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Titre original : Tegen de vrouwen.

De wereldwijde strijd van rechtsisten


en jihadisten tegen de emancipatie
Éditeur original : Prometheus – www.uitgeverijprometheus.nl
ISBN original : 978-9-04-463651-2
© original : Abram de Swaan, 2019 (2e édition)

ISBN 978-2-02-144911-2

© Éditions du Seuil, février 2021, pour la traduction française.

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


à Cindy Kerseborn
(1956-2019)
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Dédicace

Avant-propos

Le patriarcat, règne de la terreur


La petite différence et ses grands effets (ou : les différences au cœur des différences)

Avant la naissance et à la naissance : avortements forcés et meurtres de bébés filles

Prépuberté : mutilations génitales féminines

Puberté : mariage d’enfants

Adolescence : mutilations faciales

Jeune âge adulte : viols


Jeune âge adulte : crimes d’honneur…

Déclenchement d’obturateur

L’irrésistible ascension des femmes dans le monde d’aujourd’hui


La longue marche à travers l’appareil scolaire

Quand les femmes conquièrent l’université

Santé publique : autour de la grossesse et de l’accouchement


Travail rémunéré et travaux non rétribués

La fabrique du pouvoir politique

Contrecoup : le ressentiment des hommes

Guerre contre les femmes : djihadistes, droites dures et extrémistes de droite

Fanatisation

Djihad : l’extermination des femmes par l’EI et consorts

Droites traditionnelles et nouvelles droites en Occident

Marianisme et machisme dans l’Amérique latine catholique

Mouvements évangéliques

Juifs ultraorthodoxes
Droites dures et extrêmes droites séculières

Intermède : du sérieux en politique

Masculinisme et manosphère

Synthèse et considérations rétrospectives

Index
Avant-propos

Nous vivons, encore aujourd’hui, une ère d’émancipation. Celle-ci a


commencé, en Occident, au milieu du XIXe siècle, avec l’abolition de
l’esclavage. Peu après, l’essor du mouvement ouvrier a permis aux
travailleurs des pays développés d’accéder, au prix de multiples luttes, à des
conditions décentes d’existence. La fin de cette époque a vu les femmes se
mobiliser et faire campagne pour l’obtention du droit de vote. À partir des
années 1950, tous les territoires d’Afrique et d’Asie se sont libérés du joug
que la colonisation faisait peser sur eux. Et voici que, depuis environ cinq
décennies, une nouvelle vague d’émancipation s’est levée : outre les
femmes, les Noirs et les homosexuels se sont engagés dans le combat pour
l’égalité des droits. Non seulement dans les pays occidentaux, mais aussi
ailleurs.
L’examen rétrospectif de cette période longue d’à peu près un siècle et
demi amène inévitablement à conclure que d’énormes progrès ont été
accomplis dans la conquête de l’égalité et de l’autonomie, même si, bien
sûr, celles-ci sont loin d’être effectives partout, pour tout être humain, et
dans tous les domaines.
Guerres mondiales, génocide, dictatures ont, à l’évidence, marqué par
ailleurs le siècle dernier. La guerre, les exterminations de masse, la tyrannie
font encore aujourd’hui des centaines de millions de victimes. Il n’en
demeure pas moins que le mouvement d’émancipation s’est poursuivi et
étendu à des milliards d’individus. Si cent ou cent cinquante ans ne sont
jamais qu’un court moment dans l’histoire de l’humanité, ils représentent
un temps très long par rapport à la durée moyenne d’une vie. Les trisaïeules
des enfants d’aujourd’hui devaient être encore jeunes lorsqu’est survenu, il
y a une centaine d’années environ, le tournant qu’a constitué, dans la
plupart de nos démocraties, l’octroi du droit de vote aux femmes.
C’est l’égalité de traitement au travail et devant la loi, ainsi que le droit
à la contraception et à l’avortement qui étaient au centre des revendications
de la deuxième vague féministe, dont le déferlement remonte à un demi-
siècle, c’est-à-dire à une époque bien plus proche de nous. Ce combat a été
celui des grands-mères de l’actuelle génération étudiante ou de celle qui
accède aujourd’hui à un premier emploi. Les mouvements successifs
d’émancipation font partie intégrante de la mémoire familiale des jeunes
d’aujourd’hui.
L’affranchissement du deuxième sexe participe aussi d’une histoire plus
large de l’émancipation, qui embrasse les cent cinquante dernières années.
Non que les femmes en lutte se soient toujours rangées aux côtés d’autres
catégories reléguées ou opprimées – travailleurs, populations colonisées,
Noirs, homosexuels. Ou, qu’inversement, ces dernières se soient montrées
en quelque occasion solidaires des militantes féministes. Mais tous ces
mouvements présentent, à la base, un trait qui leur est commun. Ils sont
issus d’une même étincelle : de l’idée révolutionnaire selon laquelle tous les
humains sont par principe égaux. Chacun peut donc prétendre aux mêmes
droits fondamentaux que ses semblables et est libre de décider – autant qu’il
est possible – de la conduite de sa propre vie.
D’autres similitudes lient les unes aux autres les formes qu’ont revêtues,
au fil du temps, les luttes d’émancipation. Toutes ont vu le jour dans un
contexte d’oppression générale qui a mobilisé à chaque fois contre elle de
petits groupes d’avant-garde. Ralliant peu à peu des partisans, ces derniers
ont gagné en influence, et sont ainsi parvenus à élargir leur assise. Une telle
montée en puissance des mouvements d’émancipation se heurte toujours à
l’opposition de tous ceux qui voient soudain leurs privilèges héréditaires
ébranlés, ce qu’ils acceptent rarement sans combattre.
Le système d’oppression des femmes est généralement désigné par le
mot « patriarcat ». Lequel renvoie à un système de vie sociale dans lequel
les hommes – les plus âgés surtout – sont dépositaires de l’autorité. Des
hommes bienveillants et barbus, nourrissant les meilleures intentions du
monde à l’égard de femmes accommodantes, pleines de sollicitude et sans
barbe : telle était l’image traditionnelle des rapports sociaux de type
patriarcal. Il en allait en réalité tout autrement. Dans ses formes les plus
radicales, le patriarcat instaurait purement et simplement le règne de la
terreur, en maintenant les femmes – au besoin par la force – dans un état de
sujétion totale à une religion asservissante et à une culture qui les étouffait.
Cette oppression patriarcale fait l’objet de notre première partie.
La deuxième partie de cet essai porte sur les grandes conquêtes des
femmes d’aujourd’hui. Elles sont en partie l’œuvre d’un mouvement
collectif d’envergure mondiale, le fruit de son engagement en faveur de
l’autodétermination et de l’égalité dans l’éducation et la formation, au
travail et en politique.
Notre troisième partie est consacrée à la montée des oppositions, partout
où la cause des femmes progresse. Elles se manifestent en premier lieu chez
les croyants fondamentalistes 1 – peu importe au demeurant la doxa
religieuse dont ces derniers se réclament. Le second front de résistance
fédère, quant à lui, les extrémistes de droite de tout poil. Les uns comme les
autres entendent cantonner la femme dans ses fonctions domestiques et
maternelles et lui dénient toute espèce de droit en dehors du foyer.
Le droit de vote des femmes ne fait plus guère débat aujourd’hui,
contrairement au droit à l’avortement, objet de contestation depuis trois
quarts de siècle. Une forme d’autodétermination là encore est en jeu : il y va
de la liberté, pour la femme, de disposer de son propre corps : « Mon ventre
m’appartient », proclamait le slogan du mouvement néerlandais des Dolle
Mina 2 qui, dans les années 1970, revendiquait le libre accès aux moyens de
limiter les naissances – et notamment à l’interruption de grossesse –, ainsi
que l’égalité de traitement et l’égalité des chances pour les femmes
désireuses de travailler ou d’entreprendre des études. Une troisième vague
féministe est en pleine ascension : la campagne #MeToo se donne pour
objectif de protéger les femmes contre les avances sexuelles non désirées,
les attouchements, les agressions et autres espèces d’atteintes à l’intimité
corporelle. Moins au nom de considérations morales que pour garantir leur
liberté et leur sécurité de mouvement dans tous les espaces sociaux qui
constituaient, il y a peu encore, l’univers exclusif des hommes.
Plus l’égalité entre les sexes se renforce, plus les femmes
s’individualisent. Accéder à l’égalité, et par là même jouir des mêmes droits
que les hommes, leur permet de décider plus librement de leur propre vie.
Étant mieux à même de déterminer comment elles entendent mener leur
existence, elles font, chacune, des choix personnels différents. Une plus
grande égalité entre les sexes implique donc une plus grande diversité entre
les femmes mais aussi entre les hommes.
Il y a seulement deux ou trois générations, on pensait savoir de façon
infaillible ce qui constituait l’« essence » de la femme, ce qui était féminin
et ce qui ne l’était pas, de quelles capacités était doté ou à tout jamais
dépourvu le deuxième sexe. Ancrés dans ces convictions, les représentants
du pouvoir – presque tous des hommes – veillaient aussi à ce que rien dans
le comportement des femmes ne puisse, d’une façon ou d’une autre,
contrevenir à cette « nature féminine ». En conséquence de quoi la grande
majorité des femmes paraissaient effectivement se conformer à la
représentation que l’opinion se faisait d’elles. Le préjugé dominant
s’autolégitime. Sociologues et féministes sont parfaitement d’accord sur ce
point.
Pour que le préjugé à l’égard des femmes puisse continuer à s’imposer,
il faut qu’un autre préjugé, relatif aux hommes, et exerçant une emprise tout
aussi forte dans la réalité sociale, puisse lui faire pendant : l’image
particulièrement prégnante que des individus des deux sexes se sont faite de
la femme appelle en contrepartie une image de l’homme, celle-ci n’étant
d’ailleurs que la réplique de la représentation qu’a de lui-même ce dernier.
Là encore, la doxa dominante s’autolégitime : l’homme est à tous égards
opposé à la femme ; il n’a rien d’une jeune fille, n’est pas efféminé, il n’est
ni faible ni craintif, mais fort et courageux. Et c’est aussi ce que la femme
veut qu’il soit. Cet homme doit donc se conformer à l’image qu’il a de lui-
même et que tous les autres ont de lui. Effet singulier de l’inégalité dans les
rapports de force : ceux-là mêmes qui détiennent un pouvoir d’autorité sur
les autres se voient contraints de s’adapter – en public tout au moins – à ces
relations d’inégalité, en se fixant toutes sortes de limites qui sont, de fait,
inhérentes à l’exercice du pouvoir qui leur est imparti. En d’autres termes,
les hommes sont eux aussi soumis à des restrictions dans le cadre des
relations d’inégalité entre les sexes. Ils sont tenus d’incarner un modèle
imposé. Il s’ensuit que la libération des femmes peut contribuer à celle des
hommes, en permettant à ces derniers d’être « hommes » de la façon qui
leur convient le mieux.
Je résume ici, avec les mots qui sont les miens, l’essentiel d’un petit
siècle de théorie féministe. Sans grande difficulté du reste, car ce
compendium recoupe en majeure partie les idées de base des sciences
sociales, idées tout aussi radicales aujourd’hui qu’hier.

Il y a environ un an, une étudiante m’a demandé quelle était au juste, à


notre époque, la différence entre les hommes et les femmes. Je suis bien le
dernier auquel il convient de poser cette question. Presque tout ce que je
croyais savoir il y a soixante ans sur ce qu’est la femme et sur ce qu’est
l’homme s’est trouvé depuis réfuté par les faits. Il s’est avéré à maintes
reprises que les femmes pouvaient accomplir cela même que nous –
hommes et femmes confondus – les pensions, sur le moment, incapables de
réaliser. Bref, nous en savons de moins en moins sur les femmes, et donc
aussi de moins en moins sur les hommes. Mais, en revanche, nous
comprenons de plus en plus clairement ce qui fait la spécificité de certaines
personnes, hommes ou femmes, avec qui nous sommes en relation. Du
moins, je l’espère.
Cela me réjouit. Je préfère un monde dans lequel je peux apprécier les
gens pour leurs propres mérites, leurs qualités particulières, leur
personnalité riche et complexe – avec sa part d’insaisissable,
d’imprévisible, son lot de contradictions intérieures, son caractère unique –
à un univers dans lequel on catalogue une fois pour toutes l’individu qu’on
a devant soi, dès lors qu’on connaît sa catégorie sociale d’appartenance. Je
veux pouvoir apprécier en l’autre non ce qu’il est, mais qui il est. Ceci non
par simple souci d’ordre éthique mais aussi et surtout en considération du
plaisir que me procure la fréquentation de mes semblables. Je rends après
tout mieux justice à cet être singulier qu’est l’Autre lorsque, s’il y a motif à
le faire, je traite une femme d’imbécile ou de braillarde plutôt que de
l’éconduire en la renvoyant purement et simplement à sa détermination
sexuelle par une boutade du type : « Les femmes sont faites ainsi ! »
Au détour de cette petite pochade, je viens en fait de formuler la raison
la plus louable qu’on peut avoir d’écrire un livre sur l’émancipation
féminine. Je me félicite de cette émancipation parce qu’elle donne aux
femmes une plus grande liberté d’être elles-mêmes, dans leur spécificité, et
qu’elle élargit en outre l’horizon des hommes. Elle m’offre l’opportunité de
rencontrer davantage de gens qui sortent de l’ordinaire et possèdent une
forte individualité (aussi bien des femmes que des hommes, là encore). Je
me sens moi-même un peu plus libre pour trouver mon chemin dans le
dédale des genres. Bref, l’émancipation me rend heureux, celle des peuples
colonisés, des Noirs, des homosexuels comme celle des femmes. Elle
m’affranchit de la « pensée de groupe », réduit la pression qu’exerce celle-
ci.
Le sceptique objectera : « Bien dit. Mais il y a sûrement d’autres raisons
qui expliquent pourquoi, en tant qu’homme, vous écrivez un livre sur
l’émancipation des femmes et l’opposition qu’elle rencontre. » Tout
d’abord : il s’agit ici moins des femmes que des hommes qui parlent des
femmes. Et ce n’est pas « en tant qu’homme » que j’écris ce livre, mais en
tant que « moi ». C’est justement ce sur quoi portait ce qui précède. Ce
même « moi » est, entre autres, aussi un homme, quelle que soit la
signification que, dans un tel contexte, on attache à ce mot. Eh oui ! Cette
personne a toutes sortes d’autres raisons d’écrire ce livre, certaines moins
respectables, d’autres qu’elle ignore elle-même. Elle a autrefois confié
plusieurs d’entre elles à un écoutant professionnel qui, étant tenu au secret,
les a emportées avec lui dans la tombe (je salue ici sa mémoire).

Il y a indéniablement quelque chose de démonstratif dans la


façon dont un homme prend fait et cause pour les femmes. Son
attitude donne alors fréquemment dans ce que le mansplaining a
de pire : non seulement il se met à leur expliquer comment
marche le monde, mais en plus c’est pour leur bien qu’il le fait.
D’un autre côté : on a toujours motif de se plaindre 3.

Je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce constat de Marja Pruis. Tout


mouvement de libération peut tirer profit des soutiens qui lui viennent du
camp d’en face. Tant que les transfuges ne revendiquent pas l’autorité et ne
prennent pas le pouvoir, ils contribuent à la bonne cause. Mais Marja Pruis
a doublement raison : il ne faut pas se plaindre d’eux, mais les tenir à l’œil.
Une conférence que j’avais donnée en 2005 sur l’essor du mouvement
féministe et la résistance exercée à son encontre par les milieux
fondamentalistes m’a fourni la matière d’un essai 4 – plutôt sommaire au
regard de la complexité du sujet. J’ai souhaité pousser plus avant ma
réflexion sur le problème. D’où ce livre, qui, s’il reprend à la lettre ou
remanie quelques passages de l’opuscule qui l’a précédé, est en majeure
partie inédit.
Tout ce que j’ai appris des uns et des autres, autour de moi, m’a été très
utile pour en mener à bien la rédaction, même si je ne parviens pas toujours
à définir de façon précise ma dette à leur égard. Le premier et le principal
de mes appuis a été ma mère, Hennie de Swaan-Roos. Fille de Sophie de
Roos-Vos, une suffragette, elle était à son tour devenue très tôt féministe.
Elle s’est, à un âge un peu plus avancé, engagée dans le groupe d’action des
Dolle Mina, et est par la suite toujours restée fidèle à la cause de
l’émancipation féminine. Voilà qui fait de moi un descendant en droite ligne
des combattantes de premier plan du mouvement pour les droits des
femmes. Lorsque leurs hauts faits auront été reconnus, je pourrai, à bon
droit, revendiquer mon appartenance au « matriciat » néerlandais.
Durant ma jeunesse, l’activisme de ma mère ne me réjouissait pas
spécialement. Je n’en voyais pas l’utilité. Un jour, pourtant, elle m’a touché,
de façon inattendue. Alors qu’une autre féministe trouvait à redire à ma
conduite, elle lui a immédiatement cloué le bec : « C’est mon fils ; ça
change tout ! » Militante enthousiaste, Hennie n’était pas dogmatique pour
autant. Elle parlait davantage de la vie des individus – femmes et hommes –
que des principes politiques ou des fondements théoriques, faisait preuve
d’une vive sensibilité et d’une grande empathie face à l’injustice. Quand
elle s’y trouvait confrontée, elle s’emportait, allant même parfois jusqu’à
exploser d’indignation.

Je dédie ce livre à mon épouse décédée en 2019, Cindy Kerseborn, qui


s’est battue pour l’émancipation sur quatre fronts à la fois : comme Noire,
comme immigrante originaire de l’ancienne colonie néerlandaise du
Surinam, comme fille d’ouvrier et, de fait, comme femme : toujours entêtée,
ouverte, combative et fidèle.
Je remercie Louise Fresco, écrivaine, directrice de l’université de
Wageningen et agronome pour les commentaires dont elle a accompagné
ma première conférence sur le sujet de cet ouvrage. Elle a attiré mon
attention sur l’importance des rapports de classes, y compris dans les
relations hommes-femmes.
Job Lisman, éditeur chez Prometheus, a été le premier lecteur de mon
manuscrit. J’ai par ailleurs invité un certain nombre de femmes à lire
l’avant-dernière version de cet ouvrage et à me faire part de leurs
remarques : Sarah van der Lely, future médecin ; Ronit Palache, auteure et
rédactrice de presse, ainsi que Mieke Bal, théoricienne de la culture et
vidéaste qui, crayon à la main, a passé en revue l’ensemble du texte. David
Bos, théologien et sociologue des religions, s’est plus particulièrement
intéressé à la section consacrée aux mouvements évangéliques. Tous m’ont
poussé à de multiples remaniements. Les uns et les autres ont droit à ma
reconnaissance. Que je leur exprime ici.

1. Sur la notion de fondamentalisme, voir Malise Ruthven, Fundamentalism : The Search for
Meaning, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 52-73.
2. Mouvement féministe néerlandais, fondé en 1969 et également actif dans la partie
néerlandophone de la Belgique. Le nom « Dolle Mina » (littéralement : « Mina la Folle ») fait
référence à la féministe Wilhelmina Drucker qui, critiquant l’orientation des mouvements qui
faisaient de l’obtention du droit de vote leur priorité, entendait dénoncer, sous tous ses aspects,
la sujétion dans laquelle se trouvaient dès leur tout jeune âge les filles et les femmes [NdT].
3. Marja Pruis, De Groene Amsterdammer, no 24, 13 juin 2018.
4. De botsing der beschavingen en de strijd der geslachten [Choc des civilisations et lutte des
sexes], conférence-débat, 29 septembre 2005, essai édité par Forum, Utrecht, 2006.
LE PATRIARCAT, RÈGNE
DE LA TERREUR
Il est bon de savoir que la violence à l’égard des femmes – que
représentent notamment les avortements sexospécifiques, les
infanticides de nouveau-nés de sexe féminin, les suicides, la
mortalité en couches (pourtant évitable) – a provoqué au XXe siècle
davantage de pertes en vies humaines que tous les conflits armés et
les guerres civiles 1.

Les femmes ont été, à travers les siècles et durant des milliers d’années,
opprimées par les hommes 2. C’est là, sauf exception, une constante dans le
« modèle humain général 3 ». L’inégalité entre les sexes a été plus ou moins
forte selon les époques et les sociétés. Mais, surtout, les femmes ont
toujours et en tous lieux réussi à tirer parti de leurs talents et de leurs
compétences pour combattre la sujétion, augmenter leurs chances et
améliorer leur position. Ceci, par leurs propres forces, mais, plus souvent
encore, dans l’action commune avec leurs compagnes d’infortune. C’est
ainsi qu’à maintes reprises elles ont joué, au sein de leurs familles et même
de leurs communautés, un rôle beaucoup plus important que ce modèle
humain général pourrait le laisser supposer. Les traces de ce qu’elles ont
accompli sont rares : jusqu’au XIXe siècle, très peu d’œuvres de femmes
peintres, de compositrices, de poétesses, de conteuses, d’écrivaines, de
théologiennes, de femmes alchimistes, naturalistes, philosophes, de
mathématiciennes ou d’historiennes ont survécu dans la mémoire collective.
Presque tous ces talents, s’ils ont pu s’épanouir un jour, sont tombés dans
l’oubli. Ce qui, toutefois, a été conservé s’était manifestement adapté aux
conceptions rigides en vigueur à l’époque. À quelques exceptions près, qui
sont le fruit d’esprits brillants et entêtés, les écrits des femmes du passé
donnent, pour l’essentiel, dans la dévotion et la bigoterie, comme d’ailleurs
pratiquement tous ceux de leurs contemporains masculins 4.

Que, dans leur quasi-totalité, les femmes soient toujours, partout et à


tous égards inférieures aux hommes semblait relever de l’évidence. Et, aux
yeux d’un grand nombre de nos contemporains – hommes et femmes
confondus –, cette infériorité continue à paraître inéluctable. « Inutile de
t’enrager, ma fille. Il en est toujours allé ainsi. Et il en ira toujours ainsi.
C’est dans la nature de la bête. »
Il aura fallu attendre jusqu’à aujourd’hui pour constater que les femmes
possèdent toutes les aptitudes. Qu’il n’est aucune profession qu’elles ne
soient à même d’exercer, aucune fonction qu’elles ne puissent remplir,
aucune position à laquelle elles ne puissent prétendre – sauf dans le
domaine sportif ou au sein des appareils ecclésiastiques. On pouvait encore
se dire, il y a cent ans ou seulement cinquante peut-être, qu’on ne verrait
jamais de femmes soudeuses, ouvrières du bâtiment, parlementaires, pilotes
de chasse, physiciennes, commandantes de navire, enseignantes dans le
supérieur, hauts magistrats, sapeurs-pompiers, soldats sur le front. Mais les
femmes ont administré la preuve de leurs capacités dans toutes ces
fonctions. Et, quand l’une d’entre elles réalise pour la première fois cette
prouesse qu’est l’accès à une profession jusqu’alors réservée aux hommes,
un coin est définitivement enfoncé. Ce qui était regardé jusqu’alors comme
vérité universelle et constituait un obstacle à l’émancipation devient du
même coup insoutenable : « Une femme ne pourra assurément jamais… »
(complétez vous-même la phrase). Eh bien si ! Certes, il n’est pas pour
autant établi que toutes les autres auront à coup sûr les capacités
nécessaires, mais semblable raisonnement peut aussi, après tout, s’appliquer
aux hommes. La charge de la preuve se trouve de la sorte inversée. Une
femme a su s’imposer dans telle ou telle activité, d’autres femmes sont
donc, en principe, aussi capables qu’elle. C’est désormais au cas par cas
qu’il faudra démontrer qu’une femme n’est pas à la hauteur de ses
ambitions.
Si les femmes sont capables de tout – ceci en bien comme en mal –,
comment expliquer qu’elles n’aient pas fait valoir plus tôt leurs aptitudes ?
Pourquoi n’y a-t-il pas eu, dans les temps anciens, de femmes forgerons,
chevaliers, prêtres, auriges, corsaires – que sais-je encore ? Puisque
quasiment aucune activité n’est hors de leur champ de compétence, elles
devaient pourtant bien être à même de remplir ces fonctions ? Oui, elles
disposaient effectivement des facultés nécessaires, mais à leur insu comme
à l’insu de tout un chacun, car elles n’avaient pas l’occasion de les mettre
en œuvre.
Le même raisonnement vaut pour les esclaves, les serfs, les ouvriers
agricoles, les intouchables mis au ban des sociétés de castes, ou pour les
autochtones des pays colonisés, dont les petits-enfants accèdent aujourd’hui
à des postes qu’eux-mêmes n’auraient, en leur temps, jamais pensé pouvoir
occuper. Pratiquement personne n’imaginait d’ailleurs, à l’époque, que les
gens de peu soient dotés des capacités adéquates. Et pas davantage eux-
mêmes, probablement. Ce n’est qu’au cours du dernier demi-siècle que tous
les laissés-pour-compte se sont libérés de l’oppression qu’ils subissaient.
Nous vivons une phase tardive de l’ère de l’émancipation : celle de la classe
ouvrière et des peuples colonisés, des populations de couleur et des
homosexuels. Mais aussi celle de cette moitié de l’humanité tout entière que
constituent les femmes.
Comment a-t-on réussi à maintenir en état de sujétion tous ces êtres
humains ? Comment a-t-il été possible de leur refuser les mêmes droits et
les mêmes opportunités que ceux dont avaient toujours disposé les hommes
blancs, hétérosexuels, bien nés et nantis ? Si, en effet, tous les exclus étaient
en principe et en puissance aussi compétents que ces beaux messieurs, n’a-
t-il pas fallu consacrer énormément d’énergie à les empêcher de réaliser
leurs capacités ? Opprimer une telle masse d’individus – de femmes en
particulier – exigeait un déploiement d’efforts considérables, et néanmoins
le processus est, pour ainsi dire, passé inaperçu.
Tout d’abord, on avait recours, si besoin était, à la force brute. Jusqu’à
aujourd’hui, la violence « domestique » n’est pas ce qu’on peut appeler une
exception. Elle n’a d’ailleurs rien de domestique. L’homme attaque sa
femme, la roue de coups de poing ou de coups de pied, la frappe avec le
premier objet qui lui tombe sous la main. Pratique encore admise dans de
nombreuses sociétés, en tant qu’expression du bon droit du mari. Et qui
reste courante, y compris dans les cultures où pareils actes de « violence
intime » sont en général condamnés. L’Organisation mondiale de la santé
(OMS) signale que, parmi la population mondiale, environ 30 % des
femmes ont subi des violences physiques ou sexuelles dans le cadre d’une
relation 5. Une enquête réalisée par l’Agence des droits fondamentaux de
l’Union européenne (UE) révèle que pas moins d’un tiers des femmes des
pays membres auraient déjà souffert de violences physiques ou sexuelles 6.
Aux États-Unis, 25 % des femmes déclarent avoir été victimes de graves
violences physiques infligées par leur partenaire, tandis que 14 % des
hommes auraient également subi des violences similaires de la part de leur
femme 7. Telles sont les données chiffrées se rapportant aux pays
occidentaux.
Il est rare que des personnes extérieures au couple aient connaissance de
ces violences « intimes », car elles font honte à la femme, et souvent même
au mari. L’épouse ne s’en ouvre pas, de peur de voir son compagnon
redoubler de violence. Seuls les cas extrêmes donnent lieu à des poursuites
et à des condamnations. La situation inverse – femme qui use de violence à
l’encontre de son mari – se présente moins fréquemment, cependant de
façon assez régulière. De plus, cette violence reste dans la plupart des cas
plus secrète et ne fait guère l’objet de poursuites.
Nul besoin de recourir à tout moment à la force avec les femmes. Il
suffit que le mari, pour peu qu’il estime que son épouse a failli à ses
engagements, la menace et l’intimide en lui rappelant ce que d’autres
qu’elle, coupables d’une semblable faute, ont subi, et, par conséquent, ce à
quoi elle s’expose. Les châtiments violents occasionnels constituent donc
des avertissements. Pour qu’un acte violent puisse servir d’exemple
dissuasif efficace, il faut d’abord qu’il soit connu de toutes les femmes, et
qu’ensuite son auteur reste impuni : s’il est blanchi, les autres hommes en
déduiront qu’eux-mêmes ne risquent rien lorsqu’ils recourent à la force
brutale pour réprimer une femme de leur proche entourage. Les femmes ont
conscience qu’elles courent un danger. Les hommes, eux, n’en courent pas.
Et lorsqu’à des kilomètres à la ronde la population apprendra que l’acte de
violence n’a pas été sanctionné, chacun verra dans celui-ci un avertissement
exhortant les femmes à ne pas transgresser les limites qui, sous le régime de
la domination masculine, s’imposent à elle.
Ces actes de violence occasionnels connus de tous et jouissant d’une
totale impunité ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils participent
d’un système, un système d’intimidation et de terreur qui, pour fonctionner,
n’a pas besoin d’un gouvernement, d’une armée, ou même d’hommes de
main : des individus privés, agissant seuls ou en petit groupe frappent de
temps à autre une femme – une proie facile, à leur portée –, la mutilent, la
poignardent, lui crèvent les yeux, la violent, la brûlent vive, et entretiennent
de la sorte ce régime de terreur. Tout est mis en œuvre pour que l’acte
violent, prétendument intime, accède à la notoriété publique et reste
néanmoins impuni.
Mais il en faut plus pour maintenir les femmes, les filles et les
défavorisés de toutes catégories sous contrôle. Nous vivons dans un monde
d’idées à prétention universelle, qui représentent l’homme comme un être
supérieur capable et compétent, et la femme comme une créature inférieure
et inepte. C’est Dieu lui-même, après tout, qui en a décidé ainsi, selon la
Bible et le Coran, relayés par l’enseignement des patriarches, des prophètes,
des califes et de Sa Sainteté le Pape. C’est là l’ordre des choses, et il en a
toujours été de même, depuis la nuit des temps.
Il n’est toutefois pas si certain que telle ait été la volonté divine. Dieu
n’a pas dit grand-chose à ce sujet. Si le contenu des textes sacrés et les
prédications des saints confirment en effet l’idée d’une suprématie de
l’homme sur la femme, ils lui assignent en même temps des limites. Avec
l’avènement de la religion nouvelle, les femmes ont donc vu s’alléger
quelque peu le joug du paganisme qui les accablait encore plus.
Mais même sans dieu, cela marche encore : « Visez un peu la théorie de
l’évolution : c’est tout à fait comme ça que les choses se passent avec les
mâles et les femelles. Prenez le babouin ou le gorille. Pas vrai ? Et la
luciole. Vous voyez bien. Rien de changé depuis l’homme des cavernes.
C’est dans les gènes, un point c’est tout. »
Si l’inégalité entre les sexes se manifeste déjà au sein de la nature, cela
ne nous oblige pas pour autant à ériger celle-ci en modèle à imiter. De fait,
nous cherchons, le plus souvent, à nous distinguer du règne animal, et non à
nous comporter comme les bêtes. Mais il y a là une aporie subtile,
paradoxale, puisque cette distance à l’animal est considérée comme une
forme d’impudence. Comme quoi mieux vaut ne pas s’embarquer dans
l’univers mental de la supériorité masculine ! Mobilisée au grand complet,
l’artillerie de la religion tient en joue les humbles et les petits, pour les
obliger à rester à leur place. En cas de besoin, l’armement lourd de la
biologie, de la psychologie, de la neurologie, de la psychiatrie et des
sciences du cerveau fera feu sur les filles effrontées et les gaillards
prétentieux. Ainsi fonctionne l’idéologie patriarcale. Si je puis en parler ici
de façon si décomplexée et sereine, c’est qu’avant moi des générations de
féministes courageuses et d’hommes dignes lui ont opposé une forte
résistance et ont réfuté pied à pied tous les arguments censés prouver la
supériorité de l’homme et l’infériorité de la femme. Quel travail ! Mais il
fallait qu’il soit fait.
Les pages qui suivent traitent de l’oppression des femmes en tant que
« modèle humain général » ; de la domination masculine telle qu’elle
s’exerce dans le cadre des rapports de force patriarcaux. Dans les sociétés
occidentales – qui fourniront pour l’essentiel le lectorat de ce livre –, les
inégalités entre hommes et femmes ne sont plus aussi criantes qu’elles
l’étaient autrefois. Voilà plus d’un siècle que le combat pour l’émancipation
des femmes est en cours. Peu à peu, à force de ténacité, de grandes victoires
ont été remportées, qui ont amené de profonds changements. Vu depuis
l’Occident, le système patriarcal paraît étrange, et très éloigné, tant dans
l’espace que dans le temps. Il ne nous est pourtant pas complètement
étranger ou inconnu. Il est vaguement reconnaissable, tel le détail qui dans
une blague absurde ou un rêve chaotique fait résonner en nous une parcelle
de savoir ou d’expérience qui a dû être autrefois nôtre – quelque chose que
nous avions oublié, mais que nous identifions encore comme nous
appartenant, bien que nous l’ayons définitivement écarté ou rejeté. Lorsque
nous évoquons ici ces rapports patriarcaux ancestraux et archaïques, nous
ne cessons en fait de tisser un commentaire qui est en quelque sorte le reflet
obscur des relations sociales dans lesquelles nous sommes engagés
aujourd’hui.
La domination masculine n’a pas dit son dernier mot. Point n’est
besoin, pour comprendre le fonctionnement de ce règne millénaire de
l’homme sur la femme, d’en retracer l’histoire depuis ses débuts jusqu’à
notre époque. Pratiquement toutes les formes de violences mises en œuvre
pour opprimer les femmes sont, à l’heure actuelle, encore utilisées dans une
grande partie du monde. Qui plus est, le fait que ces pratiques soient entrées
depuis si longtemps dans les mœurs est invoqué comme argument pour en
maintenir l’usage : il s’agit là de traditions séculaires et « par conséquent »
respectables. Elles feraient partie du patrimoine culturel. Mariages
d’enfants, mutilations génitales, crimes d’honneur : tous ces agissements
relèvent du bon droit du mari. Ce qui devrait d’ailleurs valoir à celui-ci le
soutien de son épouse, par respect pour la foi et la tradition.
Le patriarcat se conjugue aujourd’hui au passé inachevé, le présent est
son histoire solidifiée. Sus donc aux moyens de violence qui permettent au
système de suprématie masculine de se maintenir en place ! Mais
commençons par nous poser ces questions : d’où l’homme tire-t-il sa
prééminence sur la femme ? Qu’est-ce qui l’a mis en situation d’exercer
une domination violente sur celle-ci ?

1. Valerie M. Hudson et al., Sex and World Peace, New York, Columbia University Press,
2012, p. 4.
2. Mary Beard, Les Femmes et le pouvoir. Un manifeste (2017), trad. Simon Duran, Paris,
Perrin, 2018 (cet ouvrage traite du patriarcat dans l’Antiquité classique) ; R. Howard Bloch,
Medieval Misogyny and the Invention of Western Romantic Love, Chicago, University of
Chicago Press, 1991 ; Marianna G. Muravyeva et Raisa Maria Toivo (dir.), Gender in Late
Medieval and Early Modern Europe, New York-Londres, Routledge, 2013.
3. Jan Romein, Aera van Europa. De Europese geschiedenis als afwijking van het algemeen
menselijk patroon [L’histoire européenne considérée comme une déviation du « modèle humain
général »], Leyde, Brill, 1954. Avec sa notion de « modèle humain général », Romein entendait
dépasser à la fois l’historiographie nationale et l’historiographie eurocentrique. Cf. également Jo
Tollebeek, « Jan Romein en het Algemeen Menselijk Patroon », De Uil van Minerva, no 3,
1986-1987, p. 129-144, et, sur la critique anthropologique du « modèle humain général » de
Romein, André Köbben, Het AMP en de Volkenkundige, Amsterdam, ’t Kofschip, 1957.
4. Cf. par exemple, pour ce qui est du domaine néerlandais, Riet Schenkeveld-van der Dussen
(dir.), Met en zonder Lauwerkrans. Schrijvende vrouwen uit de vroegmoderne tijd 1550-1850 :
van Anna Bijns tot Elise van Calcar [Avec ou sans couronne de lauriers. Les femmes de lettres
de 1550 à 1850, de Anna Bijns à Élise van Calcar], Amsterdam, Amsterdam University Press,
1997. Et, par ailleurs, Electa Arenal et Stacey Schlau, Untold Sisters : Hispanic Nuns in Their
Own Works, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1989.
5. Cf. Global and Regional Estimates of Violence Against Women. Prevalence and Health
Effects of Intimate Partner Violence and Non-Partner Sexual Violence, Genève, World Health
Organization, 2013, p. 2.
6. Cf. Violence Against Women. An EU-Wide Survey, Vienne, Agence des droits fondamentaux
de l’UE, 2014.
7. Cf. National Intimate Partner and Sexual Violence Survey. Summary Report, Atlanta,
Centers for Disease Control and Prevention, 2010, p. 44.
La petite différence et ses grands effets
(ou : les différences au cœur des différences)

Ils accusent les différences, alors que ce sont les ressemblances qui
sèment le trouble 1.

Quelle différence y a-t-il entre l’homme et la femme ? C’est ainsi qu’est


presque toujours posée la question. La réponse suscite en général des
ricanements ou fait monter le rouge aux joues. Car cette différence tient
essentiellement aux organes sexuels qui doivent rester cachés, et que, de
temps immémorial, il était d’ailleurs interdit de nommer. Ce qui caractérise
l’homme en tant qu’homme et la femme en tant que femme a donc fait
l’objet d’un double tabou, visuel et linguistique. Et c’est sur cette
différenciation secrète que reposaient et que reposent encore en grande
partie la suprématie masculine et l’infériorité de la femme qui en est le
corollaire. C’est là que commence non le mystère, mais la mystification.
Nous avons tous ou presque des opinions bien tranchées sur la
différence entre les sexes, fondées le plus souvent sur l’expérience et ce que
nous considérons comme étant le bon sens. Mais celles-ci diffèrent d’un
lieu à un autre, d’un moment à un autre, et sont souvent pétries de
contradictions. Les médias publient de façon régulière des avis et des
conclusions de travaux sur les différences entre hommes et femmes,
émanant de chercheurs et d’experts scientifiques. Ces points de vue
autorisés sont fréquemment partiaux et presque toujours faussés par les
idées dominantes. Ce qui amène la sociologue australienne Raewyn Connell
à conclure qu’il vaut mieux s’appuyer sur les rapports sociaux variables
entre hommes et femmes 2.

La question peut être formulée autrement : sur quels plans la plupart des
hommes diffèrent-ils de la plupart des femmes ? Et dans quelles
proportions ? Mais nous entrons là dans une problématique mettant en jeu
pluralité et multiplicité, gradation et répartition, évolutions individuelles au
fil d’une vie, évolutions des groupes sur le long terme, différenciations au
sein des différences de sexe d’une société à l’autre. Les historiens et les
anthropologues ont mis en évidence la grande diversité de ces
différenciations selon les époques et les cultures. Les psychologues ont
montré à quel point elles étaient également susceptibles de varier, dans une
même époque et une même société. Les sociologues ont saisi des
différences tout aussi contrastées entre classes supérieures et classes
inférieures, entre résidents et étrangers. Les embryologues constatent
qu’une différence minime dans le ventre de la mère au tout début de
l’ontogenèse aboutit à la production de différences sans équivoque entre la
plupart des filles et la plupart des garçons. Les physiologistes en concluent
que la différenciation s’opère graduellement et est affaire de distinction
quantitative entre « plus » et « moins ».
S’agissant de différences aisément mesurables – stature ou poids du
corps par exemple –, la distinction s’avère très nette entre la majorité des
hommes d’une part, la majorité des femmes de l’autre : les hommes sont en
règle générale plus grands et plus lourds que les femmes. Toutefois, ces
différences se font dans l’autre sens pour ce qui concerne un bon nombre
d’hommes et de femmes : certaines femmes sont plus grandes et plus
lourdes que beaucoup d’hommes. Toutes sortes d’autres caractéristiques –
dont on prétend qu’elles différencient les hommes des femmes – sont plus
difficiles à appréhender. Comment mesurer la sollicitude, l’empathie ?
Ainsi, de nombreuses particularités – valorisantes, souvent – ont été
attribuées aux femmes sans qu’il ait jamais été établi qu’elles constituaient
bien ce par quoi les femmes se distinguent des hommes. Même à supposer
qu’on réussisse à mesurer des différences de cet ordre entre les sexes,
comment savoir si elles sont véritablement innées ? Il se peut fort bien que
les traits de caractère particuliers aux femmes se soient développés au
travers d’une éducation typiquement féminine, et que, de même, les
hommes soient redevables de ce qui fait d’eux des hommes à un système
d’éducation typiquement masculin. À mesure que change l’environnement
social au sein duquel sont élevés les enfants durant leur jeunesse se
modifient aussi les traits de personnalité qu’ils développent et porteront en
eux lors de leur vie adulte.
Les différences entre garçons et filles semblent en partie tellement
universelles et intemporelles qu’elles doivent, d’une certaine façon, avoir
un caractère héréditaire, relever plus ou moins d’une transmission
génétique. C’est fort possible. Même chez les primates, qui sont les
animaux les plus proches des humains, on constate l’existence de grandes
différences de comportement liées au sexe.
Ceci ne signifie pas que ces différences génétiques sont restées
constantes au cours de l’histoire de l’humanité. En elle-même, la sélection
du partenaire permet à de nouvelles caractéristiques que l’autre sexe juge
attrayantes de se répandre assez rapidement dans une population : les sujets
chez qui elles sont présentes trouvent plus facilement un ou une partenaire
avec qui s’accoupler et engendrent une plus nombreuse descendance, dont
tous les membres sont eux-mêmes porteurs de la particularité héréditaire
souhaitée. La transmission génétique n’exclut pas non plus la variation : la
chevelure humaine varie du blond au noir, du lisse au crépu. Au cours de la
vie, les traits héréditaires peuvent subir des changements : les boucles
disparaissent fréquemment avec les années ; les cheveux blanchissent à un
certain âge et les hommes perdent parfois complètement les leurs. Le
patrimoine génétique n’est qu’un des éléments constitutifs de l’apparence
physique ou du comportement : la coiffure qu’on arbore est le produit d’une
combinaison dans laquelle les cheveux congénitaux sont soumis, d’une part,
aux transformations que connaît la croissance capillaire au cours de
l’existence et, d’autre part, à l’influence du « look » socialement valorisé à
tel ou tel moment.
On peut donc supposer qu’il existe des tendances comportementales
héréditaires qui contribuent aux différences entre garçons et filles. Ce qui
n’exclut pas la manifestation de fluctuations au fil du temps et des
générations, et encore moins la variation entre individus. Il n’est pas vrai
qu’un être humain naisse homme ou femme, et que l’on puisse de la sorte
lui assigner, une fois pour toutes, un comportement et une apparence
« conformes » à l’un des deux sexes. La formule extrêmement populaire
selon laquelle « l’homme vient de Mars et la femme de Vénus » est une
ineptie monumentale. Ce cliché montre à quel point beaucoup de gens se
sentent encore mal à l’aise lorsqu’ils ont affaire au sexe opposé : à croire
qu’ils sont en présence de créatures extraterrestres.
Il n’est pas vrai non plus que ce n’est qu’après la naissance, et sous la
seule pression des conventions culturelles, que les enfants deviennent des
femmes ou des hommes. Continuité héréditaire, variation et changement
sont indissociablement liés dans le développement des êtres humains,
comme d’ailleurs dans celui d’autres animaux. S’il est parfois possible de
se faire une idée plus précise de la part qu’ont respectivement, dans ce
processus, l’hérédité et l’environnement, on en est réduit, dans la plupart
des cas, à des conjectures.
Même s’il s’avère que les filles et les femmes sont par nature moins
aptes que les garçons ou les hommes à exercer telle ou telle activité – ou
vice versa –, il ne s’ensuit pas que les intéressé(e)s doivent nécessairement
y renoncer. Lorsque des sujets présentent, dans un domaine donné – en
arithmétique par exemple –, des dispositions moindres, c’est l’apprentissage
qui doit être amélioré. Il se pourrait bien que les hommes d’aujourd’hui ne
soient pas aussi performants que leurs femmes pour s’occuper des bébés et
des tout-petits. Et qu’en outre leur relative impéritie en ce domaine soit en
partie héréditaire : « Ils n’ont, depuis l’âge de pierre, pas tenu de nouveau-
né dans les bras… » Mais ils ne s’en tireront pas à si bon compte. On peut
tout aussi bien leur objecter qu’ils n’ont qu’à faire l’effort d’apprendre.
De cette grande diversité et de ces variations se dégage néanmoins une
constante sociohistorique : l’homme est quasiment toujours et partout placé
au-dessus de la femme.
À quoi cela tient-il ?
Les femmes portent les enfants dans leur ventre, les mettent au monde
et les allaitent. Pas les hommes. Ces derniers sont, par ailleurs, en majorité,
plus vigoureux qu’elles – ceci plus particulièrement encore lorsqu’elles sont
enceintes ou donnent le sein. Jusqu’à il y a cinquante ans, et aussi loin
qu’on puisse remonter le cours de l’Histoire, les femmes avaient en
moyenne cinq ou six enfants, et souvent même beaucoup plus. Durant la
majeure partie de leur jeune âge adulte, puis dans leur pleine maturité, elles
étaient physiquement sans défense face aux hommes. Ceux-ci en ont
profité. Leur supériorité leur a permis de tenir hors de portée des femmes
bifaces, lances, arcs, flèches, couteaux, épées, pistolets, mousquets. Dans
presque toutes les sociétés, ils ont réussi à établir et à préserver un
monopole sur les armes 3, s’en réservant la possession et l’usage exclusifs.
Le déséquilibre des forces entre les sexes est devenu de ce fait quasiment
insurmontable. Grâce à la suprématie écrasante que leur conféraient ces
moyens de violence, les hommes ont pu accaparer l’autorité, secondés en
cela par une religion qui, non contente de proclamer la supériorité du mari,
l’a réellement imposée à l’épouse.
Les hommes se sont approprié la religion. Pas partout ni toujours,
certes. Mais les grandes doctrines religieuses de notre temps ont été
instaurées par des hommes. Si les saintes font toujours l’objet d’un culte de
dulie, c’est sous le strict contrôle des hommes d’Église que celui-ci leur est
rendu. Et tous ces systèmes de croyances placent l’homme au-dessus de la
femme – ne m’en demandez pas davantage à ce sujet. Ce sont toujours les
hommes qui officient et président aux cérémonies. Et les femmes sont
exclues du sacerdoce ministériel. En dehors de quelques exceptions
récentes, propres à certaines communautés libérales des pays occidentaux,
elles ne peuvent pas plus devenir prêtres que pasteurs, imams, brahmanes,
rabbins ou lamas. Et, aussi modernes et émancipées qu’elles soient, elles
acceptent d’être traitées comme des fidèles de « seconde zone » et
continuent sagement à fréquenter leurs lieux de culte respectifs. Partout où
une religion s’érige en gardienne inflexible de la pureté du dogme, elle
commence par humilier les femmes.

Même s’il ne reste plus grand-chose du sentiment religieux, si la foi se


délite jusqu’à s’éteindre, l’idée de la primauté de l’homme sur la femme
subsiste, de façon vague et à peine consciente, dans presque tous les esprits.
Ayant subi pendant des millénaires la domination et l’oppression des
hommes, les femmes, confinées la plupart du temps au foyer, n’ont que
rarement – voire jamais – pu occuper, dans la vie sociale, des postes de
premier plan ou se distinguer par des actions d’éclat. Seules celles qui
étaient de bonne condition ou disposaient d’une fortune accédaient à la
notoriété. Ceci, d’ailleurs, presque toujours en qualité de mères, filles ou
veuves d’un homme important. Donc, comme « femmes de… ». Elles
devaient en fait leur considération non à leurs seuls mérites personnels,
mais au moins en partie au fait qu’elles étaient liées, d’une façon ou d’une
autre, à un homme.
Mêmes sous le joug du patriarcat, certaines femmes ont accompli des
actions remarquables, mais les annales n’ont pratiquement pas gardé trace
de leurs réalisations : celles-ci ont été attribuées à des hommes ou passées
sous silence, à moins qu’elles ne soient tombées dans l’oubli au bout d’un
certain temps. À cet égard, les couvents constituent un intrigant champ de
recherche, largement inexploité : les femmes y étaient relevées des tâches
domestiques habituelles. Elles vaquaient à d’autres occupations. Dans ces
communautés fermées, certaines d’entre elles se sont vraisemblablement
illustrées de façon durable dans toutes sortes de domaines. Les ordres
monastiques disposaient de bonnes archives dont une grande partie a dû être
conservée au secret. Depuis quelque temps déjà, des recherches sont
menées sur les productions laissées par ces moniales créatives 4. Les sœurs
n’ont pas été à l’avant-garde de la résistance contre le régime patriarcal. Les
preuves d’insoumission, s’il y en avait, étaient très vraisemblablement
aussitôt détruites. Ici ou là, des oppositions formulées à mots couverts ont
pu être préservées. Des textes de religieuses cloîtrées des siècles passés ont
été rassemblés et publiés sous forme de recueils. Comme la plupart des
témoignages masculins, ils sont généralement ennuyeux, niais et paraissent
rétrospectivement prévisibles. Ils auraient d’ailleurs été aussitôt censurés
s’il en avait été autrement. Mais on trouve toujours parmi ce type de
documents la trace d’une femme rétive, obstinée, qui fait entendre une voix
personnelle.

Une femme ne peut pas… : telle était la phrase type qu’il suffisait de
compléter en mentionnant n’importe quelle activité que seul un homme
était en droit d’exercer. Et parce qu’il n’était pas permis à une femme de la
pratiquer, on s’imaginait qu’elle n’en était pas capable. Aucune n’avait
jamais effectué un tel travail, ni accompli pareille performance. Voyons
donc ! Les femmes sont bien trop… Cette nouvelle phrase se voyait à son
tour bientôt complétée par tel ou tel qualificatif renvoyant à telles ou telles
particularités qui leur étaient systématiquement attribuées : elles étaient trop
faibles ou trop émotives, trop gentilles ou trop emportées, trop ignorantes
ou trop rusées… Et ainsi de suite. Qu’aucune femme ne soit jamais devenue
haut magistrat suffisait à montrer qu’elles étaient trop déraisonnables pour y
parvenir. Aucune, capitaine de navire constituait la preuve indiscutable
qu’elles étaient trop timorées pour occuper un tel poste. Et, puisque ces
femmes étaient si déraisonnables, si craintives (et si déséquilibrées même),
c’était une bonne chose qu’elles ne puissent pas accéder à des fonctions
aussi exigeantes et lourdes de responsabilités.
C’est seulement au cours du demi-siècle ou même du siècle passé que
les femmes ont peu à peu investi presque tous ces secteurs d’activité, en y
réussissant souvent de façon remarquable. Il y a une bonne explication à
cela : les deux différences universelles et anhistoriques entre hommes et
femmes – force musculaire d’un côté, gestation de l’autre – jouent
désormais un moindre rôle.
En premier lieu, les machines et les procédés mécaniques se sont peu à
peu substitués au travail fourni par l’homme. Depuis un siècle et demi, les
capacités physiques de ce dernier sont donc de moins en moins sollicitées.
D’où la disparition d’innombrables emplois considérés jusqu’alors comme
typiquement masculins. De nos jours, l’endurance ne demeure un facteur
déterminant que dans le domaine sportif et quelques lourdes unités de
combat des armées.
En second lieu, la moyenne de six naissances par femme qui prévalait
depuis des siècles à l’échelle mondiale et était prise en compte dans le
modèle humain général a cessé, il y a environ cinquante ans, d’être une
réalité. À cette cohorte d’enfants, les mères consacraient douze ans
complets de leur vie de jeune adulte. Le taux moyen mondial de fécondité a
commencé à chuter fortement vers 1965 et se situe aujourd’hui à moins de
trois enfants par femme. Leur prise en charge incombe encore pour
l’essentiel à la mère, même si celle-ci y consacre une part moins importante
de son temps grâce aux ressources qu’offrent crèches et jardins d’enfants.
La force – naguère atout majeur de la supériorité masculine – s’est donc
notablement dépréciée. Les tâches de soin et de garde des enfants ont, pour
l’essentiel, cessé d’être les principaux obstacles à la promotion et à
l’émancipation sociale des femmes. Toutefois, le bonheur d’être mère a été
préservé, comme celui d’être père. La biologie détermine la destinée, disait
l’adage… Ce n’est plus le cas pour les femmes. Car ce qui les différencie
physiquement des hommes n’a pratiquement plus d’incidence sur les
chances dont elles disposent ou non sur le plan social.
Les changements dans les relations entre hommes et femmes sont
encore très lents et se trouvent souvent réduits à néant par les fanatismes
religieux ou les régimes réactionnaires. Ils sont surtout freinés par le
conservatisme omniprésent, acharné, opaque et souvent obscur des hommes
qui s’arrangent entre eux dans le dos des femmes, et se soutiennent
tacitement les uns les autres. Pourtant, l’offensive de celles-ci se poursuit et
elle est, à terme, irrésistible. Des évolutions sociales sous-jacentes et à
longue portée ont d’ores et déjà considérablement affaibli la suprématie des
hommes sur les femmes.
Si les femmes d’aujourd’hui sont effectivement en capacité d’exercer
pratiquement toutes les activités, comment expliquer que leurs mères, leurs
grands-mères et les centaines de générations qui les ont précédées n’y
soient jamais parvenues ? Il aura fallu attendre que les femmes aient enfin
brisé les restrictions auxquelles elles avaient été si longuement soumises
pour comprendre pleinement ce qu’elles auraient pu accomplir s’il leur
avait alors été permis d’agir. Quelles entraves ont-elles rencontrées durant
tout ce temps ? Comment se fait-il que les talents potentiels de myriades de
femmes soient restés en jachère, et soient même passés inaperçus au fil des
siècles ?
Elles ont été victimes du régime de terreur du patriarcat.
Celui-ci continue à faire l’objet d’appréciations d’une extrême
indulgence. Il s’agirait d’un système religieux et culturel doté d’un fort
pouvoir de persuasion mais ayant, pour s’imposer, employé la manière
douce. Les femmes l’ont elles-mêmes accepté et ont contribué à le
maintenir. Mais en fait, à l’instar de tous les régimes de répression, il
reposait sur une violence brutale et implacable, qui s’exerce encore
aujourd’hui dans une grande partie du monde. Certes, les femmes n’étaient
pas parquées sous la surveillance de gardiens dans des camps entourés de
barbelés. Point n’était besoin de troupes d’assaut ou de pelotons
d’exécution pour les maintenir dans l’obéissance. Mais une femme qui
protestait contre les restrictions qui lui étaient imposées ainsi qu’à ses
compagnes était très souvent menacée d’une sanction violente, laquelle,
parfois, conduisait à la mort.
On trouvera ci-après un petit catalogue – incomplet d’ailleurs – des
brutalités faites aux femmes, du berceau à la vieillesse. Un aperçu de ce
qu’est le régime patriarcal de terreur.

1. Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ? (2011),
trad. Karine Reignier-Guerre, Paris, Belfond, 2014, p. 185.
2. Raewyn Y. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 2005, p. 44.
3. Cf. Johan Goudsblom, « Het raadsel van de mannenmacht » [L’énigme du pouvoir
masculin], in Het regiem van de tijd, Amsterdam, Meulenhoff, 1997, p. 97-107.
4. Cf. Electa Arenal et Stacey Schlau, Untold Sisters, op. cit.
Avant la naissance et à la naissance :
avortements forcés et meurtres de bébés filles

Dans de nombreux pays, quelque chose d’étrange et d’inquiétant se


produit au moment de la naissance : dans les registres, la quantité des bébés
filles est nettement inférieure à celle des bébés garçons. La proportion est
de 100 filles pour 120 garçons. Et, parfois, l’écart est encore plus grand.
Comment s’explique ce phénomène ?
Depuis que des statistiques tant soit peu valides sur les naissances sont
établies (ce qui est relativement récent en dehors du monde occidental), il
naît, dans des circonstances normales, environ 100 filles pour 105 garçons.
Le sex-ratio à la naissance est resté très stable au cours des siècles dans le
monde entier 1. Les chiffres de natalité figurent parmi les statistiques les
plus fiables, et ils font mention, sans exception, du sexe des nouveau-nés.
S’ils indiquent que le rapport entre le nombre de naissances de filles et le
nombre de naissances de garçons s’écarte nettement de la moyenne
naturelle (100 pour 105), c’est donc qu’il y a un problème.
Le petit excédent naturel de garçons à la naissance est progressivement
corrigé par la suite, du fait d’un taux de mortalité un peu plus élevé chez les
jeunes de sexe masculin, avant tout en raison des bagarres et des accidents,
mais aussi parce que leur vulnérabilité aux maladies est supérieure. C’est
pourquoi, vers l’âge nubile, le nombre des garçons égale à peu de chose
près celui des filles. (Parmi les personnes âgées, les femmes sont les plus
nombreuses car elles vivent en moyenne quelques années de plus que les
hommes.)
Le sex-ratio de 100/105 suppose qu’il n’y ait pas d’interruption de la
grossesse ou d’élimination du nouveau-né à l’accouchement. C’est pourtant
ce qui se produit depuis la nuit des temps à grande échelle, principalement
dans les sociétés conservatrices et patriarcales – en particulier dans une
grande partie de la Chine et de l’Inde –, mais aussi au Moyen-Orient et en
Afrique du Nord. Dans ces territoires, le sex-ratio à la naissance oscille
autour de 100 filles pour 120 garçons et présente même parfois un
déséquilibre encore supérieur.
Autant dire que pour 100 filles qui auraient dû naître tout à fait
normalement, 88 au maximum sont inscrites au registre de la population.
Une douzaine de bébés filles ont disparu, soit une sur huit.
Elles ont été noyées dans un seau aussitôt après la naissance.
L’existence de ce type de meurtre a toujours été suspectée. C’était, pour
ainsi dire, un secret de polichinelle : quelque chose que tout le monde savait
et dont personne n’ignorait que chacun le savait. Mais personne n’en
parlait. L’écrivaine chinoise Xue Xinran décrit la scène dont elle a été
témoin lors d’un accouchement dans un village de la campagne chinoise 2.
La petite fille qui venait de naître a été purement et simplement jetée dans
le « seau à pâtée », son « petit pied » en dépassait encore. « Bouche
inutile », a dit le père. Cette pratique était encore très courante au siècle
dernier. Une sage-femme a déclaré à Xinran que la meilleure façon de
procéder consistait à étouffer le bébé à l’aide du cordon ombilical. À
l’époque, cela paraissait tout à fait normal, même si elle prenait plus cher
pour cette opération que pour assister une mère accouchant d’un garçon ou
pour mettre au monde un bébé fille qui aurait été maintenu en vie.
Pourquoi irait-on parler, à ce propos, d’oppression du sexe féminin ?
Ces pauvres innocentes ne se rendent compte de rien ! Non, mais leurs
mères, si. Et le message est clair : les filles sont moins désirées que les
garçons. Raison suffisante pour les supprimer 3. « C’est ce à quoi les gens
sont habitués dans ces cultures. »
Voilà. Tout le monde le sait. Personne ne dit mot. Tout le monde
comprend que la vie d’une fille vaut moins que celle d’un garçon. Cela n’a
rien d’occasionnel. C’est une réalité structurelle et systématique. Dès le
ventre de la mère, les chances objectives qu’ont les filles de (sur)vivre sont
inférieures à celles des garçons.
Ces mises à mort de bébés filles ne sont pas qu’affaire de culture et de
tradition, mais aussi de calcul, et ce déjà à la naissance, une quinzaine
d’années avant l’âge nubile.
Depuis fort longtemps, les jeunes filles et les femmes jouissent d’une
faible considération dans les sociétés patriarcales d’Asie et d’Afrique du
Nord. À son mariage, la fille reçoit une dot et le couple va vivre au sein de
la famille patrilinéaire du mari et non dans la famille de la mère de la
femme. L’épouse représente donc un coût pour les siens, et cesse dès lors de
contribuer au revenu de la famille. En revanche, un fils reste membre de sa
propre famille même après son mariage (avec dot). Il devra, par la suite,
s’occuper de ses parents âgés.
Les bébés filles sont donc régulièrement supprimés à la naissance. Dans
une grande partie de l’Asie et de l’Afrique du Nord, cette coutume séculaire
n’a pris fin qu’au cours des dernières décennies. Néanmoins, le nombre de
nouveau-nés de sexe féminin a continué à y diminuer. Pour quelles raisons ?
Dans ces pays, le déséquilibre du sex-ratio à la naissance s’est, depuis
quelques dizaines d’années, fréquemment aggravé. Et, contre toute attente,
ce n’est pas parmi les couches les plus pauvres et les plus attachées à la
tradition que ce phénomène s’est répandu, mais dans des milieux plus aisés,
urbains, « modernes ». L’économiste indo-américain Amartya Sen, lauréat
depuis lors du prix Nobel, a été, en 1990, le premier à lancer l’alerte 4. Les
taux de natalité des garçons n’avaient de cesse de dépasser ceux des filles.
Dans certaines régions de l’Inde et de la Chine, on continuait à enregistrer
120 naissances de garçons pour seulement 100 de filles. Sen a calculé qu’au
moins 100 millions de filles avaient « disparu ». Elles étaient absentes des
statistiques. Et elles avaient, à l’évidence, été réellement supprimées. Ce
nombre très élevé de filles manquantes a été confirmé par des recherches
ultérieures, mais fait encore l’objet de discussions.
Amartya Sen disposait d’une explication qui rendait compte de ce
déficit avéré de naissances de bébés filles. Celui-ci avait pour cause la
propagation à grande échelle d’une nouvelle technologie : vers 1980, des
échographes relativement peu coûteux et d’un maniement facile étaient
apparus sur le marché. Un simple médecin de campagne était à même, avec
un tel appareil, de déterminer le sexe du fœtus après seulement trois mois
de grossesse. D’un coût initial d’une centaine de dollars, l’échographie était
devenue, au bout d’un certain temps, accessible pour une dizaine de dollars
seulement. Plus n’était besoin grâce à lui de tuer la petite fille qui venait de
naître : l’embryon féminin pouvait être discrètement avorté. La technique
de l’avortement pratiquement indolore et inoffensif constituait là encore un
acquis assez récent. Et c’étaient précisément les femmes qui, partout,
avaient fait de la légalisation de l’avortement leur principal cheval de
bataille, avec succès. Cette nouvelle technique était à présent utilisée pour
éviter la naissance des petites filles. Telle est, apparemment, la marche du
progrès.

La modernisation a généré bien d’autres paradoxes. C’est dans ces


familles « modernes » et relativement aisées que la demande en
échographie gynécologique est tendanciellement la plus élevée. Et ce sont
elles qui ont le plus de facilité à trouver une clinique pratiquant
l’avortement. Ces parents « progressistes » tiennent à avoir peu d’enfants, et
sont plus souvent impliqués dans le contrôle des naissances. La préférence
marquée pour la famille de taille modeste découle d’ailleurs de la diffusion
et de la prolongation de l’instruction. L’enseignement – tant secondaire
qu’universitaire – représente un bon mais coûteux investissement pour
l’avenir des jeunes : les revenus d’un couple de la classe moyenne
permettent d’assurer les frais de scolarité de deux, trois enfants tout au plus.
Dans ces foyers « éclairés », les garçons continuent à être plus désirés que
les filles. Si le ou les premiers-nés sont des filles, les parents auront envie
d’avoir un garçon et recourront sans nul doute à l’avortement d’un
troisième ou même d’un second fœtus féminin, dans l’espoir que la
grossesse suivante apporte enfin le fils souhaité.
La politique gouvernementale chinoise de l’enfant unique, promulguée
en 1979, a également conduit à l’avortement forcé des filles à naître. Dans
les régions pauvres, beaucoup de nouveau-nés de sexe féminin ont par
ailleurs continué à être massacrés après leur naissance. Le sex-ratio est
monté à 120 garçons pour 100 filles. Dans ce pays, l’excédent masculin
avait toujours été bien supérieur à 105. La politique de l’enfant unique a eu,
entre autres, pour effet de faire diminuer, durant les trente-cinq années
consécutives à son adoption, de près d’un demi-milliard le nombre de
naissances. Et, corrélativement, d’entraîner la chute spectaculaire du
nombre de bébés filles : les parents (les pères ?) se trouvaient en effet dans
l’impossibilité, après la naissance effective d’un premier-né fille, de retenter
leur chance dans l’espoir d’avoir un garçon. La plupart des parents ne
savaient pas à l’avance s’ils auraient un garçon ou une fille (l’échographie,
déjà existante, avait été utilisée pour la première fois en 1956, mais son
coût, encore élevé dans les années 1980, en limitait la diffusion). Tout porte
donc à croire qu’une grande partie des petites filles non prises en compte
dans les statistiques chinoises ont été assassinées peu après leur naissance.
La politique de l’enfant unique ne s’appliquait pas à tous les parents et
n’était pas en vigueur dans toute la Chine. Ses règles contenaient toutes
sortes d’exceptions et d’échappatoires. Le 1er janvier 2016, elle a été
remplacée par une politique dite « des deux enfants ». Le droit à un second
enfant avait toutefois été accordé auparavant aux couples déjà parents d’une
fille, de façon à leur laisser au moins une chance d’avoir un garçon. Mais, à
en juger d’après les taux de natalité, beaucoup d’entre eux ne disposaient
pas des moyens financiers suffisants pour assumer une double charge
d’éducation. Ils se débarrassaient donc de la fille aînée aussitôt après sa
naissance – ou même avant, s’ils avaient de quoi faire une échographie afin
de déterminer le sexe du fœtus. Les femmes avortaient alors des fœtus
femelles. La multiplication de telles pratiques aboutissait dans certaines
régions à des sex-ratios aberrants – de 100 bébés filles pour 227 garçons,
par exemple 5.
Des proportions similaires ont été constatées en Inde, mais avec un
nombre beaucoup plus élevé d’enfants par femme. Bien que les autorités
exercent de fortes pressions pour limiter les taux de natalité, les parents
peuvent en toute liberté agrandir leur famille jusqu’à la naissance d’un
garçon. C’est ce qu’ils font très souvent, du reste. Cette stratégie familiale
n’aboutit pas par elle-même à un surplus de garçons. Le sex-ratio biaisé ne
peut s’expliquer, là encore, que par une préférence marquée pour les
garçons par rapport aux filles et donc par le recours à l’avortement et au
« puellicide » (meurtre des petites filles) 6.
Ces préférences pour l’un ou l’autre sexe peuvent changer. En Corée du
Sud, où les filles à naître étaient fréquemment supprimées par avortement
vers 1990, le rapport entre bébés filles et bébés garçons était très
déséquilibré : 100 contre 117. La pénurie de femmes devenait si aiguë que
de nombreux célibataires épousaient, en désespoir de cause, des femmes
étrangères. Cet état de fait se heurtait à une forte résistance, surtout dans les
campagnes. Mais, sous l’effet de la croissance continue et, surtout, d’un
changement de mentalité, l’écart s’est depuis lors réduit, retrouvant des
proportions normales. Selon les chercheurs de la Banque mondiale, les
parents sud-coréens, après avoir accepté que leurs filles puissent elles aussi
entreprendre de longues études, sont aujourd’hui en mesure de financer plus
facilement leurs frais de scolarité 7.
Les conséquences de cette pénurie de filles se font bien sûr sentir par la
suite avant tout sur les garçons – un surplus permanent d’hommes nubiles
qui, faute de trouver une épouse, restent célibataires et sans enfants. Autant
de « branches mortes » condamnées à une vie qui, à leurs propres yeux et
au dire de leurs proches, fait d’eux des ratés. Nombre de ces jeunes hommes
célibataires ont recours aux prostituées ou décident d’émigrer ; certains,
après être tombés dans la criminalité ou avoir sombré dans la dépression,
finissent par se suicider.
Il semble que le déséquilibre du sex-ratio à la naissance ait été, tout
comme en Corée du Sud auparavant, quelque peu corrigé ces dernières
années en Inde et en Chine. Peut-être faut-il voir là le résultat d’un
changement de mentalité, d’une baisse de la préférence à l’égard des
enfants de sexe masculin, due à l’emprise de l’information
gouvernementale et des débats médiatiques. Ainsi que l’effet d’une
prospérité croissante, grâce à laquelle enseignement et éducation ne
représentent plus pour les parents une charge financière aussi lourde
qu’avant. Mais, dans de nombreux pays d’Afrique et du Moyen-Orient, les
petites filles sont encore supprimées, et ce de plus en plus souvent. De nos
jours, moins par meurtre à la naissance que par avortement après
détermination échographique du sexe fœtal.
L’avortement forcé des fœtus féminins et le meurtre des nouveau-nés
filles sont une preuve par la démonstration de l’inanité des filles et des
femmes. Si cela vous arrange, noyez-les vite fait dans le seau. La guerre
contre les femmes commence avant la naissance.

