Vous êtes sur la page 1sur 14

Mai 68 : le Comité d’Action Pédérastique

Révolutionnaire occupe la Sorbonne


May 68 : the Comité d’Action Pédérastique Révolutionnaire occupies the Sorbonne University
Michael Sibalis

Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur

Résumés
Français English
Le mouvement de libération gay fit son apparition en France en Mai 68 dans la Sorbonne occupée
quand “Guillaume Charpentier” fonda le Comité d’Action pédérastique révolutionnaire (CAPR).
Sans aucun soutien des meneurs du mouvement estudiantin et quasiment ignoré par les étudiant-e-s
en révolte, le CAPR disparut presque inaperçu après à peine deux semaines d’existence. Mais le
CAPR marqua un tournant, car il éleva l’homosexualité au rang de question politique, la libération
homosexuelle devenant une cause gauchiste qui remit en cause le statu quo politique et social de
l’époque.

Entrées d’index
Mots-clés :
Mai 68, Sorbonne, homosexualité, mouvements homosexuels, libération gay

Keywords :
May 1968, Sorbonne, homosexuality, gay liberation, gay movements

Plan
Le CAPR en histoire et en fiction
Guillaume Charpentier et les origines du CAPR
L’homosexualité et le CAPR dans la Sorbonne occupée
La signification et l’importance du CAPR

