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SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX


Didier Lapeyronnie

MASTER 1
1er semestre 2012/20133
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Sommaire

Introduction
1. Présence des mouvements sociaux
2. Qu’est-ce qu’un mouvement social ?
3. Mouvement social et théories de l’action
4. Mouvements sociaux et conjonctures politiques

Première partie : RUPTURES

I. Frustrations
1. La logique de la frustration relative
2. La frustration relative comme déclinaison de l’anomie
3. Frustration relative, mouvements sociaux et violence politique

II. Aliénations
1. La foule et le lynchage
2. Psychologie des foules
3. Les masses
4. Foules, masses et mouvements sociaux

III. Tensions
1. Situations
2. Processus
3. Décalages

.
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Introduction

1. Présence des mouvements sociaux


Les mouvements sociaux sont une des manifestations les plus fréquentes de la vie
sociale et de la vie politique. Il n’existe pas de société sans conflit, revendications,
contestations, malaises divers, volonté de changements, qui ne s’expriment à travers des
manifestations de rue, des grèves, des boycott, des rassemblements, des formes de
désobéissance, mais aussi des violences, des agressions, des séquestrations, toutes formes
visibles d’actions le plus souvent menées collectivement, mais aussi parfois individuelles, et
qui mettent en cause un ordre établi, soit pour améliorer une situation, soit pour la changer
radicalement, soit pour la rétablir… De fait, l’étude des mouvements sociaux apparaît comme
un continent très large, voire indéfini, un objet aussi vaste que la vie sociale elle-même
quelles qu’en soient les manifestations. Sous le vocable mouvements sociaux, est regroupé un
ensemble d’événements, de comportements ou d’actions qui finissent par donner l’impression
d’une sorte de juxtaposition plus ou moins cohérente de conduites sociales et politiques se
diversifiant à l’infini.
En décembre 1992 et janvier 1993, de très violentes émeutes ont eu lieu à Mumbaï.
Elles ont fait plus de 1400 morts et engendré le déplacement de 200000 personnes. Les
mouvements nationalistes et religieux hindous ont détruit le 6 décembre une mosquée dans la
ville de Ayodhya, afin d’y construire un temple. A la suite de cette destruction, des
processions de militants hindous défilent dans les quartiers musulmans des villes indiennes en
criant des slogans injurieux à l’égard des habitants, engendrant des ripostes et des
affrontements. Dans un deuxième temps, en janvier 1993, de nouvelles émeutes se traduisent
par le massacre systématique de musulmans (ils sont souvent battus avant d’être brûlés vifs)
et la destruction de leurs biens. « A tous les cinq nous avons brûlé un musulman. A quatre
heures du matin, la foule s’est rassemblée, une foule comme je n’en avais jamais vue, avec
des hommes et des femmes. Ils ont ramassé tout ce qu’ils ont pu pour s’en servir comme arme.
Puis ils se sont dirigés vers le quartier musulman. Nous avons rencontré un pavwallah sur la
route, à bicyclette. Je le connaissais. C’est lui qui me vendait du pain tous les matins… On a
versé de l’essence sur lui et on y a mis le feu. Tout ce que je pensais était qu’il était un
musulman. Il tremblait. Il criait : « j’ai des enfants, j’ai des enfants… » Je lui ai dit : « Quand
vous, les musulmans tuaient les gens de Radhabai Chawl, est-ce que vous pensiez à vos
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enfants ? » Ce jour là, nous leur avons montré ce que le dharma hindou signifie1. » Le
troisième temps est la « revanche » des musulmans qui font exploser dix bombes dans la ville
tuant 317 personnes.
Le premier décembre 1955, Madame Rosa Parks refuse de donner sa place à un blanc
dans un bus de la ville de Montgomery dans le sud des Etats-Unis, en violation des lois de la
ségrégation raciale. Madame Park n’est certes pas une personne ordinaire (elle est secrétaire
du comité local NAACP) et s’est déjà opposée à l’application des lois raciales. Le chauffeur
de bus qui l’arrête à ce moment, l’avait expulsée d’un bus dans les années 1940. Mais cette
fois-là, son arrestation constitue un événement, d’autant plus important qu’elle est déjà une
militante connue. Dans la soirée de ce 1er décembre, le boycott des bus est organisé par un
groupe de femmes appartenant au Women’s Political Council, une organisation travaillant à
l’inscription des femmes noires sur les listes électorales. L’implication des pasteurs noirs et le
soutien explicite de Martin Luther King permet au plan de boycott de se mettre en place.
L’action directe non-violente mise en œuvre pendant plus d’un an dans la ville implique
l’intégralité de la communauté noire qui boycotte les bus malgré la répression. Elle débouche
sur une large victoire quand le 13 novembre 1956, la Cour Suprême des Etats-Unis déclare
que le système de ségrégation raciale dans les bus de l’Alabama est inconstitutionnel. Le
mouvement des droits civiques se développe alors avec d’autres boycotts, comme à
Tallahasee et Birmingham, et par l’usage de l’action non-violente et des manifestations. Il
connaît son point culminant avec la grande marche sur Washington le 28 août 1963.
Le 28 septembre 2009, à Annecy, un homme de 51 ans se suicide en se jetant d’un
viaduc. Employé de France-Télécom, il venait d’être muté et affecté à une plate-forme
d’appel. Il est le 24ème suicide « réussi » de salariés de l’entreprise en 18 mois. Le 12
septembre, à Paris, une femme se défenestre : elle aussi venait d’apprendre sa mutation. Le 9
septembre, à Troyes, un salarié de 50 ans se poignarde en pleine réunion, il ne mourra pas et
expliquera son geste par l’annonce le matin même de la suppression de son poste et sa
mutation. Un autre salarié s’était suicidé à la fin du mois d’aout à Lannion, un autre encore, à
Besançon au cours du même mois. Un salarié avait fait de même à Quimper le 31 juillet. Un
autre homme s’était suicidé à Marseille le 14 juillet en laissant une lettre accusatrice,
dénonçant les conditions de travail et le « management par la terreur » mis en place par la
direction. Les syndicats accusent la logique de rentabilité de l’entreprise, devenu privée, qui
cherche à faire partir une part importante de ses salariés. Mais comme beaucoup bénéficient

1 . Témoignage cité dans Suketu Mehta, Maximum City. Bombay Lost and Found, New York, Vintage, 2004,
p.39. (voir le chapitre sur les émeutes de 92-93, p. 39 et suiv.)
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du statut de fonctionnaire, elle exercerait une pression importante pour qu’ils partent. « Tous
les six mois, les employés ont un entretien individuel avec leur supérieur. Et bien souvent, on
leur demande s'ils ont envie de partir, on leur fait comprendre que le groupe évolue trop vite
pour eux. Pour des salariés formés dans une culture du service public, et pour lesquels leur
emploi est plus qu'un travail, c'est très déstabilisant » témoigne un journaliste2. Le 30
septembre 2009, 600 salariés de France-Télécom manifestent devant le siège de leur
entreprise à Lyon en mémoire de leur collègue mort la veille, 200 font de même à Bordeaux.
Le 20 octobre 1952, au Kenya, le gouvernement colonial décrète l’état d’urgence : il
est inquiet de la montée de la violence, de l’agitation politique. Il veut aussi mettre fin à
l’action des leaders indépendantistes, notamment Jomo Kenyatta (Burning Spear). Les colons
britanniques sont inquiets de leur situation et craignent une évolution politique qui les
marginaliserait. La proclamation de l’état d’urgence déclenche la révolte de Kikuyu, peuple
du Kenya, appelé la révolte des Mau Mau. En quelques mois, les sociétés secrètes de Kikuyu,
se sont plus ou moins unies. Le premier acte de l’armée Mau Mau, en tant qu’armée, est
l’assassinat d’une fermière et de ses deux enfants le 25 avril 1953 par une bande d’une
trentaine de Mau Mau descendue du Mont Kenya et dirigée par le Général China. Les Mau
Mau sont d’abord des paysans qui revendiquent des terres, mais sont aussi imprégnés de
l’idéologie nationaliste. Ils organisent une guérilla qui procède par raids et embuscades, le
plus souvent avec l’objectif d’obtenir des armes à feu. Ils s’en prennent aussi aux écoles et
aux missionnaires qui collaborent avec le gouvernement. Enfin, les fermes de colons blancs
sont aussi un de leurs objectifs : ils cherchent moins à tuer les colons (32 ont été tués pendant
cette révolte) qu’à détruire leurs biens et à se ravitailler. Il n’empêche, les meurtres
d’Européens créent une émotion considérable parmi les colons et plus généralement en
Angleterre, notamment souvent parce que les domestiques de ces colons y ont été impliqués.
Ils sont l’objet d’une intense propagande destinée à présenter les Mau Mau comme d’affreux
noirs sanguinaires et barbares, adeptes de sociétés secrètes et primitives et assoiffés de sang.
Mais la révolte est dépourvue de moyens et d’armes à feu. Les combattants sont aussi plus des
paysans, dotés de haches et de couteaux, ou d’armes à feu qu’ils ont fabriqués eux-mêmes,
que des guérierros entraînés et pourvus de fusils AK40. La répression est extrêmement
violente : plus de 11000 Mau Mau sont tués entre 1953 et 1956, 30 000 personnes sont
enfermées dans des camps. 3000 Mau Mau passent en jugement et 1090 sont pendus, souvent
en public, une potence « mobile » était transportée à travers tout le pays pour les jugements.

2 . « France Télécom, le culte de la performance », Le Journal du Dimanche, 15 septembre 2009.


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Mais à la suite de la révolte, les colons acceptent le droit de propriété des Africains. Kenyatta
est libéré en 1961 et devient président du pays lors de son indépendance en décembre 1963.
Tous les derniers mardis de chaque mois, à Toulouse, de 100 à 300 personnes se
rassemblent sur la place du Capitole et forment un cercle. Ils observent un silence total
pendant une heure, avant de se disperser. Ils protestent silencieusement contre l’enfermement
des étrangers dans des Centres de Rétention Administrative. A l’origine le mouvement a été
lancé en octobre 2007 par des moines Franciscains qui se réunissaient ainsi. Ils justifient leur
action par un manifeste : « Depuis le 30 octobre 2007, tous les derniers mardi du mois de 18
h 30 à 19 h 30, des frères franciscains et des membres de la famille franciscaine toulousaine
se retrouvent place du Capitole, en silence et en prière, pour dénoncer l’enfermement par le
gouvernement dans des centres de rétention des personnes étrangères en situation irrégulière.
Comme frères de saint François d’Assise et au nom de l’Evangile, nous ne pouvons laisser
faire cela. Par ce geste nous voulons apporter notre contribution au travail mené, sur le
terrain et auprès des décideurs publics, par différentes associations dont nous saluons les
actions. » Très vite, d’autres individus sont venus s’adjoindre au mouvement et ont été inclus
dans le cercle. D’autres villes, comme Lyon, Paris, Bordeaux, Besançon, Rennes, Marseille
ont aussi vu la formation de tels cercles. Le 29 mai 2009, a été organisée une « Journée
Nationale des cercles de silence » dans l’ensemble du pays. Le même principe d’action est
chaque fois observé : pas de manifestations, pas de slogans, mais un cercle silencieux avec les
personnes qui veulent y participer. La plupart affichent un tract sur leur dos, expliquant les
raisons de leur présence. Les passants, le plus souvent, s’arrêtent et contournent le cercle.
Pratiquement personne n’ose le traverser. La manifestation repose sur la force morale du
silence, présentée comme une « action non violente », qui en appelle à la dignité des
personnes et au respect. De fait l’organisation de ces rassemblements repose sur la
mobilisation d’associations de nature religieuse, Fédération Protestante, Association des
Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, Secours Catholique, mais aussi les associations
d’aide aux émigrés et aux sans-papiers, Cimade, Réseau Education Sans Frontières… Elle
s’insère dans le mouvement plus vaste de soutien aux sans-papiers ou d’opposition à la
politique répressive qui les vise particulièrement. Les cercles de silence constituent une des
manifestations les plus fortes certainement de la dimension morale de ces luttes, l’opposition
de l’appel à la dignité et au droit à la vie de la personne face à la raison d’Etat.
Les émeutes sanglantes de Mumbaï, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis,
les suicides à France Télécom, la révolte paysanne et indépendantiste des Mau Mau au Kenya,
la protestation morale contre les atteintes à la dignité des personnes sans-papiers, constituent
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des formes très différentes de ce que l’on appelle des « mouvements sociaux ». De fait, le
terme a-t-il un sens ? Peut-on regrouper des événements et des conduites sociales et politiques
tellement diverses qui ne semblent rien à voir les unes avec les autres. Et encore, en restons
nous aux décennies récentes, dans des cadres qui nous sont a peu près compréhensibles :
émeutes ethniques et raciales, luttes contre la ségrégation et la discrimination, conflits du
travail, mouvements de décolonisation, campagnes morales… Mais on pourrait aussi invoquer
d’autres épisodes ou mouvements, eux-aussi « canoniques », à des époques très différentes :
la révolte de Ciompi, travailleurs de la laine, à Florence pendant l’été 1378, les
convulsionnaires de la Saint-Médard à Paris entre 1727 et 1732, la révolte des Jacques en
1358 autour de Paris etc… A-t-on affaire à autre chose qu’à une « uniformité sémantique »
recouvrant des conduites sociales tellement diverses que le terme n’a guère de sens réel et
qu’il vaut mieux l’abandonner avant même d’avoir engagé la réflexion ? Il s’agit là d’un
problème récurrent de la sociologie des mouvements sociaux. Très souvent, elle donne
l’impression de traiter de phénomènes qui ne sont pas de même nature et d’entretenir avec son
objet une relation peu définie. Au plan empirique, à la différence de la sociologie de la
famille, de la déviance ou de l’éducation, aucun accord ferme n’y existe quant à son objet.
Chaque sociologue pose sa définition plus ou moins large, plus ou moins conceptuelle, plus
ou moins cohérente.

2. Qu’est ce qu’un mouvement social ?


Pour l’instant, nous pouvons partir d’une « consensus minimum » en suivant un
manuel, celui de Mario Diani et Donatella Della Porta3. Les mouvements sociaux sont des
processus sociaux distincts, consistants en des mécanismes à travers lesquels les acteurs
s’engagent dans l’action collective : ils sont impliqués dans des relations conflictuelles avec
des opposants identifiés ; ils sont liés à des réseaux informels et denses ; ils partagent une
identité commune. Trois critères les définissent donc. Tout d’abord, les mouvements sociaux
se manifestent par une action collective conflictuelle contre un adversaire dans le but de
promouvoir le changement ou au contraire de l’empêcher. Dans un mouvement social, les
acteurs individuels et collectifs engagent un échange important de ressources afin de
poursuivre des buts communs, ils doivent notamment se coordonner, réguler les conduites
personnelles, définir des stratégies… Enfin, les mouvements sociaux n’existent pas sans la

3 . Donatella Della Porta and Mario Diani, Social Movements. An Introduction, Oxford, Blackwell, 1999.
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formation et l’existence d’une identité collective, identité reconnue qui va au-delà des
événements particuliers, et qui permet aux différents acteurs de se sentir liés les uns aux
autres. Définir qui nous sommes, qui appartient et qui n’appartient pas au réseau d’action, est
une activité centrale des mouvements sociaux, de même que constituer un récit ou une histoire
commune. Ces trois éléments permettent de différencier les mouvements sociaux d’autres
formes d’action collective, comme par exemple des campagnes de solidarité (il n’y pas de
dimension conflictuelle) des processus organisationnels, des mouvements d’opinion, des
événements…
a- L’élément central permettant de distinguer un mouvement social est la nature
conflictuelle de l’action. Dans de nombreux cas, des biens collectifs sont produits par de la
coopération sans que pour autant un adversaire soit identifié, sans que cela débouche sur une
redistribution du pouvoir ou un changement. Par exemple, la promotion de modes de vie
alternatifs n’implique pas forcément la désignation d’adversaires en termes politiques et
sociaux. Un mouvement de solidarité internationale n’est pas un mouvement social, même s’il
prend l’allure d’une mobilisation collective. Une campagne électorale n’est pas non plus un
mouvement social.
Mais dans bien des mouvements, le critère n’est pas toujours évident. La formation
d’une contre-culture n’est pas a priori un mouvement social, même si elle peut s’y inclure.
Elle ne vise pas un adversaire social particulier. Par exemple, dans les années soixante, les
mouvements hippies promouvaient une culture alternative à la culture dominante, mais
cherchaient surtout à changer la vie et ne visaient pas nécessairement un adversaire social
bien défini. Ils dénonçaient ou refusaient le « système ». Mais en même temps, cette contre-
culture « jeune » était mêlée aux mouvements de contestation de la guerre du Vietnam ou aux
mobilisations étudiantes. De la même façon, les mouvements féministes sont-ils des
mouvements sociaux selon ce critère ? La première vague du féminisme revendiquaient le
droit de vote et l’égalité au moins politique. La deuxième vague du féminisme revendiquait le
droit à l’avortement et au-delà contestaient l’assignation des femmes à une définition
« infériorisante » de leur rôle social. Mais ce féminisme, notamment dans sa version radicale,
était-il un mouvement social, visant un adversaire particulier, les hommes, ou un mouvement
d’une autre nature, culturel, visant à transformer la culture ? Vaste discussion, avec de fortes
implications politiques, (elle détermine très largement qui est adversaire et qui est allié) qui a
traversé et continue de traverser les mouvements féministes. Dernier exemple. Dans les
années quatre vingt, l’apparition de la maladie du SIDA a engendré la formation de
mouvements, notamment en France. D’un côté l’association AIDS s’est donné pour but
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d’alerter l’opinion et d’aider les malades. D’un autre côté l’association Act Up a dénoncé le
SIDA comme une maladie politique, résultat de l’homophobie et de la marginalisation des
homosexuels, cherchant ainsi à construire un mouvement social…
Si le critère conflictuel doit être maintenu, comme critère de définition d’un
mouvement social, la désignation d’un adversaire n’est donc pas toujours évidente, y compris
pour les participants aux mouvements eux-mêmes. Aujourd’hui, quel est l’adversaire des
mouvements altermondialistes ? Surtout, ces exemples montrent que les mouvements sociaux
sont le plus souvent multidimensionnels et que l’analyse doit s’attacher à repérer les
différentes dimensions qui les composent et qui participent de la formation de l’action
collective. A l’évidence, le mouvement ouvrier fut un mouvement social. Il est d’ailleurs le
prototype du mouvement social, désignant un adversaire clair, les patrons, affirmant une
identité forte, la conscience de classe ouvrière, et luttant pour un enjeu qui paraissait évident :
la défense du métier et l’instauration d’une société des travailleurs libres. Mais le mouvement
ouvrier n’a jamais eu cette seule dimension : en son sein, les dimensions de solidarité ont joué
un rôle central. Le syndicalisme n’est guère compréhensible sans prendre en compte le vaste
mouvement des bourses du travail.
b- Un mouvement social suppose aussi l’existence d’une dynamique dans laquelle les
divers épisodes de l’action sont perçus comme s’inscrivant dans une action plus vaste et plus
longue et non pas comme des événements particuliers et sans lendemain. Par delà les divers
sites et les divers moments de l’action, les participants doivent aussi se sentir inclus dans une
lutte plus générale ou un combat plus vaste. Par exemple, une grève ouvrière n’est pas un
simple accident historique dans une usine : longtemps, quel qu’en soit le résultat, les ouvriers
la vivaient comme une étape dans la longue lutte pour imposer le socialisme ou améliorer leur
sort. Ils avaient ainsi l’impression et le sentiment de partager à la fois une expérience
commune, celle du travail, mais aussi une conscience commune, conscience de classe qui se
manifestait par des luttes très diverses selon les contextes nationaux ou historiques. Ainsi, par
exemple, les ouvriers en grève dans les usines française en 1947 avaient à la fois le sentiment
de s’inscrire dans l’histoire de leur mouvement, faisant suite notamment aux grandes grève de
1936, mais aussi de s’inscrire dans un mouvement « mondial », celui des ouvriers contre les
patrons ou les capitalistes pour changer leur sort et instaurer une société plus égalitaire voire
socialiste pour certains. Cette dimension identitaire est importante car les mouvements ne sont
pas toujours actifs : ils oscillent de périodes d’intenses mobilisations à des périodes
« calmes » de latence. Dans ces périodes, la production culturelle et identitaire prévaut le plus
souvent, comme si le travail intellectuel prenait le pas sur le travail militant. Le meilleur
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exemple est évidemment celui du féminisme : la première vague du féminisme dans les deux
premières décennies du XXème siècle a été suivie d’une longue période d’atonie, jusqu’à la
résurgence du féminisme libéral puis du féminisme radical dans les années soixante-soixante-
dix, qui à son tour a connu un fort déclin en termes d’actions collectives. Depuis, le
féminisme est essentiellement un mouvement « intellectuel » et critique qui produit une
intense réflexion et théorisation sans qu’elle ne débouche sur la formation d’une action
collective. D’une certaine manière, les intellectuelles-militantes l’emportent sur les militantes-
intellectuelles. Ces activités dans les périodes de latence maintiennent l’identité du
mouvement et facilitent sa résurgence voire aident à sa reformation. Après la première vague
de militantisme écologiste et antinucléaire dans les années soixante-soixante-dix, la
production et la réflexion, le travail intellectuel, ont certainement très largement favorisé la
reformation du mouvement à la suite de l’accident de Tchernobyl en 1986. De même, les
réflexions développées pendant une période peuvent aussi favoriser l’affirmation et le
redéploiement d’un mouvement. On peut ainsi penser que le travail de la « nouvelle gauche »
au début des années soixante-dix a assuré une sorte de transition entre les mouvements des
années soixante et la formation des mouvements écologistes d’aujourd’hui.
L’existence d’une identité collective ne signifie pas que les mouvements sont
homogènes. Il faut aussi concevoir les identités dans les mouvements sociaux comme
multiples, dynamiques et changeantes. Les acteurs engagés dans un mouvement social
partagent le sentiment d’appartenir à un même ensemble, éventuellement de s’inscrire dans
une même histoire et parfois d’en être les héritiers. Mais leur identité peut être extrêmement
variable et fait souvent l’objet d’une lutte de « définition » à l’intérieur même du mouvement.
Il faut savoir si elle est exclusive ou inclusive, ouverte ou fermée… Caractéristiques qui sont
autant d’enjeux pour l’analyse des mouvements sociaux que pour les militants. Ainsi par
exemple, s’il existe bien une identité du « mouvement des femmes », quelle est l’identité
féminine mobilisée ? Qu’est ce qu’être une femme ? S’agit-il de gommer les particularités
d’une identité infériorisante au nom de l’égalité ou, au contraire, de défendre et de
promouvoir des valeurs qui seraient spécifiquement féminine, le « care », contre des valeurs
masculines ? Existe-t-il une identité féminine naturelle, au nom de laquelle est contesté la
patriarcat, au faut-il en appeler à une commune humanité pour contester une identité féminine
naturelle qui ne serait qu’une construction sociale ? On le voit, l’identité d’un mouvement
social est un enjeu et n’est pas séparable de la définition conflictuelle d’un adversaire. Dans
les mouvements de minorités ethniques, doit on se définir comme des « blacks » victimes du
racisme et donc luttant pour l’égalité ou comme des « noirs », détenteurs d’une culture
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infériorisée et donc luttant d’abord pour la reconnaissance de leur particularité ? Dans les
années 1990, en France, le mouvement des chômeurs fut confronté aux mêmes difficultés
identitaires et stratégiques : fallait-il se définir comme des « pauvres » en donnant la priorité à
une meilleure indemnisation (au risque de paraître avoir intérêt au chômage !) ou, au
contraire, comme des « privés de travail », exigeant un emploi (au risque de négliger les
conditions de vie des chômeurs) ? Mais qu’ils soient partisans de l’une ou de l’autre réponse,
les acteurs du mouvement social partagent une même identité en ce sens qu’ils ont le
sentiment de participer à la même lutte et d’être engagé dans le même mouvement.
c- Enfin, dans un mouvement social, les acteurs s’inscrivent dans un réseau de groupes
formels et informels et dans une histoire multidimensionnelle. En ce sens, un mouvement
social ne peut être réduit à une organisation, à un groupe particulier ou à un parti politique. Il
est plus ou moins en dehors des canaux institués et organisés de l’action collective, soit qu’il
les déborde, soit qu’ils s’en tiennent à l’écart. Les mouvements sociaux sont des réseaux
d’acteurs qui peuvent ou non inclure des organisations formalisées en fonction des
circonstances. Inversement, une organisation ne saurait être en elle-même un mouvement
social. Les mouvements sociaux sont des réalités plus larges et plus fluides que les
organisations. Par exemple, le mouvement ouvrier ne saurait se réduire au syndicalisme et aux
différentes organisations chargées de le représenter. De même, le mouvement féministe a été
composé d’une myriade d’organisations, d’orientations et de tailles très diverses. Les
mouvements étudiants ne peuvent non plus se réduire aux organisations étudiantes, même si
celles-ci jouent toujours un rôle dans la mobilisation et l’orientation de la protestation. Dans
chaque mouvement étudiant, la question des organisations est d’ailleurs une question
politique et un enjeu de conflit : beaucoup d’acteurs pensent qu’elles « freinent » ou civilisent
le mouvement et l’empêchent de se déployer pleinement ou encore s’y incrustent pour les
exploiter à leur profit (les Trotskystes sont souvent accusés d’être des « coucous »). Il importe
donc de distinguer soigneusement organisations et mouvements sociaux. Ceci ne signifie pas
que les organisations sont néfastes aux mouvements sociaux ou imposent nécessairement leur
oligarchie ou encore qu’elles sont toujours des « traitres » à la cause, cherchant à
instrumentaliser le mouvement à leur profit. A l’intérieur des mouvements, le sens de
l’identité des militants ou des acteurs excèdent d’ailleurs très largement leur organisation.
Ainsi, à l’intérieur du mouvement ouvrier, les syndicalistes ont le sentiment d’avoir une
identité commune, qui va bien au-delà de leur appartenance organisationnelle et même de
leurs orientations politiques, et malgré leur divergences, parfois profondes, parfois même
violentes, ils se reconnaissent les uns et les autres comme membres du mouvement ouvrier.
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Résumons. Les mouvements sociaux sont des processus sociaux particuliers, formés
de mécanismes par lesquels les acteurs s’engagent dans l’action collective. Ces acteurs sont
impliqués dans des relations conflictuelles avec des adversaires clairement identifiés ; ils sont
liés entre eux par des réseaux informels et denses de relations ; ils partagent une identité
collective. Il s’agit là de la définition « descriptive » la plus générale et la plus communément
reprise. Ainsi, Ralph Turner et Lewis Killian, conçoivent les mouvements sociaux comme des
« collectivités agissant avec quelque continuité pour promouvoir ou résister à un changement
dans la société ou le groupe auxquelles elles appartiennent. » Ils y ajoutent les dimensions
informelles de définition du leadership et de l’appartenance qui rompent avec les procédures
légitimes des autorités en place4. Plus récemment, David Snow a proposé une définition assez
proche : « Les mouvements sociaux sont des collectivités agissant avec un certain degré
d’organisation et de continuité en dehors des canaux institutionnels ou organisationnels dans
le but de défier ou de défendre les autorités existantes, qu’elles soient de nature
institutionnelles ou culturelles, dans le groupe, l’organisation, la société ou l’ordre social dont
elles font parti5. » Jeff Goodwin et James Jasper proposent une définition semblable : « Les
mouvements sociaux sont des efforts conscients, concertés et auto-entretenus (sustained) faits
par des gens ordinaires pour changer certains aspects de leur société en utilisant des moyens
extra-institutionnels. » Pour eux encore, « Un mouvement social est une contestation
collective, organisée, auto-entretenue et extra institutionnelle des autorités, des détenteurs du
pouvoir ou des pratiques et croyances culturelles6. » Pour ces auteurs, les mouvements
sociaux sont une forme d’action collective extérieure aux canaux institutionnels (en ce sens,
ils ne sont pas des groupes de pression, même s’il peut exister des recoupements), ils sont
engagés dans un conflit pour la défense ou au contraire le changement des autorités en place ;
ils sont une activité plus ou moins organisée et enfin, ils existent dans une certaine continuité
temporelle.
A partir d’une telle définition, quatre grandes questions se posent pour qui veut étudier
les mouvements sociaux, comme autant de questions liées à des théories sociologiques.
1. Quelles relations existent entre mouvements sociaux et changements sociaux,
notamment tout ce qui concerne les transformations de la conflictualité sociale ? Pouvons-
nous concevoir les mouvements sociaux comme l’expression des conflits, de conflits

4 . Ralph Turner & Lewis Killian, Collective Behavior, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1987, p. 223. Ce
manuel de 1957 est régulièrement réédité.
5 . David A. Snow, Sarah A. Soule & Hanspeter Kriesi, The Blackwell Companion to Social Movements,
Oxford, Blackwell, 2004, p.11.
6 . Jeff Goodwin and James M. Jasper, eds, The Social Movements Reader. Case and Concepts, Oxford,
Blacckwell, 2009.
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structuraux ? De quels conflits ? Y-t-il eu des changements favorables à leur émergence ou,
au contraire, sont-ils des facteurs de changement ? Toute analyse d’un mouvement social est
inséparable d’une réflexion sur la conjoncture historique et sur le type de société dans lequel il
se place. Quelles sont les conditions structurelles d’émergence des mouvements sociaux ?
2. Quel rôle jouent les représentations culturelles ? Comment des problèmes sociaux
sont-ils identifiés et peuvent-ils devenir des objets d’action collective et des enjeux de
conflits politiques ? Comment certains acteurs en arrivent-ils à développer une identité
commune et un sentiment d’appartenance ? Comment des protestations diverses et éparses
peuvent-elles être interprétées comme faisant partie d’un même mouvement ou relevant d’un
même conflit ? En d’autres termes, pouvons-nous lier les mouvements sociaux aux conditions
politiques de leur émergence ? Comment des opportunités politiques sont-elles transformées
en action ?
3. Par quels processus les valeurs, les intérêts, les émotions, les idées sont ils
transformés en action collective ? Comment est-il possible de se mobiliser et de surmonter les
coûts de l’engagement dans l’action ? Quel est le rôle des identités, des symboles, des
émotions, des organisations, des réseaux dans l’explication de l’émergence et de la
persistance des mouvements sociaux ? Quelles formes prennent les organisations dans leurs
tentatives pour maximiser leurs forces et les mobilisations ? Comment s’opère l’accumulation
et la mobilisation des ressources dont disposent les acteurs ?
4. Comment les contextes sociaux, publics, culturels affectent-ils les mouvements
sociaux, leurs chances de succès et les forment qu’ils prennent ? Comment les tactiques et les
stratégies de mouvements sociaux en sont-elles affectées en fonction des buts poursuivis ?
Autrement dit, quels sont les objectifs visés par les acteurs et comment s’inscrivent-ils dans
des contextes socio-historiques ?
Ces quatre questions sont à la base de toute étude et de toute sociologie des
mouvements sociaux :
1. Quels sont les liens entre mouvements sociaux et structures sociales ?
2. Quel rôle joue la conjoncture politique ?
3. Comment l’action collective et les acteurs sont-ils fabriqués ?
4. Quels sont les objectifs visés et par quel acteur ?
Les plus souvent, les diverses théories ou les modèles privilégient une de ces
dimensions et en font découler les autres. Soit les mouvements sociaux sont analysés en
amont en quelque sorte, comme un effet des changements sociaux ou des décalages
structurels générant des tensions qui trouvent à s’exprimer sous la forme d’action collective.
14

Soit ils sont analysés à partir des conjonctures politiques qui les voient naître, comme un effet
de l’affaiblissement institutionnels ou de l’apparition d’opportunités nouvelles, permettant la
mise en œuvre de certaines formes d’action collective. Soit, ils sont compris comme une
forme de construction politique par des élites militantes ou politiques qui fabriquent de
l’action afin de soutenir leurs intérêts propres. Soit, enfin, ils sont conçus à partir de leurs
objectifs revendicatifs et de leurs contenus culturels opérant dans des conjonctures historiques
et politiques différentes.
De toutes des questions et ces définitions, nous pouvons tirer une remarque générale :
dans tous les cas, au-delà des conditions de leur émergence ou des mécanismes de leur
fabrication, les mouvements sociaux sont conçus par une forme ou une autre d’association de
particulier et de général, de mise en relation de demandes ou des réactions particulières et de
questions, économiques, politiques ou culturels, généraux. Ils sont constitués par le mélange
de revendications directes et immédiates et d’une volonté de changer ou de préserver un
équilibre politique, culturel ou économique. Il s’agit toujours d’une action qui lie ou tente de
lier des conditions, des demandes et des objectifs à la fois immédiats et généraux. Ainsi, le
mouvement ouvrier s’est-il constitué par l’articulation de revendications « de base », les
salaires, les conditions de travail, et d’objectifs généraux : en finir avec l’exploitation,
instaurer une société des travailleurs libres, abattre le capitalisme. Le mouvement féministe a
associé des demandes directes, le droit de vote, le droit à l’avortement, avec la volonté de
changer la culture ou de changer la définition des rôles féminins. Les mouvements écologistes
ont lutté à la fois contre l’implantation d’infrastructures, centrales nucléaires ou autoroutes en
essayant de promouvoir d’autres conceptions de la croissance économique, d’autres modèles
de développement… Cette capacité d’articuler demandes et objectifs, de construire des
revendications, est au cœur de la formation des mouvements sociaux et bien entendu des
interrogations des sociologues sur les mouvements sociaux. Les réponses qui y sont apportées
s’enracinent sur des théories de l’action et sont autant de conceptions des mouvements
sociaux.

3. Les « théories » des mouvements sociaux

Toute analyse des mouvements sociaux suppose l’adoption d’une représentation de


l’action et de la vie sociale : quelle qu’en soit la définition, un mouvement social est toujours
perçu comme un processus actif s’inscrivant dans une société particulière. De manière
15

traditionnelle, la sociologie a fait de la catégorie d’action sa catégorie fondamentale, celle


autour de la quelle s’organisent la plupart des constructions théoriques. Il en est de même des
théories concernant les mouvements sociaux. Celles-ci se fondent sur des conceptions
différentes de l’action, et par contre coup, de la vie sociale et de l’acteur social.

L’action, catégorie centrale de la sociologie


La catégorie d’action suppose un écart entre monde objectif et monde subjectif, une
distance obligeant l’acteur à définir son propre rapport au monde en intervenant sur lui. Pour
les sciences sociales, l’expérience de la modernité est marquée par une profonde
ambivalence : nous vivons deux formes de vie sociale. L’une est caractérisée par notre
indépendance personnelle, le choix de nos relations et de notre mode de vie. L’autre est, au
contraire, marquée par les exigences de la société, la discipline qu’elle nous impose et qui fait
que nous avons l’impression d’agir comme des machines. Nous construisons le sentiment
d’être un individu autonome et libre et, en même temps, nous vivons aussi un ensemble de
contraintes sociales qui nous obligent à agir de telle ou telle manière. Socialement, nous avons
le sentiment de faire partie d’une collectivité et en même temps de pouvoir la tenir à distance,
au moins à certains moments. Notre vie subjective n’est pas notre vie objective. « Nous
sommes simultanément libres et contraints et nous en avons conscience » écrit Margaret
Archer, qui ajoute que « la validité de la théorie sociale repose sur sa capacité à reconnaître
et à réconcilier ces deux aspects de la réalité sociale vécue7. » Précisons. L’opposition entre
l’individu et l’ordre social n’est pas une invention de la modernité. Elle est un leitmotiv de la
culture occidentale dont le théâtre grec et plus particulièrement Sophocle (- 496- -406) ont
donné la première expression et peut-être la plus forte : Antigone affronte Créon au nom de
valeurs intemporelles et supérieures à celles de l’Etat et de l’ordre social. (Il s’agit peut-être là
de la première représentation d’un mouvement social) La première différence introduite par la
modernité culturelle et sociale est propre à l’individu : l’individualité n’est plus un « destin »
subit par le héros, elle est le produit de ses propres actions, d’une subjectivité réflexive et
consciente de soi qui conduit en quelque sorte à intérioriser le conflit moral et à l’assumer.
Dans le théâtre moderne, « tout repose sur les actions propres de l’individu ». Il n’est plus un
« héros qui subit une destinée fatale ». En plus de sa liberté, l’individu se voit doté d’une
intériorité.

7 . Margaret Archer, Culture and Agency, The Place of Culture in Social Theory, Cambridge, Cambridge
University Press, 1996.
16

La modernité introduit aussi une deuxième différence : si tout repose sur l’action des
individus, la société est un artefact, une construction politique. « La pensée sociale moderne
est née en proclamant que la société est construite et imaginée, qu’elle est un artefact humain
et non l’expression d’un ordre naturel sous-jacent 8. » Cette affirmation a inspirée les grandes
doctrines de l’émancipation. Si la société est une construction, elle peut donc être changée : il
s’agit bien là d’une condition indispensable à la formation de mouvements sociaux.
L’individu ne saurait être soumis de manière passive à la réalité sociale, à une place que
l’ordre lui assigne. L’individu émancipé est capable de prendre le contrôle des conditions
sociales qui lui sont faites. Non seulement sa liberté ne peut s’exercer s’il est soumis à un
arbitraire, mais surtout, la souffrance humaine n’a plus de justification ou de légitimité. Le
conflit moral devient un conflit entre les « hommes » et il est donc possible de lui donner une
solution. Tout au long du XIXème siècle, se développe l’idée d’une réconciliation possible
entre l’individu et la communauté sociale, entre l’individu émancipé et la construction d’une
société enfin pleinement humaine. De manière paradoxale, c’est dans la pensée moderne que
s’affirme avec le plus de force l’idée de la séparation entre le sujet et l’objet et, à partir de
l’émancipation individuelle, l’idée de leur réconciliation possible.
Cette affirmation a été développée par la sociologie, en lien avec les doctrines de
l’émancipation, autour du thème du passage de la communauté à la société. Elle a deux
conséquences majeures : en termes moraux, la société moderne se définit par l’égalité comme
l’a bien montré Tocqueville. La société moderne est une société démocratique dont l’idéal est
l’égalité. En termes sociaux, l’individu est émancipé. Détaché de la tradition, il doit se donner
ses propres lois et ses propres valeurs. Il est donc doté d’une capacité réflexive et surtout
d’une capacité d’action : c’est lui qui fabrique la société. Ainsi, de Hobbes à Marx, l’idée
d’une société construite ou produite est inséparable de l’affirmation de l’égalité et d’une
éthique de l’émancipation et de la liberté (thème centraux des objectifs des mouvements
sociaux). La société moderne est un ordre construit et changeant dont le changement dépend
de l’action d’individus égaux. L’homme devient la mesure de toute chose pour paraphraser
Hobbes. C’est pour cette raison, parce qu’elle est active, que la société moderne est une
société démocratique et de mouvements sociaux.
La sociologie s’est donc construite à partir d’un diagnostic portant sur la société
moderne marquée par la séparation entre sujet et objet, acteurs et structures et à partir du
projet de leur réconciliation. Pour elle, il existe toujours une menace qui est celle de la rupture

8 . Sur ce thème, Roberto Mangabeira Unger, Social Theory : Its Situation and Its Task, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987.
17

complète entre le monde des acteurs et celui des structures. La sociologie affirme leur unité
par la correspondance, positive ou négative, entre acteurs et structures. Comme l’écrit le
sociologue britannique David Lockwood, la société est à la fois définie par la « nature,
pacifique ou conflictuelle, des relations sociales entre les acteurs » et par les « relations
sociales, pacifiques ou conflictuelles, entre les parties du système social ». La société
moderne a donc deux faces et c’est même là sa caractéristique essentielle par rapport aux
communautés. Dans le monde traditionnel, l’absence de distance entre l’individu et le social
ne laissait pas de place à une différenciation entre acteurs et systèmes. Il n’y a pas d’action.
Au contraire, de nos jours, dans le monde moderne, cette différenciation est nette, et l’unité de
la société est construite par la correspondance entre les logiques des structures ou des
systèmes et les logiques des acteurs ou des individus. Autrement dit, la sociologie affirme que
la vie sociale n’a pas d’unité et que cette unité doit être projetée et construite par l’action
humaine. La société moderne est toujours conçue comme une société divisée, dont la totalité a
été perdue. Notons que cette affirmation n’est pas propre aux sciences sociales. La modernité
artistique par exemple s’est aussi souvent donnée à voir et représentée elle-même à partir de la
totalité perdue, par le développement de la métaphore du fragment, l’usage de la juxtaposition
ou du collage. C’est aussi, de manière classique, une certaine nostalgie de la totalité perdue
qui irrigue la perception de la ville contemporaine dans laquelle le centre et l’unité se seraient
évanouis au profit de l’étalement et de la désintégration. Cette dimension nostalgique est aussi
présente dans nombre de mouvements sociaux qui en appellent à la défense du passé pour
promouvoir l’égalité et la liberté.

Trois interprétations de l’action


La sociologie se fonde sur un diagnostic largement partagé, la séparation du subjectif
et de l’objectif et par conséquent la nature active de la société moderne. La société est une
collection d'individus autonomes. Elle ne peut être autre chose qu'un « acte de leur volonté ».
Elle est une convention. C'est une de ses caractéristiques essentielles. C'est d'ailleurs ainsi que
la définit le sociologue Ferdinand Tönnies (1855-1936) : « La société donc, par la convention
et le droit naturel d'un agrégat, est comprise comme une somme d'individus naturels et
artificiels dont les volontés et domaines se trouvent dans des associations nombreuses et
demeurent cependant indépendants les uns des autres et sans action intérieure réciproque. »
L'ordre social relève du politique et non plus du « naturel ». A la différence des communautés,
la vie sociale et politique n'est pas imposée du dehors, elle est instituée par les individus libres
18

et égaux. Elle est le produit d'un contrat. A partir de cette affirmation très générale, se pose
une question politique et sociologique fondamentale : comment la société est-elle construite
par l’action et inversement comment permet-elle à l’action de se développer ?
Nous pouvons dégager trois interprétations de l’ambivalence de l’expérience de la
modernité qui sont trois grandes représentations de la vie sociale et trois manières de
réconcilier ses deux faces9.
Depuis le XIXème siècle, la réponse dominante à cette question est la philosophie de
l'intérêt. Cette forme de pensée sociale voit dans la poursuite « rationnelle » de ses intérêts par
chacun le moyen de maîtriser les passions individuelles et la source de l'ordre public. La
recherche du bonheur privé finit par créer les conditions du bonheur collectif, la société
devenant un marché qui s'autorégule. Il suffit donc que chacun agisse naturellement et non
plus socialement (en fonction de préjugés, d'attachements ou de traditions) pour être rationnel
et que s'instaure un ordre social stable et moderne. La vie sociale se développe ainsi
spontanément grâce aux progrès de l'économie, de l'échange et de l'industrie. La stabilité est
le produit de la liberté individuelle et, inversement, elle permet à chacun de chercher son
propre bonheur. Que l'harmonie entre le bonheur individuel et le bonheur collectif, entre la
liberté et l'ordre, soit spontanée ou le produit d'une action politique de destruction des
obstacles sociaux à l'équilibre, la stabilité sociale est dans tous les cas fondée sur la liberté de
l'individu de poursuivre la recherche de son propre bonheur. L’action est ici nécessairement
rationnelle et se développe sur un marché.
La seconde définit la société par son rapport à la morale et met au centre de ses
interrogations, la question de la socialisation. Les institutions en constituent le cœur. Il s’agit
ici de savoir comment l’ordre social est possible dans un monde dominé par l’individualisme,
ou de manière plus précise, il s’agit de savoir comment construire une société à partir des
individus. Dans cette conception, la liberté individuelle est comprise comme la capacité d’agir
selon sa propre volonté par la maîtrise des pulsions et des désirs. L’action est ici de nature
morale et non utilitaire, elle met en œuvre des normes et elle s’inscrit dans un ordre social
intégré autour de valeurs partagées.
Enfin, la troisième conception définit la société par son rapport à la nature et met au
centre de ses interrogations la question du travail et les conflits qui résultent de son contrôle et

9 . On peut retrouver cette tripartition chez des sociologues aussi différents que Robert Merton qui distingue la
structure des chances, celles des normes et ce qu’il nomme la structure idéale pour analyser l’action sociale ou
encore, plus récemment dans la construction de la sociologie de l’expérience de François Dubet qui distingue les
dimensions stratégiques, normatives et subjectives. Récemment Hans Joas a repris lui-aussi une telle tripartition,
entre l’utilité, la norme et la créativité pour analyser l’action sociale.
19

de la répartition de ses fruits. Les classes sociales en constituent le cœur. La liberté


individuelle y est conçue comme la capacité d’auto affirmation de l’individu, par le
développement des potentialités de la personne. L’action est ici de nature créative et
libératrice. Elle s’inscrit dans une société conflictuelle.
Dans chaque cas, nous avons affaire au même point de départ : la modernité se définit
par l’individualisme, plus exactement par la distance entre l’individu et l’ordre social ou
politique. L’individu ou l’acteur ne peut donc plus être dans une situation de totale passivité
face à la société. Il est actif. Entre lui et sa place dans l’ordre social s’interposent sa
rationalité, sa morale ou sa créativité. Chaque définition de l’action renvoie alors à une
conception de l’acteur et plus généralement de l’individu. La première considère que
l’individu, tel un atome, est mu par ses intérêts. La question de l’ordre social est résolue par la
mise en œuvre de la rationalité, favorisant l’émergence d’un équilibre plus ou moins spontané,
sur le mode de l’échange. La seconde considère que l’individu est mû par ses pulsions et ses
passions. La question de l’ordre social ne peut donc être résolue que par la contrainte morale
imposée par une force extérieure, contrainte matérielle ou contrainte morale intériorisée
comme l’affirme Durkheim. La société est ici le garant de la morale et l’agent de la
civilisation. L’acteur se construit par l’intériorisation d’une morale qui lui permet de faire
triompher sa volonté. La troisième conception considère que le potentiel d’autodétermination
de l’individu ne peut s’exercer dans une situation sociale où il est soumis à l’arbitraire ou à
l’inégalité. Les structures sociales ont échappé à son contrôle, et il est nécessaire d’en
reprendre la maîtrise afin que l’action « propre de l’homme » trouve son plein
épanouissement et que l’individu puisse être reconnue par ses égaux.
L’action est ce qui permet de passer des acteurs aux structures. Dans une perspective
utilitaire, elle est une logique d’investissement et d’échange. Elle permet de passer de la
recherche de l’utilité à la rationalité de l’ordre social. Les phénomènes sociaux sont compris
comme des effets de composition des actions individuelles10. Dans une perspective
institutionnelle, l’action est un processus : elle est le processus qui permet d’aller du besoin
aux valeurs socioculturelles. L’action est un « effort » pour lier des conditions, des moyens et
des valeurs, autrement dit, des éléments normatifs et conditionnels. Comme le soulignait
Parsons, « cela est rendu nécessaire par le fait que les normes ne se réalisent pas seules
automatiquement mais seulement à travers l’action pour autant qu’elles se réalisent. »
L’action est conditionnée par l’institutionnalisation. Elle en est la figure correspondante et, de

10 . Voir : Raymond Boudon, « Action » , In : Traité de sociologie, sous la direction de Raymond Boudon, Paris,
PUF, 1992.
20

ce point de vue, apparaît comme une conduite sociale. Dans la perspective des classes
sociales, l’action sociale fabrique la société comme un « travail ». La séparation de l’acteur et
du système donne au système une autonomie par rapport aux acteurs qui ne le contrôlent plus.
L’acteur est aliéné en ce sens que le système le place dans une situation qui le contraint à agir
en fonction des intérêts et des impératifs du système et non pas en fonction de ses préférences
subjectives. (C’est ainsi que Parsons interprète l’idée de « déterminisme économique » :
« D’un côté le système lui-même est le résultat d’une myriade d’actes individuels, mais, d’un
autre côté, il créé pour chaque individu agissant une situation spécifique qui le contraint à
agir d’une certaine façon s’il ne veut pas aller contre ses intérêts. ») L’action n’est donc pas
une conduite sociale définie par une norme ou un intérêt. Elle est plutôt la mise en question de
la conduite par la préférence subjective et la reconnaissance de l’écart entre l’intérêt et la
préférence. Elle est une sorte de travail de désaliénation ; elle est définie par la contestation du
mode de liaison entre l’acteur et le système imposé par le système. Elle est donc
simultanément création et contestation. Elle est à la fois création d’un nouvel ordre
institutionnel et contestation de cet ordre, création de formes nouvelles d’intégration et
contestation de cette intégration. L’action est un processus créateur et conflictuel. Elle est une
« conduite placée dans une relation sociale et orientée vers le maintien, la transformation ou
le renversement d’un ou plusieurs éléments constitutifs d’un système social » écrit Alain
Touraine. Dans ces trois images, l’action est à la fois conditionnée par l’intégration sociale et
nécessaire à l’intégration du système et, inversement, elle est conditionnée par l’intégration du
système et nécessaire à l’intégration sociale. Les notions de marché, d’institution ou de classe
sociale assurent le passage d’un point de vue à l’autre.

