise leur doctrine.
Ils sont, à cet égard, tout aussi pugnaces qu’importuns. La sexualité a
constitué d’emblée le point majeur de conflit pour les évangéliques, qui ont
mené des campagnes massives dirigées avant tout contre la pornographie et
l’immoralité au cinéma, se sont opposés aux homosexuels, et ont, par la
suite, combattu de toutes leurs forces le mariage homosexuel.
La lutte contre l’avortement a la priorité. L’interruption de grossesse ne
suscitait pas une telle hostilité il y a un demi-siècle : de nombreux chrétiens
évangéliques l’acceptaient à un stade précoce. Intolérance et fanatisme l’ont
peu à peu emporté 12. Depuis l’arrêt de la Cour suprême (Roe versus Wade)
en 1973, qui a aboli les principales clauses d’interdiction de l’avortement,
les chrétiens évangéliques se sont acharnés à obtenir que cette interdiction
soit rétablie. Leurs campagnes ont régulièrement donné lieu à des délits
individuels – incendies volontaires, voies de faits, et même meurtres de
médecins qui pratiquaient l’avortement sur les femmes qui en faisaient la
demande. Tout cela au nom de la valeur la plus élevée : le caractère sacré de
la vie. La grande majorité des chrétiens évangéliques se prononcent
également pour le maintien ou la réintroduction de la peine de mort, qu’ils
ne considèrent apparemment pas comme une violation de ce principe
fondamental.
Au cours des quarante dernières années, le mouvement évangélique a
connu un essor rapide en Amérique. Il se développe aujourd’hui en Asie et
en Afrique. C’est le résultat d’un intense travail d’évangélisation, qui a
mobilisé des moyens financiers considérables et dans lequel les
missionnaires se sont fortement investis. Les évangélistes sont à l’avant-
garde de la lutte contre la libération des femmes. Et pourtant, leur
progression aux États-Unis et partout ailleurs s’explique principalement par
l’attrait qu’exercent leurs Églises sur les femmes – précisément. Elles y sont
accueillies beaucoup plus généreusement que dans les autres communautés.
En outre, le message évangélique entre en résonance avec la condition
subalterne et domestique que connaissent de nombreuses femmes dans les
zones rurales et dans les pays non occidentaux. Beaucoup de nouvelles
converties vivent en ville depuis peu de temps et s’adaptent difficilement
aux valeurs urbaines modernes. Elles gardent une vive nostalgie du « bon
vieux temps » – celui où chacun restait à sa place dans son coin de
campagne, son village, dans lequel la foi, traditionnelle et rigoriste, et qui
s’est, depuis, délitée, était encore solide 13. La place de la femme était à la
maison, au cœur de la famille, où on lui témoignait au moins du respect
pour la peine qu’elle se donnait et le dévouement dont elle faisait preuve.
C’est ainsi, en tout cas, que ce passé se perpétue dans le souvenir. Les
communautés évangéliques – de même d’ailleurs que l’Église catholique –
rendent honneur à ces épouses et mères pour le travail dont elles
s’acquittent au service de la famille. Personne ne les dédaigne en raison de
leur absence de diplômes ou de titres, ou parce qu’elles n’occupent pas des
postes prestigieux à l’extérieur de leur foyer. Elles peuvent être tout
simplement ordinaires.
Les membres féminins de l’Église évangélique y font, entre elles,
l’expérience de ce qu’est une vie de communauté : des groupes de femmes
effectuent une grande partie du travail et exercent des responsabilités en
propre – pas question toutefois qu’elles s’avisent de prêcher ou de prendre
de l’autorité sur les hommes. Le fait que l’accent soit mis plus
particulièrement sur la conviction intérieure, le vécu émotionnel et
l’intensité avec laquelle la foi s’extériorise séduit nombre d’entre elles. Être
assignées aux seconds rôles leur paraît aller de soi : il en a toujours été
ainsi, c’est dans l’ordre des choses.
Au sein des Églises évangéliques, les femmes sont respectées. Leur
droiture et leur piété leur permettent même de se sentir supérieures aux
hommes, qui n’ont que faire de la morale et de la religion. Ce sont elles qui,
bien souvent d’ailleurs, ramènent ces derniers dans le droit chemin. Ils
acceptent alors les obligations qui sont celles du chef de famille croyant.
Aux yeux de leurs épouses, ceci constitue la récompense de leur propre
confiance en Dieu, mais aussi une reconnaissance de leur statut de femme
mariée, et une régénération de leurs liens conjugaux 14.
Dans leur lutte contre l’« idéologie du genre », les Églises évangéliques
d’Amérique latine ont conclu une alliance monstrueuse avec les partis
conservateurs. Elles ont fait du même coup cause commune avec l’Église
catholique, tout aussi opposée qu’elles à l’avortement, au féminisme et à
l’égalité des droits pour les homosexuels. Cette entente stratégique entre,
d’un côté, des dignitaires ecclésiastiques patriarcaux et homophobes, les
croyants qui les suivent et, de l’autre, un parti de droite au service des
nantis s’est révélée très efficace. Les Églises apportent les électeurs, les
partis de droite organisent les réseaux et fournissent les capitaux 15. Dans de
grands pays tels que les États-Unis ou le Brésil, de telles combinaisons ont
contribué à la victoire électorale de candidats très à droite de la droite.
