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Couverture : Le Petit Atelier

ISBN : 978-2-213-72842-1
© Librairie Arthème Fayard, 2023.
À mes grand-mères, géomètre-topographe
et ingénieure du bâtiment ; à ma mère, mathématicienne ;
à mes tantes, ingénieure et astrophysicienne ;
à mes sœurs, généticienne et chercheuse en informatique.

Et à mes filles, dont l’avenir m’est inconnu.


Qui sait le passé peut conjecturer l’avenir.
Bossuet,
Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (1709)

Hegel a été le premier à représenter exactement le


rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la
liberté est l’intellection de la nécessité. « La nécessité
n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas
comprise. » La liberté n’est pas dans une indépendance
rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la
connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée
par là même de les mettre en œuvre méthodiquement
pour des fins déterminées.
Friedrich Engels,
Anti-Dühring (1878), se référant à Hegel, Encyclopédie (1843)
Table des matières
Couverture

Page de titre

Page de copyright

Introduction

Chapitre 1er : L'émancipation des femmes, produit des luttes


féministes ?

Une relation causale incertaine

Un processus fulgurant

Un combat de basse intensité

Une victoire paradoxale

Des progrès déconnectés des mobilisations

Chapitre 2 : La domination masculine et ses déterminants

La domination masculine, un invariant historique

L'énigme des origines

L'impasse de la tautologie

La notion d'avantage comparatif

L'immédiate spirale idéologique


Le rasoir d'Ockham

Le tabou de la biologie

Caricaturer pour mieux réfuter

« On ne naît pas femme, on le devient » ou l'histoire d'une


oblitération

La réécriture de la préhistoire

Le vrai rôle de la révolution néolithique

Le mur des contraintes objectives

Réhabiliter un raisonnement dialectique

Chapitre 3 : L'anthropocène, la variable oubliée de l'émancipation

L'importance du point de bascule

Une période de grands changements

Le décollage des courbes

Le lien avec l'émancipation des femmes

Le progrès technique et la dévaluation de la force physique

Le progrès technique et le quotidien

Le progrès médical

Le capitalisme, l'idéologie et la compétitivité des sociétés

Les structures collectives de l'État-providence

Le féminicène

Une réalité oubliée


Un féminisme hors-sol

Ailleurs qu'en Occident

Chapitre 4 : Des acquis bien fragiles

L'oblitération du problème

Vers la fin de la baignoire de pétrole

L'anthropocène contre l'anthropos

Entre les Candide et les Cassandre, bien peser le danger

Un monde plus pauvre, plus chaotique et plus violent

L'anthropocène contre le féminicène

Le renouveau des maladies infectieuses

NDM-1 et MCR-1 : le glas d'une victoire éphémère

La fin de l'enfant qui vivra

Le retour du patriarcat ?

Chapitre 5 : Plaidoyer pour un féminisme de la mobilisation

Où en sont-elles ? Passage en revue des armes

Réclamer ou faire : les deux esprits du féminisme

L'essor paradoxal des doléances

La victoire de Mimi geignarde

La maison bâtie sur le sable

« Nearer, my God, to Thee »


Se préparer à la collision

Le vrai défi à relever

Une nouvelle philosophie de l'effort

Un biais de classe ?

Un autre récit héroïque

Conclusion : Sauver le féminicène

Notes

Sources iconographiques
Introduction

L’émancipation des femmes est aujourd’hui à son comble historique.


Jamais l’humanité n’avait connu un tel niveau d’égalité. Jamais les femmes
n’ont été aussi libres, aussi éduquées, aussi bien soignées, aussi actives,
aussi bien payées. Certes, des inégalités subsistent, tant en Occident que,
bien plus massivement, dans d’autres régions du monde, mais le chemin
parcouru est immense : globalement, le statut des femmes est en nette
amélioration partout et ce progrès est un des grands marqueurs de notre
époque.
Nous vivons aujourd’hui au sein du féminicène. Ce concept sera précisé
au fil des pages de ce livre, mais le sens du néologisme est clair : « l’ère des
femmes ». S’il serait exagéré d’affirmer que les femmes désormais
dominent, leur présence dans toutes les sphères de la société – productive,
artistique, intellectuelle, politique – est sans commune mesure avec ce
qu’elle a été pendant les millénaires précédents. L’ampleur du phénomène
permet d’y voir une véritable révolution anthropologique, qui a
profondément changé les relations individuelles et sociales.
Le féminisme – mouvement qui vise à promouvoir l’égalité entre les
hommes et les femmes, et à défendre les droits de celles-ci – est lui aussi en
plein essor. En effet, loin de s’éteindre, les luttes pour l’égalité semblent
s’intensifier au fur et à mesure que cette dernière progresse. Les années
2000 et 2010 ont ainsi été marquées par des vagues successives de
mobilisations cherchant à libérer la parole sur les inégalités restantes et sur
le sexisme ambiant. Dans son dernier livre, Où en sont-elles ? Une esquisse
de l’histoire des femmes, Emmanuel Todd prend pour point de départ de
l’analyse ce qu’il perçoit comme un paradoxe : « [le] regain de contestation
des hommes, violent dans l’expression, évocateur d’un antagonisme
structurel entre les deux sexes, [qui] a commencé au moment même où le
mouvement d’émancipation des femmes semblait sur le point d’atteindre
ses objectifs1 ».
Le fait de pointer ce paradoxe, au demeurant classique – c’est souvent
lorsque la situation s’améliore que les attentes deviennent de plus en plus
fortes et que les contestations violentes émergent, en vertu de ce que Ted
Gurr désigne par le terme de « frustration relative2 » –, a irrité les
féministes, qui ne se sont pas reconnues dans l’image agressive qu’en a
dressée l’anthropologue. Cependant, elles acquiesceraient probablement à
une présentation plus neutre du même phénomène : plus l’émancipation des
femmes gagne du terrain, plus leurs combats prennent de l’ampleur. Jadis
cantonnées à des milieux restreints, longtemps réprimées, les revendications
féministes se font aujourd’hui entendre à l’échelle de la planète. Pas un
pays démocratique n’est privé d’un ministère ou d’un secrétariat d’État à
l’égalité entre les hommes et les femmes, les campagnes de sensibilisation
succèdent aux mobilisations numériques et accouchent de mesures
législatives, telles que les lois sur la parité ou la répression accrue des
violences sexuelles et des insultes sexistes. Le féminisme bénéficie par
ailleurs d’un véritable intérêt public, dont témoigne la profusion d’écrits
dénonçant le patriarcat et appelant à davantage de déconstruction et de
dévirilisation. L’émancipation reste donc un enjeu d’importance, qui
mobilise plus que jamais.
Bref, les féministes comme leurs détracteurs, les militants passionnés
comme les chercheurs circonspects sont d’accord sur un point :
l’émancipation des femmes est un des phénomènes majeurs de notre temps,
qui semble aller dans le sens de l’histoire. Demain sera féministe ou ne sera
pas, proclame le sous-titre d’un récent pamphlet3.
Si l’émancipation des femmes est un marqueur important de notre
époque, il en existe un autre : la dégradation de l’environnement et la crise
climatique. Voilà plusieurs décennies que les scientifiques du monde entier
sonnent l’alarme, mais 2022 semble être l’année de la prise de conscience,
et ce à double titre : les températures extrêmes partout sur le globe et
l’enchaînement d’événements météorologiques cataclysmiques rendent les
prévisions du GIEC concrètes ; la crise de l’énergie, exacerbée par la guerre
en Ukraine, force à se demander si, réchauffement ou pas, notre modèle de
développement n’est pas condamné à moyen terme.
Ces deux grands traits du moment historique que nous vivons ne sont
pourtant quasiment jamais croisés : aucune prospection sérieuse n’est
menée sur le devenir des femmes dans un monde qui se trouve à l’orée de
changements gigantesques. Même l’écoféminisme, dont le nom promet une
articulation entre les notions d’écologie et de féminisme, offre peu de
matière à réflexion : certes, dans son dernier livre, Sandrine Rousseau lie –
ou plutôt semble lier, car l’ouvrage est plus poétique qu’argumenté –
sexisme et crise climatique, et annonce vouloir donner des pistes capables
de « congédier les mécaniques qui ont abîmé la Terre et les êtres, pour
établir de nouveaux accords et équilibres » ; mais on y reste au niveau des
slogans – « écouter le monde », « ressentir », « déconstruire », « nous
réconcilier », « être radicales » pour, par l’intercession du Saint-Esprit,
« congédi[er] l’Androcène »4. Les questions concrètes ne restent pas
simplement sans réponse ; elles ne sont même pas formulées.
Qu’adviendra-t-il des femmes dans le monde en mutation qui nous
attend ? Qu’adviendra-t-il de nos filles et de leurs filles ? Demain sera-t-il
plus ou moins féministe qu’aujourd’hui ? Le féminicène est-il promis à un
long avenir ou ne sera-t-il qu’une brève parenthèse ?
Pour anticiper l’avenir des femmes, ne serait-ce que partiellement, sous
forme de conjectures raisonnables, il faut commencer par comprendre ce
qui a permis le succès de leur émancipation. En effet, pour que celle-ci
prospère, il faut que les conditions qui l’autorisent restent réunies. Quelles
sont ces conditions ? Sont-elles solides ? Vont-elles le rester demain ?
Sinon, comment conjurer, au moins en partie, les dangers qui les
menacent ?
Sur ce point, la réflexion fait défaut. Les féministes elles-mêmes
attribuent la libération des femmes aux « luttes », dont elles cherchent les
origines dans l’évolution des « idées » ; leurs ennemis conservateurs
tendent à être d’accord avec elles, déplorant le triomphe des idées
décadentes et le déclin des valeurs traditionnelles. Mais pas grand monde –
pas même, voire surtout pas, on le verra, celles et ceux qui se nomment
matérialistes – ne s’intéresse à l’infrastructure matérielle de ces idées, qui
les rend possibles.
Voici le paradoxe dont je partirai : le féminisme actuel est en rupture avec
toute interrogation quant aux conditions matérielles de l’asservissement
comme de la libération des femmes, au moment même où, par le biais de la
crise climatique et de la crise des ressources, le matériel risque de nous
revenir en pleine face. Ce contretemps est plus que regrettable : il risque de
prendre les allures d’une tragédie.
Le projet de ce livre est d’identifier les conditions qui ont déterminé la
domination séculaire des hommes sur les femmes et celles qui ont permis
de l’ébranler, afin d’examiner la manière dont elles vont se transformer
dans le contexte de la crise climatique et de la raréfaction des ressources –
tout cela non pas avec un simple intérêt cognitif, mais dans une perspective
pratique : celle d’appeler l’attention sur les problèmes, voire les
catastrophes que les femmes devront affronter demain. Si on est obligé,
pour réaliser ce programme, de faire un long détour historique, le passé ne
sera ici convoqué que pour tenter d’éclairer l’avenir. L’humanité est
aujourd’hui en danger, cela devient peu à peu un lieu commun. Mais le
féminisme et l’émancipation systémique des femmes, en un mot le
féminicène, l’est tout particulièrement.
En reliant les rythmes et les degrés inégaux de l’émancipation des
femmes aux structures familiales qui ont prévalu dans différentes parties du
monde, Todd exhibe des parallèles qu’on ne peut pas voir à l’œil nu, sans
connaissances en anthropologie – son livre est donc avant tout un partage,
une vulgarisation du savoir, au sens noble du mot. Mon livre expose au
contraire des choses évidentes, quoique bien oubliées. Le fait que ces
évidences aient cessé de l’être montre à quel point on est parti loin de la
réalité ; les rappeler est une nécessité, car la déconnexion du réel a un prix,
celui du choc lorsque ce réel vous rattrape. Et plus la déconnexion est
profonde, moins on est psychologiquement préparé à l’encaisser. Ce livre
est donc avant tout une mise en garde.
C’est aussi un appel pour un changement profond dans la manière de
concevoir la tâche des féministes. Todd a particulièrement irrité les critiques
en appelant à un quatrième féminisme, celui des femmes adultes. Je me
range de son côté, car le féminisme actuel, qu’on l’aime ou qu’on y soit
allergique, est inadapté pour les temps qui viennent : de gré ou de force, il
faudra en faire le deuil. De nombreux périls guettent l’humanité, et tout
particulièrement les femmes ; comme il est temps, pour les États, de
préparer la résilience des sociétés, il est temps, pour les femmes, de se
préparer à défendre leur statut – et pas uniquement par des slogans. Cela
exige avant tout de bien jauger la situation, en se fondant sur la raison plutôt
que sur les sentiments, en privilégiant l’action plutôt que l’indignation. Ce
livre est un manifeste pour ce nouveau féminisme à la tête froide, auquel je
tente de donner un contenu concret.
Deux précisions avant d’aborder les chapitres.
D’abord, je suivrai Todd dans son « conservat[isme] conceptuel » en
m’en tenant comme lui « à l’opposition de deux “sexes”, l’un féminin,
l’autre masculin, définis par la capacité (hors cas de stérilité accidentelle)
ou l’incapacité à porter un enfant5 ». Voici comment Todd explique son
choix :
« Il m’est […] apparu, après plusieurs mois d’efforts sincères pour me passer d’une vision stable à
fondement biologique des hommes et des femmes, que je ne pouvais plus alors faire de la recherche,
parce que des catégories trop mouvantes interdisent toute saisie de la réalité sociale et de son
évolution. Je ne dois pas être le seul qui cherche ses marques en ces jours d’orage conceptuel ; les
termes genre et gender sont en passe de devenir non seulement hégémoniques, mais surtout de
prendre dans une grande majorité de textes le sens exact qu’avaient autrefois les mots sexe ou sex. Si
le mot “genre” remplace le mot “sexe”, il ne permet plus de distinguer le social du biologique, tout en
prétendant le faire, et cette perte de précision conceptuelle rend impossible l’analyse de la mutation
idéologique en cours6. »

Je peux, pour ma part, d’autant moins me passer d’une définition ancrée


dans la réalité biologique que la capacité de porter un enfant, tout comme
les autres différences physiologiques liées aux rôles sexués dans le
processus reproductif, ont une importance cruciale dans l’histoire de la
domination masculine comme dans les conjectures quant à l’avenir des
femmes.
Ensuite, et même si j’y reviens régulièrement au fil des pages, je souhaite
d’emblée souligner que ce livre est une invitation à penser de manière
dialectique, à faire tenir ensemble des propositions qu’une présentation
réductrice – sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux, dans la bouche
des responsables politiques, mais aussi, hélas, dans certains écrits
académiques – tend à présenter comme contradictoires. Ainsi, le choix
« conservateur » d’utiliser la notion biologique de sexe ne signifie
nullement qu’on va minimiser la dimension sociale des rôles assignés aux
hommes et aux femmes dans différentes sociétés au cours de l’histoire.
Ainsi également, le choix de parler de féminicène ne signifie pas qu’on va
nier la réalité de l’androcène, concept que Sandrine Rousseau ne définit
jamais précisément, mais qui renvoie, dans son livre, à la responsabilité
exclusive des hommes (blancs) dans la destruction de la nature,
l’asservissement des femmes, l’esclavage, les guerres, les épidémies, les
famines et globalement tout ce que le monde compte de négatif – autant
dire qu’il s’agit, chez elle, d’un concept très univoque, sinon manichéen. On
verra pourtant qu’androcène et féminicène sont étroitement liés, étant les
deux versants de l’anthropocène, cet âge de l’Homme avec un grand H,
c’est-à-dire de l’humanité, qui porte en son sein, de façon inextricable, tant
la promesse de progrès que la menace d’anéantissement.
Chapitre 1er
L’émancipation des femmes, produit des luttes
féministes ?
L’action des femmes n’a jamais été qu’une agitation
symbolique ; elles n’ont gagné que ce que les hommes
ont bien voulu leur concéder ; elles n’ont rien pris : elles
ont reçu.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949)

Une relation causale incertaine

On l’a dit en introduction, impossible de nier l’ampleur de la


transformation anthropologique en cours, celle qui, dans les pays occidentaux
du moins, a aboli les inégalités en droit entre les hommes et les femmes, et a
largement réduit les inégalités réelles, conduisant même, dans certains
domaines, à inverser la situation – le passage de l’hypergamie à l’hypogamie
et surtout la prévalence des femmes dans certains secteurs, notamment dans
l’éducation et l’enseignement supérieur, conduisent ainsi Emmanuel Todd à
parler de « matridominance idéologique1 ». Qu’on soit ou non d’accord avec
cette formulation, qu’on soit plus ou moins enthousiaste à propos des progrès
réalisés ou préoccupé par les inégalités restantes, on ne peut que reconnaître
que la situation actuelle des femmes, particulièrement en Occident, est
incomparable avec celle qu’elles ont connue tout au long de l’histoire. Mais
quelles sont les causes de cette révolution ?
Le plus souvent, l’amélioration de la condition des femmes est présentée
comme le résultat des luttes féministes, celles-ci étant vues comme la force
motrice principale du vaste mouvement que nous observons, à la manière des
mobilisations nationales (guerres de libération) ou sociales (mouvements
ouvriers) qui ont conduit à la décolonisation ou à l’adoption d’une série de
mesures favorables aux salariés telles que les congés payés. Ainsi, ce sont ces
combats qui auraient amené les pays occidentaux, entre le début et le milieu
du xxe siècle, à ouvrir le droit de vote aux femmes et à leur accorder les
mêmes droits civiques qu’aux hommes ; ce sont eux qui auraient conduit à la
diffusion du droit à la contraception et à l’avortement ; eux qui auraient
entraîné l’adoption de la parité en politique, la baisse des violences
conjugales et l’amélioration du partage des tâches au sein des foyers. En
somme, l’émancipation serait un conquis, arraché de haute lutte aux hommes
par les femmes.
Pourtant, quel que soit le domaine qu’on considère, il n’est pas facile de
déterminer le poids du facteur « luttes » dans l’amélioration de la condition
des femmes. Si on prend le phénomène des violences conjugales et des
« féminicides » – essentiellement, des meurtres conjugaux –, un combat
féministe central2, on s’aperçoit que l’étude de long terme est entravée par
l’absence de données homogènes au-delà de quelques années, au mieux de
quelques décennies. Ainsi, en France, ce n’est qu’en 1994 que le Code pénal
commence à mentionner le lien conjugal entre l’auteur et la victime des
violences, en faisant une circonstance aggravante. On peut néanmoins tenter
quelques conjectures. Le taux d’homicide est, sur le long terme, en constante
diminution. Sur le très long terme, son déclin est même vertigineux : « Entre
la fin du Moyen Âge et le xxe siècle, les pays européens ont vu leur taux
d’homicide divisé par dix, voire par cinquante », pour atteindre quelque 1
pour 100 000 habitants, rappelle Steven Pinker3. La même tendance s’observe
au niveau mondial, y compris sur le moyen terme – selon le dernier rapport
de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, le taux global
d’homicides est passé de 7,2 pour 100 000 habitants en 1992 à 6,1 en
20174 –, ce qui fait que, « contrairement à ce que l’on pourrait penser, nous
sommes très probablement au niveau le plus bas de violence physique
(mesuré par le nombre annuel de morts violentes) de notre histoire5 ».
Taux d’homicide dans cinq régions d’Europe occidentale, 1300-2000

Notez l’échelle logarithmique utilisée pour l’axe des ordonnées (la même distance sépare 0,1 de 1,
1 de 10, 10 de 100, etc.), rendue nécessaire par la chute spectaculaire du taux.

Les féminicides représentant une petite partie, relativement stable au


niveau mondial, du total des homicides – quelque 15 à 20 % –, il est probable
que le taux de féminicide décroît, lui aussi, même si, prévient Pinker, « les
homicides sans lien de parenté entre l’auteur et la victime diminuèrent
beaucoup plus rapidement que le meurtre d’enfants, de parents, d’épouses ou
de frères et sœurs. Il s’agit là d’un schéma fréquent s’agissant des statistiques
d’homicide, qu’on qualifie parfois de “loi de Verkko” : les taux de violence
entre hommes fluctuent davantage dans le temps et dans l’espace que la
violence domestique impliquant des femmes ou des parents6 ». Sur le moyen
terme en tout cas, comme le montre Emmanuel Todd, « une approche
démographique globale nous révèle que la tendance, depuis 1985, est partout
à une baisse importante7 ».
Taux d’homicide féminin en Europe et au Japon, 1950-2016

Les ouvrages militants qui cherchent à appeler l’attention sur ce drame se


gardent bien de mentionner les évolutions plutôt positives qu’on peut
observer en élargissant la focale, intervenues alors même que la « lutte contre
les violences faites aux femmes » n’était pas, au milieu des années 1980 ni,
encore moins, au xixe siècle, une priorité de l’agenda politique. Ainsi, malgré
la promesse du titre, le très imposant Féminicides, une histoire mondiale –
928 pages, la couverture noire faisant sans doute référence aux divers « livres
noirs », du Livre noir sur l’extermination des Juifs d’Ilya Ehrenbourg et
Vassili Grossman au Livre noir du communisme de Stéphane Courtois – ne
propose aucune étude comparative, ne serait-ce qu’approximative, des taux
de féminicide à travers l’histoire et le monde, se contentant d’une suite de
monographies. Dans l’introduction, Christelle Taraud cite quantité de
chiffres, qu’elle qualifie de « terribles », et mentionne « nombre d’études et
de statistiques [qui] traduisent aujourd’hui l’ampleur du désastre »,
notamment sur le continent américain8 ; mais elle ne situe jamais ces chiffres
dans le contexte des taux d’homicide globaux ni n’en retrace la dynamique
historique. En découvrant que « la pandémie féminicidaire mondiale ne cesse
de gagner du terrain9 », le lecteur peut même avoir l’impression que le
féminicide progresse au fil du temps ; s’il prend la peine de consulter la
source de cette affirmation, il s’aperçoit cependant qu’il s’agit d’une simple
interview donnée par Christelle Taraud et Silvia Federici à l’issue du
Symposium international sur les féminicides qui s’est tenu à Steilneset en
mars 2022 ; les deux chercheuses y emploient bien le terme de pandémie
mondiale, qu’il convient, selon elles, de dénoncer – on reviendra, dans ce
livre, sur l’importance de ce terme –, mais ne citent aucune donnée quant à
son niveau ou à son déroulement10.
À l’inverse de la tendance longue plutôt positive, sur le court terme les
taux nationaux varient considérablement, ce qui du reste n’est pas étonnant
vu la faiblesse statistique du phénomène rapporté à la taille de la population.
Ainsi, depuis 2006, en France, les chiffres des morts violentes au sein du
couple fluctuent à l’intérieur d’une fourchette comprise entre 102 et 179 par
an – pour plus de 60 millions d’habitants –, sans connaître de baisse
particulière malgré une intense campagne des associations féministes et des
pouvoirs publics visant à enrayer le phénomène11.

Nombre de morts violentes dans le couple en France, 2006-2021

Aussi l’effet des efforts de sensibilisation et des dispositifs juridiques


n’est-il pas évident à observer. L’évolution favorable des chiffres en Espagne,
qui a adopté, depuis le début des années 2000, une législation très
progressiste en la matière, tendrait à prouver l’efficacité de ces mesures ;
mais les taux comparables en Italie, pourtant dotée d’une législation bien
moins favorable, empêchent d’y conclure12, tout comme le contre-exemple de
la très féministe Suède qui, malgré un appareil pénal similaire à celui de
l’Espagne – dans ces deux pays, les violences conjugales constituent une
infraction pénale spécifique –, affiche des taux de féminicide bien plus
importants. Commentant les chiffres relativement constants, Olga Persson, la
présidente de l’organisation suédoise Unizon qui rassemble 130 associations
d’aide aux femmes victimes de violence, remarque d’ailleurs : « On ne voit
pas d’augmentation, mais pas de baisse non plus, malgré les réformes, les
mesures de sensibilisation et le débat qui a lieu régulièrement […]13. »
Au vu des chiffres, au demeurant lacunaires, on s’attendrait à beaucoup de
prudence dans leur interprétation : l’effet du volontarisme politique apparaît
variable et incertain ; quant à la baisse générale des taux de féminicide sur un
plus long terme, dans les pays très progressistes comme dans les pays plus
conservateurs, elle semble indépendante des enjeux juridiques et militants.
Pourtant mettre en avant l’efficacité des « luttes » est un automatisme non
seulement chez les féministes elles-mêmes, mais aussi chez des
commentateurs plus neutres, voire hostiles à certaines manifestations du
féminisme. Ainsi, réagissant à l’introduction du pronom iel dans le
dictionnaire Robert, l’éditorialiste Jean-Michel Helvig se sent-il obligé de
passer par cette entrée en matière : « Depuis quelques années le féminisme
s’il reste un puissant levier dans la lutte contre les violences conjugales –
comme constaté samedi encore avec le succès des manifestations – est aussi
le prétexte à un combat plus sous-terrain contre une langue française
“excessivement genrée”14. » L’idée que ce sont les luttes féministes qui font
baisser les violences conjugales est une sorte de postulat qu’on ne discute
pas.
Cet automatisme ne s’applique pas uniquement aux violences conjugales,
mais à l’ensemble des sphères concernées par les enjeux féministes. Aucun
phénomène n’ayant jamais d’explication monocausale, les travaux
historiques et sociologiques s’attachent en général à replacer l’évolution du
statut des femmes dans son contexte et à mettre en lumière les différents
facteurs qui y contribuent : événements politiques, mutations économiques et
sociales, changement des mœurs. La lutte des femmes pour leurs droits reste
cependant le facteur majeur, sinon décisif, habituellement mis en avant.
Ainsi, le précis Histoire mondiale des féminismes mentionne, certes, que
« [les] facteurs déterminants de l’émancipation des femmes sont multiples et,
à l’évidence, les féminismes n’en sont pas les seuls acteurs », mais appelle,
dès le premier paragraphe de l’introduction, à mesurer « combien les
féminismes ont été, et sont encore, déterminants dans la lutte pour l’égalité
des sexes, dans l’acquisition de libertés fondamentales pour les femmes15 ».
Un autre récent ouvrage sur l’histoire des féminismes exhibe cette idée dès le
titre, reprenant un vieux slogan, Ne nous libérez pas, on s’en charge, qui
sous-entend que les progrès de la condition féminine sont l’œuvre des
femmes elles-mêmes, qu’ils sont endogènes et non exogènes16.
Précision importante : il ne s’agit pas là d’une conclusion à laquelle les
chercheurs parviendraient au terme d’une étude croisée des différents facteurs
explicatifs possibles et d’une réflexion sur leur poids respectif, mais d’un
raccourci non commenté, censé aller de soi. Pour le dire autrement,
l’efficacité des luttes est postulée plutôt que déduite. Généralement attachés à
la « déconstruction » des fausses évidences, les spécialistes de l’histoire et du
présent des femmes tendent paradoxalement à naturaliser la relation de
causalité entre les mobilisations et les progrès de l’émancipation. Ainsi,
introduisant le livre d’entretiens avec Françoise Héritier, Michelle Perrot et
Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan écrit-elle, évoquant les suffragettes
américaines : « Excessives, les féministes américaines ? Souvent. Dures,
agressives ? Oui, certainement. Mais que de victoires dues à ces pionnières
passionnées17. » Plus généralement, le livre cherche à retracer « la longue
lutte des femmes pour arracher le droit d’étudier, de choisir leur métier,
d’exprimer leurs talents, de prendre la parole en public, de voter et de se faire
élire, et – tournant décisif – pour maîtriser leur fécondité18 ». Les entretiens –
passionnants – qui suivent disent bien des choses de ces premiers combats
comme de ceux qui ont suivi, et retracent maintes évolutions positives ; mais
à aucun moment ils ne questionnent la relation de cause à effet entre les
mobilisations et les progrès, présentée comme évidente.
L’impression globale, étonnante chez des chercheurs généralement rétifs à
l’idéalisme, est celle de la puissance d’une idée – celle de l’égalité entre les
femmes et les hommes – en marche, se déployant grâce à sa capacité de
mobilisation. Ce récit volontariste est agréable et conforme à la logique
spontanée : les femmes se mobilisent pour réclamer des droits, puis une
égalité réelle ; elles obtiennent ces droits, et l’égalité réelle progresse ; il y a
donc un lien entre ces deux ordres de phénomènes.
Qu’il y ait un lien ne fait point de doute ; mais est-il de nature causale ? Et
s’il l’est, s’agit-il d’un facteur lourd, sinon essentiel, dans la révolution
anthropologique que nous observons ? En d’autres mots, le féminisme
produit-il l’émancipation des femmes (causalité) ou bien l’accompagne-t-il
(concomitance) ?

Un processus fulgurant

L’émancipation des femmes est généralement présentée comme lente et


difficile. Je citerai à nouveau La Plus Belle Histoire des femmes qui, en tant
qu’œuvre de vulgarisation par d’illustres spécialistes, exprime une certaine
doxa, sorte de reader’s digest sur la question. L’objet du livre, dit Nicole
Bacharan dans son avant-propos, est de « raconter l’histoire de la condition
féminine, de Cro-Magnonne à nos jours » et, ce faisant, de « retracer [la]
longue, longue marche [des femmes] pour sortir du carcan imposé depuis des
siècles par les rois, les prêtres, les maris19 ». Certes, l’histoire des femmes est
longtemps restée ignorée, ces « silences de l’histoire20 » reflétant l’asymétrie
immémoriale entre les sexes. Faut-il voir dans l’insistance sur la difficulté et
la longueur du combat un effort de valorisation, et donc de légitimation, de
cet objet historiographique ? C’est en tout cas la seule explication à ces
formules, omniprésentes, qui émaillent articles et ouvrages sur la question.
Car si l’histoire des femmes est longue, aussi longue que celle des humains
en général, l’histoire de leur émancipation est au contraire extraordinairement
rapide.
En considérant l’histoire de l’humanité, depuis la préhistoire de l’espèce
Homo sapiens, on est frappé par la vitesse avec laquelle l’émancipation des
femmes s’est réalisée et par la facilité avec laquelle le féminisme a triomphé.
Si l’on excepte quelques écrits de femmes lettrées très privilégiées de la haute
société européenne, telles que Christine de Pisan, on ne peut guère dater les
débuts du féminisme avant la Révolution française – et encore, il s’agissait
alors davantage de quelques figures de précurseurs que d’un mouvement, au
point que parler de féminisme relève quasiment, pour cette période, d’un
anachronisme21. Il est ainsi symptomatique que tous les précis d’histoire du
féminisme s’ouvrent sur cette date22. Si le xixe siècle voit les écrits se
multiplier et les premières actions collectives se mettre en place – le mot
féminisme commence d’ailleurs à être employé à la charnière du xixe et du
xxe siècle –, il faut attendre les années 1970 pour que le féminisme devienne
un mouvement de masse, avec des manifestations de grande ampleur et des
batailles juridiques et législatives appuyées sur des mobilisations venant d’en
bas. Cette histoire-là n’a donc que 50 ans si on la fait commencer au moment
où le féminisme devient un mouvement militant d’importance ; 150 ans si on
prend pour point de départ les premières lois favorables aux femmes ;
230 ans si on remonte aux premiers sursauts intellectuels de la Révolution
française. Rapporté aux millénaires, voire aux dizaines de millénaires qui
précèdent, ce n’est pas grand-chose. Anthropologue, donc attentif au très long
terme, Emmanuel Todd insiste sur « la violence du basculement que nous
vivons » : « En 70 ans ont été renversées des conceptions vieilles de plus de
100 000 ans23. » On est loin de la « longue marche » ; on serait plutôt du côté
du blitzkrieg.

Un combat de basse intensité

Présenter l’émancipation des femmes comme un combat difficile est


également problématique. Bien sûr, à chaque étape, les femmes qui
prétendaient s’arroger plus de liberté que la société ne voulait leur en
accorder se sont heurtées à des barrières d’airain, d’où des destins personnels
souvent tragiques. Néanmoins, à l’échelle historique, il faut plutôt noter avec
Todd que l’« absence d’un refus masculin sérieux et solide aura été un
élément fondamental de l’évolution anthropologique24 ». La formule est osée
et n’a pas manqué de hérisser le poil des féministes, habituées plutôt à
considérer que l’émancipation féminine s’est accompagnée d’une puissante et
vigoureuse opposition masculine. On cite ainsi souvent une phrase de
Virginia Woolf : « L’histoire de l’opposition des hommes à l’émancipation
des femmes est plus intéressante peut-être que l’histoire de cette
émancipation elle-même25. » Pourtant, celle-ci a triomphé sans avoir fait
l’objet de combats majeurs, car, il faut bien admettre, jusqu’à une période très
récente – à laquelle l’égalité entre les hommes et les femmes avait déjà
considérablement progressé –, le féminisme n’a jamais été ni un mouvement
de masse ni une source d’action protestataire durable et organisée. Aucun
historien ne prétend d’ailleurs le contraire.
Au moment de la Révolution, en France comme ailleurs, le « féminisme »
se résume à quelques figures – une Théroigne de Méricourt, une Olympe de
Gouges, une Pauline Léon –, certes marquantes, mais coupées de la vaste
majorité des femmes – « Inclassables, elles n’appartiennent à aucune
catégorie sociale identifiable : leur situation privée comme professionnelle est
particulièrement instable », note à leur propos Michèle Riot-Sarcey26 – et
dont l’activité se borne à exprimer des idées, sous forme de discours ou de
brochures.
Au xixe siècle, ces idées sont réactivées au moment des révolutions de
1830 et 1848, alors qu’apparaît en France le premier mouvement collectif aux
accents féministes, le saint-simonisme, qui inspire, à des degrés divers, la
plupart des femmes qui se passionnent pour la cause de leur sexe : Eugénie
Niboyet, Suzanne Voilquin, Désirée Véret (Gay), Marie-Reine Guindorf,
Élisa Lemonnier, Claire Démar, Pauline Roland, Flora Tristan, Jeanne
Deroin… Plus nombreuses que les héroïnes de l’époque révolutionnaire, elles
font tout de même partie d’un tout petit monde. Si les historiens ont raison de
distinguer plusieurs courants qui s’affirment progressivement au sein du
féminisme de l’époque, plus ou moins proches du socialisme ou du
réformisme, ses protagonistes restent confinées à un milieu
d’interconnaissance restreint, centré sur l’activité éditoriale et déconnecté des
quelques mobilisations sociales des femmes ouvrières, qui « n’ont cure des
donneuses de conseils, de ces dames “faiseuses de système”27 ». Michèle
Riot-Sarcey utilise d’ailleurs à propos des « femmes de 1848 » la même
formule qu’à propos de leur sœurs aînées de 1789 : « Inclassables, souvent
peu connues, la plupart mal identifiées, elles développent un point de vue
extérieur aux groupes et, du même coup, sont en décalage avec les
représentations majoritairement partagées28. » Elles en avaient d’ailleurs
conscience : ainsi Eugénie Niboyet déplore-t-elle l’« insolidarité » des
femmes29. Malgré l’éphémère espoir d’une véritable action concertée,
exprimé dans certains écrits – notamment dans la Proclamation aux femmes
sur la nécessité de fonder une Société des droits de la femme d’Adèle de
Saint-Amand –, ces figures, comme les précédentes, sont « classées parmi les
aberrations de l’histoire » et « [on] les oublie très vite30 ».
Des personnalités comparables émergent à la fin du xviiie et dans le courant
du xixe siècle dans différents pays occidentaux, particulièrement en
Angleterre (Mary Wollstonecraft, Anne Knight), en Irlande (Anna Wheeler)
et aux États-Unis (Frances Wright, Lucretia Mott, Lucy Stone, Margaret
Fuller, les sœurs Grimké). C’est d’ailleurs aux États-Unis que se déroule, en
1848, le premier congrès pour les droits des femmes, à Seneca Falls dans
l’État de New York.
Il faut attendre le début du xxe siècle pour que le féminisme acquière un
caractère réellement collectif, à la fois en s’affirmant comme l’un des aspects
du mouvement socialiste, au départ méfiant à l’égard de la cause des femmes
– Clara Zetkin fonde l’Internationale des femmes socialistes en 1907,
Alexandra Kollontaï et Inès Armand créent le Jenotdel en 1919, dans la jeune
République soviétique –, et en prenant la forme de mouvements autonomes,
quoique encore numériquement faibles, centrés sur le suffragisme. Celui-ci
offre d’ailleurs, dans sa version radicale, celle des suffragettes britanniques
puis américaines, l’unique exemple d’une vraie « lutte » allant plus loin que
des écrits ou des appels : manifestations de rue, meetings, confrontations avec
la police, grèves de la faim, vandalisme, et même une martyre, Emily
Wilding Davison, qui meurt sous les sabots d’un cheval en essayant de
perturber une course. Cependant, cette forme relativement musclée d’action
est rapidement abandonnée et, si certaines féministes s’en inspireront plus
tard (par exemple Louise Weiss dans l’entre-deux-guerres en France), ce sera
dans une version bien plus modérée.
Gisèle Halimi réalise donc un bel oxymore en écrivant : « Les féministes
utilisèrent tous les moyens. Provocation, défi, projets de lois, manifestations
publiques, refus et, par-dessus tout l’humour », pour enchaîner aussitôt :
« Une remarque me vient à l’esprit, rarement entendue, et que je livre ici : le combat féministe n’utilisa
jamais la violence. Personne ne souligna qu’une des plus grandes révolutions du vingtième siècle – la
plus grande peut-être en ce qu’elle met en cause les racines de notre monde – alla sa marche forte et
poétique sans que viennent la ternir le terrorisme (contre l’ordre répressif), la liquidation physique (de
l’ennemi), l’exécution (du collabo, ou plutôt, de la collabo)31. »

Notons que c’est, depuis, chose faite puisque Emmanuel Todd insiste sur le
même point : « aucun affrontement révolutionnaire sanglant n’a été
nécessaire pour ouvrir la voie à l’émancipation éducative et sexuelle des
femmes32 ». Le féminisme est donc loin d’avoir utilisé « tous les moyens » :
il n’a jamais utilisé le principal moyen de lutte, la violence, et plus largement
le rapport de force, pour faire plier le pouvoir masculin et lui « arracher » des
droits nouveaux. Cependant, là où Gisèle Halimi voit un motif de fierté, on
trouve plutôt matière à perplexité.
Une victoire paradoxale

En effet, ce sont bien des rapports de force – matériels ou symboliques –


qui permettent aux mouvements subversifs d’obtenir des concessions du
groupe dominant, la relation de cause à effet entre les actions et leur résultat
étant clairement décelable. La lutte armée, en infligeant des dégâts ou des
défaites à l’adversaire, permet de le faire reculer et d’obtenir ainsi
l’indépendance des territoires occupés ou le contrôle d’un pays en proie à la
guerre civile ; le recours à la grève, en causant des pertes économiques aux
patrons, permet d’obtenir des droits économiques et sociaux nouveaux – le
cas iconique, en France, est celui des grandes grèves de 193633 ; l’appel,
explicite ou implicite, à un allié extérieur puissant (par exemple, après la
Seconde Guerre mondiale, l’URSS) permet, dans certaines circonstances, de
faciliter l’obtention d’avantages par une classe pourtant dominée. L’histoire
humaine, sous toutes les latitudes, est pleine de luttes, souvent violentes,
entre différentes ethnies, lignées, nations, fractions politiques et classes
sociales, certaines d’entre elles réussissant à améliorer leur sort grâce à un
rapport de force – action ou menace.
On peut schématiser la chose ainsi : le groupe A, dominant, oppresse le
groupe B ; le groupe B met en œuvre des moyens s’apparentant à un rapport
de force (violence, chantage économique, menace d’intervention extérieure
ou d’isolement) susceptibles de nuire au groupe A ; le groupe A est soit
écrasé et chassé du pouvoir, soit affaibli et contraint à des concessions, soit
encore il procède à un calcul coûts-avantages et choisit de faire des
concessions lui-même.
On ne voit nulle trace d’un tel schéma, d’un tel rapport de force dans
l’histoire du féminisme et de l’émancipation des femmes. Quelles armes les
féministes ont-elles utilisées dans leur lutte ? Avec quelles ressources ont-
elles menacé l’ordre établi, marqué par l’inégalité des statuts ? Qu’ont-elles
fait qui aurait forcé les hommes à capituler et à leur accorder une extension
substantielle de leurs droits, et ce dans tous les pays occidentaux sans
exception, au même moment historique ? Rien, ou très peu. Elles ont écrit,
certes, et essayé de diffuser leurs écrits ; elles ont tenté des coups d’éclat
isolés en essayant de se présenter à des élections ou de convaincre les
parlements à adopter des lois plus égalitaires. En gros, elles ont agi surtout
dans le domaine des idées et des représentations. Mais les idées à elles seules
ne constituent pas un rapport de force dans un monde où la domination
qu’elles ciblent est universellement admise.
En effet, imaginons un État marqué par une inégalité juridique entre deux
groupes, A et B. En cas de diffusion d’écrits dénonçant cette injustice et
appelant à la supprimer, si la domination des A sur les B est mondiale et
immémoriale, ces écrits, en soi (donc sans être accompagnés d’un autre
moyen effectif de lutte tel que la violence armée ou la grève massive), ne
constituent pas une menace pour l’ordre établi et sont condamnés à l’échec
(et leurs auteurs à la répression). La diffusion seule des idées émancipatrices
ne peut devenir une menace pour l’ordre établi, et donc un moyen effectif
d’action, qu’à une seule condition : si la domination des A sur les B, dans
l’État en question, est alors une exception à l’échelle mondiale, ou du moins à
l’échelle des principaux pays partenaires. Dans ce cas, les idées peuvent avoir
un effet grâce à leur portée symbolique : le groupe A, présenté comme arriéré
face à des voisins plus progressistes, peut se sentir en danger d’isolement et,
procédant à un calcul coûts-avantages, faire des concessions en faveur du
groupe B discriminé pour ne pas risquer de subir des revers diplomatiques,
économiques ou militaires futurs.
Avec les idées féministes, nous sommes bien en présence du premier cas
décrit : la domination du groupe A (les hommes) sur le groupe B (les
femmes) n’est, au xviiie et au xixe siècle, en rien spécifique à la France, aux
États-Unis ou à l’Angleterre, le monde entier étant, à l’époque, acquis au
principe de prééminence masculine. Au moment où les écrits progressistes
visant à l’émancipation des femmes sont rédigés et diffusés dans ces pays,
leurs habitants masculins n’ont donc aucune raison de se sentir menacés par
la réprobation de leurs voisins. Ils n’ont rien à craindre non plus sur le front
intérieur : même le mouvement des suffragettes, qui « reste exemplaire par sa
popularité et sa capacité de mobilisation, par l’importance du nombre
d’ouvrières engagées et par la violence politique qu’il a engendrée34 », unique
exemple de « lutte » féministe à proprement parler avant le milieu du
e
xx siècle, n’est comparable ni en nombre ni en degré de violence avec les
grandes grèves ou les mouvements de libération nationale, ou encore, depuis
bien plus longtemps, avec les révoltes des pauvres qui ont régulièrement
secoué l’histoire. Les femmes ouvrières participent certes, avec les hommes,
aux grèves qui émaillent l’histoire sociale des pays occidentaux, au xixe et
surtout à partir du début du xxe siècle, et bénéficient ensuite des avancées
sociales accordées au prolétariat ; mais il ne s’agit pas là d’un mouvement
spécifiquement féminin – les revendications concernent le plus souvent tous
les salariés, qu’ils soient hommes ou femmes, et les grèves uniquement
féminines sont rares et localisées. Le ressort qui a permis aux idées féministes
de gagner, en si peu de temps, une grande partie du monde reste donc
parfaitement mystérieux.
Il serait d’ailleurs non seulement étonnant, mais quelque peu vexant qu’un
pouvoir aussi vieux et aussi solidement implanté dans les consciences que
celui des hommes sur les femmes s’effondre brusquement juste à cause de
quelques pamphlets et happenings marginaux. Cela voudrait dire, en creux,
que ce pouvoir n’était pas bien solide, et que les femmes d’antan auraient pu
le faire basculer à n’importe quel moment, pour peu qu’elles aient entrepris
un petit effort discursif.

Des progrès déconnectés des mobilisations

Les progrès de l’émancipation féminine, à partir de la fin du xixe siècle,


ont donc été rapides et étonnamment faciles, dans la mesure où ils n’ont
nécessité aucune lutte au sens habituellement accordé à ce terme. Mais on
peut noter à leur propos une chose plus étonnante encore : à l’échelle plus
réduite, conjoncturelle, ces progrès semblent déconnectés des efforts visant à
les faire advenir. Il y a bien, d’un côté, l’histoire des féminismes, retraçant les
actions et les tentatives d’action des individus, puis des mouvements ayant
pour but l’amélioration de la condition des femmes, et, de l’autre, l’histoire
des avancées législatives et pratiques dont les femmes bénéficient, ces deux
histoires suivant chacune son rythme, sans qu’on puisse établir entre elles un
quelconque rapport de cause à effet.
Ainsi, si l’on se penche avec un œil naïf sur la chronologie, on s’aperçoit
que les plus intenses mobilisations féministes n’aboutissent souvent à aucune
avancée et que des avancées – législatives, mais aussi réelles – sont au
contraire parfois obtenues sans mobilisation. Si la première observation n’est
guère surprenante – bien des mobilisations, dans l’histoire, se soldent par un
échec et il faut souvent une longue lutte avant de voir arriver la première
concession –, la deuxième l’est en revanche beaucoup plus. Ainsi, bien des
lois favorisant l’égalité politique et civique entre les femmes et les hommes,
en particulier le droit de vote, mais aussi des lois relatives à l’instruction des
filles ou au travail des femmes, sont votées sans avoir été précédées par des
combats féministes majeurs, voire à des moments où l’effervescence des
idées féministes devient moindre.
Pour ce qui est du droit de vote, les premiers pays à l’accorder aux femmes
– la Nouvelle-Zélande et l’Australie, puis les pays scandinaves – n’ont été le
théâtre d’aucune confrontation spectaculaire. Bien sûr, dans certains cas, les
deux chronologies concordent – ainsi, aux États-Unis, on peut déceler un
véritable lien entre les manifestations et l’adoption du xixe amendement, –
mais c’est loin d’être systématique. Florence Rochefort le remarque même à
propos du mouvement des suffragettes britanniques, pourtant le plus
énergique de tous les courants féministes de l’époque : « pas plus que les
constitutionnalistes, les suffragettes ne réussissent à faire plier le
gouvernement libéral britannique, et ce n’est qu’en 1918, à l’issue de la
Première Guerre mondiale, au cours de laquelle les suffragistes se sont
majoritairement montrées patriotes [et où les manifestations féministes
cessent, rappelle l’auteur], que les femmes propriétaires de plus de 30 ans
obtiennent le droit de voter35 ». C’est également vrai pour la France, où le
droit de vote est accordé aux femmes à la Libération sans que l’égalité entre
les sexes ait été un thème important pour la Résistance ; mais dans le cas
français, vu le retard important pris par le pays dans ce domaine, on peut
certes partiellement expliquer cette mesure par l’environnement international.
La déconnexion est encore plus frappante s’agissant des lois sur
l’instruction et le travail. Ainsi, après les révolutions de 1830 et 1848, qui
sont des moments où les proto-féministes déploient des efforts intenses pour
se faire entendre, celles-ci « entrent dans le silence de la vie privée36 ». La fin
du Second Empire et le début de la IIIe République ne sont marqués, en
France, par aucune action féministe de masse et l’idée de l’égalité entre les
sexes est loin d’être en vogue – les femmes ayant participé à la Commune
sont par exemple vilipendées. Le mouvement socialiste lui-même, un temps
séduit – Hubertine Auclert, qui a popularisé le terme féminisme, est ainsi
ovationnée au troisième congrès national ouvrier en 1879 –, s’en écarte par la
suite. Comme le remarque Michèle Riot-Sarcey, « la politique, y compris
chez les socialistes, restera une affaire d’hommes37 ». C’est pourtant dans ce
contexte que sont adoptées une série de mesures fortement émancipatrices :
en 1880 est votée la loi Camille Sée autorisant l’ouverture de lycées publics
de jeunes filles ; en 1881 est créée l’École normale supérieure de Sèvres ; en
1881 et en 1885, l’ouverture aux femmes de l’externat puis de l’internat des
hôpitaux leur permet d’exercer des professions médicales.
Pourquoi, au terme de quel combat concret, sous la menace de quelle
sanction ? Les historiens restent évasifs. Michèle Riot-Sarcey dit : « la
pression sociale aidant38 ». C’est le même mot, pression, vague et
impersonnel, qu’elle emploie pour évoquer une autre avancée : « À la suite
des pressions féministes, la loi autorisant les femmes à exercer pleinement le
métier d’avocate avec accès à la plaidoirie est votée le 30 juin 189939. » Mais
de quelle pression peut-on parler alors que les idées féministes sont alors
fortement minoritaires, en France comme ailleurs, et que les femmes ne
disposent d’aucun moyen de rétorsion ? On peut certes aller étudier, au
niveau micro, le contexte du vote de chacune des lois pour reconstituer la
configuration locale favorisant leur adoption ; mais l’accumulation de ces
mesures, sans véritable « pression » globale, reste étonnante – il en va tout
autrement, par exemple, du vote de la loi sur l’avortement, qui, dans les
années 1970, en France, représente une vraie préoccupation partagée par une
majorité des femmes, sinon de la population.
Dans l’ordre non plus juridique mais statistique, Emmanuel Todd observe
la même déconnexion entre les idées et les réalisations, à une autre époque
marquée par le retour de l’idéologie familiale et du conservatisme
antiféministe : « En 1960, la parité [au niveau du bac] est presque atteinte :
29 864 filles pour 31 635 garçons, au cœur même pourtant de l’apogée
conformiste et petit-bourgeois […]40. »
Outre la profusion de mesures favorables à l’émancipation des femmes
adoptées au milieu de périodes d’immobilisme, voire de régression
conservatrice, il faut enfin noter une évidence : l’essentiel des droits relatifs à
l’égalité entre les hommes et les femmes a été voté, dans tous les pays du
monde, par des assemblées exclusivement masculines. Dès le départ
d’ailleurs, les idées féministes sont le fait non seulement de certaines
femmes, mais aussi de certains hommes : un Condorcet, un Mill ou un Engels
ont au moins autant contribué à la diffusion et au rayonnement des idées
favorables à l’émancipation des femmes que les figures féminines
précédemment citées.
Au total, les droits semblent avoir été davantage accordés aux femmes par
les hommes qu’arrachés à ceux-ci par celles-là – un peu comme pour les
enfants qui, durant toute l’histoire de l’humanité, étaient soumis à la volonté
du père, fréquemment violentés et obligés de travailler, avant de
progressivement se voir dotés de droits inaliénables, sans évidemment avoir
été à l’origine d’une quelconque mobilisation en faveur de cette heureuse
évolution. En évoquant les nouvelles formes d’action utilisées par les
féministes pour se faire entendre dans les années 1920, Michèle Riot-Sarcey
rapporte le cas d’une affiche humoristique placardée en 1925 par l’Union
féminine civique et sociale (qui compte, en 1929, 10 000 adhérentes – un tout
petit mouvement « de masse ») :
« Protestation : depuis de longues années, les femmes françaises, BIEN SAGEMENT, BIEN
CORRECTEMENT, réclament leurs droits politiques. Les pouvoirs publics ont profité de leur calme
pour ne rien leur accorder et… [on] les a bernées avec de belles promesses41. »

La première phrase est vraie : les femmes, on l’a dit, ont en effet protesté
très sagement. Mais la seconde est fausse : les pouvoirs publics et plus
généralement les hommes leur ont, au contraire, accordé énormément de
choses, sans y avoir été réellement contraints. Simone de Beauvoir le note
d’ailleurs sans pitié dans un passage qui sert d’exergue à ce chapitre :
« Les prolétaires ont fait la révolution en Russie, les Noirs à Haïti, les Indochinois se battent en
Indochine : l’action des femmes n’a jamais été qu’une agitation symbolique ; elles n’ont gagné que ce
que les hommes ont bien voulu leur concéder ; elles n’ont rien pris : elles ont reçu42. »

On ne peut s’empêcher de penser – qu’on me pardonne ce sourire – à la


scène du film Life of Brian des Monthy Python, où le chef d’un groupe de
conspirateurs judéens, dénonçant l’occupation romaine, demande de façon
purement rhétorique à son petit auditoire : « Qu’est-ce que les Romains ont
jamais fait pour nous ? » Il est interrompu dans son élan oratoire par un
militant qui lève la main : « L’aqueduc ? », demande celui-ci d’une voix mal
assurée. Puis les réponses pleuvent : « Les routes ! », « L’irrigation ! », « La
médecine ! », « L’éducation ! », « Le vin ! », « Les bateaux publics ! », « On
peut aussi marcher dans la rue en sécurité, la nuit ! » « Très bien, conclut le
leader, agacé. Mais hormis le système sanitaire, la médecine, l’éducation, le
vin, l’ordre public, l’irrigation, les routes, l’eau potable et le système de santé
publique, qu’est-ce que les Romains ont jamais fait pour nous ? »

Mouvement extraordinairement rapide, l’émancipation féminine a


renversé, en quelque 150 ans, un ordre vieux comme le monde. Elle s’est
imposée sans que le groupe qui en a bénéficié, les femmes, n’ait eu à
employer aucun des moyens habituellement nécessaires pour faire plier les
dominants et les contraindre à partager leur pouvoir. Elle n’a été arrêtée,
sinon très temporairement, ni par les changements de pouvoir ni par les
périodes de régression conservatrice, certaines avancées ayant même été
obtenues au milieu de celles-ci. Autrement dit, cette émancipation a tout l’air
d’un processus historique inexorable, global, largement indépendant des
contingences conjoncturelles et des volontés isolées. Mais si elle ne peut pas,
ou ne peut que très partiellement être expliquée par les combats féministes,
quels sont donc les facteurs qui en sont responsables ? Pour le comprendre, il
est nécessaire de préciser de quoi exactement les femmes ont dû se libérer.
Chapitre 2
La domination masculine et ses déterminants
Marx avait posé cette question : « Qu’est-ce qu’un
esclave nègre ? Un homme de race noire. Cette
explication a autant de valeur que la première. Un nègre
est un nègre. C’est seulement dans des
conditions déterminées qu’il devient esclave. Une
machine à filer le coton est une machine pour filer le
coton. C’est seulement dans des conditions déterminées
qu’elle devient du capital. Arrachée à ces conditions,
elle n’est pas plus du capital que l’or n’est par lui-même
de la monnaie ou le sucre le prix du sucre. » On pourrait
paraphraser ainsi : Qu’est-ce qu’une femme
domestiquée ? Une femelle de l’espèce. Cette
explication a autant de valeur que la première. Une
femme est une femme. C’est seulement dans des
conditions déterminées qu’elle devient une domestique,
une épouse, un bien meuble, une minette du club
Playboy, une prostituée ou un dictaphone humain.
Arrachée à ces conditions, elle n’est pas plus
l’assistante de l’homme que l’or n’est par lui-même de
la monnaie, etc. Quelles sont donc ces relations sociales
qui font qu’une femelle devient une femme opprimée ?
Gayle Rubin, « L’Économie politique du sexe » (1975)
– L’idée est que nous travaillions ensemble, d’égal à
égal.
– Ah ! On en reparlera quand il faudra porter quelque
chose de lourd.
OSS 117

La domination masculine, un invariant historique

Pour comprendre le caractère extraordinaire du processus de


l’émancipation féminine, il faut revenir au monde d’avant, celui qui a été
renversé – sinon par le féminisme, du moins parallèlement à son
affirmation – au profit du monde relativement égalitaire dans lequel nous
avons la chance de vivre aujourd’hui. En effet, s’il est une chose sur
laquelle tous sont d’accord, les féministes comme leurs opposants
conservateurs, les chercheurs comme les profanes, c’est l’idée que, jusqu’à
il y a quelque 150 ans, le monde entier vivait sous le régime d’une
domination exclusive des hommes, dont l’ampleur était sans commune
mesure avec les reliquats de sexisme et de discrimination qu’on rencontre
jusqu’à aujourd’hui dans nos sociétés.
Cette idée n’est sérieusement contestée par personne. Que ce soit pour le
saluer – c’est le cas de la grande majorité des opinions occidentales, en
particulier de leur segment de gauche – ou pour le déplorer – c’est le cas
des autorités religieuses fondamentalistes et d’une partie de l’extrême
droite –, tous reconnaissent que les femmes jouissent aujourd’hui, dans le
monde et particulièrement en Occident, d’une situation incomparablement
supérieure à celle de leurs sœurs des périodes antérieures. Si l’on se
concentre sur les pays occidentaux, les débats portent essentiellement sur le
degré de la domination masculine passée et surtout sur l’ampleur de ses
restes. Pour violents qu’ils soient parfois, ils masquent un accord de fond :
les femmes viennent de sortir d’un long état d’infériorité pour accéder à une
égalité formelle et, de façon croissante, à une égalité réelle.
Une large part des querelles se concentre sur des questions de
vocabulaire, les passions qui entourent les notions telles que le patriarcat
empêchant souvent un échange de vues apaisé. Ce sont en partie ces
problèmes de vocabulaire qui ont provoqué la réaction épidermique des
féministes au dernier ouvrage d’Emmanuel Todd. On lui a ainsi reproché de
nier la réalité du patriarcat. Todd rejette en effet ce concept, qui « n’apporte
que de la confusion », lui reprochant d’avoir « dynamité l’anthropologie1 »
en ramenant la grande variété des structures familiales, de la préhistoire
jusqu’à aujourd’hui, à une configuration unique, celle d’une domination
sans partage des hommes sur les femmes. Or, selon Todd, cette domination
présente une importante gradation : à partir d’un rapport entre les sexes
relativement égalitaire dans les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs –
le relativement est ici important –, différentes parties du globe présentent
ensuite des degrés divers d’abaissement du statut des femmes, selon la
structure de la famille qui y a prévalu : nucléaire bilatérale, souche
patrilinéaire ou communautaire. Pour schématiser, à partir d’une famille
originelle nucléaire bilatérale, la sophistication des structures familiales a
progressivement aggravé l’inégalité entre les sexes dans les régions
centrales de l’axe Pékin-Bagdad-Ouagadougou (PBO), les régions
périphériques ayant conservé des structures familiales moins inégalitaires et
un statut des femmes plus élevé. Cependant, Todd le répète à de
nombreuses reprises, jamais jusqu’à l’époque contemporaine les relations
entre les sexes n’ont été marquées par une vraie égalité. Même dans la
configuration la plus favorable, celle de la famille nucléaire bilatérale qui
avait cours chez les chasseurs-cueilleurs, dans le monde anglo-saxon ou
dans le bassin parisien de la Renaissance, les structures familiales ont
toujours été caractérisées par une certaine « patridominance », c’est-à-dire
une prééminence de l’homme sur la femme2. Cette prééminence avait beau
y être moindre que dans les sociétés patrilinéaires, surtout dans leur variante
communautaire – typique du monde arabo-musulman et de la Chine –, où
les femmes étaient réduites au statut d’objets échangés entre clans
familiaux, elle n’en était pas moins supérieure aux inégalités qu’on
rencontre aujourd’hui dans les pays occidentaux.
Todd confirme là quelque chose que les anthropologues savent depuis
longtemps : la domination masculine est un invariant universel de l’histoire
et de la préhistoire humaines. Toutes les sociétés primitives sont fondées sur
une division sexuelle du travail, le monopole masculin de la chasse et de la
guerre, et la théorisation subséquente, plus ou moins poussée, de la
supériorité des hommes sur les femmes – on reviendra sur les controverses
récentes impulsées par les féministes au sujet de ce consensus –, qui se
perpétue ensuite à travers toutes les vicissitudes de la marche des siècles.
Françoise Héritier a popularisé cette observation sous le terme de « valence
différentielle des sexes », soulignant que les différences biologiques entre
les mâles et les femelles de l’espèce humaine se sont dès les débuts de
l’humanité et jusqu’à très récemment traduites par une hiérarchisation
sociale des rôles sexués et par une relation de pouvoir d’un sexe sur l’autre3.
Certes, pour les anthropologues, la définition du patriarcat renvoie aux
structures familiales complexes que Todd qualifie de famille
communautaire – clans familiaux strictement patrilinéaires qui font
cohabiter plusieurs générations sous l’autorité du patriarche – et qui
correspondent à un statut de la femme particulièrement dégradé. Les auteurs
féministes, comme Christine Delphy, et à leur suite les militantes
féministes, donnent à ce terme une définition bien plus large, celle d’une
domination des hommes sur les femmes, jusque dans les sociétés
industrielles4, qui correspond à ce que Todd qualifie de « patridominance ».
Il est certes dommage de négliger ainsi les gradations de la domination au
profit d’un terme unique. Todd n’est d’ailleurs pas le seul à la regretter.
Gayle Rubin, une des figures tutélaires du féminisme anglo-saxon et des
études du genre, note elle aussi que le terme de patriarcat risque
« d’engendrer une confusion » :
« Le terme “patriarcat” fut introduit pour distinguer les forces qui maintiennent le sexisme d’autres
forces sociales, tel le capitalisme. Mais l’usage du terme “patriarcat” masque d’autres distinctions.
C’est comme si on utilisait le terme “capitalisme” pour référer à tous les modes de production, alors
que l’utilité du terme réside précisément en ce qu’il établit une distinction entre les différents
systèmes par lesquels les sociétés sont organisées et pourvoient à leurs besoins5. »

Voyant dans le patriarcat « une forme spécifique de dominance


masculine », Gayle propose de parler en général, « faute d’un terme plus
élégant », de « système de sexe/genre ».
Cependant il est spontanément évident à n’importe quel profane que le
mot patriarcat, commandement du père, et le néologisme patridominance
sont étymologiquement très proches. Par amour du consensus, plutôt que
d’inventer un nouveau terme, Todd aurait pu appeler les féministes à
nuancer leur propos en parlant par exemple de « patriarcat total », de
« patriarcat modéré » et de « patriarcat léger ». Après tout, peu importe le
terme – patriarcat, patridominance, prééminence masculine (Todd utilise
également ce terme), domination masculine (Bourdieu6), viriarcat (Nicole-
Claude Mathieu7), sexage (Colette Guillaumin8)… –, l’important est de
noter que, malgré la grande variété des sociétés humaines, toutes donnaient
à l’homme une place supérieure à celle de la femme. L’universalité de la
domination masculine n’a pas d’équivalent dans l’organisation sociale : les
autres inégalités sont variables d’une société à l’autre, et parfois absentes ;
une seule apparaît comme une constante anthropologique, l’inégalité entre
les hommes et les femmes, qui remonte à la nuit des temps. Cette
universalité fait d’autant mieux apparaître le caractère révolutionnaire de
l’émancipation des femmes depuis quelques décennies. Elle pose également
la question épineuse de sa cause. Ainsi, l’Introduction aux études sur le
genre, un des manuels de référence dans ce domaine, note bien dès les
premières pages que « la domination masculine semble s’imposer comme
un trait quasiment universel des sociétés humaines, ce qui invite à
s’interroger sur ses fondements9 ».