Les conceptions des mouvements sociaux


L’action est fondamentale parce qu’elle permet de lier les intentions et les
comportements des personnes avec les conséquences macro-sociales. Comme le note James
Coleman, la théorie peut ainsi relier individu et société et rend possible une conception de la
façon dont les systèmes sociaux sont formés par la volonté humaine. Surtout, le thème de
l’action rend possible le lien entre une théorie sociale positive et une philosophie sociale
normative, en connectant les actions individuelles et leur réalisation ou leur absence de
réalisation. En effet, les trois représentations de la vie sociale que nous avons évoquées
brièvement posent le même problème : face à une réalité sociale marquée par les passions,
l’égoïsme et l’instrumentalisme, comment construire une véritable « communauté morale » ?
La sociologie, sous ses diverses formes, est un essai constant de répondre à cette question.
21

Elle y a répondu soit en insistant sur la nécessité de développer la rationalité contre les
passions, soit de contrôler les comportements individuels, soit encore en insistant, sur la
nécessité pour les acteurs de contrôler les systèmes sociaux. Dans chacun des cas, la société
est considérée comme un artefact, elle n’est pas donnée. Que les hommes agissent
« naturellement » de façon instrumentale en fonction de leurs intérêts ou moralement en
fonction de normes, ou encore en se montrant créatifs par leur travail, la société est une réalité
qui leur est extérieure, faite d’un ensemble de systèmes qui visent à contrôler les
comportements sociaux, à imposer des règles et des limites afin que la vie commune soit
possible, afin d’éviter l’anarchie ou l’anomie. C’est la société qui impose aux hommes les
dimensions rationnelles ou morales de leur action ou détermine leurs comportements. Les
systèmes sont des mécanismes de contrôle. Dans une version opposée, les hommes ne sont
pas simplement mus par des passions mais aussi par des considérations morales, rationnelles
ou créatives. La société devrait donc traduire au mieux ces considérations, ces diverses formes
de solidarité et de reconnaissance. Ce sont les hommes qui imposent, ou qui peuvent imposer,
ou encore qui doivent imposer aux systèmes une organisation ou un fonctionnement humain.
Mais ils ne le font qu’en tant qu’ils mettent en œuvre par leurs actions une logique supérieure,
qui est celle, précisément, des mouvements sociaux.
Nous pouvons maintenant résumer nos deux principales propositions.
1. Un mouvement social est un type particulier d’action consistant à lier du
particulier à du général, des préoccupations immédiates à des problèmes
sociétaux. L’action permet de passer d’un niveau micro à un niveau macro,
des acteurs aux systèmes.
2. Il existe trois représentations fondamentales de l’action : l’utilité, la norme,
la créativité, qui sont aussi trois manières de passer du particulier au général,
de l’acteur au système.
A partir de ces deux affirmations, nous pouvons représenter l’espace des théories des
mouvements sociaux selon qu’elles privilégient des niveaux micro ou macro et selon la
théorie de l’action développée.

Image de l’action humaine


Rationnelle/utilitaire Normative ou morale créative et conflictuelle
Macro 1 3 5

Micro 2 4 6
22

Six grandes approches émergent ainsi que l’on peut regrouper deux à deux.
1-2. Les approches qui conçoivent l’action en termes utilitaires et développent et
donnent la priorité à un niveau macrosociologique. La mobilisation des ressources ou la
théorie des opportunités politiques s’inscrivent dans ce cadre. Anthony Obershall, Charles
Tilly, Sydney Tarrow en sont les représentants. Elles sont le pendant macro des approches
micro qui se développent dans les mêmes termes : le modèle d’Olson ou celui de Coleman
s’inscrivent dans cette perspective.
3-4. Les approches qui conçoivent l’action en termes moraux et normatifs. Les
théories du comportement collectif, celle de la frustration relative s’inscrivent dans cette
logique. Au plan macro, elles perçoivent souvent l’action comme un effet de la crise des
institutions, de l’intégration ou du décalage culturel. La théorie du comportement collectif de
Smelser est certainement la plus aboutie, avec celle de Tedd Gurr sur la frustration relative.
Au plan micro, la théorie de la norme émergente de Killian et Turner est la plus influente.
5-6. Les approches qui conçoivent l’action en termes créatifs et conflictuels. Les
théories du conflit de classes et des nouveaux mouvements sociaux en sont la traduction sur
un plan macro sociologique. La théorie d’Alain Touraine ou celle d’Alberto Mellucci en sont
une des expressions les plus contemporaines. Enfin, sur un plan micro, les théories de
l’alignement des cadres et les modèles issus de l’interactionnisme s’inscrivent aussi dans cette
logique. La théorie de Randall Collins ou celles de David Snow ou de James Jasper en sont
des déclinaisons les plus connues.

4. Mouvements sociaux et conjonctures politiques


Comme tout autre domaine, la sociologie des mouvements sociaux possède des
fondements théoriques, bref elle repose sur une représentation de l’action. La théorie
l'ensemble des outils, vocabulaire et modèles qui autorisent l'explicitation logique d'une
certaine représentation de la vie sociale permettant de poser des questions et d'y apporter des
réponses sous formes d'hypothèses. Les mouvements sociaux observés par les sociologues
n'ont pas de sens en eux-mêmes. Ils prennent une signification quand ils sont rapportés à un
ensemble de conceptions plus générales, à une certaine vision de la vie sociale associée à une
conception de l’action. Mais dans le choix théorique auquel procède le sociologue, il existe
une part d’arbitraire. Il est largement conditionné par des considérations philosophiques,
23

morales ou politiques, mais aussi par les contextes historiques et sociaux dans lesquels
s’inscrit la réflexion.
Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a comparé les théories sociologiques à des
cartes de géographie. Comme un géographe utilise un certain nombre d'outils et de mesures
pour construire une carte qui lui permet d’offrir une représentation de l’espace, le sociologue
utilise les instruments de la sociologie pour appréhender un ensemble de faits observés et
organiser ces faits. Comme le géographe choisit une échelle et un point d'observation, le
sociologue le fait à partir du choix d'un point de vue. En fonction de l’échelle, il peut adopter
un point de vue « micro », très détaillé ou un point de vue « macro », plus global. Mais il peut
aussi dessiner sa carte d’une façon surplombante ou d’un point de vue plus horizontal, c’est à
dire « objectivement » ou « subjectivement », en perspective. Enfin, il peut la dessiner en
l’orientant d’une manière ou d’une autre : pensons par exemple, que les planisphères édités en
France sont totalement différents de ceux édités en Australie. Il s'agit pourtant de la même
planète. Il en est de même du champ d’étude des mouvements sociaux. Il est structuré par
certaines formes de représentations de la vie sociale qui sont associées à des conceptions de
l’action.
Toute étude des mouvements sociaux suppose donc toujours le choix d'un point
particulier d'observation. De ce point de vue, la sociologie lie ses analyses de l’action à des
situations historiques données. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur
société qu'ils en sont aussi des acteurs, en ce sens que leurs orientations morales et politiques
déterminent très largement à la fois leurs « théories » mais aussi leurs interprétations et leurs
prises de position, notamment dans le domaine des mouvements sociaux. De façon générale,
les sociologues sont à la fois dedans et dehors. Leurs théories sont à la fois sur et de la société.
Cette ambivalence est encore plus marquée dans le domaine particulier de l’étude des
mouvements sociaux, où les interprétations et les analyses sont aussi très largement tributaires
des choix politiques et philosophiques de sociologues. Ainsi, par exemple, s’il va de soi que le
mouvement ouvrier ou le mouvement des droits civiques ou encore le mouvement
altermondialiste sont facilement intégrés dans le vaste domaine des mouvements sociaux,
cette intégration pose plus de difficulté en ce qui concerne les mouvements fascistes, les
mouvements anti-avortement ou certains mouvements religieux. Situés plutôt à gauche de
l’échiquier politique, les sociologues ont développé leurs analyses à partir d’un point de vue
qui les a amenés à exclure de leurs définitions tel ou tel mouvement, telle ou telle lutte.
Un bon exemple est fournit par les analyses du mouvement de décembre 1995 qui a vu
s’opposer violemment les sociologues d’extrême-gauche et « républicains » aux sociologues
24

de la gauche modernisatrice pro-européenne, à travers deux pétitions antagoniques. Une partie


des sociologues a vu dans la grève des cheminots pour la défense de leur système de retraite,
une vaste lutte de « défense de la civilisation », voire une forme de « résistance nationale »,
l’opposition d’un « modèle français » porté par les services publics à une entreprise de
dérégulation et d’affaiblissement de l’Etat au profit du « marché et du consommateur ». « Je
suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la
destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité
républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art et,
par-dessus tout, au travail11. » Une autre partie des sociologues y a vu une lutte plus limitée,
portée par une logique de défense des acquis, une forme de corporatisme, ( c'est-à-dire la
revendication d’avoir des droits et des avantages garantis par l’Etat ), au détriment des classes
les plus faibles, plus directement touchées par le chômage et la précarité. « Nous entendons
prendre nos responsabilités et nous engager à défendre des options qui visent à sauvegarder
un système qui garantisse à la fois la solidarité et la justice sociale » écrivent-ils dans une
pétition de soutien à la CFDT. « Dans sa crispation sur le territoire national, dans son appel
à l’exception française dont notre service public serait une des composantes essentielles, la
mobilisation emprunte les sentiers du repli identitaire, déjà explorés, en d’autres lieux
politiques, par d’autres forces12. » L’exemple de la grève de décembre 1995 est certainement
un des plus évidents13. Mais il est loin d’être le seul : Mai 68 fut l’objet d’âpres polémiques
entre sociologues quant à sa portée ou à sa nature : fallait-il y voir une brèche culturelle
renouvelant profondément une culture bourgeoise sclérosée comme le pensait Edgar Morin,
une forme renouvelée de luttes de classes ouvrant à de nouveaux mouvements sociaux comme
le proposait Alain Touraine ou plus modestement, un mouvement de « petits bourgeois »,
réagissant à la crise de l’université et à leur déclassement programmée à cause de la
dévalorisation des diplômes, comme l’analysaient Pierre Bourdieu ou Raymond Boudon dans
une logique de la frustration relative14 ?
Néanmoins, la sociologie des mouvements sociaux n’est pas pour autant de la pure
idéologie. Comme sociologie, elle prétend aussi avoir des fondements scientifiques pour deux
raisons : elle offre des critères de validation, c'est à dire des éléments qui permettent de

11 . Pierre Bourdieu, intervention prononcée le 12 décembre 1995, à la gare de Lyon.


12 . Pascal Perrineau et Michel Wieviorka, « De la nature du mouvement social », Le Monde, 20 décembre
1995.
13 . Il fut l’occasion de réactiver des lectures « staliniennes » des mouvements sociaux, comme celle proposée
par Stathis Kouvélakis, La France en Révolte, Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007.
14 . Alain Touraine, Le communisme utopique, Paris, Le Seuil, 1968, Pierre Bourdieu, Homo-Academicus, Paris,
Minuit, 1984, Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
25

confirmer ou d'infirmer les propositions par l'observation empirique ; elle prend en compte la
relation entre l'observateur (le sociologue) et la réalité observée (la vie sociale). Elle implique
une méthodologie particulière permettant l'investigation, la collection des faits et leur
interprétation dans le cadre fixé. La méthodologie est une façon de contrôler la relation du
sociologue à son objet. Mais en même temps, cette sociologie et les constructions qu’elle
propose n’est jamais totalement indépendante des contextes historiques, des orientations
politiques des sociologues et peut-être plus profondément encore, des mouvements sociaux
qu’elle étudie.
Les conjonctures historiques et les choix politiques pèsent fortement sur l’histoire de
la sociologie des mouvements sociaux. Pendant longtemps, l’étude des mouvements sociaux
fut incluse dans le domaine plus vaste du comportement collectif. Les mouvements sociaux
étaient considérés comme un cas parmi d’autres, avec les foules et les paniques par exemples,
de comportement collectif. Au-delà des différentes définitions, ces conceptions avaient en
commun une vue plutôt négative des mouvements sociaux : elles y voyaient des ferments de
désordre ou de déstabilisation de l’ordre social, des moments d’effondrement de l’intégration
et d’irruption des pulsions ou des frustrations. De fait, dans son élaboration la plus haute, celle
de Parsons, la théorie sociologique dominante, percevait les mouvements sociaux comme des
manifestations d’une forme ou un autre de crise du système social. Ils devaient de ce fait être
plus présents à la marge du système, portés par des individus ou des groupes à l’écart et peu
intégrés, menaçant l’ordre établi. Cette vision, longtemps dominante, et encore aujourd’hui
très présente dans les commentaires publics, a été construite après la seconde Guerre
mondiale par une génération de sociologues marqués par les années 30/40, c'est-à-dire des
mouvements extrémistes et totalitaires. Ce sont ces circonstances qui ont façonné leur vision
des mouvements, du danger qu’ils représentaient pour la démocratie et l’intégration sociale.
C’est aussi pourquoi, cette littérature a toujours montré une certaine hostilité aux mouvements
et à leurs participants. C’est aussi pourquoi, elle s’est intéressé prioritairement aux conditions
sociales de l’irruption des mouvements sociaux (ruptures, anomie, décalages,
massification…) d’un côté et aux effets psychosociaux de ces conditions de l’autre
(frustration, agression, violence).
Cette première période est aussi celle d’une sociologie du conflit, essentiellement
européenne, directement héritée de la conception marxiste de la lutte des classes. Elle est
fortement liée à la puissance des mouvements ouvriers et à l’action des syndicats et s’inscrit
souvent directement dans l’ensemble plus vaste constitué par la sociologie du travail. En
Grande-Bretagne, en Allemagne, en France ou en Italie, se développe ainsi une sociologie des
26

conflits et des mouvements sociaux qui s’oppose à la sociologie de l’intégration. Elle voit
dans les conflits, et notamment dans les conflits de classes, l’un des fondements essentiels du
fonctionnement de la démocratie, de la stabilité des sociétés mais aussi du changement social.
Alors que dans la perspective de l’intégration les mouvements sociaux sont vus de manière
négative, les sociologues du conflit, au contraire, les perçoivent de façon nettement plus
positive, du moins s’il s’agit de mouvements ouvriers ou populaires. Les sociologues
promoteurs de ces analyses ont très souvent été fortement liés aux syndicats et à la Gauche,
comme Marshall, Rex et Lockwood en Grande-Bretagne, Dahrendorf en Allemagne, Pizzorno
en Italie, Touraine, Naville et Mallet en France. Sur le plan politique, ils sont aussi marqués
par les mouvements des années 30/40, mais aussi par la violente répression du mouvement
ouvrier par les régimes communistes à l’Est de l’Europe, à Berlin, en Pologne ou en Hongrie.
Cette première période prend fin dans les années soixante aux Etats-Unis et en Europe.
Aux Etats-Unis, le Mouvement pour les Droits civiques et le mouvement étudiant démentent
brutalement les théories classiques : la contestation ne vient pas des marges du système, elle
vient du centre, des individus les mieux intégrés et dont le niveau de participation est déjà
élevé. De plus, la nouvelle génération de sociologues (les élèves de la précédente) est souvent
très liée aux activistes ou aux militants et manifeste une sympathie politique évidente pour les
mouvements sociaux. Ils ne voient plus dans les mouvements sociaux l’irruption de la
frustration ou la manifestation de la crise, mais une construction politique, une façon pour des
activistes de « mobiliser des ressources » pour créer de l’action et faire avancer des
revendications ou essayer d’accéder au système politique. Dès lors, ils conçoivent la
participation aux mouvements sociaux comme le résultat d’un processus de décision tout
aussi rationnel que toute autre conduite. Les questions qu’ils posent concernent les ressources
disponibles, les stratégies mises en œuvres par les élites ou les organisations, les opportunités
politiques. Plutôt que de se demander « pourquoi », ils considèrent que l’action collective est
en quelque sorte « normale » et qu’il faut expliquer « comment » elle est construite et par qui.
Du côté européen, l’irruption des mouvements sociaux des années soixante et
l’explosion de Mai 68 conduisent plutôt à élargir les questionnements et à ne plus se focaliser
prioritairement sur le mouvement ouvrier. Le thème des « nouveaux mouvements sociaux »
devient central : les sociologues insistent sur l’élargissement des revendications, qui
concernent de nombreux aspects de la vie sociale et sont portées par de nouveaux secteurs, et
surtout, sur les dimensions identitaires présentes dans ces mouvements, comme le mouvement
des femmes, le mouvement écologiste, le mouvement étudiant ou encore les mouvements
régionalistes. La participation aux mouvements sociaux met en cause plus directement que le
27

mouvement ouvrier la culture des sociétés occidentales, les demandes devenant de plus en
plus post-matérialistes. Les promoteurs de ces orientations sont aussi très liés à ce qui a été
appelé la « deuxième Gauche », née dans les années soixante de la lutte contre le colonialisme
et de l’apparition de nouveaux acteurs collectifs qu’elle a cherché à intégrer dans l’espace
politique.
Cette deuxième période, marquée par l’opposition et le débat entre « mobilisation des
ressources » et « nouveaux mouvements sociaux », prend fin dans les années 1980-1990. Aux
Etats-Unis, les sociologues tirent le bilan de l’échec des mouvements des années soixante et
observent une période de « reflux » des actions « globales », qui n’ont pas trouvé de
débouchés politiques. Le balancier part dans l’autre sens comme l’observe Jo Freeman : sous
l’influence des théories des nouveaux mouvements sociaux, les questions du « sens » des
actions et des mobilisations refont surface. Les thèmes idéologiques et culturels sont mis en
avant pour expliquer « pourquoi » les individus s’engagent et pour montrer à la fois comment
sont définis les objectifs et les stratégies des mouvements sociaux. A la différence de la
première période, ces questions ne sont pas envisagées négativement, mais positivement. La
participation aux mouvements sociaux et les dimensions « culturelles » sont perçues comme
des façons de mettre en cause l’ordre social dans toutes ses dimensions, du gouvernement aux
relations interpersonnelles en passant par les organisations. D’une certaine façon, une
« jonction » s’opère avec les préoccupations européennes. Du côté européen aussi, le bilan de
l’échec et de la disparition des « nouveaux mouvements sociaux » est tiré par la sociologie en
lien avec la disparition des perspectives politiques. Il est associé à une focalisation sur des
mouvements plus limités, souvent portés par des catégories marginalisées, chômeurs, sans-
papiers, sans-logements. Ils apparaissent comme les prototypes des nouvelles formes d’action
collective, fortement enracinés sur des catégories particulières et limitées. Des deux côtés de
l’Atlantique, ce sont les perspectives « globales » qui sont effacées, et une certaine unification
des perspectives s’opère à un niveau « micro » sociologique.
Ces trois périodes de l’histoire de la sociologie des mouvements sociaux doivent aussi
être perçue comme une complexification de ce champ particulier de la sociologie : les étapes
sont plus cumulatives que successives. En d’autres termes, si à chaque étape des problèmes
nouveaux sont posés et des orientations nouvelles sont développées, de nombreuses
publications s’inscrivent et continuent à se référer aux paradigmes élaborés précédemment.
De fait, par exemple, l’Association Internationale de Sociologie compte deux comités
« mouvements sociaux » qui s’ignorent et se concurrencent. Le comité dominant regroupe les
sociologues adeptes des théories de la mobilisation des ressources ou du processus politique.
28

Il est largement dominé par les Anglo-saxons. Il s’oppose à un autre comité, plus ancien, qui
regroupe les sociologues adeptes des théories des nouveaux mouvements sociaux et de la lutte
des classes. Ce dernier comité est plutôt constitué de sociologues européens et latino-
américains. L’opposition est aussi politique : les premiers sont considérés par les seconds
comme des sociologues développant des théories plutôt conservatrices, inspirés de Roberto
Michels, mettant l’accent sur le rôle des élites dans la construction des mouvements sociaux et
y voyant essentiellement le support de stratégies rationnelles et politiques.
Ce cours présentera un certain nombre d’approches des mouvements sociaux en
essayant de les inscrire dans les préoccupations à la fois scientifiques et politiques qui ont
présidé à leur élaboration. Nous essaierons, dans la mesure du possible de combiner ces
présentations avec l’analyse d’exemples concrets de mouvements sociaux afin d’en monter la
pertinence et les limites.
29

Première Partie
RUPTURES

Le 22 octobre 2009, une étudiante en première année d’une filière tourisme à


l’université privée Bandeirante, (UNIBAN) à Sao Bernado do Campo, près de Sao Paulo, doit
quitter l’établissement sous la protection d’agents de sécurité, de policiers et de quelques
amis, recouverte d’un imperméable blanc prêté par un enseignant. Elle est poursuivie,
harcelée et insultée par plusieurs centaines d’étudiants qui la traitent de « pute » (« Puta »),
essayent de l’agresser ou de photographier sous sa mini-jupe avec des téléphones cellulaires.
L’UNIBAN est une université qui n’a pas une grande réputation de qualité et qui accueille des
étudiants venant plutôt de classes populaires et de la périphérie de la ville de Sao Paulo, zone
plutôt conservatrice. Geisy Arruda, 20 ans, est arrivée ce jour là vêtue d’une minijupe rose
pour assister à ses cours. Elle a été photographiée, puis finalement poursuivie et injuriée avant
de trouver refuge dans une salle et d’être raccompagnée par la police 15. Quelques jours plus
tard, le 6 novembre, l’université décide de l’expulser au motif qu’elle a montré un « manque
de respect flagrant des principes éthiques, de la dignité académique et de la moralité ». La
direction de l’université s’en justifie dans une publicité publiée dans les journaux, sous le titre
de « responsabilité éducative ». Son directeur d’ailleurs insiste et reproche à l’étudiante ses
« attitudes suggestives » et non pas la minijupe (qui n’est pas si mini que cela) mais « sa façon
de la porter, de parler de se déhancher »). L’affaire prend la tournure d’un scandale national.
Les médias s’en mêlent, publient des reportages, la jeune fille est invitée à témoigner, les
vidéos de l’émeute sont mises en ligne. Des manifestations de soutien à la jeune femme sont
organisées : à l’université de Brasilia, 150 jeunes hommes et femmes défilent torse nus,
certains totalement nus, afin d’exprimer leur solidarité et de protester contre les décisions de
UNIBAN16. Le gouvernement ouvre une enquête et demande à l’université de revenir sur sa
décision. Le 9 novembre l’étudiante est finalement réintégrée. L’année suivante elle gagne un
procès contre l’université et obtient des dommages et intérêts. Devenue instantanément
célèbre, elle procède à une série d’opérations de chirurgie esthétique, puis elle s’engage dans
une carrière de starlette.

15
. (Vous pouvez voir la vidéo de l’émeute sur le lien suivant : http://tvig.ig.com.br/180444/estudante-causa-
tumulto-por-usar-minissaia.htm).
16
. Voir le reportage du Monde Magazine, 21 novembre 2009.
30

L’affaire présente l’avantage de nous montrer deux types d’action collective. L’un
ressemble à un mouvement de foule spontané, l’autre à des protestations contre des décisions
injustes. L’un semble totalement irrationnel alors que l’autre est évidemment rationnel. L’un
met en jeu une forme d’ordre social et sexuel, peut-être une morale, l’autre est aussi une
protestation morale au nom des droits de la personne et de la liberté. Le premier semble lié à
une forme de rupture : soit la rupture de l’ordre sexuel et moral que les manifestants cherchent
à rétablir, soit à l’inverse, rupture de l’ordre moral, de l’interdit, qui engendre la libération des
pulsions sexuelles. Le second semble lié plutôt à une construction consciente : appel aux
valeurs démocratiques et utilisation du scandale ou des symboles dans une stratégie de
protestation morale. Ces contrastes entre ces deux types d’action collective amènent à poser
au moins deux questions : a-t-on affaire à la même réalité, autrement dit, ces comportements
appartiennent-ils au même ensemble ? Si nous donnons une réponse positive à cette question,
quel est le point de vue que nous devons adopter : analyser et juger les mouvements sociaux
dans les catégories qui semblent adaptées au premier type de comportement, ou, au contraire,
à partir de celles qui semblent convenir au second type ? De fait, dans cette partie, nous allons
nous concentrer sur les analyses qui mettent en avant les dimensions de ruptures, de l’ordre
social, moral, politique, pour expliquer les mouvements sociaux.
Tumulte, émeute ou mouvement de foule, comment comprendre le premier
comportement collectif : expression de frustration sociale et sexuelle, volonté de rétablir une
norme transgressée, manifestation de pulsions non contrôlées ? L’événement est spectaculaire
et quelque peu incompréhensible dans un pays comme le Brésil et dans une population
étudiante. Il évoque aussi l’image des chasses aux sorcières, des viols collectifs, bref, la façon
dont des affirmations communautaires et traditionnelles accusent les femmes, leur
émancipation et leur sexualité « débridée », d’affaiblir l’ordre social et la cohésion du groupe.
De ce point de vue, un parallèle peut être fait avec l’histoire du lynchage, après la guerre de
Sécession américaine, pendant la période de reconstruction. La carte des lynchages et leur
histoire associent très étroitement des communautés traditionnelles conservatrices qui se
sentent menacées par l’émancipation des Noirs et la question de la sexualité. Dans ce genre
d’événement, les participants sont hors d’eux-mêmes, comme si ce qu’ils se font
collectivement dans le tumulte ou le groupe ferait l’objet de leur condamnation morale
individuelle. Le comportement général semble totalement irrationnel : le groupe obéit à des
pulsions incontrôlées, à une forme d’inconscient, bref, à une logique qui excède très
largement la recherche d’intérêt, faisant sauter les barrières de la « civilisation » et des normes
habituelles du comportement. Au-delà, l’individu semble lui aussi agir dans une sorte d’état
31

second, comme s’il ne se rendait pas compte de ce qu’il fait ou des conséquences réelles de
ses actes.
Ces thèmes ont été au cœur des premières interrogations sur l’action collective et au
point de départ des réflexions sur le comportement collectif. Ils associent les mouvements
sociaux et les diverses formes d’action collective à l’idée d’une rupture, rupture de l’ordre
social, de l’équilibre psychologique, de l’unité culturelle. Ils ont aussi servi à disqualifier les
mouvements sociaux, à les enfermer dans une sorte de violence spontanée et incontrôlée,
l’irruption de formes primitives, pré-civilisées de conduite, que la société devait évidemment
éviter et réduire mais que les diverses formes de ruptures laissaient resurgir. Toute une
sociologie des mouvements sociaux a été construite à partir de ces prémisses. Elle est souvent
bien plus élaborée, complexe et nuancée que la caricature construite par les critiques portées
dans les années soixante-dix.
32

Manifestations d’étudiants en faveur de Geisey Arruda,


Brasilia, novembre 2009

Chapitre 1. Frustrations
Pour expliquer le comportement des étudiants poursuivant et invectivant une jeune
femme trop court vêtue, le raisonnement qui semble le plus évident fait intervenir l’idée de la
frustration qui débouche sur une forme particulière d’action collective, ici une sorte d’émeute.
On peut voir dans ces conduites un mélange de frustration sexuelle et de frustration sociale
qui débouche sur une forme particulière d’action collective, ici une sorte d’émeute. Celle-ci
évoque d’ailleurs celle du Caire, le 23 octobre 2006. Lors de la fête de l’Aïd, n’ayant pu
entrer dans un cinéma célèbre de la ville, Le Métro, des centaines de jeunes hommes ont
poursuivi, molesté et tripoté toutes les femmes qui passaient à leur portée pendant plusieurs
heures. « Malek Mustafa était au café avec un groupe de blogueurs et de journalistes. Sur son
blog (http://www.malek-x.net,), il est un des premiers à rapporter les faits. "On nous a dit que
des jeunes, frustrés de ne pas avoir pu obtenir des places pour un film, avaient cassé le
guichet du cinéma Metro et s’étaient mis à agresser les femmes qui passaient." Malek et ses
amis, incrédules, partent vérifier. Alors que les rues ont commencé à se vider, ils croisent un
groupe d’au moins une cinquantaine d hommes, âgés de 10 à 40 ans, fondant sur une jeune
femme, lui palpant le corps et déchirant ses vêtements. "Y en a une autre ici !" crie la foule,
en se jetant sur une autre femme qui parvient, chemise déchiquetée, à s’échapper en
s’engouffrant dans un taxi. "C'est l’Aïd". Les témoignages sont unanimes : voilée ou tête nue,
33

accompagnée ou pas, jeune, adulte, vêtue de tenues moulantes ou cachée sous un ample
khimar sombre, chaque femme qui passe connait le même sort, encerclée par la meute, violée
par des mains brutales. Pendant que les plus vieux leur agrippent les seins, les plus jeunes se
jettent sous leurs robes, tâtant chaque centimètre carré de leurs corps. Les femmes hurlent.
La horde s’acharne. Les badauds regardent, ceux qui tentent d’intervenir prennent des coups
Des commerçants de cette artère marchande parviennent, à coups de ceinturon, à faire
reculer des agresseurs, et mettent quelques filles traumatisées à l’abri derrière les grilles
baissées de leurs magasins. Quelques rares gardes de sécurité, en faction près d’un centre
commercial voisin, tentent d’agir. Mais la police, d’ordinaire prompte à réprimer tout
mouvement de foule, s’abstient d’intervenir. Malek s’entend répondre, d’un ton désabusé
"C'est l’Aïd"17. » La plupart des commentateurs et des observateurs voient dans de tels
comportements des formes d’agression répondant à une forte frustration. A partir d’un certain
degré, la frustration engendrerait un passage à l’action, plus ou moins violent, destiné à la
réduire. La psychologie sociale a longuement exploré cette relation entre frustration et
agression : « l’agression est toujours le résultat de la frustration » écrivait John Dollard en
193918. Elle a défini la frustration comme le blocage d’une action en cours, action visant un
but anticipé et non comme la réaction émotionnelle à ce blocage. En ce sens, la frustration est
dépendante des anticipations du sujet plus que de l’intensité ou de la durée de la privation. La
frustration est relative. La contrepartie sociale de cette observation est que les groupes les plus
pauvres qui n’ont jamais pensé avoir une Ferrari ou une montre Rolex, n’ont pas le sentiment
d’avoir raté leur vie et ne sont pas frustrés : ils n’ont pas été privés de ces objets. Par contre,
ils seront frustrés s’ils espèrent les obtenir. Et s’ils pensent les obtenir et ont déjà anticipé la
satisfaction qu’ils pourraient leur procurer, alors, ils seront fortement frustrés. « Les privations
en elles-mêmes produisent moins de violence que l’anéantissement des espoirs19. » Cela
signifie aussi que quelques soient les compensations ou les détournements offerts, il est peu
probable que la frustration diminue. Certaines personnes peuvent éprouver une satisfaction à
s’en prendre à un bouc émissaire, mais cela ne signifie pas que leurs tendances agressives
auront été diminuées. Ainsi par exemple, les pogroms fomentés par la police tsariste n’ont
guère empêché l’éclatement de la Révolution russe. Les attaques contre les groupes
minoritaires n’ont jamais fait diminuer l’hostilité à un gouvernement. Au contraire, comme

17
. Claude Guibal, « Chasse aux femmes en Egypte » Libération, 1er décembre 2006.
18
. John Dollard et al., Frustration and Agression, New Haven, Yale University Press, 1939. p.3.
19
. Leonard Berkowitz, « The Study of Urban Violence : Some Implications of Laboratory Studies of Frustration
and Agression. » in: Louis Masotti and Don Bowen, Riots and Rebellion. Civil Violence in the Urban
Community, Beverly Hills, Sage, 1968.
34

l’ont montré les psychosociologues, l’agression peut engendrer plus d’agression : dans les
émeutes, les destructions, les pillages et les violences initiales semblent engendrer encore plus
de violence.

1. La logique de la frustration relative20


Tocqueville fut certainement un des premiers à développer cette idée. En effet, il a
fortement lié l’évolution démocratique des sociétés modernes, évolution vers ce qu’il nomme
l’égalité des conditions et l’augmentation du « ressentiment », et même s’il n’emploi pas le
mot, de la frustration. Il applique son raisonnement d’abord à l’analyse de la ségrégation
raciale dans le nord des Etats-Unis. Le point de départ de ses observations est la profonde
différence des situations faites aux noirs américains dans le Sud et dans le Nord du pays.
Alors qu’au Nord, les noirs bénéficient d’une égalité de droit et de liberté, ils sont tenus à
l’écart par les blancs. « Le nègre est libre, écrit Tocqueville, mais il ne peut partager ni les
droits, ni les plaisirs, ni les travaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il est
déclaré l’égal ; il ne saurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie, ni dans la
mort21. » La discrimination, la ségrégation et les préjugés raciaux sont forts dans le Nord alors
que l’esclavage n’y existe pas. A l’inverse, dans les Etats du Sud, les noirs sont tenus en
esclavage et soumis à des règles sévères. Mais ils sont mêlés, « jusqu’à un certain point » avec
les blancs et partagent leurs travaux et leurs plaisirs. Tocqueville nous donne une explication
de ce paradoxe : « Au Nord, le blanc n’aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le
séparer de la race avilie et il s’éloigne du nègre avec d’autant plus de soin qu’il craint de se
confondre un jour avec lui. » Fort de cette analyse, Tocqueville prévoit des troubles graves
dans le Sud quand l’esclavage sera aboli (ce qu’il considère comme inéluctable). Alors s’y
développera « la répugnance que la population blanche y éprouve pour les noirs. » et donc le
racisme et la violence collective. Profondément hostile à une institution condamnée par
l’expansion de la démocratie, Tocqueville n’en perçoit pas moins les dangers de son abolition.
La logique de cette analyse se retrouve dans son étude de la Révolution française.
Mais ici, l’égalisation des conditions n’amène pas seulement la discrimination et la
ségrégation, elle provoque le ressentiment des classes inférieures et explique le passage à
l’action. Tocqueville constate que la France est le pays où les conditions de vie se sont le plus
égalisées au cours des siècles qui ont précédé la Révolution. La bourgeoisie s’est

20
. Voir : Raymond Boudon, « La logique de la frustration relative », in : Effets pervers et ordre social, Paris,
PUF, 1977.
21
. Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, T1, Paris, Flammarion, 1981, p.457.
35

considérablement rapprochée de la noblesse, de même que le peuple des villes s’est rapproché
de la bourgeoisie. Plus les hommes sont semblables, plus les classes tendent à chercher à se
différencier et à s’isoler des groupes sociaux qui leurs sont inférieurs. C’est particulièrement
le cas pour la noblesse qui, privée de son rôle historique, s’enferme dans ses privilèges. « Plus
cette noblesse cesse d’être une aristocratie, plus elle semble devenir une caste… Si le
bourgeois et le noble étaient plus semblables, ils étaient en même temps de plus en plus isolés
d’un de l’autre22. » Les mêmes rapports s’observent entre le peuple des villes et la
bourgeoisie dont la crainte principale est de « se voir confondre avec le peuple ». Au fur et à
mesure que l’égalité progresse, l’hostilité entre les classes augmente. Les privilèges
deviennent insupportables à ceux qui en sont privés, d’autant plus que les chances qu’ils ont
de franchir les barrières sociales sont importantes. Le bourgeois se montre encore plus hostile
à celui de ses pairs qui a été anobli : « Ces misérables prérogatives remplissaient d’envie ceux
qui en étaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux qui les possédaient. » A partir de ces
observations, Tocqueville explique que la Révolution n’est pas due à la misère, mais bien au
contraire, elle est un produit de l’égalisation des conditions et de l’amélioration des conditions
de vie collective. Simplement, ce qui était autrefois perçu comme inévitable, et que l’on
souffrait pour cette raison, devient intolérable quant cela devient ou paraît évitable.
Tocqueville en tire la conclusion suivante : « Ce n’est pas toujours en allant de mal en pis que
l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple qui avait supporté sans se
plaindre et comme s’ils ne les sentaient pas, les lois les plus accablantes, les rejette
violemment dès que le poids s’allège. Le régime qu’une révolution détruit vaut presque
toujours mieux que celui qui l’avait immédiatement précédé et l’expérience apprend que le
moment le plus dangereux pour un gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à
réformer. Il n’y a qu’un grand génie qui puisse sauver un prince qui entreprend de soulager
ses sujets après une oppression longue. Le mal qu’on souffrait patiemment comme inévitable
semble insupportable dès que l’on conçoit l’idée de s’y soustraire. »
Les idées de Tocqueville ont été confirmées par l’étude consacrée au problème noir
américain par Gunnar Myrdal après la seconde Guerre mondiale23. Myrdal montre que le
racisme, la discrimination et la ségrégation se sont développés après la guerre civile. Dans les
Etats du Sud, comme dans ceux du Nord, la liberté et l’égalité entre Blancs et Noirs a conduit
à leur séparation. Dans le Sud, la ségrégation légale et les préjugés raciaux s’expliquent par

22
. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 165 et 162.
23
. Gunnar Myrdal, An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy. New York, Harper &
Brothers Publishers, 1944.
36

l’importance d’une classe de blancs pauvres qui ne se sentent pas mieux considérés par les
riches que les noirs. De plus comme la situation des noirs s’améliore et que leurs conditions
de vie deviennent comparables, les pauvres du Sud se sentent menacés dans leur statut social.
La ségrégation permet alors au petit blanc d’éviter de rencontrer des noirs, en particulier des
noirs qui lui seraient supérieurs. Le racisme, dogme de l’infériorité des noirs, lui permet de
justifier une ségrégation contraire aux valeurs nationales d’égalité et à l’idéal démocratique
qu’il professe. Ainsi, le refus du mariage entre des femmes blanches et des hommes noirs
s’explique moins par une « répulsion naturelle » que par le fait qu’il est perçu comme
l’indication suprême de l’égalité. Comme l’avait prévu Tocqueville, la violence exercée à
l’encontre des noirs s’est bien développée pendant la période de Reconstruction, après
l’abolition de l’esclavage et la guerre civile. C’est le cas de cette forme extrême de violence et
d’action collective, le lynchage. Le lynchage, explique Myrdal, est un geste de défense des
petits blancs, surtout dans les petites communautés qui sentent leur statut menacé par les noirs
« qui ne restent pas à leur place ». Le lynchage procède plus d’un peur du progrès des noirs
que du crime : il exprime la crainte de perdre son emprise sur le monde, une peur plus ou
moins consciente de perdre son statut social. A un degré moindre, le « tumulte » de
l’UNIBAN rappelle évidemment ce type de comportement et semble justifier du même type
d’analyse.
James C. Davies a repris ces idées et les a appliquées aux émeutes et aux révolutions24.
Les révolutions américaines, françaises et russes ne sont pas survenues à cause d’une misère
prolongée et intense des populations. Elles ont éclaté quand une dépression sévère et soudaine
des conditions économiques a brisé brutalement les espoirs et les attentes de ces populations.
« Des révolutions risquent d’éclater lorsqu’une période de progrès matériel, tant économique
que social, est suivie d’une brève période de récession aiguë. » En pareil cas, explique
Davies, il se produit un phénomène particulier : la période ascendante a permis au peuple
d’espérer voir dans un avenir plus ou moins proche sa situation s’améliorer et donc ses
aspirations se réaliser. Il anticipe positivement sa situation future. La récession vient briser
cette anticipation positive et créée un divorce entre la situation réelle et la situation telle qu’on
l’anticipait. « Un sentiment d’anxiété et de frustration envahit les cœurs. » Pour Davies, peu
importe, que la situation économique ou sociale soit nettement meilleure que dans un passé
plus ou moins lointain. Celle-ci n’est pas vécue en fonction de ce passé par évaluée par

24
. James C. Davies, « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, XXVII, 1962, pp. 5-
19.
37

rapport aux anticipations et à leurs déception. Davies représente son raisonnement par une
courbe en J :

Davies insiste sur le fait que la misère et l’isolement ne prédisposent pas à l’action
collective, bien au contraire. Dans les cas extrêmes, ceux où la survie physique est mise en
jeu, famines, camps de concentration, l’individu a tendance à se replier sur lui-même et à se
concentrer sur le seul objet qui lui importe, sa propre survie. Dans les cas de misères moins
extrêmes, la capacité d’action reste très limitée et ne dépasse guère le niveau de la solidarité
locale. De fait, dans les zones rurales notamment, il n’a pas été observé d’émeutes ou de
mobilisations collectives dans les cas de forte misère. Il en est de même pour ce qui concerne
le chômage : les études menées dans les années trente, notamment celle classique de
Lazarsfeld montrent que le chômage constitue « un facteur puissant militant contre le
développement d’un sens communautaire et d’un consensus d’action politique concertée,
conditions nécessaires pour faire naître un état d’esprit révolutionnaire. » Davies ajoute la
conclusion suivante : « Un état d’indigence chronique, loin de faire des révolutionnaires, a
pour effet, au mieux, de développer chez l’individu ou la famille le sentiment de sa solitude, et
au pire de conduire à la résignation ou au muet désespoir. Placés devant l’alternative de
38

perdre ou leurs chaînes ou leur vie, les gens optent le plus souvent pour leurs chaînes ; c’est
un fait que Marx semble avoir négligé. » C’est au donc au moment où les « chaînes se
desserrent » et où la situation s’améliore quelque peu, que les individus se « trouvent en
situation de proto-rébellion », quand l’individu peut former des espérances et des espoirs. Dès
lors, la crainte de perdre ces avantages acquis engendre une certaine angoisse qui se
transforme en violente frustration si tout d’un coup ces avantages sont supprimés.
Un tel modèle suppose la mise en évidence d’une corrélation étroite entre les
évolutions économiques et sociales et les insurrections ou les révolutions. L’apparition d’une
courbe en J devrait logiquement signifier l’apparition de troubles sociaux ou de révoltes
destinées à libérer l’agressivité due au surcroit de frustration. Davies met en évidence une
telle corrélation dans la révolte menée par Thomas Dorr dans l’Etat de Rhode Island en 1841-
1842. Il y voit le premier des grands « désordres civils » qui ont frappé l’Amérique au
moment de la révolution industrielle. Dans ce petit Etat, au début du XIXème siècle,
l’industrie textile s’est implantée, offrant des emplois aux femmes et aux enfants des fermiers.
Dans les périodes fastes, les familles gagnaient ainsi deux ou trois fois ce qu’elles pouvaient
tirer de leur ferme. Mais quand les usines étaient en crise, il n’y avait plus assez d’argent pour
se nourrir. Du début du siècle jusqu’en 1835, le textile s’est fortement développé, d’abord à
un rythme élevé puis de manière plus lente, alimentant ainsi les espérances et les espoirs des
familles. Mais à partir de cette date, l’industrie entre en récession, récession très sévère entre
1835 et 1840, frustrant ainsi les attentes des familles. Pendant toute cette période, la question
du vote engendre une agitation quasi permanente. Selon une loi du XVIIème siècle, seuls les
propriétaires pouvaient voter, ce qui ne posait pas de problème dans un Etat agricole. Mais, à
la suite de la révolution industrielle, de plus en plus d’individus devenaient salariés et se
trouvaient de ce fait exclus du droit de vote. En 1790, 1811, 1818,1820, des tentatives avaient
été faites pour étendre le droit de vote mais avaient échoué. En 1841, les partisans du suffrage
universel tiennent une convention et décident que le droit de vote sera donné à tous les
hommes blancs majeurs. Leur action est condamnée par le gouvernement et la cour suprême
de l’Etat qui décident en outre que toute personne qui participera à des élections organisées
par les suffragistes sera passible d’un an de prison. En 1842, pourtant, les suffragistes
organisent leurs propres élections en parallèle aux élections officielles et élisent un avocat
Thomas Dorr comme gouverneur. Les suffragistes tentent de s’emparer des bâtiments publics
mais n’y parviennent pas. La loi martiale est décrétée. Le 17 mai les suffragistes s’attaquent à
l’Arsenal pour s’emparer de deux canons abandonnés depuis la guerre d’indépendance. Mais
quand ils se révèlent inutilisables, la rébellion prend fin. Pendant un mois encore, des
39

incidents violents éclatent. 500 personnes, essentiellement des ouvriers, sont arrêtées. Dorr
s’exile. Peu après, le gouvernement décide d’une autre convention et finalement accorde le
droit de vote, accédant aux revendications des partisans de Dorr. Pour Davies, les habitants de
l’Etat partageaient avec les Américains en général, une période de croissance des espérances.
Non seulement, ils espéraient plus de biens et de richesses, une amélioration de leur niveau de
vie, mais plus encore, ayant gagné la guerre d’indépendance, ils espéraient plus
d’autogouvernement et de démocratie. Les aspirations économiques étaient largement
satisfaites par l’expansion du commerce international. Les aspirations politiques l’étaient par
les réformes électorales décidées dans la plupart des Etats. A Rhode Island, ces attentes, (plus
des biens, plus d’égalité, plus de démocratie), ont été brutalement mises en cause par la
dépression économique et le blocage gouvernemental. Le choix de la répression fait par le
gouvernement a suffit pour « rompre l’équilibre politique et constitutionnel qui dans une
société stable a la souplesse et la résilience nécessaire à l’absorption des tensions sociales. »

Davies applique son modèle à la Révolution russe de 1917 ainsi qu’à la Révolution
égyptienne de 1952. Il établit dans chaque cas des courbes semblables, en forme de J, qui
semblent « prédire » plus ou moins l’irruption des troubles et des révolutions. Ainsi, la
Révolution américaine ou la révolution française semblent correspondre au modèle et
beaucoup d’autres cas. C’est le cas par exemple de la révolte des Ciompi, les travailleurs de la
laine, (le Tumulte des Ciompi) à Florence en 1378. Les Ciompi étaient des salariés,
travailleurs non qualifiés de la manufacture lainière, et formaient le noyau principal de ce que
l’on désignait sous le terme des « menus » (populo minuti par opposition au populo grassi). A
Florence, ils étaient des « inférieurs », au bas de la hiérarchie du travail, vivant dans de petites
maisons aux marges de la ville, n’accédant à aucune institution politique ou corporative de
reconnaissance sociale. Ils se révoltèrent brièvement en juillet 1320, établirent un pouvoir
éphémère entre le 22 juillet et le 31 août, avant d’être renversé par la réaction des autorités.
L’étude de l’évolution des prix et des salaires à Florence au XIVème siècle montre une courbe
40

en J. Au cours des deux décennies postérieures à la Grande Peste (1348), avec la chute
démographique et donc la rareté de la main d’œuvre, le niveau de vie des salariés a fortement
progressé, s’approchant de celui des classes moyennes. Les années soixante-dix du siècle sont
marquées par une stagnation et plus encore par une régression de ce niveau de vie sous l’effet
de la dévaluation de la monnaie, de l’augmentation des impôts et de la guerre. « C’est ainsi
que la révolte, au lieu d’être le fait de la génération de salariés des années quarante
(paupérisée et souvent indigente, aux prises avec la faim, la cherté des aliments de première
nécessité et avec la ravageuse épidémie de peste de 1348), avait été déclenchée par ceux que
le destin chronologique avait privilégié. Il était ainsi démontré que famine ne rime pas
toujours avec révolte, et que dans le cas précis cette dernière était concomitante à une
dégradation des conditions de vie, mais moins pire qu’auparavant25. » De façon générale,
pendant toute cette période de la fin du XIVe siècle, qualifiée « d’années révolutionnaires »
par Michel Mollat, les révoltes paysannes dans les campagnes ou celles des travailleurs dans
les villes, semblent trouver une explication dans les variations des cycles économiques et
démographiques producteurs de frustration relative.
Parmi les mouvements récents, les révolutions tunisiennes ou égyptiennes peuvent
aussi relever de ce type de processus. La frustration relative des jeunes et en particulier des
jeunes diplômés est un facteur qui semble déterminant, dans la mesure où ils ont été le fer de
lance de la contestation. En Tunisie, 60000 jeunes diplômés arrivent sur le marché du travail
chaque année alors que le chômage est déjà très élevé : 21,1% des diplômés sont au chômage
alors que ce taux est de 13,3% pour l’ensemble de la population. De fait, cette population se
trouve dans une situation marquée par un décalage profond entre ses aspirations et ses espoirs
nées d’un investissement important dans l’éducation et la réalité sociale à laquelle elle doit
faire face26.