Les protestants évangéliques américains en sont venus à considérer le
parti républicain comme l’instrument politique de la mise en œuvre de leur
programme. Mais les gouvernements républicains ont réduit les impôts sur
les revenus les plus élevés, diminué les prestations sociales et bloqué tout
projet d’instauration d’un système national collectif d’assurance maladie.
Toutes ces mesures allaient à l’encontre des intérêts matériels de la majorité
– peu fortunée – des chrétiens évangéliques. Ils n’ont rien vu venir en
échange de leur vote. Une fois au pouvoir, les républicains se sont fichus
royalement du combat identitaire mené par les chrétiens évangéliques
contre l’immoralité, le mariage homosexuel, l’avortement et l’émancipation
féminine 16. Sous la houlette d’un président qui ne fréquente aucune église
mais a été élu grâce à leurs voix, ils ont enfin obtenu une chance de faire
valoir certaines de leurs revendications antiféministes.
1. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel : A Story of Religious Radicalism and
the Women Fighting for Freedom, Naperville, Sourcebooks, 2015, p. 30.
2. Robert A. Dahl, A Preface to Democratic Theory, Chicago, University of Chicago Press,
1956, p. 90-120.
3. Wikipédia, « Religion in Israel ». L’article renvoie au journal Haaretz du 14 avril 2015.
4. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel, op. cit., p. 197. Voir également le
documentaire de Netflix L’Un des nôtres (titre original : One of Us) de Heidi Ewing et Rachel
Grady, 2017, consacré à une femme qui tente de quitter une communauté hassidique dans le
Bronx (New York) et qui, de ce fait, perd le droit de garde de ses enfants.
5. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel, op. cit.
6. La grande majorité des terroristes parmi les settlers (colons) installés sur la rive ouest du
Jourdain sont des immigrants américains. Cf. Sarah Yael Hirschhorn, The New York Times,
6 septembre 2015.
Droites dures et extrêmes droites séculières
Come on, shlomo… you’re no better than all your oven roasted
ancestors that got filleted alive… the only diff is you’re just on
11
borrowed time while we organize your next kebab removal .
(Franchement, Shlomo, tu ne vaux pas mieux que tous tes
ancêtres qui ont rôti dans les fours après avoir été découpés
vivants… La seule différence, c’est que tu disposes encore d’un
répit, le temps que nous organisions la prochaine liquidation de
kebabs.)
De quoi épouvanter les honnêtes gens. Ce site attire des antisémites plus
ou moins avérés, des antisémites impénitents, ainsi que des adolescents qui
se complaisent dans des propos d’une impudence et d’une grossièreté
ordurières, qu’ils n’oseraient jamais débiter chez eux ni au sein de leur
collège ou leur lycée. Ce n’était qu’une blague… diraient-ils si on leur
demandait des comptes. Et ainsi, confortablement installés devant leur
écran, anonymes et méconnaissables, des petits gars comme il faut et de
braves pères de famille s’agitent comme des enragés dans les salons de
tchat électroniquement cloisonnés et sécurisés de l’internet. Et si jamais
quelqu’un les priait de s’expliquer… eh bien, c’était de l’humour, une petite
rébellion contre l’étouffoir universel du bon goût, une révolte contre le
politiquement correct – autre expression en vogue – imposé par l’élite et la
gauche. On n’a plus le droit, peut-être ? Leur humour est en fait sérieux,
mais ils ne sont pas prêts à payer le prix que leur coûterait un engagement
véritablement sérieux. Ce sont les champions désintéressés de la libre
opinion. Ils prétendent défendre la liberté d’expression en repoussant ses
limites le plus loin possible. Ils sont là pour le fun, le lol, et non pour se
prendre la tête avec les conséquences de leurs opinions.
Aux Pays-Bas, Geen Stijl 12, forum de droite mais sans attaches
partisanes, a pour devise : « tendancieux, sans fondement, site de l’offense
gratuite ». Et c’est ce qu’il est, en fait… mais pourtant, pas vraiment.
Administrateurs et utilisateurs peuvent toujours dire que ceux qui s’en
prennent à eux sont passés à côté de l’ironie. Coucou ! Là encore, il y a un
précédent de gauche : l’hebdomadaire satirique français Hara Kiri (1960-
1989) a, d’emblée, arboré la devise « Journal bête et méchant ». Angela
Nagle parle à cet égard de transgression, de violation des normes usuelles.
Pratiques qui, souligne-t-elle, étaient depuis les années 1960 l’apanage de la
gauche. Dans un journal étudiant néerlandais, la reine a été représentée en
prostituée de vitrine. Des artistes américains ont créé une Sainte Vierge en
merde d’éléphant ou un Christ immergé dans de la pisse, soutenus sans
réserve par tout ce que le milieu artistique compte de « gauchistes ».