1. Cf. notamment les chiffres concernant le sex-ratio à la naissance fournis par la Banque
mondiale : datacatalog.worldbank.org, « Sex Ratio at Birth ».
2. Xinran, Messages de mères inconnues (2010), trad. Françoise Nagel, Arles, Philippe
Picquier, 2013, p. 60 et p. 88-89.
3. Un ratio de 105 nouveau-nés de sexe masculin pour 100 de sexe féminin équivaut à une
proportion de 95 filles pour 100 garçons : c’est le sex-ratio normal à la naissance. Un rapport de
120 à 100 équivaut, quant à lui, à 83 naissances de filles pour 100 naissances de garçons, et
donc à 12 filles de moins que le nombre auquel on aurait dû s’attendre s’il n’y avait pas eu
« intervention ».
4. Amartya Sen, « More Than 100 Million Women Are Missing », New York Review of Books,
20 décembre 1990.
5. « Gendercide. The Worldwide War on Baby Girls », The Economist, 4 mars 2010.
Cf. également Claus C. Pörtner, « Sex-Selective Abortions, Fertility, and Birth Spacing », The
World Bank, Policy Research Working Paper, no 7189, 2015.
6. « Sexe-Selective Abortion Persists in India », The New York Times, 21 juillet 2017.
7. Monica Das Gupta, Woojin Chung et Li Shuzhuo, Is There an Incipient Turnaround in Asia’s
Missing Girls’ Phenomenon ?, World Bank, Policy Research Working Paper, no 4846, 2016.
Prépuberté : mutilations génitales féminines

En Afrique et au Moyen-Orient, en Inde et jusqu’en Indonésie, survient,


dans la vie de nombreuses petites filles, un moment – tout à fait inattendu –
où leur mère les emmène se faire « couper ». Dans la plupart des cas,
l’intervention a lieu sans anesthésie ni antisepsie, sans préparation ni suivi,
dans le village natal de celles-ci. C’est en général une femme plus âgée,
ayant déjà de la pratique, qui s’en charge. Ignorant tout de la médecine et
dépourvue d’instruments appropriés. Avec les conséquences qui en
découlent 1.
Dans le détail, les actes effectués varient très notablement en fonction
des pays, des régions, des villages, des religions. Ils consistent parfois en
l’incision ou l’ablation du prépuce clitoridien, et donc, de fait, en une sorte
de « circoncision féminine ». Mais souvent le clitoris – externe – subit une
ablation partielle ou totale (clitoridectomie). Les petites lèvres (internes)
sont, elles aussi, fréquemment supprimées en partie ou en totalité –
intervention encore plus risquée. Parfois, même les grandes lèvres sont
ôtées. Dans certains groupes ethniques, le vagin est ensuite suturé
(infibulation), afin de rendre tout rapport sexuel impossible. Seul un petit
orifice est ménagé pour permettre l’écoulement de l’urine et du sang
menstruel. Ce n’est qu’avant la nuit de noces que le vagin est rouvert.
Toutes ces pratiques sont regroupées sous l’appellation générale de
« mutilations génitales féminines » (MGF) – expression utilisée par un très
grand nombre d’associations qui œuvrent à l’éradication de ces usages. On
parle aussi, à ce propos, de « circoncision féminine », mais la circoncision
est beaucoup moins invasive et nocive que cette mutilation des organes
génitaux féminins. Le terme le plus court et le plus adéquat, y compris sur
le plan international, est celui d’« excision ».
Sous la pression de la communauté villageoise et de leur propre famille,
mais probablement aussi par conviction personnelle, les mères, lorsqu’elles
estiment que leurs filles ont l’âge approprié, les emmènent pour leur faire
subir l’opération génitale. Dans certaines ethnies, la mutilation intervient
juste après la naissance ou durant la petite enfance, mais le plus souvent
c’est entre leur septième et leur quatorzième année que les fillettes y sont
soumises 2. L’intervention est bien sûr extrêmement douloureuse, toujours
dommageable et très risquée. Souvent, les choses tournent mal. Beaucoup
de filles meurent d’hémorragies, d’infections ou de conséquences tardives
de l’excision. Et, même si l’issue n’est pas fatale, elles présentent
fréquemment des complications durables et gardent parfois des séquelles à
vie. De nombreuses femmes souffrent de mictions et de menstruations
douloureuses, ont des accouchements difficiles. Elles sont souvent sujettes à
des inflammations récurrentes ou continues, atteintes d’infertilité
permanente, de fistules vésico-vaginales (brèche sur la paroi de la vessie
par laquelle les urines s’écoulent jusqu’au vagin sans pouvoir être retenues)
et de toutes sortes d’autres affections gynécologiques qu’elles devront
supporter leur vie durant 3. Les hommes évitent tout contact avec les
femmes qui ont contracté une fistule. Celles-ci ne trouvent pas de mari et
sont parfois même expulsées du village. Toutes ces filles mutilées
n’éprouvent ensuite, dans la sexualité – et tel est bien le but assigné aux
mutilations qu’on leur impose –, qu’un plaisir minime (encore que la
stimulation orale, par exemple, puisse parfois leur en procurer un peu plus).
Selon la croyance populaire, l’absence d’excision ferait des filles et des
jeunes femmes des créatures incontrôlables, des femelles en chaleur,
incapables de refréner leurs désirs et, pire encore, de rester, après leur
mariage, fidèles à leur conjoint.
Aussi irrationnelles qu’elles soient, ces considérations ont une visée
essentiellement pratique : exciser les petites filles aura pour effet de les
contraindre à rester chastes jusqu’au mariage et à être ensuite d’une fidélité
absolue et constante à leur mari. J’ignore si les choses fonctionnent
réellement de la sorte – à vrai dire, je ne le crois pas. Mais les mutilations
génitales sont aussi investies d’une signification magique et religieuse. Le
corps féminin est considéré dans son essence même comme impur.
L’ablation partielle ou totale de ses parties génitales, l’infibulation du vagin
sont autant de moyens surnaturels d’obtenir sa purification. Les
communautés qui y ont recours croient que ces pratiques reposent sur des
commandements religieux, sont prescrites par la Bible, le Coran ou
intégrées à la charia. Mais il n’en est rien.
Dans le Coran, il n’est nulle part fait mention d’intervention sur les
parties génitales extérieures de la femme. La tradition attribue à Mahomet
une déclaration (hadith) dans laquelle il met en garde contre une incision
trop « profonde » qui, outre le danger qu’elle ferait courir aux femmes, les
rendrait moins attirantes pour leurs maris. Bien qu’ils soient, pour la
plupart, antérieurs à l’islam et au christianisme, et qu’ils plongent surtout
leurs racines dans des croyances et des traditions populaires, ces usages
continuent à être directement associés, à tort, à la religion établie. Les
autorités religieuses locales, qui devraient faire preuve de plus de
discernement, ne démentent pas les fidèles, et les laissent ainsi dans
l’illusion que ces pratiques sont prescrites par la Bible ou le Coran.
La circoncision des garçons, bien moins dommageable et bien moins
dangereuse, fait généralement partie des rites d’initiation autochtones et
constitue, de son côté, un rituel du judaïsme et de l’islam, comme
l’indiquent la Torah et le Coran. Elle s’accompagne toujours de tout un
cérémonial et de nombreuses réjouissances. S’agissant des filles, le rite
d’initiation s’accomplit secrètement, sans préparation, en toute discrétion,
sans témoins, de façon informelle et sans apparat.
Environ 200 millions de femmes dans le monde ont subi des mutilations
génitales alors qu’elles n’étaient encore que de toutes jeunes filles. Des
millions d’autres viennent chaque année grossir ce nombre. Durant ces
dernières années, des groupes de femmes, soutenus par des organisations
humanitaires internationales ainsi que par des gouvernements interdisant ce
genre de pratiques, ont mené, dans de très nombreux pays, des actions sur le
terrain contre l’excision 4.
Il semble en effet que celle-ci diminue. Mais les statistiques ne sont
absolument pas fiables. Elles sont établies sur la base d’investigations
locales. De jeunes enquêtrices – des citadines instruites pour la plupart – se
rendent dans les villages reculés. Elles sont chargées d’y interroger, à brûle-
pourpoint, les paysannes sur l’état de leur bas-ventre. Questionnement
intime absurde, perçu comme une marque de mépris, d’impudence et
d’inconvenance. Dans leur timidité soumise, ces femmes donnent la
réponse qu’elles croient être celle que l’enquêteuse souhaite entendre.
Après quoi, cette dernière inscrit un petit bâton sur son formulaire. Une
statistique n’est rien d’autre que l’addition de ces petits bâtons. En outre, de
nombreux régimes africains, soucieux de donner au monde extérieur, par le
truchement des institutions internationales et des organisations humanitaires
occidentales, une image progressiste d’eux-mêmes, arrangent quelque peu
les chiffres. C’est pourquoi il y a lieu de considérer les statistiques
officielles avec une bonne dose de scepticisme.
Une pression extérieure trop insistante sur les traditions locales peut
avoir l’effet inverse de celui escompté. L’ingérence de l’Occident, en
particulier, provoque, par réaction, une résistance 5. Et, parmi certaines
féministes occidentales, elle suscite également des réserves :
Dans le féminisme occidental, le mot « excision » est presque
devenu une dénomination malsaine pour désigner le
musellement et la mutilation – physiques, sexuels et
psychologiques – infligés aux femmes – et le besoin que ces
femmes ont du féminisme occidental. On fait ainsi de la
circoncision, de la clitoridectomie, de l’infibulation les marques
visibles du primitivisme scandaleux, du sexisme et de la femme
du tiers-monde 6.

Le passage cité ci-dessus est révélateur de l’embarras des milieux


occidentaux progressistes, et plus spécialement féministes, lorsqu’ils se
voient contraints à condamner des usages traditionnels dans le tiers-monde.
La mutilation génitale est, bien sûr, une forme de barbarie scandaleuse.
Pourquoi ne pas le dire haut et fort ? Innombrables sont ceux et celles qui,
sur place, le pensent eux aussi et font tout ce qu’ils peuvent pour combattre
ces actes abominables. Une grande majorité de femmes et d’hommes
rejettent ces pratiques, y compris dans les sociétés où elles sont très
courantes. Dans de nombreux États, les autorités prennent des mesures à
leur encontre et promulguent des lois les interdisant, parfois avec succès. En
Égypte, les mutilations, infligées auparavant à 90 % des femmes, ne
touchent plus aujourd’hui qu’une fille sur sept. C’est du moins ce
qu’indiquent les chiffres officiels.
Pourquoi ne soutiendrions-nous pas, en tant qu’Occidentaux, ces
mouvements d’opposition ?
Même s’il n’est pas question ici de « la » femme du tiers-monde en tant
qu’entité, les victimes sont suffisamment nombreuses pour qu’on puisse
estimer se trouver là face à un abus particulièrement grave et de grande
ampleur. Quant à leur « besoin de féminisme occidental », les militantes de
ces pays tireraient utilement profit de notre assistance morale et financière.
Mais elles n’ont pas besoin des féministes occidentales pour prendre
conscience de ces méfaits. Et la présence sur le terrain de propagandistes
occidentales qui mèneraient campagne contre les pratiques néfastes des
populations locales serait totalement improductive. Celles-ci voient en
général d’un mauvais œil ce genre d’intervention. Les activistes
autochtones et les groupes qui les soutiennent sont mieux à même d’agir. La
résistance locale est moindre à leur égard.

La lutte pour le corps de la femme noire dans le tiers-monde est


présentée comme un combat engagé par les féministes du
premier monde contre les hommes noirs du tiers-monde 7.

Eh oui, c’est bien ce qui est écrit. Et cela laisse entendre que les
féministes occidentales n’ont pas à critiquer les usages perpétués par un
plus ou moins grand nombre d’hommes noirs étrangers au monde
occidental. Et pourquoi donc ? La misère des hommes noirs du tiers-monde
interdit même à des féministes – et à plus forte raison à des féministes
occidentales – de les stigmatiser. Le mouvement des femmes doit tout
autant se refuser à formuler des critiques à l’égard des musulmans émigrés
en Europe et aux États-Unis qui se comportent mal avec les femmes : ces
nouveaux venus ont déjà tant de difficultés. Si ce n’est pas là de la
condescendance…
Par ailleurs, le refus de certains usages en vigueur dans les pays non
occidentaux (musulmans pour la plupart) est très souvent un prétexte pour
rejeter en bloc tout ce qui est étranger à l’Occident, et notamment la société
et la culture islamiques. Une critique légitime et justifiée se transforme
alors en « enthousiasme anti-islamique 8 ». Les méfaits des talibans servent
à justifier la longue intervention américaine en Afghanistan. Et
l’anthropologue américaine Saba Mahmood d’observer : « Les événements
du 11 septembre 2001 n’ont fait que renforcer l’impression que l’islam était
tenu de se justifier devant l’inquisition séculière-libérale 9. »
La mutilation génitale constitue une attaque frontale contre les filles et
les femmes en tant qu’êtres sexuels, menée au nom de l’idée qu’elles sont
incapables de maîtriser leurs propres envies et que, si rien n’est fait pour
corriger cet état de choses, elles seront irrésistibles pour les hommes, encore
moins à même de refréner leurs instincts. Mais, alors que l’impulsivité des
femmes est considérée comme une marque de faiblesse, celle des hommes
passe pour une preuve de leur force, de leur virilité et de leur puissance.
Puisque les hommes ne peuvent pas se maîtriser, il est nécessaire de brider
les femmes par divers moyens. La tradition des mutilations génitales montre
une fois de plus que la guerre contre les femmes n’est pas seulement une
bataille d’idées mais un combat physique violent, extrêmement sanglant, au
fil du rasoir, dont l’objectif est de les soumettre.
Comme c’est souvent le cas, les femmes sont, là encore, complices de
leur propre assujettissement. Les mères infligent cette épreuve à chacune de
leurs filles, parfois de leur propre initiative, sans rien en dire à personne, et
sans même informer l’intéressée au moment où est venu, pour elle, le
moment de la subir. Pourquoi ? Tout d’abord, c’est la coutume locale. Ne
pas s’y conformer, c’est risquer l’exclusion totale, une « mort sociale » qui,
dans ce type de communauté, rend la survie presque impossible. « Il doit
bien y avoir une raison, sinon cet usage, aussi immémorial qu’il soit, ne se
serait pas maintenu. » Eh oui : des filles qui n’avaient pas été mutilées sont
parties à la ville et elles sont tombées – inévitablement – dans la débauche.
La mère a elle-même subi et supporté l’opération alors qu’elle était enfant.
Elle a ensuite mené l’existence d’une femme au foyer respectable. Même si
elle s’est ressentie de cette mutilation, elle souhaite que sa fille ait une vie
en tous points semblable à la sienne.
Le rituel de l’excision génitale permet peut-être d’atténuer chez les
hommes la peur du vagin, cette cavité menaçante dont nous sommes tous
sortis, aussi effrayante qu’irrésistiblement attirante pour ceux-là mêmes qui,
selon l’expression biblique, sont « venus vers les filles 10 ». Comme l’écrit
Russell Jacoby, historien américain de la culture, les hommes craignent de
perdre leur virilité, ils ont peur de devenir efféminés 11. »

Les mutilations génitales féminines sont dictées par une croyance


profonde en l’impureté congénitale des femmes et en leur incapacité à
refréner leur libido. Voilà pourquoi elles doivent être excisées et infibulées.
Le pire, c’est que les agents de cette mutilation sont eux-mêmes des
femmes : c’est sur les instances de sa propre mère, et par une matrone,
qu’est altérée l’intégrité physique de la petite fille. La volonté de ces
femmes et leur capacité à la mettre en action puisent leur source dans la
crainte que, faute d’avoir été excisée, la fillette se retrouve plus tard sans
mari, rejetée comme impure et insoumise. Grâce à l’intervention, la voilà
« nettoyée », en même temps qu’est assurée sa virginité. Une fois femme,
elle sera présentée à son mari, marquée de l’estampille qui atteste de sa
soumission et de sa chasteté. Ainsi donc, c’est bien, en fin de compte,
autour du pouvoir masculin que tout s’articule.

1. Cf. notamment le site who.int/news-room/fact-sheets/detail/female-genital-mutilation. Pour


ce qui est des statistiques relatives à l’expansion et la fréquence des mutilations infligées aux
femmes, on consultera le site www.womanstats.org, « INFIB ».
2. « Female Genital Cutting Entrenched in Africa », International Herald Tribune, 23 juillet
2015.
3. « African Women With Fistulas From Genital Mutilation », The New York Times, 21 mars
2016.
4. www.unicef.org/protection/57929_58002.html.
5. Au Sénégal notamment (entretien privé avec Mme Fall Saw, 22 mai 2018).
6. Kadiatu Kanneh, « Feminism and the Colonial Body », in Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et
Helen Tiffin (dir.), The Post-Colonial Studies Reader, Londres-New York, Routledge, 2005,
p. 346-348 (347).
7. Ibid., p. 348.
8. J’ai créé l’expression « enthousiasme anti-israélien » pour désigner une forme de critique
véhémente d’Israël dans laquelle transparaît en même temps le soulagement éprouvé à l’idée
qu’il est enfin possible de critiquer les juifs, tant qu’on les frappe avec le bâton anti-israélien.
Cf. Abram de Swaan, « Les enthousiasmes anti-israéliens : la tragédie d’un processus aveugle »,
Raisons politiques, no 16, 2004, p. 105-124.
9. Saba Mahmood, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique
(2005), trad. Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, 2009, p. 277.
10. Par exemple, Genèse 6, 4 [NdT].
11. Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ?, op. cit.,
p. 193.
Puberté : mariage d’enfants

Durant la petite enfance, la distinction opérée entre les garçons et les


filles reste minime. Les petites filles ne sont pas, en général, considérées
comme des êtres sexuels. Elles ne sont pas encore formées, et la hantise
sociale de la sexualité et de la reproduction se trouve différée pour quelque
temps. Ce qui implique que les filles (et dans une moindre mesure les
garçons) doivent être maintenues dans l’innocence et l’ignorance. Toute
manifestation de sensualité ou de curiosité sexuelle est immédiatement
réprimée. Filles comme garçons n’ont pas à savoir ce que leurs parents font
ensemble au lit, d’où viennent les enfants et donc d’où ils viennent eux-
mêmes, pourquoi, dans les champs, les animaux se sautent dessus, et
pourquoi les adultes s’embrassent à l’écran. Au sein des familles religieuses
néerlandaises, une fille ne pouvait pas, dans les années 1950, s’asseoir sur
les genoux de son père, car… – chose impossible à expliquer, ma foi. Les
petits garçons et les petites filles sont tenus à l’écart de tout ce qui a trait à
la sexualité et à la reproduction. Devant les adultes, ils jouent les ignorants,
mais, entre eux, et en grand secret, ils sont souvent curieux et aventuriers.
Tout est entrepris, au fil du temps, pour que les bambins deviennent des
filles et des garçons et, par la suite, des femmes et des hommes conformes
au modèle qui prévaut dans la société ambiante. Partout, l’accent est mis sur
l’enseignement des différences entre sexes, sur la différenciation en matière
de comportement, d’allure, de goûts et de penchants, selon le sexe auquel
on appartient. C’est d’ailleurs ce que souhaitent la plupart des filles et des
garçons. Tout ce qui fait qu’une fille ressemblerait trop à un garçon ou,
inversement, qu’un garçon ressemblerait à une fille se voit sanctionné par
des railleries et des reproches blessants, et suscite chez l’enfant un fort
sentiment de honte. Outre qu’elles doivent se conformer à l’identité d’être
asexué qui leur est assignée, les filles sont tenues, en toutes choses,
d’apprendre à se contrôler. Filles et garçons sont classés selon une échelle
allant de « calme » à « turbulent ». On accepte qu’un garçon soit rebelle,
mais on exige qu’une fille se retienne. Corrélativement, on enjoint aux filles
d’éviter tout risque, alors qu’une certaine témérité est parfois permise aux
garçons. Les filles ont le droit de pleurer et d’extérioriser leurs émotions,
les garçons doivent, en grandissant, apprendre à retenir leurs larmes et
cacher leur peur (à cet égard, les filles sont un peu plus libres que les
garçons). On a, là encore, affaire à un modèle humain général, présentant
toutefois une plus ou moins grande rigidité en fonction du temps et de
l’espace où il s’applique. En Occident, garçons et filles sont, au départ,
traités de façon plus égalitaire, mais il arrive fréquemment qu’ils
reproduisent – en s’opposant parfois à leurs parents – le partage traditionnel
des rôles entre les sexes. Il est souvent difficile de savoir de façon précise
d’où ils tirent ces idées. On pourrait croire qu’elles sont innées, à l’instar de
« l’éternel féminin » ou « l’éternel masculin ». Pour peu qu’on suggère à un
garçon qu’il ne se comporte pas selon les « canons masculins » ou à une
fille qu’elle n’est pas suffisamment « féminine », on risque de faire naître
en eux une honte presque insupportable. Entre eux, les enfants se montrent
particulièrement aptes à l’apprentissage et à l’inculcation réciproque des
instructions à suivre et des interdits. Il est possible que certains de leurs
répertoires comportementaux soient innés, mais tout un réseau sous-jacent
de grands-parents, d’oncles et de tantes, de commerçants et de voisins,
d’instituteurs et, surtout, d’autres enfants du même âge les ramène, à leur
honte, aux schémas intemporels de division des rôles entre les sexes. Or,
beaucoup de filles sont rebelles et « masculines », nombre de garçons ont
un comportement « féminin » et seraient donc, par définition, « efféminés,
mous, maladifs, hyperémotifs 1 ».
On ne peut qu’être frappé par l’extension de ces modèles
comportementaux et par leur caractère quasiment intemporel – même s’ils
s’avèrent plus ou moins autoritaires et rigides selon les époques et les
sociétés. Mais presque toujours et partout est irrésistiblement suggérée
l’idée qu’ils sont « naturels » et que les enfants qui ne s’y conforment pas
sont « dénaturés, déficients, anormaux ». Autant de mots suscitant la honte
qui pousse ces filles et ces garçons à censurer, à corriger, à blâmer leur
propre conduite et celle des autres. Eux qui n’entrent pas dans le moule que
constitue cette catégorisation des sentiments et des comportements ne
deviendront peut-être jamais des hommes et des pères ou des femmes et des
mères comme l’ont été leurs parents. Ils pourraient même être promis à une
« dégénérescence » dont la nature leur reste encore incompréhensible et
dans l’ignorance de laquelle leur entourage cherche à les enfermer, tant ce
qui les menace est indiciblement scandaleux : ils ne seraient ni des hommes
ni des femmes, mais des homosexuels, ou – chose encore plus
innommable – des transgenres. L’homosexualité est ce gris frappé d’interdit
qui subvertit le rapport foncièrement binaire (de type noir-blanc) entre
l’homme et la femme. Entre le masculin et le féminin, il ne saurait y avoir
d’état intermédiaire ou de transition par degrés. C’est pourquoi
l’homosexuel doit disparaître.
Ce n’est que dans une petite partie du monde et fort récemment, depuis
tout au plus un siècle, que ce régime de terreur sexuelle s’est affaibli.
Presque partout, les enfants continuent à être envoyés, comme par une main
cachée, dans les « réserves » assignées séparément à chacun des deux sexes.

Alors que l’enfant commence à faire l’apprentissage de la vie sociale,


son « innocence » peut, brusquement, lui être volée par un adulte. C’est
précisément durant cette période que les jeunes garçons et les petites filles
sont les plus vulnérables aux prédateurs d’enfants. La pédophilie et la
pédérastie ont beau être presque toujours et partout taboues, la tolérance
régulièrement manifestée à leur égard dans toutes les sociétés est
proprement effarante. Ces pratiques sont passibles de sanctions dans
pratiquement tous les pays et leurs auteurs encourent de lourdes peines.
Mais, bien que les abuseurs d’enfants risquent gros, ils peuvent, pourvu
qu’ils soient puissants, riches et considérés, se soustraire beaucoup plus
facilement à la loi que les économiquement faibles : leurs actes restent
souvent secrets et impunis. Les ecclésiastiques coupables d’abus sexuels sur
les enfants ont souvent bénéficié de la protection de leurs supérieurs et des
communautés locales de fidèles. La menace à la fois vague et omniprésente
que représentent ces actes contribue à restreindre la liberté de mouvement
des enfants et à les maintenir sous l’autorité de leurs parents et des
différents personnels d’encadrement et de surveillance.
Dans de nombreux pays, il existe une forme de pédophilie publique et
légalisée : le mariage des enfants. Les fillettes, absolument sans défense,
sont contraintes de s’y soumettre avec l’approbation pleine et entière de leur
entourage. Dans les sociétés où cette forme de mariage est attestée, il est
courant qu’un homme ayant agressé sexuellement une petite fille puisse
échapper à la sanction prononcée contre lui en épousant sa victime. Celle-ci
n’a pas voix au chapitre. Parents, prêtres et juges ont consenti au mariage
pour éviter tout scandale. Compagne de lit de son violeur et mère de ses
enfants, elle passera avec lui le reste de son existence.
Des pressions sont exercées sur la fillette pour qu’elle épouse son
prédateur sexuel ou un homme qui remplacera ce dernier, afin que les
apparences soient sauves. Quelles apparences ? Personne ne croira qu’elle
désirait un enfant. Peu de gens seront assez crédules pour penser qu’elle
préfère devenir femme au foyer et mère plutôt que de continuer à jouer et à
aller à l’école avec ses camarades. Tout le monde saura que l’agresseur
d’enfants est libre et, pire encore, qu’il peut désormais profiter de sa proie
chaque nuit. Car, sous le couvert de l’union conjugale, tout est permis,
même si celle-ci n’est en fait qu’un mariage forcé, et qu’un accouchement à
un âge si précoce peut mettre la vie de la mère en danger.
Cette coutume n’est pas propre seulement à de nombreux pays
islamiques et à l’Asie du Sud. Elle est très répandue en Amérique latine
ainsi qu’aux États-Unis, surtout dans les communautés fermées dont la
pratique religieuse est très stricte. Dans de nombreux États américains, il
n’existe pas d’âge minimum légal pour se marier. Les juges valident
régulièrement des unions de couples dans lesquels la conjointe n’a que neuf
ou dix ans.
Nicholas Kristof a fait état du mariage d’une écolière de onze ans qui
avait accouché alors qu’elle en avait dix 2. Ses parents l’ont forcée à se
marier, une fois encore pour éviter un scandale. Elle était tombée enceinte
de son violeur de vingt ans après avoir été abusée par le pasteur. Le premier
officier d’état civil de Tampa, grande ville de Floride, a refusé de légitimer
l’union. Ce qui est donc possible, manifestement. Après présentation des
cartes d’identité, un autre fonctionnaire a dûment enregistré le mariage. Cet
épisode n’est pas unique, bien qu’il soit le seul du genre à être connu.
L’organisation Unchained At Last, qui établit les statistiques de mariages
d’enfants, estime à environ deux cent mille le nombre de filles qui se sont
mariées avant leur dix-huitième année aux États-Unis entre 2000 et 2015 3.
Elles étaient issues pour la plupart de familles rurales pauvres et, parmi
elles, une forte proportion avait moins de seize ans, d’autres étaient même
encore plus jeunes, et certaines n’avaient pas plus de dix ans.
Dans les pays où il est interdit en toutes circonstances – y compris
lorsque la grossesse résulte d’un viol ou que l’accouchement compromet
gravement la vie de la mère –, l’avortement de la fillette enceinte ne peut
constituer une issue. Bien qu’ils en justifient l’interdiction en invoquant le
« respect de la vie » et qu’ils se parent volontiers de l’étiquette « pro-life »,
ceux qui s’opposent à l’avortement n’en sont pas moins prêts à mettre en
péril ou à détruire l’existence de filles mineures au nom de leurs sacro-
saints idéaux et à sacrifier la vie de mères encore immatures. Leur objectif
est de contraindre les femmes, les plus jeunes incluses, à porter le poids de
leur destin, fût-ce au prix de leur propre vie.
Le Wall Street Journal a signalé le cas d’une petite fille paraguayenne
abusée durant des années par son beau-père 4. La mère a eu beau avertir les
autorités locales à plusieurs reprises, celles-ci n’ont rien fait. La fillette est
tombée enceinte à l’âge de dix ans. On l’a forcée à mener sa grossesse
jusqu’à son terme : en tout état de cause, sa vie n’était pas en danger. La
mère a été emprisonnée pour manquement à ses obligations à l’égard de
l’enfant. Ainsi en va-t-il, dans ce pays archi-catholique, en vertu de la loi de
l’Église et de l’État. Aucun imam n’est intervenu, en l’occurrence. Selon les
données publiées par le ministère de la Santé paraguayen, 889 filles âgées
de dix à quatorze ans ont été mères en 2015 5.
De tels faits ne se produisent pas qu’au Paraguay, mais également dans
de nombreux pays où l’Église est étroitement associée au pouvoir. Les
femmes y sont fréquemment incarcérées quand leur grossesse n’aboutit pas
à la naissance d’un enfant viable, car elles sont alors soupçonnées d’avoir
organisé à l’avance et provoqué de façon délibérée leur propre avortement.
Au Salvador, pays dont le nom renvoie directement au Christ, la situation
est similaire. On y force des filles de neuf ans à mettre au monde des bébés
qui sont le fruit d’un viol. Toute femme enceinte qui ne donne pas naissance
à un bébé en vie est accusée d’avortement ou d’infanticide et risque le plus
souvent, sans qu’aucune preuve soit requise, jusqu’à trente ans de réclusion.
Des tentatives de révision de la loi se sont heurtées à l’opposition unanime
des organisations catholiques et évangéliques 6. Et ceci dans le pays où le
taux de criminalité était, en 2016, le plus élevé du monde 7. Il est frappant
que, dans les pays d’Amérique centrale, où les fœtus non encore nés
bénéficient d’une protection maximale, les taux de criminalité fournis par la
statistique soient également les plus élevés du monde. À l’évidence, une vie
humaine est, dans ces États, bien moins sacrée après qu’avant la naissance.
Il va sans dire que ces lois draconiennes ne s’appliquent qu’aux femmes
et aux filles pauvres, car tout avocat compétent sait comment obtenir
l’acquittement de sa riche cliente si jamais celle-ci se heurte au lampadaire
après une visite discrète dans une clinique d’avortement à l’étranger. Tout
est couvert par les hautes autorités ecclésiastiques, tant protestantes
évangéliques que catholiques, avec le renfort, sur le plan politique, du parti
majoritaire conservateur et l’engagement sans réserve de la magistrature
nationale.

Les unions consécutives à un viol ne constituent qu’une petite partie des


mariages d’enfants. Hors du monde occidental, la pratique des contrats de
mariage conclus entre familles ou celle des échanges d’épouses entre clans
est très ancienne dans la plupart des pays islamiques et sud-asiatiques.
Souvent, la jeune fille est destinée dès son plus jeune âge à un époux assorti
à sa condition. Dans bien des cas, le mariage est, de fait, célébré alors que la
promise n’est pas encore ou est à peine sortie de l’enfance. De telles
transactions sont en principe publiques, elles ne visent aucunement à faire
du mariage le substitut à des sanctions pénales. Le message est clair : dans
ces contrats, les petites filles servent de garantie, de monnaie d’échange et,
même si elles ont été engagées comme le seraient des femmes adultes,
sexuellement mûres, on ne leur demande pas leur avis, elles n’ont
absolument pas voix au chapitre. Leur innocence enfantine tant vantée n’a
soudain plus aucune importance, leur santé, leurs perspectives d’avenir,
leurs préférences et leurs intentions non plus.
Ce rigorisme religieux fournit un paravent commode à la perversion et à
la débauche. Récemment encore, en Malaisie, un homme fortuné a versé
une grosse somme d’argent à un ami indigent pour pouvoir épouser sa fille,
âgée de onze ans. Ses deux premières épouses ont fait obstacle à cette
union. Ce n’est que lorsque l’opinion publique s’est mise à crier au scandale
que la fillette a été provisoirement envoyée de l’autre côté de la frontière 8.
Beaucoup d’organisations humanitaires donnent à la notion de
« mariage d’enfant » une extension large : conformément aux définitions
adoptées dans de nombreux documents juridiques et statistiques, elles
considèrent les adolescentes de dix-sept ans comme des enfants. Lila Abu-
Lughod ou Dina Siddiqi, anthropologues, voient dans un refus aussi global
des mariages d’enfants une arme dirigée avant tout contre les musulmans
ainsi qu’un déni du désir sexuel qui pousse les jeunes filles de seize ou dix-
sept ans vers les hommes 9.
Certes, les adolescentes ont, elles aussi, bien sûr, leurs propres désirs,
mais l’on peut concevoir de meilleures solutions qu’un mariage arrangé et
irrévocable pour drainer les pulsions érotiques des jeunes filles. Des
échappatoires telles que la masturbation et les aventures sexuelles
passagères sont taboues dans ces sociétés. Pas question d’assouvir ses
désirs. Il faut attendre, se « garder » pour le mariage et la vie de couple –
seuls sanctuaires où la sexualité peut s’exprimer.
Là où l’islam domine – en Afghanistan, au Pakistan et au Bangladesh
par exemple –, les mariages d’enfants sont, sans conteste, très fréquents.
Mais ils ont cours aussi en Inde, dans une grande partie de l’Afrique
centrale, dans des pays de confession chrétienne tels l’Angola ou
Madagascar 10, tout comme au Brésil – pays profondément catholique
malgré la progression des évangélistes –, en Bolivie, au Guatemala, au
Honduras, au Salvador ou au Nicaragua 11. Même aux États-Unis, les
mariages de très jeunes filles sont loin d’être exceptionnels. Il ressort de
statistiques publiées en 2001 que 12 % de la totalité des femmes
américaines alors mariées n’avaient pas encore dix-huit ans le jour de leurs
noces. Parmi ces 12 %, une sur deux s’était même mariée avant dix-sept ans
et plus de 100 000 à quatorze ans. La santé mentale de ces épouses précoces
s’avérait notablement plus dégradée que celle des autres femmes mariées 12.
Les mariages d’enfants, ainsi que les autres formes d’abus sexuels, sont,
selon Lila Abu-Lughod et Dina Siddiqi, instrumentalisés : ils servent de
bâton pour battre les musulmans. Ceci, toutefois, n’invalide en rien le
procès fait à ces abus. Le bâton peut en outre réagir à la façon d’un
boomerang. Car, comme nous l’avons déjà constaté, de tels abus se
produisent tout aussi bien dans des pays où dominent des organisations
fondamentalistes hindouistes, catholiques, évangéliques ou juives.
C’est principalement dans les pays où la culture de l’honneur familial
est très développée que les filles sont mariées très tôt. Du fait qu’elles
risquent à un moment ou à un autre de se jeter dans les bras d’un homme
qui leur tournera la tête, elles sont perçues comme une menace pour la
réputation des familles, et donc comme des créatures enjôleuses, insatiables
et versatiles. Il faut donc les transférer dès que possible de la cage parentale
à la cage conjugale, comme on fait passer les poussins d’un parquet
d’élevage intérieur à un enclos extérieur.
Des considérations économiques entrent également en ligne de compte :
ces adolescentes sont des bouches de plus à nourrir. En outre, même si, en
fait, les parents souhaitent voir leurs enfants poursuivre leurs études, ils
n’ont bien souvent pas de quoi payer leurs frais de scolarité. Dans les
sociétés où les mariages d’enfants sont courants, l’épouse vient d’ordinaire
s’installer dans la famille de son mari. Ses parents n’ont plus, de la sorte, à
se soucier d’elle. Plus la mariée est jeune, plus la dot à réunir est faible. Il
s’ensuit que les épouses très jeunes sont davantage recherchées que les
femmes plus mûres. Raison de plus pour marier l’enfant le plus tôt possible.
Faute de formation professionnelle et d’expérience hors du foyer, une
jeune fille mariée n’a que peu de chances d’accéder à une vie indépendante.
Elle ne s’en montrera que plus accommodante en tant qu’épouse. Déjà mère
alors qu’elle n’est encore qu’une adolescente, sa subordination reste
étroitement ancrée dans la famille conjugale. Le mariage d’enfants est le
résultat de la relégation sociale des filles et des femmes, et il aboutit lui-
même à maintenir durant toute leur vie les jeunes mariées dans la sujétion.
De plus en plus, les parents se rendent compte que leurs enfants – y
compris les filles – savent davantage tirer profit de leurs capacités et que,
par le biais d’une formation plus poussée, ils pourront mieux s’occuper
d’eux durant leurs vieux jours. Dans les familles suffisamment aisées pour
payer les frais de scolarité, les filles sont encouragées à poursuivre leurs
études. Les jeunes femmes titulaires d’un diplôme scolaire seront ainsi
moins dépendantes d’un mari, ce qui contribuera à modifier les rapports de
pouvoir entre homme et femme dans la génération suivante.

1. Dans l’ouvrage Een ander woord [Un autre mot] (La Haye, Van Goor, 1945), le chroniqueur
et observateur linguistique néerlandais Gerard Nolst Trenité (pseudonyme : Charivarius) fournit
à l’entrée « meisjesachtig » les synonymes suivants : verwijfd, wekelijk, zwakkelijk,
overgevoelig que nous rendons respectivement par « efféminés », « mous », « maladifs »,
« hyperémotifs » [NdT].
2. Nicholas Kristof, « 11 Years Old, a Mom, Pushed to Marry Her Rapist in Florida », The New
York Times, 26 mai 2017.
3. Chris Baynes, The Independent, 28 août 2018 : dans les quarante États américains dont les
statistiques ont été publiées, Baynes précise qu’il y a eu, dans la période 2000-2005, au moins
207 468 mariages impliquant des mineurs, parmi lesquels 87 % étaient des filles. Le chiffre réel
est probablement beaucoup plus élevé, car dix États n’ont pas fourni de statistiques ou ont
fourni des données incomplètes.
4. Wall Street Journal, 14 août 2015.
5. « Paraguayan Rape Victim, 14, Dies Giving Birth », The Guardian, 22 mars 2018.
6. The New York Times, 28 et 29 avril 2018, NRC, 14 décembre 2018.
7. En date du 18 décembre 2018, on comptait 83 crimes pour 100 000 habitants au Salvador,
selon les données communiquées sur le site world-bank.org : « International Homicides per
100 000 People ». [Ce pays ne figure plus à l’heure actuelle (début 2020) dans la liste
consultable].
8. « 11 and Married : Malaysia Spars Over an Age-Old Practice », The New York Times,
28 juillet 2018.
9. Dina Siddiqi, « Child Marriage in the Feminist Imagination », symposium Framing Religion
and Gender Violence. Beyond the Muslim Question, introduit par Lila Abu-Lughod, New York,
3 novembre 2016.
10. Cf. womanstats.org/. Dans les pays d’Afrique centrale (Tchad, Mali et Niger), plus de 70 %
des femmes se marient avant l’âge de dix-huit ans. Cf. également le site
wikigender.org/fr/wiki/le-mariage-precoce/. Ces pays sont d’ailleurs très pauvres et
extrêmement conservateurs.
11. En 1983, l’Église catholique fixait encore à quatorze ans accomplis l’âge auquel les filles
pouvaient contracter un mariage.
12. Yann Le Strat, Caroline Dubertret et Bernard Le Foll, « Child Marriage in the United States
and Its Association With Mental Health in Women », Pediatrics, vol. 128, no 3, 2011, p. 524-
530.
Adolescence : mutilations faciales

Mama, he’s making eyes at me 1 !

Dans les sociétés patriarcales, l’adolescente voit son enfance prendre fin
lorsque surviennent ses premières règles. Avec cet événement, la
présomption de son innocence disparaît. On la soupçonne désormais
constamment de s’abandonner à des sensations érotiques et sa virginité fait
l’objet d’une surveillance permanente. Les jeunes filles sont certes
considérées comme ignorantes et inexpérimentées, mais elles sont aussi
censées ne pas pouvoir contrôler leurs pulsions. Pour peu qu’elles tombent
sous l’influence d’un séducteur, elles sont irrémédiablement perdues. D’où
la nécessité de les tenir sans cesse à l’œil. C’est surtout à leur mère, à leurs
sœurs aînées, à leurs tantes qu’incombe cette tâche. Elles doivent en outre
se montrer strictement soumises à l’autorité des mâles de la famille, de leur
père, de leurs frères aînés (et même plus jeunes), de leurs oncles et cousins.
Il convient que la jeune femme se montre pudique au- dehors, qu’elle
couvre son corps et ses membres, et parfois aussi ses cheveux et son visage.
Dans son foyer, ces voiles peuvent être enlevés, car les femmes y sont
soustraites par les rideaux et les murs à la vue de toute personne extérieure.
En Asie du Sud, ce système coercitif trouve sa forme la plus rigoureuse
dans le purdah. Les religieux conservateurs ont imposé, au Moyen-Orient,
un ensemble de mesures similaires : une femme qui apparaît en public est
enveloppée de la tête aux pieds d’un niqab, sorte de housse ne laissant
apparaître que les yeux au travers d’une fente étroite. Dans les pays les plus
rigoristes, elle porte la burqa, voile intégral recouvrant les yeux d’une sorte
de grille de gaze plus ou moins diaphane. Les femmes doivent donc rester
invisibles à quiconque n’est pas un de leurs parents. Selon les fanatiques,
elles devraient même être inaudibles : ne pas rire, ne pas parler à haute
voix, et surtout ne pas faire résonner leurs talons sur les trottoirs. La femme
qu’aucun étranger ne peut voir ni entendre est privée d’identité sensorielle.
Elle n’a elle-même pas le droit de regarder un inconnu. Il lui est interdit de
parler à quiconque n’appartient pas au cercle familial. Elle est en fait
coupée de tout contact avec le monde, et subit, au sein de la famille
patriarcale, un isolement complet.

N’importe quelle jeune femme, aussi niaise soit-elle, s’enflammerait


presque instantanément en rencontrant un homme étranger à son entourage.
Lequel, à la vue d’une femme sans voile et extérieure à sa propre famille,
aura tôt fait d’exploser de désir. Une cheville nue, une arête de nez visible,
un poignet découvert suffisent à faire glapir d’excitation tout représentant
de la gent masculine.
Une telle exacerbation de la libido n’a rien d’étonnant dans une société
qui s’obstine de façon quasi obsessionnelle à faire en sorte que le contact
entre filles et garçons soit évité. Les jeunes sont maintenus dans la
méconnaissance de l’autre sexe et de la sexualité. Autrement dit, un
système de répression sexuelle construit une réalité sur l’ignorance et la
frustration sexuelles. Dans de telles conditions, ce système répressif semble
même être d’une nécessité absolue. Exemple de l’erreur qui s’autoalimente.
Pour reprendre les mots de l’écrivain algérien Kamel Daoud : « Aujourd’hui
le sexe est un énorme paradoxe dans de nombreux pays arabes : On fait
comme s’il n’existait pas, mais il conditionne tous les non-dits. Nié, il pèse
par son occultation 2. »
Comment un régime aussi violemment oppressif se justifie-t-il ? « C’est
dans notre culture ; il faut nous en accommoder » : tel est invariablement le
premier argument invoqué. À l’instar du temps qu’il fait, la culture serait
ainsi une réalité existant indépendamment des êtres. Une sorte
d’atmosphère spirituelle… Toujours est-il que cette culture a, elle-même,
besoin pour se maintenir des hommes et des femmes qui y sont immergés.
Bien sûr, la plupart des gens considèrent toutes ces coutumes et idées
comme inéluctables, puisqu’elles ont toujours fait partie de leur horizon et
que leurs semblables les perçoivent de la même façon qu’eux, comme
devant rester immuables, même si eux-mêmes n’y croient plus. À leur avis,
cette culture s’est imposée aux hommes au travers de prescriptions
religieuses : elle doit venir de la Bible, du Coran, de Dieu ou d’Allah, ou
encore des ancêtres. Un grand nombre de ces usages ne sont pas mentionnés
dans les livres saints, ou alors en des termes si obscurs et contradictoires
qu’après mille ou deux mille ans on discute encore de la signification réelle
des passages concernés. Belle opportunité offerte aux autorités religieuses
pour intimider les fidèles en leur représentant les volontés supposées du
Très Haut relayées par ses agents d’affaires ici-bas. De nombreuses
pratiques sont probablement antérieures à l’islam, ou ont été introduites
sous le couvert de l’islam alors qu’elles trouvaient leur origine dans des
coutumes locales 3.

Les filles et les garçons se reluquent, se font des clins d’œil, se fuient du
regard. Parfois leurs yeux se répondent. Ainsi en est-il des jeux de regards
entre adolescents et adolescentes. Qui suscitent fréquemment la réprobation
des adultes, et se pratiquent, même quand ces derniers ne les interdisent pas,
de façon furtive et subreptice : « Qu’elle n’aille surtout pas s’imaginer
que… » et « Pour qui se prend-il ? ». Ça n’intéresse pas encore les copines.
Et les garçons n’ont rien à faire des « trucs de filles ».
Il n’y a rien d’innocent (mais rien de coupable non plus) à jouer de la
prunelle.
Quand de grands adolescents – garçons et filles – ont à peine la
possibilité d’entrer en relation, ne sont pas même autorisés à se voir, encore
moins à se parler, le moindre coup d’œil provenant de l’autre sexe les
frappe au cœur comme un éclair.
Même en Occident, tout se passe comme si seuls les hommes étaient en
droit de regarder les inconnu(e)s qu’ils côtoient, dans la rue, le tram,
l’ascenseur ou au café. Une femme est censée détourner les yeux ou, tout au
plus, les fixer droit devant elle, dans le vide. Si, toutefois, les regards se
croisent, c’est d’abord elle qui esquive le sien au plus vite, donnant ainsi
l’impression de ne pas avoir regardé. Être regardée. C’est là son privilège.
Celui de l’homme consiste à guigner. Les femmes qui passent leur temps à
regarder sont de mauvaises femmes. Les hommes qui font de même
contrôlent, quant à eux, leur champ visuel. Dans l’espace public, il en va
encore ainsi aujourd’hui, y compris dans des villes libérées telles que New
York, Paris ou Amsterdam.
Qui se sent regardé se met à rougir. Pour une fille ou une jeune femme,
c’est là un signe de pudeur, de modestie vertueuse. Pour un homme, la
chose est plutôt embarrassante : c’est une marque de faiblesse,
d’immaturité, de manque d’expérience dans le rôle qui, en société, revient à
l’homme accompli. Cela fait même un peu girly.
Le fait est que les gens rougissent devant celui qui est plus haut placé,
plus puissant qu’eux. C’est signe qu’ils reconnaissent la supériorité de sa
position, bref, qu’ils se soumettent à lui. C’est toujours parce qu’on est
observé et qu’on se sent observé qu’on rougit. Autour de cette certitude ou
de cette sensation d’être observé se développent des perversions absolues,
allant de la scopophilie (voyeurisme, plaisir de regarder) à
l’exhibitionnisme (plaisir de se montrer) – œil à œil, face à face. Ces deux
modalités de la perversion sont intimement liées à la honte, à la vue et à la
monstration des parties les plus honteuses – les pudenda, les parties
génitales.
Partout où le patriarcat règne en maître, il est interdit à la femme de
regarder un homme qui lui est étranger, et d’être vue par lui. Elle doit non
seulement avoir des yeux et ne pas voir, mais aussi être à la fois présente et
invisible. De là cet isolement derrière les murs et cet enfouissement de la
tête aux pieds dans un voile qui, de préférence, lui couvrira le visage et
dissimulera jusqu’à ses yeux. S’installe alors une scopophobie généralisée,
double inversé de la scopophilie : une peur irrationnelle de regarder, une
peur de-regarder-et-d’être-regardée. Les hommes qui considèrent « leurs »
femmes comme des possessions personnelles se croient eux-mêmes exhibés
et mis à nu lorsque celles-ci se trouvent exposées aux regards d’autres
hommes : ainsi m’apparaissent les perversions scopiques, pour peu que je
me mette à les imaginer. Et si quelqu’un regarde leur femme – cette part
d’eux-mêmes, « leur chère moitié » –, leur défaite face au voyeur est en
quelque sorte actée, et ce dernier prend l’ascendant sur eux.

Un châtiment spécial est réservé à la jeune femme qui a regardé un


homme ou s’est exposée à ses regards : elle est vitriolée. Peau brûlée par le
liquide corrosif, elle ne peut dès lors plus y voir, et fait horreur à voir. Elle a
perdu la face – littéralement. Sa famille la rejette, aucun homme ne veut
plus l’épouser. Sanction méritée par les filles qui jouent de la prunelle. Le
coupable reste évidemment impuni. Mais tout le monde sait, à cent lieues à
la ronde, ce qui s’est passé. Chaque affaire est spécifique. Mais toutes ces
attaques entretiennent, ensemble, la violence propre au régime de
suprématie masculine.
L’agresseur est généralement un proche parent, un frère cadet ou un
cousin. Il arrive que l’agression soit commise par des garçons du village :
quelques adolescents montés en graine et impatients de donner une bonne
leçon à une jeune femme qui s’est compromise. L’aveuglement est un type
de châtiment corporel dont la pratique est largement répandue dans les
sociétés paysannes. Les agriculteurs peuvent se procurer sans difficulté de
l’acide sulfurique et de l’acide nitrique – qui entrent dans la composition
des engrais –, tout comme de l’acide chlorhydrique. Outre leur effet
dévastateur sur la peau, ces liquides provoquent, en cas de contact avec les
yeux, de graves dommages et généralement une cécité complète.
L’application de cette sanction aux filles et aux jeunes femmes que leur
comportement à l’égard des garçons rend suspectes est courante dans la
quasi-totalité du continent asiatique et dans une grande partie de
l’Amérique latine, notamment en milieu agricole 4.
L’appareil répressif a trouvé dans les attaques à l’acide son arme la plus
radicale pour faire filer droit les jeunes générations de femmes. La victime
d’une pareille mutilation devient un symbole terrifiant aux yeux de toutes
ses semblables. Si du moins elle ose encore affronter leur regard car, bien
souvent, ces créatures défigurées se cachent, tant elles ont honte de leur
visage ravagé et de leur réputation avilie. Au Pakistan et dans les pays
voisins, il est fréquent de voir des garçons se mettre spontanément à
asperger d’acide, sur leur passage, des femmes qui portent des habits trop
modernes à leur sens, et dont quelques mèches de cheveux sont restées à
découvert. Ce type d’acte terroriste sème la frayeur parmi les citadines qui
n’osent plus descendre dans la rue sans se couvrir de la tête aux pieds. C’est
là précisément l’objectif recherché : intimider et terroriser pour empêcher
les femmes de sortir faire leurs courses ou, pire encore, de se rendre au
travail. Les vitrioleurs de femmes sont des moralistes autoproclamés,
faisant preuve d’un fanatisme forcené. Les actes d’autojustice auxquels ils
se livrent sont fermement condamnés par des États tels que l’Iran ou le
Pakistan. Mais poursuites et sanctions restent rares. Trop souvent, les
représentants du pouvoir approuvent les mesures de restriction de
l’autonomie et de la liberté de mouvement des femmes, que les vitrioleurs
tentent d’imposer par la force brute et l’arbitraire. Cette complicité
silencieuse du pouvoir s’inscrit, elle aussi, dans le système violent
d’oppression : un régime de terreur qui s’oppose par tous les moyens au
mouvement d’émancipation des femmes. Et c’est à cette réalité que les
femmes de ces pays se trouvent confrontées jour après jour.

1. Ma, He’s Making Eyes At Me, paroles de Sidney Clare, musique de Con Conrad, 1921.
Cf. Marie Adams (1958), The Extended Play Collection, Cherished Records, 2014. Meilleure
traduction musicale de l’excitation liée aux jeux de regards entre adolescents.
2. Kamel Daoud, « The Sexual Misery of the Arab World », The New York Times, 12 février
2016 (version en français : « La misère sexuelle dans le monde arabe », lesalonbeige.fr/la-
misere-sexuelle-du-monde-arabe/).
3. Cf. Erika Friedl, « Ideal Womanhood in Postrevolutionary Iran », in Judy Brink et Joan
Mencher (dir.), Mixed Blessings : Gender and Religion Fundamentalism Cross Culturally,
Londres-New York, Routledge, 1997, p. 143-158.
4. « Voor de vijfde keer overgoten met zuur » [Aspergée d’acide pour la cinquième fois], NRC,
4 juillet 2015 ; « Au Royaume-Uni, les ravages des attaques à l’acide », Libération, 11 mai
2017 ; « Iran, vrouwen aangevallen met zoutzuur » [Iran, des femmes attaquées à l’acide
chlorhydrique], NRC, 22 octobre 2014. Cf. également le site www.asti.org.uk et l’article fort
bien documenté de Wikipédia « Acid Throwing » [version française « Vitriolage »].
Jeune âge adulte : viols

La fillette sur le matelas. Morte.


Combien sont-ils passés sur elle ?
Un peloton ? Une compagnie peut-être ?
Une fillette est devenue de force une femme,
une femme est devenue un cadavre 1.

Tout être humain est nimbé d’une aura d’intouchabilité : pour des
inconnus, il est « intouchable ». Deux individus que seul le hasard a réunis
ponctuellement ne vont pas tout de go se toucher l’un l’autre. Même le
moindre contact entre étrangers doit prendre la forme d’une « poignée de
main » ou d’une « tape sur l’épaule », faute de quoi la brève excuse qu’on
bredouille en cas de geste non désiré y mettra fin : « désolé », « sorry ». Si
deux personnes se touchent de leur plein gré, c’est probablement signe
qu’ils s’aiment : il doit y avoir entre eux des liens d’amitié intime ; il s’agit
de parents avec leurs enfants, de frères en compagnie de leurs sœurs, d’un
mari et de sa femme, et surtout, bien sûr, d’amoureux ou d’amants. Mais les
contacts physiques de cette nature ne sont jamais non plus tout à fait libres :
ils sont soumis à des restrictions – d’ordre corporel et déterminées par le
lieu, le moment, la présence de telle ou telle autre personne. Dans le
domaine du sport, le contact physique est régulé et surveillé de près par un
contrôleur ad hoc : l’arbitre. La palpation obéit à des modalités et des règles
différentes selon qu’elle est pratiquée par un médecin, un masseur ou des
vigiles.
Considérés sous cet angle, les jeux de « mains baladeuses », les
« attouchements indésirables » portent gravement atteinte à l’aura
d’intouchabilité d’une personne et à son inviolabilité. Lorsque la relation
entre un homme et une femme se trouve ainsi perturbée (l’auteur des gestes
déplacés est presque toujours l’homme), on peut parler de « harcèlement
sexuel ». Il s’agit là d’un comportement transgressif puisqu’il enfreint les
limites que l’aura d’intouchabilité de la femme impose aux manifestations
de la libido masculine. Mais si les hommes se permettent un tel
comportement vis-à-vis des femmes, c’est qu’ils pensent qu’ils n’auront pas
eux-mêmes à en pâtir. Leur attitude n’est donc pas seulement affaire
d’excitation et de lascivité : elle procède toujours, en plus, d’une
démonstration de force – « voilà ce que je peux faire avec toi ».
Rien d’étonnant alors à ce que des responsables haut placés aient vis-à-
vis de femmes dont la position est inférieure des gestes indécents ou que,
profitant de leur supériorité numérique, des hommes tripotent, en groupe,
une femme seule. L’ampleur de la vague d’accusations liées au mouvement
#MeToo a permis d’en savoir beaucoup plus sur le processus de
harcèlement. Ce qui frappe, avant tout, c’est la solidarité souvent
inconditionnelle que manifestent aux auteurs des agressions les autres
hommes, quel que soit leur rang dans la hiérarchie de l’organisation ou de
l’entreprise. Ce sont les femmes qui avaient et continuent à avoir honte. Et
qui, par honte, se sont tues trop souvent et trop longtemps. L’importance du
succès rencontré dans un certain nombre de pays occidentaux par les
campagnes #MeToo tient aussi à ce que de nombreuses femmes occupent
désormais des postes clés dans les rédactions des médias et qu’elles sont en
mesure de déterminer ce qui retiendra ou non l’attention. Et, de leur côté,
les avocates peuvent elles-mêmes décider de porter ou non une affaire
devant les tribunaux. Bref, les femmes ont, depuis peu, accédé dans bon
nombre de pays occidentaux à des postes qui leur confèrent un pouvoir
effectif.
Ce qui fait que la femme a honte d’elle-même lorsqu’un homme lui fait
subir des attouchements, c’est que ce dernier lui signifie de la sorte qu’elle
doit le laisser faire parce qu’elle n’a pas sa place là où elle est. Au travail,
une femme n’est donc pas vraiment une « collègue », et peut à tout moment
être réduite à n’être plus qu’un « corps féminin », qu’on peut tripoter. Dans
la rue, ce n’est pas une personne libre de ses mouvements, mais une femme
sans tuteur, un être qui, en dehors de son foyer, n’est pas à sa place. Ces
attouchements apparemment spontanés et impulsifs sont donc eux aussi des
gestes très précisément définis, qui participent d’une chorégraphie du
pouvoir masculin – des interventions parfaitement ciblées, grâce auxquelles
se perpétue le système patriarcal.
Dans les sociétés occidentales, c’est au travail que le harcèlement
sexuel est surtout répandu – c’est-à-dire précisément là où les rapports de
force sont les plus inégaux et où les femmes ont fait leur entrée à une
période encore récente. Ailleurs, les gestes déplacés sont commis en général
dans la rue – théâtre de la lutte qui a pour enjeu la tolérance des femmes
dans l’espace public. Les femmes qui vont faire leurs achats, se rendent à
leur travail, à l’école ou à l’université, à pied ou en prenant le tram, le bus
ou le métro – « les transports en commun » où elles sont mêlées à des
hommes inconnus – sont sans cesse confrontées à cette réalité. Et si celle-ci
a, là encore, un aspect sensuel, le message est à chaque fois sans
équivoque : ces femmes ne sont pas à leur place ; leur place est dans leur
foyer et elles n’ont rien à faire dans les magasins, au travail ou dans un
établissement d’enseignement. Les hommes peuvent donc se permettre de
tripoter ces femmes comme bon leur semble.
Si nous jugeons l’acte en fonction de son résultat, tout est clair comme
de l’eau de roche : rarement – ou même jamais – un homme qui, dans un
bus, un tramway ou une rame de métro, s’est livré à des attouchements sur
une femme se verra-t-il spontanément récompensé par un baiser fougueux.
Rarement – ou même jamais – descendra-t-elle en sa compagnie à l’arrêt
suivant pour se livrer avec lui à des ébats passionnés. Il ne cherche donc
pas, lui non plus, à en arriver là ; il en mourrait de peur. Mais disposer
comme il le fait du corps des femmes vise à les empêcher de sortir de chez
elles et de trouver leur propre voie dans la société. C’est bien dans cette
intention que les banlieusards chinois tripotent les seins et les fesses des
femmes entassées dans un métro bondé, que les hommes de Delhi harcèlent
systématiquement les femmes dans le tramway, ou que des mains
baladeuses pelotaient et pinçaient les manifestantes sur la place Tahrir,
au Caire. Rien de tel ne se produit en Arabie saoudite. Aucune nécessité à
cela, puisqu’il y est interdit aux femmes de quitter leur maison sans être
accompagnées d’un garde masculin 2.
Depuis des générations, les adolescentes occidentales se rendent
généralement à l’école sans surveillance. Pourtant, il leur arrive encore
d’être harcelées dans la rue et dans les transports en commun. Il y a de cela
plus d’un siècle, il était beaucoup moins courant de voir des femmes seules
sur la voie publique. Il n’était pas question qu’elles sortent la nuit. Et elles
devaient, même durant la journée, absolument éviter certaines rues qu’une
« dame comme il faut » s’interdit de fréquenter. Les femmes qui vivaient là
étaient donc vraisemblablement des créatures « impudentes ». Ce qui fait
que les hommes pouvaient, avec elles, se permettre « des privautés » 3.
Les multiples formes d’atteintes à la personne de la femme se
répartissent sur une échelle qui va des remarques méprisantes sur le corps
ou le comportement – « compliments inappropriés » inclus – à l’ensemble
des « contacts indésirables ». Dans les sociétés patriarcales, tout type de
contact physique entre une femme et quelqu’un d’autre que son père, son
frère, son fils, son mari ou son tuteur est évidemment considéré comme
relevant de cette catégorie – qu’il s’agisse d’un léger attouchement, d’une
étreinte, d’une agression sexuelle ou, enfin, d’un viol, dernier et ultime
élément dans la série ascendante des attaques à l’honorabilité féminine.
Dans les sociétés traditionnelles, un tel outrage est en même temps une
violation de l’honneur de l’homme qui a la responsabilité de la femme. On
a donc toujours affaire à une relation triangulaire : auteur du
viol/femme/tuteur. L’humiliation infligée à la femme se reporte directement
sur l’homme qui la surveille et est tenu pour responsable de ce qui lui
arrive. Toutes les excuses de l’agresseur – « c’est elle qui a voulu », « qui
l’a demandé », « ça lui a plu » – sont autant d’offenses à la dignité de la
femme et à l’honneur de son tuteur : car ce dernier n’a manifestement pas
su maintenir « sa » fille, « sa » sœur, « son » épouse dans la voie de la
respectabilité, et protège désormais une salope.

En matière sexuelle, le viol constitue la forme d’atteinte à la personne la


plus violente et la plus extrême. Il représente bien plus qu’une invasion de
l’aura d’intouchabilité : il s’agit en effet d’une pénétration, au sens littéral
du terme, dans les parties les plus intimes du corps de la femme ou de
l’homme. Celle-ci implique toujours l’usage de la violence, au moins sous
forme de menaces et d’intimidation. Un viol est, sur le coup, toujours
terrifiant, douloureux, traumatisant, et il entraîne souvent, à long terme, des
dommages psychologiques et physiques durables. Mais l’acte vise avant
tout à détruire la femme, et avec elle les êtres qui lui sont étroitement liés.
Pour séduire, le violeur use de la manière douce, tout en multipliant
pressions et subterfuges. Mais, en dépit de l’obstination des coupables à le
nier, c’est la manière forte qui préside au viol lui-même. Violer consiste à
faire irruption dans le corps d’autrui par la force, à le profaner. C’est, à la
lettre, une intrusion : pénétration physique sans qu’il y ait consentement –
ce « consentement mutuel » selon la formule consacrée par laquelle s’opère
la distinction entre un acte d’amour et un crime haineux. Car le viol n’est
pas autre chose. Si un homme « viole » une femme, c’est, par définition,
que cette femme se refuse à lui. L’homme peut ressentir ce refus comme
une humiliation insupportable. Il faut que cette femme lui appartienne, mais
elle ne l’aime pas. De là cette affirmation toujours réitérée, que c’est elle
qui a voulu, qui a demandé, et qu’elle y a pris du plaisir. Voilà qui, bien sûr,
diminuerait la culpabilité du violeur, puisqu’elle aurait, alors, donné son
assentiment de façon plus ou moins spontanée.
Le violeur est toujours dans son bon droit. S’il croit ou parvient à faire
croire que la victime était consentante, c’est qu’il s’agissait, selon toute
apparence, d’une femme insatiable – et par là même, d’une coureuse, d’une
salope, d’une putain. Une de ces créatures qui méritent d’être violentées,
puisque ce n’est pas lui mais elle qui, des deux, était sans honneur.

Les viols de masse en temps de guerre ont fait l’objet de recherches


systématiques, menées notamment par des historiennes féministes 4.
Jusqu’alors, les historiens n’avaient fait qu’aborder hâtivement cette
question ou l’évacuaient à coups de lieux communs du genre « on ne fait
pas d’omelette sans casser d’œufs », « il faut bien que jeunesse se passe »,
« bref, c’est la guerre qui veut ça ».
Une telle vague de viols est la récompense du vainqueur. Ce que, après
coup, celui-ci se montre bien peu enclin à reconnaître 5. Les faits sont
travestis et censurés. Les vaincus se taisent, eux aussi, sous l’effet de la
honte. De toute façon, leur voix n’est pas ou à peine entendue.
L’état d’accablement dans lequel se trouvent les femmes du peuple
vaincu paraît, à première vue, avoir pour cause l’appétit sexuel des soldats
victorieux. Ceux-ci ont été contraints pendant un temps très long à se passer
de femme. Et c’est ce manque qui a, sans nul doute, poussé au viol les
hommes jeunes. Cependant, d’autres facteurs entrent en ligne de compte
dans les viols collectifs. Des études ont montré qu’à chaque fois qu’il s’en
produit, c’est l’ensemble de la population qui est humiliée et asservie. Le
viol collectif est donc aussi un acte de vengeance de groupe sur un ennemi
désarmé et désorganisé : un moyen de capturer des hommes en prenant
leurs femmes. Les soldats qui l’ont emporté privent l’ennemi défait de ses
terres et de ses femmes en qui ils déchargent leur semence. C’est là la forme
sexualisée de la « frénésie des vainqueurs 6 ». Cette frénésie prend souvent
fin par un massacre effréné de la population vaincue.
Il ne fait aucun doute que les pulsions sexuelles adolescentes jouent
également un rôle. Mais quel jeune homme sain d’esprit pourrait, alors
même qu’il se trouve au combat, brûler du désir d’introduire son membre
dans le corps d’une femme qui pleure, qui crie et qui résiste de toutes ses
forces aussi longtemps qu’elle en a le courage et la capacité ? Et y parvient-
il souvent, au juste ? Il ne peut, en tout cas, pas échapper au violeur que la
fille ou la femme ne veut pas de lui. Il n’y a là guère de quoi exciter le gros
de la troupe.
Ces faits de violence présentent une autre particularité. Les hommes
sont ensemble, côte à côte, et abusent de leurs victimes à tour de rôle. Or la
plupart des descriptions de viols collectifs ignorent cet aspect. Qu’est-ce à
dire ? À partir du moment où votre compagnon d’armes est à vos côtés, pas
question pour vous de rater la cible. Vous entendez montrer à votre voisin
que vous êtes un gaillard qui sait comment soumettre une chienne réticente
à la puissance de sa volonté et de son membre viril. La proximité de tous
ces autres hommes, leurs coups de boutoir et leurs halètements vous
donnent du courage, de l’audace. Mais les choses ne s’arrêtent pas là : les
hommes se relaient pour prendre d’assaut la même victime. Là encore, les
descriptions pourtant déjà rares de ces vagues de violence tournent toujours
autour du pot. Celui dont vient le tour plante son membre (s’il le peut) dans
les restes visqueux laissés par le précédent. Forme de promiscuité
difficilement supportable.
Que se passe-t-il en fait ? D’un commun accord, les hommes pressés les
uns contre les autres violent, à la queue leu leu, des femmes qu’ils détestent.
Faut-il voir là la manifestation d’une homosexualité refoulée ? Mais, dans
les amours masculines, les choses ne fonctionnent absolument pas de cette
façon. On a ici affaire à des camarades de confiance, partageant les mêmes
idées, qui cherchent à se soutenir mutuellement pour accomplir, sur la
personne de femmes étrangères, un acte impossible. Et cet acte, ce viol
collectif, est destiné à écraser une fois pour toutes les ennemis, en portant
un coup fatal à leur dignité, à la respectabilité de leurs compagnes, à leur
honneur viril et national 7.

Je dois avouer que je n’y étais pas. Et même si j’avais été sur place, ces
hommes, eussent-ils été torturés au troisième degré, ne m’auraient jamais
dit ce qu’ils ressentaient, à supposer qu’ils en aient eu conscience eux-
mêmes. Dans le paragraphe qui précède, j’en sais davantage que les
coupables, dont aucun ne m’était connu, et qui de toute façon ne m’auraient
jamais confié ce qui les poussait à agir ainsi. La plupart de mes lecteurs ne
sont guère plus avancés. Mais sur un point je reste catégorique : si l’on veut
comprendre ce qu’est le viol collectif de masse, il convient avant tout de
s’intéresser aux relations de connivence entre ces hommes complices. Et,
pour prendre la mesure du désastre que ceux-ci provoquent, il faut
concentrer son attention sur les femmes qui ont été victimes de leurs
agissements, puis sur leurs maris et leurs enfants.
Les violeurs ont leur propre savoir mythique : toute femme a, de fait,
toujours besoin d’un pénis, et ce pénis c’est le leur. Simplement, elle
l’ignore. L’effet global du viol c’est que chaque femme a, en fait, toujours
besoin d’hommes pour la protéger des autres hommes. Et elle ne le sait que
trop bien.

Un déplacement d’accent s’est produit dans le monde occidental :


l’autonomie est désormais, aux yeux des femmes, plus essentielle que la
dignité ; une femme décide elle-même de sa propre vie, et dispose comme
elle l’entend de son corps. Toutefois, l’écart entre ces deux notions est
moins grand qu’on pourrait le croire : les femmes qui ont été victimes de
harcèlement sexuel font presque toujours état d’un sentiment d’humiliation
ressenti au moment des faits. En substituant à la notion d’« honneur » celle
d’« amour-propre » ou de « conscience de soi », nous pourrions
appréhender de plus près le vécu des femmes occidentales contemporaines.
Des différences notables sont toutefois perceptibles. Car l’« honneur
féminin » ne se rapporte pas à la femme en elle-même. Il a tout à voir avec
la réputation dont elle jouit dans son environnement social. Et cette
honorabilité est constamment surveillée par son entourage. Son chemisier
n’est-il pas trop échancré et sa jupe trop courte ? Ses talons trop hauts et ses
cheveux trop ébouriffés ? Ne parle-t-elle pas trop fort et parfois même sans
attendre qu’on l’y ait conviée ? Est-elle encore dans la rue, une fois le soleil
couché, et ne part-elle pas se promener trop loin de chez elle ? Ne lance-t-
elle pas parfois une œillade effrontée à un homme qui la tient à l’œil ?
Fume-t-elle en public ou parle-t-elle aux étrangers ? S’est-elle montrée trop
pressante pour se faire resservir un verre ? Va-t-elle trop souvent seule au
café ? Cette accumulation de « trop » laisse supposer qu’il existe une juste
mesure qui, pour toutes les autres femmes qu’elle, va de soi. Et que donc,
elle dépasse.
Les exemples mentionnés ici renvoient aux mœurs en usage dans les
sociétés occidentales il y a cinquante ans ou dans quelques enclaves plus
conservatrices qui s’y maintiennent encore. Les femmes qui ne se
conforment pas aux normes sont discréditées. Elles font jaser et s’attirent la
réprobation. Et c’est là le nœud du problème : ces femmes ne vivent pas
repliées sur elles-mêmes. Qu’elles le veuillent ou non, elles évoluent en
permanence sur une scène ouverte, au vu et au su de l’opinion publique qui
juge leur comportement à l’aune des normes sociales applicables aux êtres
de même condition que la leur. Elles passent donc pour impudentes ou
éhontées, s’exposent au blâme, et ne font visiblement aucun cas des règles
qu’elles sont censées respecter. Elles n’ont pas d’honneur.
Dans certaines sociétés les codes de conduite imposés au sexe féminin
sont encore beaucoup plus stricts. Filles et femmes y sont aussi sans cesse
surveillées. Mais elles ne se montrent pas en public, ne fréquentent pas les
lieux collectifs, apparaissent encore moins sur une quelconque « scène ».
Elles sont reléguées dans l’opprobre, « compartimentées », durant leur
adolescence, dans la pièce où se tiennent les femmes au sein du foyer
parental, puis, plus tard, une fois mariées, au logis conjugal, d’où elles ne
sortent qu’enveloppées de la tête aux pieds dans une tente portable.
Au sein de ces communautés, l’honorabilité des femmes constituait et
constitue encore une part indissociable de l’honneur et du prestige des
hommes responsables d’elles : leurs pères et leurs frères tant qu’elles sont
célibataires, leur mari une fois qu’elles en ont un. Le mot « responsable »
doit être ici entendu dans son sens littéral : est responsable l’homme qui
doit répondre du comportement de son épouse, qui est comptable de ses
faits et gestes.

N’allez pas croire qu’une telle responsabilité n’existe pas dans les
sociétés occidentales d’aujourd’hui. Le mari est, lui aussi, tenu pour
responsable si « sa » femme parle sans y avoir été invitée, exprime ses
opinions avec trop de véhémence, se laisse aller à des danses trop
échevelées, boit trop, s’habille de façon trop osée ou, pire que tout, a un
amant. Un tel homme est un pauvre type, une mauviette, une poule
mouillée, il porte des cornes et est cocu. La femme, elle, porte la culotte.
Bien sûr, tout cela est une question de degré. Ces affaires d’honneur pèsent
bien moins lourd chez les Occidentaux blancs que dans les sociétés
traditionnelles non occidentales. Pourtant, le sens de l’honneur masculin
continue à faire des siennes dans le monde d’aujourd’hui. L’honneur blessé
a conduit une multitude d’hommes au divorce et même au suicide.

Ce qui nourrit l’honneur d’un homme, c’est d’abord le respect que ses
pareils ont pour lui. C’est surtout lorsqu’ils ne parviennent pas à faire filer
doux leurs femmes que les hommes ont honte d’eux-mêmes devant d’autres
hommes. À l’opposé, ce qui compte avant tout aux yeux des séducteurs et
autres coureurs de jupons, c’est l’admiration et l’envie qu’ils sont à même,
par leurs conquêtes, de susciter chez les autres mâles. Je me souviens que,
durant mes années de jeunesse à Amsterdam, un célèbre designer et un
écrivain plus illustre encore avaient parié à qui des deux réussirait, en un an,
à séduire le plus grand nombre de créatures féminines. Pendant douze mois,
chacun s’était donc évertué à enjôler et à circonvenir de jour en jour une
fille après l’autre. Et, durant tout ce temps, qu’ils en soient aux manœuvres
de séduction, aux préliminaires ou à l’acte lui-même, chacun a dû se
demander avec qui l’autre se trouvait au même moment et quel était son
dernier score. Quelle façon alambiquée et subreptice d’occuper son temps
dans un lit inconnu, avec, en fin de compte, son meilleur ami.
Résumons-nous : les violeurs sont sans aucun doute mus en partie par
leurs pulsions sexuelles, mais aussi et surtout par leur soif de pouvoir. Une
femme effrontée doit avant tout être remise à sa place, c’est-à-dire sous
l’homme. Le violeur ne soumet pas seulement la femme à sa volonté, il
triomphe aussi par son acte des hommes qui avaient le devoir de protéger
son corps et son honneur. Ces hommes se révèlent littéralement
« impuissants » et sont donc eux-mêmes déshonorés.
Un viol en groupe est un acte collectif par lequel des hommes possèdent
ensemble une femme et triomphent concurremment des hommes désormais
incapables de la protéger. Attouchements, agression et viol sont autant de
moyens de ramener cette femme à un état d’assujettissement, tout en
dépossédant de leurs prérogatives les hommes de son entourage.
Ironie du sort : toutes les menaces pesant sur les femmes fournissent
aux tuteurs des droits et des raisons supplémentaires de les maintenir au
foyer et de restreindre encore davantage leur liberté de mouvement. Déjà
bien trop intimidées par les dangers de la rue, elles préfèrent s’abstenir de
travailler, d’entreprendre des études ou d’aller faire des achats si cela doit
les obliger à sortir ou à emprunter les transports en commun. Tous ces
outrages qui défraient la chronique et restent impunis contribuent au
maintien du pouvoir des hommes.
1. Alexandre Soljenitsyne, Nuits prussiennes (poème non traduit en français). Traduction
anonyme empruntée au site https://monde-ecriture.com/forum/index.php?topic=8187.0 [NdT].
2. Cf. « New Delhi Young Women Learn Self-Defense Against Railroad Harassment », The
New York Times, 18 avril 2018 ; « Groepsverkrachting in bus in India deel van een patroon »
[Viol en groupe dans un bus indien : un comportement type], NRC, 5 janvier 2013.
3. Cf. Abram de Swaan, « Uitgaansbeperking en uitgaansangst. Over de verschuiving van
bevelshuishouding naar onderhandelingshuishouding » [Restriction des sorties en ville et
agoraphobie. Sur le passage d’une gestion autoritariste à une gestion négociée de l’organisation
familiale], allocution à l’université d’Amsterdam (29 mai 1977), reprise in De mens is de mens
een zorg [L’homme est un souci pour l’homme], Amsterdam, Meulenhoff, 1982, et in Johan
Heilbron et Geert de Vries (dir.), De draagbare de Swaan [Le De Swaan de poche], Amsterdam,
Bert Bakker, 1999, 2008.
4. On trouvera une bonne vue d’ensemble sur cette question dans l’article critique de Maria
Eriksson Baaz et Maria Stern, « Curious Erasures : The Sexual in Wartime Violence »,
International Feminist Journal of Politics, vol. 20, no 3, 2018, p. 295-314.
5. Cf. notamment Lucy Ash, « The Rape of Berlin », BBC News Magazine, 1er mai 2015
(bbc.com).
6. Cf., à propos de cette « frénésie des vainqueurs », mon ouvrage Diviser pour tuer. Les
régimes génocidaires et leurs hommes de main (2015), trad. Bertrand Abraham, Paris, Seuil,
2016.
7. Les femmes peuvent être aussi châtiées par leur propres compatriotes : une fois le pays libéré
de l’occupation étrangère, les jeunes filles qui se sont commises avec l’ennemi subissent
fréquemment des humiliations publiques – cheveux tondus et même marquage au fer, comme ce
fut le cas en Belgique par exemple après la déroute des occupants allemands, à la fin de la
Première Guerre mondiale. Cf. Sophie de Schaepdrijver, Gabrielle Petit : The Death and Life of
a Female Spy in the First World War, Londres, Bloomsbury Academic, 2015, p. 6.
Jeune âge adulte : crimes d’honneur…

… dans les sociétés agraires de Chine, d’Inde (mais aussi du Pakistan


actuel), dans les sociétés tribales du Moyen-Orient arabe, dans tous
les pays du pourtour méditerranéen (Palestine, Liban, Turquie, Grèce,
Maroc, Italie, Espagne), dans le reste de l’Europe du Sud ainsi que
dans les Amériques, outre-Atlantique 1.