2. La frustration relative comme déclinaison de l’anomie.


Le raisonnement de Davies reste relativement simple et direct. Il est destiné à
expliquer soit la participation aux mouvements collectifs, soit leur irruption. La notion de
privation relative ou de frustration est empruntée à la psychologie sociale et à la sociologie

25
. Alessandro Stella, La révolte des Ciompi, les hommes, les lieux, le travail. Paris, Editions de l’Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993, p.23. Charles de la Roncière, Prix et salaires à Florence au XIVème
siècle (1280-1380), Rome, Ecole Française de Rome, 1982. Michel Mollat, Philippe Wolff, Ongles bleus,
Jacques et Ciompi. Les révolutions populaires en Europe aux XIVème et XVème siècles, Paris, Calmann-Lévy,
1970.
26
. Laurent Jeanpierre, « Points d’inflexion des révoltes arabes », Les Temps Modernes, n°664, mai-juillet 2011.
41

qui l’ont élaborée après la seconde guerre mondiale pour lui donner une portée plus générale
et la complexifier afin d’augmenter son pouvoir explicatif dans le domaine des mouvements
sociaux.
La notion de privation relative est généralement attribuée à Samuel Stouffer (1900-
1960). Elle apparaît dans sa monumentale (4 tomes) et très célèbre étude sur les soldats
américains pendant et après la seconde guerre mondiale27 Sans être formellement définie, elle
est présentée dès l’introduction de l’ouvrage et sert à expliquer de nombreux paradoxes des
comportements. Stouffer y étudie notamment les opinions et les attentes des soldats
américains. Il met en évidence l’importance du niveau des attentes et de la privation dans
l’explication des attitudes et des comportements. Il explique ainsi des résultats paradoxaux. Il
en est ainsi du rôle des promotions. Les promotions jouent un rôle important dans la vie des
soldats. Les hommes promus ont un meilleur moral en général. Leur bonne fortune se traduit
aussi par une bonne opinion de l’armée. Mais, les différentes unités de l’armée diffèrent
fortement en fonction des chances de promotions qu’elles offrent. Il est beaucoup facile d’être
promu dans l’armée de l’air que dans la police militaire par exemple. De plus, les chances de
promotions dépendent aussi du niveau d’éducation des individus. Ceux qui ont un niveau
d’éducation élevé ont beaucoup plus de chances que les autres. Le paradoxe que Stouffer
observe est que plus les chances objectives de promotions sont grandes, plus le niveau de
satisfaction subjective des soldats est bas. La proportion d’homme affirmant qu’un soldat a de
bonnes chances d’être promu est plus élevée dans la police militaire que dans l’armée de l’air
et les hommes les plus éduqués présentent un mécontentement plus élevé que les moins
éduqués. L’explication que donne Stouffer est que quand un groupe de soldats a de bonnes
chances d’être promu, il se créé aussi parmi eux un haut niveau d’espoirs et d’attentes. Ces
attentes sont bien plus grandes que les promotions possibles. Et donc, plus les opportunités
réelles augmentent, plus grand est le mécontentement. De façon générale, un mode de
commandement fermé et autoritaire semble générer moins de mécontentement qu’un mode de
commandement démocratique.
Dans un long commentaire du travail de Stouffer, Robert Merton a à la fois défini,
précisé et surtout élargi la notion de frustration relative en l’intégrant à une théorie du groupe
de référence28. Merton souligne que du point de vue de la psychologie sociale, la dimension
importante est la nature relative de la frustration, et donc que la notion suppose un cadre de

27
. Samuel A Stouffer, et al, The American Soldier : Adjustment during Army Life. Princeton, Princeton
University Press, 1949. (Voir en particulier le chapitre 6, pp.230 et suiv.)
28
. Robert K Merton, Eléments de Théorie et de Méthode sociologiques, Paris, Plon, 1965. En particulier le
chapitre VII.
42

référence permettant de définir la situation. Elle ne prend donc sa véritable signification que
dans la logique des groupes d’appartenance et des groupes de références, dans la logique
d’une sociologie de l’intégration.
La notion de frustration relative est une déclinaison d’un raisonnement beaucoup plus
général portant sur la formation des conduites sociales et la nature de l’intégration. Les
conduites sociales y sont référées à des degrés d’intégration. La stabilité sociale et le bon
fonctionnement de la société supposent que les conduites individuelles s’ajustent aux
nécessités de l’ordre collectif. Il faut donc pour cela que les individus soient socialisés, c'est-
à-dire qu’ils aient intériorisées les normes et les valeurs collectives, la morale de la société.
Cette morale leur permet de contrôler leurs pulsions et leurs désirs et d’agir ainsi de façon
raisonnable, selon leur propre volonté, en accord avec les exigences de la vie sociale. Le
conformisme est signe d’une bonne intégration. En conséquence, comme l’ont montré Freud,
Elias ou Parsons, l’ordre social, la civilisation, supposent l’existence d’un certain degré de
frustration chez les individus et une capacité de maîtriser cette frustration, de la « sublimer »
ou de transformer la tension entre contraintes et pulsions en capacité d’action. Mais cet
équilibre est fragile. Il peut se rompre, soit parce que le contrôle social et l’ordre social ne
sont plus assez contraignant, soit, à l’inverse par ce même ordre social, pour une raison ou une
autre, impose des contraintes faisant augmenter trop fortement le niveau de frustration.
Dans ce raisonnement général, les mouvements sociaux, comme la délinquance ou les
conduites d’innovation, s’expliquent par une « rupture » du système d’intégration, un
dysfonctionnement particulier. Merton analyse ainsi la permanence de conduites déviantes
dans des sociétés modernes et riches normalement organisées pour les réduire. Robert Merton
explique la déviance par l'anomie : « Les conduites déviantes doivent être comprises
sociologiquement comme le symptôme de la dissociation entre les normes culturelles
prescrites et les moyens socialement définis pour les atteindre. » En Amérique, la valeur
dominante est le succès. Le rêve de l'égalité des chances pour tous est solidement implanté
dans toutes les couches de la population, et avec lui l'idée que le succès viendra à ceux qui le
voudront vraiment. Ce mythe encourage les individus dépourvus d'éducation, d'argent et
d'influence à espérer la réussite malgré tout. Il faut comprendre aussi que l'adhésion au mythe
et à la valeur du succès est synonyme d'une pleine participation à la vie américaine. Elle
définit une grande part de l'identité nationale. L'échec, c'est cesser d'essayer, c'est admettre la
défaite. Et admettre la défaite c'est confesser sa propre incapacité car l'échec ne peut être dû à
l'absence de possibilité de promotion. Il ne peut, dans ces circonstances que résulter d'un
manque personnel de capacités ou d'ambitions ou d'une déficience personnelle. Et renoncer et
43

admettre la défaite, c'est ne pas être un véritable Américain. Les moyens légitimes pour
parvenir sont donc l'autodiscipline et le travail. Or la réalité sociale est toute différente du
mythe : les individus des classes inférieures vivent dans un monde ou les chances sont très
limitées. La sociologie des années cinquante aux Etats-Unis a montré dans des études célèbres
que la probabilité réelle de promotion sociale est très réduite pour les classes inférieures
malgré les représentations sociales. Dans cette situation, la pression sociale sur les individus
est très forte : beaucoup vont employer des moyens illégaux et enfreindre les normes pour
réaliser malgré tout cette valeur du succès matériel et, surtout, pour ne pas être déconsidérés
aux yeux des autres et d’eux-mêmes. Ils choisiront ainsi une conduite déviante afin de
résoudre le dilemme. Le crime et la déviance sont des réponses normales à la contradiction
entre l'expérience vécue et les valeurs, entre les inégalités sociales et le mythe américain. Ils
sont donc une fonction de l’intégration sociale.
La théorie de Merton a eu une extraordinaire influence sur l'étude des conduites
délinquantes. Son essai, « structure sociale, anomie et déviance » a été la théorie dominante
dans le champ de la sociologie de la déviance pendant très longtemps, jusqu'à la fin des
années soixante. L'explication de Merton et de ses successeurs est la formalisation d'une idée
centrale de la sociologie américaine dans sa grande tradition fonctionnaliste. Elle est au cœur
des études sur le monde ouvrier et de la sociologie industrielle, comme elle fut au cœur de la
sociologie de l'éducation et particulièrement du monde étudiant. On la retrouve aussi dans la
sociologie du racisme et des conflits entre Blancs et Noirs. A travers la notion de frustration
relative, elle fut aussi au cœur de la sociologie des mouvements sociaux. Elle fournit à cette
sociologie sa principale explication de la persistance des conflits et des tensions, en même
temps qu'elle lui offre sa principale dimension critique : plus l'individu est au bas de l'échelle
sociale, plus il vit une contradiction entre sa condition et les valeurs de la société, entre sa
réalité et ce que la société lui promet. Au fond, la société n'est pas ce qu'elle prétend être et en
fait payer le prix aux plus faibles. On peut noter que ce thème au centre de nombre de romans
américains, par exemple, Martin Eden de Jack London. Le cinéma américain a lui aussi
longtemps alimenté le mythe : celui de l’homme seul et démuni, qui, parce qu’il est
courageux, malin, mais surtout tenace, parvient au succès et se fait reconnaître. Mais il a tout
autant fournit des attaques acerbes de ce mythe, donnant de nombreuses illustrations de cette
critique sociale. On peut penser au film classique d’Arthur Penn, « Bonnie and Clyde » (1967)
pour une version tragique.
L’intégration parfaite, comme correspondance entre les valeurs et les moyens, est donc
plutôt exceptionnelle. Ce n'est pas la règle. Merton se réfère avec nostalgie à ces
44

« circonstances heureuses » dans lesquelles les obligations morales et l'intérêt coïncident. Au


contraire, le plus souvent, dans nos sociétés, nous avons affaire à la disjonction entre les
aspirations culturellement définies et les moyens structurés socialement pour les réaliser. Ce
n'est ni un conflit culturel, ni un conflit social, mais une contradiction entre les normes et les
chances dont chacun dispose qui engendre l'anomie. La frustration relative en est une
conséquence. Plus les individus sont intégrés, plus les inégalités et le manque de ressources
deviennent insupportables. L'explication des révolutions ou des mouvements sociaux est à
chercher dans le décalage qui se produit entre ce que les gens désirent à la suite d'une longue
période pendant laquelle leurs intérêts sont venus renforcer leurs obligations morales et ce
qu'ils ont réellement à la suite de la récession. Il se produit alors une situation d'anomie
caractérisée par un brusque écart entre les normes et les chances, décalage qui engendre une
très forte frustration.
A partir de ces réflexions sur les problèmes de la persistance de la criminalité et des
conflits dans une société riche et rationnelle, Merton a considéré que dans la réalité, la
correspondance entre les valeurs et les normes n'étaient jamais ni donnée ni assurée. Pour lui,
la structure sociale n’a pas d’unité même si elle n’est pas rompue. Dès lors, il est possible de
distinguer les conduites sociales en fonction de leurs rapports distinctifs aux normes et aux
valeurs.

Modes d’adaptation Buts Moyens


I. Conformisme + +
II. Innovation + -
III. Ritualisme - +
IV. Evasion - -
V. Rébellion +/- +/-

Nous pouvons distinguer quatre types de conduites sociales, quatre formes


d’adaptation, conformisme, ritualisme, innovation et retrait. Parmi elles, la délinquance est
une forme d'innovation : le délinquant adhère aux valeurs de la société mais ne peut en
respecter les normes. L’action contestataire peut être analysée comme une forme
d’innovation, sur le même mode que la délinquance ou la déviance. Elle permet de parvenir à
des buts légitimes par des moyens non conventionnels. Cependant, Merton ajoute une
cinquième conduite, la rébellion, conduite qui est différente des autres, car elle n’est pas une
forme d’adaptation dans la mesure où les individus sont « étrangers aux buts et aux moyens
45

de la société où ils vivent ». Dans la rébellion, la frustration amène à rejeter les valeurs et les
institutions « autrefois reconnues » et à « transférer la légitimité » sur une autre structure
sociale. Ainsi, la criminalité, la violence ou les mouvements sociaux proviennent d'un
dysfonctionnement de la société. Il suffirait de donner les moyens aux gens de réaliser les
valeurs pour que la déviance ou que la violence politique diminuent. Dans ce modèle, les
individus demeurent libres : ils ont le choix. Certes les contraintes sociales pèsent sur eux,
mais elles ne les déterminent pas. Chacun d’entre-nous doit trouver ses propres solutions.
Mais ses solutions ne sont pas socialement arbitraires. Nos choix sont disponibles dans la
structure sociale, ils existent préalablement, et ils sont largement influencés par notre position.
La complexité de la vie sociale, son absence d’unité et ses contradictions sont aussi la garantie
de la liberté personnelle.
Du point de vue de la sociologie, ce raisonnement général a été décliné sur d’autres
plans, et a servi aussi de principe explicatif de l’engagement dans l’action collective. C’est
notamment le cas avec les analyses qui insistent sur les désajustements statutaires des
individus ou des groupes pour expliquer les mouvements sociaux. Dans les années 40, Pitirim
Sorokin (1889-1968) a mis en avant l’idée d’un lien entre les contradictions statutaires et les
comportements révolutionnaires29. Il souligne que les statuts sociaux sont composés de
multiples dimensions plus ou moins liées entre elles. Ces dimensions forment ce qu’il appelle
des strates affinitaires ou disaffinitaires. Celles qui sont affinitaires sont composées
d’individus qui adoptent les mêmes types de comportement ou de mentalité. Celles qui sont
disaffinitaires sont celles dont les liens sont contradictoires, comme les groupes qui occupent
des statuts professionnels élevés et des statuts ethniques bas ou inversement. Pour Sorokin, de
telles situations ne sont pas rares, elles sont au contraire très fréquentes. Pour lui, ces strates
sociales désaffinitaires ont tendances à se décomposer pour être remplacées par de nouvelles
strates sociales cohérentes. Pour lui, l’apparition de groupes désaffinitaires dans une société
est potentiellement révolutionnaire. La Révolution française est un bon exemple : la noblesse
était un groupe social puissant politiquement avec un faible pouvoir économique alors que le
tiers-état était devenu un groupe plus riche mais virtuellement impuissant sur le plan
politique. La Révolution Française a été la décomposition de ces deux strates désaffinitaires et
la création de nouvelles couches sociales affinitaires.
Dans les années cinquante, Gerhard Lenski (1924) a élaboré une théorie très influente
de la stratification et du statut social permettant d’expliquer les engagements sans faire

29
. Pitirim Sorokin, Society, Culture and Personality, New York, Harper & Brothers, 1947, pp. 289 et suiv.
46

intervenir de variable temporelle ou de changement social, à partir des notions de


cristallisation ou d’inconsistance du statut social30. S’inspirant de Weber, il insiste sur la
complexité des positions sociales occupées par les individus. Selon lui, « la structure des
groupes humains implique normalement de nombreuses dimensions verticales parallèles qui
sont habituellement imparfaitement corrélées les unes aux autres. Au lieu d’une position
simple dans une hiérarchie unidimensionnelle, il existe une série de positions dans une série
de dimensions verticales. La question qui se pose immédiatement est celle de leur
interrelation. » Pour Lenski, les positions occupées dans ces hiérarchies sont cohérentes,
congruentes, et le statut est en quelque sorte cristallisé, ou, au contraire, elles ne sont pas
cohérentes, et le statut est inconsistant. Par exemple, un individu d’un haut niveau d’éducation
occupant un poste de travail élevé et bien rémunéré aura un statut social consistant, alors
qu’un individu d’un haut niveau d’éducation occupant un poste de travail peu réputé et très
mal payé occupera un statut inconsistant. Dans une étude menée auprès de la population de
Detroit, Lenski montre que les individus occupant des statuts inconsistants, faiblement
cristallisés, n’ont pas les mêmes attitudes politiques que ceux qui occupent des statuts
cristallisés. Ceux qui ont un statut de niveau de cristallisation bas tendent à supporter le parti
Démocrate et à adopter des attitudes libérales inverses de ceux qui ont un statut cristallisé.
Lenski montre aussi que la nature des incongruences statutaires influe également sur les
attitudes. Par exemple, un statut « racial » et ethnique bas, combiné avec un haut salaire ou un
haut niveau d’éducation ou encore une position sociale élevée combinée avec un faible niveau
d’éducation.
Ces inconsistances statutaires ont une influence sur la propension à la contestation,
notamment les groupes qui réagissent aux expériences déplaisantes dues à la faible
cristallisation de leur statut. Par exemple, « le docteur noir, qui doit jouer des rôles très
disparates à cause de l’inconsistance de son statut, est susceptible d’être fréquemment soumis
à des expériences déplaisantes et frustrantes. La même chose est vraie de l’individu très
éduqué qui a un petit salaire ou du dirigeant d’entreprise qui n’a aucune éducation. » Les
personnes à statut social peu cristallisé réagiront à l’ordre social en essayant de le changer. Il
s’agit là d’un vivier de recrutement pour les leaders des mouvements révolutionnaires. Lenski
souligne que cette propension est particulièrement développée pour les personnes qui ont de
grandes difficultés à obtenir des formes de « récompenses » et de reconnaissance dans les

30
. Gehrard Lenski, “American Social Classes : Statistical Strata or Social Group”, American Journal of
Sociology, n°18, 1952. “A Status Crystallization: : A Non vertical Dimension of Social Status” American
Sociological Review, n°19, 1954. “Social Participation and Status Crystallization” American Sociological
Review, n°21, 1956.
47

interactions quotidiennes et qui sont souvent particulièrement conscientes de l’inconsistance


de leur statut. Ainsi, la rencontre entre le docteur noir (à statut racial faible) et son client
ouvrier blanc engendre chez l’un et chez l’autre frustration et agressivité au cours du procès
d’interaction si chacun à l’impression d’être traité par l’autre en fonction des dimensions les
plus basses de son statut. Or pour Lenski, dans la vie sociale c’est pratiquement toujours le
cas : l’individu souhaite être traité selon son statut le plus élevé alors que ses interlocuteurs
ont plutôt tendance à le considérer selon son statut le plus faible. Parmi les exemples de
leaders radicaux, il cite celui du dirigeant des droits civiques, W.E.B Dubois qui a souvent
amèrement constaté les contradictions entre son statut prescrit (la race) et son statut acquis
(éducation, position et classe). DuBois a organisé le Mouvement Niagara, cofondé la National
Association for the Advancement of Colored People, écrit de nombreuses analyses radicales
du l’inégalité raciale aux Etats-Unis, il a dirigé le Congrès Panafricain, rejoint le parti
socialiste, est devenu un membre du parti communiste en 1961. Finalement, il a quitté les
Etats-Unis et s’est imposé un exil au Ghana jusqu’à sa mort en 1963.
L’inconsistance statutaire prédispose ainsi au départ ou à l’engagement dans les
mouvements sociaux. Elle créé chez les personnes une tension interne qui génère une
propension à l’action collective ou à la contestation. Une analyse des comportements
individuels préalables à l’engagement dans l’action collective doit mettre en évidence des
signes « d’agitation » individuelle. Les personnes à statut inconsistant sont mal intégrées et le
montrent par leur mobilité géographique, leur insatisfaction au travail, leur pessimisme quant
aux possibilités de mobilité sociale etc.… Mais on peut aussi penser que la nature de
l’inconsistance statutaire joue un rôle différentiel31. Notamment les inconsistances
« négatives » (Statut racial élevé combiné à un faible statut occupationnel) devraient être plus
propices à l’engagement que les inconsistances « positives » (statut éducatif faible combiné à
un statut occupationnel élevé). On peut faire l’hypothèse que la combinaison entre haut statut
ethnique- bas statut éducatif sera plus favorable à l’action que la combinaison bas statut
ethnique-haut degré d’éducation. De manière générale, les enquêtes menées montrent que les
inconsistances statutaires « négatives » engendrent régulièrement des manifestations de
malaise individuel et sont propices à l’entrée dans l’action. L’explication tient aux normes
dominantes : celles-ci valorisent l’investissement personnel et affirment que cet
investissement apporte des récompenses. Dans le cas où l’investissement n’est pas rentable, la

31
. James A. Geschwender, “Status Inconstancy, Social Isolation, and Individual Unrest”, Social Forces, 46/4,
June 1968. - “Explorations in the Theory of Social Movements and Revolutions” Social Forces, 47/2, December
1968. - “Continuities in Theories of Status Consistency and Cognitive Dissonance”, Social Forces, n°46,
December 1967.
48

conséquence est la colère, la frustration et la propension à s’engager dans la contestation et les


mouvements sociaux. Selon d’autres normes, un haut statut social doit s’accompagner d’un
revenu élevé. Si ce revenu ne correspond pas à ce qui est attendu en fonction du statut social,
la même conséquence est observée. Au total, les inconstances statutaires « négatives » et
celles qui combinent une position occupationnelle élevée avec un bas revenu sont propices à
l’engagement collectif. C’est d’ailleurs ce type d’inconsistance qui a été à la base des
engagements dans les mouvements des années soixante, mouvements qui visaient à changer
radicalement la société. C’est aussi ce type de personnes qui s’est engagé dans les partis
socialistes, selon Roberto Michels.
La théorie de Lenski a eu et continue d’avoir une grande influence, notamment
aujourd’hui dans la pensée sociologique féministe qui met l’accent sur l’intersectionnalité ou
l’idée de matrice de domination32. Inconsistance statutaire et frustration relative sont les
principes explicatifs que Pierre Bourdieu a donnés du mouvement de Mai 6833. Dans le
langage qui lui est propre, Bourdieu propose « un modèle permettant de rendre compte des
effets sociaux qu’à produit le système d’enseignement, et dont le plus marquant est le
déclassement structurel, générateur d’une sorte de disposition collective à la révolte. » Pour
comprendre la crise de Mai 68, il faut partir de l’accroissement de la population scolarisée et
sa conséquence, c'est-à-dire la dévaluation des titres scolaires, celle-ci déterminant un
« déclassement généralisé, particulièrement intolérable pour les plus favorisés » auquel
s’ajoutent les transformations du système éducatif résultant des transformations de son public.
« L’accroissement de la population scolarisée et la dévaluation corrélative des titres
scolaires (ou des positions scolaires auxquelles ils donnent accès, comme le statut d’étudiant)
ont affecté l’ensemble d’une classe d’âge, ainsi constituée en génération sociale relativement
unifiée par cette expérience commune, déterminant un décalage structurel entre les
aspirations statutaires – inscrites dans des positions et des titres qui, en l’état antérieur du
système, offraient réellement des chances correspondantes – et les chances effectivement
assurées au moment considéré, par ces titres et ces positions34. » Ce décalage structurel est
cependant vécu de manière différentielle selon les classes sociales. Parmi les classes
dominantes, la détention d’un fort capital social permet à certains de le compenser mais
l’accroissement du nombre de ceux qui sont finalement rejetés les conduit à contester la
« légitimité de l’instrument de leur exclusion ». La « dévaluation » des diplômes se fait plus

32
. Voir le numéro récent de Sociological Theory : “Religion, Stratification, and Evolution in Human Societies:
Essays in Honor of Gerhard E. Lenski,” Vol. 22, No. 2, June, 2004.
33
. Pierre Bourdieu, Homo-Academicus, Paris, Les Editions de Minuit, 1984.
34
. Pierre Bourdieu, ibid, p.213.
49

durement sentir au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale. Mais pour les
mêmes raisons, la tolérance à cette dévaluation augmente aussi dans le même sens, dans la
mesure où les aspirations tendent à diminuer comme les chances objectives. Ainsi, l’ascension
du fils de paysan qui devient professeur de collège au moment où cette position est dévaluée
par l’inflation des diplômes n’est pas vécue de la même façon que le déclin vécu par le fils de
médecin qui devient étudiant en lettres ou éducateur. Cette variation entre attentes et chances
objectives explique que ce soit plutôt dans les catégories dominantes et dans les classes
moyennes ou chez les petits bourgeois que la mobilisation a été la plus forte.
A l’intérieur même du système scolaire, les variations de l’augmentation du nombre
d’étudiants déterminent largement la position occupée par telle ou telle filière dans la
hiérarchie universitaire. Ainsi, les Grandes Ecoles ou les facultés de médecine ont été
beaucoup moins affectées par l’accroissement du nombre d’étudiants. « Autrement dit, les
effets sociaux et scolaires de l’augmentation du public sont d’autant plus marqués dans une
institution scolaire que sa position dans la hiérarchie – et secondairement, le contenu de
l’enseignement proposé – la prédisposent davantage à servir de refuge à des étudiants qui,
dans l’état antérieur du système auraient été exclus ou se seraient eux-mêmes éliminés. A
quoi s’ajoute que les effets spécifiquement liés à la discordance entre les aspirations et les
chances objectives ne sont jamais aussi puissants que dans ces refuges de luxe que
représentant certaines des disciplines nouvelles, notamment la sociologie pour les garçons et,
à un moindre degré la psychologie pour les filles. » Ces mécanismes expliquent ainsi les
variations de la mobilisation scolaire : la distribution des « agents » appartenant à la
génération scolaire marquée par la dévaluation des titre scolaires, donc dotés d’aspirations
désajustées par rapport à leurs chances objectives, rend compte des réactions différentielles à
la crise dans l’espace social et scolaire. Plus un secteur universitaire concentrait de
« frustrés » et plus la mobilisation y a été forte. La crise de Mai 68 fut ainsi particulièrement
forte dans les secteurs scolaires et les domaines de l’espace social qui accueillaient les enfants
des classes dominantes déclassés et non reconnus par le système d’enseignement et elle a
rencontré un « écho » dans les classes moyennes et parfois populaires, chez ceux des jeunes
passés par l’enseignement général ayant éprouvés une forte déception dans leurs aspirations.
Pour Bourdieu, cette double crise explique que l’engagement des étudiants ou des
enseignants dans la contestation a été particulièrement fort dans les départements de
sociologie. Cette discipline nouvelle accueillait des étudiants originaires de la classe
dominante mais ayant connu une faible réussite scolaire, et dont marqués par un très fort
désajustement entre leurs aspirations sociales et la réalité de leur avenir. Elle accueillait aussi
50

des étudiants de classes moyennes qui n’avaient pas réussi à intégrer les filières nobles et qui
se trouvaient donc eux aussi désajustés quant à leurs aspirations, déçus dans leurs ambitions.
De plus comme il s’agissait d’une filière ayant connu un accroissement rapide du nombre
d’étudiants, elle a recruté un grand nombre d’enseignants subalternes très mal intégrés à
l’université et eux aussi marqués par le « ressentiment » du à leur accès « plus ou moins
inespéré » à une position universitaire et le maintien à l’intérieur de l’université d’une très
forte hiérarchie, générant une grande déception. Pierre Bourdieu conclut en généralisant son
analyse pour en faire un modèle applicable à de nombreuses situations : « Cette rupture de la
chaîne des identifications anticipées, fondées dans l’ordre des successions qu’elles tendent à
reproduire, est de nature à favoriser une sorte de sécession des agents, qui, exclus de la
course pour l’avenir jusque-là inscrit dans leur position, sont portés à mettre en question la
course elle-même. Et l’on peut sans doute reconnaître là une réalisation particulière d’un
modèle général des processus révolutionnaires : la rupture objective du cercle des espérances
et des chances conduit une fraction importante des moins dominés parmi les dominés (ici les
catégories intermédiaires d’enseignants, ailleurs les petits bourgeois) à sortir de la course,
c'est-à-dire d’une lutte de concurrence impliquant la reconnaissance du jeu et des enjeux
posés par les dominants, et à entrer dans une lutte que l’on peut dire révolutionnaire dans la
mesure où elle vise à instituer d’autres enjeux et à redéfinir ainsi plus ou moins complètement
le jeu et les atouts permettant d’y triompher. »
Quel que soit le vocabulaire utilisé, à chaque fois, la notion de frustration relative
s’inscrit dans une analyse des décalages du système social ou de la structure sociale, décalage
entre positions anticipées et positions réelles, entre aspirations et chances objectives. Ces
décalages se traduisent par des tensions plus ou moins fortes que les agents ou les acteurs
ressentent et qu’ils transforment en action. Celle-ci doit être conçue comme une forme
d’expression de la crise de l’intégration du système et vise à chaque fois, comme le précise ici
Pierre Bourdieu, la formation d’un nouvel équilibre, autrement dit, la réintégration du système
social.

3. Frustration relative, mouvements sociaux et violence politique.


La notion de privation relative a été appliquée à l’analyse de multiples mouvements
sociaux. Le plus souvent, chaque étude a apporté une contribution au raffinement de la notion
et à son explicitation. Ainsi, une étude sur les mouvements de fermiers dans les années
soixante aux Etats-Unis, a montré les variations de la frustration relative en fonction de la
51

nature des insatisfactions35. En 1962-1964 et 1967, un syndicat de fermiers, la National


Farmer Organization a organisé une série de « grèves » de la production laitière pour protester
contre les monopoles commerciaux. En 1967 notamment le retrait du lait s’est poursuivi
pendant une quinzaine de jours jusqu’à ce que le gouvernement fédéral ordonne et impose aux
fermiers de vendre leur lait à nouveau. L’organisation de tels boycotts s’accompagnaient de
pressions exercées contre les récalcitrants, parfois l’usage de la violence et presque toujours
un fort prosélytisme de la part des membres de l’organisation. Ils étaient donc perçus comme
des « radicaux » au sein de la communauté paysanne, des fermiers un peu marginaux.
Pourtant, le cumul de treize études diverses menées dans huit Etats différents du Midwest
entre 1962 et 1966 et portant sur 1200 membres du syndicat comparé aux 7500 paysans non
engagés, révèle un tout autre portrait de ces fermiers activistes. Comparés aux autres fermiers,
ceux-ci sont propriétaires de fermes plus productives et plus grandes, sont plus éduqués, sont
plus jeunes, sont plus ouverts à la technologie, sont autant intégrés dans le monde agricole que
les autres, ont eu plus fréquemment des expériences professionnelles autres, sont plus souvent
des partisans du parti démocrate et plus souvent aussi des catholiques. Surtout, ces militants
sont significativement moins satisfaits avec les prix payés pour leurs produits et avec leur
niveau de vie. Il s’agit d’un groupe pourtant plus avantagé économiquement et socialement
que les autres fermiers. De fait, cette plus forte insatisfaction accompagne aussi un plus haut
niveau d’aspirations, aspirations qui ont été forgées par la comparaison faite, avant d’être
fermiers, avec d’autres groupes de références. Il existe donc un plus haut degré de
« frustration relative » chez ces militants.
Il faut souligner que la nature de cette insatisfaction est aussi différente : les militants
n’attribuent pas leurs difficultés à leurs incapacités personnelles, manque de travail, de
ressources, de talents ou d’efforts. Ils ne perçoivent pas les problèmes qu’ils affrontent
comme le produit des conduites individuelles. Ils accusent le marché, l’organisation de la
distribution et les classes supérieures. Il s’agit pour eux d’un défaut du système ou de la
structure sociale : c’est pour cela qu’ils pensent qu’il faut changer le système et agir pour le
changer. Comme dans le raisonnement de Bourdieu, l’explication de l’engagement politique
et militant tient au rapport existant entre le niveau et la nature de la frustration relative. Les
personnes qui ont un très haut niveau d’aspirations ont une probabilité très basse de parvenir à
réaliser ces aspirations par des efforts individuels. Ils sont plus attirés par la croyance que leur
situation est due à un blocage structurel et donc plus en phase avec l’idéologie d’un

35
. Denton E Morrison and Allan D. Steeves, « Deprivation, Discontent, And Social Movement Participation :
Evidence on A Contemporary Farmers’ Movement, The NFO », Rural Sociology, Vol. 31/4, December 1967.
52

mouvement social. De fait, il ne faut pas voir la relation entre la frustration relative et la
probabilité de réalisation des attentes comme une relation linéaire. Au-delà d’un certain
niveau d’attentes et d’aspirations, la probabilité de les réaliser s’affaiblit et même devient
nulle. La frustration relative n’est pas simplement fonction de la simple distance entre
situation et aspiration mais plutôt de la perception de la capacité individuelle à parvenir à
réaliser les aspirations. A un certain degré d’aspirations, la probabilité de les réaliser par des
efforts individuels disparaît rendant d’autres solutions plus attractives, notamment celle de la
participation à un mouvement social.
Il reste que la notion de frustration relative, même élaborée et nuancée, n’explique pas
complètement le passage à l’action. Les mouvements sociaux ne surviennent pas dans le vide,
mais à l’intérieur de société particulière, dans des conditions non seulement économiques et
sociales, mais aussi politiques et institutionnelles particulières. Le sociologue américain Ted
Gurr a proposé un modèle plus complet de l’analyse en termes de frustration relative,
synthétisant en quelque sorte les différentes formes qu’elle peut prendre et la façon dont elles
s’inscrivent dans des cadres historiques, politiques et sociaux particuliers36. Marqué par les
émeutes urbaines aux Etats-Unis dans les années soixante, Gurr veut expliquer la violence
politique collective. Il cherche à isoler les facteurs qui génèrent un potentiel de violence
collective, puis ceux qui politisent ce potentiel et, enfin, ceux qui déterminent les formes et
l’amplitude que prend la violence. Son modèle est très complexe et raffiné. Mais, malgré tout,
il se ramène à un raisonnement assez simple : la cause première de la violence politique est le
développement du mécontentement, sa politisation, puis son actualisation dans une action
violente contre des acteurs ou des objets politiques37. Si la violence a pour fondement le
mécontentement, celui-ci trouve son origine dans la frustration relative.
Selon Gurr, la « frustration relative est une condition nécessaire aux troubles publics
de toutes sortes, et plus est intense la frustration relative, plus l’ampleur des troubles sera
élevée. Cette relation de base est aussi fondamentale à la compréhension des troubles sociaux
et politiques que la loi de la gravité l’est à la physique. La « privation relative » est un état
d’esprit qui peut être défini par l’écart entre d’un côté les attentes des gens en matière de
biens, de conditions de vie, attentes qu’ils peuvent légitimement former, et d’un autre côté,
leurs « values capabilities », c'est-à-dire ce qu’ils évaluent comme chances d’obtenir et de
garder ces biens et ces conditions de vie. » Il faut souligner ici, que ce qui est important est
d’abord ce que les gens pensent qu’ils méritent, pas seulement ce qu’ils espèrent ou veulent,

36
. Ted Gurr, Why Men Rebel, New Jersey, Princeton University Press, 1971.
37
. Ted Gurr, op. cit. pp. 12-13.
53

et ce qu’ils évaluent comme chances et non pas leurs chances réelles. Dans la mesure où les
individus vivent dans un univers de futur immédiat autant que de présent, les frustrations
anticipées peuvent être aussi importantes dans la privation relative que les frustrations réelles.
La privation relative est aussi dépendante de la perception de circonstances de menaces. Le
lien entre la privation relative et les troubles sociaux n’est pas de nature cognitive. Il est un
mécanisme psychosocial de frustration-agression. Quand nous échouons à obtenir quelque
chose nous nous sentons en colère et la meilleure façon de faire face à ce sentiment est
d’éliminer la source de la frustration. Pour Gurr, la relation frustration-agression est la source
première de la disposition à la violence. Il y voit une véritable loi sociologique : « les hommes
qui sont frustrés ont une disposition à la violence en proportion de l’intensité de leur
frustration38. » Gurr avance quatre propositions pour préciser le lien existant l’intensité de la
réponse émotionnelle à la perception de la privation et l’entrée dans l’action.
La première est que plus grand est l’écart perçu par les hommes entre ce qu’ils
voudraient atteindre et ce qui leur semble atteignable, plus grande est leur colère et par
conséquent leur disposition à l’agression. Cette variable peut évoluer en fonction de
l’augmentation des espérances tout aussi bien qu’en fonction de la diminution des capacités
perçues. C’est aussi l’explication d’un paradoxe souvent souligné : les gens se révoltent non
pas dans les périodes de grande misère, mais justement quand leur situation commence à
s’améliorer. Une petite amélioration accompagnée de promesses de plus d’amélioration
augmente fortement les attentes et si l’amélioration n’arrive pas comme prévu, la perception
des capacités s’effondre. C’est par exemple le cas des noirs américains dans les années
soixante. Leur situation s’est améliorée et leurs attentes ont augmenté. Mais il est probable
que cela a entraîné une augmentation plus rapide des attentes que des capacités perçues, et
donc la colère s’est accrue.
La seconde proposition a trait aux « chances » (opportunities) : les hommes qui ont le
sentiment d’avoir de nombreux chemins permettant d’atteindre leur but ont moins de chance
d’être en colère quand l’un d’eux est bloqué que ceux qui n’ont que très peu de choix. Par
exemple, les personnes éduquées sont plus de chances et de possibilités que ceux qui ne sont
pas éduqués. Les citadins en ont plus que les paysans. Ceux-ci font face à ce manque
d’opportunités par la migration vers les villes. Il en résulte aussi que ceux qui investissent leur
énergie dans ce qui leur apparaît comme une opportunité mais finissent par échouer tendent à
éprouver plus de colère et de ressentiment que ceux qui ne font rien et n’ont rien tenté. Selon

38
. Ted Gurr, Why Men Rebel, op. cit. p. 37.
54

Gurr, ce n’est pas tout à fait un hasard si Fidel Castro s’est rebellé après une courte carrière
politique conventionnelle achevée par l’annulation des élections. De même, Ho-Chi-Minh a
été formé pour entrer dans une bureaucratie dont les couches supérieures étaient fermées aux
Vietnamiens. La théorie suggère donc que l’expansion des opportunités est un bon moyen de
diminuer le mécontentement. De façon curieuse, Gurr n’envisage pas l’inverse qui est tout
aussi logique : l’absence totale d’opportunités est un tout aussi bon moyen de diminuer le
mécontentement.
La troisième proposition est que plus importante est l’intensité des attentes des
individus, plus importante sera leur colère quand ils rencontreront des obstacles inattendus ou
unes résistance croissante. Par exemple, pour expliquer les désordres urbains aux Etats-Unis
dans les années soixante, il est important d’observer que les aspirations et les attentes étaient
plus intenses parmi les jeunes, les Noirs du Nord et enfin les leaders, c'est-à-dire les groupes
sociaux qui ont le plus investi personnellement dans les tentatives d’échapper à la
discrimination. Ce sont de fait les groupes qui montrent le plus d’insatisfaction pendant cette
période quant au rythme de l’avancement des droits pour les Noirs. Stouffer avait observé des
tendances similaires dans l’armée américaine vingt ans auparavant : alors que les Noirs du
Sud et les Noirs les moins éduqués considéraient être traités normalement par l’Armée, les
Noirs du Nord et ceux qui étaient les plus éduqués, accoutumés à un meilleur traitement et
s’attendant à plus d’opportunités, manifestaient un grand mécontentement face à la même
situation. Une étude sur les émeutes de Buffalo en juin 1967 montre aussi que l’insatisfaction
était particulièrement élevée parmi les Noirs les plus éduqués. Elle tient notamment au fait
que cette population avait placé beaucoup d’espérance dans les programmes sociaux et
éducatifs. Or ces programmes ont eu pour effet d’augmenter les attentes sans pour autant
pouvoir apporter de satisfaction véritable. La tension s’en est trouvée accrue et avec elle la
possibilité même de l’explosion39.
La dernière proposition concerne le contrôle de la privation. Si les individus
considèrent que la privation est légitime, c'est-à-dire justifiée par les circonstances ou par les
nécessités d’un objectif supérieur, l’intensité et le niveau des attentes déclinent et par
conséquent la privation est acceptée avec moins de colère. Pour Gurr, ceci explique par
exemple, le fait que des individus peuvent se sacrifier au bénéfice d’une Révolution ou d’une
Nation. Ceci explique aussi pourquoi la plupart des Noirs américains, comme les Blancs,
acceptent de payer des impôts ou les risques du service militaire sans manifester de rébellion.