Cinquante ans plus tard, les droites radicales prennent leur revanche. « Kill
all normies » est le slogan d’une avant-garde qui se croit infiniment
supérieure à la grande masse des citoyens lambda.
Les extrêmes se touchent, mais ne sont pas similaires. L’avant-garde de
gauche pense l’humanité comme un tout – jusqu’à présent divisée en
classes, certes. L’avant-garde de droite met son Peuple au-dessus de tous les
autres peuples, même si ceux-ci ont encore le droit de survivre tant qu’ils
restent chacun établis sur leur propre sol. Les extrémistes de droite mettent
tous l’accent sur la différence, immuable à leurs yeux, entre hommes et
femmes. De leur côté, les gauchistes ont à tout le moins prétendu pouvoir
ignorer ou dépasser les différences entre les sexes. Dans la pratique, on n’a,
jusqu’à présent, pas vu venir grand-chose de concret de ce côté-là.
Jour après jour se poursuit sur internet le combat pour la survie de
l’héritage culturel blanc. Chaque secte y a son site. La plate-forme
Stormfront est, elle aussi, un carrefour de cliques et de clubs nationaux-
socialistes. Aux États-Unis, le site a été retiré à plusieurs reprises du web.
La rédaction a ensuite déménagé chez un autre hébergeur, mais sous une
adresse presque semblable : stormfront.org – aux dernières nouvelles. Il ne
s’agit pas d’un site néonazi : ce « néo » est de trop, on a ici affaire à du
nazisme pur et dur, de la vieille école, sans le moindre diluant, hérité en
droite ligne de l’Allemagne de Hitler. La Shoah est carrément niée, les
contributeurs ont publié des photos de Hitler au meilleur de sa forme, ainsi
qu’un portrait de Himmler – leur immortel préféré. Eux-mêmes exhibent
toutes sortes d’emblèmes en forme de croix gammée, des devises et des
slogans remplis de haine envers les juifs.
Le racisme contre les Injuns (Indiens d’Amérique) et les « peuples de
boue » (les Noirs) s’avère des plus immondes. Ces « nègres » ne sont pas
des humains, mais tout au plus des demi-hommes. Tous les clichés, tous les
stéréotypes sont mobilisés contre eux, en un délire paranoïaque continu
portant la haine raciale à incandescence. Et nous ne parlons là que des
pages en libre accès. On devine tout ce qui bouillonne sous la plaque de
l’égout, sur les blogs et forums sécurisés, derrière les identifiants et les mots
de passe.
Stormfront est un point de ralliement pour les nazis des quatre coins du
monde : on y rencontre des Américains bien sûr, mais aussi des Norvégiens,
des Croates, des Allemands et des Autrichiens, des Hollandais et des
Flamands, tous braillant autant qu’ils le peuvent. La haine des juifs est ici
l’article de foi le plus coté, ostensiblement imprimé en caractères gras sur le
portail d’accueil du site :
Des groupes dissidents tels que les Minutemen, les Proud Boys, les Alt-
Knights et les Oath Keepers se sont donné pour mission de protéger leurs
propres rangs contre les « antifas » (antifascistes), contre d’autres
extrémistes de gauche ou contre les Latinos et les musulmans violeurs de
femmes. Ces dissidents sont en grande partie issus des Hammerskins, fans
du groupe skinhead du même nom, organisés en un vaste réseau
d’escouades de nervis particulièrement violents.
Tous ces groupes de combat s’accordent à dire que la « guerre contre les
Blancs » (« the war on Whites ») peut éclater à tout moment. Leurs milices
se préparent dès maintenant au combat inévitable pour la défense de la race
blanche, qui les opposera aux autres races, aux traîtres de leur proche
parage – ces républicains mollassons qui, tout en s’affichant comme
conservateurs, sont toujours disposés à passer des compromis avec le
GOS – ainsi qu’aux cukservatives avachis.
Une lente coulée de haine raciale envahit les basses terres d’internet. La
hantise du féminisme et de l’émancipation des femmes, mais aussi celle de
la maternité heureuse, reflue sans cesse à la surface. Glorification du
Peuple, de la Nation ou de la Race, antisémitisme enragé, haine raciale
compulsive, condamnation de l’islam : ces différents phénomènes ont une
fonction. En agitant tout ce qui menace la survie de la race blanche on tend
inexorablement à faire accepter l’idée que toute femme blanche a besoin de
la protection d’un homme blanc. Et qu’elle est donc vouée à dépendre de
cet homme et à se soumettre à lui. En l’absence de ces menaces, aucune
espèce de protection ne serait nécessaire. S’il n’y a pas de luttes raciales, à
quoi bon produire des bébés blancs à la pelle ? Les damnés juifs, islamistes,
noirs, latinos sont indispensables à la droite pour maintenir la domination
du mâle blanc sur la femme blanche.
C’est à leur supériorité sur les femmes que les hommes doivent d’avoir
acquis, au cours des siècles, un sentiment aigu de leur dignité. L’érosion de
cette suprématie ébranle du même coup l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.
