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Le mouvement de libération gay fit son apparition en France en Mai 68 dans la Sorbonne occupée
quand “Guillaume Charpentier” fonda le Comité d’Action pédérastique révolutionnaire (CAPR).
Sans aucun soutien des meneurs du mouvement estudiantin et quasiment ignoré par les étudiant-e-s
en révolte, le CAPR disparut presque inaperçu après à peine deux semaines d’existence. Mais le
CAPR marqua un tournant, car il éleva l’homosexualité au rang de question politique, la libération
homosexuelle devenant une cause gauchiste qui remit en cause le statu quo politique et social de
l’époque.
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Mots-clés :
Mai 68, Sorbonne, homosexualité, mouvements homosexuels, libération gay
Keywords :
May 1968, Sorbonne, homosexuality, gay liberation, gay movements
Plan
Le CAPR en histoire et en fiction
Guillaume Charpentier et les origines du CAPR
L’homosexualité et le CAPR dans la Sorbonne occupée
La signification et l’importance du CAPR
Texte intégral
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1 « Mai 68: Le Pink Bang », 3 Keller, 38, mai 1998, p. 8-16.
1Paris est l’une des capitales européennes de l’homosexualité au XXe siècle où se développe, au
moins à partir des dernières décennies du XIXe siècle et surtout dans l’entre-deux-guerres, une
importante « subculture » homosexuelle avec des lieux spécialisés de sociabilité et de « drague »
(Tamagne, 2000 ; Revenin, 2005 ; Buot, 2013). Cela ne signifie pas que l’opinion publique soit
favorable aux homosexuels. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement, le monde
médical et les médias prônent la conformité sociale et la vie familiale. L’homosexualité est
considérée au mieux comme une maladie malheureuse, au pire comme une dangereuse perversion ;
en 1960 d’ailleurs l’Assemblée nationale vote une loi classant officiellement l’homosexualité parmi
les « fléaux sociaux ». Malgré ce climat peu propice au militantisme, il existe depuis 1954 une
importante association homosexuelle (ses membres préfèrent se définir comme « homophiles »)
fondée par un ancien séminariste, André Baudry : le Club littéraire et scientifique des pays latins
(CLESPALA), plus couramment appelé « Arcadie » du nom de la revue mensuelle qu’elle publie,
qui lutte pour les droits des homosexuels. Son quartier général se situe à Paris, mais il y a des
antennes d’Arcadie et des « Arcadiens » un peu partout en France. Pour Baudry, l’hostilité à l’égard
des homosexuels est la conséquence de leur comportement outrancier et de leur promiscuité
sexuelle. Pour gagner les faveurs de l’opinion publique, Arcadie engage les homosexuels à se
montrer « discrets » et « dignes ». Rejetant un militantisme agressivement revendicatif et acceptant
la société telle qu’elle existe, Baudry mène une politique de lobbying auprès des autorités (police et
gouvernement) afin d’améliorer le sort des homosexuels (Jackson, 2009). L’apparition du
mouvement de libération gay en France, avec des idées plus radicales et des stratégies plus
provocatrices, change la donne. C’est à Paris en 1968 que le mouvement naît, précisément au
moment de l’agitation estudiantine dans le Quartier Latin. Pour les militant-e-s des années 1970-
1980, Mai 68 n’est rien de moins que le « Pink Bang »1.
2Les événements de Mai 68 eurent une influence profonde sur le genre et la sexualité en France.
Pour Henri Mendras, la seule conséquence permanente de Mai 68 fut l’affaiblissement du respect de
l’autorité – « le drapeau, le sabre et le goupillon ont perdu leur valeur symbolique » – et « le progrès
ultime de l’individualisme » qui modifièrent radicalement les comportements sexuels des Français
et leurs attitudes à l’égard de la sexualité. Mai 68 aurait donc été avant tout « une révolution
morale » (Mendras, 1988, 288-310). Pascal Ory considère pour sa part que « le renversement des
systèmes de valeurs – en l’occurrence, de tabous – des Français à l’égard des relations sexuelles et
du statut des sexes a été d’autant plus violent que vers 1968 la situation représentative codifiée par
la législation, les usages et leur transcription artistique, n’avait pas sensiblement bougé depuis
environ un siècle » (Ory, 1983, 185).