39
. Everett F. Cataldo, Richard M. Johnson, Lyman A. Kellstadt, “Social Strain and Urban Violence”, in : Louis
H. Masotti and Don R. Bowen, Civil Violence in the Urban Community, New York, Sage, 1968, pp. 285-297.
55

Ces quatre propositions définissent un ensemble de variables psycho-sociales qui


permettent de repérer quels sont les groupes les plus susceptibles d’entrer dans l’action ou de
s’engager dans la violence et pourquoi. Mais en même temps, si la frustration relative est une
condition nécessaire au passage à l’action, elle n’est pas une condition suffisante. Les formes
du contrôle social ou, au contraire, les facilités que peut offrir le système social jouent un rôle
fondamental. Ces conditions sociales et politiques (Invervening variables) interviennent
directement sur le passage à l’action, pour le faciliter ou au contraire le freiner, voire
l’empêcher. Gurr cherche notamment à expliquer les émeutes urbaines et raciales survenues
aux Etats-Unis dans les années soixante. Pourquoi y-t-il eu explosion pendant cette décade
alors que la ségrégation et la pauvreté sont présents depuis forts longtemps ? L’explication est
à chercher dans la combinaison de la frustration relative et de l’apparition de conditions
sociales facilitant le passage du mécontentement à la violence politique.
Gurr commence par comparer la situation sociale et politique de 114 pays. Il distingue
la frustration relative à « court terme », conjoncturelle, en fonction des fluctuations de
l’économie, de la « frustration relative » à « long terme », structurelle. Pendant les cinq
premières années de la décennie, seuls 10 pays n’ont connu aucun incident violent. 24 nations
ont connu des épisodes de véritable guerre civile. Les Etats-Unis se placent au 15ème rang
parmi les pays ayant connus des troubles plus ou moins violents, des manifestations aux
émeutes. Ils se placent au 42ème rang en ce qui concerne l’amplitude de ces incidents. Gurr fait
alors intervenir quatre variables : la légitimité du régime, son potentiel coercitif,
l’institutionnalisation et les facilités sociales. Si elle est haute, la légitimité du régime fait que
les habitants du pays auront un plus haut degré de tolérance à la frustration relative. De même,
si le potentiel répressif est très élevé, il est probable que les individus ne se lanceront pas dans
la violence politique. Cependant, la relation n’est pas aussi simple : l’observation montre que
certaines formes de coercition engendrent au contraire le passage à l’action. Il s’agit
notamment des formes de répression épisodiques. De même, l’institutionnalisation, la
présence de syndicats, de partis et d’organisations intermédiaires, offrent la possibilité de
réduire la frustration sans avoir recours à la violence ou à l’action non-conventionnelle. Les
individus choisiront des modes plus routiniers de contestation et d’expression. « La légitimité,
la coercition et l’institutionnalisation sont des variables sociales qui jouent sur la
minimalisation ou l’orientation des conséquences destructrices de la privation
relative. » Enfin, un grand nombre de conditions sociales peuvent avoir un effet inverse et
stimuler le recours à la violence : la présence d’organisations et de leaders révolutionnaires,
l’existence de refuges, l’assistance extérieure, la croyance en la légitimité de la violence.
56

Parmi ces éléments facilitateurs, on peut souligner aussi les traditions nationales de violence
politique plus ou moins fortes.
Gurr propose un modèle qui articule ces variables en mesurant leurs corrélations.
Parmi l’ensemble des cas qu’il étudie, seules trois variables apparaissent comme des causes
importantes des troubles : la privation sur le long terme, structurelle, l’histoire des luttes et des
troubles et la légitimité du système politique. Ces trois variables contrôlent ou médiatisent les
effets de toutes les autres. Notamment, l’institutionnalisation et la privation conjoncturelle
sont médiatisées par les autres. Si les forces répressives sont importantes et loyales, si peu de
conditions « facilitantes » sont présentes, la privation conjoncturelle n’engendrera pas de
violence. Si ces conditions sont différentes, alors même une privation peu importante peu
engendrer des troubles. Aux Etats-Unis, dans les années cinquante et soixante, la privation
conjoncturelle a été peu importante. L’économie était en plein développement et le
gouvernement plutôt consensuel. Les Noirs ne connaissaient pas un déclin économique. Mais
le militantisme des droits civiques dans ce début de décennie s’est heurté à des réponses
hostiles et souvent brutales notamment sur le plan local dans le Sud. Gurr souligne que la
répression policière ou militaire a des effets similaires à la frustration relative. Pour lui, le
spectacle des matraques des policiers s’abattant sur les têtes des manifestants augmentaient la
colère de l’ensemble des noirs. Dans son langage, cela engendrait un accroissement brutal de
la frustration relative conjoncturelle.
Par ailleurs, on pourrait penser que la force de l’Etat et la loyauté des forces
répressives atténueraient les conséquences de la frustration relative conjoncturelle. Mais les
Américains ont une longue histoire de troubles et d’émeutes. Les violences ethniques,
raciales, civiles ou celles dans le monde du travail y sont chroniques. Dès lors, la possibilité
de la violence raciale était ouverte, débouchant sur l’invention d’une tradition d’émeutes
raciales. Si cette tradition s’installe, combinée avec la présence d’organisations extrémistes,
alors il est probable que la violence politique et raciale va devenir chronique explique Gurr.
57

Enfin, l’institutionnalisation ne semble pas avoir d’effet direct sur la privation


conjoncturelle ni d’effet direct sur les troubles. En revanche, elle joue comme une cause
médiatrice. Les pays fortement institutionnalisés tendent à avoir de solides forces de
répression et donc peu de conditions facilitant les troubles. De ce point de vue, les Noirs aux
Etats-Unis sont plutôt mal ou peu organisés : la première émeute des années 60, celle de
Watts, est survenue dans un quartier dans laquelle les associations et les programmes contre la
pauvreté étaient particulièrement faibles. Il en est de même de la légitimité : alors que la
grande majorité des Américains considèrent leur régime comme légitime, ce n’est pas le cas
des Noirs dans la mesure où ils estiment que ce régime se refuse à mettre en place une égalité
raciale effective.
Au total, pour Gurr, la frustration relative constitue une sorte de potentiel de violence
politique. « Le potentiel psychosocial de violence collective est une disposition diffuse à
l’action agressive dont la première variable déterminante dans une collectivité est l’intensité
et l’ampleur de la privation relative. La privation relative est définie en termes psychosociaux
58

comme la perception de l’écart entre les attentes et les capacités, c'est-à-dire l’écart entre les
biens et les conditions de vie que les gens pensent leur être dues et les biens et les conditions
de vie qu’ils pensent pouvoir atteindre et garder. La conséquence de cette écart est une
motivation à l’action agressive40… » Mais pour qu’il y ait passage à l’action, il faut qu’il y ait
des conditions particulières, notamment l’existence de traditions nationales d’action violentes
et de troubles et une faiblesse particulière de la légitimité du régime. La question de la
légitimité est d’ailleurs centrale : l’Etat ne fait pas que réprimer, il peut aussi réformer,
satisfaire les revendications, œuvrer à disqualifier ses opposants, contrôler les médias.
Réciproquement les opposants cherchent à créer les conditions d’un passage à l’action en
délégitimant le gouvernement ou en créant une conscience collective41.
Nous pouvons maintenant résumer l’ensemble de ces considérations dans une
formulation de la « théorie de la frustration relative »42. La théorie de la frustration relative
n’affirme pas simplement que quand les gens sont frustrés, ils se rebellent. Elle introduit une
série de facteurs permettant d’expliquer le passage d’une situation de frustration relative à une
forme d’action collective : la structure sociale, le développement de perceptions du
mécontentement, et le développement de l’illégitimité du système. Le premier élément est que
la frustration relative s’inscrit dans la structure sociale et dans ses changements. La structure
sociale provoque des tensions que les individus éprouvent et perçoivent en comparant leur
situation au passé ou à d’autres. La frustration relative peut prendre trois formes en fonction
de la nature de cette comparaison. Elle sera « individuelle », si la personne compare la
situation du moment à celle du passé ou à celle qu’elle prévoit dans le futur. Gurr distingue à
l’intérieur de ce type de frustration relative, trois types de frustrations : frustration du déclin
quand les attentes restent stables mais que les moyens s’effondrent ; frustration des
aspirations, quand les capacités demeurent mais que les attentes augmentent ; frustration
progressive quand il existe une augmentation des attentes et un déclin des capacités. Une
deuxième forme de frustration se construit par comparaison à l’intérieur d’un groupe de
référence, qui peut aussi parfois être le groupe d’appartenance, elle est alors « égoïste ». Enfin
une troisième forme de frustration est « fraternelle » : elle se construit de groupe à groupe, par
comparaison entre son groupe d’appartenance et un groupe de référence.

40
. Ted Gurr, Why Men Rebel, op. cit. p. 319.
41
. Voir : Ted Gurr, « Processus de violence politique », in : Pierre Birnbaum et François Chazel, Théorie
sociologique, Paris, PUF, 1975, pp. 422-426.
42
. Marnie L. Sayles, « Relative Deprivation and Collective Protest : An Impoverished Theory ? » Sociological
Inquiry, vol. 54, n°4, 1984, pp. 449-465.
59

Les trois types de frustration relative « individuelle »

La frustration relative se transforme en action collective si les individus qui en


souffrent s’identifient à un groupe et développent une conscience collective. A partir de là, ce
groupe doit définir sa situation comme illégitime comme l’a souligné Gurr. Un ensemble de
conditions facilitent le développement du sentiment d’illégitimité : les formes de
60

l’organisation sociale, des transformations de l’idéologie. Nous pouvons représenter


l’ensemble de ces propositions à l’aide du schéma suivant :

La théorie de la frustration relative a abondamment été utilisée dans les années


soixante puis, sous diverses formes par la suite. Elle a longtemps été l’explication la plus
convaincante du mouvement des droits civiques : James Geschwender a souligné que les
conditions structurelles dans lesquelles se trouvaient les Noirs américains dans les années
cinquante et soixante pouvaient fournir une « interprétation » de la révolte. Ceux-ci se
trouvaient dans une situation combinant trois formes ou trois déclinaisons de la frustration
relative : des attentes en croissance, des attentes relatives déçues et enfin des statuts
inconsistants. Les Noirs étaient en effet bloqués dans les milieux professionnels et dans le
monde des élites. Ils avaient acquis l’éducation permettant d’accéder normalement à la
mobilité sociale et à des revenus plus élevés. Pourtant, ils ne bénéficiaient pas d’un rythme de
promotion aussi fort que celui qu’ils pensaient devoir leur être du. De même, ils ne recevaient
pas les gratifications économiques auxquelles ils pensaient pouvoir prétendre. Le résultat est
qu’ils se sont de plus en plus souvent retrouvés dans des situations d’inconstance statutaire et
qu’ils se sont vus toujours derrière les Blancs. Les Noirs ressentaient la privation relative et
son injustice. C’est pourquoi, ils se sont révoltés pour corriger cette situation43.
Pourtant, la théorie de la frustration relative se heurte toujours aux deux mêmes
problèmes et difficultés : la question du passage de la frustration à l’action collective n’est
jamais résolue de façon satisfaisante, même si la théorie s’efforce d’expliquer la participation

43
. James A. Geschwender, “Social Structure and the Negro Revolt: An Examination of Some Hypotheses”,
Social Forces, 43, Dec. 1964.
61

ou le soutien aux mouvements sociaux ; surtout, elle propose une lecture des mouvements
sociaux qui ne peut être que négative en ce sens que l’action collective s’apparente plus à une
forme de déviance qu’à un comportement politique. Dans ses versions plus élaborées, elle
ramène l’action à la crise du système ou à l’expression des décalages structurels, bref, en
donne une explication hors de la conscience des acteurs qui sont de ce fait, les agents
involontaires d’un processus d’anomie.
Mais c’est surtout sur le plan empirique que la théorie a présenté de fortes faiblesses.
Elle a été notamment très critiquée « officiellement » par le rapport Skolnick, rapport sur les
formes et les causes de la violence aux Etats-Unis dans les années soixante44. Skolnick
souligne que les théories dominantes servant à expliquer les actions collectives se centrent sur
les tensions produites par la frustration. Elles en déduisent que l’action est une forme de
déviance, qu’elle est instable, désordonnée et irrationnelle. Plus encore, les participants y sont
vus comme destructeurs et eux aussi irrationnels alors que les autorités sont vues comme
normales et raisonnables. Skolnick souligne que cette explication ne tient pas. Pour lui, le
concept de frustration relative est trop vague et trop psychologique pour expliquer de façon
adéquate les émeutes des années soixante. Plus encore, cette explication obscurcit la
dimension politique de telles émeutes et le fait que des gens « normaux et rationnels » y ont
participé. Finalement, Skolnick conclut que la violence était moins une qualité intrinsèque des
émeutiers que le produit émergent des interactions entre les manifestants et les autorités. Il
ouvrait ainsi la porte à une évolution importante de la sociologie des mouvements sociaux, qui
allait se concentrer de plus en plus sur le processus même de construction de l’action
collective.

44
. Jerome H. Skolnick, The Politics of Protest. Black Militants, Student Riots, Anti-War Demonstrations. The
Skolnick Report to the National Commission on the Causes and Prevention of Violence. New York, Ballantine
Books, 1969. (notamment p. 327 et suiv. )
62

Chapitre 2. Aliénations.
Revenons à notre exemple initial. Pour expliquer le comportement des étudiants
poursuivant une jeune fille court vêtue nous avons fait appel à l’évidence de la frustration.
Mais on peut ajouter que ce comportement est de nature collective, que les individus semblent
se dissoudre dans le groupe et ne plus s’appartenir. C’est la « foule » ou la « masse » qui
semblent agir. L’analyse des foules ou des masses, de leur formation et de leur comportement,
a été et est toujours par bien des aspects, une des dimensions essentielles de la théorisation
sociologique portant sur les mouvements sociaux. Comme en ce qui concerne la frustration
relative, sous une forme ou une autre, ces théorisations et ces conceptions sont encore bien
présentes dans de nombreuses analyses et études sociologiques.

1. La foule et le lynchage
Pour point de départ, nous pouvons partir d’une étude sociologique d’un cas de
lynchage45. Un samedi matin du printemps de l’année 1930, l’employé noir d’une ferme près
d’une petite ville de 15000 habitants au Texas, se rend au domicile de son employeur pour y
recevoir son salaire. Il est reçu par la femme du fermier qui lui déclare que son mari est absent
car il est parti en ville. Elle n’a pas l’argent pour les salaires. L’employé noir quitte la maison
déçu. Mais il revient un peu plus tard avec un fusil, force la femme à l’accompagner dans la
chambre à coucher et la viole à plusieurs reprises. Ayant peur que le petit enfant de la femme,
qui jouait dans le jardin, ne donne l’alarme, il sort pour vérifier qu’il est bien encore là après
avoir pris soin d’attacher sa victime. Celle-ci parvient à se détacher et s’enfuit chez des
voisins qui téléphonent au sheriff. Les autres voisins accourent pendant que l’employé
s’enfuit. Telle est la version initiale et la plus communément acceptée de l’histoire. Ce qui est
souvent le cas dans ce genre d’événement. Mais la plupart des Noirs de la ville, comme pas
mal de Blancs, considéraient qu’il n’y avait pas eu d’agression, même s’il y avait eu une
relation sexuelle entre la femme et l’employé. (On soupçonne que la femme et l’employé
étaient amants et qu’ils ont été surpris par l’enfant)
Le sheriff parvient très vite à attraper le fuyard qui lui tire dessus. Celui-ci se
« confesse » et accepte de plaider coupable. Il est enfermé dans une prison à plusieurs miles
de la petite ville. Le lundi, un petit groupe d’hommes se rassemble de façon informelle autour
45
. Durward Purden, « A Sociological Study of a Texas Lynching », Studies in Sociology, Vol. 1, n°1, 1936, pp.
3-9. Un récit des mêmes événements est présent dans : Hadley Cantrill, The Psychology of Social Movements,
New York, Wiley & Sons, 1941 (réédition 2002), p. 78 et suiv.. Voir aussi : Jean Stoetzel, La psychologie
sociale, Paris, Flammarion, 1963.
63

de la prison. Le mardi, des rumeurs circulent faisant état des détails supposés du viol. Le
mardi soir, un groupe plus important d’hommes se réunit à nouveau devant la prison et exige
qu’on leur remette le coupable. Ils refusent de partir jusqu’à ce que le sheriff les autorise à
entrer dans la prison afin de s’assurer que le coupable n’y est pas. Il n’y a alors pas d’autre
manifestation jusqu’au vendredi, jour fixé pour le procès.
Ce jour là, une foule importante se rassemble pour assister au procès. Toute la
matinée, pendant la sélection des jurés, la foule grossit et se montre de plus en plus agressive.
Au moment où la situation devient critique, une rumeur circule selon laquelle le gouverneur a
donné l’ordre aux rangers de ne pas faire usage de leurs armes pour protéger l’accusé. Bien
que la rumeur ne soit pas fondée, elle engendre un mouvement qui submerge les rangers,
mouvement qu’ils ne peuvent contrôler sans créer un bain de sang. Le moment crucial qui fait
basculer complètement la foule est l’arrivée de la victime, venue de l’hôpital au tribunal en
ambulance, portée ensuite sur un brancard jusqu’à l’intérieur du bâtiment. Il est alors 13
heures. « La foule devient folle. » Elle envahit le tribunal, repoussée par les rangers à coups de
matraques et de gaz lacrymogènes. Plusieurs coups de feu sont tirés. L’accusé est extirpé de la
salle et évacué à l’étage. Quand la foule s’aperçoit que les rangers continuent de protéger le
tribunal, elle décide de le brûler. « Un groupe d’adolescents, emmené par une harpie
vociférant, habillée de rouge, casse les fenêtres du tribunal à coups de pierres, jette de
l’essence et met le feu au bâtiment. » Les pompiers arrivent et, malgré les protestations,
utilisent leurs échelles pour évacuer les gens du premier étage. Le juge, les rangers, le
procureur sont évacués, mais pas l’accusé toujours enfermé dans une cellule. Quand les
pompiers essayent d’éteindre l’incendie, la foule les attaque et certains coupent les lances. A
quatre heures de l’après midi, un détachement de la garde nationale arrive, envoyé par le
gouverneur. Mais, voyant qu’ils sont trop peu nombreux pour restaurer l’ordre, les gardes
repartent. A 6 heures, 52 militaires arrivent d’une garnison voisine et se déploient autour des
ruines fumantes du tribunal. A la nuit, la foule devient encore plus agressive. Toujours
persuadée que les soldats ne tireront pas, elle commence à les agresser et les force à reculer à
coups de pierres, de bouteilles, de bâtons de dynamite. Plusieurs soldats sont sévèrement
blessés, d’autres sont battus, des fusils sont volés. Mais la troupe finit par se résoudre à tirer
en l’air, provoquant un mouvement de reflux.
La foule se rassemble alors à nouveau autour du tribunal. Elle essaye d’accéder à la
cellule dans laquelle est encore enfermé l’accusé. A coup de dynamite, elle finit par l’ouvrir.
Les leaders entrent et s’emparent du cadavre de l’accusé qu’ils jettent dans la rue. Le corps est
attaché à une voiture et trainé ainsi à travers la ville puis amené ainsi dans le quartier noir. Au
64

coin d’une rue, devant un magasin, il est pendu aux branches d’un arbre. Le magasin est pillé
et le mobilier détruit et utilisé pour brûler le cadavre. Selon plusieurs témoins, les leaders de
la foule émasculent le corps avant de la brûler. Par la suite, une partie de la foule continue de
divaguer dans le quartier noir et d’incendier ou de piller les magasins (un hôtel, une
pharmacie, deux cafés, deux salons de coiffure, deux cabinets de dentistes, un cabinet
médical, un théâtre, un cabinet d’avocat, un bureau d’assurance, deux pressings et plusieurs
maisons sont incendiées). La foule jure qu’elle chassera « ces satanés nègres » de la ville. Et
elle empêche les secours de parvenir jusqu’aux incendies. Pendant cette nuit, les 2000 noirs
du quartier de la ville s’enfuient. Certains trouvent refuge chez amis blancs. Les autres,
femmes, enfants et vieillards, s’enfuient sur les routes, à pieds, en voiture ou en train. Certains
parviennent jusque chez des amis dans les villes voisines, d’autres se terrent dans la
campagne, sous les ponts ou dans des buissons. A 13 heures, le lendemain, les Gardes
nationaux arrivent avec des mitrailleuses, décrètent la loi martiale et occupent la ville.
Pendant plusieurs jours encore, des rumeurs circulent faisant état de rassemblements de foules
dans les faubourgs, affirmant que le « travail devait être fini. » Des affiches de menaces sont
retrouvées sur les façades des magasins employant des noirs. D’autres invitent les noirs à
quitter la ville. 14 hommes et jeunes hommes sont arrêtés et envoyés dans de prisons de
grandes villes du sud. Après un délai très long, les émeutiers sont déferrés au tribunal, dans
une grande ville proche. Mais au grand désespoir du juge, il s’avère impossible de réunir des
jurés. Au final, un an plus tard, un homme est condamné à deux ans pour incendie criminel.
Avant même la sentence, il avait été libéré par décision du gouverneur. Les treize autres n’ont
jamais été jugés.
Le lynchage décrit ici s’inscrit dans une longue période de près d’un siècle ou 3500
noirs ont été victimes de telles pratiques collectives, institutionnalisée, dans le sud des Etats
Unis. Après 1865, la pratique devient plus ou moins systématique dans le Sud profond des
Etats-Unis, atteignant un pic pendant les années 1880-1890. Puis, à partir de 1900,
progressivement, le nombre de lynchage diminue jusqu’à la seconde Guerre mondiale. Les
historiens distinguent plusieurs formes de lynchage opposant classiquement les lynchages
ordonnés, « bourboniens », qui sont le fait des classes supérieures et les lynchages
« désordonnés » menés par des foules d’individus appartenant aux classes inférieures. Parmi
les explications de tels mouvements, la plus solide semble être fondée sur la corrélation entre
les variations du prix du coton et celles du nombre et de l’ampleur des lynchages. Ceux-ci
progressaient fortement quand les cours du coton baissaient et l’inflation augmentait et
inversement, quand le prix du coton s’élevait, le nombre de lynchage baissait. De fait, ces
65

évolutions des prix avaient pour conséquence une pression accrue sur les petits agriculteurs
blancs marginaux notamment, les entraînant à la violence. Le lien entre les fluctuations de
l’économie du coton et la propension au lynchage semble aujourd’hui largement démontré,
même s’il est plus complexe et plus difficile à interpréter que les premières études ne le
laissaient penser46. Deux interprétations ont été avancées de cette corrélation. Pour certains, la
perte de profit pour les petits agriculteurs les conduisaient à remplacer leurs employés noirs
par des chômeurs blancs. La violence avait pour objet d’intimider les noirs afin de faciliter la
substitution des travailleurs47. Pour d’autres, la baisse du prix du coton avait pour
conséquence d’augmenter l’insécurité économique des petits blancs et de menacer leur statut
social. La violence avait alors pour objectif, dans une logique de frustration-agression, de
subordonner les noirs et d’affirmer la supériorité des blancs48.
Dans cette logique, en s’éloignant de l’idée de frustration, d’autres interprétations ont
mis en avant la structure de caste du Sud. Même lié aux fluctuations de l’économie, le
lynchage est compris comme une façon pour les petits blancs d’affirmer leur supériorité et de
la maintenir. Par la violence et surtout l’arbitraire de cette violence, il vise à terroriser les
Noirs pour « qu’ils restent à leur place ». Ainsi, dans son étude sur une ville du Sud, John
Dollard note que la peur du lynchage est inscrite dans l’esprit des enfants noirs depuis leur
plus jeune âge et que la mémoire de tels actes est très fréquente dans les récits de vie des
Noirs. Il écrit : “Every Negro in the South knows that he is under a kind of sentence of death;
he does not know when his turn will come, it may never come, but it may also be at any
time49.” De ce point de vue, la question de la sexualité apparaît comme primordiale : tolérer
des relations sexuelles entre femmes blanches et hommes noirs serait admettre l’égalité entre
Blancs et Noirs et les admettre aussi à l’intérieur des familles. Cette barrière symbolique ne
saurait être franchie sans mettre en cause directement le statut de supériorité des Blancs. C’est
pourquoi, le lynchage a très souvent pour point de départ un crime sexuel réel ou fantasmé ou
des relations sexuelles entre hommes noirs et femmes blanches et il s’accompagne aussi très
fréquemment de tortures et de mutilations sexuelles50. Le lynchage peut être compris ici
comme une réaction communautaire. Il implique l’ensemble de la communauté, les femmes et

46
. Stewart E. Tolny & E.M. Beck, A Festival of Violence. An Analysis of southern Lynchings, 1882-1930.
Chicago, University of Illinois Press, 1995.
47
. Arthur Raper, The Tragedy of Lynching, Chaptel Hill, University of North Carolina Press, 1933.
48
. Carl I. Hovland & Robert R. Sears, “Minor Studies of Aggression: Correlations of Economic Indices With
Lynchings." Journal of Psychology, n°9, 1940.
49
. John Dollard, Class and Caste in a Souther Town, New Haven, Yale University Press, 1937, p.216 et p.359.
50
. Même si seulement environ 25% des lynchages ont pour point de départ un viol ou une tentative de viol,
alors que dans 40% des cas, il s’agit d’un meurtre. Voir : Hadley Cantrill, The Psychology of Social Movements,
New York, John Wiley, 1941, p.81.
66

les enfants, et vise de façon générale à maintenir un ordre dans lequel les Noirs sont en
situation d’infériorité.

(Source : Katherine Stovel, « Local Sequential Patterns : The Structure of Lynching in the Deep South,
1882-1930. Social Forces, vol. 79, n°3, March 2001, pp.843-880)

Duluth : During the night of Tuesday, June 15, 1920, a mob of between five and ten thousand persons
stormed the jail, dragged out three of the six Blacks held there for investigation of rape, and murdered
them.
67

Postcard (carte postale éditée et diffusée après le lynchage de Duluth)

The front page of the Duluth News Tribune on June 16, 1920, the day after three black men were
lynched by a mob in downtown Duluth.
68

Les statistiques corroborent ces deux interprétations : elles montrent en effet que
Leeville (le nom est fictif), après avoir été un centre culturel, industriel et économique
dynamique, avait connu pendant la décade précédant le lynchage, un très fort déclin. Elle
avait vu sa population diminuer et sa position économique se détériorer, perdant son rôle
leader dans la région. Au moment du lynchage, elle était tombée au plus bas sur le plan
économique. Dans de nombreuses communautés alentour, les Noirs n’étaient pas autorisés à
résider. A Leeville, ils étaient exclus de la plupart des secteurs industriels, devant se contenter
de petits boulots ou de la charité. Malgré cette situation, les plus ambitieux d’entre eux
avaient commencé à accumuler un peu de propriété et semblaient quelque peu prospères,
pendant que dans le même moment, de nombreux blancs semblaient connaître de fortes
difficultés financières. Le ressentiment éprouvé s’est traduit par la destruction pendant
l’émeute des propriétés des noirs, la tentative de brûler toutes leurs maisons, la volonté de
débarrasser la ville de toute présence noire. La persécution envers les Noirs s’est d’ailleurs
prolongée bien au-delà du lynchage.
Par ailleurs, les participants au lynchage semblent appartenir aux catégories sociales
blanches les plus défavorisées et les plus menacées d’un point de vue statutaire. L’étude de 58
participants au lynchage permet de comprendre certaines caractéristiques du comportement de
la foule. 11 des participants actifs au lynchage avaient des antécédents judiciaires. Neuf
avaient été condamnés pour vols, agressions, trafics d’alcool. Un avait passé douze ans dans
un hôpital psychiatrique. Le « chef » de la foule, Lank Smith, était un homme de quarante ans,
totalement illettré, sans véritable profession, qui était parfois un peu maquignon et participait
à quelques rodéos. Par ailleurs, il buvait beaucoup et était décrit comme une « brute épaisse ».
Il avait aussi été condamné à plusieurs reprises pour trafic d’alcool. Avec son épouse et sa
petite fille, il vivait dans une masure, à la lisière de la ville, près des bidonvilles occupés par
les noirs. Il n’avait aucune propriété et n’appartenait à aucune église. Sa femme suppléait au
ménage en faisant des lessives. Son attitude, au moment de l’ouverture de la cellule est décrite
comme celle d’un grand « bienfaiteur », un « protecteur de la gent féminine », accomplissant
son devoir avec courage et de façon mélodramatique. Quelques années après le lynchage, il a
été tué dans une bagarre de poivrots dans une ferme du Texas.
Le garçon de 17 ans condamné à deux ans de prison, n’avait plus de père. Sa mère
était une ouvrière très pauvre, travaillant dans une usine textile. Dès son plus jeune âge, il
avait séché l’école et fait de menus larcins. Il avait été arrêté par la police à plusieurs reprises
et déjà condamné pour vol de bétail. Quelques années après, il sera à nouveau emprisonné
pour vol. Un des hommes qui a participé à l’ouverture de la cellule, avait eu des ennuis avec
69

un fermier après avoir violé sa femme. Un autre s’est suicidé quelques années après le
lynchage, « faisant preuve d’une grande instabilité émotionnelle ». Au moment du lynchage,
plusieurs hommes étaient complètement ivres. L’un d’entre eux était un vagabond dormant
dans un parc de la ville et qui avait déjeuné avec de la nourriture volée dans une épicerie. Un
jeune homme de dix huit ans était décrit comme un « demeuré ». Les cinq adolescents
scolarisés étaient considérés par les autorités scolaires comme des enfants à problèmes, agités
et cherchant à se « faire remarquer ». La mère de l’un d’entre eux était une prostituée et le
père d’un autre s’était suicidé quelque temps auparavant. Tous ces éléments montrent que les
participants à la foule appartenaient tous aux groupes économiquement les plus bas de la ville
et qu’ils comportaient : - des « criminels vicieux », - beaucoup d’adolescents, jeunes instables
et facilement excitables, prompts à enfreindre la loi, - beaucoup d’individus sans propriété,
sans éducation, sans attaches.
Il reste la question de savoir pourquoi le lynchage a-t-il cette dimension sexuelle et de
violence sexuelle. Pourquoi les blancs deviennent-ils fous furieux face aux relations sexuelles
entre hommes noirs et femmes blanches ? En général, l’inverse n’engendre aucune excitation.
De même, si un homme noir viole une femme noire, il est en général très peu condamné. Mais
par ailleurs, l’enquête a montré que de nombreux hommes blancs patronnaient des prostituées
noires dans la ville et que de nombreux fermiers blancs entretenaient des relations sexuelles
illicites avec des femmes noires. Dès lors, sur un plan psychologique, en suivant Purden, il est
possible d’interpréter le lynchage à la lumière de ces éléments : selon Freud, quand l’esprit
humain fait face à des pensées ou des comportements qui sont contraires à la morale de son
groupe, il les enfoui dans le subconscient. Prisonniers du subconscient, ces pensées luttent
pour s’exprimer. Le plus souvent elles parviennent à contourner la censure en trouvant des
formes d’expression directes ou indirectes acceptables. Serait-il possible alors, que dans une
situation postcoloniale ou post-esclavagiste, ces hommes appartenant aux basses classes
soient devenus furieux à cause de la culpabilité qu’ils ressentaient d’avoir pris du plaisir avec
des femmes noires ? N’auraient-ils pas aussi une curiosité enfouie vis-à-vis des femmes
blanches qui pourraient elles-aussi éprouver du plaisir avec des hommes noirs ? Plus encore,
n’ont-ils pas des fantasmes de viols sans pouvoir oser les avouer ou passer à l’acte et ne se
débarrassent-ils pas de ces fantasmes en les accusant les Noirs justement de se livrer à ce
genre d’activité. La présence de femmes dans la foule du lynchage peut aussi laisser penser
qu’il y a là une expression de fantasmes et d’inconscient, de désir enfoui de relations
sexuelles avec des Noirs. Quoiqu’il en soit, le lynchage, expression de fantasmes enfouis qui
ressurgissent est un phénomène collectif mais aussi communautaire. Il n’aurait pas pu avoir
70

lieu sans l’assentiment général, même la passivité, des autorités locales et de la population,
comme le montre l’étude. Le lynchage apparaît ainsi comme une pratique violente enfermant
les hommes noirs dans le stéréotype du violeur, les femmes blanches dans celui des victimes
innocentes, « fleurs de la civilisation » que les hommes blancs se doivent de protéger en
restaurant l’ordre mis en cause par la sexualité des Noirs. Comme les Noirs, les femmes
blanches considérées comme « coupables » faisaient aussi l’objet de violences et de
« punitions ». Le lynchage est une façon d’enfermer les femmes blanches dans la peur et de
les obliger à accepter la soumission aux hommes blancs, héros protecteurs. Domination
raciale et domination sexuelle sont ici indissociables dans l’interprétation du lynchage51.
L’analyse proposée du lynchage fait ici intervenir des variables explicatives qui
peuvent être formalisées en termes de frustration relative, notamment, le déclin économique
de la ville et la prospérité d’un certain nombre de noirs. Mais elle ajoute d’autres dimensions,
et notamment des dimensions communautaires et morales, de statut et de genre. Les individus
participants à l’émeute sont dépeints comme des individus peu ou mal socialisés, plutôt
marginaux, faiblement intégrés, au statut incertain. Et de fait, cette faible intégration libère
facilement chez eux des pulsions ou des fantasmes qu’un contrôle social plus étroit aurait
surement contenus. La foule ou la masse qu’ils forment est en quelque sorte l’expression de
ces pulsions brutes, présociales et amorales, pulsions sexuelles et violentes. Ce sont elles qui
donnent son orientation à l’action menée, action dont la signification profonde échappe aux
participants. Dans la foule, l’individu semble ne plus s’appartenir. Neal Miller et John Dollard
écrivent ainsi à propos d’un lynchage en 1941 : « L’un des auteurs a lui-même éprouvé, en se
trouvant présent lors d’un lynchage, que son intérêt, sa tendance à marcher avec la foule, au
moins pour voir, se mettaient à croître d’une manière morbide. Sans cette expérience
personnelle, il aurait juré ne pouvoir éprouver qu’une horreur sans phrase devant un tel
spectacle52. » L’action collective est le fait d’individus « aliénés » en deux sens. Ils sont
aliénés comme une horde, une foule ou une masse d’individus qui ne sont plus eux-mêmes,
qui ne sont plus d’ailleurs des individus dans la mesure où ces pulsions et ces fantasmes l’ont
emporté sur la censure, le contrôle social et la morale. Ils le sont aussi parce qu’il s’agit
d’individus marginaux, à l’écart de la vie sociale, sans attaches réelles, non intégrés. Chez
eux, l’isolement et le manque d’intégration n’ont laissé qu’un mince vernis de civilisation prêt

51
. Martha Hodes. White Women, Black Men: Illicit Sex in the Nineteenth-Century South. New Haven: Yale
University Press, 1997. Jacquelyn Dowd Hall, Revolt against Chivalry: Jesse Daniel Ames and the Women's
Campaign against Lynching. New York, Columbia University Press, 1993.
52
. Neal E. Miller & John Dollard, Social Learning and Imitation, London, Keagan Paul, 1945. Cite par Jean
Stoezel, op. cit.
71

à craquer et à libérer leurs instincts. Il s’agit là d’une autre déclinaison de l’anomie, de la


rupture de l’ordre social, de la disparition des normes qui plonge les individus dans l’infini de
leurs désirs et l’irrationalité de leurs pulsions, comme en témoigne la violence dont ils usent.
Ces individus sont aussi détachés des institutions politiques, gouvernés par des instincts qui
les portent à l’extrême, aliénés qu’ils sont de toute inclusion ou intégration dans des corps
intermédiaires ou institutionnels. Leur extrémisme les porte à haïr la démocratie, à s’opposer à
ses procédures et à ses compromis.
Ce type d’analyse a été décliné selon deux axes différents mais finalement assez
proches et successifs que pour plus de commodités nous pouvons celui les foules, puis, par la
suite, celui des masses. Le thème de la foule a émergé au XIXème siècle en réaction aux
révolutions en Europe, essentiellement la Révolution française, mais aussi 1848 et peut-être
plus encore la Commune de Paris. La perspective des masses est plutôt une réaction aux
totalitarismes du XXème siècle, le communisme, les fascismes ou le nazisme. Elle englobe
celle des foules et se prolonge dans l’Amérique de la consommation de masse des années
cinquante.

2. Psychologie des foules


Les idées sur la foule restent encore présentes aujourd’hui, dans les pensées politiques
conservatrices, chez les essayistes (récemment Alain Finkielkraut parlait de la « foule
lyncheuse »), dans les réactions spontanées face aux émeutes ou aux mouvements sociaux, ou
encore dans la « sociologie des tribus » et du « déclin de l’individualisme » et de la raison de
Michel Maffesoli. A la fin du XIXème siècle, ces idées étaient largement partagées, à la fois
par les sociologues, comme Tarde par exemple, mais aussi par les hommes politiques ou les
écrivains53. Dans son journal, Sur l’Eau, Maupassant, décrit longuement la logique des foules
et dit son « horreur des foules », notamment à l’occasion de sa participation à une fête de
mariage à Saint Raphael. Chaque fois qu’il entre dans un espace public, théâtre ou fête, il se
dit mal à l’aise : « Et je lutte en effet contre l’âme de la foule qui essaye de pénétrer en moi »
écrit-il54. Il constate à quel point l’intelligence est liée à la solitude et à quel point l’homme
dans la foule peut devenir bestial et féroce. « C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour
faire partie d’une foule… Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une

53
. Serge Bosc, La foule criminelle. Politique et criminalité dans l’Europe du tournant du XIXe siècle, Fayard,
2007.
54
. Guy de Maupassant, Sur l’eau. Paris, Gallimard, 1993 (1888), p.111.
72

vaste et étrange personnalité, celle de la foule. » Maupassant lui-même n’y échappe pas.
Assistant à la sortie des mariés de l’Eglise, il est lui aussi pris par la foule : « Et soudain, je fis
comme tout le monde, je me dressai sur la pointe des pieds pour voir, et j’avais envie de voir,
une envie bête, basse, répugnante, une envie de peuple. La curiosité de mes voisins m’avait
gagné comme une ivresse ; je faisais partie de cette foule. » Au-delà de la foule, le peuple et
la société dans son ensemble sont des phénomènes régressifs qui conduisent Maupassant à
plaider contre la démocratie et la représentation. Quelques années auparavant, Flaubert
écrivait de façon encore plus brutale : « Moi, j’ai la haine de la foule, du troupeau. Il me
semble toujours on stupide ou infâme d’atrocités. » (Lettre à Louise Colet, 31 mars 1853). A
la même période, les romans d’Emile Zola mettent en scène la bestialité des foules et insistent
sur leur dimension féminine, comme dans Germinal. En Italie, Scipio Sighele explique les
comportements criminels des foules, notamment celles de la Révolution française, par
l’imitation et la suggestion qui s’imposent à la rationalité de l’individu quand il est en
groupe55. La psychologie des foules qu’il élabore explique ainsi d’après lui pourquoi le
groupe est toujours inférieur à l’individu et pourquoi, même un rassemblement d’individus
parfaitement rationnels aboutit fréquemment à des décisions ou des comportements absurdes
et parfois criminels56.
Gustave Le Bon (1841-1931) a proposé la synthèse raisonnée la plus connue de ces
idées dans un livre classique consacré à la Foule en 1895 : Psychologie des foules, (PUF
1963). Le Bon n’était pas un sociologue. Il s’agit d’un « vulgarisateur », un publiciste qui
vivait de sa plume, on dirait aujourd’hui un essayiste57. Comme beaucoup de Français de cette
période, il est obsédé par la défaite de 71 et par la Commune : il cherche à comprendre les
causes de la débâcle et de ce qu’il considère comme une humiliation nationale. Il y voit une
conséquence des désordres, de la désobéissance des ouvriers, de l’indiscipline des soldats, des
divisions sociales ou de la mollesse du gouvernement. Il souhaite un gouvernement fort
capable de rétablir une autorité qui s’est perdue. La Commune est perçue comme l’événement
qui unit la défaite nationale et le soulèvement populaire. Elle montre comment on est passé de
la chute de l’Etat à la révolte. Il est donc nécessaire de résoudre ce problème de l’instabilité
du pouvoir et de l’effondrement de l’ordre social. Le Bon est animé par la peur des classes
dangereuses et l’hostilité à une démocratie parlementaire qu’il juge malade d’irrésolution. La

55
. Scipio Sighele, La foule criminelle. Essai de psychologie collective, Paris, Felix Alcan, 1892.
56
. Sighele explique ainsi pourquoi les universitaires, quand ils doivent choisir leur recteur, choisissent le plus
obscur et le plus médiocre d’entre eux ou pourquoi le conseil des ministres prend des décisions les plus
médiocres alors que les ministres seuls, sont loin d’être idiots. (Ibid, p.22)
57
. Il fut d’ailleurs accusé de plagiat par Scipio Sighele, à juste titre.
73

force d’un gouvernement conduit à l’ordre social, inversement, la carence de cette force
génère le désordre. La volonté de gouverner conduit à la sécurité politique, l’absence de
volonté constitue un danger et provoque un risque de révolution. Les classes qui sont à la tête
du pays ont gardé leur intelligence, cause d’irrésolution, mais ont perdu leur volonté, origine
de toute force. Elles ont capitulé devant les foules. Or, les catastrophes sociales et nationales
sont dues à l’irruption des foules. Les classes dominantes les ont méconnues et ont ignoré
leurs lois : il suffirait de reconnaître l’erreur et de connaître ces lois pour réparer le mal et
rétablir la situation. Il est donc nécessaire d’éduquer les élites pour qu’elles prennent leurs
responsabilités. Les livres de Le Bon ont eu beaucoup de succès et ont une grande influence
sur les élites politiques et culturelles françaises. La psychologie des foules est aussi
certainement le livre de psychologie qui eu le plus d’impact : il suffit de penser aux travaux de
Freud, de Milgram, de Park ou à l’Ecole de Frankfort. Jusqu’à la seconde Guerre mondiale, il
eut plus de succès que Durkheim.
L’affirmation centrale de Le Bon est l’aliénation de l’individu par le groupe social.
Les foules ont pour caractère principal la fusion des individus dans un esprit et un sentiment
communs qui estompent les différences et abaissent les facultés individuelles. Chacun
s’efforce de suivre les semblables qu’il côtoie et ceci quelle que soit la classe sociale,
l’éducation ou la culture des participants. « La qualité mentale des individus dont se compose
la foule ne contredit pas ce principe. Cette qualité est sans importance. Du moment qu’ils
sont en foule, l’ignorant et le savant deviennent également incapables d’observations. »
(p.20). Dans la foule, les caractères personnels et sociaux disparaissent, les individus
fusionnent dans le groupe. Les couches cultivées n’échappent pas au phénomène. Le Bon ne
vise pas simplement les émeutes mais aussi les assemblées savantes ou les parlements. La
foule n’est pas la populace ou la plèbe, elle est tout le monde. Aussi, la foule n’a-t-elle pas de
caractère moral particulier. Elle peut être vertueuse ou criminelle, elle peut être violente ou
héroïque. Les foules se composent d’individus normaux. Simplement, réunis en foules, ces
individus sentent, raisonnent et réagissent sur un plan mental différent. Ce qui peut être
anormal pour les uns est normal pour les autres.
Pour Le Bon, le jugement moral négatif a masqué le fait que dans le fond de la société
on trouve la foule, comme on trouve l’animal en l’homme. C’est en quelque sorte la matière
première des institutions, l’énergie des mouvements sociaux, l’état primitif des civilisations.
On ne s’en était pas aperçu. Mais avec les ruptures du XIXème siècle, l’animalité et la
bestialité sont devenues apparentes. Certes, elles existaient auparavant. Par exemple dans la
Rome antique ou pendant les Croisades. Mais avec la Révolution Française, elles ont connue
74

une sorte de deuxième naissance et se sont répandues. Leur rôle s’est accru et elles
revendiquent une place centrale. Nous entrons dans l’Age des foules écrit Le Bon (p.2). Les
ouvriers notamment en sont une des manifestations les plus évidentes. Et ces foules sonnent le
glas de la civilisation, car elles sont destructrices.
Il reste qu’il faut expliquer pourquoi l’individu régresse ainsi et retourne à un état de
pré civilisation quand il se trouve pris dans une foule. Quelles est la raison des changements
que subit l’individu quand il entre dans la foule ? Pour Le Bon, la réponse est l’hypnose : dans
la foule, l’individu est soumis à des modifications psychologiques qui s’apparentent à
l’hypnose. En cette fin du XIXème siècle, l’hypnose suscite beaucoup d’intérêt et de
fascination. On y voit une découverte scientifique essentielle. Dans l’hypnose, deux aspects
sont notables : il s’agit tout d’abord d’une relation affective. Elle repose sur la confiance
absolue et la soumission de l’hypnotisé à l’hypnotiseur. Elle est aussi une manipulation
physique : elle se limite à un petit nombre de sensations physiques. Elle s’apparente à un rêve
éveillé, l’individu devenant une sorte d’automate inconscient et obéissant. La foule est le
passage à un état hypnotique. Elle fait passer de la lucidité au rêve. L’individu perd sa
conscience et sa liberté. Il est soumis et manipulable. L’hypnose est ainsi le modèle de
l’action de la foule.
C’est pourquoi, la logique de la foule commence là ou celle de l’individu finit et avec
lui la civilisation et la raison. Dans la foule, hypnotisé, l’individu n’est pas lui-même, mais un
automate que sa volonté est devenue impuissant à guider. (p.14) L’individu est dissout et
retenu par son énergie irrationnelle. De fait, pour Le Bon, tout ce qui est collectif est
inconscient et irrationnel et la raison s’oppose très directement à l’action. Ainsi, il existe deux
formes de pensées : la raison individuelle, qui conduit à l’irrésolution ; l’irrationalité
collective qui conduit à l’action. L’individu est logique et critique. La foule est
« automatique », dominée par des associations stéréotypées, des clichés enregistrés dans la
mémoire. Les foules sont donc inaptes aux raisonnements abstraits. Elles ne sont pas
influençables par le raisonnement. Les foules ne pensent pas le monde tel qu’il est, mais tel
qu’elles se le représentent. Elles ne savent pas distinguer entre l’apparence et la réalité. La
vérité leur échappe irrémédiablement. Elles pensent par images et non par concepts. Il y a
donc d’un côté les lois de la raison et de la preuve, de l’autre les lois de la suggestion et de la
mémoire. « … l’homme en foule descend beaucoup sur l’échelle de la civilisation. Devenu un
barbare, il en manifeste les défauts et les qualités : violences momentanées, comme aussi
enthousiasmes et héroïsmes. Dans le domaine intellectuel une foule est toujours inférieure à
l’homme isolé. Dans le domaine moral et sentimental, elle peut lui être supérieure. Une foule
75

accomplira aussi facilement un crime qu’un acte d’abnégation. Les caractères personnels
s’évanouissant dans les foules, leur action est considérable sur les individus dont elles sont
formées. L’avare y devient prodigue, le sceptique croyant, l’honnête homme criminel, le lâche
un héros. Les exemples de telles transformations abondent pendant notre Révolution. Faisant
partie d’un jury ou d’un parlement, l’homme collectif rend des verdicts ou vote des lois,
auxquels à l’état isolé il n’eût certainement jamais songé58. » Les foules sont dépourvues de
raison et sont émotionnellement totalement instables. Pour Gabriel Tarde, « les foules ne sont
pas seulement crédules, elles sont folles. Plusieurs des caractères que nous avons notés en
elles leur sont communs avec les pensionnaires de nos asiles : hypertrophie d'orgueil,
intolérance, immodération en tout. Elles vont toujours, comme les fous, aux deux pôles
extrêmes de l'excitation et de la dépression, tantôt héroïquement furieuses, tantôt anéanties de
panique. Elles ont de vraies hallucinations collectives : les hommes réunis croient voir ou
entendre des choses qu'isolément ils ne voient ni n'entendent plus59. »
Les foules sont donc inconstantes, crédules, soumises à leurs affects et à leur
inconscient. Elles sont « capricieuses » dit Le Bon. Au fond, elles sont comme des femmes :
« Les foules sont partout féminines, mais les plus féminines de toutes sont les foules latines.
Qui s’appuie sur elles peut monter très haut et très vite, mais en côtoyant sans cesse la roche
tarpéienne, et avec la certitude d’en être précipité un jour. » (p.19). Comme une femme, la
foule a un caractère émotif, lunatique, volage qui la prépare à la suggestion, tout comme sa
passivité et sa soumission traditionnelle ou son endurance la préparent à la dévotion. Il s’agit
là d’une association lourde et toujours présente, très générale dans les ouvrages sur la foule.
« La foule n’est alors qu’une femme collective où l’inconscient a eu raison totalement de la
raison » écrivait Georges Sorel. Pour Sighele, cela explique aussi la violence particulière des
foules : « La femme est plus féroce parce qu'elle est plus débile. C'est là la raison
psychologique de sa cruauté… Or, dans la foule, ces caractères héréditaires et ataviques de
la femme montent à la surface : elle devient le démon tentateur de l'homme plutôt que sa
collaboratrice, et le pousse à commettre les crimes les plus atroces 60. » Tarde souligne aussi
cette dimension de la foule qui, paradoxalement, épargne les hommes : « En somme par son
caprice routinier, ses brusques sautes de vent psychologique de la ferveur à la tendresse, de
l’exaspération à l’éclat de rire, la foule est femme, même quand elle est composée comme il
arrive presque toujours, d’éléments masculins. Fort heureusement pour les femmes, que leur