Ceux qui acceptent et encouragent cette manie moderne de l’égalité entre
les sexes brisent les liens fraternels de la solidarité masculine. Ce sont des
dégonflés, des chiffes molles. Mais aussi, rien de moins que des traîtres à la
cause du sexe fort.
Il n’y a pas que l’émancipation des femmes qui ait sapé l’amour-propre
masculin. Le modèle standard de la famille bourgeoise s’est
progressivement modifié : tous deux salariés, mari et femme prennent
ensemble les enfants en charge et se partagent les travaux domestiques,
faisant par là même éclater la conception traditionnelle de la famille.
Presque toutes les activités qui étaient autrefois l’apanage des hommes sont
aujourd’hui également effectuées par les femmes : quand, du moins, elles
sont encore pratiquées. Et si tel est le cas, elles ont entre-temps perdu ce qui
leur conférait l’aspect d’un travail spécifiquement masculin. Le service
militaire a été supprimé dans de nombreux pays, faisant disparaître la
longue période durant laquelle les jeunes hommes se trouvaient immergés
dans un environnement entièrement masculin. Hommes et femmes ne se
trouvent totalement séparés aujourd’hui que dans la pratique de la plupart
des disciplines sportives, sur le terrain comme dans les vestiaires. Dans les
tribunes, en revanche, ils se mêlent et font la fête ensemble. Ceci suffit
d’ailleurs à expliquer l’attraction qu’exercent sur beaucoup d’hommes les
sports d’équipe : on peut encore au moins se retrouver quelque part entre
bons copains, et c’est là une des principales raisons d’être des groupes de
cyclistes, des clubs de motards et autres sociétés sportives strictement
masculines.
1. Ce passage renvoie à une déclaration politique faite en 2009 devant le Parlement néerlandais
par Geert Wilders, parlementaire néerlandais d’extrême droite qui veut interdire l’islam aux
Pays-Bas. Il proposait que le gouvernement exige de toute musulmane souhaitant porter le voile
le paiement d’une somme de mille euros par an. [NdT].
Masculinisme et manosphère
Les hommes qui n’ont aucun succès auprès des femmes reçoivent, sur
ces sites, des conseils que leur prodiguent des mâles alpha dont la réussite
est établie et qui correspondent au profil du « vrai » mâle. Au sommet de la
hiérarchie se trouve le « pick-up artist », l’as de la drague, qui, disposant de
tout un arsenal de tours et de ruses, vous enjôle une fille à tout moment et
l’embarque avec lui. Il est d’ailleurs prêt à vous faire la démonstration de
ses capacités… Il existe aussi des « cours » grâce auxquels, moyennant
paiement, les novices peuvent apprendre à séduire les femmes. Ce qui
frappe sur ces sites, c’est l’absence de celles-ci : on devrait pouvoir au
moins leur demander ce qui leur donne du plaisir et les séduit au contact
d’un homme. Mais les femmes sont ici des objets, non des sujets, comme
l’exprime le sous-titre du livre Alpha mâle de Mélanie Gourarier : Séduire
les femmes pour s’apprécier entre hommes 4.
Tout compte fait, ce n’est pas la luxure mais le pouvoir qui est en jeu.
Car les hommes mènent une vie hasardeuse. Ils peuvent tomber amoureux
d’une femme. Ils sont alors la proie de la one-itis, fixation obsessionnelle
sur une personne bien précise – plus grave encore si cette personne est une
femme. Les femmes doivent, à tout moment, pouvoir être remplacées. Ce
risque qu’une femme le rende dépendant d’elle, l’homme doit à tout prix le
conjurer. Car si les choses en arrivent là, elle le rabaissera et l’humiliera de
toutes les façons possibles, lui extorquera son argent, l’abandonnera au pire
moment pour un autre homme plus haut placé dans la hiérarchie. Pour peu
qu’elle l’ait embobiné au point de lui faire accepter d’être père, elle
obtiendra des juges et des avocats que les enfants lui soient retirés, et le
réduira à l’indigence et à la solitude. C’est en effet un risque réel aux États-
Unis, tant la justice y est procédurière. Nous reviendrons sur cette question
plus loin.
Une phobie de l’attachement et une crainte des femmes – toutes deux
presque maladives – sont mises en avant d’une façon qui pourrait laisser
croire que l’homme a absolument raison. Après tout, il y a eu, dans la vie de
tous ces mâles, qu’ils soient « alpha » ou « bêta », une femme – à savoir
leur mère – dont ils ont, autrefois, été totalement dépendants. Et cela ne
paraît pas, avec le recul, leur avoir réussi : ils en ont gardé une peur
vertigineuse. À telle enseigne qu’ils n’osent aborder une autre femme que
comme s’ils avaient affaire à une dompteuse de lions armée d’un fouet et
d’un revolver.