3En mai 1968, les étudiants français occupent leur campus universitaire, y compris celui de la
Sorbonne à partir du 13 mai. Dans une ambiance enivrante, l’on discute et débat passionnément :
« Je me souviens des premiers jours, à la Sorbonne "libre". Amphis bondés, ivresse,
naïveté, spontanéité, délire, gentillesse, bonne volonté... [...] On avait brisé quelque
chose, le silence, la solitude, quelque chose... On parlait de tout. Partout et toujours. »
(Penent, 1968, 103)
4Une nouvelle ère paraît s’ouvrir :
« La société française semble soudain se réveiller et se met à parler. [...] Ceux qui ont
vécu ces instants ne peuvent oublier cette libération de la parole et le sentiment que le
quotidien s’était transfiguré. "Changer la vie" n’est pas alors un simple mot d’ordre,
mais une réalité vécue intensément dans le présent. » (Le Goff, 1998, 69)
5Mais au milieu de toute cette exultation, deux jeunes hommes sont moins euphoriques que leurs
camarades, comme l’un d’eux le racontera quelque trente-trois ans plus tard :
« Désarroi de deux étudiants de la Sorbonne [...] qui constatent que, dans la Sorbonne
occupée, tous les problèmes sont posés sauf celui de l’interdit de l’amour des garçons et
l’amour entre personnes de même sexe. Et "notre" problème, alors !? Tout est dénoncé,
sauf l’opprobre qui pèse sur les sentiments d’amour et les désirs que nous éprouvons
depuis notre plus tendre enfance (depuis l’âge de 7 ans environ). » (Charpentier, janvier
2001)
6Ces deux étudiants, ce sont Guillaume Charpentier et Stéphane [à leur demande, il s’agit de deux
pseudonymes]. Leur déception donne naissance à la première expression, encore balbutiante, de ce
qui deviendra le mouvement de libération gay français : le Comité d’action pédérastique
révolutionnaire (CAPR).
Le CAPR en histoire et en fiction
7Néanmoins les historiens de Mai 68 n’évoquent que rarement le CAPR. Même ceux qui prennent
note de l’importance des « événements » de mai dans les origines du militantisme gay se
concentrent davantage sur le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), pourtant fondé
trois ans plus tard, en mars 1971 (Sibalis, 2010). Par exemple, L’entre deux mai : histoire culturelle
de la France (mai 1968-mai 1981) de Pascal Ory mentionne bien le FHAR mais occulte
entièrement le CAPR (Ory, 1983, 185). La notice « homosexualités » dans La France des années
68 ne consacre qu’une seule phrase au CAPR pour surtout aborder le FHAR (Gérard, 2008, 417-
424). On ne trouve que quatre lignes sur le CAPR dans l’ouvrage 68 : une histoire collective (1962-
1981), suivies d’une brève histoire, plutôt approximative, voire erronée, du FHAR (Artières et
Zancarini-Fournel, 2008, 80, 441-443, 622-624). Quant aux historiens du mouvement gay, eux
aussi, tout en reconnaissant l’importance capitale du CAPR, n’en disent pas grand-chose : huit
lignes sur cette « création spontanée des événements de Mai » dans l’ouvrage pionnier de Jacques
Girard (Girard, 1980, 80), et dix-huit sur ce « minuscule et mystérieux » comité qui est « vite
mythifié par la suite » chez Frédéric Martel (Martel, 1996, 21-22). Cela n’est guère surprenant :
l’existence du CAPR fut brève (à peine deux semaines) et les sources disponibles pour écrire son
histoire quasi-inexistantes.
8Le seul récit circonstancié de l’histoire du Comité d’action pédérastique révolutionnaire est
entièrement fictif. Il se trouve vers la fin du roman L’Étoile Rose de Dominique Fernandez qui
raconte l’histoire de deux amants de générations différentes : David, né au début des années 1930,
et Alain, son cadet d’une quinzaine d’années. Ce dernier, plus radical que son ainé, participe avec
enthousiasme au CAPR, fondé le mardi 14 mai par un groupe de jeunes militant-e-s homosexuels et
lesbiennes : « Le Comité d’Occupation de la Sorbonne leur alloue un local, au deuxième étage du
vieux bâtiment reconquis hier soir par les étudiants. [...] Jour et nuit ça discute ». Ils collent des
affiches dans la cour de la Sorbonne occupée qui sont aussitôt arrachées. Mais l’amphithéâtre où se
tiennent leurs réunions est plein à craquer de professeurs et d’étudiants, même d’une délégation
d’homosexuels néerlandais « tir[ant] sur leur pipe d’écume ». Des gauchistes de toutes espèces y
affluent : « Le C.A.P.R. avait recruté ses premiers militants parmi les trotskystes de la J.C.R.