58
. Gustave Le Bon, La Révolution Française et la psychologie des Révolutions, Paris, Flammarion, 1916, p.84.
59
. Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, Paris, PUF, 1989 (1901) pp. 33-34.
60
. Scipio Sighele, La foule criminelle. Essai de psychologie collective. Paris, Felix Alcan, 1892, p.97.
76

genre de vie, qui les enferme dans leur maison, condamne à un isolement relatif61. » Au fond,
pour Tarde, la foule change les hommes en femmes, ce qui implique que pour rester un
homme, il convient de s’en tenir à l’écart. Il établit ainsi une équivalence entre la perte de
l’individualité et celle des attributs masculins. Comme le souligne Serge Moscovici, la foule
émerge ainsi d’une « union contre la raison et contre la nature », homosexuelle. « Et ainsi,
l’individu s’oppose à la société, comme le masculin au féminin62. »
La conséquence de cette « féminisation » est que la foule a ainsi besoin d’un homme
fort qui sache la mener et la diriger. Sans homme fort, sa passivité devient régressive et
dangereuse. C’est la décadence, le retour à un état d’indistinction ou à la nature. Il y a donc
association de la suggestibilité des foules à celle des femmes, naturellement portées à la
soumission. Lecteur de Le Bon et de Sorel, Mussolini disait explicitement : « La foule aime
les hommes forts. La foule est comme une femme63. » C’est pourquoi, les femmes ont aussi
constitué la cible privilégiée de la propagande des Nazi. Hitler déclarait : « Le peuple est dans
sa grande majorité de dispositions à tel point féminines que ses opinions et ses actes sont
conduits beaucoup plus par l’impression que reçoivent ses sens que par la réflexion
pure… 64» Comme une femme, la foule est « sentimentale », particulièrement visées par la
publicité, elle est un « monstre femelle et plaintif65 ». A la suite de Taine, Le Bon est aussi
frappé par la grande présence des femmes dans les foules de la Révolution Française ou plus
généralement dans les émeutes de subsistance tout au long de l’histoire du Moyen Age et de
la période moderne. L’opposition entre une nature féminine et une culture ou une civilisation
masculine, ou la nécessité que les hommes dominent les femmes pour échapper au règne
indifférencié de la nature sont des obsessions de la fin du XIXème siècle, très présentes dans
le monde artistique et qui commandent largement l’organisation et l’orientation même de la
pensée sociale. Elles débouchent sur la peur généralisée d’un retour à l’état barbare ou pré
civilisé si les hommes ne parvenaient pas à s’arracher aux forces physiques et matérielles de
la nature incarnées par les femmes. L’effémination est « l’obstacle majeur au progrès
humain » car « la femme est matière, qui peut prendre n’importe quelle forme66. »

61
. Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, op. cit. p. 195.
62
. Serge Moscovici, L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 218.
63
. Cité par Serge Moscovici, L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 153.
64
. Ibid.
65
. Michel Tournier, Le vent paraclet, Paris, Gallimard, 1977, p.167.
66
. Voir : Bram Dijskra, Les idoles de la perversité. Figures de la femme fatale dans la culture de la fin de
siècle, Paris, Le Seuil, 1992. Dans Sexe et caractère, publié en 1903, Otto Weininger trace un portrait de la
« femmes » très proche de celui des foules. Il écrit : « Les femmes n’ont pas d’existence et pas d’essence ; elles
ne sont pas, elles ne sont rien… La femme n’a pas de relation à l’idée, elle ne l’affirme ni ne la nie ; elle n’est ni
morale, ni immorale ; mathématiquement parlant, elle n’a pas de signe ; elle est dénuée de propos, ni bonne, ni
mauvaise, ni ange, ni démon… Elle est aussi amorale qu’alogique. Mais l’existence est une existence morale et
77

L’effémination est d’ailleurs la caractéristique centrale des races inférieures et des barbares,
vivant dans un monde indifférencié, proche de la nature, gouverné par la « ressemblance »
dira plus tard Durkheim qui pensait comme Le Bon que le cerveau des femmes diminuait au
fur et à mesure que la civilisation progressait67.
Aussi, comme une femme, abandonnée à elle-même, la foule en revient toujours au
vieux fond primitif et archaïque, celui de la tentation grégaire et conservatrice. Elle devient
« folle » et est prête à se « donner à n’importe qui », à se placer dans la servitude. C’est
pourquoi, il est nécessaire qu’existent des meneurs forts, capables de les contrôler et de les
orienter. Les foules ont une matière et une forme. Elles unissent ce qu’il y a de plus primitif
dans l’homme à ce qu’il y a de plus permanent dans la société. Il faut donc donner forme à la
matière. Il faut un artisan, une intervention capable d’en faire un œuvre d’art, capable de
transformer la matière brute en objet. C’est le rôle du meneur. Pour Le Bon, il n’y a rien de
fatal dans la décadence de l’âge des foules : une nouvelle élite, un meneur a la capacité de les
changer en force de reconstruction d’un nouvel édifice social. Car, si les foules sont
puissantes et actives, féminines, elles n’ont pas d’idées en elles-mêmes. Elles ne sont pas
rationnelles, elles sont comme des enfants ou des primitifs : la conscience leur vient de
l’extérieur. Elles ne peuvent en acquérir une par elles-mêmes, mais elles peuvent tout de
même en acquérir une. L’homme fort, le meneur, est celui qui transforme la foule en
mouvement collectif, c'est-à-dire en un mouvement soudé par une foi et agissant dans un but.
Il agit ainsi comme un sculpteur, façonnant la matière brute pour lui donner une forme. Le
meneur est souvent habité par son idée, aliéné à son obsession, capable de communiquer son
fanatisme à la foule et de lui donner confiance. Il est une sorte de prophète. Il est aussi un
individu plus courageux et actif qu’intelligent. Le courage est la qualité qui accompagne le
volontarisme. C’est la capacité de transformer les idées en action. Une intelligence trop
grande est paralysante. (Staline était médiocre comparé à Boukharine ou même Trotski, Hitler
était un raté et Khomeiny ne brillait pas par son intelligence. On peut expliquer ainsi la
médiocrité générale du personnel politique français. Les hommes et femmes politiques
qualifiés d’intelligents, Mendes-France, Michel Rocard, Simone Weil, Raymond Barre, Alain
Juppé n’ont jamais réussi à faire de grandes carrières à l’inverse d’un Jacques Chirac ou d’un

logique. Donc la femme n’a pas d’existence... » La femme n’accède donc à l’existence qu’en se laissant dominer
par la force du mâle. Weiniger établit une équivalence avec les races inférieures et notamment les Juifs : « La
grandeur est absente de la nature de la femme et du Juif, qu’il s’agisse de la grandeur morale ou de la grandeur
dans le mal. Chez l’Aryen, les principes du bien et du mal de la philosophie religieuse de Kant sont toujours
présents, toujours en lutte. Chez le Juif et chez la femme, le bien et le mal ne sont pas distinct. »
67
. Emile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, 1973, pp. 20-21. Voir aussi : Gustave Le Bon,
Lois psychologiques de l’évolution des peuples, Paris, Felix Alcan, 1895.
78

Nicolas Sarkozy dont on ne peut dire que c’est la première qualité.) Pour Le Bon, les leaders
« sont peu clairvoyants et ne peuvent l’être. La clairvoyance conduit généralement au doute
et à l’inaction. » (p.69). La paranoïa est une qualité plus importante que l’intelligence chez un
meneur. Sans le meneur, la foule ne peut rien créer, ni même survivre. Le meneur doit savoir
fusionner sa conviction rayonnante et son courage tenace avec l’énergie primitive de la foule.
Au total, Le Bon fait ainsi trois « découvertes » : 1. La foule est un phénomène social ; 2. La
suggestion explique la dissolution des individus dans la foule ; 3. L’hypnose est le modèle
d’action du meneur sur la foule.
Serge Moscovici a résumé la théorie de Le Bon à partir de six idées fortes68.
1. La foule est un ensemble d’individus ayant une unité mentale. Il ne
s’agit pas d’un agrégat d’individus réunis dans un même espace.
2. L’individu agit consciemment, la foule agit inconsciemment. La
conscience est individuelle, l’inconscient est collectif.
3. Les foules sont conservatrices. Elles finissent toujours par rétablir ce
qu’elles sont renversé. Car chez elles, comme chez les hypnotisés, le passé est plus
puissant que le présent.
4. Les foules ont toujours besoin de se soumettre à un meneur. Il ne les
convainc pas par la raison ou par la force. Il les séduit, comme un hypnotiseur, par
son prestige.
5. La propagande ou la communication ont une base irrationnelle et un
instrument : la suggestion. La majorité de nos actions dérivent de nos croyances.
L’intelligence critique et le manque de convictions sont les deux obstacles à
l’action. La suggestion peur les surmonter. En conséquence, la propagande qui
s’adresse aux masses doit user d’un langage actif, imagé et simple.
6. La politique qui a pour but de gouverner les masses est par nécessité
une politique d’imagination. Elle doit s’appuyer sur une idée souveraine, la patrie,
qu’on implante et cultive dans l’esprit de chaque homme. Par la suite, elle se
transforme en images et actes collectifs.
La psychologie des foules refuse aux mouvements sociaux tout contenu intellectuel et
considère leur action comme les conséquences destructrices de toute responsabilité
individuelle au profit de la collectivité. Les mouvements sociaux sont une « populace en
furie ». Ils sont le produit d’une crise. Ils sont le fait d’individus qui ne savent plus ce qu’ils

68
. Serge Moscovici, L’âge des foules, Paris, Fayard, 1981, p. 126-127.
79

font, dominés qu’ils sont, dans la foule, par leurs instincts et leurs pulsions, leur énergie brute.
Toute cette théorie repose sur une très forte polarisation entre la raison et l’irrationalité, la
civilisation et la barbarie, l’intelligence et l’émotion, les hommes et les femmes, l’universel et
le particulier, polarisation extrême qui gouverne l’ensemble des sciences sociales, mais aussi
l’organisation même de la vie politique et sociale : il s’agit toujours d’éviter le surgissement
de l’irrationnel dans la vie sociale, de contrôler la barbarie externe et interne, toujours prête à
détruire la civilisation, dominer pratiquement et sexuellement les femmes dont l’hystérie est
toujours susceptibles de ramener les hommes au règne de l’indifférenciation naturelle,
contrôler moralement des désirs ou des pulsions infinies que l’anomie pourrait libérer, mais
aussi « civiliser » les inférieurs afin de les faire « entrer dans l’histoire ». Les mouvements
sociaux sont ici compris comme l’irruption de l’irrationnel, du nihilisme ou le surgissement
du désir dans la vie sociale. Ils sont donc nécessairement une menace pour l’ordre social et
au-delà pour la civilisation. Ils sont la conséquence et l’envers d’un effondrement et d’une
rupture de l’ordre social, ou encore d’une faillite des élites. Décrivant les massacres de
Septembre lors de la Révolution Française, Le Bon écrit : « Ainsi se conduit le bas peuple
aussitôt que des mains imprudentes ont brisé le réseau de contraintes refrénant ses instincts
de sauvagerie ancestrale. Il rencontre toutes les indulgences parce que les politiciens ont
intérêt à le flatter. Mais supposons pour un instant les milliers d’êtres qui le constituent
condensés en un seul. La personnalité ainsi formée apparaîtrait comme un monstre cruel et
borné, dépassant en horreur les plus sanguinaires tyrans. Ce peuple impulsif et féroce a
toujours été dominé facilement d’ailleurs dès qu’un pouvoir fort s’est dressé devant lui. Si sa
violence est sans limite, sa servilité l’est également. Tous les despotismes l’ont eu pour
serviteur. Les Césars sont sûrs de se voir acclamés par lui, qu’ils s’appellent Caligula,
Néron, Marat, Robespierre ou Boulanger69. »
Gabriel Tarde (1843-1904) a prolongé cette psychologie des foules par une
psychologie du public que l’on retrouve aussi chez Robert Park (1864-1944) et qui ouvre le
passage à l’idée de la société de masse70. Pour Tarde, nous ne sommes déjà plus à l’âge des
foules, mais « à l’ère du public ou des publics, ce qui est bien différent »71. Avec une certaine
préscience, Tarde souligne la désaffection progressive des lieux publics et, surtout, le déclin
de la conversation dans la vie sociale moderne. Il y voit une des conséquences du
développement de la presse. Pour s’informer, les individus n’ont plus besoin de se rassembler.

69
. Gustave Le Bon, la Révolution française et la psychologie des Révolutions, op. cit. p. 60.
70
. Robert Park, La Foule et le public, Paris, Parangon, 2007.
71
. Gabriel Tarde, L’opinion et la foule, op. cit. p. 12
80

Ils peuvent rester chez eux. Ces moyens de communication de masse permettent l’existence
de foules « dispersées », les « publics ». Le public est en quelque sorte la foule à domicile.
Comme les foules assemblées, les publics sont aussi soumis à la suggestion, mais une
suggestion à distance. Chacun a le sentiment de partager des émotions et des idées avec ses
semblables et se persuade qu’une quantité innombrable d’individus a les mêmes idées et les
mêmes émotions au même moment. Chacun reste chez soi mais en même temps devient
semblable aux autres. Il est influencé par la « pensée du regard d’autrui ». « Il suffit qu’il
sache cela, même sans voir ces hommes pour qu’il soit influencé par ceux-ci pris en masse, et
non pas seulement par le journaliste, inspirateur commun, qui lui-même est invisible et
inconnu, et d’autant plus fascinateur72. » Dans la mesure où les foules sont dispersées, les
mécanismes d’influence, de suggestion et d’imitation ne peuvent plus être générés par la
proximité des corps. La fusion est donc moins directement émotive et plus mentale, plus
fondée sur les idées. « Les publics diffèrent des foules en ce que la proportion des publics de
foi et d’idée l’emporte beaucoup, quelle que soit leur origine, sur celle de publics de passion
et d’action, tandis que les foules croyantes et idéalistes sont peu de choses comparées aux
foules passionnées et remuantes73. » En raison de leur nature plus mentale, les publics
donnent naissance à des courants d’opinions publiques qui traversent tout le corps social.
Tarde fut ainsi un des premiers à analyser l’opinion par delà les divisions sociales. Avec la
presse et la communication de masse, le public l’emporte de plus en plus sur les
appartenances statutaires ou les affiliations de classes. « Ainsi, quelle que soit la nature des
groupes sociaux entre lesquels se fractionne une société, qu’ils aient un caractère religieux,
économique, national même, le public est en quelque sorte leur état final, et pour ainsi dire,
leur dénomination commune ; c’est à ce groupe tout psychologique d’états d’esprit en voie de
perpétuelle mutation que tout se ramène74. »
Les moyens de communication modernes ont eu pour principal effet le remplacement
de la foule par les publics, la « substitution d’un état dispersé mais cohésif de la sociabilité à
un état rassemblé et quasi physique » écrit Serge Moscovici. Les médias pratiquent
« l’hypnose à grande échelle ». La loi du nombre s’impose sur celle de l’individu. Parce
qu’elle est individuelle, la raison s’efface. « La presse, à son insu, a donc travaillé à créer la
puissance du nombre et à amoindrir celle du caractère, sinon de l’intelligence75. » Les foules
étant devenues des publics dans des sociétés de communication de masse, le rôle du meneur

72
. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, op. cit. p. 3.
73
. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, op. cit. p. 5.
74
. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, op. cit. p. 24.
75
. Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, op. cit. p. 71.
81

« à distance » devient central et on comprend pourquoi, dans la vie politique, le contrôle des
moyens de communication de masse devient un enjeu décisif : pour disposer des publics et les
commander, les meneurs doivent être maîtres des médias. C’est ce qui explique la tendance à
la personnalisation contemporaine du pouvoir : la participation à la vie politique est de moins
en moins un combat d’idées, et de plus en plus un affrontement entre des représentations ou
des images, le public demandant au « meneur » de le séduire.
La psychologie des foules et des publics, initiée par Le Bon et Tarde, présente une
double face : une conception des mouvements sociaux et un diagnostic sur la société moderne.
Elle est d’abord fondée sur une conception de la foule comme rassemblement physique
générant contagions, émotions et suggestions qui provoque la dissolution des personnalités
dans un ensemble constitué par l’esprit de la foule et soumis à l’influence des meneurs. Pour
Tarde, le public d’aujourd’hui, à cause de l’absence de contacts et de coprésence, est plus
pacifique et rationnel, plus gouverné par les idées et les sentiments que par les pures
émotions. Le public est en quelque sorte une foule « purgée de ses poisons » à cause de la
dispersion physique de ses membres. Mais la foule et le public sont aussi les émanations
d’une société particulière, des manifestations des caractéristiques des évolutions de la société
moderne, marquées par le pouvoir des foules ou des publics ou encore de l’opinion. Ces
sociétés sont marquées par l’affaiblissement des élites et des institutions traditionnelles et le
déracinement des individus. Il en résulte un déclin de la raison et de l’individualisme au profit
des émotions et des sentiments, combiné au triomphe progressif du « nombre ». « En
définitive, l’individu est un résidu. Il ne cesse d’appartenir à un public que pour se retrouver
dans une foule et vice versa, ou bien il sort d’un public que pour entrer dans un autre76. »
Dans la période récente, Serge Moscovici, puis, dans une veine politique réactionnaire,
Michel Maffesoli, ont souligné cette évolution et repris, pour les prolonger ou les adapter, les
idées de Le Bon et de Tarde. Dans la logique de ce diagnostic, les mouvements sociaux
s’apparentent à des phénomènes de tribalisme : ils sont gouvernés par les émotions et les
sentiments, se rassemblent autour d’images, sont éphémères, mais aussi soumis, comme la
foule, au principe du chef ou du meneur. Comme le pensait Le Bon, ils sont à la fois
bénéfiques en ce qu’ils finissent de détruire des cultures ou des civilisations déclinantes et

76
. Serge Moscovici, L’âge des foules, op. cit. p. 267.
82

notamment des élites intellectuelles, mais dangereux si leur énergie n’est pas orientée par des
chefs responsables capables de les apprivoiser77.

3. Les masses
En Europe, l’analyse des « masses » a été construite pour comprendre les grands
mouvements totalitaires du XXème siècle : les communismes, les fascismes, le nazisme
essentiellement. La thématique a été abondamment développée par de nombreux auteurs,
depuis Ortega Y Gasset (1883-1955), jusqu’à Elias Canetti (1905-1994) et Hermann Broch
(1886-1951) et d’autres78. Elle comporte une double dimension à la fois pessimiste et très
élitiste : l’effondrement des corps intermédiaires a permis l’émergence de masses qui
menacent directement la culture des élites. A la différence de la foule qui peut inclure tout
individu, quelle que soit son appartenance sociale, les masses sont formées d’individus
préalablement isolés ou détachés, marginaux, dont l’intégration est faible ou nulle. De fait, les
analyses des masses, comme celles de Canetti ou de Broch, se développent sur la base d’une
sorte d’anthropologie psychologique fondamentale de l’individu. Alors que la pensée des
foules affirme la rationalité de l’individu face à l’irrationalité ou la bestialité de la foule, ces
analyses font de la psychologie individuelle le fondement même du fonctionnement de la
masse. Ainsi, Canetti affirme-t-il l’universalité de la phobie du contact et son renversement
dans la masse : c’est seulement dans la masse que l’homme peut en être libéré, en abolissant
les frontières de son individualité et en trouvant une protection. Pour Broch, la culture est
destinée à calmer les angoisses primitives des individus. Mais elle n’y parvient que de
manière limitée et surtout instable. Dans les périodes d’effondrement de la culture, cette
angoisse resurgit sous forme de folie, notamment dans un monde moderne sécularisé qui n’a
plus la protection de la religion. Pour Ortega, les individus appartenant aux élites assumaient
les obligations et les valeurs sans lesquelles la civilisation est impossible. Au contraire,
l’homme des masses ne se sent aucune obligation et n’a aucune idée de ce que le devoir
« historique » impose. Incapable de choisir une direction quelconque, il rejette tout ce qui est
de qualité et de niveau élevé. Il n’a aucune compréhension de la fragilité de la civilisation ou

77
. Serge Moscovici, L’âge des foules, op. cit. Serge Moscovici, La Machine à faire des Dieux, Paris, Fayard,
1988. Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris,
La Table Ronde, 1988. Michel Maffesoli, Sarkologies. Pourquoi tant de haine(s), Paris, Albin Michel, 2011.
78
. Ortega Y Gasset, La rébellion des masses, Paris, Gallimard, 1966 (1929), Elias Canetti, Masse et puissance,
Paris, Gallimard, 1966 (1960), Hermann Broch, Théorie de la folie des masses, Paris, L’Eclat, 2008 (1979).
83

du caractère tragique de l’Histoire. Il n’est concerné que par lui-même et son propre avenir.
Par exemple, sur le plan personnel, il n’éprouve pas de sentiments amoureux. L’amour
érotique n’a aucun attrait pour lui. Son rapport au corps est strictement pratique : il cultive
l’exercice physique, le « fitness » et se soumet à une hygiène qui doit assurer sa longévité.
Par-dessus tout, il a la haine de ce qui n’est pas lui. Incapable de respect et d’émerveillement,
l’homme de masse est « l’enfant gâté de l’histoire humaine ».
Les masses sont ainsi construites sur la base même de l’isolement ou de l’aliénation.
Canetti l’explique par la logique du capitalisme et de l’industrie multipliant les marchandises
et les hommes par besoin de consommateurs. Broch fait de la ville moderne et du triomphe de
la technique des obstacles à l’épanouissement d’un véritable individualisme, transformant les
individus en « somnambules » « irresponsables » et isolés prompt à se fondre dans la masse.
Comme pour la foule, cet isolement et ce détachement ouvrent la voie à la manipulation et à
la domination par les chefs. Les chefs sont dotés d’une psychologie particulière, ou, tout au
moins, sont des individus qui résolvent les questions existentielles, l’angoisse ou la phobie du
contact, d’une manière différente. Ils sont dotés d’une forme ou une autre de paranoïa, qui les
conduit à manipuler les masses afin de satisfaire leurs désirs de puissance. Elias Canetti y voit
un désir profond d’invulnérabilité et, au-delà, de survie : le paranoïaque en guerre contre
l’humanité, voudrait être le seul « survivant », (celui qui fait mourir les autres pour ne pas
mourir) ou sous une forme plus atténué, le seul qui compte : « Du seul être vivant, il est
devenu le seul qui compte. L’hypothèse s’impose que la paranoïa recèle la même tendance
profonde que la puissance. C’est le désir d’écarter les autres de son chemin afin d’être
l’unique, ou encore, sous une forme atténuée et souvent admise, le désir de se servir des
autres afin que leur aide fasse de vous l’unique79. » Le chef est celui qui donne les ordres,
(qui sont, pour Canetti, toujours des sentences de mort suspendues) et c’est en se soumettant
aux ordres des chefs que les masses agissent. Que ce soit chez Canetti ou chez Broch, la
question des masses ne fait pas l’objet d’une investigation « scientifique ». Bien au contraire,
témoins des mouvements totalitaires et des guerres de la première moitié du vingtième siècle,
l’un et l’autre revendiquent la dimension littéraire de leur entreprise, la recherche de
l’explication de la persistance du « mal » dans le monde humain. L’ensemble des réflexions
sur les masses a été marquée par ces deux caractéristiques, l’absence de fondement empirique
et un fort pessimisme : l’idée que la culture n’est qu’un obstacle fragile et incertain au

79
. Elias Canetti, op. cit. p.491. Soljenitsyne parlait d’egocrate pour désigner Staline.
84

surgissement et au déchaînement des « pulsions » ou des « angoisses » propres à la


psychologie des individus.
Dans l’analyse qu’elle propose des mouvements totalitaires, Hannah Arendt (1906-
1975) met ainsi l’accent sur l’effondrement de la stratification sociale et du système de
classes. La crise sociale en Allemagne aurait eu raison de ce système, plongeant les individus
dans l’atomisation et l’isolement. « L’effondrement du système de classes, seule stratification
sociale et politique des nations européennes, fut certainement un des événements les plus
dramatiques de l’histoire récente de l’Allemagne. Il fut aussi favorable à l’essor du nazisme
que l’absence de stratification sociale dans l’immense population rurale de la Russie… le fût
au renversement par les bolchevicks du régime démocratique de Kerenski 80. » Cet
effondrement a libéré les individus des attaches sociales, les a isolés et rendus indifférents aux
affaires de la vie publique. Ils n’étaient plus représentés politiquement et n’appartenaient plus
à aucun groupe. « Les masses se développèrent à partir des fragments d’une société
hautement atomisée…La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la
brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux normaux. »
Pour Arendt, la disparition de la « structure » sociale des classes, et notamment
l’affaiblissement des corps intermédiaires et au fond, du système politique de représentation,
syndicats et partis, est l’explication centrale de la formation des masses : « La chute des murs
protecteurs des classes transforma les majorités qui somnolaient à l’abri de tous les partis en
une seule et grande masse informe d’individus furieux. » Il en est résulté une psychologie
collective particulière. Le ressentiment et l’amertume des individus isolés ne trouvaient plus
de forme d’expression politique et collective. Chacun se repliait sur lui-même, perdant la
capacité de penser comme celle de faire des expériences. Dès lors, ces individus constituaient
une clientèle disponible pour les mouvements extrémistes. « Le terme de masse s’applique
seulement à des gens qui, soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour
ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt
commun », comme par exemple les syndicats ou les partis de classes. En Allemagne, le
mouvement nazi pouvait recruter ses adhérents « dans cette masse de gens apparemment
indifférents, auxquels tous les autres partis avaient renoncé en les jugeant trop apathiques ou
stupides pour être dignes d’attention. » De fait, « l’atomisation sociale et l’individualisation
extrême précédèrent les mouvements de masse, qui attirèrent les gens complètement
inorganisés, les individualistes acharnés qui avaient toujours refusé de reconnaître les

80
. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972, p. 33-34.
85

attaches et les obligations sociale, beaucoup plus facilement et plus vite que les membres,
sociables et non individualistes, des partis traditionnels. » En définitive, Arendt peut conclure
que « les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et
isolés. Par rapport à tous les autres partis et mouvements, leur caractéristique la plus
apparente est leur exigence d’une loyauté illimitée, inconditionnelle et inaltérable, de la part
du militant individuel. »
L’analyse de Hannah Arendt est très proche de l’analyse classique que Marx proposait
du monde paysan français pendant la Révolution de 1848 et au moment du coup d’Etat de
Louis-Napoléon Bonaparte en décembre 1851. Marx explique que ces paysans ont apporté
leur soutien au coup d’Etat parce qu’ils ne constituent pas une classe, mais sont au contraire
une « masse ». Le mode de production agraire enferme chaque paysan dans sa parcelle et
l’isole d’autant plus que les moyens de communication sont très réduits. Comme ces paysans
sont pratiquement auto-subsistants, ils n’ont guère besoin de procéder à des échanges. Il leur
suffit de consommer ce qu’ils produisent. « Ainsi la grande masse de la nation française est
constituée par une simple addition de grandeurs du même nom, à peu près de la même façon
qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre81. » Il n’en demeure
pas moins que ces paysans parcellaires partagent un mode de vie et vivent dans des conditions
qui les séparent aussi et les isolent du reste de la société. Mais s’ils s’opposent ainsi aux autres
groupes sociaux, il n’y a entre eux aucun lien positif, la « similitude de leurs intérêts ne créé
entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale, ni aucune organisation politique. »
Du coup, ajoute Marx, « ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être
représentés. » Puisqu’il s’agit d’individus isolés les uns des autres tout en étant étrangers ou
opposés au reste de la société, ils cherchent des « maîtres » qui les protègent, une puissance
absolue. Et Marx conclut : « L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par
conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif82. »
Ces analyses « classiques » des mouvements de masse insistent toutes sur deux
dimensions, la disparition des « corps intermédiaires » et l’isolement et l’aliénation des
individus qui en résultent : ils ne peuvent faire valoir leurs intérêts par les canaux normaux de
la contestation. Mais plus encore, ils sont privés d’expérience ou de « sens ». N’étant plus
intégrés socialement, ils deviennent déficients sur le plan moral et culturel. Ils sont
« stupides » dit Arendt ou « sans aucun objectif » dit Ortega y Gasset. Non seulement, les

81
. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Les Editions Sociales, 1976 (1869), p. 127.
82
. Karl Marx, op. cit.
86

formes inférieures de culture qu’ils portent menacent directement la culture des élites, mais
au-delà, ils sont vulnérables aux mouvements totalitaires.
Dans ces années trente, les auteurs européens insistaient sur l’effondrement des
systèmes de classes, des partis et des syndicats, voire des Eglises. Dans les années quarante et
cinquante, aux Etats-Unis, la thématique européennes des masses est reprise avec les mêmes
arguments par les essayistes conservateurs et une partie de la sociologie. Les interrogations et
les critiques sont les mêmes, mais le contexte est quelque peu différent. Il s’agit d’une période
d’intense croissance de la consommation et de la culture de masse, notamment avec la
télévision, mais aussi avec le développement urbain, la sub-urbanisation galopante. Enfin, sur
le plan politique, pendant cette période de Guerre froide, le Maccarthisme alimente la peur du
communisme. Les sociologues insistent alors sur le conformisme induit par la société de
masse et l’éloignement d’un individualisme authentique. La vieille culture institutionnelle et
nationale, celles des élites et des petites villes, semble s’effacer et devenir incapable d’intégrer
les populations aux valeurs de la démocratie, du respect des autorités et du sens de
l’appartenance. L’homme de masse, libéré de la tradition devient une menace pour la culture
des élites dans la mesure où il est devenu indifférent à leurs valeurs. Comme en Europe, les
théoriciens de la société de masse se font les défenseurs de la « vieille tradition
aristocratique » et manifestent leur hostilité à la démocratisation politique et culturelle. Ils
doutent fortement de la capacité de larges pans de la population d’accéder à une véritable
éducation et d’apprécier pleinement la grande culture. Ils ne croient guère à la liberté de tous
mais plus à la possibilité pour quelques personnes de construire une véritable personnalité
libre83.
Ces conceptions de la société de masse reposent sur l’enchaînement de quelques
propositions84. Avec le développement des moyens de transports et de communications, avec
la division du travail, les hommes ont de plus en plus de contacts et sont liés les uns aux
autres, plus interdépendants mais en même temps plus isolés et étrangers les uns aux autres.
Les anciens groupes primaires et intermédiaires ont été érodés par la modernité et aucune
valeur centrale n’a pris leur place. Les normes culturelles de l’élite éduquée ne forment plus
l’opinion ou le goût. Il en résulte que les mœurs et la moralité n’ont plus de stabilité et que les
relations entre individus deviennent flottantes et partielles. En même temps, la plus grande
mobilité spatiale et sociale intensifie la préoccupation pour le statut85. A la place d’un statut

83
. Daniel Bell, « The Theory of Mass Society », Commentary, vol. 22, n°1, July 1956, pp. 75-83.
84
. Daniel Bell, « The Theory of Mass Society », op. cit.
85
. Par exemple : Vance Packard, The Status Seeker, New York, David McKay, 1959
87

fixe, chacun doit assumer une multiplicité de rôles et faire ses preuves dans une multiplicité
de situations. Il en résulte que les individus perdent tout sens de leur cohérence et que
l’anxiété augmente. La conséquence est qu’ils cherchent de nouvelles croyances. Daniel Bell
(1919-2011) conclut : « La scène est prête pour l’émergence d’un leader charismatique, un
messie séculier, qui, en accordant à chacun un semblant de grâce nécessaire et de plénitude,
se substitue aux vieilles croyances unifiées que la société de masse a détruites86. » Robert A.
Nisbet (1913-1996) insiste sur l’absence d’appartenance et la « recherche de la
communauté », d’une « forme de cohésion, d’appartenance et de contrainte » que les
individus ont perdu dans une société marquée par la centralisation de l’Etat et le déclin de
toutes les institutions intermédiaires capables de donner sens à leur vie et d’incarner une
autorité nécessaire à la stabilité sociale. En dépit de tous les « symboles d’unité, des
programmes de relations humaines et des rencontres dans les banlieues, pour des millions de
personnes, des institutions comme l’Etat, les partis politiques, les entreprises, les églises, les
syndicats et même la famille sont devenues lointaines et de plus en plus difficilement une
partie de l’identité de chacun87. » Pour Nisbet, les individus sont aliénés par l’éloignement
des institutions, du gouvernement et des organisations. Les relations impersonnelles et
distantes ont remplacé les groupes locaux et les associations qui fondaient les loyautés
enserrant chaque individu. Dans la même logique, mais sur l’autre bord politique, Wright
Mills (1916-1962) décrit l’impuissance des individus et insiste lui-aussi sur la perte de sens
qu’ils subissent. « La vie dans une société de masse isole les individus des groupes sociaux et
détruits les normes collectives. Agissant sans but, l’individu dans la masse se sent dénué de
sens88. » La conséquence est que les individus peuvent être tentés d’en appeler aux « pseudo-
communautés » ou de rechercher de nouveaux messies qu’ils peuvent trouver dans les
mouvements totalitaires ou extrémistes ou encore dans les campagnes d’opinion.
L’aliénation de l’individu dans les sociétés modernes est donc l’envers de son
détachement. Elle décrit une condition dans laquelle la personne n’est impliquée ou engagée
dans aucun groupe primaire ou secondaire. Dès lors, cette personne devient incapable de
satisfaire son besoin de reconnaissance et d’identité. Mais plus encore, sans attaches et sans
liens avec les structures intermédiaires et primaires, l’individu n’a plus de liens avec les
institutions politiques nationales, ni donc de loyauté aux normes démocratiques de ces
institutions. C’est pourquoi, quelque soit leurs orientations, droite ou gauche, les mouvements

86
. Daniel Bell, « The Theory of Mass Society », op. cit.
87
. Robert A. Nisbet, Quest for Community,A Study in the Ethics of Order and Freedom, New York, Oxford
University Press, 1953, p.IX
88
. Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956, p.323.
88

extrémistes prospèrent dans de telles conditions. Ils sont définis par leur indifférence voire
leur hostilité aux normes démocratiques et à l’ordre démocratique. Ces mouvements sont la
conséquence de l’aliénation des individus. En perdant leurs affiliations à des groupes
d’intérêts particuliers, les citoyens n’ont plus de cadre de référence dans le champ politique.
Plus rien ne vient limiter l’intensité de leurs opposition et de leur ressentiment, ni même leur
hostilité à leurs adversaires politiques. C’est pourquoi, ces individus-masse deviennent
facilement des militants extrémistes, qui ne sont plus limités par la raison et le respect des
normes démocratiques, et sont aussi des « supporters passionnés des idéologies89 ».
Du point de vue de la sociologie des mouvements sociaux, le travail de William
Kornhauser (1925-2004) constitue la construction la plus aboutie de cette perspective.
Reprenant tous ces travaux, il a cherché à « identifier les conditions qui rendaient les sociétés
démocratiques vulnérables aux mouvements de masses avec leur potentiel totalitaire ».
Kornhauser a proposé une synthèse et une formalisation des approches de la foule et des
masses90. Il observe tout d’abord qu’il s’agit là de deux traditions critiques assez différentes.
L’analyse des foules est liée à une critique aristocratique de la démocratie et du monde
moderne. Elle repose sur la défense conservatrice de l’exclusivité des élites qui seraient
menacées par l’irruption des foules : la liberté et la rationalité et la culture doivent être
défendues contre l’irrationalité et l’émotivité des foules, foncièrement égalitaires et
destructrices. La participation doit être limitée et les hiérarchies préservées, afin de préserver
la capacité des élites d’incarner les plus hautes valeurs politiques et culturelles. Les
mouvements sociaux sont conçus comme l’irruption brutale des foules qui, en sapant l’ordre
social, menace la société de régression et de barbarie.
L’analyse des masses est liée à une critique démocratique de la société moderne et à
une défense de la liberté et de l’égalité91. Elle repose sur l’idée que dans la société moderne,
l’isolement des individus les rend vulnérables à un pouvoir sans borne des élites qui
deviennent capables de les mobiliser et de les instrumentaliser. Les masses émergent quand
les solidarités sociales se défont, quand la communauté se perd et que les individus sont
aliénés et atomisés. Ici, au contraire, la participation doit être défendue et encouragée afin de
préserver les individus du pouvoir sans borne des élites. Les mouvements sociaux n’en
constituent pas moins une menace pour l’ordre établi dans la mesure où ils sont l’expression

89
. Joseph R. Gusfield, “Mass Society and Extremist Politics”, American Sociological Review, Vol. 27, No. 1
(Feb., 1962), pp. 19-30
90
. William Kornhauser, The Politics of Mass Society, New York, Transaction Books, 1959.
91
. Kornhauser était lui-même fortement engagé à gauche, au point de se couper du milieu universitaire. Proche
de la Gauche radicale, il a soutenu les mouvements des années soixante, milité contre la guerre du Vietnam, et à
la fin de sa vie, essayé de peser sur les orientations qu’il jugeait trop centristes de Clinton.
89

du besoin de « communauté » et de solidarité, d’appartenance et de liens qu’expriment les


individus et que les élites savent mobiliser.
La critique aristocratique repose sur l’idée de la perte de l’autorité. Perdant leur
autorité, les élites sont soumises à la pression des foules qui détruisent leurs valeurs
traditionnelles. Pour ces penseurs, il n’a pas de compatibilité entre liberté et égalité. A l’âge
des foules, l’égalitarisme finit par gommer toute hiérarchie de valeurs, de distinctions, de
capacités et de styles. La société qui en résulte est privée des bases morales pour résister à la
tyrannie et à la décadence culturelle. Les foules cherchent des leaders à leur image plutôt que
des chefs compétents, en changent fréquemment, les élites ayant perdu toute exclusivité : tout
le monde se sent qualifié. Comme tout le monde a le droit de participer et d’intervenir, cet
égalitarisme détruit la liberté tout autant que l’autorité. Cette conception comporte ainsi trois
affirmations : (a) la perte de l’autorité et l’égalitarisme ; (b) la recherche de leaders populaires
et le soutien à des formes de directions antiaristocratiques ; (c) le règne des foules (la
domination de pseudo-autorités).
La critique démocratique repose sur l’idée de la perte de la communauté ou du lien
social. Du coup, les populations sont menacées d’un pouvoir sans borne des élites. Dans une
telle société, la perte de la liberté provient de la capacité des élites de manipuler les masses et
de les mobiliser. La tyrannie, ou le pouvoir, sont sans bornes. Les masses naissent de
l’isolement de l’individu dans une société atomisée : elles ne peuvent empêcher l’émergence
d’une autre élite, comme par exemple les Nazis ou les Bolchéviques, qui sera destructrice de
la démocratie. L’atomisation sociale engendre de forts sentiments d’aliénation et d’anxiété et
par conséquent, une disposition à s’engager dans des comportements extrêmes pour échapper
à ces tensions. La société de masse est objectivement une société atomisée et subjectivement
une société d’individus aliénés. C’est une société dans laquelle les individus sont disponibles
pour être mobilisés par les élites. Cette conception comporte aussi trois affirmations ; (a) la
perte de la communauté et l’atomisation ; (b) la recherche d’une nouvelle communauté et la
disponibilité pour adhérer à de nouvelles idéologies ; (c) le totalitarisme, la domination d’une
pseudo-communauté.
Dans son analyse des mouvements de masse, Kornhauser propose une synthèse de ces
deux critiques. A la critique démocratique, il convient d’ajouter la dimension d’accessibilité
des élites mise en évidence par la critique aristocratique. Dès lors nous pouvons considérer
qu’une société de masse est « système social dans lequel les élites sont facilement accessibles
à l’influence des non élites et les non-élites sont facilement mobilisables par les élites. » La
90

société de masse se distingue ainsi d’autres types de société, communautaires, pluralistes ou


totalitaires en fonction de la combinaison particulière des deux variables :

Disponibilité des non-élites


Faible Haute

Faible Traditionnelle Totalitaire


Disponibilité des élites
Haute Pluraliste Masse

La critique aristocratique considère l’accessibilité des élites comme un trait de la


société de masse et la confond ainsi avec la société pluraliste. (Cette confusion masque les
plus souvent une hostilité profonde à la démocratie culturelle et politique) La critique
démocratique considère l’atomisation comme un trait de la société de masse et la confond
ainsi avec la société totalitaire. En combinant ces deux approches, Kornhauser fait
l’hypothèse que les mouvements de masse seront d’autant plus probables quand les élites sont
directement accessibles à la pression des non-élites et quand les non-élites sont directement
disponibles pour être mobilisées par les élites. Ajoutons que pour Kornhauser, société de
masse et société totalitaire sont différentes et ne sauraient être confondues, même si elles
partagent au moins un trait commun.
Les sociétés de masse sont des sociétés marquées par des comportements de masse,
sources des mouvements de masse. Ces comportements peuvent être caractérisés par trois
propositions. (a) L’attention des individus se détache de l’expérience personnelle et de la vie
quotidienne pour se porter sur des objets distants. Ces objets peuvent être des problèmes ou
des événements nationaux ou internationaux, mais aussi des symboles, tous perçus à travers
les médias de masse. Par conséquent, les individus perdent d’autant plus le sens de la réalité
que les objets s’éloignent. (b) La réponse à ces objets est directe. Elle n’est pas médiatisée par
des relations sociales ou des institutions. Les individus s’engagement directement quand ils ne
passent pas par des groupes intermédiaires. Du coup, ils sont dégagés des contraintes sociales
et normatives habituelles qui encadrent et limitent l’action. Ils peuvent alors utiliser tous les
instruments disponibles pour l’action. « Le militantisme politique tend à être non-
démocratique parce qu’il abroge les procédures institutionnelles crées pour garantir à la fois
la loi de la majorité et les droits des minorités, et qu’il refuse de respecter les principes de la
91

compétition ouverte et de la discussion politique comme base de la recherche des compromis


entre intérêts divergents. Quand ce militantisme devient extrême, il s’exprime par la violence
contre l’opposition92. » La violence peut être une des dimensions centrales des mouvements
de masse, comme l’a théorisé Georges Sorel avec son idée de grève générale. (c) Enfin, les
comportements de masse sont instables et changeants, tant du point de vue de leurs objets que
de leur intensité. L’activisme alterne avec l’apathie. L’apathie des masses est aussi
imprévisible que l’activisme et apparaît aussi comme une conséquence de l’aliénation et
comme une déclinaison du ressentiment contre l’ordre social.
Quand les comportements de masse sont organisés autour d’un programme et
présentent une certaine continuité dans leurs objectifs et dans l’action, ils prennent le
caractère de mouvements de masse, comme les a définis Blumer. Les mouvements de masse
ont en général les caractéristiques suivantes : les objectifs sont lointains et extrêmes ; ils
favorisent les modes d’intervention militants dans l’ordre social ; ils mobilisent des segments
de la population déracinés et atomisés ; ils manquent d’une structure interne de groupes
indépendants (comme par exemple des unités régionales dotées d’une certaine autonomie).
Les mouvements totalitaires sont des mouvements de masse qui cherchent à obtenir un
contrôle total sur leurs militants et partisans et au-delà un contrôle total de la société. Ces
mouvements totalitaires sont organisés par une élite qui cherche un pouvoir absolu alors que
les mouvements de masse sont souvent désorganisés et ont un leadership instable. Mais de
fait, s’ils sont tous deux fondés sur l’atomisation de la vie sociale et non sur des groupes
sociaux indépendants, la différence tient au fait que les mouvements de masse se développent
dans une société ou l’accès aux élites est aisé et ouvert, alors que les mouvements totalitaires
correspondant à des sociétés où les élites sont inaccessibles.
Les individus sont disponibles pour des comportements et des mouvements de masse
quand ils sont détachés des objets proches : ils sont étrangers à leur communauté et à leur
travail et cherchent d’autres voies d’intégration personnelle et collective. En général, les
individus isolés cherchent dans les attachements à distance un succédané de leurs manques
d’attachements proches. Une telle situation s’observe dans des sociétés qui sont devenues des
sociétés de masse. Ces sociétés présentent trois caractéristiques principales : - les relations
intermédiaires y sont faibles ; les relations primaires y sont isolées ; les relations nationales
sont fortement centralisées. La littérature sociologique a souvent insisté sur le premier facteur.
Dans la société moderne, les groupes intermédiaires tendant à s’affaiblir, comme l’avait déjà

92
. William Kornhauser, op. cit. p. 46.
92

remarqué Tocqueville. C’est en ce sens que cette société devient massive, isolant les individus
et les rendant vulnérables au pouvoir. En général, les structures intermédiaires, dans une
société traditionnelle, sont très inclusives, comme par exemple les corporations du Moyen
Age. Elles ont une capacité d’englober l’ensemble de la vie des participants. Dans le monde
moderne, elles sont au contraire, non inclusives, du fait même de la différenciation
structurelle. Les structures intermédiaires peuvent donc être classées selon ces deux axes,
celui de leur force, celui de leur « inclusivité ». Nous pouvons retrouver alors notre schéma
initial des types de sociétés :