Il arrive qu’un homme soit, au-dedans de lui-même, si profondément


blessé par le comportement d’une fille, d’une sœur, d’une fiancée ou d’une
épouse qu’il faut que cette femme disparaisse. Qu’elle meure. Il ne s’agit
pas là de simples fantasmes de vengeance, de malédictions passionnées et
de menaces en l’air : il n’est pas rare qu’il y ait passage à l’acte. Dans de
nombreux pays occidentaux, le « crime passionnel » était, jusqu’à
récemment encore, reconnu par le droit pénal en tant qu’homicide
involontaire « commis sous l’emprise de la passion », pour lequel l’autorité
judiciaire pouvait faire preuve de compréhension. Après jugement, le
meurtrier s’en tirait avec une peine légère et était même, s’il y avait eu
adultère, acquitté : aveuglé par une noble passion masculine, il ne pouvait
être tenu pour responsable de son acte et était mis hors de cause sous les
murmures d’admiration du public masculin. Cette jurisprudence qui
prévalait en France depuis des temps anciens et que le Code pénal
napoléonien de 1810 a confirmée est devenue caduque à partir de 1975. Ce
même Code a été appliqué aux Pays-Bas durant la majeure partie du
e
XIX siècle : « Le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur

le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison


conjugale, est excusable 2. » L’excuse de la passion était un privilège
accordé au mari trompé. La femme qui tuait son époux dans les mêmes
circonstances restait, quant à elle, purement et simplement passible d’une
sanction pénale. Dans des affaires plus récentes d’homicides commis en
flagrant délit d’adultère, les verdicts prononcés font montre d’une sévérité
accrue. Ces actes sont de plus en plus perçus comme des formes extrêmes
de violence domestique. Ils se heurtent à une résistance de plus en plus
forte, en particulier lorsque leurs auteurs sont des hommes.
En Occident, l’emballement meurtrier des maris trompés ou éconduits
procédait déjà probablement moins de la passion exacerbée que de la
blessure d’amour-propre : d’une profonde rancœur suscitée par l’infidélité
ou le rejet, conduisant à une irrépressible envie de tuer. L’auteur de l’acte a
été atteint dans sa dignité et son sens de l’honneur. Les hommes de la
famille et ceux qu’il fréquentait à l’église, au café, ainsi que les magistrats
du tribunal l’ont parfaitement compris. Ils ont compris, de plus, qu’eux-
mêmes constituaient le public que ciblait le délit ou le crime. Il fallait que la
dignité blessée de l’agresseur soit rétablie devant leurs yeux par un sacrifice
humain à la Virilité. La victime immolée était évidemment une femme. Le
geste ayant donné la mort était aussi porteur d’un message destiné aux
femmes : quiconque blesse, en se rendant coupable d’adultère, un homme
au plus profond de son honneur risque d’avoir à le payer de sa vie. L’auteur
du meurtre d’honneur avait de bonnes chances de rester impuni.

Même dans la société néerlandaise d’aujourd’hui – l’une de celles qui


ont un taux de criminalité parmi les plus faibles du monde, où les femmes
sont plus émancipées que dans 90 % des autres pays –, les meurtres dans les
couples sont encore en majorité commis par les hommes. Parmi les victimes
de violences domestiques mortelles, on compte deux tiers de femmes contre
un tiers d’hommes. Les femmes sont généralement assassinées par leur
partenaire ou ex-partenaire, ce qui n’est le cas que d’une minorité des
hommes, victimes pour la plupart d’une autre personne, appartenant au
cercle de leurs connaissances ou de leur famille. Les trois quarts de ces
meurtres entre partenaires ont lieu au domicile conjugal 3.
Comme dans d’autres affaires de meurtre, il s’agit de savoir si l’acte a
été commis sur l’impulsion du moment, et donc sans préméditation. Si c’est
le cas, le coupable sera traduit en justice sous l’inculpation – moins grave –
d’homicide involontaire. Si le comportement de sa partenaire l’a mis dans
un tel état de rage qu’il ne peut être tenu pour entièrement responsable de
son acte, une peine moins lourde ou même un acquittement sera requis. Il
convient donc d’apprécier la situation subjective, l’état d’esprit de l’accusé
au moment où il a commis son acte. En outre, même dans l’État de droit
moderne, se manifeste une certaine volonté de considérer l’infidélité de la
victime comme une sorte de provocation : un tel affront peut avoir non
seulement jeté le prévenu hors de ses gonds, mais aussi suscité une
indignation générale. Il s’agit là d’une appréciation dite « objective », se
fondant sur les règles en vigueur dans la communauté.
La jurisprudence occidentale accorde beaucoup d’attention aux
sentiments de l’auteur du crime et à son état d’esprit au moment de l’acte.
Le mobile invoqué est souvent la jalousie ou la perte d’amour, affects qui se
rapportent à la relation intime que le prévenu entretenait avec sa partenaire
et un tiers éventuel. La honte et l’humiliation sont bien plus rarement
retenues en tant que mobiles. Elles sont liées à des sentiments tels que
l’« honneur » et le « déshonneur » qui, dans la culture occidentale
bourgeoise, sont, aujourd’hui, plus ou moins passés à la trappe et, à mon
avis, systématiquement sous-estimés.
Aux États-Unis, l’adultère féminin est également très souvent considéré
comme une provocation. L’acte fatal perpétré par le conjoint ou le
compagnon qui a pris sa femme sur le fait n’est alors pas qualifié de
meurtre mais d’homicide involontaire (manslaughter), et est donc, à ce titre,
passible d’une peine plus clémente. Encore faut-il que ladite provocation
soit d’une agressivité propre à déclencher le passage à l’acte chez un
« homme raisonnable » (reasonnable man), et donc que cet acte soit
commis sous le coup d’une brusque impulsion. C’est là l’aspect subjectif.
L’acte doit en outre avoir été dicté à son auteur par un besoin incoercible de
voir son honneur rétabli. C’est ce qui constitue son caractère objectif.
Dans les procès touchant aux « crimes d’honneur » (honor killings), la
prise en considération de cet aspect objectif touchant à la réparation de
l’honneur peut conduire à une diminution de la peine. De tels crimes
d’honneur sont, en fait, rarement commis sur un coup de tête mais plus ou
moins réfléchis, préparés – et donc prémédités. Les prévenus jugés pour
« crimes d’honneur » sont, en Europe occidentale, généralement issus de
familles venues d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud.
Leurs antécédents culturels sont pris en compte jusqu’à un certain point, en
tant que circonstances atténuantes 4.
Dans les vengeances d’honneur, ce n’est pas tant l’auteur du crime et sa
victime qui focalisent l’attention. Le comportement controversé de la
femme – ce sont presque toujours les femmes qui sont en cause – déshonore
la famille tout entière et plus particulièrement les parents directs de cette
femme adultère (y compris ceux de sexe féminin). Quand bien même son
mari serait disposé à oublier l’outrage, c’est sa famille à elle qui est
humiliée. L’indispensable réparation d’honneur est donc une affaire
familiale. Tant qu’aucun étranger n’est au courant de cette scandaleuse
affaire, beaucoup de choses peuvent être réglées à l’amiable. Après tout,
jalousie ou perte d’amour ne sont pas les éléments déterminants, et le
scandale est jusqu’alors resté étroitement circonscrit. Mais, dès qu’il se
répandra hors du cercle familial intime par le biais des ragots et des
rumeurs, il faudra réagir. Les femmes demandent, elles aussi, que leur
réputation collective soit rétablie. Cela ne peut se faire que d’une façon : en
châtiant celle qui a enfreint la règle. La sanction devra être largement
annoncée, car c’est aussi parmi un cercle plus vaste que le prestige de la
famille a besoin d’être restauré. Généralement, ce n’est donc pas le mari qui
exerce les représailles contre son épouse dévoyée mais un parent du père de
celle-ci. Le sort de la femme est ainsi décidé par sa propre famille, qui
désigne en son sein celui de ses membres qui devra exécuter le crime
d’honneur. La tâche revient très souvent à l’un des plus jeunes frères ou
cousins de la femme car, pour un tel crime, les mineurs encourent des
peines plus légères. Ils sont, à l’évidence, tellement obéissants aux aînés de
la famille qu’ils tuent leur sœur ou leur cousine sans le moindre état d’âme.
Il n’y a décidément pas de limite à l’infamie 5.
Le système des crimes d’honneur continue à sévir dans une large bande
allant de l’Amérique latine à l’Afrique du Nord, du Moyen-Orient à l’Asie
de l’Ouest et du Sud 6. Il existait encore dans les Balkans une bonne partie
du siècle dernier. Dans les pays occidentaux, les immigrés originaires de ces
régions commettent sporadiquement des crimes d’honneur, qui soulèvent un
tollé général. Une femme qui n’observe pas les codes très stricts de la
pudeur, de l’honneur, de la réserve, qui ose refuser un mariage convenu ou
dont le comportement est trop indépendant et trop « occidental » porte
atteinte à la notoriété de son futur mari offensé, de sa famille et de
l’ensemble de son clan.
Les familles ou les clans qui perdent à ce point leur prestige ne sont plus
respectés ni craints. Dans les pays où la faiblesse de l’État et l’extrême
morcellement de son autorité étaient le legs d’un passé lointain, la
population ne pouvait pas compter sur la police, la justice ou la fonction
publique pour défendre ses droits contre les groupes voisins. Les clans
rivaux vivant à proximité considéraient comme faible et donc vulnérable un
groupe ne défendant pas sa propre réputation. Ils se mettaient alors à
revendiquer les champs adjacents aux leurs, que possédait ce clan déjà si
éprouvé, ou à voler le bétail errant. L’administration domestique avait
toujours eu et conserve un aspect très matériel et presque commercial : elle
participait d’une « économie de l’honneur » dans laquelle ceux qui sont
incapables de mettre leurs femmes au pas sont tout aussi incapables de
résister à leurs voisins.
Les violences domestiques – qui peuvent parfois être fatales – sont
aussi, bien évidemment, une réalité dans les familles occidentales. Mais,
dans les crimes d’honneur mortels, la famille tout entière est presque
toujours impliquée. L’acte de violence s’inscrit alors dans un contexte de
justification culturelle et religieuse. La question de savoir si l’islam autorise
ou non les crimes d’honneur, voire les recommande, fait l’objet d’un débat
entre musulmans érudits. De nombreuses actions menées contre les femmes
au nom de la tradition sont théologiquement controversées. Chez les
croyants ordinaires, l’idée que le Coran et la charia les autorisent, et même
les imposent, prédomine. Et, là encore, ce n’est pas de sitôt que l’imam du
village viendra les démentir.
Dans les pays islamiques, se manifeste çà et là une résistance aux
crimes d’honneur traditionnels. Ce sont surtout les citadins ayant fait des
études supérieures qui les rejettent. Et ce, de façon très nette. Dans les
zones rurales, la coutume trouve encore un large soutien 7. Il n’est pas
possible de déterminer la fréquence des crimes d’honneur commis contre
les femmes. Chaque cas est, bien sûr, largement propagé par la rumeur
publique. Mais la police, la justice et les autorités préfèrent ignorer les faits
pour ne pas avoir à intervenir. Les médias locaux restent très discrets.
On ne parvient pas non plus à connaître de façon précise la fréquence
des décès directement liés à ces crimes parmi les femmes qui en sont
victimes. Et nul ne sait si cette forme de criminalité progresse ou diminue 8.
Dans les sociétés occidentales où les immigrants musulmans se sont
installés en grand nombre au cours des cinquante dernières années, les
crimes d’honneur sont devenus plus courants. Ils donnent le plus souvent
lieu à des investigations et à des poursuites 9.
Des enquêtes menées dans les pays islamiques ont montré qu’un très
grand nombre de résidents vivant au voisinage immédiat d’un lieu où un
crime d’honneur s’était produit avaient connaissance de ce fait. En 2005,
28 % des personnes interrogées en Jordanie – en grande majorité des
citadins – affirmaient avoir connu au moins une victime d’un tel crime, et
4 % reconnaissaient qu’un crime d’honneur avait eu lieu au sein de leur
propre famille élargie. Ces meurtres suscitaient une aversion générale :
95 % des citoyens questionnés se déclaraient en profond désaccord avec
l’affirmation « les crimes d’honneur sont moralement justes ». Et pourtant,
ils persistent, y compris en Jordanie 10.
Les victimes sont, dans de nombreux cas, des femmes jeunes qui ont
été, en général, données en mariage à un cousin. Le fiancé part souvent
travailler plusieurs années à l’étranger afin de réunir le montant de la dot.
La promise tombe amoureuse d’un autre homme et s’enfuit avec lui. Si la
famille parvient à la rattraper, elle est lapidée à mort. Pour punir une femme
célibataire d’être tombée enceinte, on l’a forcée plus tard à regarder sa fille
se faire assassiner 11. De telles pratiques sont courantes au Pakistan. Une
femme qui survit à la vengeance dont elle est victime se voit contrainte
d’accorder son pardon à ses agresseurs et doit, si toutefois l’affaire est
jugée, témoigner en leur faveur. Les meurtriers sont rarement – voire
jamais – sanctionnés. « L’auteur des faits parade, torse bombé, fier de lui et
triomphant 12. » Et : « Ce n’est pas la fille ou la femme qui sont considérées
comme victimes, mais l’homme qui a dû se conformer au code de l’honneur
pour éliminer la femme afin que l’honneur familial puisse être restauré. » Et
c’est lui qui, après avoir commis son acte, croule sous les démonstrations de
sympathie 13.
Lorsqu’une telle affaire vient malgré tout à être jugée, l’accusé
comparaît devant un tribunal local qui, bien peu soucieux du code pénal ou
même de la charia, applique le droit coutumier tribal, même si celui-ci
contredit de façon explicite les textes de loi. Les auteurs de crimes
d’honneur se voient infliger une peine légère, ou sont acquittés. Même
devant les tribunaux de droit commun, la plupart des procédures
n’aboutissent pas à des condamnations mais se soldent par des
acquittements ou par un verdict clément pour le mineur chargé de venger
l’honneur offensé, tandis que le véritable instigateur du meurtre demeure
hors d’atteinte. L’auteur d’un crime d’honneur reste donc presque toujours
impuni. Mais son acte, qui visait à rétablir la réputation de la famille auprès
d’un vaste cercle alentour, a connu un large écho et constitue désormais une
mise en demeure par laquelle toutes les femmes sont tenues de rester
soumises au régime patriarcal.
L’impunité dont bénéficient les meurtriers dès qu’ils en appellent à leur
honneur favorise toutes sortes d’autres abus. Ainsi, un homme ou une
femme peuvent se voir imputer un adultère et risquer de ce fait d’être à leur
tour victimes d’un crime d’honneur – ou de se voir condamnés à la peine
capitale. Ces personnes faussement accusées font alors l’objet d’un
chantage visant à leur extorquer de grosses sommes d’argent. Le meurtrier
d’une femme a, par contre, de grandes chances d’échapper à la
condamnation dès lors que quelqu’un accuse cette dernière, même
rétrospectivement, de débauche, ce qui confère au meurtre l’apparence
d’une vengeance d’honneur 14.
Le crime d’honneur entend aussi servir d’avertissement à d’autres
femmes : celles dont le comportement est « trop occidental », qui veulent
étudier, qui travaillent hors de chez elles, se rendent en ville par leurs
propres moyens… De nombreux sévices précèdent le meurtre, et
l’exécution finale donne lieu à un tel déploiement d’horreurs qu’elle
épouvante, à des kilomètres à la ronde, toutes les autres femmes. À la
différence des violences domestiques mortelles et des « crimes
passionnels », les crimes d’honneur participent au maintien des normes
sociales : le châtiment qui s’abat sur une femme est en même temps une
sévère leçon de bonnes mœurs donnée à toutes les autres.

Les crimes d’honneur et les violences qui participent de la même


idéologie ne sont pas spécifiques à l’islam. Ils surviennent dans toutes les
communautés religieuses, touchent toutes les classes et tous les milieux 15.
Curieusement, lorsqu’il est question de crimes d’honneur, un continent
entier est la plupart du temps laissé de côté alors qu’au moins autant de
femmes qu’ailleurs y sont tuées en raison de leur sexe. Il s’agit de
l’Amérique latine, profondément catholique et fanatiquement évangéliste.
Bien que l’organisation sociale n’y soit pas basée sur des clans de parenté,
l’influence des réseaux familiaux élargis s’y fait notablement sentir.
Suprématie masculine et pratique du catholicisme tout à fait conforme à la
doxa vaticane y font bon ménage. L’Église encourage les femmes à
supporter leurs souffrances en silence et laisse les hommes se livrer à un
culte effréné de la virilité : le marianisme fait pendant au machisme.
On compte, parmi les pays les plus violents du monde, différents États
d’Amérique latine. La violence y est en grande partie dirigée contre les
femmes : de là, le mot espagnol feminicidio. Nombre de ces États ne
poursuivent même pas en justice les auteurs de crimes traditionnellement
qualifiés de « passionnels ». S’il arrive à ces derniers de devoir comparaître
devant un tribunal, ils s’en tirent généralement avec une peine légère, après
avoir réussi à faire croire que, à l’instar d’un crime passionnel, l’acte fatal a
été perpétré dans un brusque accès de furie aveugle. Dans beaucoup de ces
pays, de tels crimes sont en réalité destinés à venger l’honneur du mari et de
la famille. Bien que, dans la plupart des cas, le tueur ne soit autre que
l’homme ayant subi l’affront, les plus proches parents s’immiscent
fréquemment dans l’affaire pour presser celui-ci d’exécuter la femme. La
différence entre ces meurtres et les crimes d’honneur pratiqués dans les
États islamiques réside surtout dans le degré des violences infligées aux
victimes.
Dans des pays tels que le Mexique et le Guatemala, il arrive que, par
dizaines à la fois, des femmes soient assassinées ou disparaissent sans
laisser de traces. C’est là l’œuvre de bandes qui tentent ainsi d’intimider la
population locale pour étouffer dans l’œuf toute volonté de résistance :
l’objectif n’est pas simplement de déshonorer et de mettre à mort des
femmes, mais de toucher en même temps dans leur dignité d’homme les
maris qui n’ont pas pu protéger leurs épouses contre ces exactions 16.
Ceux qui attaquent les femmes en tant qu’individus cherchent
ouvertement à faire à chaque fois un exemple : ceci parce qu’elles ont
enfreint les règles coutumières. Des opérations comme l’enlèvement et la
liquidation d’un grand nombre de femmes prises au hasard ont pour but de
démoraliser leurs époux, leurs proches et leurs concitoyens. Les meurtres
que subissent les femmes d’Amérique latine n’attirent que faiblement
l’attention des Européens. Les abus commis dans les pays islamiques
peuvent au moins être directement imputés à l’« islam », et c’est là pain
bénit pour mettre, dans leur propre pays, les musulmans en mauvaise
posture. Les immigrants latino-américains sont plutôt clairsemés en Europe
où ils suscitent peu ou pas d’opposition. Ce qui, aux yeux de la population
parmi laquelle ils sont immergés, rend les crimes d’honneur perpétrés en
Amérique latine beaucoup moins « intéressants », car ils ne peuvent guère
servir de bâton qu’on retournerait contre ces immigrants.
Les crimes d’honneur fonctionnent comme une loi martiale à usage
privé. Des particuliers s’arrogent le droit d’exécuter autrui sans la moindre
forme de procès, pour peu qu’ils estiment que leur honneur collectif a été
atteint. Les autorités laissent faire, même si toutes les lois et
réglementations sont ainsi bafouées. Car chacun comprend que ces actes de
terreur doivent, au bout du compte, perpétuer la suprématie des hommes sur
les femmes. Une fois replié le papier qui l’emballait, fait de traditions,
considérations ethniques, culturelles et religieuses, le patriarcat apparaît
dans sa nudité : il n’est rien d’autre qu’un régime de violence et de terreur.
1. Cf. Nicole Pope, Honor Killings in the Twenty-First Century, New York, Palgrave
Macmillan, 2012, p. 18, qui emprunte cette citation à l’ONG Shirkat Gah, centre de ressources
pour les femmes pakistanaises.
2. Code pénal « décrété le 17 février 1810 et promulgué le 27 du même mois », titre II,
« Crimes et délits contre les particuliers », chapitre 1, section III, article 324, in Jean-Paul
Doucet, Le Droit criminel. Droit pénal, procédure pénale, ledroitcriminel.fr/index.htm [NdT].
3. Annemiek Nieuwenhuis et Henk Ferwerda, Tot de dood ons scheidt. Een onderzoek naar de
omvang en kenmerken van moord en doodslag in huiselijke kring [Jusqu’à ce que la mort nous
sépare. Enquête sur l’ampleur et les caractéristiques des meurtres et des homicides commis au
domicile conjugal], Arnhem, Bureau Beke, 2010, p. 42.
4. Tahir Abbas, « Honour-Related Violence Towards South Asian Muslim Women in the UK :
A Crisis of Masculinity and Cultural Relativism in the Context of Islamophobia and the “War on
Terror” », in Mohammad Mazher Idriss et Tahir Abbas (dir.), Honor, Violence, Women and
Islam, Londres-New York, Routledge, 2011, p. 16-28.
5. Veena Meetoo et Heidi S. Mirza, « There Is Nothing “Honorable” About Honor Killings », in
Mohammad Mazher Idriss et Tahir Abbas (dir.), Honor, Violence, Women and Islam, op. cit.,
p. 42-46.
6. Mark Cooney, « Death by Family : Honour Violence as Punishment », Punishment and
Society, vol. 16, no 4, 2014, p. 406-427 (407).
7. Andrzej Kulczycki et Sarah Windle, « Honor Killings in the Middle East and North Africa :
A Systematic Review of Literature », Violence Against Women, vol. 17, no 11, 2011, p. 1442-
1464 (fournit un excellent panorama de l’information disponible).
8. Mark Cooney (« Death by Family », op. cit., p. 407) se réfère à une évaluation des Nations
unies : cinq mille crimes d’honneur dont les victimes sont des femmes sont répertoriés chaque
année dans le monde. De très nombreux cas ne sont pas révélés et n’apparaissent donc pas dans
les données officielles : « De nombreuses ONG actives au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est
supposent que le nombre réel des crimes d’honneur est quatre fois plus élevé. » Brandon
Fryman, « Honor Killings », in Laura L. Finley (dir.), Encyclopedia of Domestic Violence and
Abuse, vol. 1, Santa Barbara, ABC-CLIO, 2013, p. 216-221.
9. En 2013, des crimes d’honneur ont fait dix-sept morts aux Pays-Bas. Les victimes étaient
d’ailleurs en majorité des hommes ! Environ cinq cents comparutions en justice ont eu lieu pour
violences d’honneur – qui n’ont eu que très rarement une issue fatale. Cf. Sheila Kamerman et
Renate van der Zee, NRC, 28 avril 2014.
10. Cf. Ellen R. Sheeley, Reclaiming Honor in Jordan : A National Public Opinion Survey on
« Honor » Killings, Amman, Black Iris, 2007, cité in Andrzej Kulczycki et Sarah Windle,
« Honor Killings in the Middle East and North Africa : A Systematic Review of Literature »,
op. cit.
11. Mujib Mashal et Zahra Nader, New York Times, 8 juillet 2017.
12. Saba Imtiaz, The New York Times, 13 mai 2016.
13. « In other words, the injured party or the victim here is not viewed as the girl or woman, but
the man who needed to follow a code to “eliminate the woman so the family honour can be
restored” », Leyla Pervizat, « Lack of Due Diligence : Judgements of Crimes of Honour in
Turkey », in Mohammad Mazher Idriss et Tahir Abbas (dir.), Honor, Violence, Women and
Islam, op. cit., p. 142-152 (144).
14. Nicole Pope, Honor Killings in the Twenty-First Century, op. cit., p. 170.
15. Mohammad Mazher Idriss in id. et Tahir Abbas (dir.), Honor, Violence, Women and Islam,
op. cit., p. 4.
16. Rosa-Linda Fregoso et Cynthia Bejarano (dir.), Terrorizing Women. Feminicide in the
Américas, Durham-Londres, Duke University Press, 2010.
Déclenchement d’obturateur

Imaginez un peu : vous ressentez une vive douleur au niveau du cœur.


Qui persiste un bon moment. C’est de pire en pire, semble-t-il. Rien de
grave, vous dites-vous. Sur l’insistance de vos proches, vous finissez par
aller consulter votre médecin. Elle ne vous trouve rien et ne croit pas non
plus qu’il y ait de quoi s’inquiéter mais, par précaution, elle vous réoriente
vers l’hôpital. Prudence est mère de sûreté. La nuit précédente, votre
sommeil est agité. Ça ne veut rien dire, bien sûr, mais sait-on jamais ? Ça a
empiré ou pas ? Ça gagne votre bras à présent ?
Arrivé à l’hôpital largement à l’heure, voilà déjà un moment que vous
attendez, passablement tendu. À peine votre nom a-t-il été appelé que le
médecin apparaît : une femme de couleur, jeune et belle, foulard sur la
tête… Un bref instant, un dixième de seconde peut-être, vous pensez : pas
question. Cette pointe de douleur qui me tracasse, c’est à un homme que je
veux en parler, un homme dans la cinquantaine bien sonnée, un peu
grisonnant, et blanc de peau – comme tout médecin qui se respecte. Puis
vos idées se remettent en place : ah, une spécialiste femme, tellement jeune
encore, hâlée, et musulmane en plus. Sympa, non ? Sûr qu’elle a fait de
dures études, elle doit être très douée. Elle n’a ses diplômes que depuis peu.
Et est donc au courant des toutes dernières trouvailles. Mieux vaut ne pas
repenser à cet instant où, cédant à des préventions, vous l’aviez rejetée.
Vous auriez trop honte.
Pas si vite, voyons. Votre obturateur s’était déclenché : le temps d’un
éclair vous aviez saisi, dans la chambre noire de votre for intérieur, un
minime aperçu des préjugés et des clichés standards relatifs à la couleur, à
l’âge, au sexe, à la religion tels qu’ils se perpétuent dans la vie sociale. Ces
préventions qui, à tout moment, se voient ratifiées par les rapports sociaux
réels, dans leur inégalité brute.
Ces images se sont, bien sûr, fixées quelque part dans la pénombre de
votre vie affective. Comme dans celle de tous les êtres qui composent cette
société.
Je me sens très heureux en tant que chercheur. Je n’ai pas besoin d’aller
recueillir, de rue en rue, d’escalier en escalier, de porte en porte, l’opinion
de mes semblables, en leur soumettant une longue liste de questions. Tout
ce que j’ai à faire, c’est de m’autoconsulter. Au fond de moi, se cache un
chauviniste, étroit d’esprit, sexiste et plein de partis pris qui, comme en un
flash, me transmet les pensées et les sentiments de ses compatriotes. Eh oui,
le citoyen lambda tapi au fin fond de mon esprit atteste que les femmes qui
ont réussi à accéder à de hautes responsabilités dans les sphères du pouvoir
politique sont d’horribles mégères, qui portent la culotte et sortent toutes
griffes dehors. Et la ménagère de cinquante ans qui s’est planquée à
l’intérieur de mon être confirme mot pour mot ces préjugés. Des
énergumènes semblables aux intrus qui ont pénétré chez moi ont trouvé un
abri chez tous ceux – ou presque – qui ont grandi sous la loi d’airain de
l’inégalité des rapports entre les sexes, entre les classes et entre les races.
Chez tout le monde, en fait. Ce magma souterrain de représentations
collectives resurgit en chaque individu au moment où il ne s’y attend pas,
tel un conglomérat d’arrière-pensées indésirables.
Sommes-nous donc tous racistes, sexistes – ou pire encore ? Non, loin
de là. Nous avons, à longueur de temps, respiré les particules fines de la
discrimination sociale ambiante, à laquelle, manifestement, nous
participons. Nous nous efforçons de nous débarrasser des stéréotypes afin
de poser sur les autres et sur nous-mêmes un regard aussi impartial que
possible. Nous sommes animés d’une volonté sincère de rencontrer les
autres sans la moindre prévention. C’est là tout ce que nous pouvons faire.
Peut-être contribuerons-nous ainsi à l’avènement d’une société dans
laquelle chacun se sentira, y compris dans son moi intime, affranchi de tout
préjugé. Et n’aura plus alors à affronter cet instant où, de façon subreptice,
l’obturateur se déclenche.
L’IRRÉSISTIBLE ASCENSION
DES FEMMES DANS LE MONDE
D’AUJOURD’HUI
Le « modèle humain général » de domination masculine qui s’est
imposé durant des milliers d’années est sur le point de s’effondrer un peu
partout. Même dans les pays qui vivent sous un permafrost d’illusions
religieuses, comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou le Salvador, la suprématie
du mâle commence à peiner, à se fissurer et à craquer. En Arabie saoudite,
les femmes ont récemment été autorisées à prendre le volant, et pourraient
même bientôt avoir accès aux salles de cinéma. Le début de la fin des temps
patriarcaux s’annonce.
Ce déclin de la toute-puissance du « sexe fort » n’est pas dû au fait que
les hommes se sont soudainement repentis, même s’ils sont maintenant des
centaines de millions à changer d’avis – et si, pour des dizaines de millions,
ce changement se fait dans le mauvais sens. Il n’a pas non plus pour raison
déterminante la pression morale exercée par les féministes et leurs actions
revendicatives qui, pourtant, ont à coup sûr influé. L’érosion résulte en fait
d’un ensemble de mutations radicales et d’ampleur mondiale qui, se
renforçant mutuellement, ont eu une portée révolutionnaire. Les femmes
sont toujours plus nombreuses à être scolarisées et ce, de plus en plus
longtemps. Elles font moins d’enfants et sont mères de plus en plus tard.
D’où l’élévation de leur niveau de connaissances, et leur plus grande
disponibilité pour des activités hors du foyer, tel le travail rémunéré. Les
évolutions de l’industrialisation et de la mécanisation ont conduit à faire de
plus en plus appel à d’autres capacités que la seule force physique :
intelligence des problèmes, aptitudes à la synthèse, à l’anticipation, dans
lesquelles les femmes se montrent pour le moins aussi performantes que
leurs collègues hommes.
Mais revenons en arrière, tout près des lieux où j’ai passé mon enfance.
À la fin des années 1940, alors que j’étais en maternelle, puis un peu plus
tard, à l’école primaire, nous étions confiés à des institutrices que nous
appelions « juffie », « maîtresse » : juffie Jonker et juffie Van Kampen. Il y
avait dans ma classe à peu près autant de garçons que de filles.
Cela faisait déjà plus d’un demi-siècle qu’il en allait ainsi aux Pays-Bas.
Au lycée, dans les années 1950, on retrouvait pratiquement cet équilibre 1.
Ce n’est qu’à l’université – nous étions alors au début des années 1960 –
que les étudiantes étaient nettement minoritaires ; et la gent féminine était
pratiquement absente du corps professoral 2. Quand je suis devenu assistant,
celui-ci comptait deux jeunes femmes – c’était là une exception. La plus
brillante a brusquement disparu. Elle s’était fiancée et il ne lui était, alors,
manifestement pas possible de concilier une formation et à plus forte raison
une carrière universitaire avec le rôle et les obligations qui allaient lui
incomber dès qu’elle serait mariée. Situation difficilement concevable
aujourd’hui – c’est-à-dire cinquante ans plus tard – dans les pays
occidentaux. Tel est pourtant toujours le cas dans de très nombreuses autres
régions du monde, à supposer que les femmes puissent y accéder à un poste
d’assistante dans une université. À l’époque, j’étais indigné – et je le suis
resté. J’avais (et j’ai encore) de l’ambition, et j’aspirais à devenir
quelqu’un, mais il n’y avait rien de glorieux à remporter une course que la
moitié de mes collègues devaient accomplir en traînant le boulet.
Au cours du demi-siècle suivant, la composition par sexe des effectifs a
radicalement changé. En bien. Et lorsque, vingt-cinq ans plus tard, je suis
devenu directeur d’école doctorale, nous avons refusé d’inclure, dans les
appels à candidature, la formule : « À qualifications égales, priorité sera
donnée aux candidates. » C’était devenu inutile dans le département de
sciences sociales. Les femmes ont été au moins aussi nombreuses que les
hommes à se présenter, et, sur la base de leur aptitude avérée, elles ont été
admises dans une proportion à peu près équivalente à celle de leurs
collègues masculins. Pour ce qui est des soutenances de thèse, les femmes
sont aujourd’hui pratiquement à égalité avec les hommes 3. Dans presque
toutes les disciplines, à l’exception de l’ingénierie, des sciences de la
nature, de la physique et de l’économie, les femmes sont plus nombreuses
que les hommes à obtenir un doctorat. Ceci non seulement aux Pays-Bas
mais également dans la quasi-totalité des pays occidentaux et dans de
nombreuses universités d’autres parties du monde.

Insensiblement, les femmes se sont mises en marche, depuis une


cinquantaine d’années, à peu près partout, pour faire triompher l’égalité
entre les sexes. Ce qui ne va pas sans coup férir. Même s’il n’est pas besoin
de révolutions spectaculaires, et encore moins de guerres civiles tragiques
entre hommes et femmes ; les luttes de classes et les luttes raciales ont
toujours été bien plus violentes que la lutte pour l’émancipation des
femmes. La marche glorieuse des femmes ressemble chaque jour un peu
plus à un cheminement laborieux à travers la boue tenace des hésitations
féminines et des préjugés masculins, et à une escalade des obstacles abrupts
que lois et coutumes ont érigés durant des siècles de domination masculine.
Mais quiconque prend du recul et se reporte au passé de moyen terme –
cinquante ans ou un peu plus – constatera que, en dépit de tout, les femmes
sont sur la voie de la victoire. Voilà déjà longtemps que cette progression
était devenue inexorable 4.
Les rapports entre les sexes sont depuis des siècles moins inégaux en
Occident – notamment dans le nord-ouest de l’Europe et aux États-Unis –
qu’ailleurs. Dans le monde non occidental, l’Outwest, le changement ne
s’est amorcé qu’à partir des années 1960. Cette situation est imputable à
tout un enchevêtrement de causes. Lesquelles sont en fait parfaitement
cohérentes entre elles. Sans s’être manifestées en même temps. La diffusion
de l’enseignement a eu des conséquences considérables. Elle a d’abord
profité aux garçons, mais, avec le temps, le nombre de filles n’a cessé
d’augmenter dans l’appareil scolaire.

1. En 1954, on comptait dans l’enseignement secondaire néerlandais un peu moins de 55 % de


garçons pour un peu plus de 45 % de filles. On ne dispose pas de statistiques propres aux seuls
lycées. La proportion de filles y était vraisemblablement beaucoup plus importante.
Cf. opendata.cbs.nl/statline/#/CBS/nl/dataset/37220, « Leerlingen », « Onderwijssoort »,
« Vanaf 1900 ».
2. Ibid. Parmi les inscrits à l’université, on comptait en 1959 82 % de garçons.
3. Rathenau Instituut (site Rathenau.nl, la sciences en chiffres, évolution du nombre des
doctorants).
4. Il existe, de par le monde, de remarquables sites internet fournissant quantités de données
relatives à l’émancipation des femmes : a) hdr.undp.org (entre autres : « Human Development
Report ») ; b) en.unesco.org (entre autres : « Global Education Monitoring Report ») ;
c) weforum.org (« World Economic Forum Global Gender Gap Report ») ; d) gapminder.org
(statistiques sous forme de graphiques animés) ; e) ourworldindata.org (axé sur les questions
d’actualité, avec mise en perspective temporelle) ; f) womanstats.org (documentation détaillée
sur tout ce qui concerne les femmes et leur émancipation) ; g) arrow.org.my (données relatives
aux droits des femmes, principalement en Asie).
La longue marche à travers l’appareil scolaire

C’est ce que j’appelle le Nouvel Ordre des Filles. Pour la première


fois – je dis bien « la première fois » –, des jeunes femmes d’une
vingtaine d’années ont atteint un niveau plus élevé, sont plus
instruites, disposent de davantage de biens et sont sans aucun doute
plus ambitieuses que leurs homologues masculins […] Les hommes
font maintenant face à leurs pairs – et à bien des égards à leurs
supérieures. Comment une telle révolution a-t-elle pu se produire en
l’espace d’un demi-siècle, c’est-à-dire en moins d’une minute de
l’histoire de la civilisation humaine depuis ses débuts 1 ?

Dans la société d’aujourd’hui, les possibilités d’ascension sociale des


hommes et des femmes sont dans une large mesure déterminées par les
diplômes qu’ils ont obtenus. C’est ainsi que l’éducation est devenue le
moteur des changements dans les relations entre les sexes. Dès le début du
e
XIX siècle, la grande majorité des enfants au nord-ouest de l’Europe – Pays-

Bas compris – et aux États-Unis fréquentait l’école primaire. Vers la fin de


ce même siècle, la quasi-totalité des jeunes de six à douze ans des pays
occidentaux – les filles comme les garçons – était scolarisée 2.
La massification de l’enseignement secondaire s’est opérée plus tard,
mais selon un processus similaire. Au départ, les filles y ont été admises
plus difficilement et en moins grand nombre. Mais, en 1990, elles avaient
rattrapé les garçons 3. Alors que tous les élèves du primaire recevaient un
enseignement plus ou moins identique, la formation se différenciait dans le
secondaire. Dans la plupart des pays européens, une distinction très nette
continue à prévaloir entre les filières préparant à un emploi de travailleur
qualifié, celles qui permettent d’accéder à un poste de « col blanc » ou de
technicien, et celles qui mènent à des études universitaires. Sections, filières
et voies séparées se constituaient parallèlement aux différences de classes
qu’elles perpétuaient. C’est encore le cas aujourd’hui : la classe au sens
scolaire reproduit la classe sociale.
Dans l’enseignement professionnel supérieur et à l’université, les
femmes comblent également leur « retard ». Plus de 80 % des diplômes de
doctorat délivrés aux Pays-Bas en 1975 l’ont été à des hommes. En 2016,
soit un peu plus de quarante ans plus tard, cinq fois plus de diplômes de fin
d’étude (masters) ont été décernés dont plus de 50 % à des femmes 4.
Aujourd’hui, dans presque tous les pays occidentaux, on compte au
moins autant d’étudiantes que d’étudiants dans l’enseignement supérieur.
En fait, dans les sciences sociales et comportementales, dans les sciences
humaines et les sciences de la vie, les femmes sont même d’ores et déjà
majoritaires. Aux États-Unis, par exemple, les étudiantes constituaient déjà
en 1975 45 % des effectifs inscrits à l’université, mais en 2015 elles étaient
devenues majoritaires, à 53 % 5. Il y a plus d’un demi-siècle, les étudiantes
inscrites en première année de médecine y représentaient moins de 10 %
des effectifs. En 2017, on en comptait plus de 50 % 6. En médecine
vétérinaire, la situation s’est presque inversée : en 1960, près de 98 % des
futurs diplômés de troisième cycle étaient des hommes ; en 2008, 78 %
étaient des femmes. Ce changement est étroitement lié à l’interdiction
fédérale de la discrimination sexuelle dans les universités, introduite en
1972 (Titre IX) 7. Dans le domaine des sciences, les femmes sont encore
minoritaires, mais la différence se réduit rapidement. C’est seulement dans
les disciplines techniques que leur poussée reste faible.
L’augmentation de l’accès des femmes à l’université participe d’une
tendance mondiale. Leur nombre croît presque partout, au point qu’elles
sont d’ores et déjà en position dominante dans la plupart des pays 8. Les
retards que l’on constate encore dans certaines institutions d’enseignement
supérieur s’expliquent par la faiblesse concomitante du nombre de filles et
de garçons qui y étudient.

Dans les années 1960 s’est amorcée, dans les pays non occidentaux, une
expansion spectaculaire de l’enseignement, très étroitement liée à cette
autre grande vague d’émancipation qu’a été, dans la seconde moitié du
e
XX siècle, la libération de dizaines de colonies occidentales. À la fin de la
Seconde Guerre mondiale, l’Asie et l’Afrique étaient presque entièrement
occupées, colonisées par les puissances européennes. Un quart de siècle
plus tard, presque toutes ces possessions étaient devenues indépendantes.
Sous la domination coloniale, l’instruction était réservée aux enfants de la
classe supérieure occidentale et de l’élite indigène. Toutefois, les peuples
colonisés s’étaient plus ou moins familiarisés avec une forme
d’enseignement standardisé. Les diplômes scolaires furent alors de plus en
plus perçus comme un moyen d’accéder à des positions sociales plus
enviables, même si celles-ci restaient hors de portée pour la grande majorité
de la population.
Tous ces anciens fiefs européens sont devenus des États souverains.
Durant les seules années 1960, quarante-quatre nouveaux États, dont la
quasi-totalité venaient d’obtenir leur indépendance, ont adhéré à l’ONU.
Ces sociétés ont dû, en conséquence, être complètement réorganisées. En
dépit des divisions au sein des populations, un large consensus s’est dégagé
presque partout sur un point : la nécessité d’instaurer un système
d’enseignement général afin de renforcer les convictions nationales encore
fragiles et de promouvoir la croissance économique. Il fallait, précisément,
inculquer des idéaux nationaux à la jeunesse. La former au travail dans les
usines et les bureaux modernes d’une économie en développement. Sous
l’égide de l’Unesco, les organisations internationales ont soutenu cet effort,
missionné des experts, établi des statistiques relatives aux avancées
constatées dans chaque pays ainsi que des classements comparatifs. Aucune
nation ne tenait à rester à la traîne. L’aspiration au progrès l’a emporté
partout : éducation et enseignement allaient être le moteur de l’amélioration
sous toutes ses formes.
Ce sont, bien sûr, les garçons qui ont été scolarisés les premiers et en
plus grand nombre. Mais l’impulsion ne s’est pas arrêtée là : de plus en plus
de filles ont reçu un enseignement et pu, ensuite, prolonger leurs études. La
plupart des jeunes nations propageaient les idéaux socialistes et
démocratiques, lesquels sont, par nature, plus favorables aux femmes que
leurs contreparties fascistes ou intégristes. Les experts ont également
avancé des arguments en faveur de l’éducation des filles : elle allait, selon
eux, entraîner, outre un gain en matière de productivité du travail, une
diminution des maladies et de la mortalité liées à l’accouchement – ainsi
que de la mortalité infantile dans son ensemble – et un progrès général de la
santé publique.
Dans les pays où l’économie monétaire s’est développée et où les
mécanismes du marché ont commencé à opérer, les parents ont eu tôt fait de
comprendre que l’éducation améliorerait la situation de leurs enfants. Qu’ils
obtiendraient de meilleurs emplois et donc des revenus plus élevés, et que, à
long terme, ils seraient mieux à même de s’occuper de leurs parents âgés
que des enfants non qualifiés et analphabètes. Les frais de scolarité peuvent
représenter un poste important dans le budget familial, mais semblent
constituer un investissement profitable. Mieux vaut avoir quelques enfants
pourvus de bons diplômes qu’une nombreuse progéniture sans instruction.
Une raison, parmi d’autres, de limiter le nombre de naissances.
Il est vite apparu que les filles disposaient de capacités scolaires au
moins égales à celles des garçons et qu’elles prendraient, sans nul doute,
soin de leurs parents aussi bien qu’eux. La préférence traditionnellement
accordée aux fils s’est, çà et là, légèrement reportée sur les filles. De plus,
partout ou presque, les jeunes femmes ont constamment manifesté une
ferme volonté de pousser leurs études.
Même les régimes les plus réactionnaires et les sociétés les plus
patriarcales ont, à la longue, institué un enseignement destiné aux filles. Ce
sont précisément les autorités religieuses les plus rigoristes qui craignent
par-dessus tout de voir les fidèles s’écarter du droit chemin, ou même renier
leur foi. L’instruction religieuse est donc indispensable, particulièrement
pour les âmes encore réceptives des enfants. Ce qui implique que ces
derniers doivent avoir, selon les juifs, les chrétiens, les musulmans et les
hindouistes, connaissance des textes sacrés. C’est là une raison pour qu’ils
aillent à l’école et apprennent du même coup à lire et à écrire. Dans les
écoles non confessionnelles, on leur enseigne aussi désormais
l’arithmétique ainsi que les autres disciplines élémentaires. Ils bénéficient
ainsi d’un avantage sur le marché du travail. Pour ne pas se laisser
distancer, les écoles religieuses élargissent leur offre pédagogique. À terme,
des disciplines profanes telles que les mathématiques, l’histoire et la
géographie seront même enseignées aux filles. Biologie et physique sont
considérées comme moins appropriées à leurs besoins. Plutôt que de les
former au travail manuel sur des matériaux durs tels que le bois et le métal,
on leur apprend à manier et à transformer des matières malléables
susceptibles de les préparer à leur future vie de mère et de femme au foyer.

Ce qui n’est pas enseigné à ces enfants, c’est qu’en classe les filles sont
les égales des garçons, et qu’une fois devenues femmes elles doivent
pouvoir bénéficier des mêmes droits que les hommes. Contrairement à ces
principes, l’enseignement élémentaire reproduit et perpétue l’inégalité des
sexes, qui persiste aussi dans le reste de la société.
Et pourtant… Partout où les filles sont scolarisées, les relations se
transforment, une fois pour toutes. Même si elles n’ont pas fait cet
apprentissage en classe, les écolières se comporteront, dans leur vie future,
d’une tout autre façon. Laissons parler les chiffres ou, plutôt, laissons-les
remplir leur fonction démagogique, car rien n’impose autant l’autorité que
l’ordre et le nombre. Chacun sait qu’en Asie et en Afrique la diffusion de
l’enseignement aux garçons et aux filles a connu un rythme fulgurant 9.
Mais avec quels effets ?
En 1960, les garçons des pays arabes avaient, en moyenne, bénéficié de
six mois de cours, les filles n’avaient pratiquement pas été scolarisées. En
l’an 2000, les garçons avaient effectué en moyenne cinq à six ans d’études,
et les filles trois à quatre ans 10. Aujourd’hui, les femmes des pays arabes
ont presque comblé, en matière d’instruction, leur retard par rapport aux
hommes, sans pouvoir cependant – à cause même de ce presque – figurer
dans la première moitié du classement établi. Dans cette région du monde,
ce processus s’est déroulé en moins de deux générations, pas davantage.
Des statistiques plus récentes font à leur tour état d’un rattrapage
époustouflant. Dans son rapport de 2017 sur l’écart entre les sexes, le
Forum économique mondial signale que les pourcentages des effectifs
féminins scolarisés dans l’ensemble du monde sont pratiquement égaux à
ceux des effectifs masculins – 49,5 % contre 50,5 % 11 – quel que soit le
niveau d’enseignement pris en compte, c’est-à-dire de l’école élémentaire à
l’université. La survenue à un tel rythme de changements sociaux d’une
pareille ampleur doit en revanche provoquer de vives tensions.
Il n’existe pas de statistiques relatives à la représentation que se font les
hommes de leur supériorité, ni de données quantitatives mesurant la
conscience qu’ont les femmes d’elles-mêmes. Si ces tensions s’aggravent,
c’est encore à votre capacité d’empathie sociologique qu’il faudra vous en
remettre. On dispose néanmoins d’indices chiffrés qui donnent une image
de ce qui peut se passer entre hommes et femmes dans ces pays, notamment
dans leurs relations intimes. Dans notre monde humain, il n’est pas de
donnée d’ordre plus intime que celle de la procréation. Et c’est précisément
sur cette dernière que les statistiques fournissent une réponse très
instructive, tant il est facile de mesurer le résultat qu’ont ces rapports
intimes, à savoir le taux de natalité.
L’analyse de la relation entre niveau d’éducation et fécondité des
femmes dans vingt-six pays fait l’objet d’un excellent article de la
sociologue Teresa Castro Martin. Il s’avère que, plus leurs études sont
longues, moins les femmes ont d’enfants. Dix ans de formation, c’est deux
ou trois enfants de moins. Ces femmes plus instruites ont à peu près le
nombre d’enfants qu’elles désiraient. Et elles désirent moins d’enfants, c’est
indéniable. De plus, ces femmes bien éduquées ont une attitude moins
fataliste face à la procréation. Elles se laissent moins facilement
persuader 12. Et le fait est qu’elles ont plus fréquemment recours aux
moyens anticonceptionnels que les femmes ayant un plus faible niveau
d’instruction. Mieux informées, elles sont plus à l’aise pour prendre leur
contraception en main. En outre, les femmes qui ont moins d’enfants
disposent de meilleures chances sur le marché du travail, et la perspective
d’un emploi plus intéressant renforce leurs intentions de prolonger leurs
études.

Cette relation statistique brute établie entre durée des études et nombre
d’enfants constitue, à ma connaissance, l’un des constats sociologiques les
plus poignants qui soit. Car que signifie-t-elle en fait ? Ces femmes n’ont
pas nécessairement appris à l’école islamique, évangélique ou catholique
qu’elles ont fréquentée qu’elles pouvaient – ni non plus, bien sûr, qu’elles
devaient – avoir recours aux moyens anticonceptionnels. Et, encore moins,
que rien ne les obligeait, au lit, à céder aux volontés de leurs maris. Bien au
contraire. Toutefois, même dans un pays comme la Tunisie, où les
programmes d’enseignement sont extrêmement conservateurs, les femmes
instruites souhaitent avoir une famille moins nombreuse que celles qui ont
quitté l’école plus tôt. Et elles font une fois et demie plus souvent usage de
contraceptifs que ces dernières. Elles n’ont pas appris cela à l’école, je
pense…
Et pourtant, si. C’est saisissant. Les filles qui ont appris à lire et à écrire
acquièrent du même coup, indépendamment de ce que peut dire en classe le
maître ou la maîtresse, une plus grande conscience d’elles-mêmes. Elles se
rendent peu à peu compte qu’elles sont des êtres humains et que si on ne les
reconnaît pas encore comme les égales des hommes, elles ont toutefois
cessé d’être des créatures juste bonnes à pondre et à élever des mômes.
C’est précisément parmi les peuples du livre que la lecture et l’écriture sont
considérées comme les compétences qui font de quelqu’un un humain à part
entière. Ces filles sont allées à l’école, tout comme les garçons. Elles ont
été, à l’évidence, considérées comme suffisamment « importantes » pour
qu’on leur prête attention. Et elles se sont montrées, sur le plan scolaire, au
moins aussi méritantes que les garçons. Ne riez pas trop vite, cela se passait
certes il y a deux siècles à peu près, mais c’est encore aux mêmes
problèmes que nous sommes confrontés chez nous aujourd’hui : il s’agit
toujours du « devenir humain », de l’épanouissement des filles et des
femmes, de leur égalité avec les hommes.

Filles et garçons diffèrent, quant à leurs dispositions, beaucoup moins


qu’on ne le pensait généralement il y a cinquante ans ou un siècle. Des
différences concernant d’une part l’aptitude au calcul et d’autre part la
capacité de lecture ont toutefois été détectées. Des études comparatives
internationales à grande échelle menées sur les résultats obtenus aux tests
Pisa 13 par les jeunes de quinze ans ont montré que les garçons sont en
moyenne plus compétents en mathématiques et les filles plus performantes
en lecture. C’est parmi les meilleurs élèves en sciences exactes que la
différence entre sexes est la plus grande (les garçons les plus brillants
réussissent nettement mieux que les filles les meilleures), et c’est également
parmi les élèves qui ont le plus de difficultés à bien lire que les différences
sont les plus accentuées : les garçons qui lisent mal sont, en moyenne, très
inférieurs aux filles les plus faibles en lecture 14. Ces différences varient
d’un pays à l’autre et les écarts entre pays sont beaucoup plus importants
que les écarts entre sexes.
Il est possible que ces disparités entre filles et garçons soient davantage
déterminées par les conditions sociales que par la nature des aptitudes elles-
mêmes. Les étudiantes occidentales s’orientent rarement vers la physique
ou les disciplines techniques. Mais il apparaît aujourd’hui que c’est
précisément dans les pays qui offrent aux femmes des opportunités
professionnelles restreintes qu’elles choisissent le plus souvent de faire des
études scientifiques : la Suède arrive en tête pour l’indice d’égalité des
genres alors que la Tunisie et l’Albanie occupent les dernières places 15,
mais les étudiantes tunisiennes et albanaises choisissent, en proportion, bien
plus fréquemment d’entreprendre des études en sciences exactes que leurs
homologues suédoises. Il est probable que, dans les pays qui connaissent les
meilleures opportunités d’emploi, les jeunes femmes optent pour les
spécialités qui retiennent prioritairement leur intérêt : sciences humaines,
sciences du comportement, sciences sociales, le plus souvent. Dans les pays
où leurs perspectives sont plus incertaines, elles privilégient les filières des
sciences exactes, qui sont les meilleures voies d’accès à des emplois
stables 16.

Les filles, y compris dans les pays extra-occidentaux, ont cessé de


quitter l’école à la fin du primaire. Elles poursuivent leur scolarité dans le
secondaire, puis, de plus en plus, entrent à l’université, dans les écoles
supérieures professionnelles ou même dans les grandes écoles. Elles
obtiennent des diplômes qui optimisent leurs chances d’accéder à des
fonctions correctement rémunérées. Leur horizon s’est élargi : elles ne sont
plus simplement vouées aux travaux agricoles, recrutées comme ouvrières,
aides-soignantes, bonnes ou vendeuses, mais deviennent aussi comptables,
avocates ou doctoresses. Du fait de la multiplication des activités hautement
qualifiées et, par conséquent, bien rétribuées, elles ne restent plus reléguées
dans des postes subalternes, mais parviennent dans certains secteurs à des
positions d’autorité et de pouvoir hiérarchiquement supérieures à celles des
hommes.

1. Kay S. Hymowitz, Manning Up : How the Rise of Women Has Turned Men Into Boys, New
York, Basic Books, 2011, p. 58.
2. Cf. Aaron Benavot et Phyllis Riddle, « The Expansion of Primary Education, 1870-1940 :
Trends and Issues », Sociology of Education, vol. 61, no 3, 1988, p. 191-210.
3. Robert J. Barro et Jong-Wha Lee, « A New Data Set of Educational Attainment in the World,
1950-2010 », Journal of Development Economics, vol. 104(C), 2013, p. 184-198.
4. Cf. www.cbs.nl, Centraal Bureau voor de Statistiek [Bureau central des statistiques
néerlandaises].
5. National Center for Education Statistics, nces.ed.gov, table 302.60 : pourcentage, par sexes,
des jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans inscrits dans les institutions universitaires de 1970 à
2015.
6. news.aamc.org, « Medical Schools Are Becoming More Diverse », 6 décembre 2018.
7. blog.smu.edu/research/2010/11/01/veterinary-medicine-shifts-to-more-women.
8. www3.weforum.org/docs/WEF-GGGR_2018.pdf, The Global Gender Gap Report 2018,
« Educational Attainment » ; data.uis.unesco.org, « Educational Attainment by Country »,
« Population 25 Years or Older », 2018.
9. Les différents États et les instances internationales telles que l’Unesco établissent et tiennent
à jour de façon relativement satisfaisante les statistiques concernant l’enseignement et
l’éducation. Cf. par exemple : Education for All : The Quality Imperative, Paris, Unesco, 2004 ;
Global Education Digest : Comparing Education Statistics Across the World, Montréal, Unesco,
Institute de statistiques, 2005, à consulter (ainsi que de nombreuses autres données) sur le site
extrêmement bien documenté www.uis.unesco.org. Cf. aussi Robert J. Barro et Jong-Wha Lee,
« International Data on Educational Attainment : Updates and Implications » (CID Working
Paper, no 42, avril 2000), à consulter sur le site au moins aussi instructif du Center for
International Development of Harvard University, www.cid.harvard.edu/cidwp.
10. Arab Human Development Report 2003. Barro et Lee fournissent des indications de durée
postérieures à 1955, pour différents pays arabes. Dans un grand nombre de ceux-ci, 80 à 90 %
des filles de moins de quinze ans étaient alors encore illettrées et non scolarisées. Vers l’an
2000, le pourcentage de filles de moins de quinze ans non scolarisées se montait à 40 %
environ.
11. World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2018, Genève, WEF, 2018 ; cf.
aussi www3.weforum.org.
12. Teresa Castro Martin, « Women’s Education and Fertility : Results from 26 Demographic
and Health Surveys », Study in Family Planning, vol. 26, no 4, 1995, p. 187-202 : « By
enhancing women’s position within the family authority structure, education also improves
women’s control over reproductive choices », p. 194.
13. Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) vise à mesurer les
performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres. Les enquêtes sont
menées tous les trois ans auprès de jeunes de quinze ans dans les 36 pays membres de l’OCDE
ainsi que dans de nombreux pays partenaires, et aboutissent à un classement dit « classement
Pisa » [NdT].
14. Pour diminuer les différences entre les sexes il faudrait donc consacrer davantage
d’attention aux filles les meilleures en calcul et aux garçons qui ont le plus de difficultés en
lecture.
15. Indice d’inégalité de genre (IIG), in Rapport sur le développement humain, publié dans le
cadre du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Le Forum économique
mondial publie le Global Gender Gap Index.
16. Cf. Susan Pinker, « Why Aren’t There More Women in Science and Technology ? », The
Wall Street Journal, 1er mars 2018.
Quand les femmes conquièrent l’université

L’université est restée pendant plus de mille ans une institution


exclusivement masculine, avec tout ce que cela impliquait en termes de
corps hiérarchiques, d’arcanes et de rituels. Ce n’est que depuis une
cinquantaine d’années qu’elle s’est féminisée du fait d’un afflux
d’étudiantes et d’une proportion croissante d’enseignantes, de présidentes,
de doyennes de faculté. Ce processus s’est apparemment déroulé sans
susciter énormément de frictions au sein de la plupart des communautés
universitaires. Des heurts se manifestent encore, surtout dans certaines
organisations étudiantes (Burschenschaften, fraternités) attachées à l’esprit
de clan et à la tradition. Les séances de bizutage qu’elles organisent donnent
lieu, de temps à autre, à des fanfaronnades obscènes, des humiliations
perverses et des rixes de bistrot. Mais cette agitation reste circonscrite à ces
groupes d’étudiants.
Aux États-Unis, la poursuite de la féminisation s’accompagne de
conflits plus fréquents – ou ayant un plus large écho. Les étudiantes se
plaignent régulièrement de harcèlement sexuel, d’incivilités,
d’attouchements et même de viols. Il apparaît donc que le lourd héritage
d’une culture universitaire exclusivement masculine n’a pas encore été
complètement liquidé.
C’est pourquoi les moyens de sécurité sont, sur un campus américain,
bien plus nombreux que dans les universités d’autres pays : bornes
d’alarme, gardes, service de transport et d’accompagnement spécialement
destiné aux étudiantes, le soir et la nuit, confidents et comités de plaintes.
Les universités ont elles-mêmes tout à gagner à ces dispositifs. Aux États-
Unis, les parents envoient souvent leurs enfants dans des universités
éloignées de leur domicile et ils tiennent à s’assurer que ces ceux-ci – les
filles en particulier – y sont entre de bonnes mains. Toutefois, il n’est pas
rare que les choses tournent mal.
De jeunes célibataires supervisés par des hommes érudits plus âgés
qu’eux et pour la plupart mariés : c’est ainsi qu’apparaissait, il y a encore
quelques générations, la communauté universitaire. Partout où des hommes
jeunes passent le plus clair de leur temps ensemble, ils trouvent des
exutoires dans la masturbation, la fréquentation des prostituées,
l’« homosexualité occasionnelle ». Jusqu’au XXe siècle, les étudiants aisés
se mettaient parfois à la colle avec une concubine – blanchisseuse ou
couturière. Lorsqu’un de ces godelureaux décrochait enfin son diplôme, il
plaquait la grisette, en lui donnant un peu d’argent en guise d’adieu. Venait
alors le temps de préparer son mariage avec une jeune fille de bonne et
riche famille qui, dans l’intervalle, avait chastement attendu son futur mari.
Ces mœurs, aujourd’hui presque oubliées, n’ont guère inspiré d’écrits aux
historiens de l’université. Mais même tombé dans l’oubli, ce passé continue
à hanter secrètement le présent.
On en sait beaucoup plus sur les mœurs sexuelles actuelles en milieu
universitaire, du moins pour ce qui concerne les États-Unis 1. Du fait
qu’étudiants et étudiantes sont chaque jour en contact, tant en cours que
durant leur temps libre, de nouveaux usages se sont développés. Les
premières années d’étude constituent une période d’exploration érotique,
pour les filles comme pour les garçons, au travers de liaisons passagères, de
rapports sexuels sans lendemain (hookups). Tous ne se livrent pas à ces
pratiques. Au bout d’un certain temps, des couples plus stables se forment.
Le consentement mutuel est la pierre de touche de tous ces contacts. Pour
peu qu’il y ait présomption de non-consentement de l’un des partenaires
aux avances qui lui sont faites par l’autre – c’est généralement la femme qui
n’est pas d’accord –, la relation devrait s’interrompre. Aux États-Unis, on
ne s’en remet pas, à cet égard, au libre jeu des forces sociales. Beaucoup
d’universités dispensent aux étudiants de première année des cours destinés
à leur inculquer le comportement approprié dans leurs relations avec les
étudiantes.
Malgré toutes ces précautions, les recherches menées dans les
universités américaines montrent que de nombreux étudiants tentent
d’obtenir ce qu’ils veulent des femmes par la coercition, la contrainte et la
violence 2. Certains, parmi les plus aisés, se croient manifestement autorisés
à aller encore bien plus loin, c’est-à-dire à violer, sans détour. La vieille
tradition masculine est toujours à l’œuvre. Les vedettes de l’équipe de base-
ball ou de football étant presque indispensables au prestige de l’université,
l’administration fait tout ce qu’elle peut pour ne pas avoir à intervenir. Les
membres des fraternités les plus élitistes (« les Grecs 3 ») ont des pères si
influents – et si généreux – que les autorités académiques ferment parfois
les yeux, y compris en cas d’extrême inconduite 4.
Même dans ces organisations les choses commencent à changer. Et dans
les universités les femmes ont devancé la campagne #MeToo, dans laquelle
des abus similaires ont été dénoncés. Les relations de genre au sein de la
communauté universitaire sont en partie l’anticipation et en partie le reflet
des relations entre hommes et femmes dans l’ensemble de la société.

1. Lisa Wade, American Hookup : The New Culture of Sex on Campus, New York, Norton,
2017 ; Jon Krakauer, Missoula. Verkrachting en het rechtssysteem in een universiteitsstad
[Missoula. Viol et institutions judiciaires dans une ville universitaire], Amsterdam, Prometheus,
2016. Le roman de Tom Wolfe Moi, Charlotte Simmons (2004, trad. Bernard Cohen, Paris,
Robert Laffont, 2004 et 2006) offre une description de mœurs très précise. Cf. également un
autre roman de Tom Wolfe, Où est votre stylo ? (2000), trad. Bernard Cohen, Paris, Robert
Laffont, 2016.
2. Lisa Wade, American Hookup, op. cit., p. 202-233.
3. Les noms des confréries étudiantes aux États-Unis se composent généralement de deux ou
trois lettres grecques. Leurs membres se nomment « les Grecs » [NdT].
4. The Hunting Ground, documentaire, CNN, 2015.
Santé publique : autour de la grossesse
et de l’accouchement

Cet incubateur est surexploité. […] Maintenant j’ai la pilule.


Je me rattrape pour toutes ces années, depuis que j’ai la pilule.
Maintenant je m’envoie en l’air sans m’en faire, car j’ai la pilule […]
Alors papa, ne t’inquiète pas, car maman a la pilule 1.

Au cours des cent cinquante dernières années, l’espérance de vie à la


naissance a augmenté de façon spectaculaire – et davantage en Occident
qu’ailleurs. Les femmes ont toujours et presque partout vécu en moyenne
quelques années de plus que les hommes, malgré les risques liés à la
grossesse et à l’accouchement. L’espérance de vie du genre humain est de
69 ans – soit 67 ans pour les hommes et 71,1 ans pour les femmes 2. Variant
considérablement d’un pays à l’autre, elle est plus forte dans ceux qui ont
un PNB par habitant élevé. Et, à l’intérieur des frontières nationales, la
différence entre les sexes est beaucoup moins importante que la différence
de revenu. Les gens riches vivent plus longtemps.
Les principales différences entre l’état de santé des hommes et celui des
femmes tiennent à la grossesse et à l’accouchement. Comment pourrait-il en
être autrement ? Le taux de mortalité des femmes pendant et jusqu’à six
semaines après la grossesse (taux de mortalité maternelle) a été
considérablement réduit. En Suède, en 1800, environ 1 000 femmes sur
100 000 mouraient encore pendant et après leur grossesse ; seuls 5 décès
ont été enregistrés dans les mêmes circonstances en 2015. Dans la plupart
des pays européens ainsi qu’aux États-Unis, cette diminution a commencé
entre 1850 et 1900 ; selon un processus devenu habituel, elle s’est ensuite
étendue, au cours des cinquante dernières années environ, aux pays non
occidentaux 3. Le déclin de la mortalité parmi les femmes enceintes ou
relevant de couches a coïncidé avec l’arrivée sur le marché du travail de
sages-femmes bien formées, qui ont remplacé les médecins traditionnels,
non spécialisés en obstétrique.
Jusqu’au début du siècle dernier, de nombreuses femmes étaient
atteintes de fièvre puerpérale avant et après l’accouchement. Dès 1847,
Ignace Semmelweis avait découvert la cause de cette maladie : les femmes
étaient infectées du fait que sages-femmes et médecins transportaient les
germes d’une parturiente à l’autre. Par ignorance, ils ne se lavaient pas
suffisamment les mains et ne nettoyaient pas leurs instruments comme il
l’aurait fallu. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’ils reconnurent leur
responsabilité dans la contamination, et par là même la nécessité où ils se
trouvaient d’observer une hygiène beaucoup plus stricte.
Désormais, les taux de mortalité maternelle et néonatale constituent
partout les principaux indicateurs de la qualité des soins : qualité à laquelle
veillent les organisations internationales et nationales de santé, le corps
médical de chaque pays et les hommes politiques concernés. Aucun
gouvernement ne tient à figurer en bas de liste.
Pour tout dire, plus un pays est prospère et plus le revenu familial est
élevé, meilleures sont les chances de survie des femmes qui accouchent et
des enfants qu’elles mettent au monde. Cette étroite corrélation est toutefois
contrariée par toutes sortes de restrictions imposées aux femmes pour des
raisons religieuses. L’obstacle le plus important est l’interdiction de
l’avortement. Il existe de nombreux pays où une femme se trouve dans
l’impossibilité absolue d’avorter, même si sa grossesse résulte d’un viol, si
l’accouchement représente un danger vital pour elle, ou si la future mère est
elle-même un enfant. C’est précisément dans ces pays qu’on fait tout un
mystère de la sexualité, que l’accès aux moyens de contraception est
inexistant ou presque et que les jeunes filles ne savent pas vraiment
comment prévenir une grossesse. Le chiffre national des grossesses
d’adolescentes est donc un très bon indice de l’hypocrisie sexuelle
nationale.
C’est en Afrique subsaharienne que les grossesses précoces sont les plus
fréquentes : elles concernent 14,3 % des filles de quinze à dix-neuf ans. Ce
qui s’explique avant tout par le fait que les filles de cette partie du monde
subissent de fortes pressions pour se marier très jeunes. Elles ne disposent
d’aucun moyen pour prévenir ou interrompre une grossesse 4.
Aux Pays-Bas, la grossesse survient rarement à l’adolescence. Son taux
est de 0,5 % dans cette catégorie de population. Aux États-Unis, le
phénomène est beaucoup plus répandu : en 2010, 3,9 % des filles âgées de
quinze à dix-neuf ans sont tombées enceintes. Cinquante ans plus tôt, on en
comptait 8,9 %. Des changements y sont donc intervenus, justement durant
la période où l’opposition des Églises à l’avortement se durcissait de plus
en plus.
Partout où elle l’a pu, l’Église catholique a imposé avec la plus grande
rigueur le tabou de l’interruption volontaire de grossesse : c’est encore le
cas aujourd’hui dans la majeure partie de l’Amérique latine, même si çà et
là l’interdiction d’avorter est transgressée dans la pratique et atténuée par le
législateur. De même, les Églises protestantes rigoristes et les courants
islamiques fondamentalistes forcent les femmes à mener leur grossesse
jusqu’à son terme, quand bien même l’enfant n’est pas désiré ou
l’accouchement inopportun, voire dangereux. Parmi la plupart des
musulmans et dans de très nombreux pays d’Afrique du Nord et du Moyen-
Orient, l’avortement est également interdit pour des raisons doctrinales 5.
Certains oulémas pensent toutefois que l’âme n’étant pas insufflée au fœtus
avant le cent vingtième jour de la grossesse, l’avortement est en principe
permis jusqu’à cette échéance.
Ces dispositions prohibitives n’ont pas vraiment de quoi inquiéter les
femmes aisées. Elles réussissent en général à trouver un médecin qui, en
échange d’honoraires substantiels, les avorte en toute sécurité, dans le plus
grand secret. Sinon, elles partent quelques jours en vacances à l’étranger et
s’en remettent alors à des mains expertes. Celles qui n’ont pas les moyens
en sont réduites à recourir à des avorteurs non qualifiés et à des faiseuses
d’anges qui travaillent dans des conditions d’hygiène désastreuses. Les
conséquences sont à l’avenant : de nombreuses femmes contractent des
infections, des lésions à l’utérus ou au vagin et deviennent parfois stériles.
Ces cas ne sont pas pris en compte dans les statistiques, car il ne s’est, en
fait, « rien passé ».
Rien d’autre que la misère, la misère inutile, entretenue délibérément
par des prêtres, des pasteurs, des imams fanatiques et leurs sectateurs. En
dépit de tous les pieux discours, l’interdiction totale de l’avortement repose
sur une simple erreur de raisonnement selon laquelle il y aurait, entre la
conception et l’accouchement, un moment précis où le fœtus devient un être
humain. Pour les religions absolutistes, cet instant survient au tout début,
dès la conception, lorsque semence et œuf fusionnent. Par contre, pour
certains des défenseurs de l’avortement tardif, il se situe à la toute fin de la
grossesse, juste avant la naissance. En fait, la transformation en être humain
de l’ovule fécondé est un processus graduel au cours duquel un point de
basculement ne peut être spécifié comme tel que de façon arbitraire. La
seule chose que l’on puisse raisonnablement postuler, c’est un devenir
homme du produit d’une agrégation de cellules. Plus l’avortement est tardif,
plus il intervient sur une forme de commencement de vie humaine. Et plus
il faut, par conséquent, s’armer d’arguments solides pour se faire avorter. La
décision est beaucoup moins lourde de conséquences dans le cas d’un
avortement très précoce. L’on n’a donc pas affaire à l’une de ces antinomies
absolues qu’affectionnent tant les exaltés et les fanatiques, à une opposition
binaire entre « humain » et « non humain » qui n’est qu’un fantasme
profondément enraciné. La réalité, c’est celle d’une transition insensible
vers le plus en plus homme.