L’énigme des origines

Remonter aux débuts de l’humanité, c’est-à-dire au paléolithique, est


difficile, vu la pauvreté des vestiges archéologiques et l’inexistence de toute
autre trace de ce passé lointain. Pour apprécier les conditions de vie de nos
ancêtres, les paléoanthropologues utilisent le peu de données matérielles
dont ils disposent, mais aussi, depuis le xixe siècle, l’observation des
sociétés de chasseurs-cueilleurs restées à l’état primitif, sans contact avec la
civilisation moderne. Le constat qu’amène cette observation est sans appel :
toutes ces sociétés sont fondées sur une division sexuelle du travail et le
monopole masculin de la chasse (il est d’ailleurs paradoxal à cet égard que
la chasse, chez les anciens Grecs et Romains, ait été associée à une déesse –
Artémis-Diane – plutôt qu’à un dieu). Emmanuel Todd, qui cartographie ce
phénomène à partir de l’Atlas ethnographique de George Peter Murdock –
base de données qui répertorie plus d’un millier de peuples –, le souligne
lourdement : « C’est la carte la plus extraordinaire de répartition d’un trait
social que j’aie jamais contemplée de ma vie : aucune variation […]. Ce
sont toujours les hommes qui chassent. […] Le niveau d’homogénéité pour
la chasse est stupéfiant10. »
Le rôle des hommes et des femmes dans la chasse

Comment expliquer cet invariant ? Cette question, parfaitement naturelle,


suscite un grand malaise, particulièrement chez les féministes, mais aussi
dans le monde des sciences sociales. Le sujet est éminemment sensible, car
il touche à la ligne de partage entre l’inné et l’acquis, la nature et la culture,
nœud de bien des tabous contemporains. Les dérives scientifiques des
totalitarismes du xxe siècle – le racisme eugéniste nazi, le lyssenkisme
soviétique – ont dressé un mur entre les sciences sociales et les sciences
naturelles, toute tentative de l’enjamber pour faire dialoguer ces disciplines
devenant fondamentalement suspecte. Dans le cas du thème qui nous
occupe, la sensibilité est plus exacerbée encore, toute référence à la
« nature » étant immédiatement perçue par les militantes féministes comme
réactionnaire. « L’idéologie féministe récente, qui voudrait que tout soit
construction sociale, se débat face à un mur statistique qui indique pourtant
clairement qu’il s’agit d’un fait de nature », remarque Emmanuel Todd11.
Osant prononcer le mot « nature », Todd n’explique cependant pas en quoi
la chasse serait plus « naturelle » pour l’homme que pour la femme – il note
même que les berdaches, femmes des tribus indiennes adoptant un rôle
masculin, étaient autorisées à chasser et le faisaient bien. En somme, il ne
fait que titiller le taureau en lui montrant un chiffon rouge, mais s’arrête sur
le pas de l’arène.
Prudence scientifique ou crainte de la polémique, lorsque la question des
origines de la domination masculine leur est posée ou qu’ils se la posent
eux-mêmes, la plupart des historiens et anthropologues préfèrent botter en
touche, n’effleurant le problème que du bout des lèvres. Il me semble
pourtant fondamental de l’aborder, car, contrairement à ce qu’essaient
parfois de dire les manuels de sciences humaines, gênés par cette question
et désireux de l’évacuer au plus vite, le point de départ n’est indifférent ni
pour les conjectures quant au développement futur d’un phénomène ni pour
les actions à entreprendre pour le canaliser. Gayle Rubin fait la même
remarque :
« [L]’analyse des causes de l’oppression des femmes fonde toute estimation de ce qu’il faudrait
exactement changer pour réaliser une société sans hiérarchie de genre. Ainsi, si la cause de
l’oppression des femmes réside dans l’agression et la dominance masculines, alors le programme
féministe devrait logiquement exiger soit l’extermination du sexe incriminé, soit encore un plan
d’eugénisme pour modifier sa personnalité. Si le sexisme est un sous-produit de l’implacable appât
du gain du capitalisme, alors le sexisme disparaîtrait avec l’avènement d’une révolution socialiste
réussie. Si la grande défaite historique du sexe féminin s’est produite par intervention d’une révolte
armée patriarcale, alors il est temps que les guérillas amazones commencent à s’entraîner dans les
Adirondacks12. »

Disons d’emblée que l’intérêt d’une théorie explicative dépend de sa


capacité à rendre la réalité lisible : une bonne théorie est comme la lumière
d’une lampe – ou d’un astre, selon son niveau de généralité – qui éclaire
une pièce ou un paysage cachés dans l’obscurité, nous permettant de voir et
de comprendre une logique qu’auparavant on ne voyait pas. Une explication
peut être non évidente, contre-intuitive ; mais, une fois qu’elle est donnée,
elle a un pouvoir éclairant sur la réalité. À l’inverse, une mauvaise théorie
conduit à des impasses logiques ; les contorsions explicatives qu’elle oblige
à faire indiquent infailliblement le faux, fruit de l’idéologie. Dans le cas qui
nous occupe, s’il est vain d’attendre des preuves irréfutables – les preuves,
on l’a dit et on y reviendra, sont rares s’agissant du paléolithique –, il faut
du moins s’entendre sur les hypothèses plausibles qui exploitent au mieux
les données dont on dispose et qui permettent une lecture cohérente et
intelligible de l’histoire de l’humanité.
En l’occurrence, si l’on schématise beaucoup, face à l’énigme à expliquer
– la constante anthropologique stupéfiante que constituent le monopole
masculin de la chasse dans les sociétés primitives et la domination des
hommes sur les femmes dans toutes les sociétés jusqu’à la nôtre –, deux
grands types d’explication dominent ou ont dominé les débats : la nature ou
la culture, l’inné ou l’acquis. Les philosophes, théologiens, moralistes et
savants ont, durant des siècles, soutenu que les femmes sont physiquement
et moralement inférieures aux hommes, et qu’il est donc normal qu’elles
soient dominées. Les tenants des gender studies ont, à partir de la deuxième
moitié du xxe siècle, avancé l’idée contraire : les hommes et les femmes
sont strictement égaux, tant physiquement que moralement, et la
domination des hommes sur les femmes ne procède que de facteurs sociaux
et idéologiques. L’indigence de la première théorie, réfutée par l’expérience
grandeur nature des dernières décennies, durant lesquelles les femmes
participent à bien des sphères d’activité qui leur étaient jadis interdites, n’a
plus besoin d’être démontrée. Mais la seconde théorie amène son lot de
contradictions.
En effet, les historiens et les sociologues ont eu raison de souligner le
caractère social des interdits qui ont pesé à différentes époques sur les
femmes – celui d’hériter, de travailler, d’ester en justice, de voter ou de
diriger – et des croyances en leur infériorité intellectuelle et morale. Leurs
explications ont indéniablement apporté un surplus de compréhension,
éclairant des phénomènes jusque-là obscurs (comment, alors que les
femmes sont naturellement bêtes et frivoles, Marie Curie a-t-elle pu
découvrir le radium et, en prime, diriger un laboratoire universitaire ? – ne
nous y trompons pas, cette question qui nous paraît naïve ne l’était pas
forcément pour les contemporains de Marie Curie, qui tendaient à voir son
succès comme une exception extraordinaire). Cependant, pointer un fait
social n’est pas en expliquer l’origine, et un fait social universel exige une
explication convaincante.
En effet, à la différence de la plupart des autres faits sociaux, qui varient
grandement d’une société à l’autre, et dont on peut espérer expliquer
l’apparition par les contingences historiques de chacun des contextes, la
domination des hommes sur les femmes est observée partout, dans toutes
les sociétés humaines jusqu’à la nôtre, quelle qu’ait été, par ailleurs, leur
variété. Si à chaque époque donnée cette domination s’explique, en effet,
très bien par la domination passée, on en vient inévitablement à la question
que pose Nicole Bacharan à Françoise Héritier dans La Plus Belle Histoire
des femmes : « Pourquoi [à l’origine de l’humanité] les femmes ont-elles
accepté cette situation13 ? »
Yuval Harari exprime la même perplexité. Il souligne, certes, la tendance
des inégalités et des dominations à se perpétuer par enracinement des
préjugés dans la culture :
« De tels cercles vicieux peuvent durer des siècles, voire des millénaires, prolongeant une hiérarchie
imaginaire née d’un événement historique aléatoire. Loin de s’atténuer, les discriminations injustes
empirent souvent avec le temps. L’argent va à l’argent, la pauvreté entretient la pauvreté. L’éducation
profite à l’éducation, l’ignorance perpétue l’ignorance14. »

Mais il note également la différence de l’inégalité entre les sexes par


rapport à toutes les autres injustices de l’histoire :
« Le patriarcat est si universel qu’il ne saurait être le produit d’un cercle vicieux né d’un simple
hasard. […] Il est bien plus probable que, même si la définition précise d’“homme” et “femme” varie
d’une culture à l’autre, il existe une raison biologique universelle qui explique que la quasi-totalité
des cultures aient mis la virilité plus haut que la féminité15. »
On en revient donc à la question des éléments qui ont lancé ce cercle de
la domination – des éléments et non des événements, car, comme le note
Simone de Beauvoir, « aussi loin que l’histoire remonte, [les femmes] ont
toujours été subordonnées à l’homme ; leur dépendance n’est pas la
conséquence d’un événement ou d’un devenir, elle n’est pas arrivée16. »

L’impasse de la tautologie

Dans leur volonté de déconstruire les arguments naturalistes – les


femmes seraient plus faibles et moins agressives, et par conséquent
incapables de chasser –, nombre de chercheurs ont mis en avant le fait que
les interdits pesant sur la chasse et, souvent, sur toute une série d’autres
activités, sont moins pratiques que symboliques (religieux ou magiques).
Paola Tabet a ouvert la voie, situant l’origine de la domination des hommes
dans leur monopolisation des outils meurtriers, y voyant la preuve de ce que
cette domination n’aurait rien à voir avec la nature17. Alain Testart lui a
emboîté le pas en attribuant ces interdits à la croyance dans
l’incompatibilité entre différents types de sang – le sang menstruel des
femmes et le sang versé des animaux –, qui aurait exclu les femmes du
maniement des armes tranchantes et perçantes18.
L’explication de Testart, qui a été suivi par l’anthropologue américain
Robert Brightman, a eu beaucoup de succès auprès des féministes – elle est
par exemple endossée par Titiou Lecoq, auteur d’un des derniers essais
consacrés aux femmes « oubliées » et « effacées » par l’histoire19 –,
probablement parce qu’elle présente la domination masculine comme une
aberration fondée sur des croyances barbares et déraisonnables. Cependant,
elle ne fait que déplacer le problème :
« Car si ce sont les tabous et l’idéologie qui expliquent la société, qu’est-ce qui explique ces tabous et
cette idéologie ? Comment se fait-il que des croyances similaires aient été partagées par toutes les
sociétés d’un niveau de développement matériel semblable, si celui-ci n’intervient en rien dans leur
émergence ? Ni Testart, ni Brightman ne se hasardent sur cette voie difficile, se contentant de
suggérer que toute cette affaire de sang et d’objets pointus a certainement quelque chose à voir avec
la psychanalyse, ce qui, on en conviendra, a de quoi laisser lectrices ou lecteurs insatisfaits. Bref,
parties d’une critique d’un matérialisme trop naturaliste, leurs thèses se concluent par des positions
franchement idéalistes20. »
Les autres explications qui voient dans la domination masculine un
phénomène d’emblée idéologique souffrent du même défaut rédhibitoire : le
« point d’origine » auquel elles concluent doit lui-même être expliqué.
Paola Tabet peut bien soutenir que la domination provient de la
monopolisation, par les hommes, des outils meurtriers ; mais qu’est-ce qui a
permis aux hommes de monopoliser ces outils ? Colette Guillaumin peut
bien affirmer que la domination est due au rapport social d’appropriation
qu’elle nomme « sexage » (par parallélisme avec « esclavage ») ; mais
qu’est-ce qui a permis aux hommes d’établir ce rapport, universellement ?
Françoise Héritier peut bien montrer que la domination résulte de la volonté
des hommes d’accaparer le corps reproductif des femmes, fruit de leur
jalousie face au « privilège exorbitant d’enfanter » ; mais qu’est-ce qui leur
a permis d’y parvenir, en tout lieu de la planète ?
L’universalité du phénomène interdit de lui trouver des explications
conjoncturelles. Déplorant la tendance des féministes à voir dans la division
sexuelle du travail un phénomène uniquement idéologique, Emmanuel Todd
rappelle que :
« [Ce] monopole idéologique masculin de la chasse se vérifie pour tous les peuples de la terre,
lesquels ont divergé spatialement à des dates diverses, à partir de 100 000 AEC si on prend la sortie
d’Afrique comme point de départ, 200 000 ou 300 000 AEC si l’on tient compte des séparations
précédentes intra-africaines. Ce monopole idéologique se vérifie aussi bien chez les Aborigènes
arrivés en Australie vers 60 000 AEC, que chez les Européens installés vers 40 000 AEC, les Indiens
d’Amérique, qui ont passé le détroit de Béring vers 15 000 AEC au plus tard. Cette mutation
“idéologique” est donc intervenue à la source, à l’origine même de l’humanité, elle a été fixée,
puisqu’elle est retrouvée partout encore 3 000 générations plus tard. Qualifier, dans un tel contexte, la
division sexuelle du travail d’“idéologique” plutôt que de “naturelle”, c’est jouer sur les mots.
L’universalité du monopole masculin de la chasse me semble très proche d’autres universaux tels
que : les hommes peuvent apprendre à parler, ont un pouce opposable et voient mal dans le noir21. »

En proposant d’expliquer l’origine de la domination masculine par les


interdits sociaux et les constructions idéologiques, les féministes nous
invitent à adopter une vision absurde, tautologique, de l’histoire de
l’humanité, où un phénomène majeur n’a aucune cause, et ne doit
s’expliquer que par lui-même – une forme moderne de la théorie
aristotélicienne de la génération spontanée.
La notion d’avantage comparatif

Les raisons de la division sexuelle du travail sont pourtant très simples, et


ne nécessitent pas de mobiliser des hypothèses aussi complexes. Comme
souvent, la réponse se trouve à mi-chemin entre les deux bouts extrêmes du
spectre explicatif. On la trouve dans la plupart des travaux anthropologiques
– y compris chez les anthropologues très féministes, telle Françoise
Héritier : le monopole masculin de la chasse et de la guerre comme le statut
supérieur de l’homme sont la conséquence des contraintes physiques qui
pèsent à l’origine, et pendant des dizaines de milliers d’années, sur
l’humanité. Le très faible rendement du travail humain oblige nos ancêtres à
exploiter au maximum les avantages comparatifs de chaque sexe, pour
assurer la survie et réussir à élever les enfants qui, chez les humains, restent
exceptionnellement longtemps dépendants des adultes. Ces avantages ne
sont pas nombreux, mais, à une époque où les humains n’ont qu’une palette
très limitée d’outils, ils sont essentiels pour la perpétuation de l’espèce :
l’homme, ayant une stature plus grande et, à stature égale, une masse
musculaire plus importante que la femme, est – en moyenne – plus fort
physiquement, et l’est en permanence, sans coupures, entre l’adolescence et
la vieillesse ; la femme seule est apte à donner la vie et à nourrir les jeunes
enfants, tout en étant exposée, tout au long de sa vie, à de nombreuses
périodes de diminution plus ou moins importante de ses capacités de
locomotion, d’effort physique et de défense (règles, grossesses, périodes
d’allaitement) et au risque de mourir prématurément en couches, présent à
chaque enfantement.
Imaginons poser la question à un Martien : ayant deux types d’êtres
assurant à grand-peine le taux de reproduction nécessaire à la perpétuation
de l’espèce, dotés, chacun, des caractéristiques susmentionnées et
confrontés à une nature hostile, sans autres outils que leurs corps, leurs
cerveaux et quelques pointes de silex, comment organiseriez-vous le travail
du groupe, qui inclut le soin des enfants, la construction d’abris, la défense
du campement, la chasse du gibier, la cueillette des plantes, la confection de
vêtements et la préparation de la nourriture ? Un Martien recommanderait,
sans nul doute, pour maximiser le rendement du travail et les chances de
survie et de reproduction du collectif, de confier les tâches nécessitant une
vigueur et une vigilance permanentes ainsi que des déplacements loin des
campements (défense, chasse et construction d’abris) aux êtres dotés d’une
force physique supérieure non sujette aux ruptures, et les tâches
compatibles avec une force physique moindre et fluctuante (cueillette,
confection de vêtements, préparation de nourriture, soin des enfants) aux
êtres qui se consacreront à la mission essentielle de reproduction – sans
laquelle le groupe dépérit.
L’utilité de la division du travail a été contestée par Testart et Brightman,
qui, pour prouver le rôle déterminant de « l’idéologie du sang », ont cherché
à établir que la spécialisation des tâches n’avait apporté aux sociétés
primitives aucun avantage. Cependant, cette contestation reste isolée et on
ne peut que suivre Christophe Darmangeat qui y voit une contradiction
logique avec toute la suite de l’histoire économique :
« Lorsqu’on considère l’ensemble de l’histoire de l’humanité, l’approfondissement continu de la
division du travail apparaît comme la clé de la progression fantastique de la productivité. Dès lors,
comment le premier pas en ce sens, même minime, aurait-il pu n’avoir aucune incidence positive ?
Si, de notre point de vue contemporain, la division du travail du Paléolithique ou des chasseurs-
cueilleurs actuels, limitée peu ou prou à deux groupes, paraît rudimentaire, elle constituait
vraisemblablement, à l’époque, une avancée décisive22. »

C’est sur cette même utilité qu’insiste Emmanuel Todd qui rappelle à de
multiples reprises qu’avant d’être un instrument de domination, la division
sexuelle du travail a été un moyen d’augmenter l’efficacité de l’unité de
production-consommation qu’est le couple, en vue de la lourde tâche de
survivre et d’élever des enfants.
Les deux éléments constitutifs de l’avantage comparatif des hommes en
matière de chasse, ici cités – le dimorphisme sexuel et l’entrave que
constitue l’enfantement pour la mobilité –, ont été abondamment contestés
dans les écrits féministes, mais les arguments avancés ne résistent pas à
l’examen.
Le dimorphisme sexuel, évident dans l’humanité contemporaine – il est
par exemple au fondement de la séparation des femmes et des hommes dans
toutes les compétitions sportives –, est probablement présent dès l’origine
de notre espèce, comme il l’est chez la plupart des mammifères, et
notoirement chez nos cousins les grands primates. Si l’on ne peut exclure
que la sélection naturelle l’ait renforcé, la thèse extrême de Priscille
Touraille – le dimorphisme sexuel serait la conséquence de la domination
masculine, les hommes ayant privé les femmes de l’accès aux protéines23 –
est très discutable, et ne semble pas partagée par la plupart des
paléoanthropologues, pour lesquels la stature reste un élément important de
sexuation des squelettes. Quant à l’argument consistant à supposer que, vu
leurs conditions de vie, la femme préhistorique comme celle des sociétés
agricoles primitives étaient bien plus robustes que la femme d’aujourd’hui,
il tombe sous le sens ; mais l’homme était également plus puissant que son
homologue contemporain, de sorte que l’avantage comparatif ne fait que se
déplacer. Quelles que soient l’époque et les conditions de vie, le problème
n’est pas la force physique maximale qu’une femme peut développer, en
valeur absolue – nombre d’entre elles sont capables d’abattre un arbre et de
tuer une bête (ou un homme) –, mais le rapport entre la force physique
moyenne des deux sexes.
On ne saurait, à ce propos, être davantage d’accord avec l’historien
militaire Benoist Bihan, qui remarque que les représentations actuelles sur
la prétendue égalité de robustesse physique moyenne des hommes et des
femmes sont fortement influencées par les fictions hollywoodiennes des
dernières décennies, qui mettent en scène des personnages féminins à la
force et à l’adresse surhumaines24 ; celles-ci ont parfois une explication
plausible (dans Matrix, c’est la réalité virtuelle qui donne à Trinity la
capacité de réduire ses adversaires en miettes et de marcher sur les murs),
mais le plus souvent non, le cas-limite d’exagération assumée étant la satire
Kill Bill où la très frêle Uma Turman soulève, au bout de son fin bras tendu,
un homme embroché à la pointe de son épée. L’influence de ces plaisantes
fictions est loin d’être nulle : après la sortie du film Tigre et dragon, en
2000, les dojos parisiens ont vu débarquer des cohortes de filles désireuses
de devenir aussi fortes que Michelle Yeoh et Zhang Ziyi ; l’intention était
louable, mais l’expérience de la confrontation avec leurs homologues
masculins, parfois décevante – comme l’est souvent, rappelle Benoist
Bihan, celle des femmes qui s’engagent dans l’armée en s’imaginant prêtes
pour un corps-à-corps égalitaire.
L’idée selon laquelle les femmes étaient, à la préhistoire, aussi mobiles
que les hommes est également douteuse. Il est exact que les femmes du
paléolithique n’avaient pas autant d’enfants que les femmes des sociétés
agricoles qui ont suivi – on y reviendra. Les intervalles intergénésiques
étaient, chez les chasseurs-cueilleurs, de l’ordre de quatre ans ; mais ces
délais étaient entre autres le produit de l’allaitement prolongé qui était
pratiqué, dans ces sociétés, jusqu’à un âge très avancé – pas forcément ou
pas uniquement parce que ces populations avaient identifié la vertu
contraceptive de cet usage, mais parce que le mode d’alimentation des
chasseurs-cueilleurs, basé sur la venaison et incluant peu de céréales,
rendait malaisée une diversification trop précoce, et interdisait le sevrage
total avant un certain âge. Or si une femme en excellente forme physique –
et il ne fait pas de doute que les femmes de cette époque l’étaient en très
grande majorité – peut sans problème se déplacer sur de longues distances
lors des changements de camp ou pour assurer la cueillette des plantes, ces
déplacements devaient se faire soit avec les enfants, soit dans une zone
relativement proche du camp, pour être en mesure de continuer à les
nourrir, alors que la chasse au gros gibier impliquait des sorties pouvant
durer plusieurs jours. Aussi, quelque précieux qu’ait pu être, à cette époque,
le rôle des grand-mères – au demeurant forcément limité par une espérance
de vie bien plus courte que la nôtre –, il est peu probable que celles-ci aient
pu permettre à la femme préhistorique de vivre libérée de ses enfants,
comme le suggère avec beaucoup de légèreté Titiou Lecoq25. Quant aux
capacités de déplacement de la femme enceinte, il sera a fortiori permis de
ne pas les comparer à celles d’un homme. Répétons une dernière fois : une
femme, hors périodes de grossesse et d’allaitement, pouvait certainement
bouger – et chasser – aussi bien qu’un homme ; mais les femmes en tant
que groupe, étant donné ces périodes de diminution plus ou moins
importante de la mobilité, étaient moins indiquées pour se spécialiser dans
les tâches exigeant une disponibilité totale pour de longs déplacements.
Françoise Héritier ne dit pas, au fond, autre chose :
« [Le] contrôle [des hommes sur les femmes] est rendu possible par le handicap qui double le
pouvoir de fécondité : la femme enceinte ou qui allaite a une moins grande aptitude à la mobilité que
l’homme. On a pu ainsi montrer que chez les Bushman, chasseurs-cueilleurs nomades, sans animaux
domestiques pour fournir du lait, un homme parcourt entre cinq et six mille km par an, une femme
entre deux mille et trois mille. […] L’entrave à la mobilité n’implique pas pour autant une infériorité
des aptitudes physiques (ni, a fortiori, des aptitudes intellectuelles), cependant, elle a dû entraîner un
certain type de répartition des tâches, au sein des sociétés préhistoriques d’hommes sauvages,
chasseurs-collecteurs, qui dépendaient uniquement de la nature […]. Aux hommes la chasse aux gros
animaux et la protection des désarmés contre les prédateurs de tous ordres, aux femmes la
surveillance des jeunes non sevrés et la collecte des ressources alimentaires d’accès plus facile que le
gros gibier (on ne chasse pas aisément avec un bébé accroché au flanc) : répartition qui naît de
contraintes objectives et non de prédispositions psychologiques de l’un et l’autre sexe aux tâches qui
leur sont de la sorte imparties, ni d’une contrainte physique imposée par un sexe à l’autre26. »
L’immédiate spirale idéologique

On bute donc bien, aux origines de notre espèce, contre la nature et la


biologie, plus précisément contre le fonctionnement reproductif de notre
espèce confrontée à l’impératif de survie dans un environnement hostile.
Chez les animaux, on en reste là : les mâles et les femelles de chaque
espèce assurent parfois des rôles spécifiques, sans que ces rôles soient
habillés d’un raisonnement ni se colorent d’un folklore particulier. L’être
humain ayant pour propriété de vouloir donner du sens à tout ce qu’il
observe et endure, la différence entre les sexes, mais aussi leurs avantages
comparatifs et la division du travail sexuel qui en résulte sont
immédiatement traduits en termes normatifs, c’est-à-dire en culture.
Contraint de choisir une voie par nécessité objective, il lui donne le statut
de destin, transformant ce qui est en ce qui doit être. D’une simple
adaptation pratique, le monopole de la chasse devient un droit et une
occasion de se distinguer. Et qui dit monopole de la chasse, dit monopole
des armes ; qui dit monopole des armes, dit monopole de la violence, donc
possibilité de contrainte. À partir de là, le « cercle » qu’évoque Harari est
lancé.
Voici comment Christophe Darmangeat schématise ce processus :
« Nées de contraintes objectives, les croyances visant à éloigner les femmes de la chasse ont en
quelque sorte outrepassé leur but premier. […] Une fois formulées en termes d’incompatibilité entre
le sang des femmes et les armes létales, les nécessités objectives, qui poussaient à écarter
temporairement, et pour des raisons pratiques, les femmes de certaines tâches, se sont en quelque
sorte étendues de proche en proche, dépassant leur objectif initial. […] De temporaire et dictée par
des nécessités pratiques, l’exclusion est (rapidement ?) devenue permanente et justifiée par des
impératifs magico-religieux27. »

Il explique surtout très bien la particularité qui est en général exhibée par
les féministes comme la preuve de l’inanité de tout argument
« naturaliste », à savoir le fait que les interdits, dans les sociétés primitives,
s’étendent souvent non seulement à la chasse, mais à un grand nombre
d’activités dont les femmes n’ont aucune raison objective d’être exclues
(par exemple, allumer le feu) :
« Non seulement les croyances liées au sang féminin devaient-elles systématiser l’antinomie entre les
femmes et la chasse, mais elles allaient fatalement contaminer, par mimétisme et généralisation,
d’autres activités. Le “ressort subjectif” de cette extension était la proximité symbolique de l’objet de
travail avec le sang ; on a déjà parlé de l’assimilation du jaillissement du feu, puis du métal en fusion,
à l’écoulement sanglant. Les prohibitions touchant au travail de la pierre et d’une manière générale,
de toutes les matières dures, procèdent du même élan. Toujours est-il que, par cette extension du
symbolisme subjectif, la division sexuelle du travail a pu elle aussi gagner en étendue et concerner
d’autres procès de travail. Partie d’une base objective, la division sexuelle du travail s’est ainsi
étendue selon des modalités largement arbitraires28. »

Avec le monopole de la faculté de tuer – le gibier, mais aussi l’ennemi –


et le rôle prépondérant dans le travail créatif sur l’environnement que lui
assure sa place minime dans le processus reproductif, l’homme acquiert un
statut de dominant, qu’il est d’autant moins enclin à abandonner que –
Françoise Héritier a raison d’insister sur ce point – il lui donne la
possibilité de contrôler sa progéniture. C’est ainsi qu’on se retrouve, malgré
la grande diversité des coutumes locales attachées aux différences sexuelles,
bien décrite par Margaret Mead29, avec la constante anthropologique
universelle de la supériorité masculine. Pour résumer, confier aux hommes
la tâche de chasser et de faire la guerre était une bonne idée du point de vue
de la survie de l’espèce ; mais cela a joué un sale tour aux femmes, pour le
reste de l’histoire – jusqu’à nos jours.

Le rasoir d’Ockham

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire d’expliquer pourquoi, dans


l’exploration des avantages comparatifs qui ont donné lieu à la division
sexuelle du travail, on s’arrête à deux éléments : le dimorphisme sexuel et,
surtout, les spécificités du processus reproductif humain. En effet, si la
question est largement occultée en France, dans les pays anglo-saxons, toute
une branche de la psychologie évolutionniste s’intéresse aux différences
biologiques entre les sexes et met en avant bien d’autres caractéristiques,
notamment psychologiques, que les hommes et les femmes auraient
acquises du fait de la sélection naturelle et de l’évolution subséquente de
notre espèce30.
En France, c’est Peggy Sastre qui a fait connaître ces arguments, en les
présentant d’une manière très personnelle, souvent pleine d’humour. Se
revendiquant « évoféministe » (féministe évolutionniste), elle soutient ainsi
que « la domination masculine n’existe pas » au sens où ce sont les femmes
elles-mêmes qui, dans les conditions de survie qui ont prévalu pour notre
espèce pendant des dizaines de millénaires, ont favorisé via leur stratégie
reproductive la sélection des gènes responsables de l’agressivité et de la
robustesse physique des hommes, dans la mesure où ces caractéristiques
leur donnaient de meilleures chances de survie31. La personnalité de Peggy
Sastre est clivante, peut-être en partie à cause de son style, et certaines
théories auxquelles elle fait référence – par exemple l’utilisation de l’indice
de Manning pour mesurer le taux d’exposition fœtale aux hormones mâles –
ne font pas consensus, donnant lieu à des batailles par articles interposés
entre scientifiques qui la critiquent et ceux qui la soutiennent.
Si je trouve raisonnable le postulat que Peggy Sastre a le courage de
formuler dans un paysage intellectuel pour le moins hostile, celui de la
nécessité de tenir compte de la biologie dans tout raisonnement réaliste, et
salutaire la volonté qui l’anime, celle de mieux comprendre le réel pour
mieux dépasser les contraintes qui pèsent sur les femmes, la plupart des
éléments qui retiennent son attention et qu’elle cherche à expliquer – la plus
grande propension des hommes au risque, leur agressivité plus importante
ou toute autre particularité psychologique, intellectuelle ou morale – ne me
semblent pas utiles pour expliquer les origines de la domination masculine.
Le schéma exposé ci-dessus est suffisant ; il est possible, sans faire appel à
de quelconques différences psychologiques, d’expliquer ce qui s’est passé
par les deux seules variables strictement matérielles qu’on a retenues.
Or pluralitas non est ponenda sine necessitate, les multiples ne doivent
pas être utilisés sans nécessité, nous conseille Guillaume d’Ockham. Le
principe d’économie de l’explication, adopté par les sciences, exige de
renoncer aux hypothèses complexes lorsqu’une hypothèse plus simple
suffit. C’est pourquoi je laisse de côté toute référence à la psychologie
évolutionniste – avant d’y revenir brièvement tout à la fin de ce livre,
lorsqu’il sera impossible de ne pas en discuter la portée.
Du reste, il serait aberrant d’invoquer l’argument de l’évolution pour en
expliquer le point de départ.
Le tabou de la biologie

L’explication schématisée plus haut est simple et logique ; elle a le mérite


de n’évacuer ni les facteurs naturels – non pas une quelconque
« infériorité » des femmes, mais les particularités du processus reproductif
de l’espèce humaine – ni les facteurs sociaux, qui donnent aux hiérarchies
qui en découlent une force prescriptive autonome. Au milieu du xxe siècle,
elle était considérée comme éminemment féministe ; exposée
magistralement par Simone de Beauvoir dans le premier tome du Deuxième
Sexe, qui déroule l’histoire de la domination masculine – largement oblitéré
aujourd’hui au profit du deuxième, qui expose les mécanismes sociaux de
domination persistant dans la société occidentale à l’époque de sa
publication –, elle a représenté une révolution cognitive pour les
contemporains.
L’exposé de Simone de Beauvoir – ou, du côté de la recherche, la
synthèse que propose Christophe Darmangeat – est un exemple de
« bonne » théorie qui réussit à éclairer ce qui, jusque-là, restait obscur.
Lorsque je l’ai découvert durant mes études, c’est ce que j’y ai apprécié : un
récit cohérent du passé des femmes, loin des incohérences idéologiques qui
le précèdent (et qui, hélas, lui succèdent). Quelle ne fut ma surprise lorsque,
quelques années plus tard, dans un séminaire du département de sciences
sociales de l’École normale supérieure, une chercheuse en gender studies –
je n’ai pas gardé le souvenir de son nom – a déclaré que Simone de
Beauvoir avait certes eu le mérite de montrer comment, sur l’entité
biologique « femme », la société imprime un rôle féminin particulier, mais
qu’elle avait eu le tort de conserver l’idée d’un « substrat biologique »
pouvant définir le sexe féminin. En un mot, Simone de Beauvoir, qui décrit
les mécanismes de l’aliénation mentale conduisant les femmes à accepter
leur situation dominée, ne s’était pas suffisamment libérée elle-même,
restant victime de l’illusion essentialiste. L’ensemble des normaliens
présents opinant gravement du chef, j’ai cru assister à une séance d’hypnose
collective : mon esprit cartésien n’arrivait pas à se figurer pourquoi la
critique du tout-biologique devait amener à la négation de la biologie ; et
pourtant je semblais être la seule à être gênée par ce saut périlleux. J’ai levé
la main pour demander si j’avais bien compris ; on m’a rendu un regard de
commisération – je n’étais visiblement pas plus libérée que Simone de
Beauvoir, et en l’an 2000, je n’avais plus d’excuse. Je venais de pénétrer
dans le royaume de l’absurde, qui n’a depuis fait qu’étendre son empire,
reléguant les théories raisonnables au rang de balbutiements naïfs ou, pire,
de préjugés réactionnaires.
Le raisonnement qu’a tenu devant moi cette chercheuse se retrouve
presque mot pour mot dans les écrits de la « deuxième vague » du
féminisme et dans les manuels qui les présentent. Ainsi, Christine Delphy
affirme que la question est de savoir si « quand on met en correspondance le
genre et le sexe, […] on compare du social à du naturel ; ou est-ce qu’on
compare du social avec encore du social […]32 ? ». Même chose chez Judith
Butler : « Pour Butler, la première critique sur laquelle le concept de genre
s’est construit reste […] empêtrée dans l’idéologie biologique : postuler la
construction sociale d’un phénomène implique comme prémisse qu’il existe
une nature stable et antérieure à construire socialement33. » Philippe
Descola et Thomas Laqueur expriment des vues similaires. Au total, notent
les auteurs de l’Introduction aux études sur le genre, « s’observe ainsi, dans
les années 1990, un changement notable dans la manière de concevoir la
dyade sexe/genre. Non seulement le genre – sexe social – n’est pas
déterminé par le sexe, mais le sexe lui-même n’est plus appréhendé comme
une simple réalité naturelle34 ». Comme quoi, j’avais bien compris et bien
retenu l’idée ; vingt-deux ans plus tard, elle continue à m’apparaître comme
parfaitement spéculative et détachée de la réalité.
Le plus étonnant, c’est que les auteurs qui l’ont mise en orbite – Christine
Delphy, Monique Wittig, Colette Guillaumin – se qualifient elles-mêmes, et
sont qualifiées par d’autres, de matérialistes. Certes, elles ne sont pas les
seules. Ce mot semble, dans les travaux contemporains, totalement
arbitraire, son sens variant du tout au tout, et ne sert, je crois, qu’à donner à
ceux qui l’utilisent une contenance – c’est sérieux, le matérialisme. Le
manuel Introduction aux études sur le genre reconnaît d’ailleurs sobrement
que, dans les analyses théoriques féministes, « le mot “matérialisme” lui-
même peut […] prendre de multiples sens, recouvrant des projets
analytiques hétérogènes dont les compatibilités restent à construire35 ». Pour
les auteurs en question, ce qualificatif se rapporte à leur inspiration
marxiste : leurs travaux reprennent une critique structurelle du système de
domination, tout en remplaçant le capitalisme par le patriarcat en tant
qu’« ennemi principal ». On comprend l’analogie de l’approche, le genre
étant, comme la classe, un rapport social d’oppression et d’exploitation.
Mais il est quand même très ironique – Orwell aurait apprécié l’inversion
du sens – qu’on appelle matérialiste un courant qui nie la réalité de la
matière.
Notons par souci de précision que, depuis quelques années, on observe,
dans le champ des études féministes anglo-saxonnes, un timide mouvement
en sens contraire. Prenant le contre-pied du refus absolu de la biologie,
certains auteurs tentent d’ébaucher une approche multidisciplinaire en
appelant à ne pas exclure totalement la physiologie du raisonnement. Pour
se distinguer des « matérialistes » totalement opposés à toute mention de la
matière, ils prennent le nom de néomatérialistes. Quasiment inconnus en
France – l’Introduction ne leur réserve qu’une petite page –, ils restent loin
du franc-parler de Simone de Beauvoir. Les précautions oratoires qu’ils
prennent pour se prémunir contre toute suspicion de réhabiliter les
explications naturalistes donnent à leurs écrits et même aux résumés de
leurs travaux un aspect alambiqué :
« Avec la notion de “réalisme agentiel”, Karen Barad conceptualise ainsi l’agentivité de la matière,
considérant que la réalité émerge continûment des interactions et des enchevêtrements entre le social
et le naturel, interactions qu’elle décrit comme des “intra-actions“ pour communiquer l’idée que ces
réalités ne préexistent pas à leur mise en relation36. »

Mais, même alambiqués et timides, ces écrits ont le mérite d’exister. Les
sciences sociales européennes tendant à suivre les modes américaines avec
un temps de décalage, gageons qu’on verra, dans quelques années ou
décennies, débarquer sur notre continent des approches plus réalistes.
En attendant, l’explication esquissée plus haut apparaît aujourd’hui,
curieusement, presque aussi scandaleuse qu’à l’époque de Simone de
Beauvoir, mais ce sont les féministes qu’elle scandalise désormais. Elles ne
peuvent pas l’accepter, car elle implique une inégalité de départ, fruit de la
différence biologique des sexes voulue par le mode de reproduction
humaine. Cette inégalité de départ a donc des allures d’un fait moralement
neutre, car même si elle découle, comme le montre bien de Beauvoir, de
l’« impérialisme » de l’âme humaine, qui transforme tout avantage en outil
d’oppression d’autrui37, elle se fonde sur une nécessité objective. Pour le
dire autrement, le genre humain, étant ce qu’il est, n’aurait pas pu, au départ
– et pendant très longtemps –, s’organiser autrement, d’une façon plus
favorable aux femmes. Pour les féministes, cette idée est insupportable : il
faut que la domination masculine soit d’emblée sans excuse, à la fois
arbitraire et moralement condamnable. Comme celle des Blancs sur les
Noirs dans l’Amérique esclavagiste, elle doit être intégralement le produit
d’une histoire et d’une idéologie. La différence biologique n’étant, dans le
cas du racisme, qu’un préjugé, il faut qu’il en soit à 100 % de même pour
l’oppression des femmes. Le manuel Introduction aux études sur le genre
l’énonce explicitement en évoquant la « stratégie militante […] qui guide
le travail de rapprochement entre le genre et la race » :
« [Dans] les années 1970 les luttes contre le racisme ont forgé les instruments conceptuels d’une
“débiologisation” du concept de race et de déconstruction de la pensée raciste : il s’agissait de
démontrer, d’une part, que la race est une construction sociale naturalisée et, d’autre part, que cette
biologisation de la pensée est au fondement de l’oppression raciste. Ces instruments à la fois
politiques et analytiques étaient immédiatement disponibles pour critiquer le genre, lui aussi
longtemps pensé dans les termes de représentations spontanées de la nature et de la biologie38. »

Emportés par l’élan déconstructiviste, les auteurs de ces travaux refusent


de voir à quel point il est problématique de mettre sur le même plan la
« débiologisation » de la race et du sexe ; en effet, si la couleur de la peau
ne détermine, hors contexte social, aucune action de l’être humain (à part
éventuellement le fait de devoir se protéger davantage du soleil pour ceux
dont la peau est claire), le sexe biologique détermine, quel que soit le
contexte social, toute une série d’actions que les individus effectueront dans
leur vie et toute une série de contraintes qui pèseront ou ne pèseront pas sur
eux dans le domaine de la reproduction. Il est donc très étonnant, du point
de vue intellectuel – mais aussi moral et politique –, de les traiter de la
même façon.
Ce qui peut, évidemment, être traité de la même façon, ce ne sont pas la
race et le sexe ; ce sont le racisme et le sexisme, et c’est cela, en vérité, que
voudraient dire les féministes, et là où elles devraient s’arrêter. Le sexisme
consiste à exagérer les implications de la biologie dans les conduites
humaines en supposant que, puisque certaines d’entre elles en dépendent
étroitement, ce doit être le cas pour toutes les autres. C’est ce qu’exprime, à
strictement parler, Colette Guillaumin, citée dans le même manuel :
« Sexisme, racisme sont des naturalismes en ce qu’ils mettent en œuvre une foi, préverbiale et
préformelle, en l’origine “viscérale” ou “programmée” des conduites humaines. Ainsi celles-ci
seraient inscrites dans la nature et jailliraient d’une différence d’avant l’histoire, précédant les
relations réelles entre groupes39. »
Le chemin de l’erreur est clair : c’est en voulant combattre le sexisme,
qui consiste à assigner aux femmes une place et un rôle déterminés par leur
sexe, que les féministes en viennent à combattre l’idée de l’existence même
du sexe. Elles partent d’une bonne question et construisent un raisonnement
aussi juste que nécessaire – avant de dépasser la ligne d’arrivée pour se
perdre dans un excès absurde.
Dans leur désir de traquer l’essentialisme jusqu’à la dernière miette, les
féministes ont sans doute été encouragées par la spécificité de la sociologie
qui a inspiré et qui inspire beaucoup d’entre elles. Cette discipline s’affirme
à la fin du xixe siècle en rupture avec les autres sciences pour revendiquer
l’existence de « faits sociaux » sui generis, indépendants des faits
biologiques ou psychologiques, et nécessitant des explications tout autant
sui generis, de nature uniquement sociale. Cet ordre de causalité propre,
dans lequel le social détermine le social, était la condition d’existence de la
jeune science, désireuse de s’émanciper de ses consœurs plus anciennement
établies. Cependant, si cette attitude inconciliable a été précieuse pour
asseoir une nouvelle approche des phénomènes humains, son application
dogmatique tend aujourd’hui à enfermer la sociologie sur elle-même, dans
un soliloque souvent jargonnant et, plus grave, déraisonnable. On ne peut
qu’appeler les sociologues à dépasser ce complexe d’infériorité infantile
pour s’ouvrir au dialogue avec la biologie et les neurosciences, qui, à
rebours de leur orgueil passé, se montrent aujourd’hui humbles et prêtes à
croiser leurs données avec celles des sciences humaines40.
Pour résumer, en refusant de reconnaître tout effet des particularités
physiologiques des deux sexes sur leurs rapports tout au long de l’histoire,
les féministes confondent régime cognitif et régime normatif, explication et
jugement de valeur. Pour elles, reconnaître que l’inégalité historiquement
universelle entre les sexes tire son origine de leurs différences physiques,
c’est reconnaître implicitement l’infériorité des femmes. On peut les
comprendre : la fragilité physique des femmes a longtemps été un argument
pour établir leur incapacité intellectuelle et morale, et donc légale.
L’évoquer équivaudrait à souscrire à ce préjugé et à justifier l’oppression
des femmes, ne serait-ce qu’inconsciemment. L’empowerment passerait par
le refus de reconnaître quelque inégalité que ce soit et par l’affirmation
d’une égalité fondamentale dès l’origine, que la domination des hommes
aurait mystérieusement piétinée.
Caricaturer pour mieux réfuter

Si les arguments « biologiques » souffrent aujourd’hui d’un tel discrédit,


c’est aussi parce que, dans la controverse nature/culture ou inné/acquis, ils
sont systématiquement présentés de manière caricaturale, au point où il est
difficile de ne pas y voir de la mauvaise foi.
Ainsi, Yuval Harari, après avoir noté que l’universalité du patriarcat rend
l’explication purement idéologique impossible et affirmé qu’il faut
probablement lui chercher une cause biologique, énumère trois théories
explicatives : la force physique des hommes, leur agressivité, et la nécessité
pour la femme enceinte de bénéficier de l’aide d’un homme. Pour chacun
des facteurs, Harari répond qu’il ne saurait servir de base à la domination.
Ainsi, les hommes ne sont plus forts que les femmes qu’en moyenne et ne
sauraient donc les contraindre systématiquement ; les femmes ont
également été exclues d’un grand nombre d’activités ne nécessitant pas de
force physique ; surtout, cette force n’est pas forcément, voire n’est jamais
liée à une position sociale dominante : des vieillards affaiblis commandent
aux jeunes vigoureux de 20 ans, des planteurs chétifs aux esclaves à la forte
musculature, et plus généralement la force se rapporte plutôt au « sale
boulot » qui ne sied pas aux vrais dominants. Il en va de même pour la
capacité de violence : ceux qui profitent des guerres ne sont pas ceux qui les
font en première ligne, et les succès militaires ressortent plus des capacités
stratégiques que de l’agressivité. Enfin, l’aide de l’homme n’est pas
forcément nécessaire puisque les femmes peuvent s’entraider entre elles.
Pourtant, il n’y a aucun sens à démonter des explications strictement
biologiques, car personne, à ma connaissance, ne les met aujourd’hui en
avant. En effet, même si de telles images d’Épinal avaient bien cours au
e
xix siècle, il ne s’agit pas d’affirmer que la domination des hommes sur les
femmes procède d’une contrainte physique directe, chaque homme devant
traîner sa femme par les cheveux pour l’enfermer dans sa caverne. Ce ne
sont pas les différences physiques entre les hommes et les femmes, en soi,
qui sont responsables de l’inégalité originelle entre les sexes, mais la
division sexuelle du travail qui en a résulté, fruit de leurs avantages
comparatifs. Si la force physique supérieure des hommes a joué, de même
peut-être que leur plus grande propension à la violence – quoique, on l’a dit,
cette hypothèse ne soit pas forcément utile – et surtout leur liberté vis-à-vis
des contraintes de la procréation, c’est à travers la spécialisation des tâches
à laquelle elles ont donné lieu, les particularités physiques des deux sexes
étant exploitées au mieux par les sociétés primitives en vue de la survie du
groupe.
C’est pourquoi ni la supposition rhétorique de Harari – les femmes
n’avaient pas forcément besoin de l’aide des hommes pendant les gestations
puisqu’elles auraient pu s’entraider entre elles – ni celle de Titiou Lecoq qui
imagine que ce sont les grand-mères qui, à la préhistoire, ont gardé les
enfants pendant que les mères couraient par monts et par vaux, ne semblent
raisonnables. La contribution optimale de tous était nécessaire pour vivre
dans les conditions qui étaient celles de nos ancêtres. Les ressources des
membres du groupe âgés, en particulier des femmes, étaient certainement
mobilisées à leur maximum – et en ce sens, la ménopause a bien été une
chance pour l’humanité puisqu’elle apportait des bras et une expertise
supplémentaires dans la longue et difficile tâche d’éducation des enfants ;
mais – Todd rappelle ce consensus des anthropologues – la cellule de base
était bien la famille nucléaire, un homme et une femme élevant ensemble
leurs enfants, dans un effort commun qui, tout inégalitaire qu’il fût, était
d’abord marqué par la coopération : « [Le] problème principal des
chasseurs-cueilleurs ou des premiers agriculteurs n’était pas le pouvoir du
conjoint, mais la survie face à la nature. Si oppression il y avait, c’était plus
du milieu que du mari41. »
Par ailleurs, Harari a raison de le souligner, les succès de l’homme,
notamment dans la domination sur ses semblables, s’ancrent dès le départ
dans ce qu’il a de plus précieux, qui le différencie des animaux :
l’intelligence, la capacité à coopérer et à accumuler le savoir et la richesse ;
c’est sur ces éléments que se basent ses victoires. Les vieillards qui
dominent les jeunes, les hommes chétifs qui dominent les hommes robustes
reflètent l’importance de ces critères et la force proprement sociale des
hiérarchies fondées sur l’accumulation de puissance non physique. Mais
cette puissance se base sur une série d’avantages : le vieillard, dans les
sociétés anciennes, a beau être plus faible, il possède une expérience
précieuse, un savoir exclusif, des alliances ou des biens accumulés ;
l’esclavagiste possède la richesse et des droits légaux qui lui sont attachés.
L’ensemble de ces attributions sont convertibles en force physique, car elles
permettent de mobiliser la force des autres – celle des membres plus jeunes
du clan, des soldats, des mercenaires, des forces de l’ordre de l’État. Les
puissants peuvent toujours échanger ce qu’ils possèdent en propre contre de
la force.
Prises en tant que groupe, quels avantages compensatoires les femmes
pouvaient-elles mobiliser pour accumuler de la puissance ou, du moins,
pour imposer des rapports égalitaires ? Aucun. Car mis à part les
différences physiologiques entre les hommes et les femmes, qui
déterminent, pendant le plus gros de l’histoire, les possibilités inégales de
chaque sexe, l’espèce humaine ne connaît pas d’autres avantages collectifs
universels – il n’existe par exemple pas de « races » plus intelligentes ou
plus coopératives que d’autres. Toutes les autres hiérarchies – Harari le
montre bien – ont donc toujours été historiques, basées sur une
accumulation progressive de puissance par tel ou tel groupe à partir de
hasards de trajectoire originels, légitimée par l’incessant travail
idéologique. Les différences innées entre les hommes et les femmes – un
différentiel de force physique et peut-être d’agressivité, sans doute aussi, si
l’on suit Todd, une plus grande propension des hommes à investir le
collectif, et surtout leur liberté vis-à-vis de la reproduction – représentent le
seul avantage collectif permanent qu’un groupe humain ait jamais possédé
sur un autre. Étant, dans tous les autres domaines, égales aux hommes, les
femmes n’avaient pas d’armes alternatives à mobiliser pour compenser ce
handicap. Immédiatement traduit en termes idéologiques, celui-ci les a
cantonnées dans un rôle subalterne, ce statut dominé les empêchant ensuite,
avec plus ou moins de force, de participer non seulement à la chasse ou à la
guerre, mais à toutes les activités valorisées telles que la politique ou
l’acquisition des savoirs.
Ainsi, c’est parce qu’il les présente de manière tronquée que Harari
réfute aisément des arguments par ailleurs parfaitement recevables. Aucune
des théories examinées n’emportant sa conviction, il conclut que nous
n’avons pas de réponse satisfaisante à la question de l’origine de la
domination masculine, et se contente de répéter, perplexe : « Si […] le
patriarcat reposait sur des mythes infondés plutôt que sur des réalités
biologiques, comment expliquer l’universalité et la stabilité de ce système ?
42
»
« On ne naît pas femme, on le devient » ou l’histoire
d’une oblitération

Il faut à ce stade éclaircir un mystère. Simone de Beauvoir, on l’a dit, est


celle qui, dès le milieu du xxe siècle, a proposé une vision logique et
cohérente des origines de la domination masculine. Si elle n’utilise
évidemment pas le terme de valence différentielle des sexes, qu’on doit à
Françoise Héritier, elle analyse pourtant de façon lumineuse les ressorts de
ce mécanisme. Partant des différences biologiques entre les hommes et les
femmes – ce qu’on appelle, ici, leurs avantages comparatifs –, elle ne s’y
arrête pas, mais cherche à expliquer, en termes philosophiques, pourquoi la
division sexuelle du travail a d’emblée et universellement été traduite en
inégalité, réelle et symbolique :
« [H]ommes et femmes du point de vue de la survivance collective sont également nécessaires ; on
pourrait même supposer qu’à certains stades d’abondance alimentaire, son rôle protecteur et
nourricier ait subordonné le mâle à la femme-mère ; il y a des femelles animales qui puisent dans la
maternité une complète autonomie ; pourquoi la femme n’a-t-elle pas réussi à s’en faire un
piédestal ? Même dans les moments où l’humanité réclamait le plus âprement des naissances, le
besoin de main-d’œuvre l’emportant sur celui des matières premières à exploiter, même aux époques
où la maternité a été le plus vénérée, elle n’a pas permis aux femmes de conquérir la première place.
La raison en est que l’humanité n’est pas une simple espèce naturelle : elle ne cherche pas à se
maintenir en tant qu’espèce ; son projet n’est pas la stagnation : c’est à se dépasser qu’elle tend43. »

La femme étant condamnée, du fait de sa fonction reproductive, à des


tâches qui ne font que reproduire la vie – « engendrer, allaiter ne sont pas
des activités, ce sont des fonctions naturelles ; aucun projet n’y est engagé ;
c’est pourquoi la femme n’y trouve pas le motif d’une affirmation hautaine
de son existence44 » – alors que l’homme, affranchi de cette servitude, a le
champ libre pour explorer le monde et essayer de dépasser sa condition
présente par le combat et l’invention, l’humanité ne pouvait pas donner à
ces deux destins la même valeur :
« Nous tenons ici la clef de tout le mystère. Au niveau de la biologie, c’est seulement en se créant à
neuf qu’une espèce se maintient ; mais cette création n’est qu’une répétition de la même Vie sous des
formes différentes. C’est en transcendant la Vie par l’Existence que l’homme assure la répétition de
la Vie : par ce dépassement il crée des valeurs qui dénient à la pure répétition toute valeur. […] [Le]
malheur [de la femme], c’est d’avoir été biologiquement vouée à répéter la Vie, alors qu’à ses yeux
mêmes la Vie ne porte pas en soi ses raisons d’être, et que ces raisons sont plus importantes que la
vie même45. »
Simone de Beauvoir est une icône du féminisme, pionnière et figure
tutélaire des gender studies. Son livre fondateur, talisman d’entre les
talismans du féminisme, discute des contraintes biologiques ayant produit la
domination masculine, et de leur transformation en lois sociales. Autour des
années 2000, on l’a vu, on la mentionnait dans cette perspective pour dire,
en gros, qu’elle avait eu bien du mérite, en 1949, mais que son approche
avait malheureusement laissé perdurer l’idée fallacieuse de l’existence des
sexes biologiques, qu’il fallait dépasser. Aujourd’hui pourtant, ce n’est
jamais à Simone de Beauvoir que les féministes se réfèrent quand il s’agit
de ces questions – ni pour la soutenir ni pour la réfuter. Ainsi, l’Introduction
aux études sur le genre n’évoque-t-elle, parmi les facteurs biologiques
susceptibles d’expliquer les origines de la domination masculine, qu’un
seul, relatif à la force musculaire supérieure des hommes, balayé en se
référant à Yuval Harari. Pourquoi ne pas évoquer les arguments autrement
plus développés et convaincants de Simone de Beauvoir, même si c’est pour
les critiquer ?
Devant ce silence, je soupçonne certains chercheurs contemporains de
n’avoir jamais lu le premier tome du Deuxième Sexe, ou alors d’en oblitérer
totalement le sens46. Simone de Beauvoir est rituellement convoquée
comme point de départ de la perspective anti-essentialiste qui préside aux
études sur le genre, la seule et unique phrase citée étant toujours « On ne
naît pas femme, on le devient », qui ouvre le deuxième tome du livre. Cette
phrase est déclinée à l’infini jusque dans les titres des ouvrages féministes
des dernières années – On ne naît pas femme, on le devient ; On ne naît pas
soumise, on le devient ; On ne naît pas féministe, on le devient ; On ne naît
pas mec47… –, dont un seul, l’essai de la philosophe Manon Garcia, propose
un vrai commentaire de l’œuvre de Simone de Beauvoir allant au-delà de ce
grigri. Dans l’Introduction aux études sur le genre, Simone de Beauvoir est,
selon l’index, mentionnée trois fois. La première occurrence est dans
l’introduction, la phrase précitée signifiant, selon les auteurs, qu’« [il] n’y a
pas d’essence de la “féminité”, ni d’ailleurs de la “masculinité”, mais un
apprentissage tout au long de la vie des comportements socialement
attendus d’une femme ou d’un homme48 ». La célèbre phrase est à nouveau
invoquée plus loin pour introduire les travaux s’intéressant aux normes de
comportement inculquées aux filles et aux garçons49. Enfin, la troisième
occurrence frise le contresens. En effet, les auteurs renvoient à Simone de
Beauvoir, sans citation directe, pour affirmer : « C’est la première rupture
opérée par la critique féministe : si le “biologique” et le “social” sont deux
domaines distincts, alors l’idée que les inégalités de pouvoir entre hommes
et femmes découlent de différences anatomiques ou de la capacité des
femmes à enfanter perd de son évidence50. » Et, un peu plus loin : « la
publication du premier tome du Deuxième Sexe par Simone de Beauvoir en
1949 portait déjà, sur le plan théorique, la distinction entre la femelle et la
femme (on “naît” femelle et on “devient” femme)51 ». Pourtant, il suffit de
lire Simone de Beauvoir pour constater qu’elle dit presque exactement
l’inverse : certes, la manière d’être des femmes est profondément marquée
par leur éducation, qui cristallise tous les attendus idéologiques vis-à-vis de
leur sexe (deuxième tome), mais leur statut dominé est précisément le
produit de leur condition biologique combinée à des conditions matérielles
d’existence qui faisaient de leurs spécificités physiques un handicap
(premier tome).
Voici comment Simone de Beauvoir résume sa vision de l’émergence des
inégalités entre les hommes et les femmes :
« Une perspective existentielle nous a […] permis de comprendre comment la situation biologique et
économique des hordes primitives devait amener la suprématie des mâles. La femelle est plus que le
mâle en proie à l’espèce ; l’humanité a toujours cherché à s’évader de sa destinée spécifique ; par
l’invention de l’outil, l’entretien de la vie est devenu pour l’homme activité et projet tandis que dans
la maternité la femme demeurait rivée à son corps, comme l’animal. C’est parce que l’humanité se
met en question dans son être c’est-à-dire préfère à la vie des raisons de vivre qu’en face de la femme
l’homme s’est posé comme le maître ; le projet de l’homme n’est pas de se répéter dans le temps :
c’est de régner sur l’instant et forger l’avenir. C’est l’activité mâle qui créant des valeurs a constitué
l’existence elle-même comme valeur ; elle l’a emporté sur les forces confuses de la vie ; elle a asservi
la Nature et la Femme52. »

On est loin, très loin, d’une lecture purement sociale et a-biologique du


« on ne naît pas femme, on le devient ». Les titres des deux tomes du
Deuxième Sexe étant, respectivement, Les Faits et les Mythes et
L’Expérience vécue, l’ironie me démange : il est on ne peut plus
symptomatique – et regrettable – que les féministes d’aujourd’hui oblitèrent
les faits pour se concentrer uniquement sur les expériences.
Je ne saurais trop conseiller à tous ceux qui s’intéressent à l’émancipation
des femmes de lire Les Faits et les Mythes. Il n’est pas difficile à trouver :
la vague d’intérêt pour le féminisme qui a suivi la mobilisation numérique
#MeToo a conduit les libraires à le remettre sur les devantures, à côté de la
kyrielle d’essais récents – d’où sans doute l’épidémie de titres clones On ne
naît pas… Gageons que cette lecture provoquera un effet de dissonance
cognitive chez plus d’une lectrice contemporaine. Ce livre permet de
comprendre l’origine des inégalités – sans aucune victimisation ni male-
shaming –, mais aussi leur caractère non inexorable, dans la mesure où elles
sont tributaires du contexte dans lequel elles ont émergé et se sont
perpétuées. En ce sens, on ne peut qualifier Simone de Beauvoir ni de
déterministe ni d’anti-déterministe, ni d’essentialiste ni d’anti-essentialiste.
Pour elle, jusqu’aux stades les plus récents de l’histoire, les rapports entre
les hommes et les femmes ne pouvaient être que ce qu’ils étaient, c’est-à-
dire inégalitaires ; mais à l’époque contemporaine, la biologie ayant relâché
son emprise sur l’humanité, plus rien ne justifie ces inégalités, rien ne
s’oppose à l’émancipation. Ce point de vue peut être qualifié de
dialectique ; dommage que la dialectique ait disparu de notre horizon
intellectuel.

La réécriture de la préhistoire

Il nous reste à examiner les fantasmes de matriarcat qui hantent, ces


dernières années, la littérature féministe, débordant sur le champ des
sciences humaines. Leur position idéologique expose les féministes à un
double bind douloureux, dont Emmanuel Todd a récemment fait les frais :
elles voudraient en effet à la fois que le patriarcat soit, partout et toujours –
et jusqu’à aujourd’hui –, écrasant ET qu’il n’ait aucun fondement ; qu’il
soit universel ET qu’au contraire on prouve qu’il existe des sociétés
matriarcales. Les réactions à Où en sont-elles ? cristallisent à merveille ce
« en même temps » impossible : tout en s’offusquant de la moindre
tentative de relativiser, çà et là, le poids de l’oppression des hommes sur les
femmes, les critiques reprochent à Todd de négliger le cas des chasseresses
du Pérou en – 7 000 et celui des guerrières vikings, censés infirmer le
monopole masculin sur la chasse et la guerre53.
Ces critiques sont exemplaires en ce qu’elles permettent de remonter à
une vision de l’histoire de l’humanité qui était déjà en vogue parmi les
féministes anglo-saxonnes des années 1970-1980 – et chez Françoise
d’Eaubonne54 –, mais qui a récemment ressurgi en France dans plusieurs
ouvrages. La théorie qu’ils défendent fait concurrence à celle des
anthropologues féministes de la génération précédente, telle Françoise
Héritier. Si ceux-ci s’efforçaient d’expliquer la domination masculine
originelle par les constructions idéologiques, la dernière tendance consiste,
plus simplement, à la nier. En effet, dans leur effort de contester tout facteur
naturel dans la domination masculine, les féministes sont malgré tout
gênées par l’universalité du phénomène ; ne pouvant pas et n’ayant pas à
cœur de le nier dans les sociétés récentes, elles tentent en revanche de le
mettre en doute dans des sociétés passées, de préférence très anciennes. En
général, elles jettent leur dévolu sur le paléolithique, la faiblesse des
preuves matérielles leur offrant une liberté d’interprétation considérable.
Ainsi, l’histoire de l’humanité se diviserait en deux périodes : un passé très
lointain, celui des sociétés de chasseurs-cueilleurs, dans lesquelles régnerait
le matriarcat ou du moins l’égalité entre les sexes ; et le reste de l’histoire,
marqué par la domination sans partage du patriarcat, la rupture intervenant
à la révolution néolithique. Selon cette théorie, dans laquelle les chasseurs-
cueilleurs deviennent la caution prouvant l’arbitraire de la domination
masculine, celle-ci arrive aux femmes avec l’agriculture, la sédentarité et la
propriété privée.
Voici comment Titiou Lecoq résume cette vision des débuts de
l’humanité, dégagée de tout déterminisme :
« L’interrogation “les femmes de la Préhistoire chassaient-elles ?” n’a […] pas de sens. La
Préhistoire n’est pas homogène. Sans doute à certains endroits, à certaines époques, les femmes
chassaient. […] Et il y a pire : au sein d’un même espace, à un moment donné, il ne faut pas imaginer
que les humains vivaient de manière identique. […] Chaque groupe avait […] ses traditions et son
savoir-faire, et sans doute y compris dans les rôles sexués55. »

Ces tentatives de réhabiliter une Lady Sapiens indépendante et


entreprenante, aussi émancipée que les féministes contemporaines elles-
mêmes, ont pourtant une légitimité scientifique plus que fragile. Elles
renvoient soit à des considérations interprétatives invérifiables, sans
preuves factuelles56, soit à un très petit nombre de travaux, essentiellement
un article polémique de Randall Haas qui affirme que les femmes, dans
l’Amérique préhistorique, chassaient à l’égal des hommes57. Le point de vue
qu’ils défendent est contesté par l’essentiel de la communauté scientifique –
en premier lieu parce que les extrapolations en question se basent sur un
seul et unique squelette –, comme l’ont auparavant été les théories du
matriarcat originel, développées au xixe siècle par Johann Bachofen58 et
Friedrich Engels59, et reprises au xxe siècle, mutatis mutandis, par
l’archéologue Marija Gimbutas dans ses travaux sur la culture européenne
primitive, qui aurait été « gynocentrique60 ». Même parmi les chercheurs se
revendiquant haut et fort du féminisme, beaucoup ne partagent pas ces
extrapolations, telle l’historienne des sciences Claudine Cohen, qui se
propose pourtant de documenter le rôle des femmes durant la préhistoire –
preuve qu’on peut souhaiter lutter contre les stéréotypes qui y sont attachés
sans tomber dans l’excès inverse61.
Médusée par cette offensive, la communauté scientifique a réagi en
dénonçant, dans quelques publications, les défauts flagrants de méthode qui
entachent les ouvrages en question, en particulier le livre Lady Sapiens de
Jennifer Kerner et le documentaire du même nom, qui « s’emploie […] à
écarter de manière systématique tous les éléments qui pourraient suggérer la
probabilité (ou même, la simple possibilité) de la domination masculine,
soit en les mentionnant de manière plus ou moins travestie, soit en les
passant résolument sous silence62 ». Ainsi, on met sous le tapis les quelques
indices probants fournis par l’archéologie – en particulier, l’étude menée
par Sébastien Villotte sur des squelettes du paléolithique, qui montre que
seuls les restes masculins montrent les traces d’une activité de lancers
répétés –, mais surtout la masse de données issues de l’ethnologie comparée
qui met en évidence, dans l’ensemble des sociétés primitives qui ont pu être
observées dans le monde, tant la présence d’une division sexuelle du travail
qu’un ensemble de pratiques directes de domination des hommes sur les
femmes, notamment la polygamie réservée strictement aux hommes.
Ajoutons que les livres en question sont souvent ouvertement militants :
L’homme préhistorique est aussi une femme de Marylène Patou-Mathis
mêle ainsi considérations scientifiques et politiques, et conclut, dans
l’épilogue, que la tâche de « l’archéologie du genre » est de « déconstruire
les argumentaires sexistes63 ». Tant ce livre que celui de Pascal Picq, Et
l’évolution créa la femme64, par ailleurs passionnant en ce qu’il apprend des
similitudes et des différences entre les hommes et les primates, mentionnent
l’existence, dans le monde actuel, de sociétés matriarcales – sans jamais en
donner d’exemples, et pour cause. Non seulement l’humanité n’a jamais
vécu sous le régime de matriarcat – Cynthia Eller montre d’ailleurs que ce
mythe, ironiquement, a été construit au xixe siècle par les partisans de la
supériorité masculine avant d’être récupéré par les féministes65 –, mais, on
l’a dit, elle n’a même jamais connu de sociétés où les rapports entre les
sexes auraient été simplement égalitaires. Ainsi, l’existence de la
matrilinéarité ou de la matrilocalité (par exemple chez les Iroquois en
Amérique ou chez les Na de Chine), si elle donne lieu à des sociétés moins
inégalitaires que d’autres, dans lesquelles les femmes peuvent détenir une
partie des droits économiques, n’élimine nulle part le monopole masculin
de la chasse et de la guerre, ni la prééminence masculine qui l’accompagne.
Donc oui, la préhistoire n’est certes pas homogène ; mais le gros des
preuves directes et indirectes indique bien que les femmes ne chassaient
nulle part, massivement, le gros gibier, et que la division sexuelle du travail
était partout de mise. Oui, chaque groupe avait certainement ses traditions,
y compris dans le folklore attaché aux rôles sexués ; mais tout laisse à
penser que la domination masculine plus ou moins prononcée était bien la
règle sous le paléolithique comme durant les époques ultérieures.
« Prétendre le contraire a sans aucun doute quelque chose de séduisant, comme ont séduit toutes les
théories proposant d’une manière ou d’une autre un âge d’or perdu des relations entre les sexes. Mais
pour la science comme pour l’émancipation des femmes, les théories les plus séduisantes ne sont pas
nécessairement les plus justes et, par conséquent, les plus utiles66. »

Ce paradigme ou, pour reprendre un mot à la mode, ce narratif historique


dans lequel le passé lointain « ressemble étrangement au futur auquel
aspirent à juste titre les féministes contemporaines67 » n’est donc pas
uniquement illogique – pourquoi les femmes auraient-elles, partout, accepté
la domination des hommes au néolithique si elles étaient auparavant
émancipées et qu’elles maniaient les armes ? –, il est invalide. Mais cela ne
dérange en rien ses partisans, car il remplit une mission avant tout
militante : fonder « scientifiquement » le caractère entièrement social de la
domination, prouver la « faillite des explications naturalistes68 » et oblitérer
une fois pour toutes la biologie. L’écho qu’il rencontre ne peut qu’accabler,
car, comme le dit Aldous Huxley, « soixante-deux mille quatre cents
répétitions font une vérité ». Aussi Emmanuel Todd n’a-t-il pas tort de
s’inquiéter en voyant que, malgré les démentis de la plupart des chercheurs,
« le débat, ou plutôt le déni, continue de faire rage, et va peut-être
démontrer la capacité d’une époque et d’une idéologie […] à détruire un
acquis scientifique69 ». Après tout, les créationnistes américains ont bien
réussi, dans certains États fédérés, à imposer qu’on mette sur le même plan,
dans les écoles, la théorie de l’évolution et le récit biblique ; on n’en est pas
loin ici, bien que l’attaque contre la science provienne cette fois du camp
opposé.

Le vrai rôle de la révolution néolithique

Si ce récit a pu « prendre », c’est qu’il se base, en l’exagérant, sur une


observation juste. En effet, si ni le matriarcat ni des sociétés égalitaires
n’ont jamais existé, la révolution néolithique s’est bien accompagnée d’un
abaissement plus ou moins important du statut des femmes, pouvant aller
jusqu’à une situation totalement subordonnée dans les sociétés patriarcales
stricto sensu. Or, s’il est indéniable que cette aggravation de la domination
masculine procède entre autres de phénomènes sociaux et idéologiques –
son degré dépend de la structure familiale, du système de propriété et de
l’appareil de justification morale et religieuse plus ou moins sophistiqué qui
les accompagne –, il ne faudrait pas imaginer que les facteurs matériels,
alors, ne jouent plus. Au contraire, les contraintes objectives qui rendent la
division sexuelle des tâches rationnelle et qui impulsent la spirale de sa
normalisation sociale ne disparaissent pas avec le passage d’une société de
chasseurs-cueilleurs à une société d’agriculteurs. Aux débuts de la
civilisation, leur importance s’accentue même. En effet, si la sédentarisation
permet le développement de la culture grâce à la densité accrue des
populations, elle apporte d’autres inconvénients – au point que Yuval
Harari, suivant Jared Diamond, affirme : « La Révolution agricole fut la
plus grande escroquerie de l’histoire » ; et, plus loin : « La Révolution
agricole fut un piège70. »
D’abord, la révolution néolithique se traduit par l’introduction de la
culture agricole intensive, nécessitant des travaux physiques lourds
(défrichement, labour…), encore plus difficilement accessibles aux femmes
que la chasse. Ainsi, si elle lui reproche de n’avoir pas approfondi les
raisons qui expliquent l’importance des facteurs matériels, Simone de
Beauvoir rend hommage à Engels pour avoir décrit, dans L’Origine de la
famille, comment le passage de l’âge de la pierre à l’âge du bronze a
aggravé le handicap que représentait pour la femme sa constitution
physique :
« À l’âge de la pierre, quand la terre était commune à tous les membres du clan, le caractère
rudimentaire de la bêche, de la houe primitives limitait les possibilités agricoles : les forces féminines
étaient à la mesure du travail exigé par l’exploitation des jardins. […] Par la découverte du cuivre, de
l’étain, du bronze, du fer, avec l’apparition de la charrue, l’agriculture étend son domaine : un travail
intensif est exigé pour défricher les forêts, faire fructifier les champs. Alors l’homme recourt au
service d’autres hommes qu’il réduit en esclavage71. »

Comme pour la période préhistorique, il ne s’agit évidemment pas ici des


ressources physiques de tel ou tel homme ou de telle ou telle femme en
particulier, mais de l’avantage comparatif détenu collectivement par le
groupe des hommes sur celui des femmes ; cet avantage-là, avec le recours
aux outils agricoles dans le cadre de la révolution néolithique, ne fait que
s’accroître.
Petite parenthèse : on ne peut, à cet égard, qu’être perplexe devant l’un
des exemples que prend Pierre Bourdieu en décrivant la condition dominée
des femmes dans la société traditionnelle kabyle : « Les régularités de
l’ordre physique et de l’ordre social imposent et inculquent les dispositions
en excluant les femmes des tâches les plus nobles (conduire la charrue par
exemple) […]72. » Bourdieu confond ici manifestement les causes et les
conséquences. Conduire la charrue étant une activité masculine, la société
très inégalitaire qu’il décrit en a logiquement fait une activité noble ; mais
cet exemple, qui sert à Bourdieu à illustrer sa thèse générale, à savoir
l’origine strictement sociale des inégalités entre les sexes, montre le
caractère idéologique de cette réduction de la réalité aux seules causes
idéologiques. Il est probable qu’à la différence du comte Léon Tolstoï, qui
aimait expérimenter « la vraie vie » en s’exerçant à labourer les champs,
pieds nus et en habits de paysan, Bourdieu n’ait jamais essayé de conduire
une charrue. Sinon, il aurait vite compris que confier cette tâche aux
femmes n’aurait pas été une idée très judicieuse. C’est en tout cas la
conclusion à laquelle mon père, alors dans la fleur de l’âge, bien bâti et
sportif, est parvenu après avoir essayé, en congés dans la campagne
lituanienne, d’imiter notre hôte paysan qui, en période de fenaison, fauchait
les champs de sept heures du matin à sept heures du soir, comme une
machine, avec une brève pause pour le déjeuner. Mon père a fauché pendant
près d’une heure et a dû se reposer pendant plusieurs jours. Avec de la
pratique, il serait, sans nul doute, parvenu à faucher convenablement ; mais
il ne faut pas sous-estimer le caractère physiquement éprouvant de la tâche.
Il arrive, bien sûr, que des femmes fauchent ou labourent, par nécessité ;
pendant les périodes de guerre, les hommes étant absents, la pratique
devenait même généralisée, de même que pour les femmes restées seules.
Mais la productivité moyenne de leur travail est sans comparaison avec
celle des hommes – sans parler des dommages qui peuvent en résulter pour
la santé, notamment pendant la gestation. On en revient toujours à la
question de l’avantage comparatif.
Surtout, la révolution néolithique coïncide avec ce que
les paléodémographes appellent la « transition démographique agricole »
(TDA) : si « la » transition démographique que nous connaissons a vu, en
Occident puis dans le reste du monde, une baisse de la mortalité suivie
d’une baisse de la natalité, le décalage entre les deux mouvements donnant
lieu à un bond dans la population mondiale, la TDA a également amené un
accroissement considérable de la population, mais par un mécanisme
inverse : une hausse de la natalité, hélas suivie d’une hausse de la mortalité.
Yuval Harari cite deux facteurs importants ayant certainement joué dans
l’explosion démographique : le rapprochement des naissances à cause du
changement du régime alimentaire – « Les bébés étaient sevrés plus tôt,
puisqu’on pouvait les nourrir de bouillie et de gruau73 » – et le besoin
croissant de main-d’œuvre pour cultiver les champs. Les paléodémographes
mettent en avant une autre variable, décisive dans la hausse de la fécondité :
une variation de la balance énergétique maternelle liée au nouveau mode de
vie agricole. Jean-Pierre Bocquet-Appel l’expose dans un article
synthétisant plusieurs travaux sur la question :
« Durant l’aménorrhée post-partum, la balance énergétique est déterminée par la dépense (la
production de lait maternel et l’activité physique) et le gain énergétique (l’alimentation de la mère).
Un gain continu durant quelques semaines de la balance énergétique est le signal qui détermine le
retour du cycle reproductif, et donc le niveau de la fécondité […]. Dans le contexte du passage d’une
économie de collecteurs nomades à une économie d’agriculteurs, on voit : 1. une augmentation du
gain énergétique, avec le remplacement graduel d’une alimentation calorique pauvre (principalement
venaison) par une alimentation calorique riche (blé, lentilles, pois, maïs) ; 2. une diminution de la
dépense énergétique, en particulier de l’activité physique qu’impliquaient la mobilité des chasseurs-
collecteurs et le stress maternel du transport des enfants […]. Il faut s’attendre à une diminution de la
durée de l’aménorrhée post-partum74. »

C’est ainsi que les femmes se retrouvent, hors périodes de famine, à


concevoir un enfant pratiquement chaque année, ce qui renforce plus encore
le handicap physique qui accompagne l’état de grossesse et rattache les
femmes plus fermement qu’avant au foyer.