Texte intégral
PDF Signaler ce document
 1 « Mai 68: Le Pink Bang », 3 Keller, 38, mai 1998, p. 8-16.
1Paris est l’une des capitales européennes de l’homosexualité au XXe siècle où se développe, au
moins à partir des dernières décennies du XIXe siècle et surtout dans l’entre-deux-guerres, une
importante « subculture » homosexuelle avec des lieux spécialisés de sociabilité et de « drague »
(Tamagne, 2000 ; Revenin, 2005 ; Buot, 2013). Cela ne signifie pas que l’opinion publique soit
favorable aux homosexuels. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement, le monde
médical et les médias prônent la conformité sociale et la vie familiale. L’homosexualité est
considérée au mieux comme une maladie malheureuse, au pire comme une dangereuse perversion ;
en 1960 d’ailleurs l’Assemblée nationale vote une loi classant officiellement l’homosexualité parmi
les « fléaux sociaux ». Malgré ce climat peu propice au militantisme, il existe depuis 1954 une
importante association homosexuelle (ses membres préfèrent se définir comme « homophiles »)
fondée par un ancien séminariste, André Baudry : le Club littéraire et scientifique des pays latins
(CLESPALA), plus couramment appelé « Arcadie » du nom de la revue mensuelle qu’elle publie,
qui lutte pour les droits des homosexuels. Son quartier général se situe à Paris, mais il y a des
antennes d’Arcadie et des « Arcadiens » un peu partout en France. Pour Baudry, l’hostilité à l’égard
des homosexuels est la conséquence de leur comportement outrancier et de leur promiscuité
sexuelle. Pour gagner les faveurs de l’opinion publique, Arcadie engage les homosexuels à se
montrer « discrets » et « dignes ». Rejetant un militantisme agressivement revendicatif et acceptant
la société telle qu’elle existe, Baudry mène une politique de lobbying auprès des autorités (police et
gouvernement) afin d’améliorer le sort des homosexuels (Jackson, 2009). L’apparition du
mouvement de libération gay en France, avec des idées plus radicales et des stratégies plus
provocatrices, change la donne. C’est à Paris en 1968 que le mouvement naît, précisément au
moment de l’agitation estudiantine dans le Quartier Latin. Pour les militant-e-s des années 1970-
1980, Mai 68 n’est rien de moins que le « Pink Bang »1.
2Les événements de Mai 68 eurent une influence profonde sur le genre et la sexualité en France.
Pour Henri Mendras, la seule conséquence permanente de Mai 68 fut l’affaiblissement du respect de
l’autorité – « le drapeau, le sabre et le goupillon ont perdu leur valeur symbolique » – et « le progrès
ultime de l’individualisme » qui modifièrent radicalement les comportements sexuels des Français
et leurs attitudes à l’égard de la sexualité. Mai 68 aurait donc été avant tout « une révolution
morale » (Mendras, 1988, 288-310). Pascal Ory considère pour sa part que « le renversement des
systèmes de valeurs – en l’occurrence, de tabous – des Français à l’égard des relations sexuelles et
du statut des sexes a été d’autant plus violent que vers 1968 la situation représentative codifiée par
la législation, les usages et leur transcription artistique, n’avait pas sensiblement bougé depuis
environ un siècle » (Ory, 1983, 185).
3En mai 1968, les étudiants français occupent leur campus universitaire, y compris celui de la
Sorbonne à partir du 13 mai. Dans une ambiance enivrante, l’on discute et débat passionnément :
« Je me souviens des premiers jours, à la Sorbonne "libre". Amphis bondés, ivresse,
naïveté, spontanéité, délire, gentillesse, bonne volonté... [...] On avait brisé quelque
chose, le silence, la solitude, quelque chose... On parlait de tout. Partout et toujours. »
(Penent, 1968, 103)
4Une nouvelle ère paraît s’ouvrir :
« La société française semble soudain se réveiller et se met à parler. [...] Ceux qui ont
vécu ces instants ne peuvent oublier cette libération de la parole et le sentiment que le
quotidien s’était transfiguré. "Changer la vie" n’est pas alors un simple mot d’ordre,
mais une réalité vécue intensément dans le présent. » (Le Goff, 1998, 69)
5Mais au milieu de toute cette exultation, deux jeunes hommes sont moins euphoriques que leurs
camarades, comme l’un d’eux le racontera quelque trente-trois ans plus tard :
« Désarroi de deux étudiants de la Sorbonne [...] qui constatent que, dans la Sorbonne
occupée, tous les problèmes sont posés sauf celui de l’interdit de l’amour des garçons et
l’amour entre personnes de même sexe. Et "notre" problème, alors !? Tout est dénoncé,
sauf l’opprobre qui pèse sur les sentiments d’amour et les désirs que nous éprouvons
depuis notre plus tendre enfance (depuis l’âge de 7 ans environ). » (Charpentier, janvier
2001)
6Ces deux étudiants, ce sont Guillaume Charpentier et Stéphane [à leur demande, il s’agit de deux
pseudonymes]. Leur déception donne naissance à la première expression, encore balbutiante, de ce
qui deviendra le mouvement de libération gay français : le Comité d’action pédérastique
révolutionnaire (CAPR).
Le CAPR en histoire et en fiction
7Néanmoins les historiens de Mai 68 n’évoquent que rarement le CAPR. Même ceux qui prennent
note de l’importance des « événements » de mai dans les origines du militantisme gay se
concentrent davantage sur le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), pourtant fondé
trois ans plus tard, en mars 1971 (Sibalis, 2010). Par exemple, L’entre deux mai : histoire culturelle
de la France (mai 1968-mai 1981) de Pascal Ory mentionne bien le FHAR mais occulte
entièrement le CAPR (Ory, 1983, 185). La notice « homosexualités » dans La France des années
68 ne consacre qu’une seule phrase au CAPR pour surtout aborder le FHAR (Gérard, 2008, 417-
424). On ne trouve que quatre lignes sur le CAPR dans l’ouvrage 68 : une histoire collective (1962-
1981), suivies d’une brève histoire, plutôt approximative, voire erronée, du FHAR (Artières et
Zancarini-Fournel, 2008, 80, 441-443, 622-624). Quant aux historiens du mouvement gay, eux
aussi, tout en reconnaissant l’importance capitale du CAPR, n’en disent pas grand-chose : huit
lignes sur cette « création spontanée des événements de Mai » dans l’ouvrage pionnier de Jacques
Girard (Girard, 1980, 80), et dix-huit sur ce « minuscule et mystérieux » comité qui est « vite
mythifié par la suite » chez Frédéric Martel (Martel, 1996, 21-22). Cela n’est guère surprenant :
l’existence du CAPR fut brève (à peine deux semaines) et les sources disponibles pour écrire son
histoire quasi-inexistantes.
8Le seul récit circonstancié de l’histoire du Comité d’action pédérastique révolutionnaire est
entièrement fictif. Il se trouve vers la fin du roman L’Étoile Rose de Dominique Fernandez qui
raconte l’histoire de deux amants de générations différentes : David, né au début des années 1930,
et Alain, son cadet d’une quinzaine d’années. Ce dernier, plus radical que son ainé, participe avec
enthousiasme au CAPR, fondé le mardi 14 mai par un groupe de jeunes militant-e-s homosexuels et
lesbiennes : « Le Comité d’Occupation de la Sorbonne leur alloue un local, au deuxième étage du
vieux bâtiment reconquis hier soir par les étudiants. [...] Jour et nuit ça discute ». Ils collent des
affiches dans la cour de la Sorbonne occupée qui sont aussitôt arrachées. Mais l’amphithéâtre où se
tiennent leurs réunions est plein à craquer de professeurs et d’étudiants, même d’une délégation
d’homosexuels néerlandais « tir[ant] sur leur pipe d’écume ». Des gauchistes de toutes espèces y
affluent : « Le C.A.P.R. avait recruté ses premiers militants parmi les trotskystes de la J.C.R.
[Jeunesse communiste révolutionnaire] et les maoïstes de l’U.J.C. [Union des jeunesses
communistes] ». Ensuite arrivent les modérés, créant ainsi « deux courants » au sein du CAPR. Les
modérés veulent « l’assimilation légale » et proposent de « négocier [...] avec les pouvoirs publics
et demander une révision des lois ». Ils revendiquent ainsi l’« égalité devant la loi et le logement »,
la « feuille d’impôt commune pour les couples », le « bénéfice de la Sécurité sociale entre amis », le
« droit à l’héritage après un certain nombre d’années vécues ensemble ». Les radicaux quant à eux
affirment que « notre lutte ne vise en aucun cas à nous faire accepter... » : « La tolérance [...] servira
seulement à renforcer la bourgeoisie ». Le vendredi 17 mai, « tout le monde commence à être
fatigué des discours, qui dégénèrent en séances de pelotage, quand ce n’est pas en chamailleries peu
ragoûtantes ». Le lendemain pourtant les membres du CAPR participent ensemble à « une
délégation en cortège » envoyée par les étudiants de la Sorbonne pour soutenir les ouvriers en grève
des usines Renault. Enfin, le lundi 20 mai, après seulement six jours d’existence, c’est la fin du
Comité : « Autodissolution du C.A.P.R. Certes, entre la tendance "réformiste" [...] et la fraction
"révolutionnaire" [...] toute conciliation était devenue impossible. Séances verbeuses, discours
indigestes, qui ne menaient à rien. [...] On a fermé la porte du local, effacé les quatre lettres rouges,
et rapporté en cérémonie la clef » (Fernandez, 1978, 350-360, 378).
9Si le roman évoque très bien et l’enthousiasme et la confusion qui régnèrent à la Sorbonne en mai
1968, sa version de l’histoire du CAPR est tout à fait inexacte et anachronique. En premier lieu,
Fernandez ne semble pas saisir à quel point le CAPR est marginal au sein du mouvement étudiant et
sans le moindre soutien de la part des militants qui occupèrent alors la Sorbonne. D’après
Fernandez, le CAPR est structuré, gagne l’approbation du Comité d’occupation, attire de nombreux
participants (filles comme garçons) chez les gauchistes, formule un programme cohérent (en fait,
deux programmes concurrents), et fraternise avec la classe ouvrière. Rien de tout cela n’est juste. Le
CAPR, comme nous le verrons, n’est en fait qu’un groupuscule sans véritable organisation et
politiquement très isolé. Il n’y a pas de lesbiennes au CAPR, les étudiants gauchistes le rejettent, et
le Comité d’occupation, loin de l’aider, lui met au contraire des bâtons dans les roues ! Par ailleurs,
tout ce qui se passe dans le roman de Fernandez au cours de ces six journées de mai est en fait un
résumé de l’évolution du mouvement gay français au cours de la décennie à venir. Ce sont les
assemblées générales du FHAR (1971-1974) qui deviennent le théâtre d’engueulades et finissent en
partouze. Quant à la rupture entre révolutionnaires et réformistes, elle a lieu plus tard, à l’époque du
Groupe de Libération Homosexuel (GLH), de 1974 à 1978 (Sibalis, 2010 ; Sibalis, 2014).
10Un film à petit budget, Ma Saison Super8 d’Alexandre Avellis (2005), offre une autre fiction
moins erronée. Ce film, « librement inspiré de faits réels » (nous dit-on), raconte les débuts du
mouvement gay français en 74 minutes dont les six ou sept premières minutes sont consacrées au
CAPR. L’histoire est narrée par le personnage principal, Marc, fils de « flic » et étudiant à la
Sorbonne, qui, le 13 mai 1968, fonde le CAPR avec la collaboration d’une copine et d’un ami. Ils
commencent par la distribution de tracts pendant que Marc interpelle les passants à l’aide d’un
mégaphone. Ce faisant, Marc est attaqué et tabassé par deux jeunes gauchistes qui déclarent à qui
veut les entendre que « les invertis n’ont rien à voir avec la lutte de classes » : « La pédérastie est
une déviation spécifiquement bourgeoise », affirment-ils. Puis, le 30 mai, Marc annonce que « la
contestation est terminée et nos grands idéaux avec » : « Tout est fini. Sentiment que rien ne va
changer... ». Du moins jusqu’à la fondation du FHAR, en 1971.
 2 Guillaume Charpentier a donné trois interviews, dont deux ont été publiées :
« Charpentier, 1988 » (...)
11Et pourtant si le CAPR ne laisse presque aucune trace documentaire, il nous est possible de
restituer son histoire à partir des souvenirs de ceux qui y participèrent, surtout du témoignage de son
principal fondateur, Guillaume Charpentier, qui, après deux décennies de silence, accorda plusieurs
interviews2.