Il a fallu du temps pour qu’avec la diminution de toutes les formes


d’oppression sexuelle, et plus spécialement de celles que subissaient les
femmes, l’accès au contrôle des naissances soit facilité, l’éducation sexuelle
améliorée, que les mariages d’enfants se trouvent entravés et que la
prohibition de l’avortement soit parfois tempérée ou même abolie.
Après le droit de vote, le droit à l’avortement a été le principal cheval
de bataille du mouvement des femmes au cours du siècle dernier. Le droit
de vote a été introduit pratiquement partout, et accordé à presque toutes les
femmes adultes. Le combat contre l’interdiction de l’avortement a débuté
plus tard et a été beaucoup plus difficile. Durant les siècles passés, même
les courants religieux les plus intégristes ne faisaient pas autant de tapage
autour de l’avortement. Ce n’est qu’à une période relativement récente
qu’ils ont radicalisé et durci leurs positions, exprimant probablement par là
leur réaction au développement de l’émancipation féminine.
Les femmes dévotes jouent fréquemment un rôle de premier plan dans
la réintroduction de doctrines et pratiques religieuses intégristes ou
fondamentalistes. Le traditionalisme glorifie en effet les mères et les
femmes au foyer, gardiennes et protectrices de la vie. Au travers de cette
exaltation de la Femme, les femmes réelles, avec leurs besoins, leurs
problèmes et leurs droits, sont totalement ignorées.

En matière de santé, les risques qu’encourt chacun des deux sexes ne


sont pas tellement différents, et les écarts entre hommes et femmes sont
moindres que ceux constatés entre riches et pauvres. Si les inégalités devant
la maladie tendent à diminuer, c’est parfois au détriment des femmes :
durant la seconde moitié du siècle dernier, celles-ci se sont mises de plus en
plus à fumer, de sorte que la probabilité de développer un cancer ou une
maladie cardio-vasculaire est devenue, parmi la population féminine,
presque équivalente à ce qu’elle est pour les hommes. Les cancers
spécifiques aux femmes (du sein et du col de l’utérus) sont particulièrement
répandus. Sexualité, accouchement et grossesse exposent de fait les femmes
à des risques sanitaires différents de ceux auxquels les hommes sont
confrontés.
Ce sont les conditions sociales dans lesquelles les femmes sont amenées
à procréer qui forment le nœud du problème : peuvent-elles décider elles-
mêmes d’avoir ou non un enfant ? d’interrompre ou non leur grossesse ?
Peut-on les forcer à se marier très jeunes ? Courent-elles le risque d’être
gravement malades ou même de mourir avant, pendant ou peu après
l’accouchement, et combien d’enfants auront-elles au cours de leur vie ?
Elles se trouvent, par rapport à ces considérations, dans une tout autre
position que les hommes.

Durant des centaines, voire des milliers d’années – il n’existe toutefois


pas de données statistiques sur ce point –, on a considéré qu’au cours de sa
vie une femme mettait environ six enfants au monde. Mais, comme de
nombreuses femmes n’en avaient aucun, le nombre moyen d’enfants par
mère était en réalité sensiblement plus élevé. Même dans les pays
occidentaux, une famille comptant douze ou treize enfants n’était, dans la
première moitié du XXe siècle, pas une exception.
Vers 1965, le taux moyen de fécondité, qui était, pour ainsi dire,
demeuré parfaitement stationnaire au cours des siècles, s’est mis à chuter de
façon abrupte. Cette décroissance rapide du nombre d’enfants par femme
constitue la révolution pratiquement inaperçue de notre temps.
L’effet de seuil qui s’est déclenché lorsque le taux de natalité s’est pour
la première fois mis à chuter a coïncidé avec la courte période de
décolonisation accélérée du monde extra-occidental : entre 1955 et 1975,
plus de soixante pays se sont revendiqués comme étant des États
« souverains » au sein du système mondial 6. S’inspirant de leurs
prédécesseurs, tous ont créé leur propre armée, instauré un système national
de santé publique et un système national d’éducation. C’est – comme nous
l’avons dit précédemment – la diffusion massive de l’éducation, y compris
pour les filles, qui explique dans une large mesure la baisse spectaculaire du
nombre des naissances dans le monde.
« La pilule », apparue à peu près à la même époque, a elle aussi
contribué à la dénatalité. Après des débuts hésitants aux États-Unis en 1960,
elle s’est rapidement banalisée dans les pays développés. Les méthodes
modernes de contraception ont été introduites un peu plus tard dans les
sociétés non occidentales, où elles ont mis davantage de temps à se
répandre. En 1965, un tiers des femmes américaines prenait déjà la pilule,
contre seulement 10 % dans les pays en voie de développement. En 2014,
plus de la moitié des couples de la planète avait recours aux moyens
modernes de contraception 7.
Dès 1960 environ, la mortalité à la naissance et dans les premières
années de la vie avait commencé à diminuer dans presque toutes les parties
du monde. Ceci tenait, et tient encore aujourd’hui, aux progrès en matière
d’hygiène publique – développement de l’alimentation en eau potable,
raccordement aux réseaux d’assainissement, pasteurisation du lait, mise en
œuvre de soins néonataux, campagnes de vaccinations, création de services
d’inspection sanitaire, etc. Toutes ces mesures et dispositions ont permis de
maintenir en vie beaucoup plus d’enfants qu’auparavant. Toutefois, au bout
d’un certain temps, le nombre des naissances s’est réduit : considérant que
leurs nourrissons avaient désormais de bonnes chances de survivre, les
parents n’estimaient plus nécessaire de procréer autant pour être sûrs de
pouvoir, durant leurs vieux jours, compter sur le soutien de deux ou trois
enfants adultes. Le taux mondial de fertilité a depuis 1965 fortement chuté,
passant, en un peu plus d’une cinquantaine d’années, de près de 6 enfants
par femme à moins de 3. Dans les pays occidentaux, il est même plus faible,
souvent inférieur au seuil de renouvellement de la population (2,1) qui, de
ce fait, vieillit et diminue.
Cette tendance générale à la baisse rapide du nombre de naissances
connaît, bien évidemment, des exceptions. En Afrique, l’indice de fécondité
a diminué plus lentement. Dans un certain nombre de pays tels que le Niger,
l’Angola, le Burkina Faso, il s’est maintenu au niveau élevé de 6 voire
7 enfants par femme. Ces mêmes pays accusent aujourd’hui un retard dans
tous les secteurs – dont l’essor est étroitement lié à la dénatalité –, et donc
d’abord dans celui de l’éducation 8.
Du fait qu’elles ont eu accès à l’éducation, les femmes ont moins
d’enfants. Et, parce qu’elles ont moins d’enfants, les parents ont plus
d’argent pour envoyer leurs enfants à l’école. Plus leurs filles seront
instruites, moins elles auront d’enfants. Il s’agit là de tendances qui se
renforcent réciproquement : d’un « feed-back positif ».

Parmi les différences entre les femmes et les hommes, il en est une dont
on parle beaucoup mais qui n’a jamais suscité de polémiques : alors que les
hommes épousent très souvent des femmes d’un âge bien inférieur au leur,
les femmes sont moins chanceuses avec les hommes beaucoup plus jeunes
qu’elles. Voilà qui, arithmétiquement parlant, devrait valoir aux
jouvencelles un nombre très élevé de soupirants – aussi bien à la fleur que
dans la force de l’âge – et rendre manifeste le peu de considération dont
jouissent les femmes plus mûres sur le marché du mariage. Certaines jeunes
femmes préfèrent à des partenaires de leur âge des hommes plus vieux
qu’elles, riches ou considérés. Les femmes mûres ont beaucoup moins le
choix, et ce n’est pas là un fait de nature : si des changements favorables au
sexe féminin intervenaient dans la répartition des revenus et les rapports de
pouvoir, les hommes jeunes trouveraient peut-être davantage d’attraits à des
femmes plus influentes, plus aisées, plus âgées. Les Américains se servent
même, pour désigner les femmes mûres qu’une libido toujours active
pousse à rechercher des hommes jeunes, du terme « couguar », autre nom
du puma, animal superbe et puissant, mais prédateur effrayant. Le mot en
dit beaucoup plus long sur les fantasmes et les peurs que de telles femmes
suscitent que sur leur véritable nature.
Dans une société où hommes et femmes se marient jeunes et restent liés
à vie, ces différences ont beaucoup moins de portée qu’au sein d’une
culture où, les divorces et les remariages étant fréquents, les hommes mûrs
font, eux aussi, valoir leurs droits sur le marché du mariage ou du
concubinage. Là où les hommes – surtout lorsqu’ils sont riches et
respectables – peuvent avoir plusieurs épouses, cette incidence de l’âge se
fait encore plus fortement sentir, au grand dam des hommes jeunes et
pauvres qui voient alors s’amoindrir leurs chances de trouver femme. En
Corée comme en Chine, ce sont des « branches mortes » qui ne fleuriront
plus. Les « célibataires malgré eux » vont souvent chercher ailleurs leur
salut. Ils essaient d’émigrer. Certains deviennent mercenaires ou se
radicalisent et rejoignent les milices de l’État islamique. Aux États-Unis,
« ces solitaires contre leur gré » ne sont pas rares non plus. Nous
reparlerons d’eux dans le chapitre consacré à la manosphère. Autrefois, les
femmes matures restées célibataires étaient souvent appelées « vieilles
filles », ce qui ne présumait rien de bon quant à la place qui était la leur
dans la société de l’époque. De nos jours, leur position s’est renforcée du
fait que la plupart d’entre elles ont un emploi et jouissent par conséquent de
leurs propres revenus et de la considération de leur entourage.
Les femmes comme les hommes ont grandement bénéficié des progrès
réalisés dans le domaine de la santé publique au cours du siècle dernier, et
tout d’abord de l’amélioration de l’hygiène : eau courante, sécurité sanitaire
des aliments, évacuation des eaux usées, élimination des déchets,
vaccinations contre les maladies infectieuses. Depuis, la médecine a connu
un essor considérable.
Ce sont avant tout les innovations en matière de soins obstétriques qui
ont profité aux femmes. La brusque chute, à l’échelle mondiale, de l’indice
de fécondité leur a été bénéfique. Sa réduction donne aux femmes une
liberté accrue pour faire leurs propres choix entre famille, éducation et
travail. Les menaces qui pèsent sur la santé des femmes sont en majeure
partie d’ordre social : pressions subies pour les obliger à se marier très
jeunes, mutilations génitales, interdiction de l’avortement, sabotage de la
contraception et censure de l’éducation sexuelle.
Bref, la santé des femmes est de nos jours essentiellement une question
sociale et politique.

1. Loretta Lynn, The Pill, extrait de l’album Back to the Country, MCA, 1975. Lynn a toujours
été réputée pour ses interprétations de gospels de style country [note de l’auteur].
2. Central Intelligence Agency, The World Factbook, « Life Expectancy at Birth », cia.gov.
3. « Documentation for Data on Maternal Mortality », gapminder.org.
4. P. E. Treffers, « Teenage Pregnancy, a Worldwide Problem », Nederlands Tijdschrift voor
Geneeskunde, vol. 147, no 47, 2003, p. 2320-2325.
5. « Tous les livres saints révélés déclarent l’avortement interdit par principe », icimleiden.nl,
site internet du Centre islamique Imam Malik.
6. Wikipédia, « Liste des États souverains ». Durant la même période, pas loin de 80 pays sont
devenus membres de l’ONU (un.org, « Member States »).
7. United Nations Department of Economic and Social Affairs, Trends in Contraceptive Use
Worldwide 2015, New York, United Nations, 2015 (disponible sur un.org).
8. gapminder.org/topics/babies-per-woman/.
Travail rémunéré et travaux non rétribués

Les femmes ont toujours et presque partout travaillé : dans les champs
ainsi qu’à l’entretien de leur ménage. Au-dehors, elles aidaient les
hommes ; au-dedans, elles s’acquittaient de leurs « devoirs » de femme.
Dès l’avènement du capitalisme industriel, hommes et femmes ont fourni –
le plus souvent pour un misérable salaire – la main-d’œuvre des usines. Le
modèle de la « famille bourgeoise », où l’épouse pouvait rester au foyer
pour s’occuper des enfants tandis que le mari gagnait à l’extérieur de quoi
faire vivre la maisonnée, est donc devenu un idéal. Bien qu’associé à la
pauvreté, à l’immoralité, le travail féminin apparaissait, déjà souvent aussi,
comme un gage d’autonomie et d’indépendance par rapport aux hommes.
C’est, une fois encore, grâce à la diffusion de l’éducation que la
situation de nombreuses femmes sur le marché du travail a commencé à
s’améliorer. Celles qui possédaient un diplôme pouvaient devenir
institutrices, infirmières, dactylographes ou téléphonistes. Autant d’emplois
moins pénibles, mieux rémunérés, et jouissant d’une certaine considération,
qui permettaient à de jeunes femmes de gagner leur vie, de se loger de
façon indépendante, dans une chambre meublée ou une pension. Plus libres
dans leurs déplacements, elles pouvaient alors faire les magasins entre
amies, rencontrer des inconnus dans les cafés, les dancings ou les salles de
cinéma, nouer des amourettes et des flirts sans que les parents, le pasteur ou
le curé n’entrent en jeu : c’étaient là des idylles qui n’avaient pas forcément
pour lendemains des fiançailles et un mariage. Ce qui, un siècle plus tôt,
était encore l’apanage des femmes de la haute bourgeoisie et de
l’aristocratie était entré dans la vie des employées et des jeunes ouvrières.
De là le refus radical que la bourgeoisie opposa dès lors aux nouveaux
usages en vogue, mettant en garde contre les dangers que représentaient les
publications érotiques, le divertissement de masse, la musique « nègre »,
Hollywood, les jupes courtes et les danses à la mode. Prêtez l’oreille au
Charleston : « Every step you do, leads to something new 1… », « chaque
pas dansé est un pas vers la nouveauté… ». Cette musique a d’ailleurs été
surtout faite par des Noirs, des juifs et des Tziganes – les « masses
dangereuses », mais, en réalité, des populations menacées.
Ces années de relative indépendance dans la vie des jeunes femmes
étaient cependant perçues comme une simple phase de transition :
conformément aux normes sociales traditionnelles, ces femmes salariées
trouvaient à se fiancer au bout d’un certain temps, se mariaient, cessaient de
travailler, avaient des enfants. Les femmes encore célibataires après l’âge
de trente ans étaient donc celles qui n’avaient pas réussi à « mettre le
grappin » sur un homme, n’avaient pas trouvé de mari, manquant en cela –
souvent à leurs propres yeux – à leur vocation. On continuait, leur vie
durant, à les appeler « Mademoiselle ». La dénomination « Madame » était
réservée aux épouses de bonne condition. Si la loi obligeait parfois les
femmes mariées à renoncer à leur emploi, la morale bourgeoise les y
contraignait avec au moins autant de force. Durant les périodes de chômage,
les femmes qui travaillaient étaient accusées de faire une concurrence
déloyale aux hommes : c’était à ces derniers, somme toute, d’entretenir la
famille. Gagner l’argent du ménage était l’affaire des hommes et non des
femmes, cela allait de soi.
Durant les deux guerres mondiales, les femmes ont remplacé au travail
les hommes partis combattre. Elles se sont distinguées dans de multiples
secteurs jusqu’alors réservés au « sexe fort », prouvant à maintes reprises
qu’elles étaient tout aussi performantes que celui-ci. Peu après le conflit, les
hommes ont vite repris leurs fonctions – ils avaient, de fait, servi la patrie.
La plupart des femmes ont alors retrouvé leur foyer. L’heure de rétablir les
anciens rapports entre les deux sexes avait sonné.

Les femmes, de plus en plus nombreuses à prolonger leurs études, ont


donc été aussi de plus en plus nombreuses à arriver sur le marché du travail
avec de bons diplômes. C’est ainsi qu’au cours des cinquante dernières
années elles ont investi peu à peu presque tous les secteurs d’activité,
semant à chaque fois la consternation autour d’elles : elles n’auraient pas
les capacités nécessaires, les hommes ne seraient plus dans leur « entre-
soi », elles allaient casser la bonne ambiance habituelle. Qu’elles puissent,
en outre, avoir un droit de regard sur le travail des hommes serait encore
plus scandaleux : cette bienveillance inopportune à leur égard constituerait
pour les hommes une humiliation. Des dizaines de millions de
microrévolutions de ce genre se sont produites sur les lieux de travail dans
un passé récent, et ont tourné court après un certain temps.
Dans les entreprises de la quasi-totalité des pays occidentaux, presque
tous les postes sont devenus peu à peu accessibles aux femmes. Certains
bastions masculins tiennent encore bon, surtout dans les secteurs qui
nécessitent force physique et endurance – exploitation minière et
navigation, construction et services de lutte anti-incendie, par exemple.
Toutefois, même dans l’exercice de ces activités, la force musculaire brute
est aujourd’hui moins sollicitée, du fait de la mécanisation et de l’évolution
de la législation du travail. Seul le poids mort de la tradition fait, çà et là,
encore obstacle au recrutement des femmes, alors que la plupart des armées
et des polices du monde occidental leur sont ouvertes. Que ce soit dans les
troupes d’assaut, les commandos, les brigades de fusiliers marins ou les
forces aériennes, elles se battent, dans un certain nombre de pays, tels les
États-Unis ou Israël, côte à côte avec les hommes. Elles doivent satisfaire
aux mêmes exigences que les recrues masculines lors des épreuves de
sélection ainsi qu’à l’entraînement. Certaines d’entre elles y parviennent, à
la surprise de beaucoup. Une fois admises, ces femmes se montrent, en
dépit des prévisions, tout à fait aptes aux fonctions auxquelles les destine
leur inclusion dans l’univers militaire masculin 2.
Un seul type de fonction reste, de fait, refusé au sexe féminin : l’état
clérical. Les femmes ont indéniablement des capacités égales aux hommes
en matière de théologie. Et elles sont au moins aussi aptes qu’eux au travail
d’Église. Pourquoi seraient-elles alors moins à même de prêcher ou de
célébrer un service religieux ? Il s’agit là d’une pure et simple mesure
discriminatoire, qui procède avant tout d’une rhétorique de l’intimidation :
telle est la volonté de Dieu, la règle qu’ont prescrite les pères de l’Église,
les saints patrons ou les fondateurs de la religion. La liberté de culte sert à
justifier la discrimination sexuelle pratiquée par l’Église.
Au cours des dernières années, certaines communautés religieuses
libérales ont ordonné des femmes en tant que rabbins, pasteurs, imams et
même prêtres. Mais les institutions les plus traditionnelles demeurent
farouchement hostiles à la féminisation du ministère, à commencer par
l’Église catholique. François, le pape « progressiste », exclut que des
femmes puissent devenir prêtres. Ni maintenant, ni jamais : Jésus est venu
parmi les hommes sous les traits d’un homme et a choisi comme apôtres
douze hommes, pas une seule femme. Pas même sa mère, Marie. Telle était
manifestement sa volonté. Donc (donc ?) les femmes ne seront jamais
autorisées à célébrer les sacrements 3. Elles ne pourront pas plus devenir
diacres 4. Parlant de la femme, François déclarait : « Sa vocation est le
service. Le service de l’Église, où qu’elle soit. » Au cas où un tel argument
ne suffirait pas, l’exclusion des femmes peut toujours être étayée sur l’un
des passages de la Bible les plus défavorables à leur cause : « Que la femme
écoute l’instruction en silence, avec une entière soumission. Je ne permets
pas à la femme d’enseigner, ni de prendre de l’autorité sur l’homme, mais
elle doit demeurer dans le silence. Car Adam a été formé le premier, Ève
ensuite. Et ce n’est pas Adam qui a été séduit, c’est la femme qui, séduite,
s’est rendue coupable de transgression 5. » Le consensus entre les croyants
les plus conservateurs des autres confessions – qu’ils soient musulmans,
protestants, chrétiens orthodoxes, hindouistes, bouddhistes ou juifs – sur
cette vision de la femme correspond bien à l’aspiration œcuménique au
rapprochement entre les religions.

Il est un autre domaine dans lequel la ségrégation entre les sexes est
presque totale : le sport, et en particulier le sport en tant qu’activité
professionnelle. La différence physique s’y extériorise par la force, la
vitesse, l’agilité, la réactivité, la compréhension du jeu, la motivation et
l’endurance. La plupart des hommes sont plus puissants et plus rapides que
les femmes. Les sportifs les plus forts et les plus rapides du monde sont tous
des hommes 6. Les autres qualités physiques se retrouvent de façon plus ou
moins égale chez les hommes et les femmes.
Plus la pratique d’un sport est répandue dans un pays, plus grandes sont
les chances d’y voir émerger des individus aux performances
exceptionnelles, capables de rivaliser avec des champions d’autres
nationalités. Si donc davantage de femmes s’adonnent à tel ou tel sport,
l’une d’entre elles devrait pouvoir, avec le temps, atteindre le plus haut
niveau.
C’est pourquoi j’ai fait le pari, dans les années 1980, qu’il ne se
passerait pas dix ans sans qu’une femme ne surpasse tous les hommes dans
au moins une spécialité olympique. Je m’en suis mordu les lèvres. Au bout
de dix ans, aucune femme n’avait fait mieux que tous les hommes
concourant dans la même discipline qu’elle. Et j’avais mis en jeu mon
autorité pour quatre bouteilles et un magnum de champagne que j’ai perdus.

Même dans les pays où les femmes ont depuis longtemps le droit de
vote et où leur niveau d’études est au moins équivalent à celui des hommes,
elles exercent plus rarement une activité professionnelle rémunérée en
dehors du foyer. Lorsqu’elles en ont une, les postes qu’elles occupent sont,
à qualification égale, inférieurs à ceux des hommes. Quand, toutefois, elles
remplissent des fonctions similaires à leurs collègues masculins, elles sont
alors moins rémunérées.
Ces disparités s’expliquent par l’écartèlement entre travail et foyer. Les
femmes enceintes prennent un congé de maternité réglementé par des
dispositions plus ou moins avantageuses selon les pays, mais qui implique à
tout le moins l’interruption des activités rémunérées de celles qui travaillent
en dehors du foyer, ceci durant quelques mois – jusqu’à six, voire
davantage. Ce qui amène de nombreux couples à décider que la jeune mère
travaillera ensuite à temps partiel, si toutefois elle souhaite garder son
emploi. Même dans les sociétés où l’émancipation féminine est très
avancée, il est plutôt rare que ce soit le père qui s’occupe le plus des enfants
– un nombre croissant d’hommes, cependant, accepte d’assumer cette
charge.
Quand l’homme gagne plus que la femme, il est logique, d’un point de
vue économique, que ce soit elle qui assume les charges domestiques :
l’incidence sur les revenus familiaux est alors moindre que si c’était
l’homme qui s’occupait du foyer. Une étude sur les couples homosexuels –
dans lesquels, par conséquent, la différence sexuelle ne joue pas – montre
que les motifs économiques ne sont toutefois pas prépondérants : si tel était
le cas, ce serait en effet le partenaire le mieux rétribué des deux qui
s’investirait le moins dans les travaux ménagers 7.
En désertant le marché du travail plus fréquemment et plus longtemps
que les hommes pour s’occuper de leurs jeunes enfants, les femmes ne font
peut-être que manifester une préférence de mode de vie. Mais ces
interruptions dans leur activité professionnelle font d’elles une main-
d’œuvre a priori moins attractive pour les employeurs, à moins qu’elles ne
se satisfassent d’un salaire inférieur. Et elles verront, plus tard, leurs
revenus diminuer. Il s’agit là d’un effet d’autorenforcement, d’un feed-back
positif, ou plutôt d’une spirale négative.

La décision au terme de laquelle la répartition des tâches domestiques


s’effectue est surdéterminée par un ensemble de tensions sociales. Pas tant
comme un face-à-face entre, d’une part, une avant-garde féministe
recherchant un maximum d’égalité entre hommes et femmes dans la prise
en charge des tâches familiales et, d’autre part, une partie adverse défendant
le principe d’une division selon laquelle les femmes travaillent au foyer et
les hommes au dehors. Mais comme une résistance au contrepoids
silencieux, invisible, oppressant, des conventions et des traditions.
L’ancienne génération des femmes, mères, belles-mères et grands-mères est
souvent plus conservatrice encore que ne le sont les hommes. N’ont-elles
pas fait les choses comme il le fallait ? Pourquoi faudrait-il qu’il en soit
autrement ? Quiconque décèle là une pointe de jalousie a du flair, à coup
sûr. La plupart des hommes éprouvent encore une gêne à rester à la maison
pour s’occuper de leurs enfants, et à être, de ce fait, financièrement
dépendants de leurs femmes. Bien que, çà et là, les choses évoluent, très
lentement. Et, tout compte fait, de très nombreuses femmes tiennent
vraiment à accompagner autant qu’elles le peuvent les premières années de
la vie de leurs enfants. Même si leurs chances sur le marché du travail s’en
trouvent diminuées. Si, faisant fi des pressions exercées par leur entourage,
elles expriment ce souhait, c’est leur droit.

Ce qui se profile ici, c’est le passage d’une gestion autoritaire à une


gestion négociée de l’organisation conjugale. Dans un dispositif autoritaire,
les règles que le mari et la femme doivent suivre sont fixées dès le départ
puisqu’elles sont prescrites par la loi, la religion, la morale et le code des
convenances 8. Dans le cadre d’un partage négocié, les règles ne sont plus
aussi rigides, diverses options peuvent être discutées et les parties
concernées doivent parvenir, d’un commun accord, à un compromis. Pour
ce qui est de répartir les tâches domestiques et le travail rémunéré hors du
foyer, hommes et femmes doivent s’attacher à faire valoir leurs préférences
et leurs sentiments, tout en tenant compte de ceux de leur partenaire. Il leur
revient d’être les ambassadeurs de leur propre vie affective. Et c’est là
presque un défi. Des dizaines de millions de couples essaient aujourd’hui,
jour après jour, en négociant ainsi, de définir qui amènera les enfants à
l’école, qui sortira les poubelles, qui fera la vaisselle et surtout qui ira
travailler et quand, qui fera le ménage. Tout semble se passer entre deux
partenaires qui se disputent ou se mettent d’accord, mais l’un comme
l’autre sont ancrés dans la vie sociale. Les hommes ont, pour eux, les
réglementations sociales et les habitudes. Les femmes se savent portées par
les idéaux d’émancipation désormais largement propagés et puissamment
revendiqués – tout au moins en paroles.
La division du travail salarié entre les sexes, la détermination du barème
des rémunérations des femmes et le paiement de celles-ci constituent
l’aboutissement complexe de dissensions et de compromis entre
d’innombrables pères et mères qui, plus ou moins paisiblement, cherchent
une solution permettant de planifier toutes les tâches qui les attendent dans
et en dehors de leur foyer. Et très lentement, à la façon d’un déplacement de
plaques tectoniques, la répartition des tâches entre hommes et femmes
évolue. Les hommes en font un peu plus à la maison, les femmes un peu
plus à l’extérieur.
Sur le marché de l’emploi se font face, d’une part, ce que les
économistes appellent l’offre de force de travail des femmes et, de l’autre,
la demande des employeurs, liée aux préférences que ceux-ci manifestent,
en matière de main-d’œuvre, pour l’un ou l’autre sexe. Les femmes
interrompent leur parcours professionnel pendant quelques mois, parfois
même des années, pour s’occuper de leurs enfants. Il arrive qu’elles ne
reprennent pas le travail, ce qui fait d’elles des salariées peu prévisibles.
Après une interruption prolongée, leur employabilité dans leur précédent
poste de travail peut se trouver diminuée, leurs compétences se voient
parfois érodées, du fait qu’elles n’ont pu profiter de certaines innovations.
Ayant travaillé moins longtemps, elles voient aussi se réduire leurs chances
d’accéder à des responsabilités plus importantes et d’obtenir une
revalorisation salariale. C’est ce qui explique en grande partie les
différences de fonction et de rémunération entre hommes et femmes. Aux
yeux des employeurs, ces différences sont logiques, elles reposent sur un
froid calcul de la rentabilité dans l’effectuation des tâches.
Mais, en matière de sélection, de promotions et de rémunérations,
d’autres différenciations sont introduites entre hommes et femmes,
auxquelles il est moins facile de donner l’apparence de la rationalité. Elles
ne procèdent pas de considérations pratiques et factuelles, mais de
certitudes préconçues. Le chef d’entreprise, le responsable du personnel, le
directeur financier savent de façon certaine que les femmes sont plus
émotives, moins aptes à donner des directives, qu’elles ont du mal à manier
les chiffres, les calculs, les appareils, qu’elles troublent l’ambiance au
travail en distrayant les hommes 9.
« Comment le savent-ils ? – Tout le monde sait cela. »
Un préjugé est une opinion que nous considérons comme sûre pour la
seule et unique raison que nous avons la certitude que tous les autres la
tiennent aussi pour sûre. C’est en partie à cause de tels préjugés que la
discrimination salariale à l’égard des femmes continue à sévir presque
partout, y compris en Occident. Peut-être un peu moins qu’auparavant,
peut-être de façon moins nette dans tel pays que dans tel autre, plus
conservateur. Mais tout reste au fond du pareil au même.
Les femmes – notamment celles qui occupent des postes de haut
niveau – hésitent, elles aussi, souvent par prévention, à proposer, pour un
poste vacant ou pour leur succéder, une de leurs congénères 10.
Le raz-de-marée de l’émancipation féministe se déporte aujourd’hui
vers les innombrables petits soucis que la femme rencontre
quotidiennement dans son foyer et les multiples préjugés auxquels elle se
heurte chaque jour au travail. Il est certain qu’en Occident la lutte n’a plus
pour objet l’obtention d’une législation contre la subordination des femmes
en général. Elle se mène de neuf heures du matin à cinq heures de l’après-
midi, au travail. Puis de cinq heures de l’après-midi jusqu’au lendemain
matin neuf heures, dans le huis clos familial.

Contrairement à la plupart de leurs collègues, bien des économistes


féministes ne se bornent pas à enquêter sur le travail salarié mais font aussi
porter leurs investigations sur les activités non rémunérées. Ce sont, pour
l’essentiel, des travaux domestiques qui, ne donnant lieu à aucun traitement,
échappent à l’économie monétaire, et par là même au regard des
spécialistes. De ce fait, le travail des femmes est largement absent des
statistiques. Il n’entre pas en ligne de compte dans le calcul de l’un des
indicateurs essentiels : le produit intérieur brut (PIB), qui exprime la valeur
totale de la production finale de richesses des acteurs économiques d’un
pays donné au cours d’une année donnée.
Cependant, le travail domestique crée également de la valeur, même s’il
n’est pas rémunéré. S’occuper de son mari, de ses enfants, et souvent même
de ses parents âgés, nettoyer la maison, laver et repasser, faire les courses et
préparer les repas : toutes ces activités satisfont aux besoins de toute la
maisonnée. Voilà une éternité qu’on discutaille pour savoir si le travail
domestique ne relèverait pas, en fait, des activités de loisir, et si, par
conséquent, les femmes au foyer ne sont pas, au fond, improductives. Une
employée de maison qui effectue ce même travail pour de l’argent est
productive, puisqu’il s’agit alors d’un travail rémunéré. Mais si c’est la
mère de famille qui passe elle-même le balai, c’est un loisir, car elle
accomplit cette tâche sans se faire payer. Le cuisinier qui prépare des repas
moyennant salaire fournit un travail, mais la maîtresse de maison qui
cuisine gratuitement prend manifestement du bon temps.
Les femmes n’aiment assurément rien tant que les travaux ménagers,
ont avancé, par le passé, des économistes. C’étaient, bien entendu, tous des
hommes. Le ménage n’est donc, selon eux, pas un travail mais un
divertissement. Les professeurs ou les chanteurs d’opéra trouvent souvent,
aussi, du plaisir à leur travail – sans parler des écrivains. Leurs activités ne
sont également, en fait, que des distractions, et non, par conséquent, un
travail productif.
Prendre beaucoup de plaisir à son travail ou en prendre peu est
évidemment d’une très grande importance – pour soi-même en premier lieu.
Mais où va-t-on si des économistes font de cette dimension un critère de
distinction entre travail productif et travail improductif ? La satisfaction au
travail se mesure très difficilement. Celle qu’éprouve tel individu ne peut
être comparée à celle de tel autre. Et cette satisfaction peut varier en
fonction du jour et de l’heure. En quoi le fait que quelqu’un accomplisse
son travail avec plaisir permet-il de savoir s’il s’agit d’un vrai travail ou
non ? Si les femmes font le ménage à contrecœur – ce qui semble arriver
parfois, même si cela échappe à certains économistes –, est-ce à dire que
d’un seul coup ce qu’elles font est un vrai travail ? Lorsque la maîtresse de
maison est de mauvaise humeur, son travail est un travail, car elle n’y prend
aucun plaisir. Mais, pour peu qu’elle se soit levée de bonne humeur et que,
chiffon à poussière en main, elle s’active en chantant d’une pièce à l’autre,
ses occupations ne constituent alors pas un travail.
Broder, jouer avec les enfants, faire l’amour : sont-ce là des travaux
productifs ? Toutes ces activités satisfont des besoins éprouvés par d’autres,
même si la femme au foyer n’est pas rétribuée pour les accomplir. Ces
mêmes activités sont également exercées par d’autres, moyennant argent.

Si les travaux ménagers non rémunérés étaient inclus dans le calcul de


la production économique totale, le PIB révisé pourrait augmenter de
moitié. Tel est l’apport à l’économie nationale des femmes au foyer. Ce
chiffre montre à quel point la société sous-estime la valeur du travail des
femmes. D’un point de vue économique, toutes ces tâches domestiques
peuvent être considérées comme contribuant à la reproduction de la
capacité de travail. C’est à elles que le « soutien de famille » doit, le soir
venu, de pouvoir reconstituer ses forces dans un lit bien fait, avant de
repartir, le lendemain, lavé, récuré, vêtu de propre et l’estomac calé, à
l’ouvrage. De façon similaire, la prise en charge des enfants contribue, en
tant qu’investissement sur le long terme, à la formation d’adultes
productifs, et plus généralement à la reproduction d’une future main-
d’œuvre, à l’instar de cet autre investissement à long terme qu’est
l’éducation.
Si économistes et statisticiens définissent de façon restrictive le travail
comme une activité productive fournie en échange d’une contrepartie
monétaire, c’est assurément pour des raisons pratiques : il leur faudrait,
autrement, encore estimer la valeur marchande de toutes sortes d’activités
hétérogènes. Mais, avec le temps, tout le monde a oublié comment, au juste,
on déterminait le PIB, et le travail domestique, le labeur quotidien de
millions de femmes, tenu pour sans valeur, s’est soudain volatilisé. Ce sont
des femmes économistes qui ont attiré l’attention sur ce point. Cet exemple
met une fois encore en évidence les changements de perspective qui
s’opèrent dans les sciences lorsque les femmes parviennent à faire valoir
leur point de vue dans la recherche, comme cela s’est produit au moment où
la question des viols en temps de guerre s’est posée.
Les courants politiques de droite soulignent l’importance de la femme
au foyer comme protectrice de la famille – pierre angulaire de la société. Ils
mettent l’accent sur la mission maternelle des femmes qui, en enfantant,
assurent la survie de la nation. Nombre d’entre elles se sentent de ce fait
reconnues à leur juste valeur dans leur travail, et comprises dans le choix
qu’elles ont fait d’être mères de famille. Voilà qui explique en grande partie
le soutien des femmes aux mouvements conservateurs et aux partis de
droite. Le fait qu’elles soient aussi, pendant ce temps, enfermées dans la
famille – seul domaine où elles se voient reconnaître une place –, et
dissuadées par là même d’occuper un emploi en dehors du foyer, allège à
l’évidence le poids qu’ont à supporter celles qui ont déjà choisi de se
consacrer aux soins du ménage. Toute femme doit pouvoir faire des études
et exercer un travail rémunéré, affirment les féministes. Ces exigences ne
font, selon les femmes conservatrices, que dévaluer le travail domestique et
la maternité, et constituent à leurs yeux une machine de guerre contre
l’indissolubilité du mariage et le caractère sacré de la famille. Ces femmes
se sentent outragées, et nombre d’entre elles deviennent antiféministes par
contrecoup.
Commencer par déconsidérer les tâches ménagères n’est pas une
attitude très judicieuse de la part d’un mouvement qui souhaite que le
travail domestique soit davantage et plus souvent pris en charge par les
hommes. De leur plein gré, qui plus est, puisqu’il n’existe pas encore de
moyens pour les y contraindre. En outre, le fond du problème reste ainsi
ignoré, car ce qui importe est moins de savoir si le travail domestique est en
lui-même source de satisfaction et d’épanouissement que d’appréhender les
modalités de son ancrage dans la société. Une femme au foyer est beaucoup
plus dépendante de son mari – qui pourvoit aux finances du ménage –
qu’une employée l’est de son employeur. Nous faisons abstraction de tous
les ressorts émotionnels susceptibles de maintenir ou de briser l’unité d’un
couple. Il s’agit ici des opportunités sociales qui s’offrent à une femme dans
le cas où elle se trouve obligée de quitter le foyer conjugal et de perdre ainsi
tout moyen de subsistance. Les possibilités dont elle dispose sont fonction
de son éducation antérieure, de l’état du marché du travail, de l’accessibilité
à des services tels que baby-sitting, crèches, jardins d’enfants, et des lois
applicables au mariage et au divorce.
Ce sont précisément les chercheuses féministes qui ont montré
l’importance et la valeur du travail non rémunéré, le plus souvent
domestique, effectué pour l’essentiel par les femmes. Cela ne signifie pas
que ce travail incombe avant tout à celles-ci et que les hommes peuvent
s’en exonérer totalement ou en grande partie, ni que les femmes seraient
plus productives ou plus heureuses en effectuant un travail rétribué. La
seule chose qui importe, c’est d’améliorer les conditions sociales du travail
domestique et sa prise en considération de façon à ce que les femmes et les
hommes puissent l’effectuer de leur propre gré et avec plaisir. Ceci vaut en
fait tout autant pour le travail rémunéré effectué hors du domicile.

1. Phil Harris, Charleston, Traditional Dixieland Jazz From the 1930s, ’40s & ’50s.
2. « Marine Corps Study Find no Detriment to Moral in Mixed-Gender Combat Units », The
New York Times, 16 novembre 2015.
3. « Mais pour toujours, toujours ? » a demandé une journaliste au pape François. « Si on lit
soigneusement la déclaration de saint Jean-Paul II, cela va dans cette direction » (ici.radio-
canada.ca/nouvelle/812142/pape-ordination-femmes).
4. Une déclaration du pape François à des journalistes précise ce point. Cf. Jérôme Gautheret,
Le Monde, 13 février 2020 [NdT].
5. Première Épître de Paul à Timothée, ch. 2, v. 11-14, Bible Louis Segond, Alliance biblique
universelle, 1956. Cf. également Mieke Bal, Lethal Love : Feminist Literary Readings of
Biblical Love Stories, Bloomington, Indiana University Press, 1987.
6. Il existe des exceptions. Le fait que ce soit précisément dans les sports d’endurance extrême
tels que le triathlon ou la course sur 200 miles que les femmes égalent et même surpassent les
hommes n’en est que plus remarquable. « The Woman Who Outruns the Men, 200 Miles at a
Time », The New York Times, 5 décembre 2018. Aux échecs, sport qui ne nécessite ni force
physique ni vitesse, les femmes sont encore très largement distancées par les hommes.
7. Esther D. Rothblum, in Rachel Connelly et Ebru Kongar (dir.), Gender and Time Use in a
Global Context : The Economics of Employment and Unpaid Labor, New York, Palgrave
Macmillan, 2017, p. 2.
8. Cf. Abram de Swaan, « Uitgaansbeperking en uitgaansangst », op. cit., p. 175-208.
9. À propos des préjugés masculins sur les femmes dans le monde du travail, voir Stefanie
Ernst, « From Blame Gossip to Praise Gossip ? Gender, Leadership and Organizational
Change », European Journal of Women’s Studies, vol. 10, no 3, 2003, p. 277-299.
10. « When a Female CEO Leaves, the Glass Ceiling is Restored », The New York Times, 6 août
2018.
La fabrique du pouvoir politique

Dans ce monde, l’homme est sûr de lui, mais la femme est imbue
d’elle-même ; l’homme sait s’imposer, mais la femme est agressive 1…

Dans une grande partie du monde, les femmes ont atteint le même
niveau d’éducation que les hommes. Là où elles accusent encore du retard,
celui-ci s’est incontestablement réduit. D’importantes avancées ont été
faites en matière de santé féminine. Sur le marché du travail, les chances
qu’a une femme de trouver un emploi et les salaires qu’on lui propose sont
restés inférieurs aux opportunités qui s’offrent aux hommes, mais la
situation s’est, dans ce domaine aussi, considérablement améliorée au cours
des dernières décennies. En dépit de toutes les réformes, c’est dans l’arène
politique que les femmes peinent le plus à s’imposer. C’est en fait une
véritable redistribution du pouvoir qu’il faudrait entreprendre.
De nombreuses femmes ont gouverné ou régné au cours de l’histoire.
Presque toujours en tant que veuves ou filles de l’homme qui les avait
précédées. N’ayant pas pu d’elles-mêmes parvenir au pouvoir, elles
l’avaient hérité d’un époux ou d’un père décédé, dont la puissance et le
charisme les irradiaient encore. Elles n’ont d’ailleurs jamais cessé d’être
considérées comme « la femme (ou la fille) de… ». Il en est allé de même
au siècle dernier s’agissant de la plupart des femmes chefs d’État ou de
gouvernement, principalement en Asie : Premières ministres du Sri Lanka
Sirimavo Bandaranaike et Chandrika Kumaratunga, Benazir Bhutto pour le
Pakistan, Indira Gandhi pour l’Inde, Khaleda Zia et l’actuelle Première
ministre Sheikh Hasina pour le Bangladesh, soit toutes les femmes chefs de
gouvernement dans ces quatre pays. Une fois au pouvoir, nombre de ces
femmes se sont montrées parfaitement à même de maintenir et d’affermir
leur autorité, et ont su assurer l’ordre à l’intérieur des frontières, tenir tête
aux ennemis du dehors ou conquérir de nouveaux territoires. Les plus
expertes ont égalé dans ces entreprises les plus aguerris des hommes. Elles
furent considérées comme des figures exceptionnelles. Issues de lignées au
destin tracé d’avance, elles étaient nées pour gouverner. Il n’empêche : à
travers elles, la preuve était à nouveau faite que les femmes sont en capacité
d’exercer le pouvoir. Même aujourd’hui pourtant, les hommes ont du mal à
se faire à l’idée que des femmes puissent occuper des positions d’autorité.
Tout au long du XXe siècle, les Pays-Bas ont eu des reines pour chefs
d’État. De même, une souveraine, Elizabeth II, règne sur le Royaume-Uni
et le Commonwealth. Aucune de ces femmes n’est devenue monarque par
sa seule volonté, mais par descendance. Dans les démocraties modernes, la
royauté est la seule fonction publique qui se transmet par héritage. Ce qui
importe avant tout, c’est l’influence qu’exerce la personne du roi ou de la
reine, et non son pouvoir. Les princes consorts, époux de ces femmes
couronnées, ont connu des parcours agités : c’étaient des gaillards par trop
enclins à l’adultère, ou, à coup sûr, des êtres tourmentés : vivre dans
l’ombre d’une femme vénérée et auréolée de puissance n’est, pour un
homme, manifestement pas une sinécure.
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle que les femmes
ont pu accéder au pouvoir par leurs propres moyens. Des chefs de
gouvernement comme Golda Meir, Margaret Thatcher ou Angela Merkel se
sont montrées à tout point de vue les égales de leurs pendants masculins. La
preuve de l’aptitude des femmes à l’exercice du pouvoir politique a donc
été maintes et maintes fois fournie. Celles qui sont parvenues par elles-
mêmes à la tête d’un gouvernement ou d’un État étaient souvent des veuves
(Golda Meir) ou des femmes mariées sans enfant (Theresa May, Angela
Merkel). Margaret Thatcher était, quant à elle, mariée et mère de deux fils,
mais on moquait Monsieur Thatcher, époux de la Première ministre, réputé
pour laisser la boss le mener par le bout du nez. L’opinion publique est
apparemment déconcertée par les hommes qui font figure de marionnettes
entre les mains des femmes de pouvoir. Et il est, après tout, difficile aussi
de voir en elles des mères et des épouses 2. Une femme qui règne doit être
asexuée.
L’anthropologue néerlandais Anton Blok parle à ce propos d’une forme
de non-sexisme : si le sexisme n’a pas permis de maintenir une femme à
l’écart du pouvoir, elle est, une fois en fonction, tout bonnement
déféminisée – symboliquement s’entend. Les femmes qui détiennent un
pouvoir politique évitent toute allusion à leur sexualité. Dans son étude
consacrée aux femmes de pouvoir du monde entier à travers les siècles,
Blok écrit : « [Elles] occupent, à maints égards, une position intermédiaire.
Ce sont incontestablement des femmes mais, lorsqu’elles remplissent des
fonctions habituellement réservées aux hommes, elles sont à la fois
masculines et féminines, sans être ni hommes ni femmes. Devenues
socialement des hommes, elles échappent à toute classification, mais
contribuent de cette façon au maintien des relations asymétriques entre les
sexes 3. » S’il y a un homme dans leur vie, ce dernier est invisible,
accessoire, insignifiant – en un mot, féminin. La disparité des rôles est de la
sorte préservée, mais ceux-ci font, en l’occurrence, exceptionnellement
l’objet d’une permutation, la femme au pouvoir devenant – « à titre
honoraire » – un homme.
Dans le sens inverse, l’épouse d’un autocrate ou d’un dictateur pâtit,
elle aussi, de sa situation. Elle fait souvent figure de fée malfaisante derrière
le trône, d’instigatrice de tous les maux que provoque le régime despotique,
écrit Anton Blok 4. Cette créature diabolique n’est-elle pas, après tout, le
malin génie de son mari ? Ainsi en est-il d’Elena, la femme de Nicolae
Ceauşescu ; de Jiang Qing, celle de Mao Zedong ; de Mirjana Marković,
l’épouse de Slobodan Milošević ; de Nexhmije Hoxha, la femme d’Enver
Hoxha ; ou d’Agathe Habyarimana, celle de Juvénal Habyarimana. Les
partisans inconditionnels du dictateur n’ont donc plus qu’à exonérer leur
idole des abus qu’ils ne peuvent ignorer, en les attribuant tous à la « Reine
du Mal ».

Il est surprenant que, même aujourd’hui, si peu de femmes aient pu


accéder au pouvoir politique par leurs propres moyens. Dans la majeure
partie des pays occidentaux, les femmes ont le droit de vote depuis le début
du siècle dernier. La Finlande a été, en 1906, le premier d’entre eux à
accorder les pleins droits électoraux aux femmes, qui sont devenues dès lors
à la fois électrices et éligibles. Les Pays-Bas ont suivi en 1919, les États-
Unis en 1920, le Royaume-Uni en 1928, la France en 1944. En Arabie
saoudite, les femmes ont pu, en 2015, exercer pour la première fois les
droits de vote et d’éligibilité que les hommes avaient obtenus
antérieurement. Il s’agissait d’élections municipales partielles, sans la
moindre portée sur le plan politique, et seul type de scrutin organisé
d’ailleurs dans ce pays.
Enseignement et éducation ont également joué un rôle moteur dans la
reconnaissance du droit électoral : presque partout où les femmes ont pu
l’acquérir, une écrasante majorité d’entre elles avaient suivi jusqu’au bout
leur scolarité primaire. Elles avaient, bien évidemment, été devancées par
les hommes, tant comme élèves des écoles que comme citoyens électeurs et
éligibles.
C’est surtout aux États-Unis et en Grande-Bretagne qu’a été mené, au
travers des actions acharnées et souvent héroïques des suffragettes, le
combat pour l’obtention du droit de vote féminin. Celui-ci enfin acquis – et,
avec lui, le droit à l’éligibilité –, la condition sociale des femmes n’a pas
changé du jour au lendemain. Même si elles obtiennent aujourd’hui autant
de voix que les hommes, il est rare que les femmes se laissent guider, dans
leurs choix politiques, par les seuls intérêts féministes. Il n’existe nulle part
de « parti des femmes » qui ait tant soit peu d’influence. Il y a pourtant,
dans de nombreux pays, un « parti du travail », comme le Partij van de
Arbeid aux Pays-Bas ou le Labour en Grande-Bretagne. Et toutes sortes de
partis ethniques et régionaux se sont constitués.
Il existe certes une multitude d’organisations féminines. Mais la
majorité d’entre elles concentrent leurs interventions sur des questions
spécifiques : libéralisation de la législation sur l’avortement, égalité de
rémunération pour un travail égal, amélioration des structures d’accueil des
enfants ou droits et santé des femmes dans les pays en développement. Et
l’absence de syndicats de femmes comparables en termes d’adhésion et
d’influence aux autres syndicats est quasi générale. Les organisations
féminines ou féministes ne participent pas aux consultations régulières qui
ont lieu au sein des comités officiels ou des organismes d’entreprise. Elles
ne déclenchent jamais – ou alors très rarement – de grèves ou d’actions
massives de boycott.
Les femmes ont mené, au fil du temps, des actions très efficaces, qui
vont des campagnes pour l’obtention du droit de vote à la lutte contre
l’interdiction de l’avortement. Ce sont souvent des personnalités célèbres
qui, parmi elles, ont réussi à mobiliser l’attention de l’opinion. Ces combats
ont tout d’abord été engagés dans les médias. Cependant, il n’existe aucune
organisation permanente pour financer ces initiatives en mettant à profit les
contributions de centaines de milliers, voire de millions de membres, pour
engager des poursuites judiciaires ou pour soutenir les candidates féministes
dans une élection. Les femmes néerlandaises ne disposent pas
d’associations équivalentes à ce que sont, par exemple, dans leurs domaines
respectifs, la Vereniging voor Natuurmonumenten et l’ANWB 5 – et, aux
États-Unis, la National Rifle Association (NRA) ou la National Association
for the Advencement of Colored People (NAACP). Il en va de même dans
de nombreux pays. Aucune pression ne s’exerce donc de façon durable pour
inciter les partis politiques à faire aboutir les revendications féministes.
Les femmes ont d’emblée mené, pour l’essentiel, des campagnes
massives, plus ou moins spontanées, qui, de manière inattendue, ont fait
traînée de poudre, focalisé l’attention de l’ensemble des médias de masse et
des médias sociaux, et, devenant « virales », ont suscité immédiatement
l’intérêt de millions de femmes et d’hommes.
La dernière et puissante vague d’actions, initiée par le mouvement
#MeToo, a pris pour cible le harcèlement sexuel – sur le lieu de travail,
notamment. Une tempête d’accusations dans les médias et de poursuites
devant les tribunaux a provoqué des changements radicaux. Le
retentissement exceptionnel dont elle a bénéficié a contribué à accentuer la
pression exercée sur les mâles tyranniques ou libidineux. Les accusatrices
ont infligé un affront public aux hommes qui les rabaissaient, les
harcelaient, les agressaient, allant jusqu’à les violer. Cette fois, ce sont des
femmes exerçant des fonctions dirigeantes qui, en dépit des obstacles, ont
concouru à la réussite du mouvement. De plus en plus de femmes travaillent
aujourd’hui et gagnent suffisamment bien leur vie pour contribuer
généreusement aux actions entreprises. Si #MeToo donne la priorité aux
femmes qui se constituent ouvertement victimes et accusatrices, son succès
est dû à des femmes influentes qui, dans l’accomplissement même de leur
travail quotidien, étaient en mesure d’apporter leur soutien aux campagnes
de mobilisation.

Bien des femmes n’approuvent pas ce type d’engagement. Nombre


d’organisations féminines vont jusqu’à s’élever contre les « droits des
femmes ». Fréquemment liées à telle ou telle Église, c’est au nom
d’arguments religieux qu’elles s’insurgent contre l’avortement, la
contraception ou le divorce. Elles prétendent défendre ainsi la vie familiale,
et donc la femme elle-même, puisque c’est dans le cocon protecteur du
ménage que celle-ci est le mieux à même de s’épanouir. De longue date,
quantité de femmes attachées au conservatisme et à la religion se sont
opposées à l’émancipation féminine en dehors du foyer et à l’égalité des
droits entre les sexes. Ces femmes ont combattu l’alcoolisme, la prostitution
– qu’elle soit forcée ou non –, la pornographie et l’immoralité en général.
Elles se sont en outre évertuées à lutter contre la paupérisation et à secourir
par des actions caritatives les familles tombées dans le besoin.
À cet égard, le mouvement des femmes ressemble beaucoup, au fond,
au mouvement ouvrier. Simplement, les travailleurs étaient mieux
organisés, car ils se retrouvaient à l’usine ou sur le chantier ; les femmes,
astreintes pour la plupart au travail domestique, restaient passablement
isolées et les activistes entraient donc difficilement en contact avec elles.
Les ouvriers qui demeuraient fidèles aux idées conservatrices et aux
principes religieux refusaient l’opposition entre travail et capital, et donc le
recours, d’un côté ou de l’autre, à la manière forte – grèves ouvrières, lock-
out patronaux et, à plus forte raison, occupations d’usines. Ils prenaient en
considération les liens personnels établis entre les travailleurs et les patrons
et cherchaient donc de façon systématique des formes de concertation entre
employeurs et salariés. Tout comme les femmes que leur conservatisme et
leur piété conduisaient à ne rien désirer d’autre que la paix du ménage, et à
préférer, dans leurs relations avec les hommes, une logique de consensus à
une logique du conflit.
L’historienne américaine Ann Douglas a montré qu’aux États-Unis le
renforcement de l’influence des femmes dans la société du XIXe siècle est dû
au fait que celles-ci avaient, lorsqu’elles étaient jeunes, fréquenté plus
souvent et plus longtemps l’institution scolaire 6. L’éducation qui y était
dispensée ne visait toutefois pas tant à préparer les filles à une carrière dans
les affaires – ou, comble du comble, en politique – qu’à les rendre aptes à
exercer leurs tâches de ménagères et maîtresses de maison dans un cadre un
peu plus soigné – du type classe ouvrière ou classe moyenne. C’est ainsi
que la culture américaine s’est féminisée, affirme Douglas. La production
littéraire féminine s’est épanouie à travers livres et magazines. Une plus
grande attention y était accordée aux sentiments, au romanesque, aux
beautés de la nature et aux expériences religieuses. Le clergé a encouragé ce
courant conservateur qui s’est tenu à l’écart de la lutte pour le droit de vote
des femmes, a rejeté la libération sexuelle et s’est également signalé par sa
pruderie sur tous les autres plans. Aujourd’hui, c’est-à-dire un siècle et
demi plus tard, on retrouve ce profil idéologique au travers des préférences
politiques affichées par un grand nombre de femmes et d’hommes, aux
États-Unis mais aussi ailleurs. Et l’on continue, au sein du mouvement
féministe, à se demander si la liberté acquise en matière de sexualité est
vraiment profitable aux femmes, ou si elle ne bénéficie pas aux hommes
avant tout.
Faut-il chercher à améliorer le sort de la femme au foyer ? Ou
promouvoir son émancipation en dehors du cadre conjugal et familial ? Ce
dilemme qui a été, partout ou presque, un facteur de division entre les
femmes, s’est trouvé, avec le temps, pratiquement dépassé par les faits. De
plus en plus de femmes et d’hommes combinent en effet la prise en charge
de la vie familiale et l’exercice d’un emploi rémunéré. Ce qui, pour tous, est
source d’inconvénients et de désagréments. De nos jours, le mouvement des
femmes souhaite voir les hommes s’impliquer davantage au sein du foyer
et, pour lever les obstacles à un partage plus équitable, tentent d’obtenir une
amélioration des dispositifs en faveur des parents salariés.

Même si les femmes ont le droit de vote depuis un siècle dans la


majorité des pays occidentaux – et depuis un demi-siècle dans beaucoup
d’autres –, elles ont, en politique, beaucoup moins voix au chapitre que les
hommes. À l’évidence, elles ne votent pas systématiquement, tant s’en faut,
pour des représentantes de leur sexe. Car elles ne sont pas seulement
femmes. Leur identité n’est pas univoque mais constituée de différentes
« sections », parfois discordantes – appartenance ethnique, couleur de peau,
région et ville où elles vivent, niveau d’instruction, revenus, classe
sociale, etc. En un mot, « intersectionnelle » 7. Elle est aussi, en général,
plus « stratifiée » que celle des hommes. Voilà qui explique en partie
pourquoi leur comportement électoral est souvent fonction de ces autres
déterminations. Et pourquoi aussi les hommes ont été, au fil du temps,
presque partout largement majoritaires dans les conseils municipaux, les
organes provinciaux ou régionaux, les parlements et les gouvernements.
Depuis quelques décennies, cette situation tend à évoluer.
Entre 1995 à 2018, soit en moins de vingt-cinq ans, le nombre des
femmes élues dans les parlements de cinq des six continents a plus que
doublé 8. Il se monte cependant à moins d’un quart de l’ensemble des
représentants. On constate, bien sûr, de grands écarts d’un pays à l’autre. Ce
ne sont pas les pays occidentaux qui figurent en tête du classement établi
par l’Union interparlementaire, mais le Rwanda (61 %), Cuba (53,2 %) et la
Bolivie (53,1 %), pays dont aucun n’est un modèle de démocratie. En
Occident, seule la Suède (avec 46 % de femmes au Parlement) se classe
parmi les dix premiers. La France a récemment fait un grand bond en avant
en s’installant à la 14e place avec 40 %. Les Pays-Bas occupent la
27e place : 36 % des sièges du Parlement néerlandais sont occupés par des
femmes. La Chine se classe au 69e rang avec 25 %, les États-Unis au
104e rang avec 20 % de femmes à la Chambre et 23 % au Sénat 9. La
politologue américaine Valerie Hudson souligne que beaucoup de femmes
parlementaires sont en fait des marionnettes entre les mains d’hommes
puissants. Mais c’est également le cas de nombreux élus masculins 10.
Au sein du système étatique, la fonction ministérielle est l’une de celles
qui confèrent le plus de pouvoir. Or les femmes ministres sont presque
partout minoritaires. Sur 178 pays, seuls 5 ont un gouvernement comportant
plus de femmes que d’hommes. Dans 23 pays, au moins un tiers des
portefeuilles sont entre les mains de femmes. Dans 13, le cabinet n’est
composé que d’hommes. Dans 17 des 192 pays représentés à l’ONU, une
femme était chef d’État ou de gouvernement en 2017.
Ce que disent tous ces chiffres peut être parfaitement résumé en
quelques mots : même si elles ont le droit de vote depuis des générations,
les femmes sont encore presque partout très largement minoritaires dans les
bastions du pouvoir politique. Si leur position s’est renforcée dans
pratiquement tous les pays durant le dernier quart de siècle, depuis quelques
années leur progression au sein des institutions politiques marque le pas au
niveau mondial.
Qu’est-ce qui, en définitive, rend leur combat si difficile ? Cette
question, les féministes se la sont posée dans de multiples écrits. Les
hommes leur ont résisté bec et ongles et souvent de façon retorse, voire
sournoise. Ils réussissent, avec une efficacité redoutable, à insinuer que les
femmes ne sont pas faites pour l’exercice du pouvoir. Lorsqu’elles sont en
position d’autorité, ils ont vite fait de les taxer de « dureté » excessive (la
« Dame de Fer ») et de prétendre que, pour survivre dans le monde cruel de
la politique, il leur faut se forcer et faire violence à leur « nature féminine ».
Celles qui parviennent à tenir bon ne sont pas de « vraies » femmes mais
des « viragos », des « dragonnes » ou des « gendarmes », autant de termes à
travers lesquels une femme qui défend vigoureusement ses idées et ses
électeurs se voit court-circuitée. Si elles arrivent à se maintenir en place et à
damer le pion à leurs adversaires masculins, elles se feront très vite traiter
de « salopes », de « garces » ou de « putes ».
À l’autre bout du monde, au Zimbabwe, les candidats masculins à la
présidence ont justement utilisé ces insultes pour jeter l’anathème sur leurs
rivales : une femme qui revendique un rôle public ne peut être qu’une
putain. C’est ainsi que les femmes deviennent la cible de menaces et
d’attaques provenant des partisans de leurs adversaires 11. Dans la bataille
électorale qui a mis aux prises Hillary Clinton (« une femme de… » elle
aussi) et Donald Trump le mastoc (« grab ’em by the pussy », « il faut les
attraper par la chatte »), il s’agissait aussi de savoir si une femme pouvait
être ou non présidente des États-Unis.
C’est avec le slogan « Lock her up » (« Enfermez-la ») que Trump est
monté à l’assaut, et ses partisans ont traité Hillary Clinton de « salope ».
Pendant la campagne, le journaliste américain Peter Beinart a révélé la
profondeur et l’ampleur de la misogynie ambiante, mobilisée massivement
contre Hillary Clinton 12. Précédemment, un Noir, Barack Obama, avait,
contre toute attente, été élu puis réélu président. Il fallait aussi que cet
affront soit vengé par Trump et tous ses fidèles.
En somme, le talent politique d’une femme est utilisé contre elle comme
preuve qu’elle n’est pas une « vraie » femme. Ce qu’est venue démontrer à
son tour, non sans subtilité, une petite expérience 13. Des chercheurs ont
rédigé des descriptions fictives mais identiques de deux sénateurs censés
siéger au parlement d’un des États américains. L’un de ces parlementaires
avait pour nom Ann Burr et l’autre John Burr. Ils ont soumis à certains de
leurs cobayes le CV d’Ann et à d’autres celui de John. Les appréciations
portées sur l’un et l’autre de ces politiciens inventés se sont avérées à peu
près semblables. Il a été précisé par la suite que l’un comme l’autre étaient
« ambitieux » et dotés d’une forte volonté de puissance. Ceci n’a fait que
renforcer la cote de John parmi les sujets de l’expérience. Ces mêmes
caractéristiques ont suscité en revanche une vive indignation morale à
l’égard d’Ann, qui s’est vue rapidement dépréciée tant par les hommes que
par les femmes.
De nombreuses femmes concourent à cette disqualification des
brillantes figures féminines de la politique et des affaires : à les en croire,
ces dernières feraient bien mieux de ne pas réussir dans ce monde
d’hommes influents car leur succès ne fait que révéler qu’en tant que
femmes au foyer, mères de famille et amantes elles sont plutôt minables. Il
se peut aussi que ces femmes talentueuses éveillent la jalousie de celles qui
n’ont pu les égaler.
La politique met les femmes en situation de double contrainte : si elles
veulent y réussir, il leur faut surpasser les hommes en ingéniosité. Mais plus
elles marquent des points à cet égard, plus elles se font détester. Peter
Beinart prend l’exemple de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des
représentants (Speaker) de 2007 à 2011 et depuis 2019 14. Première femme
de l’histoire américaine à occuper cette fonction, elle y a incontestablement
toujours fait preuve d’une énergie et d’une efficacité sans équivalents. Elle
a été aussi la plus haïe, au sein même de son groupe démocrate, mais avant
tout par les républicains, qui l’ont dépeinte comme un monstre avide de
pouvoir manipulant ses collègues masculins comme des marionnettes au
bout d’un fil : « She is in control », « elle contrôle tout ». L’observation
n’était en rien un compliment adressé au Speaker, mais une critique
foudroyante visant la femme, là où même un simple reproche était superflu.

Les femmes ont depuis longtemps le droit de vote dans la plus grande
partie du monde ; en matière d’éducation, elles ont rattrapé les hommes. La
majorité d’entre elles travaillent en dehors du foyer et ne sont pas beaucoup
moins payées que leurs collègues masculins. Elles ont la formation et les
revenus nécessaires pour s’affirmer en tant que citoyennes à part entière
dans la société. Les femmes sont donc omniprésentes et visibles dans les
entreprises et les institutions publiques. Il leur est encore difficile d’accéder
à des positions de pouvoir dans l’économie et la politique. Car elles se
heurtent, trop souvent, à une résistance insaisissable. Qui n’a pour seule
ressource que cette insaisissabilité, car ses arguments, pour peu qu’ils soient
formulés ouvertement, s’effondrent tous d’eux-mêmes. Cette résistance
opposée à l’essor des femmes en politique et dans les affaires est donc
nécessairement silencieuse, souterraine et sournoise. C’est là sa faiblesse.
C’est pourquoi l’ascension des femmes se poursuivra.
1. Chimamanda Ngozi Adichie à la conférence de Chatham House à Londres, 21 juin 2018.
2. En avril 2018, l’accouchement de Tammy Duckworth, première sénatrice américaine à
mettre un enfant au monde durant l’exercice de son mandat, fit sensation dans les médias. De
nos jours, pareil fait ne devrait pourtant plus paraître insolite.
3. Anton Blok, « Female Rulers and Their Consorts », Honour and Violence, Cambridge, Polity
Press, 2001, p. 227.
4. Ibid., p. 225.
5. La Vereniging voor Natuurmonumenten est une association néerlandaise de protection des
sites naturels et du patrimoine. L’Algemene Nederlandsche Wielrijdersbond (ANWB), qui a
gardé le nom et le sigle qu’il avait à sa fondation – c’était alors une fédération d’amateurs de
cyclisme et de cyclotourisme –, se définit aujourd’hui comme le Royal Touring Club des Pays-
Bas [NdT].
6. Ann Douglas, The Feminization of American Culture, New York, Avon Books, 1977.
7. Leslie McCall et Ann S. Orloff, « The Multidimensional Politics of Inequality : Taking Stock
of Identity Politics in the US Presidential Election of 2016 », The British Journal of Sociology,
vol. 68, no S1, 2017, P. S34-S56.
8. Inter-Parliamentary Union, Women in Politics, Global Map, 2017.
9. Inter-Parliamentary Union, Women in National Parliaments, 1er novembre 2018 ;
archive.ipu.org.
10. Valerie M. Hudson et al., Sex and World Peace, op. cit., p. 42.
11. Panashe Chigumadzi, « In Zimbabwe, the Enduring Fear of Single Women », The New York
Times, 2 juillet 2018.
12. Peter Beinart, « Fear of a Female President », The Atlantic, octobre 2016. Cf. également Jill
Filipovic, « The Men Who Cost Clinton the Election », The New York Times, 1er décembre 2017.
13. Victoria L. Brescoll et Tyler G. Okimoto, « The Price of Power : Power Seeking and
Backlash Against Female Politicians », Personality and Social Psychology Bulletin, vol. 36,
no 7, 2010, p. 923-936.
14. Peter Beinart, « The Nancy Pelosi Problem », The Atlantic, 15 avril 2018.
Contrecoup : le ressentiment des hommes

Quel poète a chanté la plus cruelle des émotions humaines, la blessure


qui ne cicatrise jamais, j’ai nommé l’affront fait à un mâle ? […] Mais
quid du sentiment lui-même, de la mortification subie par un homme ?
Aucun d’eux ne pourrait la décrire 1.

Il ressort de ce qui précède que les hommes ont été contraints, au siècle
dernier, d’accorder de plus en plus d’espace aux femmes. Cela ne s’est pas
fait tout seul, et les récriminations n’ont, bien sûr, pas manqué. Cette
évolution a commencé par l’admission des filles dans les classes primaires,
où elles ont pris place à côté des garçons. Les élèves des deux sexes ont dès
lors été évalués selon des critères identiques. Et il s’est avéré que les filles
n’étaient pas du tout inférieures aux garçons. Le diplôme scolaire a
désormais joué un rôle décisif pour l’obtention d’un bon emploi et dans la
quête d’un partenaire convenable.
Partout, l’univers masculin s’est rétréci et a perdu en prestige. Fut un
temps où les hommes se retrouvaient entre soi au travail. Leurs emplois
faisaient appel à la force physique et à l’habileté manuelle, à l’esprit
d’organisation et à l’expérience. On n’engageait donc pas de femmes. Et le
salaire des hommes subvenait aux besoins de la famille. Une fois leur
journée achevée, ceux-ci allaient boire ensemble un verre au bistrot, où il
n’y avait pas non plus la moindre femme – tout du moins de femme comme
il faut. À la maison, bobonne vaquait aux soins du ménage.
Ce travail purement physique a en grande partie disparu, balayé par la
mécanisation et l’automatisation. Les professions masculines qui ont
subsisté se sont presque toutes ouvertes aux femmes. Les hommes doivent
désormais s’adapter à la présence de l’autre sexe, et parfois même
s’accommoder d’une femme qui se trouve être leur chef.
Il est devenu plus difficile pour un mari de continuer à imposer son
autorité à son épouse, dès lors que celle-ci a cessé d’être dépendante
financièrement de lui, que les violences domestiques ne sont plus acceptées
– et sont mêmes condamnées –, que la femme est libre de consentir ou non
à un rapport sexuel, qu’elle peut décider d’éviter ou d’interrompre une
grossesse, qu’elle peut demander le divorce, et qu’elle s’est vu reconnaître
le droit d’hériter et de souscrire des contrats en son nom propre. Autant
d’acquis que l’Occident considère aujourd’hui comme inaliénables, mais
qu’il a fallu, face à la résistance acharnée des hommes – soutenus par les
Églises et les partis conservateurs –, arracher pied à pied.
Les femmes ont en outre réussi à obtenir des postes stratégiques en
politique. Non parce qu’en tant que filles ou conjointes elles succédaient à
des hommes puissants, mais par leurs moyens propres. Les hommes ont
donc dû accepter d’être gouvernés par des femmes. Il leur a fallu, à tout le
moins, s’habituer à un tel état de fait.

Les femmes en position de pouvoir, ou qui occupent des fonctions dites


« dirigeantes », continuent à inspirer peur et aversion à beaucoup
d’hommes, mais aussi à un grand nombre d’autres femmes. Tout bien
considéré, il n’y a à cela aucune raison qui vaille : elles ne font, dans
l’exercice de ces fonctions, manifestement pas mieux ni sensiblement
moins bien que les hommes. Elles diffèrent autant entre elles que les
dirigeants masculins les uns des autres. Pourtant, la virulence des hommes
vis-à-vis des femmes investies d’une autorité supérieure prend souvent pour
objet une caractéristique qui, en l’occurrence, ne fait guère la différence :
leur sexe. L’hostilité des hommes se manifeste fréquemment par des propos
ouvertement sexuels : c’est une chienne ! Pas un être humain, mais une
chienne en chaleur ! Une chienne déchaînée ! « Enfermez-la ! » C’est une
pute, une femme qui couche avec tous ceux qu’elle trouve sur son chemin.
Il y a besoin urgent d’un mâle pour la dompter.
« Une bonne bite, voilà ce qu’il lui faut ! » : ce cri de guerre a été lancé
contre des adversaires féminines 2. Ce n’est pas le mot « bite » qui, dans ce
slogan, s’avère le plus révélateur, mais bien l’expression « il lui faut » : la
pénétration est présentée comme une mesure punitive et le pénis comme
l’instrument d’exécution. Qu’on songe à la double signification du mot
« verge », désignant à la fois une badine et le membre viril. Une femme au
pouvoir est une femme qui a brisé ses chaînes. Donc un danger
imprévisible. Elle doit être replacée dans sa cage, remise sur le dos – sous
l’homme. C’est à peu près ainsi que s’exprime le fantasme de haine à
l’égard des femmes de pouvoir. Ces sentiments sont rarement extériorisés
de cette manière, mais ils forment souvent la masse ignorée des sédiments
enfouis au plus profond de la hargne qui poursuit ces femmes.