Modèle de fécondité énergétique

Le schéma indique le nombre moyen d’enfants nés d’une femme au cours de sa vie féconde,
inversement proportionnel à la durée de l’intervalle entre les naissances, laquelle dépend de la
balance énergétique de la mère. La diagonale représente le nombre moyen d’enfants déterminé
par : 1) l’alimentation après l’accouchement (axe horizontal), la consommation d’aliments allant
de caloriquement pauvres (à gauche) à riches (à droite) ; 2) la dépense énergétique (axe vertical),
l’effort physique (principalement la mobilité) allant d’élevé, pour le mode de vie nomade (en
bas), à faible, pour le mode de vie sédentaire (en haut).

La suite est tragique : l’explosion de la natalité est suivie d’une explosion


tout aussi brutale de la mortalité, notamment infantile. Les causes sont
connues : contamination de l’eau potable due à la nouvelle densité de la
population et à l’absence de latrines, raccourcissement de l’allaitement
maternel, émergence de nouvelles maladies infectieuses, notamment des
zoonoses qui apparaissent au contact prolongé entre les hommes et les
animaux domestiques, et dont les enfants sont les premières victimes. Or –
on y reviendra, car cet élément sera essentiel jusqu’à une époque très
récente – cette hausse de la mortalité rend ensuite improbable toute
diminution de la natalité : lorsqu’une forte proportion d’enfants meurent en
bas âge, il faut en faire beaucoup pour espérer avoir une descendance. En
renforçant ainsi l’asservissement de la femme à l’espèce, la transition
démographique agricole a sans doute été le facteur déterminant de
l’aggravation de la domination masculine.
Les autres facteurs possibles – la plus grande agressivité des hommes et
leur plus forte tendance à s’investir dans le collectif – voient également leur
poids se renforcer. En effet, la sédentarisation, qui permet l’apparition de la
propriété privée et l’accumulation des biens matériels (en premier lieu, des
réserves de nourriture), rend les conflits armés interhumains plus fréquents
et plus meurtriers75, ce qui, alors que les femmes sont en permanence
enceintes, ne peut que renforcer la division sexuée des tâches. La densité
croissante de la population implique également la construction de sociétés
de plus en plus complexes, ce qui contribue à valoriser l’investissement
dans les affaires de la communauté. Mais, comme pour le paléolithique, ces
facteurs, au demeurant polémiques, semblent secondaires par rapport à
l’explosion de la fécondité et à l’immobilisation accrue des femmes qu’elle
implique.
Enfin, la construction de sociétés complexes renforce le travail
idéologique de justification de la domination, dans un cercle vicieux. Ces
constructions idéologiques accompagnent la différentiation des structures
familiales à partir du type originel de la famille des chasseurs-cueilleurs,
nucléaire et bilatéral, différenciation dont Todd montre qu’elle suit avec un
temps de retard la révolution agricole – le besoin de transmettre la terre à un
seul héritier n’apparaît que lorsque la densité de la population agricole
atteint un certain niveau. L’innovation que constitue l’apparition de la
famille souche patrilinéaire en Mésopotamie, en Chine et en Nouvelle-
Guinée, puis sa diffusion dans les régions avoisinantes, est fortement
défavorable aux femmes ; l’avènement des structures familiales
communautaires l’est encore plus. Au total, que le statut de la femme soit
beaucoup ou modérément dégradé selon le degré de sophistication du
système familial, la prééminence masculine reçoit, avec la civilisation, des
justifications discursives toujours plus élaborées – lois, préceptes religieux,
règles sociales.

Le mur des contraintes objectives


L’efficacité exceptionnelle de l’idéologie patriarcale qui empêche,
jusqu’à la période la plus récente, toute remise en cause de la hiérarchie
entre les sexes vient du fait qu’elle repose, en dernière instance, sur des
contraintes objectives. Ces contraintes ont, durant des millénaires, interdit
aux contemporains de voir dans la division sexuelle du travail et dans
l’inégalité qui en découle par le truchement de sa normalisation une
convention purement arbitraire. Par rapport à bien d’autres – peut-être à
toutes les autres – injustices de l’histoire, l’idéologie sexiste possédait un
avantage supplémentaire, un degré supérieur de force : elle pouvait
renvoyer et renvoyait effectivement sa victime, la femme, à une réalité
sensible, régulièrement éprouvée, celle de sa force physique inférieure et de
la maternité aliénante. C’est pourquoi, à la différence de toutes les autres
dominations d’un groupe humain sur un autre, qui ont été contingentes –
nées à une époque particulière, puis bouleversées pour donner lieu à une
nouvelle configuration –, celle des hommes sur les femmes a été
universelle, présente dans toutes les sociétés humaines jusqu’à la nôtre. Les
Noirs opprimés par les Blancs, les pauvres exploités par les riches
pouvaient s’imaginer à leur place, effectuant leurs tâches avec le même
succès et les forçant à exécuter, avec le même succès, les leurs ; les femmes
dominées par les hommes ne le pouvaient pas. Elles ne pouvaient pas
remplacer les hommes en tant que laboureurs ou forgerons ; elles ne
pouvaient pas combattre au corps-à-corps en armure de plates ; elles ne
pouvaient pas s’affranchir de leurs enfants, dont la survie dépendait d’elles.
Dans les réalités d’existence qui étaient celles de l’humanité jusqu’à il y
a quelque 150 ans, les femmes n’étaient pas complices du patriarcat
uniquement parce qu’elles endossaient l’idéologie de leurs oppresseurs, tels
les domestiques aliénés à leurs maîtres, mais aussi parce que derrière les
couches d’idéologie, si épaisses fussent-elles, il y avait le mur de la réalité.
Elles auraient eu beau déchirer les voiles des justifications les condamnant à
l’infériorité, elles se seraient quand même retrouvées au pied de ce mur,
impuissantes à l’enjamber – collectivement j’entends, car il se pouvait bien
sûr que telle ou telle femme, à tel ou tel endroit, ait pu, par une conjonction
exceptionnelle de circonstances qui inclut en général l’absence d’enfants en
bas âge (célibat, stérilité, prépuberté ou ménopause), échapper au destin
normalement assigné à son sexe. Ainsi, la guerrière viking de la tombe
Birka, dont la découverte agite la sphère féministe depuis 2017, risque fort
de rester ce qu’elle est : une exception statistique76. Après tout, si Jeanne
d’Arc n’avait pas été brûlée par les Anglais, elle aussi aurait pu être
enterrée en armure – ce qui n’aurait rien changé à la condition globalement
très dominée des femmes de son époque.
L’excitation des féministes à propos des guerrières vikings amène
d’ailleurs son lot d’apories. En effet, à supposer que certains groupes de
femmes aient, dans l’histoire, réussi à échapper à l’emprise des hommes,
dans des conditions qui ne leur étaient en rien favorables – car les sociétés
vikings n’étaient pas radicalement différentes des autres sociétés de
l’époque –, qu’ont donc attendu, durant des millénaires, toutes les autres
fainéantes pour se libérer ? La volonté de prouver aux opprimés qu’ils ne
sont pas condamnés à l’oppression conduit ici, paradoxalement, au manque
de respect.
Les guerrières ont incontestablement existé dans l’histoire77, mais,
comme les chasseresses de la préhistoire, elles ne pouvaient être qu’« une
(petite) minorité78 ». Ces exceptions nous frappent, et c’est tant mieux :
elles rappellent que si leurs conditions d’existence ont toujours empêché les
femmes, en tant que groupe, d’accéder à ces activités, des femmes en
étaient individuellement capables. Cependant, elles ne démontrent rien
s’agissant du statut général des femmes, pas plus que les destins hautement
influents d’Aliénor d’Aquitaine ou de Catherine de Médicis ne changent
rien au fait que, dans l’immense majorité des cas, les jeux du pouvoir
étaient, à leur époque, l’apanage des hommes.

Réhabiliter un raisonnement dialectique

Dans leur quête d’une explication exclusivement idéologique des


origines de la domination masculine, les féministes, on l’a vu, soit
mobilisent des explications symboliques susceptibles d’expliquer cet
invariant, soit nient l’existence de cette domination à la préhistoire. Mais
l’exercice n’est pas aisé, ne serait-ce qu’à cause de l’existence simultanée
de ces deux visions mutuellement exclusives (Françoise Héritier n’aurait
pas adoubé Marylène Patou-Mathis…). C’est pourquoi, souvent, on préfère
trancher le nœud gordien d’une façon radicale, en évacuant tout simplement
la question gênante. Ainsi le petit encadré consacré à la question dans
l’Introduction aux études sur le genre conclut-il :
« Si les sciences sociales ne détiennent pas davantage la clef de ce mystère que les sciences du
vivant, c’est peut-être qu’elles n’ont pas à répondre à cette question. Indépendamment d’une réponse
biologique, pour les sciences sociales, l’enquête porte d’abord sur les mécanismes de la reproduction
sociale et la persistance des inégalités. […] Pour les sciences sociales, en définitive, l’hypothétique
découverte d’un point d’origine de la domination masculine ne suffirait pas à expliquer sa
reproduction et son extraordinaire inertie, ni les progrès récents de l’égalité femmes-hommes, qui
sont venus démentir nombre d’explications naturalistes de la domination masculine émises (par les
hommes) aux périodes précédentes79. »

Il n’est pourtant pas nécessaire de faire autant d’acrobaties, ni de balayer


la question. Celle-ci ne menace pas les sciences sociales, pas plus que le
féminisme. Dire « nature » n’implique pas de dire « pas culture » ; dire
« culture » n’implique pas – ou ne devrait pas impliquer – de dire « pas
nature ». Résumons. Oui, l’origine de l’inégalité est dans la nature, qui a
organisé le mécanisme reproductif de notre espèce de telle sorte que les
femmes y sont lourdement désavantagées. Ce désavantage, et l’avantage
symétrique des hommes, ont conditionné, dans les sociétés préhistoriques,
une division sexuelle du travail qui, immédiatement interprétée en termes
idéologiques, a lancé le cercle vicieux de la domination.
Mais cette différence n’a vocation à déterminer le statut des femmes que
tant qu’elle est significative au regard des conditions d’existence de
l’espèce humaine. Ainsi, les « explications naturalistes » moquées par les
féministes sont effectivement fausses : elles essentialisent l’infériorité des
femmes comme un trait qui leur est propre de tout temps et hors de tout
contexte, alors que cette infériorité en dépend au contraire étroitement.
« Ces données biologiques sont d’une extrême importance : elles jouent
dans l’histoire de la femme un rôle de premier plan, elles sont un élément
essentiel de sa situation […]. Mais ce que nous refusons, c’est l’idée
qu’elles constituent pour elle un destin figé », dit Simone de Beauvoir. En
effet, « ces faits prennent une valeur tout à fait différente selon le contexte
économique et social »80.
La domination masculine est un effet collatéral de la nécessité, pour
l’espèce, de survivre dans des conditions naturelles hostiles, étant donné les
différences physiologiques entre les sexes et le mode de procréation des
humains, à une époque où le rendement du travail est très faible. Mais cet
effet collatéral, lourd de conséquences pour la position des femmes, n’est
inévitable que tant que ses prémisses sont là. Une fois que l’humanité
acquiert durablement – et non conjoncturellement, pour telle ou telle
famille, tel ou tel clan, voire tel ou tel pays, pendant une certaine période –
des conditions d’existence significativement plus favorables, il n’y a plus
aucune raison à ce que les femmes restent dominées. L’« infériorité » des
femmes n’existe, et n’est justifiable, que dans des conditions où la survie
nécessite une progéniture abondante et de la force physique pour les travaux
manuels et la défense armée. Ce n’est plus le cas dans la plupart des pays
du monde. Depuis quelque 100 ou 150 ans, pour la première fois de
l’histoire, les humains vivent, dans un nombre croissant de pays, dans un
monde où les différences physiologiques entre les hommes et les femmes
cessent d’avantager démesurément les premiers et de désavantager les
secondes ; voilà la clé permettant de comprendre pourquoi, en si peu de
temps, après des millénaires de déséquilibre figé, la situation des femmes a
pu brutalement se transformer. Malgré tout le respect qu’on leur doit, on ne
saurait donc être d’accord avec les auteurs de l’Introduction aux études sur
le genre : la mise au jour des conditions de possibilité de la domination
masculine est, précisément, tout à fait nécessaire pour « expliquer sa
reproduction » comme « les progrès récents de l’égalité femmes-
hommes »81.
En évoquant le cas des transgenres et les doléances que ceux-ci adressent
à la société, Emmanuel Todd invite à renverser la perspective : alors que les
individus étaient, de tout temps, condamnés à accepter le sexe que la nature
et le hasard leur avaient fixé à la naissance, notre société leur permet
aujourd’hui, par le truchement de la médecine, de changer presque toutes
les caractéristiques physiques qui y sont rattachées. « La nature est aveugle
et la société émancipatrice », note-t-il82 – ou du moins elle peut l’être, car la
tolérance envers les transgenres est très récente. Il en va de même pour les
femmes : la nature les asservit ; quant à la société, elle peut certes les
asservir plus encore (comme dans le cas des sociétés fortement
patrilinéaires), mais elle peut aussi – elle seulement – les libérer. L’être
humain n’est pas (qu’)un animal, et n’a pas à le rester : loin d’être soumis à
la nature, il s’en émancipe chaque fois qu’il le peut. Friedrich Engels
rappelle, dans L’Anti-Dühring, en se référant à Hegel, que « la liberté est
l’intellection de la nécessité83 ». Les lois de la nature ne nous asservissent
que dans la mesure où nous ne les comprenons pas ; les comprendre, c’est
se donner les moyens de s’en affranchir. La reconnaissance des
déterminants biologiques de la domination masculine n’implique donc nul
déterminisme. Au contraire, en identifiant les conditions de possibilité de
cette domination, elle dessine du même coup, en creux, celles de son
dépassement. S’intéresser à ces déterminants n’est donc pas utile seulement
du point de vue cognitif, mais encore du point de vue pragmatique ou,
pourrait-on dire, militant.

Plutôt que d’être embarrassées par l’origine biologique du patriarcat, les


féministes devraient être fières, car on est en présence d’une extraordinaire
victoire. Les êtres humains, hommes ou femmes, étaient à l’origine
condamnés par la nature à n’être que des animaux de second ordre, exposés
au froid et à la faim, mangeant des racines et mangés par les grands
prédateurs ; leur gloire est d’avoir dépassé cette condition « naturelle » – et
celle des femmes, que la nature avait de surcroît asservies à l’espèce et à
l’homme, est plus grande encore puisqu’elles ont dû affronter des obstacles
démultipliés sur le chemin de la libération. Elles sortent aujourd’hui d’une
longue nuit de soumission à la nécessité et à l’idéologie que celle-ci a fait
naître ; à elles désormais tous les possibles. Mais grâce à quoi ?
Chapitre 3
L’anthropocène, la variable oubliée
de l’émancipation
[L]’humanité ne se pose jamais que les problèmes
qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se
trouvera toujours que le problème lui-même ne se
présente que lorsque les conditions matérielles pour le
résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir.
Karl Marx,
Préface à la Critique de l’économie politique (1859)

L’importance du point de bascule

Le livre d’Emmanuel Todd consacré à l’histoire des femmes et au


phénomène de leur émancipation se distingue par un désintérêt surprenant
pour le moment de bascule, celui où la révolution anthropologique dont
l’ampleur et la rapidité stupéfient l’auteur se met en branle. On ne peut, à la
lecture, qu’être frappé par le paradoxe consistant à évoquer un
renversement civilisationnel majeur sans se pencher sur son point d’origine.
En effet, le livre est composé de deux parties : la première, « L’apport de
l’anthropologie historique », s’attarde longuement sur la préhistoire, puis
explore les différents degrés d’abaissement du statut des femmes jusqu’à la
Réforme, s’arrêtant à la fin du xviie siècle, qui voit cesser la chasse aux
sorcières dans les pays protestants ; la deuxième, « Notre révolution »,
annonce : « le moment est venu du grand saut : essayer de comprendre ce
qui se passe aujourd’hui1 » et commence en… 1950. Le « grand saut » ne
fait pas de doute : affirmant que « [la] place dans l’histoire des femmes
occidentales [est] établie, en descendantes directes de leurs ancêtres
cueilleuses2 » – Todd fait ici référence au fait que les femmes du monde
occidental n’ont pas connu d’abaissement de leur statut comparable à celui
des régions centrales de l’axe PBO –, l’auteur enjambe toute la période,
pourtant cruciale pour le processus d’émancipation, qui court des premières
revendications balbutiantes aux changements aussi fondamentaux que le
droit de vote ou l’entrée des femmes sur le marché du travail. Certes, la
« mutation anthropologique » qui l’intéresse prend une tournure
exponentielle à partir des années 1950, et plus encore depuis une vingtaine
d’années, mais il ne s’agit que d’une accélération, certainement pas du point
de départ du mouvement.
Todd semble estimer que, pour faire le point sur l’émancipation des
femmes et en jauger l’avenir, ce point de départ est sans importance –
supposition d’autant plus étrange qu’il accorde au contraire une large place
à toute l’histoire antérieure. Je pense, au contraire, que si le détour par
l’histoire longue, celle des millénaires de prééminence masculine, est
incontournable pour mesurer l’ampleur et la rapidité des changements
présents, le point de bascule est pour sa part essentiel pour expliquer ce qui
a rendu ces changements possibles, et en pronostiquer les évolutions
futures. Essentiel non pas du point de vue des événements singuliers qui ont
jalonné les premiers progrès de l’émancipation – on l’a vu, il ne faudrait pas
surestimer le rôle des revendications et des « luttes » féministes –, mais du
point de vue des conditions qui les ont autorisés. Todd a raison d’insister
sur le caractère révolutionnaire du changement anthropologique en cours ;
c’est pourquoi il est indispensable d’en examiner les soubassements.
On peut poser la question autrement : pourquoi l’émancipation des
femmes démarre-t-elle à ce moment-là, il y a quelque 150 ans ? Pourquoi
pas avant, pourquoi pas après, mais à ce moment précis ? Qu’est-ce qui
« lance » alors ce processus, sinon les combats (très limités) des femmes et
des hommes aux convictions progressistes ? Qu’est-ce qui fait que des
avancées sont réalisées et acceptées, sans grande résistance – car, répétons-
le avec Todd, même si elle a été pénible pour les individus qui en ont été
victimes, à l’échelle historique cette résistance a été faible ? Qu’est-ce qui a
changé, en profondeur, à cette époque, qui a rendu la marche des femmes
vers la liberté possible ?
Une période de grands changements

On l’a dit, l’émancipation des femmes s’apparente à un processus global


et impersonnel « arrivant » au monde occidental de façon largement
indépendante des actions et des volontés individuelles. Ce n’est pas le seul
phénomène qui présente cette caractéristique, qu’on retrouve au contraire
dans toute une série de mutations de grande ampleur : la sécularisation des
sociétés occidentales ou la tertiarisation de leurs économies, par exemple,
n’ont été « réclamées » par personne. Si certains groupes humains ont
bénéficié et d’autres pâti de ces processus, ceux-ci ne sont pas le produit
d’une « lutte », ils n’ont pas été « arrachés » au lobby religieux ou
industriel. Même si, localement, des rapports de force ont bien sûr eu lieu,
la sécularisation est irréductible au combat anticlérical et la tertiarisation,
aux efforts des magnats des services : ces changements se sont imposés en
tant qu’aspects de l’évolution globale de nos sociétés. S’il est difficile, pour
nous, de rapprocher l’émancipation des femmes de cette classe de
phénomènes, c’est que l’injonction à y voir le produit des luttes est
particulièrement forte.
De fait, la période qui nous intéresse cumule les métamorphoses de
grande ampleur qui « arrivent » à l’humanité sans être le produit de
volontés conscientes ou de luttes concertées. Ainsi, à la question « Qu’est-
ce qui a changé à cette époque ? », on peut répondre de façon lapidaire en
disant : tout. Le moment où l’émancipation des femmes a commencé, puis
pris son essor, est celui où se sont produits les bouleversements les plus
rapides et les plus impressionnants que l’humanité ait connus depuis son
apparition sur Terre. La révolution que nos sociétés ont vécue depuis un
quart de millénaire est gigantesque et multiforme, et le féminisme n’en est
qu’un des aspects. Ces changements sont bien connus et abondamment
commentés ; mais ils ne sont pas toujours bien reliés entre eux.
Aujourd’hui, l’aspect le plus valorisé de ces changements est sans doute
celui qui a trait au domaine philosophique et politique – le triomphe des
Lumières, la fin des monarchies absolues et l’avènement des démocraties.
Cet aspect n’est pas sans importance pour l’émancipation des femmes, car
la diffusion des valeurs d’égalité et de liberté portées à leur façon tant par
l’idéologie libérale que, plus tard, par le marxisme – et par tout un éventail
de courants de pensée du xixe siècle – participe d’une progressive évolution
des esprits. L’idée des droits de l’homme et de l’égale dignité de tous les
citoyens, bien que s’accommodant au départ sans mal avec l’éviction des
femmes de la sphère publique, entre peu à peu en contradiction avec leur
condition dominée. C’est pourquoi les périodes révolutionnaires en France
– 1789, mais aussi 1830 et 1848 – ont également été des moments
d’effervescence proto-féministe ; aux États-Unis, la lutte abolitionniste
inspire également le mouvement en faveur des droits des femmes.
L’affaiblissement de la religion chrétienne, contemporain de ces
phénomènes, contribue à relâcher les chaînes idéologiques qui entravaient
la réflexion sur ce point.
Cependant, si le rôle des idées n’est évidemment pas nul dans la
maturation des consciences, le seul bouillonnement intellectuel ne saurait,
on l’a dit, expliquer des changements sociaux de grande ampleur.
La période est également celle des bouleversements matériels, liés au
mode de production et aux conditions de vie. Contrairement aux époques
précédentes, où les évolutions étaient lentes et souvent locales, ces
changements sont à la fois colossaux et globaux – ils ne concernent pas un
seul pays ni même une seule région, mais, de proche en proche, l’ensemble
du monde. « Que s’est-il passé au juste sur Terre depuis un quart de
millénaire ? », demandent, en ouverture de leur ouvrage, les historiens
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. « L’Anthropocène »,
répondent-ils3.
Le concept, proposé par le météorologue Paul J. Crutzen et rapidement
repris par des chercheurs dans différents domaines, est commode, car il
permet de synthétiser toute une série d’évolutions concomitantes ayant pour
point commun leur impact fort sur le mode de vie des hommes et les
conditions de vie sur Terre. Le dictionnaire Larousse lui donne la définition
suivante :
« Période actuelle des temps géologiques, où les activités humaines ont de fortes répercussions sur
les écosystèmes de la planète (biosphère) et les transforment à tous les niveaux. (On fait coïncider le
début de l’anthropocène avec celui de la révolution industrielle, au xviiie siècle.) »

La communauté des géologues, qui s’accorde à remarquer que, pour la


première fois de l’histoire de la planète, l’activité humaine laisse des traces
majeures au niveau des sédiments, n’est pas forcément d’accord avec cette
définition grand public. En effet, la question des limites temporelles de
l’anthropocène, c’est-à-dire de son point de départ, fait encore débat,
différentes hypothèses le faisant commencer entre 12000 av. J.-C. et 1964,
en passant par 5000 av. J.-C., 1610, 1784 et 19454.
« Mais – notent Bonneuil et Fressoz –, en attendant que les stratigraphes s’accordent, le concept
d’Anthropocène est déjà devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du
climat et du système Terre, historiens, philosophes, citoyens et mouvements écologistes pour penser
ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure5. »

Or, tant pour les spécialistes du climat que pour les historiens, c’est-à-
dire du point de vue de la transformation du mode de vie des humains, la
date la plus logique est indiscutablement 1784 (brevet sur la machine à
vapeur), initialement proposée par Crutzen, le début de la révolution
industrielle marquant un bond dans les capacités de l’homme à transformer
la nature.
Certes, ce bond n’arrive pas de nulle part : comme le notent Bonneuil et
Fressoz, « le capitalisme industriel a été intensément préparé par le
“capitalisme marchand” depuis le xvie siècle […]. [L]’Anthropocène n’est
pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du
charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation
économique du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant
au xvie siècle et qui a rendu possible l’industrialisation6 ». Les historiens
notent en particulier le rôle de l’empire colonial britannique et du
commerce transatlantique, dans lequel ils voient, avec Eric Hobsbawm,
« “l’étincelle” qui déclencha la révolution industrielle7 », celle-ci n’ayant pu
démarrer que grâce à l’afflux en Angleterre de matières premières bon
marché et à l’existence de marchés coloniaux captifs. Toute une série
d’autres facteurs se sont alignés pour permettre cette révolution, par
exemple l’avance de l’Angleterre en matière d’éducation8, et le débat sur
ses origines est sans doute loin d’être clos.
Il ne s’en agit pas moins d’un point de rupture, d’un basculement. Si ni la
science ni la technologie ne naissent en Occident au xixe siècle (le principe
de la machine à vapeur est ainsi connu depuis Héron d’Alexandrie), l’entrée
dans l’ère des énergies fossiles va permettre une généralisation des procédés
technologiques à une échelle sans précédent, et donc, via l’explosion du
rendement des machines et de la productivité, une transformation également
sans précédent des conditions de vie des hommes.

Le décollage des courbes

Jusqu’à la révolution industrielle, l’humanité a toujours vécu, en matière


économique et écologique, de manière quasiment stationnaire : la
croissance économique existait, mais n’excédait pas celle de la population,
de sorte que le revenu par tête n’augmentait pas, ou très lentement.
Observée sur une très longue période – mille ou deux mille ans –, la courbe
de croissance est quasiment plate et parallèle à celle de l’accroissement
(d’ailleurs faible) de la population. La révolution industrielle est le moment
où ce long état de subsistance est rompu, car la croissance décolle à un
rythme jusque-là inconnu :
« À un monde dominé par des mouvements cycliques, où chaque génération par rapport à la
précédente avait presque autant de chances de régresser que de progresser, succède un processus
d’expansion cumulative : les innovations économiques se propagent et s’entraînent les unes les
autres, indéfiniment, selon une “réaction en chaîne” (Crouzet, 2000). […] C’est à partir de la
Révolution industrielle que les progrès introduits dans les méthodes de production ne permettent plus
seulement d’accroître le nombre des hommes, ils ouvrent la voie à la croissance simultanée de la
population et du revenu par tête, ce que Simon Kuznets a proposé de désigner par le concept de
Croissance Économique Moderne. À cet égard, il s’agit bien d’une “rupture” majeure (Bairoch,
1997), d’une “percée” décisive (Landes, 2000), d’un “tournant unique” (Crouzet, 2000) dans
l’histoire de l’humanité9. »

Ce changement fascinant dans le comportement des courbes est au cœur


des réflexions d’Oded Galor, auteur de la théorie de croissance unifiée10,
mais également de tous les penseurs de l’anthropocène. Faisant référence
aux travaux scientifiques sur les « frontières planétaires » (planetary
boundaries), Bonneuil et Fressoz reprennent un tableau recensant
l’évolution, depuis la révolution industrielle, de vingt-quatre paramètres liés
à l’activité humaine et à son impact sur le climat, qu’ils présentent comme
« le tableau de bord de l’anthropocène » : « Pour ces 24 paramètres du
système Terre, on note un décollage autour de 1800 et une “Grande
Accélération” depuis 1945 », notent les auteurs11.
Le tableau de bord de l’anthropocène

Évolution, de la révolution industrielle à l’an 2000, de vingt-quatre paramètres liés à l’activité


humaine et à son impact sur le climat

La croissance de plus en plus rapide de la population – l’espèce humaine


passe de 1 milliard d’individus en 1800 à 8 milliards en 2022 – n’est pas la
courbe la plus impressionnante. Ainsi, sur la période 1800-2000, alors que
la population mondiale est multipliée par 6 seulement, la consommation
d’énergie – d’abord le charbon, puis les hydrocarbures et le nucléaire – est
multipliée par 4012. C’est cette envolée du recours, par les hommes, à
l’énergie qui semble essentielle à Bonneuil et Fressoz, qui insistent sur « la
rupture majeure, à la fois environnementale et civilisationnelle, de l’entrée
dans la société thermo-industrielle fondée sur les énergies fossiles ». C’est
d’ailleurs pourquoi, « tout en discutant l’importance du tournant de la
conquête de l’Amérique […] et de la “Grande Accélération” d’après 1945,
[ils mettent] la focale sur ce dernier quart de millénaire13 ».
Le recours massif à l’énergie fossile – mais aussi hydraulique et plus
récemment nucléaire – a décuplé l’ampleur de l’action humaine sur
l’environnement grâce à la hausse spectaculaire de la productivité et des
rendements. Jean-Marc Jancovici a l’habitude de souligner dans ses
publications et interventions à quel point cette situation, qui nous est
devenue familière au point de sembler naturelle, est exceptionnelle du point
de vue historique :
« Il est […] très difficile […] de faire comprendre combien notre consommation d’énergie – celle de
chacun d’entre nous, et pas seulement du conducteur de 4×4 (et, de plus en plus souvent, de la
conductrice !) – est devenue totalement “hors normes” par rapport à ce qu’a toujours été la condition
de l’humanité. »

Pour illustrer « le “saut de puissance” fantastique qui est arrivé à notre


espèce en domestiquant les énergies fossiles », il utilise régulièrement la
métaphore des « esclaves énergétiques » : en rapportant l’énergie finale
consommée par habitant au rendement énergétique d’un être humain au
travail, il convertit cette consommation énergétique de la vie courante en
« équivalent esclave », pour aboutir à un chiffre qui donne le vertige :
« Notre consommation moderne d’énergie met à notre disposition
l’équivalent de… plus de 400 esclaves par Français !14 »
Cette débauche d’énergie, en rupture radicale avec la sobriété énergétique
de toute l’histoire précédente de l’humanité – dans une intervention
publique, Jancovici recourt à l’expression imagée de « baignoire de
pétrole » dans laquelle nous nageons depuis un siècle –, donne lieu à une
envolée tout aussi impressionnante de la croissance économique. Entre
1800 et 2000, la production économique est multipliée par 5015. S’appuyant
sur les données fournies par Thomas Piketty16, Bonneuil et Fressoz notent :
« Les trois derniers siècles se caractérisent par une accumulation
extraordinaire de capital : en dépit de guerres destructrices, ce dernier s’est
accru d’un facteur 134 entre 1700 et 200817. » Cet « âge du capital »
(Hobsbawm18) permet une augmentation de la richesse accumulée, tant
privée que publique, par le biais d’une spirale de réactions en chaîne : la
hausse des revenus au niveau de la société dégage du temps de travail et des
ressources pour l’éducation et la recherche scientifique, donnant un essor
sans précédent aux découvertes dans tous les domaines – ce qui, en retour,
décuple la croissance et la richesse19. La science n’est certes pas née au
moment de la révolution industrielle, mais son développement s’est
prodigieusement accéléré lorsque ses fruits ont commencé à se muer, de
plus en plus rapidement, en dividendes : c’est la diffusion des technologies,
qui incorporent le savoir scientifique dans des objets et des pratiques, à
l’ensemble de la société qui change la donne, engendrant – surtout en
Occident – la richesse inouïe des quidams.
À l’heure où l’on parle beaucoup des inégalités et de la concentration des
richesses aux mains d’une petite minorité, cette affirmation peut paraître
décalée, voire indécente. Sans nier les inégalités, aussi abyssales que
révoltantes, il faut pourtant insister : nous ne voyons plus cette extrême
richesse généralisée, produit des technologies du quotidien ; présente de
notre naissance à notre mort, elle nous semble naturelle, plus naturelle à
vrai dire que bien des phénomènes de la nature. Nous ne voyons rien
d’extraordinaire dans le fait de préparer des aliments en appuyant sur un
bouton, d’obtenir de l’eau fraîche ou chaude en tournant un robinet, de se
déplacer à des dizaines kilomètres en quelques minutes, de faire baisser la
fièvre en avalant un comprimé. Ces réalités quotidiennes, qui nous semblent
relever de la plus stricte normalité, voire du minimum auquel ont droit
même les plus modestes des membres de nos sociétés, représentent pourtant
des miracles qui étaient inaccessibles aux hommes jusqu’à très récemment.
Au xviiie siècle comme à toutes les époques antérieures, seuls les plus riches
pouvaient prétendre à une chose aussi banale qu’un bain chaud quotidien (à
l’exception peut-être des pointes avancées de civilisation telles que
l’Empire romain, où ce privilège était un peu plus répandu grâce aux
thermes publics), et même les plus riches et les plus puissants étaient dans
l’incapacité de voyager de Paris à Bordeaux en deux heures ou – plus
important encore – d’échapper à la mort en cas de blessure infectée. La
condition humaine moyenne, en Occident puis dans un nombre croissant de
sociétés, a radicalement changé, plus brutalement que jamais auparavant.
Le changement climatique, dont la vitesse prend l’humanité de court, est
d’ailleurs l’exact reflet, avec un temps de décalage, de ce changement brutal
du mode de vie et des possibilités d’action humaine. Mais si on s’intéresse,
depuis peu, beaucoup à cette conséquence catastrophique du progrès
industriel, on oublie souvent de souligner la révolution positive que celui-ci
a pour commencer opérée dans notre existence.

Le lien avec l’émancipation des femmes

Si j’évoque ces colossales évolutions, c’est qu’elles ont un rapport direct


avec le processus d’émancipation des femmes, rapport qu’on ne peut
manquer d’observer, pour peu qu’on s’affranchisse de l’« illusion
héroïque20 » qui voit dans celle-ci le produit des luttes féministes.
Pour commencer, les changements relatifs à l’anthropocène et ceux qui
ont trait à la condition féminine suivent un schéma temporel semblable.
Préparé par les changements antérieurs, le progrès économique et
technologique décolle à partir de la révolution industrielle ; de même – non
pas en même temps, mais avec un moment de décalage –, après les
premières effervescences autour des idées relatives à l’égalité entre les
hommes et les femmes, qui ont marqué la fin du xviiie et la première moitié
du xixe siècle, de nouveaux droits sont progressivement accordés aux
femmes à partir de la deuxième moitié du xixe, puis dans la première moitié
du xxe siècle. La suite de l’évolution de ces deux phénomènes est également
similaire : après 1945, les courbes de l’anthropocène connaissent, on l’a dit,
une « grande accélération » ; il en va de même pour l’égalité entre les
hommes et les femmes, qui connaît une accélération exponentielle après la
Seconde Guerre mondiale. Emmanuel Todd, on l’a vu, fait démarrer la
seconde partie de son ouvrage, intitulée « Notre révolution », en 1950 –
comme certains théoriciens de l’anthropocène, qui placent le début de la
nouvelle ère en 1945 ou en 1964.
Certes, l’existence entre deux phénomènes d’une corrélation temporelle
ne signifie pas automatiquement qu’il existe entre eux un lien de causalité.
Cependant, la corrélation doit toujours être examinée à la recherche de cette
éventualité, surtout quand elle est aussi étroite que dans le cas qui nous
préoccupe. En l’occurrence, le lien est parfaitement descriptible et logique.
Plusieurs phénomènes découlant directement de la grande révolution qu’ont
vécue nos sociétés avec l’entrée dans l’anthropocène se révèlent décisifs
pour la condition des femmes. Si aucun d’entre eux n’a « produit »
l’émancipation – on ne peut, à leur propos, parler d’une cause unique –, ils
en constituent tous des conditions d’existence ; sans eux, l’émancipation
n’aurait pas eu lieu. Pris dans leur ensemble, ils apparaissent au moins
comme une cause de poids, peut-être la cause principale, de celle-ci.

Le progrès technique et la dévaluation de la force


physique

Le premier de ces phénomènes, d’une importance capitale pour


l’émancipation des femmes, est le progrès technique exponentiel, durable et
généralisé qui accompagne la révolution industrielle et lui survit. Ce
progrès a pour conséquence d’amoindrir, voire d’annuler, pour la première
fois de l’histoire, l’importance de l’écart de force physique entre les
hommes et les femmes.
Dans le monde industriel et plus encore dans le monde postindustriel, la
force physique, jadis indispensable pour assurer la survie face à la nature et
à l’ennemi, perd toute importance – hors le sport et quelques rares
professions manuelles. La mécanisation diminue le poids de cette variable
dans le secteur agricole comme dans le secteur industriel ; dans les services,
elle n’a d’emblée aucune signification. L’urbanisation réduit
progressivement la part de la population active employée dans le secteur
agricole à la portion congrue, alors que le secteur des services ne cesse
d’enfler, si bien que la force physique disparaît de plus en plus du monde du
travail. Quasiment tous les métiers – sauf quelques-uns, souvent peu
prestigieux, qui nécessitent toujours une force musculaire importante –
deviennent théoriquement accessibles à la moyenne des femmes, sans que
la substitution de l’homme par la femme entraîne une baisse de productivité
(comme c’est le cas, on l’a vu, pour les travaux physiques traditionnels tels
que le labour). Même dans les armées, pour la première fois de l’histoire de
l’humanité, les conditions de l’éviction des femmes ne sont plus réunies : si
l’efficacité d’une femme est toujours moindre dans un corps de forces
spéciales – en septembre 2022, pour la première fois, une femme intègre le
GIGN, mais quel que soit l’intérêt symbolique de cette recrue, si les
épreuves sportives d’entrée restent égalitaires entre les hommes et les
femmes, il ne pourra jamais s’agir que d’exceptions statistiques –, elle est
égale à celle de l’homme dans bien d’autres unités, des pilotes de chasse
aux snipers (les femmes tirent même, en moyenne, avec plus de précision
que les hommes). Dans les armées, note Benoist Bihan, la technique est le
« grand égalisateur » qui en permet la (relative) féminisation21.
La force physique devient aussi moins facilement mobilisable dans les
relations interindividuelles, de couple ou de groupe, comme moyen
d’asseoir son autorité, car l’État moderne ne cesse d’étendre son emprise
sur les comportements de ses sujets, revendiquant avec succès le monopole
de la violence physique légitime. Norbert Elias montre comment le
processus de pacification des sociétés occidentales – ou, pour reprendre ses
termes, le processus de civilisation –, de la Renaissance à l’époque
contemporaine, a progressivement abaissé le seuil de tolérance à la
violence22, ce qui conduit à la baisse continue et spectaculaire des morts
violentes mise en évidence par Steven Pinker23. Si, on l’a dit au chapitre 1er,
les homicides extérieurs au foyer diminuent beaucoup plus vite que ceux à
l’intérieur des familles, les femmes et les enfants profitent malgré tout de
l’interdiction qui frappe, avec de plus en plus de succès, l’usage privé de la
violence physique : ce qu’on nomme aujourd’hui les « violences
conjugales » ne disparaît pas, mais diminue fortement, sans parler de la
transformation des usages de l’espace public qu’autorise la pacification de
la vie sociale. Notons à ce propos qu’on peut se demander si Pinker, qui
voit dans la féminisation de la société l’un des facteurs contribuant à la
baisse générale de la violence, n’inverse pas le lien de causalité ; il semble
bien plus probable que ce soit, à l’inverse, la baisse de la violence qui
favorise, à l’origine, la féminisation – ce qui n’interdit évidemment pas, par
la suite, une rétroaction de cette dernière sur les normes en matière de
violence.
En effet, l’effondrement de l’usage de la force physique, sous toutes ses
formes, et la baisse du prestige de celle-ci – on l’associe de plus en plus à la
barbarie, à la brutalité – créent des conditions favorables à l’émancipation
des femmes. Certes, la force physique n’était pas le seul ni même le plus
important des facteurs de la domination masculine – les rôles reproductifs
sont bien plus cruciaux, et le degré de sophistication des structures
familiales comme l’édifice idéologique qui les accompagne donnent lieu à
des niveaux très inégaux d’abaissement du statut de la femme –, mais, on
l’a vu, cette force a toujours été l’ombre des contraintes objectives,
régulièrement rappelées. Elle prenait donc une valeur normative, selon le
mécanisme implacable de l’idéologie qui transforme ce qui est en ce qui
doit être, avec de puissants effets d’amplification et d’hystérésis : l’homme
n’était pas seulement, en moyenne, plus fort que la femme ; il devait être
fort (et parfois violent) s’il voulait être un « vrai » homme24. Tant que la
seule énergie sur laquelle l’humanité pouvait compter, pour la production et
pour la défense, était celle des corps ou d’outils très rudimentaires, cette
ombre était toujours là. Avec l’avènement de l’ère thermo-industrielle, qui
ravale la force de l’homme au niveau d’un epsilon devant la puissance des
machines, cette prémisse de la domination disparaît en grande partie, ne
laissant que son effet dérivé, c’est-à-dire l’idéologie pure. Or, si l’idéologie
pure n’est pas sans effet – l’injonction à la force masculine a perduré au-
delà de la disparition de son intérêt objectif –, elle est moins stable qu’une
idéologie appuyée sur des conditions objectives. Elle peut s’effondrer.

Le progrès technique et le quotidien

Le progrès technique et l’urbanisation qu’il impulse allègent de surcroît


une série de contraintes qui limitaient drastiquement la liberté des femmes.
Peu à peu, à partir de la fin du xixe siècle, il devient possible de vivre sans
dépenser quotidiennement un temps très considérable en travail domestique,
lequel comprenait auparavant – sauf, bien sûr, pour la minorité des très
riches – la culture du potager, la confection et la réparation des vêtements,
le chauffage au bois, la préparation des repas dans l’âtre, la collecte de l’eau
potable, le lavage de la vaisselle et du linge à la main, le tout dans un
contexte où le moindre déplacement, à pied ou en charrette, prenait
également du temps, ce qui limitait les possibilités d’action hors du
voisinage. Ce changement est rendu possible par l’accélération de la
division du travail ; l’avènement, au xxe siècle, de la société de
consommation, fondée sur la généralisation d’un grand nombre d’objets et
de produits fabriqués par des tiers, là où les sociétés traditionnelles
réclamaient une dépense de travail personnel, accentue le mouvement. Les
tâches ménagères – cuisine, vaisselle, entretien du linge – se contractent
considérablement au point de pouvoir être réalisées par un individu, homme
ou femme, travaillant à l’extérieur, lorsqu’elles ne sont pas entièrement
externalisées, comme c’est le cas pour la confection des vêtements.
Une scène banale pour une famille de classe moyenne où les deux
parents travaillent, consistant à sortir des aliments du réfrigérateur, voire un
plat Picard du congélateur, pour les cuire au four ou sur une plaque, ou les
réchauffer au micro-ondes, pendant qu’on prépare un biberon à partir de lait
infantile en poudre – le dîner familial est prêt en quelques minutes
seulement –, pourrait être décortiquée dans cette optique pour montrer
combien de temps de travail humain indirect, celui des autres, y est
emmagasiné : temps nécessaire pour faire pousser les légumes et élever les
poules, pour cueillir les uns et abattre les autres, pour cuisiner, congeler et
transporter le plat jusqu’au Picard du coin, pour élever et traire les vaches,
pour lyophiliser et transformer leur lait afin d’obtenir la formule la plus
proche du lait maternel (sans oublier le temps de recherche que cela a
impliqué), pour fabriquer les plaques, le micro-ondes et le réfrigérateur
(sans oublier le long travail des chimistes sur les gaz réfrigérants), pour
extraire du sol, des barrages ou de l’atome l’énergie nécessaire au
fonctionnement de ces appareils, pour construire l’infrastructure électrique
et gazière permettant d’acheminer cette énergie dans la cuisine, pour mettre
au point et produire l’ensemble des machines, petites et grandes, qui ont
servi à ces différentes étapes (parmi lesquelles les moissonneuses-batteuses,
les tractopelles et les bétonneuses), pour faire fonctionner le réseau de
distribution et d’épuration d’eau… – la liste n’est évidemment pas
exhaustive. Mais aussi quelle quantité d’énergie a été nécessaire pour que
l’ensemble de ces travaux se fasse, jusqu’à la cuisson finale, obtenue par
simple pression d’un bouton.
Les innovations technologiques qui transforment progressivement la vie
au point d’en faire ce que nous connaissons – et considérons normal – ne
profitent pas exclusivement aux femmes. Mais celles-ci y gagnent,
proportionnellement, plus que les hommes : c’est à elles qu’échouait la
grande majorité des tâches domestiques, et l’allègement de celles-ci les
libère en partie de cette servitude. Pensons ainsi à ce que signifiait, pour une
mère de famille, l’introduction de l’eau courante dans la cour d’immeuble –
à la fin du xixe siècle dans les grandes villes de France – puis dans le
logement ; ou, quelques décennies plus tard, l’équipement de tous les
logements d’un lave-linge et l’abandon des couches lavables pour les
couches jetables. En réduisant le temps affecté à la reproduction mécanique
des actions quotidiennes aliénantes, le progrès technique et sa
démocratisation permettent aux femmes d’en consacrer davantage à autre
chose – travail productif, études, loisirs, et pourquoi pas réflexion à leur
condition dominée.
Certes, le progrès technique n’est pas le seul facteur responsable de la
simplification de la vie courante – on verra plus loin que la socialisation
d’une partie des tâches est tout aussi décisive – et la libération des femmes
du poids de la maisonnée est lente (ce n’est qu’en 1980 que l’eau courante
est acheminée dans 100 % des foyers en France) et incomplète. C’est
d’ailleurs, notons-le entre parenthèses, un des reproches qu’on peut adresser
à Emmanuel Todd, qui n’aborde pas cette question. Si les tâches
domestiques sont de plus en plus partagées entre les femmes et les hommes,
l’inégalité demeure, tant du point de vue du temps qui y est consacré que de
la responsabilité globale de cette sphère (ce que les féministes appellent la
« charge mentale »). De plus, les disparités sont fortes entre différents
milieux sociaux, la relative équité du partage n’étant atteinte que dans les
classes moyennes et supérieures cultivées. Mais l’amélioration est malgré
tout sensible et d’une grande importance, car elle ouvre une brèche dans la
condition des femmes.
Faisons, pour finir, un zoom sur un objet de consommation
particulièrement important pour les femmes et dont la disponibilité est
assurée par la production industrielle de masse : les protections
hygiéniques, d’abord sous forme de serviettes puis sous forme de tampons
(et désormais de coupes menstruelles ou de culottes absorbantes). Après des
siècles où les femmes ont dû se débrouiller en se confectionnant des
protections forcément imparfaites à partir de chiffons de laine, de mousse
ou d’éponges – qu’il fallait quotidiennement laver et bouillir –, ou en
laissant le sang couler dans les jupons, puis quelques décennies où elles ont,
dans les villes, utilisé des ceintures en caoutchouc, l’essor de l’industrie du
coton a permis, après la Première Guerre mondiale, la commercialisation
des serviettes périodiques jetables, puis des tampons – mis au point par un
homme, Earle Haas, médecin et ostéopathe américain qui a également
participé à la mise au point du diaphragme contraceptif ; qui, parmi les
féministes, se souvient aujourd’hui de son nom ? Il est entendu que les
serviettes et les tampons, tout comme les couches jetables, sont un désastre
écologique – petit détail qui montre, et on y reviendra, qu’émancipation des
femmes et avenir de la planète ne vont pas forcément de pair – et que leur
remplacement progressif par des dispositifs plus durables est le bienvenu ;
mais ils ont, à l’époque, puissamment contribué à la transformation du
rapport des femmes à leur corps. Sans même parler du progrès que ces
produits ont représenté en matière d’hygiène et de santé, l’aisance des
mouvements qu’ils autorisent et la (relative) libération de l’inconfort et du
stress social qu’impliquaient les protections épaisses et facilement
débordées ont très certainement concouru à l’assurance que les femmes ont
pu prendre dans l’espace public, tout en favorisant la généralisation des
vêtements moins amples que les jupons d’autrefois, y compris des
pantalons. Ce petit miracle industriel est donc à ranger parmi les facteurs
qui ont rendu possible la participation active des femmes au monde du
travail et à la vie sociale. On peut le décrier aujourd’hui en pointant les
ingrédients nocifs des tampons ou le gâchis environnemental que
représentent les milliards de serviettes qui partent dans les déchetteries ou
échouent sur les plages – à condition de ne pas oublier la fraction de
libération qu’on lui doit.
Notons, pour conclure ce point, que Pierre Bourdieu a l’intuition du poids
de cette variable lorsque, dans La Domination masculine, il cite « la prise
de distance à l’égard des tâches domestiques » parmi les facteurs
responsables de « la mise en question des évidences » relatives à la
domination masculine. Ainsi note-t-il :
« Un facteur non négligeable de changement est sans doute la multiplication des instruments
techniques et des biens de consommation qui ont contribué à alléger (de manière différentielle selon
la position sociale) les tâches domestiques, cuisine, lavage, nettoyage, courses, etc. (comme l’atteste
le fait que le temps consacré au travail domestique a régulièrement diminué tant en Europe qu’aux
États-Unis) […]25. »

Il se trompe pourtant, à mon sens, dans l’ordre d’importance qu’il


accorde aux différents facteurs de changement puisqu’il insiste sur le rôle
de l’accroissement de l’accès à l’instruction, du retardement de l’âge du
mariage et de la procréation, et de l’élévation des taux de divorce – c’est-à-
dire, on l’a vu ou on le verra, des conséquences plus ou moins directes du
progrès technique – tout en reléguant le progrès technique lui-même dans
une note de bas de page.

Le progrès médical

L’évolution la plus spectaculaire – et certainement la plus favorable à la


condition des femmes –, qui suit, avec un décalage, le processus
d’industrialisation, renvoie au progrès sanitaire et médical. Lorsqu’on parle
du féminisme et de l’émancipation des femmes, les avancées médicales
qu’on évoque spontanément sont l’accès à la contraception – plus
précisément à la pilule – et le droit à l’avortement. On ne saurait sous-
estimer l’apport de ces acquis ; cependant, ceux-ci arrivent à un moment où
l’émancipation des femmes est déjà très avancée, tant du point de vue des
droits civiques que de l’accès à l’éducation et de la participation au monde
du travail. S’ils couronnent l’émancipation en apportant aux femmes la
possibilité d’une sexualité affranchie de la peur de la grossesse et celle
d’une maternité choisie – dernière pierre qui parachève la libération –, ils
sont précédés de bien d’autres progrès qui, bien que rarement mentionnés,
sont décisifs.
Demandons-nous à titre d’exercice spéculatif : aurait-il été utile à nos
aïeules du xviie ou xviiie siècle d’avoir accès à la pilule ? L’accès libre et
généralisé à ce produit aurait-il, à cette époque, représenté pour elles un
gain de liberté ? Dans certaines situations, au niveau individuel, sans doute ;
mais du point de vue collectif, cela aurait été un non-sens. En effet, avant le
xix
esiècle – la fin du xviiie pour les pays pionniers comme la France –, nos
sociétés vivaient toujours sous le régime démographique traditionnel, hérité
de la transition démographique agricole du néolithique et caractérisé par
une natalité haute et une mortalité, notamment infantile, également haute,
qui s’équilibraient pour un accroissement quasi nul de la population. On a
du mal, aujourd’hui, à se représenter ce que signifie ce terme scientifique
neutre et lisse, « régime démographique traditionnel » ; les livres d’histoire
– peu lus – sont là pour nous éclairer :
« [En] France de 1740 à 1789, le quotient de mortalité infantile serait voisin de 270 ‰, ce qui pèse
lourd sur l’espérance de vie à la naissance : près d’un enfant sur deux n’arrive pas à vivre cinq ans !
La campagne flamande et brabançonne a des taux compris entre 200 et 300 ‰. En Italie du Nord, les
300 ‰ sont atteints, voire dépassés en 1730-1750 et 1760-177026. »

Au xixe siècle, les chiffres sont à peine meilleurs : en 1820, la mortalité


infantile avant 5 ans, à l’échelle mondiale, atteint toujours 43 % (ou
430 ‰)27. Dans ce contexte, la relation entre nombre d’enfants et conditions
de vie devait être complexe : une progéniture abondante pouvait handicaper
une famille, car elle signifiait autant de bouches à nourrir, d’où, notamment
dans les campagnes françaises au xviiie siècle, des pratiques tendant à la
réduction des naissances, telles que les mariages tardifs, les avortements, les
allaitements prolongés et les techniques contraceptives, encouragées par
l’accession de la paysannerie à la propriété des terres et la volonté d’éviter
les divisions successorales ; mais, au niveau global, la société avait besoin
d’un nombre d’enfants élevé, sous peine de voir les courbes se croiser et le
pays se dépeupler. Quoi qu’il en soit, même là où l’on tentait de limiter le
nombre d’enfants par femme, il fallait, pour espérer assurer sa descendance,
mettre au monde au minimum trois ou quatre enfants28, et souvent bien plus.
La normalisation idéologique amplifiait d’ailleurs, ici comme dans le cas de
la force physique, la réalité objective : tout comme l’homme devait être
fort, la femme devait avoir beaucoup d’enfants, sous peine de ne pas être
vraiment une femme – on ne peut exclure, dans certaines conjonctures, des
régimes de « reproduction forcée29 », notamment parmi les élites, où les
femmes devaient produire un héritier mâle.
Voici comment Yuval Harari illustre les taux de mortalité infantile des
siècles passés :
« On saisira mieux l’impact de ces chiffres en laissant de côté les statistiques pour raconter quelques
histoires. Un bon exemple est la famille du roi d’Angleterre Édouard Ier (1237-1307) et de sa femme,
la reine Eleanor (1241-1290). Leurs enfants bénéficiaient des meilleures conditions et de la meilleure
éducation qu’on pût espérer dans l’Europe médiévale. Ils habitaient des palais, mangeaient autant
qu’il leur plaisait, avaient pléthore de vêtements chauds, de cheminées bien alimentées, l’eau la plus
pure qu’on pût trouver, sans oublier une armée de serviteurs et les meilleurs médecins. Les sources
indiquent que la reine Eleanor eut seize enfants entre 1255 et 1284 :
1. Fille anonyme née en 1255, morte à la naissance.
2. Catherine, morte à 1 ou 3 ans.
3. Joan, morte à 6 mois.
4. John, mort à 5 ans.
5. Henry, mort à 6 ans.
6. Eleanor, morte à 29 ans.
7. Fille anonyme morte à 5 mois.
8. Joan, morte à 35 ans.
9. Alphonso, mort à 10 ans.
10. Margaret, morte à 58 ans.
11. Berengeria, morte à 2 ans.
12. Fille anonyme morte peu après la naissance.
13. Mary, morte à 53 ans.
14. Fils anonyme mort peu après la naissance.
15. Elizabeth, morte à 34 ans.
16. Édouard.
Le plus jeune, Édouard, fut le premier des garçons à survivre aux dangereuses années de l’enfance.
À la mort de son père, il monta sur le trône sous le nom d’Édouard II. Autrement dit, Eleanor dut s’y
reprendre à seize fois pour accomplir la mission la plus fondamentale de l’épouse d’un roi : donner à
son mari un héritier mâle. […]
Pour autant que nous le sachions, Eleanor et Édouard Ier étaient un couple sain, qui ne transmit
aucune maladie héréditaire à ses enfants. Dix sur seize – 62 % – n’en moururent pas moins dans
l’enfance. Six seulement franchirent le cap des 11 ans, et trois – 18 % – vécurent au-delà de 40 ans.
Outre ces naissances, on ne compte pas les grossesses d’Eleanor qui finirent en fausses couches. En
moyenne, Édouard et Eleanor perdirent un enfant tous les trois ans : dix enfants l’un après l’autre.
Pareille perte est presque inconcevable aujourd’hui pour les parents30. »

Les causes de cette formidable mortalité sont connues : le manque de


savoirs et de techniques obstétricales, l’absence d’asepsie et bien sûr de
techniques de réanimation néonatale, qui conduisent à une mort fréquente
de l’enfant – et de la mère – durant l’accouchement ou dans les jours qui
suivent la naissance ; la malnutrition et le recours au lait animal cru,
notamment au moment du sevrage ; enfin les maladies infectieuses –
digestives, provoquant des diarrhées (gastro-entérites), respiratoires
(pneumonie, bronchite, tuberculose) ou épidémiques (variole, rougeole,
diphtérie, dysenterie, puis au xixe siècle choléra). Les taux de mortalité
fluctuent en fonction des saisons – l’hiver, avec le pic des maladies
respiratoires, et l’été, avec celui des maladies digestives, sont les saisons les
plus meurtrières – et des poussées épidémiques. Les variations climatiques
comme les mutations des virus, gagnant ou perdant en virulence, peuvent
les augmenter ou les diminuer sensiblement. Ainsi, la réduction générale de
la mortalité infantile en Europe à la fin du xviiie siècle serait-elle imputable
à l’effet combiné d’une diminution de l’écart thermique entre l’hiver et l’été
– des hivers doux et des étés frais – et d’une perte de virulence de la
variole31.
La mort des enfants touche alors l’ensemble de la société, tous milieux
sociaux confondus, et se présente comme une fatalité devant laquelle les
hommes et les femmes sont totalement impuissants. « Dieu a donné, Dieu a
repris », dit le Livre de Job, un incontournable des liturgies des funérailles –
une idée qui nous est étrangère, mais dont on conçoit la nécessité pour des
parents fréquemment confrontés à la mort de leurs enfants. De l’époque
antique à la fin du xixe siècle, les œuvres artistiques – écrits et tableaux –
témoignent de cet état d’esprit. Montaigne évoque ainsi la mort de ses
enfants avec une mélancolie teintée de stoïcisme : « ils meurent tous en
nourrice », remarque-t-il, de sorte qu’il ne lui reste que Léonor, « une seule
fille qui est échappée à cette infortune32 ». L’événement est malheureux
mais banal : « [J]’en ai perdu, mais en nourrice, deux ou trois, sinon sans
regret, au moins sans fâcherie. Si n’est-il guère accident qui touche plus au
vif les hommes33. » Philippe Ariès a probablement raison de suggérer que la
fréquence de la mort en bas âge devait émousser quelque peu la sensibilité
des parents, car « [on] ne pouvait s’attacher trop à ce qu’on considérait
comme un éventuel déchet34 » – aujourd’hui encore, dans les régions
montagneuses d’Afghanistan, au mode de vie très rude, l’enfant ne reçoit
souvent son prénom officiel que lorsqu’il atteint l’âge de 7 ans –, mais il
souligne surtout « qu’on faisait plusieurs enfants pour en conserver
seulement quelques-uns35 ». Cette mentalité reste chevillée au corps jusqu’à
la fin du xixe siècle : Caroline, la jeune femme bourgeoise dont Michelle
Perrot étudie les carnets intimes dans Les Femmes ou les silences de
l’histoire, se demande, en évoquant la mort de sa mère adorée en 1862, si
son sourire, au moment du décès, était adressé à Jésus, à la Sainte Vierge ou
à « un des deux anges que Dieu lui avait enlevés » – comme à la plupart des
femmes36. Les tableaux tels que Le Jeune Malade d’Ary Scheffer (1824) ou
L’Enfant malade d’Eugène Carrière (1885) sont là pour rappeler à quel
point la maladie d’un enfant était alors un moment d’angoisse37.
Dans ce monde, le slogan féministe « un enfant si je veux, quand je
veux » ne pouvait pas avoir de sens : si on reculait parfois l’âge du mariage
jusqu’à 25 ans, voire un peu plus, pour ne pas multiplier démesurément le
nombre d’enfants38, on ne pouvait pas non plus se permettre de différer trop
les premières naissances. La mortalité infantile était le verrou qui interdisait
aux femmes de n’avoir qu’un ou deux enfants, à l’instar des mères
d’aujourd’hui, en exposant celles qui faisaient ce choix ou qui se
retrouvaient dans cette situation contre leur gré au risque de voir l’ensemble
de leurs enfants mourir.
Cette mortalité ne commence à véritablement reculer qu’au xixe siècle,
par étapes. En obstétrique, le progrès est précoce puisque les premiers écrits
éclairés sur l’art des accouchements datent du xviie siècle. Il est le fait de
quelques hommes, chirurgiens qui rompent le tabou des accouchements
comme domaine réservé aux matrones, mais aussi de plusieurs sages-
femmes qui laissent des manuels précieux. Qui, parmi les féministes,
connaît aujourd’hui les noms de François Mauriceau ou de Louise
Bourgeois dite Boursier, sage-femme de la reine Marie de Médicis ? Ils ont
pourtant impulsé un long processus qui allait délivrer les femmes de la
terreur de l’accouchement, jusque-là synonyme de douleur extrême et
surtout de mort possible : celle de la mère, celle de l’enfant. La diffusion
des techniques est lente mais continue. Si la maternité de l’Hôtel-Dieu, à
Paris, est depuis longtemps un haut lieu de formation des sages-femmes, ce
sont les cours itinérants d’Angélique du Coudray, au xviiie siècle, qui
apportent le savoir dans les provinces, permettant aux sages-femmes de
s’imposer peu à peu face aux matrones39. Enfin, en 1802 est créée la
première véritable école nationale de sages-femmes – l’actuelle école
Baudelocque de la maternité Port-Royal – sous l’impulsion de Marie-
Louise Lachapelle, femme d’exception consultée par le pouvoir
révolutionnaire comme napoléonien. Qui, parmi les féministes, connaît les
noms de ces pionnières ? Elles ont pourtant plus fait pour la condition des
femmes que bien des militantes du passé et du présent. Les accouchements
difficiles deviennent également plus rares grâce à la disparition des famines,
fruit du progrès économique, qui réduit l’incidence du rachitisme chez les
mères. L’ensemble de ces progrès contribue à faire baisser la mortalité
endogène.
La mortalité exogène, elle, stagne, la médecine restant impuissante
devant la plupart des maladies infectieuses qui frappent les enfants, à une
exception notable. En 1796 – douze ans après le brevet de James Watt sur la
machine à vapeur et sept ans après la Révolution française –, Édouard
Jenner lance la vaccination antivariolique, la généralisation du procédé
permettant de réduire rapidement et fortement l’impact de cette maladie,
avant de conduire à son éradication complète. Cette avancée considérable
mise à part, les maigres progrès enregistrés sont probablement relatifs à
l’amélioration de l’alimentation infantile, due tant au recul des famines qu’à
la propagande de l’allaitement maternel. Cependant, l’industrialisation
semble enrayer le processus : la mortalité infantile se remet à augmenter,
notamment dans les milieux pauvres, où les mères sont contraintes de
travailler et donc d’abandonner l’allaitement – de nombreux travaux
confirment que la mortalité infantile est alors plus élevée lorsque la femme
travaille –, tout en vivant dans des conditions insalubres qui accompagnent
l’exode rural. La mortalité des enfants plus grands est également forte, entre
autres parce qu’ils sont nombreux à travailler dans les industries naissantes.
Le véritable début de la chute de la mortalité infantile date de la fin du
e
xix siècle. Le décollage du progrès technique et médical permet alors aux
« bons » effets de l’industrialisation de l’emporter sur les « mauvais ». Les
victoires sur le front des maladies infectieuses, portées par la généralisation
du procédé vaccinal, constituent l’élément décisif de cette chute. Passons
sur les précurseurs de la théorie microbienne, oubliés de tous sauf des
spécialistes de l’histoire des sciences – Antoni van Leeuwenhoek qui
découvre l’existence des microbes, ou animalcules, Lazzaro Spallanzani,
Agostino Bassi, Friedrich Gustav Jakob Henle, Filippo Pacini –, mais
rendons au moins grâce aux géants de la science qui ont effectivement
délivré l’humanité des fléaux qui décimaient enfants et adultes, mais
spécialement les tout-petits. Dans un livre aux accents extatiques,
Chasseurs de microbes (1926), écrit à une époque où le progrès médical
était encore, aux yeux des contemporains, une merveille, Paul de Kruif
retrace leurs combats : Louis Pasteur, qui fait partie de ceux qui imposent
l’asepsie lors des interventions chirurgicales, ce qui permet de réduire
drastiquement les infections, isole le staphylocoque et invente le vaccin
contre la rage comme le procédé de pasteurisation qui sauvera des millions
de vies humaines, surtout de bébés ; son grand rival allemand, Robert Koch,
découvreur du bacille de la tuberculose et – après Filippo Pacini – de celui
du choléra ; Émile Roux et Emil von Behring, élèves de Pasteur et de Koch,
qui mettent au point le sérum antidiphtérique ; Élie Metchnikoff et Paul
Ehrlich, pères de l’immunologie ; Ronald Ross et Giovanni Battista Grassi,
grâce à qui le paludisme a été pratiquement éradiqué en Italie40.
À partir de ces découvertes, et de la généralisation des pratiques
auxquelles elles donnent lieu – vaccination, pasteurisation, asepsie –, la
mortalité infantile se met à décroître rapidement et inexorablement. Au
milieu du xxe siècle, elle ne dépassait plus, en France, quelque 70 ‰. Mais
l’histoire ne s’est pas arrêtée là. La découverte, par Alexandre Fleming, en
1928, de la pénicilline, conduit à la mise au point des premiers
antibiotiques. Grâce à ces médicaments, utilisés massivement à partir de la
fin de la Seconde Guerre mondiale, la médecine parvient, en une vingtaine
d’années, à soigner la plupart des maladies infectieuses. Les progrès de la
néonatologie complètent ces avancées. Vers 1980, la mortalité infantile
tombe, dans la plupart des pays développés, sous le seuil de 10 ‰. Elle est
aujourd’hui, en France, de 3,5 ‰.
Évolution de la mortalité infantile en France, 1740-2004