Groupes intermédiaires
Forts Faibles
Inclusifs Traditionnelle Totalitaire
Groupes intermédiaires
Exclusifs Pluraliste de Masse

Pour Kornhauser, la France est par définition un exemple type de société de masse.
Elle est organisée au niveau national, autour d’un Etat très centralisé et bureaucratisé et au
niveau local sur un plan familial. Les structures intermédiaires capables de lier ces deux
niveaux y sont très faibles, notamment, par exemple, toutes les associations volontaires ou les
syndicats, si on compare à ce qui existe en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. De plus,
marquée par une culture politique plus jacobine que républicaine, la France a une longue
tradition d’hostilité aux groupes intermédiaires et aux communautés, quelle qu’en soit la
nature. L’absence et la faiblesse des groupes intermédiaires a pour conséquence la faiblesse
de la participation politique et sociale et l’incapacité de ces mêmes groupes à aider la
population à faire face ou à s’adapter aux changements. Les syndicats ouvriers et les partis de
gauche, tout comme les syndicats agricoles ou patronaux y résistent sans cesse à tout
changement. Aucune association n’est capable de médiatiser le changement social. De même
les partis politiques ne constituent en aucune façon un lien entre les segments de la population
qu’ils sont censés représenter et le niveau national. Sur le plan administratif, le gouvernement
local en France a très peu d’autonomie. Le pouvoir appartient au Préfet qui est lui-même un
représentant de l’Etat central. Du coup, il ne sert pas à grand-chose pour l’individu de
s’impliquer dans une vie politique locale pratiquement inexistante, dépourvue d’enjeux réels
et incapable de protéger l’individu du pouvoir de l’Etat. Il reste une certaine vitalité sociale, la
vie des cafés par exemple ou celle des paroisses dans certaines régions. Mais ces structures
93

sociales ne peuvent lier l’individu ou la communauté à la société dans son ensemble. De plus,
ces structures sont elles-mêmes en fort déclin. Pour Kornhauser, la conclusion, est qu’en
France, « les groupes intermédiaires sont incapables d’établir des médiations entre les élites
et les non-élites. La conséquence est qu’une grande partie de la population est disponible
pour des mouvements de masse, comme l’a montré le succès du communisme, celui du
Gaullisme, ou un mouvement comme le Poujadisme93. »
L’effondrement des groupes intermédiaires, notamment sous l’effet du changement
social ou d’une crise, favorise le développement de comportements de masse et par
conséquent l’émergence de mouvements de masse. Par exemple, la crise de la conscience de
classe et de l’identité de classe chez les ouvriers les a libérés des formes traditionnelles de
liens et d’intégration, mais aussi d’action collective. Elle les a donc rendus disponibles pour
des mouvements de masse, comme par exemple en Allemagne dans les années trente. Sur un
autre plan, dans les années soixante, les intellectuels « free-lance » ou, pour employer un
langage contemporain, « précaires » sont plus disponibles pour des mouvements de masses
radicaux que les intellectuels à « statut », notamment, par exemple, les universitaires. Ce sont
eux qui se sont engagés dans l’extrême-gauche alors que les enseignants restaient plus
proches de la gauche modérée. Ces intellectuels-masse sont d’autant plus radicaux et
mobilisés qu’ils cherchent une réponse au sentiment de perte de leurs fonctions sociales dans
une société de masse. De fait, s’ils cherchaient à faire valoir des intérêts, leur mouvement
serait plus « rationnel » et donc modéré. Mais comme il s’agit d’un mouvement de masse, il
tend à être radical ou extrémiste. Il s’agit d’une expression de l’aliénation ou de
« l’atomisation sociale et non d’une action orientée vers des intérêts individuels ou collectifs.
Les différences dans la réceptivité aux symboles et aux leaders des masses sont dues d’abord
à la force des liens sociaux, et non à l’influence des classes ou de tout autre statut social en
lui-même94.»
L’existence de sociétés et de mouvements de masse repose enfin sur le développement
et l’affirmation d’une psychologie particulière de l’individu de masse. Non seulement, la
société de masse sépare les individus des problèmes généraux en les atomisant, mais elle les
sépare aussi d’eux-mêmes. Dans la mesure où il y a peu de participation sociale, les individus
dans une société de masse sont peu reconnus et n’ont pas les supports nécessaires à la
construction d’une estime de soi et d’un respect de soi positifs. L’individu masse a peu
d’estime pour lui-même. Cette aliénation des individus accroît leur disponibilité à l’action et à

93
. William Kornhauser, op. cit. p. 87.
94
. William Kornhauser, op. cit. p. 237.
94

l’engagement. Chacun y trouve les solutions à l’anxiété créée par son aliénation. « L’individu
qui n’a pas une conception ferme de lui-même et peu de confiance en lui, n’a pas les bases
pour construire un fort contrôle de lui-même. Il est alors très fortement sensible aux appels
émanant venant de loin, notamment ceux des mouvements de masse. » Erich Fromm (1900-
1980) ou David Riesman (1909-2002) ont longuement insisté sur ces dimensions de la
psychologie des individus-masse. Dans la société moderne, la réponse à l’anxiété créée par
l’aliénation est la recherche de formes d’intégration de substitution. L’individu aliéné manque
d’ego-intégration, ce qui le rend hautement manipulable. Chez lui, comme l’a souligné
Riesman, la culpabilité fait place à l’anxiété. Dès lors, il est sans cesse à la recherche de
l’approbation des autres et, paradoxalement, de la conformité. « L’attitude de l’individu est
orientée par ses contemporains – ceux qu’il connaît personnellement, et même ceux qu’il
connaît qu’indirectement, par l’intermédiaire d’un ami ou des communications de masse…
Les buts que l’individu extro-déterminé se fixe varient avec et selon cette influence ; seuls
l’effort en tant qu’attitude et l’attention constante accordée aux réactions d’autrui persistent
sans changement durant tout l’existence95. » Ce type d’individu n’apporte que peu de soutien
à la démocratie, à la différence de l’individu autonome, fortement intégré et autocentré : il n’a
pas intériorisé de normes morales fortes. Il oscille alors de l’apathie à l’activisme, et cherche
dans les mouvements de masse un substitut à l’identité intérieure qu’il n’a pas. Les
mouvements de masse le recrutent d’autant plus facilement qu’ils lui offrent un moyen
d’oublier l’anxiété de l’aliénation et détournant son attention de lui-même et en la centrant sur
des objets lointains. C’est ce qui explique que la participation à un mouvement de masse
passe par la soumission à un leader et à une idéologie mais aussi par l’hostilité au monde
extérieur et souvent aux autres.
Les mouvements de masse ne sont donc pas des accidents. Ils sont inhérents à la
structure des sociétés modernes et de leur évolution qui dissout irrémédiablement les liens
sociaux, isole les individus et les aliène. C’est pourquoi, Kornhauser considère que les
mouvements de masse recrutent dans toutes les catégories sociales : plus précisément, ils
recrutent dans toutes les catégories sociales, ceux des individus qui sont les moins intégrés :
les intellectuels free-lance plutôt que les intellectuels statutaires, la petite entreprise plutôt que
la grande, la nouvelle plutôt que la vieille, les travailleurs peu qualifiés plutôt que les
travailleurs qualifiés, les ouvriers des mines et les marins plutôt que ceux appartenant à
l’industrie, les fermiers pauvres plutôt que les fermiers riches, les jeunes (en particulier les

95
. David Riesman, La foule solitaire, Anatomie de la société moderne, Paris Arthaud, 1964, (1950) p. 45.
95

étudiants) plutôt que les adultes, les individus politiquement apathiques plutôt que ceux qui
sont engagés, les chômeurs plutôt que les actif96…
Pour conclure, nous pouvons considérer que les « politiques de masse surviennent
quand un grand nombre de gens s’engage dans l’action politique en dehors des procédures et
des règles instituées par la société afin de réguler cette action politique. Dans les sociétés
démocratiques, les politiques de masse sont dès-lors anti-démocratiques, dans la mesure où
elles contreviennent à l’ordre constitutionnel. Les cas extrêmes de politiques de masse sont
les mouvements totalitaires, notamment le communisme et le fascisme. Des exemples moins
extrêmes de politiques de masse sont le Maccarthisme et le Poujadisme97. » Pour Kornhauser,
la société de masse est un « type abstrait » qui permet d’expliquer les mobilisations et les
actions collectives par la structure sociale. La question est de savoir à quel degré une société
réelle est-elle une société de masse, c'est-à-dire quel est le niveau d’accessibilité des élites et
des non-élites en fonction de la faiblesse des groupes intermédiaires capables de médiatiser
leurs relations.
De ce point de vue, les systèmes démocratiques sont particulièrement vulnérables aux
politiques de masses car ils cherchent à engager l’ensemble de la population dans la vie
politique, à la faire participer, alors qu’elle fut en général plutôt indifférente. Il s’agit là d’une
inquiétude traditionnelle : Tocqueville avait abondamment souligné l’importance des corps
intermédiaires dans la stabilisation de la démocratie et le danger de les voir disparaître ou
s’affaiblir, au nom même de l’égalité. De ce point de vue, la démocratie, c'est-à-dire la
participation, doit être limitée au nom même de la défense et du renforcement de la
démocratie.

4. Foules, masses et mouvements sociaux


Comme les théories de la frustration relative, ces différentes théories de la foule et des
masses ont été abondamment discutées. Elles sont souvent l’objet d’une « exécution » rapide
dans les manuels d’aujourd’hui, qui, après en avoir présenté une caricature, considèrent qu’il
s’agit là d’un état « dépassé » de la réflexion ou qui les enferme dans une perspective
purement conservatrice. Mais il n’empêche. Nombre des observations et des idées de ces
théories sont reprises et utilisées, notamment par exemple dans les théories du processus

96
. William Korhauser, op. cit. p.223.
97
. William Korhauser, op. cit. p. 227.
96

politique ou de la mobilisation des ressources, voire aujourd’hui dans l’analyse de la place des
émotions dans les actions collectives. Il reste que les principales difficultés posées par ces
théories de la foule ou de la société de masse demeurent. Elles se sont révélées inexactes sur
le plan empirique, tout au moins en ce qui concerne les deux grands événements qu’elles
prétendaient expliquer : les foules révolutionnaires et les mouvements fascistes.
Contrairement à leurs affirmations centrales, ni dans le cas de la Révolution Française en ce
qui concerne les foules, ni dans le cas des mouvements fascistes ou nazis, les individus
mobilisées étaient des marginaux peu intégrés et obéissant à des instincts violents ou à des
pulsions que l’absence de culture ne parvenait plus à contenir.
Dans une étude devenue classique, George Rudé a analysé longuement la composition
sociale des foules révolutionnaires et les mobiles des actions98. Il s’appui sur des sources
primaires, rapports d’indicateurs et d’officiers de polices et sur les comptes-rendus
d’arrestations. De façon générale, il montre que les foules parisiennes étaient loin d’être
composées de bandits, chômeurs, marginaux ou criminels. La grande majorité des participants
étaient des sans-culottes : maîtres d’ateliers, artisans, salariés, boutiquiers, petits
commerçants. Inversement, les ouvriers étaient peu représentés et les marginaux quasi
absents. C’est le cas par exemple lors de la prise de la Bastille. Les quelques centaines
d’assaillants de la forteresse appartenaient pour la plupart à la Garde Nationale, formée
récemment. Il y avait peu de bourgeois ou de marchands aisés. « Ce furent pour la plupart des
artisans, boutiquiers et compagnons représentants bon nombre de métiers, principalement
ceux du bâtiment, du meuble et de luxe du faubourg Saint-Antoine et des quartiers
avoisinants. » Chacun des 662 vainqueurs de la Bastille, avait un travail régulier et un
domicile fixe. Contrairement à ce qu’avançaient les penseurs des foules, les ouvriers agricoles
au chômage qui avaient envahi la ville à la suite de la crise économique, n’ont pas pris part à
la prise de la Bastille. Il en est de même en ce qui concerne les émeutes de la même période,
entre les 11 et 14 juillet, avec les incendies des postes d’octroi. « Le signalement des
émeutiers le plus souvent donné par les témoins oculaires relève les habits grossiers des
hommes et des femmes du peuple, gens de métier, artisans et salariés, parmi lesquels, bien en
évidence, des marchands de vin et de prétendus contrebandiers professionnels, mais aussi, et
surtout, des ménagères ayant un emploi, des porteurs d’eau, des ouvriers en bâtiment, des
tonneliers, ainsi que des chômeurs venus des ateliers de charité voisins. » L’assaut contre les
Tuileries le 10 août 1792 a aussi été effectué par des bataillons réguliers de la Garde nationale

98
. George Rudé, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1959.
97

auxquels s’étaient joints des sans-culottes des faubourgs : artisans, boutiquiers, compagnons
et journaliers. Les émeutiers étaient donc des gens « respectables » et bien intégrés. Rudé
insiste aussi sur le fait que des chômeurs étaient présents et participaient aux foules de la
Révolution. Mais leur présence va plutôt en déclinant au fur et à mesure des événements. La
quasi absence de « criminels » dans les émeutes renforce ces affirmations. « Les participants
des foules révolutionnaires n’étaient pas plus disposés au crime, ni même à la violence ou au
désordre, que le commun des citoyens parisiens dont ils étaient sortis99. »
Les mêmes observations sont faites en ce qui concerne les mobiles des foules
révolutionnaires. Les théoriciens des foules et les historiens comme Taine mettaient en avant
l’appât du gain, le pillage et la corruption pour expliquer la participation aux émeutes.
Certains historiens affirmaient même que les assaillants de la Bastille étaient payés. Or, les
archives de police ne révèlent rien de tels et ne permettent pas de penser que les émeutiers
étaient corrompus. De fait, il s’agit là d’une accusation classique de personnes hostiles à la
Révolution et plus généralement aux phénomènes émeutiers. Il en est de même pour les
pillages. Rudé montre que s’il eut bien des pillages, le plus souvent, la foule agit pour les
limiter ou pour s’opposer aux éléments qui voulaient s’y livrer. Ainsi, par exemple, en août
1792, lors de la prise des Tuileries, 134 individus furent arrêtés pour s’être livrés à des
pillages. Mais aucun d’eux n’avaient pris part à l’assaut. De plus, nombre de citoyens ont
confiés à la Garde les objets de valeurs des Tuileries et les pilleurs étaient souvent exécutés.
Un témoin hostile rapporte ainsi : « Il est remarquable que cette armée de bandits s’était
interdit de vol aux Tuileries et mettait impitoyablement à mort ceux qu’elle surprenait
s’appropriant quelque chose du château100. » Pour Rudé, les mobiles des émeutiers étaient
politiques, en ce sens qu’ils reprenaient les mots d’ordres et les idées démocratiques ou
républicaines. Mais c’est aussi parce que ces mots d’ordre recoupaient leurs intérêts sociaux.
Or de ce point de vue, il observe une grande continuité historique : « L’insurrection populaire
a pour motif le plus constant, pendant la Révolution comme pendant l’ensemble du XVIIIème
siècle, le besoin chez le menu peuple d’une provision abondante de pain à pris modique, ainsi
que des mesures administratives nécessaires pour l’assurer101. » Et de fait, les intérêts
politiques de la bourgeoisie et les intérêts sociaux du peuple parisien se sont vite révélés
opposés et contradictoires. Les émeutes obéissaient ainsi à des motifs politiques et
économiques, parfois exclusivement l’un ou l’autre, le plus souvent mêlant les deux. Mais le

99
. George Rudé, op. cit. p. 189-190.
100
. Mémoires de Mme de Tourzel, cité par George Rudé, op. cit. p. 196.
101
. Georges Rudé, op. cit. p. 200.
98

« motif fondamental et le plus constant des foules révolutionnaires fut le besoin d’un pain
abondant et peu cher. Ce facteur, plus que tout autre, est la source du dynamisme de la
révolution populaire102. » Ainsi, c’est ce facteur, et non l’agitation des chefs, comme le
pensaient Le Bon ou Taine, qui a transformé les chahuts ou manifestations en émeutes à
caractère insurrectionnel. Paradoxalement, Rudé montre le caractère « réactionnaire » de ces
émeutes et de cette agitation. Elles sont plutôt tournées vers un passé qu’il s’agit de préserver
ou de restaurer. « A chaque stade de la Révolution, les sans-culottes interviennent non pour
rénover la société, ni la recréer sur de nouvelles bases, mais pour se réclamer des droits
traditionnels et faire respecter des normes qu’ils croyaient menacées par les agissement
novateurs des ministres, capitalistes, réformateurs de l’agriculture, spéculateurs, ou de la
Commune. Le réflexe de défense devant les événements caractérise chacune des grandes
journées qui annoncent la Révolution et la jalonnent ensuite103. » Les sans-culottes n’étaient
pas les enfants de Rousseau, cherchant à mettre en œuvre la philosophie des lumières et ils
n’étaient pas non plus la préfiguration du prolétariat industriel doté d’une conscience de
classe. Leur révolte épousait les structures sociales et économiques populaires et en appelait à
la tradition, faisant écho au passé. Pour Rudé, il s’agit finalement là d’une caractéristique
générale des mouvements populaires dont l’idéologie « inhérente » et spontanée est à la fois
défensive et tournée vers le passé104.
Rudé peut conclure : « Les foules révolutionnaires étaient loin d’être des abstractions
sociales, mais groupaient des hommes et des femmes ordinaires, animés par des besoins
différents et réagissant de façon diverse à toute une gamme d’impulsions : parmi d’autres, la
crise économique, le bouleversement politique et le désir de redresser des griefs particuliers
et immédiats105. » Il observe que dans les Révolutions du XIXème siècle, les mêmes éléments
peuvent être relevés : lors des Trois Glorieuses de juillet 1930, les ouvriers ont quitté leur
atelier pour prendre les armes et ont réprimé impitoyablement le pillage. Pendant les journées
de février 1848, maîtres et compagnons ont construit les barricades et occupé la Chambre de
Députés. En juin 1848, les insurgés appartenaient aux mêmes métiers que les assaillants de la
Bastille : 11 693 personnes ont été arrêtées. Parmi elles on compte 554 maçons, 510
menuisiers, 416 cordonniers, 321 ébénistes, 285 serruriers, 286 tailleurs, 283 peintres et 191
marchands de vin etc.…Nulle participation de marginaux, de criminels ou de personnes mal
intégrées, ni même aucune irrationalité particulière dans les émeutes et les foules

102
. Georges Rudé, op. cit. p. 208.
103
. George Rudé, op. cit. p. 252-253.
104
. George Rudé, Ideology and Popular Protest, London, The University of North Carolina Press, 1980.
105
. George Rudé, op. cit. p. 222-223.
99

révolutionnaires. Comme dans toutes les émeutes, l’aspect le plus évident est la banalité des
participants qui sont, le plus souvent, des individus ordinaires, plutôt bien intégrés et sans
aucun antécédent criminel. C’est aussi ce qui a été abondamment observé lors des émeutes
raciales aux USA dans les années soixante du XXème siècle ou plus récemment, comme nous
l’avons vu plus haut en ce qui concerne les émeutes en France de l’automne 2005.
De la même façon, les études sur le nazisme ont largement démenti les affirmations et
les analyses de Hannah Arendt et la théorie de la société de masse. La société allemande des
années 20 ou 30 ne s’est pas désintégrée et n’a pas réduit ses membres à l’état d’atomes ou de
grains de sables. Au contraire, face à la crise, les individus se sont « agglomérés en
collectivités autonomes, par professions, par tranches d’âge, par sexes, par localités106… »
Dans les années soixante, le politologue Seymour Martin Lipset, reprenant un ensemble de
travaux avait défini le fascisme comme un « extrémisme du centre »107. Il faisait observer que
l’idéologie fasciste, tout en glorifiant l’Etat, n’en reprenaient pas moins les thèmes libéraux
classiques, lutte contre les monopoles privés, contre les syndicats, contre la nationalisation des
entreprises. « Les partisans du nazisme étaient, par leur position sociale, beaucoup plus
proches des Libéraux que des Conservateurs. » Pour Lipset, les classes moyennes,
confrontées à la crise économique et se sentant menacées d’un côté par le monde ouvrier et
d’un autre côté par la grande industrie et le capitalisme se sont progressivement radicalisées et
engagées dans le nazisme auquel elles ont apporté leur soutien électoral. La base sociale du
nazisme n’a pas été la société de masse ou l’individu isolé et atomisé de la grande ville, privé
d’intégration sociale, mais au contraire, un membre des classes moyennes, habitant plutôt une
petite ville, se sentant menacé et rejeté par la modernité : petits bourgeois, artisans, paysans,
petits fonctionnaires, instituteurs… Catégories « coincées entre la bourgeoisie nantie et les
ouvriers coalisés, et exposées à une menace de prolétarisation », cette petite bourgeoisie est
confrontée à sa perte d’influence et d’importance sociale et menacée par la crise économique,
a trouvé dans le nazisme un véhicule de ses rancœurs, de ses frustrations et de ses
revendications. « L’électeur nazi type de 1932 était représenté par le petit bourgeois
protestant, exploitant sa modeste propriété villageoise ou son commerce de petite ville, qui
votait précisément pour un parti régionaliste ou centriste, fermement opposé au pouvoir et à
l’influence des grands patrons et des grands syndicats108. » Inversement, les chômeurs n’ont
pas apporté leur soutien au parti nazi qui fit ses scores électoraux les plus faibles dans les

106
. Pierre Ayçoberry, La société allemande sous le IIIe Reich, 1933-1945, Paris, Le Seuil, 1998, p. 78.
107
. Seymour Martin Lipset, L’homme et la politique, Paris, Le Seuil, p.149.
108
. Seymour Martin Lipset, op. cit.
100

régions où le taux de chômage était le plus élevé. Pour Lipset, la comparaison avec d’autres
mouvements fascistes ou populistes montre la même base sociale et le soutien que leur
apportent des « couches libérales sur le déclin », comme dans le cas du Poujadisme en France,
du Maccarthysme aux USA. « Ces divers mouvements nationaux recrutèrent leurs partisans
dans les milieux des petits travailleurs indépendants, et partout ce furent les villageois et les
habitants des petits centres provinciaux qui leur apportèrent leur plus ferme soutien 109. »
Certes, conclut Lipset, les « désadaptés » en tous genres, les marginaux privés d’intégration
sociale ou les individus en situation d’échec et rejetés par leur classe constituent bien une
clientèle privilégiée de ces mouvements, car ils sont portés à l’autoritarisme. Ils ont tendance
à constituer le noyau des mouvements extrémistes. Mais ceux-ci n’existeraient pas sans le
soutien et l’apport de couches sociales particulières et sans l’engagement des membres de ces
couches sociales.
Les études plus récentes ne démentent pas ces observations de Lipset mais conduisent
plutôt à les complexifier. Une étude sur les adhérents du parti nazi en 1930-1932, montre que
les classes moyennes y étaient effectivement prépondérantes et surreprésentées, notamment,
par ordre, les commerçants, les artisans, les petits fonctionnaires et les employés. Les ouvriers
étaient sous-représentés. Ceux qui étaient néanmoins membre du parti étaient plutôt des
ouvriers résidant à la campagne ou dans les petites villes110. De même l’examen des résultats
électoraux montre que les anciennes classes moyennes (artisans-commerçants, paysans)
constituaient le noyau électoral du parti. A cela s’ajoutent les « nouvelles classes moyennes »,
salariés des secteurs privés et publics, notamment les fonctionnaires. Mais le parti a su aussi
capter d’autres larges pans de la population allemande pour devenir un parti « national ». Si la
société allemande n’était pas une société de masse et si le système de classes ne s’était pas
effondré comme le prétendait Arendt, le mouvement nazi a su dépasser l’insuffisance des
« solidarités partielles » en proposant une unité et une fusion dans un grand « Tout » : « Aux
intérêts sectionnes il répondait par des programmes attrape-tout et par la création d’organes
spécialisés. Aux nostalgiques de l’unité il promettait de fonder, ou de refonder une véritable
Communauté. Aux orphelins de l’Empereur et Roi, son leader se présentait comme le Chef
attendu111. » Bref, la plupart des études contemporaines nuancent la thèse trop sociologisante
de Lipset, qui explique le mouvement par l’appartenance de classe, pour insister sur les
facteurs plus directement politiques et idéologiques de l’engagement et de l’adhésion au parti

109
. Ibid, p. 189.
110
. Philippe Burin, Fascisme, nazisme, autoritarisme, Paris, Le Seuil, 2000, p.93.
111
. Pierre Açoberry, op. cit. p.78.
101

nazi112. En cela, ils suivent une tendance forte de l’évolution de la sociologie des mouvements
sociaux.
Sans aller plus loin dans la discussion, ces observations invalident largement les
théories de l’aliénation, celles de la foule comme celles de la masse. Sur le plan empirique,
ces théories se sont révélées erronées. L’atomisation sociale et l’effondrement du système de
classes n’ont pas été la source des mouvements totalitaires ou fascistes. De même, les foules
révolutionnaires n’étaient pas composées de criminels se laissant aller à leurs instincts les plus
bestiaux. Pour ces raisons, ces théories sont aujourd’hui largement abandonnées, tout au
moins formellement. Il n’empêche : les questions qu’elles posent demeurent, notamment
celles concernant certains aspects de conduites collectives et des dynamiques collectives.
C’est ce que nous allons voir dans l’examen des théories du « comportement collectif ».

112
. Ian Kershaw, Qu’est ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, 1997,
p. 72 et suiv.
102

Chapitre 3. Tensions
Le 27 juin 1969, un peu avant minuit, six policiers en civil effectuent une descente
dans un bar gay de Greenwich Village à New York, le Stonewall Inn. Ils bousculent les
clients et ferment l’établissement. L’intervention des policiers (assez habituelle) s’inscrit dans
une période de harcèlement des homosexuels largement due à la campagne électorale pour le
renouvellement du Maire de la ville. Pour la police, le Stonewall Inn était une cible de choix :
il vendait de l’alcool sans licence, était réputé pour avoir des liens avec le crime organisé et
surtout offrir des distractions peu conformes à la morale. Le bar était fréquenté par de
nombreux non-blancs mais aussi des drag-queens. Mais ce soir-là, la routine est rompue. Lors
de l’intervention, une foule s’est assemblée devant le bar, moquant et insultant les policiers.
Un premier véhicule de la police a emmené un des patrons ainsi que trois drag-queens. Mais
quand ils essayent d’embarquer un second des patrons, une lesbienne, un travesti, Sylvia
Rivera, lance une bouteille et entraîne les clients et les jeunes du quartier dans une charge
contre la police avant de se réfugier et de se regrouper dans les rues adjacentes. Le jour
suivant, des graffitis apparaissent sur les murs du quartier en appelant au « Gay Power ». De
nombreuses personnes se rassemblent au coin des rues et certains s’en prennent à nouveau à
une voiture de police. Dans l’affrontement, la foule grossit à nouveau et la nuit, une nouvelle
émeute oppose 400 policiers à une foule de 2000 personnes, « plusieurs douzaines de drag-
queens chargent les policiers en criant « Save our Sisters » et le slogan « Gay Power », se
répand ». Après une seconde nuit d’émeute, la colère laisse la place à d’intenses discussions
autour de ce qui est considéré comme la première émeute gay de l’histoire. A la fin du mois
de juillet, à New York, des habitants du quartier forment le « Gay Liberation Front », le Front
de Libération Homosexuel, organisation qui se veut révolutionnaire et proche de la Nouvelle
Gauche. En un an, l’organisation a essaimé sur tout le territoire des Etats-Unis. Toute la
période qui suit, que l’on qualifie souvent de post-Stonewall, est marquée par de profonds
changements dans la situation des homosexuels et surtout dans l’identité même des
homosexuels, hommes et femmes. Le harcèlement policier est devenu une exception et non
plus une règle et dans beaucoup de villes, la sous-culture gay s’est développée. Les
homosexuels ont gagné une relative liberté, une vie avec moins de danger, ont pu créer des
communautés et manifester leur « fierté ». Stonewall marque un véritable tournant dans la
conscience et la politique des homosexuels, transformant un petit courant de réforme en un
103

vaste mouvement social de libération113. On a pu comparer l’événement à la « prise de la


Bastille » des homosexuels. L’émeute « mythique » de Stonewall Inn constitue une sorte de
point de départ du mouvement, son acte de naissance, toujours célébré, notamment lors du
quarantième anniversaire en 2009 par des manifestations homosexuelles114.

113
. John D’Emilio, Sexual Politics, Sexual Communities. The Making of a Homosexual Minority in the United
States (1940-1970). Chicago, The University of Chicago Press, 1983. Sur l’émeute, son importance et sa
commémoration, voir le site : http://www.stonewallvets.org/Stonewall_Era_Club_People_Rebellion.htm.
114
. Voir : Elizabeth A. Armstrong and Suzanna M. Crage, “ Movements and Memory: The Making of the
Stonewall Myth”, American Sociological Review, Vol. 71, No. 5, Oct., 2006, pp. 724-751.
104

Scènes d’émeutes, Stonewall, 1969.

Comment expliquer l’émeute et l’émergence d’un mouvement social ou d’une action


collective ? La construction mythique de l’émeute, son inscription dans la mémoire collective
du mouvement homosexuel, en font la marque d’une première rupture avec l’ordre quotidien,
105

un refus de la soumission à un certain nombre de normes d’exclusion et d’infériorisation, mais


aussi l’origine d’une redéfinition des ces mêmes normes et des institutions qui les soutiennent.
Les homosexuels émeutiers ont cessé d’observer les règles et les normes quotidiennes, se sont
placé en dehors, pour contester un ordre social qu’ils jugeaient oppressif. Ils ont redéfini les
rapports les unissant pour se solidariser face à la police, affirmant ainsi une forme d’identité
collective et la légitimité de cette affirmation. Mais plus encore, au-delà du moment de la
rupture, l’émeute a introduit de la « nouveauté » dans la vie sociale, elle a conduit à une
reconstruction institutionnelle. Comment s’opère cette rupture avec le monde routinier du
social et des institutions ? Contrairement aux affirmations des théories pessimistes de la foule
ou de la masse, l’émeute n’a pas débouché sur de la régression ou le désordre. Au contraire,
elle a abouti à un changement dans la culture. Comment se fabriquent de nouvelles normes ?
Dans les périodes où se manifestent des comportements collectifs, à cause de cette rupture, les
normes et les institutions cessent de guider l’action des individus. Dès lors, que se passe-t-il ?
Quelles sont les interactions des individus qui composent une foule ou un public ? Comment
s’influencent-ils les uns et les autres ? Ces processus sociaux sont-ils de même nature que les
processus ordinaires ou, au contraire, sont-ils spécifiques ?
La vision traditionnelle du comportement collectif consiste à n’y voir qu’une rupture
avec la morale habituelle, une forme de désorganisation ou de déviance. Mais à observer les
comportements collectifs, comme l’émeute de Stonewall, il semble qu’ils obéissent à
certaines logiques et présentent souvent une forme plus ou moins spontanée de structuration
ou d’organisation. Ne faut-il pas se demander alors s’il n’y a pas, tout de même, l’existence de
normes guidant les comportements des individus, même si ces comportements sont déviants
par rapports aux conduites habituelles ? Au fond, c’est le fait que ces comportements soient
en rupture avec les conduites habituelles qui a conduit la sociologie à définir un champ ou un
objet particulier de connaissances et de recherches. Mais ce comportement ne peut se ramener
à une simple addition d’actions déviantes, il semble aussi posséder une dimension collective,
expression de l’influence ou des interactions qui lient les individus. Bref, il semble qu’il
existe, comme dans les comportements normaux, une forme de coordination (ici la solidarité
spontanée des clients qui se transforment en émeutiers) qui permet de parler de comportement
collectif.
En général, deux grands ensembles de théories sont apparus, chacun se centrant sur
une source possible de cette coordination. Dans un premier ensemble, les théories du
processus, la société est conçue comme l’association d’un ordre normatif, d’une structure
sociale et d’un système de communication. Trois types de phénomènes ont été mis en avant.
106

La convergence permet d’insister sur les caractéristiques et les prédispositions des individus,
celles qui les amènent dans une même situation. L’idée qui préside à de telles observations est
que la coprésence dans une même situation de personnes qui ont de fortes similitudes
explique l’émergence et l’orientation de l’action de la collectivité. Les questions de
communication sont ici centrales. La contagion, comme son nom l’indique, permet de
comprendre les mécanismes socio-psychologiques qui assurent la diffusion rapide des
attitudes, des humeurs et des comportements au sein d’un collectif et leur acceptation par les
individus en dehors de toute distance critique. Enfin, la norme émergente met en évidence la
définition de la situation qui émerge de circonstances plus ou moins extraordinaires. Cette
définition d’une norme émergente sert de guide et de coordination aux comportements en
donnant aux individus du sens, c'est-à-dire une interprétation commune de ce qui est en train
de se passer, et des règles, c'est-à-dire le comportement qui est le plus cohérent avec cette
définition de la situation.
A côté de ces théories du processus, d’autres théories ont mis en évidence le lien entre
tensions structurelles et formation du comportement collectif, comme action sociale d’un type
particulier. La société est ici conçue comme une réalité active et culturellement structurée. Le
comportement collectif y est envisagé comme une réponse non-institutionnelle à des
problèmes d’intégration du système social. Le comportement collectif survient quand
« l’action sociale structurée est sous tension et quand les moyens institutionnels de surmonter
cette tension sont inadéquats115 ». Il consiste alors à « reconstituer les composantes de
l’action ». Le premier ensemble de théories est issu de la tradition de Chicago. Les principes
en ont été posés par Park, puis surtout Blumer (1. Situations) avant d’être développés par
Turner et Killian (2. Processus). Dans le domaine de la sociologie des mouvements sociaux, il
s’agit probablement de la théorie la plus influente, de part sa diffusion, et surtout, à cause de
sa longévité. Elle trouve de nombreux prolongements aujourd’hui dans les analyses en termes
de « cadres » ou de « situations ». Le second type de théorie est issu de Harvard et de la
conception de l’action et du système social de Parsons. Elle s’inscrit dans la théorie structuro-
fonctionnaliste et a été essentiellement développée par Smelser (3. Structures).

115
. Neil J. Smelser, Theory of Collective Behavior, New York, The Free Press, 1962, p. 73.
107

1. Situations
Des années 1920 aux années 1960 du XXème siècle, à la suite de Le Bon et des
premières réflexions européennes sur la foule, toute une sociologie du comportement collectif
s’est développée. Elle trouve aujourd’hui de nombreux et d’importants prolongements. Robert
Park fut un des premiers à reprendre les réflexions de Le Bon et Tarde et à construire une telle
sociologie fondée sur l’opposition entre la foule et le public. Pour lui, le comportement
collectif est un comportement social élémentaire qui contraste avec l’organisation sociale. La
conduite sociale organisée est conventionnelle et récurrente. Elle permet la définition
institutionnalisée des situations et la réciprocité des attentes. Le comportement collectif
apparaît quand cette organisation est rompue. Il concerne tout aussi bien les contagions
mentales que les épidémies psychiques, les mouvements de masse comme les migrations, les
Croisades chrétiennes ou les croisades morales contre l’alcoolisme, les émeutes, le féminisme
etc.… D’une certaine manière, tous les comportements non institutionnels et collectifs entrent
dans cette catégorie d’analyse. Le comportement collectif se place toujours aux marges de la
vie sociale et des institutions. Il est à la fois peu durable et peu stable, à la différence des
autres comportements sociaux, et il est sans histoire véritable, au sens où il surgit plus ou
moins spontanément puis disparaît. Le comportement collectif n’est donc pas une déviance ou
une anomalie, il est le vecteur de la nouveauté ou du changement. C’est pourquoi, il peut tout
aussi bien prendre la forme de mouvements sociaux que de modes. Cette sociologie du
comportement collectif partage avec les analyses précédentes des foules ou des masses une
conception de la société comme ensemble institutionnalisé faisant contraste avec la
communauté intégrée. Mais cette société institutionnelle est fragile. Elle peut se rompre. Elle
sombre alors partiellement ou complètement dans l’anomie ou la désorganisation. C’est à
l’occasion de ces ruptures que surgissent les comportements collectifs et les mouvements
sociaux. Emergeant du « vide social », ces mouvements accompagnent de nouvelles
constructions de la réalité ou de nouvelles définitions des situations, en rupture avec la vie
ordinaire et quotidienne, socialement organisée. Le travail des sociologues est donc
d’expliquer comment de nouveaux modèles de comportements ou de pensée et de nouvelles
institutions émergent des formes élémentaires de comportements collectifs.
Le plus notable dans ces développements sociologiques américains est l’idée que
foules et publics introduisent de la nouveauté. A la différence des Européens comme Le Bon,
les sociologues américains interprètent les comportements collectifs de manière positive. Les
foules sont perçues comme des agents de changements qui peuvent être des progrès. Pour
Park, pendant les Croisades ou pendant la Révolution Française, les foules ont mis à bas les
108

anciennes institutions et ont ainsi contribué à l’émergence ou la construction de nouvelles


institutions. Le comportement collectif trouve son origine dans l’agitation sociale (social
unrest) qui est bien un symptôme de désorganisation. Mais Park considère que la
désorganisation sociale ne peut se comprendre en dehors de la réorganisation. « All changes
involves a certain amount of disorganization. In order that an individual may make new
adjustments and establish new habits it is inevitable that old habits should be broken up, and
in order that society may reform an existing social order a certain amount or disorganization
is inevitable. Social unrest may be, therefore, a symptom of health116. » Park dote la foule de
caractéristiques proches de celles du public en soulignant qu’elle possède des objectifs et
surtout qu’elle répond à des « représentations collectives ». Elle n’est certainement pas un
simple « troupeau » et n’est pas réductibles à la panique. Son comportement n’est pas non
plus l’expression de « pulsions » individuelles ou de motivations inconscientes, pas plus qu’il
ne se laisse réduire aux catégories d’irrationalité ou de rationalité. Park insiste d’ailleurs sur
l’idée que foules, publics et mouvements révolutionnaires ne s’expliquent pas par les
difficultés sociales ou la misère mais par « des rêves », le sens d’un objectif porté par une
vision du futur et surtout par l’espoir.

La réaction circulaire
Pour Park la foule est une phase intermédiaire des évolutions et des changements
institutionnels, le moment ou l’agitation sociale se transforme en mouvement de masse et
éventuellement, en nouvelles institutions. La foule et les mouvements sociaux doivent être
ainsi compris comme le « processus par lequel les sociétés se désintègrent en éléments
constitutifs et le processus par lequel ces éléments sont rassemblés à nouveau pour former de
nouvelles organisations et de nouvelles sociétés. » Park voit dans l’agitation sociale, les foules
et les mouvements sociaux, le prix du progrès et surtout le signe d’une « bonne santé » de la
société. A la fin des années 30, Herbert Blumer reprend les théories de Park sur le
comportement collectif pour en proposer une synthèse ordonnée117. Blumer introduit deux
idées : il insiste d’abord sur l’importance de l’agitation sociale comme contexte au sein
duquel se forme le comportement collectif ; il établit une distinction entre les interactions

116
. Robert E. Park & Ernest W. Burgess, Introduction to the Science of Sociology, 2nd éd. Chicago, University
of Chicago Press, 1924, p. 442.
117
. Herbert Blumer, « Collective Behavior », in : Alfred McClung Lee, ed, New Outline of the Principles of
Sociology, New York, Barnes & Noble, 1946, pp. 165-222.
109

symboliques ou interprétatives qui sous-tendent les comportements routiniers et la « réaction


circulaire » qui est à la base du comportement collectif.
Dans la vie sociale, généralement, les comportements routiniers et habituels peuvent se
mettre en place parce que les individus ont les mêmes interprétations et les mêmes attentes
réciproques. Dans la vie quotidienne, personne ne répond directement à un comportement.
Chacun répond à l’interprétation qu’il construit du comportement de l’autre auquel il a affaire.
Il peut donc y avoir des variations de conduites individuelles (dues aux différences
d’interprétations) tout en maintenant une ligne de conduite collective. Mais il arrive que
l’organisation sociale se rompe. Dans ces circonstances, les interactions symboliques ou
« interprétatives » (interpretative interactions) sont suspendues, les normes culturelles ne
guident plus les conduites et les individus font l’expérience de l’agitation et du malaise
(unrest). « Their experience is one of feeling an urge to act but of being balked in doing so ;
consequently the experience is one of discomfort, frustration, insecurity, and usually of
alienation and loneliness. This inner tension, in the absence of regulated means for its
release, will express itself usually through random and unco-ordinated activity. This is a
mark of restlessness118. » Les dispositions à agir des individus ne peuvent plus être satisfaites.
Elles sont bloquées. Extérieurement, leur comportement devient donc erratique, aléatoire,
inconsistant et surtout, non coordonné. Intérieurement, les individus sont perturbés, parfois
deviennent névrosés. Ils cherchent quelque chose mais ne savent pas quoi. Ils ont peur du
futur, se sentent en insécurité, sont plus ou moins excités et sont très sensibles aux rumeurs.
Les individus sont aussi très irritables et instables, leur attention est variable et changeante. La
présence de cette agitation parmi un grand nombre d’individus ne signifie pas pour autant
l’existence d’un état d’agitation sociale. L’agitation est à la fois une rupture de la routine
quotidienne et le contexte dans lequel le comportement collectif peut se développer. C’est
seulement quand l’agitation « individuelle » devient contagieuse ou est impliquée dans une
réaction circulaire que l’agitation sociale émerge. Celle-ci ne peut exister que si les individus
ne sont pas isolés mais au contraire sont sensibles les uns aux autres et entrent en rapport les
uns avec les autres. Quand quelques individus s’engagent dans tels ou tels comportements, les
autres ont tendance à faire de même. Ce processus de réciprocité est ce que Blumer appelle la
« réaction circulaire ». La réaction circulaire est « un type d’inter-stimulation qui fait qu’un
individu reproduit la stimulation qu’il a reçu d’un autre individu, agissant en retour sur le
premier individu et renforçant ainsi la stimulation119. » « La réaction circulaire est le

118
. Herbert Blumer, op. cit. p. 171.
119
. Herbert Blumer, op. cit. p.170.
110

mécanisme naturel du comportement collectif élémentaire. » L’interprétation qui s’interpose


entre le stimulus et la réponse dans la plupart des interactions humaines est absente dans la
réaction circulaire. Blumer se réfère d’ailleurs au bétail effrayé dans un enclos, les bêtes
exprimant la peur et la transmettant les unes aux autres, par de l’agitation, de l’essoufflement
ou des mouvements. Le processus aboutit à l’intensification de la peur et à l’excitation de tout
le troupeau. L’agitation sociale est donc à la fois le symptôme de la rupture de l’ordre social
et de l’effondrement d’un mode de vie et le creuset dans lequel s’élaborent de nouvelles
formes de comportement collectif, d’où émergent de nouvelles formes d’activités organisées.
Le comportement collectif se développe en cinq étapes120. Tout d’abord, un événement
capte l’attention d’un certain nombre de gens. Dans la mesure où cet événement est
suffisamment excitant, les individus cèdent le contrôle de leur comportement à l’événement
lui-même. Dès lors le potentiel de formation du comportement collectif est en place.