En raison de l’augmentation du nombre d’étudiantes dans les


universités, de nombreuses carrières supérieures se sont progressivement
féminisées. Les femmes ont eu ainsi accès à des fonctions d’autorité leur
conférant un large pouvoir décisionnel. Dans les barreaux d’avocats, la
magistrature, les affaires sociales, le secteur de la santé – physique ou
mentale –, le deuxième sexe est d’ores et déjà souvent majoritaire, et pas
seulement en Occident. Dans les « professions de service » – dénomination
qui s’applique à des fonctions moins subalternes qu’il n’y paraît –, des
hommes jeunes ou de jeunes adultes se trouvent pour la première fois
confrontés à des femmes.
Les enfants qui ont grandi dans des familles où l’homme a conservé une
position dominante et où les fils continuent à être favorisés par rapport à
leurs sœurs font, une fois sortis de chez eux, l’expérience d’un tout autre
système de relations. Au sein de la cellule familiale, le même modèle
patriarcal s’impose aux garçons et aux filles. Avec les différences qu’il
implique, inculquées par le père. La mère a tout au plus un certificat
d’études primaire. Mais, à l’extérieur du foyer, les enfants se trouvent en
présence de femmes en position d’autorité. Ce sont surtout des enseignantes
qui leur font la classe. Services d’accompagnement scolaire, d’assistance
sociale, de soins infirmiers à domicile, organismes de formation, police des
enfants, médecin de famille et psychologue, avocat, juge pour enfants,
services pénitentiaires d’insertion et de probation : toutes ces institutions et
professions emploient aujourd’hui majoritairement des femmes. Celles-ci
ont en outre, durant leur formation, navigué dans les eaux du féminisme qui
leur a transmis ses idéaux d’émancipation – ce qui va de soi, pour ainsi dire.
Dans cette société-providence fortement féminisée, les garçons et les
hommes issus de l’immigration ou d’un milieu conservateur indigène
doivent se battre pour tenir leur place face à des filles et des femmes qui
réclament et obtiennent de plus en plus l’égalité des chances. C’est là l’effet
induit par la scolarisation. Pour peu que, par bonheur, le père ne s’en mêle
pas directement, il se contentera, faute d’autres moyens de coercition, de
brandir le Coran ou la Bible. Rien de musulman ou de chrétien dans cette
gesticulation : le « choc des civilisations » est en fait une lutte entre les
sexes. En tant qu’élèves, clients, demandeurs d’aide, patients, suspects ou
détenus, ces hommes jeunes et ces garçons sont dépendants des organismes
d’assistance. On leur demande simplement de suivre les conseils et les avis
des femmes qui appartiennent à ces institutions. Et l’on attend des hommes
qu’ils observent ces recommandations. Conformément à la nouvelle
éthique, ils doivent eux-mêmes s’engager en faveur de l’émancipation des
femmes.
Je reviens en détail sur cet aspect des choses pour mettre en évidence
l’ampleur considérable des pertes que les mâles occidentaux ont subies dans
la lutte les opposant aux femmes. Ils n’ont même pas le droit de déplorer
ces pertes et sont obligés de se féliciter des nouvelles relations libératrices
établies entre les sexes. Et s’ils ne s’en félicitent pas, ce n’est pas tant à
cause de la diminution de leurs revenus ou de la restriction de leurs droits,
mais avant tout du fait de l’atteinte portée à leur « dignité masculine ». Cet
honneur viril repose sur l’idée que l’ordre entre les êtres est immuable : la
femme obéit à l’homme qui la protège. Il est trop facile, à cet égard, de crier
à l’hypocrisie et à la mascarade. Depuis des milliers d’années, familles,
communautés et sociétés fonctionnent selon ce principe fondamental, que
les grandes religions ont toutes érigé en idéal suprême. Sans savoir de quoi
il retournait, hommes et femmes y ont cru dur comme fer. Et, pour des
masses de gens – des deux sexes –, il en va encore de même aujourd’hui.
Ce n’est pas, d’ailleurs, un principe en l’air. Il engage celles et ceux qui y
souscrivent et ses exigences se sont durement fait sentir aussi bien aux
femmes qu’aux hommes. Ces derniers ont travaillé dur pour entretenir leur
famille, et, le moment venu, il leur a fallu partir à la guerre au nom de la
défense de la patrie.
Toute subversion de cette hiérarchie des sexes se soldait, pour l’homme,
par la perte de son honneur – et, pour la femme, bien souvent par des
troubles psychiques Maintenant que la suprématie masculine se trouve,
depuis plusieurs décennies, fortement ébranlée par la montée en puissance
des femmes, les hommes peuvent être assimilés à une élite « en déclin ».
À propos de la défaite allemande à l’issue de la Première Guerre
mondiale, le sociologue germano-britannique Norbert Elias écrivait :

Invariablement, les membres des groupes dirigeants menacés de


perdre leur pouvoir risquent de souffrir de profondes
perturbations touchant l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, voire,
bien souvent, de ressentir la destruction complète de tout ce qui
fait selon eux le prix et l’intérêt de leur vie ; ils sont menacés de
perdre leur propre identité – de se perdre eux-mêmes 3.

Ce qu’Elias décrit ici peut être considéré comme une loi sociologique
valant tout aussi bien pour le sexe masculin qui, dans l’ensemble, voit
péricliter son autorité face à la montée en puissance des femmes. Les
hommes qui subissent une pareille perte de statut se montrent par
conséquent souvent vindicatifs et hostiles envers l’autre sexe, en tout cas
envers celles de ses représentantes qu’ils tiennent en partie pour
responsables de l’affaiblissement relatif de leur position : les féministes
avant tout, bien sûr, mais aussi les diplômées de l’enseignement supérieur,
les dirigeantes d’entreprise, les femmes politiques, ainsi que toutes les
autres par lesquelles ils se sentent méprisés.
Pour les hommes des classes sociales supérieures, hautement diplômés,
aux revenus élevés, qui jouissent d’une grande considération, exercent des
fonctions de pouvoir et appartiennent aux meilleurs cercles, l’ascension des
femmes est un peu plus facile à accepter, tant sont légion les gens auxquels,
en tout état de cause, ils s’estiment supérieurs. Ces hommes recherchent des
partenaires tout aussi favorisées qu’eux, avec qui ils vivront sur un pied
d’égalité, et qui sauront les comprendre. Sans compter que les revenus d’un
foyer et le prestige d’un couple augmentent pour peu que mari et femme
aient un niveau équivalent d’éducation et d’instruction. Pareilles femmes ne
manquent pas de revendiquer les mêmes droits que leurs époux. Lesquels
doivent céder. Mais les honneurs auxquels peuvent prétendre, dans d’autres
domaines, des privilégiés de cette espèce sont multiples.
Dans les couches sociales moins aisées, les hommes doivent leur fierté
au fait qu’ils sont soutiens de famille et, comme tels, suffisamment rétribués
pour que leurs femmes n’aient pas besoin de travailler. Ils sont obstinément
attachés au maintien des liens familiaux traditionnels grâce auxquels,
précisément, ils parviennent encore à se différencier un tant soit peu des
foyers encore plus modestes, dans lesquels l’homme gagne trop peu pour
entretenir les siens. Ce qui oblige alors la femme à trouver un travail hors
du domicile et, du même coup, écorne la respectabilité du mari.
Quant à ceux qui sont au bas de l’échelle sociale, ils n’ont que leur
femme pour se faire valoir. Ce qui leur importe avant tout, c’est de
conserver leur suprématie sur elle. Sur qui d’autre que leur épouse et leurs
enfants pourraient-ils, sinon, exercer une autorité ? Voilà ce qui explique
pourquoi la résistance la plus forte à l’émancipation des femmes est souvent
le fait des moins bien et des plus mal lotis. Les politologues américains
Noam Gidron et Peter A. Hall ont dressé le profil type des partisans de
l’extrême droite américaine : celui d’électeurs blancs aux revenus moyens,
occupant des emplois manuels, travaillant dans des organismes de services
ou encore exerçant des fonctions administratives peu qualifiées, en dehors
des grandes villes. Ils se considèrent comme appartenant à la majorité
ethnoculturelle mais ont le sentiment que leur statut social s’est dégradé. Ce
qui ne peut que les inciter à mobiliser leur profond ressentiment à l’égard
des élites officielles et des minorités en une puissante protestation politique,
jouant sur le registre émotionnel et moral en se gardant bien de toute dérive
irrationnelle. Ces hommes sont plus perméables que d’autres à l’idée que
l’abaissement de leur statut est dû à l’ascension sociale des femmes, et leur
ressentiment s’en trouve renforcé 4.

Perdre son statut, perdre son honneur suscite la honte, et est ressenti
comme un rabaissement de soi. Ça fait mal, ça brûle, ça écorche et ça pique.
Il est difficile à un homme d’admettre qu’il se sent blessé dans son honneur
et qu’il se trouve en proie, de ce fait, à un tourment extrême. Car il
reconnaîtrait, de la sorte, qu’il appartient au camp des perdants. Au lieu de
consentir à un tel aveu, il laisse s’installer en lui le dépit, l’animosité, la
rancœur, le sentiment d’être victime d’un traitement inique. Puis vient la
colère : la rage face à cette grande injustice faite au mâle.
La dernière partie de ce livre est consacrée dans son intégralité aux
mouvements portés par le ressentiment, la soif de vengeance et la fureur des
hommes auxquels l’émancipation féminine a infligé cette cuisante
humiliation.

1. Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons, op. cit., 2006, p. 373.


2. Le fait s’est produit le 15 octobre 2015 lors d’une réunion, contre une femme qui s’opposait
au rejet d’une proposition visant à accueillir des demandeurs d’asile dans la commune de
Steenbergen, aux Pays-Bas, et a été signalé dans les bulletins d’informations.
3. Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux XIXe et
e
XX siècles (1989), trad. Marc de Launay et Marc Joly, Paris, Seuil, « La Librairie du
e
XXI siècle », 2017, p. 470.

4. Noam Gidron et Peter A. Hall, « The Politics of Social Status : Economical and Cultural
Roots of Populist Right », British Journal of Sociology, vol. 68, no S1, 2017, p. 57-84.
S’agissant du comportement électoral des femmes aux États-Unis, voir Leslie McCall et Ann
S. Orloff, « The Multidimensional Politics of Inequality », op. cit.
GUERRE CONTRE LES FEMMES :
DJIHADISTES, DROITES DURES
ET EXTRÉMISTES DE DROITE
Mais tandis que par temps calme nous les observons, en temps de crise
ils nous dominent 1.

Au début de ce millénaire, deux auteurs ont chacun publié un traité


politique percutant dans lequel ils lançaient un appel qui faisait du meurtre
de masse une arme au service de la révolution mondiale. L’un invoquait
Allah (« Qu’il soit loué et exalté »), ainsi que son prophète Mahomet (« La
paix soit avec lui »), au détour de chaque phrase. Il entendait surtout tuer le
plus possible de mécréants, de pseudo-croyants et de fidèles d’autres
confessions. L’autre était au moins aussi fanatique, mais fort peu religieux.
Il tenait cependant à préserver le christianisme, celui-ci pouvant toujours
être utile, si besoin était. Nous ignorons si le premier a tué de ses propres
mains l’un de ses semblables ou s’il n’a fait qu’inciter – mais avec quelle
efficacité ! – d’autres individus à liquider des dizaines de milliers de
personnes. De l’autre, on sait qu’il a accompli lui-même la sanglante
besogne, assassinant soixante-dix-sept personnes en une journée.
Peu d’Occidentaux connaissent par son nom Abu Bakr Naji, intellectuel
qui a inspiré les pratiques meurtrières d’Al-Qaida et de l’État islamique
(EI) 2 et auteur probable de The Management of Savagery, titre traduit en
français par Gestion de la barbarie. L’ouvrage, beaucoup lu après sa mise
en ligne sur internet en 2004, puis édité sur papier en français en 2007 3, est
la bible des terroristes qui ont entrepris le djihad 4 – la violente bataille de la
foi –, d’abord dans les rangs d’Al-Qaida puis dans ceux de l’EI et de ses
nombreuses branches. Il est fort probable que Naji ait trouvé la mort au
Nord-Waziristan en 2008 lors d’un bombardement américain.
Quant au tueur de masse, il s’agissait d’Anders Breivik, auquel ses
meurtres ont valu pendant quelque temps une notoriété mondiale, mais qui,
en dehors des milieux d’extrême droite, est aujourd’hui presque oublié. Il
avait, en 2006, commencé à écrire ce qui allait devenir son manifeste,
publié en 2010 sur internet sous le titre 2083. A European Declaration of
Independence (« Une déclaration d’indépendance européenne »). Le
22 juillet 2011, il traduisit en actes ses paroles, commettant un attentat à la
bombe à Oslo et un massacre de jeunes sociaux-démocrates sur l’île
d’Utøya 5. Ce n’est que par ce massacre et le procès qui l’a suivi que son
manifeste s’est propagé. Depuis lors, Breivik est, sur la toile, l’idole de
milliers d’extrémistes de droite et un exemple pour une poignée de
terroristes « bricoleurs 6 ». Depuis 2012, il purge une peine de vingt et un
ans de prison, qui peut être indéfiniment prolongée.
Les deux manifestes sont, sur le plan politique, opposés l’un à l’autre.
Plus exactement, ils constituent, l’un par rapport à l’autre, les reflets
inversés d’une même réalité. Abu Bakr Naji appelle à la lutte contre les
« croisés », c’est-à-dire les puissances occidentales qui dominent encore le
monde islamique, et contre les pseudo-croyants actuellement au pouvoir
dans le monde arabe, larbins de l’Occident.
Dans Gestion de la barbarie, Abu Bakr Naji indique la voie à suivre
pour fonder un État islamique. Des attentats commis en Occident et des
soulèvements au sein même des pays arabes pousseront les puissances de
l’Ouest, États-Unis en tête, à envahir le monde arabe, ce qui conduira
inévitablement au chaos. Les djihadistes mettront alors à profit le désordre
qui règne déjà dans de nombreux pays du Moyen-Orient et qui continuera à
s’étendre. Ils balaieront avec une détermination inflexible et une terreur
impitoyable les envahisseurs. En même temps, il leur faudra susciter parmi
la population autochtone une peur suffisamment forte pour qu’elle renonce
à entrer en résistance. Là où le chaos et la violence règnent sans partage, le
peuple ne désire rien tant qu’un pouvoir fort, à même de ramener l’ordre
d’une poigne de fer et de rétablir les institutions étatiques. La barbarie ne
peut être réprimée que par des méthodes barbares. Un nouvel ordre sera
instauré : la charia sera promulguée et constituera la loi unique et suprême.
Toute la population soudée en un bloc formera une légion de combattants,
fermement unis sous la bannière du « pur islam de Mahomet ».
La politique de violence doit être poursuivie de sorte que « les otages
soient liquidés de la manière la plus terrifiante qui soit, pour distiller la peur
dans le cœur des ennemis et de leurs soutiens 7 ». Les exécutions lugubres et
théâtrales menées par les bourreaux de l’État islamique, qui font la une des
médias du monde entier, s’inscrivent donc dans une politique délibérée
d’intimidation et de terreur.
Le but ultime est l’établissement d’un califat mondial qui unira tous les
croyants musulmans en une seule communauté, l’Oumma, sous l’autorité
d’un État islamique strict, Daech, organisé selon les principes inébranlables
de la charia.
Anders Breivik appelle quant à lui au renversement violent des
gouvernements occidentaux. Ces derniers contribuent à saper dans ses
fondements la civilisation européo-chrétienne en accueillant des migrants
musulmans dans leurs pays, et leur octroient de plus des avantages qu’ils
refusent à leurs propres compatriotes. Se met ainsi en place un processus
d’islamisation rampante. Le marxisme culturel, qui espère miner de
l’intérieur l’Occident capitaliste, encourage secrètement cette forme de
« discrimination positive ». Comme la politique de lutte de classes s’est
partout soldée par des échecs, les marxistes s’emploient aujourd’hui à
détruire le patrimoine moral et culturel de notre civilisation.
Pour Anders Breivik, rien n’est plus essentiel que la culture : « It’s all
culture… Absolutely everything is culture 8. » La culture nordique est l’âme
du peuple norvégien. Et le legs transmis par les ancêtres. Seuls les
Scandinaves de souche peuvent se l’approprier. Ceux qui viennent
d’ailleurs resteront à jamais étrangers à son univers mental. Ainsi, culture
acquise et race héréditaire sont convoquées ensemble, en un raisonnement
tortueux mais des plus communs, pour masquer une théorie raciale. Les
marxistes culturels – au rang desquels Breivik range les sociaux-
démocrates – l’ont compris. C’est pourquoi ils mènent un « combat
culturel » visant à altérer la pureté du Peuple norvégien par l’agrégation
d’éléments étrangers. Leur arme la plus redoutable à cet effet est… le
féminisme, invention culturelle marxiste chargée de dissoudre la saine
famille occidentale, de déviriliser les hommes et de dresser les femmes
contre eux. Le Peuple tendra à se relâcher et deviendra la proie d’un islam
toujours plus intrusif. Aux yeux de Breivik, un acte terroriste tel que celui
qu’il a commis est justifié, et même nécessaire. Et, de fait, il sacrifie sa
personne à la cause ! Il exhorte ses partisans à une lutte armée qui
mobilisera tous les moyens à leur disposition.

Entre Anders Breivik et Abu Bakr Naji, l’identité de vues est totale :
l’humanité est engagée dans une lutte impitoyable entre traditions
islamiques et traditions chrétiennes. Chacun des deux camps reste tourné
vers un passé mythique, où tout allait mieux. Le retour à ces temps anciens
est une obligation, même s’il implique la destruction complète du monde
d’aujourd’hui. Pour Abu Bakr Naji et ses partisans djihadistes, les
mécréants doivent être convertis de force et, sinon, boutés hors du monde
islamique ou abattus sur-le-champ. Selon Breivik, il faut que, de gré ou de
force, les immigrés musulmans débarrassent de leur présence l’espace de la
civilisation européo-chrétienne.
Le globe devra être divisé en deux hémisphères distincts, tous deux
libérés de la souillure étrangère. Il y a encore bien du sang à faire couler
pour en arriver là. Il faudra déporter des millions d’individus vers les
contrées d’où leurs ancêtres sont originaires. Toute résistance sera punie de
mort. À terme, la pureté du peuple et celle de la foi religieuse seront
rétablies dans les deux moitiés de la planète.
Et ensuite ? Le monde sera prêt. Le moment venu, ses deux moitiés
pourront coexister dans une paix armée. Les deux camps se défieront,
s’espionneront et se maudiront l’un l’autre. De temps à autre, des hostilités
éclateront ici ou là, dégénéreront en une véritable guerre. Laquelle
entretiendra la vaillance des hommes, maintiendra les femmes dans la
soumission et enhardira les chefs.
Islamistes radicaux de l’école d’Abu Bakr Naji et extrémistes de droite
de l’engeance Breivik peuvent donc, somme toute, parfaitement cohabiter.
Qui plus est, les objectifs des uns servent les intérêts des autres, et
réciproquement. Chaque attentat djihadiste commis en Europe ou en
Amérique renforce la haine des musulmans dans les rangs occidentaux. Et
toute offense à l’islam et aux musulmans venant de l’extrême droite attise, à
l’Ouest, le fanatisme des groupes islamiques. Ennemis jurés l’un de l’autre,
les deux camps sont, par là même, alliés. Ils le savent. Et mettent à profit
cette situation.
Ni Breivik ni Abu Bakr Naji ne se soucient, à première vue, des
questions touchant la condition féminine. Ils ont en tête des problèmes
autrement plus complexes. Le premier entend préserver et régénérer le
Peuple nordique. Le second travaille à l’édification d’un nouveau califat
mondial régi par la charia. Il va sans dire que des préoccupations telles que
l’éducation des filles ou la contraception constituent à leurs yeux un néant
d’insignifiance. Mais, à un niveau plus profond, sur lequel ils préfèrent
garder le silence, ils sont bel et bien unis. Ils se battent côte à côte, sur le
même front. Et luttent l’un comme l’autre contre la montée en puissance
des femmes qu’ils veulent ramener à leur état antérieur d’assujettissement à
l’homme. Sous des dehors ronflants, leurs slogans exaltant le « Peuple » et
l’« Oumma » servent, au fond et avant tout, la cause du rétablissement de la
suprématie masculine.
Breivik parle parfois des femmes, Naji ne les mentionne même pas.
Breivik se doit en effet d’expliquer un peu mieux aux Norvégiens ce qu’il
pense de l’émancipation des femmes. Car son point de vue a de quoi
surprendre dans un pays tel que le sien. Naji n’a, quant à lui, qu’un mot à
prononcer : « charia ! ». Tel est le nom donné à l’ensemble des préceptes
qui, au sein des communautés musulmanes, servent de guide en matière de
droit, de propriété, d’hygiène, de savoir-vivre et de sagesse de vie. Mais la
conception qu’en ont les djihadistes en fait une sorte de code, directement
applicable au monde du début du XXIe siècle, sans réflexion, délibération ou
clarification. Ce code formule de façon littérale tout ce qui est permis,
interdit ou prescrit. Les djihadistes en retiennent systématiquement
l’interprétation la plus rigide et la plus stricte, s’en remettant
scrupuleusement à ce qui, selon eux, s’était imposé dès le VIIe siècle. Et cela
n’est jamais de bon augure pour les femmes.

De L’État et la Révolution de Lénine au Mein Kampf encore plus nocif


de Hitler et aux exhortations à la violence révolutionnaire de Mao Zedong,
les pamphlets et manifestes destructeurs du XXe siècle nous ont habitués à
une certaine dose de violence. Dans les premières années du XXIe siècle, des
appels aux meurtres de masse au nom de grands idéaux tels que « le
Peuple » ou « l’Oumma » se sont à leur tour fait entendre, accompagnés
cette fois par cette basse obstinée qu’est la haine de l’émancipation
féminine. À l’instar des fondamentalistes juifs, hindous ou chrétiens, les
extrémistes de droite et les djihadistes sont des « réactionnaires » au sens
littéral du terme : leurs mouvements procèdent d’une réaction généralisée à
l’émancipation croissante des femmes. Ils sont également réactionnaires en
ce sens qu’ils n’inventent rien de nouveau mais ne cessent de ressasser les
arguments séculaires, destinés à justifier les usages et les institutions hérités
du passé. Les avant-gardes du patriarcat mènent le combat à l’arrière-garde
de l’histoire.
1. Günter Hole, « Fondamentalisme, dogmatisme, fanatisme. Perspectives psychiatriques », in
Concilium, Revue internationale de théologie, Paris, Beauchesne, 1992, no 241 (« Le
fondamentalisme dans les religions du monde »), p. 42.
2. « La véritable identité d’Abou Bakr Naji, également connu sous le pseudonyme d’Abou
Jihad al-Masri, serait Mohammad Hasan Khalil al-Hakim », Wikipédia, « Gestion de la
barbarie ».
3. Abu Bakr Naji, The Management of Savagery : The Most Critical Stage Through Which the
Umma Will Pass [titre traduit en français par : Gestion de la barbarie. L’étape par laquelle
l’islam devra passer pour restaurer le califat, édition française publiée par les Éditions de Paris,
2007].
4. Le mot « djihad », qui a de nombreux sens en arabe, est pris ici dans celui que lui donnent les
islamistes terroristes, soit le recours à la violence dans le but d’instaurer un État islamique
[NdT].
5. Voir Åsne Seierstad, One of Us : The Story of a Massacre in Norway – and Its Aftermath
(2013), New York-Farrar, Straus and Giroux, 2015.
6. Ce terme est couramment employé dans la presse belge de langue française pour traduire
l’expression néerlandaise « doe-het-zelf terroristen » (littéralement, terroristes qui « font eux-
mêmes ») [NdT].
7. L’ouvrage d’Abu Bakr Naji, Gestion de la barbarie, d’où provient cette citation, a été retiré
de la vente par un grand nombre de distributeurs français. Il est difficilement disponible dans les
bibliothèques même lorsqu’il figure au catalogue. La citation reproduite ici, conforme à
l’original, provient du site de la revue Books, www.books.fr/gestion-de-la-barbarie-la-feuille-de-
route-de-daech/ [NdT].
8. « Tout est culture. Absolument tout » : réponse donnée par Breivik lors de l’interrogatoire
mené lors de son procès. Voir Åsne Seierstad, One of Us : The Story of a Massacre in Norway,
op. cit., p. 448.
Fanatisation

[Sans] l’existence […] d’une lueur d’espoir […], l’humiliation est


vouée à déchaîner le désespoir, à nourrir un instinct de vengeance qui
peut aisément se muer en force aveugle de destruction 1.

Les grandes manifestations contre la guerre du Vietnam aux États-Unis,


les révoltes étudiantes de mai 1968 en France, l’occupation de la
Maagdenhuis à Amsterdam un an plus tard 2 ont été, parmi d’autres, des
signes révélateurs d’une brusque radicalisation des jeunes, et en particulier
des étudiants. Aussi relâchées que fussent leurs manières, une espèce de
puritanisme s’était emparée d’eux. Ils n’étaient pas, certes, contre le sexe ou
la drogue. Mais ils s’opposaient à toute forme de violence, à la guerre, à
l’exploitation et l’exclusion sociales, au militarisme, au capitalisme et au
racisme. Leurs professeurs et leurs parents approuvaient en partie, mais ne
se remuaient plus beaucoup. Menant une vie de bourgeois rangés, ils
n’avaient guère motif à récriminer. Ces jeunes rebelles en remontraient à
leurs aînés, réduits par là même, assez pitoyablement d’ailleurs, à
bredouiller qu’il y a toujours deux aspects à considérer en toutes choses et
qu’il faut donc, dans l’existence, faire des compromis. Ces révoltés avaient
débordé leurs parents sur la gauche et se montraient plus doctrinaires, plus
constants et déterminés dans leurs orientations politiques que tous ces
quadras sur le retour, indécis et louvoyants. « Holier than thou » : c’étaient
des « purs ».
On retrouve beaucoup de ces caractéristiques chez les musulmans
radicalisés d’aujourd’hui, comme chez un bon nombre d’Occidentaux
convertis à l’islam. Ceux-ci n’avaient-ils pas déjà fumé un joint, n’étaient-
ils pas des mordus de la cigarette, des assidus du demi pression, cédant de
temps à autre à la tentation de breuvages plus corsés ? Ne faisaient-ils pas la
fête avec des chrétiennes et des petites garces, n’avaient-ils pas, en traînant
par les rues, fauché, à l’occasion, un vélo ou raflé un sac à bandoulière qui
pendouillait ? Peut-être avaient-ils fait un an de taule. Complètement oublié
leurs cinq prières quotidiennes. N’étaient jamais retourné à la mosquée,
n’avaient pas mis les pieds à l’école depuis longtemps, et n’avaient toujours
pas trouvé ou seulement cherché un travail. N’avaient-ils pas obtenu, pour
des raisons obscures, une allocation qu’ils complétaient grâce à des activités
annexes de dealers ou de « garçons de plaisir » ?…
« D’accord, tout ça c’est vrai, mais c’était avant » : le voici celui-là,
totalement régénéré, né de nouveau, devenu un autre être, un être neuf. Un
croyant rigoriste, ancré dans ses principes, un musulman vertueux, un
pratiquant modèle, de l’espèce la plus pure. « Parents et éducateurs, c’est
vous, à présent, qui allez devoir reconnaître que vous avez toujours été
tièdes et chancelants dans votre foi, que vous avez souvent falsifié la
doctrine et transigé sur l’observance de la pratique, que vous vous êtes, çà
et là, laissés aller à boire un verre, que chez certains collègues que vous
fréquentez vous avez complaisamment planté vos dents dans une croquette
de viande de porc, que vous n’avez toujours pas fait votre hajj, et que les
cheveux de vos filles ne sont pas couverts… Qui donc vit vraiment selon les
enseignements du Prophète et les met chaque jour en pratique ?
Le fils prodigue qui se tient devant vous ! Il ne porte plus sur la tête une
casquette de base-ball devant derrière, mais une chéchia blanche ajourée.
Loin de l’allure du type mal rasé, il arbore désormais une barbe d’étoupe. Il
ne s’habille plus en jeans et sweat-shirt à capuche, mais en tunique longue ;
ce n’est plus des baskets qu’il a aux pieds mais des mules. Votre propre fils,
ce vaurien, est devenu un parangon de vertu et de piété. » La honte qu’avait
fait naître en lui sa vie débridée s’est muée en un sentiment de supériorité
morale. Aucun musulman ordinaire n’est de taille à l’égaler. Le père, la
mère et les enseignants débordés sur leur droite ! Le triomphe. Le salaire de
la radicalisation.
Maleeha Aslam, chercheuse en sciences sociales et auteure pakistanaise,
fait état d’un processus de radicalisation très similaire chez les toxicomanes
d’Islamabad. Devenus adeptes d’un courant ultratraditionaliste de la
religion qui a accompagné leur enfance, ils se joignent fréquemment à des
groupes de djihadistes pour éprouver, auprès d’eux, le sentiment de fierté
virile auquel ils aspirent 3.

Il travaille à l’extérieur, elle s’occupe du foyer, conformément au


partage séculaire des rôles entre hommes et femmes. Ce système de
répartition est loin de tourner systématiquement à l’avantage des hommes,
car leur travail est souvent plus pénible, plus dangereux, plus monotone,
plus abrutissant que celui de leurs compagnes. Et, en temps de guerre, ils
risquent leur vie. Il n’est pas non plus toujours vrai que les hommes soient
mieux nourris, puissent se reposer plus longtemps et disposer de plus de
temps libre. Mais ce ne sont pas les avantages et les inconvénients de la
condition des femmes par rapport à celle des hommes qui importent ici. Ce
qui compte, c’est la considération et le pouvoir que confère le travail.
L’homme est le chef de famille. C’est lui qui, en tout état de cause, prend
les décisions. La femme s’adapte. Il la protège. Elle dépend de lui. Voilà qui
paraît étrange, lointain, ancien. Eh bien, détrompons-nous. Même dans
l’Occident d’aujourd’hui, chez les non-croyants, dans les milieux libéraux
et parmi la population des grandes villes, ces idées remontent à la surface.
Elles appartiennent au monde dont nous sommes issus, au monde de nos
grands-parents, peut-être même à celui de nos parents. Nous les avons
oubliées, mais nous ne les avons pas transformées. Nombreux sont ceux et
celles qui, y compris dans les sociétés modernes et aux avant-postes de
celles-ci, continuent à y être sensibles, même s’ils ne les partagent pas. Et
ces idées restent ancrées dans les têtes de beaucoup d’individus.
Ce sont elles qui rendent les hommes – et leurs femmes – vulnérables à
l’humiliation lorsqu’ils ne sont pas à même de satisfaire à l’idéal de la
suprématie masculine. Tout être qui se sent humilié à ses propres yeux et
aux yeux des autres a honte et préférerait qu’on ne le voie pas « rentrer sous
terre ». Celui ou celle qui éprouve de la honte se couvre le visage de ses
mains, comme pour ne pas voir ou ne pas être vu. Ils ont perdu la vue. Le
psychiatre et psychanalyste néerlandais Louis Tas (1920-2011), qui a fait de
la problématique de la honte l’élément central de sa pratique et de ses
réflexions théoriques, résume les choses ainsi : « Avoir honte, c’est sentir
qu’on ne vaut absolument rien aux yeux des autres, et qu’en plus ceux-ci
ont raison. » Et il ajoute : « La honte s’apparente de près à l’effondrement
dépressif et peut même finalement conduire au suicide 4. »
Psychiatres, psychologues et sociologues ont, au cours des trente
dernières années, prêté une attention particulière dans leurs travaux à
l’humiliation et à la honte, ainsi qu’aux crises de furie que l’une et l’autre
sont susceptibles de déclencher. Le psychiatre américain James Gilligan,
qui a soumis à divers examens des délinquants violents incarcérés, constate
qu’ils ont, presque sans exception, subi une humiliation insupportable
durant leur enfance ou leur jeunesse, et qu’ils ne sont jamais parvenus à
intégrer le traumatisme qui s’est ensuivi. Ils ont tenté de se débarrasser de la
honte qu’ils ressentaient en roulant les mécaniques, en jouant les cadors, les
durs, les méchants : bref, les costauds qui aiment la bagarre. Mais cette
force brute restait fragile, et ils se trouvaient contraints à en administrer la
démonstration face à n’importe quel adversaire et à la moindre provocation,
même si cela devait leur coûter des années de prison 5. Les délinquants
agressifs expliquent généralement qu’ils ont, par leurs actes, réagi au
manque de respect (« disrespect ») dont ils ont été l’objet de la part de leurs
victimes (« he dissed me 6 »). Dans leur milieu hyper viril, on respecte ceux
qui cognent fort et tout de suite. Quant au délinquant coupable d’un fait de
violence, il y a toujours quelqu’un qui ne croit pas en lui : lui-même.
Les observations de Gilligan paraissent aussi s’appliquer à ces jeunes
auteurs de fusillades apparemment absurdes, qui tuent leurs propres
camarades de classe ou des passants qui se sont trouvés par hasard sur leur
chemin. Le sociologue américain Thomas Scheff a décelé dans les récits de
vie de ces meurtriers solitaires une forte récurrence d’épisodes dans
lesquels ils font état du rejet, du rabaissement, de l’exclusion qu’ils ont eu à
subir : ils se sont alors sentis submergés par une humiliation et une honte
qui demandaient vengeance, peu importe comment. Scheff a appliqué cette
grille de lecture à plusieurs époques durant lesquelles se sont déclenchées
des guerres entre nations. Ainsi, la France fut profondément humiliée par la
défaite de 1871 ; et la honte suscitée par celle-ci conduisit au
« revanchisme » – aspiration générale à la revanche poussant à la
préparation d’une nouvelle guerre. C’est l’Allemagne qui, ayant perdu en
1918 la guerre suivante – la Première Guerre mondiale, donc –, fut
contrainte par le traité de Versailles à manger de la vache enragée 7. Dans les
sphères militaires et réactionnaires allemandes, on se mit alors à nier
catégoriquement une quelconque infériorité des troupes nationales : la
guerre avait été perdue à cause d’une trahison de l’intérieur, ourdie par la
gauche – le « coup de poignard dans le dos 8 ». L’humiliation était niée, la
honte conjurée, mais cette « honte cachée » conduisit néanmoins à la
formation d’innombrables groupes terroristes en quête de vengeance, avant
d’aboutir à la montée de Hitler et de ses partisans qui, laissant délibérément
prospérer le désir de revanche, lui permit d’atteindre une ampleur inégalée.
Le cycle humiliation/haine cachée/revanche fonctionne chez les
criminels violents agissant seuls et chez les meurtriers de masse solitaires. Il
intervient même dans l’histoire de nations entières et rend également
compte du processus de radicalisation dans de petits groupes, en particulier
ceux que mettent sur pied les terroristes fondamentalistes de toute espèce.
Mark Juergensmeyer, sociologue américain des religions, observe que ces
terroristes sont souvent « issus de classes défavorisées, marginales, en
manque de reconnaissance 9 », ce qui, en soi, est déjà une humiliation.
« Éviter le déshonneur en ayant la foi et en combattant 10 » et s’assurer ainsi
une « prise de pouvoir symbolique 11 », voilà à quoi ils s’emploient. Bien
souvent, ils s’efforcent, en outre, de réduire les femmes à leur rôle
traditionnel de créature soumise. Juergensmeyer cite l’exemple des talibans
afghans : « Ces cas sont typiques d’une volonté d’affirmation de la
supériorité masculine, d’un désir de reconquérir une virilité […] 12. »
Le sociologue américain Michael Kimmel a mené aux États-Unis des
enquêtes approfondies auprès de jeunes extrémistes de droite au
comportement violent. Il met en évidence un point aveugle, négligé par
quasiment toutes les études sur ce type d’extrémisme : le fait que ces sujets
sont à une écrasante majorité de sexe masculin. Ces hommes jeunes vivent
dans une situation que Kimmel qualifie d’« aggrieved entitlement ». En un
mot, ils sont frustrés et remplis de ressentiment parce que privés de ce à
quoi ils croient avoir droit : une reconnaissance en tant qu’homme à part
entière 13. Un vrai homme est, à leurs yeux, quelqu’un qui est respecté en
tant que soutien et chef de famille. Ils se sentent incompris, rabaissés,
méprisés par les femmes et par tous ceux qui, sur le plan social, ont mieux
réussi qu’eux. Ils tentent de compenser ce manque de dignité masculine en
adoptant un look et un comportement outrancièrement masculins – port
d’uniformes, d’insignes, de tatouages, organisation de beuveries,
fanfaronnades, recours à la menace et aux actes violents. La camaraderie
masculine telle qu’elle se pratique dans les clubs de motards et de combat
ou dans les milices leur donne le sentiment d’être intégrés à ces groupes et
estimés.
Une des expériences les plus dégradantes que puisse subir un homme,
c’est d’être considéré par les femmes comme une chiffe molle, une lavette,
un mollusque, un être incapable de se faire respecter par son épouse et à qui
celle-ci fait porter des cornes, les cornes de la honte, en le trompant avec un
autre – un homme « plus fort que lui » donc. Il n’y a encore pas si
longtemps, tout individu trompé de la sorte était qualifié de « cocu », terme
d’emprunt dérivé en français de l’espèce d’oiseau qui pond ses œufs dans le
nid d’autres espèces, le coucou. Sans soupçonner quoi que ce soit, l’hôte
couve ces œufs supposés être les siens avec tout le soin nécessaire. En
anglais américain moderne, c’est le terme cuck (abréviation de cuckold),
mot lui-même dérivé de cukoo 14, qui traduit le mot « cocu ». Un cuck est un
homme trompé par sa femme. Pire encore, c’est un homme qui laisse sa
femme le tromper avec un autre homme et accepte en plus d’être régenté
par elle. Le mot cuck est communément utilisé sur les sites de tchat
fréquentés par l’alt-right américaine ; il apparaît dans toutes sortes de mots
composés nouveaux, comme « cuckliberal », c’est-à-dire « lèche-cul de la
gauche », ou, plus encore, « cuckservative », mot-valise péjoratif de l’argot
internet auquel l’alt-right a recours pour vilipender les conservateurs
traditionnels, qu’elle considère comme des mous et des lâches, ce qu’il y a
de pire à ses yeux, et donc plus méprisables encore que les progressistes.
Ainsi donc, l’injure à la fois la plus violente et la plus courante dans les
milieux de l’alt-right américaine fait référence à la perte de la supériorité
virile et à la veulerie de ceux qui se dérobent à l’exigence sociale de
suprématie masculine. Ce « coupable manquement » n’est que trop souvent,
chez ceux qui en sont les victimes, source d’une honte insupportable qui se
transforme en soif de vengeance et en rage.

Ce qui caractérise le fanatisme, c’est qu’il ne connaît aucune mesure,


aucune limite. Il y a toujours de la faiblesse dans la modération. Un
sentiment vous habite, une conviction s’empare de vous, et vous foncez.
Jusqu’au bout. Ceci pour toujours. Prenez la souffrance animale, par
exemple. N’est-ce pas une chose terrible ? Ne faudrait-il pas y mettre fin
incontinent ? Toutes ces adorables petites créatures terriblement
maltraitées ! Celui qui ne se rend pas dare-dare chez son boucher pour le
sommer de fermer sur-le-champ sa boutique, et ce, définitivement, est un
avachi, un dégonflé, un ectoplasme. Le fanatisme porte en lui sa propre
justification. Toute modération est dilution. Et il s’agit ici de la souffrance
des animaux, de l’environnement, du grand capital ou de l’immense
injustice dont sont victimes quotidiennement les migrants. Mais quand il y
va de l’infini, que dis-je, de l’Être infini, du Très-Haut, du Seigneur, de
Dieu lui-même, alors toute hésitation, tout atermoiement, toute petitesse,
toute retenue est une abomination, une trahison de l’intérêt universel, de
l’intérêt suprême, au service d’une cause – quelle qu’elle soit – qui n’est
jamais qu’une misérable bagatelle en comparaison de la puissance infinie
de Dieu.
Il n’est, sur cette terre, qu’une seule entité mythique qui puisse être mise
en balance avec l’Être suprême : le Peuple. Autrement dit, pas moins que
l’héritage du patrimoine des aïeux, de leur sang pur et sans mélange qui
coule dans nos veines, de leurs valeurs et de leurs coutumes demeurées
intactes à travers les âges, du sol qu’ils ont conquis et exploité pour nous et
qu’ils nous ont laissé pour que nous en tirions parti et que nous assurions sa
défense jusqu’à la dernière goutte de notre sang et notre dernier soupir. Il
n’y a rien qui soit supérieur au Peuple. Tout est donc permis pour le
protéger contre des éléments étrangers de toute nature qui, de l’intérieur
comme de l’extérieur, l’envahissent dans des proportions inégalées –
pillages, viols, meurtres et homicides inclus.
Selon le psychiatre allemand Günter Hole, le fanatisme se caractérise
par « l’intensité extraordinaire avec laquelle est poursuivi et réalisé un
engagement ou une idée “surévaluée” 15 ». L’essence de tout fanatisme
réside dans l’« absolutisation » : rien ne saurait surpasser l’absolue certitude
d’avoir raison qui s’autorise de Dieu ou du Peuple. Cet absolutisme
moderne a revêtu une troisième forme avec le communisme, qui, au nom de
la classe ouvrière, du prolétariat, a été la cause d’innombrables actes
d’extermination au cours du XXe siècle et a – sans gloire – disparu
aujourd’hui.
Le fanatisme érige toujours un principe de base unique en absolu : il est
monomaniaque. Ce principe devient alors une grille de lecture totalitaire.
Le véritable fanatique politise ou « religiosise » n’importe quel aspect, fait
ou détail de son existence : il transforme tout en question politique ou
religieuse 16. L’économie du fanatisme s’apparente à celle de la perversion :
l’homme ou la femme perverse investissent en totalité leur énergie sexuelle
dans une « thématique » érotique parfaitement circonscrite. Ils peuvent de
la sorte érotiser l’ensemble de leur vécu : convertir tout ce qui leur arrive en
fantasmes sexuels se rapportant à un schème érotique unique. Cette
« panérotisation » constitue un adjuvant efficace : des sentiments tels que la
peur, la déception, l’abandon se trouvent annihilés par l’excitation
sexuelle 17. Toutefois, ce que fantasment les pervers suscite la gêne et ce
qu’ils font est honteux. Ils souffrent eux aussi de cette honte : c’est le tribut
que leur impose la panérotisation.
Rien ne peut, non plus, atteindre les fanatiques. Tout ce qui leur vient de
l’extérieur est immédiatement débarrassé de son pouvoir de nuisance, tout
sentiment importun peut être éliminé, pour peu qu’ils le réduisent à un
mouvement intérieur en résonance avec leur conviction sacrée, à une
émotion conforme à celles que la doctrine prescrit. La fanatisation est donc
une manipulation psychique grâce à laquelle tout dérèglement ou émotion
parasite peuvent être neutralisés.
Il faut aussi prendre en compte cette éternelle assurance d’avoir raison
qu’ont les fanatiques, ce bon droit qu’ils ne cessent d’invoquer pour
justifier leurs délires et leurs crimes. Tout fanatisme naît d’un sentiment de
frustration et d’humiliation. Les fanatiques pensent qu’une grande injustice
leur a été faite et qu’ils s’en trouvent rabaissés. Ils ont honte et veulent se
venger. Cette honte se transforme en rage aveugle. Günter Hole souligne ce
manque insupportable d’estime de soi caractéristique des fanatiques et qui
les amène à prendre la moindre chose terriblement au sérieux, les prive de
tout sens de l’humour, les rendant incapables de relativiser et faisant d’eux
des êtres à la fois hypersensibles et très vite blessés.

Qu’est-ce qui a poussé les djihadistes et les extrémistes de droite à une


telle frénésie ? Tous sont sans cesse prêts à dresser le catalogue de leurs
griefs : le mal qui leur est infligé est considérable et nombreux sont ceux
qui le leur font subir. Même quand les fanatiques sont majoritaires, ils
constituent, en fait, une minorité en danger. Les auteurs de violences sont
presque toujours des victimes et chaque attaque n’est, au fond, qu’un acte
d’autodéfense. « Personne ne se sent plus innocent que le criminel », écrit
Gilligan 18.
Il est un grief que tous partagent : la suprématie du mâle sur les femmes
– leur héritage éternel et sacré – a été sapée. Pire encore, elle s’est muée en
son contraire. Contre la volonté de Dieu et du peuple en sa véritable nature.
C’est d’abord et surtout l’émancipation féminine que combattent les
djihadistes et les extrémistes de droite. C’est pourquoi le moment est venu
d’examiner de plus près leurs allégations.

1. Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion. Comment les cultures de peur,


d’humiliation et d’espoir façonnent le monde, Paris, Flammarion, 2008, rééd. « Champs »,
2015, p. 109 [citation adaptée en fonction des coupes et des légers remaniements introduits en
néerlandais].
2. La Maagdenhuis, siège administratif de l’Université situé au cœur d’Amsterdam, fut occupée
en mai 1969 durant cinq jours par les étudiants, qui exigeaient la démocratisation des
institutions universitaires [NdT].
3. Maleeha Aslam, Gender-Based Explosions : The Nexus Between Muslim Masculinities,
Jihadist Islamism and Terrorism, Tokyo, United Nation University Press, 2012, p. 261.
4. Coen Verbraak interviewe Louis Tas, Vrij Nederland, 18 avril 2011.
5. James Gilligan, « Can Psychoanalysis Help us to Understand the Causes and Prevention of
Violence ? », Psychoanalytic Psychotherapy, vol. 30, no 2, 2016, p. 125-137 (139).
6. « Il m’a manqué de respect », « il s’est foutu de moi » [NdT].
7. Thomas Scheff, « Alienation and Hidden Shame : Social-Emotional Causes of Conflict »,
www.soc.ucsb.edu/faculty/scheff/88, pdf.
8. De la même façon, Donald Trump a nié avoir perdu les élections américaines de 2020, et
donc sa présidence. C’était, selon lui, la faute des Démocrates qui avaient falsifié le résultat des
scrutins.
9. Mark Juergensmeyer, Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs ou musulmans, ils
revendiquent la violence (2001), trad. Nedad Savic, Paris, Autrement, 2003, p. 186.
10. Ibid., p. 183.
11. Ibid., p. 184.
12. Ibid., p. 193.
13. Michael Kimmel, Healing From Hate : How Young Men Get Into – and Out of – Violent
Extremism, Oakland, University of California Press, 3e éd. revue et corrigée, 2018.
14. « Coucou » en anglais [NdT].
15. Günter Hole, « Fondamentalisme, dogmatisme, fanatisme », op. cit., p. 36.
16. Le verbe religificeren utilisé ici par Abram de Swaan n’existe pas en néerlandais. En
français, si le verbe « religiosiser » n’apparaît pas dans les dictionnaires, il est employé dans
divers textes se rapportant aux sciences humaines [NdT].
17. Sur les conceptions psychanalytiques contemporaines relatives à la nature des perversions,
voir Hendrika C. Halberstadt-Freud, Freud, Proust, Perversion and Love, Amsterdam-Lisse,
Swets & Zeitlinger, 1991. Sur les fonctions sociales de la panérotisation, la honte et l’isolement
social des pervers, voir la préface d’Abram de Swaan à cet ouvrage.
18. James Gilligan, « Can Psychoanalysis Help us to Understand the Causes and Prevention of
Violence ? », op. cit.
Djihad : l’extermination des femmes par l’EI
et consorts

…mais une question fondamentale se pose, qui n’ose pas dire son nom.
Cette guerre concerne aussi – de façon essentielle – le sexe. Aux yeux
des djihadistes, le combat contre les infidèles a pour enjeu la
domination sur les femmes 1.

De même que dans la Bible, la femme est, dans le Coran, inférieure à


l’homme. Le passage clé sur ce sujet se trouve dans le verset 34 de la
sourate 4, intitulée « Les femmes » :

Les hommes sont responsables (protecteurs et pourvoyeurs) des


femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur
celles-ci, et aussi à cause des dépenses (pour les supporter) qu’ils
font de leurs biens 2.

Il y aurait toutes sortes de commentaires à faire sur cette première


phrase, mais je m’en abstiendrai. Les explications proposées par les
autorités les plus érudites sont extrêmement divergentes. Comment décider
quelle est la meilleure lorsqu’on est, comme moi, absolument ignorant en la
matière ? Je suppose que cette première phrase signifie en substance que les
hommes ont la charge et la direction des femmes, du fait qu’Allah les a
placés plus haut qu’elles, et qu’en tant qu’époux ils assurent l’entretien de
celles-ci.
Le Coran poursuit :

Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et


protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs
époux, avec la protection d’Allah. Et quant à celles dont vous
craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles
dans leurs lits et frappez-les. Si elles arrivent à vous obéir, alors
ne cherchez plus de voie contre elles, car Allah est certes, Haut
et Grand 3 !

Depuis des siècles, la signification de chaque mot de ce verset fait


l’objet de controverses. Ma logique de profane me dit que ce passage ne
présage pas grand-chose de bon pour les femmes. Il y a manifestement
encore beaucoup à faire de ce côté-là 4.
Le statut des femmes est détaillé dans le recueil des règles de conduite
transmises par la tradition, recueil qui constitue la charia, ou loi islamique.
À bien des égards, les femmes y apparaissent comme inférieures aux
hommes. Lorsque des témoins déposent au tribunal, la parole d’un homme
l’emporte sur celle de deux femmes. Lors du partage d’un héritage, une fille
reçoit la moitié de ce que reçoit un fils. Un homme peut répudier sa femme
en répétant trois fois le mot taleq (je divorce). Pour la femme, il est en
revanche très difficile, voire impossible, de divorcer. La charia autorise le
mariage d’enfants : non entre des femmes adultes et de jeunes garçons, mais
entre des petites filles et des hommes adultes. Cette pratique est très
courante, même dans les pays où la législation nationale l’interdit. Comme
nous l’avons déjà mentionné, la charia permet au violeur d’échapper à toute
condamnation s’il épouse sa victime, y compris quand celle-ci est un enfant.
Une femme qui se déclare victime d’un viol peut être accusée d’adultère.
Bref, d’innombrables principes de la charia font de la femme un être
subordonné à l’homme.
Toutes ces règles peuvent être soumises à discussion. Elles sont souvent
interprétées par les juristes dans un sens plus favorable aux femmes, ou sont
purement et simplement ignorées dans la pratique juridique quotidienne. La
plupart des pays musulmans disposent d’une législation nationale qui,
indépendamment de la charia, régit de façon contraignante le droit de la
famille et le droit successoral. Ce code civil est souvent calqué sur le
modèle occidental. Dans certaines affaires, la procédure ne fait aucun cas de
la charia. Dans d’autres, cette dernière entre en ligne de compte. Parfois –
notamment en matière de mariage, de tutelle et d’héritage –, c’est le droit
islamique traditionnel qui continue à s’appliquer 5.

Les musulmans modérés ont tendance à nier tout lien entre terrorisme et
islam. Et beaucoup d’Occidentaux progressistes se montrent par trop
empressés en affirmant que la doctrine et la pratique djihadistes n’ont rien à
voir avec la religion du Prophète. Ce n’est pas vrai. Bien sûr, les uns et les
autres cherchent à éviter que l’islamophobie, cette haine de l’islam, ne
s’étende encore davantage, attisée comme elle l’est par l’horreur qu’inspire
la terreur islamiste : « Ne faites pas le jeu de l’extrême droite. » Mais Al-
Qaida, l’État islamique, Al-Nusra ou Boko Haram justifient leur idéologie
et leurs actes en se référant au Coran, à la charia, à la coutume et aux
hadith. Ils font un choix très ciblé parmi ces écrits et traditions islamiques,
faisant fi de tout ce qui ne leur convient pas. Pourtant, les musulmans
tempérés rejettent tous les arrêts religieux des djihadistes comme étant de
pures démonstrations d’hypocrisie et de propagande. Pour les progressistes
modérés, le djihadisme trouve son explication dans les problèmes
psychiques de ses adeptes ou dans les conditions sociales dans lesquelles ils
ont évolué : pauvreté, indigence, discrimination. Ils refusent de sympathiser
avec les convictions religieuses des djihadistes, bien que ceux-ci professent
leur foi avec un zèle des plus ardents. Que la religion puisse être en elle-
même une source d’inspiration de l’islamisme est pour eux une idée taboue.
C’est là ce que l’essayiste français Jean Birnbaum appelle « le silence
religieux de la gauche face au djihadisme 6 ».
Birnbaum a raison d’affirmer que les penseurs progressistes et éclairés
sont désemparés face aux croyances et aux convictions religieuses. Selon
les modernistes, ces opinions et états d’âme auraient dû disparaître depuis
longtemps dans les poubelles de l’histoire. Birnbaum a également raison de
dire que le terrorisme musulman contemporain a des racines religieuses
profondes. Mais, tout en proliférant, le djihadisme s’est transformé en un
fanatisme pervers et destructif. Ce fanatisme requiert une explication
psychologique et sociologique.
De l’autre côté, les ennemis jurés des extrémistes musulmans
soutiennent que les djihadistes incarnent la véritable nature de l’islam 7.
Djihadistes et ennemis irréductibles de la foi coranique se rejoignent tout à
fait sur ce point. Pour qui se fait une idée plus réaliste et donc pluraliste des
religions, les djihadistes forment un courant particulier au sein du vaste
bassin islamique : un lagon toxique parmi les lacs paisibles, les charmants
ruisseaux, les rapides impétueux et les larges rivières de l’islam.

Dans les écrits des musulmans extrémistes, il n’est guère question des
femmes. Tout ce qui a trait aux relations entre les sexes se trouve en effet
déjà contenu dans le terme « charia ». Comme tous les fondamentalistes, les
islamistes prétendent que l’explication qu’ils donnent des textes est la seule
recevable. Leur interprétation est toujours la plus intransigeante et celle qui
comporte les implications les plus lourdes. Ainsi, le verset 31 de la
sourate 24 du Coran exhorte les femmes à faire preuve de modestie dans
leur comportement et à se couvrir. S’agissant des zones corporelles qui
doivent rester cachées, les opinions savantes divergent fortement. En tout
cas, les parties honteuses, que le Coran évoque de façon plutôt pudibonde,
sont du nombre. Pour le reste, confusion et désaccords sont largement
dominants. L’interprétation la plus répandue est celle qui voudrait que les
croyantes recouvrent leurs cheveux d’un foulard, sauf si elles sont entre
elles ou n’ont pour compagnie que des parentes et d’autres membres de leur
maisonnée. Mais, pour les exégètes les plus radicaux, les femmes doivent
être entièrement dissimulées – mains et visage inclus – dès lors qu’elles se
trouvent en dehors du foyer. Pour les salafistes, les wahhabites, et de façon
encore plus catégorique les djihadistes, aucun doute n’est possible : les
femmes ne peuvent sortir du domicile familial qu’après s’être enveloppées
de la tête aux pieds dans une longue tunique noire, qui taille grand, de façon
à ce que même les contours de leur corps restent soustraits à la vue d’un
homme qui les épierait. Le visage non plus ne doit pas être visible. Bref, les
femmes ne peuvent quitter l’espace sécurisé de leur maison qu’enfermées
dans une sorte de vestiaire portatif. Outre qu’un tel accoutrement n’est pas
des plus appropriés sous un climat chaud, il ne laisse guère à la femme de
liberté de mouvement. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement, car les
femmes doivent rester discrètes, empêcher tout bruit de leurs talons, parler
d’une voix douce en toutes circonstances ou, mieux encore, ne pas parler du
tout.
C’est précisément ce que les femmes aiment, affirment les censeurs, car,
dans cette tenue, elles se sentent libres et en sécurité au-dehors. À n’en pas
douter, les juifs qui, sous le régime nazi, étaient astreints, en public, au port
de l’étoile jaune, ont dû, eux aussi, hors de leur domicile, se sentir
« davantage en sécurité » et « plus libres » avec cette étoile que sans. Un
juif surpris sans son étoile risquait la déportation dans un camp de la mort.
Dans le monde djihadiste, on ne va pas jusque-là. Des femmes qui, au sein
de l’État islamique, laissent dépasser une mèche courent seulement le risque
d’être arrêtées par la police spéciale des femmes, laquelle, parfois, n’y va
pas de main morte.
Les femmes ne sont pas autorisées à se trouver seules dans une rue,
même si elles sont empaquetées comme il leur est prescrit. Elles doivent
toujours être accompagnées d’un de leurs parents de sexe masculin (père,
frère, mari ou fils). Ceci pour leur propre bien. Elles pourraient, sinon,
tenter les hommes ou, aiguillonnées par le désir de leur plaire, céder elles-
mêmes à la tentation.
Le blogueur yéménite Hind Aleryani pose la bonne question 8 : si le
danger que représente le désir sexuel est à ce point omniprésent et
menaçant, pourquoi donc les hommes ne portent-ils pas le voile ? Seraient-
ils dépourvus d’attraits aux yeux des femmes ? Les hommes bien faits
seraient-ils incapables d’éveiller en elles des pensées lascives ? Si l’islam
fait interdiction aux hommes de porter sur eux de la soie, de l’or ou de
l’argent, cette mesure n’est, en fait, jamais respectée, même par les
extrémistes. L’application des règles obéit donc fondamentalement à des
déterminations sexistes 9.
Les fondamentalistes musulmans laissent entendre qu’ils sont les seuls à
être fidèles au sens originel et au texte primitif de la charia. Ils font
d’ailleurs fréquemment référence à des textes datant des premiers siècles
après la mort de Mahomet, qui, par conséquent, relèvent de la « charia
classique ». Ces textes sont, pour beaucoup d’entre eux, très équivoques et
pétris de contradictions internes. Presque quinze siècles se sont écoulés
depuis lors, durant lesquels ils ont nourri les réflexions et les débats
d’innombrables érudits et de juges. La tradition juridique islamique est
aussi riche et variée que la tradition occidentale, qui remonte au droit
romain.
Dans certaines régions et à certaines époques, une pratique religieuse
très stricte s’est implantée avec succès parmi les musulmans. Mais, de façon
plus générale, c’est une conception libérale de la charia qui a prévalu,
ouverte à une certaine pluralité de vues 10. Dans la plupart des pays
musulmans, le fondamentalisme, loin de relever d’une tradition autochtone,
est un produit d’importation récente : un modernisme venu de l’étranger.
Michiel Leezenberg, spécialiste néerlandais de l’islam, affirme que les
difficultés considérables auxquelles doit faire face l’émancipation féminine
dans le monde musulman actuel ne sauraient s’expliquer par le fait que
l’islam « n’est pas encore moderne ». Le problème tient au contraire à ce
que, justement, cet islam conservateur est bel et bien « moderne », mais
« d’une façon qui n’a foncièrement rien pour plaire à l’Occident libéral et
sécularisé 11 ».
La cristallisation d’une religion ultrarigoriste et hyper rigide a procédé
pour l’essentiel d’une réaction à l’effondrement de l’Empire ottoman et de
la confrontation avec le monde occidental. L’Afrique du Nord et plus tard le
Moyen-Orient ont été occupés par la France et l’Angleterre. La tonalité
générale des relations internationales était dès lors fixée. La défaite des
peuples islamiques contre les « chrétiens » – les « croisés » occidentaux – a
eu l’effet d’une douche froide. Mais elle a fait fonction, pour de nombreux
musulmans, de déclic, les incitant à reprendre à leur compte les acquis
techniques et scientifiques ainsi que les idées des vainqueurs – toutes
choses sans doute supérieures à leurs propres connaissances. Telle a été la
réaction dominante dans la Turquie des « Jeunes Turcs », mais aussi dans
d’autres pays du Moyen-Orient. En Iran et en Égypte notamment, ces
courants progressistes et occidentalistes réussirent même à certaines
époques à s’imposer.
La pénétration des idéologies occidentales – marxisme, nationalisme,
socialisme démocratique, fascisme – est allée de pair avec cette influence.
Le « panarabisme » (qui se proposait d’unir tous les Arabes dans un État
commun) a contracté des liens avec des mouvements européens, tels le
pangermanisme et le panslavisme. Le socialisme et le nationalisme arabes
faisaient figure d’idéaux nouveaux et exaltants, qui portaient en eux la
promesse d’une régénération à grande échelle et d’un avenir radieux.
Entre-temps, du pétrole avait été découvert ici et là au Moyen-Orient.
Les compagnies occidentales s’étaient empressées d’en organiser la
prospection, l’extraction, l’exportation vers l’Europe et l’Amérique, où était
raffinée la majeure partie de la production. L’automobile connaissait un
essor fulgurant, tout comme l’avion et le bateau à gasoil. Et ces moyens de
transport fonctionnaient à l’essence, au diesel, au kérosène – carburants
dérivés du pétrole. La manne pétrolifère échappait presque entièrement aux
Arabes. Quelques clans locaux réussissaient à faire valoir leurs droits sur
les terres d’où le pétrole était extrait et touchaient des royalties princières.
Les chefs de ces clans se transformaient en rois et leurs fils devenaient
princes par dizaines. Sur place, les proches parents brassaient des fortunes
insensées et le reste du clan ramassait les miettes à la cuillère. Voilà qui
suscita bien des jalousies et des rivalités. Les Saoud engagèrent des
hommes instruits dont la mission consistait à expliquer au reste de la
population locale pourquoi c’était précisément eux qui constituaient la
dynastie « élue » et jouissaient à ce titre d’un pouvoir et de richesses sans
limites.
Dès les années 1930, de nombreux gouvernements arabes ont plus ou
moins adopté une idéologie de type fasciste et soutenu le régime hitlérien.
Comme le christianisme, l’islam était depuis des temps anciens infesté par
l’antisémitisme religieux, ou plus exactement par l’« antijudaïsme » – car
les Arabes sont eux aussi des Sémites. Antijudaïsme qui faisait écho à la
condamnation des juifs par les nazis. La haine des juifs s’est déchaînée en
1948 après la proclamation officielle d’un État juif indépendant. Les pays
arabes ont attaqué Israël et ont été écrasés. L’occupation et l’usurpation par
Israël des territoires palestiniens depuis la guerre de 1967 n’ont pas été de
nature à réduire cette haine. L’attitude velléitaire et l’incapacité des régimes
arabes à repousser Israël ont dû être ressenties comme une profonde
humiliation par de nombreux musulmans.
Divers pays du Moyen-Orient ont connu des expériences s’inspirant des
grandes idéologies politiques de l’Occident : socialisme et nationalisme
arabes, panarabisme. Mais ces tentatives ont échoué les unes après les
autres. L’ouverture aux idées occidentales, la réceptivité aux valeurs
démocratiques et aux idéaux progressistes ont disparu peu à peu et presque
partout. Le pouvoir est tombé de plus en plus souvent entre les mains de
despotes cyniques, tels Saddam Hussein ou Assad père et fils, qui se
contrefichaient des religions. Les guerres menées dans les « territoires
islamistes » tant par l’Union soviétique que par les États-Unis et leurs alliés
y ont semé la dévastation.
La faillite des mouvements influencés par l’Occident a créé un vide
idéologique. Une seule doctrine a survécu aux désillusions en série. Une
doctrine que personne ne prenait plus au sérieux depuis longtemps, et qui,
fondée sur une conception politique radicale de l’islam, n’offrait, semblait-
il, qu’une vision de la société irrémédiablement dépassée. Mais qui, faute
de mieux, s’est mise à susciter un attrait croissant. La religion de Mahomet
n’avait, bien évidemment, jamais disparu du paysage. Elle continuait au
contraire à s’affirmer, à travers ses différents courants, comme la croyance
populaire par excellence. Il existait aussi des mouvements politiques basés
sur l’islam, qui s’étaient toujours opposés aux idéaux occidentaux modernes
de construction nationale, de démocratisation et de réformisme social. Les
courants islamistes ultraradicaux ont donc eu les coudées franches pour
s’affirmer sur la scène politique.
Une alliance contre-nature avait été conclue, il y a de cela plus de deux
siècles et demi, entre un ancêtre du clan actuellement au pouvoir en Arabie
saoudite et des prédicateurs wahhabites. Les Saoudiens achetèrent les
opposants à leur régime à coups de pétrodollars et, appuyés par les
propagateurs du salafisme, ils étouffèrent toute critique. L’argent du pétrole
fut également mis à profit pour exporter une conception archi-réactionnaire
de l’islam dans les mosquées du monde entier. C’est inspirés par le
salafisme que de nombreux nouveaux convertis s’engagèrent dans le djihad
armé de l’État islamique ou de ses filiales.
Les formes radicales de l’islam sont beaucoup plus austères, strictes et
coercitives que celles – relativement souples, accommodantes et
tolérantes – traditionnellement pratiquées dans de grandes parties de
l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud et du Sud-Est. Les imams
ont toujours joui, sur le plan local, d’une grande latitude leur permettant de
prêcher le Coran à partir de leur interprétation personnelle. Ils s’inscrivaient
bien souvent dans la ligne des traditions autochtones. Mais une bonne partie
de la population, surtout les hommes adultes, ne se sentait guère concernée
même par ce libéralisme religieux.
La teneur plutôt rigoriste du catholicisme professé tant en Europe du
Sud qu’en Amérique latine fait que la plupart des hommes font, eux aussi,
peu de cas de la parole des prêtres. C’est à peu près ainsi que j’imagine
l’islam libéral tel qu’il existait en pratique avant la grande défaite de 1917,
tel qu’il a continué d’exister longtemps après, et tel qu’il subsiste en bien
des lieux, n’en déplaise aux salafistes fanatiques.

Les choses ne se sont pas bien passées pour le monde arabe, même
après le retrait des conquérants occidentaux à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale. La doctrine wahhabite, une forme d’islam rigoriste et univoque,
s’est répandue dans une grande partie du Moyen-Orient – sauf dans l’Iran
chiite. Le wahhabisme, également connu sous le nom de salafisme, a une
prédilection pour les offices religieux interminables, la prédication et les
proclamations de foi, les prières nombreuses, longues et « vécues », les
vêtements noirs, et une violente aversion pour les images et les statues, la
musique et la danse.
Michiel Leezenberg a montré, dans une étude distrayante, à quel point
la perception en Occident de l’islam avait changé au cours du XXe siècle,
sous l’effet de l’extension du rigorisme dans les pays islamiques 12. Les
immigrants musulmans qui ont commencé à venir en Europe occidentale au
milieu du siècle dernier sont eux-mêmes devenus plus pieux lorsqu’ils ont
épousé une fiancée issue de leur pays d’origine et ont eu des enfants.
Quiconque a flâné à Paris au musée d’Orsay, consacré à l’art du
e
XIX siècle, y aura vu les œuvres des peintres « orientalistes ». Par leurs nus

opulents, leurs scènes affriolantes de harems, leurs portraits de guerriers ou


de bourreaux barbares et impitoyables, ceux-ci ont donné des civilisations
nord-africaine et moyen-orientale une image exotique : riche en couleurs,
sensuelle et voluptueuse. Ces tableaux étaient bien sûr destinés à pourvoir
en scènes piquantes les salons distingués des capitales européennes. Ils
étaient hardis, mais en mesure de s’imposer durablement en tant que scènes
d’apparat représentant les mœurs dignes d’intérêt de peuples lointains.
La civilisation de l’islam en guise de soft porno : aujourd’hui, aucun
artiste ni aucun mateur de photos osées n’oserait plus l’envisager. Pourtant,
ces œuvres n’étaient pas que de pure imagination. Dans le monde de
l’islam, les mœurs étaient souvent un peu plus relâchées ; il n’était guère
question de cette peur prude de la sexualité qui se développait à l’époque en
Occident. Certains érudits musulmans, au contraire, décrivaient la sexualité
sous toutes ses formes et dans tous ses détails, d’une façon objective et
réaliste – à peu près comme on explique, ici et maintenant, la préparation
des aliments dans nos livres de cuisine 13. En bon amant, un homme devait
donner du plaisir à sa partenaire, dans le lit conjugal comme en dehors. Les
réserves à l’égard de l’homosexualité étaient plutôt rares, tant parmi les
hommes que parmi les femmes. Toutefois, un homme ne devait pas se faire
pénétrer : ce n’était pas viril, et davantage indiqué pour les jeunes garçons.
L’amour des garçons ne suscitait pas d’hostilité de principe. Ces mœurs
libres et délurées ont longtemps prévalu, mais elles sont de plus en plus
rejetées, même dans des pays tels que l’Indonésie ou la Malaisie, où les
musulmans sont en contact avec d’autres communautés religieuses.
Dans les émirats et les cheikheries, la population n’a pas à produire les
conditions de sa prospérité. Le pétrole est déjà là, il suffit de le pomper.
Voilà qui n’encourage guère l’esprit d’entreprise. De façon similaire, la
vérité est stockée dans un seul livre depuis mille cinq cents ans, les croyants
ont juste à consulter le passage approprié. Cela ne les porte pas à innover.
Toute recherche et toute initiative sont paralysées.
Aucun indicateur ne permet de prendre aussi précisément la mesure du
retard accumulé par ces pays en matière d’invention que le niveau de
reconnaissance internationale de leurs brevets. Aussi unilatérale et
déformée qu’elle soit, l’image fournie est néanmoins très révélatrice. Dans
les pays arabophones d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, 1 habitant sur
21 000 a, au cours des trente-cinq dernières années, obtenu l’homologation
d’un brevet. Durant la même période, le nombre de brevets rapporté au
nombre d’habitants était de 1 pour 1 400 en Iran, de 1 pour 116 en Israël –
pays situé dans la même zone géographique –, soit 181 fois plus que parmi
les populations arabes 14.
Ce décalage ne tient pas à un manque de moyens. Il ne peut davantage
être entièrement imputé au système éducatif. S’il est vrai que, par rapport à
Israël et à l’Iran, l’enseignement accuse un retard dans les pays
arabophones, celui-ci ne peut expliquer que dans une faible mesure le
déficit d’inventivité. Les dispositions et les talents de chaque citoyen arabe
ne sont pas non plus en cause. Très nombreux sont les Arabes qui font leurs
études et travaillent à New York, à Londres ou à Paris et qui ont réussi à
atteindre les niveaux d’expertise les plus élevés dans leur domaine 15.
Non. Cette situation tient probablement à cette croyance paralysante en
l’idée que tout allait mieux dans un passé lointain, que toutes les richesses
sont disponibles dans les entrailles de la terre, que l’ensemble des
connaissances essentielles a été rassemblé une fois pour toutes en un seul
livre il y a presque mille cinq cents ans. Le salafisme porte dans son nom
même la marque de cette illusion : salaf signifie « ancêtre » ; le savoir des
ancêtres était supérieur. Tout renouvellement est donc superflu et ne
constitue qu’une régression. C’est un acte inutile, et même pernicieux,
lorsqu’il conduit par exemple à se plonger dans l’étude de la théorie de
l’évolution, car Allah a créé le monde dans sa totalité une fois pour toutes.
Il n’est par conséquent pas vrai non plus que la pluie résulte de la
précipitation de l’eau qui s’évapore de la surface de la terre sous l’effet de
la chaleur solaire. Car Allah fait pleuvoir quand Il veut 16. Ne pourrait-il pas,
après tout, faire en sorte que l’eau s’évapore pour retomber ensuite en
formant des gouttes ? Eh bien non, il ne s’y prend pas ainsi. Il veut qu’il
pleuve. Et il pleut.
La théorie de l’évolution revient à affirmer que toutes les formes de vie
sur terre sont la conséquence de processus de transmission, de variation, de
concurrence et de sélection. Ce principe vital on ne peut plus simple et
universel ne sied-il pas mieux à un Dieu omniscient et tout-puissant que le
chichiteux bricolage d’innombrables espèces particulières occupant presque
toute la semaine de la création ? En tant qu’explication de l’origine du
cosmos, l’idée du big bang ne rend-elle pas davantage justice à la simplicité
toute-puissante de Dieu que les premiers versets du livre de la Genèse ?
Cette arriération délibérée n’a pas toujours prévalu dans les villes
arabes ; l’art et la science y ont connu des périodes particulièrement fastes.
L’ignorantisme actuel est entretenu à dessein : forme moderne de dévotion,
c’est un gage de piété suprême. Il n’est en rien spécifique à l’islam. Aux
États-Unis, des obscurantistes soutiennent que la terre est plate. Certains
courants du christianisme rejettent eux aussi la théorie de l’évolution parce
qu’elle contredit le récit biblique de la création. En Occident, ces esprits
fossiles sont sans influence, mais au Moyen-Orient ils font la pluie et le
beau temps.
Les livres saints contiennent toutes sortes de choses, mais n’expliquent
pas comment opérer une appendicite ou fabriquer un vaccin contre la polio,
assembler un moteur à quatre temps, un ordinateur portable ou même un
briquet, calculer une intégrale ou la distance au soleil. Pour semer la mort et
la destruction, les djihadistes utilisent des outils et des armes venus de
l’Ouest mécréant ou de l’Est plus mécréant encore. Ils ne sont même pas
capables de fabriquer des coupe-ongles. Ils vous bricolent tout au plus une
bombe de bord de route ou une ceinture d’explosifs, qu’ils feront sauter
grâce à un téléphone mobile importé.
Bref, au cours du siècle qui s’est écoulé depuis la fin de la Première
Guerre mondiale, pratiquement rien n’a été réalisé dans les pays arabes sur
les plans politique, économique et culturel, sans parler des secteurs de la
science et de la technique. Je ne saurais expliquer cet échec monumental,
mais j’ai mon idée. Depuis déjà cent ans le pétrole jaillit du sol, et cette
manne imméritée permet aux Arabes de continuer à vivre dans l’illusion et
la folie sans jamais avoir à en payer le prix. Car on peut tout, absolument
tout acheter avec du pétrole. Si, en effet, vous baignez, votre vie durant,
dans l’opulence, sans même devoir lever le petit doigt, vous êtes tout
naturellement porté à croire qu’une relation spéciale vous lie à l’Être
suprême, qui manœuvre la pompe. De toute façon, ce n’est pas en obligeant
les enfants à apprendre le Coran par cœur à l’école, en interdisant aux
femmes, qui représentent la moitié de la population adulte, de travailler en
dehors de leur foyer, en les maintenant dans l’ignorance, en leur serrant la
vis et en les rabaissant que l’on rendra la société meilleure. Du fait de leur
frustration sociale, économique mais aussi érotique, de plus en plus
d’hommes pieux se tournent vers l’au-delà, ce paradis où une volupté sans
limite auprès d’innombrables houris leur est promise 17.
Tous les courants fondamentalistes, qu’ils relèvent de l’hindouisme, du
confucianisme, du bouddhisme, de l’islam ou du christianisme, intensifient
l’oppression exercée sur les femmes, déjà tenues dans toutes ces religions
pour inférieures aux hommes. Les djihadistes ne font pas exception. Ils
poussent même encore plus loin que la plupart des autres sectes leur haine
et leur violence. Même s’ils n’aiment pas en parler, l’oppression des
femmes n’est pas pour eux une affaire secondaire. Comment pourrait-il en
être autrement ? Il s’agit, là encore, de priver de ses droits la moitié de
l’humanité. De ce point de vue, le djihad est avant tout un combat contre
l’ascension et l’égalité des femmes.