Dans ce réservoir de fantasmes collectifs, les hommes ont encore de
quoi affirmer leur puissance. Les femmes, en dépit de tout ce qu’elles
débagoulent, sont en quête d’hommes forts et dominants, à même de les
dresser et de les protéger. La femme archétypale se soumettait docilement à
l’agressivité du mâle supérieur. Au fond de son cœur, elle brûle de désir
pour l’homme des cavernes armé d’un gourdin et capable à lui seul de
maintenir les autres mâles à distance, mais aussi de la nourrir et de la
défendre, ainsi que ses enfants. C’est là le degré zéro de l’anthropologie.
Les femmes ne peuvent connaître un véritable orgasme qu’avec un homme
viril qui les prend profondément et violemment. En fait, chacune d’elles
désire être fécondée par ce type de « vrai » mâle. Procréer, c’est se
conformer à la destinée. Nous touchons ici le degré zéro de la biologie. Le
séducteur se complaît à jouer sur ce désir incontrôlable pour passer une nuit
avec elle. Une fois son affaire faite, il s’en va : « bump and dump », « j’te
baise et j’te jette ».
Une autre secte, bien distincte, rassemble les « incels », les célibataires
involontaires, qui vivent seuls à leur corps défendant. En bref, qui ne
parviennent pas à se trouver une femme. Ce qui est frustrant. Ces jeunes
hommes se sentent en situation d’échec. Il n’y a là rien de nouveau sous le
soleil. Ils pensent en outre que leur sort est injuste. Là est la nouveauté. Ce
ne sont pas des mâles alpha. Ce ne sont même pas des mâles bêta qui, à tout
le moins, pourraient acquérir auprès d’un gourou « surmâle » les gimmicks
de la séduction. Les incels sont des laissés-pour-compte. Des « sub 8
males », qui obtiennent moins de 8 points (sur 10) sur l’échelle de mesure
de l’attirance masculine. Les « foids » (« fémoïdes »), les « femcels » n’ont
absolument rien à faire de types comme eux. Les incels sont tout le
contraire des « machos grandes gueules ». Ils se présentent eux-mêmes
comme de pauvres types incapables et repoussants. Toutes les femmes les
ignorent.
Only the top 10 % of men do foids have eyes for. A foid would
NEVER approach a sub 8 male. It’s literally over for subhumans.
I can’t even begin to comprehend how dating a good looking foid
5
is even possible when her options are literally unlimited .
(Les fémoïdes n’ont d’yeux que pour les 10 % des mâles au top.
JAMAIS une fémoïde n’abordera un sub 8 male. C’en est
littéralement fini pour les sous-hommes. Je n’arrive absolument
pas à comprendre comment il est possible de sortir avec une
fémoïde bien foutue alors que ses options sont littéralement
illimitées.)
Elliot Rodger est vénéré sur certains sites d’incels comme le vengeur de
l’injustice faite aux hommes par des femmes qui se refusent à eux. Depuis
lors se sont produites plusieurs fusillades mortelles, dont les auteurs ont
affirmé agir sous l’effet de la fureur, après que des femmes les ont rejetés.
Rodger était leur modèle. Le 23 avril 2018, dix personnes ont été tuées,
écrasées par une fourgonnette, qui en a blessé quatorze autres. Le chauffeur,
Alek Minassian, avait auparavant écrit sur Facebook : « l’insurrection des
incels a commencé ». Il glorifiait, à son tour, Elliot Rodger 7. On perçoit
facilement, écrit le criminologue britannique Simon Cottee, les analogies
avec l’univers des djihadistes, chez lesquels la fixation sur les femmes et le
sexe est tout aussi paroxystique 8.
Ce qui, au départ, semblait n’être rien d’autre que des ricanements et
des pleurnicheries d’adolescents a pris, du fait de ces attentats, une
dimension sinistre. Sur les sites incels, soif de vengeance, misogynie et
menaces de violence s’enchaînent en une interminable litanie. Et comme on
peut y débiter tout ce qu’on veut, racisme, homophobie et obsessions
d’extrême droite rappliquent aussitôt. Certains individus, loin de s’en tenir à
de creuses lamentations, se mettent bel et bien à perpétrer des meurtres. Ce
que manigancent, dans la vie réelle, tous les autres spécimens d’incels reste
ignoré.
Pour ces célibataires involontaires, tout est affaire de droit,
d’entitlement. Le droit qu’aurait un jeune homme d’entretenir des relations
sexuelles avec toute femme qui lui plaît. Pareil droit n’existe pas, sauf dans
un univers fantasmé par des mâles, et dans lequel les femmes ne pourraient
décider librement avec qui elles veulent ou ne veulent pas coucher. Dans le
vrai monde nouveau, où les incels vivent contre leur gré, les jeunes femmes
choisissent elles-mêmes leur filière universitaire, leur profession… et leur
partenaire. Ce qui met les incels en rage, ce n’est pas le fait qu’ils se fassent
éconduire – et sûrement de façon répétée – mais que ces femmes puissent
opérer leurs propres choix, tout comme eux.
Le vrai mâle s’envoie très régulièrement en l’air avec toutes sortes de
femmes « prenables » différentes. Jusqu’à ce qu’il rencontre la bonne.