Le progrès médical, et avant tout le triptyque asepsie, vaccination et


antibiotiques, a libéré l’humanité des maladies infectieuses, réduisant la
mortalité et améliorant l’espérance de vie. Ces changements, qui ont
d’abord profité aux populations occidentales, se diffusent ensuite au reste
du monde, quoique à un rythme inégal. Lorsque les taux de mortalité
commencent à baisser dans les pays en voie de développement, les courbes
sont d’ailleurs encore plus spectaculairement pentues, car les outils
technologiques et médicaux sont déjà au point, il suffit de les appliquer. Le
progrès profite à tous, mais c’est pour les femmes qu’il est particulièrement
crucial. En effet, il leur apporte, par rapport aux hommes, un avantage
supplémentaire et inestimable : la fin du destin maternel fait
d’accouchements douloureux – la péridurale réduit drastiquement les
souffrances de la mise au monde, mais combien, parmi les féministes,
connaissent le nom de Fidel Pagés Miravé, son inventeur ? – et surtout très
dangereux, et de longues années à trembler pour la vie des enfants,
forcément nombreux, dont entre un tiers et la moitié meurent en bas âge.
Les courbes démographiques françaises peuvent a priori sembler
contredire ces observations. En effet, alors que les taux de fécondité et de
mortalité avaient toujours été relativement homogènes en Europe, la France
connaît, dès la fin du xviiie siècle – donc avec un siècle d’avance par rapport
à ses voisins européens et avant l’essentiel des progrès médicaux –, une
chute considérable de sa natalité, liée à l’adoption, par les élites urbaines
puis par de larges couches de la population, y compris rurale, des
techniques contraceptives rudimentaires. Cette exception française a été
abondamment commentée. Étienne Van de Walle, à la suite d’Edward
Anthony Wrigley, suggère que ces usages auraient été impulsés par une
progression de l’espérance de vie conjoncturellement plus forte que dans le
reste de l’Europe, qui aurait nécessité de limiter les naissances à la
recherche de l’équilibre alimentaire évoqué plus haut – « en 1831, la
relation géographique entre le niveau de la mortalité et celui de la natalité
est frappant », note-t-il41. Selon Jean-Pierre Bardet et Jacques Dupâquier,
leur apparition parmi les populations urbaines peut se comprendre « comme
une réponse défensive face à l’hyperfécondité résultant de la mise en
nourrice » (bien plus répandue en France que dans les autres pays
européens et culminant, semble-t-il, au tournant du xixe siècle42) ; quant à
leur diffusion dans les zones rurales, elle s’expliquerait partiellement par la
faible fécondité de ces mêmes nourrices (qui représentaient quelque 10 %
de la population féminine des campagnes), mais ressortirait surtout « des
phénomènes de propagation des modèles et des comportements », amplifiés
par la Révolution française43. Alain Blum confirme le rôle central joué par
les bouleversements sociaux liés à la Révolution, notamment la mobilité et
le brassage des populations dus à la conscription44. Mais pour précoce
qu’elle soit, la baisse de la natalité qu’ont entraînée ces usages contraceptifs
n’atteint jamais un niveau ne permettant plus le renouvellement des
générations. Surtout, elle ne doit pas masquer l’essentiel : la persistance,
jusqu’au début du xxe siècle, du modèle de la famille nombreuse. En
s’intéressant non plus aux taux globaux de fécondité, mais au nombre
d’enfants par femme, Sandra Brée montre ainsi que les familles de quatre
enfants et plus restent majoritaires en France jusqu’au tournant du
e
xx siècle – soit jusqu’au moment où la baisse de la mortalité infantile
45
devient suffisamment forte pour donner l’assurance de garder ses enfants en
vie. Or c’est cette variable-là, le nombre d’enfants par femme – qui, soit dit
en passant, est encore minoré par rapport aux anticipations des familles par
la proportion non négligeable de femmes qui meurent alors avant d’avoir
atteint la fin de leur période reproductive –, qui compte pour apprécier le
degré de liberté réelle dont les femmes peuvent bénéficier.
Admirons encore une fois la courbe de la mortalité infantile, son piqué
vertigineux tendant vers zéro. Aujourd’hui, dans les pays développés, la
mort d’un enfant, que ce soit pendant l’accouchement, dans les premiers
mois ou les premières années de vie, est devenue exceptionnelle. Due
majoritairement à la grande prématurité, à des accidents ou à des maladies
rares, elle est devenue un scandale, un traumatisme majeur pour les parents
et pour les fratries, dans la mesure où personne ne s’y attend – il est
symptomatique qu’on parle de la mort inattendue du nourrisson, paramètre
surveillé en France par l’Observatoire national de la mort inattendue du
nourrisson –, alors qu’elle a constitué jadis, pendant des millénaires,
l’expérience la plus banale qui soit, commune à l’immense majorité des
familles. Voilà le changement majeur, fondamental, qui affecte nos
sociétés : désormais, un enfant qui naît est un enfant qui vivra – sauf
exception, perçue comme monstrueuse et injuste, contre nature ; désormais,
un enfant qui tombe malade est un enfant qui ira voir le médecin pour avoir
un traitement – qui marchera. On ne saurait sous-estimer la révolution
mentale que représente ce changement et le déplacement de perspective
qu’il induit. C’est lui qui donne aux femmes la possibilité d’adhérer au
slogan « un enfant si je veux, quand je veux », et donc de profiter
pleinement des dispositifs contraceptifs à venir. En ce sens, on peut dire que
la pilule arrive aux femmes à point nommé.
Je ne peux terminer ce passage sans évoquer une confusion regrettable, et
pour tout dire malhonnête, qui s’est installée dans la sphère féministe à
propos de la médecine (et, soit dit entre parenthèses, à propos de la science
en général). L’écoféminisme, ce courant qui rapproche domination de
l’homme sur la femme et celle de l’homme sur la nature, avance l’idée que
la médecine, accaparée par les hommes, aurait privé les femmes de leurs
savoirs médicaux ancestraux, notamment relatifs à l’enfantement,
contribuant à les enfermer dans un statut dominé46. Présente dans les
publications féministes dès les années 197047 puis chez Françoise
d’Eaubonne48 et Silvia Federici49, cette thèse est aujourd’hui reprise dans
tous les livres glorifiant les sorcières, à commencer par le désormais célèbre
Sorcières, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet50, et dans
une série de pamphlets à l’écho plus limité, comme Déviriliser le monde de
Céline Piques51. L’idée n’est pas absurde, d’abord parce que ce qui
différencie les hommes et les femmes est bien la dépendance plus grande
des femmes du cycle reproductif, ensuite parce que la civilisation, en
valorisant la culture, a contribué à dénigrer cette dépendance, y voyant un
signe de proximité avec la nature, et donc d’infériorité. Cependant, bien
qu’il soit intéressant de souligner combien la monopolisation du savoir
médical par les hommes avait longtemps infantilisé les femmes – et les
infantilise toujours parfois, notamment à travers la médicalisation excessive
de la maternité –, ces observations ne devraient pas conduire à renverser
l’image de la réalité. Si, à la Renaissance, la dépossession des sorcières de
leurs savoirs ancestraux n’a pu que détériorer la condition des femmes,
c’est parce que la médecine officielle n’avait, à l’époque, rien à leur
proposer en échange. Lorsque, au xviie siècle, Louise Bourgeois écrit son
livre de conseils aux sages-femmes, elle a raison de se battre contre les
préjugés des médecins, qui manquent de connaissances empiriques – mais,
notons-le, l’homme et médecin François Mauriceau plaide la même cause.
Lorsque, un siècle plus tard, Angélique du Coudray parcourt la France pour
montrer, à l’aide d’un mannequin, les bonnes manœuvres permettant de
résoudre les accouchements difficiles, ce sont les matrones locales qui,
soucieuses de préserver leur monopole, refusent d’appliquer ses conseils.
L’antisepsie fera, plus tard, l’objet des mêmes réticences – « L’antisepsie ne
pénètre pas en effet facilement là où les préjugés fleurissent encore »,
rappelle une thèse médicale de 188852. À partir de la fin du xixe siècle, et
quels qu’aient pu être, ou quels que soient encore, les excès
« masculinistes » de la science médicale, celle-ci est avant tout, pour les
femmes, un formidable outil d’émancipation. Mettre sur le même plan,
comme le font les écoféministes, les servitudes de la maternité dans les
sociétés préindustrielles et leurs déboires actuels face à la surmédicalisation
de la grossesse, c’est aller loin dans la distorsion des faits. Il ne s’agit ni de
nier l’élimination des fœtus de sexe féminin dans certaines sociétés
rétrogrades ni de minimiser les violences gynécologiques ; mais aucune – je
dis bien aucune – des femmes d’aujourd’hui, toute sorcière qu’elle soit dans
l’âme, n’échangerait en connaissance de cause et de bonne foi les outils de
la médecine moderne contre ceux d’une guérisseuse du Moyen Âge.
Un exemple pour illustrer cette injustice faite aux médecins, un seul :
celui d’Ignace Philippe Semmelweis. Ignace qui ? Semmelweis est ce
médecin obstétricien hongrois qui, avant Pasteur, au milieu du xixe siècle,
découvre les vertus de l’asepsie pour lutter contre les infections mortelles.
Alors qu’à son époque une femme sur dix meurt lors de son accouchement,
emportée par la fièvre puerpérale – qui décime également les nouveau-
nés –, il remarque que la mortalité est particulièrement forte au pavillon de
l’hôpital général de Vienne, où les internes en médecine dissèquent des
cadavres avant d’aider les femmes à mettre leurs enfants au monde – sans
se laver les mains. Persuadé de tenir la clé du problème, il tente de convertir
le monde médical à son idée. Mais, comme Copernic, il arrive trop tôt, un
peu trop tôt. Dénigré, persécuté, il persiste à prôner l’asepsie, jusqu’à en
perdre la raison et à mourir, peut-être par suicide, dans un asile d’aliénés.
En 1924, Louis-Ferdinand Céline, alors jeune étudiant en médecine, lui
consacre une thèse qui ressemble à un roman, La Vie et l’œuvre de Philippe
Ignace Semmelweis. N’est-il pas ironique qu’un homme qui s’est battu toute
sa vie pour sauver les vies de femmes – et dont le legs a permis, depuis,
d’en sauver des millions – soit davantage connu par les amoureux souvent
conservateurs de Céline que par les progressistes féministes ?

Le capitalisme, l’idéologie et la compétitivité


des sociétés

La confusion n’est pas moindre à propos du capitalisme. Beaucoup de


féministes « marxistes » (je mets le mot entre guillemets, car il me paraît
inapproprié) et d’écoféministes lient capitalisme et patriarcat : l’exploitation
massive de la nature, trait distinctif de l’anthropocène, irait de pair avec
l’exploitation de la femme. Cette idée, mise en avant tant dans le récent
pamphlet de Sandrine Rousseau53 que dans le non moins récent Féminicides
de Christelle Taraud (dès la première page de l’introduction)54, est partagée
par toute une frange militante qui met en avant l’importance de
l’intersectionnalité des luttes. Or, si l’approche intersectionnelle est
légitime, voire incontournable dans l’étude des phénomènes sociaux, qu’il
faut toujours saisir dans leur interaction et non indépendamment les uns des
autres – Emmanuel Todd reconnaît là un apport très positif du féminisme
aux sciences humaines, même s’il souligne, facétieux, qu’on ne saurait
s’arrêter à l’intersectionnalité des discriminations et qu’il faudrait
également étudier les configurations où les femmes, désormais, dominent –,
elle ne doit pas conduire à présupposer que tout est lié à tout. En effet, les
intersections ne sont en rien systématiques : deux phénomènes, fussent-ils
tous deux injustes, ne sont pas forcément solidaires – ni logiquement, ni
historiquement, ni politiquement –, et l’approche intersectionnelle devrait
précisément déterminer lesquels le sont et lesquels ne le sont pas.
Ainsi, capitalisme et domination masculine n’entretiennent entre eux
aucun rapport d’interdépendance ; leur relation est même, historiquement,
inverse.
D’abord, le capitalisme est un phénomène très récent dans l’histoire de
l’humanité, alors que la prééminence des hommes caractérise l’ensemble
des sociétés humaines jusqu’à la nôtre. Ensuite, rien, dans sa base
théorique, ne justifie l’infériorité des femmes ; l’un des économistes
fondateurs du libéralisme classique, John Stuart Mill, est d’ailleurs l’un des
premiers chantres de l’égalité entre les hommes et les femmes, et Ayn Rand,
théoricienne du capitalisme et de l’individualisme débridé, auteur de La
Vertu de l’égoïsme, est une femme. Surtout, le capitalisme industriel a
permis, on vient de le rappeler, une série de progrès techniques qui ont
simplifié le quotidien des femmes, leur dégageant du temps libre, et qui leur
ont ouvert l’accès à la plupart des métiers ; le progrès médical qui l’a
accompagné, en baissant la mortalité infantile, les a délivrées de la nécessité
de faire beaucoup d’enfants pour espérer assurer une descendance. Le
capitalisme place donc les femmes dans une situation de relative
disponibilité pour un travail à l’extérieur de la maison – et le travail à
l’extérieur de la maison, rémunéré comme l’est le travail des hommes, fût-
ce au départ avec un moindre salaire, est pour les femmes un pas vers
l’indépendance économique, clé de voûte de l’indépendance tout court.
Virginia Woolf raconte ainsi que la nouvelle de l’héritage que lui a laissé sa
tante lui est parvenue le soir même où a été votée la loi donnant aux
femmes le droit de vote, et déclare sans ambages : « De ces deux choses, le
vote et l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de beaucoup la plus
importante55. » En lui permettant de vivre sans dépendre d’un homme (et
sans se soucier du quotidien), l’argent fut en effet crucial pour son destin
d’auteur. Le capitalisme est le premier système qui généralise, pour les
femmes, la possibilité d’une telle autonomie – même s’il n’offre pas à
toutes l’aisance suffisante pour passer du temps à admirer le ciel et écrire de
la poésie, comme ce fut le cas pour Woolf elle-même, qui accède à
l’indépendance par la rente et non par le travail salarié.
L’erreur que font les féministes – qui vient d’une volonté sympathique,
celle de se persuader que tous les opprimés sont dans le même bateau et
qu’en luttant contre une injustice, on lutte en même temps contre toutes les
autres – est en partie compréhensible. En effet, en annulant le différentiel de
force physique entre les hommes et les femmes, puis en amoindrissant
progressivement les contraintes biologiques qui pesaient auparavant sur
celles-ci, la révolution industrielle, on l’a dit, a privé la domination
masculine d’une prémisse fondamentale. Cependant, cette domination ne
disparaît pas immédiatement, tant s’en faut, car, on l’a assez répété, si elle
se fonde sur des différences physiologiques, elle se double de systèmes
symboliques de justification qui possèdent une puissance performative
propre. Aussi le progrès technique ne rend-il pas d’abord la prééminence
des hommes caduque ; comme les personnages des dessins animés de Tex
Avery, l’idéologie patriarcale continue à courir dans le vide alors que le sol
ferme s’est dérobé sous ses pieds.
N’ayant plus de soubassement matériel, l’idéologie tend même, dans un
premier temps, à se renforcer, comme s’il lui fallait redoubler d’efforts pour
ne pas s’écrouler. Malgré le bouillonnement des idées révolutionnaires, le
xixe siècle s’ouvre, en France, sur une régression du statut des femmes,
rabaissées dans le Code civil napoléonien ; les exemples sont ensuite
nombreux, en France et ailleurs, d’écrits et de lois semblant entériner la
prééminence masculine. Mais cela ne dure pas : il s’agit bien des derniers
soubresauts substantiels de la bête, d’une réaction de défense face au
mouvement souterrain, puis visible, d’émancipation. Loin de signaler une
quelconque consubstantialité entre capitalisme et domination masculine, ce
baroud d’honneur renvoie plutôt à un effet d’hystérésis couplé à l’angoisse
qui saisit immanquablement les dominants lorsque la domination est sur le
point de leur échapper.
Car la vraie relation entre ces deux phénomènes est bien inverse : le
capitalisme ne rend pas seulement le travail des femmes possible, il le rend
nécessaire. En effet, le capitalisme industriel, comme son cousin le
socialisme industriel alias le capitalisme d’État, a intérêt à faire des femmes
des travailleurs comme les autres. Avec le changement du modèle de
production et l’apparition des usines, le besoin de main-d’œuvre augmente :
les artisans ne suffisant pas, on recourt aux bras des ouvriers agricoles –
c’est le grand mouvement de l’exode rural – et des femmes, mais aussi des
enfants. Si le travail des enfants est ensuite, peu à peu, limité puis interdit –
lorsque le niveau de richesse de la société et le pourcentage des femmes
actives deviennent suffisants –, celui des femmes va perdurer : il s’agit d’un
de ces effets-cliquets sur lesquels il ne sera plus possible de revenir
durablement. La Première puis la Seconde Guerre mondiale, en confiant
aux femmes davantage de responsabilités dans le monde professionnel,
parachèveront leur ancrage dans le salariat.
Soulignons ici, en revenant sur le paradoxe évoqué au chapitre 1er, que
c’est précisément parce qu’elles étaient devenues nécessaires au système
productif que les femmes ont pu protester contre lui, participant, à l’égal
des hommes, aux grèves et aux mobilisations ouvrières de la fin du xixe et
surtout du xxe siècle, et acquérir par ce biais des droits sociaux également
protecteurs. Il est donc exact que les femmes se sont battues pour leurs
droits sociaux ; mais il a d’abord fallu que le capitalisme leur accorde une
place dans le processus productif, leur conférant par là même un moyen de
pression et donc la capacité de prendre part au rapport de force entre travail
et capital.
En arrachant les hommes et les femmes à leurs communautés
d’appartenance, en les soumettant au travail salarié régi par des règles
comptables, le capitalisme industriel a grandement participé à la dissolution
des anciennes idéologies, même si ces dernières ont tenté, pendant un
temps, de résister :
« Partout où elle a conquis le pouvoir, [la bourgeoisie] a foulé aux pieds les relations féodales,
patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs
naturels, elle les a brisés sans pitié, pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme,
que le froid intérêt, le dur paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme
chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste56. »

En entrant de plain-pied dans le nouveau monde du travail, les femmes y


sont devenues – pas immédiatement, mais à l’échelle historique très
rapidement – des exploités comme les autres. Certes, leur salaire n’était au
départ que la moitié de celui des hommes, et lui reste encore inférieur à
poste égal dans certaines entreprises privées ; mais dès lors qu’elles ont eu,
comme les hommes, un salaire, la différence n’était plus qu’une question de
degré, pas de nature. Au total, si l’intersectionnalité des handicaps les laisse
malgré tout, et jusqu’à nos jours, plus spoliées en moyenne que les
hommes, leur intégration au monde glacé de la production capitaliste –
comme à celui, couvert du voile d’une autre idéologie, de la production
socialiste dans les pays de l’Est – a avant tout été un mouvement
d’égalisation dans l’uniformisation.
Aujourd’hui, rien n’interdit aux femmes d’être un rouage du système
capitaliste, que ce soit en tant qu’exploitées ou en tant qu’exploiteurs. Si,
dans la deuxième catégorie, les femmes sont bien moins nombreuses que
les hommes, ce n’est pas à cause du système capitaliste, mais à cause des
reliquats de handicaps qui leur restent des époques précédentes. D’ailleurs,
lorsqu’elles parviennent aux sommets de la sphère politique ou
économique, elles promeuvent et pratiquent le capitalisme avec autant de
succès que les hommes – Margaret Thatcher n’a rien à envier à Ronald
Reagan, Christine Lagarde à Jean-Claude Juncker et Liliane Bettencourt à
Bernard Arnault. Le moteur du capitalisme, c’est le profit, pas la tradition ;
sa hiérarchie est celle de l’argent, pas celle des sexes. Il s’accommode de
tout : de l’émancipation des femmes, de la reconnaissance de
l’homosexualité, de l’intégration des minorités ethniques. En ce sens,
comme Marx l’avait compris dès le xixe siècle, le capitalisme est un
système intrinsèquement révolutionnaire.
Cette mise au travail (extérieur au foyer) des femmes a été possible en
Occident, et avant tout dans l’Angleterre industrielle, parce que le statut des
femmes y était, comparativement, bien moins bas que dans d’autres régions
du monde. Emmanuel Todd émet l’hypothèse que la famille souche, par la
discipline qu’elle impose et la transmission des richesses et des savoirs
qu’elle permet, a d’abord été une invention très efficace, donnant aux
sociétés qui l’ont adoptée un avantage comparatif sur leurs voisines. Mais
l’extension du principe de patrilinéarité jusqu’à la famille communautaire,
qui enferme les femmes dans un statut très abaissé, les empêchant de
participer à la vie sociale, a fini par handicaper ces sociétés, qui se sont
retrouvées « bloquées », incapables de dépasser un certain seuil de
développement, au moment même où les sociétés occidentales décollaient :
« Placée au bout du monde, l’Europe occidentale a échappé, pour l’essentiel, à la patrilinéarité. Ce
retard fut sa chance. Le Moyen-Orient lui a transmis ce qui définit la civilisation : l’agriculture,
l’écriture, la ville, l’État. A manqué la patrilinéarité, dont l’absence a fini par permettre l’ascension
ultime de l’Europe du Nord-Ouest57. »

La participation des femmes compte sans doute au nombre des éléments


qui ont donné au capitalisme de la fin du xixe, début du xxe siècle son
dynamisme exceptionnel, puis ont permis sa transformation en une société
postindustrielle, les femmes investissant massivement le secteur tertiaire.
Les récentes études économiques confirment cette intuition. Ainsi, selon les
données du FMI, l’accroissement du nombre de femmes dans la population
active entraîne des gains substantiels en croissance et en productivité – et
donc en salaires et en richesse collective –, supérieurs même à ceux qui
résulteraient d’une augmentation équivalente de la main-d’œuvre
masculine58.
Parce qu’il a permis aux sociétés occidentales de profiter de l’apport
productif et intellectuel des femmes, le processus d’émancipation fut une
composante essentielle de l’efficacité du capitalisme comme du
« socialisme réel » soviétique, rendant ces sociétés d’autant plus
compétitives face aux autres. D’un point de vue macro, il était donc
éminemment utile, ce qui n’est sans doute pas étranger à son succès.

Les structures collectives de l’État-providence

Le dernier ordre de phénomènes qui conditionnent l’émancipation des


femmes renvoie à l’apparition, dans les pays capitalistes – et bien sûr
socialistes – développés de structures collectives d’assurance et de soin,
fruit d’une accumulation sans précédent de la richesse. Leur rôle est
multiple, mais on peut dire, en schématisant, qu’elles amplifient et
généralisent la libération des contraintes physiques.
Pour commencer, le progrès médical, qui aurait pu rester l’apanage d’une
élite, est diffusé dans les pays occidentaux à travers des politiques sanitaires
centralisées. Dès la fin du xixe siècle, on organise en France des cours
d’hygiène, on soutient la médecine préventive, on crée des « gouttes de
lait » où les mères nécessiteuses peuvent s’approvisionner en lait de bonne
qualité – la dernière pointe de la mortalité infantile qui affecte, en 1945, en
France, sa courbe en chute libre, est d’ailleurs liée non pas aux opérations
militaires, mais à la désorganisation des circuits de distribution du lait dans
le contexte de la Libération. On lance également, et c’est fondamental, des
campagnes de vaccination gérées par les autorités publiques. Après la
Seconde Guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale parachève cet
édifice, permettant à toutes les femmes de bénéficier de soins et de
médicaments gratuits. Le suivi des grossesses diminue drastiquement les
chances de complications. Le congé maternité permet aux mères de se
reposer après l’accouchement et de rester près de leur enfant durant ses
premières semaines, critiques. Suivis par les pédiatres, les enfants reçoivent
tous, rapidement et sans frais, du paracétamol dès qu’ils ont de la fièvre, et
de l’amoxicilline dès qu’ils souffrent d’une infection respiratoire, et sont
hospitalisés, toujours sans frais, au moindre signe de gravité. Le système de
sécurité sociale autorise la généralisation à toutes les femmes de
l’infrastructure technologique porteuse d’émancipation. Ne faut-il pas
compter Ambroise Croizat, ministre du travail de 1945 à 1947 qui impulse
l’instauration de ce système, parmi les plus grands féministes ? Au total, si
on peut observer de très légers écarts entre la mortalité infantile des
différents groupes sociaux, c’est l’ensemble des femmes des pays
développés qui peuvent aujourd’hui « compter » sur la survie de leurs
enfants – même si, dans les pays où l’assurance maladie n’est pas un acquis
aussi ferme qu’en Europe, la situation est un peu moins confortable. Ainsi,
les États-Unis affichent les taux de mortalité infantile les plus élevés parmi
les pays riches, et les plus inégaux selon la couche sociale.
Ce sont toujours les structures collectives, cette fois spécialisées dans la
garde et l’éducation d’enfants – crèches et écoles –, qui permettent aux
mères de continuer à travailler sans voir la santé de leurs enfants se
dégrader comme ce fut le cas au xixe siècle, où, on l’a vu, les mères
travailleuses avaient plus de chance de voir leur enfant mourir que les
mères au foyer, sans parler de celles qui, pour travailler, mettaient leur
enfant « en nourrice », ce qui ne lui laissait qu’une mince chance de survie.
D’une certaine manière, la généralisation des structures collectives de garde
(ou des modes de garde bénéficiant d’un soutien collectif, comme c’est le
cas pour les assistantes maternelles ou les nounous à domicile en France) a
permis d’étendre à l’ensemble de la population le confort physique et moral
dont jouissaient les femmes des milieux très privilégiés, qui pouvaient se
permettre une nourrice « sur lieu », qui allait les remplacer avec efficacité et
bienveillance, les laissant libres de vaquer à leurs affaires. On a pu
d’ailleurs, jusqu’à très récemment, observer une différence entre la France
et les pays nordiques d’un côté, où les structures de la petite enfance étaient
bien développées, et un pays comme l’Allemagne de l’autre, où
l’insuffisance de l’accueil collectif des jeunes enfants avait un effet négatif
direct sur la liberté professionnelle des femmes et leur taux d’emploi.
Notons que, dans la petite note de bas de page citée plus haut, Bourdieu
mentionne également ce facteur parmi les éléments favorisant
l’émancipation des femmes – le développement des crèches et des
maternelles, remarque-t-il, ne supprime pas entièrement la contrainte
inhérente au soin des enfants, mais rend celui-ci « plus partagé » –, sans, là
non plus, lui accorder l’attention qu’il mérite59.
Enfin, un dernier dispositif collectif, le système de retraite – par
capitalisation et surtout par répartition –, joue un rôle puissant dans
l’affaiblissement de l’impératif d’engendrer plusieurs enfants. En effet, les
enfants étaient, avant, la seule assurance vieillesse dont disposaient les
individus ; sans enfants, à moins d’être riches, ils étaient condamnés à la
pauvreté et à une mort rapide, personne n’allant subvenir à leurs besoins
lorsqu’ils deviendraient trop âgés pour travailler. L’existence des retraites
renforce puissamment la capacité des femmes (et des hommes – pour une
fois, ce facteur joue pour les deux sexes) de s’approprier le slogan « un
enfant si je veux, quand je veux » – ou pas d’enfants si je n’en veux pas.
On peut et on doit débattre des conditions politiques, philosophiques et
morales qui ont permis l’existence de ces structures offrant aux plus
modestes des membres de la société un degré de confort qui n’était jadis
accessible qu’aux plus fortunés : des soins médicaux gratuits, des nounous
attentionnées, des professeurs dévoués, une rente à vie après l’arrêt définitif
du travail. Mais il est indéniable qu’elles n’auraient pas pu apparaître sans
l’élévation sans précédent du niveau de richesse des pays occidentaux, fruit
de la révolution industrielle, du progrès technique et en dernière instance du
recours massif aux énergies fossiles.
Le féminicène

Résumons. Grâce à la débauche d’énergie permise par l’utilisation du


charbon, puis du pétrole et du nucléaire, qui offre à l’humanité une
multitude d’« esclaves énergétiques », la révolution industrielle a amené un
enrichissement sans précédent, à la fois public et privé. Cette richesse a eu
de multiples implications, permettant tant l’explosion du progrès technique
et sa démocratisation via la société de consommation que la création
progressive de structures collectives généralisant le bénéfice de ses fruits.
En dégageant du temps libre, la mécanisation rend les femmes davantage
disponibles pour les études et le travail extérieur, alors que le mode de
production capitaliste rend leur emploi économiquement intéressant. En
diminuant drastiquement la mortalité infantile, le progrès médical libère les
femmes de la nécessité d’engendrer une progéniture nombreuse, alors que
les structures d’accueil des jeunes enfants allègent la charge qui échoyait
aux mères. L’invention de la pilule contraceptive, la diffusion des savoirs
scientifiques relatifs au cycle reproductif et l’amélioration des techniques
abortives, plus sûres et moins traumatisantes, donnent aux femmes le
contrôle effectif sur la procréation, l’ensemble de ces évolutions réduisant
« le handicap de la grossesse et de la parturition60 » à la portion congrue.
L’extension du travail féminin à l’extérieur du foyer, qui donne aux femmes
les moyens de s’assumer financièrement, leur apporte, pour la première fois
de l’histoire, la possibilité de vivre de façon indépendante – une possibilité
non plus réservée à quelques exceptions, mais ouverte à la masse d’entre
elles. La vie commune, dans le mariage ou en concubinage, devient un
véritable choix, le célibat, via la non-mise en couple ou le divorce, cessant
d’être une catastrophe économique – même si les ruptures fragilisent
toujours plus les femmes que les hommes. Cette évolution majeure, rendant
le mariage optionnel, n’a pas manqué d’avoir des répercussions sur les
normes familiales, au premier rang desquelles la multiplication des
séparations et des familles recomposées. Mais elle a avant tout représenté
pour les femmes, mariées ou non, l’avènement d’une ère de l’autonomie
généralisée.
L’ensemble des mutations présentées ci-dessus ont profondément modifié
les conditions d’existence des femmes, les lois ne faisant
qu’institutionnaliser le nouveau spectre des possibles. Ce sont ces mutations
qui ont permis à Judith, la sœur fictive de Shakespeare imaginée par
Virginia Woolf, de devenir dramaturge plutôt que de mener une vie
répétitive faite de travaux ménagers et de soins aux enfants. Ce sont elles
qui ont donné à des milliards de femmes une liberté de choix
historiquement sans précédent, sinon sans limite, même si – mais c’est
également le cas pour les hommes – son périmètre est éminemment variable
selon le milieu social.
Au total, l’industrialisation, le progrès scientifique et la généralisation de
la technologie, en un mot l’anthropocène, et les transformations sociales qui
l’accompagnent, permettent l’émancipation concrète des femmes.
L’avènement de l’anthropocène est contemporain d’une vision du progrès
où l’homme et la nature s’opposent, l’histoire de celui-là renvoyant à son
émancipation de celle-ci – la philosophie des Lumières, superstructure
idéologique accompagnant les débuts de cette période révolutionnaire, fait
ainsi des hommes les « maîtres et possesseurs de la nature61 ». Cette vision
a depuis été beaucoup critiquée comme dichotomique et téléologique,
notamment par Bruno Latour62. Mais elle n’est pas fausse ; elle est juste
incomplète, car elle ignore les inégalités entre différents groupes humains,
qui interdisent de parler de « l’homme » au singulier, et surtout la suite de
l’histoire : l’ambivalence du progrès, sur laquelle on reviendra au
chapitre 4. Certes, les effets du progrès industriel et technologique n’étaient,
dès le départ, pas univoques : ils ont presque immédiatement inclus la
dégradation de la nature, mais aussi des conséquences délétères sur le corps
humain, abîmé par le travail industriel et la pollution, comme sur le
psychisme, miné par l’aliénation du travail à la chaîne et l’artificialité de la
vie urbaine. Mais quels qu’aient été ses effets négatifs, le progrès a d’abord
représenté un bénéfice énorme. Avant de devenir la cible des critiques
savantes et des militants écologistes, l’émancipation de la nature a signifié
pour l’homme la libération d’un travail physique éreintant, la victoire sur
les infections et sur la douleur – de celle de l’accouchement à celle de la
rage de dents, qui a longtemps constitué l’une des terreurs de l’humanité –,
et l’allongement de l’espérance de vie.
Oui, la condition de l’homme a radicalement changé sous
l’anthropocène ; mais celle de la femme a changé plus encore, car
l’anthropocène lui a apporté une libération non seulement de la nature –
particulièrement spectaculaire puisque c’est sur la femme que les
contraintes naturelles pesaient le plus lourdement –, mais aussi de l’homme,
auquel la nature l’asservissait. Le livre de Bonneuil et Fressoz, insistant sur
la nécessité de nuancer le récit lisse et univoque de l’anthropocène comme
celui d’une relation entre « l’homme » (abstrait) et la nature, livre à la place
plusieurs récits qui rendent compte des multiples facettes de cette phase
historique : capitalocène – car l’anthropocène n’a pu advenir qu’à travers
l’affirmation du capitalisme –, thanatocène – car l’histoire de
l’anthropocène est celle de la destruction de la nature et des guerres –,
phagocène – car l’anthropocène a partie liée avec la consommation de
masse63… Mais, parmi ces récits, un est absent : le féminicène. C’est
pourtant l’un de ses traits les plus marquants. L’anthropocène est la
première période de l’histoire de l’humanité où les femmes deviennent,
grosso modo, les égales de l’homme. Pour que l’émancipation des femmes
soit possible, il a fallu que l’anthropocène arrive. Pour que la femme se
libère de l’homme, il a fallu que l’homme se libère de la nature. La femme
est la dernière venue à – ou le couronnement de – l’arrachement à la
contrainte naturelle.
L’émancipation des femmes est ainsi l’enfant de la révolution industrielle
– n’est-il pas prémonitoire que Saint-Simon, chantre de « l’industrialisme »,
ait également été l’inspirateur d’un des premiers creusets du féminisme ? –,
celle-là même qui s’est traduite par la volonté des hommes d’asservir la
nature, par l’exode rural, le travail aliénant à la chaîne, l’exploitation de la
multitude, la déshumanisation des rapports sociaux, la société de
consommation… bref, par beaucoup de phénomènes négatifs, dénoncés par
Sandrine Rousseau sous le vocable d’androcène. Le féminicène n’est pas,
ou pas seulement, le contraire de l’androcène ; il en est une conséquence.
La perception de ce lien – dialectique – entre ces deux phénomènes
engendre, sans conteste, de l’inconfort.
Notons d’ailleurs entre parenthèses, en un clin d’œil aux controverses de
notre temps, que puisque la révolution industrielle britannique fut elle-
même rendue possible par l’exploitation des colonies, les femmes doivent
donc leur liberté aux souffrances des populations racisées du tiers-monde,
ce qui porte un coup à l’idée de l’intersectionnalité des luttes, au moins du
point de vue historique. Heureusement qu’on ne peut pas changer le passé ;
sinon, ce constat aurait sans nul doute exposé les féministes contemporaines
à un douloureux dilemme quant à savoir si le bonheur des unes vaut, ou ne
vaut pas, la souffrance des autres.
Une réalité oubliée

Le lien entre le progrès technique et l’émancipation des femmes n’est pas


une idée nouvelle, loin de là. Au xxe siècle, elle faisait partie de la
phraséologie officielle des pays communistes, URSS en tête, comme on
peut le constater sur les affiches soviétiques des années 1920 et 1930,
notamment celles célébrant la Journée internationale des droits des femmes.
On y voit mise en scène l’opposition entre leur ancienne vie, faite de travail
domestique aliénant et de soumission – au mari, à la pauvreté, à l’ignorance
et aux superstitions, y compris médicales –, et leur nouvelle vie, faite de
travail industriel ou agricole mécanisé, le temps dégagé grâce à la
socialisation des tâches domestiques – alimentation, confection et entretien
des vêtements, garde de jeunes enfants – leur permettant d’y participer à
l’égal des hommes, mais aussi d’accéder aux loisirs culturels.
En Occident aussi, le progrès technique a longtemps été célébré comme
une force de libération. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir paraît en
1949 ; en 1970, au moment même où Christine Delphy et ses consœurs
partent dans la stratosphère d’un « matérialisme » niant la matière,
Shulamith Firestone, une des figures centrales du féminisme de la deuxième
vague, publie The Dialectic of Sex : The Case for Feminist Revolution, qui a
été (mal) traduit en français par La Dialectique du sexe : le dossier de la
révolution féministe – alors qu’il aurait fallu traduire par « argumentaire en
faveur de la révolution féministe » ou tout simplement « pour une
révolution féministe »64. Dans ce texte, Firestone reprend les thèses de
Simone de Beauvoir en les poussant à l’extrême, dans une perspective
marxiste : la toute première division en classes de l’humanité aura été celle
entre les hommes, producteurs, et les femmes, reproductrices ; la
technologie, en amoindrissant l’asservissement de la femme au rôle
reproductif, commence à libérer celle-ci ; mais, pour aller jusqu’au bout de
la libération, il faut abolir l’existence même des différences physiologiques
qui fondent l’inégalité, en supprimant la procréation naturelle et la famille
au profit d’utérus artificiels et d’une éducation collective des enfants.
Cette perspective, qui a valu à Firestone sa réputation de radicalisme,
relevait à son époque de science-fiction, mais paraît beaucoup moins
irréaliste aujourd’hui – les essais sur l’utérus artificiel sont en cours. Elle
pèche cependant par sa déconnexion avec la psychologie de l’être humain.

Affiche de propagande soviétique (Gregory Chegal, 1931)

À
Slogan : « À bas l’esclavage de la cuisine ! Vive le nouveau quotidien. » Inscriptions sur les
bâtiments : « Club », « Cantine », « Usine », « Cuisine », « Crèche ».

L’objectif désirable selon Firestone, mélange des phalanstères de Fourier,


du Meilleur des mondes de Huxley et de Matrix, ne saurait faire envie à
grand monde, même si on comprend d’où il lui vient : fille d’un rabbin
ultrarigoriste, rabaissée par rapport à ses frères et révulsée par l’attitude de
sa mère, qui semblait avoir trouvé son bonheur dans sa fonction
reproductive, « Shulie » s’était lancée dans le féminisme renaissant à corps
perdu. En parvenant à la conclusion que seule la disparition des sexes peut
garantir à 100 % celle de l’oppression des femmes, elle touche au tragique
de l’existence humaine : il n’est pas toujours possible d’abolir une injustice
sans détruire le tissu humain qui l’entoure de façon organique – l’histoire
offre quelques exemples de projets démiurgiques qui ont fini en dystopies.
Est-ce la conscience de cette aporie qui l’a conduite à la folie ? Est-ce le
constat que les prémisses de son raisonnement étaient de plus en plus
oubliées au profit d’une vision où les différences biologiques ne jouent
aucun rôle ? Ou bien, comme le soutient dans une note de blog la
dramaturge et militante féministe Carolyn Gage, a-t-elle été droguée aux
psychotropes par l’ennemi patriarcal pour la priver de volonté et de
discernement – à la manière des dissidents soviétiques65 ?
Quoi qu’il en soit, Firestone est largement oubliée. Dans les années 1970,
elle faisait, avec Simone de Beauvoir, partie des penseurs que les féministes
mettaient en avant pour réclamer le droit à la contraception et à
l’avortement, dans l’idée que le corps des femmes devait être libéré du
poids de la maternité ; aujourd’hui, son nom est inconnu à la plupart des
militantes, et même des spécialistes en gender studies. Aux États-Unis, il
commence à être exhumé par les partisans du xénoféminisme, qui
réfléchissent aux manières d’utiliser les technologies pour abolir les
discriminations sexuelles66 ; mais en France, le fameux manuel Introduction
aux études sur le genre ne consacre au xénoféminisme qu’un petit
paragraphe brumeux, sans jamais citer Firestone. A-t-elle même été lue en
France ? À la bibliothèque de Sciences Po, le seul exemplaire de son livre
en langue française se trouve dans un magasin éloigné – il n’a pas dû être
souvent emprunté. Même Peggy Sastre, qui souhaite que les femmes
« s’extraient de leur utérus67 » et affirme que « [p]our émanciper la femme
de son rôle “naturel”, d’un corps qui la force à tous les compromis
rétrogrades, [il faut oser] la prospection et l’ectogenèse68 », ne fait référence
qu’au Manifeste Cyborg de Donna Haraway et à Marcela Iacub qui appelle
les femmes à « devenir des non-femmes ». Je ne peux m’empêcher de tracer
un parallèle entre Firestone et Semmelweis et de trouver injuste qu’on ait
oublié ces êtres qui se sont, chacun à sa façon, littéralement consumés dans
leur combat.
Pour radicales, voire effrayantes qu’elles soient dans leurs implications,
ces réflexions ont le mérite de porter un regard lucide sur le rôle du progrès
technique dans l’émancipation féminine. Notre société, elle, n’en a plus
conscience. Comme les soubassements biologiques de l’inégalité entre les
sexes sont devenus tabous, personne ne cherche plus à comprendre ce qui
les a rendus caducs. Même les historiens des femmes ne mentionnent pas ce
rôle frontalement ; tout au plus peut-on le déduire de la juxtaposition entre
la description du quotidien des femmes d’autrefois, dressée dans leurs
travaux, et ce qu’on observe soi-même dans la vie actuelle. Les gender
studies, pour leur part, évacuent clairement la question. Si les mutations
économiques (généralisation du salariat) sont parfois notées parmi les
facteurs de l’émancipation, tout comme les changements politiques
(avènement de la démocratie), les transformations technologiques, elles,
sont carrément absentes. L’index des notions de l’Introduction aux études
sur le genre ne contient ni le mot science, ni le mot médecine, ni le mot
technique, ni le mot technologie, ni le terme révolution industrielle. La
seule innovation à être mentionnée est la contraception – alors que ce n’est
que la (petite) partie émergée de l’iceberg – et toujours pour évoquer le
droit à la pilule, non son invention ni sa production à grande échelle. Jamais
les ouvrages féministes ne mentionnent Gregory Pincus ni Luis Ernesto
Miramontes. Jamais ils n’évoquent les inventeurs de l’asepsie, des vaccins
et des antibiotiques, alors qu’ils devraient trôner sur un piédestal.

Un féminisme hors-sol

Si les féministes arrivent à oublier le rôle du progrès technique dans


l’émancipation des femmes, c’est précisément parce que leurs – nos –
conditions d’existence confortables sont naturalisées au point de passer
inaperçues. La vie qui nous entoure nous semble représentative de la vie en
général, alors qu’elle en est au contraire une variante historiquement
exceptionnelle.
La technologie, on l’a assez répété, a rendu le quotidien facile : personne
ne s’imagine la vie sans eau courante, toilettes modernes, lave-linge ou
plaques de cuisson ; la vie sans voiture ni métro ; la vie sans vaccin DTP-
Polio ni service des urgences. On peut, en milieu urbain, vivre de la
naissance à la mort sans jamais se confronter à la nature, sans jamais
(essayer de) faire du bois, allumer un feu, traire une vache, sortir l’eau du
puits. La maternité aussi est grandement facilitée : l’enfant qu’on met au
monde (sans risque de mourir) vivra ; il pourra être nourri au lait artificiel
(l’eau pure et les biberons stérilisés au micro-ondes empêchant toute
infection) et portera des couches jetables (ou lavables au lave-linge), ce qui
laissera la mère relativement libre de ses mouvements ; il sera soigné s’il
tombe malade ; il sera gardé à la crèche ou par une assistante maternelle
agréée dès l’âge de deux mois et demi s’il le faut, puis ira à l’école… Dans
les milieux cultivés, la maternité est de surcroît particulièrement tardive. En
effet, les femmes très diplômées, exerçant des métiers qualifiés, tendent à
différer la procréation pour mener à bien des études longues et lancer la
carrière – en 2016, l’âge moyen à l’accouchement était de 33 ans chez les
femmes cadres, contre 30 ans chez les employées et ouvrières (Insee). Ces
mêmes femmes diplômées sont également majoritaires parmi celles qui
refusent volontairement de procréer, entre autres pour préserver leur liberté
professionnelle69. Si aucune étude ne les prend pour objet, il ne serait pas
déraisonnable de supposer que la fécondité est particulièrement basse chez
les femmes universitaires spécialisées dans les études sur le genre : la durée
des thèses universitaires est très longue dans les sciences sociales et le
souhait d’une relation amoureuse égalitaire ne doit pas favoriser la
procréation avec le premier venu ; je parierais donc que l’âge à la naissance
du premier enfant dépasse, dans cette population, celui de 30 ans observé en
moyenne chez les cadres.
Dans ce contexte, imaginer le quotidien d’une société d’avant le progrès
technique, esquissé plus haut, relève d’un effort d’imagination difficile.
Cela vaut pour la condition des femmes comme pour la condition humaine
en général – c’est pourquoi les interventions de Jean-Marc Jancovici dans
lesquelles il détaille les effets concrets de l’apparition des « esclaves
énergétiques » provoquent en général un choc cognitif. Se représenter
l’importance du progrès technique était facile au début du xxe siècle, quand
la mémoire du monde d’avant était encore vive – d’où les accents
extatiques d’un Paul de Kruif dans Chasseurs de microbes, en 1926 ; dans
les années 1920, les timbres-poste français portaient d’ailleurs l’effigie de
Pasteur, et en 1955, l’Italie avait encore émis un timbre à la mémoire de
Grassi. D’où également la conscience aiguë, chez Virginia Woolf, des
causes matérielles qui déterminent l’absence, parmi les femmes des siècles
passés, de génies littéraires. En 1928, dans Une chambre à soi, après avoir
reconstitué l’état d’esprit de Shakespeare, « libéré de toute entrave », qui lui
a permis de se concentrer sur son travail, Woolf note :
« Que l’on trouvât une femme avec cet état d’esprit au seizième siècle était de toute évidence
impossible. Il suffit de penser à ces pierres tombales élisabéthaines avec tous ces enfants agenouillés
les mains jointes ; et à leur mort prématurée ; et voir leurs maisons aux pièces sombres et exiguës
pour réaliser qu’il était impossible qu’une femme pût alors écrire des poèmes70. »

Lorsque le progrès est devenu normal, l’extase a disparu. C’est cette


naturalisation du progrès qui permet aux féministes, surtout aux plus
diplômées d’entre elles, d’affirmer que la maternité n’altère en rien les
capacités d’une femme. Elle n’altère en effet pas grand-chose si on la vit
dans une société très avancée comme la nôtre : une universitaire enceinte,
dont la grossesse est minutieusement suivie à la maternité des Bluets, peut
toujours prendre le métro ou le tram pour aller enseigner un cours sur
l’intersectionnalité des oppressions ; même aux stades avancés de la
grossesse, elle peut, allongée sur son canapé, lire Christine Delphy et
rédiger sur ordinateur un article sur les inégalités de genre. Dans notre
monde technologisé, où les grossesses sont rares et les règles, euphémisées
par les tampons et les stérilets hormonaux aux progestatifs, l’existence
même des différences physiologiques entre les hommes et les femmes ne
saute plus aux yeux. Il est, en particulier, devenu compliqué d’éprouver le
différentiel de force physique dans un environnement où ni les femmes ni
les hommes n’ont à en user – c’est spécialement vrai dans les milieux
cultivés, où le tabou de la violence est fort et les hommes, peu sportifs.
Dans le séminaire de l’École normale supérieure décrit au chapitre 2,
j’avais ainsi essayé d’argumenter en faveur de la thèse de Simone de
Beauvoir en évoquant ma propre expérience : je faisais, à l’époque, des arts
martiaux à haute dose (une vingtaine d’heures hebdomadaires), mais,
malgré toute ma vaillance et une bonne qualité musculaire, je ne faisais pas
le poids, au sol, devant un homme également sportif de 85 kg. Mon
observation a été jugée inconvenante ; on m’a répondu que j’avais « un
problème avec [ma] féminité » – j’ai retenu l’expression, car elle m’avait
laissée perplexe. Une Camille Paglia découvrant le côté « chthonien » de la
femme, soumis aux pesanteurs de la nature71, est, dans ce contexte,
totalement iconoclaste, comme le montrent d’ailleurs les réactions outrées à
ses écrits.
Bref, la possibilité d’oublier le poids de la biologie comme l’importance
du progrès technique est précisément le fruit d’un moment historique qui a
arraché les êtres humains au déterminisme naturel au point de naturaliser la
technologie. Plus que d’un simple oubli, d’ailleurs, il faut parler d’un rejet
violent : évoquer ces éléments fait de vous un réactionnaire. C’est là une
ironie de l’histoire qui risque de devenir bientôt cinglante – on y reviendra.
En attendant, ce féminisme éthéré, hors-sol, conduit aux anachronismes
et aux anatopismes. En effet, oublier que l’industrialisation et le progrès
technique qui l’accompagne sont une condition de possibilité de
l’émancipation, c’est oublier que cette émancipation était ou reste
impossible en leur absence ; sans eux, les « combats » féministes sont voués
à l’échec, et le plus souvent carrément impensables. La lutte en faveur de
l’égalité était par exemple inconcevable au Moyen Âge ; tout au plus
pouvait-on imaginer quelques revendications ciblées dans le milieu
privilégié dont le relatif bien-être était assuré par l’existence d’« esclaves »
au sens propre, au point de permettre à certaines femmes de consacrer du
temps aux activités intellectuelles – d’où la possibilité d’une Christine de
Pisan. Aucun triomphe du féminisme n’était possible avant l’heure, celle de
l’affaiblissement des contraintes objectives. C’est pourquoi la position
moralisatrice des féministes occidentales révoltées par le conservatisme de
certaines sociétés africaines ou moyen-orientales aux conditions de vie
quasiment médiévales n’est pas tenable. Si le niveau de vie n’est pas le seul
facteur qui empêche l’émancipation des femmes – la religion, notamment,
joue un rôle important –, la chute continue de la mortalité infantile qu’on y
observe depuis plusieurs décennies a plus de chances d’y améliorer la
condition féminine que toutes les exhortations réunies.
Ailleurs qu’en Occident

Puisque le raisonnement nous y amène, faisons, pour conclure, une


remarque sur la situation des pays non occidentaux.
En Occident, où le développement capitaliste marqué par la révolution
industrielle a été essentiellement endogène, l’histoire des acquis féministes
est celle de la transformation globale des sociétés, au terme de laquelle
l’égalité entre les hommes et les femmes a cessé d’être dysfonctionnelle,
voire a engendré un surplus d’efficacité. Le reste suit : la structure
détermine la superstructure ; l’existence détermine la conscience. Ailleurs,
le schéma est plus complexe. L’histoire récente du reste du monde est
beaucoup moins linéaire, marquée qu’elle est par la colonisation et par le
double mouvement d’emprunt d’idéologies et de modèles de
développement à l’Occident et d’opposition à celui-ci.
Le tableau est compliqué plus avant par la superposition d’un autre
facteur puissant, la religion. Si, en Occident, celle-ci évolue de façon tout à
fait parallèle à la domination masculine – l’entrée dans l’anthropocène est
fatale pour le christianisme, qui recule partout où la croissance est forte et
où les conditions de vie s’améliorent, quoiqu’à un rythme inégal, les États-
Unis restant plus religieux que l’Europe –, il n’en va pas de même pour
toutes les croyances. Ainsi, après avoir, pendant un moment, suivi le même
chemin que le christianisme dans plusieurs pays – en Turquie, en Égypte, en
Iran et même dans l’Afghanistan soviétisée –, la religion musulmane
connaît un regain de vigueur, qui y ferme d’ailleurs la parenthèse de la
relative émancipation féminine.
Globalement, il me semble pourtant que la relation, parfaite en Occident,
entre industrialisation et émancipation féminine est également observable
dans le reste du monde – sauf qu’elle y est contrariée par l’action des vents
contraires. Lorsqu’on a dressé, au chapitre 1er, un panorama des luttes
féministes qui ont émaillé le dernier quart de millénaire, on s’est contenté
de donner des exemples européens et américains. Pourtant, dans les autres
parties du monde, des voix s’élèvent également pour plaider en faveur de
l’émancipation : au xixe siècle, Ram Mohan Roy en Inde ou Fatemeh en
Perse expriment des idées qui, mutatis mutandis, se rapprochent de celles
des féministes occidentales de l’époque. Mais ces voix restent isolées –
pour de multiples raisons, mais entre autres faute d’une évolution de
l’infrastructure économique et technique capable de leur donner une
traduction concrète. Lorsque, au début du xxe siècle, des mouvements
féministes émergent dans les pays du Maghreb et au Proche-Orient, dans le
sillage des luttes de libération nationale, ils débouchent ainsi sur pas grand-
chose, hormis en Turquie kémaliste – laïque et désireuse d’imiter
l’industrialisation occidentale – où les femmes se voient accorder autant
sinon plus de droits que dans les pays européens.
Notons que ces observations ne s’opposent pas à celles qu’Emmanuel
Todd expose en conclusion de son livre. Todd insiste sur la différence entre
pays historiquement bilatéraux et patrilinéaires : l’Europe de l’Ouest, à la
structure familiale bilatérale et à l’économie tertiaire, est très féministe ;
l’Europe de l’Est, à la structure familiale patrilinéaire et à l’économie
industrielle, est plus conservatrice. Cet état de fait serait lié à la
perpétuation, dans le monde actuel, de l’immémoriale division sexuelle du
travail : les femmes investissent massivement la sphère des services alors
que les hommes exercent des métiers liés à la transformation du milieu
(extraction de matières premières, construction, bâtiment, production
d’objets). Cette spécialisation dans l’industrie des pays patrilinéaires, moins
féministes que les pays bilatéraux, peut sembler contredire l’idée ici
exprimée selon laquelle c’est l’industrialisation qui lance le processus de
l’émancipation féminine. Mais cette contradiction apparente n’est due qu’au
choix de Todd, déjà mentionné, d’enjamber toute la période de la révolution
industrielle. Cette dernière naît en Occident (moins patriarcal que les pays
de l’axe PBO) et y est accompagnée ou plutôt suivie par le mouvement de
libération des femmes. Les deux phénomènes, l’industrialisation comme
l’émancipation féminine, se diffusent ensuite aux pays limitrophes aux
traditions familiales diverses. Si l’émancipation n’y atteint pas forcément le
même degré que dans le cœur de la révolution féministe – le monde anglo-
saxon, les pays scandinaves et la France –, l’Allemagne (famille souche), la
Russie (famille communautaire), la Turquie (famille communautaire), puis
certains pays du Maghreb et la Chine (famille communautaire) connaissent
tous une élévation du statut des femmes. La relation entre industrialisation
et progrès de la condition féminine est vérifiée presque partout, que
l’industrialisation s’impose sous les traits du capitalisme (Allemagne), du
socialisme (Russie et Chine communistes) ou d’un système hybride
(Turquie kémaliste). Même dans un pays comme l’Inde, où le statut de la
femme est traditionnellement très bas, l’industrialisation qui suit la
décolonisation, puis s’accélère au début du xxie siècle, amène une relative
amélioration de la condition féminine.
Les contre-exemples existent, bien sûr : le Japon où, malgré
l’industrialisation de l’ère Meiji, la condition de la femme reste très
dominée, voire empire et ne s’améliore ensuite que très lentement, y
compris après 1945, représente un cas remarquable de résistance de
l’idéologie traditionnelle. L’Arabie saoudite et quelques autres pays du
Golfe sont également un cas intéressant : se spécialisant surtout dans les
industries extractives, ces pays sont très riches, aux conditions de vie –
incluant le taux de mortalité infantile – comparables à ceux de l’Occident.
La persistance d’une forte inégalité entre les hommes et les femmes doit y
être mise sur le compte d’une forme fondamentaliste de la religion
musulmane, dont le durcissement récurrent dans toute une série d’autres
pays de la région – Turquie, Iran, Égypte, Algérie… – signe également,
chaque fois, un recul dans la condition des femmes.
Pourquoi la religion musulmane parvient-elle à contrecarrer ainsi les
effets de l’industrialisation, voire à les renverser ? Est-ce parce que
l’industrialisation, dans les pays concernés, n’était pas endogène et n’a pas
pu suivre le chemin « naturel », complet ? Est-ce parce qu’elle avait face à
elle une religion plus jeune, plus vigoureuse, qui n’avait pas achevé son
cycle de vie historique ? Est-ce du fait de l’acculturation négative
dissociative, chère à Todd – principe qui pousse des groupes ou des pays à
revendiquer le contraire de ce que leur propose leur oppresseur ou rival72 –,
qui accompagne souvent le nationalisme du ressentiment73 ? Est-ce en vertu
de la résistance des structures familiales communautaires ? Le débat reste
ouvert.
Pour revenir à la polarisation, au niveau européen, entre l’Ouest
féministe et tertiairisé, et l’Est industriel et conservateur, Todd « zappe »
donc le xviiie et le xixe siècle pour reprendre l’analyse au moment où les
pays pionniers de l’industrialisation entament déjà le processus de
tertiarisation, dans le cadre de la « grande accélération » de l’anthropocène
après 1945, avant de vivre une véritable désindustrialisation à la fin du xxe
et au début du xxie siècle. Or, si l’industrialisation a lancé la libération des
femmes, la grande accélération lui donne, dans les pays de l’Ouest, un
caractère exponentiel – d’où le degré auquel l’émancipation féminine y est
arrivée aujourd’hui. Pour les pays de l’Est, en revanche, Todd a
probablement raison de pointer la résurgence des structures familiales
anciennes. En produisant la spécialisation économique entre pays
industriels et pays tertiarisés, la mondialisation accentue la tendance
anthropologique profonde de chacun des deux blocs : le féminisme des
sociétés bilatérales, le conservatisme des sociétés patrilinéaires –
probablement renforcé, là aussi, par une réaction défensive face à l’hostilité
que ce conservatisme suscite en Occident. Cependant, cette différence reste
marginale au regard de l’amélioration massive de la condition des femmes
dans l’ensemble de ces contrées : si l’Europe de l’Est est moins féministe
que l’Europe de l’Ouest, l’émancipation des femmes y est malgré tout très
poussée.
C’est ainsi que le paysage de la condition féminine prend ses traits
contemporains : une position très élevée des femmes dans les pays
anciennement industrialisés, dont certains secteurs basculent carrément,
selon Todd, dans un régime de « matridominance » idéologique ; un
féminisme plus modéré dans les pays industrialisés plus tardivement, en
Europe de l’Est ou en Asie extrême-orientale, où la condition des femmes
est néanmoins globalement très favorable – l’Amérique latine est un cas à
part, à cause de la violence endémique grevant les rapports sociaux dans
plusieurs pays de cette partie du monde ; une relative amélioration du statut
des femmes, mais une persistance ou une résurgence des inégalités dans le
monde musulman et dans le tiers-monde.
L’industrialisation ne constitue clairement pas la panacée, car d’autres
facteurs sont capables de ralentir, voire de renverser la tendance. Il est
néanmoins certain, vu ce qui précède, que travailler à une amélioration
endogène des conditions de vie dans ces pays en modernisant leur
infrastructure technologique, économique et sociale ne peut être que
bénéfique pour la place et le statut des femmes ; sans être une condition
suffisante, c’est une condition nécessaire de l’émancipation, le reste étant
en vérité beaucoup plus hasardeux.

Au total, la condition des femmes s’est améliorée presque partout. Le


progrès technologique et l’enrichissement de la société ont rendu possibles
leur émancipation et, par la même occasion, l’émergence du discours
idéologique qui l’accompagne : le féminisme. La question qui se pose dès
lors, c’est : what next ? Fruit d’un processus historique global et
impersonnel, l’émancipation des femmes représente-t-elle une évolution
définitive, sans retour ? La révolution anthropologique dont l’ampleur et la
rapidité fascinent Emmanuel Todd – et je me joins à lui – est-elle appelée à
devenir la nouvelle norme de l’humanité, ou bien n’est-elle qu’une
parenthèse ? Voilà l’interrogation qui guidera la suite de ce livre. Car si on a
fait un long détour par les déterminants de la domination masculine et ceux
de l’émancipation des femmes, ce n’est pas gratuitement, par simple intérêt
théorique, mais parce qu’identifier ces déterminants permet d’anticiper les
scénarios du futur.
Chapitre 4 :
Des acquis bien fragiles
Vous entendrez parler de guerres et de bruits de
guerres : gardez-vous d’être troublés, car il faut que ces
choses arrivent. Mais ce ne sera pas encore la fin. Une
nation s’élèvera contre une nation, et un royaume contre
un royaume, et il y aura, en divers lieux, des famines et
des tremblements de terre. […] Malheur aux femmes qui
seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là !
Évangile selon Matthieu, chapitre 24

L’oblitération du problème

L’émancipation des femmes, phénomène révolutionnaire et


extraordinairement rapide, a été assimilée par nos sociétés avec une grande
facilité. Elle n’a suscité ni opposition durable – pour chaque nouvel acquis,
les crispations massives n’ont pas duré plus d’une génération – ni effet
négatif notable. Elle s’est même soldée par un surplus de croissance
économique. Cette évolution a prouvé de façon expérimentale, à grande
échelle, que la participation égalitaire des deux sexes à la vie sociale n’est en
rien contraire à la nature humaine. L’ampleur de cette révolution a fait reculer
le monde d’avant dans un passé brumeux et vaguement fantastique, auquel
plus personne ne se rapporte. Pour les nouvelles générations, nées après la
dernière vague de droits accordés aux femmes, l’existence se résume à la
situation présente.
Certes, féministes et historiens préviennent parfois du caractère peut-être
réversible de l’émancipation. Voici comment l’exprime Nicole Bacharan –
mais on retrouvera des formulations similaires dans n’importe quel livre
féministe, de La Cause des femmes de Gisèle Halimi à Déviriliser le monde
de Céline Piques :
« Alors que mes filles atteignent l’âge adulte, je mesure à la fois le chemin parcouru en une génération
et les risques nouveaux qui menacent des droits et des libertés qu’on aurait bien tort, une fois encore, de
tenir pour acquis. Je suis plus que jamais convaincue de la nécessité de transmettre le long combat de
nos mères et de nos grand-mères, celui des héroïnes du temps passé, célèbres ou silencieuses, ces
millions de femmes qui nous ont ouvert la voie. […] N’oublions […] jamais que la liberté des femmes
est récente et fragile. Et qu’il appartient aux femmes de prendre leur destin en main, de défendre jour
après jour leurs droits, d’inventer jour après jour un monde mixte où elles seraient, tout simplement,
des êtres humains à part entière1. »

Cet extrait est exemplaire en ce qu’il montre comment les angles morts
relatifs au passé créent la cécité quant à l’avenir. Si les progrès de la
condition féminine sont dus au « combat de nos mères et de nos grand-
mères » et se résument à l’acquisition de « droits » et de « libertés » – une
vision dont on a montré le caractère idéaliste –, alors le nouveau statut des
femmes dépend tout entier de ces droits et de la capacité des femmes à les
« défendre ». Les défendre contre quoi ? La menace qu’on met
habituellement en avant se rapporte à l’idéologie réactionnaire – religieuse ou
d’extrême droite – qui n’attend que sa revanche et qu’il convient de
combattre sans relâche pour ne pas la laisser prospérer.
Ce problème n’est pas inexistant, bien sûr : on a montré à la fin du chapitre
précédent que les religions monothéistes vigoureuses représentent en effet un
frein puissant capable de ralentir, voire de renverser les progrès de la
condition féminine. C’est par exemple le cas dans les pays musulmans avec
le renforcement de l’islam rigoriste, mais aussi, dans une moindre mesure,
aux États-Unis, où la vitalité des évangélistes fondamentalistes n’est pas sans
rapport avec le durcissement de la législation sur l’avortement. Il est pourtant
bien imprudent d’en rester là.
Avoir précisé le passé doit aider à anticiper l’avenir. On a établi que
l’émancipation des femmes repose, en dernière instance, sur l’infrastructure
économique et technologique de nos sociétés. On a également vu que les
conditions mêmes qui ont autorisé le féminisme ont permis aux féministes
d’en oublier l’importance. Prenant leurs conditions de vie pour les conditions
de la vie en général, elles ont évacué à la fois la biologie et le progrès
technique qui a permis de la dompter. Les partisanes du constructivisme,
opposantes acharnées du naturalisme pour ce qui est des identités sexuelles et
de la domination masculine, naturalisent l’environnement matériel qui est le
leur. Il faut dire à leur décharge qu’elles ne sont pas les seules à le faire : la
majorité de la population, on l’a dit, en particulier des intellectuels, vit dans
cette oblitération bienheureuse. Oui, dans le monde des féministes
contemporaines, la biologie comme la nature n’existent pas. Mais elles se
remettraient à exister puissamment si les conditions matérielles qui nous en
coupent étaient abolies, ou même ébranlées.
Si les féministes actuelles ne s’inquiètent, concernant la condition
féminine, que du renouveau du catholicisme intégriste, c’est parce que,
refusant de considérer les prérequis de l’émancipation, elles ne réfléchissent
pas à ce qui pourrait les faire disparaître, ou simplement fragiliser, alors
qu’une telle disparition ferait s’écrouler tout l’édifice de l’émancipation
comme un palais dont on aurait soufflé les fondations. Leur confusion sur le
passé leur interdit de prendre conscience des dangers qui les menacent. Elle
les rend insouciantes. Car ce qui est fragile, ce ne sont pas ou pas seulement
les droits et les libertés des femmes ; ce sont les conditions matérielles qui
rendent ces droits et ces libertés possibles.
Il serait facile de laisser passer cette erreur : après tout, tant mieux si les
femmes ont oublié la manière difficile dont leurs aïeules ont vécu durant des
centaines de milliers d’années, et tant pis si cet oubli les fait planer dans la
stratosphère idéologique ou les amène à commettre des anachronismes. Rien
de grave à cela ; rien, en tout cas, de suffisamment grave pour essayer de les
convaincre de leur méprise. Mais l’identification des véritables menaces qui
pèsent sur les femmes est vitale si on veut les contrer. En ignorant la fragilité
des conditions sur lesquelles repose leur émancipation, les féministes ne se
donnent pas les moyens de les préserver.