Comme je l’ai dit plus haut, même dans les pays arabes les plus
réactionnaires l’enseignement s’est énormément développé au cours des
cinquante dernières années. Les femmes arabes adultes savent désormais
lire et écrire, comme les hommes. Ce ne sont plus les créatures
analphabètes, incultes, naïves et charmantes d’autrefois. Qui plus est, les
jeunes filles des générations postérieures ont pour la plupart poussé leurs
études. Elles ont même accédé à l’enseignement supérieur. Beaucoup de
femmes sont maintenant titulaires d’un diplôme universitaire. Mais la
reconnaissance des compétences de cette nouvelle génération de femmes se
fait attendre. « La faible représentation des femmes dans le monde du
travail témoigne d’un tragique gaspillage des ressources », affirme
l’incomparable Arab Human Development Report 18. Des connaissances
égales mais pas de droits égaux. Pour que cet état de choses se perpétue, un
vaste appareil répressif a été mis en place. Une sorte de police des mœurs
est chargée non seulement d’empêcher les femmes de sortir dans la rue et
de se montrer dans les lieux publics mais aussi de s’assurer que pas même
une mèche de leur chevelure ou un de leurs orteils ne puissent être vus 19.
Al-Qaida s’est érigé en grand adversaire des régimes arabes pourris.
Son successeur, l’État islamique, a combattu encore plus vigoureusement
les cheikhs du pétrole au pouvoir dans la région. Mais, pour ce qui est de
l’application de la charia sous sa forme à la fois la plus sclérosée et la plus
radicale, gouvernements en place et djihadistes rebelles ne diffèrent guère.
Les Arabes conservateurs n’oppriment les femmes que dans leur propre
pays. Les djihadistes entendent imposer aux musulmans du monde entier un
régime de terreur dans lequel ils feront subir des violences encore plus
terribles aux femmes. La haine qu’ils leur vouent est telle qu’elle les
pousse, dans les cas les plus extrêmes, à les exterminer.

L’État islamique entretient un corps de police exclusivement féminin –


la brigade Al-Khansaa – qui a pour mission de contrôler les femmes, et de
sévir. L’auteur anonyme de la brochure adressée aux possibles candidates à
l’enrôlement affirme ceci : « […] une femme ne peut en effet pas remplir
son rôle si elle est analphabète ou ignorante 20 ». Lorsqu’elles sont âgées de
sept à neuf ans, les filles suivent un enseignement religieux, des cours
d’arabe coranique, et de… sciences ! Plus exactement, de « comptabilité et
de sciences naturelles ». Pas plus. De dix à treize ans, elles étudient le droit
islamique (le fiqh) – plus spécialement ce qui a trait aux règles qui régissent
le mariage et le divorce. Le tissage, le tricot et les bases de la cuisine leur
seront également enseignés. De treize à quinze ans, elles acquièrent des
compétences manuelles (surtout celles nécessaires pour élever des enfants).
Après ces quelques années d’apprentissage, et si elles sont encore « pures »,
elles peuvent se marier – vers seize ou dix-sept ans de préférence. Prise à la
lettre, la charia les rend épousables dès leur neuvième année.
Voilà de quoi faire s’étrangler d’indignation toutes les féministes et tous
ceux et celles qui prennent à cœur l’intérêt supérieur des très jeunes filles.
Et pourtant… pourtant, on leur permettait et on leur permet toujours de
fréquenter l’école. Elles y sont même obligées, du moins d’après la brigade
féminine du mouvement le plus doctrinaire, le plus fondamentaliste, le plus
réactionnaire du monde. Pourquoi donc ? Laissez plutôt ces filles se marier
– le plus tôt sera le mieux ! – et faire tout ce que leur mari leur demandera,
comme cela leur est rappelé avec la plus pressante insistance. Mais non !
Même dans ce milieu, où le mépris à l’égard des femmes est abyssal, les
filles sont envoyées à l’école ! À partir de l’arabe coranique qu’on leur
inculque, langue du livre saint, elles peuvent se familiariser avec la langue
du droit islamique et avec celle de la littérature arabe classique. Ce qui
revient à dire qu’elles sont, en principe, reconnues comme membres à part
entière de la communauté des croyants.
Mais les choses s’arrêtent là. En effet, le manuel de la brigade Al-
Khansaa poursuit en affirmant (sous les dehors d’une verve plutôt
amusante) qu’il « n’est pas nécessaire […] que la femme se donne tant de
mal », ni qu’elle voyage çà et là « dans l’intention d’apprendre à vivre à
l’occidentale, dans une société autre que la sienne, ou pour étudier les
cellules cérébrales du corbeau, les grains de sable et les artères des
poissons 21 ». Sa place est au foyer, où elle doit servir son mari et élever
leurs enfants, prier cinq fois par jour, jeûner pendant un mois, prendre soin
de son corps et mener une vie chaste. « Il n’est donc pas nécessaire qu’elle
se précipite d’un endroit à l’autre pour obtenir des diplômes et autres faire-
valoir, dans la seule intention d’essayer de prouver qu’elle est aussi
intelligente qu’un homme 22. »
Tout se passe comme si, durant quelques secondes, fortuitement, un
rayon de lumière tombait dans la pièce assombrie. Soudain, une
préoccupation jusqu’alors cachée apparaît dans toute sa clarté : « prouver
qu’elle est au moins aussi intelligente qu’un homme ». Pourrait-elle
vraiment être au moins aussi intelligente qu’un homme ? Cela rendrait-il
l’homme jaloux ? Se mettrait-il alors à douter de lui-même ? Ne ferait-elle
pas mieux de dissimuler ses capacités intellectuelles ?
Les femmes doivent rester recluses, se taire, toujours se tenir à l’arrière-
plan. Mais elles remplissent la tâche la plus difficile, leur dit Al-Khansaa
pour les consoler : « leur rôle s’apparente à celui du réalisateur, le
personnage le plus important dans la production d’un programme télévisé
puisque c’est celui qui organise tout dans les coulisses 23 ». Peut-être y a-t-il
un second mirage à l’œuvre : en dehors du domicile familial, la femme
n’est, certes, qu’une ombre, mais, au sein du foyer, ne serait-ce pas elle qui
commande, malgré tout ?
C’est là la rengaine la plus éculée du répertoire patriarcal, toujours
débitée avec un clin d’œil complice : « Voyons donc, la chérie décide, c’est
elle qui a les choses en mains à la maison et tient les cordons de la bourse. »
Il en va sans doute ainsi dans certains ménages… Mais le pouvoir social, le
pouvoir juridictionnel, le pouvoir du salaire, la capacité d’agir au sens
juridique, la facilité d’accès aux autorités et des contacts avec les relations
d’affaires, la force physique sont beaucoup plus l’apanage des hommes que
des femmes. Pendant que la femme s’occupe de gérer les sous-vêtements
propres et les casseroles sur le fourneau, l’homme, accompagné de ses
pareils, dirige un groupe terroriste ou planifie un soulèvement populaire.
Les femmes d’Al-Khansaa soupirent : les hommes ont perdu toute force
virile ; si les hommes étaient des hommes, les femmes, de leur côté, seraient
des femmes. Comme les hommes sont devenus des chiffes molles, les
femmes jouent les petits chefs à la maison. Partout cette lamentation se fait
de nouveau entendre, même parmi ces pires ennemis des djihadistes que
sont les extrémistes de droite américains : l’homme doit redevenir un
homme. Alors, la femme redeviendra une femme. Tous sont d’accord sur ce
point. Selon toute apparence, les hommes et les femmes tels qu’ils existent
ici et maintenant ne sont pas, en fait, vraiment des hommes et des femmes,
mais une pâle imitation de ce qui constitue l’essence du masculin et du
féminin. Et cette essence, l’État islamique (du moins sa milice féminine Al-
Khansaa) la connaît tout aussi bien que l’alt-right d’outre-Atlantique ou les
fondamentalistes chrétiens.
Une mission encore plus ardue attend les femmes : « En effet, porter,
nourrir et préparer à la vie un fils d’Adam est une tâche difficile, que Dieu a
confiée à la femme d’Adam 24. » Le fait que ce fils d’Adam soit aussi son
fils à elle n’est pas mentionné. Et il n’est ici nullement question de filles
d’Adam. Que le « masculin » soit porteur de valeur ajoutée va littéralement
sans dire.
Amjad Al-’Ubeidi, commandant du Djihad islamique à Jénine
(Cisjordanie palestinienne), s’exprime : il parle d’une mère qui, après un
fils, a perdu une fille, Hanadi, morte dans un attentat-suicide 25.

Elles [les membres de sa famille] ont droit à un réconfort. Mais


les mots ne suffisent pas. Ils ont perdu un fils [avant Hanadi].
Rien n’est plus précieux qu’un fils. Ils ont perdu un fils. La perte
d’un fils touche l’âme bien plus que la perte d’une fille dans
notre société. Même la perte de dix filles n’est pas aussi grave
que la perte d’un fils. Il en va ainsi dans notre société. Un fils est
plus cher à ses parents qu’une fille. Comme il joue un rôle plus
important parmi nous, la souffrance est également plus lourde.

Le commandant Al-’Ubeidi est bien intentionné. Il se rend même


compte qu’il n’est pas tout à fait évident que les hommes soient supérieurs
aux femmes. Il n’en est pas de même dans d’autres cultures. Le relativisme
culturel ne lui a pas totalement échappé : « dans notre société », précise-t-il
à deux reprises.
La mère de la martyre et du fils tué répond :

Si j’avais su, aurais-je laissé ma fille mourir ? J’avais déjà


sacrifié un enfant. Allais-je en sacrifier un autre ? Quelqu’un
dirait-il pareille chose à ses parents ? Rien n’est plus précieux
qu’un enfant. Même si l’on vous offrait toute la Palestine, vous
préféreriez tout abandonner plutôt que de perdre un fils. Si vous
avez un enfant, il n’y a rien de plus précieux. Allah l’a voulu
ainsi. Loué soit Allah !

La mère parle de ses enfants morts.


La propagande de recrutement des femmes dans les rangs de l’État
islamique contraste très fortement avec la réalité de la vie sous ce même
État. Une fois qu’elles se sont engagées, elles passent sous le contrôle de la
police des femmes. Dans la ville syrienne de Raqqa, les brigadistes d’Al-
Khansaa patrouillaient dans les rues, équipées d’armes à feu et de grenades,
afin de punir les femmes faisant montre d’un comportement « non
islamique ». Les femmes qui ne se conformaient pas au code vestimentaire
strict avaient le choix entre le fouet et le « mordeur ». Toutes celles qui
pensaient s’en tirer à meilleur compte avec le « mordeur » se trompaient
lourdement : il s’agit d’une pince à dents pointues qui, appliquée de
préférence sur les seins, provoque des blessures profondes, qui laissent
souvent des cicatrices permanentes 26.
Les femmes qui ont rejoint l’État islamique ne pouvaient assurément
pas être assimilées à des victimes, et elles ne se considéraient d’ailleurs pas
comme telles. Annelies Moors, spécialiste néerlandaise de la condition
féminine dans l’islam, a tchatté sur les médias sociaux avec un certain
nombre de jeunes femmes qui ont volontairement rejoint l’EI en Syrie 27. La
plupart d’entre elles souhaitaient vivre sous un régime de charia stricte et se
consacraient presque exclusivement à leur vie domestique en tant que
femmes et mères – promises d’ailleurs à devenir rapidement et de plus en
plus souvent veuves. Ces femmes, arrivées après que l’État islamique eut
assis son autorité sur un territoire, ont fait part de leurs réactions avant que
les djihadistes en aient été chassés par des actions d’une grande violence.
Leur situation de veuves leur a valu considération et droit à une allocation.
William McCants décrit quant à lui des femmes qui, plutôt que de se
vouer aux activités domestiques, s’impliquaient entièrement dans les
combats 28. Comme les hommes, elles étaient parties à l’aventure, voulaient
s’investir dans quelque chose de plus grand qu’elles, étaient révoltées par
les souffrances de leurs coreligionnaires ou pensaient que la fin des temps
était arrivée. Elles acceptaient de tout cœur les sévères restrictions que
l’État islamique imposait aux femmes. En matière de cruauté et de
fanatisme, elles ne le cédaient en rien aux hommes. Certaines montaient la
garde lors de viols collectifs de femmes détenues et poussaient des cris de
joie en assistant aux exécutions de masse par décapitation. Il n’était
cependant pas très fréquent que les femmes jouent un rôle direct dans la
lutte armée : elles effectuaient surtout des tâches de surveillance et de
sécurité, et étaient utilisées dans les attentats-suicides à la ceinture
explosive.
Si, au sein de l’État islamique, les engagées volontaires constituaient
une minorité, il n’en reste pas moins que c’est par centaines qu’elles ont
quitté l’Europe occidentale pour rejoindre le « califat ». Le psychanalyste
français Fethi Benslama et le sociologue Farhad Khosrokhavar soulignent
que ces jeunes femmes voyaient dans le combattant djihadiste l’homme
idéal : viril, sérieux et sincère, car prêt à s’offrir en sacrifice 29. Elles
partageaient l’idéal familial islamique fondé sur la subordination et la
domesticité. Celui-ci représentait à leurs yeux la seule voie stable et sereine
permettant d’échapper aux relations chaotiques qui prédominent dans les
familles modernes, où plus personne n’exerce l’autorité et qui, trop souvent,
sont déchirées par le divorce.
Les convictions religieuses ne constituaient ni le seul ni, dans bien des
cas, le principal motif qui décidait ces jeunes femmes à gagner l’État
islamique. Intervenaient aussi, fréquemment, des problèmes personnels et
une insatisfaction à l’égard de la société ouest-européenne dans laquelle
elles avaient grandi 30. Benslama et Khosrokhavar estiment que la
radicalisation politique incarnée tant par l’extrémisme de gauche que par
celui de droite a aujourd’hui pratiquement disparu (l’extrémisme de droite
est entre-temps réapparu). Dans ce vide idéologique, seul le djihadisme
propose encore une forme d’engagement radical. C’est seulement en son
sein que les adeptes du fanatisme peuvent aujourd’hui se complaire dans la
glorification de l’assujettissement, de la violence et de la mort. Comme on
le verra, les variantes extrémistes des nouvelles droites occidentales offrent
elles aussi, largement, à leurs partisans l’opportunité de satisfaire ces
pulsions de destruction.
La situation des femmes soumises au joug du régime djihadiste donnait
un avant-goût plus ou moins conforme du statut qui serait celui de leurs
semblables après l’avènement triomphal du califat dans l’ensemble du
monde islamique et l’application de la « charia classique », pure et sans
mélange.
Les femmes non considérées comme musulmanes – parce que non
sunnites – n’avaient aucun droit dans l’EI. Patrick Desbois, un prêtre
français qui, antérieurement, avait mené des recherches sur l’extermination
par les nazis des juifs d’Ukraine, s’est, aussitôt après l’effondrement de
l’État islamique, rendu dans la région que les djihadistes avaient occupée,
en compagnie de Costel Nastasie. Cette expédition avait pour but d’établir
exactement ce qu’il en était des Yézidis, un petit peuple des montagnes
tombé presque tout entier à la merci de l’EI 31. Les deux auteurs ont recueilli
autant de preuves et de témoignages de survivants qu’ils ont pu en
rassembler.
Parmi les Yézidis, la plupart des hommes ont été d’emblée exterminés.
Les femmes, considérées comme des esclaves sexuelles et donc privées de
leurs droits, ont été vendues comme butin de guerre au plus offrant et ont
fini par échouer dans des bordels du Moyen-Orient. Afin d’assurer le repos
de ses guerriers, l’EI disposait de ses propres boxons. Les enfants yézidis
n’y étaient pas épargnés. Des filles de neuf ans et moins étaient violées par
quatre, cinq soldats. Pendant que l’un d’eux en besognait une, les autres la
tenaient ferme. Les femmes de l’EI prenaient part à ces forfaits, faisant
fonction de gardiennes et de taulières. Il ne s’agissait pas là de crimes
contre l’humanité, occasionnels et furtifs. Mais bien d’actions délibérées
émanant directement de la pratique avérée et de l’idéologie officielle de
Daech. Comme c’était aussi le cas au Nigeria pour Boko Haram,
organisation jumelle 32.
Les djihadistes reconnaissent ouvertement qu’ils réduisent en esclavage
des opposants emprisonnés, et justifient en outre les abus sexuels commis
sur les jeunes filles qu’ils enlèvent par des références au Coran et à la
tradition 33. Après avoir été capturée, une jeune Yézidie avait été ligotée et
bâillonnée. Le djihadiste s’était agenouillé près d’elle pour dire une prière,
l’avait violée, puis s’était remis à genoux et avait prié une seconde fois. Il
avait fait son devoir de musulman selon les prescriptions de la théologie du
viol propagée par l’État islamique 34. Le viol paraît surtout destiné à
satisfaire l’assouvissement du désir sexuel de son auteur, mais le plaisir n’y
a qu’un rôle secondaire. Que peut bien signifier un viol d’une pareille
barbarie pour ceux qui le commettent ? Pourquoi veulent-ils détruire de la
sorte de jeunes enfants ? Et que signifie le fait qu’une poignée d’hommes
vienne prêter main-forte au violeur, et se tienne à ses côtés pendant qu’il est
à son affaire ?

Les jeunes victimes qui étaient attribuées en tant qu’« épouses » aux
djihadistes de Daech étaient contraintes de ne jamais quitter leurs maris.
Comme eux, elles portaient parfois en permanence une ceinture explosive,
de façon à être, à tout moment, prêtes à se sacrifier. On les forçait à assister
à des séances de torture ainsi qu’à des exécutions massives de Yézidis
commises par ces mêmes terroristes islamistes, en leur interdisant de
manifester leur répugnance et de formuler la moindre protestation. Au bout
d’un certain temps, elles sont devenues « elles-mêmes Daech », comme
elles l’ont déclaré par la suite, parce qu’en dehors de ce qui leur était
imposé elles ne pouvaient se permettre aucune pensée ni aucun sentiment.
« Que ressentiez-vous ? » « Je ne ressentais rien. Moi aussi, j’étais
Daech 35. »
Mais quel zèle chez ces hommes ! Toujours prêts à mourir, ils aimaient
et ils aiment la mort. Ceci, en partie parce qu’ils nient purement et
simplement sa réalité, comme le font tant de croyants. Pour eux, la mort
n’est qu’une étape, un bref passage : le franchissement d’une porte entre la
vie terrestre et le salut éternel du paradis. Ce n’est donc pas leur appétence à
la mort qui est surprenante, mais leur absolue crédulité. Les islamistes
partagent cet amour de la mort avec les fascistes du monde entier. « Viva la
muerte ! », « vive la mort ! », tel était le cri de guerre des combattants
franquistes. Ceux-ci débordaient d’une haine, d’une envie et d’une volonté
de tuer si furieuses qu’ils étaient prêts à prendre le risque de leur propre
mort, simple dommage collatéral à leurs yeux 36.
Les représentations que les islamistes se font du paradis mettent une
fois de plus en valeur l’obsession des femmes et de la sexualité qui les
poursuit tant qu’ils sont en vie, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Car en quoi
consistent pour eux la gloire et la félicité éternelles ? En la possession de
femmes, de femmes belles à ravir, aussi nombreuses qu’ils le souhaitent et
s’offrant à eux aussi souvent qu’ils le désirent. De femmes dont la virginité
est perpétuellement renouvelée, et qui sont toujours disponibles, toujours
immaculées, toujours bien disposées. Mais à titre posthume. 72, dont
chacune, selon certains écrits, est accompagnée de 70 servantes, fournissant
en sus aux héros l’occasion d’interludes voluptueux. Ce qui fait un total de
5 112. De plus, toutes les femmes que le mortel a aimées dans sa vie
terrestre sont à nouveau disponibles. Ces créatures n’ont jamais leurs règles,
ne tombent jamais enceintes, et toutes ont à chaque fois envie de faire
l’amour. Il va sans dire que l’élu du paradis est également gratifié d’une
érection perpétuelle, de sorte qu’il peut, à tous les coups, atteindre
l’orgasme. Dans des textes faisant autorité et datant de périodes plus
anciennes, l’amateur de jeunes garçons trouve lui aussi à se satisfaire dans
l’autre monde 37. Reconnaissons que cette vision surnaturelle est plus haute
en couleur que les inventions chrétiennes, dans lesquelles, une fois dûment
admis au paradis, le croyant est autorisé à s’asseoir pour toujours aux pieds
de son dieu pour écouter des chœurs chantant des psaumes.
Le chercheur inconnu qui écrit sous le pseudonyme de Christoph
Luxenberg fait dériver le mot « houri » – nom donné à ces vierges
célestes – d’un terme araméen qui signifie « raisin blanc » 38. Il ne peut
s’agir là que d’une erreur d’interprétation, qui a dû fortement indisposer les
milieux islamiques (d’où le pseudonyme). Ce ne sont pas des fruits sucrés
mais des plaisirs sensuels sans limite que promettent, après la mort, les
prédicateurs salafistes radicaux aux jeunes musulmans dont ils font des
partisans enthousiastes de la lutte armée.
Cette fantasmagorie érotique est fortement liée à la misère sexuelle qui
sévit dans le monde arabe. Au cours du dernier demi-siècle, la morale y est
devenue de plus en plus prude et la religion de plus en plus puritaine.
Beaucoup de jeunes hommes musulmans sont en manque. Nombre de
jeunes femmes doivent également rester sur leur faim. C’est là une réalité
largement tue. Il faut lire Excellent Daughters, livre de Katherine Zoepf
dans lequel sont relatées les « escapades » de jeunes femmes arabes
aisées 39.
Même si la femme est enfermée dans le foyer familial et empaquetée de
la tête aux pieds lorsqu’elle en sort, hommes et femmes sont en proie à des
obsessions et à des désirs érotiques. Inquiets que d’autres puissent avoir des
fantasmes aussi honteux, ils ne peuvent s’empêcher de ressasser ces idées.
La privation sexuelle extrême dans cette vie est indissociable de la
promesse d’un assouvissement tout aussi extrême des pulsions érotiques au
cours d’une vie prochaine. Promesse qui peut conduire à une fascination
perverse pour le sexe et la mort.
Dans tous ces fantasmes, les femmes ne sont pas des êtres, des
compagnes de lit ou des amantes qui prennent du plaisir avec un homme, se
disputent avec lui, ou simplement discutent. Elles ne sont – même, et
surtout, au ciel – que des objets, dans le meilleur des cas extrêmement
désirables. Elles sont donc toujours la propriété d’un homme, mais aussi et
par trop souvent d’un autre. C’est pourquoi, ici-bas, ces femmes-objets
doivent toujours être enfermées ou remisées. Faute de quoi elles pourraient
s’enfuir ou, bien pire, être utilisées par un importun cherchant à satisfaire
ses envies. Au paradis, c’est Dieu lui-même qui les met à disposition
gratuitement et en permanence.
Le paradoxe pervers des prêcheurs djihadistes fonctionne ainsi : par le
biais de normes de conduite et de principes pudibonds, ils font en sorte que
les femmes soient toujours plus inaccessibles, si bien que le plaisir sexuel
est, pour les jeunes musulmans des deux sexes, de plus en plus hors de
portée, à l’exception de ceux et celles qui choisissent la voie du djihad et
donc le combat et la mort. Car les djihadistes recherchent des épouses qui
se conformeront pleinement aux désirs de leur mari guerrier. Ces hommes
disposent aussi des esclaves sexuelles prises comme butin de guerre. Libres
à eux d’en faire ce qui leur vient à l’esprit. C’est alors que toutes les
abjections surgissent subitement dans ces têtes pieuses et prudes. Si un
djihadiste est tué, s’offre à lui, au-delà du seuil du paradis, l’univers éternel
et illimité de la jouissance que vont lui procurer 5 112 vierges.

Après avoir connu un essor étonnamment rapide, les fascistes radicaux


et les nationaux-socialistes ont, en 1945, subi une terrible défaite. Bien que
leurs partis et leurs mouvements aient subsisté à peine un quart de siècle, ils
ont durant cette période commis des dévastations et des massacres
inimaginables – ne semant que la destruction. Le communisme est apparu
plus tôt et s’est imposé plus longtemps – durant la plus grande partie du
e
XX siècle. Il a fait pour le moins autant de ravages. Après l’effondrement de

l’Union soviétique et le basculement de la Chine, il ne subsiste plus grand-


chose de cette idéologie, tout au plus quelques tyrans fossilisés et une
nostalgie hors de propos. Les extrémismes n’ont guère trouvé à renouveler
leur fonds de commerce.
Dans le monde arabe, une option radicale se présentait encore :
l’islamisme. La mouvance islamique a pour objectif primordial
l’asservissement des femmes. Son combat essentiel vise moins l’Occident
en tant que tel que les idées d’émancipation qu’elle lui impute. C’est à ces
idées que les islamistes radicaux s’opposent de toutes leurs forces. Ce ne
sont pas tant les régimes arabes au pouvoir qu’ils prennent pour cible que
toutes les atteintes à la suprématie masculine. Le califat mondial proclamé
avec force fanatisme ne verra jamais le jour. Mais là où les djihadistes tirent
les ficelles, ils peuvent à tout moment bloquer ou inverser le processus de
libération des femmes.
Du fait de l’oppression perverse qu’ils leur font subir, ils sont
incapables de se représenter les femmes comme des êtres humains, égaux et
complémentaires aux hommes. Leur sexualité s’est enlisée dans la
possessivité et la soif de pouvoir. Bien sûr, même sous l’islamisme, un
homme et une femme peuvent se respecter et s’aimer, mais il n’y a, dans
leur idéologie, ni mots ni code de sociabilité appropriés à l’expression de
tels sentiments. En régime islamiste, le langage de l’amour n’est ni parlé, ni
compris. Et pourtant, c’est aussi la langue qui sied à l’islam.
L’islamisme conquérant, autrement dit le djihadisme, est une idéologie
d’asservissement des femmes, glorifiant la violence et la mort, exhortant au
rejet et à l’extermination des croyants d’autres confessions, et faisant de la
contrainte religieuse le moyen suprême pour maintenir en ordre de bataille
ses sectateurs. C’est le fascisme placé sous la caution religieuse de
l’islam 40. Car le fascisme en tant que doctrine de la force brute a toujours
besoin d’une caution pour dissimuler son nihilisme fondamental, d’où la
nécessité où il est de se réclamer d’une entité transcendante : le Peuple, le
Chef, l’Oumma, le Califat mondial.
L’islamisme ne constitue pas le noyau de l’islam, il n’en est qu’une
excroissance, une dérivation latérale. Au sein du vaste océan musulman, de
nombreux courants ont une orientation parfaitement compatible avec le
respect des droits de l’homme, la démocratie, et se montrent tolérants à
l’égard des non-conformistes et de ceux ou celles qui vivent autrement
qu’eux. Il faut tricher avec certains préceptes contrariants des livres saints
ou de la tradition lorsqu’on fait sienne cette attitude de pensée. Allal
El Fassi, salafiste « progressiste » et avocat de la cause démocratique au
Maroc, a proclamé que l’islam était venu libérer les femmes. Ces dernières
ont, dans tous les domaines, les mêmes avantages et les mêmes devoirs que
les hommes, soulignait-il. Une collaboration entre hommes et femmes doit
s’établir, au sein du foyer, au travail et dans l’arène politique 41. Voilà sans
aucun doute un point de vue tout aussi défendable au sein de l’islam. Toutes
les religions font des entorses à quelques principes de leur doctrine. Il y a
tout lieu d’espérer qu’un islam libéral s’épanouira également en Europe
occidentale. Le politologue français Dominique Moïsi écrit : « Un nombre
croissant de femmes de la deuxième génération, ayant suivi des études, en
Europe et aux États-Unis, mais aussi dans les pays musulmans, ont choisi
de se battre pour les droits des femmes à l’intérieur de l’islam. C’est peut-
être la plus grande de toutes les révolutions […] 42. »

Les grandes religions et philosophies asiatiques – hindouisme,


bouddhisme, confucianisme et shintoïsme – proclament également la
suprématie de l’homme sur la femme. Comme les religions du Livre, le
judaïsme, le christianisme et l’islam, elles sont issues de sociétés agraires,
dans lesquelles les attaches claniques et familiales déterminaient les
rapports très inégaux entre les sexes. Au sein de ces sociétés asiatiques, la
subordination des femmes s’est perpétuée. Dans la pratique, leur situation
ne diffère guère de la réalité quotidienne des communautés soumises au
joug des fondamentalismes juifs, chrétiens ou musulmans. La misogynie s’y
manifeste de façon aussi violente. Loin d’être simplement un phénomène
occidental, le patriarcat est une structure sociale presque universelle, un
« modèle humain général » qui persiste aussi en Asie.
En Asie également le taux de scolarisation des femmes ne cesse
d’augmenter, de même que la durée de leurs études. Elles font moins
d’enfants, travaillent davantage hors de leur foyer et défendent de plus en
plus leurs droits. Dans des pays tels que l’Inde, la Chine ou le Japon, des
hordes de mâles réactionnaires tentent aussi de les confiner dans un statut
d’infériorité, au besoin par l’intimidation et la violence. De temps à autre,
les médias signalent qu’à l’extérieur de leur foyer des femmes voient leur
vie littéralement pourrie par les attouchements et les agressions sexuelles
que des hommes leur font subir dans la rue ou les transports publics. Ils se
font aussi parfois l’écho d’actes d’une extrême violence commis sur des
femmes ou des jeunes filles qui auraient transgressé tel ou tel
commandement ou interdit imposés par la tradition. C’est ainsi qu’elles sont
renvoyées à leur sort de créatures assujetties. Pour décrire de façon
appropriée le despotisme que les hommes exercent envers les femmes en
Asie, il faudrait un livre entier – un autre livre. N’étant pas omniscient, je
dois, de fait, me limiter. Il serait temps d’établir une encyclopédie mondiale
de la misogynie. Elle ne ferait, hélas, qu’étoffer considérablement ce qui
constitue la matière de ce livre.

1. Charles Krauthammer, « Abu Ghraib as Symbol », Washington Post, 7 mai 2004.


2. Coran, traduction de Cheikh Boureïma Abdou Daouda. Publié et distribué par Daroussalam,
Riyad, p. 150-151. Nous avons choisi les traductions françaises en fonction de leur proximité
avec les traductions néerlandaises citées par l’auteur, ce qui peut nous amener à avoir recours à
des sources différentes selon les passages [NdT].
3. Le Saint Coran, traduction en langue française du sens de ses versets de Mohammed
Hamidullah, revue et corrigée par le complexe du roi Fahd (www.lenoblecoran.fr., version
électronique : 1.2), 2013, p. 61.
4. Des progrès ont été faits si l’on en juge par certaines autres traductions. Ainsi celle de
Mohammed Chiadmi (2007, éditions Tawhid) se distingue par un vocabulaire plus modéré, et
l’introduction d’une « progressivité » dans les mesures de rétorsion : « pour celles qui se
montrent insubordonnées, commencez par les exhorter, puis ignorez-les dans votre lit conjugal
et, si c’est nécessaire, corrigez-les. Mais dès qu’elles redeviennent raisonnables, ne leur
cherchez plus querelle ». Celle de Cheikh Boureïma Abdou Daouda (op. cit.) fait encore mieux :
« […] quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les [dans un premier temps],
[ensuite] éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les [en dernier ressort] (légèrement et si
cela est utile). Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de voies contre elles. Allah
est certes, Haut et Grand ! » [NdT d’après une note de même teneur de l’auteur relative aux
traductions du Coran en néerlandais].
5. Jan Michiel Otto (éd.), Sharia Incorporated : A Comparative Overview of the Legal Systems
of Twelve Muslim Countries in Past and Present, Leyde, Leiden University Press, 2010.
6. Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Seuil, 2016.
7. Cf. par exemple Zineb El Rhazoui, Détruire le fascisme islamique, Paris, Ring, 2016. Cette
ex-rédactrice à Charlie Hebdo affirme par exemple : « Ce que l’on appelle l’islamisme n’est
rien d’autre qu’une stricte application de l’islam » (p. 34).
8. Hind Aleryani, « Why Don’t Men Cover Their Faces ? », Your Middle East, 29 avril 2013.
9. Zineb El Rhazoui, Détruire le fascisme islamique, op. cit., p. 52-53.
10. Pour une interprétation libérale et moderne de l’islam, voir Mustafa Akyol, Islam Without
Extremes : A Muslim Case for Liberty, New York-Londres, Norton & Company, 2011.
11. Michiel Leezenberg, De minaret van Bagdad. Seks en politiek in de islam [Le minaret de
Bagdad. Sexe et politique en terre d’islam], Amsterdam, Prometheus, 2017.
12. Michiel Leezenberg, De minaret van Bagdad, op. cit.
13. Ibid.
14. Les données chiffrées relatives aux brevets internationalement reconnus (classés par pays et
régions) proviennent de la World Intellectual Property Organisation, wipo.int. Depuis 1983,
18 300 brevets ont été accordés à des dépositaires des pays arabophones, représentant une
population de 381 millions d’habitants, 58 500 à des dépositaires d’Iran (82 millions
d’habitants) et 71 500 à des dépositaires israéliens (pays peuplé d’environ 8,8 millions
d’habitants).
15. Ainsi, par exemple, Ahmed Zewail, chimiste égypto-américain (1946-2016), prix Nobel de
chimie en 1999, qui a passé sa vie active aux États-Unis.
16. Cf. Human Rights Watch, « They Set the Classrooms on Fire. Attacks on Education in
Northeast Nigeria », 11 avril 2016, p. 47.
17. Kamel Daoud, « Le paradis musulman, nouvelle utopie politique », The New York Times,
2 août 2016 : « […] Étrangement, ce rêve du paradis musulman se retrouve confronté à un autre
rêve à la fois antagoniste et semblable : l’Occident. Lieu de passion ou de haine pour le croyant
musulman comme pour le djihadiste, l’Occident et ses licences est l’autre versant du paradis
musulman post-mortem : on rêve d’y aller en migrant ou en martyr. On veut y vivre et y mourir,
ou alors le soumettre et le détruire. »
18. Arab Human Development Report, 2016, § 3.2.
19. Cf. également African Commission on Human Peoples’ Rights, Beyond Trousers : The
Public Order Regime and the Human Rights of Women and Girls in Sudan, Banjul, The Gambia,
2009.
20. « […] Indeed, a woman cannot fulfill her role if she is “illiterate or ignorant” », Women of
the Islamic State : A Manifesto on Women by the Al-Khansaa Brigade, p. 7 (dans la présentation
du traducteur). La brochure en question a été rédigée uniquement en arabe. Sa traduction en
anglais, étrangère aux services de propagande djihadiste, a été fournie par Charlie Winter à la
Quilliam Foundation (Royaume-Uni). Le texte complet est disponible sur le site internet de
celle-ci. Aucune traduction française n’est disponible. Nous traduisons les passages cités
directement depuis le texte original anglais, et non depuis le néerlandais [NdT, en partie d’après
la note de l’auteur].
21. Ibid., p. 7 (présentation du texte par le traducteur) et p. 21 (texte lui-même) [NdT].
22. Ibid., p. 21.
23. Ibid., p. 22.
24. Ibid., p. 18.
25. Cité sur le site www.memri.org, « Special Dispatch 966 », 22 août 2005.
26. William McCants, The Isis Apocalypse : The History, Strategy and Doomsday Vision of the
Islamic State, New York, Saint Martin’s Press, 2015, p. 113.
27. Annelies Moors et al., « Chatting About Marriage With Female Migrants to Syria : Agency
Beyond the Victim versus Activism Paradigm », Anthropology Today, vol. 32, no 2, 2016, p. 22-
25.
28. William McCants, The Isis Apocalypse, op. cit., p. 114.
29. Fethi Benslama et Farhad Khosrokhavar, Le Jihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles
choisi Daech ?, Paris, Seuil, 2017, p. 15.
30. Cf. Rik Coolsaet, Anticipating the Post-Daesh Landscape, Egmont Paper, no 97,
octobre 2017.
31. Patrick Desbois et Costel Nastasie, La Fabrique des terroristes, Paris, Fayard, 2016.
32. « Le groupe considère que les filles enlevées et les enfants constituent une part du butin de
guerre auquel ses membres ont droit » (Human Rights Watch, « They Set the Classrooms on
Fire », op. cit., p. 30). Kyari Mohammed, « The Message and Methods of Boko Haram », in
Marc-Antoine Pérouse de Montclos (dir.), Boko Haram : Islamism, Politics, Security and the
State in Nigeria, Leyde-Ibadan, African Studies Center-IFRA, 2014. Le Rapport de 2018 sur le
développement humain en Afrique publié par le Pnud contient un ample et éclairant aperçu sur
les agissements du mouvement Boko Haram : Achieving Human Development in North East
Nigeria, UNDP 2018, hdr.undp.org.
33. Cf. l’article de Wikipédia « Slavery in 21st-Century Islamism », qui fournit une longue
série de sources [il n’existe pas de version française de cet article].
34. « ISIS Enshrines a Theology of Rape », The New York Times, 13 août 2015.
35. Patrick Desbois et Costel Nastasie, La Fabrique des terroristes, op. cit., p. 137.
36. Erich Fromm raconte que l’écrivain et philosophe espagnol Miguel de Unamuno qualifiait
de « nécrophile » ce cri de guerre du général fasciste Millán-Astray. Fromm s’intéressait au
rapport entre la fascination érotique perverse pour les cadavres et la pulsion destructrice et
homicide. Erich Fromm, « Agressivité maligne », « Nécrophilie », « Le caractère nécrophile »
[à propos de Hitler], in Erich Fromm, La Passion de détruire : anatomie de la destructivité
humaine (1973), trad. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, 1975, rééd. 2001.
37. Michiel Leezenberg, De minaret van Bagdad, op. cit.
38. Christoph Luxenberg, Die Syro-aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur
Entschlüsselung der Koransprache [Lecture syro-araméenne du Coran : une contribution pour
décoder la langue du Coran], Berlin, Das Arabische Buch, 2000. Cf. également Christoph
Burgmer, Streit um den Koran. Die Luxenberg-Debatte, Berlin, Schiler & Mücke, 2007. Sur les
72 vierges et la signification exacte du mot « houri », voir Raphael Israeli, Islamikaze.
Manifestations of Islamic Martyrology, Londres-New York, Routledge, 2003.
39. Katherine Zoepf, Excellents Daughters : The Secret Lives of Young Women Who Are
Transforming the Arab World, New York, Penguin Press, 2016.
40. Concernant les liens historiques entre fascisme et islamisme, voir Hamed Abdel-Samad, Le
Fascisme islamique. Une analyse (2014), trad. Gabrielle Garnier, Paris, Grasset, 2017, ainsi que
Zineb El Rhazoui, Détruire le fascisme islamique, op. cit. Toutefois, les islamistes et les
terroristes arabes qui leur ont ouvert la voie ont beaucoup emprunté à l’extrême gauche
d’inspiration léniniste. Cf. John Gray, « The Atheist Delusion », The Guardian, 15 mars 2008.
41. David L. Johnston, « Allal al-Fasi : Shari’a as a Blueprint for Righteous Global
Citizenship ? », in Abbas Amanat et Frank Griffel (dir.), Shari’a : Islamic Law in Contemporary
Context, Stanford, Stanford University Press, 2007, p. 83-113, p. 219, note 91.
42. Dominique Moïsi, La Géopolitique de l’émotion, op. cit., p. 131-132.Voir également
Raphaël Liogier, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Paris, Seuil,
2016, p. 177-180.
Droites traditionnelles et nouvelles droites
en Occident

Tout était mieux avant.

En Occident, les organisations de droite composent une riche palette,


dont les nuances vont des chapelles politico-religieuses les plus exaltées
aux formations d’athées les plus libertaires. Toutes se rejoignent cependant
sur un point : les femmes doivent rester là où elles doivent être, chez elles, à
la cuisine, dans la chambre conjugale et celle des enfants. Les personnes de
droite ou d’extrême droite sont par ailleurs presque toutes opposées à
l’immigration, exigent que les criminels soient durement réprimés,
entendent protéger le Peuple, la race blanche ou la communauté des
croyants contre les nuisances étrangères. Ils considèrent que l’héritage
culturel et les traditions ancestrales sont menacés par le modernisme, et
s’opposent dans leur grande majorité à l’avortement, à la contraception et à
l’homosexualité. De plus, depuis des années, ils voient dans l’islam en
général et dans le djihad en particulier le plus grand danger auquel est
confrontée la civilisation occidentale.
Les électeurs de droite accordent moins d’importance à l’égalité des
droits des femmes que le reste de l’électorat. La base de données des
European Values Studies a rassemblé des éléments d’information provenant
de sondages d’opinion réalisés dans presque tous les pays européens en
2004, 2009 et 2010. Dans ces sondages, deux questions relatives à l’égalité
ou à l’inégalité entre les sexes avaient été posées :
– 1) les hommes ont-ils davantage droit à un emploi que les femmes
lorsque les emplois sont rares ?
– 2) les femmes doivent-elles accepter de faire un travail moins bien
rémunéré pour le bien de leur propre famille ?
Les électeurs qui votaient pour des partis de droite étaient
significativement plus nombreux à répondre par l’affirmative à ces deux
questions. Les réponses des électeurs de gauche étaient en revanche plus
souvent négatives. En prenant les choses dans l’autre sens, on constatait,
même sans tenir compte d’autres variables, que les sondés pour qui l’égalité
entre les sexes passait avant toute autre considération votaient plus souvent
pour un parti de gauche et plus rarement pour un parti de droite. La
corrélation présumée est donc confirmée par les données chiffrées 1.

La droite religieuse constitue elle aussi un conglomérat très hétérogène.


En marge des Églises, se constituent des clans plus ou moins larges
d’extrémistes politiques. Le fascisme catholique, qui a triomphé sous
Mussolini en Italie et sous Franco en Espagne, a toujours de nombreux
adeptes en Amérique latine et compte quelques groupes dispersés aux États-
Unis. Les mouvements antiavortement sont les fers de lance des catholiques
les plus intransigeants. Le protestantisme évangélique, qui compte un
nombre considérable d’adeptes, notamment aux États-Unis, voit
régulièrement grossir la masse de ses prosélytes en Amérique du Sud mais
aussi, désormais, en Asie et en Afrique, quoique de façon plus sporadique.
Bien qu’elle véhicule une conception très patriarcale des relations entre les
sexes, cette vaste mouvance évangélique a su attirer à elle une très grande
quantité de femmes. Parmi les juifs pieux, se manifestent des groupuscules
intégristes et sectaires qui, sur la question des droits des femmes, affichent
des opinions des plus réactionnaires. Et, en matière de sexisme forcené, on
trouve facilement au sein des congrégations bouddhistes et hindouistes des
courants qui ne leur cèdent en rien. Quiconque pense que la suprématie
masculine n’obsède que les musulmans ne pourra tarder à se raviser. Les
doctrines et traditions patriarcales imprègnent profondément toutes les
religions établies. Elles reflètent globalement les rapports sociaux qui
prévalaient lorsque ces religions sont apparues. Souvent, les règles qui,
aujourd’hui, sont considérées comme des restrictions aux droits des femmes
ont pourtant concouru, dans le contexte de l’époque, à améliorer leur
condition.

Point n’est besoin de croire en Dieu pour être de droite. Il est rare que
les courants de droite ou d’extrême droite qui ont émergé aux États-Unis au
cours du dernier quart de siècle se revendiquent ouvertement comme
athées : en général, ils ignorent complètement les religions, quelles qu’elles
soient. Sans se priver de les utiliser à leurs propres fins quand cela les
arrange. Ce type de positionnement s’inscrit dans la tradition de
sécularisation très avancée de l’Europe occidentale. Les controverses
religieuses en fonction desquelles s’opéraient, dans les années 1950-1960,
les clivages entre électeurs ont depuis plusieurs décennies pratiquement
perdu toute raison d’être. Les conflits sur des sujets tels que l’avortement ou
le mariage homosexuel sont devenus aujourd’hui presque sans objet et ne
jouent plus qu’un rôle mineur dans la plupart des démocraties d’Europe de
l’Ouest.
Les partis de droite européens ont fait de la Nation ou du Peuple le
concept politique central. Mais l’amour qu’ils portent à leur peuple
s’exprime le plus souvent sous une forme négative, à travers l’opposition à
l’immigration qui nuit, selon eux, à la cohésion interne de la nation et à son
unicité. La mondialisation croissante des entreprises, des médias et des
universités est également perçue à droite comme une atteinte aux valeurs
nationales transmises par la tradition. Immigration et internationalisation
menacent les emplois de la population établie. La gauche est bien souvent
du même avis. Dans un monde ainsi perçu, l’Union européenne apparaît
comme une monstruosité bureaucratique. L’UE ne ferait qu’étouffer
l’indépendance et les caractéristiques spécifiques de ses États membres à
coups de réglementations imposées d’en haut.
Les mouvements de droite européens doivent se libérer du poids de tout
un héritage : nombre des idées qu’ils défendent ont été élaborées et mises
en pratique par les nationaux-socialistes et les fascistes au cours du siècle
dernier. Des mots clés tels que « race », « peuple », « étranger au peuple »,
« cosmopolite » restent contaminés. D’où l’attrait qu’ils ont aux yeux des
extrémistes marginaux, qui en font usage pour donner d’eux-mêmes une
image provocante. Les extrémistes de droite « propres sur eux » préfèrent
quant à eux éviter ces termes et avoir recours un mot codé : ils parlent de
« culture ». C’est en fait du pareil au même : vous naissez avec cette
culture ; les étrangers ne pourront jamais vraiment se l’approprier, en dépit
de leurs efforts acharnés. Cette signification donnée au mot « culture » est
l’exact opposé de celle qu’il a dans les sciences sociales, où il renvoie à
« tout ce que les hommes apprennent les uns des autres au cours de leur
vie ».
Le tabou sur le vocabulaire nazi joue peut-être moins aux États-Unis. Il
s’y est encore récemment affaibli, du fait de l’attitude équivoque de l’ancien
président, Donald Trump (2016-2020). L’Amérique a sa propre tradition
raciste qui remonte directement à l’esclavage : celle de la « white
supremacy », « suprématie blanche », liée à la conviction ancrée de la
supériorité des Blancs sur les Noirs. Cette théorie raciale a servi à justifier
l’esclavage. Elle a été proclamée il y a près d’un siècle et demi par les
hordes terroristes du Ku Klux Klan ainsi que par toutes sortes de formations
racistes groupusculaires.
D’autres clans, pour lesquels la question raciale et celle de l’identité
nationale sont d’une moindre importance, s’agitent sur les réseaux sociaux.
Ils sont catégoriquement opposés à l’émancipation des femmes ainsi, bien
sûr, qu’à cette avant-garde organisée du mouvement des femmes qu’est le
féminisme. La lutte entre les sexes est, en l’occurrence, menée à coups
d’attaques personnelles contre toutes les femmes qui osent défendre en
public les droits de l’autre moitié de l’humanité. C’est le monde virtuel de
la « manosphère », des sites web dans lesquels le « vrai homme » est
glorifié : le « mâle alpha », qui continue à s’imposer dans les publicités
pour les cigarettes, les voitures de sport et les montres… Ce mâle alpha n’a
d’yeux que pour les « vraies femmes ». Sur le Net, il en existe deux sortes :
les « salopes », à qui c’est « permis », qui aiment ça et sont là pour ça, et les
mères, pour qui c’est un « devoir » de se marier et d’avoir des enfants avec
un homme. Malgré le zèle déployé sur les sites internet pour faire rayonner
vigueur et puissance sexuelles, tout semble s’y racornir sous une gangue de
médiocrité rancie. Les préjugés figés des parents et des grands-parents sur
le « droit » des hommes et le « devoir » des femmes ne cessent de faire leur
come-back sur ces sites, relookés en autant d’idées prétendument radicales
et nouvelles. La manosphère, c’est le féminisme dans un miroir déformant,
son reflet inversé jusqu’au ridicule. Et ces sites auraient pu, de fait, être
conçus par des féministes des années 1970, tant ils sont l’écho des
platitudes sur les rapports entre hommes et femmes répandues alors et déjà
relevées par les pionnières. Mais, pour les adolescents qui n’ont encore
jamais rien fait avec une fille, c’est un monde qui s’ouvre là. Et c’est,
malheureusement, le monde à contresens.

1. Je remercie Brian Burgoon, professeur d’économie politique à l’université d’Amsterdam,


pour l’analyse du lien entre ces variables, issues de sa base de données.
Marianisme et machisme dans l’Amérique
latine catholique

L’Église catholique romaine compte environ 1,2 milliard de fidèles dans


le monde, dont un tiers environ en Amérique latine. Elle proclame en toute
quiétude dans le sous-continent une doctrine fanatiquement hostile aux
femmes, qu’on peut résumer ainsi : les femmes ne peuvent ni disposer de
leurs corps ni choisir librement d’avoir ou non un enfant ; elles ne peuvent
interrompre une grossesse, pas plus que divorcer d’avec leur mari ; une
femme a besoin de la protection masculine contre ses propres faiblesses et
contre la menace que représentent les hommes qui lui sont étrangers – tout
ceci pour son bien.
Le clergé masculin fait vœu de chasteté : une fois ordonnés, pères et
moines vivent en célibataires, sans avoir de relations sexuelles. Telle est du
moins la règle officielle. Les femmes entrées en religion portent « l’habit »
– qui ressemble beaucoup à un niqab, mais cette proximité vestimentaire
attire rarement l’attention. Devant ce pieux auditoire féminin se tient, sur
une petite estrade, un homme en robe longue. Cet homme « préside »
l’office religieux, fonction dont les femmes ont été privées une fois pour
toutes, même dans l’Église catholique romaine. Pourquoi donc acceptent-
elles de pareilles discriminations ? Elles qui sont souvent au moins aussi
instruites que les hommes et qui, à profession égale, ne gagnent pas
beaucoup moins qu’eux. Elles savent pourtant se faire entendre, et il n’y a
guère de domaines où leurs compétences sont inférieures à celles de leurs
maris. Pourtant, dans l’Église, elle se laissent dicter leur comportement par
des hommes.
À la synagogue et à la mosquée, l’égalité entre les sexes est également
chose exclue. Séparées des hommes, les femmes sont installées dans une
sorte de galerie. Dans les assemblées de juifs orthodoxes et de musulmans
intégristes, elles ne sont pas autorisées à présider les offices, ni même –
contrairement aux hommes, bien sûr – à y remplir une fonction secondaire.
Bref, les catholiques ont de qui tenir. Et même la plupart des obédiences du
protestantisme réservent le ministère de la parole à des pasteurs hommes –
et non à des femmes.
Dans toutes sortes d’affluents libéraux des grands courants traditionnels,
cette exaltation de l’homme et ce dénigrement de la femme ont été remis en
cause. On trouve donc aussi des rabbines et des pasteures. Il y a même, ici
ou là, quelques femmes imams 1. Mais pas de femmes prêtres. Les
catholiques les plus dogmatiques n’en veulent pas. Les femmes n’en
continuent pas moins de fréquenter les églises, bien que considérées comme
de la piétaille.
S’agissant de l’Église catholique, elle a un peu limé ses dents en Europe
et aux États-Unis. Mais la morsure reste vive dans les pays où le fossé entre
« picsous » et sans-le-sou est béant, où la masse des indigents n’a droit qu’à
une éducation dérisoire et où l’Église, par la puissance de son dogme,
maintient les femmes dans un état de soumission. La théologie de la
libération des catholiques progressistes d’Amérique latine a suscité de
nombreuses controverses. Elle a été, elle aussi, balayée. Depuis, et jusqu’à
aujourd’hui, c’est sous son aspect le plus réactionnaire et doctrinaire que
l’Église catholique impose sa loi dans une grande partie de l’Amérique du
Sud et de l’Amérique centrale. Le conservatisme politique dans ces pays
repose entièrement sur la doctrine de l’Église. Aucun conservatisme laïque
ne s’y est jamais développé. On peut d’ailleurs se demander s’il existe
quelque part dans le monde un conservatisme indépendant. Les
conservateurs sont presque partout étroitement liés à l’Église, au monde des
affaires ou à l’État, voire à ces trois puissances établies à la fois.
Depuis la conquête espagnole, toutes sortes de coutumes et de
croyances indigènes se sont greffées sur le tronc inébranlable du dogme
catholique. Elles y ont manifestement très bien prospéré. La dévotion à la
Vierge Marie s’accordait bien à la vénération idolâtre des femmes dans les
anciennes religions indiennes. Le déploiement paroxystique de la puissance
masculine, qui date de l’époque des conquistadors, faisait pendant et
contrepoids au culte marial 2.
Chez la femme, le spirituel et le corporel étaient indissociables.
Porteuse d’une vie nouvelle, elle incarnait l’amour de Dieu. Mais, pour prix
de cette gloire, elle a dû accepter sa subordination à l’homme. Il lui fallait
vivre selon l’exemple de Marie, mère de Dieu. Sa tâche consistait à nourrir
et à soigner, à supporter et à endurer. L’homme, beaucoup moins détaché
des choses matérielles, lui était inférieur sur le plan spirituel. On ne pouvait
donc pas lui reprocher d’être bagarreur et débauché. Les femmes ont dû s’y
faire.

« El machismo », « le machisme », proverbial en Amérique latine, y


règne encore très largement dans de nombreuses régions. Le mot ne peut
être rendu par « virilité » car il désigne l’idéal de celui qui se croit un
homme alors qu’il est resté un enfant. Un macho latino est, au fond, un
grand garçon qui a poussé trop vite, un sensuel doté d’une forte libido –
bref, « un chaud de la pince ». Il joue, partout et sans arrêt, à celui qui
voudrait mettre dans son lit toutes les femmes fertiles extérieures à sa
famille proche. Le macho est en outre chatouilleux sur l’honneur.
Quiconque se livre à des allégations à propos de la chasteté de sa mère, de
sa sœur, de sa femme ou de sa fille a affaire à lui. Des explications musclées
s’ensuivent. Toute personne qui met en doute son courage physique se voit
aussitôt administrer une preuve tangible de sa force.
L’amour-propre du macho, aussi gonflé soit-il, ne s’étend à pas grand-
chose d’autre. Dans le mariage, en politique et en affaires, on se soucie
beaucoup moins de loyauté et d’honnêteté. De plus, le macho n’est pas
responsable, il n’est pas comptable de ses actions. Il se donne l’allure du
type trop avide et trop passionné pour se contrôler. C’est pourquoi ses écarts
de conduite ne peuvent lui être reprochés. Il est, nous l’avons dit, un grand
enfant – mais surhormoné et téméraire.
Chacune de ses conquêtes est avant tout une victoire sur d’autres
hommes dont le « tableau de chasse » reste vide. Séduire la fille d’autrui, tel
est à ses yeux le comble de la gloire. Rien ne peut humilier plus
profondément un père : tout homme qu’il est, le voilà incapable de protéger
sa propre fille, et donc déjà à moitié privé de sa virilité 3. Ce type de
comportement remonte au temps de l’esclavage, lorsque les maîtres
pouvaient coucher avec leurs esclaves femmes sans que leurs esclaves
hommes puissent l’empêcher. Les femmes des maîtres devaient elles aussi
se résigner à ces débordements. Les esclaves féminines cédaient parfois
pour éviter d’être violées ou châtiées et obtenir une amélioration de leurs
conditions de vie et de celles de leurs enfants – voire l’affranchissement. On
les désignait sous le nom de « sin verguenza ». Ces relations perverses se
perpétuent de façon camouflée entre les Maries et les Machos
d’aujourd’hui, la salope et le cocu tenant les rôles secondaires.
Le séducteur prouve également par ses extravagances qu’il est un
irrésistible don Juan. Sous ce rapport, les femmes n’ont guère leur mot à
dire. Elles sont une monnaie d’échange dans la course au grand prix dont
l’obtention fait le triomphe de l’un et le déshonneur de l’autre. Selon les
termes de Geoffrey Fox, « the prize is not the woman, but the esteem of
other men », « le prix n’est pas la femme elle-même, mais l’estime des
autres hommes 4 ». Le machisme, dont l’aire d’expansion déborde
assurément l’Amérique latine, est un « culte de la virilité », une
manifestation d’agressivité et d’acharnement disproportionnée dans les
relations entre hommes. C’est aussi une marque d’arrogance et une forme
d’agression sexuelle de la part des hommes envers les femmes 5.
Le machiste défendra l’honneur de sa femme jusqu’au bout. Mais, si
elle n’assouvit pas ses désirs, il cherchera à les satisfaire auprès d’une autre.
Et même d’ailleurs s’il obtient ce qu’il veut. N’est-il pas le jouet de ses
pulsions ? Qui pourrait le blâmer ? Depuis la chute d’Adam, il en a toujours
été ainsi des hommes. Nul n’y peut rien. La force d’âme et l’élévation
spirituelle de la femme se manifestent précisément dans sa bienveillance à
accepter le mâle tel qu’il est – sans murmurer.
C’est là la pratique silencieusement observée dans de nombreuses
sociétés et dans de nombreux couples. Mais, en Amérique latine, cette
morale duelle a, sous la bannière du marianisme, été érigée en idéal
religieux par l’Église catholique. Le marianisme est, en premier lieu, la
conséquence de l’intense vénération dont Marie est l’objet dans la liturgie
romaine. La population locale lui manifeste sa foi avec une telle ardeur que
c’en est trop, même aux yeux du clergé, lequel parle de « marianolâtrie ».
Le culte rendu à Marie a dégénéré en idolâtrie, telle l’adoration d’une
déesse primitive. Mais le marianisme est aussi un courant religieux qui
exhorte les femmes à vouer leur vie à l’imitation de la sainte mère de Dieu.
Marie est d’abord et avant tout la Vierge Marie. La mère de Jésus, qui a
été conçu en elle par le Saint-Esprit. Marie a été elle-même engendrée en
dehors de tout rapport charnel. Cela signifie que toute sexualité, même si
elle n’a d’autre fin que la procréation, se présente déjà sous un jour impie.
Le marianisme apprend à la femme à supporter sa souffrance à
l’exemple de la Vierge, qui a vécu un deuil permanent après la crucifixion
de son fils. C’est pourquoi la femme doit s’habiller de vêtements sombres
recouvrant presque tout son corps et se conduire avec calme et humilité.
Elle doit être prête à accepter l’affliction et les fardeaux du monde comme
étant sa destinée durant cette existence terrestre. Sa vie ici-bas est en soi
une grande épreuve. C’est précisément ce qui en fait la préparation à la vie
éternelle dans l’au-delà, qui sera sa récompense.
Le marianisme exhorte la femme à la chasteté. Bien sûr, elle doit être
réceptive à son mari. Et céder de bon cœur à ses avances. Elle ne peut se
refuser à lui au lit, mais il ne lui est pas ou pratiquement pas permis de
prendre du plaisir dans les relations sexuelles conjugales, qu’elle doit subir
avec résignation. La frigidité l’honore. Elle ignore ce qu’est le désir sexuel
et ne recherche pas non plus les plaisirs de la chair. Elle ne fait l’amour à
son mari que pour le satisfaire : « Le hizo el servicio », « elle a fait son
devoir ». Celles qui éprouvent du plaisir dans les relations sexuelles et vont
jusqu’à prendre les devants passent pour de mauvaises femmes 6.
Une femme doit également accepter avec équanimité les conséquences
possibles de rapports sexuels non protégés. Ce qui se traduit pour elle par
une grossesse au moins tous les deux ans durant sa vie de femme fertile.
Elle est évidemment obligée de mener cette grossesse à son terme, car il est
exclu qu’elle se fasse avorter, et encore plus qu’elle tente de se débarrasser
par elle-même du fœtus. Que son mari soit alcoolique, adultère, querelleur
ou violent, il faut qu’elle le supporte 7. Le divorce est hors de question.
Toutes ses souffrances dans ce monde seront largement compensées dans
une vie céleste ultérieure.
La psychiatre péruvienne Marta B. Rondon résume fort bien la
situation :

La femme mariale est par excellence la mater dolorosa ou mère


des douleurs. Vêtue de noir, elle est dans l’incapacité d’éprouver
le moindre plaisir, elle pleure les hommes qui l’ont abandonnée
ou meurtrie, toujours disposée à comprendre leurs abus et leur
disparition, car, tels les enfants qu’ils sont, ils ne sauraient être
tenus pour responsables ou condamnés : on ne peut que les
comprendre 8.

Cette « addiction marianiste à la souffrance 9 » trouve son pendant dans


le machisme. Dans cette comptabilité double, la femme, soumise à l’homme
durant sa vie terrestre, lui est en même temps supérieure sur le plan
spirituel. Et, bien que l’homme soit son maître, il n’en est pas moins,
simultanément, un grand gamin méchant, incorrigible, mais non
entièrement redevable de ses actes. Les hommes vivent dans la rue, boivent,
jouent à des jeux de hasard, se battent, s’amusent entre eux et courent après
les filles. Les femmes restent à la maison, préservent l’unité du foyer,
s’occupent des enfants, entretiennent les relations familiales, veillent à ce
que les dettes ne soient pas trop élevées et qu’à table il y ait toujours de
quoi manger. Ainsi, elles surpassent l’homme jusque dans la gestion de la
vie quotidienne.
Les femmes sont profondément pieuses, ou, en tout cas, se font passer
pour telles. Les hommes se rendent à l’église tout au plus à Pâques. Non
qu’ils soient incroyants mais ils partent du principe que leurs femmes
prieront pour le salut de leurs âmes. Machisme et marianisme constituent un
couple spéculaire qui ressemble à celui que forment sadisme et
masochisme : entre les deux éléments de chaque paire s’effectue un
travestissement moral réciproque. Les marianistes ont besoin du prêtre, ce
saint homme, chargé de leur apprendre ce qu’est la docilité, la résignation,
la soumission, l’affliction et le deuil. Lui, le père, doit exhorter la femme à
souffrir encore davantage, à renoncer encore plus au bonheur ici-bas, à
n’avoir pour seule perspective que le salut dans la vie éternelle, qui
adviendra sans nul doute après la mort.
Les machos ont besoin exactement du contraire, d’une femme impie,
d’une salope, qui ne reste pas pudiquement au foyer, mais qui suit les
hommes, leur fait de l’œil, danse, boit et qui parfois monte avec eux, une
femme aux mœurs légères : « una mujer de la mala vida 10 ». La boucle
serait parfaitement bouclée si c’était le prêtre qui, alors qu’elle était jeune et
encore innocente, en avait fait sa petite salope.
C’est précisément parce qu’il est facile de s’envoyer une femme de ce
genre qu’elle est une moins-que-rien. Dans la compétition où s’affrontent
les tombeurs, elle ne constitue pas la plus haute récompense. Ce n’est pas
non plus une femme en compagnie de laquelle on peut se montrer (sauf
dans un café ou un bordel). Et encore moins une femme à épouser. Ce serait
en effet la pire humiliation pour un homme que de se marier avec une
créature qui a été utilisée, « possédée » par un autre. Une vierge n’a pas
encore été touchée par un mâle et n’a donc jamais appartenu à personne. Le
culte de la virginité est aussi un culte du monopole viril et de la possessivité
masculine.
Le machomarianisme ne peut exister que dans les sociétés où les
différenciations entre homme et femme sont les plus prononcées. Il s’ensuit
que tout « entre-deux » est exclu d’emblée : l’homosexuel n’a pas droit de
cité, car il subvertit la dichotomie entre les sexes. Les hommes machos
préfèrent la compagnie des autres hommes, ils font rarement l’amour avec
leur propre épouse, mais s’en tiennent, à cet égard, aux salopes : des filles
qui couchent avec tout le monde et qui ont donc d’autres hommes « en
réserve ». Il ne viendrait pas à l’idée d’un macho de coucher avec un
homme. L’homosexuel, lui, fait l’amour avec les hommes, et c’est
justement là qu’est la tentation à laquelle le macho devra résister sa vie
durant. Cette raison est en soi suffisante pour qu’il haïsse et méprise
l’homosexuel. (L’autre tentation est, bien sûr, celle du péché mortel que
constitue l’inceste.)
Le machomarianisme est une spirale perverse dans laquelle hommes et
femmes se tournent constamment – mais en sens inverse – les uns autour
des autres et s’enlisent de plus en plus profondément dans des fantasmes
tortueux sur eux-mêmes et sur autrui. Il ne peut, en dernier ressort, se
maintenir que par la force brute. La jeune fille qui ose encore regarder les
garçons mérite d’être punie. Une bonne tripotée et quelques pieuses
admonestations peuvent contraindre la jeune mariée qui refuse de se
résoudre au triste sacrifice de son propre bonheur à embrasser la voie du
marianisme. Mais une fille ou une femme qui s’enfuit avec un étranger
risque sa vie. Le crime d’honneur est la menace fatale propre à remettre au
pas les femmes rebelles et à effrayer toutes les autres.

Le scénario de Marie et du macho est bien connu et n’est que trop


familier dans la culture catholique d’Amérique latine. Il est, en outre,
activement propagé par l’Église et ses organisations laïques. Mais il ne
fonctionne pas dans le vide. Les relations entre hommes et femmes sont
ancrées dans leur environnement social. Un mode de vie tel que celui des
machos est tout bonnement inaccessible aux ouvriers agricoles ou aux
travailleurs non qualifiés des villes : ils n’ont ni l’argent ni le temps pour
cela. En général, leurs épouses doivent travailler en dehors du foyer, ce qui
leur donne, en toute parcimonie, une certaine confiance en elles face à leurs
conjoints. Elles n’ont pas besoin de vivre à leurs crochets. Dans les milieux
plus favorisés, le mari n’est pas le seul à avoir fait des études supérieures, à
bénéficier d’un salaire convenable et d’un patrimoine. La femme a, elle
aussi, étudié, elle dispose souvent de ressources et d’un revenu personnels.
Cela la rend moins dépendante de son époux. Elle peut, s’il le faut, assurer
toute seule ses propres besoins et ceux de ses enfants. Ou encore requérir,
auprès du juge, le versement d’une pension alimentaire. Poser des limites
dans sa relation de couple. C’est donc le plus souvent au sein des classes
moyennes que se développe le machomarianisme. Toutes sortes d’autres
facteurs sociaux jouent là un rôle concomitant.
Dans un tel scénario, les textes ne sont pas fixés mais improvisés au
jour le jour. En réalité, les femmes ne sont pas des créatures inertes qui se
laissent mener par le bout du nez. La femme résignée mais vertueuse est
dans son rôle lorsqu’elle fait des reproches d’ordre moral à son époux :
celui-ci est coupable et il va le sentir passer ! Peu d’hommes sont de taille à
résister durablement à cette objurgation. Rares sont ceux, toutefois, qui
corrigent leur comportement pour ce seul motif. Les femmes ont souvent le
droit pour elles et peuvent faire des enfants l’enjeu du conflit. Certaines, de
par leur nature, sont plus aptes à faire contrepoids à leur mari. Beaucoup
d’hommes sont d’un tempérament plus conciliant. Beaucoup ménagent
spontanément leurs conjointes ou apprennent à le faire au fil du temps.
Bref, tout dépend toujours des individus.
En dépit des prêches des bons pères, des œillades des salopes, des
menaces de violence des machos et des reproches silencieux des Maries, la
spirale ne peut continuer à croître indéfiniment. Il subsiste entre l’homme et
la femme une sorte de bon sens partagé, une considération mutuelle sincère,
du respect, et même peut-être de l’amour. Ces relations interindividuelles
diffèrent d’un village à l’autre, d’un quartier à l’autre, d’un pays à l’autre et,
surtout, d’une maison à l’autre. La morale inhérente au machomarianisme
est elle-même ambivalente, dédoublée et contradictoire. Chacun peut
l’interpréter différemment à toute occasion et, dans ses rapports avec autrui,
l’adapter de diverses manières Il s’agit là, de fait, d’une forme d’opposition
à l’oppression religieuse.

Si le catholicisme est omniprésent en Amérique latine, il n’y exerce pas


un pouvoir totalitaire. Il existe des forces d’opposition puissantes, des partis
libéraux et sociaux-démocrates, un mouvement féministe, des médecins et
des psychologues, ainsi que des courants progressistes au sein même de
l’Église catholique. Celle-ci est fréquemment liée aux partis nationaux
conservateurs. Elle dispose également de ses propres troupes de choc – des
organisations qui militent en faveur de l’ordre « naturel », de la
« normalité » en tant qu’elle procède du droit naturel ecclésiastique en vertu
duquel toute sexualité doit avoir la procréation pour seule fin. Les
contraceptifs sont donc tabous, par principe. La maternité est la vocation
éternelle de la femme. La grossesse est une manifestation de l’amour de
Dieu et ne doit jamais, au grand jamais, être interrompue. Le mariage est le
lien indissoluble entre l’homme et la femme. Le divorce est en principe
exclu, se remarier est impossible. Une relation charnelle entre deux
personnes de même sexe est contre-nature et par conséquent condamnable.
Il est donc hors de question qu’elles puissent être unies l’une à l’autre par
les liens du mariage.
L’Église ne pouvant faire respecter elle-même ces principes, elle a
besoin des gouvernements pour que des lois soient promulguées et des
sanctions imposées. Ainsi, son archi-conservatisme la conduit à se
transformer en organisation politique. Elle dispose, pour réaliser ses
objectifs, du soutien et de l’aide indispensables de toutes sortes
d’institutions et de groupes. Au Pérou, par exemple, il existe un réseau
d’organisations catholiques chargées de veiller à ce que les enseignements
officiellement infaillibles du pape soient mis en pratique 11. En premier lieu
dans le système éducatif. L’ordre catholique international de l’Opus Dei
(l’Œuvre de Dieu) y gère tout un ensemble d’établissements scolaires
fréquentés par une grande partie de l’élite péruvienne. Les anciens élèves
entretiennent un réseau solide de proximité et occupent des postes clés dans
l’Église, la vie économique, la science et la politique. Les organisations de
laïques, qui disposent d’antennes dans toute l’Amérique latine, répandent la
doctrine traditionaliste dans les médias, les écoles et les associations. Les
catholiques conservateurs sont très actifs dans les milieux médicaux et dans
les services d’éducation sexuelle. Toutes ces organisations tentent de faire
pression sur le gouvernement pour qu’il interdise toute forme d’avortement
et durcisse l’accès au contrôle des naissances. Bref, bien qu’elle y ait joué
un rôle central dans le développement de la théologie de la libération,
l’Église catholique de ce pays a toujours été – et reste aujourd’hui –
dominée par des groupes réactionnaires. Elle exerce une forte influence sur
la politique mais aussi sur l’idée que la plupart des individus se font du sexe
et de la sexualité dans la vie quotidienne 12. Ce constat vaut pour de
nombreux autres pays d’Amérique latine.