Contrairement à ses précédentes conquêtes sexuelles, cette femme est
vierge ou, en tout cas, chaste, et tout à fait disposée à consacrer sa vie de
femme mariée à son époux, à ses enfants et à son foyer. Pour le reste, on ne
saisit pas grand-chose de l’existence extraconjugale du vrai mâle.
Apparemment, le sujet ne préoccupe guère les visiteurs des sites
masculinistes. Reste-t-il fidèle à son épouse soumise et dévouée ? Celle-ci
ne va-t-elle pas finir par l’ennuyer après toutes les aventures excitantes et
mouvementées qu’il a connues auparavant ? Rien qui puisse le laisser
entendre. On a davantage l’impression que c’est par pur sens du devoir que
l’homme se sent, avec le temps, obligé de se marier avec une femme
respectable. L’homme véritable préservera sa femme et ses enfants de toute
menace et des déficiences qui sont les leurs en tant que créatures
irrationnelles et impressionnables. La menace a donc sa nécessité. À quoi,
sinon, servirait un « vrai » homme ?
On n’a aucune idée du degré d’influence réel des sites d’extrême droite
et de leurs homologues masculinistes. Le chiffre de dizaines de milliers,
voire de centaines de milliers de visiteurs par mois est parfois avancé. Mais
même de telles quantités ne représentent qu’un pourcentage infime de la
population. Et les véritables séides ou les simples sympathisants de ces
plateformes virtuelles ne constituent après tout qu’une petite minorité des
internautes. L’extrême droite s’emploie cependant à sortir de son isolement.
De temps à autre a lieu une manifestation ou un mouvement de foule qui
attirent d’anciens activistes et que de nombreux sites contribuent à attiser.
Parfois, la situation dégénère : s’ensuivent des bagarres qui dans certains
cas ont pour issue un homicide involontaire. On se trouve également
confronté, avec une régularité presque mécanique, à des massacres de
masse perpétrés par quelques fanatiques incontrôlables et lourdement
armés. Infailliblement, on s’aperçoit après coup que leurs auteurs étaient
des visiteurs et des contributeurs assidus de sites d’extrême droite.
Aux États-Unis, le président et la très grande majorité des politiciens
républicains sont toujours prêts, sinon à justifier les opinions extrémistes et
les actes de violence occasionnels, du moins à n’y voir qu’un phénomène
négligeable. Ils grimacent un peu puis adressent un sourire discret à
l’extrême droite à laquelle ils empruntent un mot ou même une idée.
La droite dure a manifestement le vent en poupe. Et celui-ci souffle
parfois très fort.
1. Hollaforums.com, miscellaneous forum, threat : « Why are women such pieces of sheet ? »
2. Mot-valise qui condense les termes slut (salope, pute) et centurion, un centurion
commandant une unité de cent hommes dans l’armée de la Rome antique.
3. Returnofkings.com, « For masculine men ». Il s’agit du site de Roosh Valizadeh
[anciennement directeur de la communauté de la séduction et du mouvement antiféministe].
Cf. également tout ce qui a trait au gourou de la séduction James C. Weidmann, alias Roissy
(Chateau Heartiste), à l’antiféministe Mike Cernovich (YouTube), à Milo Yiannopoulos,
personnalité médiatique et provocateur, au suprémaciste blanc et antiféministe Alpin MacLaren
(« The Chauvinist Corner » sur love.flawlesslogic.com).
4. Mélanie Gourarier, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Paris,
Seuil, « La couleur des idées », 2017.
5. Incels.me, blakpill : « 90 % of males are literally invisible to femoids ».
6. Cf en.wikipedia.org « 2014 Isla Vista Killings », Manifesto « My Twisted World : The Story
of Elliot Rodger ».
7. Cf. en.wikipedia.org « Toronto Van Attack » [en français :
fr.wikipedia.org/wiki/Attaque_à_la_voiture-bélier_du_23_avril_2018_à_Toronto].
8. Simon Cottee, « Sex And Shame : What Incels and Jihadists Have in Common », The New
York Times, 30 avril 2018.
9. Kay S. Hymowitz, Manning up : How the Rise of Women Has Turned Men Into Boys, New
York, Basic Books, 2011.
Synthèse et considérations rétrospectives
Si la guerre contre les femmes peut être menée sans en appeler aux
religions, elle ne saurait se passer d’internet. C’est présentement sur le web
que l’extrême droite s’agite. Le monde relooké des fachos de tout acabit fait
du Peuple la valeur transcendantale. Celui-ci est avant tout défini en creux –
par tout ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire en soustrayant ceux qui, pour eux,
n’en font pas partie : les Noirs, les populations américaines natives, les
Latinos, les juifs, les musulmans, les migrants ou quiconque n’a pas l’heur
de plaire à tel ou tel groupuscule extrémiste. À l’extrême droite, on trouve
d’anciens et de nouveaux nazis, des tenants du suprémacisme blanc, qui
veulent revenir à la ségrégation raciale et à la domination blanche. Des
équipes de petits nervis aimant la « baston » et cherchant à semer pour de
bon la violence dans les rues, lors de manifestations et de rassemblements.