[Jeunesse communiste révolutionnaire] et les maoïstes de l’U.J.C. [Union des jeunesses
communistes] ». Ensuite arrivent les modérés, créant ainsi « deux courants » au sein du CAPR. Les
modérés veulent « l’assimilation légale » et proposent de « négocier [...] avec les pouvoirs publics
et demander une révision des lois ». Ils revendiquent ainsi l’« égalité devant la loi et le logement »,
la « feuille d’impôt commune pour les couples », le « bénéfice de la Sécurité sociale entre amis », le
« droit à l’héritage après un certain nombre d’années vécues ensemble ». Les radicaux quant à eux
affirment que « notre lutte ne vise en aucun cas à nous faire accepter... » : « La tolérance [...] servira
seulement à renforcer la bourgeoisie ». Le vendredi 17 mai, « tout le monde commence à être
fatigué des discours, qui dégénèrent en séances de pelotage, quand ce n’est pas en chamailleries peu
ragoûtantes ». Le lendemain pourtant les membres du CAPR participent ensemble à « une
délégation en cortège » envoyée par les étudiants de la Sorbonne pour soutenir les ouvriers en grève
des usines Renault. Enfin, le lundi 20 mai, après seulement six jours d’existence, c’est la fin du
Comité : « Autodissolution du C.A.P.R. Certes, entre la tendance "réformiste" [...] et la fraction
"révolutionnaire" [...] toute conciliation était devenue impossible. Séances verbeuses, discours
indigestes, qui ne menaient à rien. [...] On a fermé la porte du local, effacé les quatre lettres rouges,
et rapporté en cérémonie la clef » (Fernandez, 1978, 350-360, 378).
9Si le roman évoque très bien et l’enthousiasme et la confusion qui régnèrent à la Sorbonne en mai
1968, sa version de l’histoire du CAPR est tout à fait inexacte et anachronique. En premier lieu,
Fernandez ne semble pas saisir à quel point le CAPR est marginal au sein du mouvement étudiant et
sans le moindre soutien de la part des militants qui occupèrent alors la Sorbonne. D’après
Fernandez, le CAPR est structuré, gagne l’approbation du Comité d’occupation, attire de nombreux
participants (filles comme garçons) chez les gauchistes, formule un programme cohérent (en fait,
deux programmes concurrents), et fraternise avec la classe ouvrière. Rien de tout cela n’est juste. Le
CAPR, comme nous le verrons, n’est en fait qu’un groupuscule sans véritable organisation et
politiquement très isolé. Il n’y a pas de lesbiennes au CAPR, les étudiants gauchistes le rejettent, et
le Comité d’occupation, loin de l’aider, lui met au contraire des bâtons dans les roues ! Par ailleurs,
tout ce qui se passe dans le roman de Fernandez au cours de ces six journées de mai est en fait un
résumé de l’évolution du mouvement gay français au cours de la décennie à venir. Ce sont les
assemblées générales du FHAR (1971-1974) qui deviennent le théâtre d’engueulades et finissent en
partouze. Quant à la rupture entre révolutionnaires et réformistes, elle a lieu plus tard, à l’époque du
Groupe de Libération Homosexuel (GLH), de 1974 à 1978 (Sibalis, 2010 ; Sibalis, 2014).
10Un film à petit budget, Ma Saison Super8 d’Alexandre Avellis (2005), offre une autre fiction
moins erronée. Ce film, « librement inspiré de faits réels » (nous dit-on), raconte les débuts du
mouvement gay français en 74 minutes dont les six ou sept premières minutes sont consacrées au
CAPR. L’histoire est narrée par le personnage principal, Marc, fils de « flic » et étudiant à la
Sorbonne, qui, le 13 mai 1968, fonde le CAPR avec la collaboration d’une copine et d’un ami. Ils
commencent par la distribution de tracts pendant que Marc interpelle les passants à l’aide d’un
mégaphone. Ce faisant, Marc est attaqué et tabassé par deux jeunes gauchistes qui déclarent à qui
veut les entendre que « les invertis n’ont rien à voir avec la lutte de classes » : « La pédérastie est
une déviation spécifiquement bourgeoise », affirment-ils. Puis, le 30 mai, Marc annonce que « la
contestation est terminée et nos grands idéaux avec » : « Tout est fini. Sentiment que rien ne va
changer... ». Du moins jusqu’à la fondation du FHAR, en 1971.