1. Cf. la section « Femme imame » de l’article « Imam » de Wikipédia.


2. Cf. Timothy Matovina, « Marianism in Latin America », in Virginia Garrard-Burnett et al.
(dir.), The Cambridge History of Religions in Latin America, Cambridge, Cambridge University
Press, 2016.
3. Geoffrey E. Fox, « Honor, Shame, and Women’s Liberation in Cuba : Views of Working-
Class Émigré Men », in Ann M. Pescatello (dir.), Female and Male in Latin America. Essays,
Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1973, p. 273-290 (277).
4. Geoffrey E. Fox, « Honor, Shame, and Women’s Liberation in Cuba », op. cit., p. 277.
5. Evelyn P. Stevens, « Marianismo : The Other Face of Machismo in Latin America », in Ann
M. Pescatello (dir.), Female and Male in Latin America, op. cit., p. 89-102. Réédité dans
Gertrude M. Yaeger (dir.), Confronting Change, Challenging Tradition : Woman in Latin
American History, Wilmington, Scholarly Resources, 1994, p. 3-17 (90).
6. Evelyn P. Stevens, « Marianismo », op. cit., p. 96.
7. Marta B. Rondon, « From Marianism to Terrorism : The Many Faces of Violence Against
Women in Latin America », Archives of Women’s Mental Health, vol. 6, 2003, p. 157-163 (158).
8. Ibid.
9. Evelyn P. Stevens, « Marianismo », op. cit.
10. Geoffrey E. Fox, « Honor, Shame, and Women’s Liberation in Cuba », op. cit.
11. Cf. Jaris Mujica et Mauricio Cerna, « An Overview of Fundamentalist Groups in Peru »,
www.awid.org.
12. Jelke Boesten, Sexual Violence During War and Peace : Gender, Power and Post-Conflict
Justice in Peru, New York, Palgrave Macmillan, 2014, p. 133.
Mouvements évangéliques

Ils désirent un plein accès aux outils techniques de la modernité tout


en rejetant les valeurs de la modernité 1…

Voilà déjà plus d’un siècle qu’en Europe un grand nombre d’hommes et
de femmes quittent leurs Églises. Au cours des cinquante dernières années,
ce mouvement a connu aux Pays-Bas et dans les pays voisins une
accélération plus forte que dans le reste du continent. À Malte et en
Pologne, les populations persévèrent dans la foi catholique, et en Russie, où
se produit un réveil spirituel, les retours dans le giron de la Sainte Mère
Église orthodoxe sont innombrables. En revanche, dans l’Irlande archi-
catholique, les fidèles se détournent aujourd’hui massivement de la religion,
suivant ainsi la tendance qui a continué à se développer presque partout sur
le sol européen.
En dehors de l’Europe occidentale et septentrionale, les choses sont
souvent très différentes. Ainsi, dans la quasi-totalité du monde islamique, la
pratique religieuse s’intensifie. Par contrecoup, les hindouistes deviennent
encore plus hindouistes. La Chine reste officiellement toujours aussi athée
depuis 1948, mais on ignore ce qui se passe dans les coulisses de la censure
et de la persécution : il est probable que de nombreux Chinois soient
croyants sans pouvoir pratiquer ouvertement leur religion.
On ne sait pas non plus très bien si la piété des populations d’Amérique
latine s’est renforcée. Car appartenir à une Église ne signifie pas qu’on a la
foi, tant s’en faut. Sans rien en laisser paraître, beaucoup de gens n’ont que
faire des assemblées religieuses alors même que leurs noms figurent dans
les registres paroissiaux : « belonging without believing ». On est membre
d’une Église, mais sans avoir la foi.
Cette situation est également très fréquente dans d’autres parties du
monde. Il est intéressant de noter que, parmi les nations prospères et
développées, les États-Unis affichent encore aujourd’hui une proportion
impressionnante de croyants : environ quatre cinquièmes de la population
se disent tels, et environ trois quarts se déclarent chrétiens. Le nombre
d’athées, d’agnostiques et de déistes n’a cessé d’augmenter depuis les
années 1950 et représente aujourd’hui environ un cinquième des
Américains 2.
Depuis le milieu du siècle dernier, les grands courants du protestantisme
« historique » n’ont cessé de perdre des fidèles. Les « évangéliques » en ont
attiré à peu près la moitié 3. Ce transfert est probablement en rapport avec la
lutte menée contre le « communisme athée » de l’Union soviétique auquel
les Américains voulaient opposer leur patriotisme, leurs convictions
démocratiques et leur foi chrétienne. Mais d’autres facteurs ont joué. Le
New Deal du président Franklin D. Roosevelt a permis d’instaurer toute une
série de réformes de grande envergure : assurance sociale, assurance
maladie, protection du travail, politique de l’emploi. Alarmés, les milieux
de droite se sont alors mis à crier au « socialisme rampant ». Les grandes
entreprises se sont élevées contre l’influence toujours croissante de l’État. À
les croire, un christianisme militant allait constituer le meilleur rempart
contre le violent coup de barre à gauche impulsé par Roosevelt. Elles ont
accordé leur soutien aux prédicateurs populaires, et plus particulièrement à
ceux qui relevaient de la mouvance évangélique, telles les communautés
pentecôtistes et certaines Églises baptistes. Ceux-ci ont pu de la sorte
acheter du temps d’antenne sur le nouveau média qu’était alors la radio. Ils
ont également loué des théâtres et des stades pour s’adresser aux croyants,
parfois par dizaines de milliers à la fois. Et ont pu toucher d’énormes
foules, qu’ils se sont souvent durablement attachées 4.
L’évangéliste le plus influent a été Billy Graham (1918-2018), qui s’est
produit durant un demi-siècle à la radio et à la télévision, ainsi que dans des
campagnes d’évangélisation massives au cours desquelles il exhortait les
foules à la repentance et à la conversion. On l’a vu en compagnie d’une
kyrielle de présidents, de Harry Truman à Barack Obama, et il a su, par ses
prêches fougueux, galvaniser des auditoires immenses à travers tous les
continents. Il s’est élevé contre la ségrégation raciale et a œuvré au
rapprochement des Églises chrétiennes. Son ouverture d’esprit avait
toutefois des limites. Cramponné à la vision judéo-chrétienne de la femme
comme épouse, mère et gardienne du foyer, il est allé jusqu’à interdire à ses
propres filles d’entreprendre une formation professionnelle, ce qui, du reste,
n’a pas empêché l’une d’elles, Anne, de devenir une prédicatrice à succès.
Tout homme qui, à l’instar de Billy Graham, s’acharne à assigner à
chaque sexe un rôle spécifique est à l’évidence un pourfendeur de
l’homosexualité et du « mariage homosexuel ». À cet égard, Graham se
montrait intraitable et l’est toujours resté : l’homosexualité était, selon lui,
« une forme sinistre de la perversion 5 ». À un âge fort avancé, il fulminait
encore contre le mariage gay. Tim La Haye (1926-2016), autre
évangélisateur, a été lui aussi très populaire : ce prédicateur avait l’habitude
d’annoncer dans un état d’extase la proximité de la fin des temps et le
prompt avènement du royaume de Dieu. Il a vendu 60 millions
d’exemplaires de ses ouvrages, soit un pour cinq Américains 6.
Outre Billy Graham et Tim La Haye, une flopée de pasteurs ont investi
les médias audiovisuels, et ont réussi, à coups de prédications, à faire
fortune et à acquérir une renommée mondiale. Aussi ultraréactionnaires les
uns que les autres sur le plan politique, ils faisaient en outre une fixation sur
les femmes et la sexualité. Ils s’insurgent aujourd’hui contre l’enseignement
public qui réduit la mainmise de l’Église et de la famille sur les enfants, et
sont totalement opposés à l’octroi de prestations d’assistance, à la sécurité
sociale et l’assurance maladie publique, qui compromettent l’utilité des
œuvres caritatives. Les Églises ont vu leur emprise sur les pauvres, à travers
l’aide aux familles, s’affaiblir. Ceux-ci n’ont plus besoin des organismes de
bienfaisance. En parant en partie aux aléas de l’existence, la sécurité sociale
a rendu moins irrépressible le recours aux prières et à l’assistance divine.
L’État-providence a, de fait, beaucoup contribué à la sécularisation de
l’Occident, et tous ces prédicateurs l’ont bien compris. Ils en appellent à la
diminution de l’influence de l’État, à la pérennisation d’une politique de
faible imposition et au maintien des travailleurs dans la dépendance. Le
soutien que leur apportent les milieux d’affaires conservateurs ne cesse de
croître, de même que celui de l’électorat évangélique, qui vote de plus en
plus pour les républicains, même si ce choix va à l’encontre de ses propres
intérêts matériels. Aux États-Unis, le christianisme social militant qui avait
inspiré le mouvement syndical a aujourd’hui pratiquement disparu. Les
titans des affaires ont fait bon usage de leur argent !
L’influence renouvelée de la foi est donc particulièrement tangible en
politique. Dwight D. Eisenhower a été le premier à utiliser dans ses
campagnes électorales des slogans religieux du genre « God bless you, God
bless the USA ! ». Il fut élu et réélu à une majorité écrasante. Depuis lors,
tous les candidats à la présidence – quelle que soit l’intensité de leurs
convictions religieuses – ont fait leur la recette d’Eisenhower. Pour John
F. Kennedy, catholique dans un pays où le protestantisme était prédominant,
les choses ont été un peu plus difficiles. Si Reagan n’a jamais été un
parangon de piété durant ses années hollywoodiennes, il a, à la Maison
Blanche, surpassé tous ses prédécesseurs par ses démonstrations de
religiosité. Depuis lors, il n’est pas un seul candidat à la présidence ni aucun
président élu à ne pas avoir cherché à surenchérir sur lui en matière de
profession publique de sa foi religieuse. Même Barack Obama y est
parvenu quand cela pouvait lui être utile. Ces manifestations de piété
présidentielle auront convaincu beaucoup de croyants indécis. Les
politiciens n’auraient pas invoqué leur dieu si fréquemment et avec autant
d’énergie s’ils n’avaient pas pensé pouvoir ainsi séduire de nombreux
électeurs.
Il devait exister chez d’innombrables Américains une réceptivité
particulière aux campagnes de conversion religieuse pour que les
« télévangélistes » trouvent autant d’écho. Ils font, dans leurs prédications,
une interprétation très individualiste de l’Évangile, insistant avant tout sur
la nouvelle naissance personnelle et le libre arbitre. (La réussite matérielle,
les succès en affaires sont souvent considérés comme un signe de la grâce
spéciale de Dieu.)
Les courants évangéliques anglais et américains prennent au pied de la
lettre le texte biblique, immuable, infaillible et inerrant 7 à leurs yeux. Ils
annoncent la venue du royaume de Dieu et le retour de Jésus-Christ comme
un événement réel dont les croyants d’aujourd’hui pourraient fort bien être
les témoins. Certains seront au nombre des « sauvés », les autres seront
damnés pour l’éternité. La pureté et l’intimité de la foi sont selon eux des
facteurs déterminants. Beaucoup de gens se convertissent : ils deviennent
ainsi des chrétiens nés de nouveau et ont la certitude d’avoir été choisis.
Certains pensent que la réussite et la richesse dans le monde d’ici-bas sont
des signes d’élection divine : « Dieu veut que vous soyez heureux, Dieu
veut que vous soyez riches, Dieu veut que vous prospériez 8. »
La question du salut personnel constitue le point focal du message de
ces chrétiens évangélistes. Ils attachent une grande importance à l’intensité
du vécu et du ressenti chez celui qui accepte la foi, ainsi qu’à l’exaltation
avec laquelle cette foi se manifeste. La conversion des proches par
l’évangélisation n’est qu’une première étape. Dans de nombreuses églises
évangéliques, la prédication est ponctuée de pop music survoltée, de
gospels fervents et parfois de témoignages extatiques.
En plus du patriotisme, le mouvement évangélique place les valeurs
familiales – les « family values » – au-dessus de tout. La femme joue, bien
sûr, un rôle central. Elle régit la vie du foyer, là est sa place. Elle porte et
met au monde les enfants, les allaite, les nourrit et s’en occupe. C’est
d’ailleurs ce qui lui confère une position de pouvoir, qu’elle peut faire
valoir pour autant qu’elle respecte l’autorité du pater familias 9. Son mari
entretient la maisonnée par son travail, veille sur elle et les enfants, et se
tient prêt, si nécessaire, à les défendre contre une menace extérieure. La
répartition des tâches entre mari et femme va de soi ; elle relève d’une
tradition ancestrale et immuable. S’appuyant sur la Bible, une minorité reste
fermement attachée à la suprématie masculine (Dieu est incontestablement
un homme, de même que Jésus). Il existe une tendance progressiste : celle
des égalitaristes, qui croient que les deux sexes sont, par principe, égaux
(« Dieu les a créés hommes et femmes à son image 10 »). Mais le principal
courant évangélique défend l’idée d’une « complémentarité » : l’homme et
la femme sont égaux, différents et se complètent mutuellement. Et (ô,
surprise !) : faites que nos chères moitiés soient vouées aux travaux
ménagers, à la grossesse et à la garde des enfants, tandis que nous – l’autre
moitié – serons appelés, hors du foyer, à exercer le pouvoir politique, à faire
carrière dans le monde des affaires et du profit, à exercer l’autorité dans
l’Église. Les femmes n’ont pas pour vocation de prêcher ; il ne leur est pas
permis de présider un culte ou de détenir, en matière religieuse, une
quelconque autorité. Mieux vaut ne pas leur confier des responsabilités
supérieures à celles des hommes dans les entreprises, l’administration, les
associations, l’armée, les partis politiques ou au parlement. Et cependant,
certaines femmes issues de la mouvance évangélique ou qui l’ont rejointe
ont fait, il n’y a pas si longtemps, sensation en politique, telle Sarah Palin,
d’origine catholique, présidente du Tea Party.
Les chrétiens évangéliques représentent plus d’un quart des électeurs
américains et soutiennent en majorité le parti républicain. Ils y exercent une
influence jusqu’ici inégalée, en matière de sélection des candidats et de
détermination du programme. Ces républicains évangéliques sont, en
proportion, plus nombreux que les autres Américains à estimer que les
hommes sont plus qualifiés que les femmes pour défendre leurs intérêts et
exercer un leadership politique 11.
Rien qui se distingue chez eux du sexisme ordinaire, si ce n’est
l’habillage de citations bibliques dont ils l’agrémentent. Mais ils n’en
restent pas là. Il ne leur suffit pas que les femmes de leur propre milieu
soient écartées de la vie publique. Ils entendent imposer à l’ensemble de la
population américaine les normes restrictives que préconise leur doctrine.
Ils sont, à cet égard, tout aussi pugnaces qu’importuns. La sexualité a
constitué d’emblée le point majeur de conflit pour les évangéliques, qui ont
mené des campagnes massives dirigées avant tout contre la pornographie et
l’immoralité au cinéma, se sont opposés aux homosexuels, et ont, par la
suite, combattu de toutes leurs forces le mariage homosexuel.
La lutte contre l’avortement a la priorité. L’interruption de grossesse ne
suscitait pas une telle hostilité il y a un demi-siècle : de nombreux chrétiens
évangéliques l’acceptaient à un stade précoce. Intolérance et fanatisme l’ont
peu à peu emporté 12. Depuis l’arrêt de la Cour suprême (Roe versus Wade)
en 1973, qui a aboli les principales clauses d’interdiction de l’avortement,
les chrétiens évangéliques se sont acharnés à obtenir que cette interdiction
soit rétablie. Leurs campagnes ont régulièrement donné lieu à des délits
individuels – incendies volontaires, voies de faits, et même meurtres de
médecins qui pratiquaient l’avortement sur les femmes qui en faisaient la
demande. Tout cela au nom de la valeur la plus élevée : le caractère sacré de
la vie. La grande majorité des chrétiens évangéliques se prononcent
également pour le maintien ou la réintroduction de la peine de mort, qu’ils
ne considèrent apparemment pas comme une violation de ce principe
fondamental.
Au cours des quarante dernières années, le mouvement évangélique a
connu un essor rapide en Amérique. Il se développe aujourd’hui en Asie et
en Afrique. C’est le résultat d’un intense travail d’évangélisation, qui a
mobilisé des moyens financiers considérables et dans lequel les
missionnaires se sont fortement investis. Les évangélistes sont à l’avant-
garde de la lutte contre la libération des femmes. Et pourtant, leur
progression aux États-Unis et partout ailleurs s’explique principalement par
l’attrait qu’exercent leurs Églises sur les femmes – précisément. Elles y sont
accueillies beaucoup plus généreusement que dans les autres communautés.
En outre, le message évangélique entre en résonance avec la condition
subalterne et domestique que connaissent de nombreuses femmes dans les
zones rurales et dans les pays non occidentaux. Beaucoup de nouvelles
converties vivent en ville depuis peu de temps et s’adaptent difficilement
aux valeurs urbaines modernes. Elles gardent une vive nostalgie du « bon
vieux temps » – celui où chacun restait à sa place dans son coin de
campagne, son village, dans lequel la foi, traditionnelle et rigoriste, et qui
s’est, depuis, délitée, était encore solide 13. La place de la femme était à la
maison, au cœur de la famille, où on lui témoignait au moins du respect
pour la peine qu’elle se donnait et le dévouement dont elle faisait preuve.
C’est ainsi, en tout cas, que ce passé se perpétue dans le souvenir. Les
communautés évangéliques – de même d’ailleurs que l’Église catholique –
rendent honneur à ces épouses et mères pour le travail dont elles
s’acquittent au service de la famille. Personne ne les dédaigne en raison de
leur absence de diplômes ou de titres, ou parce qu’elles n’occupent pas des
postes prestigieux à l’extérieur de leur foyer. Elles peuvent être tout
simplement ordinaires.
Les membres féminins de l’Église évangélique y font, entre elles,
l’expérience de ce qu’est une vie de communauté : des groupes de femmes
effectuent une grande partie du travail et exercent des responsabilités en
propre – pas question toutefois qu’elles s’avisent de prêcher ou de prendre
de l’autorité sur les hommes. Le fait que l’accent soit mis plus
particulièrement sur la conviction intérieure, le vécu émotionnel et
l’intensité avec laquelle la foi s’extériorise séduit nombre d’entre elles. Être
assignées aux seconds rôles leur paraît aller de soi : il en a toujours été
ainsi, c’est dans l’ordre des choses.
Au sein des Églises évangéliques, les femmes sont respectées. Leur
droiture et leur piété leur permettent même de se sentir supérieures aux
hommes, qui n’ont que faire de la morale et de la religion. Ce sont elles qui,
bien souvent d’ailleurs, ramènent ces derniers dans le droit chemin. Ils
acceptent alors les obligations qui sont celles du chef de famille croyant.
Aux yeux de leurs épouses, ceci constitue la récompense de leur propre
confiance en Dieu, mais aussi une reconnaissance de leur statut de femme
mariée, et une régénération de leurs liens conjugaux 14.
Dans leur lutte contre l’« idéologie du genre », les Églises évangéliques
d’Amérique latine ont conclu une alliance monstrueuse avec les partis
conservateurs. Elles ont fait du même coup cause commune avec l’Église
catholique, tout aussi opposée qu’elles à l’avortement, au féminisme et à
l’égalité des droits pour les homosexuels. Cette entente stratégique entre,
d’un côté, des dignitaires ecclésiastiques patriarcaux et homophobes, les
croyants qui les suivent et, de l’autre, un parti de droite au service des
nantis s’est révélée très efficace. Les Églises apportent les électeurs, les
partis de droite organisent les réseaux et fournissent les capitaux 15. Dans de
grands pays tels que les États-Unis ou le Brésil, de telles combinaisons ont
contribué à la victoire électorale de candidats très à droite de la droite.
Les protestants évangéliques américains en sont venus à considérer le
parti républicain comme l’instrument politique de la mise en œuvre de leur
programme. Mais les gouvernements républicains ont réduit les impôts sur
les revenus les plus élevés, diminué les prestations sociales et bloqué tout
projet d’instauration d’un système national collectif d’assurance maladie.
Toutes ces mesures allaient à l’encontre des intérêts matériels de la majorité
– peu fortunée – des chrétiens évangéliques. Ils n’ont rien vu venir en
échange de leur vote. Une fois au pouvoir, les républicains se sont fichus
royalement du combat identitaire mené par les chrétiens évangéliques
contre l’immoralité, le mariage homosexuel, l’avortement et l’émancipation
féminine 16. Sous la houlette d’un président qui ne fréquente aucune église
mais a été élu grâce à leurs voix, ils ont enfin obtenu une chance de faire
valoir certaines de leurs revendications antiféministes.

1. John Coleman, « Le phénomène mondial du fondamentalisme. Perspectives sociologiques »,


in Concilium. Revue internationale de théologie, no 241, op. cit., p. 56.
2. On trouvera une enquête détaillée concernant les opinions religieuses des Américains sur le
site www.pewforum.org/2018/04/25 : « When Americans Say They Believe in God, What Do
They Mean ? ».
3. Nancy Timmerman, « Re-Awakening a Sleeping Giant : Christian Fundamentalists in Late
Twentieth-Century US Society », in Gerrie ter Haar et James Busuttil (dir.), The Freedom to Do
God’s Will : Religious Fundamentalism and Social Change, Londres-New York, Routledge,
2003, p. 89-110.
4. Kevin M. Kruse, One Nation Under God : How Corporate America Invented Christian
America, New York, Basic Books, 2015.
5. Cf. fr.qwe.wiki/wiki/Billy_Graham.
6. Kevin Phillips, American Theocracy : The Peril and Politics of Radical Religion, Oil, and
Borrowed Money in the 21st Century, New York, Viking Books, 2006, p. 252-254.
7. Le mot a le sens de « non sujet à erreur » [NdT].
8. « Prosperity Theology », par le télévangéliste Jim Bakker, Eight Keys to Success, Amazon.
Voir « Jim Bakker » sur Wikipédia (en anglais).
9. « Christian wives are both powerful and powerless. [A] delicate balance of submission and
influence », Nancy T. Ammerman, « Husbands and Wives », in id., Bible Believers :
Fundamentalists in the Modern World, New Brunswick, Rutgers University Press, 1987, p. 124-
146 (139-140). Cf. également John P. Bartkowski, « Debating Patriarchy : Discursive Disputes
Over Spousal Authority Among Evangelical Family Commentators », Journal for the Scientific
Study of Religion, vol. 36, no 3, 1997, p. 393-410.
10. Genèse, 1, 26-27. Dieu doit donc être asexué ou bisexué dans la Première Épître de Paul à
Timothée (2, 8-15) et dans la Première Épître aux Corinthiens (14, 33-35). Cf. également Mieke
Bal, Lethal Love, op. cit., p. 112-114.
11. Mark Setzler et Alixandra B. Yanus, « Evangelical Protestantism and Bias Against Female
Political Leaders », Social Science Quarterly, vol. 98, no 2, 2017, p. 766-778 (776),
dx.doi.org/10.1111/ssqu.12315.
12. Andrew R. Lewis, The Rights Turn in Conservative Christian Politics : How Abortion
Transformed the Culture Wars, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 34 et
suivantes.
13. Kevin M. Kruse, One Nation Under God, op. cit., p. 109.
14. Cf. Elizabeth Brusco, « The Peace that Passes All Understanding : Violence, the Family and
Fundamentalist Knowledge in Colombia », et Nancy L. Eiesland, « A Strange Road Home :
Adult Female Converts to Classical Pentecostalism », in Judy Brink et Joan Mencher (dir.),
Mixed Blessings, op. cit., p. 11-24 et p. 91-116. Cf. également Carol Ann Drogus, « Religious
Change and Women’s Status in Latin America : A Comparison of Catholic Base Communities
and Pentecostal Churches », Working Paper, no 205, Kellogg Institute for International Studies,
1994.
15. Javier Corrales, « A Perfect Marriage : Evangelicals and Conservatives in Latin America »,
The New York Times, 17 janvier 2018.
16. Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les conservateurs ont
gagné le cœur des États-Unis (et celui des pays riches) (2004), trad. Frédéric Cotton, Marseille,
Agone éditeur, 2008 ; Arlie Russell Hochschild, Strangers in Their Own Land : Anger and
Mourning on the American Rights, New York, New Press, 2016.
Juifs ultraorthodoxes

… plus les femmes parviennent à s’affirmer dans la société, plus le


leadership masculin se sent menacé et s’affole. Et ses extrémistes
religieux ont recours à la rhétorique de la peur pour endiguer ce
progrès 1.

Au sein du judaïsme s’expriment des courants fort divergents. Dans


certains, d’orientation très libérale, les femmes, égales à presque tous
égards aux hommes, peuvent accéder au rabbinat. Dans d’autres, constitués
de haredim ultraorthodoxes, la Torah – qui comprend les cinq premiers
livres de la Bible juive, mais parfois aussi, de façon extensive, tous les
écrits et les enseignements – est interprétée de façon extrêmement
conservatrice. Les femmes ne peuvent ni y devenir rabbins ni même s’y
voir confier d’autres fonctions durant les offices, auxquels elles assistent
d’ailleurs strictement séparées des hommes, depuis une galerie située le
plus souvent à l’étage.
Les haredim tels que nous les connaissons aujourd’hui ont commencé à
se manifester dans l’Europe centrale de la fin du XIXe siècle, en réaction à la
sécularisation rapide des juifs, liée à l’essor de l’industrialisation et de
l’urbanisation. Durant la Shoah, les communautés de haredim ont été
pratiquement exterminées. Certains rabbins survivants ont fondé de
nouvelles congrégations, notamment à New York et à Jérusalem. Celles-ci
ont connu, durant les trois derniers quarts de siècle, une extension
galopante, due pour l’essentiel au taux d’« accroissement naturel » élevé de
ces communautés.
La grande majorité des haredim vivent retranchés dans leurs propres
groupes et évitent autant que possible tout contact avec les autres courants.
Ils se consacrent à l’étude de la Torah, du Talmud (ensemble des
discussions rabbiniques rassemblées au fil des siècles) et des traditions. En
Israël, ils bénéficient, depuis la fondation de l’État, de privilèges
spécifiques : ils reçoivent une allocation et sont exemptés de service
militaire. Ils se sont pourtant d’emblée opposés à la création de cet État car
ils y voyaient une initiative purement humaine préjugeant des intentions
divines à l’égard du peuple juif.
Les haredim ont mis au point une stratégie politique efficace. Du fait
qu’ils ne prennent pas position sur les questions liées à l’actualité
immédiate, sauf si elles touchent à la foi, ils sont disposés à soutenir
pratiquement toute coalition parlementaire pour autant que celle-ci respecte
leurs positions religieuses. Ils constituent l’exemple type de ce que Robert
Dahl a appelé les « intense minorities » : ces minorités adoptent une
position très ferme sur quelques sujets faisant controverse, mais sont prêtes,
pour peu qu’un parti accepte de les soutenir sur ces sujets cruciaux à leurs
yeux, à appuyer celui-ci sur tous les autres points soumis à la délibération.
Bien que disposant de peu de sièges, elles peuvent, de la sorte, faire aboutir
leurs revendications 2. Les haredim sont, en outre, fortement soutenus par
leurs coreligionnaires américains. La majorité des Israéliens sont enclins à
les laisser agir à leur guise, parce que ce sont eux qui, somme toute, ont
durant des années maintenu vivante la tradition juive, et qu’ils ont été
presque entièrement anéantis par les nazis. S’ajoute à cela le fait que cette
majorité se sent quelque peu coupable d’avoir, quant à elle, tourné le dos à
la religion.
Dans cet État très fortement sécularisé, les juifs orthodoxes ont
néanmoins conservé un rôle absolument décisif en matière de droit
matrimonial et familial, ou lorsqu’il s’agit de décider qui est juif (et peut
donc devenir citoyen israélien). Les femmes qui souhaitent divorcer doivent
obtenir au préalable le consentement de leur mari, et deux personnes de
même sexe ne peuvent s’épouser. Plusieurs centaines de milliers
d’immigrants sont obligés de se convertir au judaïsme selon les règles
édictées par le tribunal rabbinique. Le mariage civil n’existant pas, un
couple doit nécessairement être uni par un rabbin, lequel peut refuser de
célébrer le mariage s’il n’a pas la conviction que les partenaires possèdent
tous deux le statut de juif. Pour tout dire, la séparation entre Église et État
n’a jamais été mise en œuvre, bien qu’une grande majorité de juifs
israéliens ne soit pas orthodoxe, mais incrédule 3.
Personne ne sera surpris d’apprendre que l’application par le rabbinat
d’une législation religieuse millénaire se fait invariablement au détriment de
la femme. Le simple fait qu’elle ne puisse décider elle-même de divorcer
signifie que le rapport de forces dans le mariage est en faveur du mari.
Celui-ci peut se défaire de sa conjointe quand bon lui semble. Quant à elle,
elle ne peut le quitter que s’il le veut bien. Si elle le fait sans son accord,
elle devra renoncer à sa part dans la succession, mais, surtout, elle perdra
tout droit sur ses enfants au profit du père. Une telle différence de pouvoir a
vite fait de se répercuter sur la gestion quotidienne de la négociation au sein
du couple : « En Israël, les hommes violents disposent des pleins pouvoirs
sur leurs femmes 4. »
Bien qu’ancré dans la tradition religieuse millénaire, ce net
infléchissement vers l’orthodoxie, et plus encore vers l’ultraorthodoxie, est
assez récent. Des courants radicaux, fondamentalistes, se développent dans
toutes les religions, et sur presque tous les continents. Ce phénomène ne se
limite pas aux milieux haredim d’Israël. Partout, les croyants
« orthodoxes » revendiquent l’héritage de doctrines patriarcales, hostiles
aux femmes, largement répandues dans toutes les confessions. Les hommes
qui professent ces conceptions traditionnelles, non contents de mettre ainsi
au pas les femmes de leurs communautés, entendent également imposer
leurs mœurs aux autres.
En Israël, cette obstination conduit régulièrement à des situations
absurdes. De plus en plus souvent, hommes et femmes, garçons et filles,
sont séparés à seule fin de complaire aux ultraorthodoxes : files d’attente
distinctes dans les bureaux de poste, heures d’accès différenciées dans les
bibliothèques, portes d’entrée des magasins et trottoirs des rues assignés à
chaque sexe, hommes et femmes scindés en deux groupes qui prennent
chacun place d’un côté de la fosse, au cimetière, lors d’un enterrement,
refus d’inhumer près de son mari mort plus tôt une femme décédée, car on
ne sait jamais… Mesures auxquelles, dans tous ces cas, les fonctionnaires
concernés se prêtent avec docilité, couverts par les autorités civiles.
À Jérusalem, les juifs pieux, barbus, coiffés de toques en fourrure de
castor, vêtus de manteaux noirs et de pantalons courts tout aussi noirs
terrorisent les femmes dans les transports publics. Une fois dans l’autobus,
ils se mettent à crier après une femme qui s’y trouve assise, parce que sa
tenue n’est pas assez modeste à leur sens. Elle aurait d’ailleurs dû s’installer
à l’arrière, car c’est là que les femmes doivent se tenir, selon eux. Si ces
fanatiques n’obtiennent pas immédiatement ce qu’ils veulent, ils l’accablent
de reproches, tentent de la tirer de son siège et finissent par lui administrer
des coups de pied et de poing 5.
Leur foi interdit aux haredim de s’asseoir à côté d’une femme étrangère
et, plus encore, d’une incroyante. Les femmes peuvent être impudiques et
susciter des pensées impures chez un homme pieux. Autant de bonnes
raisons pour prendre un taxi ou marcher. Mais, the back of the bus, l’arrière
du bus ? Beaucoup de haredim viennent des États-Unis 6 où, jusque dans les
années 1960, les Noirs avaient l’obligation de s’asseoir à l’arrière des bus
dans les États du Sud. Il s’agissait sans aucun doute d’un rituel
d’humiliation. Il faut que les femmes restent à leur place : au fond. Plus
exactement, elles n’ont rien à faire dans les transports en commun ou en
dehors de leur foyer : leur place est à la maison, avec leurs enfants ! Il s’agit
toujours d’essayer de chasser la femme hors de l’espace public, de
l’empêcher d’aller à l’école ou au travail, de rendre visite à une
connaissance, d’aller voir un film, ou de se rendre là où elles entendent être
libres de leurs mouvements.
Les haredim obligent les femmes à porter au-dehors des vêtements aux
couleurs sourdes, noirs de préférence – le rouge étant, de surcroît, tabou
pour eux. Elles doivent couvrir leurs membres et leurs cheveux (remplacés
par une perruque pour les femmes mariées), proscrire tout maquillage et ne
pas se parer de bijoux. Ne pas non plus marcher avec de hauts talons qui
claquent sur le pavé – l’État islamique ne disait pas autre chose. Il leur faut
se garder de parler trop fort, de rire aux éclats, d’utiliser leur téléphone
portable, ce qui pourrait distraire le juif de ses pieuses pensées.
Ceci, encore, qui date de la dernière ou avant-dernière décennie et qui
prend de l’ampleur. Des patrouilles veillant au respect de la décence se
livrent ouvertement à des remarques sur les femmes dont l’apparence ne
leur convient pas. Ces gardiens des mœurs en arrivent très vite aux
vociférations et aux injures, repoussent les femmes et se mettent parfois à
les frapper. Il s’agit, là encore, de les exclure de l’espace public qu’elles
viennent à peine de conquérir. Que, dans leurs relations avec les femmes,
les juifs ultraorthodoxes soient les tenants de conceptions et d’usages aussi
réactionnaires a moins de quoi surprendre que la convergence de vues
qu’on constate, à cet égard, entre eux et tous les autres fondamentalistes
religieux.

1. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel : A Story of Religious Radicalism and
the Women Fighting for Freedom, Naperville, Sourcebooks, 2015, p. 30.
2. Robert A. Dahl, A Preface to Democratic Theory, Chicago, University of Chicago Press,
1956, p. 90-120.
3. Wikipédia, « Religion in Israel ». L’article renvoie au journal Haaretz du 14 avril 2015.
4. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel, op. cit., p. 197. Voir également le
documentaire de Netflix L’Un des nôtres (titre original : One of Us) de Heidi Ewing et Rachel
Grady, 2017, consacré à une femme qui tente de quitter une communauté hassidique dans le
Bronx (New York) et qui, de ce fait, perd le droit de garde de ses enfants.
5. Elena Maryles Sztokman, The War on Women in Israel, op. cit.
6. La grande majorité des terroristes parmi les settlers (colons) installés sur la rive ouest du
Jourdain sont des immigrants américains. Cf. Sarah Yael Hirschhorn, The New York Times,
6 septembre 2015.
Droites dures et extrêmes droites séculières

Toutes les peurs de Himmler – celle de l’homosexualité incluse –


trouvaient leur origine dans la menace d’une possible abolition de la
division du travail entre les sexes 1.

Aussitôt après la chute de l’Allemagne nazie, l’extrême droite a connu


partout une période de torpeur. Mais, depuis une vingtaine d’années, les
droites radicales connaissent un essor vigoureux en Occident. Les néonazis
continuent à défiler : des hommes d’âge mûr pour la plupart. Qui n’ont pas
grand-chose de « néo- » et sont plutôt des nazis invétérés, restes fossiles
d’un désastreux passé. Ils célèbrent l’anniversaire de Hitler, agitent
quelques drapeaux à croix gammée, entonnent de temps à autre un joyeux
chant de marche, confessent en public qu’« avec les juifs, les choses sont
allées trop loin » tout en regrettant dans le secret de leur cœur qu’« ils
n’aient pas tous été gazés ».
Cependant, une nouvelle génération de nationaux-socialistes a fait son
apparition sur internet qui, remplie d’une ardeur juvénile où se conjuguent
haine des juifs et envie de tuer, voudrait qu’on remette ça 2. Aux Pays-Bas et
sur le dark net, l’association nazie Erkenbrand se manifeste en toute
discrétion, à l’intention exclusive d’une élite éduquée de racistes et
antisémites à l’état pur 3.
Sur certains sites, les pulsions meurtrières des nationaux-socialistes
ciblent de façon très sélective les juifs. Mais il leur arrive d’inclure les
Noirs ou les Latinos dans leurs plans de massacres de masse. Quelques
frappadingues sont même d’avis que la quasi-totalité de l’humanité devrait
être exterminée pour des raisons raciales, après quoi un petit reliquat de
survivants – blancs comme lys et au sang pur – irait s’installer dans un État
idéal. Si la chose se révélait irréalisable, ces Blancs tenteraient, au pis aller,
de gagner une autre planète en vaisseau spatial. Expédition très
probablement vouée à l’échec, car il semble que la Terre soit plate et que les
voyages interplanétaires soient « donc » impossibles. Qu’est-ce à dire au
juste ? Que l’espace vital n’est pas suffisant pour qu’on le gaspille au profit
des Noirs, des bronzés et des Sémites. Pour faire court, « LA TERRE EST
PLATE, DONC À MORT LES NÈGRES 4 ».
Il s’agit même de suprémacistes, qui aspirent à rétablir la domination de
la race blanche : nous voilà, du coup, au-delà du pire. Mais, même sur ses
marges, cet obscurantisme meurtrier bouillonne et déborde. Il n’a rien de
fortuit ; il est profondément ancré. Un grand nombre d’extrémistes de droite
croient que le monde est dirigé, dans le plus grand secret, par une
conspiration : l’Église catholique, la franc-maçonnerie, les Rose-Croix, les
juifs, les Illuminati, chacun de leur côté ou ensemble – cela ne fait aucune
différence. Tous ne font que berner le reste du genre humain. Rien n’est
donc ce qu’il paraît être, les journaux mentent, la science nous trompe, les
médecins nous rendent malades. L’Amérique est, en réalité, gouvernée par
un « deep state », un « État profond », tel que, par exemple, le GOS
(Gouvernement d’occupation sioniste, ZOG en anglais). Mais quiconque a
ingéré la « pilule rouge » se met soudain à comprendre, à l’instar de Neo
dans le film Matrix, que la prétendue réalité n’est qu’un monde factice, et
reconnaît alors, derrière le mensonge universel, la « vraie vérité » 5. Richard
Hofstadter a analysé de façon saisissante cette mentalité responsable selon
lui du « style paranoïaque de la politique américaine 6 ». Tous les
extrémistes de droite ne partagent pas, tant s’en faut, ces délires.
Aux États-Unis, le Ku Klux Klan, cette horde de meurtriers aux tenues
d’inquisiteurs taillées dans du drap blanc qui, durant un siècle, ont terrorisé
leurs concitoyens noirs du Sud par des incendies criminels, des rafles de
bétail et des lynchages, est réapparu au grand jour sous le commandement
de son grand sorcier (grand wizard). Celui-ci, David Duke, en fonction
depuis des années, est également actif sur divers sites nazis. Le Klan a aussi
pris pour cible les catholiques et les juifs. Dans les années 1970, une grande
partie de ses membres avaient été incarcérés par le FBI. Mais cette
organisation criminelle est de retour, tout aussi maléfique et assoiffée de
sang qu’auparavant. Elle est, elle aussi, au nombre des organisations
suprémacistes, apôtres de la supériorité de la race blanche.
Sur ces sites d’extrême droite, il est régulièrement fait mention du
christianisme et des menaces dont celui-ci fait l’objet. Mais, pour les
partisans de ces courants ultras, la religion chrétienne constitue davantage
une valeur culturelle qu’il s’agit de protéger contre les barbares qu’une foi à
laquelle ils adhèrent avec conviction. En fait, ils ne font, avant tout,
qu’instrumentaliser le christianisme : si d’autres y croient, eux y trouvent
avantage, à l’occasion. La « civilisation judéo-chrétienne » est l’arme qui
leur permet de combattre l’islam non civilisé. Les « civilisationnistes » de
droite vont jusqu’à défendre les droits des homosexuels et l’émancipation
des femmes pour faire front de manière plus efficace face aux musulmans 7.
De prime abord, il n’est guère question, dans les propos des
suprémacistes blancs, des femmes, de leurs droits et de la haine dont elles
sont victimes. Tout ce qui se rapporte à elles est, d’avance, subsumé par le
Peuple en tant que signifié transcendant. Ce terme fait parfois plus ou moins
référence à la « race », comprise comme un ensemble d’individus ayant en
commun des caractéristiques génétiques. Dans certains cas, il recouvre la
notion de « culture » et renvoie alors à une collectivité d’hommes et de
femmes qui partagent un seul et même patrimoine culturel. Un étranger ne
peut faire sien cet héritage, alors que l’autochtone le reçoit
automatiquement. Vue sous cet angle, la culture est, elle-même, de par sa
transmission, héréditaire.
Si la notion de peuple est ainsi convoquée, c’est, au fond, pour servir
d’instrument au maintien de la cellule familiale traditionnelle. Celle-ci est la
pierre angulaire du Peuple. Pilier de la famille, la femme est avant tout une
mère, porteuse des futures générations de suprémacistes blancs. Elle est
aussi la gardienne dévouée d’un mari intransigeant sur les principes et
volontiers va-t-en-guerre. Elle l’encourage et se tient à ses côtés dans le
combat qu’il mène au nom du Peuple. C’est là, bien évidemment, une
image archi-réactionnaire de la femme.
Les suprémacistes blancs – nazis et membres du KKK inclus – forment
la mouvance la plus sinistre de la droite extrême. Le mouvement des
« White identitarians » (« Blancs identitaires »), plus large, moins violent,
n’entend pas moins protéger l’identité blanche de toute souillure étrangère :
un raz-de-marée d’immigrants submerge le monde occidental, sape
l’héritage commun qui l’enracine dans l’histoire, mine les valeurs judéo-
chrétiennes. Les États-Unis subissent une latinisation de plus en plus
intense, du fait de l’immigration qui leur arrive du Sud. Sous l’effet de
l’islamisation, l’Europe voit sa propre culture diluée à des « proportions
homéopathique 8 ». Littéralement, on comptera bientôt un milliard
d’Européens « d’importation » installés sur notre vieux continent pour
seulement un Européen véritable. Celui-ci en bavera, pour sûr.
Ces groupes et groupuscules d’extrême droite ont en horreur tous ceux
qu’ils considèrent comme « l’autre », même si cet « autre » est défini
différemment à chaque fois. Les identitaires sont entièrement dévoués à leur
Peuple, bien que celui-ci ne soit jamais caractérisé de façon précise. Et,
quoiqu’ils marchent comme un seul homme derrière la bannière de la
Culture nationale, jamais ils ne parlent de la littérature, des arts, des
réalisations scientifiques et techniques de leur pays. Si les mots « culture »
et « patrimoine » renvoient bien pour eux à une réalité, c’est celle du
folklore national, protecteur et convivial, avec ses danses, ses chansons, ses
rengaines et ses comptines, ses repas, ses défilés, ses fêtes et bals costumés,
qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à tout ce qu’on préserve et
perpétue, de la même façon, une frontière plus loin.

Les convulsions qui agitent les organisations d’extrême droite ont


souvent pour cadre les profondeurs sous-marines du web. De temps à autre,
leurs partisans font leur apparition sur la voie publique. En de rares
occasions, quelques individus usent de violence, il y a alors des blessés et
même des morts. Toutefois, la galaxie des droites radicales est
essentiellement virtuelle. Pour en savoir davantage sur cet univers, il faut
aller sur la Toile et être en outre disposé à assimiler les codes, les
abréviations, les émoticones, les insultes qui y ponctuent les échanges. Le
novice pénètre dans un monde d’adolescents où chacun, masquant son
identité sous un pseudonyme, se complaît à des fanfaronnades agressives,
blessantes, obscènes, tenant en peu de mots – mais assénés –, à l’instar des
éructations griffonnées sur les murs dans des toilettes scolaires.
Provocantes, choquantes même, mais pas toujours sérieuses.
C’est à ses risques et périls que l’internaute vagabonde dans cet espace
virtuel. Il peut arriver que le site mémorise les données des visiteurs, que
ceux-ci y soient suivis à la trace par des habitués malveillants, par des
opérateurs de réseau et même par des services de renseignement. Ou
encore, que leur système soit infesté par des virus dangereux ou des
annonces farfelues. Les sites extrémistes qui incitent à la haine et à la
violence raciales sont régulièrement suspendus. Ils réapparaissent souvent
un peu plus tard sous un nom légèrement différent ou trouvent, dans un
autre pays, un nouveau service hébergeur. Les rubriques de ces sites
changent fréquemment de nom et leur distribution interne varie. Il est donc
possible que la mention, ici même, d’une source de citation trouvée sur
internet soit devenue obsolète. Chacune de ces citations est une
reproduction littérale ou une traduction aussi fidèle que possible d’un
passage qui figurait alors sur le site indiqué. Si un texte emprunté à un site
propagateur de haine n’y paraît plus au bout d’un certain temps, il n’est pas
difficile de retrouver des écrits similaires ou équivalents sur un autre site de
même nature.
L’auteure américaine Angela Nagle, qui a exploré ce monde souterrain,
lui a consacré un livre particulièrement perspicace : Kill all Normies 9
(« Mort à tous les beaufs »). Dans ce slogan s’exprime de façon outrancière
et provocatrice la répulsion qu’inspire l’existence routinière du commun des
mortels. Il s’agit de choquer la majorité silencieuse, celle des beaufs et des
gens ordinaires. Celui qui, à cet égard, poussera le plus loin l’audace
obtiendra le plus grand respect de ses camarades virtuels. Sur les médias
sociaux, les blogs et les sites internet, ce sont d’ailleurs les vociférations les
plus hystériques qui attirent le plus l’attention. Chaque « clic », chaque
visite sont comptabilisés. Plus il y a de clics, plus les annonces publicitaires
affluent et plus les tarifs grimpent. De nombreux webmasters trouvent là de
quoi assurer leur existence – et certains grassement. L’objectif n’est pas
seulement de choquer mais aussi de se remplir les poches.
Les choses ne sont pas toujours aussi sérieuses sur ces sites 10.
Taquineries et piques y ont cours mais pas entre fans : elles visent la gent
« politiquement correcte » appartenant au monde extérieur. Tout ce qui est
proscrit par les parents y est permis et même prescrit : jurer et tempêter,
débiter des grossièretés, charrier les femmes, insulter les Noirs, offenser les
juifs, accabler d’injures les homosexuels, jeter l’opprobre sur les Latinos,
maudire les musulmans. Cette énumération n’est en rien surprenante, et
pour cause : c’est la liste des minorités que les gens convenables s’efforcent
de ménager. Les parents de cette espèce apprennent à leurs enfants à
surveiller leur langage. Pour les extrémistes de droite, cette circonspection,
cette décence de comportement ne sont que d’insupportables tartufferies de
faux-culs paternalistes. Les codes prétendument civilisés de la gauche
doivent être cassés une fois pour toutes. Soyez honnêtes, dites les choses
telles qu’elles sont, défendez au grand jour vos propres intérêts de groupe,
donnez un coup d’arrêt définitif à la progression des minorités, portez haut
la cause de la supériorité séculaire et éternelle de la race blanche sur les
autres races, du mâle blanc sur l’étranger, le juif, l’homosexuel et, avant
tout, sur les femmes qui cherchent à s’imposer.
Lorsqu’ils sont entre eux, sur le web, les extrémistes de droite peuvent
faire abstraction de tous ces groupes de « déviants ». Les jeunes radicaux de
droite n’ont pas non plus à se soucier de leurs géniteurs vigilants ou de leurs
enseignants bien intentionnés, qui prennent le parti de ces minorités
reléguées. Il se pourrait bien que nombre de ces enfants de la génération
montante expriment ouvertement sur la Toile ce que les adultes s’efforcent
de ne pas penser eux-mêmes ; ce dont ils voudraient que l’esprit de leurs
enfants reste indemne. La rébellion des adolescents d’aujourd’hui va à
contre-courant du mouvement de révolte de la jeunesse d’il y a un demi-
siècle : celui-ci, ancré à la gauche de la gauche jusque dans ses moindres
particularités, s’érigeait, dans son combat contre les pouvoirs en place, en
allié de ces minorités – aujourd’hui vouées aux gémonies par la droite
musclée.
Les provocations peuvent aller très loin. Bien au-delà de la simple pique
ironique, elles prennent souvent la forme d’attaques d’une extrême gravité.
S’ensuit une avalanche de coups mortels dans les textes et les messages.
Descendons dans les ténèbres les plus profondes de l’internet, dans le
domaine du Daily Stormer, véritable site nazi, régulièrement bloqué par la
cyber-censure. Il y est sans cesse question de l’État profond, cet État caché
dans l’État grâce auquel un réseau de hauts fonctionnaires parvient à
échapper à tout contrôle et dirige, de fait, le pays, dans le plus grand secret,
et sans être le moins du monde supervisé. Le gouvernement est donc aux
mains des sionistes – nom de code désignant les juifs, et dont les
démocraties populaires de l’ère soviétique faisaient un usage intense. C’est
le Gouvernement d’occupation sioniste, le ZOG – un acronyme suffit aux
initiés. L’ennemi juré du Daily Stormer n’est donc autre que le judaïsme
mondial, auquel il faut régler son compte une fois pour toutes. Ce même
Stormer précise fort discrètement qu’il n’a pas encore imaginé sous quelle
forme adviendrait la solution finale.
Un autre site web naviguant dans les mêmes eaux a pour nom Daily
Shoa. Intitulé présenté comme un gag. « C’est une malédiction : chaque
jour, un nouveau massacre de millions de juifs. » Ce genre de message
participe à l’entreprise de normalisation et de banalisation de la Shoah, que
l’extrême droite continue à traîner comme un boulet. La férocité
sanguinaire sévit également ailleurs : un donateur du Daily Sturmer
(aujourd’hui Stormer) écrit : « J’aimerais pouvoir vous virer les 6 millions
magiques, mais voilà déjà 500 en attendant. 500 c’est toujours mieux que
rien. » 6 millions, c’est là le nombre préféré des nazis historiques et des
néo-nazis, qui, bien sûr, fait référence à celui des juifs exterminés durant la
Shoah. Ces nazis prennent encore plaisir, aujourd’hui, à plaisanter à ce
propos.
Un internaute, au hasard, s’abandonnant à des obscénités génocidaires
sur le sulfureux forum anonyme 4chan :

Come on, shlomo… you’re no better than all your oven roasted
ancestors that got filleted alive… the only diff is you’re just on
11
borrowed time while we organize your next kebab removal .
(Franchement, Shlomo, tu ne vaux pas mieux que tous tes
ancêtres qui ont rôti dans les fours après avoir été découpés
vivants… La seule différence, c’est que tu disposes encore d’un
répit, le temps que nous organisions la prochaine liquidation de
kebabs.)
De quoi épouvanter les honnêtes gens. Ce site attire des antisémites plus
ou moins avérés, des antisémites impénitents, ainsi que des adolescents qui
se complaisent dans des propos d’une impudence et d’une grossièreté
ordurières, qu’ils n’oseraient jamais débiter chez eux ni au sein de leur
collège ou leur lycée. Ce n’était qu’une blague… diraient-ils si on leur
demandait des comptes. Et ainsi, confortablement installés devant leur
écran, anonymes et méconnaissables, des petits gars comme il faut et de
braves pères de famille s’agitent comme des enragés dans les salons de
tchat électroniquement cloisonnés et sécurisés de l’internet. Et si jamais
quelqu’un les priait de s’expliquer… eh bien, c’était de l’humour, une petite
rébellion contre l’étouffoir universel du bon goût, une révolte contre le
politiquement correct – autre expression en vogue – imposé par l’élite et la
gauche. On n’a plus le droit, peut-être ? Leur humour est en fait sérieux,
mais ils ne sont pas prêts à payer le prix que leur coûterait un engagement
véritablement sérieux. Ce sont les champions désintéressés de la libre
opinion. Ils prétendent défendre la liberté d’expression en repoussant ses
limites le plus loin possible. Ils sont là pour le fun, le lol, et non pour se
prendre la tête avec les conséquences de leurs opinions.
Aux Pays-Bas, Geen Stijl 12, forum de droite mais sans attaches
partisanes, a pour devise : « tendancieux, sans fondement, site de l’offense
gratuite ». Et c’est ce qu’il est, en fait… mais pourtant, pas vraiment.
Administrateurs et utilisateurs peuvent toujours dire que ceux qui s’en
prennent à eux sont passés à côté de l’ironie. Coucou ! Là encore, il y a un
précédent de gauche : l’hebdomadaire satirique français Hara Kiri (1960-
1989) a, d’emblée, arboré la devise « Journal bête et méchant ». Angela
Nagle parle à cet égard de transgression, de violation des normes usuelles.
Pratiques qui, souligne-t-elle, étaient depuis les années 1960 l’apanage de la
gauche. Dans un journal étudiant néerlandais, la reine a été représentée en
prostituée de vitrine. Des artistes américains ont créé une Sainte Vierge en
merde d’éléphant ou un Christ immergé dans de la pisse, soutenus sans
réserve par tout ce que le milieu artistique compte de « gauchistes ».
Cinquante ans plus tard, les droites radicales prennent leur revanche. « Kill
all normies » est le slogan d’une avant-garde qui se croit infiniment
supérieure à la grande masse des citoyens lambda.
Les extrêmes se touchent, mais ne sont pas similaires. L’avant-garde de
gauche pense l’humanité comme un tout – jusqu’à présent divisée en
classes, certes. L’avant-garde de droite met son Peuple au-dessus de tous les
autres peuples, même si ceux-ci ont encore le droit de survivre tant qu’ils
restent chacun établis sur leur propre sol. Les extrémistes de droite mettent
tous l’accent sur la différence, immuable à leurs yeux, entre hommes et
femmes. De leur côté, les gauchistes ont à tout le moins prétendu pouvoir
ignorer ou dépasser les différences entre les sexes. Dans la pratique, on n’a,
jusqu’à présent, pas vu venir grand-chose de concret de ce côté-là.
Jour après jour se poursuit sur internet le combat pour la survie de
l’héritage culturel blanc. Chaque secte y a son site. La plate-forme
Stormfront est, elle aussi, un carrefour de cliques et de clubs nationaux-
socialistes. Aux États-Unis, le site a été retiré à plusieurs reprises du web.
La rédaction a ensuite déménagé chez un autre hébergeur, mais sous une
adresse presque semblable : stormfront.org – aux dernières nouvelles. Il ne
s’agit pas d’un site néonazi : ce « néo » est de trop, on a ici affaire à du
nazisme pur et dur, de la vieille école, sans le moindre diluant, hérité en
droite ligne de l’Allemagne de Hitler. La Shoah est carrément niée, les
contributeurs ont publié des photos de Hitler au meilleur de sa forme, ainsi
qu’un portrait de Himmler – leur immortel préféré. Eux-mêmes exhibent
toutes sortes d’emblèmes en forme de croix gammée, des devises et des
slogans remplis de haine envers les juifs.
Le racisme contre les Injuns (Indiens d’Amérique) et les « peuples de
boue » (les Noirs) s’avère des plus immondes. Ces « nègres » ne sont pas
des humains, mais tout au plus des demi-hommes. Tous les clichés, tous les
stéréotypes sont mobilisés contre eux, en un délire paranoïaque continu
portant la haine raciale à incandescence. Et nous ne parlons là que des
pages en libre accès. On devine tout ce qui bouillonne sous la plaque de
l’égout, sur les blogs et forums sécurisés, derrière les identifiants et les mots
de passe.
Stormfront est un point de ralliement pour les nazis des quatre coins du
monde : on y rencontre des Américains bien sûr, mais aussi des Norvégiens,
des Croates, des Allemands et des Autrichiens, des Hollandais et des
Flamands, tous braillant autant qu’ils le peuvent. La haine des juifs est ici
l’article de foi le plus coté, ostensiblement imprimé en caractères gras sur le
portail d’accueil du site :

… we name the « Jew » as the deadliest, if not the only, threat to


13
our existence as a race. Forge this message in titanium .
(… nous désignons le « juif » comme la menace la plus fatale,
sinon la seule, pour notre existence en tant que race. Forgez ce
message en lettres de titane.)

À l’instar d’un Anders Breivik, par exemple, de nombreux extrémistes


de droite entendent se débarrasser des juifs, non par le recours au génocide,
mais en les forçant à émigrer, ou en les déportant en Israël. Il leur arrive
même d’afficher une certaine sympathie pour ce pays : au moins les juifs y
sont entre eux et ils ne se mêlent pas aux autres peuples. En outre, « il faut
reconnaître que ces juifs flanquent en tout cas de sacrées dérouillées aux
musulmans ». Les nazis de Stormfront sont tous coulés dans le même
moule : à leurs yeux, ce sont les juifs qui sont la source de tout mal. Ils
contrôlent les médias, l’industrie du divertissement, la finance, et règnent en
maîtres sur l’État profond, le Gouvernement d’occupation sioniste.
Sur leurs blogs et leurs fils de discussion, les femmes de Stormfront
proclament qu’elles ne poursuivent qu’un seul et même but : donner
naissance à de beaux bébés blancs. Plus il y en aura, mieux ce sera. Ce ne
sont pas ces enfants en tant que tels qui importent, mais la force qu’ils
représentent face à tous ces sales gamins noirs, basanés ou jaunes qui
menacent de submerger, d’un coup, la société blanche. Car, bien sûr, ces
races inférieures se reproduisent comme des lapins. Les femmes de ces
extrémistes se doivent donc de mettre au monde une progéniture qui, plus
tard, se battra pour une « Amérique européenne », pour une « Europe
blanche ». C’est en portant et en élevant des enfants soldats qui
contribueront à la victoire de la race blanche que les femmes remplissent
leur vocation. Cette idée insensée d’utiliser les enfants comme munitions
dans la lutte raciale vient, elle aussi, directement de l’Allemagne nazie.
Heinrich Himmler avait mis sur pied le projet Lebensborn, dont l’objectif
était d’accoupler des SS de « pure souche aryenne » et des femmes de pure
race germanique et de fournir ainsi au Führer et à la patrie des petits
Allemands racialement parfaits. Les nazis d’aujourd’hui croient qu’en
accomplissant cette haute mission ils font honneur à la femme, et la
mettent, pour ainsi dire, sur un piédestal. Les femmes de Stormfront
acceptent de bonne grâce leur condition, et font volontiers état de leur
empressement à se soumettre à leur mari. « C’est lui qui a le dernier mot.
Point final. » Il la protège, elle le soutient.
Sur Stormfront, on comprend entre les lignes que les mâles nazis sont
loin de tous se montrer aussi protecteurs envers leurs femmes : ils s’en
prennent souvent à elles. Ces incartades sont manifestement retranchées du
site. Un forum distinct a été créé à l’intention des « dames » qui, affranchies
de leur ange gardien, peuvent y tchatter entre elles en toute sécurité, au sujet
de la procréation d’adorables bébés blancs qui viendront renforcer la race
des seigneurs et maîtres.
Sur le Daily Stormer, les rédacteurs se plaignent d’un manque d’intérêt
pour la haine des juifs : la haine à l’égard des femmes recueille de façon
plus massive les faveurs du grand public :
The articles about women on this site are orders of magnitude
more popular than the ones about Jews. This has been a
statistical constant for years now. Exposing the truth about Jews
is the core mission of this website, but it is hardly the way we
drive traffic. We have to find other subjects to bring people in on
that emotionally resonate with them, and as the consequence
they get exposed to the information in our verticles (sic) like
« Jewish Problem » and turned into proper anti-Semites 14.
(Les contributions qui, sur ce site, sont consacrées aux femmes
enregistrent un niveau de popularité bien supérieur à celles qui
se rapportent aux juifs. C’est là, depuis des années déjà, une
constante statistique. Exposer la vérité sur les juifs constitue le
cœur de notre mission, mais nous permet à peine de gagner des
visiteurs. Il nous faut donc trouver d’autres sujets exerçant une
forte emprise émotionnelle sur les internautes, et les pousser
ainsi à entrer sur notre site pour que, exposés, du même coup,
aux informations contenues dans des articles tels que « Le
problème juif », ils deviennent de véritables antisémites.)

À l’instar des djihadistes, les extrémistes de droite rêvent d’une


communauté soudée dont tous les membres partagent les mêmes idées : un
seul peuple, une seule nation, un seul califat mondial dans lequel tous les
humains, solidaires, vivent dans la fraternité et la fidélité mutuelle, et sont
intègres, d’une grande noblesse d’âme, profondément vertueux. Et c’est
justement cette communauté où vertu personnelle et solidarité mutuelle
vont de pair qui est menacée. Exposée à un danger pressant. Pour les
formations de la droite radicale, la menace vient des éléments étrangers qui
infestent chaque nation, c’est-à-dire des immigrés, des musulmans et des
juifs, des Noirs et des bronzés, des homosexuels et autres déviants, mais
aussi et surtout des femmes qui ne restent pas à leur place.
Comme l’affirme le manifeste d’Anders Breivik, les femmes féministes
ne sont rien d’autre que les marionnettes du marxisme culturel. Les
marxistes qui n’ont pas réussi, avec leur « lutte des classes », à jeter à bas
les sociétés occidentales s’y essaient à présent en menant une guerre
culturelle ; l’émancipation féminine est en marche et vise à miner la
capacité de résilience des hommes et la sollicitude des femmes. Ainsi, la
société européenne, occidentale – bref, blanche – vacille peu à peu sur ses
fondements. Sans même que le recours à la violence soit nécessaire. La
propagande perverse suffit à briser ses efforts de résistance. Les
suprémacistes blancs luttent contre ce délitement par la contre-propagande
si possible, par la force brute si nécessaire.
Les mouvements de la droite radicale peuvent être classés selon une
échelle allant de la qualification « plutôt d’extrême droite » à celle
« d’extrême extrême droite » – ceci en fonction du degré de l’hostilité qu’ils
vouent à leurs adversaires. L’extrémiste de droite « moyen » estime que,
dans la vie de tous les jours, les Noirs, les juifs, les musulmans ou
l’ultragauche doivent être tenus à distance. C’est d’ailleurs sur ce principe
que la société devrait être organisée, pour que ces groupes de population
puissent être vraiment mis à l’écart, dans des quartiers d’habitation, des
écoles et des structures hospitalières séparés. Quant aux extrémistes plus
radicaux, ils ne demanderaient pas mieux que de liquider sur-le-champ et de
la façon la plus barbare tous ces éléments dégénérés. Vient alors la
catégorie des plus extrémistes d’entre les extrémistes, à laquelle
appartiennent des fanatiques tels que Timothy McVeigh, Anders Breivik,
Dylann Roof ou Robert Bowers, lesquels, agissant en loups solitaires, ont
perpétré des fusillades ou des attentats, liquidant ainsi leurs ennemis jurés
par dizaines, voire par centaines.

Des groupes dissidents tels que les Minutemen, les Proud Boys, les Alt-
Knights et les Oath Keepers se sont donné pour mission de protéger leurs
propres rangs contre les « antifas » (antifascistes), contre d’autres
extrémistes de gauche ou contre les Latinos et les musulmans violeurs de
femmes. Ces dissidents sont en grande partie issus des Hammerskins, fans
du groupe skinhead du même nom, organisés en un vaste réseau
d’escouades de nervis particulièrement violents.
Tous ces groupes de combat s’accordent à dire que la « guerre contre les
Blancs » (« the war on Whites ») peut éclater à tout moment. Leurs milices
se préparent dès maintenant au combat inévitable pour la défense de la race
blanche, qui les opposera aux autres races, aux traîtres de leur proche
parage – ces républicains mollassons qui, tout en s’affichant comme
conservateurs, sont toujours disposés à passer des compromis avec le
GOS – ainsi qu’aux cukservatives avachis.

Ces hommes qui peuvent être agressifs et violents aiment se présenter


comme des protecteurs. Ceci dans l’intérêt de leurs propres séides et, avant
tout, de leurs femmes. Tout homme digne de ce nom se doit de protéger sa
compagne et ses enfants contre les attaques des « étrangers au Peuple ». Les
femmes ne sont pas en mesure de se défendre seules. Elles ont besoin de
protection et sont, par là même, dépendantes des hommes. Il leur faut donc
se soumettre à l’autorité masculine. Ce n’est qu’ainsi qu’elles peuvent
accomplir en toute tranquillité d’esprit ce à quoi leur vocation les appelle :
mettre au monde et élever des enfants afin d’assurer la survie de leur
Peuple. C’est là l’ordre naturel dont procède la vie de famille, et c’est à
partir de familles de ce type que le Peuple se construit. Il est du devoir des
hommes de s’exercer à l’art du combat et au maniement des armes mais
aussi de prendre soin de leur corps, de l’entretenir et de cultiver leur
apparence d’hommes forts et musclés, sûrs d’eux-mêmes, sans crainte, mais
vigilants.
Des femmes sont également présentes dans ces milices, y exercent
parfois des fonctions de commandement et se tiennent aux premiers rangs
lors des manifestations et des affrontements. Voilà qui contredit l’image de
la femme passive – figure emblématique du « sexe faible » – pourtant
largement entretenue dans ces milieux. De fait, toutes les femmes qui
n’appartiennent pas au groupe de combat passent pour des créatures
irrationnelles et dépendantes 15. Exposées aux menaces des immigrants et
des autres éléments étrangers au Peuple, elles ont besoin de la protection de
la milice. En revanche, celles qui rejoignent le groupe de combat
s’aguerrissent ; elles savent se défendre. C’est là un paradoxe. Qui trouve sa
résolution par le fait que les femmes se voient assigner un rôle double : s’il
leur incombe d’être aux côtés des hommes dans les combats, elles sont
tenues, une fois hors du champ de bataille, de rester à leur place, de se
conduire comme il sied à leur sexe et de témoigner aux hommes le respect
qui leur est dû.

Une lente coulée de haine raciale envahit les basses terres d’internet. La
hantise du féminisme et de l’émancipation des femmes, mais aussi celle de
la maternité heureuse, reflue sans cesse à la surface. Glorification du
Peuple, de la Nation ou de la Race, antisémitisme enragé, haine raciale
compulsive, condamnation de l’islam : ces différents phénomènes ont une
fonction. En agitant tout ce qui menace la survie de la race blanche on tend
inexorablement à faire accepter l’idée que toute femme blanche a besoin de
la protection d’un homme blanc. Et qu’elle est donc vouée à dépendre de
cet homme et à se soumettre à lui. En l’absence de ces menaces, aucune
espèce de protection ne serait nécessaire. S’il n’y a pas de luttes raciales, à
quoi bon produire des bébés blancs à la pelle ? Les damnés juifs, islamistes,
noirs, latinos sont indispensables à la droite pour maintenir la domination
du mâle blanc sur la femme blanche.

Site d’extrême droite acquis à la cause du suprémacisme blanc et très


visité, American Renaissance ne fait pas – de façon ouverte du moins –
profession d’antisémitisme. De fait, la grande menace, pour la race blanche,
vient de l’islam. Dans la lutte millénaire menée contre le christianisme, les
musulmans ont toujours été présentés comme capturant les jeunes
chrétiennes et les exploitant en tant qu’esclaves sexuelles. Il n’en va pas
autrement à notre époque. Mais les féministes d’aujourd’hui, qui sont
toujours prêtes à dénoncer la moindre atteinte aux intérêts des femmes,
passent sous silence les exactions que les musulmans font subir aux filles et
aux femmes chrétiennes, et – pire encore – les justifient. « The unholy
alliance between feminism and Islam – and everything African – never fails
to amaze me 16 », « l’alliance contre-nature entre le féminisme et l’Islam – et
tout ce qui est africain – ne manque jamais de m’étonner », écrit un
collaborateur du site. Encore ceci : « Feminists don’t care about gang
rape… [rapists] are excused by feminists because the perpetrators inflicting
the violence tend to have brown skin », « les féministes n’ont que faire des
viols et excusent leurs auteurs sous prétexte qu’ils n’ont que trop souvent la
peau brune ». Cette fois, c’est Ayaan Hirsi Ali 17 qui s’exprime, non sans
exagération 18.

Tous ces groupes et groupuscules d’extrême droite sont des rouages


d’un mouvement beaucoup plus large de résistance à l’immigration et aux
migrants, ayant pour nom le « nativisme ». Il s’agit d’une forme de
patriotisme visant à protéger la culture nationale en la « débarrassant de
toute souillure étrangère ». Les nativistes sont convaincus que les migrants,
les Noirs américains, les Latinos et les musulmans oppriment et maltraitent
leurs propres conjointes. Ces femmes de différentes minorités sont donc des
victimes dignes de compassion et de sympathie, en droit d’être protégées de
leurs maris. Mais elles ont tant d’enfants qu’elles représentent aussi une
menace : promise à n’être plus qu’une minorité, la population de « souche
blanche » connaîtra bientôt le « grand remplacement » – selon l’expression
en vogue au sein de la droite radicale. Ce qui veut dire qu’elle sera
supplantée par un mélange de races d’étrangers à peau foncée. Du fait que
les géniteurs « non blancs » refusent de pourvoir aux besoins matériels de
leurs épouses, ou n’en ont pas les moyens, celles-ci doivent assumer seules
la charge de leurs enfants. Elles en sont alors réduites à vivre aux crochets
des services sociaux. Et comme elles touchent, en tout état de cause, des
allocations, elles font encore un gosse. Les Américains et les Européens de
race blanche, qui triment dur, se voient en plus contraints de contribuer par
leurs impôts à l’entretien des allocataires sociaux étrangers au Peuple.

C’est à leur supériorité sur les femmes que les hommes doivent d’avoir
acquis, au cours des siècles, un sentiment aigu de leur dignité. L’érosion de
cette suprématie ébranle du même coup l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.
Ceux qui acceptent et encouragent cette manie moderne de l’égalité entre
les sexes brisent les liens fraternels de la solidarité masculine. Ce sont des
dégonflés, des chiffes molles. Mais aussi, rien de moins que des traîtres à la
cause du sexe fort.
Il n’y a pas que l’émancipation des femmes qui ait sapé l’amour-propre
masculin. Le modèle standard de la famille bourgeoise s’est
progressivement modifié : tous deux salariés, mari et femme prennent
ensemble les enfants en charge et se partagent les travaux domestiques,
faisant par là même éclater la conception traditionnelle de la famille.
Presque toutes les activités qui étaient autrefois l’apanage des hommes sont
aujourd’hui également effectuées par les femmes : quand, du moins, elles
sont encore pratiquées. Et si tel est le cas, elles ont entre-temps perdu ce qui
leur conférait l’aspect d’un travail spécifiquement masculin. Le service
militaire a été supprimé dans de nombreux pays, faisant disparaître la
longue période durant laquelle les jeunes hommes se trouvaient immergés
dans un environnement entièrement masculin. Hommes et femmes ne se
trouvent totalement séparés aujourd’hui que dans la pratique de la plupart
des disciplines sportives, sur le terrain comme dans les vestiaires. Dans les
tribunes, en revanche, ils se mêlent et font la fête ensemble. Ceci suffit
d’ailleurs à expliquer l’attraction qu’exercent sur beaucoup d’hommes les
sports d’équipe : on peut encore au moins se retrouver quelque part entre
bons copains, et c’est là une des principales raisons d’être des groupes de
cyclistes, des clubs de motards et autres sociétés sportives strictement
masculines.

Les hommes exerçant des métiers manuels se trouvent régulièrement


confrontés à des femmes plus qualifiées qu’eux, et qui leur sont
hiérarchiquement supérieures : femmes chefs d’entreprise, femmes
médecins, femmes psychologues ou juges… Beaucoup considèrent que
cette situation résulte d’un complot ourdi par des féministes, dont la cause
est soutenue inconditionnellement par un gouvernement qui leur accorde
trop de faveurs. Pendant ce temps, les gauchistes fanatiques jouent les
bonnes âmes, les « social justice warriors », « guerriers de la justice
sociale » – et ce, aux dépens des citoyens blancs qui triment. Ils laissent
entrer en Occident autant de migrants que possible, issus de préférence de
pays lointains, ce qui ébranle encore plus fortement les valeurs nationales –
liées, généralement, à la tradition chrétienne.