Des identitaires blancs, moins brutaux, faisant montre d’un racisme et d’un
antisémitisme plus perfides, qui s’inquiètent de la survie de la race
supérieure. Car le « grand remplacement » menace le monde occidental, pas
vrai ?
Dans la hiérarchie de leurs obsessions, la résistance à l’émancipation
des femmes prend place juste après le racisme et la glorification de la nation
blanche, puisque aussi bien le Peuple est composé de familles blanches que
l’homme fait vivre par son travail. C’est à lui qu’il revient de protéger les
siens et, avec eux, son Peuple contre les menaces étrangères. La femme
reste au foyer et s’occupe du mari et des enfants. Pour la survie du Peuple,
elle met au monde des bébés blancs. Elle a pour vocation de soutenir son
mari dans la lutte en prenant soin de lui et en lui obéissant 1.
La manosphère virtuelle est carrément dirigée contre les femmes. Les
hommes s’y précipitent pour les railler, les calomnier et les traiter de vieux
déchets – tout cela à l’envi. Sur ces sites, ils peuvent aussi apprendre,
auprès d’« artistes de la séduction », comment ils doivent s’y prendre pour
mettre une fille dans leur lit : être dur, la rabaisser sans cesse, et ne jamais,
au grand jamais, s’attacher à elle de façon exclusive. Cela pourra se faire,
éventuellement, mais beaucoup plus tard, quand le temps sera venu de
fonder une famille comme il faut – une famille traditionnelle dans laquelle
l’épouse, chaste, reste sagement à sa place.
Sur la toile mondiale s’agitent également les incels, ces mâles
« involontairement célibataires ». Ils n’arrivent pas à trouver de femme, en
tout cas pas à se faire le « bon coup » qu’il leur faut. Et cela les exaspère.
Après tout, c’est leur droit qu’une femme, une belle femme, réponde à leurs
tentatives de rapprochement. Un incel, furieux d’avoir été éconduit, a
massacré, dans un bain de sang, des passants au hasard. Son acte est glorifié
sur ces sites. Ce qui en a incité d’autres à en faire autant. Les hommes
divorcés partagent sur des sites internet le ressentiment que leur a causé un
divorce qui s’est mal passé pour eux. Ils ont décidé de renoncer aux femmes
en devenant « des hommes qui suivent leur propre voie ».
Ce milieu interlope et bigarré de misogynes qui se consument dans le
désir nostalgique des femmes engageantes et complaisantes n’existe
pratiquement que de façon virtuelle, autrement dit, sur les sites web et dans
les salons de tchat. Son noyau dur se limite à quelques milliers ou dizaines
de milliers d’individus. Quant aux visiteurs de courte durée, ou qui ne
seront venus qu’une fois et en coup de vent, ils papillonnent sur ces sites
par centaines de milliers. Parmi tous ces « passants », la proportion d’accros
et d’adeptes est vraisemblablement minime. La majorité d’entre eux
repartent surfer, à l’instar des voyeurs et des amateurs de thanatotourisme,
sur d’autres forums de rencontre obscènes ou délirants.
Il y a aussi le monde réel, peuplé d’êtres de chair et d’os, et dans lequel
les mots peuvent parfois avoir des conséquences concrètes. De temps à
autre, des groupes paramilitaires d’extrême droite s’opposent, lors de
combats de rue, aux « antifas » – groupes autonomes antifascistes. Parfois,
le sang coule, et il y a même aussi des morts. Quelques esprits fumeux
prennent au pied de la lettre les divagations qui circulent sur la Toile,
déboulent dehors et déclenchent un massacre parmi une foule bien réelle.
Des opinions extrêmes qui, il y a cinq ou dix ans, n’occupaient qu’une
place marginale sur des sites régulièrement bloqués sont, depuis quelque
temps, véhiculées par les grands médias faiseurs d’opinion. Ce phénomène
tient en partie au fait que certains politiciens de la droite dure flirtent avec
la mouvance d’extrême droite active sur internet, en s’abstenant toutefois de
la soutenir de façon ouverte : le comportement d’hommes politiques tels
que Donald Trump aux États-Unis ou Thierry Baudet aux Pays-Bas reflète
l’institutionnalisation de ce rapport d’affinité informelle avec les sexistes,
les racistes et les fascistes, qui, de la sorte, voient s’accélérer leur
intégration dans le paysage politique dominant.