Vers la fin de la baignoire de pétrole

Ayant établi le rôle essentiel de l’accélération énergétique dans la chaîne de


processus qui a déterminé l’état actuel de la société, et entre autres le statut
actuel des femmes, il est logique de commencer par se demander où en est
cette condition fondamentale de notre mode de vie. La finitude des ressources
énergétiques non renouvelables est un fait connu depuis le début de leur
exploitation, même si leur épuisement représentait alors un avenir très
éloigné. Depuis la publication, en 1972, du rapport du club de Rome, ou
rapport Meadows, modélisant l’évolution du stock de ressources naturelles, la
fin des hydrocarbures est devenue un horizon beaucoup plus proche – entre le
début et la fin du xxie siècle, selon les hypothèses de développement
retenues2. Les conséquences de la raréfaction du pétrole et plus généralement
des ressources naturelles indispensables aux processus industriels et aux
échanges commerciaux sont sombres. Si le rapport les résume au moyen de
formules froides telles que la « diminution du quota alimentaire et du produit
industriel par tête » – jusqu’à des niveaux bien plus bas que ceux de 1900 –,
elles signifient une baisse brutale de la population mondiale par la famine.
Le danger a toutefois été déclaré exagéré : la découverte de nouveaux
gisements pétroliers allant bon train, le rapport a été qualifié de catastrophiste
et rapidement déconsidéré. Pourtant, il ne prédisait à aucun moment la fin du
pétrole pour les années 1990, ni pour une autre date précise, se contentant de
le situer, selon le jeu d’hypothèses retenu, avant 2100 ; tout au plus se
contentait-il d’envisager un début de raréfaction des ressources à partir des
années 2020. De fait, le pic pétrolier serait désormais très proche. Il est admis
que le pic de production du pétrole conventionnel est d’ores et déjà dépassé,
et si l’exploitation du pétrole de schiste a repoussé la période de déplétion,
celle-ci devrait commencer au plus tard dans la décennie 2030 – c’est-à-dire
demain.
Les modélisations du rapport Meadows ont été beaucoup critiquées, mais
pendant longtemps elles n’avaient pas été confrontées à la réalité. En 2008,
un chercheur australien, Graham Turner, s’est prêté au jeu, comparant
l’évolution réellement observée des courbes depuis 1972 avec les prédictions,
pour conclure, grosso modo, à la congruence de l’évolution réelle avec le
scénario « standard » du rapport (celui d’une poursuite de la croissance en
l’absence d’économies substantielles d’énergie ou de politiques publiques
volontaristes de reconversion vers les énergies renouvelables).
Au début des années 2000, la thématique de la fin du pétrole est
progressivement devenue populaire, toute une série d’auteurs lui consacrant
des essais plus ou moins alarmants. En France, c’est certainement Jean-Marc
Jancovici qui a le plus fait pour la porter sur le devant de la scène, en
répétant, dans ses livres, cours et interviews, que l’ère d’une énergie bon
marché qui fait croire à la possibilité d’une croissance économique infinie
sera bientôt révolue et qu’il faudrait s’y préparer3. D’ici à 2050, la production
mondiale du pétrole devrait être divisée par deux, et l’approvisionnement
européen en pétrole par trois – en 2022, ces projections quelque peu
abstraites ont reçu un surcroît de réalité avec la crise énergétique liée à la
guerre en Ukraine, qui a douloureusement rappelé aux Européens leur
dépendance des hydrocarbures. L’optimisme de ceux qui voient dans la
transition aux énergies renouvelables la solution miracle capable de pallier
l’épuisement à venir du pétrole et du gaz doit également être tempéré : de
nombreux métaux indispensables à la production et à la distribution de
l’énergie éolienne et solaire – en particulier le cuivre – feront également
défaut à plus ou moins court terme ; l’énergie nucléaire n’échappe pas au
problème de la raréfaction des ressources, même si l’horizon temporel
semble, dans le cas de l’uranium, relativement éloigné.
Or la diminution de l’énergie disponible et l’augmentation de son prix
conduiront à la baisse générale de la production mais aussi des échanges,
contribuant au ralentissement, voire à l’arrêt de la croissance. Nous serions
donc à l’orée d’une nouvelle période historique qui va reléguer l’ère de la
débauche énergétique, sur laquelle est bâti notre monde, au rang d’une
parenthèse exceptionnelle.

L’anthropocène contre l’anthropos

Mais la raréfaction de l’énergie et des autres ressources naturelles n’est pas


le seul problème auquel nous devrons faire face, et peut-être pas celui qui
menace le plus notre mode de vie – car la foi scientifique peut faire espérer
qu’on trouvera, le moment venu, des sources d’énergie alternatives ou des
modes de production et de consommation plus efficaces, capables de pallier
le problème de la rareté. Depuis une vingtaine d’années, on commence à
comprendre qu’il y a pire que la raréfaction de l’énergie bon marché : les
rétroeffets de l’anthropocène lui-même.
Ces effets, qui étaient déjà présents parmi les variables dans les
modélisations du rapport Meadows, avaient alors été totalement éclipsés par
le spectre du pic pétrolier, qui avait monopolisé l’attention. La dégradation de
l’environnement est, à cette époque, une thématique peu porteuse et la
déstabilisation du climat par les activités humaines, une conjecture farfelue.
Aussi, lorsque James Lovelock avance, dans les mêmes années 1970, son
« hypothèse Gaïa » – l’idée d’un « système Terre » liant différents paramètres
et écosystèmes, capable de s’autoréguler, mais pouvant être perturbé par
l’activité humaine4 –, celle-ci est accueillie avec scepticisme. La création, à la
fin des années 1980, du GIEC, dont le premier rapport d’évaluation paraît en
1990, change progressivement la donne en matière de connaissance des effets
de l’activité humaine sur l’environnement, et contribue à modifier notre
perception de la place de l’homme sur Terre.
On l’a dit au chapitre précédent, la vision du progrès technique et industriel
comme ayant permis à l’humanité de s’émanciper des contraintes naturelles
n’est pas fausse, mais incomplète, oblitérant l’ambivalence de chacune des
briques du mur que l’humanité a construit pour se protéger du chaos naturel –
jusqu’aux plus indiscutables d’entre elles, telle la baisse de la mortalité
infantile dont on a souligné l’importance. Anticipant, peut-être sous
l’influence du rapport Meadows, le problème de la surpopulation dans un
contexte de baisse des rendements agricoles, René Barjavel qualifie ainsi, en
1982, Louis Pasteur de « plus grand malfaiteur de la terre », car, en
effondrant la mortalité infantile par la vaccination, il est responsable de
l’explosion démographique5.
En effet, la suite de l’histoire, désormais connue, rompt net le récit
téléologique d’un progrès linéaire de la liberté humaine face aux forces qui
l’entravent : grâce à la révolution industrielle, l’humanité s’émancipe certes
largement de la nature, mais, mue par l’intérêt à court terme, elle agit de
façon inconsidérée, épuisant les ressources, polluant la planète et abusant des
énergies génératrices de gaz à effet de serre. En lançant des processus aux
répercussions infinies, elle altère la stabilité de l’environnement qu’elle
cherchait à maitrîser ; d’immobile, celui-ci devient instable et mouvant,
s’acheminant vers un état bien moins favorable : hausse des températures,
régime soutenu de catastrophes naturelles (sécheresses, inondations,
ouragans), élévation du niveau de la mer et acidification des océans,
épuisement et érosion des sols, extinction des espèces. La nature,
provisoirement dominée, risque désormais de nous revenir en pleine face,
menaçant tout l’édifice civilisationnel, nouveau mais aussi ancien, et jusqu’à
la possibilité même de vie, du moins de vie humaine, sur Terre.
Cette évolution, documentée par les rapports de plus en plus alarmistes du
GIEC – le sixième, sorti en 2022, est particulièrement sombre –, est
accompagnée d’une prise de conscience progressive, mais ne donne lieu à
aucune action d’envergure susceptible d’inverser la tendance. Les différents
sommets de la Terre et COP environnementales ont beau fixer des objectifs
de baisse des émissions, ceux-ci ne sont pas suivis d’effet, tant à cause des
dynamiques économiques – la croissance compte avant tout – qu’à cause de
la disjonction entre le caractère global des changements et le caractère local
des décisions, aucun pays, et moins que tout les pays en développement, qui
considèrent qu’ils n’ont pas suffisamment profité des bienfaits du progrès
industriel, ne désirant se sacrifier pour les autres. Aussi, en 2022, six des
neufs « limites planétaires » définies par les chercheurs du Stockholm
Resilience Center sont-elles d’ores et déjà franchies.
L’illusion du progrès linéaire a donc cédé la place à la conscience inquiète
d’un « devenir incertain, truffé d’effets de seuil6 », la seule certitude étant
celle d’entrer dans une nouvelle ère où les conditions de vie seront différentes
de celles que nous avons connues jusque-là, et fortement dégradées :
« Les sociétés humaines vont […] devoir faire face dans les prochaines décennies à des changements
d’états du système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années
seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, donc auxquels il n’est ni adapté biologiquement ni
préparé culturellement7. »

Entre les Candide et les Cassandre, bien peser


le danger

Quels seront ces changements d’états et quelles en seront les conséquences


pour les conditions de vie dans nos sociétés ? Il est difficile, dans ce domaine,
de placer correctement le curseur entre catastrophisme et déni, entre
alarmisme et insouciance. Insensibilisés à l’existence même de la nature par
la vie dans les métropoles urbaines, nous avons mis du temps à prendre
conscience du problème ; n’étant pas tous climatologues, nous sommes
obligés de faire confiance aux scientifiques, qui délivrent heureusement une
parole relativement consensuelle sur les changements en cours et à venir.
Cependant, à côté de changements avérés ou certains, d’autres sont plus
aléatoires ; l’ampleur et le rythme des bouleversements, tout comme leurs
conséquences, font débat – sans parler de l’existence (ou non) et de la nature
des solutions à y apporter, optimistes et pessimistes s’accusant mutuellement
de donner une image distordue de la réalité.
Ainsi, après avoir fait, dans les années 2000, des prédictions
particulièrement dramatiques – « vers 2040, la population mondiale, de plus
de six milliards d’êtres humains, aura été exterminée par les inondations, la
sécheresse et la famine », affirme-t-il en 20088 –, James Lovelock laisse
ensuite cette posture d’extrême pessimisme à d’autres doomers tels que Guy
McPherson9, et devient de plus en plus optimiste avec le temps. Son dernier
livre, paru en 2019, Novacene : The Coming Age of
Hyperintelligence (« Novacène : l’âge à venir de l’hyperintelligence », non
traduit en français), dépeint un futur carrément idyllique, quoique déroutant
puisque la crise climatique se résoudra, selon l’auteur, par l’avènement d’une
intelligence artificielle, supérieure à l’homme mais bienveillante. D’autres
imaginent des voies de salut moins improbables. Ainsi, les partisans de la
géo-ingénierie misent sur une maîtrise toujours plus complète de la nature : il
s’agit de remédier au changement climatique par des solutions
technologiques telles que l’épandage de soufre dans l’atmosphère ou
l’installation dans l’espace d’un bouclier fait de bulles, les deux visant à
filtrer une part de la radiation solaire. Dans une version moins inquiétante,
Jeremy Rifkin voit la solution dans la « troisième révolution industrielle »,
basée sur une économie décarbonée, alimentée par une production
d’électricité décentralisée que rendent possible les nouvelles technologies de
l’information et de la communication.
Ces scénarios semblent toutefois peu probables. En effet, tant Rifkin que
les tenants de la géo-ingénierie partent de l’idée que les innovations – si tant
est qu’elles soient souhaitables, car les conséquences des rafistolages
envisagés par les géo-ingénieurs peuvent se révéler pires que le mal qu’ils
doivent combattre – pourront être mises en œuvre avant qu’il ne soit trop
tard. Mais la rapidité des changements et l’inertie du système rendent cette
issue douteuse, nos sociétés étant enchaînées à la perpétuation des modèles
existants par les intérêts économiques et le « verrouillage sociotechnique »,
pointé par Pablo Servigne10. Le spectacle des COP et autres accords de Tokyo
dont les objectifs ne sont jamais atteints ni en passe de l’être rend cette
impuissance collective manifeste. La déstabilisation du système Terre va
visiblement plus vite que le travail sur les solutions pour y parer. En 2012,
quarante ans après la publication de son rapport, Dennis Meadows le
résumait avec une certaine amertume :
« [T]out scientifique comprend qu’il y a des limites physiques à la croissance de la population, de la
consommation énergétique, du PIB, etc. […] Pourtant, l’idée commune est, aujourd’hui encore, qu’il
n’y a pas de limites. Et lorsque vous démontrez qu’il y en a, on vous répond généralement que ce n’est
pas grave parce que l’on s’approchera de cette limite de manière ordonnée et tranquille pour s’arrêter
en douceur grâce aux lois du marché. Ce que nous démontrions en 1972, et qui reste valable quarante
ans plus tard, est que cela n’est pas possible : le franchissement des limites physiques du système
conduit à un effondrement11. »

Dix ans, deux COP et plusieurs rapports du GIEC plus tard, nous en
sommes au même point. Pour ne prendre qu’un exemple, l’interview de John
Kerry, représentant spécial du président Joe Biden, accordée à Reporterre en
mars 2022, surprend par sa légèreté : pas besoin d’abandonner l’American
way of life, on trouvera bien des technologies qui nous permettront de le
conserver12. Dans ce contexte, il y a peu de chances que l’humanité parvienne
à dominer les boucles de rétroaction destructrices avant que celles-ci ne la
déstabilisent à leur tour, d’autant que la fameuse « prise de conscience » est
longtemps restée très relative : ces dix dernières années, seulement 0,8 % des
reportages des journaux télévisés de TF1 et de France 2 mentionnaient les
changements climatiques13 ; le dernier rapport du GIEC, particulièrement
alarmant, ne s’est vu consacrer qu’entre 0,05 et 1,9 % du temps d’antenne sur
les chaînes privées d’information en continu (LCI, BFMTV, CNews), entre 5
et 6,5 % sur les chaînes publiques (France Info, France 2)14. L’été 2022,
marqué par des températures extrêmes sur toute la surface du globe et par des
inondations gigantesques au Pakistan, constituera peut-être un moment
charnière, mais il est trop tôt pour en juger.
Notons en passant que, si le présent est décevant, le passé n’incite pas non
plus à l’optimisme. Car les effets délétères de l’anthropocène ne sont pas une
découverte que l’humanité jusque-là ignorante aurait faite au début du
e
xxi siècle. Si le récit dominant – y compris parmi les grands philosophes tels
que Michel Serres ou Bruno Latour et chez les scientifiques spécialistes du
changement climatique, à commencer par James Lovelock – est bien celui-là,
les historiens rappellent que, dès les débuts du capitalisme industriel, les
contemporains posaient la question de l’épuisement des ressources et de la
dégradation de la nature. En dénonçant « la détérioration matérielle de la
planète », en 1821, « Charles Fourier ne faisait que reprendre un nombre
important de travaux et d’alertes scientifiques de son temps15 ». Avec l’essor
de l’industrialisation, les critiques n’ont pas manqué : Lewis Mumford a ainsi
brossé, en 1934, une fresque très ambivalente de l’histoire des techniques, qui
oscille entre glorification du progrès en marche et conscience des dégâts
environnementaux occasionnés par les excès de la civilisation machiniste16.
La « grande accélération » à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale a
également suscité des inquiétudes chez les scientifiques de l’époque tels que
William Vogt (Road to Survival), Fairfield Osborn (Our Plundered Planet),
Roger Revelle et Hans Suess. Au total, « [l]es sociétés de l’Anthropocène
n’ont pas détruit leurs environnements par inadvertance, ni sans considérer,
parfois avec effroi, les conséquences de leurs actions17 ». Au contraire,
« [f]orce est de constater l’ancienneté des critiques, mais aussi leur
impuissance à dévier les trajectoires historiques18 ». « La conclusion
s’impose, assez dérangeante en vérité, que nos ancêtres ont détruit les
environnements en toute connaissance de cause19. »
Le débat est tout aussi vivace à propos des conséquences politiques et
sociales de la crise à venir. Les optimistes y voient une occasion de repenser
les outils de gouvernement pour inventer de nouvelles formes de démocratie
participative et de mobilisation20, quand les pessimistes, comme Harald
Welzer, annoncent un état de guerre permanente21, les intermédiaires, comme
Yves Cochet, anticipant une organisation au sein de petites communautés
locales – pour les survivants, qui seront bien moins nombreux que nous ne le
sommes22.
L’ensemble de ces débats se retrouvent dans les controverses autour de la
« collapsologie », terme proposé en 2015 par Pablo Servigne pour désigner
un nouveau domaine de réflexion, au croisement de plusieurs disciplines –
climatologie, écologie, économie, biologie, démographie… Accusée de
mêler constats scientifiques et craintes irrationnelles, projections sérieuses et
exagérations, la collapsologie pâtit de l’intérêt que lui portent les
survivalistes, particulièrement nombreux à l’extrême droite, dont
l’engouement pour la fin du monde est teinté de complotisme, voire d’un
« désir de catastrophe23 ». Pourtant, si on laisse de côté le folklore survivaliste
et qu’on passe outre les termes – collapse ou « effondrement » renvoyant non
à la fin de l’humanité, mais à « la diminution brutale de la population
accompagnée d’une dégradation significative des conditions de vie (baisse
importante du produit industriel par tête, du quota alimentaire par tête, etc.)
de la fraction survivante24 » –, la collapsologie se contente de systématiser les
observations des spécialistes du système Terre, qui commencent à être
considérées par la communauté scientifique comme des faits établis. Si on
trouve Pablo Servigne insuffisamment institutionnel, on peut par exemple se
référer à l’Atlas de l’Anthropocène de François Gemenne et Aleksandar
Rankovic, postfacé par Bruno Latour25.
Globalement, malgré quelques excès et dérives, les pessimistes
apparaissent plus rationnels que les optimistes, et la critique de leurs
positions semble aujourd’hui avant tout rituelle. Le changement climatique,
l’altération de l’environnement et l’épuisement des ressources représentent
des réalités scientifiques. Ni les projets pharaoniques de la géo-ingénierie ni
le déploiement de la démocratie participative ne sauront probablement
empêcher une forme ou une autre d’effondrement de la civilisation thermo-
industrielle, et cet effondrement sera certainement un grand moment de
tourmente pour l’humanité, avant une probable adaptation – dans une
configuration nouvelle, sans doute sensiblement différente de celle que nous
connaissons. Le reconnaître n’est pas céder au catastrophisme, c’est refuser le
déni.
Habitués à ce déni, les auteurs de l’édition 2002 et 2012 du rapport
Meadows mentionnent « quelques-uns des préjugés, des simplifications, des
pièges de la langue orale et des mensonges populaires que l’on rencontre
fréquemment lorsqu’on parle des limites à la croissance ». En première place
figure l’idée suivante : « une mise en garde concernant l’avenir est une
prévision funeste », à laquelle les auteurs objectent qu’« une mise en garde
concernant l’avenir est une invitation à suivre une voie différente »26. C’est
ainsi qu’il faut voir les prospectives qu’on va exposer ci-dessous, s’agissant
de l’humanité entière comme s’agissant de sa partie féminine : non pas
comme un exercice d’imagination crépusculaire, mais comme une hypothèse
exploratoire qui doit nous aider à déterminer comment on peut atténuer,
sinon éviter, les scénarios les plus négatifs.

Un monde plus pauvre, plus chaotique et plus violent

En première approximation, l’effondrement de la civilisation thermo-


industrielle se présente comme un passage vers un monde plus pauvre, plus
chaotique et plus violent que celui d’aujourd’hui, même si l’ampleur de
chacune de ces composantes va varier en fonction du déroulement global de
la crise et de chaque contexte local.
Notre économie reposant sur l’usage immodéré d’une énergie bon marché,
la raréfaction des sources d’énergie disponible et le renchérissement de cette
denrée essentielle risquent, on l’a dit, de se traduire par un ralentissement de
la production et des échanges. Ils risquent également de mettre en péril notre
modèle agricole, hérité de la « révolution verte » et construit sur le recours
aux hydrocarbures pour fabriquer les engrais et faire fonctionner les
machines-outils ainsi que les transports locaux et internationaux. C’est ce
modèle qui a permis l’augmentation prodigieuse du nombre d’humains
peuplant notre planète, et sa remise en cause aura des conséquences sur la
viabilité d’une telle population. Le problème sera fortement aggravé par la
crise climatique. Les variables telles que la pollution et l’épuisement des sols
figuraient d’ailleurs déjà chez Meadows ; le réchauffement de la planète aura
un poids particulièrement important. Le changement des conditions
météorologiques – hausse de la température moyenne, vagues de chaleur,
sécheresses, mais aussi événements climatiques extrêmes tels que les
cyclones, les ouragans et les inondations – et la crise de la biodiversité,
responsable notamment de la diminution des insectes pollinisateurs, rendront
de nombreuses régions agricoles impropres à la culture et baisseront les
rendements dans de nombreuses autres, sans mentionner l’immersion de
certaines zones par suite de l’élévation du niveau de la mer, et
l’amaigrissement du produit de la pêche causé par l’acidification des océans
et leur pollution par le plastique. La « diminution du quota alimentaire par
tête », on l’a dit, signifie des famines, peut-être massives, qui conduiront,
selon les modélisations de Meadows, à une baisse très forte de la population :
sur le graphique résumant le scénario « standard », la population est grosso
modo divisée par deux entre son plus haut point et la fin du xxie siècle, ce qui
correspond, si on prend un pic à 8 milliards d’habitants, à une baisse de
4 milliards d’habitants. Bien sûr, cette baisse ne viendra pas entièrement des
morts par la famine, mais sera également due à la chute de l’espérance de vie
et au déficit des naissances, via une réaction en chaîne.
Scénario « standard » du rapport Meadows

Également appelé scénario « point de repère » (dans les éditions récentes). Si dans l’édition
originale, celle de 1972, un seul graphique représentait plusieurs courbes, les éditions ultérieures
ont choisi d’introduire un niveau supérieur de détails tout en décomposant les données en trois
graphiques séparés.
Les climatologues, économistes et militants écologistes soulignent que la
crise à venir aura un côté foncièrement injuste, car, due en premier lieu à la
surproduction et à la surconsommation des pays riches, industrialisés de
longue date, elle se traduira par un effondrement climatique qui touchera en
premier lieu les pays pauvres, qui ont pourtant peu, voire n’ont presque pas
participé à la dégradation de l’environnement. En effet, les pays du Sud,
souvent dotés d’un climat déjà trop sec, sont particulièrement exposés au
risque alimentaire. Cependant la relation entre richesse actuelle et avenir
post-effondrement n’est pas aussi simple. Comment prévoir qui sera
« pauvre », qui sera « riche » dans le monde de demain ? La contraction de la
production et des échanges internationaux affectera particulièrement les
sociétés très avancées comme la nôtre, largement tertiarisées. Produisant peu
d’objets matériels, se contentant souvent, au mieux, de les assembler, elles
pâtiront grandement de la désorganisation, voire de la rupture des chaînes
logistiques et de l’arrêt des importations de produits manufacturés,
majoritairement fabriqués dans des pays encore industrialisés. Quant à la
production agricole, les changements climatiques vont modifier la carte des
régions fertiles alors que la raréfaction du pétrole et des engrais industriels
pénalisera les agricultures modernisées.
Qu’adviendra-t-il, par exemple, d’un pays comme la France ? Si les
échanges mondiaux diminuent drastiquement – car le transport sera cher,
mais aussi parce que les pays producteurs souhaiteront garder les produits
manufacturés comme énergétiques, moins abondants, pour leur propre
population –, il faudra davantage compter sur la production locale. Mais que
produit la France, en matière d’industrie ? Pas grand-chose, on le sait. Notre
pays est aujourd’hui un grand producteur de nourriture, ce qui le place a
priori dans une bonne position ; mais, avec la dégradation du climat, la
Beauce gardera-t-elle ses rendements ? Surtout, en l’absence de pétrole,
comment les terres seront-elles cultivées ? La nécessité de passer à une
agriculture moins mécanisée, avec des exploitations de taille réduite et
davantage de travail manuel, produira une importante désorganisation qui, à
moyen terme, risque d’être un facteur pénalisant. Au contraire, un pays du
tiers-monde, dont le climat pâtira peut-être plus du réchauffement, peut
paradoxalement avoir pour avantage une agriculture plus manuelle, mieux
préparée à la pénurie d’énergie – et une population habituée aux privations et
au travail physique.
Cependant, les pays les plus « riches » seront, dans le monde de demain,
ceux qui combineront un climat relativement tempéré, un reste de réserves
énergétiques fossiles et d’autres ressources naturelles sur leur territoire, des
sources d’énergie alternatives (par exemple un parc nucléaire), une
infrastructure industrielle, un savoir-faire technologique, des sols fertiles, de
l’eau en abondance – et des armes pour défendre toute cette richesse. J’y
ajouterais volontiers une dernière ressource, psychologique, qui renvoie à
l’avantage qui vient d’être évoqué à propos des pays du tiers-monde : une
population restée partiellement rustique, capable de s’adapter rapidement à
des conditions plus rudes et ouverte à l’esprit d’aventure et d’entreprise (au
sens traditionnel de cette expression et non au sens qui lui est aujourd’hui
donné dans l’idéologie néolibérale). Il n’y a pas, dans le monde, beaucoup de
régions qui répondent à ces critères. En fait, je n’en vois que deux : le nord
du continent nord-américain et le nord de l’Eurasie. Les États-Unis (qui, le
moment venu, pourront absorber leur voisin canadien, peu peuplé mais vaste,
frais et riche en eau et en bois) et la Russie (qui, du moins si elle parvient à se
protéger de la Chine, sera peut-être encore mieux équipée que son vieux
rival) sont les deux pays qui risquent – encore ! – de se retrouver en situation
d’entités dominantes, là où une vie « presque comme avant » pourra être
préservée plus longtemps qu’ailleurs, certainement au prix d’un régime ultra-
autoritaire, et où cette relative stabilité permettra de mener, plus rapidement
et plus efficacement qu’ailleurs, le nécessaire travail d’adaptation au monde
post-thermo-industriel. Il est étonnant que cet aspect des choses ne soit pas
davantage mentionné à propos du conflit en Ukraine, dans lequel la Russie,
premier exportateur mondial de céréales, cherche à annexer la partie est de
l’Ukraine, où est concentré l’essentiel des « terres noires » ultrafertiles. On
assiste peut-être aujourd’hui au premier conflit armé du monde de demain.
Dans ces conditions, les sanctions occidentales qui visent à isoler la Russie,
parce qu’elles la forcent à devenir encore plus autosuffisante, peuvent
paradoxalement accroître son avance en matière d’autonomie, facteur qui va
devenir crucial dans un monde aux échanges limités.
Quoi qu’il en soit, les inégalités entre les régions, dont il est difficile de
prévoir la carte exacte, ont une forte chance de se traduire par une
augmentation substantielle des migrations, les populations des zones très
affectées cherchant à rejoindre celles où la vie reste meilleure. Dans les pays
d’accueil, eux-mêmes fragilisés par la crise et manquant de ressources,
l’afflux de réfugiés ne manquera pas d’occasionner de fortes tensions, sinon
de la violence.
Plus globalement, la probabilité de violence interne augmentera
substantiellement, y compris en Occident. Dans une société habituée au
confort et à la consommation de masse, et confrontée à la réduction du
« quota alimentaire par tête » et du « produit industriel par tête » – ce qui
signifie qu’on aura peu à manger, pas forcément de quoi se vêtir ni se
chauffer –, seuls une éthique adamantine ou un État très organisé pourraient
empêcher l’augmentation de la violence interindividuelle. Une telle éthique, à
l’évidence, nous fait défaut ; quant à l’État, déjà affaibli, il sera d’autant plus
fragilisé par la crise. De nombreux collapsologues affirment sans ambages
que l’effondrement économique et climatique déstabilisera, voire fera
disparaître de nombreux États au profit de structures plus locales, non sans
passer par le stade de chaos ou de guerre civile. Les scénarios totalitaires ne
sont pas non plus exclus, mais ils ne pourront advenir qu’à l’issue d’une
première phase de désorganisation. Les chercheurs établis, toujours prudents,
se montrent plus pudiques, mais disent en substance la même chose avec des
mots plus compliqués :
« La liberté ne peut se penser que dans le cadre d’arrangements sociaux et d’édifices institutionnels.
Mais, comme l’observe l’historien Dipesh Chakrabarty, ces édifices politiques sont eux aussi
questionnés par les dérèglements actuels de l’Anthropocène : “le palais des libertés modernes s’est bâti
sur la base d’un usage toujours croissant d’énergies fossiles” qui viennent aujourd’hui à manquer ou à
dérégler le climat. Comment refonder l’idéal démocratique quand s’évanouit le rêve de l’abondance
matérielle27 ? »

Aucune réponse crédible ne sera donnée à cette question, et il n’y en a


probablement pas.
Les guerres pour les ressources (énergétiques, hydriques, alimentaires)
sont également très probables. Sans être certaine, cette perspective est
privilégiée par de nombreux chercheurs, tel Harald Welzer, qui insiste sur la
conjonction de plusieurs facteurs – distribution inégale de ces ressources,
dégradation importante des conditions de vie dans beaucoup de régions,
fragilisation de l’ordre politique et social – qui créeront une incitation
particulièrement forte tant pour les guerres que pour les guerres civiles28. De
fait, la probable multiplication des conflits armés dans un monde soumis à la
contrainte climatique et énergétique n’est niée que par des idéologues
climatosceptiques comme Bruno Tertrais29. Certes, comme le soulignent les
auteurs de l’Atlas de l’Anthropocène, « [l]’humanité n’a jamais connu à ce
jour un tel changement climatique ni un tel impact sur les ressources. Les
leçons que l’on peut tirer de conflits passés, pour lesquels il est déjà difficile
d’établir un lien direct avec des variations de température ou de pluviométrie,
sont donc limitées ». Cependant, « un point au moins fait consensus : un
monde plus chaud sera un monde plus violent30 ». Il est certes un peu facile
de tout ramener au bon sens, mais si les prévisions relatées plus haut sont,
grosso modo, correctes, qui peut sérieusement imaginer que la chute de toutes
les courbes, surtout celle de la population, se passera sans violence ni
désorganisation ?

L’anthropocène contre le féminicène

Ni le club de Rome, ni le GIEC, ni la collapsologie ne s’intéressent


particulièrement aux femmes ; inversement, les féministes ne s’intéressent
pas à eux – ou alors indirectement, dans le cadre de l’intersectionnalité des
luttes. Le féminisme est aujourd’hui un objet de débat important, en même
temps qu’un fait majeur de société ; le changement climatique et la
raréfaction des ressources sont également un thème très débattu ; mais aucun
lien n’est jamais établi entre les deux. Pourtant, si l’on a tenu à relater les
évolutions probables de l’anthropocène, dont les contradictions – volonté de
croissance infinie dans un monde fini – entraînent nos sociétés vers un
« effondrement », c’est parce qu’elles auront un effet très direct sur la
condition des femmes.
En effet, si, comme on l’a montré, cette condition dépend avant tout de
l’infrastructure matérielle, alors tout changement de celle-ci l’affectera
inexorablement. Alors que le cadre de vie dans nos sociétés, et globalement
sur Terre, risque de changer brutalement, il faut se demander quelles en
seront les conséquences pour les femmes et pour leur statut. S’agissant du
tiers-monde, l’intuition que les crises affectent directement le niveau de
l’émancipation féminine est bien présente : le dernier rapport de l’ONU
Femmes et du Département des affaires économiques et sociales des Nations
unies (DESA) note par exemple le rôle des crises climatiques et humanitaires
dans la dégradation de la situation des femmes et des filles vulnérables31 ;
mais les femmes de nos contrées riches et pacifiques ne semblent pour
l’instant pas concernées, et ni les féministes ni les scientifiques n’extrapolent
à leur cas les analyses qu’ils déploient pour leurs sœurs moins fortunées.
L’infrastructure technologique, au sens large – progrès technique incorporé
dans les objets de consommation largement distribués, progrès médical
incorporé dans les structures de santé collectives, en particulier l’ensemble
des dispositifs garantissant une mortalité infantile basse et un contrôle effectif
des naissances –, est la base indispensable à la liberté des femmes et à leur
participation, à l’égal des hommes, à la vie sociale et économique. Or toutes
les composantes de cette infrastructure risquent d’être déstabilisées, sinon
balayées par les multiples perturbations qui nous attendent. Dans un monde
plus pauvre, plus chaotique et plus violent, la condition des femmes ne sera
pas la même que dans nos sociétés riches, ordonnées et pacifiées.
Un monde plus pauvre, où le « produit industriel par tête » tombe en deçà
de sa valeur de 1900 et où les « esclaves énergétiques » – équivalant, on l’a
dit, dans les pays occidentaux, à plusieurs centaines de « vrais » esclaves par
personne – disparaissent ou se réduisent à la portion congrue, devenant
l’apanage d’une minorité, est un monde où un grand nombre d’activités
redeviennent manuelles, redonnant à l’énergie humaine, et donc à la force
physique, son importance d’antan. Cette importance aura un impact pour les
femmes, favorisant à nouveau une division sexuelle du travail qui les exclura
de certaines tâches et leur en imposera d’autres. Le périmètre exact de ces
tâches dépendra bien sûr de la structure énergétique et productive de chaque
pays : un pays largement électrifié grâce à l’énergie renouvelable ou
nucléaire ne sera pas aussi rapidement affecté qu’un pays dépendant
entièrement des énergies fossiles. Cependant n’oublions pas que le nucléaire
mais aussi le solaire et l’éolien eux-mêmes ont besoin, pour fonctionner, de
ressources premières, en général éloignées du lieu d’exploitation, dont
l’extraction et l’acheminement n’auront rien d’évident dans un monde en
contraction.
Toute une série d’éléments du confort moderne, basé sur la
démocratisation de la technologie via le processus industriel, risquent de
cesser d’exister en tant que biens de base accessibles à tous. Si la liste exacte
de ces éléments ne peut évidemment pas être anticipée, pas plus que le
rythme de leur disparition, la tendance à l’amoindrissement du confort ne fait
aucun doute. Cette évolution pénalisera particulièrement les femmes car,
exclues de beaucoup de tâches redevenues physiques, elles devront à nouveau
assumer, comme par le passé, l’essentiel des travaux domestiques. À cette
supposition, il ne suffit pas d’objecter : « Pas forcément, le partage des tâches
pourra continuer. » Ce partage, on l’a vu, n’est même pas entièrement atteint
dans les conditions de vie optimales que nous connaissons aujourd’hui ; les
réflexes millénaires seront vite réactivés, aidés par la loi d’airain de la
nécessité – si l’homme, plus robuste, peut construire la grange plus vite que
la femme, ce n’est pas lui qui s’occupera du dîner.
La force physique risque également de réapparaître à l’horizon de nos
sociétés par le biais de l’accentuation de la violence. Si l’usage des armes
modernes ne crée pas, pour les femmes, de conditions aussi défavorables que
l’armure de plates, une violence interpersonnelle endémique donnera malgré
tout l’avantage aux hommes. Il est d’ailleurs fort à parier que les féminicides
et les violences conjugales connaîtront un nouvel essor, encouragés par la
fragilisation de la puissance étatique et la dépendance accrue des femmes.
Les guerres, civiles ou interétatiques, auront également pour résultat une
diminution de l’autonomie féminine. La guerre en Ukraine, qui se déroule
aujourd’hui dans un pays où les femmes étaient à peu près aussi émancipées
qu’en Occident, offre un exemple de ce qui se passe en cas de conflit violent :
quand il s’agit de distribuer les rôles entre ceux qui gardent les enfants à
l’abri ou qui fuient avec eux, et ceux qui s’en vont combattre, tuer et se faire
tuer, le choix est vite fait. Les exceptions – les quelques femmes qui
combattent dans les unités régulières ou volontaires – sont statistiquement
négligeables et ne sauveront pas le statut collectif des femmes, comme ne
l’avaient pas sauvé en leur temps Jeanne d’Arc ni la guerrière de Birka.
L’avantage comparatif des hommes en matière de force et de violence
physique protège les femmes lors d’un conflit (les hommes sont plus
nombreux à mourir) ; mais dans un monde où les conflits sont fréquents, il
les condamne à un rôle passif, donc subalterne.
On a vu au chapitre précédent qu’avant l’avènement de l’anthropocène,
l’humanité n’avait jamais connu pareille amélioration des conditions de vie ;
mais elle n’avait jamais connu non plus pareil danger de dégringolade. Plus
les courbes sont montées haut, plus dure sera la chute. On a également vu que
les femmes, dernières venues aux bienfaits du progrès, en ont profité plus
intensément encore que les hommes : leurs chaînes ayant été plus lourdes,
leur libération a été particulièrement spectaculaire. Parties de plus bas, elles
risquent hélas, symétriquement, de tomber plus bas. Quand on évoque
l’aspect inégalitaire des conséquences de la crise à venir, on pense en général
aux pays pauvres ; mais, comme on l’a montré, la carte de la pauvreté et de la
richesse risque de se transformer brutalement et il n’est pas évident où seront,
parmi la population mondiale, les principales « victimes de
l’anthropocène32 ». Entre les hommes et les femmes, en revanche, le doute
n’est pas permis : les femmes seront bien les premières victimes de la
révolution négative à venir.

Le renouveau des maladies infectieuses

Un point mérite qu’on s’y arrête spécifiquement : la santé. Aujourd’hui,


non seulement l’Occident riche, technologisé et vieillissant, mais également
de plus en plus de pays à revenu faible ou intermédiaire sont confrontés à des
défis de santé particuliers. Les maladies chroniques – cancers, diabète,
maladies cardio-vasculaires, respiratoires et neurodégénératives –, qui
représentent de très loin la première cause de décès dans le monde, sont liées
à notre mode de vie marqué par la sédentarité et une nourriture riche, à la
pollution et, paradoxalement, aux progrès de la médecine puisque leur
prévalence augmente fortement avec l’âge. Le mode de vie contemporain
favorise également le stress et les situations de solitude, multipliant les
comportements addictifs et les troubles psychologiques. « La dépression et
l’obésité sont les deux pathologies du siècle », résume André Grimaldi,
professeur émérite au CHU de la Pitié-Salpêtrière33. Après le basculement
hors de l’ère thermo-industrielle, la plupart de ces maladies ont toutes les
chances de régresser, sous l’effet conjugué de la baisse de l’espérance de vie
et de la diminution de l’apport calorique.
En revanche, d’autres causes risquent au contraire d’augmenter
considérablement : la faim, la violence, mais aussi les maladies infectieuses.
Celles-ci risquent de connaître un nouvel essor, pour une part à cause des
conséquences de l’effondrement – malnutrition, désorganisation des
campagnes de vaccination, moindre accès aux médicaments –, mais aussi,
pourrait-on dire, à cause de ses causes. En effet, les maladies infectieuses,
que le progrès médical a permis de pratiquement éradiquer comme facteur de
mortalité dans les pays prospères, montrent d’ores et déjà des signes de
renouveau, et promettent de prendre encore plus de vigueur dans les
décennies qui viennent, parallèlement à l’effondrement et indépendamment
de lui. Ce phénomène est dû à trois éléments : l’accélération et
l’intensification de l’activité humaine ; le réchauffement de la planète qui
s’ensuit ; et – paradoxalement, là aussi – le progrès médical.
D’une part, si le danger évoqué parfois à propos de la libération de virus
anciens lors de la fonte du permafrost semble mince, la mondialisation, elle,
facilite bien l’émergence de virus nouveaux. La déforestation et l’élevage
intensif bouleversent les habitats naturels de nombreuses espèces. S’ils
contribuent à la crise de la biodiversité, ils mettent également en contact les
êtres humains, les animaux domestiques et les animaux sauvages. Comme à
l’époque de la révolution néolithique, ces contacts favorisent les zoonoses,
des virus hébergés par les animaux se transmettant à l’homme. La pandémie
de Covid-19 a mis ce phénomène sur le devant de la scène, mais plusieurs
autres virus récents, responsables d’importantes épidémies, sont d’origine
animale, à commencer par les différents variants de la grippe. Plus
généralement, le rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique
et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), paru
en 2020, rappelle que « [plus de] 70 % des maladies émergentes (par
exemple, l’encéphalite Ebola, Zika, Nipah) sont causées par des microbes
présents chez les animaux (c’est-à-dire classés comme agents pathogènes
zoonotiques) qui se propagent par contact entre les animaux sauvages, le
bétail et les êtres humains » et « [plus de] 30 % des maladies infectieuses
émergentes sont attribuées au changement d’utilisation des terres, à
l’expansion agricole et à l’urbanisation », le nombre estimé de virus
susceptibles d’infecter l’être humain se situant entre 631 000 et 827 00034. La
pandémie de Covid-19 peut être considérée comme un cas d’école permettant
d’apprécier le danger des nouvelles zoonoses comme le rôle de la
mondialisation des échanges dans la propagation fulgurante des
contaminations. De fait, elle n’est sans doute pas un phénomène isolé, mais le
premier d’une longue liste à venir35.
D’autre part, si aujourd’hui les maladies du Nord (obésité et maladies
chroniques) s’exportent au Sud, l’inverse commence également à être vrai
puisque le changement climatique bouleverse la carte des maladies à
transmission vectorielle, en nette progression. Les moustiques anophèles,
responsables du paludisme, et les moustiques tigres, qui transmettent la
dengue, le chikungunya et le virus du Zika, augmentent leur aire
géographique et progressent vers le nord. Le rapport spécial du GIEC de
2018 alerte d’ailleurs les pouvoirs publics sur l’expansion future de ces
maladies, suivant l’extension du champ d’action des moustiques, amateurs de
climat chaud. Un peu plus d’un siècle après l’éradication du paludisme dans
le sud de l’Europe, cette maladie pourrait y faire un retour.
Enfin, les maladies infectieuses classiques des pays du Nord risquent
également de reprendre de la vigueur pour redevenir plus fréquemment
mortelles à cause d’un phénomène majeur, hélas trop peu débattu :
l’émergence et le renforcement de l’antibiorésistance.

NDM-1 et MCR-1 : le glas d’une victoire éphémère

L’antibiorésistance n’est connue du large public qu’à travers le slogan « les


antibiotiques, c’est pas automatique », lancé par la Sécurité sociale il y a
vingt ans. Elle représente pourtant aujourd’hui un problème sérieux, au
premier rang des préoccupations de l’OMS. Dès le premier rapport sur la
question publié par l’organisation, en 2014, l’OMS considère que « [la]
résistance aux antibiotiques […] est désormais une grave menace pour la
santé publique » :
« “À moins que les nombreux acteurs concernés agissent d’urgence, de manière coordonnée, le monde
s’achemine vers une ère postantibiotiques, où des infections courantes et des blessures mineures qui ont
été soignées depuis des décennies pourraient à nouveau tuer”, déclare le Dr Keiji Fukuda, Sous-
Directeur général de l’OMS pour la sécurité sanitaire. “L’efficacité des antibiotiques est l’un des piliers
de notre santé, nous permettant de vivre plus longtemps, en meilleure santé, et de bénéficier de la
médecine moderne. Si nous ne prenons pas des mesures significatives pour mieux prévenir les
infections mais aussi pour modifier la façon dont nous produisons, prescrivons et utilisons les
antibiotiques, nous allons perdre petit à petit ces biens pour la santé publique mondiale et les
conséquences seront dévastatrices”36. »

Le mécanisme de l’antibiorésistance est connu : organismes beaucoup plus


anciens que l’homme – elles existent depuis quelque 3 milliards d’années –,
les bactéries ont survécu dans un environnement changeant grâce à la grande
plasticité de leur génome, qui leur permet de s’adapter rapidement. Les
antibiotiques étant, pour la plupart, d’origine naturelle, les bactéries ont
depuis toujours développé des résistances locales leur permettant d’y
échapper. L’invention, au xxe siècle, des antibiotiques médicaux, leur
production à grande échelle et leur administration massive chez les humains,
puis, à une échelle plus grande encore, chez les animaux – les antibiotiques
ont favorisé la généralisation des élevages intensifs –, ont confronté les
bactéries à la nécessité de s’adapter de façon plus globale à ce changement
négatif de leur environnement. Elles y ont brillamment réussi. Les premières
résistances à la pénicilline ont émergé dès les années 1940, et le scénario
s’est répété pour chaque nouvelle génération d’antibiotiques37.
Malgré les mises en garde prophétiques de Fleming, ce processus est
longtemps resté ignoré par nos sociétés. Les antibiotiques ont représenté une
solution miracle permettant de vaincre quasiment toutes les maladies
infectieuses que la vaccination n’avait pas éradiquées, allongeant l’espérance
de vie et abaissant la mortalité infantile dans des proportions considérables.
Chaque nouvelle génération d’antibiotiques les rendait toujours plus faciles à
utiliser et mieux tolérés, reléguant la menace que représentaient jadis les
maladies infectieuses au rang de mauvais souvenir, vite oublié. La
ressemblance est frappante entre le cycle de ce produit médical et celui de la
société thermo-industrielle dans son ensemble. Voici comment la résume le
bactériologiste Antoine Andremont :
« D’une façon générale, on peut dire que, durant toute la période de ce que les économistes ont appelé
les “Trente Glorieuses”, les antibiotiques ont été utilisés comme s’il s’était agi d’une ressource
inépuisable, illimitée, alors que chaque utilisation chez l’homme ou l’animal contribuait à rendre les
bactéries un peu plus résistantes et à éroder leur efficacité. La très grande inconscience, l’insouciance
en vérité, avec lesquelles s’est faite cette utilisation abusive et anarchique des antibiotiques rappelle
évidemment les abus que les sociétés industrielles ont commis à la même période – à partir des années
50 – dans d’autres domaines. On pense bien sûr au gaspillage énergétique, à la diminution progressive
des réserves d’énergies fossiles, à l’avancement progressif chaque année de la date du début de la dette
écologique. Les antibiotiques sont un des fleurons de la société industrielle et du bien-être – du
progrès – qu’elle apporte. Il n’est donc pas si étonnant qu’ils en aient les mêmes défauts et, d’une
certaine façon, en subissent les mêmes revers38. »

Aussi, après un bref moment de triomphalisme, qui a coïncidé avec la


« grande accélération » post-1945 et l’explosion de toutes les courbes de
l’anthropocène, l’antibiorésistance a-t-elle commencé à renverser le rapport
de forces. Dès les années 1980 apparaissent les premières souches de
bactéries multirésistantes (BMR) et la durée d’efficacité de chaque nouveau
produit se réduit, alors même que la recherche sur ces médicaments ralentit,
les grandes firmes pharmaceutiques préférant se concentrer sur les produits
ciblant les nouvelles demandes en croissance, liées au vieillissement, à
l’obésité, au cancer et aux maladies cardio-vasculaires – les fléaux, on l’a dit,
du monde occidental contemporain. Le passage des brevets des principaux
antibiotiques dans le domaine public a accentué le mouvement, la chute des
prix permettant une utilisation accrue :
« Tandis qu’on arrivait au moment où les antibiotiques rentraient dans la catégorie des ressources
limitées, leur utilisation s’emballa encore. Il n’y a pas eu de véritable prise de conscience du fait qu’il
fallait les considérer comme les autres ressources limitées et qu’il devenait indispensable de les utiliser
avec parcimonie39. »

La suite ressemble à une chronique de défaite annoncée, les bactéries


regagnant, pouce par pouce, le terrain perdu face aux antibiotiques le temps
de quelques décennies – un clignement des yeux pour ces espèces vieilles de
3 milliards d’années.

La fin de l’âge d’or des antibiotiques

Frise chronologique représentant la course de vitesse entre création de nouveaux antibiotiques et


développement de résistances chez les bactéries.

Comme le rappelle Antoine Andremont, l’histoire de l’antibiorésistance,


liée à l’histoire économique des antibiotiques, est aussi le reflet de processus
plus généraux : avec la mondialisation, la production de ces médicaments a
presque entièrement été délocalisée dans les pays du Sud, notamment les
pays émergents en pleine industrialisation comme l’Inde et la Chine ; les
caractéristiques de ces pays – usines peu sécurisées, systèmes de filtrage des
eaux défaillants, conditions d’hygiène moins strictes, mais aussi utilisation
souvent anarchique des antibiotiques, pris trop peu longtemps et en
automédication, et utilisés massivement dans les élevages intensifs – en ont
fait des écosystèmes parfaits pour le développement des multirésistances.
Bien que les autorités indiennes l’aient contesté, c’est probablement en
Inde qu’est apparu le gène NDM-1, responsable de la production, par les
bactéries, de l’enzyme du même nom, New Delhi métallo-béta-lactamase, qui
leur confère la capacité de résister à l’une des familles les plus puissantes
d’antibiotiques de dernier recours, les carbapénèmes, dont l’usage est réservé
au milieu hospitalier et aux cas graves qui résistent aux antibiotiques de
spectre moins large. Identifié en 2008, alors que la recherche sur les
nouveaux antibiotiques s’était réduite comme peau de chagrin, ce gène
facilement transmissible a notamment été localisé chez les bactéries
provoquant des infections respiratoires (Klebsiella pneumoniae) et urinaires
(Escherichia coli). Le développement des multirésistances a obligé les
médecins à revenir à l’usage de la colistine, antibiotique ancien mais
quasiment jamais utilisé chez l’homme, car très mal toléré. Après la
découverte du NDM-1, la colistine a, durant quelques années, porté le titre
honorifique de dernier antibiotique à ne pas être affecté par le phénomène de
résistance, avant de le perdre, en 2016, lorsqu’on a identifié le gène MCR-1
(mobilized colistin resistance), probablement apparu dans un élevage intensif
de porcs en Chine, qui utilisait la colistine. Les deux enzymes circulent
désormais largement dans le monde : dès 2017, le MCR-1 a été détecté dans
plus de trente pays, sur les cinq continents.
Le rapport O’Neill, commandé par le gouvernement britannique en 2014,
est venu préciser l’ampleur du phénomène, estimant les décès dus à
l’antibiorésistance à quelque 700 000 par an et prévoyant, au vu des
tendances observées, qu’ils s’élèveront, à l’horizon 2050, à 10 millions – des
chiffres que l’auteur principal du rapport qualifie de « choquants40 ». En
2022, une vaste recherche collective, basée sur des données issues de 204
pays et territoires, et dont les résultats ont été publiés dans The Lancet, a
montré que la résistance aux antibiotiques a directement causé, en 2019,
1,27 million de morts – plus que le sida et le paludisme réunis –, chiffre qui
monte à quasiment 5 millions si l’on tient compte des décès associés41. Cette
étude prouve que l’antibiorésistance est d’ores et déjà devenue l’une des
causes majeures de mortalité et que la trajectoire dessinée par le rapport
O’Neill se situe en deçà de la réalité.
Les prévisions quant à la dynamique future de l’antibiorésistance viennent
paradoxalement d’être revues à la hausse dans le cadre de la pandémie de
Covid-19. En effet, la baisse relative des autres infections pouvant nécessiter
le recours aux antibiotiques, due aux gestes barrières, aux confinements et à
la diminution des déplacements, n’a pas compensé l’explosion de
l’administration des antibiotiques aux patients atteints de cette maladie. Bien
que le virus SARS-CoV-2 soit, comme tous les virus, parfaitement insensible
aux antibiotiques, la plupart des patients aux formes graves ont bien bénéficié
d’une antibiothérapie, simple ou combinée, afin d’éviter les complications
bactériennes, pourtant rares. Cette administration a été particulièrement
importante dans les pays où, suivant notamment les préconisations de Didier
Raoult, l’antibiothérapie combinée à l’hydroxychloroquine a été promue par
les pouvoirs publics au rang de stratégie de traitement officielle, comme au
Brésil ou en Inde, mais elle a été massive dans toutes les régions du monde :
en Espagne, entre février et mars 2020, la consommation d’azithromycine a
bondi de 400 %, celle de doxycycline de 517 % ; en France, l’hôpital de la
Pitié-Salpêtrière a connu des ruptures d’approvisionnement pour certains
antibiotiques, tant la consommation était forte. Dès novembre 2020, le bureau
européen de l’OMS alertait la communauté médicale sur le problème –
« Malgré le fait que les antibiotiques ne traitent ni ne préviennent les
infections virales comme la COVID-19, les conclusions d’études
comportementales menées dans 9 pays et régions d’Europe montrent que
l’utilisation des antibiotiques a augmenté tout au long de la pandémie, en
même temps que les cas » – et notait qu’il fallait à tout prix « empêcher la
pandémie de COVID-19 de provoquer la catastrophe de la résistance aux
antibiotiques42. » Les résultats ne se sont pas fait attendre : grâce au volume
colossal de prescriptions engendrées par la pandémie, la résistance
bactérienne a réalisé un bond en avant spectaculaire. Le microbiologiste
Bruno González Zorn, directeur de l’unité de recherche sur la résistance
antimicrobienne à l’université Complutense de Madrid, affirme ainsi :
« Durant la pandémie, certains pays, comme le Chili, ont utilisé tellement de carbapénèmes qu’on y
observe des niveaux de résistance qui étaient attendus pour 2030. L’évolution a été accélérée de
10 ans43. »

Au problème de l’antibiorésistance les optimistes répondent, comme pour


les sources alternatives d’énergie, qu’on trouvera bien assez tôt de nouveaux
antibiotiques, qui rendront au remède miracle toute son efficacité. Cependant
les tendances n’ont rien d’encourageant : malgré les alertes, les grandes
entreprises pharmaceutiques n’investissent pas dans la recherche sur ces
produits, désormais cantonnée à quelques start-up. En effet, les antibiotiques,
coûteux et longs à mettre au point, ne sont pas très rentables, car peu chers à
la vente. Pire, comme l’explique l’économiste espagnole Laura Marín qui
dirige la plus grande structure internationale soutenant la recherche dans ce
domaine – Joint Programming Initiative on Antimicrobial Resistance
(JPIAMR), basée à Stockholm –, ce sont les impératifs mêmes qui rendent
urgent de trouver de nouveaux antibiotiques qui privent le modèle
économique de ces produits de toute attractivité : étant donné les niveaux
croissants d’antibiorésistance, les leçons du passé doivent conduire à réserver
les nouveaux antibiotiques à l’usage hospitalier, en dernier recours, plutôt
qu’à les distribuer largement ; les entreprises qui y auront consacré des fonds
importants ne pourront donc compter que sur des gains limités. Dans ces
conditions, d’importants efforts de financement public seraient nécessaires –
mais font défaut44. L’OMS se montre pessimiste :
« La baisse des investissements privés et le manque d’innovation dans la mise au point de nouveaux
antibiotiques sapent les efforts visant à lutter contre les infections résistantes aux antimicrobiens […].
Deux nouveaux rapports révèlent que les perspectives de mise au point de nouveaux agents
antibiotiques sont limitées45. »

On comprend à quel point le terrain est délaissé lorsqu’on compare


l’investissement avec celui dans les autres branches, plus rentables : il n’y a
actuellement que quelque 40-50 antibiotiques expérimentaux en essai
clinique, contre près de 6 000 anticancéreux. Sachant que le cycle
expérimental des antibiotiques est particulièrement long et que l’« épidémie »
des bactéries résistantes est diffuse et silencieuse, il y a peu de chances pour
que de nouveaux traitements efficaces arrivent sur le marché dans les
décennies à venir.
Phénomène global, largement favorisé par la mondialisation,
l’antibiorésistance ressemble par plus d’un aspect à la crise climatique et
énergétique : fruit d’une consommation frénétique et insouciante, baignée
dans l’illusion d’une ressource infinie et d’une victoire définitive sur la
fatalité, elle a longtemps fait l’objet du même déni que les conséquences des
émissions de gaz à effet de serre. Désormais pleinement reconnus, les deux
phénomènes partagent un fort effet d’inertie, qui résulte tant des dynamiques
purement physiques (hystérésis des courbes de température et des processus
d’adaptation génétique) que socio-économiques : ne pouvant être traités qu’à
l’échelle mondiale, ils se heurtent tant aux réalités économiques qu’aux
logiques antagonistes des différentes parties en présence. Ainsi, les pays
émergents, pointés du doigt pour leur refus de renoncer aux industries
polluantes – dont les pays développés ont historiquement profité longtemps
avant eux –, renâclent tout autant à mieux encadrer l’usage des antibiotiques
en médecine, solution de facilité pour juguler les problèmes sanitaires dans le
cadre de systèmes de santé fragiles, et à limiter l’antibiothérapie préventive
dans les élevages, qu’ils risquent d’autant moins d’abandonner que la crise
alimentaire en gestation interdit de renoncer au moindre pourcent de
rendement. L’antibiorésistance et la crise énergétique ont en commun de nous
rappeler que la « baignoire de pétrole » tout comme la « piscine
d’antibiotiques » représentent un écart vertigineux par rapport à la norme du
passé, dont nous devons impérativement retrouver le souvenir pour aiguiser
au mieux notre vigilance.

La fin de l’enfant qui vivra

Les trois phénomènes énumérés – les nouvelles maladies infectieuses


émergentes, l’extension du périmètre des maladies infectieuses existantes et
surtout l’envolée de l’antibiorésistance – ne représentent pas un risque mais
un fait. Ils ne renvoient pas à une spéculation sur l’avenir, mais à la
description du présent, et les perspectives quant à leur évolution font
aujourd’hui l’objet d’un très large consensus de la communauté scientifique.
Même en l’absence d’un effondrement brutal de la civilisation thermo-
industrielle, ou avant que celui-ci n’arrive, ils promettent une hausse de la
mortalité. Toutefois un effondrement, même partiel, porteur d’une
désorganisation des circuits économiques, d’une dégradation des conditions
de vie et d’un affaiblissement de l’ordre institutionnel et des systèmes
collectifs de santé, ne pourra qu’amplifier le problème.
En effet, dans le monde de demain, le progrès médical et l’accès à
l’hygiène et aux soins risquent de prendre un sérieux coup. Ce facteur était
mentionné dans le rapport Meadows comme faisant partie des « boucles
rétroactives » généralisant la crise qui commence par la raréfaction des
matières premières : étroitement dépendant de l’industrie (elle-même souvent
délocalisée dans des pays tiers ou dépendante des importations) et du
financement public, le système hospitalier ne peut sortir indemne d’un
effondrement plus ou moins complet de l’une et de l’autre. La perturbation
des échanges mondiaux et des cycles de production risque de créer
d’importantes pénuries de médicaments ; la baisse générale du niveau de vie
et des services publics d’hygiène ne peut que renforcer la vulnérabilité des
populations aux maladies infectieuses, y compris aujourd’hui oubliées, tel le
choléra ; la déstabilisation probable des campagnes de vaccination et la baisse
de l’immunité due à la malnutrition iront dans le même sens. Notons
d’ailleurs, là aussi, un exemple probable de boucles rétroactives sans fin : une
agriculture privée d’antibiotiques pour animaux, ce sont des rendements qui
déclinent, donc des famines qui s’amplifient, donc l’immunité qui baisse,
alors même que les antibiotiques ne sont plus efficaces. Enfin, un
effondrement risque sinon de mettre un coup d’arrêt, du moins d’altérer
significativement la recherche médicale ; aussi, s’ils ne sont pas déjà présents
sur le marché au moment où il arrive, les nouveaux antibiotiques ou les
traitements alternatifs comme les phages ne verront-ils sans doute pas le jour.
Nous entrerons donc dans un monde plus pauvre, plus chaotique et plus
violent, mais aussi soumis à davantage de maladies infectieuses, sans
disposer de produits capables de les soigner.
Au total, la mortalité risque d’augmenter considérablement. Car il faut bien
se représenter ce que signifie l’absence d’antibiotiques efficaces : des
maladies ou des surinfections bactériennes banales capables de tuer, en
quelques jours, des personnes par ailleurs en bonne santé ou de revenir sous
forme d’atteintes endémiques jusqu’à user les capacités cardiaques ; des
blessures mineures qui, si elles s’infectent, peuvent conduire à la mort par
septicémie ; des transplantations et des opérations complexes impossibles ;
des chimiothérapies souvent inenvisageables, car la baisse de l’immunité
qu’elles induisent n’est compensée que par l’antibiothérapie. Certains
problèmes vont tomber d’eux-mêmes – si l’espérance de vie se réduit et
l’accès aux soins devient moins systématique, les cancers reculeront devant
d’autres pathologies mortelles, et les opérations de pointe ne seront plus une
priorité –, mais la mortalité due aux maladies infectieuses, à la traumatologie
et aux suites d’opérations de base retrouvera des niveaux élevés.
Si le problème concerne l’humanité tout entière, il se pose, à nouveau, en
des termes particulièrement tragiques pour les enfants, plus fragiles que les
adultes face aux maladies infectieuses. On l’a vu : c’est la victoire sur ces
maladies, grâce à la vaccination puis aux antibiotiques, qui a permis de faire
baisser drastiquement la mortalité infantile. Dès aujourd’hui,
l’antibiorésistance s’avère spécialement fatale pour les enfants : l’étude de
2022 révèle ainsi qu’en 2019 un décès sur cinq directement attribuable à
l’antibiorésistance concerne un enfant de moins de 5 ans. D’ici 2050, même
en l’absence de grands bouleversements, la mortalité infantile augmentera
très vraisemblablement, y compris dans les pays riches, à cause de la
diffusion des bactéries multirésistantes – comme augmentera la mortalité en
couches, l’accouchement faisant partie des actes médicaux à risque
d’infection. La fièvre puerpérale, jadis grande tueuse des accouchées,
redeviendra un risque réel pour toute femme qui mettra un enfant au monde.
Et si bouleversements il y a, la mortalité infantile s’envolera, par suite d’un
faisceau de facteurs qui rapprocheront les conditions d’existence des pays
riches de celles qui prévalent aujourd’hui dans les pays pauvres.
Que signifieront ces changements pour les femmes ? On a vu que,
davantage encore que la généralisation de la pilule ou la légalisation de
l’avortement, le progrès médical a profondément modifié notre perception de
la maternité en donnant aux parents l’assurance tacite qu’un enfant qui naît
est un enfant qui vivra. Il est difficile de se représenter un monde où un
enfant qui naît vivra peut-être – et peut-être mourra. Un monde où la
naissance est un moment de danger, pour la mère comme pour l’enfant, dont
certains et certaines ne réchappent pas ; un monde où tout rhume, toute toux
signifient non pas une visite chez le pédiatre et une cure de Clamoxyl en
sirop, mais un risque de maladie longue et épuisante, et éventuellement de
mort ; un monde où un enfant qui est tombé et s’est fait une blessure sans
gravité se met à avoir de la fièvre et une respiration rapide, et où, quand on
l’apporte à l’hôpital, on s’entend dire : « Désolé, c’est la septicémie, nous ne
pouvons rien faire. » Il est évident que si ces drames, qui ne renvoient
aujourd’hui qu’aux livres et aux films dont l’intrigue se déroule dans un
passé lointain, se remettent à devenir banals, cela aura de profondes
répercussions tant sur les représentations que sur les pratiques.
On peut, pour avoir un avant-goût de la révolution mentale que cela
constituera, essayer de se souvenir du début de la pandémie de Covid-19, où
le monde apprenait, goutte à goutte, les premiers décès – une personne âgée,
une personne âgée, encore une personne âgée… – et où chaque parent
guettait les informations à propos de l’incidence et des effets de la maladie
chez les enfants. Pour choquant qu’il fût, subite irruption d’un germe dans
notre univers aseptisé, le Covid-19 a aussi été une divine surprise : alors que
la plupart des maladies infectieuses, à l’instar de la grippe, s’attaquent à tous
les organismes fragiles – personnes âgées ou immunodéprimées, mais aussi
jeunes enfants –, le Covid-19 avait des effets d’autant plus graves que la
personne était âgée, les tout-petits ne connaissant guère que des infections
asymptomatiques. Or les décès de personnes âgées ou très âgées, bien que
douloureux pour les proches, se s’apparentent malgré tout à ce que nous
considérons normal : s’ils ont affligé bien des familles, ils n’ont pas provoqué
de choc. La mort des personnes d’un grand âge paraît d’ailleurs tellement
dans l’ordre des choses que cette mortalité sélective a parfois servi de
prétexte pour minorer la gravité de la situation, voire a suscité des réactions
hostiles vis-à-vis des « vieux » qu’il fallait protéger au prix de l’enfermement
de toute la population et au détriment des plus jeunes. Nous avons été
nombreux à nous demander ce qui se serait passé si, au lieu de s’attaquer aux
personnes âgées, le Covid-19 s’était attaqué aux enfants. Un effort
d’imagination en ce sens – quelle peur aurait régné dans les familles, quel
degré de sacrifice les gens auraient été prêts à endurer, quelle rancune ils
auraient nourrie envers des pouvoirs publics soupçonnés de mal gérer la
crise, quelles séquelles morales auraient gardées les familles endeuillées –
permet d’entrevoir une ombre, un reflet, un soupçon du monde où un enfant
qui naît est un enfant qui ne vivra pas forcément. Oui, malgré le nombre
impressionnant de morts et de cas graves, malgré les séquelles à long terme,
malgré les dégâts économiques, le Covid-19 a représenté une sorte de
répétition miséricordieuse. L’ère des pandémies a démarré en douceur.
Cet exercice d’imagination désagréable n’est pas gratuit. Une mortalité
infantile élevée est un facteur très défavorable au statut des femmes, peut-être
le plus défavorable de tous. Si son effet ne saurait être immédiat, à moyen
terme elle conduira inexorablement à une élévation du nombre de naissances
par femme. Il serait déraisonnable de calquer sur le futur les taux de fécondité
des siècles passés, mais une mortalité infantile élevée rend inopérant, tant au
niveau individuel, psychologique, qu’au niveau collectif, social, le slogan
« un enfant si je veux, quand je veux » – plus précisément, sa deuxième
moitié. Dans un monde où les enfants meurent fréquemment en bas âge, il est
psychologiquement et socialement impossible de prévoir de n’avoir qu’un, et
même que deux enfants ; impossible de planifier les naissances « au bon
moment », après avoir terminé de longues études et lancé la carrière, après
30 ans, voire après 35 ans. Dès aujourd’hui, cette planification connaît des
limites, car, particulièrement avec la détérioration de la fertilité masculine,
concevoir un enfant à un âge avancé se révèle parfois impossible, la petite
fenêtre prévue pour cela dans la vie bien remplie des femmes éduquées entre
le rodage de la vie professionnelle et la ménopause s’avérant insuffisante
pour procréer. L’existence et la relative fréquence de ces cas montrent
cependant la force de l’idée sous-jacente : l’enfant, s’il naît, vivra. Si, au lieu
de vivre, les enfants se mettent à mourir régulièrement à 1 an d’une méchante
pneumonie, il deviendra nécessaire de revoir toute la façon de concevoir les
périodes de la vie. On fera plus d’enfants, pour être raisonnablement sûr
qu’un ou deux d’entre eux vivront, et on fera le premier plus tôt. La probable
fragilisation des institutions de sécurité sociale garantissant à chacun un
revenu à la retraite incitera également, comme par le passé, à faire des enfants
un investissement. Or avoir plus d’enfants et commencer à procréer plus tôt,
c’est se fermer de nombreuses possibilités d’études et de carrière ; c’est aussi
s’aménager une vie où les contraintes liées à la maternité – grossesses,
allaitements, garde d’enfants – pèsent plus lourd, rognant d’autant sur les
autres occupations, d’autant que, ne l’oublions pas, on se projette dans un
avenir post-thermo-industriel où tant la disponibilité des biens de
consommation que l’existence des structures collectives, notamment de
garde, ne seront plus garanties : les femmes seront donc privées tant de lait
artificiel que, peut-être, d’eau de bonne qualité, mais aussi de crèches.
La hausse quasiment mécanique du taux de fécondité du fait de la hausse
de la mortalité infantile entrera en synergie avec d’autres facteurs, déjà
mentionnés, pour former, là encore, des boucles rétroactives : fragilisation de
l’accès aux moyens de contraception ; regain d’importance de la force
physique ; augmentation du niveau de violence ; raréfaction des biens
d’équipement personnels et collectifs, allongeant les tâches quotidiennes.
L’ensemble concourra au retour de la division sexuelle du travail, qui aura
pour conséquence d’assigner aux femmes les travaux domestiques – ce qui,
en retour, ressuscitera ou renforcera l’idéologie plurimillénaire selon laquelle
la femme n’est bonne qu’à ça et doit s’en occuper.

Le retour du patriarcat ?