Guillaume Charpentier et les origines du


CAPR
12Né en décembre 1938, Charpentier est plus âgé que la majorité des étudiants de 1968. Ses
origines de classe le distinguent également. La « démocratisation » des universités françaises
d’après-guerre devait y mener des enfants de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie, mais
ceux des classes socialement inférieures y sont encore peu représentés. Néanmoins, déjà en 1955,
environ 10% des étudiants viennent de la classe ouvrière, dont la plupart, tel Charpentier,
s’inscrivent à la Faculté des lettres (Fischer, 2000, 31-33, 280-282). Bien que Charpentier insiste sur
ses origines populaires – « je suis d’une famille très prolo, paysanne et prolo à l’origine, des
paysans prolétarisés dans les villes » (Charpentier, 1988) – ses parents sont en fait des domestiques,
et non pas des ouvriers. Ses parents « issus de l’immigration intérieure », sillonnant la France au gré
des emplois, étaient finalement montés à la Capitale depuis leur Bretagne (son père) et leur Savoie
(sa mère) natales (Charpentier, 2001, 97). Charpentier fit ses études d’abord à l’école publique, puis
dans l’enseignement catholique avant d’entrer au séminaire qu’il quittera trois mois plus tard, se
rendant compte qu’il n’avait pas la vocation. Après l’obtention de son baccalauréat en 1963, il
s’inscrit en lettres classiques à la Sorbonne, devient pion au lycée Saint-Louis tout en préparant
l’agrégation.
 3 Courriel du 1er octobre 2008 de Joseph Lovett à Michael Sibalis ; interview par téléphone
du 30 nov (...)
13En 1965-1966, Joseph Lovett, à l’époque jeune Américain étudiant à Paris, le fréquente.
Aujourd’hui réalisateur de films documentaires à New York, Lovett se souvient de l’avoir trouvé
« hypnotisant » et « éblouissant », d’avoir été très impressionné par « la force de ses idées
politiques, qui émergeait de son vécu personnel »3. Ce vécu, c’est un fort sentiment de
stigmatisation : « Je pensais un peu vulgairement que l’homosexualité était un truc de classe
[bourgeoise], et en tant que pédé du peuple je me sentais doublement opprimé » (Charpentier,
1988). Bien que Lovett le décrive comme « marxiste » à l’époque, Charpentier nuance cette
désignation et préfère dire maintenant qu’il était plutôt « marxien » dans sa jeunesse : « Je n’ai
jamais eu ma carte d’un parti politique explicitement marxiste, ou trotskiste, ou maoïste, donc
léniniste, avec catéchisme et rabâchages à l’appui puis ensuite prêches militants à la porte des
usines ». Il admet, pourtant, que pendant son séjour aux États-Unis (1969-1970), il était « lecteur
assidu du journal trotskiste The Militant, dont le jargon a pu impressionner Joe [Joseph Lovett] ».
En revanche,
 4 Courriel du 26 décembre 2008 de Charpentier à Michael Sibalis.