120
. Clark McPhail, « Blumer’s Theory of Collective Behavior : The Development of a Non-Symbolic
Interaction Explanation », The Sociological Quartely, Vol. 30, N°3, Automn 1989, pp. 401-423.
111

Les trois étapes suivantes – « agitation inchoative » (milling), objet commun,


impulsion commune – participent de la réaction circulaire, de l’excitation collective et de la
contagion sociale. Pour Blumer, ces mécanismes sont présents dans la formation de tous les
groupes actifs. La seconde étape, l’« agitation inchoative » (milling) implique les individus
qui sont ensemble, piétinent impatiemment et parlent ensemble de l’événement. « In milling,
individuals move around amongst one another in an aimless and random fashion, such as in
the interweaving of cattle and sheep who are in a state of excitment121. » L’« agitation
inchoative » procède de la réaction circulaire, chacun répondant directement et reproduisant le
comportement de l’autre, se sentant en pris directe avec les autres. « The primary effect of
milling is to make the individuals more sensitive and responsive to one another, so that they
become increasingly preoccupied with one another and decreasingly responsive to ordinary
objects of stimulation. » Blumer établit un parallèle avec l’hypnose car, comme dans un état
hypnotique, les individus sont focalisés sur l’événement et deviennent imperméables à leur
environnement. Dans la mesure où ils ne sont plus préoccupés par rien d’autre que par les uns
et les autres, ils sont enclins à se répondre rapidement et directement. Ils sont disposés à agir
ensemble sons l’influence d’une humeur ou d’une impulsion communes ou de sentiments
inhabituels. L’agitation inchoative est le moyen par lequel les gens se préparent à agir
ensemble de manière spontanée.
La troisième étape est l’émergence d’un objet d’attention commun, objet qui se forme
ou apparaît pendant l’excitation collective. Cet objet a une double importance. Tout d’abord il
donne une orientation commune aux individus et fixe un objectif à leur action. Ensuite, les
gens sont stimulés par l’objet auquel ils prêtent attention. Ils se focalisent sur lui, sont
hypnotisés, s’excitant et passant sous le contrôle de leur excitation. Ce mécanisme
d’excitation collective est aussi une forme de réaction circulaire, mais plus intense, d’un degré
supérieur. En elle-même, l’excitation a une capacité d’attraction et de focalisation de
l’attention. Elle élimine toute capacité des individus d’utiliser le langage ordinaire et de
formuler des images alternatives à leur objet d’attention. Elle a aussi le pouvoir d’accroître
l’intensité des émotions et de disposer les individus à agir en fonction d’impulsions. Dès lors,
l’individu est disponible, déresponsabilisé et prêt à « adopter des lignes de conduites auxquels
il n’aurait jamais pensé ou qu’il n’aurait jamais osé prendre. »
La quatrième étape du processus peut s’enclencher avec la stimulation, l’alimentation
des pulsions communes et la coopération active des individus. Le mécanisme de cette étape

121
. Herbert Blumer, op. cit. p.174.
112

est la contagion sociale qui est une forme intense d’« agitation inchoative » et d’excitation
collective et donc une forme élaborée de réaction circulaire. « La contagion sociale désigne la
dissémination relativement rapide, non volontaire et non rationnelle d’une humeur, d’une
pulsion ou d’une forme de conduite. » (Blumer cite l’exemple des paniques financières) Pris
par l’excitation, le jugement personnel altéré, la capacité d’interprétation réduite, préoccupé
avec un objet commun et ayant adopté un comportement en fonction de cet objet, l’individu
est susceptible d’être sujet à des impulsions nouvelles éveillées en lui. Ce mécanisme
n’épargne pas les observateurs ou les témoins qui peuvent aussi être « infectés » comme
l’écrit Blumer. Les curieux par exemple peuvent être absorbés ainsi dans le collectif. La
conséquence est l’apparition d’un groupe qui s’engage dans un comportement collectif. Il est
« le résultat d’images qui ont émergé à travers ce processus de suggestion et d’imitation et
qui se sont renforcées par acceptation mutuelle. » Sans leurs facultés d’interprétation, sans
conscience et pris dans le mécanisme de la réaction circulaire, de l’excitation collective et de
la contagion sociale, les membres du groupe sont vulnérables à toutes suggestions et sont
prêts à agir de façon agressive. L’individu est dissout par et dans le collectif, il ne se conduit
plus en fonction de la culture, par l’interprétation des comportements d’autrui, mais en
réagissant directement à ces comportements. « Milling, collective excitement, and social
contagion are present, in varying degree, in all instances of spontaneous group behavior. It is
especially in the early stages of the development of such behavior, that they are to be found;
but they may operate at any point in the career of such developing behavior. Thus in the
instance of a social movement, we find that they are most pronounced in the early period, but
they always continue to operate, though in a more minimal way, for a long time. This process
can be understood in view of their social function… They operate to unite people on the most
primitive level and so to lay the basis for more enduring and substantial forms of
unification122. »
A partir de ces analyses du processus de formation du comportement collectif dans
une situation sociale donnée, Blumer propose une typologie des comportements collectifs (les
foules expressives, les foules actives, les masses, les publics). Ces groupements sociaux sont
des groupements élémentaires dans la mesure où ils émergent de façon spontanée et parce que
leur action n’est pas guidée par des normes culturelles existantes. Parmi les foules, Blumer
distingue des foules « occasionnelles » et des foules « conventionnelles » : les premières
s’attroupent autour d’un musicien dans la rue alors que les secondes vont l’écouter dans une

122
. Herbert Blumer, op. cit. pp. 176-177.
113

salle. Il distingue surtout les foules « agissantes » et les foules « expressives », les premières
ont un objectif, comme dans les foules révolutionnaires ou les lynchages. Les secondes sont
tournées vers elles-mêmes comme dans des rituels collectifs ou religieux. S’inspirant de
Durkheim, Blumer affirme que les foules de ce type ont souvent une expression rythmique
comme dans les danses collectives, rythme qui permet la fusion collective. Ces foules
procurent une « satisfaction organique aux individus », leur donnant un caractère religieux et
dotant les individus d’énergie émotionnelle et sociale123. Les foules, actives ou expressives,
représente des collectivités élémentaires. Leurs formes et leurs structures ne renvoient à aucun
ensemble de règles déterminé. Au contraire, elles sont le produit de situations. Les foules
actives se concentrent sur un objectif et s’organisent ainsi activement ; les foules expressives
déchargent leur tension à travers des mouvements expressifs et fondent leur unité sur un
rythme commun. Dans les deux cas, l’individu est arraché à ses conduites ordinaires et
quotidiennes et se trouve placé en position d’agir différemment et de développer une nouvelle
personnalité, plus agressive dans le cas de la foule active, plus émotionnelle et profonde dans
le cas de la foule expressive, ce type de foule donnant souvent naissance à un ordre social de
nature religieuse.
A côté des foules, Blumer souligne l’existence des « masses ». Dans les masses, les
individus ont peu de lien les uns avec les autres. Ils n’appartiennent pas aux mêmes groupes
sociaux, ils ne sont pas forcément de même culture. Les masses sont composées d’individus
anonymes, d’individus aliénés, détachés des groupes sociaux locaux. Ils n’ont généralement
pas de contacts physiques les uns avec les autres. C’est pourquoi les masses ne peuvent agir
avec unité et concentration comme une foule. Blumer cite les exemples des mouvements
migratoires, de la ruée vers l’or ou sur l’Oklahoma ou encore les individus « intéressés par les
procès » rapportés par la presse. L’important est ici que dans ce type de comportement
collectif, l’objet d’attention est lointain et extérieur aux structures culturelles ou sociales
locales. Les masses « consistent essentiellement en une agrégation d’individus séparés,
anonymes » qui ne sont ensemble que sur le plan du comportement de masse. Les individus
gardent des objectifs personnels et très souvent sont très peu coopératifs. C’est par exemple le
cas dans les comportements d’achats en réponse à la publicité.
Enfin, les publics constituent le quatrième type de comportement collectif. Les publics
sont définis par les problèmes qui divisent l’opinion publique et font l’objet de débats. Les
publics sont flottants, sans tradition et sans sens de l’appartenance collective. Comme les

123
. Randall Collins a construit une théorie générale de la vie sociale à partir de ces observations. Cf : Randall
Collins, Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press, 2004.
114

foules, les masses et les publics signalent le changement social. « They have the dual
character of implying the desintegration of the old and the appearance of the new124. » Leur
comportement n’est pas non plus dicté par les normes culturelles habituelles, il est aussi
spontané et non pré-établi. Le public n’a pas d’identité collective. Il est engagé dans un effort
pour parvenir à agir et de ce fait, il est forcé de créer son action à partir de la situation.
Comme il émerge de la discussion ou du débat public, à la différence des autres groupes
spontanés, il repose sur l’intensification de la conscience individuelle et du sens critique. Le
public agit en parvenant à une décision collective ou en développant une opinion collective.
Pour qu’un public se forme et adopte une opinion, il doit passer par la discussion et la
construction d’un « univers de discours », c'est-à-dire la création d’un langage commun et la
capacité de se mettre d’accord sur la signification et l’utilisation des mots. La formation d’une
opinion publique suppose toujours ce partage d’un univers de discours sans lequel la
discussion n’est pas possible.
Le public se créé le plus souvent à partir de l’intervention de groupes d’intérêts auprès
d’un ensemble d’individus « spectateurs » qu’ils cherchent à gagner à leur cause. Le risque est
évidemment celui de la « manipulation » de cette opinion publique notamment lorsque les
problèmes collectifs sont peu ou mal discutés. C’est le rôle essentiel aujourd’hui de la
propagande. La propagande est une campagne délibérée destinée à faire accepter au public un
certain point de vue, ou certaines valeurs, à développer aussi certaines attitudes, sans
considérations pour les positions contraires ou autres. La propagande opère pour clore la
discussion et interdire la réflexion critique. Elle vise finalement à transformer le public en
foule. Blumer souligne que la propagande obéit toujours à quelques règles simples : 1. Attirer
l’attention des gens. 2. Montrer l’objet d’attention sous un jour favorable et attirant. 3. Utiliser
des images simples et bien définies. 4. Répéter les slogans ou les images choisies. 5. Ne
jamais discuter mais persister dans l’affirmation et la réaffirmation. Ces règles pratiques de la
propagande s’inscrivent dans trois stratégies. La première est de déformer les faits ou de
donner de fausses informations. La seconde est de jouer sur les oppositions entre l’in-group et
l’out-group, c'est-à-dire de renforcer le loyalisme interne par la diffusion de sentiments ou
d’émotions hostiles aux individus ou aux groupes étrangers. Enfin, la troisième est d’utiliser
les émotions ou les préjugés que les gens ont déjà et de les associer au message et,
inversement, d’essayer d’associer des émotions négatives et défavorables aux opposants au

124
. Herbert Blumer, op. cit. p. 196.
115

message. Blumer souligne que de telles stratégies sont très fréquentes dans le débat public et
que la propagande est de plus en plus utilisée dans nos sociétés contemporaines.
La théorie de Blumer a eu, et garde, une immense influence sur la sociologie. Blumer
adopte un raisonnement « situationnel » et le pousse à l’extrême125. Il considère que les
individus ne trouvent pas toujours les rôles sociaux tout prêts : ils créent et recréent sans arrêt
des rôles à partir des situations dans lesquels ils se trouvent. Les institutions sociales ne se
manifestent et n’existent finalement que dans certaines situations. Les gens agissent ensemble
a travers un mécanisme complexe d’anticipation de futurs possibles : chacun adopte le rôle de
l’autre afin de prévoir quels types de réaction il y aura à son action. En conséquence chacun
aligne sa propre action sur les conséquences qu’il anticipe chez l’autre. La société n’est donc
pas une structure, elle est un processus. La définition des situations émerge de cette
négociation permanente de perspectives. La réalité est socialement construite. Si elle prend
toujours ou presque toujours la même forme, c’est parce que les parties engagées dans la
négociation sont parvenues à la même solution. Mais il n’y a aucune garantie qu’elles ne
parviennent pas à un autre résultat la prochaine fois. Blumer insiste sur la spontanéité et
l’indétermination comme le souligne Randall Collins. « Toute institution peut changer, la
société peut être révolutionnée. » L’analyse des situations et des processus de comportements
collectifs est donc centrale et non marginale. Elle nous permet de comprendre comment se
forment de nouveaux modèles de conduites et un nouvel ordre social.

Mouvements sociaux
Malgré la parenté évidente avec la sociologie des foules de Le Bon et de Park, Blumer
s’en éloigne dans sa théorisation des mouvements sociaux qui prolonge celle du
comportement collectif. Il réserve l’application de l’idée de « réaction circulaire » à la foule et
analyse les mouvements sociaux dans des termes distincts, mettant l’accent sur les dimensions
symbolique, idéologiques et cognitives de ce type de comportement collectif126. Il définit les
mouvements sociaux comme des « entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de
vie ». « Social movements can be viewed as collective enterprises to establish a new order of

125
. Randall Collins, Four Sociological Traditions, New York, Oxford University Press, 1994, p. 262. Daniel
Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007. Daniel Cafaï
s’inscrit explicitement dans l’héritage de la sociologie « situationnelle » de Blumer.
126
. Ralph H. Turner, “Collective Behavior Without Guile. Chicago in the Late 1940s.” Sociological
Perspectives, Vol. 31, n°3, July 1988, pp. 315-324.
116

life. They have their inception in a condition of unrest, and derive their motive power on one
hand from dissatisfaction with the current form of life, and on the other hand, from wishes
and hopes for a new scheme or system of living. The career of a social movement depicts the
emergence of a new order of life127. » A partir de cette définition, Blumer distingue trois types
de mouvements sociaux : les mouvements sociaux généraux, les mouvements sociaux
spécifiques et enfin les mouvements sociaux expressifs.
Les mouvements sociaux généraux concernent les changements graduels et profonds
des valeurs et de la culture. Ces changements affectent les idées, les idées que les individus se
font de leurs droits et, surtout, les identités, les conceptions qu’ils ont d’eux-mêmes. Tout au
long d’une période donnée, les gens sont ainsi amenés à développer de nouvelles croyances et
de nouvelles légitimités, à partir de nouvelles valeurs qui leur servent à évaluer leur propre
vie. Le meilleur exemple est celui du mouvement des femmes. Mais il peut s’agir aussi de
changements culturels comme des transformations dans les modèles éducatifs, l’attention
portée aux enfants ou le prestige de la science. Ces changements culturels alimentent des
transformations de la personnalité ou de la psychologie qui, à leur tour, fabriquent les
motivations à s’engager dans les mouvements sociaux. La raison principale est le décalage qui
se crée entre ces nouvelles conceptions de soi que les individus construisent et leur position
dans la société. Ils acquièrent de nouvelles dispositions et de nouveaux intérêts, deviennent
ouverts à de nouvelles valeurs, et par conséquent, éprouvent une certaine insatisfaction avec
leur vie qui, pourtant jusque là pouvait leur semble aller de soi. Néanmoins, leurs aspirations
demeurent assez vagues et indéfinies. Leur comportement est donc lui aussi incertain et
souvent sans but véritablement établi. C’est ce qui donne leur forme aux mouvements sociaux
généraux : ils ont une orientation générale vers laquelle les individus vont, mais de manière
peu coordonnée et le plus souvent inorganisée. Ces mouvements n’ont jamais de leaders
solides et ne reposent pas sur une appartenance bien délimitée. Le mouvement des femmes
par exemple, agit dans la direction de l’émancipation féminine, dans de nombreux domaines,
l’éducation, l’égalité au travail, la vie domestique, les relations sexuelles… Dans chacun de
ces domaines, il essaye de promouvoir de nouveaux comportements correspondant à un statut
différent des femmes. Le mouvement est épisodique, passant de mobilisations importantes et
parfois enthousiastes, à des périodes d’apathie et de retrait. Il peut obtenir des succès dans un
domaine et être en échec dans un autre. Mais les progrès acquis peuvent aussi faire l’objet de
remises en causes et de retour en arrière. Enfin, le mouvement peut se développer à un

127
. Herbert Blumer, op. cit. p.199.
117

endroit, sur la base d’un groupe social avant de renaître dans un autre endroit porté par
d’autres groupes sociaux.
Ces mouvements sociaux généraux se caractérisent par une « littérature », elle-aussi
peu définie. Cette « littérature » exprime à la fois la révolte, la critique et l’utopie d’une autre
existence. Elle est appuyée sur une philosophie assez vague émanant de nouvelles valeurs.
Cette littérature a une grande importance pour la diffusion du message du mouvement, en ce
qu’elle permet d’éveiller des consciences ou de faire naître des espoirs. Dans ces
mouvements, les leaders jouent aussi un rôle important. Ils ne sont guère des organisateurs,
mais plutôt des porte-parole ou des pionniers. Leurs discours peuvent aider à la prise de
conscience, ou pour certains, leurs modes de vie peut servir d’exemple. Toutes ces
caractéristiques expliquent pourquoi ces mouvements se développent de manière informelle et
souvent souterraine. Leurs véhicules de diffusion sont dans la vie quotidienne : lectures,
conversations, conférences, exemples… Ils touchent d’abord l’expérience individuelle. Ils
sont donc dominés par les mécanismes des mouvements de masse, c'est-à-dire qu’ils émergent
de l’agrégation de décisions et d’actions individuelles et ne parviennent pas à former une
organisation stable ou à créer une expression claire et unifiée. Comme les changements
culturels constituent le creuset de ces mouvements sociaux généraux, ceux-ci permettent la
formation et le développement de mouvements sociaux spécifiques.
Les mouvements sociaux spécifiques peuvent être conçus comme la « cristallisation
de l’essentiel des motifs d’insatisfaction, d’espoir et de désir éveillés par les mouvements
sociaux généraux, et la concentration de ces motivations sur un objectif particulier128. » Ces
mouvements peuvent être réformistes ou révolutionnaires. Dans la poursuite de leur but, ils
développent des organisations, des structures et s’appuient sur un leadership reconnu, le
contrôle des membres et la définition d’une identité commune, d’un nous. En général, ils
forment une sorte de tradition autour d’un ensemble de valeurs, d’une philosophie, des règles
et des revendications. Une division du travail s’impose à l’intérieur des organisations,
distribuant les statuts individuels, permettant aux individus de construire des personnalités
particulières. Cependant, de tels mouvements ne surgissent pas entièrement formés de façon
spontanée. Organisation et culture se développent au fur et à mesure de leurs carrières. Il faut
donc les concevoir dans une perspective temporelle. A leurs débuts, ces mouvements sont peu
organisés et plutôt marqués par des comportements impulsifs. Ils n’ont pas d’objectifs clairs.
C’est quand le mouvement se développe que les comportements s’organisent, se solidifient et

128
. Herbert Blumer, op. cit. p. 202.
118

persistent. La « carrière » des mouvements sociaux se construit en fonction de leur


organisation croissante. Elle comprend quatre étapes : agitation, excitation populaire,
formalisation et institutionnalisation. Chaque étape constitue une progression vers une
organisation plus stable et plus solide et vers des objectifs plus concentrés, plus clairs et plus
affirmés. Elle est aussi marquée par la nature des leaders : ceux-ci sont d’abord des agitateurs,
puis des réformateurs, des politiciens et enfin des bureaucrates. Mais ce qui est important pour
Blumer est moins les étapes de la carrière des mouvements sociaux que les mécanismes qui
permettent leur croissance et leur développement. « The successful development of a
movement is dependant on them. It is these mechanisms which establish a program, set
policies, develop and maintain discipline, and evoke allegiance129. » Il en distingue cinq :
l’agitation, le développement d’un esprit de corps, le développement du moral, la
formalisation d’une idéologie et enfin le développement de tactiques.
L’agitation est centrale dans les premières étapes des mouvements sociaux. L’agitation
est ce qui permet d’éveiller la conscience des individus et de les recruter pour l’action
collective. L’agitation consiste d’abord à détacher les individus de leurs anciennes
conceptions et appartenances, à casser leurs attachements et leurs façons de penser et à les
projeter ensuite dans de nouvelles orientations, à leur faire adopter de nouvelles idées.
L’agitation opère dans deux situations. La première associe les injustices avec l’apathie et
l’acceptation. Les agitateurs doivent rendre cette situation inacceptable et créer un malaise
parmi les individus. La seconde associe le malaise des populations à l’inertie due à la peur ou
à l’ignorance de ce qu’il convient de faire. Les agitateurs doivent alors renforcer le malaise et
diriger la tension vers une action possible. En général, les agitateurs sont de deux types,
correspondant à peu près à ces deux situations. Le premier type d’agitateur est calme et posé,
plein de dignité. Il convainc par ce qu’il dit et non pas parce qu’il fait. Son talent est oratoire
et réussit bien quand il s’agit d’éveiller la conscience des gens. Il les amène à se poser des
questions et à voir la situation autrement. Le second type d’agitateur est dynamique,
énergique, agressif. Ses traits de caractères se répandent dans la population, notamment parce
qu’il est capable de dramatiser ses propos ou ses actions. Ce type d’agitateur réussit dans les
situations où la population est déjà en mouvement ou agitée.
L’agitation permet l’éveil des consciences et les premiers engagements dans les
mouvements sociaux. Néanmoins, elle ne peut aller au-delà de la formation d’actions
sporadiques et discontinues. Pour solidifier le mouvement, il est nécessaire qu’entre en jeu le

129
. Herbert Blumer, op. cit. p. 211
119

deuxième mécanisme : l’esprit de corps. L’esprit de corps est la structuration des sentiments
au bénéfice du mouvement. Il est au fond la création d’une sorte d’identité commune. Les
gens développent un sens de la camaraderie, des intérêts partagés, de la solidarité. Sous
certaines conditions, leurs comportements deviennent ainsi coopératifs et ont tendance à se
renforcer les uns les autres. L’esprit de corps permet aussi de cristalliser les nouvelles
conceptions de lui-même que l’individu à forgées. Le sentiment d’appartenance qu’il éprouve
lui apporte le support nécessaire à une identité nouvelle. Il s’ensuit que l’esprit de corps
nourrit l’attachement des individus au mouvement. Chacun mêle ses émotions, ses sentiments
et son identité avec l’identité du mouvement et l’existence même du mouvement. L’esprit de
corps se développe de trois façons : la formation d’un rapport d’opposition entre le groupe et
l’extérieur, la formation d’une camaraderie informelle et, enfin, la participation à des rituels
collectifs. Le premier de ces mécanismes est central dans la formation de l’unité interne. Il
consiste à se créer des ennemis et à leur attribuer des caractéristiques négatives (cynisme,
vice…) que l’on oppose aux qualités du groupe. D’où l’importance aussi des « traitres » et des
« salauds » qui passent de l’autre côté pour solidifier le groupe. La camaraderie est aussi
importante car elle permet l’interconnaissance personnelle, la sympathie et la solidarité. Elle
se fonde souvent sur un compagnonnage informel et la vie commune : partage d’un langage
commun, même humour, mais aussi fêtes, danses, soirées ou encore chants. L’individu
devient un membre à part entière du collectif. Enfin, les cérémonials et les rituels sont aussi
importants dans la formation de l’esprit de corps. Les meetings, les défilés, les parades, les
manifestations permettent à l’individu de s’inclure dans un vaste rassemblement et d’éprouver
un sentiment d’expansion personnelle, et donc, à travers le mouvement, de ressentir son
importance. Ce mécanisme est renforcé par les slogans, les chants, les hymnes, les gestes
expressifs, les uniformes parfois, tout un ensemble de symboles essentiels à la vie et à la
structuration des mouvements. Cependant, l’esprit de corps, pas plus que l’agitation, ne
permet encore de solidifier complètement le mouvement. Si celui-ci en reste à ce mécanisme,
il risque de n’être qu’un feu de paille et s’effondrer à la première difficulté. Pour résister à
l’adversité, il faut créer un système de loyauté plus stable et persistant, c’est le rôle du moral.
Le moral est ce qui donne la stabilité et la détermination aux mouvements. Le moral
est la volonté d’un groupe de poursuivre ses objectifs en toutes circonstances. Il est fondé sur
trois ensembles de convictions. Le premier est la légitimité, le bon droit, des objectifs du
mouvement. Cela s’accompagne de la conviction que la réussite du mouvement débouchera
sur une forme ou une autre de bonheur ou de paradis. Ce qui est injuste et mal sera éradiqué.
Les mouvements surévaluent ainsi toujours l’importance de leurs objectifs. Le deuxième est la
120

certitude de la victoire finale du mouvement. Les membres des mouvements ont la conviction
que leur action finira par l’emporter et qu’il s’agit là de quelque chose d’inévitable, même si
la lutte doit être dure. Enfin, le troisième est l’idée que le mouvement est investi d’une
mission sacrée car elle doit déboucher sur la dignité et régénérer le monde social. C’est
pourquoi le moral a souvent des allures religieuses dans les mouvements, avec des saints et
des cultes. Les leaders des mouvements font parfois l’objet d’une véritable vénération
(Lénine, Trotsky, Marx, Mao, Mandela, Ganghi). Ils sont vus comme supérieurs, protecteurs,
infaillibles, parfois comme des génies ou des héros. Réciproquement, les mouvements ont
leurs martyrs, qui sont des figures sacrées. Il existe aussi bien souvent des textes sacrés, une
littérature que vient compléter ces figures. (Le manifeste du Parti Communiste, Mein Kampf
sont autant de « bibles ».) Enfin, les mouvements développent leurs mythes, comme celui du
« groupe élu », mythes sur l’origine du mouvement ou sur son destin. Ces mythes soutiennent
l’engagement des individus et acquièrent une solidité et une permanence qui sont intangibles.
C’est grâce à ces mythes que les militants justifient leur action et souvent leur dogmatisme.
A côté du moral, l’idéologie joue un rôle central dans la structuration du mouvement
et dans sa solidité. L’idéologie est constituée par le corps de doctrine, les croyances et les
mythes que partagent les membres. Elle détermine les orientations et les objectifs du
mouvement, elle fonde la critique de l’état des choses et de la société, elle justifie
l’engagement et permet de penser l’action. L’idéologie est construite par les intellectuels. Elle
prend un aspect abstrait : traités, livres. Elle est aussi destinée à répondre aux attaques et aux
critiques externes. Mais elle a aussi un aspect populaire : elle prend la forme de symboles, de
stéréotypes, des phrases ou d’arguments déjà prêts, standardisés. Elle se manifeste dans les
slogans ou les tracts. L’idéologie d’un mouvement le dote de sa « philosophie » générale, elle
lui fournit ses arguments, ses justifications, ses armes intellectuelles, mais aussi ses
aspirations et ses espoirs. Il ne peut y avoir de mouvement solide sans une idéologie, et une
idéologie qui présente un caractère populaire.
Le cinquième mécanisme est la tactique. La tactique a pour objectif de gagner des
adhérents, de les retenir et d’atteindre des objectifs. Les tactiques varient en fonction des
mouvements et dépendent étroitement de la situation dans laquelle chaque mouvement opère.
Cette dépendance fonctionnelle des mouvements envers la « situation » explique pourquoi
une tactique valable dans tel cas, ne le sera plus dans un autre. Mettre en place aujourd’hui
une tactique révolutionnaire pensée il y a deux siècles est proprement « idiot ». De même
développer une tactique qui a rencontré du succès dans un autre pays ou dans une autre
121

culture n’aboutira probablement à rien. Les tactiques sont par définition variables et flexibles,
s’adaptant aux circonstances et aux situations.

Unrest Excitation Formalisation Institutionnalisation

Tactiques

Idéologie

Moral

Esprit de corps

Agitation

Dernière catégorie de mouvements sociaux pour Blumer : les mouvements expressifs.


La caractéristique de ces mouvements est qu’ils ne cherchent pas à changer les institutions ou
les équilibres de pouvoir. Ils n’ont pas d’objectif de transformation sociale. Au contraire, ils
cristallisent un comportement expressif et ont des effets sur la personnalité et sur la culture.
Blumer en distingue deux principaux : les mouvements religieux et les modes.
Les mouvements religieux s’enracinent dans des situations marquées par une tension
interne des individus, des sentiments perturbés que le mouvement, précisément, parvient à
exprimer et relâcher. La tension interne ne prédispose pas à l’action mais plutôt à
l’expression. Ces mouvements émergent donc de situations où les gens ne peuvent agir
malgré leur perturbation, ce qui génère de la frustration. Ils formalisent et ritualisent les
comportements des foules expressives. Les sectes en constituent l’exemple le plus fréquent.
Les sectes parviennent à cristalliser les sentiments des individus autour de symboles sacrés et
à enfermer leur vie dans une série de rites et de croyances. Elles sont fondées sur un sentiment
d’appartenance exacerbé qui se focalise sur le groupe et sur la personne sacrée de son
122

prophète, mais aussi sur un fort isolement, les personnes extérieures étant vues comme des
âmes perdues. La secte est une sorte de communauté des élus, souvent persuadés de leur
mission divine et de leur bon droit, ce qui prédispose à l’agressivité et au prosélytisme.
Les mouvements de mode ne concernent pas que l’habillement. Ils se retrouvent dans
tous les domaines de la vie sociale. La mode est fondée sur la différenciation et l’émulation.
Dans une société de classes, les classes dominantes ne peuvent guère se différencier par des
symboles fixes. Elles sont en permanence imitées par les groupes sociaux qui leurs sont
inférieurs, ces derniers étant à leur tour imités par les classes qui sont encore en dessous. Les
élites ne parvenant plus à se distinguer sont amenées à adopter de nouveaux critères de
différenciation, qui à leur tour feront l’objet d’une imitation. Ces mouvements de modes sont
très différents des autres mouvements sociaux : pas d’agitation, ni d’esprit de corps et encore
moins de tactique ou d’organisation. Plus encore, ces mouvements de mode ne débouchent sur
aucune organisation et n’ont pas de militants ou de dirigeants. Il n’empêche qu’il s’agit là bel
et bien d’un mouvement de type expressif dans la mesure il procure aux individus les moyens
d’exprimer des goûts et des dispositions. Ils contribuent aussi à changer l’ordre social en
canalisant la nouveauté et en la solidifiant dans les pratiques sociales.
Résumons. Les mouvements sociaux commencent par le premier niveau du
comportement collectif. Ils sont peu organisés et sans forme stable. C’est seulement aux
étapes ultérieures de leur développement qu’ils acquièrent des traditions, des coutumes et du
leadership leur permettant une organisation sociale plus stable. Leurs points de départ sont les
changements culturels dans les valeurs et les conceptions des individus. Les mouvements
sociaux généraux rassemblent des masses d’individus détachés de leurs groupes
d’appartenance. Ils restent cependant sans organisation et sans expression articulée. Ils
peuvent néanmoins donner naissance à des « publics ». De ces mouvements généraux,
émergent les mouvements sociaux plus spécifiques. Ils parviennent à cristalliser des
sentiments vagues et informes et à les orienter vers des objectifs particuliers. Ces mouvements
parviennent à devenir des mini sociétés avec leur organisation, leur structure, leur leadership,
leur culture, leur division du travail et leur identité commune.
Ce processus émergent se déroule en une succession d’étapes, une « histoire
naturelle » ou une carrière qui culminent dans le déclin ou l’institutionnalisation du
mouvement. Le premier stade est celui de l’agitation sociale. A cette étape, le rôle des
« agitateurs » est central dans leur capacité de créer et de propager cette agitation. Le
deuxième stade est celui de l’excitation populaire. Elle prend appui sur l’« agitation
inchoative » et sur une concentration plus forte autour des objectifs communs. Les leaders
123

sont à ce moment là plutôt des prophètes ou des réformateurs. Le troisième stade est celui de
la « formalisation » quand le mouvement devient clairement organisé avec des règles, une
discipline mais aussi des stratégies et des tactiques. Enfin, le stade final est celui de
l’institutionnalisation quand le mouvement « se cristallise en une organisation stable avec un
personnel et un structure apte à poursuivre les buts qu’il s’est fixé. » A ce stade, les leaders
sont passés de l’agitateur au prophète et à l’homme d’Etat puis finalement au bureaucrate.
A chaque stade, le mouvement se développe en s’appuyant sur des mécanismes
spécifiques. L’agitation excite les individus et les rend disponible pour le mouvement. Quand
elle fonctionne bien, l’agitation focalise l’attention, exacerbe les sensations, fournit une
direction et finit par changer l’autodéfinition des individus. Le second mécanisme est le
développement d’un « esprit de corps » qui est un mécanisme de renforcement des liens
internes au groupe et de différenciation avec l’extérieur. Le troisième mécanisme est le
« moral » : il renforce le groupe et l’engagement des individus. Le moral fonde la « conviction
de la rectitude des objectifs du mouvement » selon Blumer. Il peut s’appuyer sur des symboles
sacrés, des saints patrons, des mythes… Le quatrième mécanisme est « l’idéologie ». Elle sert
à fixer les objectif, à condamner le statut-quo… Le dernier mécanisme est constitué par la
« tactique ». Il remplit trois fonctions : gagner des adhérents, les retenir et atteindre des
objectifs. Les mouvements qui réussissent s’appuient sur ces cinq mécanismes pour passer de
l’agitation ou du malaise social, à l’excitation populaire, puis à la formalisation et à
l’institutionnalisation.
Une des caractéristiques de la conception de Blumer est qu’il ne conçoit pas les
mouvements sociaux directement en termes politiques. Il s’y refuse même explicitement.
« Car la première fonction des mouvements de réforme est probablement non pas d’amener
un changement social mais plutôt de réaffirmer les valeurs centrales d’une société donnée. »
Même les mouvements révolutionnaires sont des mouvements qui cherchent moins à
renverser l’ordre social qu’à créer un groupe d’exclus dont la fonction est d’introduire de
nouvelles valeurs religieuses dans la société. De fait, pour Blumer, les mouvements sociaux
ne sont jamais qu’une des formes de comportement collectif et dérivent de la foule, sans
acquérir de dimension directement politique. Mais d’un autre côté, Blumer place les
mouvements sociaux au cœur des processus de changements démocratiques et de la vie
politique. Ils accélèrent la dés-institutionnalisation et la ré-institutionnalisation des
changements. Si les processus (agitation, contagion, réaction circulaire) de leur formation ne
sont en eux-mêmes ni sociaux ni politiques, ils préparent le terrain aux changements
124

politiques, culturels et religieux par leurs dimensions symboliques, cognitives, affectives ou


idéologiques.

Convergence
Il reste que la vie sociale ne peut se ramener au seul « ordre de l’interaction » et aux
normes. Elle implique aussi de la communication et la société suppose l’existence d’un
système de communication. Les mouvements sociaux émergent de « situations »
d’interaction, mais comme la sociologie des masses l’a déjà souligné, ils émergent aussi
comme « publics », de la communication et des médias. En parallèle et en complément aux
sociologues de Chicago, toute une réflexion sur les médias et les mouvements sociaux s’est
construite à partir des intuitions de Tarde quant à la formation des publics et à leur importance
dans la société contemporaine. Les mouvements sociaux y sont toujours conçus comme des
vecteurs de changements, notamment dans la culture. Mais ils obéissent à d’autres
mécanismes, liés à la communication d’individus non présents, la convergence, plutôt qu’à la
réaction circulaire qui suppose un rassemblement physique.
Aux Etats-Unis, au début du XXème siècle, toute une littérature est consacrée aux
« orateurs », à leur influence et surtout à leur capacité de créer des publics. Professeur dans
une école de commerce à Baltimore, Dale Carnagey (puis Carnegie) insiste sur l’importance
de l’art oratoire, comme capacité à fabriquer une audience afin de faire passer des
messages130. En cette période de campagne d’opinion en faveur de la guerre menée par le
Gouvernement Wilson, il en appelle aux passions patriotiques, donnant, une forte légitimité à
l’étude des foules, des publics et des masses. La propagande du gouvernement américain
s’inspire directement des recommandations de Carnegie, notamment par la formation
d’orateurs amateurs capables de s’adresser aux publics des cinémas. Cette campagne officielle
ainsi que la confiance dans les médias de masse a conduit progressivement les théoriciens
américains à redéfinir les qualités des foules : ce qui était perçu comme des défauts, le
primitivisme, le manque de culture, l’instabilité, devient un ensemble de qualités, une
« promesse de managériabilité » une capacité d’adaptation forte. La reconstruction
progressive des catégories de foule, de masse et de public prend alors une deuxième direction
parallèle à celle de Park et Blumer. Alors que les sociologues du Chicago conçoivent la foule
et les mouvements sociaux comme des comportements collectifs et des éléments essentiels du

130
. Eugene E. Leach, “Mastering the Crowd. Collective Behavior and Mass Society in American Social
Thought, 1917-1939”, American Studies, 27, Spring 1986, pp.99-114
125

progrès moderne, les psycho-sociologues avec Floyd Allport insistent sur le dynamisme de la
foule, sur l’importance des médias et sur la création des audiences et la formation de
l’opinion. Ils mettent en évidence l’importance de la construction médiatique des événements
et de l’action collective dans des sociétés de masse.
Dans les années 1930, parallèlement à Blumer, Floyd Allport cherche à expliquer les
comportements collectifs et les mouvements sociaux en termes de psychologie individuelle,
rejetant l’idée d’une psychologie particulière de la foule. C’est la convergence d’attitudes
préalables qui explique la formation des comportements collectifs. A l’origine du
comportement collectif n’est pas pour lui dans l’irrationalité ou la suggestibilité, mais dans
« l’impression d’universalité », une représentation ou une croyance. Le membre d’une foule
se comporte comme il se comporte parce qu’il pense que les autres partagent ses sentiments et
ses convictions. Les croyances et l’imagination sont la source de l’action collective et donc,
celle-ci ne nécessite pas la présence des individus en un même lieu. L’impression
d’universalité peut amener des individus séparés et éloignés à agir ensemble. Croyances et
imagination sont la source de l’action collective. Dès lors le rassemblement des individus en
un même lieu n’est pas nécessaire pour produire l’unité d’une foule. Il suffit que les individus
« imaginent » la foule ou le collectif, pour former un public. Pour cela, il faut que les
interventions dans les médias favorisent l’impression d’universalité et l’imagination. Le
public est ainsi « gérable ». Il peut être contrôlé et éduqué par ceux qui sont aptes à le faire.
De ce point de vue, l’extension des médias, notamment la radio, joue un rôle essentiel.
Dans les années 30, les psychologues sociaux reprennent ces idées pour les appliquer
aux audiences. Gordon Allport et Hadley Cantril considèrent « l’impression d’universalité »
comme la « colle » psychologique des collectifs. Parce qu’elle a une capacité de faire croire à
l’auditeur que « les autres pensent ce qu’il pense et partagent ses émotions, la radio, plus que
tout autre média de masse, est capable de fabriquer un esprit collectif parmi des gens qui sont
physiquement séparés. » Allport et Cantril explique ainsi le succès de Roosevelt, par sa
capacité à créer une impression d’universalité parmi des millions d’auditeurs. Pour eux, ces
auditeurs sont aussi très différents des participants à un meeting. Ils sont moins émotifs et plus
critiques, plus individualistes. Ils en déduisaient que la radio n’était pas un média favorable
aux comportements de foules et surtout aux dictateurs. Du point de vue sociologique, le
portrait de l’auditeur qu’ils construisent est celui d’un homme-masse et leur image de la
société est celle d’une société de masse : les individus y sont isolés les uns des autres et
rattachés par des liens verticaux. Ils rejoignent les préoccupations de Lazarsfeld sur la
126

persuasion et plus généralement les premières études de marché et d’audience131. Ils


établissent un contraste entre la foule, dominée par les démagogues, capables de générer des
mouvements totalitaires, comme Hitler ou Mussolini, et les publics des médias, plus
rationnels et moins soumis aux techniques directes de manipulations. En 1937, Cantril,
Lazarsfeld et d’autres psychosociologues créent le premier centre d’études des
communications de masse (Office of Radio Research) et rejoignent l’Institut pour l’analyse de
la propagande (Institute for Propaganda Analysis) destiné à combattre les démagogues
antidémocrates.
Leurs premières études démentent en partie leurs hypothèses de base et leur
conception de l’isolement des individus, de l’influence des médias et de la création de publics.
Dans les années 1940, les chercheurs « redécouvrent les groupes primaires »132. Les enquêtes
empiriques montrent que les médias ont moins d’impact et de pouvoir qu’ils ne le pensaient et
surtout que les individus sont moins atomisés et isolés qu’ils ne le supposaient. En 1942 et
1944, Lazarsfeld souligne le fait que les médias sont plus influents quand leur message vient
renforcer l’activité de groupes, d’institutions ou de leaders locaux. Son étude de la campagne
présidentielle de 1940 montre que les influences interpersonnelles et locales pèsent plus que la
radio et la presse dans la détermination du vote133. La campagne électorale n’a finalement que
peu d’influence, ou tout au moins pas suffisamment, pour changer l’orientation des individus.
Malgré ces réserves et ces limites empiriques, ces observations permettent de
souligner trois aspects de l’évolution de nos sociétés et surtout de l’importance des médias
dans l’analyse et la sociologie des mouvements sociaux134. Tout d’abord, elles mettent en
évidence le fait qu’une grande partie des interactions sociales se font à distance et non en face
à face. L’idée de la société comme « audience » possède donc une part de vérité, même si
toute la vie sociale ne peut y être réduite. Ensuite, ces interactions à distance ne sont pas
médiatisées par des organisations sociales, des institutions ou des groupes. De ce point de vue,
l’idée de masse reste utile pour comprendre non pas tant un « collectif » qu’une « aire
d’action ». Enfin, l’audience de masse est plus homogène et standardisée que les
regroupements par classe, statut ou ethnicité. Ces distinctions sont utiles dans certains espaces

131
. Eugene Leach, « Mastering the Crowd. Collective Behavior and Mass society in American Social Thought,
1917-1939. » op. cit.
132
. Eugene Leach, op. cit.
133
. Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson, & Helen Gaudet, The People’s Choice, How the Voter Makes up his
Mind in a Presidential Campaign. New York, Duell, Sloan, and Pearce 1944.
134
. Joseph R. Gusfield, “The Reflexivity of Social Movements: Collective Behavior and Mass Society Theory
Revisited”, in : Enrique Larana, Hank Johnson, and Joseph R. Gusfield, New Social Movements, From Ideology
to Identity, Philadephia, Temple University Press, 1994, pp. 58-78.
127

sociaux mais n’invalident pas l’existence d’autres espaces où se manifestent audiences et


publics.
Ces observations amènent à comprendre la nature « théâtrale » des mouvements
sociaux contemporains. « The theatrical component of movements is a central way in which
new meanings are disseminated135. » Reprenant les distinctions de Blumer entre mouvements
sociaux généraux et mouvements sociaux spécifiques, Joseph Gusfield a fait observer qu’il
existe dans notre société des mouvements “fluides”, c’est à dire des mouvements qui mettent
en jeu la vie quotidienne et la culture, les interactions ordinaires. Ils se différencient nettement
des mouvements « linéaires », c'est-à-dire des mouvements qui ont un objectif clair et sont
des moyens d’atteindre cet objectif. Le mouvement ouvrier en est le prototype alors que le
mouvement des femmes ou le mouvement hippie correspond bien au type fluide. Ces
mouvements sont plus difficiles à cerner dans la mesure où ils impliquent des changements de
valeurs et dans la construction sociale de la réalité. Ils se développent moins selon les modèles
habituels de l’action collective organisée, mais plutôt dans une « myriade d’actions
quotidiennes, dans des actes micro et publics. » Le mouvement des femmes n’a pas seulement
lutté pour le droit de vote ou le droit à l’avortement ou encore pour l’égalité. Il a aussi mis en
cause les relations hommes-femmes, les interactions publiques, privées et intimes entre les
genres, ou encore la construction sociale et culturelle du genre. De ce point de vue, comme
dans les mouvements sociaux généraux mis en évidence par Blumer, il n’y a pas
d’organisation centrale et le but est moins de changer les institutions que de changer la vie ou
la culture. Ces mouvements sont tributaires du système de communication pour la diffusion
de leurs messages et de leurs normes, mais aussi pour leur existence même. Ils sont
consubstantiels à la formation des publics.
Le mouvement homosexuel participe aussi de ce type de logique : les homosexuels
n’ont pas simplement lutté pour l’égalité, contre les discriminations et la stigmatisation, mais
aussi pour la « sortie du placard » ou la visibilité et pour affirmer leur identité. De ce point de
vue, ils sont parvenus à changer la vie quotidienne et à faire que les interactions entre
hétérosexuels et homosexuels prennent une nouvelle tournure, non seulement dans les face à
face de la vie sociale, mais aussi dans les représentations sociales. Les normes de déviance qui
guidaient les conduites sociales des hétérosexuels et des homosexuels ont été mises en doute
et reconsidérées comme n’étant plus évidentes. « Ce qui allait de soi est devenu un
problème ». En France, le mouvement apparaît d’emblée dans les médias et dans l’arène

135
. Joseph R. Gusfield, op. cit.
128

médiatique : le 10 mars 1971, au cri de « A bas les hétéros-flics », un « commando »


d’homosexuels (surtout des femmes, dont notamment Christine Delphy) envahit la tribune
d’une émission publique de RTL, animée par Ménie Grégoire et ayant pour thème :
« L’homosexualité, ce douloureux problème ». L’émission est arrêtée et les militantes, puis les
militants « alliés objectifs », créent dans la foulée le Front homosexuel d’action
révolutionnaire (FHAR). « Vous dîtes que la société doit intégrer les homosexuels, moi je dis
que les homosexuels doivent désintégrer la société » explique Françoise d’Eaubonne une des
organisatrices du commando136. Pour les mouvements sociaux, les médias rendent compte
des événements et participent aussi de la construction du mouvement lui-même, en le rendant
visible et en lui apportant un sens. « In the process of constructing the reality of the society,
mass media do more than monitor : they dramatize. They create vivid images, impute
leadership, and heighten the sense of conflict between movements and the institutions of
society137. » A travers les medias, les mouvements “fluides” acquièrent une dimension
théâtrale, « dramatique », qui joue un double rôle de rendre visible les actions mais aussi de
construire des significations qui permettent de toucher ou de mobiliser une audience ou un
public. Par cette théâtralisation des événements, le mouvement fait surgir des alternatives aux
normes quotidiennes et les rends accessibles au plus grand nombre. Il fabrique une audience,
obtient des soutiens et construits des supports.
Aujourd’hui, de nombreux mouvements sociaux procèdent de ce type de logique : ils
associent un groupe militant à une base mal définie et surtout, à la construction d’un public ou
d’une audience par l’intermédiaire des médias. Le soutien de l’opinion publique est souvent
plus important que l’organisation de manifestations ou la mise en place d’une lutte. On peut
penser par exemple aux mouvements de chômeurs en France dans les années 1990 ou encore
aux différentes luttes organisées autour de la question du logement que ce soit par les Enfants
de Don Quichotte ou par l’Abbé Pierre. Au-delà de la question de savoir comment se
constitue une minorité active, se fabrique un engagement militant, c’est bien la question de la
constitution d’un public ou d’une audience qui apporte son soutien à la cause qui est
essentielle. Les mouvements sociaux impliquent donc deux lignes d’analyses parallèles, qui
ne sont pas contradictoires, car elles ne concernent pas les mêmes phénomènes. D’une part,
celle de la réaction circulaire les enracinent dans l’ordre de l’interaction et concerne plutôt les

136
. Sur l’histoire du mouvement homosexuel en France : Frédéric Martel, Le rose et le noir. Les homosexuels
en France depuis 1968, Paris, Le Seuil, 1996. Sur le mouvement féministe : Françoise Picq, Libération des
femmes : les années mouvement, Paris, Le Seuil, 1993 ; Libération des femmes, quarante ans de mouvement,
Paris, Editions-Dialogues.fr, 2010.
137
. Joseph R. Gusfield, op. cit.
129

mouvements spécifiques ou linéaires ; d’autre part celle de la convergence les lient au


système de communication et concerne plutôt les mouvements généraux ou fluides.

2. Processus
Ralph H. Turner et Lewis M. Killian reprennent toutes ces observations en
s’interrogeant sur l’émergence du comportement collectif comme celle d’un nouvel ordre
social et en proposant d’associer plus étroitement les trois dimensions de la vie sociale : les
normes, la communication et la structure sociale. Ils offrent la synthèse la plus élaborée de la
perspective interactionniste. Ils définissent le comportement collectif comme « une forme de
comportement social dans lequel les conventions habituelles cessent de guider l’action et
dans lequel, les individus, collectivement, transcendent, dépassent ou subvertissent les
modèles et les structures établies et les modèles institutionnels… Le comportement collectif se
réfère à l’action d’une collectivité et n’est pas un type de comportement individuel. » Comme
groupe, le collectif est plus que la somme des individus. Un groupe est donc toujours un
ensemble de personnes qui sont en interaction et dont les interactions conduisent à la
formation d’une unité. Mais l’étude du comportement collectif est différente de l’étude des
groupes, notamment des groupes organisés. Ceux-ci sont guidés par des règles et des
procédures établies qui ont la force de la tradition ou des institutions. A l’inverse, les
collectifs du comportement collectif ne sont en rien guidés par des règles établies ou par la
tradition, bien au contraire. Chez eux, rien n’est défini à l’avance et il n’existe aucune
procédure de prise de décision. Pourtant, il existe un groupe et donc une coordination de
l’ensemble. Parfois, comme dans une panique, le comportement de chaque individu est
semblable à celui de tous les autres et le comportement de tous est orienté vers le même
objectif. Même dans ce cas de figure, il existe une sorte de contrainte qui amène les gens à
agir de telle ou telle façon. L’objet de l’étude du comportement collectif est de comprendre la
source et le fonctionnement de cette coordination et d’explorer les relations qu’elle entretien
avec le comportement social habituel.