Les évolutions dessinées ici peuvent paraître sombres, voire catastrophistes


– bien qu’elles soient logiques avec les prévisions générales relatives aux
crises à venir. Il est par définition impossible d’en apprécier le réalisme étant
donné qu’aucun événement d’ampleur comparable n’est jamais arrivé à
l’humanité. On peut, modestement, se référer à deux choses : l’exemple à
l’échelle réduite et l’imagination.
Certes, l’histoire ne connaît pas d’exemple, même à l’échelle d’un pays, du
passage d’une économie moderne postindustrielle à un état préindustriel.
Cependant, plusieurs pays offrent une trajectoire dont on peut tirer quelques
enseignements. Ainsi, plusieurs ex-républiques soviétiques d’Asie centrale,
sans avoir vécu d’industrialisation endogène, ont, sous l’URSS, bénéficié
d’une importante mécanisation exogène, qui s’est accompagnée d’une
généralisation de l’accès à l’enseignement, au système de soins et aux
structures collectives de garde – ainsi que d’une émancipation importante des
femmes. Ayant acquis leur indépendance en 1991, elles ont connu une baisse
considérable de plusieurs indicateurs économiques (PIB, revenu par habitant,
produit industriel par tête), un chômage important, le retour à une économie
souterraine souvent basée sur le troc et à une agriculture vivrière, en même
temps qu’une dégradation du système de santé et une forte élévation de la
mortalité infantile et de la natalité – et une baisse du statut des femmes.
Même si ce pays est aujourd’hui très fermé, au point où il est difficile d’avoir
accès aux données statistiques récentes, le Turkménistan est sans doute
l’endroit où ces tendances sont les plus prononcées. Certes, il bénéficie
toujours d’importations, en échange de ses exportations de coton, et l’État
n’y est nullement en voie de disparition – il est même très autoritaire ; le pays
ne manque pas non plus d’énergie, fournie par la Russie à bas prix. Enfin, le
renouveau de la religion musulmane, réprimée durant l’époque soviétique,
contribue aussi au retour d’une société patriarcale – du reste encore proche
dans le temps et très incomplètement oubliée durant les soixante-dix années
d’URSS. L’exemple est donc très imparfait, mais, pour ce qu’il vaut, il tend
plutôt à confirmer les projections évoquées.
Quant à l’imagination, voici comment Barjavel présente les prémisses
intellectuelles de Ravage :
« Deux ans avant la guerre, j’avais fait partie des groupes Gurdjief. Cela avait orienté ma pensée vers
une critique fondamentale de notre société moderne. Quand je suis rentré de la guerre, j’ai continué
mon activité avec ces groupes. Je me suis aperçu, à un moment donné, à quel point cette société si
développée, si puissante, capable de faire des guerres formidables, était vulnérable. Pourquoi ? Parce
qu’elle dépend entièrement de l’énergie. J’ai donc écrit une histoire, aux débuts de l’Occupation, dans
laquelle une civilisation connaît soudain une privation totale de ses sources d’énergie46. »

Le roman en question, bien connu, retrace l’effondrement de la civilisation


moderne, le déchaînement de violence qu’il entraîne, la fuite d’un petit
groupe à travers la France et les débuts d’une société nouvelle. Celle-ci,
privée d’électricité – qui n’existe plus –, renonce à tout progrès technique,
interdit ; la religion y fait son retour, la force physique recouvre toute son
importance et les femmes sont reléguées à la fonction d’épouse et de mère.
L’effondrement conduit, selon Barjavel, au retour d’une société patriarcale.
Jack London parvient à la même conclusion dans La Peste écarlate, où il
décrit le triste destin de Vesta Van Warden, femme raffinée et éduquée, que la
débâcle de la civilisation moderne conduit à devenir l’épouse soumise d’un
homme fort.
Il faut, bien sûr, se garder de toute outrance : même un effondrement
généralisé, sous la forme la plus extrême, ne rejettera pas l’humanité à l’âge
de pierre ni au Moyen Âge. Plutôt qu’un retour en arrière, il faut imaginer des
formes d’existence nouvelles, quoique dégradées. Si des pans entiers du
progrès risquent d’être remis en question, d’autres peuvent continuer à
prospérer, modulo des adaptations indispensables. La subsistance des
avancées dans certaines sphères empêchera des régressions trop brutales dans
d’autres, limitant la somme des effets délétères. Ainsi, pour rester dans le
domaine médical, quelle que soit la déstabilisation des sociétés, le savoir
scientifique restera en principe intact : nous ne reviendrons jamais à une
époque où on ignorait tout du cycle reproductif, attribuait la fièvre à un
déséquilibre entre les quatre humeurs du corps, et considérait que le meilleur
remède contre l’anémie était la saignée. Si certaines branches du système de
soins peuvent être ravagées par les problèmes liés à l’effondrement de la
production industrielle et à la déstabilisation des échanges internationaux,
d’autres peuvent s’en accommoder rapidement. Pour ne donner qu’un
exemple, si l’antibiorésistance et la pénurie de médicaments compliqueront
les opérations de pointe ou la lutte contre les maladies infectieuses, elles
n’annuleront ni les préconisations de Semmelweis ni celles d’Angélique du
Coudray : le respect des règles de l’asepsie comme des techniques
obstétriques empêchera, normalement, d’atteindre des taux de mortalité en
couches médiévaux. Les femmes non plus ne partiront pas du même point :
elles sortiront d’une période exceptionnellement favorable et en garderont
tant des compétences qu’une disposition d’esprit qui les rendra davantage
capables de défendre leur place que leurs sœurs du passé. Au total, il est donc
peu probable de voir revenir des sociétés où la domination masculine soit
aussi forte que, disons, dans la France de Jean de Carrouges et de Jacques Le
Gris. Des scénarios intermédiaires et hybrides, quelque part entre nos sociétés
occidentales, le tiers-monde et le Turkménistan, sont bien plus plausibles –
sans être tout à fait rassurants.
*

Quel que soit le degré d’optimisme et de pessimisme qu’on adopte, il


semble évident que l’ampleur de la régression dépendra grandement de la
dynamique de la transition vers le nouveau monde – plus ou moins brutale,
plus ou moins contrôlée – et de notre capacité à anticiper les problèmes et à
en atténuer le choc. L’exercice consistant à explorer les conséquences
négatives et « antiféministes » de la fin de l’ère thermo-industrielle nous
conduit ainsi droit à la question : que devons-nous faire pour les réduire
autant que possible – nous, l’humanité, et en particulier nous, les femmes ?
En effet, si un effondrement brutal risque de favoriser le retour du patriarcat
(au sens fort), il serait déraisonnable de laisser cette question aux seuls
hommes – et ce ne sont pas les féministes qui me contrediront sur ce point.
Chapitre 5 :
Plaidoyer pour un féminisme de la mobilisation
On affronte plus hardiment le péril contre lequel on
s’est longuement aguerri ; et les plus dures atteintes, dès
qu’on s’y attend, s’amortissent, comme les plus légères
effrayent, si elles sont imprévues.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre CVII

Où en sont-elles ? Passage en revue des armes

L’avenir des femmes est incertain. Exceptionnelle au regard de leur


asservissement passé, la liberté dont elles jouissent aujourd’hui est
éminemment fragile et les dynamiques globales qui risquent d’affecter notre
planète leur seraient particulièrement préjudiciables. L’humanité court le
danger de ce que les Anglo-Saxons appellent a perfect storm, qui frappera
les femmes plus encore que les hommes, risquant d’annuler la révolution
égalitaire des dernières décennies. Le moment est grave. Comme avant
toute bataille, il faut se demander où en sont nos forces. Où en sont les
femmes face aux changements brutaux qui les menacent ? En sont-elles
conscientes ? Y sont-elles prêtes ? Ont-elles une stratégie ? Travaillent-elles
à renforcer leurs défenses et à affûter leurs armes ?
Il faut en particulier se demander où en est le féminisme, ce mouvement
qui, sans être la cause de l’égalité croissante entre les femmes et les
hommes, accompagne et théorise ce progrès – et parfois l’accélère. Le
féminisme exprime la ou les idées que les femmes les plus investies dans le
projet d’émancipation se font des combats à mener. Il montre quelles luttes
elles considèrent comme légitimes et nécessaires, quelle voie elles
proposent aux femmes pour consolider et amplifier leur émancipation. En
ce sens, on peut dire (de manière non péjorative) que le féminisme –
ensemble d’idées qui oriente l’action en matière de rapports entre les
sexes – est une idéologie.
C’est cette idéologie qu’on va examiner à la lumière d’une interrogation
centrale : est-elle adéquate par rapport aux défis que les femmes auront
bientôt à affronter ? On n’abordera donc pas, ou uniquement de biais,
certaines questions par ailleurs importantes telles que la pertinence de cette
idéologie pour les femmes des différentes classes sociales – le féminisme
d’aujourd’hui est-il également émancipateur pour les femmes privilégiées et
défavorisées1 ? – ou le problème de la cohérence et du courage des
féministes face aux apories des luttes intersectionnelles – le machisme
prononcé des populations musulmanes, qui s’exprime dans l’imposition du
voile, les obstacles à l’éducation ou l’excision des filles, peut-il être
relativisé au prétexte que les oppresseurs sont ici, eux-mêmes, des
opprimés, victimes du racisme2 ? Ce regard très surplombant ne doit pas
être vu comme de l’indifférence vis-à-vis des souffrances réelles que
causent aujourd’hui à bien des femmes les vestiges de la domination
masculine, mais comme l’expression d’un souci : celui de ne pas desservir
l’avenir en se limitant au présent.
Pour le dire autrement, je livre ici la réflexion d’un adulte sur l’héritage
qu’il laissera à ses enfants ; celle d’une mère, et sans doute de future grand-
mère, sur les outils dont il faudrait doter ses filles et ses petites-filles, qui
devront vivre dans un monde différent du sien. Au regard des hypothèses
d’avenir qui viennent d’être évoquées, le féminisme aujourd’hui dominant
représente-t-il pour elles un bon investissement ? Les servira-t-il lorsqu’il
leur faudra ramer à contre-courant de l’histoire pour sauvegarder leurs
acquis ?

Réclamer ou faire : les deux esprits du féminisme


En désaccord sur de nombreuses questions, les féministes s’accordent
toutes sur un point : ce n’est pas du féminisme, mais des féminismes qu’il
faut parler, tant le mouvement est riche d’écoles. Coexisteraient
aujourd’hui, ou auraient existé dans l’histoire, un féminisme libéral,
socialiste, radical, matérialiste, différentialiste, anarchiste, intersectionnel,
antispéciste, un écoféminisme, un évoféminisme, un cyberféminisme, un
xénoféminisme, un féminisme pro-sexe et même une théologie féministe –
sans parler des multiples variantes de chacun des courants. Cette richesse,
qu’il n’est évidemment pas question d’aborder en détail, n’empêche pas de
diviser l’histoire du féminisme en plusieurs « vagues ». Si cette métaphore
n’est pas entièrement satisfaisante – comme ne l’est jamais le fait de
« découper l’histoire en tranches3 » –, elle s’est imposée comme la plus
pratique pour saisir l’évolution du féminisme à travers l’histoire.
Manuels, ouvrages savants et présentations militantes identifient en
général une première vague, du xixe siècle aux années 1930, centrée sur la
lutte pour la reconnaissance des droits civils et civiques (droit de vote, droit
de propriété, droit d’exercer toutes les professions et fonctions électives) ;
une deuxième vague, dans les années 1960-1970, où l’attention se déporte
sur la liberté de disposer de son corps (droit à la contraception et à
l’avortement, sexualité libre) et plus généralement sur la critique du
patriarcat ; une troisième vague, à partir des années 1990, qui se concentre
sur les inégalités et discriminations restantes qu’il s’agit d’éliminer en
engageant des actions volontaristes (politique de parité) et en opérant une
révolution des consciences autour de la notion de « genre ». Cette troisième
vague est prolongée au début du xxie siècle par l’essor du militantisme en
ligne, ciblant particulièrement les violences sexuelles – l’événement
marquant, dans ce domaine, a été la campagne #MeToo.
À chaque stade – à chaque vague –, les femmes désireuses d’égalité ont
été placées devant un choix tactique : quel chemin emprunter pour
approcher l’objectif ? Car s’il est clair, lorsqu’on regarde l’histoire d’un
point de vue surplombant, que les progrès de l’émancipation sont largement
déconnectés des luttes, les générations prises dans les flots du présent, et en
leur sein chaque individu, ont toujours la possibilité de se positionner en
avant-poste ou en arrière-garde, de hâter ou de freiner le mouvement.
À partir du moment où le mur de la domination masculine commence à
présenter des brèches et que les femmes acquièrent la capacité tant
d’exprimer des doléances que d’agir, dans un périmètre toujours plus large,
ces deux options deviennent une véritable alternative. Faut-il réclamer,
collectivement, plus de droits ou bien exercer, individuellement, les droits
d’ores et déjà octroyés, voire prendre la liberté d’aller au-delà du droit et de
la coutume ?
Bien sûr, l’alternative n’a jamais été exclusive et l’intérêt de chacune de
ses branches a varié. Au point de départ du mouvement d’émancipation, au
e
xix siècle, le domaine du possible était, pour les femmes, très étroit. Une
George Sand vivant de sa plume, entretenant avec les écrivains et musiciens
de son temps une relation intellectuelle d’égal à égal et reprenant nombre de
codes de comportement masculin (pantalon, cigare, liberté de déplacement
au sein de l’espace public), montre que même à cette époque on pouvait
parfois passer de l’autre côté des barrières en adoptant, sans attendre
qu’elles fassent l’objet de droits collectifs et d’une acceptation sociale large,
des façons d’être et de vivre normalement réservées aux hommes. Mais une
telle configuration, ne serait-ce que parce qu’elle allait de pair avec le
talent, relevait d’une exception et n’était pas à la portée de toutes. La
majorité ne pouvait compter que sur une amélioration globale de la
condition féminine. L’émancipation de masse étant impossible sans une
égalité des droits, à commencer par les droits civiques de base, il était
inévitable de la réclamer. Il ne s’agit pas, redisons-le, d’attribuer à ces
réclamations un effet direct en matière d’obtention de droits, mais de
pointer la pertinence de l’état d’esprit des « féministes » de l’époque par
rapport aux défis de leur temps : l’absence de droits verrouillant tout
chemin vers l’émancipation, il fallait que ces droits soient accordés. Faire
étant réservé à des cas d’exception, réclamer était incontournable.
Pour les vagues suivantes, le choix entre les deux attitudes devient plus
systématique : une fois que certains droits sont accordés – accès à
l’instruction, possibilité d’exercer un nombre croissant de professions, droit
de propriété, droit de vote et d’élection… –, faut-il se contenter d’en tirer
profit pour bénéficier au mieux de cet enseignement, pour investir les
domaines professionnels ouverts à la féminisation, pour se lancer dans la
politique générale (et non seulement dans le combat féministe) ; ou bien
faut-il continuer à se concentrer sur la revendication de davantage de droits
et de possibilités pour les femmes ? Bien sûr, les deux peuvent se combiner,
mais on voit malgré tout, en pratique, se dessiner deux tendances idéal-
typiques, deux esprits du féminisme4 : d’un côté, un investissement
professionnel et intellectuel dans les sphères auparavant fermées aux
femmes, désormais pleinement ou partiellement ouvertes grâce aux
avancées législatives ou à une évolution des consciences ; de l’autre, un
investissement dans le militantisme, politique ou associatif, en faveur de
l’émancipation toujours plus grande des femmes. Dans le premier cas, il
s’agit d’une colonisation, par les femmes, des domaines généralistes, jadis
réservés aux hommes ; dans le deuxième, d’une spécialisation dans la cause
des femmes. Dans le premier cas, on valorise les compétences et les
réalisations des femmes, qui permettent de constater leur égalité
(intellectuelle, morale, parfois physique) avec les hommes ; dans le
deuxième, on valorise l’idéal de justice, dont la poursuite impose d’exiger
l’égalité.
On pourrait voir ces deux variantes comme les deux versants du
féminisme, concourant l’un comme l’autre à amplifier l’émancipation.
C’est en effet parfois le cas, surtout à l’orée du mouvement de
libération : l’entrée des femmes en médecine, par exemple, est le fait de
personnages aux convictions égalitaires bien ancrées, à commencer par la
célèbre Florence Nightingale qui, dans la deuxième moitié du xixe siècle,
révolutionne le domaine des soins infirmiers en Angleterre – on peut lire à
ce propos son essai Cassandra ; les premières étudiantes en médecine en
France, Mary Putnam et Elizabeth Garrett (respectivement Américaine et
Anglaise), étaient également connues pour professer l’égalité entre les
sexes. Mais cette conjonction n’a rien de systématique : la première
Française à devenir docteur en médecine (1875), Madeleine Brès, n’affiche
aucun penchant pour le militantisme ni pour les revendications, se bornant à
pratiquer avec passion la médecine des femmes et des enfants. En réalité,
on note même une sorte de tension, voire d’hostilité, entre ces deux états
d’esprit, tant au moment des faits – en 1888, Caroline Schultze, l’une des
premières femmes médecins, ouvre ainsi sa thèse consacrée aux réalisations
de ses consœurs en précisant que celle-ci n’est « ni un plaidoyer pour, ni un
plaidoyer contre l’émancipation de la femme ; c’est un exposé succinct
quoique imparfait du rôle médical rempli par la femme5 » – que, et peut-être
surtout, a posteriori, dans le regard que portent sur les époques antérieures
les féministes d’aujourd’hui.
L’une des deux tendances – le féminisme de la réclamation – est bien
connue : il suffit, pour en avoir un aperçu, de lire les livres et les manuels
consacrés à l’histoire du féminisme, qui se limitent souvent à explorer le
champ des « luttes », en accord avec la représentation spontanée faisant de
celles-ci la cause du progrès. L’autre – le féminisme du faire – l’est moins :
l’histoire de la féminisation des différentes sphères est souvent traitée de
manière quantitative, les trajectoires des femmes qui en ont été les actrices
n’étant que rarement retracées. Certes, les « premières » à occuper diverses
fonctions comme celles qui, sans être premières, marquent leur domaine de
leur empreinte, sont en général admirées des féministes de leur temps et
parfois présentes dans les ouvrages grand public sur « les femmes
remarquables » – voir, par exemple, la galerie de portraits de « femmes
puissantes » de Léa Salamé6 ; mais elles ne figurent pas au panthéon des
grandes féministes. Les manuels d’histoire valorisent infiniment plus les
héroïnes des combats féministes que les femmes aux engagements
généralistes, qui ont réalisé des choses concrètes dans des sphères jadis
strictement masculines. Pourtant, le rôle de ces pionnières – mais aussi de
celles qui les suivent – n’est pas moins important que celui des militantes.
En s’investissant dans ces domaines et en y excellant, elles prouvent, par
l’exemple, que les femmes avaient raison de réclamer d’y être admises et
que l’égalité des capacités n’est pas une hypothèse mais une réalité. Ce
faisant, elles contribuent grandement au changement des consciences. Ainsi
les médecins Jules Gavarret, Constant Sappey, Paul Lorain et Charles
Adolphe Wurtz écrivent-ils dans leur rapport sur la thèse de Madeleine
Brès :
« Par son ardeur au travail, par son zèle dans le service hospitalier, nous nous plaisons à reconnaître
que Mme Brès a, par sa tenue parfaite, justifié l’ouverture de nos cours aux élèves du sexe féminin et
obtenu le respect de tous les étudiants avec lesquels elle s’est trouvée forcément en rapport7. »

Virginia Woolf en dit autant d’Aphra Behn, l’une des premières femmes
de lettres de Grande-Bretagne :
« Elle dut travailler comme un homme, avec les hommes. En travaillant dur, elle parvint à gagner sa
vie. L’importance de ce fait a plus de poids que tout ce qu’elle a écrit, fût-ce même le magnifique
“J’ai fait un millier de martyrs” ou “L’amour en fantastique triomphe assis”, car c’est ici que
commence la liberté de l’esprit ou du moins la possibilité que, le temps aidant, l’esprit parvienne à
être assez libre pour écrire ce qui lui plaît. Car à présent qu’Aphra Behn avait fait ce geste, des filles
pouvaient aller trouver leurs parents et dire : Vous n’avez pas besoin de me faire une pension, je veux
gagner ma vie avec ma plume8. »
Inversement, les femmes ayant été des exemples de destin intellectuel et
social accompli ont souvent été, à l’instar de Madeleine Brès, insensibles au
militantisme et ont considéré les féministes ou les proto-féministes avec
distance, et même parfois avec mépris. Ainsi, George Sand, qui a tenu à être
aussi libre que possible, ne considérait pas qu’il était utile de mener une
lutte politique en faveur du droit de vote des femmes, et a répondu avec
dédain à la proposition des féministes saint-simoniennes qui ont lancé, en
1848, un appel pour la faire élire députée. Sa réaction, rarement
commentée, est exemplaire de l’esprit du féminisme du faire. En effet, Sand
considère que les féministes qui réclament le droit de vote mettent la
charrue avant les bœufs dans la mesure où le vote ne devrait être octroyé
qu’à des êtres libres ; les femmes restant sous la tutelle de leurs maris, leur
vote serait une aberration et leur élection, une absurdité. Il faut, selon elle,
que les femmes commencent par se libérer des contraintes civiles qui pèsent
sur elles, un progrès qu’elle estime possible étant donné l’évolution de la
société et des consciences. Sand appelle donc les femmes à devenir d’abord,
dans les faits, « les égales de [leurs] maris », sans quoi les « candidatures de
femmes […] ne peuvent pas être prises au sérieux »9. S’opposant à celles
qui font procéder l’émancipation de la participation à la vie politique, Sand
estime que les lois viennent couronner les transformations d’ores et déjà
effectives de la société, et que le meilleur moyen de hâter l’émancipation,
c’est de l’exercer là où on en a déjà l’occasion, et d’avancer pas à pas.
On pourrait écrire un livre entier uniquement sur les figures féminines
qui se sont attachées à faire, à agir dans une sphère donnée – science,
médecine, littérature, art – sans chercher à réclamer, en tout cas sans en
faire l’axe unique de leur action. On a beaucoup commenté les
photographies des congrès Solvay où l’on voit Marie Curie, seule femme
entourée d’une foule d’hommes ; la physicienne n’en a jamais fait une
plateforme pour dénoncer le peu de place fait aux femmes dans la science.
Elle s’est bornée à agir dans sa sphère de compétence, la recherche. Une
telle attitude n’exclut ni la conscience de l’inégalité des chances qui a
longtemps prévalu en sciences comme ailleurs – il était bien plus facile de
se former, puis de « percer » pour un homme que pour une femme – ni la
solidarité : ainsi, Marie Curie, première femme à diriger un laboratoire
scientifique, y accueille-t-elle, entre 1906 et 1934, quarante-cinq
chercheuses, contribuant, concrètement, à lancer et à faire vivre leur
carrière10.
Mentionnons, sans ordre ni hiérarchie, de façon parfaitement arbitraire –
car le projet n’est pas de dresser un répertoire, juste de fournir quelques
exemples – encore quelques figures de « premières », représentatives de
l’esprit du faire.
L’histoire soviétique en fournit beaucoup : comme l’instauration au
pouvoir du parti communiste était censée avoir une fois pour toutes octroyé
aux femmes tous les droits, ce sont les figures du faire et non du réclamer
qui y étaient exclusivement valorisées – la femme scientifique, la femme
médecin, la femme militaire, la femme cosmonaute… On connaît Valentina
Terechkova, seule femme au monde à avoir effectué un vol spatial solitaire,
abondamment utilisée par le pouvoir comme symbole de la libération des
femmes dans les pays socialistes. Mais c’est une autre Valentina, bien
moins connue, que j’aimerais mentionner. Valentina Orlikova obtient son
diplôme d’ingénieur du transport maritime en 1941, quelques jours avant
l’invasion allemande ; à 26 ans, elle commence sa carrière professionnelle
comme officier de navigation, d’abord sur un navire évacuant des blessés de
Tallinn, puis sur un paquebot qui réalise des allers-retours avec les États-
Unis, échangeant les matières premières contre les produits fournis dans le
cadre du lend-lease. Durant ces voyages – dont un sans accompagnement
de navires de guerre –, elle pilote plusieurs fois les manœuvres de
navigation pour éviter les torpilles allemandes. Lors de ses séjours aux
États-Unis, elle fait partie des marins qu’on charge de répondre aux
questions des journalistes américains ; elle donne donc plusieurs interviews
et participe même, en 1943, à la sixième édition du Army-Navy Screen
Magazine – série de films à destination du personnel militaire, réalisés par
Frank Capra –, où elle donne la réplique, dans une mise en scène très
hollywoodienne, à l’actrice Shirley Booth. Parmi les questions posées à
Orlikova, il y a forcément, à chaque fois : « Comment vous, femme menue,
arrivez à commander aux hommes ? » Elle répond en décrivant, de manière
précise et technique, les tâches qui lui reviennent et sa manière de
superviser le travail de l’équipage. À la fin d’une des conférences de presse,
le journaliste auteur de cette question aurait lâché : « Maintenant, je
comprends pourquoi les marins suivent vos ordres. » Après la guerre, elle
devient capitaine d’un baleinier, puis d’un grand chalutier ; de nombreux
témoignages d’hommes ayant travaillé sous son commandement décrivent
une femme de petite taille et d’un grand calme ; dans l’environnement
dangereux de l’océan Arctique, sa compétence et son sang-froid lui valaient
le respect unanime – ses décisions n’étaient jamais contestées.
Côté américain, citons Bessie Coleman. Fascinée par les exploits des
pilotes de la Première Guerre mondiale, Bessie Coleman, née en 1892, veut
en être, mais, parce qu’elle est noire, ne peut s’inscrire dans aucune école
de pilotage aux États-Unis. Elle part alors pour la France et étudie à l’école
des frères Caudron au Crotoy. Élève appliquée, seule femme (et seule
Noire) de la promotion, elle obtient son diplôme en sept mois au lieu de dix,
en 1921. Revenue aux États-Unis, elle veut ouvrir une école de pilotage
accessible aux Noirs. Elle meurt prématurément dans un accident d’avion,
mais une telle école ouvre en effet quelques années plus tard11. Si j’ai choisi
de la mentionner, elle plutôt qu’Amelia Earhart, diplômée deux ans après
elle, ce n’est pas uniquement parce que son destin est lié à la France, mais
aussi parce que Coleman représente particulièrement bien l’état d’esprit
consistant à contourner les obstacles institutionnels et pratiques – en tant
que femme, en tant que Noire dans un pays ségrégationniste, mais aussi en
tant que pauvre, elle voit son rêve triplement contrarié – par l’action.
L’émancipation universelle reste bien son but, mais c’est en offrant aux
discriminés la possibilité d’investir un domaine généraliste – en
l’occurrence, de devenir pilote – qu’elle se propose d’y contribuer.
L’esprit du faire est là, tout entier : agir, aussi bien et aussi loin que
possible dans les conditions présentes, et non exiger le changement de ces
conditions – d’abord parce que faire est la seule chose qui vaille, la raison
même du désir d’émancipation, et ensuite parce que faire, c’est donner
l’exemple, donc contribuer à ouvrir une brèche dans le mur des
représentations, celles des hommes mais aussi celles des femmes elles-
mêmes.
L’entrée des femmes en politique et la manière dont en parlent les livres
d’histoire illustrent les tensions entre les deux esprits du féminisme. En
évoquant les trois premières femmes nommées secrétaires d’État sous le
Front populaire, Michèle Riot-Sarcey remarque qu’« à l’exception d’Irène
Joliot-Curie, les secrétaires d’État, nouvellement promues, évitent les
déclarations féministes intempestives. Comme si le prix de la
reconnaissance se payait par le silence sur la question brûlante de
l’égalité12 ». Ce commentaire sous-entend qu’une telle attitude ne pouvait
résulter que des contraintes qui pesaient sur ces nouvelles venues à la
politique. Que des contraintes aient existé ne fait pas de doute ; mais il est
également possible que les « premières » aient avant tout été désireuses de
démontrer qu’elles étaient capables de faire preuve de compétence, sans
forcément rappeler sans cesse leur appartenance au sexe féminin – et
qu’elles aient espéré ainsi mieux servir la cause des femmes qu’en essayant
d’imposer des mesures politiques d’égalité. On peut appliquer la même
grille d’analyse à la nomination, en 1944, de plusieurs femmes résistantes à
des postes de responsabilité : Lucie Aubrac, déléguée de l’Assemblée
consultative d’Alger, à l’installation des comités départementaux de
libération (CDL) ; Raymonde Fiolet, dirigeante de Libération nord, à la
présidence des comités locaux de libération (CLL). « Il s’agit, sans
conteste, d’une reconnaissance, car les responsables de ces instances, certes
de transition, disposent d’un réel pouvoir politique », commente Michèle
Riot-Sarcey13. Une reconnaissance de quoi ? De la compétence généraliste
de ces femmes, qu’elles ont prouvée par leur action durant la guerre.
Cette reconnaissance est plus ou moins symbolique et plus ou moins
prononcée. Dans les pays occidentaux, pendant longtemps, elle fut surtout
éphémère : la guerre finie, les exploits des femmes résistantes sont
rapidement mis au second plan, et l’octroi du droit de vote aux Françaises
ne se traduit par aucun raz-de-marée féminin dans les fonctions électives ; il
en va de même dans les pays anglo-saxons, où la participation des femmes
en politique reste pendant longtemps très limitée. Même dans l’imaginaire
féministe, la figure des « premières », pourtant mobilisatrice sur le moment,
est éclipsée par celle des militantes et des théoriciennes du féminisme ; il
n’est pourtant pas certain que Simone de Beauvoir ou Kate Millett aient
davantage contribué à l’émancipation des femmes que Madeleine Brès ou
Charlotte Béquignon-Lagarde (première femme à devenir magistrate en
France en 1946) – ou, aux États-Unis, Elizabeth Blackwell (première
femme médecin, en 1849) ou Arabella Mansfield (première avocate, en
1869) –, qui ont ouvert la voie aux générations de femmes médecins et
juristes.

L’essor paradoxal des doléances


Quelles qu’aient été les relations ambivalentes entre les deux esprits du
féminisme, tant que l’égalité formelle n’était pas pleinement atteinte, que
les femmes continuaient à jouir de moins de droits que les hommes, et que
certains droits spécifiques relatifs à leur rôle dans le processus reproductif,
tels le droit à la contraception ou celui de disposer de leur corps, ne leur
étaient pas accordés, le féminisme de la réclamation ne pouvait pas
disparaître. À la fin des années 1960, cependant, l’égalité formelle était
acquise en Occident : en France, 1965 a sonné le glas du code civil
inégalitaire, privant le mari du droit de s’opposer à l’exercice de la
profession de son épouse, et éliminant du régime matrimonial les inégalités
en matière d’administration des biens ; en 1970 est voté le partage de
l’autorité parentale entre les deux parents. Enfin, le militantisme de la
deuxième vague précipite l’octroi, dans le courant des années 1970, des
libertés relatives au corps des femmes – on peut, ici, parler du succès du
militantisme, car, même si la transformation de la société et les progrès
médicaux préalables à ces avancées en sont des conditions indispensables,
l’émancipation des femmes arrive alors à un point où les femmes peuvent,
justement, se constituer en force agissante dans la rue et dans l’espace
médiatique. À partir de là, il ne restait plus guère de droits à réclamer – à
moins d’en inventer de nouveaux. La logique aurait voulu que les femmes
se concentrent alors sur l’exercice de ces droits enfin acquis, modulo les
protestations là où ils ne sont pas respectés. Ce n’est pourtant pas ce qui est
arrivé.
Précisons : les femmes, dans leur majorité, ont bien occupé le terrain,
s’engouffrant dans l’espace ouvert par la plénitude de leurs droits. Elles ont
massivement investi les études, notamment supérieures, y devenant
majoritaires : dès 1968, les filles sont plus nombreuses que les garçons à
devenir bachelières ; aujourd’hui, souligne Emmanuel Todd, « [les] jeunes
générations sont passées en matridominance éducative », le sex-ratio relatif
aux études supérieures étant, chez les 25-34 ans, de 122 en faveur des
femmes14. Le taux d’activité des femmes, de 68 % en 2019, est voisin de
celui des hommes – 75 % –, mais dans de nombreux secteurs, tels que le
droit, la médecine ou les sciences sociales, les femmes sont désormais plus
nombreuses que les hommes, ou en passe de l’être. En matière d’équilibre
entre les sexes, le mouvement en faveur des femmes, amplement
documenté dans Où en sont-elles ?, est manifeste et continu. Ce qui fascine
Todd, on l’a dit, c’est que les féministes n’ont pas pour autant abandonné
les réclamations ; au contraire, celles-ci ont redoublé d’ampleur, mais aussi
d’âpreté.
En effet, les droits une fois acquis, on a mis en avant le fait qu’ils n’ont
pas suffi à éliminer les inégalités et on s’est concentré sur la dénonciation
des vestiges du passé. Ces vestiges sont bien réels. Ainsi, malgré la
présence des femmes dans toutes les sphères professionnelles, le « plafond
de verre » les empêche souvent d’atteindre les positions les plus élevées ou
les cantonne aux branches les moins valorisées : les femmes sont très
nombreuses en médecine générale, très peu nombreuses en chirurgie ;
fortement majoritaires parmi les maîtres de conférences en sciences
humaines, minoritaires parmi les professeurs d’université. Les inégalités
salariales demeurent également une réalité dans le secteur privé,
conséquence entre autres des carrières interrompues par les grossesses et
entravées par le déséquilibre persistant dans la répartition des tâches
domestiques. Enfin, si certains domaines connaissent, depuis plusieurs
décennies, une féminisation croissante et régulière, d’autres restent
essentiellement masculins.
Comment éliminer ces vestiges, devenus insupportables, si l’égalité des
droits n’a pas réussi à en venir à bout ? La réflexion a commencé par la
politique, où, on l’a vu, l’obtention par les femmes du droit de briguer les
postes électifs ne s’est pas traduite par une forte féminisation des
assemblées. Le débat a opposé deux conceptions philosophiques : l’octroi
du droit formel n’ayant pas produit l’effet égalitaire escompté, faut-il laisser
faire le temps, tablant sur le changement progressif des pratiques, ou bien
forcer l’évolution en établissant des règles contraignantes qui obligeraient
les grandes institutions politiques à une composition plus équilibrée par le
biais de quotas ? Les deux options n’emportent pas la même vision de
l’individu ni de l’histoire ; on remarquera qu’elles renvoient également,
chacune, à l’un des deux esprits du féminisme. C’est l’esprit de la
réclamation qui l’a emporté puisque l’idée de parité, mise sur la table au
début des années 1990, s’est rapidement imposée dans le débat public avant
d’être entérinée par les lois de 1999, 2013 et 2019 qui obligent les partis
politiques – au prix d’une révision constitutionnelle – à présenter des listes
paritaires aux scrutins à un tour (notamment aux élections européennes et
régionales) et les incitent à présenter 50 % de candidates aux élections
législatives15. La logique s’exporte ensuite dans d’autres champs, sous la
forme non plus de lois, mais de règlementations sectorielles ou de
prescriptions, que les féministes tentent d’imposer comme la nouvelle
normalité. Ainsi, on traque désormais l’inégale représentation des hommes
et des femmes dans toutes les activités prestigieuses : positions dirigeantes
dans les entreprises, télévision, cinéma, jurys et panels d’experts. Partout, il
faut chercher la parité, tout déséquilibre en faveur des hommes étant
interprété comme une anomalie et une faute morale. Cet effort se heurtant
au manque de femmes dans certains domaines – allez trouver suffisamment
de femmes pour assurer la parité dans un panel d’experts sur l’armement,
sans toujours recycler les mêmes personnes –, les accusations en sexisme se
multiplient, souvent de manière injustifiée.
Cette importation du principe de « discrimination positive » appliqué aux
États-Unis dans certains domaines (mais non, curieusement, en matière
électorale) conduit bien les femmes à progresser dans les assemblées
locales et au Parlement européen. Mais elle est porteuse d’une somme
impressionnante d’apories, surtout dans un pays comme la France, marqué
par la tradition républicaine universaliste qui avait conduit le Conseil
constitutionnel à s’opposer, en 1982, à l’idée de quotas par sexe.
D’abord, comme le souligne Todd dans Où en sont-elles ?, les
déséquilibres ne sont traqués que dans un seul sens – lorsqu’ils sont
défavorables aux femmes. Ainsi, le système de parité, présenté comme un
idéal, sinon comme une règle de droit, pour l’ensemble des activités
valorisantes, n’est pas appliqué aux activités dures et peu gratifiantes : on
déplore la surreprésentation des hommes dans les panels d’experts, mais on
ne proteste pas contre leur surreprésentation parmi les éboueurs, égoutiers
ou camionneurs, tout comme on évite de mentionner, dans le cadre des
controverses relatives aux féminicides, la surreprésentation des hommes
parmi les victimes des conflits armés. On a également du mal à étendre le
raisonnement paritaire à certaines sphères, comme les sciences dures ou les
domaines techniques – nous y reviendrons un peu plus loin.
Ensuite, en obligeant les partis à présenter des listes où les hommes et les
femmes alternent, le principe de parité tend à cloisonner le champ de la
compétition pour les postes électifs en deux silos non communicants : sur
une liste dont, disons, les dix premiers candidats ont de bonnes chances
d’être élus, la compétition se fait, pour les cinq places réservées aux
hommes, entre hommes ; pour les cinq places réservées aux femmes, entre
femmes. Hommes et femmes, dans ces conditions, ne s’affrontent pas entre
eux, ne sont pas classés, tous ensemble, par ordre de mérite ou de notoriété,
mais chacun dans sa catégorie – comme si la compétition politique ou
savante devait se faire, comme les compétitions sportives, par catégorie de
poids. Cet effet de création d’espaces de compétition « genrés » est parfois
vécu comme dégradant par les femmes qui veulent être choisies, en position
1, 2, 5 ou 10, en se mesurant à l’ensemble de leurs homologues et non
uniquement aux autres femmes, dans une sorte de gynécée contemporain.
Comme tout système de quotas, la parité fragilise le principe universaliste
et entretient l’idée que les femmes, pour égaler les hommes, doivent
compter sur un régime de faveur. Cette idée est non seulement humiliante,
mais profondément contradictoire avec le principe qu’il s’agit, au départ, de
défendre : celui de la stricte équivalence des capacités intellectuelles des
hommes et des femmes. Les quotas, légaux ou informels, laissent planer le
doute sur les compétences réelles des femmes désignées, permettant de
supposer qu’elles ont été choisies parce que femmes et non parce que
compétentes. Ce doute, présent tant chez les hommes que chez les femmes
elles-mêmes, est corrosif et contre-productif : il perpétue, chez les hommes,
l’idée de faiblesse et d’incompétence des femmes, et chez les femmes, celle
qu’on peut réussir en exigeant des privilèges et non en excellant. Bref, ces
aménagements sont particulièrement contraires à l’esprit du faire et
représentent une exacerbation de l’esprit du réclamer.
Dans la première et surtout la deuxième décennie du xxie siècle,
notamment dans le cadre du militantisme numérique, la réclamation se
double de l’explosion d’accusations publiques contre les hommes – tous
ensemble ou certains en particulier –, dont la violence et la volonté de
domination sont de plus en plus vivement dénoncées. C’est à cette époque
qu’entrent en scène les notions jusque-là confidentielles de
« masculinisme », désignant l’idéologie – pourtant fortement affaiblie – de
supériorité masculine, et de « féminicide » (qui éclipse le fait que les
hommes tuent avant tout et bien plus massivement d’autres hommes), mais
aussi une kyrielle de néologismes venus des États-Unis, parfois traduits en
français : manterrupting, mansplaining (« mecsplication »), manspreading,
toutes pointant des attitudes dominatrices des hommes qu’il serait urgent de
combattre. Il ne s’agit même plus tant de réclamer, mais d’exprimer des
doléances. On voit ainsi fleurir des pamphlets aux titres aussi constructifs
que Déviriliser le monde (Céline Piques) ou Moi les hommes, je les déteste
(Pauline Harmange), qui dénoncent les inégalités et les injustices qui
perdurent sur un ton véhément, et des déclarations jetant le discrédit sur
l’ensemble du sexe masculin – « un homme sur deux ou sur trois est un
agresseur [sexuel] » (Caroline de Haas) ou « ne pas avoir un mari, ça
m’expose à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée » (Alice
Coffin). Notons, par souci d’objectivité, que des titres et des contenus
provocateurs – ou énergiques – ne datent pas d’aujourd’hui : au milieu du
xixe siècle, Olympe Audouard intitulait bien son essai Guerre aux
hommes16 ; mais il faut reconnaître l’expansion exponentielle de la tonalité
vindicative.
Emmanuel Todd souligne que cet essor des dénonciations et leur ton de
plus en plus virulent sont étonnants dans un contexte où le « mâle »,
dépassé par les femmes dans beaucoup de domaines, notamment en matière
éducative – le passage de l’hypergamie à l’hypogamie représente une
véritable révolution –, n’a jamais été autant ébranlé. Globalement, les
femmes n’ont jamais été aussi libres et aussi bien loties, et la dynamique se
poursuit, laissant présager, pour l’heure, un aplanissement toujours plus
grand des inégalités. Aussi, s’il est normal que les inégalités restantes et les
entorses aux droits soient mises au jour et critiquées, leur caractère
désormais limité comme le mouvement continu d’amélioration auraient dû
rendre ces critiques apaisées et constructives ; elles sont au contraire plus
dures que jamais. Cette disjonction, note Todd, est le fruit attendu de toute
attitude idéologique :
« Une domination masculine dont les effets négatifs augmenteraient au rythme même de
l’émancipation des femmes rappellerait trop l’URSS, où les séquelles du capitalisme s’aggravaient à
chaque pas en avant dans le communisme. Le heurt avec la réalité menace toutes les idéologies,
qu’elles soient à dominante économique ou anthropologique, et toutes réagissent de la même
manière17. »

Au terme de cette surenchère, l’esprit du féminisme s’éloigne toujours


plus du faire. Notant qu’il n’y a, dans un domaine – science, production
cinématographique, analyse des relations internationales, armée… –, pas
assez de femmes, on réclame qu’il y en ait plus, mais on n’encourage pas
les femmes à s’y investir et on n’y va en général pas soi-même. Les
féministes d’aujourd’hui sont loin d’être toutes des Mary Putnam ou des
Madeleine Pelletier (première femme interne en psychiatrie en France), qui
combinaient dénonciation des inégalités, réclamation des droits et action
personnelle, prouvant, par l’exemple, qu’on peut effectivement les exercer.
Alors que l’objectif était d’obtenir les mêmes droits que les hommes parce
que ces droits devaient permettre aux femmes d’agir, de faire, de devenir
quelqu’un, d’exercer leurs talents – Virginia Woolf se fait ainsi la voix des
femmes qui auraient voulu écrire, mais elle aurait pu en faire autant pour
celles qui voulaient analyser, observer, calculer, construire ou
commander –, on a l’impression aujourd’hui d’une réclamation pour
l’amour de la réclamation, d’un mouvement circulaire, d’un discours fermé
sur lui-même, autosuffisant.
Ce féminisme spécialisé dans la dénonciation porte en lui une
contradiction philosophique profonde, qui fait le lit de toutes les réactions
conservatrices en face. Rappelons-nous du premier tome du Deuxième Sexe
– mais aussi des écrits de nombreuses féministes radicales de la deuxième
vague, comme Betty Friedan18 : la femme, être humain autant que l’est
l’homme, aspire à la même chose que celui-ci, à savoir une action
transcendante sur le monde ; si elle réclame l’égalité, ce n’est pas pour le
plaisir de bousculer son ancien maître, mais pour participer, à l’égal de
l’homme, à l’action et à la création (et non plus seulement à la
reproduction), pour s’accomplir pleinement en tant qu’être humain. Si la
liberté n’est pas utilisée pour agir et créer, à quoi sert-il de l’avoir
réclamée ? Se refermer sur la réclamation pour la réclamation, le féminisme
pour le féminisme, c’est refermer les femmes sur les questions relatives aux
femmes, les coupant du reste – immense – du champ de l’action humaine.
Quelle est alors la grande différence par rapport à l’enfermement sur
l’espace domestique, sur les enfants, sur la cuisine, bref, sur les « affaires de
femmes », dans une confirmation paradoxale et dommageable des clichés
sexistes ?
N’est-ce pas cela que Virginia Woolf aurait pensé si elle avait vécu
jusqu’à nos jours ? Elle qui considérait qu’un écrivain, dont l’expression la
plus pure était pour elle Shakespeare, devait libérer son esprit de tout ce qui
lui était particulier pour pouvoir se faire le messager de son œuvre
universaliste :
« Shakespeare sut chasser de lui et détruire jusqu’à la moindre velléité de protestation, de sermon,
jusqu’au moindre désir de proclamer une injustice, de régler un compte, de prendre le monde à
témoin de ses épreuves ou de ses griefs. C’est pourquoi sa poésie jaillit de lui en toute liberté, sans se
heurter à aucun obstacle19. »
Considérant plusieurs femmes écrivains et poètes du xviie, xviiie et
e
xix siècle – qui, souvent, n’avaient pas d’enfants –, Woolf regrette que leur
œuvre, à cause des interdits et des injustices qui pesaient sur elles, soit
empreinte d’une « indignation devant la condition des femmes », de
« haines », de « rancunes », d’« amertume » et de « peur », qui les
empêchaient de produire de la « pure poésie » – c’est-à-dire, dans mon
vocabulaire à moi, de briller dans une sphère généraliste, indépendante de
leur sexe. Les femmes d’autrefois étaient privées des conditions permettant
à un esprit d’être « incandescent » comme le fut celui de Shakespeare,
d’exprimer pleinement son génie. De Charlotte Brontë, Virginia Woolf dit
ainsi :
« Elle écrira dans la rage quand elle devrait écrire dans le calme. Elle écrira sottement quand elle
devrait écrire sagement. Elle parlera d’elle-même quand elle devrait parler de ses personnages. […]
Le sexe d’un romancier mettrait-il obstacle à l’intégrité que je considère comme l’épine dorsale d’un
écrivain ? Eh bien, […] il est clair que la colère a porté atteinte à la probité de Charlotte Brontë,
romancière. Elle abandonna son histoire à laquelle elle devait se consacrer entièrement pour prêter
attention à quelque grief personnel20. »

Les femmes d’aujourd’hui, malgré toutes les imperfections de leur


condition, jouissent d’une liberté bien supérieure à celle de Virginia Woolf
elle-même ; que les plus progressistes d’entre elles considèrent qu’il faut se
consacrer essentiellement aux griefs relatifs à l’insuffisante libération de
leur sexe et non aux autres questions qui intéressent l’humanité tout entière,
n’est-ce pas là quelque chose qui lui aurait semblé ironique ?

La victoire de Mimi geignarde

Il est intéressant de noter que le cinéma grand public, art populaire par
excellence, a suivi une évolution contraire – et paradoxale – puisqu’il
multiplie les personnages féminins « forts », des femmes d’action. Trinity
de Matrix, Beatrix Kiddo (et les autres personnages féminins) de Kill Bill,
Wonder Woman, Rey de la dernière trilogie de Star Wars, Katniss Everdeen
de Hunger Games, Furiosa de Mad Max Fury Road, Carol Danvers de
Captain Marvel, mais aussi les personnages des dessins animés de Walt
Disney comme Mulan, Elsa de La Reine des neiges, Vaiana, Rebelle… :
toutes ces héroïnes, et bien d’autres, ne réclament pas, ne dénoncent pas, ne
se plaignent pas, mais agissent et sont présentées comme (sur)puissantes.
Cette innovation suit à l’évidence les progrès du nouvel esprit du
féminisme, insistant sur la norme de parité ; elle obéit également à
l’injonction, qu’on avait abondamment commentée au chapitre 2,
d’oblitérer toute référence à l’inégalité physique entre les hommes et les
femmes – les femmes fortes du cinéma le sont en général aussi
physiquement. Femmes-guerrières, elles excellent dans le même domaine
que leurs homologues super-héros masculins, celui du combat, souvent
singulier. On a déjà mentionné, au chapitre 2, à quel point cette
représentation irréaliste de la force physique contribuait à entretenir les
jeunes femmes dans l’illusion d’inexistence de toute contrainte biologique.
Mais ce qui est également intéressant, c’est que cette floraison des femmes
du faire, de surcroît dans le domaine guerrier, est totalement déconnectée de
la réalité du féminisme contemporain, dominé par les doléances. Œuvre
idéologique reflétant les injonctions du féminisme, le cinéma offre une
image renversée du féminisme lui-même.
Car dans la réalité, celle qui a gagné, ce n’est pas Trinity (qui sait faire et
qui fait), mais Mimi geignarde (qui se plaint et réclame de l’attention).
Imagine-t-on Trinity dénoncer le machisme de la matrice et le masculinisme
de Neo ? Car c’est ce que font – à la place de Trinity elle-même – certaines
féministes : alors même qu’il s’agit d’un personnage féminin hautement
autonome, elles trouvent que ce n’est encore pas assez et dénoncent le fait
que Trinity se trouve reléguée au rôle d’adjuvant du personnage masculin,
véritable « élu ». Un nouveau concept, « syndrome Trinity », a même été
forgé pour pointer la tendance des femmes à s’effacer devant des hommes
pourtant moins compétents. De fait, rien ne semble assez, tout peut être
vexant : même Wonder Woman – une déesse-amazone sympathique – ne
satisfait pas entièrement les féministes, car il y a malgré tout dans le film un
héros masculin qui en sait plus que l’héroïne sur le monde contemporain, ce
qui tendrait à infantiliser celle-ci.
Ces reproches émanent de femmes qui, contrairement à Trinity, ne savent
ni marcher sur les murs ni piloter un hélicoptère. Les figures du féminisme
contemporain, ces femmes que le nouvel esprit du féminisme place au plus
haut de la hiérarchie symbolique, sont – en France – des Caroline de Haas,
des Clémentine Autain, des Alice Coffin, des Fatima Benomar et des
Pauline Harmange. Que font ces femmes, dans leur vie ? Elles se
spécialisent dans le féminisme. Elles n’ont en général aucun métier ; elles
ne possèdent aucune compétence généraliste ; elles ne font rien d’autre que
militer. Toute leur action consiste à dénoncer la résistance des hommes face
à l’émancipation des femmes et à réclamer toujours plus de droits et plus de
protections pour celles-ci. Même celles qui ont une profession – souvent
liée à l’écriture, comme Virginie Despentes, ou au spectacle, à l’instar
d’Adèle Haenel et des autres héroïnes de #MeToo – sont portées au pinacle
non parce qu’elles sont bonnes actrices ou journalistes, écrivaines à l’œuvre
marquante ou sociologues émérites, mais parce qu’elles dénoncent le
machisme. Où sont les analyses notables de Sandrine Rousseau en
économie ? Elle n’est pas considérée féministe grâce à ses palmes
académiques, mais grâce à sa promotion de l’« homme déconstruit ».
Ce sont ces femmes, professionnelles de la dénonciation et de la plainte,
qui sont mises en avant et non les figures contemporaines du féminisme du
faire, qui n’ont pourtant jamais été aussi nombreuses. En effet, les femmes
sont aujourd’hui présentes dans tous les domaines professionnels,
contribuant, à tous les échelons, au progrès de la connaissance et des savoir-
faire de l’humanité. Alors que les féministes dénoncent le manque de
femmes tout en haut des hiérarchies et dans les branches techniques,
certaines femmes y exercent, avec succès, leurs talents. Impossible de les
énumérer, ni de près ni de loin. Citons-en juste quelques-unes, pour planter
le décor. Il y a six ans partait, à 40 ans, Maryam Mirzakhani,
mathématicienne médaille Fields ; Susan Trumbore et Valérie Masson-
Delmotte sont parmi les meilleurs spécialistes mondiaux du climat ; Lila
Bouadma, réanimatrice et membre du Conseil scientifique, a été en
première ligne pour gérer la crise du Covid-19 ; l’architecte Leila Araghian
a gagné, à 26 ans, l’appel d’offres pour concevoir l’immense pont Tabiat à
Téhéran, puis a dirigé le pharaonique chantier de construction qui a
mobilisé des milliers d’hommes ; Charlie Blackwell-Thompson est, en
2022, la directrice de lancement au Kennedy Space Center, dans le cadre du
programme Artemis de retour sur la Lune ; Maryline Gygax Généro dirige,
de 2017 à 2020, le service de santé des armées. Ces femmes et des milliers
de leurs sœurs, connues ou anonymes, sont les héritières de Marie Curie, de
Valentina Orlikova, de Bessy Coleman, d’Arabella Mansfield, de Florence
Nightingale et de Madeleine Brès ; elles sont pourtant très peu mises en
lumière et ne sont valorisées par les féministes qu’à la condition d’ajouter à
leur travail un discours explicitement militant.
La tension entre les doléances et le faire traverse toutes les sphères
affectées par le débat sur la place des femmes. Emmanuel Todd retrace ainsi
la « désintégration » de l’anthropologie sous l’influence de l’idéologie du
nouveau féminisme, sur l’exemple d’un débat central pour cette discipline,
qui porte sur la contribution des hommes et des femmes à l’alimentation du
groupe dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Todd décrit d’abord la
controverse, authentiquement scientifique, qui a opposé, dans les années
1960 et 1970, les auteurs de l’ouvrage collectif Man the Hunter – qui
soutiennent que le rôle des femmes, spécialisées dans la cueillette, est plus
important que celui des hommes-chasseurs – et Carol Ember, une
anthropologue femme, qui défend l’idée que la contribution des hommes est
au moins supérieure. Peu importe, en l’occurrence, qui a raison ou tort ; ce
que souligne Todd, c’est qu’à cette époque « hommes et femmes
participaient […] sereinement au débat. Il est caractéristique que les
“féministes” aient été, dans le cas de l’affrontement entre chasse et
cueillette, des hommes et qu’ils aient été contredits, sur la base d’une
argumentation technique serrée, par une femme. La vraie science n’a pas de
sexe21 ». Todd décrit ensuite l’influence grandissante du concept de genre
dans la discipline et la transformation des problématiques, l’anthropologie
devenant, pour les femmes chercheuses, un terrain de lutte idéologique où il
s’agit de démontrer la nature détestable de la partie masculine de l’humanité
– entérinant ainsi, soit dit en passant, « les stéréotypes les plus éculés sur ce
qui différencie intellectuellement et émotionnellement les femmes des
hommes ». Todd conclut avec mélancolie : « Les femmes extraordinaires
qui avaient contribué à l’épanouissement de la discipline ne sont plus22. »

La maison bâtie sur le sable

L’évolution du féminisme vers les doléances a, comme toujours, été plus


précoce aux États-Unis, d’où elle a ensuite été exportée en Europe,
notamment en France. C’est également aux États-Unis qu’est apparue la
notion de victim feminism, désignant la tendance à dépeindre les femmes en
victimes toujours innocentes d’hommes toujours agressifs et dominateurs,
notamment en se concentrant sur les crimes et agressions sexuelles –
quoique, en France, c’est dès les années 1970 qu’Annie Le Brun s’insurge
contre le moralisme des féministes23. À cette victimisation, des auteurs aussi
différents que Camille Paglia24, Katie Roiphe25 ou Christina Hoff
Sommers26 ont opposé le power feminism ou l’agency feminism, le
féminisme du pouvoir d’action, dans lequel les femmes, vues comme ni
plus ni moins morales que les hommes, doivent prendre conscience de leur
force27. Cette dichotomie diffère quelque peu de celle proposée ici, car ce
qui m’intéresse, c’est moins la façon dont on présente les femmes (toujours
morales ou parfois vicieuses, toujours victimes ou parfois bourreaux) que
les voies d’action qu’on leur propose ; mais elle recoupe clairement, en
grande partie, celle entre les doléances et le faire. Aussi mon analyse
risque-t-elle de faire l’objet des mêmes critiques que celles qu’essuient les
partisans de l’agency feminism, et plus généralement tous ceux qui pointent
la rhétorique de victimisation du féminisme contemporain. Ces critiques
peuvent être ramenées à deux arguments essentiels ; je les résumerai, pour y
répondre par avance.
Le premier argument est un procès en antiféminisme. En effet, ceux qui
manient l’expression victim feminism et plus généralement tous ceux qui
pointent les paradoxes de la troisième vague féministe sont accusés de nier
la persistance du sexisme et de la discrimination, de minimiser les violences
contre les femmes et les inégalités dont elles font l’objet. En gros, critiquer
le nouveau féminisme, c’est dire, au fond, que le féminisme n’est plus utile
et qu’on est entré dans l’ère du postféminisme. En général, il ne s’agit pas
de cela. Si certains, comme Éric Zemmour, croient peut-être réellement que
l’égalité entre les hommes et les femmes est totale, voire qu’il faudrait
désormais défendre les hommes contre les femmes, la majorité ne pense pas
que le féminisme n’est plus utile, mais que le féminisme actuel, celui de la
troisième vague, qu’on appelle ici le féminisme des doléances, n’est pas
celui dont on aurait besoin. Dans le vocabulaire que j’ai adopté dans ce
chapitre, la question n’est pas de savoir si le féminisme est ou non
nécessaire – il l’est –, mais quel esprit doit l’animer.
En interrogeant la pertinence du nouveau féminisme, les analyses se
concentrent en général sur sa capacité, ici et maintenant, de régler les
problèmes les plus graves qui touchent les femmes. Ainsi, Emmanuel Todd
remarque à juste titre que le « genre » – marqueur important d’adhésion au
féminisme contemporain – est une idéologie socialement située, plus
précisément petite-bourgeoise. À ma connaissance, les militantes féministes
n’ont jamais fait l’objet d’une véritable étude sociologique, qui aurait
décortiqué leurs origines et leur trajectoire sociale, l’histoire de leur
adhésion au féminisme et la définition qu’elles en donnent. La très
féministe chercheuse Laure Bereni mentionne pudiquement « les
résistances des sociologues féministes à l’objectivation du féminisme28 » ;
mais je ne perds pas l’espoir de voir un jour advenir une sociologie
objective de ce milieu. En attendant, je ne pense pas prendre beaucoup de
risques en supposant que les féministes actives appartiennent très
majoritairement aux classes moyennes cultivées. C’est donc tout
naturellement qu’elles se concentrent, en matière de relations entre les
hommes et les femmes, sur leur propre expérience. Produit par les femmes
de ce milieu social, le nouvel esprit du féminisme est adapté aux
préoccupations qui y dominent ; c’est pourquoi il accorde plus de place aux
subtilités des identités sexuelles mouvantes qu’aux obstacles qu’opposent à
toute entreprise d’émancipation tant la pauvreté que la perpétuation, dans
certaines communautés immigrées, d’un modèle familial rétrograde.
Todd aborde également l’avenir. S’inquiétant de la montée d’un
féminisme qu’il juge antagoniste, il pose la question des effets de cette
idéologie sur la société en ces termes : « La question est : de telles
conceptions peuvent-elles fonder une société viable ? Et non pas
simplement viable en elle-même, mais aussi compétitive et capable de
survivre dans un monde conflictuel29 ? » L’interrogation porte ici sur les
perspectives dans un monde grosso modo stable, qui poursuivrait sa course
selon les dynamiques d’ores et déjà observables. Vu les chapitres qui
précèdent, on aura compris que je m’interroge pour ma part sur les
perspectives dans un monde qui vivra un profond changement – et mon
jugement est, sans surprise, plus dur encore que celui de Todd. Il ne s’agit
certainement pas d’être antiféministe ni postféministe. Au contraire, étant
donné ce qui arrive, il est urgent d’être hyperféministe. Mais de quelle
manière ? Il me semble que l’esprit actuel du féminisme, en plus de souffrir
d’un biais de classe, souffre d’un vice encore plus rédhibitoire : il est
inadapté au monde qui vient, et parce qu’inadapté, dangereux. Cette idée,
j’en ai conscience, apparaît comme une provocation, nouvel avatar de la
pensée antiféministe. C’est pourtant, on le verra, tout l’inverse : s’il fallait
résumer en une phrase la critique qu’on peut adresser aux Caroline de Haas
et aux Sandrine Rousseau, ce ne serait pas d’être trop féministes, mais de ne
l’être pas assez ; plus précisément, de professer un féminisme qui laissera
les femmes démunies face aux changements à venir.
L’idée générale, sous-jacente au féminisme des doléances, c’est que, pour
éliminer les inégalités restantes et les injustices faites aux femmes, il est
primordial de les dénoncer – non pas simplement de les identifier, mais d’en
trouver les responsables, de leur faire honte publiquement (voir le slogan
« La honte doit changer de camp ») et d’adapter la législation officielle ou
les règles officieuses pour améliorer la situation. Ce schéma d’action est
reproduit pour l’ensemble des enjeux figurant à l’agenda féministe : le
manque de représentation des femmes en politique et dans d’autres sphères
d’activité prestigieuses ; les violences conjugales ; le harcèlement sexuel ;
les inégalités salariales ; le taux de féminisation des différentes branches
professionnelles ; la violence symbolique s’exprimant dans la langue ;
l’inégalité dans le partage des tâches domestiques ; etc. Il apparaît
relativement efficace pour atténuer, voire régler certains des problèmes : les
lois relatives à la parité, on l’a vu, ont fait considérablement progresser la
présence des femmes aux postes électifs, et la légitimité croissante de cette
norme amène de nombreuses institutions à féminiser leurs effectifs et à
mettre en avant les femmes. Les dispositions législatives visant les insultes
sexistes, à défaut de faire tarir ces dernières, ont apporté aux femmes qui en
sont victimes un moyen légal d’obtenir réparation ; les sanctions ont réduit
les écarts de salaire ; la pression des féministes conduit certains milieux
intellectuels et militants à adopter l’écriture inclusive, que ses promoteurs
espèrent étendre à l’ensemble de la société par voie législative ; l’idéal
d’égalité entre les sexes devenant une norme sociale de plus en plus
partagée, son inculcation contribue à rééquilibrer, quoique imparfaitement,
le partage des tâches domestiques. Dans d’autres domaines, ce schéma est
moins efficace : pour lutter contre les violences conjugales et les
féminicides, les efforts législatifs ne semblent, on l’a dit, qu’à moitié
probants ; pour faire progresser la part des femmes parmi les chirurgiens ou
les physiciens nucléaires, les quotas comme la honte publique se révèlent
peu adaptés – on reviendra sur ce point.
Le schéma féministe actuel (mise au jour des responsables => honte
publique => adaptation de la législation ou des règles informelles),
expression pratique de l’esprit victimaire exposé plus haut, repose tout
entier sur l’idée que les femmes doivent être protégées des hommes qui les
oppressent. Il exclut donc la mobilisation de l’initiative personnelle des
femmes, au fondement de l’esprit du féminisme du faire. C’est là-dessus
que se concentre la deuxième grande critique adressée aux adversaires du
victim feminism, formulée notamment par Rebecca Stringer. La
dévalorisation de la « victimisation » serait liée à l’essor de l’idéologie
néolibérale qui, en matière d’injustices – par exemple de pauvreté –, tend à
déplacer l’accent des causes structurelles vers la responsabilité personnelle,
et à faire confiance à l’action individuelle plutôt qu’aux solutions
collectives. Ainsi, dans la vision néolibérale, les pauvres sont eux-mêmes
responsables de leur pauvreté et invités à se prendre en main pour devenir
riches. En invitant les femmes, plutôt que de rester des victimes, à se
prendre en main pour ne plus dépendre des hommes, l’agency feminism
serait un avatar de cette idéologie. En d’autres mots, critiquer le victim
feminism, c’est faire du victim-blaming30. Cette analyse est grosse de
conséquences : l’idée que les femmes pourraient devoir une partie de leur
salut à leur propre action plutôt qu’aux dispositions législatives protectrices
imposant aux hommes de mieux les traiter – quotas, règles et sanctions – est
aujourd’hui clairement identifiée comme réactionnaire et ceux qui s’y
reconnaissent sont classés, en France du moins, comme étant de droite,
laquelle, on le sait, assimile toute explication structurelle des inégalités à la
« sociologie de l’excuse ».
Critiquer le schéma d’action proposé par le féminisme des doléances
n’est pourtant pas forcément synonyme d’adhésion à l’idéologie
néolibérale. Tout est affaire de contexte et de mesure. Appeler à la
responsabilité individuelle là où la condition des femmes fait l’objet de
contraintes collectives et institutionnelles fortes est clairement idéologique :
tout le monde ne peut pas être George Sand ni Leila Araghian ; c’est
pourquoi, on l’a dit, la revendication de l’égalité des droits était, pendant
des décennies, et est encore dans certaines parties du monde, un avatar
parfaitement légitime du féminisme. Cependant, dans la configuration
actuelle où ces droits égaux sont en Occident garantis, abuser de l’excuse
du patriarcat structurel – et donc occulter entièrement la question de la
responsabilité individuelle – relève, particulièrement pour les femmes des
milieux privilégiés, d’une fraude morale. Ajoutons que l’idée selon laquelle
tous les problèmes doivent être résolus par l’instauration de règles légales
s’inscrit dans le mouvement général de judiciarisation des rapports humains
qui, comme le montre Jean-Claude Michéa, est lui-même inséparable de la
modernité libérale31. Opposer, comme le fait Rebecca Stringer, victim
feminism et néolibéralisme semble donc problématique ; l’observation de la
société américaine où ils sont tous les deux nés et de la société européenne
où ils se sont exportés tendrait plutôt à montrer qu’ils font bon ménage.
Quoi qu’il en soit, le glissement idéologique qui contraint tous ceux qui
s’identifient comme progressistes à endosser le schéma d’action décrit plus
haut comme seul possible produit – paradoxalement, car ce n’est ni souhaité
ni même remarqué par les idéologues féministes – un effet démobilisateur
sur les nouvelles générations de femmes. En effet, ce schéma peut être jugé
salutaire ou pernicieux, mais une chose est sûre : il est adossé à une société
prospère et à un État stable, capable de faire respecter le droit, en
l’occurrence les droits des femmes. Mais si les institutions dont ceux-ci
dépendent en viennent à être déstabilisées, les progrès juridiques ne seront
d’aucun secours pour les femmes face à la dégradation de leur condition.
Ne vaut-il pas mieux armer les femmes plutôt que de les protéger ? La
réponse à cette question dépend de la vision qu’on a de l’avenir : si on
espère un monde qui continuera, sans trop de heurts, comme aujourd’hui, le
mode opératoire des féministes contemporaines – dénonciation-honte-
législation – est globalement adéquat : il n’augmentera pas le nombre de
chirurgiennes ni de physiciennes nucléaires, mais il prémunira efficacement
les femmes contre les principales injustices. Si, au contraire, on se place
dans la perspective d’un effondrement, ce schéma apparaît immédiatement
stérile : dans un monde déstabilisé, aux conditions de vie plus sévères, aux
ressources plus rares, à la mortalité accrue et aux institutions chancelantes
ou bouleversées, non seulement ne sera-t-il pas possible de compter sur
l’extension des droits existants, mais les droits actuels eux-mêmes, qui
paraissent aujourd’hui intangibles, auront de bonnes chances d’être remis
en cause – ou tout simplement de cesser d’être respectés. Dans ce cas, avoir
tout misé sur les droits risque de s’avérer un bien mauvais calcul – celui
d’un insensé qui a bâti sa maison sur le sable : « La pluie est tombée, les
torrents sont venus, les vents ont soufflé et ont battu cette maison, et elle a
été renversée, et grande a été sa ruine32. »
Alors que je termine ce livre, l’actualité fournit un exemple idéal-typique
de cette démarche et de ses écueils : Sandrine Rousseau, qui, grâce à ses
déclarations fracassantes, s’est depuis peu hissée au rang de la féministe la
plus médiatique, affirme travailler à définir un délit de non-partage des
tâches domestiques et réfléchit à une proposition de loi en ce sens. Qu’une
telle disposition soit réaliste ou non – comment contrôler des
comportements qui relèvent de la vie privée ? –, ce qui m’intéresse est
ailleurs : s’expliquant sur les raisons qui la poussent à envisager une telle
mesure, Sandrine Rousseau affirme que la transition énergétique va créer du
temps libre, car les gens vont travailler moins, et qu’il est nécessaire
d’amener les hommes à assumer une part plus importante du travail
domestique pour que ce temps libre ne se traduise pas par « une assignation
des femmes à leur domicile », mais soit au contraire un « temps
d’émancipation »33. En proposant de régler la question par le droit – le
nôtre, celui d’aujourd’hui –, elle raisonne comme si la vie, demain, celle
des États comme celle des familles, allait rester semblable à celle
d’aujourd’hui. La transition énergétique a pourtant plus de chances d’être
un chemin de croix qu’un séminaire en épanouissement personnel ; et dans
un contexte de tempête économique et climatique, le délit de non-partage
des tâches domestiques, à supposer qu’il soit entre-temps adopté, risque de
s’avérer à peu près aussi utile aux femmes de demain qu’il l’aurait été à la
sœur imaginaire de Shakespeare chez Virginia Woolf.