« pendant plus de 30 ans, je fus militant syndicaliste de gauche, dans les syndicats
enseignants comme le SNES (proche de la CGT), puis le SGEN (proche de la CFDT),
de 1966 à 1998. Puis aussi militant social-démocrate au Parti Socialiste de 1983 à
1992. Tous les combats que nous menions étaient en principe catégoriels, pour défendre
notre outil de travail contre la bourgeoisie, défendre des collègues contre l’arbitraire de
l’administration etc. ou politiques au PS, tous donc plus ou moins orientés
"anticapitalistes" ». Et de conclure : « Mon militantisme minoritaire sexuel a toujours
pris place dans ce contexte de pensée de la lutte de classes des "opprimés" contre ceux
qui les oppriment. »4
 5 Selon Olivera (2008), les étudiants lisaient Marcuse, mais il ne parle pas de Reich dont les
idées (...)
 6 Le texte tel que publié est plus clair car réécrit par Le Bitoux et Vandemborgh : « Des
références (...)
14Comme bien d’autres dans les années 1960, Charpentier lit Herbert Marcuse et Wilhelm Reich5,
mais est surtout influencé par le docteur suédois Lars Ullerstam. Dans un livre qu’il décrit comme «
un plaidoyer pour les minorités érotiques », Ullerstam soutient que les prétendues perversions
sexuelles « offrent de grandes possibilités de bonheur » : « C’est la raison pour laquelle les
"perversités" sont bonnes en elles-mêmes et qu’il faut les encourager ». Il affirme que les
« déviations sexuelles », y compris l’homosexualité, l’inceste, l’exhibitionnisme, la pédophilie et le
sadisme, sont « des issues tout à fait légitimes pour satisfaire l’instinct sexuel et ayant la même
valeur que le coït hétérosexuel ». Il conclut : « Finissons-en avec la société des privilèges sexuels »
(Ullerstam, 1966, 29, 88, 232, 251). « Des textes comme ça, explique Charpentier quelque vingt ans
plus tard, ça nous a beaucoup aidé à politiser le truc » (c’est-à-dire la condition homosexuelle) ;
« on rafistolait tout ça, [ce qu’on en fabriquait] c’était à la fois des slogans, des bribes de phrases,
des bribes de discours », en fin de compte des « embryons de discours de libération homosexuelle. »
(Charpentier, 2008)6
15De telles idées sont à l’époque enivrantes et bien sûr subversives. Et même si Arcadie est en fait
moins « bourgeoise » et « réactionnaire » qu’on ne le dit généralement (Jackson, 2009), elle exerce
bien peu d’attrait sur les jeunes militants radicaux comme Charpentier.
16Au printemps 1968, Charpentier prépare l’agrégation de lettres classiques quand les événements
le rattrapent; il ne passera jamais l’agrégation, qu’il boycotte en 1968 et encore en 1969 « par
idéalisme révolutionnaire ». Dès ses débuts, Charpentier s’implique dans le mouvement étudiant.
En effet, le 3 mai il se trouve parmi les centaines de protestataires rassemblés dans la cour centrale
de la Sorbonne qui sont évacués par la police et « amenés dans les paniers à salades », mais il a de
la chance : « Je me suis éclipsé [...] au milieu de la foule [...] Je n’ai pas été pris ». Mais malgré son
enthousiasme initial, Charpentier est vite déçu :
« On était constamment dans l’action [...] et puis au bout de quinze jours, avec un ami
[...] on s’est dit, c’est bien joli tout ça, on arrive à dégueuler toutes nos frustrations
universitaires et intellectuelles [...] dans le cadre de cette espèce de révolution
estudiantine de la Sorbonne, mais notre problème de fond, en fait, ou un des problèmes
de fond, c’est l’homosexualité [...] Il y avait de vagues comités de je [ne] sais pas quoi,
de libération sexuelle, mais pas de choses explicitement homosexuelles. » (Charpentier,
1988)
 7 Charpentier dit généralement (et assez vaguement) que c’était vers le 15 mai ; en 1988 il
affirme q (...)
17Attablés au Café de l’Écritoire, place de la Sorbonne (mi-mai, mais la date exacte reste
incertaine7), les deux jeunes hommes rédigent un manifeste au nom de ce qu’ils décident d’appeler
« le Comité d’action pédérastique révolutionnaire », lequel n’a aucune existence véritable, car ils en
sont les deux seuls membres. Interrogé en 1988 au sujet de ce nom, Charpentier explique :
« J’ai mis pédérastique, c’est par rapport à moi et par rapport à lui [Stéphane] aussi,
mon copain, on était fasciné par ce qu’on appelle "les biquets", les jeunes adolescents, à
l’époque c’était vraiment notre objet de désir maximum [...], mais on parlait
d’homosexualité aussi [...]. On s’assimilait immédiatement comme homosexuels à
l’époque. » (Charpentier, 1988)
18En français, bien sûr, et cela est vrai depuis au moins le XVIIIe siècle, le mot « pédéraste » est
souvent utilisé pour désigner tout homme qui s’intéresse sexuellement à un autre, sans aucune
implication de relations entre un adulte et un adolescent (Féray, 2004). « Pédérastique » n’est pas
forcément l’équivalent de « pédophile ». Aujourd’hui, Charpentier insiste sur le fait que le mot qu’il
choisit en 1968 n’a
« rien à voir, faut-il le préciser, avec la [...] pédophilie » et que « le qualificatif
"pédérastique" désigne une pratique de l’amour humain vieille comme le monde,
illustrée, entre autres, par les grandes œuvres de notre littérature contemporaine de Gide
à Montherlant, les films de Pasolini, et qui avait connu des formes de normativité
instituée, à travers les civilisations gréco-latine dont nous nous réclamions, en
particulier du fait de notre formation humaniste à la Sorbonne. »
19Et de rajouter, comme seconde raison de ce choix :
« Nous utilisions [...] ce vocable – extension littéraire et savant du diminutif injurieux
"pédé" le plus chargé d’opprobre, le plus sexiste, utilisé contre les hommes aimant
sexuellement les garçons ou les hommes – pour choquer et conjurer ainsi l’infamie et
exorciser les insultes quasi-racistes dont nous étions victimes. » (Charpentier, 2008)
20Le mot « gay » n’est alors pas connu dans la France des années 1960, mais pourquoi ne pas avoir
choisi l’adjectif « homo » ou « homosexuel » ?
« La notion d’homosexualité a été inventée pour marginaliser l’amour des hommes pour
les hommes et des femmes pour les femmes [...], pour cliniquiser et psychiatriser [...].
On se situait dans une autre tradition, la tradition pédérastique antique, disons, qui a
traversé l’histoire de l’Occident depuis l’antiquité [...]. C’est tout-à-fait autre chose. »
(Charpentier, 2008)
 8 Selon un mythe tenace, Pierre Hahn aurait été l’un des fondateurs du CAPR ou au moins
un participan (...)
21Aucun exemplaire original de leur manifeste n’existe et si le texte nous est parvenu, c’est grâce
au journaliste gay Pierre Hahn8 qui le copie et le publie en 1970, non sans supprimer un passage
traitant les membres d’Arcadie de « vieilles marquises réac », car Hahn lui-même Arcadien s’était
senti obligé de défendre ses camarades face aux vives critiques de Charpentier : « Vous exagérez...
Ils ont beaucoup fait... » (Charpentier, 1988).
22Voici le document tel que Hahn le retranscrit (Hahn, 1970, 197) :
Émus et profondément bouleversés par la répression civile et policière qui s’exerce à
l’endroit de toutes les minorités érotiques (homosexuels, voyeurs, maso., partouzes), le
Comité d’Action Pédérastique Révolutionnaire dénonce la restriction des possibilités
amoureuses qui sévit en Occident depuis l’avènement du judéo-christianisme. Les
exemples de cette répression odieuses ne manquent pas ; vous les avez sous les yeux à
chaque instant ; les inscriptions et les dessins dans les chiottes de la Sorbonne et autres ;
les passages à tabac d’homosexuels par la police ou par des civils rétrogrades ; la mise
en fiche policière, en général, l’attitude de soumission, les yeux de chiens battus, le
genre rase-les-murs de l’homosexuel type ; les carrières brisées, l’isolement et la mise
au secret qui sont le lot de toutes les minorités érotiques. Pour un glorieux Jean Genet,
cent mille pédérastes honteux, condamnés au malheur.
Le C.A.P.R. lance un appel pour que vous, pédérastes, lesbiennes, etc..., preniez
conscience de votre droit à exprimer en toute liberté vos options ou vos particularités
amoureuses et à promouvoir par votre exemple une véritable libération sexuelle dont les
prétendues majorités sexuelles ont tout autant besoin que nous (...)
(Un homme sur 20 est pd; sur 4 milliards de la population mondiale, ça fait 200 millions
de pd). NON PAS L’AMOUR ET LA MORT, MAIS L’AMOUR ET LA LIBERTÉ.
23Ce ne sont pas tant ses propositions qui font de ce manifeste un document historique de première
importance pour l’histoire du mouvement gay contemporain – car le manifeste ne fait aucune
demande spécifique et ne propose rien de précis. Il dit simplement que les homosexuel-le-s ont le
droit de vivre librement leur sexualité et suggère assez vaguement qu’ils/elles doivent
« promouvoir par [leur] exemple » la libération sexuelle de tout le monde. C’est pourtant un
document significatif parce qu’en pleine crise sociale et politique, il ose soulever le sujet de
l’homosexualité et chercher à en faire une question digne d’être prise au sérieux par les débats
politiques et sociaux d’alors. C’est vrai que deux autres tracts, rédigés par le Comité d’action
« Nous sommes en marche » du campus Censier de l’Université de Paris, dénoncent également « les
contraintes et les stéréotypes sexuels de notre société », décrivent « les interdits sexuels » comme
« une forme d’oppression », soutiennent les droits des « minorités sexuelles » et déclarent que
« notre révolution doit être juridique, économique et sexuelle », sans pour autant mentionner
spécifiquement l’homosexualité, à moins qu’elle ne se cache dans cette phrase-ci du tract :
« Abolissons toutes ces divisions perpétuées volontairement de l’homme normal et de l’homme
pathologique, du social et de l’asocial, du droit et du gauche, du sain et du bizarre, du viril et du
féminin, du droit chemin des chemins de traverse » (Brau, 1968, 296-201).