Normes émergentes
Le comportement collectif contraste donc avec le comportement institutionnel dans
lequel les individus sont guidés par les normes et la morale. Mais il existe tout de même une
certaine forme de contrainte entre tous ces comportements. Parfois la foule met en présence
130

des individus qui n’ont aucun lien entre eux, le plus souvent, le comportement collectif se
développe entre des individus qui sont déjà plus ou moins reliés les uns aux autres. Ce
comportement collectif n’est pas pathologique ou irrationnel, mais il est en dehors des
comportements institutionnels normés et stables. Pour le comprendre, nous devons résoudre
trois questions selon Turner et Killlian. 1. Nous devons expliquer comment des individus en
viennent à dépasser, contourner ou subvertir les modèles et les structures institutionnels
traditionnels. 2. Nous devons expliquer les comportements et les actions et non pas des
attitudes. Il existe beaucoup de gens qui sont hostiles au nucléaire et favorables au
mouvement anti-nucléaire, mais ils ne manifestent pas pour autant. Une approche adéquate
doit donc nous permettre de comprendre le passage des attitudes à l’engagement et à l’action,
comment des perceptions, des idées, des émotions ou des sentiments sont transformées en
action. 3. Enfin, il nous faut expliquer pourquoi les gens agissent collectivement et non
individuellement. En effet, des manifestations contre la répression des conducteurs, contre les
radars par exemple, sont de nature différente de la somme des infractions à la limitation de
vitesse. Ou encore, une panique est à l’évidence différente d’un resquillage individuel. Un
embouteillage n’est pas une Croisade. Il faut donc insister sur les trois dimensions extra-
institutionnelles, actives et collectives du comportement collectif.
Extra-institutionnalisme. Turner et Killian rejettent à la fois les théories qui font de
l’action collective une expression directe de l’anomie ou des pulsions irrationnelles ou celles
qui en font l’expression rationnelle d’intérêts individuels ou collectifs. Pour eux, le
comportement collectif est construit à partir de ce qu’ils nomment des « normes émergentes ».
Autrement dit, dans des situations sociales données, apparaissent de nouvelles normes qui
justifient l’action et permettent sa coordination. « Les gens font ce qu’ils font, dans une
panique, une émeute, une attaque terroriste, parce qu’ils trouvent les supports sociaux pour
voir que ce qu’ils font est le comportement le plus approprié et l’action la plus juste dans la
situation o ù ils sont. » Cette redéfinition morale du bien et du mal, qu’ils appellent la norme
émergente, va de la permissivité à l’obligation.
Dans les formes les plus simples de comportement collectif, ces normes sont
permissives. Par exemple, dans une panique, les gens sont persuadés qu’ils sont affranchis des
règles de réciprocité et de courtoisie habituelles. De même, le pillage est perçu par les pilleurs
comme une action juste, soit comme l’appropriation de quelque chose qui leur appartient mais
qui a été volé par ceux qui les exploitent, soit comme une nécessité due à la situation vécue.
La panique implique toujours un sens de la nécessité alors que le pillage implique un sens de
l’opportunité. Mais ces seuls éléments ne suffisent pas à expliquer de telles formes de
131

comportement collectif. L’opportunité existe souvent sans qu’il y ait pillage et l’exemple du
Titanic montre que la nécessité n’engendre pas forcément la panique. Dans des formes plus
complexes de comportement collectif, ces normes définissent la conduite extra-
institutionnelle comme obligatoire. Par exemple, quelque chose doit être fait contre la guerre
pour un militant pacifiste. De même, pour un écologiste, quelque chose doit être fait pour
préserver la nature. Le militant est guidé par un sens du devoir ou le sentiment d’avoir une
mission.
Nous pouvons faire trois remarques à propos de ces normes émergentes.
1. Comme toutes les normes sociales, elles sont liées à des sanctions sociales.
Ceux qui violent les normes doivent être punis et leur punition est méritée.
En général, dans les groupes sociaux, il existe un consensus sur ces normes
et une délégation à ceux qui sont les plus qualifiés moralement pour les
appliquer. En conséquence, l’attitude de ces autorités a une forte influence
sur les comportements collectifs. La participation de ces « leaders » ou de
ces autorités donne au comportement collectif une grande légitimité. Par
exemple, lors des émeutes raciales dans les années vingt aux Etats-Unis, la
participation de policiers ou de militaires en uniformes a contribué à
renforcer la conviction des émeutiers d’être dans leur bon droit.
2. Les normes ne sont jamais hors contexte social. Elles sont toujours
connectées à des conceptions de la situation. La norme émergente d’un
comportement collectif est inséparable des conceptions qui définissent la
situation comme exceptionnelle ou qui redéfinissent une situation installée
depuis longtemps.
3. Les normes émergentes n’ont pas le support de la tradition ou des
institutions. Il en résulte que les conceptions alternatives de la situation
doivent aussi être normatives si on veut qu’elles aient de l’effet. Par
exemple, lors d’un pillage, les pilleurs ne tolèreront pas l’expression
d’opinions contraires à leur affirmation selon laquelle ils reprennent un bien
qui leur a été volé. Les normes émergentes sont d’abord des conceptions
révisables de la réalité que les gens pensent et sentent comme justes et
appropriées.

Des sensations aux actions. Le passage des sentiments à l’action a été expliqué de
multiples façons. La plus fréquente est celle de l’intensification des sentiments. Par exemple,
132

lorsque l’intensité de la peur atteint un certain seuil, elle engendre une panique. L’indignation
après une bavure policière, génère une émeute. Si les émotions et leur intensité semblent bien
une condition nécessaire du passage à l’action, elles ne constituent pas pour autant une
condition suffisante. Pour Turner et Killian le passage des émotions et des idées à l’action
dépend principalement de la « faisabilité » et de l’opportunité d’un tel passage. La faisabilité
est la plupart du temps une impression un peu vague quant aux possibilités d’une situation, les
facilités ou ressources nécessaires à l’action, et la capacité de mener cette action jusqu’au
succès. Ces impressions sont héritées du passé, des interprétations portées par des alliés ou
des médias. Mais comme les gens agissent en fonction d’impressions, celles-ci sont
constamment réajustées pendant l’action. Ainsi, le succès ou l’échec de l’action initiale peut
produire un sens de l’espoir ou du désespoir qui encourage ou, au contraire, décourage de la
poursuivre. L’action est aussi facilitée par de nouvelles idées et de nouvelles possibilités
apparues au cours de son déroulement : les forces ou les faiblesses des adversaires par
exemple ou encore l’apparition de nouveaux supports qui peuvent renforcer la confiance.
L’opportunité d’agir, le choix du moment, sont autant des questions d’ouverture que
de dernière chance. Un événement, par exemple, comme un assassinat provoque souvent le
basculement du mécontentement dans l’action. Mais l’anniversaire d’événements peut tout
aussi bien conduire à la reproduction de comportements collectifs. C’est le cas avec le premier
Mai pour le mouvement ouvrier. C’est aussi par exemple le cas tous les ans lors de
l’anniversaire de la répression des manifestations de la place Tienanmen en 1989. Chaque
année la dictature chinoise met en place des dispositifs policiers pour éviter les manifestations
de rue.
La formation et le maintien de collectifs. Sur ce plan, une théorie du comportement
collectif doit répondre à quatre questions. Pourquoi les gens agissent-ils collectivement ?
Comment en viennent-ils à former un collectif ? Comment fabriquent-ils des interprétations
collectives ? Comment collaborent-ils ? Pour répondre à ces questions, Turner et Killian
proposent de se concentrer sur les effets combinés de deux éléments.
a. Une situation ou un événement suffisamment hors de l’ordinaire pour que
les gens se tournent les uns vers les autres pour y chercher de l’aide et un
support à la fois dans l’interprétation de la situation et dans les réponses
qu’il convient d’y apporter.
b. L’existence préalable de groupements déjà constitués grâce auxquels
l’intercommunication initiale est facilitée et étendue. Les pré-requis en
matière de communication augmentent avec la complexité du comportement
133

collectif. Une action solidaire suppose beaucoup plus d’échanges qu’une


action individuelle (une panique par exemple).
Nous pouvons considérer ainsi que les comportements collectifs solidaires demandent
des décisions plus complexes et des systèmes de communications plus élaborés que les
comportements collectifs « individualistes ». Ils doivent notamment faciliter la coopération et
organiser la division du travail. Dans les comportements collectifs diffus (par opposition à
ceux qui sont compacts), les systèmes de communication préexistants sont essentiels ainsi
que, dans nos sociétés contemporaines, l’usage des médias. Enfin, il est à noter aussi que plus
l’action est durable et plus ces problèmes de communications et de collaborations sont
importants.
Nous pouvons résumer l’ensemble de ces éléments dans un schéma général du
comportement collectif. Au point de départ, il existe un événement, un incident ou un
changement qui créé des conditions extraordinaires. Dans cette situation, émerge une norme
qui vient justifier le comportement collectif. Dans le même temps, cet événement stimule
l’interaction à l’intérieur de groupes déjà constitués et à l’intérieur de ceux qui se forment.
C’est au cœur de ces interactions qu’une orientation du comportement est choisie et que les
normes sont développées. La norme émergente créé en quelque sorte une illusion d’unanimité
dans le groupe. Elle s’exprime de manière différentielle mais surtout « obscurcit » les
motivations différentes des individus qui composent le groupe. Il est donc impossible
d’imputer des caractéristiques individuelles (la raison ou les émotions) au groupe en tant que
tel. Dans ces premières étapes du comportement collectif, des actions sont tentées, des
obstacles rencontrés, des ressources et des résistances sont évaluées. Ainsi se forme
l’impression de la faisabilité de l’action ou de différents types d’action. Si l’action apparaît
justifiée et faisable à partir de la définition de la situation développée par le collectif, alors le
comportement collectif s’enclenche et le processus continue : les événements affectent
constamment les trois caractéristiques du comportement collectif qui est ainsi constamment
formé et reformé. Les normes émergentes se développent à travers un processus d’orientation
et de sélection ; les événements, accidents, tribulations affectent la perception qu’ont les
acteurs de la faisabilité et de l’opportunité de leur action ; la formation de groupes et de
solidarité affectent les changements de taille et les caractéristiques des collectifs. Le schéma
suivant résume l’ensemble de ce modèle du comportement collectif138.

138
. Ralph H. Turner & Lewis M. Killian, Collective Behavior, op. cit., p. 11.
134

Le concept de norme, tel qu’il est utilisé ici, ne se réfère pas à une règle de
comportement. Il signifie plutôt une définition émergente et révisable de la situation combin
ant plusieurs facteurs : des indications quant aux caractéristiques de la situation (que se passe-
t-il ?) ; des explications de cette situation (comment en est-on arrivé là ? Qui est
responsable ?) ; une classification des acteurs présumés engagés dans la situation. Cette
norme ou définition inclut aussi des indications sur la nature de l’action appropriée à la
situation, indications comprenant aussi les sentiments et les humeurs. Enfin, il faut noter la
forte hétérogénéité préalable des acteurs d’un comportement collectif : le processus central du
comportement collectif n’est donc pas l’imitation aveugle ou la suggestion, il n’est pas non
plus le relâchement des pulsions. Il est dans la construction d’une définition dominante de la
situation à travers un ensemble d’interactions symboliques. Malgré une certaine ambiguité,
Turner et Killian se différencient de Blumer en ce qu’ils soulignent qu’il n’y a pas de rupture
nette entre comportement normal et comportement collectif. Pour eux, les mouvements
sociaux doivent s’analyser dans les catégories du comportement collectif mais aussi du
comportement organisé.

Injustice, espoir et réseaux


Ce modèle général s’applique partiellement aux mouvements sociaux qui en sont une
forme de comportement collectif, la plus complexe. Turner et Killian considèrent qu’il faut
135

ajouter l’analyse de comportements organisés à celle du comportement collectif pour bien


comprendre les mouvements sociaux. « In contrast to momentary panics and mass behavior,
which are relatively individuated, social movements fall near the boundary that separates
collective behavior from strictly organized and institutionalized behavior. Movements that
persist over time are increasingly loose the distinctive features of collective behavior… for
true social movements, principles from collective behavior and organizational behavior must
be conjoined to provide adequate understanding139. » Ils définissent un mouvement social
comme « une collectivité agissant avec une certaine continuité pour promouvoir un
changement ou lui résister, à l’intérieur de la société ou du groupe dont fait partie cette
collectivité. Comme collectif, un mouvement est un groupe dans lequel l’appartenance des
membres est variable et indéfinie et dans lequel le leadership est déterminé par des choix
informels et non par des procédures formelles et légitimes. » (p.223).
Un mouvement est d’abord un collectif, c'est-à-dire un ensemble de personnes inter -
reliées. Il n’est pas un agrégat. Il existe des quasi mouvements qui possèdent certaines
dimensions des mouvements sociaux mais n’en sont pas pour autant. Par exemple, les
migrations de masse ou la ruée vers l’or… Un mouvement possède aussi une certaine
continuité. Ses objectifs pour être atteints supposent une action soutenue. Un mouvement
social ne peut donc être bref. Il doit aussi exister une certaine continuité dans la stratégie
suivie, dans l’organisation et dans le leadership. Surtout, il doit exister une certaine continuité
dans l’identité d’un mouvement. Il doit être ainsi perçu historiquement malgré les variations
de ses adhérents. Des actions peuvent être brèves, mais elles doivent s’inscrire dans la
continuité d’un mouvement. C’est le cas par exemple d’une grève ouvrière, plus ou moins
longue, mais partie prenante du mouvement ouvrier. Dans la mesure où il cherche aussi à
promouvoir ou à empêcher un changement social, un mouvement est différent d’un groupe
dont les activités sont entièrement autocentrées. (Un fan club ou une secte…) Ce critère n’est
cependant pas exclusif dans la mesure où à l’intérieur des mouvements, il peut exister des
dimensions autocentrées. Les bourses du travail par exemple font partie du mouvement
ouvrier. Mais un mouvement se définit d’abord par un objectif visant le changement social.
C’est ce qui permet de tracer les limites et les frontières d’un mouvement social : au-delà du
partage de certaines caractéristiques, les militants et les adhérents sont engagés dans une
action pour ou contre le changement social, ce qui n’est pas le cas par exemple de ses

139
. Ralph H. Turner & Lewis M. Killian, op. cit. p. 230.
136

sympathisants ou de sa base sociale. Cette définition posée, nous pouvons appliquer le modèle
du comportement collectif et ses trois dimensions aux mouvements sociaux.
Sur le plan extra-institutionnel, la norme émergente permet la justification de l’action.
Elle spécifie à la fois les conceptions de la situation et les comportements qui y sont les plus
appropriés. Du fait les que les mouvements sociaux sont plus complexes que d’autres formes
d’action, il faut insister sur la nature obligatoire de la norme qui y émerge. Elle prend souvent
la forme d’une idéologie, d’une forte hiérarchisation des buts ou du sens d’une mission à
accomplir. Ainsi, pour comprendre les mouvements sociaux, il est nécessaire de comprendre
le développement de l’idéologie et des objectifs qui sont les leurs ainsi que le sens émergeant
de l’obligation qui y règne. Les mouvements sociaux se développent à partir d’une norme
d’injustice.
Du point de vue de la formation de l’action, le modèle insiste sur la faisabilité et
l’opportunité de cette action. Dans la mesure où les mouvements sociaux visent le
changement social, il faut qu’ils construisent un ensemble au moins rudimentaire d’images
alternatives du monde social. C’est ce qui leur permet d’élargir leurs supports et d’augmenter
la confiance au fur et à mesure que leur campagne progresse. C’est aussi ce qui leur permet
d’inscrire leur action dans le temps et dans la durée, sur de longues périodes, malgré
l’existence de période d’inaction. Les mouvements sociaux se construisent ainsi à partir d’une
forme ou une autre d’espoir.
Enfin, du point de vue du collectif, il ne suffit pas d’un événement pour construire un
mouvement social. Il faut aussi qu’il existe des conditions sociales préalables pour faciliter la
communication, les échanges, la circulation des informations et les prises de décisions.
L’existe de groupe constitués ou des réseaux apparaissent ainsi comme des conditions
nécessaires au développement de l’action. Turner et Killian s’éloignent du modèle de Blumer
en allant au-delà de la « situation » pour faire intervenir le contexte social dans l’analyse et
l’explication des mouvements sociaux. Nous pouvons représenter ce modèle à partir du
schéma suivant140 :

140
. Ralph H. Turner & Lewis M. Killian, op. cit. p. 252.
137

Injustice. Un mouvement social est inconcevable sans l’idée qu’une pratique établie
ou un mode d’organisation sociale doit être changé. Ainsi, pour le mouvement pacifiste,
l’accumulation des armes nucléaires est intolérable, ou la guerre est inacceptable. Pour le
mouvement écologiste, la destruction de la planète n’est pas tolérable. La norme émergente
permet de construire une certaine homogénéité des membres d’un mouvement et au-delà leur
unité. L’élément le plus commun parmi les normes des mouvements sociaux est la conviction
que la réalité sociale, ou une part de cette réalité sociale, est injuste. Au fond, le travail des
mouvements sociaux est de faire partager une définition de la situation comme injuste.
Pendant longtemps, la situation des femmes paraissait normale, largement explicable par leur
biologie. Elle n’était pas perçue comme le résultat d’une domination masculine et d’un
ensemble de pratiques nécessairement injustes. De même, la traite négrière et l’esclavage
n’étaient pas perçus comme des pratiques condamnables, s’expliquant aussi largement par
« l’infériorité » attribuée aux populations concernées. Les mouvements abolitionnistes ont
travaillé à montrer qu’il s’agissait d’une forme de domination injuste et d’un ensemble de
pratiques inacceptables. Le plus souvent, le sens de ce qui est injuste devient une évidence
une fois que le mouvement social a gagné une certaine influence. Ainsi, personne ne
remettrait en cause aujourd’hui l’égalité homme/femme ou défendrait l’esclavage sous
prétexte qu’il s’agirait là de bonnes pratiques. La lutte des mouvements pour l’abolition de la
peine de mort montre aussi que si celle-ci continue d’être pratiquée et justifiée dans de
nombreux endroits, une fois son abolition obtenue, l’opinion publique a tendance à se
retourner et à considérer qu’il s’agit d’une pratique injuste. Il reste que ce sentiment
138

d’injustice est de nature complexe et variable. Ses frontières sont aussi fluctuantes. Par
exemple, le déni de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement pour les minorités
ethniques ou raciales est en général considéré comme profondément injuste (personne ne
défend la discrimination sur cette base) et est à l’origine des mouvements de lutte pour
l’égalité. Mais les pratiques discriminatoires sont plus larges en général. Il est rare que la
beauté physique soit considérée comme étant à la source de traitements injustes : les petits, les
gros, les laids par exemples souffrent à l’évidence de handicaps sociaux et sont confrontés
bien souvent à des formes de discriminations directes ou indirectes. En d’autres termes, cela
signifie qu’il existe un sens de l’injustice dans certains cas et pas dans d’autres. Dans
certaines circonstances, l’injustice paraît évidente, alors qu’elle n’apparaît pas dans d’autres.
Dès lors, une théorie des mouvements sociaux se doit d’expliquer pourquoi et comment, une
situation est interprétée en termes d’injustice.
De façon générale, nous pouvons observer que la norme émergente, ici le sens de
l’injustice, mûrit et se cristallise avec le développement du mouvement social. Elle est mise
en œuvre à travers la stratégie du mouvement et diffusée auprès du public concerné, puis au-
delà, si le mouvement gagne, dans l’ensemble de la société. Elle devient alors l’objet de
réformes ou de changements qui ne sont pas forcément liés au mouvement lui-même. Pour
Turner et Killian, les variations du sens de l’injustice viennent principalement de l’apparition
de nouvelles perspectives et de l’augmentation de l’indignation.
Les nouvelles perspectives s’apparentent à des changements culturels ou politiques qui
génèrent de nouveaux regards sur la réalité sociale. Les femmes n’accèdent pas au système
politique non en raison de leur biologie mais parce qu’elles sont discriminées et infériorisées.
La découverte que les changements climatiques existent et sont dus à l’action humaine
alimente le mouvement écologiste. Ces nouvelles perspectives apparaissent graduellement en
général. Mais elles peuvent être plus soudaines.
L’existence de ces nouvelles perspectives qui permettent de définir la situation comme
injuste, ne suffit pas si elles ne s’accompagnent pas d’un accroissement de l’indignation.
L’indignation est accrue par la contradiction qui s’installe entre ces nouvelles perspectives et
la réalité sociale ou les pratiques sociales habituelles. Parmi les nombreux exemples, celui des
mouvements beurs des années quatre vingt en France peut fournir une illustration. En 1983,
autour de l’association « S.O.S. Avenir Minguettes », en s’inspirant de Martin Luther King et
du mouvement pour les Droits civiques, de jeunes habitants de cités de banlieues en France,
ont organisé une « Marche pour l’égalité et contre le racisme ». Partis de plusieurs cités de
Lyon, Marseille ou Toulouse, ils ont gagné Paris à pied, faisant étape dans de nombreuses
139

villes pour afficher leurs revendications lors de réunions publiques. Leur mouvement, d’abord
assez restreint, a pris de l’ampleur, reçu de nombreux soutiens. Il a culminé le 3 décembre
1983 avec une grande manifestation à Paris lors de leur arrivée, manifestation qui a réuni plus
de 100 000 personnes. Les leaders du mouvement sont alors reçus par le Président de la
République qui leur promet d’œuvrer en faveur de l’intégration et de l’égalité des droits.
Comme en ce qui concerne le mouvement des droits civiques, une des explications de la
Marche pour l’égalité repose sur l’accroissement de l’indignation au fur et à mesure que les
populations concernées s’intègrent à la société dominante. Au fur et à mesure que les
populations migrantes s’assimilent, notamment avec l’apparition de nouvelles générations,
elles adoptent les valeurs universelles et démocratiques dominantes. Dès lors, elles tendent à
considérer que les discriminations ou la ségrégation sont profondément injustes du point de
vue des valeurs d’égalité, mais plus encore, elles tendent à éprouver de plus en plus
d’indignation vis-à-vis d’une situation marquée par la contradiction entre l’idéal moral
partagé et la réalité sociale. Ainsi, l’intégration des jeunes immigrés se traduit par une
amélioration de leur condition mais aussi par l’adoption des valeurs égalitaires de la société
française. Paradoxalement, l’intégration engendre alors chez eux une forte indignation dans la
mesure où les discriminations dont ils sont victimes sont jugées inacceptables et illégitimes au
regard même des valeurs de la société dans laquelle ils entrent. Dans se célèbre étude sur la
situation des Noirs américains dans les années quarante, Gunnar Myrdal avait montré
l’existence d’un tel paradoxe. En s’assimilant à la société américaine, les noirs adoptent les
valeurs égalitaires et démocratiques de cette société. Le décalage entre ces valeurs et la réalité
sociale de la discrimination et de la ségrégation, ce qu’il appelait le « dilemme américain »
fait ressentir aux noirs tout l’injustice de leur situation. Leur indignation morale est d’autant
plus forte que ces valeurs démocratiques sont aussi celles des blancs. C’est au nom de ces
valeurs qu’ils protestent et qu’ils sont amenés à rompre avec la société blanche pour préserver
le respect d’eux-mêmes, explique Myrdal. Ainsi, l’intégration et l’assimilation ont provoqué
une « changement de perspective », mais aussi l’apparition d’un sentiment d’injustice et
l’augmentation de l’indignation141.
Certains événements sont favorables à l’augmentation brusque de l’indignation car ils
exaspèrent la contradiction et rendent évidente et insupportable l’injustice de la situation. Il
s’agit des situations de conflits et des antagonismes ouverts, notamment quand les individus
se confrontent à des autorités injustes. Dans l’histoire récente en France, de nombreux

141
. Gunnar Myrdal, An American Dilemma. The Negro Problem and Modern Democracy, New York, Harper &
Brother, 1944.
140

mouvements sociaux, sans compter les émeutes, ont ainsi émergé à la suite d’une
confrontation avec la police, de violences policières ou de morts suites à l’intervention de la
police. L’émergence du mouvement homosexuel aux Etats-Unis relève aussi du même
processus.
Espoir. De nouvelles perspectives, la confrontation à des autorités injustes,
l’élargissement du sentiment d’injustice ne suffisent pas à créer un mouvement. Il faut aussi
que soient réunies des conditions favorables à l’action. Sur le plan pratique et objectif, pour
exister, un mouvement doit pouvoir disposer de ressources. Sur le plan subjectif, il doit
pouvoir s’appuyer sur la confiance et surtout l’espoir.
De manière évidente, un mouvement social doit s’appuyer sur un ensemble de
ressources : des finances, des services, des compétences. Les adhérents sont les premiers
contributeurs. C’est pourquoi, les mouvements de classes moyennes et de classes dirigeantes
ont plus de moyens que les autres et peuvent souvent se développer plus facilement. Les
adhérents les plus investis et les plus impliqués sont aussi ceux qui fournissent le plus de
ressources. Ces ressources peuvent aussi provenir de l’extérieur du mouvement : les médias
par exemple et le succès médiatique d’une figure, sont des ressources importantes dans la
diffusion d’un mouvement. Le plus souvent aussi, d’autres mouvements sociaux apportent des
ressources : ils fournissent non seulement un soutien public, mais aussi des militants, du
matériel, des finances… (Nous examinerons cette question des ressources de manière plus
approfondie lors de l’étude des théories de la mobilisation des ressources qui, précisément,
ont mis cette question au centre de leur conception de l’action collective.)
L’espoir est l’autre grande condition de développement des mouvements sociaux, et
réciproquement, le désespoir est le facteur essentiel de leur effacement. Espoir et désespoir
sont formés et diffusés comme une norme pour une partie de la population à travers un
ensemble de processus sociaux comme des rumeurs, des discussions formelles ou informelles,
dans les familles, entre voisins, sur les lieux de travail… L’espoir ouvre l’espace de l’action
collective alors que le désespoir le ferme. L’espoir est une norme très variable. Il dépend aussi
des événements et des situations. Il permet de comprendre comment se constitue à la fois la
base sociale d’un mouvement ainsi que le mouvement lui-même. Turner et Killian insistent
sur deux éléments qui en sont constitutifs.
Tout d’abord, la fierté du groupe. C’est seulement quand l’identité du groupe est une
identité fière où dont les membres peuvent tirer une fierté personnelle et collective, qu’ils
peuvent engranger la confiance nécessaire à entreprendre une action collective en vue du
changement d’une situation injuste. C’est pourquoi, les mouvements sociaux mettent souvent
141

en avant une identité fière : pensons par exemples aux « Gay Pride » ou au slogan des années
soixante du Black Power : « Black is beautiful ». L’estime de soi individuelle et collective
apparaît comme une condition nécessaire et indispensable à la formation d’un mouvement
social et d’une action collective.
L’autonomie est le deuxième élément constitutif de la formation d’une norme d’espoir.
Inversement, la dépendance engendre la difficulté à créer un mouvement social. Il est difficile
pour les personnes en situation de dépendance de se sortir de cette situation, de lutter contre
elle dans la mesure où cela remet en cause directement leur existence. Les esclaves ne se sont
que très rarement révoltés. De même quand l’esclavage a été aboli aux Etats-Unis, peu de
noirs ont tenté de lutter contre leur situation et d’échapper au « paternalisme » des plantations.
En Europe, la même observation peut être faite : le paternalisme a souvent été un moyen
utilisé pour obtenir la docilité du monde ouvrier. C’est pourquoi aussi, les mouvements
sociaux cherchent à marquer leur autonomie. Ainsi, le syndicalisme naissant à la fin du
XIXème siècle n’a cessé d’affirmer son indépendance vis-à-vis du politique et à chercher à
privilégier une ligne d’action directe et autonome. Le mouvement féministe, dans sa
deuxième vague, a été construit à partir de la création de « groupes de conscience »
exclusivement féminins, dans lesquels les femmes se rassemblaient pour à la fois partager leur
expérience et redéfinir leur identité indépendamment des hommes. Le mouvement noir
américain a aussi insisté sur son autonomie et sa fierté. Il a travaillé, avec succès, à la
transformation même des mots afin de passer de la catégorie de « nègre » à celle « d’Afro-
Américain ». L’espoir a ainsi tendance à augmenter quand les conditions sociales le
permettent, quand elles favorisent à la fois l’autonomie et la fierté des groupes sociaux
concernés.
Réseaux. La troisième dimension du modèle de Turner et Killian concerne les
processus de formation et de développement de l’action collective. Les mouvements sociaux
naissent et se développent en général à partir de groupes pré existants parce que de tels
groupes sont nécessaires à l’émergence des normes et à l’action car ils établissent une relation
entre le mouvement et sa base sociale. De plus, chaque mouvement a besoin de ce qu’ils
nomment une « organisation parapluie émergente », c’est à dire un ensemble d’organisations
qui se fédèrent (comme le World Council Churches dans le mouvement de la paix), ou une
d’une organisation spécifique (comme NOW dans le mouvement féministe). Il a aussi besoin
de communication et de structures de prise de décision pour coordonner les différentes
organisations et intégrer les adhérents dans les actions collectives.
142

La différence la plus évidente entre les catégories de gens dont les problèmes sont
traités comme une injustice et ceux qui sont considérés comme malchanceux est que les
premiers constituent des groupes alors que les seconds n’en sont pas. Pour eux, il n’y a ni
inter communication, ni sens d’une expérience ou d’une identité commune et pas de sous-
culture même embryonnaire. De fait un groupe est nécessaire pour offrir le contexte dans
lequel la communication s’établit et le partage d’une expérience commune peut se concevoir
et déboucher sur un sentiment d’injustice. Une sous-culture embryonnaire est aussi nécessaire
à la formation et au développement de la norme qui transforme la malchance et injustice. Il
faut insister sur le fait que si les gens peuvent avoir une expérience commune de malchance,
ils n’en forment pas pour autant des liens et ne s’engagent pas dans l’action collective. Turner
et Killian font l’hypothèse que l’inégalité ou la malchance sont transformées en injustice
seulement quand apparaît une définition sociale appropriée. La découverte par les membres
d’un groupe pré existant et conscient qu’ils partagent le même désavantage est une condition
nécessaire à ce qu’ils en viennent à définir la situation comme injuste. La conséquence est que
cette norme d’injustice apparaît souvent quand un changement social sépare une catégorie de
population d’une autre, un groupe d’un autre groupe plus hétérogène et permet la formation
d’une unité sociale nouvelle. Ainsi, le mouvement ouvrier est apparu quand le travail est
passé du monde hétérogène de l’artisanat à celui des usines dans lequel les ouvriers formaient
un groupe homogène. Du point de vue d’une analyse de la conscience de classe, il faut
souligner que cette conscience incorpore un sens profond de l’injustice qu’elle associe à un
sens de la communauté ou du lien qui unit les ouvriers. De même, les premières révoltes
contre le monde moderne furent le fait de paysans vivant dans des groupes homogènes et
séparés. De façon négative, l’atomisation sociale empêche à la fois le développement de la
prise de conscience de l’injustice et la formation de l’action. C’est ce qui explique, par
exemple, les difficultés des chômeurs à se mobiliser ou à agir : le chômage isole chaque
individu, le coupe du groupe ouvrier, et de ce fait, lui enlève les ressources sociales et
symboliques pour pouvoir s’engager dans une action collective. Deux dimensions sont ici
entremêlées : d’une part l’existence d’un groupe, d’un réseau de relation et de communication
préalable, indispensable pour la redéfinition normative permettant l’action ; d’autre part,
l’isolement de ce groupe, son autonomie par rapport à d’autres groupes sociaux, autonomie
qui renforce l’unité interne et intensifie la communication.
Dans son étude sur les syndicats agricoles et sur leur lutte enfin victorieuse dans la
Californie des années soixante dix, Craig Jenkins a montré que les ouvriers saisonniers
avaient un plus grand potentiel de mobilisation dans les syndicats que le ouvriers permanents
143

ou migrants parce qu’ils vivaient ensemble dans des résidences communes et n’étaient pas
dépendants d’intermédiaires pour leur logement ou leur transport. La conséquence est que ces
ouvriers saisonniers ont développé des réseaux interpersonnels étroits qui facilitaient la
communication et permettaient la construction d’une norme collective d’injustice142. Des
facteurs similaires ont contribué aux premières mobilisations des populations homosexuelles
en réponse à l’épidémie de SIDA. L’existence d’une population importante dans des villes
comme New York ou San Francisco avait permis la création et le développement de réseaux
sociaux et de liens communautaires et culturels143.
Charles Tilly a aussi montré dans son étude sur l’insurrection vendéenne de 1793
comment l’existence d’un collectif préalable et l’isolement de ce collectif étaient des
conditions centrales de l’entrée dans l’action. Tilly cherche à comprendre les causes de
l’insurrection de la Vendée en 1793, plus exactement en Anjou, causes qu’il cherche dans les
structures de la société paysanne d’alors. Tilly s’intéresse surtout aux changements
économiques qui ont affecté la région depuis un siècle et notamment au processus
d’urbanisation, dont il fait une des clefs de la compréhension de l’organisation sociale. En
grande partie, ces changements, centralisation du pouvoir, importance accrue de la
bourgeoisie, redistribution de la propriété, furent imposés de l’extérieur et accéléré par la
Révolution. Là où des conditions préalables existaient déjà, c'est-à-dire là où l’urbanisation
était bien avancée, le processus « alla sans heurt ». Mais au contraire, là où ces conditions
manquaient, il se « produisit un ardent conflit »144. Ainsi, Le Val de Loire, pays déjà
modernisé, marqué par l’urbanisation, une certaine intégration économique, pays de petits
propriétaires, ne s’est pas révolté. Au contraire, le plateau des Mauges, pays de fermiers et
d’agriculture traditionnelle, dominé par les liens seigneuriaux, que l’urbanisation et la
modernisation venaient juste d’atteindre, de façon brutale, s’est dressé contre la Révolution.
D’une certaine façon, c’est à la fois l’isolement et le maintien des liens et de l’organisation
traditionnelle qui ont rendu la révolte possible.
Jo Freeman, a étudié les débuts et les origines des mouvements sociaux des années
soixante et soixante-dix : les droits civiques, le mouvement étudiant, le mouvement pour les
droits sociaux et le mouvement des femmes145. Elle isole dans chaque cas des éléments

142
. Craig Jenkins, « Resource Mobilization theory and the Study of Social Movements », Annual Review of
Sociology, n°9, 1983.
143
. John D’Emilio, op. cit.
144
. Charles Tilly, La Vendée. Révolution et Contre-Révolution, Paris, Fayard, 1970.
145
. Jo Freeman, « On the Origins of Social Movements », in : Jo Freeman, ed, Social Movements of the Sixties
and the Seventies, New York, Longman, 1983.
144

récurrents, à chaque fois présents dans la formation de ces mouvements. Elle formule ainsi
trois propositions.
- Le besoin d’un réseau de communication préexistant ou d’une infrastructure dans la
base sociale d’un mouvement est le premier pré requis pour la formation d’une action, même
spontanée. Les masses seules ne forment pas de mouvement. Face à une crise ou à une
tension, les individus isolés peuvent être amenés à créer des associations ou des petits groupes
locaux, ou encore des réseaux sociaux informels. Mais s’ils ne sont pas liés entre eux, la
protestation ne dépassera pas le cadre local et disparaîtra rapidement. Si un mouvement se
répand rapidement, c’est que le réseau de communication existe déjà. S’il n’existe qu’un
embryon de réseau, la formation d’un mouvement demande une très forte activité
d’organisation ou l’intervention d’une organisation extérieure.
- Un réseau de communication ne suffit pas. Il doit aussi être un réseau capable de
coopter les nouvelles idées qui apparaissent aux moments centraux de formation du
mouvement. Pour être ainsi ouvert, il doit être composé d’individus qui possèdent déjà une
expérience ou qui sont situés dans la structure sociale de façon à les rendre réceptifs à ces
nouvelles idées.
- Une fois acquis l’existence d’un réseau de communication ouvert, d’autres éléments
sont nécessaires. Freeman distingue deux cas. Le premier cas est celui où une crise galvanise
le réseau et fait surgir des actions spontanées dans des directions nouvelles. L’autre cas est
celui où une personne ou plus créent une nouvelle organisation ou diffuse de nouvelles idées.
Pour qu’une action spontanée se développe, le réseau de communication doit être bien formé,
ou cette action ne dépassera pas le stade initial. Si ce réseau n’existe pas ou n’est pas bien
formé, alors un travail d’organisation doit être mené : ce qui signifie qu’une personne ou des
groupes doivent construire le mouvement. Pour y parvenir, ces organisateurs doivent avoir les
qualifications nécessaires et doivent pouvoir intervenir dans un monde social déjà
« disponible ». En résumé, si un réseau de communication existe, une crise est tout ce qui est
nécessaire pour le galvaniser et produire une action. Si ce réseau n’existe pas, il est nécessaire
que des organisateurs qualifiés interviennent et fournissent un cadre à l’action.

Le modèle de Turner et Killian participe de ce que l’on nomme parfois la seconde


Ecole de Chicago. Il s’inscrit dans la continuité de la première, notamment de l’analyse des
mouvements sociaux proposée par Blumer, et offre une explication du comportement collectif
en termes interactionnistes. Il s’appui sur l’affirmation selon laquelle la « foule » reste malgré
tout le comportement collectif le plus facilement observable et donc le modèle de base du
145

raisonnement. De fait la foule est le « prototype » qui sert à élaborer la théorie de la norme
émergente mais aussi à étendre cette théorie à l’ensemble des mouvements sociaux. Mais leur
modèle constitue une rupture en ce qu’ils rejettent l’idée d’irrationalité qui marque les
premiers travaux sur les mouvements sociaux. Ils insistent sur les processus, processus de
communication, d’influence et de formation de normes qui sont à la base de la formation de
l’action collective, action collective conçue comme un processus « émergeant » en rupture
avec les processus socioculturels institutionnels et habituels. Les mouvements sociaux sont
toujours une réponse à une rupture dans le fonctionnement normal d’une société. Ils résultent
du changement social et sont producteurs de changement social. « We describe social
movements and collective action as responses to social change. To see them in this light
emphasizes the disruptive and disturbing quality which new ideas, technologies, procedures,
group migration, and intrusion can have for people146. » Toutes les formes de comportement
collectif peuvent être comprises comme des réponses aux ruptures de l’ordre social
provoquées par les changements brutaux ou rapides. Les changements provoquent des
tensions, de l’anxiété, du mécontentement et surtout de l’incertitude. Les mouvements sociaux
sont un des moyens de les affronter. Ils réassurent leurs participants en montrant que
« quelque chose peut-être fait » pour atténuer les tensions ou redresser la situation et de ce
fait, soulager l’anxiété. Un mouvement social n’est donc pas en soi politique. Il s’agit avant
tout d’un mécanisme social permettant d’affronter les tensions émotionnelles causées par les
ruptures sociales et de rétablir un certain nombre de normes. Il procède d’une crise normative
et de l’émergence, à travers divers processus, d’une nouvelle structure normative, d’une
norme émergente conçue comme une nouvelle définition de la situation.
A partir de ces conceptions, Ralf Turner a proposé une interprétation « historique » de
l’évolution des mouvements sociaux et de la nature des mouvements sociaux contemporains.
Il insiste d’abord sur le fait que « tout les mouvements sociaux importants dépendent d’une
révision normative et promeuvent cette révision. Dans le cas des mouvements qui ont le plus
de signification pour le changement social, cette innovation normative prend la forme d’un
nouveau sens de ce qui est juste et de ce qui est injuste dans la société 147. » Pour qu’il y ait
mouvement social, il faut qu’un groupe substantiel de personnes ne voient plus sa situation
comme de la malchance mais commence à la considérer comme de l’injustice. Cependant,
norme d’injustice est variable selon les époques et selon les sociétés. Si l’on se penche sur

146
. Joseph R. Gusfield, Protest, Reform, and Revolt, New York, John Wiley, 1970, p.9
147
. Ralph H. Turner, « The Theme of contemporary Social Movements. », The British Journal of Sociology, vol.
20, n°4, Dec. 1969, pp. 390-405, p.390.
146

l’histoire des pays occidentaux, on peut repérer une succession de phases, chacune
correspondant à un sens particulier de l’injustice et donnant naissance à un type de
mouvement social. Chaque phase historique articule ainsi un sens de l’injustice, avec un
« espoir » (utopie ou mythe » et un réseau social particulier. La première phase des
mouvements sociaux modernes est clairement politique. C’est celle des révolutions françaises
ou américaines. L’injustice ressentie est le déni de participation et de liberté. Les mouvements
sociaux réclament le droit de participer et pour les citoyens le droit d’être maîtres de leur
destin. La philosophie de l’humanitarisme libéral fournit le cadre dans lequel peut se
développer une utopie, celle du suffrage universel et d’une citoyenneté complète, utopie qui
guide les classes émergeantes qui portent ces mouvements, notamment la bourgeoisie. Cet
idéal et cette norme d’injustice colorent aussi les mouvements « secondaires » qui s’inscrivent
dans ce cadre, notamment la première vague du mouvement féministe. La seconde phase des
mouvements sociaux est socio-économique. Elle est portée par les mouvements ouvriers et les
utopies socialistes. Le marxisme en constitue la philosophie centrale et détermine son utopie,
celle de l’association des travailleurs libres. Il s’agit là avant tout d’une nouvelle définition de
l’injustice, les individus réclamant le droit aux ressources matérielles nécessaires et une
certaine égalité sociale. Ces mouvements considèrent que l’obtention des droits civils et
politiques ne suffit pas à régler les problèmes d’inégalités. Pour être un citoyen, il faut
d’abord disposer de suffisamment de ressources. Les problèmes d’exploitation et de
redistribution sont donc centraux et primordiaux. Cette période est celle des syndicats ouvriers
et surtout du New Deal de Roosevelt qui visent à garantir la sécurité économique. Les
mouvements secondaires s’inscrivent aussi dans cette norme d’injustice, comme les
mouvements de minorités par exemple. Les réponses apportées aux émeutes urbaines par le
Gouvernement américain se sont focalisées sur les droits sociaux des populations pauvres.
Aujourd’hui, selon Turner, nous sommes entrés dans une troisième phase de l’histoire des
mouvements sociaux modernes. Le sens de l’injustice a de nouveau été modifié et il faut
reconnaître que les idéologies libérales-humanistes et socialistes ont perdu leur puissance de
mobilisation. « Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, il est fréquent de voir
l’indignation violente s’exprimer sur le fait que les gens manquent d’un sens de leur valeur
personnelle, qu’ils manquent de la « paix intérieure » qui découle d’un sens de la dignité
personnelle ou d’un sens clair de son identité148. » Cette perspective est portée par ce que l’on
appelle la « Nouvelle Gauche » et le thème principal en est l’aliénation. La non-

148
. Ralph H. Turner, ibid, p. 395.
147

reconnaissance de l’identité ou le mépris sont des atteintes à la personne première source


d’injustice en ce qu’elle l’empêche d’être soi, ou de « vivre sa vie ». Le thème de l’aliénation,
d’abord associé par Marx au travail, a pris une signification différente pour désigner une
condition psychologique. La philosophie associée à cette nouvelle phase est
« l’existentialisme » et ses diverses variantes, c'est-à-dire une philosophie qui se fonde sur le
problème de l’aliénation individuelle. C’est pourquoi ces mouvements qui portent une utopie
de réalisation de soi, touchent non plus seulement les sphères politiques, sociales ou
économiques, mais aussi et peut-être d’abord, les sphères privées. Ils usent d’un vocabulaire
psychologique. Ces changements sont aussi notables en ce qui concerne la conception même
de la socialisation et la valeur accordée à la « culpabilité ». Dans les sociétés dominées par la
« culpabilité » celle-ci représente une intériorisation forte des normes et des valeurs guidant la
conduite et les actions de l’individu et lui permettant de forger sa volonté. Aujourd’hui, ce
thème de la culpabilité a pris une signification négative, il est perçu comme l’invasion
arbitraire du « self » par les autres et par les stéréotypes149. Enfin, ces mouvements sont portés
par de « nouveaux acteurs », essentiellement les jeunes, une classes d’âge ou une génération
directement touchées par cette question : « The problem of alienation and the sense of worth
is most poignantly the problem of youthful generation with unparalleled freedom and
capability but without an institutional structure in which this capability can be appropriately
realized. Adolescence is peculiarly a “non person” status in life. And yet this is just the
period in which technical skills and the new freedom are being markedly increased. The sense
of alienation is distinctively the sense of a person who relealizes great expectations for
himself yet must live in a non-status150. » Selon Turner, il est probable que nous verrons
émerger des utopies de la réalisation de soi et des mouvements se centrant sur les questions
d’éducation et d’identité. Le Black Power en est un des premiers exemples : il revendique une
« identité » donnant aux individus ordinaires la dignité et le respect de soi.
Les théories du comportement collectif, initiées par Blumer et développées par Turner
et Killian sont curieusement parfois plus ou moins négligées. Elles font aussi l’objet de
condamnations régulières et de caricatures dans les manuels de sociologie des mouvements
sociaux. Pourtant, leur héritage est considérable notamment la mise en évidence de la
dimension culturelle de l’action collective, de l’importance des la mémoire collective, des

149
. Ralph H. Turner fait référence à la distance qui sépare les travaux de Margaret Mead et ceux de Helen
Merrell Lynd. Margaret Mead, « Social Change and Cultural Surrogates » Journal of Educational Sociology.,
vol. 14, 1940, pp. 92-110. Helen Merrell Lynd, On Shame and the Search for Identity, New York, Harcourt,
Brace and Co., 1958.
150
. Ralph H. Turner, op. cit. p. 399.
148

symboles ou des émotions et de l’existence d’un résidu ou d’un « excès » dans les
mouvements sociaux, (rage, idéologies, colères, émotions) « excès » que les analyses
rationnelles ne peuvent réduire151.

151
. Sur ce thème : Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? op. cit. p. 197 et suiv. Voir aussi : B.E.Aguirre,
Denis Wenger, Gabriela Vigo, « A test of the Emergent Norm Theory of Collective Behavior », Sociological
Forum, vol. 13, n°2, June 1998, pp. 301-320.

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