« Nearer, my God, to Thee »

Si on passe de la logique générale au contenu des combats considérés


aujourd’hui comme importants, on constatera qu’il est, lui aussi, inhérent à
l’état actuel du monde et décalé par rapport au monde qui vient. En
parcourant les articles et tribunes féministes de ces dernières années, on
repère les sujets qui polarisent l’attention : violences faites aux femmes,
harcèlement sexuel, discriminations au travail, problèmes liés aux règles
(congé menstruel, gratuité des protections périodiques, reconnaissance de
l’endométriose comme affection longue durée), procréation assistée,
batailles langagières. Parmi ces combats, certains, tels le soutien aux
victimes des violences ou la répression pénale des crimes sexuels, sont sans
conteste importants et partiellement intemporels ; d’autres, au contraire,
apparaissent entièrement tributaires de l’époque présente, de ses modes et
parfois de ses excès.
Ainsi, parmi les sujets qui accaparent l’attention, y compris médiatique,
on trouve les luttes liées aux problèmes de « genre » : reconnaissance des
identités sexuelles toujours plus fractionnées, libre détermination du genre,
PMA pour les couples lesbiens, et bien sûr écriture inclusive qui comprend
l’usage du point médian, la féminisation des noms de métier, l’accord de
proximité et l’introduction de pronoms épicènes tels que iel, les nouvelles
règles que les féministes appellent de leurs vœux visant à « bannir l’emploi
d’un langage qui reproduit les rapports de genre34 ». Si ces sujets tombent à
l’évidence dans la catégorie des luttes « petites-bourgeoises », c’est-à-dire
spécifiques aux classes moyennes cultivées, voire – notamment pour
l’écriture inclusive – limitées à un milieu plus restreint encore, celui des
militants et des universitaires en sciences humaines et sociales, il faut
surtout souligner qu’ils relèvent tous d’un état très particulier de la société :
celui dans lequel les milieux sociaux en question peuvent vivre, comme en
apesanteur, dans l’oubli de bien des contingences. S’y développe ainsi un
petit microcosme idéologiquement très actif aux préoccupations
autocentrées – quoique parcouru de conflits sur les questions de
prostitution, de transidentité, de pornographie ou de port du voile –, coupé
du reste du corps social et plus encore des réalités des pays moins prospères
que le nôtre.
Le versant académique de ce microcosme – microcosme dans le
microcosme – s’occupe de théoriser ces préoccupations parfois
contradictoires. On a déjà décrit, au chapitre 2, comment le souhait de
démontrer le caractère entièrement social du patriarcat conduit les
théoriciennes féministes à nier toute réalité matérielle. Dans un sous-
chapitre d’Où en sont-elles ?, intitulé « Adieu à la réalité », Emmanuel
Todd donne quelques autres exemples du même type, notamment un article
du Journal du CNRS, daté de 2020, qui s’efforce de démontrer que la
ménopause est (elle aussi) une construction sociale, pour conclure :
« [L]’hégémonie idéologique crée une situation dans laquelle on peut
affirmer sans risque n’importe quelle proposition absurde si elle est
conforme à l’orthodoxie, avec l’approbation des institutions officielles et,
pourquoi pas, leur financement35. »
Même en excluant les exemples les plus extrêmes, on ne peut que
constater l’enfermement étonnant des études féministes sur les problèmes
du temps présent et l’absence de toute prospective réaliste. Du côté des
sciences sociales généralistes, une multitude d’ouvrages, surtout en langue
anglaise, explorent, quoique en général du bout des lèvres, les défis
auxquels les changements de l’anthropocène vont confronter les modèles de
gouvernement démocratiques – la question, posée frontalement ou sous-
entendue, est de savoir si la démocratie peut survivre dans un monde plus
pauvre, plus chaotique et plus violent36. Mais ces écrits ne posent jamais la
question spécifique de la place et du statut des femmes dans ces
transformations. Quant au monde des gender studies, ces perspectives ne
semblent même pas l’effleurer. Ainsi, si on prend, au hasard, une journée
d’études intitulée « Féminisme et démocratie » (honorée par la présence de
Sandrine Rousseau, donc légitime dans le champ des luttes féministes), qui
s’est tenue en mars 2022 à l’université Paris-Descartes dans le cadre d’un
projet consacré à l’avenir de la démocratie, elle se borne à dénoncer les
problèmes immédiats – « la manifestation de la domination masculine, de la
misogynie ordinaire et des violences sexistes et sexuelles » ou « la défense
masculiniste des règles du jeu politique local » – et à proposer des pistes
aussi concrètes que « [repenser la démocratie] à partir du postulat de
l’égalité en refusant que les différences existantes soient un facteur de
hiérarchisation sociale et politique ».
Il est particulièrement étrange de constater que ces chercheurs et
militants qui sont en général sensibles aux thèmes de l’écologie et du
changement climatique n’établissent aucun lien entre ces enjeux et la
question féministe. Alors que notre monde est en train de changer et que
des bouleversements plus globaux encore sont sur le point d’advenir, ils
continuent à raisonner comme si de rien n’était, toutes choses égales par
ailleurs, se situant dans un univers parallèle où ces deux classes de
phénomènes n’entreront jamais en collision. C’est en tout cas l’impression
qu’on a devant un programme qui propose de s’interroger sur l’avenir du
féminisme sans se demander ce que les droits des femmes deviendront dans
un monde en effondrement. Pourtant les changements, on l’a dit, risquent
d’être massifs : « un enfant si je veux, quand je veux » ne survivra pas à la
hausse de la mortalité infantile ; « trois enfants minimum pour toutes » ne
sera pas un slogan, mais la réalité statistique ; la PMA pour toutes risque de
devenir la PMA pour personne (ou presque), sans parler des opérations de
changement de sexe. Voilà les dangers qui devraient inquiéter les féministes
et les pousser à explorer toutes les pistes possibles pour infléchir autant que
faire se peut cette trajectoire.
Une parenthèse ici à propos des homosexuels et des
transsexuels/transgenres. Comme le montrent aussi bien Steven Pinker
qu’Emmanuel Todd, ces populations, qui représentent une fraction non
négligeable pour les premiers, infime pour les seconds, de l’humanité, ont
historiquement bénéficié, comme les femmes et les enfants, du processus de
civilisation qui a conduit à une tolérance de plus en plus grande à leur
égard, à l’abandon des persécutions et enfin à l’adoption de mesures
législatives (mariage pour tous) et au développement d’actes médicaux de
pointe (changement de sexe) à leur bénéfice. On peut dire, sans mettre dans
ces mots d’accent péjoratif ni méprisant, qu’il s’agit là de préoccupations de
sociétés riches et hautement développées, du point de vue tant
technologique que moral. En cas d’effondrement de la civilisation thermo-
industrielle, accompagné des nombreux processus destructeurs qui ont été
énumérés plus haut, la dégringolade le long de la pyramide de Maslow, vers
la satisfaction des besoins de base, sonnera le glas de ces progrès. Les
opérations de pointe ne seront probablement plus accessibles, voire
impossibles, et l’augmentation du niveau de violence comme le retour d’un
climat plus patriarcal abaisseront mécaniquement la tolérance à l’égard de
ces publics facilement marginalisés. Leur avenir est donc tout aussi menacé
que celui des femmes : comme elles, ils seront parmi les premières victimes
de l’effondrement.
Cette coexistence d’une conscience écologique crépusculaire et de
l’enfermement du féminisme sur le présent a de quoi étonner : les dangers à
venir paraissent aussi grands qu’une comète qui foncerait sur la Terre, et
pourtant on se concentre sur le mansplaining. Les combats féministes de
ces dernières années, auxquels on vient de faire référence, sont souvent
considérés par leurs adversaires comme pernicieux pour la concorde entre
les sexes. Ce n’est pourtant pas, me semble-t-il, le problème essentiel.
L’enthousiasme à leur propos comme la hargne à leur encontre me
paraissent tous deux également déplacés. Les nouveaux droits, que les
féministes jugent essentiels et les conservateurs, excessifs, et les nouvelles
luttes, que les féministes exaltent comme émancipatrices et que les
réactionnaires redoutent comme destructrices, sont surtout et avant tout des
droits et des luttes éphémères : tributaires de l’état actuel de nos sociétés
stables, technologisées et prospères, ils risquent d’être balayés par le vent
violent de l’histoire pour ne laisser qu’un souvenir de la parenthèse
enchantée dont ils sont le produit. S’attaquant aux mœurs et aux règles
actuelles en vue de les améliorer par la contrainte et la morale, ces combats
n’ont d’incidence que sur le droit et les mentalités, c’est-à-dire sur les
superstructures idéologiques de la société ; mais sur les conditions de ces
droits et mentalités – le bien-être matériel de nos sociétés, leur
infrastructure économique et technologique –, ils sont sans effet.
La concentration du féminisme sur ces épiphénomènes a cependant une
conséquence bien réelle : celle d’oblitérer les nécessités urgentes liées aux
mutations à venir, un peu comme la focalisation sur les enjeux économiques
de court terme (croissance, PIB, chômage) oblitère les impératifs liés au
changement climatique. Le mot qui vient à l’esprit en premier, à propos de
ces combats contemporains, n’est ni excès ni décadence, mais enfantillages.
L’avenir qui nous menace n’est pas celui des femmes dominatrices
imposant aux hommes un nouveau totalitarisme, mais celui des femmes
perdant leur position de quasi-égalité avec les hommes sans comprendre
pourquoi ni comment cela a pu arriver. En érigeant le dolorisme en rapport
au monde privilégié, en imposant le schéma dénonciation-honte-législation
comme seul mode d’action légitime et en surinvestissant des luttes centrées
sur le moment présent, celui de la parenthèse faste de la civilisation thermo-
industrielle, le nouvel esprit du féminisme empêche les femmes de prendre
conscience des dangers réels qui les menacent. Les campagnes en faveur du
point médian – pour prendre un exemple de lutte particulièrement
accessoire – font penser à l’orchestre du Titanic qui a continué de jouer
alors que le bateau coulait. « Nearer, my God, to Thee » était, paraît-il, sa
dernière mélodie.

Se préparer à la collision

La métaphore est simple à filer : la collision avec l’iceberg étant proche,


plutôt que de distraire les passagers, il faut se mobiliser et les mobiliser en
vue d’un sauvetage organisé. Rappelons que si on s’est intéressé aux
déterminants de la domination masculine et à ceux de l’émancipation
féminine, c’est pour tenter de pronostiquer l’avenir et envisager les actions
à entreprendre. En effet, pour sauvegarder les progrès, il faut
impérativement préserver les conditions qui les rendent possibles. Prendre
conscience de l’enchaînement des causes et des conséquences, ouvrir les
yeux et « regarder en haut » est le premier devoir des féministes ; adapter
leurs combats en conséquence est le second.
Les féministes, on l’a dit, notent fréquemment que les droits des femmes
sont fragiles. Mais, on l’a également mentionné, elles ne situent la cause de
cette fragilité que dans la survivance de l’idéologie patriarcale, qui, toujours
à l’affût, cherche constamment à remettre ces acquis en cause. Par
conséquent, les féministes abordent l’avenir avec une relative sérénité, les
chantiers se limitant à la vigilance envers les vestiges du masculinisme et à
l’évangélisation des sociétés non occidentales, restées barbares. Ainsi,
Michelle Perrot affirme-t-elle en conclusion d’un grand entretien qui
introduit L’Atlas des femmes, de la préhistoire à #MeToo : « Le défi du
e
xxi siècle est que cette fameuse domination masculine soit abolie sur toute
la surface de la planète. » Comment ? « Il s’agit de partager les avancées
que nous avons conquises, sans pour autant coloniser. Nous n’avons pas de
leçons à donner, mais des expériences à partager37. » Mais quelles
expériences – on notera, en souvenir des sous-titres des deux tomes du
Deuxième Sexe, qu’on parle toujours d’expériences, pas de faits – pourra-t-
on partager si les conditions qui les rendent possibles ne sont plus ?
Visiblement, personne parmi les féministes ne réfléchit à ce qu’il faut
faire concrètement pour que les femmes gardent, demain, leurs avantages
présents ou n’en perdent pas trop. Dans ses livres et conférences, Jean-Marc
Jancovici insiste sur l’idée que, puisque le monde de demain ne sera pas le
même que celui d’aujourd’hui, il faut d’ores et déjà réfléchir non seulement
aux adaptations énergétiques – dans ce domaine, la réflexion semble enfin
décoller –, mais à celles de tout le processus productif et de l’ensemble des
métiers, notamment de celui d’ingénieur38. C’est un raisonnement similaire
qu’il faut adopter pour la condition des femmes. Les combats féministes
d’aujourd’hui ne sont pas tous futiles ; mais tous devront être repensés pour
avoir une chance d’être fructueux après la fin de l’ère thermo-industrielle.
Certains d’entre eux ne sont probablement possibles qu’au sein d’un monde
prospère et stable ; de ceux-là, il faudra faire le deuil. D’autres devront être
adaptés pour continuer à être efficaces. D’autres encore, enfin, doivent être
inventés ou considérablement renforcés.
Pour savoir quels combats tombent dans quelle catégorie, on dispose
heureusement de quelques indices, dont une bonne partie sont fournis par ce
qui se passe dans le reste du monde. Plutôt que de partager nos expériences
avec ces régions moins avancées en matière d’émancipation, il est à
craindre qu’il faille plutôt nous inspirer, nous, des leurs. Si on reprend
l’exemple cité au chapitre précédent, le Turkménistan, en « essayant » sur
ce pays les différentes luttes féministes occidentales, on en sent très vite la
pertinence ou, au contraire, l’inadaptation à un contexte moins favorable
que le nôtre. L’écriture épicène ou la PMA n’y représentent clairement pas
la priorité. La lutte contre les violences faites aux femmes est bien plus
urgente, mais probablement sous une autre forme que les campagnes de
male-shaming consistant à écrire « Tous violeurs » sur les murs – le
renforcement des forces de l’ordre et un meilleur financement du système
judiciaire et carcéral paraissent plus immédiatement utiles. Enfin, les
femmes turkmènes ont visiblement besoin d’un accès amélioré aux soins,
notamment néonataux et destinés aux jeunes enfants, de systèmes de garde
et d’emplois adaptés.
Ces remarques paraissent de bon sens lorsqu’il s’agit de différences
spatiales : les organisations féministes qui interviennent dans les pays du
tiers-monde n’ont jamais l’idée incongrue d’y imposer le même agenda que
dans les pays industrialisés. Il faut adopter le même raisonnement réaliste
pour ce qui concerne le temps. Demain, les femmes affronteront un monde
altéré ; pour préserver autant que possible leur condition émancipée, deux
types d’actions sont nécessaires : celles qui visent à limiter la dégradation
du monde à venir et celles qui, dans ce monde plus ou moins dégradé,
visent à limiter la détérioration des conditions vitales pour la liberté des
femmes. Voilà quelles devraient être les tâches centrales du féminisme du
temps présent. Être féministe, c’est agir pour préserver ce qui rend le
féminisme possible : la mortalité infantile basse, la haute productivité du
travail, l’abondance d’emplois non basés sur la force physique et les
relations sociales pacifiées. C’est donc tenter de limiter la crise climatique
et celle des ressources, repenser l’organisation de nos sociétés de manière à
les rendre résilientes face aux bouleversements à venir, et sauvegarder les
conquêtes techniques et médicales les plus importantes pour le statut des
femmes.
On l’a dit au chapitre précédent, si la fin de la parenthèse thermo-
industrielle et la crise climatique ne condamnent pas nos sociétés à
dégringoler au Moyen Âge, et encore moins à l’âge de pierre, c’est parce
que nous avons accumulé beaucoup de savoirs et de savoir-faire. La
transformation du climat et la fin des hydrocarbures vont profondément
déstabiliser le fonctionnement de nos sociétés, mais le niveau scientifique et
technique auquel l’humanité est parvenue doit lui permettre de pallier une
partie des ruptures. Préserver et étendre ces savoirs et savoir-faire en
matière d’énergie, de technologies, d’agriculture et de santé est donc
essentiel. Certes, la science n’est pas une force autonome et autosuffisante,
et il faut se méfier des tentatives de savants d’usurper à leur profit le
processus de décision, comme de la foi naïve dans le salut par des solutions
uniquement technologiques – d’ailleurs, on l’a dit à propos de la géo-
ingénierie, potentiellement périlleuses. Cependant cette saine méfiance ne
doit pas conduire à un nouvel obscurantisme, qui transparaît dans certains
discours écologistes appelant à détrôner les scientifiques et à se reposer sur
des initiatives citoyennes par le bas. Si la science doit faire l’objet d’un
contrôle citoyen, on ne palliera pas sans elle les pires conséquences de la
crise climatique.
Pour les femmes, la préservation des acquis de notre civilisation est
particulièrement cruciale. En effet, c’est la généralisation du progrès
technologique qui a rendu leur émancipation possible ; le rôle de la science
et de la technologie sera également déterminant pour en sauver la fraction la
plus large possible. Le devoir du féminisme est de hâter et de promouvoir
autant que possible toute une série de recherches et de chantiers : ceux qui
portent sur les manières de limiter le réchauffement planétaire ; sur
l’adaptation des systèmes agricoles de nos régions à un climat plus rude ;
sur les énergies alternatives et l’adaptation de l’industrie à la sobriété
énergétique ; sur les nouveaux antibiotiques et les moyens de contourner
l’antibiorésistance ; sur les maladies émergentes ; sur – hélas – de nouveaux
armements adaptés à un monde décarboné.
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle indique l’idée générale : les
domaines d’action que les féministes devraient investir ressortissent tous à
la science et à la technologie, soubassements invisibles et naturalisés sur
lesquels repose l’édifice de l’émancipation féminine. Cela ne veut pas dire
que la science seule suffit : la présence des femmes aux plus hautes
fonctions, notamment politiques, donnant prise sur les décisions, peut bien
entendu être bénéfique durant les prémices de la crise – la législation sur la
parité peut donc, en ce sens, être considérée comme utile –, mais soyons
sûrs : cette législation, en soi, ne préservera pas les femmes de la relégation
hors de la sphère politique. Ni la parité ni aucun autre droit aujourd’hui
considéré comme intangible ne garantiront aux femmes la conservation de
leur statut si les conditions qui permettent l’effectivité de ces droits ne sont
plus réunies.
Que faire, concrètement, pour préserver, autant que faire se peut, ces
conditions ?
D’abord, du point de vue macro, il faut soutenir, saluer et promouvoir
tout ce qui est susceptible de préparer la société à la crise. Le programme
politique auquel devraient adhérer les féministes cohérentes est
sensiblement différent des préférences aujourd’hui majoritaires dans ce
courant : elles devraient être non seulement écologistes, mais étatistes,
souverainistes et protectionnistes, favorables à la réindustrialisation, aux
services publics et à une armée robuste.
En effet, pour faire rempart au chaos qui représente un risque majeur en
cas de rupture brutale de l’ordre thermo-industriel, il faut un État fort et une
économie capable de produire sur le sol national tout ce qui est critique
(énergie, nourriture, médicaments, armes). L’énergie, source du saut dans
l’anthropocène, est particulièrement cruciale et doit être abordée avec
pragmatisme, l’idée étant de privilégier les sources décarbonées (pour
limiter les émissions de gaz à effet de serre) et les plus locales possible. Les
énergies renouvelables et le nucléaire doivent être considérés dans cette
optique d’un œil dépassionné, l’atteinte aux paysages comme les risques de
catastrophe ou le problème des déchets nucléaires ne devant pas éclipser le
bénéfice considérable qu’on pourra en retirer. La question principale est de
savoir comment assurer l’approvisionnement en matières premières ; c’est
là-dessus que doit porter le débat. Dans le même ordre d’idées, la recherche
sur les nouvelles sources d’énergie, telles que la fusion nucléaire, doit être
vue comme une urgence nationale.
Plus le degré d’autosuffisance est élevé, plus l’adaptation au monde de
demain – marqué par la raréfaction de l’énergie, donc des transports, et par
la perturbation des circuits d’approvisionnement – sera indolore. Là où,
aujourd’hui, l’excellence d’une économie est appréciée à son degré
d’intégration à l’économie mondialisée et au volume de ses échanges
(import/export), c’est la force de l’économie locale qui sera demain le
critère de survie. L’autosuffisance agricole permettra de préserver le ratio
alimentaire par tête, donc l’espérance de vie et le niveau d’immunité de la
population ; l’autosuffisance technologique, de faire marcher l’agriculture,
mais aussi de sauvegarder le maximum d’acquis en matière d’emploi
féminin et en matière de santé, l’idéal étant d’arriver au stade de
l’effondrement avec une palette de nouveaux médicaments, notamment
antibiotiques, développés par un pôle de recherche public – le privé,
rappelons-le, n’a aucun intérêt à investir dans ces produits peu rentables. Ce
sont ces éléments – possibilité de se nourrir correctement, économie
résiliente, santé infantile préservée au possible et, bien sûr, capacité de
maintenir l’ordre contre les tentatives de déstabilisation intérieures et
extérieures qui accompagnent toujours les grandes crises – qui permettront
aux femmes de continuer à bénéficier d’un statut élevé ; toute féministe doit
donc en faire des priorités politiques absolues.
Un féminisme cohérent devrait également conduire les femmes à
s’investir, elles-mêmes, dans les sphères professionnelles les plus à même
de contribuer à atténuer les bouleversements à venir et leurs conséquences
pour la population féminine. Militer devrait, avant tout, consister à choisir
pour soi-même un métier où on pourra, par son travail, ajouter une brique
au mur qui protégera les femmes d’une dégradation trop importante de leur
condition. Les féministes devraient ainsi chercher à devenir climatologues,
agronomes, chimistes, physiciennes nucléaires, militaires, ingénieures du
génie électrique, de la métallurgie et de la construction des machines,
épidémiologistes et chercheuses en pharmacologie – la liste n’est
évidemment qu’indicative.
Outre le fait de travailler en vue du maintien et de l’amélioration des
conditions de possibilité de l’émancipation, cet investissement
professionnel répondrait à un autre impératif. En effet, si ces domaines, et
bien d’autres, sont incontournables pour le maintien de l’infrastructure
nécessaire à la survie du féminisme, leur évolution – axes de recherche,
choix stratégiques dans les moments où tout ne pourra pas être préservé et
où il faudra définir des priorités – dépend pour partie du contingent des
professionnels qui les composent. Il serait bien imprudent de laisser ces
choix aux seuls hommes, au risque de voir des options sous-optimales pour
les femmes l’emporter. En gros, s’il est bon de promouvoir la recherche sur
les antibiotiques, le mieux est de s’y lancer soi-même afin de travailler
spécifiquement sur les antibiotiques les plus susceptibles de prévenir une
augmentation trop brutale de la mortalité infantile. Ou bien encore, s’il est
bon de soutenir la recherche sur les machines et les appareils qui pourront
fonctionner dans un monde largement privé d’hydrocarbures, le mieux est
d’y participer afin de privilégier les outils les plus à même de préserver les
emplois compatibles avec le niveau de force physique des femmes, mais
aussi les plus importants pour sauvegarder le confort domestique.
Enfin, il s’agit de se rendre indispensables. Les femmes seront en
première ligne face aux catastrophes futures ; il sera facile de sacrifier un
peu de leur liberté pour assurer la bonne marche de la société – comme cela
a toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité, jusqu’à notre société
ultraprospère. Pour que cela n’arrive pas, ou le moins possible, il s’agit
d’augmenter le coût, pour la société, du renvoi des femmes à la fonction de
reproductrices, et, symétriquement, de donner aux femmes un moyen de
pression indispensable pour peser dans les rapports de force – sans lequel,
rappelons-le, aucune lutte ne saurait porter de fruits. La femme chimiste, la
femme ingénieure, la femme agronome, la femme architecte, la femme
pilote, la femme colonel seront utiles dans la tempête ; porteuses de
compétences précieuses à un moment où il s’agira de s’adapter au plus vite
aux nouvelles conditions de vie, elles auront moins de chances de se voir
jeter par-dessus bord – ou plutôt par-dessus le mur de la maison, vers le
foyer.
Aujourd’hui, rares sont les féministes qui voient les impératifs d’action
de cette façon. Celles qui s’en approchent le plus sont sans doute les
écoféministes des pays du Sud, partisanes de l’agroécologie et de la
souveraineté alimentaire. Confrontées dès aujourd’hui à un monde plus
frugal que le nôtre, mais aussi à la force encore vive de la tradition
patriarcale, elles constatent par l’expérience que ce qui amène l’autonomie
et une part de puissance, ce sont moins les discours que la maîtrise des
savoirs et des savoir-faire concrets.
Car il ne s’agit pas de se limiter aux professions scientifiques et
techniques de pointe : si celles-ci seront certainement précieuses, tout
métier qui permettra d’avoir une fonction dans un monde moins
confortable, plus violent, où les emplois tertiaires seront moins nombreux
qu’aujourd’hui et où la pression sera forte pour renvoyer un maximum de
femmes à la procréation, sera un bon appui. Aux filles qui n’ont pas la
possibilité de devenir médecins, ingénieures, physiciennes ou
météorologues, il faut suggérer d’essayer la soudure, la maçonnerie, la
plomberie ou l’agriculture. Tous les métiers manuels permettant de
construire, de bâtir, d’équiper un monde en mutation seront utiles et
méritent d’être massivement investis par les femmes, auxquelles ils
donneront un surplus de chance et de légitimité. La force physique et la
violence interpersonnelle risquant de faire un retour fracassant dans nos
sociétés qui en ont perdu l’habitude, il est également bon de préparer les
filles à y faire face. Il faut militer pour un service militaire mixte et
obligatoire, qui pourra atténuer la dégringolade du statut féminin, et ne pas
hésiter à s’engager dans la carrière militaire. En dehors du seul métier, toute
compétence supplémentaire susceptible d’aider à s’affirmer dans le monde
de demain est la bienvenue : savoir boxer (pour celles qui ont un physique
adapté), tirer au pistolet ou à l’arc, monter à cheval, bricoler… Pour
résumer – et caricaturer –, jeunes filles, laissez tomber la psychologie et les
sciences sociales ; à vous la médecine, la physique nucléaire et le tir !
C’est là que le slogan « Ne nous libérez pas, on s’en charge » prend tout
son sens – un peu différent, il est vrai, de celui que les auteurs du livre
éponyme avaient en tête. En effet, les femmes ne doivent pas attendre qu’on
les libère par des quotas ou des faveurs particulières, qui ne survivront pas à
l’effondrement ; elles doivent s’efforcer d’agir pour atténuer la violence des
bouleversements à venir et pour s’y préparer au mieux, en acquérant des
savoir-faire dans les sphères qui, demain, seront vitales – tout cela, pour
leur propre salut. Plutôt que de se focaliser sur la revendication des droits et
la dénonciation des injustices, il s’agit de profiter de la parenthèse
exceptionnelle ouverte par le statut privilégié dont elles jouissent
aujourd’hui pour accumuler les compétences et se rendre incontournables.
Ce ne sera pas une garantie ; mais c’est la meilleure arme dont elles
pourront disposer.

Le vrai défi à relever


Le problème, c’est qu’à l’exception notable de la médecine et de la
recherche médicale, de la chimie et de la biologie (et, dans une moindre
mesure, de l’agronomie), les domaines qu’il s’agirait, pour les femmes,
d’investir massivement sont précisément ceux qui sont aujourd’hui les
moins féminisés. En effet, les sciences exactes et surtout la sphère des
technologies et de l’ingénierie – tout ce qu’on désigne par l’acronyme
STEM (science, technology, engineering, mathematics) – sont marquées par
une proportion faible, voire très faible de femmes, qui contraste avec leur
surreprésentation dans les humanités. Cette pénurie est notable tant parmi
les étudiants que parmi les chercheurs travaillant dans ces domaines, dans le
public comme dans le privé :
« La parité est acquise [en France] dans les domaines de la santé et de la chimie, débouchés de
disciplines de formation où la proportion de femmes est élevée. En revanche, la parité reste très
éloignée dans l’aérospatial, l’énergie nucléaire et les technologies du transport et du numérique. En
2019, les femmes sont plus nombreuses que les hommes parmi les chercheurs des centres hospitaliers
(CHU) et des centres de lutte contre le cancer (CLCC), de l’Inserm et de l’Institut Pasteur […]. En
revanche, elles représentent seulement 18 % des chercheurs de l’Onera et 22 % des chercheurs de
l’Inria. Dans les entreprises, les chercheuses sont plus nombreuses que leurs collègues masculins
dans l’industrie pharmaceutique (61 %) et l’industrie chimique (53 %). En revanche, les femmes sont
très peu représentées parmi les chercheurs dans la fabrication de machines et équipements [(8 à 15 %
selon les secteurs)]39. »

Les écarts sont comparables au niveau mondial, malgré des variations


régionales importantes40.
Cette disparité fait écho à une autre, plus globale : la surreprésentation
des femmes dans le secteur tertiaire, celui des services, et leur sous-
représentation dans le secteur secondaire, celui de l’industrie. Emmanuel
Todd revient longuement sur ce trait marquant de nos sociétés, soulignant
qu’« émancipation des femmes et développement du secteur tertiaire
définiss[ent] ensemble un mouvement de l’histoire41 ». Il pointe également,
dans une perspective anthropologique longue, la continuité qu’on peut
observer dans la sexuation des activités, de l’époque des chasseurs-
cueilleurs à nos sociétés contemporaines :
« La fabrication des outils, des maisons, des bateaux ainsi que la poterie, la fabrication des paniers et
des tissus et le travail du cuir définissent un secteur secondaire (aujourd’hui industrie) à dominante
masculine […]. L’élevage des enfants, la préparation des aliments peuvent être considérés comme un
proto-secteur de services et se trouvent être à forte dominance féminine42. »
En effet, la technique a toujours été et est très largement restée un
domaine masculin. La révolution industrielle et le progrès technique n’ont
pas été un facteur central de l’émancipation des femmes parce que celles-ci
s’y seraient massivement investies, mais parce qu’elles ont largement
bénéficié de leurs conséquences. Du point de vue macro, les femmes ont été
les passagers clandestins de l’industrialisation, leur entrée sur le marché du
travail se faisant en très grande majorité directement dans le secteur des
services. Ce paradoxe contribue d’ailleurs certainement à occulter le lien
entre l’essor des technologies et l’émancipation féminine.
L’armée reste tout aussi peu féminisée : en France comme aux États-
Unis, la proportion des femmes parmi les militaires en activité est stable ces
dernières années, autour de 15,5 % et 16 % environ, la moyenne pour les
pays de l’Otan s’établissant à 11 % et l’Australie détenant le record mondial
à 20 %. La part des femmes est néanmoins beaucoup plus faible dans les
unités directement engagées dans les combats (6,5 % pour les personnels de
l’armée française déployés en opérations extérieures), l’essentiel des
effectifs féminins se cantonnant aux fonctions d’appui et de soutien43. La
continuité avec les tendances de très long terme, observables depuis l’aube
de l’humanité, est, ici, encore plus patente.
La sous-représentation des femmes dans les sciences, dans les métiers
techniques et dans l’armée est inquiétante au vu des crises à venir. Elle est
pourtant relativement peu mise en avant par comparaison au manque de
parité dans les instances dirigeantes, y compris lorsqu’il s’agit de considérer
les dégâts du réchauffement climatique qui, dès aujourd’hui, affecte plus
lourdement les femmes que les hommes. Petit exemple tiré de l’actualité :
ce dimanche 26 juin 2022, alors que je rédige ce paragraphe et que s’ouvre
le sommet du G7 à Krün, consacré entre autres à la crise climatique, une
militante écologiste regrette, sur France Info, qu’une seule femme, Ursula
von der Leyen, soit parmi les dirigeants réunis, ce qui laisse présager que
les décisions qui seront prises ne seront pas de nature à pallier cette
inégalité. Certes, on l’a dit, la patridominance politique peut conduire à
négliger les intérêts des femmes. Mais la sous-représentation des femmes
parmi les experts, scientifiques et producteurs des sphères concernées doit
tout autant, voire davantage retenir notre attention.
Pour savoir comment remédier à cette sous-représentation, il faut, comme
toujours, en comprendre l’origine. Pour l’armée, ce n’est guère étonnant
étant donné la persistance relative, dans les unités de combat, du critère de
la force physique, mais aussi de la culture de la violence dans cette
institution qui a toujours représenté le cœur de la masculinité. Mais
pourquoi y a-t-il si peu de femmes dans les sciences dures et les filières
technologiques ? Cette question, comme tout ce qui touche à l’égalité entre
les femmes et les hommes, fait l’objet de controverses. Comme pour la
domination masculine, deux classes d’explications sont avancées, ayant
trait respectivement à la nature et à la culture, à la biologie et à la société.
Les féministes et spécialistes en études sur le genre privilégient bien sûr
la seconde hypothèse : cette sous-représentation serait due à la
discrimination des femmes dans ces disciplines, tant pendant les études
(mauvaise orientation des filles, bizutage, ambiance sexiste dans les écoles
d’ingénieurs) que dans le monde du travail (réticences à l’embauche,
embûches à la progression hiérarchique) ; à la difficulté de concilier cette
voie professionnelle exigeante avec les charges de famille, responsable du
plafond de verre ; et surtout à un effet d’autocensure, fruit d’une éducation
basée sur les stéréotypes de genre, qui inculquerait aux filles l’idée qu’elles
ne sont pas faites pour les sciences. Cette explication domine aujourd’hui
au niveau institutionnel, en France comme dans les instances
internationales. Ainsi, pour expliquer pourquoi les filles, pourtant aussi
bonnes en sciences à l’école que les garçons, sont beaucoup moins
nombreuses à s’engager dans les études supérieures scientifiques, le rapport
2017 de l’Unesco sur la place des femmes dans les STEM souligne :
« Le biais d’autosélection est considéré comme la raison majeure pour laquelle les filles ne
choisissent pas les STEM, étant donné que souvent, les filles ne considèrent pas les professions des
STEM comme compatibles avec leur sexe. […] Le degré d’égalité des genres dans la société
influence la participation et les performances des filles dans les STEM. Dans les pays de plus grande
égalité des genres, les filles tendent à avoir des attitudes plus positives et une plus grande confiance
en soi au sujet des mathématiques et l’écart entre les sexes dans les performances en la matière est
plus réduit44. »

Cette vision des choses s’inscrit logiquement dans le cadre de pensée


général du féminisme des doléances. Aussi, pour remédier à la sous-
représentation des femmes dans les sciences et les technologies, le premier
réflexe est-il de calquer sur ce domaine le raisonnement qui prévaut
ailleurs. « Les agressions sexuelles relèvent d’une stratégie : dissuader les
jeunes femmes d’intégrer des lieux de pouvoir masculins. Et ça marche
bien, 17 % de filles à Polytechnique ! Il est temps de soumettre ces écoles à
des quotas », tweete par exemple Laurence Rossignol le 25 juillet 2022. Le
problème est cependant plus complexe à résoudre pour la physique des
plasmas ou l’industrie spatiale que pour les élections européennes. L’un des
écueils des quotas, on l’a dit, renvoie au soupçon d’incompétence qui pèse
– à l’opposé du but recherché – sur les femmes qui en bénéficient ; or, si ce
soupçon est supportable en politique, sphère qui met en avant les principes
et les symboles, il est rédhibitoire dans le domaine scientifique et technique,
où la compétence est la valeur cardinale. Par ailleurs, les hypothèses de
départ – un niveau de discrimination particulièrement élevé, difficultés
particulièrement fortes à concilier vie professionnelle et vie familiale, et
autocensure particulièrement puissante – posent problème. Deux
considérations conduisent à relativiser le poids de ces facteurs pour les
disciplines scientifiques et techniques.
D’abord, la comparaison internationale ne peut que laisser perplexe. Le
rapport de l’Unesco énonce ainsi clairement une contre-vérité en affirmant
que les filles seraient davantage portées à choisir les études scientifiques
dans les pays où l’égalité entre les sexes est plus grande. En effet, le même
rapport indique sans ambiguïté que les filles seraient bien plus nombreuses
en proportion – mais aussi meilleures, côté résultats – dans les filières
STEM en Arabie saoudite, au Bahreïn, en Algérie ou en Iran qu’en
Norvège, en France ou aux États-Unis, ce qui est pour le moins contre-
intuitif s’agissant des stéréotypes de genre. Cette étrangeté a donné lieu à
quelques recherches : en 2018, Gijsbert Stoet et David C. Geary l’ont
qualifiée de « paradoxe45 ». Si leur traitement des données a été contesté – il
ne serait notamment pas possible d’affirmer, comme ils le font, que la
propension des filles à s’engager dans les STEM est inversement
proportionnelle au degré d’égalité entre les sexes –, il n’est pas non plus
possible de balayer leurs observations d’un revers de la main ; en tout état
de cause, le fait que dans de nombreux pays très inégalitaires les filles
soient plus nombreuses à s’engager dans les études scientifiques que dans
les pays égalitaires interdit de voir dans les stéréotypes la cause principale
de la sous-représentation des femmes dans ces filières.
La perspective temporelle ne plaide pas non plus en faveur de cette
explication. En effet, la hiérarchie des disciplines et les stéréotypes de genre
qui leur sont associés ne sont pas immuables. Jusqu’au xxe siècle, ce ne sont
pas les sciences ni la technologie qui occupent le sommet, mais les
humanités, et notamment le latin, langue divine. C’est évident s’agissant du
Moyen Âge – la théologie, science des sciences, mais aussi la médecine et
le droit, étaient enseignés en latin et donc inaccessibles à qui ne maîtrisait
pas cette langue morte –, mais même après la révolution industrielle, alors
que les sciences ont pris de plus en plus d’importance dans la société, les
élites continuaient à se distinguer par leur maîtrise des matières littéraires.
Lorsque Bourdieu publie Les Héritiers, en 196446, c’est encore la
compétence dans ces disciplines qui consacre les bons élèves imprégnés de
la culture dominante, les sciences étant au contraire un domaine où l’origine
sociale est moins discriminante, dans lequel les élèves des milieux modestes
peuvent plus facilement réussir.
Le droit et la médecine représentent un cas particulièrement intéressant.
Au xixe siècle, ce sont des disciplines prestigieuses, entièrement
masculines, tenues par une classe de notables et autant sinon davantage
fermées aux femmes que les sciences dures. Les femmes bataillent pour être
autorisées à les étudier, mais ne peuvent que rêver d’y tenir un rôle
d’autorité. Au même moment, le monde des sciences se montre
relativement plus ouvert : en Angleterre, Florence Nightingale est élue
membre de la Royal Statistical Society en 1858, avant de devenir membre
honoraire de l’American Statistical Association ; en Suède, en 1884, la
Russe Sofia Kovalevskaïa devient professeur de mathématiques à
l’université de Stockholm avant d’être nommée membre-correspondant de
l’Académie des sciences de Russie en 1889 ; en France, Marie Curie
commence à diriger un laboratoire universitaire en 1906 ; sa fille, Irène
Joliot-Curie (génération suivante), est déjà une sommité de la science
lorsqu’en 1946 la première femme, Charlotte Béquignon-Lagarde, devient
juge. Le droit et la médecine sont pourtant aujourd’hui les disciplines les
plus féminisées. La justice, domaine de pouvoir qui « semble attirer les
femmes au point que, dans ce champ social, la présence masculine est en
cours de liquidation » – 60 % des juges en poste et surtout 80 % des
étudiants sortant de l’École nationale de la magistrature sont des femmes –,
est un exemple à la fois très rassurant sur la capacité des femmes à investir
les plus hautes sphères, et gênant pour l’explication par les stéréotypes :
« Nous ne sommes pas, avec la justice, dans un domaine où le salariat
moderne couvre et réorganise d’anciennes spécialisations économiques
féminines comme la santé, l’enseignement ou les maisons de retraite47. »
L’histoire rend donc l’hypothèse du rôle central des stéréotypes douteuse.
Les femmes ont osé, dès le xixe siècle, défier ces stéréotypes, pourtant
autrement plus puissants qu’aujourd’hui, en s’engageant dans les études
médicales, scientifiques et juridiques, et ont persisté à s’y investir malgré
les difficultés, le bizutage et le plafond de verre. Pourquoi se seraient-elles
interdit de progresser spécifiquement dans les sciences, au départ moins
fermées que le droit ou la médecine, alors même que les États et les
institutions scientifiques rivalisent d’ingéniosité pour motiver les filles à s’y
lancer ? Pour le dire sobrement, l’explication par le biais d’autosélection
n’est pas entièrement satisfaisante.
La vie professionnelle des femmes ingénieures est certainement difficile
à concilier avec la vie de famille, mais ce problème affecte également toute
une série d’autres sphères, pourtant largement féminisées – pensons aux
gardes de nuit des médecins. Enfin, la discrimination existe très
probablement, même si certaines études la mettent en doute48, et l’ambiance
sexiste doit être une réalité ; mais là encore il est difficile d’imaginer
qu’elles soient plus insupportables que dans les facultés de médecine ou de
droit au moment où les femmes se sont mises à les prendre d’assaut
massivement.
Au total, la sous-représentation des femmes spécifiquement dans les
disciplines scientifiques et techniques peut difficilement être expliquée par
les seuls facteurs sociaux. On bute ici contre le même problème qu’au
chapitre 2, mais sous une forme encore plus embarassante, car la
controverse se rapporte au temps présent. La continuité très longue notée
par Emmanuel Todd dans la spécialisation des activités masculines et
féminines, depuis les sociétés de chasseurs-cueilleurs jusqu’à la répartition
entre les secteurs industriel et tertiaire de nos sociétés développées, renvoie-
t-elle uniquement à des habitudes vieilles de 100 000 ans ? Mais comment
expliquer alors que d’autres habitudes également anciennes, en tout cas à
l’échelle historique – le confinement des femmes dans la sphère privée, leur
exclusion de l’immense majorité des activités et professions –, se soient
évaporées sans peine, ou avec peu de résistance ? Autrement dit, s’agissant
des sciences et des techniques, peut-on éluder une dose de déterminisme
biologique ? N’est-on pas obligé d’admettre non pas une infériorité
intellectuelle des femmes dans ces domaines, mais une distribution sexuée
des préférences, y poussant davantage les hommes que les femmes ?
En étudiant les déterminants de la domination masculine, au chapitre 2,
on avait proposé un paradigme minimaliste reposant sur le dimorphisme
sexuel et la place des femmes dans le processus reproductif, considérant le
reste des potentielles différences entre les hommes et les femmes,
notamment psychologiques, comme inutiles à l’explication et pouvant donc
être mises de côté au nom du rasoir d’Ockham. Ici, pourtant, on est obligé
de mentionner ces facteurs. En effet, la différence statistique dans les
inclinations, que les féministes ne lient qu’aux facteurs sociaux et en
premier lieu aux stéréotypes, n’est peut-être pas étrangère à l’économie
hormonale. Les récentes recherches en psychiatrie et en neurosciences –
notamment ceux de Melissa Hines et de Simon Baron-Cohen49 – semblent,
en effet, indiquer, que les cerveaux masculins et féminins moyens
présentent bien des différences, sensibles dès la naissance, en matière
d’intérêt pour les objets et leur systématisation (hommes) ou pour les
personnes et la communication (femmes), ces différences pouvant être
reliées à l’exposition in utero à la testostérone. Comme le montrent les
recherches sur les singes, cette distribution des goûts ne semble d’ailleurs
nullement réservée à l’espèce humaine ; les préférences en matière de
jouets, en particulier, sont identiques chez les singes et chez les enfants, les
singes mâles préférant, comme les garçons, les objets roulants (voitures), et
les singes femelles privilégiant, comme les filles, les jouets imitant des
personnages (poupées)50. S’ils minimisent ce facteur en précisant que « des
recherches supplémentaires sont […] nécessaires pour pouvoir comprendre
si, comment et dans quelle mesure cela a un effet sur l’intérêt des filles pour
les carrières des STEM », même les rapports aussi consensuels que celui de
l’Unesco sont bien obligés de le mentionner. La psychologie évolutive
abonde dans le même sens, notant que la relative spécialisation –
statistique – dans l’intérêt pour les objets et les technologies pour les
hommes, pour la communication et le care pour les femmes, a pu être
renforcée par les centaines de milliers d’années de sélection naturelle où
l’humanité a vécu sous le régime de la division sexuelle du travail et où les
hommes et les femmes n’avaient d’autre choix que de « faire avec » les
activités réservées à leur sexe, la capacité de « faire avec » étant un atout
pour l’adaptation51.
Cette dichotomie des prédispositions – à distinguer, répétons-le, d’une
hiérarchie des capacités – apporterait l’élément manquant susceptible
d’expliquer la dichotomie des sphères d’activité en précisant la manière
dont les habitudes vieilles de centaines de milliers d’années se matérialisent
dans l’inégale féminisation des différents domaines professionnels : d’un
côté, l’industrie, les techniques, la transformation physique de
l’environnement, la construction des outils et des machines, l’analyse et la
conception des systèmes ; de l’autre, les services, les humanités, la
communication, l’interaction, la compétence empathique, le soin et la
transmission. Notons que cette dichotomie est indépendante du caractère
plus ou moins prestigieux de ces activités – une PME de BTP est plus
éloignée du pouvoir que le parquet de Paris – comme de l’interdit plus ou
moins important qui a pesé sur leur ouverture aux femmes. Ne renvoyant
qu’à des moyennes statistiques, elle n’empêche en rien l’existence
d’hommes et de femmes aux prédispositions contraires, ni la possibilité
d’excellence des uns et des autres dans le champ de prédilection habituel du
sexe opposé – côté femmes, les exemples d’Hypatie d’Alexandrie, d’Ada
Lovelace, de Sofia Kovalevskaïa, de Marie Curie, de Margaret Hamilton ou
de Maryam Mirzakhani suffisent pour s’en convaincre. Enfin, elle n’exclut
nullement les dynamiques proprement sociales qui viennent, dans chaque
contexte, y mêler des considérations symboliques et normatives,
transformant, là encore, ce qui est en ce qui doit être.
Les discriminations et le biais d’autosélection ne sont donc pas un
mythe ; mais ils ne sont qu’une partie du problème. Là encore, comme pour
la domination masculine, l’explication est, bien sûr, multifactorielle et toute
tentative d’en oblitérer l’un ou l’autre versant relève d’une cécité
volontaire, flagrant délit d’idéologie. C’est d’ailleurs ainsi et strictement
ainsi que l’affaire est exposée par ceux qui tentent de réhabiliter le rôle de la
biologie. Un documentaire ayant fait grand bruit, Le Paradoxe norvégien de
l’égalité, montre ainsi des chercheurs sur le genre, catégoriques – « La
biologie n’a pas de place dans ma base théorique », affirme Cathrine
Egeland, chercheuse à l’Institut de recherche sur le travail d’Oslomet –, et
des chercheurs en neurologie et en psychologie évolutionniste dont la
position est résumée ainsi par Simon Baron-Cohen : « C’est une proposition
très modérée de dire que c’est un mix entre biologie et culture. Je ne dis pas
que tout vient de la biologie ; je dis simplement : n’oubliez pas la
biologie52. » Pour le dire autrement, l’opposition n’est pas entre les
partisans du tout-social et ceux du tout-biologique, mais entre les partisans
du tout-social et ceux d’une approche multicausale.
Au chapitre 2, on avait déjà évoqué la résistance des féministes et des
sociologues à admettre ne serait-ce qu’une once de biologie pour expliquer
l’invariant anthropologique que représente le monopole de la chasse. En
matière de prédispositions sexuées, la résistance est plus forte encore –
Pierre L. van den Berghe, Lee Ellis, Griet Vandermassen ou Anne Campell
parlent de « biophobie53 » – et on peut le comprendre : en effet, ces
prédispositions ont constitué le cœur de la rhétorique qui fournissait à la
domination masculine des justifications « naturalistes ». Les hypothèses
évolutionnistes sont particulièrement mal vues. Communément acceptées
pour toutes les espèces animales, elles sont regardées avec suspicion
s’agissant de l’espèce humaine – vision qu’il ne serait pas déplacé de
qualifier de spéciste, l’homme y apparaissant comme totalement exempt
d’animalité. Pour les sociologues et les féministes de gauche, cette aversion
est sans aucun doute liée au fait qu’historiquement le darwinisme a été
utilisé, sous une forme dévoyée, par les partisans du libéralisme
économique pour justifier la concurrence libre et non faussée, la « loi de la
jungle » appliquée au monde social54. Il est dommage que ce précédent ait
ainsi lié les principes évolutionnistes – comme, on l’a vu plus haut, l’idée
de responsabilité individuelle – avec l’idéologie économique du
capitalisme. C’est donc presque à regret que j’aborde ici la question des
préférences sexuées, sachant à quel point elle rebute les esprits
progressistes.
Il m’apparaît pourtant évident que, pas plus que pour la question des
origines de la domination masculine, l’inclusion dans le débat sur les choix
professionnels d’un versant biologique ou évolutionniste ne menace ni le
féminisme ni les sciences sociales. Les deux devraient au contraire se saisir
de ces perspectives pour engager un dialogue constructif avec ces domaines
du savoir, comme beaucoup d’autres disciplines – la philosophie, le droit, la
médecine et même la science politique – le font déjà55. Mais un tel
renversement est improbable : l’aversion est bien ancrée et la sociologie
comme les études sur le genre vont sans doute persister dans leur
enfermement.
Qu’à cela ne tienne : si, au niveau intellectuel, il semble indispensable de
croiser les disciplines pour expliquer de manière satisfaisante la dichotomie
des préférences professionnelles, au niveau pratique, le caractère complet
ou partiel de l’explication n’a pas une grande importance. Quelle que soit la
cause retenue – purement sociale ou partiellement physiologique et
évolutionniste –, une certitude demeure : le déficit des femmes dans les
STEM est un fait lourd qu’il sera difficile de bouleverser ; tout le monde,
des darwinistes aux féministes, peut tomber d’accord sur ce point. Cette
convergence de vues miraculeuse constitue une chance, car elle peut
également dégager un accord sur la nécessité d’une action volontariste : si
on veut que davantage de femmes soient présentes dans les métiers
scientifiques et techniques, il n’est d’autre solution que de forcer la voie.
Parce qu’ils nient toute composante biologique dans la distribution des
préférences, les féministes et plus généralement les progressistes sont même
particulièrement bien placés pour endosser l’idée d’une offensive féminine
massive à lancer sur ces sphères qu’une approche évolutionniste trop
déterministe pourrait conduire à considérer – à tort – comme
irrémédiablement masculines.
À tort, car, si une part de déterminisme biologique est certainement
présente au niveau des moyennes statistiques, tous les scientifiques
s’accordent à dire que le déterminisme n’existe pas au niveau individuel :
les femmes sont en moyenne moins intéressées par les métiers scientifiques,
techniques et militaires, mais certaines d’entre elles le sont. Plus important
encore, cette distribution sexuée des intérêts ne dit rien de la distribution
des capacités. Au contraire, des études suggèrent que les filles ont en
réalité, en moyenne, un plus large éventail de choix : jusqu’aux études
supérieures, elles sont aussi bonnes en sciences que les garçons, mais, alors
que les garçons ayant de bons résultats dans les disciplines scientifiques ont
en général de mauvais résultats dans les matières liées au langage, les filles
cumulent plus souvent l’excellence dans ces deux domaines, seuls l’intérêt
et/ou les injonctions sociales les empêchant alors de se consacrer aux
STEM56. Quand toutefois elles choisissent cette carrière, les femmes sont
aussi capables d’y exceller que les hommes, les différences dans la
productivité scientifique, notées par exemple par Alessandro Strumia57,
ayant de bonnes chances d’être imputables aux mêmes contraintes
(maternité, charges domestiques inégales, etc.) que celles qui pèsent sur les
femmes dans les autres professions.
Mieux : les étrangetés observées au niveau mondial, qui ont amené
Gijsbert Stoet et David C. Geary à parler de « paradoxe » – pas moins, mais
plus de femmes choisissent des métiers scientifiques et techniques dans des
pays conservateurs et patridominés –, sont probablement un motif d’espoir.
En effet, Stoet et Geary, mais aussi d’autres auteurs étudiant les préférences
professionnelles, comme Richard Lippa58, avancent que, alors que la liberté
laissée aux filles dans le choix de la carrière professionnelle les conduit à
choisir en grande majorité des domaines où les pousse leur seul intérêt –
donc, statistiquement, plus souvent liés à la communication et au langage
qu’aux objets et aux machines –, les contraintes du contexte peuvent les
conduire à s’investir bien plus massivement dans les filières STEM59. Ainsi,
elles peuvent se lancer dans les sciences et les métiers techniques parce que
ceux-ci offrent une perspective d’emploi plus sûre ou davantage abritée de
l’idéologie – en URSS comme, je présume, aujourd’hui en Arabie saoudite,
les études de mathématiques offraient moins d’occasions de faux pas
idéologiques que les études de philosophie – ou parce que, précisément
dans les pays où l’égalité entre les sexes n’est pas assurée, ils confèrent aux
femmes qui les embrassent un statut qui les protège de l’infantilisation et de
la dépendance. Ces femmes qui endossent un rôle masculin pour mener une
existence plus épanouissante ressembleraient de fait aux berdaches
auxquels Emmanuel Todd consacre de larges développements : des femmes
qui, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, étaient les seules à être
autorisées à chasser parce qu’elles « devenaient » socialement des
hommes60.
Je me permets ici de citer un exemple particulier – non pas pour prouver,
mais pour illustrer, au niveau micro, les mécanismes pouvant expliquer les
tendances macro observables dans les statistiques. Dans ma propre famille,
marquée par les répressions staliniennes, le tropisme pro-sciences exactes
des femmes, sur trois générations, n’était pas étranger au désir de se
retrancher dans un domaine inaccessible, ou le moins accessible possible, à
l’idéologie et au jeu politique. Dernière fille de mes parents, née en 1978 et
arrivée en France à l’effondrement de l’Union soviétique, à l’âge de 13 ans,
j’ai été la première à effectuer un choix professionnel sans avoir cette
préoccupation en tête, donc dans un contexte de réelle liberté de choix – et
la première à abandonner les sciences, où pourtant j’avais de bons résultats,
pour les humanités.
Ainsi, s’il ne faut pas éluder la question des préférences sexuées, celles-ci
ne constituent pas une fatalité qui empêcherait les femmes de participer
pleinement aux sphères qui seront cruciales pour piloter la transition vers le
monde de demain. L’observation de la situation internationale en matière de
STEM suggère cependant que statistiquement, c’est-à-dire hors cas de
vocation affirmée, la nécessité plutôt que la liberté conduit les femmes à
abandonner leurs préférences naturelles pour se lancer dans ce domaine,
qu’elles considèrent le plus souvent – y compris pour celles qui y excellent
– comme plus ennuyeux que d’autres. La nécessité, on l’a vu, est désormais
au rendez-vous et elle a même les allures d’un impératif catégorique :
comme en matière climatique, où l’humanité doit se mobiliser pour éviter la
catastrophe, les femmes devraient, dès maintenant, investir massivement les
domaines dont elles sont absentes, pour éviter une catastrophe pour leur
sexe. Si elles ne le font pas, c’est aussi parce que la nécessité n’est ni
formulée ni ressentie comme telle. Il me paraît urgent de la rendre audible :
c’est la grande responsabilité qui incombe au mouvement féministe.

Une nouvelle philosophie de l’effort

Le temps est venu pour les féministes de regarder le réel en face. On l’a
dit, il est peu probable que le changement à venir, si brutal soit-il, dépouille
l’humanité de tous les acquis de l’âge industriel, la soumettant à nouveau à
un régime de survie qui la conduirait à abandonner tout souci d’égalité entre
les hommes et les femmes. Il est bien plus raisonnable de supposer que
nous serons confrontés à un régime hybride, où certaines conditions de
l’égalité vont s’effondrer, mais d’autres perdurer. Cet entre-deux peut
prendre des formes très différentes : si l’on prend deux pays comme le
Turkménistan et le Rwanda, qui présentent des taux de mortalité infantile
assez proches (le Rwanda a même un taux de fécondité plus élevé) et se
distinguent tous deux par un niveau élevé de violence contre les femmes, on
constate que la condition féminine globale est bien meilleure dans le
second, régulièrement classé parmi les dix premiers pays en matière de
Global Gender Gap. Parmi les facteurs, une action politique volontariste
qui a permis d’améliorer l’accès des filles à l’éducation, de maintenir une
forte proportion de femmes dans l’emploi salarié qu’elles ont massivement
investi à la suite des massacres de 1994, et de réduire l’écart des salaires.
Ces conditions ne font pas du Rwanda un paradis féministe ; mais la
participation des femmes au travail à l’extérieur du foyer est un puissant
levier d’égalisation. Il y a des chances pour que le mécanisme soit similaire
au moment de la crise à venir : la participation des femmes aux activités
vitales sera déterminante pour l’évolution de leur statut, entre dégringolade
dramatique et dégradation contrôlée. La promouvoir est vital pour le
fameux empowerment des femmes dans le nouveau monde.
Certes, il est utile de se battre pour que l’État mette tout en œuvre pour
cette promotion ; mais la situation des pays très avancés sur le plan de
l’égalité des sexes, comme la Norvège, montre que ces politiques n’ont pas
beaucoup d’effet sur la distribution des carrières en l’absence d’une prise de
conscience, par les femmes elles-mêmes, de la nécessité de s’y engager. Un
féminisme conséquent doit conduire à exposer cette nécessité et à inciter les
femmes à investir les sphères d’action « masculines », non par le biais de
quotas ou d’autres formes de discrimination positive, mais au travers de
l’effort personnel, du faire. N’est-ce pas à cela qu’exhorte, à la fin d’Une
chambre à soi, Virginia Woolf lorsqu’elle dit aux étudiantes qui écoutent sa
conférence sur les femmes et le roman :
« Comment puis-je encore vous encourager à vous plonger au cœur même de la vie ? Jeunes femmes,
dirais-je volontiers, […] vous êtes à mon avis d’une honteuse ignorance. Vous n’avez jamais ébranlé
l’empire ou mené une armée à la bataille. Les pièces de Shakespeare ne furent pas écrites par vous et
vous n’avez jamais initié une race barbare aux bienfaits de la civilisation. Quelle est votre excuse ?
61
»

Il est difficile de peser la part du sérieux et de l’ironie de Woolf quand


elle rappelle à son auditoire qu’en 1928, date de sa conférence, en
Angleterre, deux universités pour femmes fonctionnent depuis soixante-
deux ans, que les femmes mariées peuvent posséder des biens depuis
quarante-huit ans, qu’elles peuvent voter depuis neuf ans et exercer la
plupart des professions depuis dix ans, et quand elle enchaîne ainsi :
« Quand vous réfléchissez à l’immensité de ces privilèges et au temps écoulé depuis lequel les
femmes en ont la jouissance, et au fait qu’il doit exister en ce moment deux mille femmes environ
capables de gagner plus de cinq cents livres par an d’une façon ou d’une autre, vous conviendrez que
l’excuse du manque d’occasion, d’encouragement, de loisir, d’instruction et d’argent n’est plus
valable. […] Donc, avec un peu de temps devant vous et avec quelque instruction livresque dans
votre cerveau […] vous devez pouvoir vous embarquer pour une autre étape de votre très longue, très
pénible et très obscure carrière62. »

Mais aujourd’hui, alors que plus aucun droit ne manque aux femmes,
qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à accéder aux études
supérieures et qu’elles gagnent très majoritairement leur vie de façon
indépendante, peut-on continuer à considérer l’appel à la responsabilité
individuelle comme du victim-blaming ?
Cet appel est inaudible à gauche, on l’a vu, car la responsabilité
individuelle est associée à l’idéologie néolibérale et plus généralement à la
famille politique de droite. L’effort et le mérite, supposés être les voiles
recouvrant la reproduction des inégalités, sont irrémédiablement rattachés à
la phraséologie réactionnaire. C’est là une configuration tragique, car elle
prive les femmes de gauche d’un soubassement idéologique légitime
susceptible de les galvaniser en vue de l’action. Rien ne serait plus précieux
que de construire, pour les temps présents, un nouveau cadre de pensée qui
exalterait l’effort et le goût de l’obstacle sans relever de « l’esprit
d’entreprise » à l’américaine, ressort des cadres dynamiques visant la
réussite financière et l’écrasement des concurrents. Peut-on mobiliser
l’imaginaire révolutionnaire, les prolétaires étant appelés, fut un temps, à se
sauver eux-mêmes et à souffler eux-mêmes leur forge ? L’URSS, pétrie de
l’idéologie méritocratique, avait perpétué cet héritage et on voyait, il y a
quelques décennies encore, dans les classes ouvrières occidentales, des
restes de cet esprit dans l’orgueil du travail bien fait et l’ambition de
s’élever intellectuellement par la lecture. Peut-on puiser dans nos racines
civilisationnelles, dans l’amour romain de la construction, dont les vestiges,
qui parsèment toutes les terres méditerranéennes, sont une éclatante trace ?
J’appelle de mes vœux une philosophie féministe qui ferait de cet esprit sa
pierre angulaire.
En pratique, les féministes doivent avant tout montrer l’exemple. Pour les
anciennes générations, dont la mienne, il est trop tard pour changer de
champ et y exceller ; mais les jeunes féministes devraient s’y employer sans
compter. Toutes les femmes ne peuvent bien entendu pas faire de la science
ni des métiers techniques, ni devenir militaires. Mais celles qui ont la fibre
militante, oui, devraient être nombreuses à s’engager dans ces sphères.
C’est à cette démarche qu’on doit encourager les femmes, c’est elle qu’on
doit valoriser. C’est vers cette idéologie du faire que doit se déplacer le
centre de gravité du féminisme, au détriment des doléances et des
dénonciations, de la judiciarisation et de l’esprit victimaire.
L’argumentaire est simple : quel que soit le rôle des préférences
naturelles – nul, faible ou important –, on n’est jamais condamné à la
nature, et préférence ne veut pas dire incapacité ; il faut forcer l’obstacle –
naturel et social – et se forcer à embrasser des carrières peut-être difficiles,
mais éminemment utiles. Les filles d’aujourd’hui devraient prendre
conscience du fait que le monde se trouve à l’orée d’un grand
bouleversement et que, si elles veulent y défendre leur place, elles doivent
agir, ici et maintenant, pour s’armer de façon adéquate. Dans ce travail,
elles seront régulièrement désavantagées par les préjugés professionnels
résiduels et les inégalités persistantes en matière de tâches domestiques ;
mais il ne faut pas attendre la fin de ces difficultés pour agir, au risque de
rater le coche. Il ne faut se laisser décourager ni par les « ambiances
sexistes », ni par le volume de travail à fournir, ni par le risque de l’effet
Matilda – cette variante aggravée de l’effet Matthieu qui désigne la
tendance à attribuer les découvertes scientifiques faites par des femmes à
leurs homologues masculins63. Le temps des réclamations et des doléances
est révolu ; l’urgence est là et, face à cette urgence, il faut accepter de se
mobiliser dans ces conditions imparfaites, dans une sorte d’économie de
guerre du féminisme. Tôt ou tard, avec la dégradation des conditions de vie,
nous serons tous et toutes ramenés au réel ; mieux vaut s’y tourner de façon
volontaire et anticipée.
Dans ce grand chamboulement, comme dans la Bible, les derniers
risquent d’être les premiers. On vient de voir que les pays inégalitaires, peu
tolérants vis-à-vis du féminisme de la réclamation, offraient au contraire –
pour peu qu’ils ne soient pas carrément bloqués au stade quasi médiéval –
un terreau fertile pour le développement du féminisme du faire, dans ses
manifestations les plus modernes, telles que l’investissement des femmes
dans les STEM. Les femmes de ces pays, placées aujourd’hui dans une
position bien moins enviable que leurs sœurs occidentales, seront
paradoxalement avantagées en cas de désastre : non seulement elles seront
moins choquées par les événements, mais leurs compétences peuvent leur
donner davantage de prise sur ceux-ci. Les femmes des pays occidentaux
partent de la position la plus haute : habituées dans les faits à l’égalité, mais
aussi persuadées que revendiquer et dénoncer – en un mot, « se battre » –
est essentiel pour préserver leurs droits, elles sont de plus particulièrement
nombreuses à n’avoir fait que des études littéraires et à n’avoir aucune
compétence utile à exhiber. Elles risquent d’être les plus démunies devant la
cruauté de l’histoire ; c’est à elles qu’il convient de s’adresser, elles qu’il
faudrait secouer.
Un biais de classe ?