L’homosexualité et le CAPR dans la Sorbonne


occupée
24Charpentier et Stéphane collent alors huit exemplaires de leur manifeste sous forme de grandes
affiches manuscrites (100cm par 60cm) dans le quadrilatère de galeries autour du Grand
Amphithéâtre de la Sorbonne. On dit en mai 68 que « les murs ont la parole ! », mais au moins dans
ce cas particulier on les fait taire, ces murs, comme le racontera Pierre Hahn par la suite :
« Comme tout le monde j’avais vu un jour une affiche à la Sorbonne du Comité
d’Action Pédérastique. Comme tout le monde j’ai eu le sourire. Mais quel spectacle
étrange que tous ces gens qui riaient tout en prenant des notes fébrilement ! Puis les
affiches ont été arrachées. Les membres du CAPR ignoraient par qui : le comité
d’occupation ? Un simple passant ? C’est évident que les contestataires étaient très
puritains. » (cité dans Le Bitoux, 1981, 38)
25Charpentier a toujours maintenu que c’est le Comité d’occupation lui-même qui ordonna la
destruction de ses affiches. Le 17 mai, une assemblée générale d’étudiants élit un nouveau Comité
d’occupation à la place de celui jusqu’alors dominé par les situationnistes. Ce nouveau comité,
constitué de léninistes, trotskistes et maoïstes, suivit une ligne marxiste rigide, intolérante et
rigoriste. L’historienne Madeleine Rebérioux, témoin directe des événements à la Sorbonne,
expliqua d’un ton approbateur que celui-ci était « un comité responsable », « un comité de gens qui
avaient des responsabilités précises, et savaient qu’on ne peut pas dire et faire n’importe quoi...
C’est bien l’une des grandes leçons de l’occupation de la Sorbonne, à la fois une parole libre et une
pratique forcément contrainte, sans quoi l’on tombe dans l’individualisme libéral » (interview
reproduite dans Dreyfus-Armand et Gervereau, 1988, 159). Quatre ans après les événements, le
militant gay Guy Hocquenghem, qui fut membre du Comité d’occupation, tout en dissimulant à
l’époque son homosexualité, expliqua :
« Le comité d’occupation de la Sorbonne s’inquiétait de la présence d’homosexuels
autour des W.C. Cela risquait de "déconsidérer" le mouvement : au moment où l’on se
croyait au sommet de la libération de tous les possibles, il y avait encore des aspects de
notre vie qu'il n’était pas permis de faire apparaître. » (interview retranscrite dans Paul-
Boncour, 1972, 34 ; voir aussi Hocquenghem, 1978, 159)
26Cependant, ceux, y compris Charpentier, qui suggérèrent qu’Hocquenghem eut pu
personnellement participer à l’arrachage des affiches en question se trompent sans doute (Martel,
1996, 22, n. 7). Il semblerait qu’à l’époque Hocquenghem ignorait l’existence même du CAPR :
« Pendant mai 68, dira-t-il vingt ans plus tard, il y aurait eu à la Sorbonne un comité d’action
pédérastique, et j’en ai seulement eu connaissance trois ans après » (Hocquenghem, 1988, 31).
27Le lendemain, sans se décourager, Charpentier et Stéphane revinrent à la charge en collant une
dizaine de nouvelles affiches. Cette fois le Comité d’occupation en laisse une ou deux en place
« au pied de l’escalier A conduisant aux amphis du premier étage, Quinet (à gauche) et
Michelet (à droite), à proximité également de toilettes, situées au sous-sol, et réputées
lieu de drague entre hommes » (Charpentier, 2008). En outre, « on a décidé de ronéoter
[à 500 exemplaires] cette affiche et [d’]en faire un tract et [d’]en faire un appel aux
homosexuels, et le soir on allait le distribuer en particulier devant l’Odéon pendant la
journée et à la tasse [pissotière] de [la place] Maubert, qui était très fréquentée à
l’époque, ça [y] draguait beaucoup... » (Charpentier, 1988)
28En plus du texte de leur manifeste, le tract propose « un lieu de discussion (amphi Michelet) »
(Charpentier, janvier 2001).
29Charpentier se souvient toujours de la gêne de ceux à qui il tendait ce tract ; souvent ils en étaient
même « terrorisés » et « effarés » (Charpentier, 1988). Il est toujours amer quand il évoque le
souvenir d’une rencontre avec une connaissance, étudiant en sociologie, et qui deviendra bien des
années plus tard un personnage important et respecté du mouvement gay : « Nous nous
connaissions, mais il a fait semblant de ne pas me reconnaître, pour éviter de prendre le tract que je
lui tendais. Le CAPR, c’était la honte de l’aveu » (Charpentier, 2008). Charpentier cherche aussi –
sans succès – le soutien des leaders du mouvement étudiant :
« Je me rends également auprès du "Comité écrivains-étudiants", pour essayer là aussi
de rallier la fine fleur de l’intelligentsia française. Je tends mon papier, et dès lecture du
titre, le porte-parole du comité (Philippe Sollers, selon mes souvenirs) me toise d’un
regard clinique, et m’assène : "Comment camarade, tu n’as pas lu Freud !? Il t’explique
tout ton problème personnel, mais tout ça n’a rien à voir avec la révolution !" Une
déconvenue de plus ! » (Charpentier, janvier 2001)
30Le fonctionnement et les actions du CAPR, c’est-à-dire ce qui se passe exactement dans les
couloirs et les amphithéâtres de la Sorbonne occupée, restent incertains, et les souvenirs de
Charpentier flous :
 9 Dans un autre document, Charpentier dit qu’il n’y avait qu’une seule tentative
de former une assemb (...)