Tous ces mouvements d’extrême droite sont désignés, outre-Atlantique,


sous l’appellation générique d’alt-right, que le français traduit par « droite
alternative ». Initialement, le recours à ce vocable répondait au besoin de
les différencier des organisations néonazies et racistes blanches d’une part,
des courants de droite plus traditionnels d’autre part – conservateurs,
néoconservateurs ou « libertariens », partisans d’un marché totalement libre
et opposés à la quasi-totalité des interventions étatiques dans l’économie. À
l’usage, cette distinction est devenue confuse. Sur le site de Wikipédia,
l’entrée « Alt-right » donne accès à une liste composite de groupes auxquels
cette étiquette peut être appliquée. Il apparaît par ailleurs que tous se
définissent avant tout en s’opposant : ils sont, en l’occurrence, CONTRE
tous ceux qu’ils considèrent comme des « autres » 19.
Les séides de cette droite alternative cultivent la nostalgie d’un Peuple
imaginaire, qu’ils voudraient pouvoir continuer à débarrasser des étrangers
et des gens de couleur. Et celle d’un temps où les « vrais hommes » avaient
encore de l’autorité sur les « vraies femmes », qui restaient à leur place – en
l’occurrence, au foyer – et connaissaient leur mission ! Au sein de la
communauté nationale, les hommes étaient fiers de pouvoir faire vivre une
femme et un enfant grâce à leur contribution financière, et d’être en mesure
de se défendre eux-mêmes contre les assaillants étrangers. Ils n’avaient pas
besoin de secours ou d’assistance, et personne ne cherchait à tirer indûment
profit de leurs efforts. L’instauration de l’État-providence a tout bousculé, et
la situation ne cesse de s’aggraver du fait du harcèlement obstiné dont font
preuve les social justice warriors.
L’argumentation de Breivik et de ses devanciers, qui attribuent au
« marxisme culturel » la paternité du féminisme – idéologie créée de
manière sournoise –, s’inscrit dans cette optique : les troupes auxiliaires,
constituées de femmes, ont pour fonction d’émasculer les hommes, de les
priver de leur virilité et de vampiriser le Peuple en captant sa force vitale,
afin de permettre aux marxistes culturels de prendre le pouvoir sans coup
férir.
Les étrangers sont préférés aux nationaux, les Noirs aux Blancs, les
juifs aux chrétiens, les homosexuels, les lesbiennes et autres déviants aux
individus sains, les assistantes sociales et les toxicomanes aux ouvriers
honnêtes, aux agriculteurs à la peine et aux petits commerçants intègres. Et
surtout : les femmes sont privilégiées au détriment des hommes. Selon Arlie
Hochschild, la majorité silencieuse est « devenue étrangère dans son propre
pays 20 ».

1. George L. Mosse, Nationalism and Sexuality : Respectability and Abnormal Sexuality in


Modern Europe, New York, Howard Fertig, 1985, p. 169.
2. Cf. Pete Simi et Robert Futrell, qui, dans leur ouvrage American Swastika : Inside the White
Power Movement’s Hidden Spaces of Hate (2e éd. revue et corrigée, Lanham,
Rowman & Littlefield, 2015), donnent une description détaillée des groupes qui cherchent à
imposer la suprématie de la race blanche et de leurs activités sur internet. S’agissant du rapide
essor de l’extrême droite aux États-Unis – angle aveugle des services de sécurité –, cf. Janet
Reitman, The New York Times, 3 novembre 2018.
3. Voir le quotidien néerlandais De Volkskrant, 19 novembre 2017.
4. C’est là l’une des réactions recueillies sur le podcast du paranormal, de l’occulte et du
complot, the-paranormies-present-the-ahnenerbe-hour-1.zencast.website.
5. Le mème de la « pilule rouge » s’est propagé par l’intermédiaire du film Matrix, produit en
1999, dans lequel le héros, Neo, a le choix entre une pilule rouge, qui lui apprendra à voir en
face la dure réalité, et une pilule bleue, qui le maintiendra dans l’illusion qu’il mène une vie
heureuse.
6. Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque : théories du complot et droite radicale en
Amérique (1964), trad. Julien Charnay, Paris, François Bourin, 2012.
7. Cf. Rogers Brubaker, « Between Nationalism and Civilizationism : The European Populist
Moment in Comparative Perspective », Ethnic and Racial Studies, vol. 40, no 8, 2017, p. 1191-
1226.
8. Selon le parlementaire Thierry Baudet, chef du parti néerlandais Forum pour la démocratie
(Forum voor Democratie). Il a, depuis, retiré cette déclaration en traînant les pieds, mais n’en
continue pas moins à faire les yeux doux à l’extrême droite.
9. Angela Nagle, Kill All Normies : Online Culture Wars From 4vchan and Tumblr to Trump
and the Alt-Right, Winchester-Washington, Zero Books, 2017.
10. Cf. par exemple Amelia Tait, « First They Came for Pepe : How “Ironic” Nazism is Taking
Over the Internet », New Statesman, 16 février 2017 ; Jason Wilson, « Hiding in Plain Sight :
How the “Alt-Right” Is Weaponizing Irony to Spread Fascism », The Guardian, 23 mai 2017.
11. Boards.4chan.orgl/pol.
12. Littéralement : « Pas de style » [NdT].
13. Lu sur Stormfront le 12 octobre 2008. Message depuis remplacé, sur ce site, par des textes
de même teneur.
14. Daily Stormer.
15. Kristin Haltinner, « Minutewomen, Victims and Parasites : The Discursive and
Performative Construction of Women by the Minuteman Civil Defense Corps », Sociological
Inquiry, vol. 86, no 4, 2016, p. 593-617.
16. Nicholas Farrell, « Feminists Don’t Care About Gang Rape », American Renaissance.
17. Femme politique et écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne [NdT].
18. Dans un article destiné au New York Post du 24 mai 2018, repris par American Renaissance.
Certaines féministes, en effet, banalisent les violences commises sur les femmes par des
islamistes. Cf. par exemple le livre de Lila Abu-Lughod, Do Muslim Women Need Saving ?,
Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2013. L’auteure rappelle à juste titre le contexte
historique du colonialisme occidental et les interventions contemporaines en Afrique du Nord et
au Moyen-Orient, territoires à l’intérieur desquels on reproche aujourd’hui aux musulmans leur
misogynie. Mais elle passe sous silence les meurtres de femmes perpétrés par les djihadistes et
rejette les témoignages des femmes opprimées par l’islam, n’y voyant que des « écrits à
sensation » (« pulp non-fiction »), p. 104-107. Cf. également Anna Sauerbrey, « The German
Feminists’ Dilemma », The New York Times, 12 juin 2018, article relatif au dilemme auquel sont
confrontées les féministes allemandes et qu’on pourrait formuler ainsi : condamner pénalement
les migrants islamistes coupables de viol, n’est-ce pas faire le jeu des islamophobes ?
19. Cf. la version en langue anglaise de l’article « Alt-right » de Wikipédia :
en.wikipedia.org/wiki/Alt-right [la version française du même article (fr.wikipedia.org/wiki/Alt-
right) est moins documentée].
20. Arlie Russell Hochschild, Strangers in Their Own Land, op. cit.
Intermède : du sérieux en politique

La plupart des gens prennent au sérieux la politique et sont sincères


dans leurs opinions, qu’ils considèrent comme une composante de leur
personnalité. Ils comprennent que, prise isolément, aucune d’elles ne
changera quoi que ce soit à la réalité. Mais ils se disent que, avec ceux et
celles qui partagent leur vision des choses, ils pourraient acquérir de
l’influence, et même disposer d’un certain pouvoir.
Cependant, existe souvent aussi, aux marges de la vie publique, un
mouvement en sens opposé, suscité par des groupes qui n’ont aucune
considération pour l’activité et les opinions politiques – pas même les leurs.
Cultivant le sarcasme, ils donnent d’eux l’image à la fois de récalcitrants
obstinés et d’esprits libres et originaux, ne craignant pas de se dresser
contre les idées dominantes et les autorités en place. La gauche étant moins
souvent aux affaires, c’est à ses côtés que ces railleurs trouvent en général
leurs marques. Mais la droite n’est pas en reste pour persifler. À l’heure
actuelle, c’est elle qui rit la dernière et le plus fort.
Vraiment, pour ridiculiser le voile, « chiffon de tête », c’est une
trouvaille ! L’image est parlante, elle imprime. « Taxe sur les chiffons de
tête », c’est encore mieux, avec la structure d’un gag :

– Vous savez quelles mesures il faudrait prendre à l’égard de


toutes ces femmes musulmanes qui couvrent leur tête de ce
genre de guenilles ?
– Non.
– Les obliger à payer une taxe sur leurs voiles : la « taxe sur le
chiffon de tête ».
Elle est bien bonne, celle-là, comment faites-vous pour inventer
des trucs pareils ? Ha, ha.
Une blague politique tenant en quelques mots 1.
De nombreux tweets de Donald Trump présentent une structure
similaire :
– Savez-vous ce qu’ils devraient faire de tous ces criminels
mexicains ?
– Non, dites voir.
– Les alpaguer, les expulser, puis construire un mur très haut
entre le Mexique et les États-Unis. Qu’on fait payer par les
Mexicains eux-mêmes.
– Bien joué. C’est ce qu’il faut faire.
– Oui, pas de taxes d’entrée ; une contribution de recyclage.
– Bien envoyé. Ha, ha, ha ! Avec vous on peut rigoler au moins.
Ha, ha !

Humour politique de droite. Pas facile à avaler, j’en conviens, car en


Europe c’est la gauche qui avait le monopole du rire depuis 1945.

Hitler croyait qu’il pensait ce qu’il disait, Mussolini essayait de faire


semblant de le penser, mais Trump ne prend même pas la peine d’avoir l’air
sérieux. Ses déclarations sont construites comme des blagues. C’est
justement cela qui en fait la pointe cachée. Trump est l’incarnation du
sarcasme au pouvoir. Et, une fois au pouvoir, le sarcasme donne le ton au
nihilisme.

– Le président a 3 milliards de dollars et ne paie pas d’impôts.


– Futé, le mec !
– Il est marié à une top-modèle ; et pourtant il attrape les gonzesses par
la chatte.
– Preuve qu’il a des couilles.
– Il n’a pas mis les pieds dans une église depuis dix ans, et malgré ça
c’est le héros des chrétiens.
– Le Seigneur a recours à d’étranges serviteurs. (Blague de Dieu).

1. Ce passage renvoie à une déclaration politique faite en 2009 devant le Parlement néerlandais
par Geert Wilders, parlementaire néerlandais d’extrême droite qui veut interdire l’islam aux
Pays-Bas. Il proposait que le gouvernement exige de toute musulmane souhaitant porter le voile
le paiement d’une somme de mille euros par an. [NdT].
Masculinisme et manosphère

La manosphère est le royaume insulaire des sites, des « tchat rooms »,


des hashtags qui permettent aux hommes d’être de « vrais hommes ». Et les
vrais hommes de cet acabit ont une profonde aversion des femmes, mais
cherchent en même temps à en séduire un maximum. Il s’avère que ces
deux caractéristiques – haine à l’égard de femmes sûres d’elles et désir de
posséder des filles plus faciles – se concilient fort bien.

Why are women such pieces of shit ?


(Pourquoi les femmes sont-elles de telles merdes ?)
Because they rejected you, or you know they would reject you
because you are a lonely beta faggot.
(Parce qu’elles t’ont envoyé promener, ou parce que tu sais
qu’elles t’auraient envoyé promener, du fait que tu n’es qu’une
misérable tantouze.)
[…]
Because society does not impose consequences on them until the
age of 30.
(Parce ce que jusqu’à ce qu’elles aient trente ans la société se
montre très accommodante vis-à-vis d’elles.)
When they get old their holes get big and saggy.
(Avec l’âge, leurs trous s’élargissent et deviennent flasques.)
I know what those holes need.
(Je sais ce qu’il leur faut à ces trous.)
[…]
What changes when they are 30 ?
(Qu’est-ce qui change une fois qu’elles ont trente ans ?)
[…]
Nearly all women want kids and at 30 they start to realize that
time is running out. These facts combine to make 30 year old
women crazy desperate… Hold out and don’t have kids, and
you’ll be amazed at how good life is for a single guy starting
right around 30… Fucking sluts 1.
(Presque toutes les femmes veulent des enfants, et à trente ans,
elles commencent à se rendre compte que le temps presse. Le
cumul de ces faits rend les femmes de trente ans folles de
désespoir. Tenez bon, ne faites pas d’enfants et vous serez
étonnés en découvrant combien la vie est belle, pour un
célibataire, une fois qu’il a trente ans… Putains de salopes.)

Dans ce dernier extrait, le locuteur se fait passer non seulement pour un


séducteur très expérimenté mais aussi pour un conseiller débonnaire, grâce
à qui les débutants mal dégrossis apprendront à dominer les femmes et à en
user à leur gré. Ce personnage de dompteur de femmes doublé d’un
pédagogue est monnaie courante sur de tels sites. Par ailleurs, c’est tour à
tour la vantardise et l’apitoiement sur soi qui, tant au bar que dans les loges,
déterminent la tonalité des échanges entre participants. La misogynie
ambiante crée un lien mutuel mais, dès qu’une femme se manifeste dans les
parages, les mâles baissent le ton. On peut, en tout cas, l’espérer.
Sur ces sites, un jeune homme obtiendra les instructions à suivre pour
conquérir une femme ou, à tout le moins, en trouver une pour une nuit.
Mais une femme qui se laisse séduire de la sorte est, pour cette raison
même, une moins-que-rien. Autrement dit, une salope, une chienne, une
« sluturion 2 » qui a couché avec au moins cent types. Personne ne
souhaiterait prendre pour femme une pareille traînée.
Après avoir jeté sa gourme, le freluquet se met en quête d’une fille
vierge et sans tache à épouser, et à qui faire des enfants. Mais cela viendra
plus tard – ou jamais. Ce qui intéresse avant tout les utilisateurs de tels
sites, c’est de savoir quelle est la meilleure façon de séduire une femme et
quels plaisirs ils peuvent en attendre. C’est là la tendance soft, alt-light,
moins violente mais toujours aussi pernicieuse de l’extrémisme de droite,
où l’abominable le dispute au ridicule. Un mélange toxique de misogynie et
de lubricité. L’idéologie de l’onanisme.

Nous avons précédemment signalé l’existence de nombreux groupes de


combat d’inspiration religieuse, exclusivement masculins, dont les membres
ont, les uns avec les autres, des contacts prolongés et intenses. Sur la toile
mondiale se forment désormais, au sein même de la manosphère, des
communautés virtuelles de mâles, entièrement consacrées à cette
masculinité si menacée et contestée. Les jeunes qui s’y retrouvent se sentent
apparemment en sécurité entre eux, et s’en prennent à cœur joie aux
femmes et à tous ces « autres » qu’ils détestent : gays, transsexuels, plus
tous ceux ou celles qu’on ne peut pas davantage cataloguer comme hommes
qu’étiqueter comme femmes. La plupart de ces sites « masculinistes » sont
politiquement de droite. Sous des formes et des modalités extrêmement
variées, les échanges s’y rapportent pour l’essentiel aux menaces qui pèsent
sur la situation des « vrais hommes » – menaces émanant des femmes et, en
premier lieu, de leur avant-garde féministe. Elles ont réussi à mettre l’État
de leur côté. Les hommes se trouvent donc purement et simplement
relégués et discriminés par la puissance publique, les lois et les juges, la
presse et l’opinion publique. Les sites web masculinistes constituent leur
dernier front de résistance face à l’avancée du féminisme.
À l’issue d’une longue journée de travail, après avoir pris leur dîner, les
voilà, à l’abri dans leur chambre mansardée, qui, surfant sur des sites
haineux réservés aux hommes, accablent du poids de leur mépris et de leur
rage femmes et gays, lesbiennes et transsexuels. Lorsqu’ils sont très
remontés, ils s’attaquent tout autant aux juifs, aux Latinos, aux musulmans
et aux Noirs. Personne ne leur réplique, personne ne les rappelle à l’ordre.
Seuls réagissent ceux qui, partageant les mêmes idées et la même fureur
qu’eux, les approuvent chaudement. Enfin des âmes sœurs. Ils n’ont rien à
craindre : qui pourrait les retrouver alors que, bien à couvert, chez eux, ils
sont, sur internet, dissimulés derrière leurs pseudonymes. Pensent-ils
vraiment ce qu’ils écrivent ? Peu importe. Ils se sont lâchés, et se sentent
soulagés.
La femme comme être toujours disponible, toujours réceptif aux
avances d’un « vrai » homme : tel est le fantasme auquel tout se ramène sur
ces forums. Le « vrai » homme est grand et musclé, beau, calme et sûr de
lui. Il contrôle la situation et se contrôle lui-même. Il ne s’en laisse imposer
par personne, pas plus qu’il ne se laisse commander. Il obéit certes à ses
supérieurs, puisque ceux-ci occupent des positions plus élevées que lui dans
la hiérarchie sociale. C’est un leader, un combattant ignorant la peur,
toujours courageux, prêt à se sacrifier et à mourir. Il ne s’intéresse pas
vraiment aux femmes, il en a tout au plus besoin plusieurs fois par semaine,
tout comme il lui faut manger trois fois par jour. Savoir refréner son appétit
et rester maître de ses désirs honore le « vrai » homme, le « vrai »
séducteur. Il ne doit pas se consumer pour « elle », car cela le rendrait
dépendant. La femme se doit d’éprouver du désir pour lui et de vivre dans
sa dépendance. Le pouvoir qu’il exerce sur elle se trouve ainsi renforcé.

Instead of slip-streaming into the void of faceless, nutless beta


males that women treat with the same consideration they do
houseplants, be one of those exciting jerkboys who prematurely
deep sixes a date when the girl is cunting out. I promise, she’ll
never forget you after that. I also promise that you’ll feel an
incomparable rush of power 3.
(Au lieu de te laisser glisser dans le vide des mâles quelconques,
sans visages ni couilles, que les femmes traitent avec autant de
considération qu’une plante verte, sois plutôt l’un de ces gonzes
qui laisse tomber une nana qui lui pose un lapin !!! Je te promets
qu’elle ne t’oubliera plus jamais après ça. Je te promets aussi que
tu sentiras en toi l’afflux d’une puissance sans égale.)

Les hommes qui n’ont aucun succès auprès des femmes reçoivent, sur
ces sites, des conseils que leur prodiguent des mâles alpha dont la réussite
est établie et qui correspondent au profil du « vrai » mâle. Au sommet de la
hiérarchie se trouve le « pick-up artist », l’as de la drague, qui, disposant de
tout un arsenal de tours et de ruses, vous enjôle une fille à tout moment et
l’embarque avec lui. Il est d’ailleurs prêt à vous faire la démonstration de
ses capacités… Il existe aussi des « cours » grâce auxquels, moyennant
paiement, les novices peuvent apprendre à séduire les femmes. Ce qui
frappe sur ces sites, c’est l’absence de celles-ci : on devrait pouvoir au
moins leur demander ce qui leur donne du plaisir et les séduit au contact
d’un homme. Mais les femmes sont ici des objets, non des sujets, comme
l’exprime le sous-titre du livre Alpha mâle de Mélanie Gourarier : Séduire
les femmes pour s’apprécier entre hommes 4.

Tout compte fait, ce n’est pas la luxure mais le pouvoir qui est en jeu.
Car les hommes mènent une vie hasardeuse. Ils peuvent tomber amoureux
d’une femme. Ils sont alors la proie de la one-itis, fixation obsessionnelle
sur une personne bien précise – plus grave encore si cette personne est une
femme. Les femmes doivent, à tout moment, pouvoir être remplacées. Ce
risque qu’une femme le rende dépendant d’elle, l’homme doit à tout prix le
conjurer. Car si les choses en arrivent là, elle le rabaissera et l’humiliera de
toutes les façons possibles, lui extorquera son argent, l’abandonnera au pire
moment pour un autre homme plus haut placé dans la hiérarchie. Pour peu
qu’elle l’ait embobiné au point de lui faire accepter d’être père, elle
obtiendra des juges et des avocats que les enfants lui soient retirés, et le
réduira à l’indigence et à la solitude. C’est en effet un risque réel aux États-
Unis, tant la justice y est procédurière. Nous reviendrons sur cette question
plus loin.
Une phobie de l’attachement et une crainte des femmes – toutes deux
presque maladives – sont mises en avant d’une façon qui pourrait laisser
croire que l’homme a absolument raison. Après tout, il y a eu, dans la vie de
tous ces mâles, qu’ils soient « alpha » ou « bêta », une femme – à savoir
leur mère – dont ils ont, autrefois, été totalement dépendants. Et cela ne
paraît pas, avec le recul, leur avoir réussi : ils en ont gardé une peur
vertigineuse. À telle enseigne qu’ils n’osent aborder une autre femme que
comme s’ils avaient affaire à une dompteuse de lions armée d’un fouet et
d’un revolver.
Dans ce réservoir de fantasmes collectifs, les hommes ont encore de
quoi affirmer leur puissance. Les femmes, en dépit de tout ce qu’elles
débagoulent, sont en quête d’hommes forts et dominants, à même de les
dresser et de les protéger. La femme archétypale se soumettait docilement à
l’agressivité du mâle supérieur. Au fond de son cœur, elle brûle de désir
pour l’homme des cavernes armé d’un gourdin et capable à lui seul de
maintenir les autres mâles à distance, mais aussi de la nourrir et de la
défendre, ainsi que ses enfants. C’est là le degré zéro de l’anthropologie.
Les femmes ne peuvent connaître un véritable orgasme qu’avec un homme
viril qui les prend profondément et violemment. En fait, chacune d’elles
désire être fécondée par ce type de « vrai » mâle. Procréer, c’est se
conformer à la destinée. Nous touchons ici le degré zéro de la biologie. Le
séducteur se complaît à jouer sur ce désir incontrôlable pour passer une nuit
avec elle. Une fois son affaire faite, il s’en va : « bump and dump », « j’te
baise et j’te jette ».

La manosphère est le royaume de la misogynie à l’état pur. D’où la


place particulière dévolue, au sein de la mouvance alt-right, au courant des
masculinistes ultras. Pourtant, nazis, suprémacistes blancs, identitaires
considèrent, tous autant qu’ils sont, la famille comme la pierre angulaire de
la nation, la femme en étant à leurs yeux le pilier. Il incombe aux femmes
d’engendrer des bébés blancs pour que le déluge d’enfants étrangers au
Peuple soit enfin conjuré, et que la race aryenne, en péril, puisse être
sauvée. Pour les mâles de la manosphère, en revanche, la famille ne joue
aucun rôle. Le mariage est avant tout un piège dans lequel les femmes, en
maniant l’art et les artifices de la séduction, les reproches et les
lamentations, essaient d’attirer un homme. Encore heureux que celui-ci
puisse apprendre, sur ces sites, à ne pas tomber dans le panneau. À cet
égard, les enfants ne constituent même pas une arme dans la lutte raciale,
mais sont, à l’instar des maladies vénériennes, tout au plus des accidents,
que des mesures préventives judicieuses permettent d’éviter facilement.

Une autre secte, bien distincte, rassemble les « incels », les célibataires
involontaires, qui vivent seuls à leur corps défendant. En bref, qui ne
parviennent pas à se trouver une femme. Ce qui est frustrant. Ces jeunes
hommes se sentent en situation d’échec. Il n’y a là rien de nouveau sous le
soleil. Ils pensent en outre que leur sort est injuste. Là est la nouveauté. Ce
ne sont pas des mâles alpha. Ce ne sont même pas des mâles bêta qui, à tout
le moins, pourraient acquérir auprès d’un gourou « surmâle » les gimmicks
de la séduction. Les incels sont des laissés-pour-compte. Des « sub 8
males », qui obtiennent moins de 8 points (sur 10) sur l’échelle de mesure
de l’attirance masculine. Les « foids » (« fémoïdes »), les « femcels » n’ont
absolument rien à faire de types comme eux. Les incels sont tout le
contraire des « machos grandes gueules ». Ils se présentent eux-mêmes
comme de pauvres types incapables et repoussants. Toutes les femmes les
ignorent.

Only the top 10 % of men do foids have eyes for. A foid would
NEVER approach a sub 8 male. It’s literally over for subhumans.
I can’t even begin to comprehend how dating a good looking foid
5
is even possible when her options are literally unlimited .
(Les fémoïdes n’ont d’yeux que pour les 10 % des mâles au top.
JAMAIS une fémoïde n’abordera un sub 8 male. C’en est
littéralement fini pour les sous-hommes. Je n’arrive absolument
pas à comprendre comment il est possible de sortir avec une
fémoïde bien foutue alors que ses options sont littéralement
illimitées.)

Si toutes ces séduisantes fémoïdes ne courent qu’après 10 % des plus


beaux mâles, elles n’auront en fait que peu de choix. Certaines d’entre elles
devront même s’estimer heureuses avec des mâles de moindre prestance :
un de ces « moins de 8 ».
Ce n’est pas que les incels ne puissent pas se trouver de filles du tout.
Mais ils n’ont aucune chance auprès de celles qui, en raison de leur
apparence physique et des faveurs qu’elles s’attirent, obtiennent les
meilleurs scores sur l’échelle de dix points. Ils sont pourtant, à l’évidence,
fascinés par ce classement et ne veulent pas entendre parler d’autres filles.
Le fait d’être ignorés ou éconduits par les « top-fémoïdes » les met par
conséquent dans un état d’extrême indignation. Ils s’estiment victimes
d’une grande injustice. Les vrais mâles, les « chads » (étalons, bourreaux
des cœurs), les regardent de haut parce qu’ils sont relégués comme des
« cucks » – pas même « bêta » mais carrément en passe de devenir
« oméga » (dernière lettre de l’alphabet), et donc d’être rejetés dans les
ténèbres.
Honte et autoapitoiement seraient passés inaperçus si le ton n’avait pas
été donné par des meurtres en série. Les auteurs, sortis depuis peu de
l’adolescence, entendaient se venger d’avoir été systématiquement
éconduits par des jeunes femmes et de n’avoir jamais pu assouvir leurs
désirs avec elles. Le 23 mai 2014, Elliot Rodger, âgé de vingt-deux ans,
tuait six personnes et en blessait quatorze avant de se donner la mort. Il
laissait un manifeste dans lequel il justifiait son acte de désespoir. Il était
encore puceau, aucune fille n’avait jamais voulu coucher avec lui. À
présent, il cherchait vengeance :

My War on Women. […] I will attack the very girls who


represent everything I hate in the female gender : The hottest
6
sorority of UCSB .
(Ma guerre contre les femmes. […] Je vais m’attaquer à ces
filles qui représentent exactement tout ce que je hais dans le
genre féminin : l’association d’étudiantes la plus chaude de
UCSB [université de Californie, Santa Barbara].)

Elliot Rodger est vénéré sur certains sites d’incels comme le vengeur de
l’injustice faite aux hommes par des femmes qui se refusent à eux. Depuis
lors se sont produites plusieurs fusillades mortelles, dont les auteurs ont
affirmé agir sous l’effet de la fureur, après que des femmes les ont rejetés.
Rodger était leur modèle. Le 23 avril 2018, dix personnes ont été tuées,
écrasées par une fourgonnette, qui en a blessé quatorze autres. Le chauffeur,
Alek Minassian, avait auparavant écrit sur Facebook : « l’insurrection des
incels a commencé ». Il glorifiait, à son tour, Elliot Rodger 7. On perçoit
facilement, écrit le criminologue britannique Simon Cottee, les analogies
avec l’univers des djihadistes, chez lesquels la fixation sur les femmes et le
sexe est tout aussi paroxystique 8.
Ce qui, au départ, semblait n’être rien d’autre que des ricanements et
des pleurnicheries d’adolescents a pris, du fait de ces attentats, une
dimension sinistre. Sur les sites incels, soif de vengeance, misogynie et
menaces de violence s’enchaînent en une interminable litanie. Et comme on
peut y débiter tout ce qu’on veut, racisme, homophobie et obsessions
d’extrême droite rappliquent aussitôt. Certains individus, loin de s’en tenir à
de creuses lamentations, se mettent bel et bien à perpétrer des meurtres. Ce
que manigancent, dans la vie réelle, tous les autres spécimens d’incels reste
ignoré.
Pour ces célibataires involontaires, tout est affaire de droit,
d’entitlement. Le droit qu’aurait un jeune homme d’entretenir des relations
sexuelles avec toute femme qui lui plaît. Pareil droit n’existe pas, sauf dans
un univers fantasmé par des mâles, et dans lequel les femmes ne pourraient
décider librement avec qui elles veulent ou ne veulent pas coucher. Dans le
vrai monde nouveau, où les incels vivent contre leur gré, les jeunes femmes
choisissent elles-mêmes leur filière universitaire, leur profession… et leur
partenaire. Ce qui met les incels en rage, ce n’est pas le fait qu’ils se fassent
éconduire – et sûrement de façon répétée – mais que ces femmes puissent
opérer leurs propres choix, tout comme eux.
Le vrai mâle s’envoie très régulièrement en l’air avec toutes sortes de
femmes « prenables » différentes. Jusqu’à ce qu’il rencontre la bonne.
Contrairement à ses précédentes conquêtes sexuelles, cette femme est
vierge ou, en tout cas, chaste, et tout à fait disposée à consacrer sa vie de
femme mariée à son époux, à ses enfants et à son foyer. Pour le reste, on ne
saisit pas grand-chose de l’existence extraconjugale du vrai mâle.
Apparemment, le sujet ne préoccupe guère les visiteurs des sites
masculinistes. Reste-t-il fidèle à son épouse soumise et dévouée ? Celle-ci
ne va-t-elle pas finir par l’ennuyer après toutes les aventures excitantes et
mouvementées qu’il a connues auparavant ? Rien qui puisse le laisser
entendre. On a davantage l’impression que c’est par pur sens du devoir que
l’homme se sent, avec le temps, obligé de se marier avec une femme
respectable. L’homme véritable préservera sa femme et ses enfants de toute
menace et des déficiences qui sont les leurs en tant que créatures
irrationnelles et impressionnables. La menace a donc sa nécessité. À quoi,
sinon, servirait un « vrai » homme ?

Pour les masculinistes, il existe deux sortes de femmes et deux sortes


d’hommes. Parmi ces derniers, les mâles alpha répondent à toutes les
exigences auxquelles doit satisfaire le vrai mâle – celui qu’on rêve d’être.
Les bêta, quant à eux, ne correspondent pas à ce profil, et – autant le dire
d’emblée – ont des faiblesses. Timides, ils ont la mâchoire fuyante, ne
bandent pas avec toutes les femmes, n’ont pas de musculature (pas de
tablettes de chocolat, de planche à laver). Bref, ils ressemblent plutôt aux
hommes de la réalité. Ce ne sont donc pas de vrais hommes.
Les femmes se répartissent en deux catégories. Putes et madones, pour
faire court. Autrement dit, des petites biches, des chiennes, des garces et des
femmes bon chic bon genre. Ces femmes comme il faut (imaginez un peu !)
ne sont pas excitantes. Les sites masculinistes servent surtout des mets
érotiques épicés : filles faciles aux corps de salopes qui incitent aux ébats,
après quoi vous vous cassez vite fait. Parce que ces filles vous prennent
tout, elles en veulent à votre argent, à votre honneur, à votre notoriété, à
votre puissance sexuelle. Les mâles alpha qui donnent le ton sur ces
plateformes réussissent dans le même temps à faire bander leurs adeptes en
publiant des photos de ces femmes lubriques, des histoires à leur sujet, et à
les mettre en garde contre elles. Ils les rejettent moralement tout en vantant
leurs charmes érotiques.
Tout, dans cet univers mental, n’est qu’un ramassis de clichés mais,
curieusement, de clichés venus d’une époque ancienne, qui relèvent donc
plus de l’idée fossilisée. D’ailleurs, ce sont justement les railleries des
féminismes qui, au milieu du XXe siècle, ont conduit à dénoncer ces
stéréotypes. Ceux-ci ne cessent pourtant pas d’être obstinément invoqués
par les gourous de la séduction sur les plateformes masculinistes qui, du
reste, sont purement et simplement des espaces de vente en ligne, inondés
de publicités pour des services de sexe par téléphone et de vidéo pornos.
Chaque clic de visiteur est source de profit pour les propriétaires de ces
sites du fait de son incidence sur le tarif des annonces. En outre, les
séducteurs professionnels qui y interviennent donnent des conférences, des
cours et des consultations personnelles au prix fort.

Kay Hymowitz retrouve ce même ton puéril, moqueur, obscène et


effrontément hostile aux femmes dans les magazines, les jeux vidéo, sur les
sites internet qui ciblent un public jeune et masculin beaucoup plus large 9.
Selon lui, les hommes qui présentent ces caractéristiques retardent leur
entrée dans la vie maritale et professionnelle, évitent toute prise de
responsabilité, perdent leur temps à jouer à des jeux vidéo, à surfer sur le
web, à rester scotchés devant la télé ou à traîner dans les bars. Lorsqu’ils en
ont l’occasion, ils vont draguer, allongeant plus ou moins, d’une fois à
l’autre, leur tableau de chasse. Ces adolescents montés en graine ne
cherchent même pas à égaler les filles de leur âge dans leurs études ou au
travail. Ils ne font aucun effort pour s’investir dans un projet à long terme.
Ils refusent de grandir. Ils sont redevenus des gamins qui se la jouent.
L’auteure Kay Hymowitz reconstitue ce type d’homme infantile à partir
de textes et d’images empruntés à des magazines, des sites internet et des
vidéos. Entreprise périlleuse. Car si les médias constituent une source de
divertissement pour beaucoup de personnes, ce genre de distraction ne
révèle pas grand-chose de leurs opinions, et encore moins de leurs
comportements ou de leur situation sociale. Quiconque appliquerait la
« méthode Hymowitz » aux romances sentimentales destinées au lectorat
féminin conclurait que l’émancipation féminine n’a même pas commencé.
Mais la présence de ce matériau dans les médias indique bien quelque
chose. Et ce quelque chose n’augure rien de bon. En tout cas, très nombreux
sont les hommes qui, à l’évidence, s’éclatent en visualisant des images, en
lisant ou en écoutant des histoires qui rabaissent les femmes, les
ridiculisent, les réduisent à l’état d’objets sexuels.

Un certain nombre de sites se revendiquent comme défendant les droits


masculins, en partant de l’idée qu’aujourd’hui l’émancipation des femmes
s’est transmuée en une domination. Au nom de la défense des intérêts des
femmes, les institutions étatiques sont désormais utilisées contre les
hommes. Le système judiciaire est partial. En effet, lors d’un divorce, les
juges conservateurs, surtout aux États-Unis, accordent très souvent le
domicile conjugal et la garde des enfants à la mère, qui a alors toute latitude
pour décider si le père continuera à les voir et, si oui, à quelle fréquence.
Les enfants vivent plus souvent auprès de leur mère que de leur père, le fait
est avéré. En l’absence d’un homme au foyer, la mère n’est pas en mesure
de subvenir à leurs besoins. Le père a toujours été le soutien de la famille ;
il lui est fait dès lors obligation de verser à son ex-conjointe et à ses enfants
une pension alimentaire.
Voilà qui contrevient à la logique féministe qui veut que les deux
parents partagent la garde des enfants et peuvent, l’un comme l’autre,
travailler à l’extérieur. La plupart du temps, les juges ne l’entendent pas de
cette oreille. Il peut donc arriver qu’après leur divorce certains pères soient
privés de droit de visite à leurs enfants, perdent leur logement et, de plus –
une fois leur devoir d’entretien financier accompli –, se retrouvent
démunis, voire à la rue. De tels cas donnent du grain à moudre à tous ceux
qui, au sein de la manosphère, s’érigent en champions des droits masculins.
Une animosité frénétique y fait rage. L’État s’est retourné contre l’homme
et donc contre la famille, en capitulant sur toute la ligne face aux femmes. Il
est donc temps pour le sexe fort de prendre sa revanche : toute femme ayant
fui son mari doit être ramenée de force au domicile matrimonial, sous la
menace des armes au besoin. Le gynocentrisme, qui fait de la femme l’axe
autour duquel tout s’organise, exerce désormais son emprise sur l’ensemble
de la société. L’apocalypse de la femme, le « fempocalyps », est imminent !
« A voice for men », « une voix pour les hommes », fanfaronne
Voice4Men, le site le plus visité du genre. L’animateur de ce point de
ralliement internet est Paul Elam. Dans ses listes de conseils, il s’emploie à
renforcer la résistance des hommes vis-à-vis des femmes, dont les
exigences et les reproches leur empoisonnent bien évidemment l’existence.
Nombre de ses recommandations sont le double inversé des conseils que les
féministes ont prodigués aux femmes victimes de violences ou d’agressions
sexuelles. Empruntée au discours féministe, la terminologie subit, dans sa
fonction polémique, un renversement complet : les mots affectés d’une
valeur positive deviennent négatifs et vice versa ; l’homme est désormais
systématiquement une victime. Elam, chantre de la « contre-théorie
humaniste à l’époque de la misandrie » (« humanist counter theory in the
age of misandry »), s’adresse à sa clientèle sur ce ton pondéré et un peu
doctoral qu’il s’imagine être celui des psychothérapeutes. Il donne
également des consultations par téléphone, ou via Skype. Ses recueils de
conseils peuvent être commandés sur le site.
Sur une autre page de cette même plateforme, il hausse le ton. Les
hommes feraient bien mieux de ne pas se marier. Il est temps pour eux de se
détourner complètement des femmes. Paul Elam est, avec Tara Palmatier, le
fondateur d’un nouveau mouvement, le MGTOW, Men Going Their Own
Way, « les hommes qui suivent leur propre voie ». Cet univers masculin
spécifique est calqué sur la vie de célibataire et le fonctionnement des
associations ou clubs exclusivement masculins à l’apogée de ces institutions
sociales, au XIXe siècle. À l’en croire, l’aversion à l’égard des femmes, que
cultivaient ces cénacles d’hommes, ne demande qu’à être ranimée.
Sur le site web register-her.net, jumelé à Voice4Men, une campagne de
dénigrement pure et dure bat son plein : des femmes dont l’identité
complète et la photo sont publiées se trouvent clouées au pilori. Elles
auraient porté des accusations mensongères contre des hommes, pour faits
d’inconduite sexuelle. Certaines d’entre elles ont été condamnées par le
juge pour plainte injustifiée, et sont en prison. D’autres ont entre-temps
retiré leurs plaintes mais le site continue à les désigner à la vindicte
populaire en tant que coupables de dénonciations calomnieuses. Une telle
galerie de portraits nominatifs met en danger la vie des femmes qui y
figurent. Il y a pléthore de types à moitié abrutis, armés ou non, à vouloir
accomplir la vengeance ultime sur l’une ou l’autre de ces femmes
déshonorées.

Voilà maintenant terminé notre Tour de l’extrême droite. S’y sont


succédé des étapes rapides qui nous ont permis, au fil du chemin, de nous
faire une idée du paysage. À y regarder de plus près, les choses revêtiront
sûrement un aspect plus varié et plus complexe. Mais les individus qui ont
fait parler d’eux ici ont laissé entrevoir les ressorts cachés qui les meuvent :
leur profond désir de maintenir les femmes dans la sujétion. La suprématie
masculine leur file entre les doigts. S’ils n’ont, pour l’heure, nullement
l’intention de se résigner à cette perte de leur puissance, ils ne sont toutefois
pas en mesure de renverser la vapeur, en dépit de tous leurs efforts. Les
hommes que j’ai vus défiler étaient quelquefois touchants, dans leur
indignation et leur impuissance. Mais la plupart du temps leur agressivité et
le caractère obscène de leurs propos et de leur comportement rendaient
toute empathie à leur égard impossible. La bêtise s’étale largement sur tous
ces sites, alors qu’on n’y trouve, pour ainsi dire, pas une seule idée
novatrice qui prenne la mesure des changements à l’œuvre dans les
relations entre les sexes au sein de la société. Tout doit rester identique à ce
que ces extrémistes croient être la réalité. Sinon, ils fonceront dans le tas.

On n’a aucune idée du degré d’influence réel des sites d’extrême droite
et de leurs homologues masculinistes. Le chiffre de dizaines de milliers,
voire de centaines de milliers de visiteurs par mois est parfois avancé. Mais
même de telles quantités ne représentent qu’un pourcentage infime de la
population. Et les véritables séides ou les simples sympathisants de ces
plateformes virtuelles ne constituent après tout qu’une petite minorité des
internautes. L’extrême droite s’emploie cependant à sortir de son isolement.
De temps à autre a lieu une manifestation ou un mouvement de foule qui
attirent d’anciens activistes et que de nombreux sites contribuent à attiser.
Parfois, la situation dégénère : s’ensuivent des bagarres qui dans certains
cas ont pour issue un homicide involontaire. On se trouve également
confronté, avec une régularité presque mécanique, à des massacres de
masse perpétrés par quelques fanatiques incontrôlables et lourdement
armés. Infailliblement, on s’aperçoit après coup que leurs auteurs étaient
des visiteurs et des contributeurs assidus de sites d’extrême droite.
Aux États-Unis, le président et la très grande majorité des politiciens
républicains sont toujours prêts, sinon à justifier les opinions extrémistes et
les actes de violence occasionnels, du moins à n’y voir qu’un phénomène
négligeable. Ils grimacent un peu puis adressent un sourire discret à
l’extrême droite à laquelle ils empruntent un mot ou même une idée.
La droite dure a manifestement le vent en poupe. Et celui-ci souffle
parfois très fort.

1. Hollaforums.com, miscellaneous forum, threat : « Why are women such pieces of sheet ? »
2. Mot-valise qui condense les termes slut (salope, pute) et centurion, un centurion
commandant une unité de cent hommes dans l’armée de la Rome antique.
3. Returnofkings.com, « For masculine men ». Il s’agit du site de Roosh Valizadeh
[anciennement directeur de la communauté de la séduction et du mouvement antiféministe].
Cf. également tout ce qui a trait au gourou de la séduction James C. Weidmann, alias Roissy
(Chateau Heartiste), à l’antiféministe Mike Cernovich (YouTube), à Milo Yiannopoulos,
personnalité médiatique et provocateur, au suprémaciste blanc et antiféministe Alpin MacLaren
(« The Chauvinist Corner » sur love.flawlesslogic.com).
4. Mélanie Gourarier, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Paris,
Seuil, « La couleur des idées », 2017.
5. Incels.me, blakpill : « 90 % of males are literally invisible to femoids ».
6. Cf en.wikipedia.org « 2014 Isla Vista Killings », Manifesto « My Twisted World : The Story
of Elliot Rodger ».
7. Cf. en.wikipedia.org « Toronto Van Attack » [en français :
fr.wikipedia.org/wiki/Attaque_à_la_voiture-bélier_du_23_avril_2018_à_Toronto].
8. Simon Cottee, « Sex And Shame : What Incels and Jihadists Have in Common », The New
York Times, 30 avril 2018.
9. Kay S. Hymowitz, Manning up : How the Rise of Women Has Turned Men Into Boys, New
York, Basic Books, 2011.
Synthèse et considérations rétrospectives

Dans l’ensemble du monde, les relations entre hommes et femmes


évoluent. Les changements qui surviennent créent partout des tensions et
des résistances, mais ils sont néanmoins irréversibles. Les femmes ont
conquis une plus grande liberté de choix, et disposent de davantage de
possibilités pour mener leur vie comme bon leur semble. La force motrice
de cette évolution a été et reste la diffusion de l’éducation. Grâce à
l’appareil scolaire, les femmes acquièrent les compétences qui leur
permettent de mieux subvenir à leurs besoins et de mieux se défendre. Et ce
qu’une femme a appris un jour est appris pour toujours.
La situation des femmes diffère d’un pays à l’autre. Dans chacun d’eux,
leur génération d’appartenance est un élément important. Ce sont les
femmes les plus jeunes qui vont le plus loin. L’origine sociale est tout aussi
influente : les filles issues des couches aisées réussissent mieux. Le degré
d’observance de la religion au sein de la famille ou l’absence de pratique
religieuse sont aussi des facteurs à prendre en considération : une plus
grande ouverture d’esprit, un refus du dogmatisme constituent un tremplin.
Le profil sociogéographique joue lui aussi un rôle : les femmes installées en
ville ont davantage de perspectives que celles qui vivent en milieu rural.
Il y a de cela quelques siècles, le patriarcat – sous sa forme la plus
traditionnelle – dominait presque partout. Dans le monde occidental, la
suprématie masculine s’est effondrée. Ailleurs, elle se disloque. Nous
avons, dans ce livre, caractérisé l’institution patriarcale comme un régime
de terreur. Au sein d’une culture oppressive et fermée, la femme est tenue
de rester à la place qui est la sienne. Et, bien souvent, elle ne connaît rien
d’autre. Si elle fait la sourde oreille, les violences domestiques quotidiennes
sont là pour lui faire sentir où est son devoir. Les hommes sont tout autant
imprégnés de ces valeurs.
Les sociétés patriarcales ont recours à des moyens de violence encore
plus cruels pour asservir les femmes. Ceci dès la naissance, et même avant.
Dans de nombreuses communautés, on se débarrassait régulièrement des
bébés filles à la naissance. Du fait que le sexe de l’enfant à naître peut de
nos jours être déterminé à un âge très précoce par échographie, les filles
sont encore plus fréquemment éliminées avant la naissance. Ce qui montre
qu’elles sont considérées comme des êtres inférieurs et même inutiles.
Nombreuses sont les sociétés dans lesquelles les filles sont encore
obligées de subir des mutilations génitales. Les incisions pratiquées alors
ont souvent des conséquences durables ou définitives et causent de gros
dommages. À l’évidence, ces jeunes femmes sont considérées comme des
créatures intrinsèquement impures et constamment sous le joug d’une
sexualité incontrôlable. C’est pourquoi de telles interventions sanglantes
passent pour indispensables.
Dès leur puberté, les filles sont contraintes de se marier, souvent avec
leur violeur, et tombent enceintes très jeunes. Ces jeunes et naïves épouses
ne sont pas en mesure de faire pièce à leurs adultes de maris, ce qui fait
d’elles des êtres encore plus démunis, alors qu’elles sont engagées dans une
union maritale qui n’est rien d’autre qu’une forme légalisée de pédophilie.
De tels mariages d’enfants sont également célébrés en Occident, et même
régulièrement aux États-Unis.
Le châtiment infligé aux jeunes filles qui font de l’œil aux hommes et
cherchent à leur plaire consiste à les rendre aveugles et à les défigurer en
leur jetant de l’acide au visage. Après ce genre d’attaque, elles perdent la
vue et sont horribles à regarder. Ces « vitriolages » ont fréquemment pour
auteurs des hommes jeunes qui, agissant sur ordre de leur famille, s’érigent
en gardiens des bonnes mœurs et en bras armés de la justice. Très souvent,
ils sont mis hors de cause et restent impunis. Mais l’avertissement se fait
partout entendre : les filles se doivent de se comporter décemment et avec
retenue, faute de quoi elles sont promises à la cécité et aux mutilations.
Dès la prime jeunesse et jusqu’à un âge avancé, la gent féminine vit
sous l’épée de Damoclès du viol. Acte qui, dans de nombreux cas, punit une
créature rebelle ayant enfreint les règles de la morale dominante. Souvent,
le viol est aussi et avant tout un moyen d’atteindre le père ou la famille de
celle-ci : le père, incapable de protéger sa propre fille ou sa propre femme,
est donc tout aussi désarmé et méprisable qu’elle. Les violeurs ne sont que
trop souvent blanchis. Il arrive même que ce ne soit pas l’auteur du viol
mais la victime – la femme, donc – qui soit condamnée pour diffamation ou
adultère. C’est selon un schéma logique similaire qu’à plus grande échelle
les viols collectifs commis en temps de guerre par les troupes victorieuses
sont évalués : ils constituent un moyen d’humilier et de paralyser la
population vaincue en lui « prenant » ses femmes.
La sanction la plus spectaculaire dont est passible une femme
lorsqu’elle s’est rebellée contre la force de coercition du patriarcat est le
crime d’honneur. Dans certaines communautés, une femme qui refuse
d’épouser l’homme qu’on lui a choisi comme époux, qui fuit son mari, ou
qui aime un autre homme ; celle qui renie sa foi, ou qui veut simplement
pouvoir exercer un travail ou faire des études, risque sa vie. C’est souvent la
famille de la femme qui prononce la peine parce que cette insoumise a, par
son inconduite, déshonoré toute sa lignée, ainsi que d’autres parents plus
éloignés. Les crimes d’honneur sont courants, y compris dans les
communautés d’immigrés des pays occidentaux. Là encore, toutes les
femmes, à des lieues à la ronde, ne comprendront que trop bien ce signal de
danger.
La variante occidentale du crime d’honneur – régulièrement attestée en
Amérique latine – est le crime passionnel, commis par un (ex-)mari jaloux
qui tue la femme dont il continue à être « passionnément » épris, dans un
accès de fureur aveugle. En d’autres termes, il ne s’agit pas, ici, d’un acte
de vengeance concerté et prémédité, comme dans le cas des crimes
d’honneur délibérés. Emporté, l’homme trompé accomplit lui-même sa
vengeance. Jusqu’à une époque récente, la clémence de ces messieurs de la
Cour a permis aux auteurs de ces crimes de s’en tirer à bon compte dans de
nombreux pays.

Tel est l’arrière-fond de la violence patriarcale. C’est ainsi que l’on


maintient de force les femmes à leur place au moment opportun. Pourtant,
cette suprématie masculine s’effrite partout. Du fait de la mécanisation et de
l’automatisation, la force physique joue, dans le processus de production,
un rôle de plus en plus réduit. Cet avantage naturel des hommes sur les
femmes s’amenuise. En revanche, les savoirs et connaissances scolaires ont
pris une place de premier plan sur le marché du travail et sur celui du
mariage. Au XXe siècle, l’accroissement continu du nombre des enfants
scolarisés s’est accompagné d’une augmentation de plus en plus soutenue
du temps passé à l’école ; les garçons ont été les premiers concernés, avant
d’être rattrapés par les filles à tous les niveaux du système éducatif. Ce
changement, déjà en cours en Occident un siècle et demi auparavant, a
commencé à se faire sentir il y a une cinquantaine d’années dans les pays
qui s’étaient libérés du colonialisme. La prospérité croissante a encore
davantage contribué à l’expansion de l’éducation et à la prolongation du
temps et des parcours scolaires. L’école a été le grand vecteur d’égalité
entre les sexes.
Dans la quasi-totalité du monde, presque autant de filles que de garçons
sont aujourd’hui scolarisées, de l’école primaire à l’université. L’écart entre
les sexes (gender gap) a presque été comblé. En matière de santé, les
données statistiques sont, elles aussi, à peu près identiques pour les hommes
et les femmes (ces dernières ont toutefois une espérance de vie supérieure
de quelques années). C’est avant tout pour pouvoir décider elles-mêmes si
elles veulent ou non procréer, si elles souhaitent ou non mener leur
grossesse à son terme que celles-ci se battent aujourd’hui : elles
revendiquent le libre accès à la contraception et à l’avortement sécurisé.
Dans le monde de l’entreprise et des affaires, presque toutes les
professions sont aujourd’hui ouvertes aux femmes. Le principe « à travail
égal, salaire égal » n’est cependant pas encore devenu pour elles une
réalité : une fois pris en compte tous les facteurs qui jouent sur le niveau des
salaires, subsiste un écart que seule la différence de sexe peut expliquer. Et
il est plus difficile à une femme qu’à un homme d’accéder à un poste
important au sein de l’organisation qui l’emploie. En dépit des grandes
différences qui existent d’un pays à l’autre, c’est là un fait qu’on peut
constater n’importe où. Sur ce point particulier, la situation s’est améliorée,
mais les progrès restent très lents.
Au cours du dernier demi-siècle, les femmes ont fait leur entrée,
presque partout, dans les sphères supérieures de la politique, occupant des
positions de pouvoir dans des gouvernements ou de hautes administrations.
Elles se sont heurtées dans l’exercice de leurs fonctions à des résistances
d’une violence inattendue. Où que ce soit et à tout moment, elles se sont vu
reprocher – tant par des hommes que par des femmes – leurs aspirations au
pouvoir politique ou à la gouvernance administrative. Ceci alors que la
même ambition, pour peu qu’elle soit revendiquée par un homme, plaidera
immanquablement en sa faveur. Qu’une femme puisse diriger ou
commander est, aujourd’hui encore, très difficilement accepté, surtout par
les hommes.

Notre époque est indubitablement celle de l’émancipation féminine. La


planète accomplit sa révolution, lente et profonde, vers plus d’égalité entre
les sexes. Ce qui suscite des résistances. Celles-ci, moins fortes dans les
milieux progressistes et laïques, s’y manifestent essentiellement par une
sorte de méfiance à fleur de peau. De leur côté, l’extrême droite et ses
satellites ainsi que les courants religieux traditionalistes ou
fondamentalistes poursuivent les femmes de leur acharnement haineux.
Mais, dans la guerre qui leur est faite, c’est avec les djihadistes radicaux de
l’État islamique (EI) et d’autres groupes d’activistes fanatiques basés
ailleurs que le comble de la violence est atteint. L’EI se bat pour instaurer
un califat mondial appelé à regrouper sous une seule autorité l’ensemble des
musulmans. Cette unification a pour corollaire l’application pleine et
entière de la charia – recueil des règles de conduite islamiques – que les
djihadistes interprètent de la façon la plus stricte et la plus réactionnaire,
comme une sorte de code de lois. La lecture qu’ils font des traditions
musulmanes a de quoi faire craindre le pire aux femmes. Les combattants
de l’EI se livrent, sur leurs prisonnières, à des violences et à des obscénités
qui dépassent toute limite humaine. Ils dégradent l’islam jusqu’à en faire
une porn-religion. La guerre contre les femmes – gage du retour au
patriarcat pur et dur – fait rage !
S’il est incontestable que les traits caractéristiques du patriarcat se
retrouvent aussi bien dans l’islamisme radical que dans tels ou tels courants
intransigeants et rigoristes des autres religions, ils se manifestent, dans ces
derniers, de façon moins extrême et moins violente. Là où elle en a la
possibilité – notamment en Amérique latine, mais aussi ailleurs –, l’Église
catholique combat la contraception et l’avortement, le divorce et
l’homosexualité. Le machomarianisme de cette Église impose aux femmes
une constance et une pudibonderie insensées, mais se montre peu regardant
s’agissant des frasques des maris.
Aux États-Unis, les Églises évangéliques connaissent, depuis les années
1950, un essor florissant. Grâce au zèle de leurs services missionnaires,
elles font, depuis lors, quantité de prosélytes en Amérique latine et en
Afrique. Dans le même laps de temps, leurs positions sur la sexualité et la
procréation – initialement plutôt ouvertes – se sont considérablement
durcies. Les prédicateurs évangéliques se déchaînent encore plus
violemment que les prêtres contre l’avortement et l’homosexualité. Même
si les femmes jouent un rôle plus important au sein de la communauté des
fidèles, elles ne peuvent pas devenir pasteurs. C’est dire que le courant
évangélique s’efforce, lui aussi, de préserver et de rétablir les rapports
patriarcaux.

Si la guerre contre les femmes peut être menée sans en appeler aux
religions, elle ne saurait se passer d’internet. C’est présentement sur le web
que l’extrême droite s’agite. Le monde relooké des fachos de tout acabit fait
du Peuple la valeur transcendantale. Celui-ci est avant tout défini en creux –
par tout ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire en soustrayant ceux qui, pour eux,
n’en font pas partie : les Noirs, les populations américaines natives, les
Latinos, les juifs, les musulmans, les migrants ou quiconque n’a pas l’heur
de plaire à tel ou tel groupuscule extrémiste. À l’extrême droite, on trouve
d’anciens et de nouveaux nazis, des tenants du suprémacisme blanc, qui
veulent revenir à la ségrégation raciale et à la domination blanche. Des
équipes de petits nervis aimant la « baston » et cherchant à semer pour de
bon la violence dans les rues, lors de manifestations et de rassemblements.
Des identitaires blancs, moins brutaux, faisant montre d’un racisme et d’un
antisémitisme plus perfides, qui s’inquiètent de la survie de la race
supérieure. Car le « grand remplacement » menace le monde occidental, pas
vrai ?
Dans la hiérarchie de leurs obsessions, la résistance à l’émancipation
des femmes prend place juste après le racisme et la glorification de la nation
blanche, puisque aussi bien le Peuple est composé de familles blanches que
l’homme fait vivre par son travail. C’est à lui qu’il revient de protéger les
siens et, avec eux, son Peuple contre les menaces étrangères. La femme
reste au foyer et s’occupe du mari et des enfants. Pour la survie du Peuple,
elle met au monde des bébés blancs. Elle a pour vocation de soutenir son
mari dans la lutte en prenant soin de lui et en lui obéissant 1.
La manosphère virtuelle est carrément dirigée contre les femmes. Les
hommes s’y précipitent pour les railler, les calomnier et les traiter de vieux
déchets – tout cela à l’envi. Sur ces sites, ils peuvent aussi apprendre,
auprès d’« artistes de la séduction », comment ils doivent s’y prendre pour
mettre une fille dans leur lit : être dur, la rabaisser sans cesse, et ne jamais,
au grand jamais, s’attacher à elle de façon exclusive. Cela pourra se faire,
éventuellement, mais beaucoup plus tard, quand le temps sera venu de
fonder une famille comme il faut – une famille traditionnelle dans laquelle
l’épouse, chaste, reste sagement à sa place.
Sur la toile mondiale s’agitent également les incels, ces mâles
« involontairement célibataires ». Ils n’arrivent pas à trouver de femme, en
tout cas pas à se faire le « bon coup » qu’il leur faut. Et cela les exaspère.
Après tout, c’est leur droit qu’une femme, une belle femme, réponde à leurs
tentatives de rapprochement. Un incel, furieux d’avoir été éconduit, a
massacré, dans un bain de sang, des passants au hasard. Son acte est glorifié
sur ces sites. Ce qui en a incité d’autres à en faire autant. Les hommes
divorcés partagent sur des sites internet le ressentiment que leur a causé un
divorce qui s’est mal passé pour eux. Ils ont décidé de renoncer aux femmes
en devenant « des hommes qui suivent leur propre voie ».
Ce milieu interlope et bigarré de misogynes qui se consument dans le
désir nostalgique des femmes engageantes et complaisantes n’existe
pratiquement que de façon virtuelle, autrement dit, sur les sites web et dans
les salons de tchat. Son noyau dur se limite à quelques milliers ou dizaines
de milliers d’individus. Quant aux visiteurs de courte durée, ou qui ne
seront venus qu’une fois et en coup de vent, ils papillonnent sur ces sites
par centaines de milliers. Parmi tous ces « passants », la proportion d’accros
et d’adeptes est vraisemblablement minime. La majorité d’entre eux
repartent surfer, à l’instar des voyeurs et des amateurs de thanatotourisme,
sur d’autres forums de rencontre obscènes ou délirants.
Il y a aussi le monde réel, peuplé d’êtres de chair et d’os, et dans lequel
les mots peuvent parfois avoir des conséquences concrètes. De temps à
autre, des groupes paramilitaires d’extrême droite s’opposent, lors de
combats de rue, aux « antifas » – groupes autonomes antifascistes. Parfois,
le sang coule, et il y a même aussi des morts. Quelques esprits fumeux
prennent au pied de la lettre les divagations qui circulent sur la Toile,
déboulent dehors et déclenchent un massacre parmi une foule bien réelle.
Des opinions extrêmes qui, il y a cinq ou dix ans, n’occupaient qu’une
place marginale sur des sites régulièrement bloqués sont, depuis quelque
temps, véhiculées par les grands médias faiseurs d’opinion. Ce phénomène
tient en partie au fait que certains politiciens de la droite dure flirtent avec
la mouvance d’extrême droite active sur internet, en s’abstenant toutefois de
la soutenir de façon ouverte : le comportement d’hommes politiques tels
que Donald Trump aux États-Unis ou Thierry Baudet aux Pays-Bas reflète
l’institutionnalisation de ce rapport d’affinité informelle avec les sexistes,
les racistes et les fascistes, qui, de la sorte, voient s’accélérer leur
intégration dans le paysage politique dominant.

Pourquoi l’émancipation des femmes suscite-t-elle autant de


résistance ? D’où vient cette misogynie ? Il faut davantage que quelques
débordements dans une rubrique de tchat sur le web pour comprendre la
psycho-dynamique de la misogynie. Expliquer les points de vue et le
comportement d’adversaires politiques est déjà contestable en soi. Les
intellectuels de gauche sont peu enclins à chercher des explications
psychologiques approfondies à leurs propres convictions ainsi qu’à leurs
actions. Ce qu’ils pensent se passe d’explication : c’est conforme à la
réalité, « en adéquation avec le réel 2 ». Ils rejetteraient avec indignation,
comme étant le fruit d’une élucubration pseudo-psychologique, toute
suggestion que leurs idées et leurs pratiques progressistes seraient sous-
tendues par des arrière-pensées narcissiques mégalomaniaques.
Probablement à juste titre, dans la plupart des cas. En bref, expliquer
l’« autre » en tant qu’il est « politiquement autre que soi » constitue déjà un
acte d’agression verbale subtile. C’est une façon hautaine de signifier qu’on
ne prend pas au sérieux les opinions de cet autre.
Toutefois, certaines déclarations sont tellement outrées, tellement
fanatiques et dépourvues de sens des réalités qu’elles ne peuvent
effectivement pas être prises au sérieux. Le soupçon que les choses se
passent autrement dans les faits devient inéluctable. C’est le caractère
extrémiste de ces déclarations qui demande à être expliqué. Une telle
explication renvoie donc aux conditions sociales et aux ressorts
psychologiques que, par lui-même, le fanatique ne perçoit pas,
contrairement à celui qui explique. Et qui, dans ses efforts pour parvenir à
une meilleure compréhension, se met inévitablement dans une position
hasardeuse et prétentieuse à la fois.

La résistance à l’émancipation des femmes s’inscrit dans un « modèle


humain général ». Aucun groupe dirigeant ne renonce à sa position de
supériorité sans combattre. L’esclavage n’a été aboli aux États-Unis
qu’après une guerre civile dévastatrice. Le mouvement ouvrier a mené une
lutte de classes qui a fréquemment provoqué des affrontements mortels et
même carrément des révolutions. Les peuples colonisés ne sont, pour la
plupart, parvenus à l’indépendance qu’après des luttes sanglantes de
libération. En comparaison, la lutte de libération des femmes se déroule,
pour ainsi dire, de façon pacifique, tout comme le processus d’émancipation
des homosexuels. Dans les pays qui continuent à subir le joug du régime
patriarcal, on compte encore chaque année par milliers, voire par dizaines
de milliers les femmes opprimées, et de nombreux homos paient du prix de
leur vie leur orientation sexuelle.
C’est avec le sentiment déchirant d’avoir perdu leur honneur que les
hommes voient peu à peu s’effriter leur domination sur les femmes (ceci,
indépendamment des avantages et des privilèges concrets auxquels il leur
faut renoncer par ailleurs). Quiconque perd sa supériorité se sent atteint
dans son honneur, aussi et surtout lorsqu’il doit affronter le regard des
autres. Ne plus pouvoir être seigneur et maître de sa femme est une
humiliation, surtout dans une famille où les pères et les oncles avaient
encore pleine autorité sur leurs épouses, ce qui, jusqu’à une époque récente,
allait de soi. Cette perte de statut explique à elle seule le ressentiment que
tant d’hommes éprouvent lorsque les femmes obtiennent une amélioration
de leur condition sociale.
D’autres explications, plus profondes, peuvent être avancées, qui font
appel pour l’essentiel à des notions psychanalytiques, telles par exemple les
peurs inconscientes. Si un homme échoue à dompter sa femme ou se montre
incapable de la tenir à distance, bref, s’il ne lui en impose pas suffisamment,
elle fera de lui un mollasson, un être faible et efféminé. Elle le privera de sa
virilité ou – selon le langage symbolique de la psychanalyse – le castrera 3.
C’est là, me semble-t-il, une idée vraisemblable.
Mais si cet homme n’est pas conscient par lui-même de ses peurs,
comment un observateur peut-il en prendre acte de l’extérieur ? Les sites
masculinistes du web sur lesquels les hommes se lâchent d’autant plus
librement qu’ils savent qu’ils resteront anonymes donnent déjà un aperçu
des fantasmes et des angoisses masculines. Toutes les mises en garde qui y
sont faites à propos de la one-itis – fixation obsessionnelle sur une femme –
trahissent une peur d’approcher de trop près l’une d’entre elles : peur de
l’engagement induite par la hantise qu’a l’homme de se faire déposséder par
celle-ci de son argent, de la considération dont il jouit, de ses enfants. Bref,
de se faire émasculer. Déchaîner en compagnie d’autres mâles sa violence
misogyne et antiféministe permet de se rassurer en se disant qu’on n’est pas
encore sur le point de subir l’irréparable, qu’on est encore un homme, en
sécurité parmi les hommes.
Aussi intenses soient la peur et la fureur que tant d’hommes éprouvent
encore à l’idée de voir les femmes devenir leurs égales, la montée en
puissance de celles-ci est inéluctable. Elles auront davantage accès à des
postes de haut niveau dans le monde des affaires et à des positions de
pouvoir en politique et dans l’administration. À l’instar de leurs congénères
masculins, la plupart des femmes sont appelées à travailler, durant la plus
grande partie de leur existence, hors de leur foyer. Hommes et femmes
devront donc inévitablement résoudre le problème du partage des tâches au
sein de la famille. Besogne difficile qui risque d’exiger de sérieux
ajustements. La famille bourgeoise traditionnelle avait à cet égard
l’avantage de la clarté : les hommes sortaient, les femmes restaient au foyer,
les hommes dominaient, les femmes leur étaient subordonnées, et les
enfants étaient tout en bas. La vie de famille était régie par un scénario écrit
de A à Z, comportant, pour chaque scène domestique, des indications
détaillées. Face à cette structure familiale conçue selon le principe de
l’unité de commandement dont il a été question plus haut, s’est développée
dans les sociétés occidentales une « gestion négociée de l’organisation
familiale 4 ». La distribution des rôles n’est plus aussi rigide qu’elle n’était.
Elle s’organise à partir d’un nombre accru de possibilités de répartition des
tâches et des positions. Mais un tel arrangement suppose l’assentiment de
toutes les parties concernées. Dans les sociétés occidentales
contemporaines, ce principe du consentement mutuel (mutual consent)
s’impose partout comme une règle fondamentale, dans l’organisation des
relations intimes, qu’il s’agisse de relations homosexuelles, d’avances
érotiques, de mises en scène sadomasochistes (où les partenaires simulent
l’absence de consentement) ou de rapports amoureux entre époux.
Ce passage du commandement à la négociation s’observe également
dans d’autres contextes : organisation des rapports entre supérieurs et
subordonnés, ou entre autorités et citoyens pour ce qui est de la politique
locale. La gamme des solutions socialement acceptables s’élargit. Mais leur
acceptation, de plus en plus assumée, implique que soit à chaque fois
observée la restriction qui en est inséparable, selon laquelle les desiderata
d’autrui doivent être pris en compte pour parvenir à un accord mutuel.
S’agissant des hommes, ex-détenteurs de la suprématie, les limites
qu’impose la « négociation » de nouveaux rapports entre les sexes jouent un
rôle déterminant. Pour les femmes, autrefois considérées comme
inférieures, cet élargissement est décisif.

Dans la majorité des pays occidentaux, les femmes ont vu leurs droits
s’étendre et leurs possibilités de choix augmenter – ceci dans des
proportions considérables et supérieures aux progrès accomplis dans de
nombreuses sociétés non occidentales. Ces transformations ne sont pas
passées inaperçues de leurs sœurs qui continuent à vivre au sein de groupes
sociaux traditionnels. Chaque fois que, là-bas, des femmes voient à la
télévision ou sur internet que d’autres représentantes de leur sexe peuvent,
ailleurs, descendre dans la rue sans être accompagnées, pour se rendre en
cours ou au travail, au café ou au cinéma ; qu’il leur est permis de faire de
la moto, du judo ou de pratiquer la natation mixte, démonstration leur est
faite que tout cela est possible. Si une femme devient astronaute, acquiert
une renommée mondiale en tant qu’artiste, remporte un prix Nobel
d’économie, préside une multinationale ou est la seule à terminer la course
de 200 miles, les jeunes femmes du monde entier ne manqueront pas, où
qu’elles se trouvent, d’en entendre parler sur les médias sociaux ou aux
informations. Et, chaque fois, leur prétendue incapacité se trouve réfutée,
tandis que sont fournies de nouvelles preuves de ce qu’elles sont à même de
réaliser. Ce que les femmes d’Islande ou du Nicaragua sont en mesure
d’accomplir, les femmes du Mali et d’Arabie saoudite peuvent elles aussi le
faire. Et elles s’y emploieront. Voilà pourquoi je pense que rien ne peut plus
aujourd’hui, où que ce soit dans le monde, arrêter les femmes dans la
conquête de leur émancipation.
1. Cf. Pete Simi et Robert Futrell, American Swastika, op. cit. L’importance du « genre » dans
les groupes white power en grande partie masculins constitue du reste une tache aveugle pour
les auteurs, qui passent sous silence leur opposition au mouvement d’émancipation des femmes.
2. Expression empruntée à Norbert Elias. Cf. par exemple L’Utopie (2009), trad. Hélène
Leclerc, Delphine Moraldo, Marianne Woollven, Paris, La Découverte, 2014, p. 148 ;
Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance (1983), trad.
Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993, p. 61 [NdT].
3. Sigmund Freud, Le Tabou de la virginité (1918) : « La psychanalyse croit avoir deviné
qu’une pièce capitale motivant l’attitude de rejet narcissique, mêlé de beaucoup de mépris, de
l’homme à l’égard de la femme doit être attribuée au complexe de castration et à l’influence de
ce complexe sur le jugement porté sur la femme » (www.atramenta.net, « Le Tabou de la
virginité », p. 8).
4. Voir plus précisément Abram de Swaan The Politics of Agoraphobia. On Changes in
Emotional and Relational Management, in Eric Dunning et Stephen Mennell (dir.), Norbert
Elias, Londres, Sage, 2003, chap. 47, vol. III, partie 5, section 2, p. 53-82 [précédemment publié
dans Theory and Society, vol. 10, no 3, 1981, p. 359-385].
Index

NB : Sont répertoriés dans cet index uniquement les noms propres qui
figurent dans le corps du texte (et éventuellement dans les notes, s’ils
donnent lieu à un appel de note). Les noms propres mentionnés uniquement
dans les notes ne sont pas repris ici.

Aleryani, Hind
Aslam, Maleeha
Assad (el-), Bachar
Assad (el-), Hafez

Bandaranaike, Sirimavo
Baudet, Thierry
Beinart, Peter
Benslama, Fethi
Bhutto, Benazir
Birnbaum, Jean
Blok, Anton
Bowers, Robert
Breivik, Anders
Castro Martin, Teresa
Ceaușescu, Elena
Ceaușescu, Nicolae
Clinton, Hillary
Connell, Raewyn
Cottee, Simon

Dahl, Robert
Daoud, Kamel
Desbois, Patrick
Douglas, Ann
Duke, David

Eisenhower, Dwight D.
Elam, Paul
Elias, Norbert
Elizabeth II (reine)

Fassi (El), Allal


Fox, Geoffrey
Franco, Francisco
François (pape)

Gandhi, Indira
Gidron, Noam
Gilligan, James
Gourarier, Mélanie
Graham, Billy
Habyarimana, Agathe
Habyarimana, Juvénal
Hall, Peter A.
Hasina, Sheikh
Himmler, Heinrich
Hirsi Ali, Ayaan
Hitler, Adolf
Hochschild, Arlie
Hofstadter, Richard
Hole, Günter
Hoxha, Enver
Hoxha, Nexhmije
Hussein, Saddam
Hymowitz, Kay
Jacoby, Russel
Jiang Qin
Juergensmeyer, Mark

Kennedy, John F.
Khosrokhavar, Farhad
Kimmel, Michael
Kristof, Nicholas
Kumaratunga, Chandrika

La Haye, Tim
Leezenberg, Michiel
Lénine
Lughod (Abu-), Lila
Luxenberg, Christoph

Mahmood, Saba
Mao Zedong
Marković, Mirjana
May, Theresa
McCants, William
McVeigh, Timothy
Meir, Golda
Merkel, Angela
Milošević, Slobodan
Minassian, Alek
Moïsi, Dominique
Moors, Annelies
Mussolini, Benito

Nagle, Angela
Naji, Abu Bakr
Nastasie, Costel

Obama, Barack

Palin, Sarah
Palmatier, Tara
Pelosi, Nancy
Pruis, Marja
Reagan, Ronald
Rodger, Elliot
Rondon, Marta B.
Roof, Dylann
Roosevelt, Franklin D.
Scheff, Thomas
Sen, Amartya
Siddiqi, Dina

Tas, Louis
Thatcher, Denis
Thatcher, Margaret
Truman, Harry
Trump, Donald

Ubeidi (Al-’), Amjad

Xue Xinran

Zia, Khaleda
Zoepf, Katherine

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