Un mot, enfin, sur l’articulation entre le féminisme de la mobilisation que


j’appelle de mes vœux et la question des inégalités sociales. Celle-ci est au
cœur des reproches et excommunications réciproques entre différents
courants du féminisme, qui s’accusent mutuellement de ne servir que les
femmes des milieux privilégiés et de négliger, voire de desservir, les
femmes des milieux modestes. En évoquant l’ancrage petit-bourgeois de la
notion de genre, je n’ai pas dérogé à cette règle ; mais l’esprit du faire est-il
lui-même exempt du biais de classe ?
Cette question est à rattacher à ce que l’avenir fera à la stratification
sociale. Si l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle risque
d’aggraver les inégalités entre les hommes et les femmes, il risque
également d’exacerber les autres inégalités : dans un monde en crise, les
filets de protection sociale ne sont plus assurés et la pauvreté explose,
menant à la polarisation entre une élite et une masse fragilisée. Y a-t-il un
moyen d’empêcher ce glissement ? En cas de crise violente, probablement
pas – ou alors par le basculement vers une société fortement autoritaire. En
tout état de cause, ce livre n’a pas pour ambition de trancher cette question
ni de déterminer quelle issue, entre le chaos et la dictature, est la moins
souhaitable. Au demeurant, la seconde solution n’exclut nullement le
creusement des inégalités sociales, car, à côté des États communistes du
xxe siècle, il existe de nombreux autres modèles autoritaires qui
s’accommodent facilement de, voire prospèrent sur, l’inégalité.
Dans cette perspective, le féminisme du faire dont il est ici question n’est
certes pas un remède miracle, mais il est probablement, pour les femmes
des milieux modestes, la moins mauvaise solution – tant indirectement que
directement.
Indirectement, car la situation de ces femmes est tout entière adossée à la
stabilité de l’économie (emplois), de l’État (respect des lois, niveau bas de
violence interpersonnelle) et de l’État-providence (redistribution des
revenus). Les hiérarchies sociales risquent d’être bouleversées par la crise,
mais, quels que soient ces bouleversements, celles qui se retrouveront en
bas de la nouvelle échelle sociale seront le plus affectées par l’effondrement
de ces structures collectives, garantes de droits. S’il est bon et juste de se
battre aujourd’hui pour l’amélioration de la condition salariale des femmes,
l’extension des aides à l’intention des mères célibataires ou le soutien aux
victimes des violences conjugales – autant de combats mis en avant par les
féministes soucieuses de l’égalité de classe –, ces droits, comme tous les
droits, ne sont réels que dans un monde qui les rend possibles. Les femmes
des milieux défavorisés, d’aujourd’hui et de demain, profiteront donc plus
que quiconque de tout effort tendant à freiner et à amortir le choc de
l’effondrement à venir. C’est pourquoi, si beaucoup de métiers susceptibles
d’avoir un effet en la matière, liés à la recherche, sont plus facilement
accessibles aux femmes des milieux privilégiés, celles-ci auraient
l’assurance, en s’y investissant, de travailler non seulement pour elles-
mêmes, mais également pour leurs sœurs moins chanceuses, tant du point
de vue global – trouver des solutions pour rendre la transition le moins
traumatique possible – que spécifiquement féministe – faire en sorte que ces
solutions préservent, autant que possible, les femmes.
Directement, car, on l’a dit, si tout le monde ne peut pas « choisir » de
devenir ingénieur nucléaire, le champ des possibles est bien plus large que
la recherche, et toute une palette de métiers « masculins » sont susceptibles
d’arrimer les femmes à la sphère de la production physique, leur conférant
des compétences vitales. Mais aussi, détail d’importance, car l’appel à
embrasser les métiers scientifiques et techniques est bien moins élitiste que
celui à adopter l’écriture inclusive. En matière d’études, la technique est en
effet, comme dans les armées, le « grand égalisateur64 ». On le sait depuis
Bourdieu : la culture littéraire est fortement tributaire du capital culturel, la
familiarité avec les références légitimes étant avant tout assurée par la
transmission familiale, source d’inégalités flagrantes entre les enfants des
classes cultivées et ceux des classes populaires65. Les sciences et les
techniques offrent bien plus de possibilités d’ascension sociale. Si on ne
peut éliminer les inégalités de naissance, c’est dans ces domaines que les
filles de condition modeste ont la meilleure chance de s’élever. C’est à elles
aussi que les féministes doivent dire : faites des sciences, de l’ingénierie, de
la construction, de la recherche. Faites. Vous êtes le pont vers l’égalité de
demain.
Un autre récit héroïque

Les féministes trop âgées pour se lancer dans l’étude de la physique des
particules ou dans celle du maniement des lance-roquettes, et celles qui ne
peuvent pas vaincre leur ennui devant les sciences de l’ingénieur peuvent,
on vient de le dire, participer à la réformation des consciences en théorisant
et en promouvant l’esprit de la mobilisation. Dans cette optique, une tâche
connexe les attend : construire et diffuser un nouveau récit de
l’émancipation des femmes.
Ce livre a commencé par le narratif héroïque habituellement mis en
avant : l’émancipation serait le produit des luttes féministes, un « conquis »
arraché aux hommes au terme d’un combat qui n’est toujours pas
entièrement achevé. Ce combat a ses batailles – pour le droit de vote, pour
la contraception… –, son ennemi – la culture patriarcale – et ses héros, ou
plutôt ses héroïnes : Olympe de Gouges, Flora Tristan, Emmeline
Pankhurst, Simone Veil…, celles et ceux qui ont protesté contre l’inégalité
et qui ont revendiqué de nouveaux droits. Ce récit est simple et efficace ; sa
répétition exclusive lui donne des allures d’évidence. Or, s’il n’est pas
entièrement faux, il est, on l’a vu, très partiel, oblitérant les conditions qui
rendent possible chacune des « conquêtes » – ou plutôt des avancées –
comme celles qui les rendaient impossibles avant l’heure.
Pour hâter la mutation du féminisme vers un esprit davantage centré sur
le faire, il est nécessaire d’écrire et de faire connaître – par le biais de livres,
de films, de discours, mais aussi de programmes scolaires en histoire – un
contre-récit de la libération. Les ennemis, ici, ne sont pas les hommes, le
masculinisme, le patriarcat ou l’accord au masculin, mais le dénuement
devant la nature, l’absence d’infrastructure technologique, la non-maîtrise
du cycle reproductif et la mortalité infantile. Vaincus par le progrès
technique, fruit de la révolution industrielle, ces ennemis reviendront
demain sous de nouveaux avatars : réchauffement climatique, crise
énergétique et antibiorésistance – NDM-1 et MCR-1 sont, par exemple,
deux entités particulièrement misogynes. Les batailles sont celles contre
l’eau insalubre, contre la faim, contre la variole, contre le lavage des draps à
la main, contre la diphtérie, contre la pneumonie, contre le quatrième enfant
non désiré. Les héros et les héroïnes sont ceux et celles qui ont apporté aux
femmes les bienfaits du progrès : James Watt, Angélique du Coudray,
Édouard Jenner, Marie-Louise Lachapelle, Louis Pasteur, Émile Roux et
Emil von Behring, Ignace Philippe Semmelweis, Alexandre Fleming, Fidel
Pagés Miravé, Gregory Pincus, Louis Ernesto Miramontes, Ambroise
Croizat… Les hommes et les quelques femmes qui sont à l’origine
d’inventions et de pratiques qui ont impulsé des changements aux
retombées miraculeuses pour les femmes devraient figurer au firmament du
panthéon féministe. À côté de ces bienfaiteurs, il ne faut pas oublier toute
une série de femmes du faire qui, à chaque étape, ont tiré le meilleur parti
du périmètre d’action qui leur était offert, figures iconiques qu’il faut ériger
en exemples à suivre – nous en avons dressé, plus haut, quelques portraits.
Enfin, il faut aussi mettre à l’honneur les femmes et les quelques hommes
qui ont théorisé l’égalité entre les sexes et se sont battus pour l’imposer.
Ce récit, qui diffère considérablement du premier, ne s’y oppose pas
entièrement – il ne faut pas évacuer Olympe de Gouges, pas plus que
Benjamin Constant ou Simone Veil –, mais modifie la hiérarchie des
événements et le regard sur les chaînes de relations causales. Car la vision
qu’on a de ces chaînes détermine le type d’action à privilégier aujourd’hui.
Le récit centré sur les luttes conduit logiquement à continuer de « lutter » au
présent, s’attachant avant tout à l’ordre législatif et juridique ; celui centré
sur l’infrastructure commande de se mobiliser pour sauvegarder celle-ci et
pour investir les secteurs d’activité qui sont à son fondement. Écrire et faire
connaître ce récit est essentiel pour construire le nouvel esprit du
féminisme, le féminisme de la mobilisation, capable d’armer les femmes
pour les temps difficiles qui les attendent.
La tâche sera rude – au présent, et plus encore à l’avenir. Ce n’est donc
pas un projet confortable, mais une route ardue qu’il s’agit de tracer. Loin
d’être un antiféminisme ou un postféminisme, cet esprit est un
hyperféminisme, ou un féminisme d’adultes, prenant acte des apories de
l’émancipation et du tragique de l’histoire, mais décidé à agir en
connaissance de cause, patiemment, avec le courage qu’exige toujours la
lucidité.
Conclusion :
Sauver le féminicène

L’esprit humain n’aime pas les informations contradictoires. Le confort


psychologique et la paresse intellectuelle nous portent, en toutes
circonstances, à adopter une vision manichéenne du réel. Le conformisme
social ajoute également sa pierre : ceux qui s’aventurent sur le terrain
incertain du compromis sont vite accusés de compromission avec l’ennemi
et sommés de choisir leur camp, car, on le sait, Dieu vomit les tièdes.
Suspectés de lâcheté, ils se taisent, préférant être lâches plutôt que de le
paraître. L’aversion pour le raisonnement dialectique – qui cherche à tenir
compte de tous les aspects d’une question, fussent-ils apparemment
antinomiques – n’a donc rien d’étonnant, surtout dans le débat public,
particulièrement propice à la polarisation.
C’est ainsi qu’on est en permanence invité à penser en noir et blanc.
« Tout est inné », clamaient les partisans du naturalisme ; « Tout est
acquis », leur répondent les sociologues contemporains. « Le féminisme
#MeToo est le couronnement de l’émancipation », claironnent les
féministes de la dernière génération ; « Le féminisme extrémiste menace
notre civilisation », se désolent les réactionnaires. « Le progrès
technologique est le phare de l’humanité », affirmaient les progressistes du
xixe siècle ; « Le progrès technologique est le cancer de l’histoire »,
regrettent les écoféministes. « Tout ce que l’humanité a produit de beau et
d’utile, elle le doit aux hommes », assurent les masculinistes ; « Les
hommes sont responsables de tout ce que l’humanité a produit de laid et de
pernicieux », rétorque Sandrine Rousseau.
Pour qui essaie, dans le secret de sa conscience, de penser le monde
honnêtement en considérant tous les tenants et aboutissants de la question
sans en privilégier certains ni fermer les yeux sur d’autres, c’est là un
spectacle désolant, car aucune de ces propositions n’est vraie. Non
seulement les deux versants de chaque couple d’oppositions, partiellement
vrais et partiellement faux, sont parfaitement indissociables, mais les
différents couples sont également liés entre eux dans un rapport
d’interdépendance complexe.
L’anthropocène, ère du progrès industriel et de la transformation massive
de la nature, est bien un androcène au sens où ce sont effectivement les
hommes qui, depuis toujours et jusqu’à très récemment, ont fait l’histoire ;
mais son avènement a permis, à travers le progrès technique et médical, et
la dynamique économique et sociale du capitalisme, d’instaurer le
féminicène, ère d’émancipation et d’existence autonome des femmes.
L’anthropocène – et donc l’androcène – est, en effet, à l’origine de bien des
maux qui rongent la planète (pollution, épuisement des sols et des
ressources, artificialisation de l’environnement, altération du climat)
comme l’humanité (inégalités économiques, aliénation, individualisme) ;
mais n’oublions pas qu’il est, bien avant et pour commencer, un progrès
gigantesque qui a permis à l’humanité d’échapper aux forces aveugles de la
nature – la faim, la maladie, la mort prématurée et l’inégalité fatale entre les
sexes. On lui doit tant les avancées scientifiques bénéfiques que leurs
écueils ; tant notre puissance et notre richesse inégalées que, par le biais des
boucles de rétroaction, le danger d’une régression spectaculaire ; tant le
féminicène que son prochain déclin. Le « congédier », comme nous y invite
le dernier pamphlet en date, c’est certes congédier la crise climatique,
l’exploitation de la nature et les inégalités sociales sans précédent ; mais
c’est aussi congédier la péridurale, la pilule, le salariat féminin, l’asepsie et
l’aspirateur.
Tenir ces différentes informations ensemble est, on l’a dit, inconfortable,
tout particulièrement aujourd’hui. L’imbrication historique et logique de
l’androcène et du féminicène, et plus largement des aspects émancipateurs
et destructeurs de l’anthropocène, nous ramène au tragique de l’existence
humaine, où le bien et le mal, les progrès et les risques, la liberté et la
servitude, sont inextricablement liés. Or notre époque refuse énergiquement
le tragique, habituée qu’elle est aux siècles d’évolution positive, aux
courbes allant toujours, modulo des vaguelettes conjoncturelles, vers le
haut. Notre conscience est profondément façonnée par l’histoire. Éduqués à
l’optimisme scientifique, politique et économique, même quand nous
croyons nous rebeller contre ce cadre de pensée, nous en restons le plus
souvent prisonniers dans notre façon de considérer l’avenir. N’ayant connu
que la prospérité, la paix et le mouvement en avant, nous pensons toujours,
au fond de nous, qu’il est possible de trouver des solutions 100 %
satisfaisantes à tout problème. Nous refusons la possibilité de l’inéluctable
et considérons ceux qui nous en exposent des exemples comme défaitistes,
catastrophistes – et forcément réactionnaires. Il doit être possible de
concilier l’impératif de croissance économique avec la finitude objective
des ressources planétaires ; il doit être possible d’éliminer entièrement les
violences conjugales ; il doit être possible de faire face à la crise climatique
à venir de façon non violente – la liste serait longue à faire. Ces
convictions, qui partent d’un bon sentiment, montrent, si besoin était, le
degré auquel le progrès nous est devenu familier. Mais il n’en a pas toujours
été ainsi. L’humanité a vécu durant des millénaires sous un régime où
avancées et reculs se succédaient, et où les problèmes qui se présentaient ne
trouvaient pas automatiquement de solution, et encore moins de solution
parfaitement satisfaisante, cet état de fait produisant une organisation
mentale très différente, où la fatalité et l’acceptation tenaient une grande
place. Après la parenthèse enchantée où tout problème devait pouvoir être
résolu, il est peut-être temps de s’en souvenir. Non pour sombrer dans le
fatalisme indifférencié, mais pout reconnaître froidement, au cas par cas,
que certaines apories n’admettent pas d’issue heureuse. Car l’optimisme
n’est pas une force lorsqu’il procède de l’ignorance.
La condition des femmes est un exemple de sujet où il serait bon de
réviser notre position – en particulier celle qu’on tient dans son for intérieur,
car de cette position-là dépendra notre capacité à réagir aux événements de
façon adéquate. Le tragique, ici, est discrètement présent à plusieurs étages
de la réflexion. L’inégalité entre les sexes, on l’a vu, est à la fois un
scandale moral et, durant le gros de l’histoire humaine, une conséquence
logique des conditions d’existence. L’émancipation totale est à la fois un
objectif désirable – car comment, au nom de quoi, désirer moins ? – et une
impossibilité physique, car elle exige d’abolir entièrement la biologie
(disparition des sexes, utérus artificiel…) et donc d’entrer dans une dystopie
aliénante. Enfin, la détérioration à venir de la condition féminine est, très
probablement, inévitable, tout comme l’est celle des conditions de vie de
l’humanité dans son ensemble. Devant ces considérations déplaisantes,
génératrices de dissonance cognitive, la réaction naturelle est de les nier,
accusant l’émetteur de complaisance avec le patriarcat ; il serait pourtant
plus utile pour l’avenir même des femmes de les garder en tête pour y
apporter une réponse – non pas entièrement satisfaisante, mais la meilleure
ou la moins mauvaise possible.
Cette position inconfortable mais réaliste est une ligne de crête qui
demande de résister à l’attraction des opinions caricaturales qui se font face,
en particulier au mainstream du nouvel esprit du féminisme qui, n’en
déplaise à ses partisanes qui se présentent comme subversives, est
désormais clairement dominant. Aux outrances de ses adeptes, dont on a
donné plus haut un petit aperçu, il est tentant de répondre par l’excès
inverse consistant à les contredire en bloc. Il faut pourtant se refréner de
cette attitude puérile, car elles aussi détiennent une part de vérité. Plutôt que
de répondre aux féministes contemporaines que les inégalités entre les
sexes n’existent plus, que tout combat est désormais inutile ou que toutes
les thématiques qu’elles mettent en avant sont ridicules, l’attitude
raisonnable consiste à reconnaître les faits sur lesquels elles bâtissent leur
argumentaire – la longue histoire de la domination masculine, les inégalités
restantes et l’utilité immédiate de quelques-unes de leurs croisades –, mais à
leur conseiller de ne pas s’arrêter à ces constats.
Il ne faut pas « canceller » le féminisme de la réclamation pour lui
substituer le féminisme du faire, mais mettre fin à l’effacement trop
prononcé de celui-ci au profit de celui-là. Réclamer, et parfois dénoncer,
reste utile en certaines circonstances, et le travail législatif comme la
sensibilisation des consciences ont toute leur place dans le monde
d’aujourd’hui – même si certains combats particulièrement vains comme
certains excès idéologiques pourraient sans doute nous être épargnés. Mais
il ne faut pas s’y limiter. Il faut inviter les féministes non pas à délaisser les
combats actuels – en tout cas, pas tous –, mais à en élargir le spectre ; non
pas à se taire, mais à enrichir leur discours en y incluant, si pénible que soit
cet effort, une part de raisonnement dialectique.
Ainsi, reconnaître la profondeur millénaire de la domination masculine
n’empêche pas d’entrevoir l’apport essentiel des hommes à l’émancipation
des femmes. Mesurer l’ampleur de cette émancipation n’empêche pas d’en
constater le caractère inachevé – mais aussi partiellement frustrant, car, à la
place du bonheur bien mérité, c’est une « difficile liberté » que les femmes
ont obtenue, leur nouvelle autonomie les exposant aux affres de l’anomie
jadis réservées aux hommes et à l’angoisse que représente « l’existence
d’une double opportunité de carrière, professionnelle ou de procréation1 ».
Se désoler de ces écueils contemporains de la situation féminine n’empêche
pas de prendre conscience des dangers encore plus grands qui menacent les
femmes à l’avenir. Comprendre le caractère partiellement contradictoire
entre différents combats et esprits du féminisme n’empêche pas de chercher
une manière de les concilier.
Car accepter une part de tragique ne signifie pas renoncer à l’action. Au
contraire, le féminisme de la mobilisation auquel appelle ce livre représente
une position éminemment active face aux risques à venir. Il ne s’agit pas de
baisser les bras – qu’il en soit comme il en sera –, mais au contraire d’agir
au mieux en connaissance de cause. Le féminisme à la tête froide, qu’on
avait évoqué dès l’introduction, consiste à mesurer tant les possibilités qui
s’offrent aux femmes que leurs limites ; à chercher à atténuer autant que
faire se peut la dégradation de leur condition, mais sans sous-estimer la
gravité de la situation ; à s’aguerrir pour se préparer à toutes les
éventualités.
On pourra me rétorquer qu’il est cocasse de commencer par un exposé
sur l’inefficacité des luttes féministes passées pour finir sur un appel à
l’action. Ce paradoxe n’est pourtant qu’apparent. Il est vrai que, contre un
idéalisme qui voit le moteur de l’émancipation dans les idées et les combats
qui les accompagnent, le matérialisme (le vrai) consiste à chercher les
causes ou du moins les fondements de l’émancipation dans les conditions
matérielles et sociales d’existence. La citation célèbre de Karl Marx, tirée
de l’avant-propos à la Critique de l’économie politique, s’applique très bien
à l’histoire des femmes : « Le mode de production de la vie matérielle
domine en général le développement de la vie sociale, politique et
intellectuel. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur
existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur
conscience2. » En l’occurrence, ce n’est pas le féminisme qui a produit
l’émancipation des femmes, c’est l’émancipation des femmes qui a produit
le féminisme. Mais souscrire à cette relation causale ne signifie pas qu’on
nie toute possibilité de hâter ni d’impulser des changements via l’action. Au
contraire, le but même de la réflexion est de donner à l’action une base
réaliste. « La liberté, dit Hegel dans le passage qui sert d’exergue à ce livre,
n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais
dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même
de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. » Si
l’action des femmes, dans les siècles passés, s’apparente, aux yeux de
Simone de Beauvoir, à « une agitation stérile », toute action n’est pas vouée
à la stérilité – Simone de Beauvoir donne d’ailleurs, dans la même phrase,
des exemples de combats victorieux. Mais agir efficacement suppose
d’identifier les mécanismes permettant d’obtenir les résultats escomptés. Ce
n’est donc pas à n’importe quelle action féministe que j’appelle, mais à une
action fondée sur une telle démarche raisonnée.
Oui, d’une façon bien paradoxale, alors même que j’ai commencé par
relativiser le poids des luttes au profit de celui des évolutions structurelles –
techniques, économiques et sociales –, ce livre me semble davantage
tourné vers l’action que les pamphlets des nouvelles féministes. Le
féminisme des doléances ne propose que des slogans, plus ou moins
poétiques, et des vœux pieux : « abolir le genre et imaginer son
dépassement3 », « congédi[er] l’androcène4 » ou, dans un autre registre,
« tout foutre en l’air5 ». Le vocabulaire est combatif et radical, mais l’utopie
qu’il dessine manque de fondements concrets. Dire que « demain sera
féministe ou ne sera pas » ne mange pas de pain, pas plus que d’affirmer
qu’« on n’a pas besoin des hommes » – les hommes, d’ailleurs,
« tremblent » et « s’écroulent », et nous, les femmes, « danserons bientôt
sur les ruines du vieux monde »6. Demain risque, hélas, d’être moins
féministe qu’aujourd’hui, et les ruines du vieux monde, se révéler moins
festives que ce qu’en imaginent les sorcières modernes. Pour faire face à ce
danger, on l’a dit, les moyens d’action privilégiés par les féministes, qui
reposent sur le schéma dénonciation-honte-législation, sont cruellement
inadaptés. La lutte à mener ne consiste ni à « abolir », ni à « congédier », ni,
encore moins, à « foutre » quoi que ce soit en l’air. Elle consiste à
comprendre les lois naturelles et historiques, et à travailler au maintien des
conditions matérielles de l’émancipation – car « travailler ainsi, même dans
la pauvreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut la peine7 ».
Mes propositions risquent d’être mal accueillies par les adeptes du
nouvel esprit du féminisme. On m’accusera de déifier le progrès technique
et d’en faire une force unilatérale de progrès, alors que la technologie,
simple moyen, ne porte en soi aucune direction politique et peut être utilisée
à l’avantage comme au détriment des femmes. On m’objectera que les
pistes que je propose – l’investissement individuel, par les femmes, des
sphères vitales dans le contexte d’effondrement – sont inopérantes en
l’absence d’une prise de conscience et d’une action collective, la puissance
des hiérarchies existantes du capitalisme et du patriarcat n’admettant, si on
n’en sort pas, aucune bifurcation vertueuse. On m’opposera un certain
maximalisme : la révolution féministe ou rien – on ne s’abaissera pas à
potasser la mécanique des fluides quand il reste encore des dogmes
patriarcaux à mettre à nu.
Le capitalisme possède en effet une dynamique propre et ne s’arrêtera
pas autrement que par l’effondrement. Le monde ira jusqu’au bout de sa
course, et tout ce que nous pouvons faire, c’est amortir le choc. Cependant
ce n’est pas une raison d’abdiquer : amortir le choc est une tâche cruciale,
car il y a un monde entre un krach brutal et un bouleversement
partiellement contenu. Entre illusion et désespérance, il y a de la place pour
un espoir raisonné, qui permet de garder la foi. L’homme est longtemps
resté une bête à l’horizon limité ; il s’est élancé vers les étoiles et a marché
sur la Lune. La femme est longtemps restée essentiellement dominée ; elle
dirige aujourd’hui la nouvelle mission habitée vers cette même Lune, et
embarque à bord de la fusée. La crise viendra, mais l’humanité la dépassera
probablement, et continuera sa marche. Après une période de régression,
plus ou moins longue, plus ou moins profonde, il y aura une nouvelle étape
de progrès.
Pour que son retour ne soit ni trop difficile ni trop éloigné, il faut essayer
de réduire, à l’échelle locale ou nationale – sinon mondiale –, l’ampleur de
la crise et ses conséquences délétères, notamment pour les femmes. Et ce
travail passe, entre autres, par la sauvegarde de l’infrastructure
technologique qui, si étonnant que cela puisse paraître, a favorisé
l’émancipation des femmes non pas dans telle ou telle configuration
politique et économique particulière, mais quel que soit ce contexte : dans
l’Occident capitaliste, bien sûr, mais également dans l’URSS ou dans la
Chine communiste, dans la Turquie kémaliste et même, quoique bien sûr à
un moindre niveau, dans des pays profondément arriérés. Si elle n’est pas la
cause de l’émancipation, elle en est une condition fondamentale de
possibilité. Refuser de travailler à son maintien et à son développement
dans un monde qui vacille relève donc, pour les féministes, d’une
regrettable négligence, surtout quand on se complaît par ailleurs dans des
utopies aussi radicales que l’abolition du genre ou l’annulation de
l’androcène – qui, pour le coup, n’ont vraiment aucune chance de se
réaliser.
Certes, les pistes d’action que je décris ne sont pas la panacée ni
l’assurance d’un avenir radieux ; les voies du faire sont laborieuses et
frustrantes, et ne ressemblent ni à une fête ni au grand soir. Mais elles sont
tout ce que nous avons. Le reste relève du rêve. Répétons-le une dernière
fois : ni les plus progressistes des croyances, ni les plus étendus des droits
ne protègeront les femmes dans le monde de demain si les conditions qui
les rendent possibles en viennent à disparaître. Si on veut sauver, peu ou
prou, le féminicène, ce sont ces conditions qu’il faut sauver.
Voilà le féminisme réfléchi que j’appelle de mes vœux : un féminisme
qui a fait le deuil de l’impossible, mais qui s’est armé pour pouvoir
véritablement agir sur le réel – ce qui correspond, je crois, au passage de
l’enfance à l’âge adulte. Une telle position peut-elle, aujourd’hui, être
audible ? A-t-elle une chance d’être partagée par une partie de mes
contemporains ? Je le crois. Les militantes féministes, porteuses du nouvel
esprit du féminisme à l’état chimiquement pur, ont, je l’ai dit, peu de
chances de l’apprécier ; mais leur vision du monde, dominante dans
l’espace de la production des discours au point de paraître hégémonique –
les rayons « féminisme » des librairies sont recouverts de dizaines
d’ouvrages à la tonalité similaire –, est au fond minoritaire. La plupart des
femmes et beaucoup d’hommes, en France, dans les autres pays
occidentaux et, à des degrés variables, ailleurs dans le monde, sont
féministes ; mais ils le sont d’une autre manière, moins idéologique et
probablement plus raisonnable. Les féministes moquent en général l’idée
selon laquelle le féminisme serait allé « trop loin » par rapport à celui des
vagues précédentes. Pourtant cette opinion est aujourd’hui partagée par la
majorité des Français. La plupart des gens ne trouvent pas d’autre façon de
décrire ce qui s’est passé en matière de « déconstruction ». Cela ne veut pas
dire qu’à leurs yeux tous les combats féministes sont inutiles, mais que
certaines théorisations ont bien dépassé les bornes de la logique comme
celles des faits8. La persistance d’un féminisme ordinaire ou « “silencieux”,
tenant en des postures ou pratiques attestant d’une croyance en certaines
idées féministes, mais sans discours revendicatifs concomitants9 », montre
que l’esprit du faire est bien vivant. C’est à ces féministes ordinaires que je
m’adresse, et non aux militantes convaincues – leur grille de lecture est déjà
formée, et ce n’est pas ce livre qui la changera.
Une anecdote bibliographique résume tant l’état actuel du féminisme que
mes regrets à son propos. Au hasard de mes recherches, je suis tombée sur
un livre dont le titre – Cours petite fille – m’a fait croire, l’espace d’un
instant, à un texte prônant la nécessaire mobilisation en vue des temps
difficiles à venir. Le sous-titre – #MeToo #TimesUp #NoShameFist – m’a
fait douter de cette hypothèse, tout comme la liste des auteurs : Fatima
Benomar, Sandrine Rousseau, Maïa Mazaurette, Michelle Perrot, Camille
Froidevaux-Metterie… Le choix du titre est commenté ainsi dans la section
« Pourquoi ce livre » de l’introduction, rédigée par Samuel Lequette et
Delphine Le Vergos :
« “Cours petite fille ! » car, chère lectrice, cher lecteur, si ce livre est destiné à tous, nous le dédions
particulièrement à votre fille, dans l’espoir qu’elle grandisse plus chanceuse, plus heureuse et plus
libre – qu’elle soit considérée comme une fin en soi. […] “Cours petite fille !” car les avant-gardes
sont toujours derrière toi !10 »

Le livre étant consacré aux violences sexuelles et sexistes et à la


libération de la parole dans le cadre des dernières campagnes numériques,
l’espoir des auteurs repose visiblement sur une évolution des mentalités, qui
sera suscitée par l’application du schéma éprouvé dénonciation-honte-
législation – bref, il s’agit d’un ouvrage parfaitement représentatif du
féminisme des doléances. Vu le thème du livre, le titre prend même une
coloration particulièrement victimaire, comme si on conseillait aux petites
filles de fuir à la vue du danger.
Je ne sais pas ce qu’il en est des « avant-gardes » ; mais l’espoir des
auteurs de voir la petite fille grandir « plus chanceuse, plus heureuse et plus
libre » risque, à mon avis, d’être déçu – tout comme celui de voir advenir
« une convergence des genres et des luttes » ou « une sexualité gratifiante et
égalitaire », titres glanés dans le sommaire. Il se trouve que j’ai également
dédié mon livre à mes filles, et qu’en le rédigeant j’ai pensé à nos filles et
petites-filles à tous. Je leur souhaite d’être non pas plus chanceuses, mais
plus fortes et mieux formées ; leur liberté et leur bonheur sont à ce prix.
Cours donc, petite fille, en effet. Mais pas pour t’enfuir. Cours, en
marathonienne ou en sprinteuse, vers le réel. Cours, mais ne te trompe pas
de direction.
Notes

Introduction

1. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, Paris, Seuil, 2022,
p. 9.
2. Ted Gurr, Why Men Rebel ?, Princeton, Princeton University Press, 1970.
3. Céline Piques, Déviriliser le monde. Demain sera féministe ou ne sera pas, Paris, Rue de
l’échiquier, 2022.
4. Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut, Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, Paris, Seuil, 2022.
5. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 22.
6. Ibid.

Chapitre 1

1. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit.


2. Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses
de Sciences Po, 2017.
3. Steven Pinker, La Part d’ange en nous, Paris, Les Arènes, 2017, p. 15.
4. https://www.unodc.org/unodc/fr/frontpage/2019/July/homicide-kills-far-more-people-than-
armed-conflict--says-new-unodc-study.html (consulté le 5 septembre 2022).
5. François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences
Po, 2021, p. 106.
6. Steven Pinker, La Part d’ange en nous, op. cit., p. 102.
7. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 10.
8. Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale, Paris, La Découverte, 2022, p. 11.
9. Ibid., p. 16.
10. https://www.nouvelobs.com/idees/20220313.OBS55629/il-nous-faut-toujours-et-encore-
denoncer-la-pandemie-mondiale-de-feminicides.html (consulté le 10 septembre 2022).
11. https://www.interieur.gouv.fr/sites/minint/files/medias/documents/2022-08/26-08-2022-etude-
morts-violentes-2021.pdf (consulté le 14 décembre 2022).
12. https://www.europeandatajournalism.eu/fre/News/News-data/Feminicide-en-Europe-une-
comparaison-entre-differents-pays (consulté le 20 juillet 2022).
13. https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/20/la-suede-secouee-par-cinq-
feminicides-en-moins-d-un-mois_6077459_3210.html (consulté le 19 juillet 2022).
14. Jean-Michel Helvig, « Ce que cache le “iel” du dictionnaire Robert », éditorial dans La
République des Pyrénées, 22 novembre 2021 : https://www.larepubliquedespyrenees.fr/rendez-vous-
de-la-redaction/editorial/ce-que-cache-le-iel-du-dictionnaire-robert-7053941.php (consulté le 18 mars
2022).
15. Florence Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, Paris, Presses universitaires de France,
2018, p. 3.
16. Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en
charge : une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, Paris, La Découverte, 2020.
17. Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La Plus Belle
Histoire des femmes, Paris, Seuil, 2011, p. 13.
18. Ibid., p. 15.
19. Ibid., p. 10.
20. Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 2020.
21. Christine Fauré, « La naissance d’un anachronisme : “le féminisme pendant la Révolution
française” », Annales historiques de la Révolution française, no 344, avril-juin 2006, p. 193-195.
22. Par exemple, Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, Paris, La Découverte, 2015 ;
Florence Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, op. cit. ; Bibia Pavard, Florence Rochefort et
Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas…, op. cit.
23. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 18.
24. Ibid., p. 19.
25. Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Denoël, 1992, p. 83.
26. Michèle Riot-Sarcey, op. cit., p. 8.
27. Ibid., p. 45.
28. Ibid., p. 38.
29. Ibid., p. 34.
30. Ibid., p. 32 et 43.
31. Gisèle Halimi, La Cause des femmes, Paris, Gallimard, 1992, p. XVII.
32. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 19.
33. Bruce Podobnick et Tim Mitchell montrent le rôle particulièrement important des grèves
minières dans l’adoption des lois d’assurance sociale (Bruce Podobnick, Global Energy Shifts.
Fostering Sustainability in a Turbulent Age, Philadelphia, Temple University Press, 2006 ; Timothy
Mitchell, Pétrocratia. La démocratie à l’âge du carbone, Alfortville, Ère, 2011).
34. Florence Rochefort, Histoire mondiale des féminismes, op. cit., p. 61.
35. Ibid., p. 61.
36. Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, op. cit., p. 48.
37. Ibid., p. 55.
38. Ibid., p. 56.
39. Ibid., p. 60.
40. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 194.
41. Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, op. cit., p. 77.
42. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome I, Paris, Gallimard, 1976, p. 21.

Chapitre 2

1. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 35 et 17.


2. Ibid., p. 101.
3. Françoise Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
4. Christine Delphy, L’Ennemi principal, tome I : L’Économie politique du patriarcat, Paris,
Syllepse, 1998.
5. Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de
sexe/genre », Les Cahiers du Cedref, no 7, 1998. Version en ligne :
https://journals.openedition.org/cedref/171 (consulté le 20 avril 2022).
6. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Points, 2014 (1998).
7. Nicole-Claude Mathieu, « Critiques épistémologiques de la problématique des sexes dans le
discours ethno-anthropologique », dans L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe,
Paris, Côté-femmes, 1991.
8. Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature (1). L’appropriation des femmes »,
Questions féministes, no 2, 1978.
9. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction aux études
sur le genre, Paris, De Boeck Supérieur, 2020, p. 16.
10. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 160.
11. Ibid., p. 169.
12. Gayle Rubin, « L’économie politique du sexe… », op. cit.
13. Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La Plus Belle
Histoire des femmes, op. cit., p. 27.
14. Yuval Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015, p. 174.
15. Ibid., p. 184-185.
16. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 20.
17. Paola Tabet, « Les mains, les outils, les armes », Homme, 1979, 19-3-4, p. 5-61.
18. Alain Testart, Essai sur les fondements de la division du travail chez les chasseurs-cueilleurs,
Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, « Cahiers de l’homme », 1986.
19. Titiou Lecoq, Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Paris,
L’Iconoclaste, 2021, p. 46.
20. Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était. Aux origines de
l’oppression des femmes, Toulouse, Smolny, 2022, p. 203.
21. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 169.
22. Christophe Darmangeat, op. cit., p. 205.
23. Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse, Paris, Éditions
de la Maison des sciences de l’homme, 2008.
24. Benoist Bihan, « Qu’est-ce qui pousse à la féminisation des armées ? », De la guerre, no 2,
2022, p. 76-79.
25. Titiou Lecoq, Les Grandes Oubliées…, op. cit., p. 30-31.
26. Françoise Héritier, « Le sang du guerrier et le sang des femmes. Notes anthropologiques sur le
rapport des sexes », Les Cahiers du GRIF, 1984, no 29, p. 7-21.
27. Christophe Darmangeat, Le communisme primitif…, op. cit., p. 206-207.
28. Ibid., p. 207.
29. Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963.
30. Voir par exemple Anne Campbell, A Mind of Her Own. The Evolutionary Psychology of
Women, Oxford, Oxford University Press, 2013.
31. Peggy Sastre, La domination masculine n’existe pas, Paris, Éditions Anne Carrière, 2015.
32. Christine Delphy, L’Ennemi principal 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, p. 253, cité
dans Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction…, op. cit.,
p. 31.
33. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction…, op. cit.,
p. 31.
34. Ibid., p. 32.
35. Ibid., p. 80.
36. Ibid., p. 50.
37. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 104.
38. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction…, op. cit.,
p. 341.
39. Ibid., p. 342, citant Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature,
Paris, Côté-femmes, 1992, p. 10.
40. Voir, par exemple, les multiples appels en ce sens dans Robert Sapolsky, Behave. The Biology
of Humans at our Best and Worst, London, Vintage, 2018.
41. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?…, op. cit., p. 48.
42. Yuval Harari, Sapiens…, op. cit., p. 191.
43. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 113-114.
44. Ibid., p. 114.
45. Ibid., p. 115-116.
46. Parmi les exceptions : Claudine Cohen qui le commente dans « Féminicides et violences dans
la préhistoire », dans Christelle Taraud (dir.), Féminicides…, op. cit., p. 37-45.
47. Fabienne Brugère, On ne naît pas femme, on le devient, Paris, Stock, 2019 ; Manon Garcia,
On ne naît pas soumise, on le devient, Paris, Flammarion, 2021 ; Julia Pietri, On ne naît pas
féministe, on le devient, Paris, Éditions Leduc, 2020 ; Daisy Letourneur, On ne naît pas mec. Petit
traité féministe des masculinités, Paris, Zones, 2022.
48. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction…, op. cit.,
p. 6.
49. Ibid., p. 92.
50. Ibid., p. 26.
51. Ibid., p. 27.
52. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 117.
53. Par exemple, https://www.franceinter.fr/emissions/en-toute-sub-jectivite/en-toute-subjectivite-
du-vendredi-28-janvier-2022 (consulté le 15 février 2022).
54. Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, Paris, Payot, 1976.
55. Titou Lecoq, Les Grandes Oubliées…, op. cit., p. 26-27.
56. Heide Göttner-Abendroth, Les Sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones
à travers le monde, Éditions des femmes, Antoinette Fouque, 2019.
57. Randall Haas et al., « Female Hunters of the Early Americas », Science Advances, vol. 6,
o
n 45, 2020.
58. Johann Bachofen, Le Droit maternel, recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa
nature religieuse et juridique, Lausanne, L’Âge d’homme,1996.
59. Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété et de l’État, Paris, Alfred Costes,
1931.
60. Marija Gimbutas, The Civilization of the Goddess : The World of Old Europe, San Francisco,
Harper, 1991.
61. Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Paris, Belin, 2016 ; « Féminicides et violences
dans la préhistoire », op. cit.
62. Anne Augereau, Fanny Bocquentin, Bruno Boulestin, Christophe Darmangeat, Dominique
Henry-Gambier, Jean-Loïc Le Quellec, Catherine Perlès, Nicolas Teyssandier, Priscille Touraille,
« Lady Sapiens. Les femmes préhistoriques, d’un stéréotype à l’autre ? », article publié le 11 octobre
2021 sur le blog du journaliste scientifique du Monde Sylvestre Huet,
https://www.lemonde.fr/blog/huet/2021/10/11/lady-sapiens-stereotype-feminin-prehistorique-
conteste/ (consulté le 20 février 2022).
63. Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme, Paris, Allary Éditions,
2020, p. 185.
64. Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme. Coercition et violence sexuelles chez l’Homme,
Paris, Odile Jacob, 2020.
65. Cynthia Eller, Gentlemen and Amazones : The Myth of Matriarchal Prehistory, 1861-1900,
Berkeley, University of California Press, 2011.
66. Anne Augereau et al., « Lady Sapiens… », op. cit.
67. Ibid.
68. Titre du chapitre 2 de l’Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les
chasseurs-cueilleurs d’Alain Testart, où celui-ci avance l’idée que cette division sexuelle ne
procéderait que de facteurs idéologiques.
69. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 169.
70. Yuval Harari, Sapiens…, op. cit., p. 104 (se référant à Jared Diamond, Guns, Germs and
Steel : The Fate of Human Societies, New York, W. W. Norton, 1997) et p. 108.
71. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 99-100.
72. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op.cit., p. 41.
73. Yuval Harari, Sapiens…, op. cit., p. 111.
74. Jean-Pierre Bocquet-Appel, « La transition démographique agricole au Néolithique », dans
Jean-Paul Demoule (dir.), La Révolution néolithique dans le monde, Paris, CNRS Éditions, 2010,
p. 301-317.
75. Yuval Harari, Sapiens…, op. cit., p. 106-107.
76. Il a été prouvé, en 2017, que le squelette du guerrier de Birka appartenait à une femme. La
portée de la découverte est pourtant largement relativisée par plusieurs archéologues, comme Søren
Sindbæk, et spécialistes de l’histoire des sociétés vikings, comme Judith Jesch.
77. Voir par exemple Martial Poirson (dir.), Combattantes. Une histoire de la violence féminine en
Occident, Paris, Seuil, 2020.
78. Benoist Bihan, « Qu’est-ce qui pousse à la féminisation des armées ? », op. cit.
79. Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait, Anne Revillard, Introduction…, op. cit.,
p. 17.
80. Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, op. cit., p. 72-73 et 98.
81. Quant à l’« extraordinaire inertie » de la domination masculine, il faut répéter à nouveau que
ce qui est étonnant, c’est plutôt, vu ce qui précède, l’extraordinaire rapidité du changement. « Le fait
qui commande la condition actuelle de la femme, c’est la survivance têtue dans la civilisation neuve
qui est en train de s’ébaucher des traditions les plus antiques », écrit Simone de Beauvoir (ibid, p.
232). En effet, les inégalités restantes relèvent d’un effet cliquet où un phénomène perdure alors que
ses causes ont disparu. Mais répétons-le : ces survivances sont limitées et le progrès, vertigineux –
même entre l’époque de Simone de Beauvoir et la nôtre.
82. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 343.
83. Friedrich Engels, Anti-Dühring, Paris, Éditions sociales, 1973 (1878), p. 142-143.

Chapitre 3

1. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 191.


2. Ibid.
3. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et
nous, Paris, Seuil, « Points », 2016, p. 11.
4. Simon L. Lewis, Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, no 519, 2015,
p. 171-180.
5. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 19.
6. Ibid., p. 254.
7. Ibid., p. 255, citant Eric Hobsbawm, Industry and Empire. An Economic History of Britain
Since 1750, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1968.
8. Jean-Charles Asselain, Christian Morrisson, « Les origines de la croissance économique
moderne : éducation et démographie en Angleterre (1650-1750) », dans Histoire, économie et
société, 2005/2, p. 195-220).
9. Ibid., citant François Crouzet, Histoire de l’économie européenne (1000-2000), Paris, Albin
Michel, 2000 ; Paul Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique du monde du xvie siècle à
nos jours, Paris, Gallimard, 1997 ; David Landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin
Michel, 2000 (1re éd. 1997).
10. Oded Galor, Unified Growth Theory, Princeton, Princeton University Press, 2011 ; Le Voyage
de l’humanité, aux origines de la richesse et des inégalités, Paris, Denoël, 2022.
11. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 24. Le
tableau est emprunté à Will Steffen et al., Global Change and the Earth System : A Planet Under
Pressure, New York, Springer, 2005, pp. 132-133. Les paramètres les plus importants ont d’ailleurs
été repris par le Stockholm Resilience Center pour l’élaboration des neuf « frontières planétaires »
dont les chercheurs surveillent désormais l’état.
12. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul J. Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene :
Conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society, vol. 369,
no 1938, 2011, p. 842-867.
13. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 32.
14. Jean-Marc Jancovici, « Combien suis-je un esclavagiste ? », https://jancovici.com/transition-
energetique/l-energie-et-nous/combien-suis-je-un-esclavagiste/ (consulté le 5 février 2022). Jancovici
n’est pas le premier à utiliser ce concept. Des calculs comparant la productivité d’un travailleur à
celle de la machine à vapeur sont tentés dès le xixe siècle et, en 1940, Richard Buckminster Fuller
utilise le terme exact « energy slave » et estime le nombre d’esclaves énergétiques par habitant, à
l’époque, à 17 – mais inégalement répartis dans le monde, les États-Unis en monopolisant plus de
54 % (Richard Buckminster Fuller, « World Energy », Fortune, février 1940). Le terme est également
utilisé par Alfred René Ubbelohde (Man and Energy, Penguin Books, 1963). Ivan Illitch utilise pour
sa part l’expression « esclaves fournisseurs d’énergie » (Énergie et équité, paru sous forme d’article
en trois parties dans Le Monde en 1973). Plus récemment, le terme « esclave énergétique » a été
utilisé par Hans-Peter Dürr dans une conférence (« The 1,5 kilowatt society », Conférence
internationale Énergie solaire et bâtiment, EPFL, Lausanne, septembre 1999) et par Jean-François
Mouhot dans un ouvrage d’ailleurs préfacé par Jean-Marc Jancovici (Jean-François Mouhot, Des
Esclaves énergétiques : réflexions sur le changement climatique, Champ Vallon, 2011).
15. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul J. Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene :
Conceptual and historical perspectives », op. cit.
16. Notamment dans Thomas Piketty, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 739.
17. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 247.
18. Eric Hobsbawm, The Age of Capital : 1848-1875, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1975.
19. Le lien entre industrialisation et décollage économique, patent en Occident, l’est également,
par la négative, dans le reste du monde, qui, pour rattraper son retard, compte sur cet outil. Ainsi
l’ancien Premier ministre du Singapour, Lee Kuan Yew, affirme-t-il en 2005 en s’adressant aux
Indiens dans une conférence : « Since the industrial revolution, no country has become a major
economy without becoming an industrial power » – adage que l’Inde reprend à son compte dans la
nouvelle politique économique menée par Narendra Modi (Christophe Jaffrelot, « L’Inde : un
émergent en quête d’un second souffle. Du bureau du monde à l’atelier du monde ? »,
https://www.sciencespo.fr/ceri/en/content/inde-un-emergent-en-quete-d-un-second-souffle-du-
bureau-du-monde-l-atelier-du-monde-0#footnote2_791c3nw, consulté le 13 mai 2022).
20. On généralise ici le terme utilisé par Michel Dobry pour qualifier la tendance à voir, dans le
déroulement des crises politiques, le produit des volontés et des actions conscientes des acteurs
impliqués (Michel Dobry, Sociologie des crises politiques : la dynamique des mobilisations
multisectorielles, Paris, Presses de la FNSP, 1986).
21. Benoist Bihan, « Qu’est-ce qui pousse à la féminisation des armées ? », op. cit.
22. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; La Société de cour,
Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1976.
23. Steven Pinker, La Part d’ange en nous, op. cit.
24. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 76-78.
25. Ibid., p. 122.
26. Jean-Claude Sangoï, « La mortalité infantile en Europe occidentale au xviiie siècle », dans La
Petite Enfance dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 1997,
p. 191-210. Les informations, avant le xixe siècle, étant parcellaires, d’autres études donnent des
chiffres un peu moins élevés ; aucune, à ma connaissance, ne descend en deçà d’un enfant sur trois
mourant avant d’atteindre l’âge adulte.
27. François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’Anthropocène, op. cit., p. 106.
28. Étienne Van de Walle, « La fécondité française au xixe siècle », Communications, 1986, no 44,
p. 35-45.
29. Paola Tabet, « Fertilité naturelle et reproduction forcée », dans Nicole-Claude Mathieu (dir.),
L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1985,
p. 61-146.
30. Yuval Harari, Sapiens…, op. cit., p. 316-317.
31. Alfred Perrenoud, « Atténuation des crises et déclin de la mortalité », Annales de démographie
historique, 1989, p. 13-29 ; « La mortalité des enfants en Europe francophone : état de la question »,
Annales de démographie historique, 1994, p. 79-96.
32. Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, PUF, « Quadrige », 1999, p. 389.
33. Ibid., p. 61. Cité dans Isabelle Dubois, « Sensibilité à la vie et à la mort des enfants en bas âge
dans les mentalités et la littérature du xvie siècle », Histoire culturelle de l’Europe, 2017,
http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php ?id=557 (consulté le 15 avril 2022).
34. Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, « Points
histoire », 1973, p. 60, cité dans Isabelle Dubois, op. cit.
35. Ibid.
36. Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’histoire, op. cit., p. 131.
37. Ivan Jablonka, « La mort chez l’enfant au xixe siècle », Histoire par l’image, http://histoire-
image.org/fr/etudes/mort-enfant-xixe-siecle (consulté le 22 mai 2022).
38. Jacques Dupâquier (dir.), Histoire de la population française, Paris, PUF, 1989, p. 303-306.
39. Voir par exemple Nina Rattner Gelbart, The King’s Midwife : A History and Mystery of
Madame du Coudray, Berkeley, University of California Press, 1998.
40. Paul de Kruif, Aicrobe Hunters, New York, Harcourt Brace & World, 1932 (1926).
41. Étienne Van de Walle, « La fécondité française au xixe siècle », op. cit., se référant à Edward
Anthony Wrigley, « The fall of marital fertility in nineteenth-century France : exemplar or
exception ? », European Journal of Population, vol. 1, nos 1 et 2, 1985, p. 31-60 et 141-177.
42. En l’absence de données précises, le phénomène peut difficilement être chiffré, mais le
lieutenant général de police Lenoir estime, en 1780, que sur les 20 000 à 21 000 nourrissons qui
naissent à Paris, « un trentième au plus [soit moins de 1 000 enfants] suce le lait maternel », les autres
étant allaités par une nourrice sur lieu pour les familles les plus riches, ou mis en nourrice dans les
faubourgs ou à la campagne, d’autant plus loin de Paris que la famille est pauvre (Jean-Charles Pierre
Lenoir, Détail sur quelques établissemens de la ville de Paris, demandé par sa majesté impériale la
reine de Hongrie, Paris, s.n., 1780, p. 63).
43. Jean-Pierre Bardet, Jacques Dupâquier, « Contraception : les Français les premiers, mais
pourquoi ? », Communications, no 44, 1986, p. 3-33.
44. Alain Blum, « L’évolution de la fécondité en France aux xviiie et xix
e
siècles. Analyse
régionale », Annales de la démographie historique, 1988, p. 157-177.
45. Sandra Brée, « Évolution de la taille des familles au fil des générations en France (1850-
1966) », Population, vol. 72, no 2, 2017, p. 309-342.
46. Maria Mies, Vandana Shiva, Écoféminisme, Paris, L’Harmattan, 1998 (1993).
47. Par exemple Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières.
Une histoire des femmes soignantes, Paris, Cambourakis, 2015 (1973) ; Barbara Ehrenreich et
Deirdre English, Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, Paris,
Cambourakis, 2016 (1973).
48. Françoise d’Eaubonne, Le Sexocide des sorcières, Paris, L’Esprit frappeur, 1999.
49. Sylvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève,
Entremonde, 2014 (2004).
50. Mona Chollet, Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018.
51. Céline Piques, Déviriliser le monde…, op. cit.
52. René Rousseau, Contribution à l’étude de l’antisepsie en obstétrique dans ses applications à
la campagne, Paris, Imprimerie des écoles Henri Jouve, 1888, p. 12.
53. Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut, Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, op. cit.
54. Christelle Taraud (dir.), Féminicides…, op. cit.
55. Virginia Woolf, Une chambre à soi, op. cit., p. 56.
56. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Bureau d’éditions, 1938,
p. 13.
57. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 141.
58. Jonathan D. Ostry, Jorge Alvarez, Raphael Espinoza, Chris Papageorgiou, « Economic Gains
from Gender Inclusion : New Mechanisms, New Evidence », IMF staff discussion note, octobre
2018.
59. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op.cit., p. 122.
60. Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat, op. cit., p. 226.
61. René Descartes, Discours de la méthode. Paris, Hachette, 1881, p. 116.
62. Bruno Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris,
La Découverte, 1999.
63. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit. Le terme
de capitalocène est particulièrement populaire ; il est en particulier utilisé par Andreas Malm, Donna
Haraway et Jason W. Moore.
64. Shulamith Firestone, La Dialectique du sexe : le dossier de la révolution féministe, Paris,
Stock, 1972.
65. https://carolyngage.weebly.com/blog/shulamith-firestone (consulté le 22 mai 2022).
66. Helen Hester, Xenofeminism, Cambridge, Polity Press, 2018.
67. Peggy Sastre, Ex utero : pour en finir avec le féminisme, Paris, La Musardine, 2008, p. 18.
68. Ibid., p. 127.
69. Katja Köppen, Magali Mazuy et Laurent Toulemon, « Childlessness in France », dans
M. Kreyenfeld et D. Donietzka (dir.), Childlessness in Europe : Contexts, Causes and Consequences,
Demographic Research Monographs, Springer, 2017.
70. Virginia Woolf, Une chambre à soi, Toulouse, Les Éditions du 38, 2020, p. 113. J’ai choisi,
pour ce passage, de me référer à une traduction différente, car, bien que moins élégante que celle de
Clara Malraux, elle est en l’occurrence plus fidèle au texte anglais.
71. Camille Paglia, Introduction à Personas sexuelles, Paris, Hermann, 2018.
72. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?…, op. cit., p. 288, se référant à Georges Devereux.
73. Liah Greenfeld, Nationalism. Five Roads to Modernity, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 1992.

Chapitre 4

1. Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski, Nicole Bacharan, La Plus Belle
Histoire des femmes, op. cit., p. 10 et 17.
2. Ce rapport, rédigé par une équipe de scientifiques du MIT sous la supervision de Dennis
Meadows, s’intitulait The Limits to Growth et fut à l’époque (mal) traduit en français par « Halte à la
croissance ? ». Pour une édition récente, avec une préface inédite de Dennis Meadows, voir Dennis
Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini),
Paris, Rue de l’échiquier, 2022.
3. Jean-Marc Jancovici, Alain Grandjean, Le plein s’il vous plaît ! La solution au problème de
l’énergie, Paris, Seuil, 2006 ; Jean-Marc Jancovici, Changer le monde, Paris, Calmann-Lévy, 2011 ;
Jean-Marc Jancovici, Dormez tranquilles jusqu’en 2100, et autres malentendus sur le climat et
l’énergie, Paris, Odile Jacob, 2017.
4. James Lovelock, La Terre est un être vivant : L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion, 2017.
5. « René Barjavel et la molécule d’amour », dossier de René Barjavel, La Tempête, Paris,
Tallandier, Cercle du nouveau livre, 1982, propos recueillis par Anne Lavaud, p. 17-18.
6. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 35.
7. Ibid., p. 38.
8. https://www.dailymail.co.uk/news/article-541748/Were-doomed-40-years-global-catastrophe--
theres-NOTHING-says-climate-change-expert.html (consulté le 30 avril 2022).
9. Voir par exemple Guy McPherson, « Rapid Loss of Habitat for Homo sapiens », Academia
Letters, avril 2021.
10. Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de
collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
11. https://www.lemonde.fr/planete/article/2012/05/25/la-croissance-mondiale-va-s-
arreter_1707352_3244.html (consulté le 2 mai 2022).
12. https://reporterre.net/John-Kerry-Negocier-l-american-way-of-life-C-est-une-fausse-question
(consulté le 15 juillet 2022).
13. https://polomarcus.github.io/television-news-analyser/website/ (consulté le 3 juin 2022).
14. https://www.arretsurimages.net/articles/a-la-tele-le-rapport-du-giec-vaincu-par-le-gel (consulté
le 3 juin 2022).
15. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 94.
16. Lewis Mumford, Technique et civilisation, Marseille, Éditions Parenthèses, 2016 (1934).
17. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 223.
18. Ibid., p. 172.
19. Ibid., p. 221.
20. Luc Semal, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Paris, PUF, 2019.
21. Harald Welzer, Les Guerres du climat, Paris, Folio, 2012.
22. Yves Cochet, Devant l’effondrement, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.
23. Bertrand Vidal, Survivalisme, êtes-vous prêts pour la fin du monde ?, Paris, Arkhê, 2018 ;
Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe, Paris, Aubier, 1990.
24. https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-
growth-1972/ (consulté le 19 mai 2022).
25. François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’Anthropocène, op. cit.
26. Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un
monde fini). Le rapport Meadows, 30 ans après, Paris, Rue de l’échiquier, 2012, p. 440.
27. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène…, op. cit., p. 56-57,
citant Dipesh Chakrabarty, « The climate of history : Four theses », Critical Inquiry, vol. 35, no 2,
2009, p. 197-222.
28. Harald Welzer, Les Guerres du climat, op. cit.
29. Bruno Tertrais, Les Guerres du climat. Contre-enquête sur un mythe moderne, Paris, CNRS
Éditions, 2016 – un pamphlet de 46 pages.
30. François Gemenne, Aleksandar Rankovic, Atlas de l’Anthropocène, op. cit., p. 58.
31. « Les progrès vers la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) : la situation
sur le genre en 2022 », https://www.unwomen.org/sites/default/files/2022-09/Progress-on-the-
sustainable-development-goals-the-gender-snapshot-2022-en_0.pdf (consulté le 11 septembre 2022).
32. François Gemenne, « The Anthropocene and its victims », dans C. Hamilton, F. Gemenne et
C. Bonneuil (dir.), The Anthropocene and the Global Environmental Crisis : Rethinking Modernity in
a new Epoch, Londres, Routledge, 2015.
33. André Grimaldi, « L’explosion épidémique des maladies chroniques », dans La Santé et la
Médecine, nouveaux traitements et enjeux éthiques et géopolitiques, Le Monde hors-série 2017,
p. 56-57.
34. https://ipbes.net/sites/default/files/2020-
11/20201029 %20Media %20Release %20IPBES %20Pandemics %20Workshop %20Report %20FR
_Final_0.pdf (consulté le 17 juin 2022).
35. Marie-Monique Robin, La Fabrique des pandémies, Paris, La Découverte, 2021.
36. Communiqué de presse de l’OMS, 30 avril 2014.
37. Les mêmes mécanisme s’appliquent au développement des résistances aux antifongiques chez
les champignons, responsables de graves infections nosocomiales, du fait notamment de la large
utilisation de ces produits dans l’industrie des fleurs.
38. Antoine Andremont, « Antiobiotiques et antibiorésistance, un avatar singulier de l’histoire
planétaire », dossier « L’antibiorésistance, un problème en quête de publics » coordonné par Jocelyne
Arquembourg, dans Questions de communication, no 29, 2016, p. 15-27.
39. Ibid.
40. Jim O’Neill, « Antimicrobial resistance : tackling a crisis for the health and wealth of
nations », Review on Antimicrobial Resistance, Londres, 2014 ; « Tackling drug-resistant infections
globally : final report and recommendations », Review on Antimicrobial Resistance, Londres, 2016.
41. Antimicrobial Resistance Collaborators, « Global burden of bacterial antimicrobial resistance
in 204 countries and territories in 2019 : an analysis for the Global Burden of Disease Study », The
Lancet, 19 janvier 2022.
42. https://www.euro.who.int/fr/health-topics/disease-prevention/antimicrobial-
resistance/news/news/2020/11/preventing-the-covid-19-pandemic-from-causing-an-antibiotic-
resistance-catastrophe (consulté le 9 juin 2022).
43. https://english.elpais.com/usa/2021-11-22/the-next-pandemic-how-covid-19-has-accelerated-
the-emergence-of-super-bacteria.html (consulté le 9 juin 2022).
44. Ibid.
45. « Le manque de nouveaux antibiotiques met en péril les efforts mondiaux visant à lutter contre
les infections résistantes », communiqué de l’OMS, 17 janvier 2020.
46. « René Barjavel, la mémoire et l’anticipation », dossier de René Barjavel, La Charrette bleue,
Paris, Tallandier, Cercle du nouveau livre, 1980, propos recueillis par Jérôme Le Thor, p. 23.

Chapitre 5

1. Voir Nancy Fraser, Fortunes of feminism : from state-managed capitalism to neoliberal crisis,
Brooklyn, New York, Verso Books, 2013 ; Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser,
Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, Paris, La Découverte, 2019.
2. Voir Fatiha Agag-Boudjahlat, Le Grand Détournement, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017.
3. Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014.
4. On se réfère ici, bien sûr, aux catégories wébériennes (Max Weber, L’Éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1905)), mais aussi à leur utilisation plus récente (Luc
Boltanski, Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999).
5. Caroline Schultze, La Femme médecin au xixe siècle, Paris, Librairie Ollier-Henry, 1888, p. 9.
6. Léa Salamé, Femmes puissantes et Femmes puissantes saison 2, Paris, Les Arènes/France Inter,
2020 et 2021.
7. Caroline Schultze, La Femme médecin…, op. cit., p. 19.
8. Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Denoël, 1992, p. 95-96.
9. George Sand, « Aux membres du Comité central », Correspondance, tome VIII, Georges
Lubin, 2018 (1848).
10. Natalie Pigeard-Micault, Les Femmes du laboratoire de Marie Curie, Paris, Glyphe, 2013.
11. Jacques Bréal, Jessie Coleman, l’ange noir, Paris, Michalon, 2008.
12. Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, op. cit., p. 81.
13. Ibid., p. 86-87.
14. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 198.
15. Laure Bereni, La Bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris,
Économica, 2015.
16. Olympe Audouard, Guerre aux hommes, Paris, Payot, 2022 (1866).
17. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 24.
18. Betty Friedan, The Feminine Mystique, New York, W. W. Norton, 1963.
19. Virginia Woolf, Une chambre à soi, op. cit., p. 85.
20. Ibid., p. 104 et 109.
21. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 69.
22. Ibid., p. 78.
23. Annie Le Brun, Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes, Paris, Ramsay, 1990 (textes parus
entre 1977 et 1987).
24. Camille Paglia, Sexual Personae. Art and decadence from Nefertiti to Emily Dickinson, Yale
University Press, 1990.
25. Katie Roiphe, The Morning After : Sex, Fear and Feminism, Boston, Back Bay Books, 1994.
26. Christina Hoff Sommers, Who stole Feminism ? How Women Have Betrayed Women, New
York, Simon and Schuster, 1994.
27. Naomi Wolf, Fire With Fire : The New Female Power and How It Will Change the 21st
Century, New York, Random House, 1993.
28. Laure Bereni, « Peut-on faire une sociologie féministe du féminisme ? De la division sexuelle
du travail à l’espace de la cause des femmes », dans Margaret Maruani (dir.), Je travaille, donc je
suis. Perspectives féministes, Paris, La Découverte, 2018, p. 255-265.
29. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 31.
30. Rebecca Stringer, Knowing Victims : Feminism, Agency and Victim Politics in Neoliberal
Times, Londres, Routledge, 2014.
31. Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris,
Flammarion, 2007.
32. Évangile selon Matthieu, chapitre 7.
33. Dimanche 4 septembre 2022, « Grand jury RTL ».
34. Marie Loison, Gwenaëlle Perrier, Camille Noûs, « Le langage inclusif est politique : une
spécificité française ? », Cahiers du genre, no 69, 2020/2, p. 5-29.
35. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 252.
36. Voir par exemple Aysem Mert, « Democracy in the Anthropocene », dans Agni Kalfagianni,
Doris Fuchs, Anders Hayden (dir.), Routledge Handbook of Global Sustainability Governance,
Londres, Routledge, 2020, p. 282-295 ; Delf Rothe, « Governing the End Times ? Planet Politics and
the Secular Eschatology of the Anthropocene », Millenium, Journal of International Studies, 1-22,
2019.
e
37. Michelle Perrot, « Abolir la domination masculine, voilà le défi du xxi siècle », L’Atlas des
femmes, de la préhistoire à #MeToo, Le Monde hors-série, 2021, p. 11.
38. Voir également les publications du Shift Project, notamment le rapport Former l’ingénieur du
e
xxi siècle : https://theshiftproject.org/article/publication-rapport-former-lingenieur-du-21esiecle.

39. Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, « La Parité dans la


recherche », État de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation en France, no 15,
2019. https://publication.enseignementsup-
recherche.gouv.fr/eesr/FR/T493/la_parite_dans_la_recherche/ (consulté le 12 mars 2022).
40. Données du World Economic Forum 2020, dans Alicia Hammond, Eliana Rubiano,
Matulevich Kathleen, Beegle Sai Krishna Kumaraswamy, The Equality Equation : Advancing the
Participation of Women and Girls in STEM, The International Bank for Reconstruction and
Development / The World Bank, 2020.
https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34317/Main-Report.pdf ?
sequence=1&isAllowed=y (consulté le 14 mars 2022).
41. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 357.
42. Ibid., p. 168.
43. Benoist Bihan, « Qu’est-ce qui pousse à la féminisation des armées ? », op. cit.
44. « Déchiffrer le code : l’éducation des filles et des femmes aux sciences, technologie,
ingénierie et mathématiques (STEM) », rapport Unesco, 2017, p. 43 et 58.
45. Gijsbert Stoet et David C. Geary, « The Gender-Equality Paradox in Science, Technology,
Engineering, and Mathematics Education », Psychological Science, vol. 29, no 4, 2018.
46. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris,
Minuit, 1964.
47. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 276.
48. Voir, pour le domaine de la physique, Alessandro Strumia, « Gender Issues in Fundamental
Physics : A Bibliometric Analysis », Quantative Science Studies, 2021, vol. 2, no 1, p. 225-253.
49. Melissa Hines, Brain Gender, New York, Oxford University Press, 2004 ; Simon Baron-
Cohen, The Essential Difference. Men, Women and the Extreme Male Brain, Londres, Penguin
Books, 2004.
50. Gerianne Alexander, Melissa Hines, « Sex differences in response to children’s toys in
nonhuman primates », Evolution and Human Behavior, 2002, no 23, p. 467-479 ; Gerianne
Alexander, Melissa Hines, « Monkeys, girls, boys and toys : A confirmation », Hormones and
Behavior, 2008, no 54 (3), p. 478-479.
51. Anne Campbell, A Mind of Her Own, op. cit.
52. Le Paradoxe norvégien de l’égalité, film documentaire de Harald Eia, 2010.
53. Pierre L. van den Berghe, « Why Most Sociologists Don’t (And Won’t) Think
Evolutionarily », Sociological Forum, vol. 5, no 2, 1990 ; Lee Ellis, « A Discipline in Peril :
Sociology’s Future Hinges on Curing Its Biophobia », The American Sociologist, vol. 27, no 2, 1996 ;
Griet Vandermassen, Who’s Afraid of Charles Darwin ? Debating Feminism and Evolutionary
Theory, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2005 ; Anne Campbell, « Feminism and
Evolutionary Psychology », dans Jerome H. Barkow (dir.), Missing the Revolution : Darwinism for
Social Scientists, Oxford, Oxford University Press, 2006.
54. Voir Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard,
2019.
55. Jerome H. Barkow, « Introduction : Sometimes the Bus Does Wait », dans Jerome H. Barkow
(dir.), Missing the Revolution : Darwinism for Social Scientists, Oxford, Oxford University Press,
2006.
56. Ming-Te Wang, Jacquelynne S. Eccles, Sarah Kenny, « Not Lack of Ability but More Choice :
Individual and Gender Differences in Choice of Careers in Science, Technology, Engineering, and
Mathematics », Psychological Science, vol. 24, no 5, 2013. Christian Baudelot et Roger Establet
notent la même chose dans le classique Allez les filles !, Paris, Seuil, 1992.
57. Alessandro Strumia, « Gender Issues in Fundamental Physics… », op. cit.
58. Richard Lippa, « Gender differences in personality and interests : When, where, and why ? »,
Social and Personality Psychology Compass, vol. 4, no 11, 2010, p. 1098-1110.
59. Ces résultats semblent congruents avec les conclusions d’études plus larges sur le lien entre
sexe et personnalité, qui indiquent que les différences de personnalité entre les hommes et les
femmes sont d’autant plus fortes que la société est individualiste et prospère, c’est-à-dire capable
d’assurer une bonne disponibilité alimentaire et une sécurité sanitaire (Tim Kaiser, « Nature and
evoked culture : Sex differences in personality are uniquely correlated with ecological stress »,
Personality and Individual Differences, vol. 148, 2019, p. 67-72).
60. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit.
61. Virginia Woolf, Une chambre à soi, op. cit., p. 168.
62. Ibid., p. 169.
63. Margaret W. Rossiter, « The Matthew Matilda Effect in Science », Social Studies of Science,
vol. 23, no 2, 1993, p. 325-341, se référant à Robert K. Merton, « The Matthew Effect in Science »,
Science, vol. 159, no 3810, 1968, p. 56-63.
64. Benoist Bihan, « Qu’est-ce qui pousse à la féminisation des armées ? », op. cit.
65. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers…, op. cit.

Conclusion

1. Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?.., op. cit., p. 224.


2. Karl Marx, Critique de l’économie politique, « Avant-propos », dans Œuvres, t. 1, Économie,
Paris, Gallimard, 1965, p. 273.
3. Céline Piques, Déviriliser le monde…, op. cit., p. 6.
4. Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut, Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, op. cit., p. 66.
5. Virginie Despentes, King Kong théorie, Paris, Grasset, 2006, p. 145.
6. Pauline Harmange, Moi les hommes, je les déteste, Paris, Points, 2022, p. 17 et 77.
7. Virginia Woolf, Une chambre à soi, op. cit., p. 171.
8. Christine Guionnet, « Troubles dans le féminisme. Le web, support d’une zone grise entre
féminisme et antiféminisme ordinaires », Réseaux, no 201, vol. 1, 2017, p. 115-146.
9. Ibid., se référant à Rose-Marie Lagrave, Celles de la terre. Agricultrice : l’invention politique
d’un métier, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.
10. Samuel Lequette, Delphine Le Vergos (dir.), Cours petite fille ! #MeToo #TimesUp
#NoShameFist, Paris, Des femmes, 2019, p. 19-20.
Sources iconographiques :

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Crime and Justice, no 30, 2003, p. 83-142, cité par Steven Pinker dans La
Part d’ange en nous, Paris, Les Arènes, 2017, p. 101.

Page 23 : WHO Mortality Database. Calculs et graphique d’Emmanuel


Todd, dans Où en sont-elles ?, Paris, Seuil, 2022, p. 10.

Page 25 : Ministère de l’intérieur et des outre-mer, Étude nationale sur les


morts violentes au sein du couple, 2021.
https://www.interieur.gouv.fr/sites/minint/files/medias/documents/2022-
08/26-08-2022-etude-morts-violentes-2021.pdf

Page 52 : Emmanuel Todd, Où en sont-elles ?, Paris, Seuil, 2022, carte


réalisée sur base d’informations consignées dans George Peter Murdock,
Ethnographic Atlas, 1967.

Page 98 : Jean-Pierre Bocquet-Appel, « La transition démographique


agricole au Néolithique », dans Jean-Paul Demoule (dir.), La Révolution
néolithique dans le monde, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 301-317.

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Planet Under Pressure, Springer, 2005, cité par Christophe Bonneuil et
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et nous, Paris, Seuil, « Points », 2016 p. 24-25.
Page 141 : Gilles Pison, « France 2004 : l’espérance de vie franchit le seuil
de 80 ans », dans Population et Sociétés (bulletin mensuel d’information de
l’INED), no 410, mars 2005, p. 2.

Page 197 : Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Les


Limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier,
2017, p. 282.

Page 213 : La Santé et la médecine, nouveaux traitements et enjeux éthiques


et géopolitiques, Le Monde hors-série, 2017, p. 64-65.
Couverture : Nikolski Véra, Féminicène, Fayard

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