« Les amphis Quinet et Michelet [...] étaient occupés et ouverts en permanence ; on y


venait en début d’après-midi, on attendait par deux fois à peu près, durant à peine deux
semaines, entre le 15 mai et la fin mai, date à laquelle s’est achevée l’occupation de la
Sorbonne. Oh, il y avait une trentaine de personnes qui venaient, qui tournaient autour,
qui n’osaient pas approcher, qui entamaient des discussions [...]. Des gens attendaient
que quelque chose se passe. Il n’y avait pas de leaders, on ne s’est pas mis à la tribune.
[Il y avait] une dizaine [de personnes présentes], jusqu’à une cinquantaine, une
trentaine. Sur deux semaines. Mais l’essentiel du CAPR était la diffusion de l’affiche et
du tract à l’Odéon et dans les pissotières le soir. Entre les distributions de tracts,
quelques tentatives de regroupement sous forme d’A.G. un peu aléatoires et avortées9,
il ne s’est pas passé grand-chose en termes de mouvement quantifiable ! » (Charpentier,
2008)
31En somme :
« On avait donné un rendez-vous dans l’amphi aux gens qui sont venus un peu, mais on
était assez timide, impressionné à l’époque par notre propre entreprise d’ailleurs, on
bredouillait quelques analyses, on soutenait simplement notre affiche, quoi... »
(Charpentier, 1988)
32Parmi ceux qui se présentent, le jeune Laurent Dispot, futur militant gay alors âgé de 18 ans, se
souviendra plus tard : « Il y eût la fameuse affiche manuscrite du CAPR. C’était un truc un peu
bidon. Personne n’était organisé. N’importe qui faisait n’importe quoi ». Un autre adolescent de 15
ans et demi (aujourd’hui devenu journaliste) a des souvenirs plus positifs : « J’y suis allé et j’ai fait
l’amour avec deux garçons » (cité dans Rouy, 1993, 6-7). « Notre comité, qui affichait "l’indicible",
"l’inexprimable", sur les murs de la Sorbonne occupée [...], résume Charpentier, a été censuré puis
est resté plus ou moins dans l’anonymat, volontairement ignoré » (Charpentier, 2008). Et de
rajouter, dépité :
« Nous voulions déclencher un mouvement pour éviter de rester isolés et donc
vulnérables sur le plan professionnel, mais nous n’avons pas réussi. Notre comité n’aura
été qu’un analyseur, qu’un révélateur du conformisme des soixante-huitards sur cette
question de société. » (Charpentier, janvier 2001)
33En fait, en 1968, peu à la Sorbonne sont prêts à accepter l’homosexualité et encore moins un
mouvement homosexuel. Dans l’imaginaire collectif, les étudiants sont tous des libertins, ou à tout
le moins des gens sexuellement ouverts. On lit, par exemple, qu’« à la Sorbonne, en mai 1968, on
faisait l’amour sur des monceaux de fiches » (Pierre Emmanuel, cité dans de Luze, 1975). Mais ces
récits sont très éloignés de la réalité, comme l’explique l’historienne Anne-Claire Rebreyend :
« [En 1968] les étudiants font-ils effectivement l’amour sans entraves, sur les pavés,
dans les couloirs de la Sorbonne occupée, dans les chambres des filles de la cité
universitaires de Nanterre ? Ce n’est pas l’image donnée par les récits
autobiographiques ou les journaux de l’époque, dans lesquels transparait un certain
puritanisme chez les jeunes révolutionnaires. » (Rebreyend, 2008, 268)
34L’attitude des étudiants français à l’égard des homosexuels est loin d’être ouverte. Un sondage
réalisé en 1966 indique que les étudiants n’acceptent que les homosexuels « discrets » : « Les
étudiants semblent plutôt comprendre [l’homosexualité] comme une maladie et semblent pleins de
compassion pour le malade » (Clout, 1966, 12-14). Pas surprenant que peu de gays et de lesbiennes
aient alors fait leur « coming out » en 1968. Richard, alors âgé de 22 ans, est « déjà une salope »
selon ses propres termes : « J’ai réussi à me faire des petits mecs prolos à la Sorbonne occupée.
Évidemment, pas question d’en parler aux "camarades" le lendemain matin ». Henri, 18 ans à
l’époque, raconte :
« Je suis devenu pédé en mai 68 dans la Sorbonne occupée. Un des meneurs d’un
groupe gauchiste m’a dépucelé. J’étais un peu sa nana. Je portais des pots de colle et je
collais les affiches. J’avais comme consigne de la boucler au niveau de nos relations
sexuelles. Ce qui ne m’a pas empêché de parler d’homosexualité dans mon groupe. J’ai
été exclu et mon amant a prétendu que je n’étais qu’un affabulateur et un détraqué. Quel
salaud, quand j’y repense ! » (propos cités dans Rouy, 1988, 82)
 10 « "Jouir sans entraves" disaient-ils », Lesbia Magazine, 171, mai 1998, 23-24.
35L’expérience d’une jeune lesbienne, étudiante en sociologie, est plus heureuse : « Un jour,
j’entends des informations circulant de bouche à oreille à propos d’une réunion qui devait avoir lieu
à la Sorbonne sur la sexualité. Coudes au corps j’y cours, et le soir même, je couchais avec une fille
qui était dans la salle ! ... Et cela, c’était inimaginable avant »10.