Dans la majorité des pays occidentaux, les femmes ont vu leurs droits
s’étendre et leurs possibilités de choix augmenter – ceci dans des
proportions considérables et supérieures aux progrès accomplis dans de
nombreuses sociétés non occidentales. Ces transformations ne sont pas
passées inaperçues de leurs sœurs qui continuent à vivre au sein de groupes
sociaux traditionnels. Chaque fois que, là-bas, des femmes voient à la
télévision ou sur internet que d’autres représentantes de leur sexe peuvent,
ailleurs, descendre dans la rue sans être accompagnées, pour se rendre en
cours ou au travail, au café ou au cinéma ; qu’il leur est permis de faire de
la moto, du judo ou de pratiquer la natation mixte, démonstration leur est
faite que tout cela est possible. Si une femme devient astronaute, acquiert
une renommée mondiale en tant qu’artiste, remporte un prix Nobel
d’économie, préside une multinationale ou est la seule à terminer la course
de 200 miles, les jeunes femmes du monde entier ne manqueront pas, où
qu’elles se trouvent, d’en entendre parler sur les médias sociaux ou aux
informations. Et, chaque fois, leur prétendue incapacité se trouve réfutée,
tandis que sont fournies de nouvelles preuves de ce qu’elles sont à même de
réaliser. Ce que les femmes d’Islande ou du Nicaragua sont en mesure
d’accomplir, les femmes du Mali et d’Arabie saoudite peuvent elles aussi le
faire. Et elles s’y emploieront. Voilà pourquoi je pense que rien ne peut plus
aujourd’hui, où que ce soit dans le monde, arrêter les femmes dans la
conquête de leur émancipation.
1. Cf. Pete Simi et Robert Futrell, American Swastika, op. cit. L’importance du « genre » dans
les groupes white power en grande partie masculins constitue du reste une tache aveugle pour
les auteurs, qui passent sous silence leur opposition au mouvement d’émancipation des femmes.
2. Expression empruntée à Norbert Elias. Cf. par exemple L’Utopie (2009), trad. Hélène
Leclerc, Delphine Moraldo, Marianne Woollven, Paris, La Découverte, 2014, p. 148 ;
Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance (1983), trad.
Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993, p. 61 [NdT].
3. Sigmund Freud, Le Tabou de la virginité (1918) : « La psychanalyse croit avoir deviné
qu’une pièce capitale motivant l’attitude de rejet narcissique, mêlé de beaucoup de mépris, de
l’homme à l’égard de la femme doit être attribuée au complexe de castration et à l’influence de
ce complexe sur le jugement porté sur la femme » (www.atramenta.net, « Le Tabou de la
virginité », p. 8).
4. Voir plus précisément Abram de Swaan The Politics of Agoraphobia. On Changes in
Emotional and Relational Management, in Eric Dunning et Stephen Mennell (dir.), Norbert
Elias, Londres, Sage, 2003, chap. 47, vol. III, partie 5, section 2, p. 53-82 [précédemment publié
dans Theory and Society, vol. 10, no 3, 1981, p. 359-385].
Index
NB : Sont répertoriés dans cet index uniquement les noms propres qui
figurent dans le corps du texte (et éventuellement dans les notes, s’ils
donnent lieu à un appel de note). Les noms propres mentionnés uniquement
dans les notes ne sont pas repris ici.
Aleryani, Hind
Aslam, Maleeha
Assad (el-), Bachar
Assad (el-), Hafez
Bandaranaike, Sirimavo
Baudet, Thierry
Beinart, Peter
Benslama, Fethi
Bhutto, Benazir
Birnbaum, Jean
Blok, Anton
Bowers, Robert
Breivik, Anders
Castro Martin, Teresa
Ceaușescu, Elena
Ceaușescu, Nicolae
Clinton, Hillary
Connell, Raewyn
Cottee, Simon
Dahl, Robert
Daoud, Kamel
Desbois, Patrick
Douglas, Ann
Duke, David
Eisenhower, Dwight D.
Elam, Paul
Elias, Norbert
Elizabeth II (reine)
Gandhi, Indira
Gidron, Noam
Gilligan, James
Gourarier, Mélanie
Graham, Billy
Habyarimana, Agathe
Habyarimana, Juvénal
Hall, Peter A.
Hasina, Sheikh
Himmler, Heinrich
Hirsi Ali, Ayaan
Hitler, Adolf
Hochschild, Arlie
Hofstadter, Richard
Hole, Günter
Hoxha, Enver
Hoxha, Nexhmije
Hussein, Saddam
Hymowitz, Kay
Jacoby, Russel
Jiang Qin
Juergensmeyer, Mark
Kennedy, John F.
Khosrokhavar, Farhad
Kimmel, Michael
Kristof, Nicholas
Kumaratunga, Chandrika
La Haye, Tim
Leezenberg, Michiel
Lénine
Lughod (Abu-), Lila
Luxenberg, Christoph
Mahmood, Saba
Mao Zedong
Marković, Mirjana
May, Theresa
McCants, William
McVeigh, Timothy
Meir, Golda
Merkel, Angela
Milošević, Slobodan
Minassian, Alek
Moïsi, Dominique
Moors, Annelies
Mussolini, Benito
Nagle, Angela
Naji, Abu Bakr
Nastasie, Costel
Obama, Barack
Palin, Sarah
Palmatier, Tara
Pelosi, Nancy
Pruis, Marja
Reagan, Ronald
Rodger, Elliot
Rondon, Marta B.
Roof, Dylann
Roosevelt, Franklin D.
Scheff, Thomas
Sen, Amartya
Siddiqi, Dina
Tas, Louis
Thatcher, Denis
Thatcher, Margaret
Truman, Harry
Trump, Donald
Xue Xinran
Zia, Khaleda
Zoepf, Katherine