2 Guillaume Charpentier a donné trois interviews, dont deux ont été publiées :
« Charpentier, 1988 » (...)
11Et pourtant si le CAPR ne laisse presque aucune trace documentaire, il nous est possible de
restituer son histoire à partir des souvenirs de ceux qui y participèrent, surtout du témoignage de son
principal fondateur, Guillaume Charpentier, qui, après deux décennies de silence, accorda plusieurs
interviews2.
« pendant plus de 30 ans, je fus militant syndicaliste de gauche, dans les syndicats
enseignants comme le SNES (proche de la CGT), puis le SGEN (proche de la CFDT),
de 1966 à 1998. Puis aussi militant social-démocrate au Parti Socialiste de 1983 à
1992. Tous les combats que nous menions étaient en principe catégoriels, pour défendre
notre outil de travail contre la bourgeoisie, défendre des collègues contre l’arbitraire de
l’administration etc. ou politiques au PS, tous donc plus ou moins orientés
"anticapitalistes" ». Et de conclure : « Mon militantisme minoritaire sexuel a toujours
pris place dans ce contexte de pensée de la lutte de classes des "opprimés" contre ceux
qui les oppriment. »4
5 Selon Olivera (2008), les étudiants lisaient Marcuse, mais il ne parle pas de Reich dont les
idées (...)
6 Le texte tel que publié est plus clair car réécrit par Le Bitoux et Vandemborgh : « Des
références (...)
14Comme bien d’autres dans les années 1960, Charpentier lit Herbert Marcuse et Wilhelm Reich5,
mais est surtout influencé par le docteur suédois Lars Ullerstam. Dans un livre qu’il décrit comme «
un plaidoyer pour les minorités érotiques », Ullerstam soutient que les prétendues perversions
sexuelles « offrent de grandes possibilités de bonheur » : « C’est la raison pour laquelle les
"perversités" sont bonnes en elles-mêmes et qu’il faut les encourager ». Il affirme que les
« déviations sexuelles », y compris l’homosexualité, l’inceste, l’exhibitionnisme, la pédophilie et le
sadisme, sont « des issues tout à fait légitimes pour satisfaire l’instinct sexuel et ayant la même
valeur que le coït hétérosexuel ». Il conclut : « Finissons-en avec la société des privilèges sexuels »
(Ullerstam, 1966, 29, 88, 232, 251). « Des textes comme ça, explique Charpentier quelque vingt ans
plus tard, ça nous a beaucoup aidé à politiser le truc » (c’est-à-dire la condition homosexuelle) ;
« on rafistolait tout ça, [ce qu’on en fabriquait] c’était à la fois des slogans, des bribes de phrases,
des bribes de discours », en fin de compte des « embryons de discours de libération homosexuelle. »
(Charpentier, 2008)6
15De telles idées sont à l’époque enivrantes et bien sûr subversives. Et même si Arcadie est en fait
moins « bourgeoise » et « réactionnaire » qu’on ne le dit généralement (Jackson, 2009), elle exerce
bien peu d’attrait sur les jeunes militants radicaux comme Charpentier.
16Au printemps 1968, Charpentier prépare l’agrégation de lettres classiques quand les événements
le rattrapent; il ne passera jamais l’agrégation, qu’il boycotte en 1968 et encore en 1969 « par
idéalisme révolutionnaire ». Dès ses débuts, Charpentier s’implique dans le mouvement étudiant.
En effet, le 3 mai il se trouve parmi les centaines de protestataires rassemblés dans la cour centrale
de la Sorbonne qui sont évacués par la police et « amenés dans les paniers à salades », mais il a de
la chance : « Je me suis éclipsé [...] au milieu de la foule [...] Je n’ai pas été pris ». Mais malgré son
enthousiasme initial, Charpentier est vite déçu :
« On était constamment dans l’action [...] et puis au bout de quinze jours, avec un ami
[...] on s’est dit, c’est bien joli tout ça, on arrive à dégueuler toutes nos frustrations
universitaires et intellectuelles [...] dans le cadre de cette espèce de révolution
estudiantine de la Sorbonne, mais notre problème de fond, en fait, ou un des problèmes
de fond, c’est l’homosexualité [...] Il y avait de vagues comités de je [ne] sais pas quoi,
de libération sexuelle, mais pas de choses explicitement homosexuelles. » (Charpentier,
1988)
7 Charpentier dit généralement (et assez vaguement) que c’était vers le 15 mai ; en 1988 il
affirme q (...)