La signification et l’importance du CAPR


36Pour comprendre ce qui s’est passé, il faut aussi replacer le CAPR dans son contexte politique :
pour les gauchistes, toutes tendances confondues, l’homosexualité (que l’on soit pour ou contre) est
une affaire personnelle dont on ne débat pas publiquement. Pour Daniel Cohn-Bendit, le plus
célèbre des soixante-huitards, « en mai 68, on ne se souciait pas vraiment de ces problèmes » :
« C’est dans les années 70 qu’a eu lieu la pousse de ce qu’on appelle "les mouvements
spécifiques" : le mouvement des femmes, le mouvement homosexuel, la prise en
compte de la sexualité sous toutes ses formes [...]. En 68 même, tout le monde a pu
s’exprimer. Mais à l’époque, les minorités sexuelles n’éprouvaient pas encore tellement
le besoin de s’exprimer. C’est ensuite [...] que ces minorités sont intervenues. » (propos
cités dans Alba, 1986)
37Cohn-Bendit se trompe : les fondateurs du CAPR ressentent bien le besoin de s’exprimer ;
simplement personne ne veut les entendre. Les étudiants gauchistes, sous l’emprise du marxisme,
font la sourde oreille. D’après Charpentier,
« c’est à mon avis, du fait que, dans cette révolte estudiantine, l’émergence peut-être
maladroite mais spontanément transgressive de cette question taboue de "l’amour des
garçons" [...] contrevenait totalement aux logomachies révolutionnaristes
communément admises, au baratin et aux postures des enfants de la bourgeoisie
française de mai 68. »
38Il poursuit :
« Dans les catéchismes, y compris libertaires de l’heure, notre modeste discours était
inclassable, inassimilable et hérétique [...] Le "virus totalitaire" rôdait malgré les
proclamations libertaires. Tout ce qui ne passait pas par une logomachie freudo-
marxiste-léniniste n’avait aucun sens et était alors à prescrire. » (Charpentier, 2008)
39Les féministes aussi connaissent ce problème lors des évènements de 1968 : « Nous avons du mal
à convaincre. Il nous manque la grande théorie marxiste qui nous ferait prendre au sérieux »
(Feldman, 2009, 196).
40L’agitation dans le Quartier Latin s’estompe peu à peu et prend fin début juin (les derniers
occupants de la Sorbonne sont évacués le 16 juin). Quant au CAPR, après deux semaines
d’existence, « ça s’est enterré ». Charpentier lui-même part aux États-Unis en juin 1969 où il arrive
juste à temps pour assister aux émeutes de Stonewall à New York (Charpentier, 1988). Quasiment
oublié par la suite, le CAPR ouvre malgré tout une ère nouvelle. Hocquenghem note en 1972 qu’il
marque un tournant historique, car avec lui le mouvement homosexuel cesse d’être « un mouvement
de défense et de justification de l’homosexualité » (il vise Arcadie) et devient un « combat
homosexuel » refusant les valeurs sociales dominantes et l’intégration des homosexuels dans la
société telle qu’elle existe (Hocquenghem, 1972, 101, 111). En 1998, le sociologue Daniel Defert
qui vécut les événements de 68, offre une analyse perspicace du CAPR :
« Le seul souvenir que j’ai d’un mouvement typiquement gay, c’est, dans les tous
premiers jours de l’occupation de la Sorbonne, l’apparition dans la cour de quatre ou
cinq étudiants autour de [Guillaume Charpentier], portant une pancarte "Comité
pédérastique révolutionnaire". Cela paraissait alors assez incongru, et cette action, à ma
connaissance, n’a eu aucune suite immédiate. En 1968, le discours dominant est
hautement politique et finalement très traditionnel : un discours marxiste ou anarchiste,
un peu rénové, sur la lutte des classes, l’anticapitalisme, la liaison universités/usines.
[...] Au milieu de tous ces propos marxistes militaro-révolutionnaires, il y a bien
quelques individus qui tiennent un langage hédoniste sur le plaisir. Mais ils passent pour
des représentants de la "gauche américaine" [...] forcément suspecte en temps de guerre
froide. »
41Le plus important, selon Defert, c’est que
« pour la première fois, l’homosexualité est sortie de la vie privée où elle était
cantonnée et devint un enjeu dans l’espace public ». Quant aux « revendications gays
d’aujourd’hui », rajoute-t-il, « elles s’inscrivent nécessairement dans l’héritage de 68
puisque depuis, l’homosexualité n’a plus quitté le champ public. » (Defert, 1998, 30-31)
42Mais le dernier mot revient à Guillaume Charpentier :
« Laissons ce modeste événement à sa juste place mais à mon avis, ce comité revêt une
certaine importance dans la politisation des questions concernant la condition faite aux
gens qui ne peuvent connaître le bonheur humain qu’avec les personnes de leur propre
sexe. Pour avoir osé cette affiche, à deux, nous avons commencé à faire émerger, nous
avons déclenché un processus de mise en crise des discours normatifs de la morale
politique et bourgeoise occidentale que jamais les snobinards parisiens politisés, coincés
dans leurs schémas freudiens ou marxistes-léninistes, n’auraient pu amorcer. »
(Charpentier, 2008)
43Ainsi le Comité d’action pédérastique révolutionnaire émerge littéralement au cœur de la
Capitale, dans un contexte intellectuel typiquement français : à la fois gauchiste, estudiantin et
parisien. La relance du mouvement gay en France, avec le FHAR en 1971, aura lieu dans une
situation différente. Bien sûr, Paris reste toujours le champ d’action principal des militants gays des
années 1970-1980, mais la province n’est plus oubliée et y participe largement. Les militants d’alors
sont également pleinement conscients de – et profondément influencés par – ce qui se passe aux
États-Unis, où le Gay Liberation Front prend de l’essor. D’ailleurs, Charpentier, revenu à Paris en
septembre 1970, très stimulé par ses expériences dans les milieux gays politisés de New York, Los
Angeles et San Francisco, sera à l’avant-garde du FHAR. Aussi le mouvement de libération gay qui
se développe, évolue et se répand en France à partir des années 1970 ne peut plus être un
phénomène exclusivement parisien, comme l’avait été le CAPR.

Bibliographie
Des DOI (Digital Object Identifier) sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l'outil
d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions abonnées à l'un des programmes freemium d'OpenEdition peuvent
télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.

ALBA Y., « Daniel Cohn-Bendit : Le charme ravageur de la révolution », Gai Pied Hebdo, 242, 1-7
novembre 1986, p. 40-42.
ARTIÈRES Philippe et ZANCARINI-FOURNEL Michelle, 68 : une histoire collective (1962-
1981), Paris, La Découverte, 2008.
BRAU Jean-Louis, Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! Histoire du mouvement
révolutionnaire étudiant en Europe, Paris, Albin Michel, 1968.
BUOT François, Gay Paris : une histoire du Paris interlope entre 1900 et 1940, Paris, Fayard,
2013.
CLOUT A. G., « L’enquête chez les étudiants français », Presse Université France : bulletin, 72,
23-29 mai 1966, p. 12-14.
DEFERT Daniel, « Quand la sexualité est devenue un enjeu politique », Ex aequo, 18, mai 1998, p.
30-31.
DE LUZE Bertrand, « Un société en mal d’amour », Réforme, 20, septembre 1975.
DREYFUS-ARMAND Geneviève et GERVEREAU Laurent, Mai 68 : les mouvements étudiants en
France et dans le monde, Paris, BDIC, 1988.
FELDMAN Jacqueline, « De FMA au MLF : Un témoignage sur les débuts du mouvement de
libération des femmes », Clio : histoire, femmes & sociétés, 29, 2009, p. 193-203.
FÉRAY Jean-Claude, Grecques, les mœurs du hanneton ? Histoire du mot pédérastie et de ses
dérivés en langue française, Paris, Quintes-Feuilles, 2004.
FERNANDEZ Dominique, L’Étoile rose, Paris, Grasset, 1978.
FISCHER Didier, L’histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Paris, Flammarion, 2000.
GIRARD Gabriel, « Homosexualités », in A. Artous, D. Epsztajn et P. Silberstein (dir.), La France
des années 68, Paris, Syllepse, 2008, p. 417-424.
GIRARD Jacques, Le mouvement homosexuel en France, Paris, Syros, 1980.
GOBILLE Boris, Mai 68, Paris, La Découverte, 2008.
HAHN Pierre, Français, encore un effort : l’homosexualité et sa répression, Paris, Jérôme
Martineau, 1970.
HOCQUENGHEM Guy, Le désir homosexuel, Paris, Delarge, 1972.
HOCQUENGHEM Guy, « Subversion et décadence du mâle d’après-Mai », Autrement, 12, février
1978, p. 157-164.
HOCQUENGHEM Guy, « Les premières lueurs du Fhar : Guy Hocquenghem a vécu Mai 68 et les
prémices du mouvement homosexuel. Interview-souvenir », Gai Pied Hebdo, 319, 5 mai 1988, p.
31-33.
JACKSON Julian, Arcadie : La vie homosexuelle en France de l’après-guerre à la dépénalisation,
Paris, Autrement, 2009.
LE BITOUX Jean, « L’itinéraire d’un pionnier » (interview avec Pierre Hahn, octobre 1979), Gai
Pied, 26, mai 1981, p. 38-39 (republié dans Le Bitoux, 2005, p. 93-100).
LE BITOUX Jean, Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005.
LE GOFF, Jean-Pierre, Mai 68 : L’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998.
MARTEL Frédéric, Le rose et le noir : Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 1996.
MENDRAS Henri, La seconde Révolution française (1965-1984), Paris, Gallimard, 1988.
OLIVERA Philippe, « Les livres de Mai », in D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti et B. Pudal
(dir.), Mai-Juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2008.
ORY Pascal, L’entre-deux-Mai : Histoire culturelle de la France (Mai 1968-Mai 1981), Paris, Seuil,
1983.
PAUL-BONCOUR F., « La Révolution des homosexuels », Le Nouvel Observateur, 374, 10-16,
janvier 1972, p. 33-35.
PENENT Jacques-Arnaud, Un printemps rouge et noir, Paris, Robert Laffont, 1968.
REBREYEND Anne-Claire, Intimités amoureuses : France (1920-1975), Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 2008.
REVENIN Régis, Homosexualité et prostitution à Paris (1870-1918), Paris, L’Harmattan, 2005.
ROUY Pablo, « Vive le matérialisme histériiiique ! », Gai Pied Hebdo, 319, 5 mai 1988, p. 82.
ROUY Pablo, « Dossier mai 68 », Exit : le journal, 5, 13 mai-11 juin 1993, p. 6-7.

SIBALIS Michael, « L’arrivée de la libération gay en France : le Front Homosexuel d’Action


Révolutionnaire (FHAR) », Genre, sexualité & société, 3, printemps 2010.
DOI : 10.4000/gss.1428
SIBALIS Michael, « The Gay Liberation Movement in France », in A. Giami et G. Hekma (dir.),
Sexual Revolutions, Houndmills, Palgrave, 2014 (à paraître).
TAMAGNE Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe : Paris, Berlin, Londres (1919-1939),
Paris, Seuil, 2000.
ULLERSTAM Lars, (1966), Les minorités érotiques, Paris, Pauvert, 1965.
VIÉNET René, Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, Paris, Gallimard,
1998 (2e édition).
Sources
CHARPENTIER Guillaume [sous le pseudonyme de « Guy Rey »], « Mai 68, dans la Sorbonne
occupée », Mec Magazine, 1, mars 1988, p. 30-33 (republié dans Le Bitoux, 2005, p. 81-92).
CHARPENTER Guillaume, « Entretien sur le FHAR, janvier 2001 » (manuscrit).
CHARPENTIER Guillaume [sous son vrai nom], « Le sacerdoce de l’activiste », Têtu, 54, mars
2001, p. 97-99.
CHARPENTER Guillaume, transcription d’une interview du 30 juillet 2008 par Michael Sibalis
avec corrections et additions de la main de Charpentier.
« Jouir sans entraves » disaient-ils », Lesbia Magazine, 171, mai 1998, p. 23-24.
« Mai 68 : Le Pink Bang », 3 Keller, 38, mai 1998, p. 8-16.
LOVETT Joseph, e-mail à Michael Sibalis en date du 1er octobre 2008.
LOVETT Joseph, manuscrit d’une interview du 30 novembre 2008 par Michael Sibalis.
Notes
1 « Mai 68: Le Pink Bang », 3 Keller, 38, mai 1998, p. 8-16.
2 Guillaume Charpentier a donné trois interviews, dont deux ont été publiées : « Charpentier,
1988 » est une interview par Jean Le Bitoux et Jacques Vandemborghe, donnée sous le nom de
« Guy Rey » et publiée dans le premier numéro de Mec Magazine ; elle a par la suite été republiée
dans Le Bitoux (2005), p. 81-92. J’ai utilisé une copie de l’enregistrement original (à ce titre, je
remercie le regretté Jean Le Bitoux) qui est légèrement différente de la version publiée.
« Charpentier, 2001 » est une seconde interview publiée pour une fois sous le vrai nom de
l’intéressé dans le magazine Têtu. « Charpentier, janvier 2001 », ce sont deux pages de notes
dactylographiées que Charpentier a préparées avant cette interview et dont il m’a gracieusement
confié une copie. Enfin, « Charpentier, 2008 » est une interview (jamais publiée) que j’ai effectuée
à Paris en juillet 2008. Guillaume Charpentier a apporté des précisions et des corrections au
tapuscrit. J’ai aussi échangé plusieurs courriels avec lui et l’ai contacté à plusieurs reprises par
téléphone.
3 Courriel du 1er octobre 2008 de Joseph Lovett à Michael Sibalis ; interview par téléphone du 30
novembre 2008.
4 Courriel du 26 décembre 2008 de Charpentier à Michael Sibalis.
5 Selon Olivera (2008), les étudiants lisaient Marcuse, mais il ne parle pas de Reich dont les idées
radicales sur la sexualité avaient sans doute moins d’influence.
6 Le texte tel que publié est plus clair car réécrit par Le Bitoux et Vandemborgh : « Des références
comme celles-ci nous ont évidemment beaucoup aidé à politiser notre initiative. On rafistolait, on
en faisait des slogans, des bribes de discours » (Charpentier, 1988).
7 Charpentier dit généralement (et assez vaguement) que c’était vers le 15 mai ; en 1988 il affirme
que c’était « après quinze jours » de protestation, c’est-à-dire le 18 mai.
8 Selon un mythe tenace, Pierre Hahn aurait été l’un des fondateurs du CAPR ou au moins un
participant actif. D’après Guillaume Charpentier, « Pierre Hahn a simplement lu notre affiche, sa
seule participation fut de l’ordre du reportage. Il est venu dans l’amphi en nous adressant la critique
d’être allé trop loin contre Baudry, et c’est tout. Il aurait pu présider une AG par exemple, mais il ne
l’a pas fait » (Charpentier, 2008).
9 Dans un autre document, Charpentier dit qu’il n’y avait qu’une seule tentative de former une
assemblée générale : « Un début de regroupement s’organise un jour dans l’amphi, des gens
discutent mais aucune parole publique sur ce problème n’est alors tenu » (Charpentier, janvier
2001).
10 « "Jouir sans entraves" disaient-ils », Lesbia Magazine, 171, mai 1998, 23-24.

Pour citer cet article

Vous aimerez peut-être aussi