17Attablés au Café de l’Écritoire, place de la Sorbonne (mi-mai, mais la date exacte reste
incertaine7), les deux jeunes hommes rédigent un manifeste au nom de ce qu’ils décident d’appeler
« le Comité d’action pédérastique révolutionnaire », lequel n’a aucune existence véritable, car ils en
sont les deux seuls membres. Interrogé en 1988 au sujet de ce nom, Charpentier explique :
« J’ai mis pédérastique, c’est par rapport à moi et par rapport à lui [Stéphane] aussi,
mon copain, on était fasciné par ce qu’on appelle "les biquets", les jeunes adolescents, à
l’époque c’était vraiment notre objet de désir maximum [...], mais on parlait
d’homosexualité aussi [...]. On s’assimilait immédiatement comme homosexuels à
l’époque. » (Charpentier, 1988)
18En français, bien sûr, et cela est vrai depuis au moins le XVIIIe siècle, le mot « pédéraste » est
souvent utilisé pour désigner tout homme qui s’intéresse sexuellement à un autre, sans aucune
implication de relations entre un adulte et un adolescent (Féray, 2004). « Pédérastique » n’est pas
forcément l’équivalent de « pédophile ». Aujourd’hui, Charpentier insiste sur le fait que le mot qu’il
choisit en 1968 n’a
« rien à voir, faut-il le préciser, avec la [...] pédophilie » et que « le qualificatif
"pédérastique" désigne une pratique de l’amour humain vieille comme le monde,
illustrée, entre autres, par les grandes œuvres de notre littérature contemporaine de Gide
à Montherlant, les films de Pasolini, et qui avait connu des formes de normativité
instituée, à travers les civilisations gréco-latine dont nous nous réclamions, en
particulier du fait de notre formation humaniste à la Sorbonne. »
19Et de rajouter, comme seconde raison de ce choix :
« Nous utilisions [...] ce vocable – extension littéraire et savant du diminutif injurieux
"pédé" le plus chargé d’opprobre, le plus sexiste, utilisé contre les hommes aimant
sexuellement les garçons ou les hommes – pour choquer et conjurer ainsi l’infamie et
exorciser les insultes quasi-racistes dont nous étions victimes. » (Charpentier, 2008)
20Le mot « gay » n’est alors pas connu dans la France des années 1960, mais pourquoi ne pas avoir
choisi l’adjectif « homo » ou « homosexuel » ?
« La notion d’homosexualité a été inventée pour marginaliser l’amour des hommes pour
les hommes et des femmes pour les femmes [...], pour cliniquiser et psychiatriser [...].
On se situait dans une autre tradition, la tradition pédérastique antique, disons, qui a
traversé l’histoire de l’Occident depuis l’antiquité [...]. C’est tout-à-fait autre chose. »
(Charpentier, 2008)
8 Selon un mythe tenace, Pierre Hahn aurait été l’un des fondateurs du CAPR ou au moins
un participan (...)
21Aucun exemplaire original de leur manifeste n’existe et si le texte nous est parvenu, c’est grâce
au journaliste gay Pierre Hahn8 qui le copie et le publie en 1970, non sans supprimer un passage
traitant les membres d’Arcadie de « vieilles marquises réac », car Hahn lui-même Arcadien s’était
senti obligé de défendre ses camarades face aux vives critiques de Charpentier : « Vous exagérez...
Ils ont beaucoup fait... » (Charpentier, 1988).
22Voici le document tel que Hahn le retranscrit (Hahn, 1970, 197) :
Émus et profondément bouleversés par la répression civile et policière qui s’exerce à
l’endroit de toutes les minorités érotiques (homosexuels, voyeurs, maso., partouzes), le
Comité d’Action Pédérastique Révolutionnaire dénonce la restriction des possibilités
amoureuses qui sévit en Occident depuis l’avènement du judéo-christianisme. Les
exemples de cette répression odieuses ne manquent pas ; vous les avez sous les yeux à
chaque instant ; les inscriptions et les dessins dans les chiottes de la Sorbonne et autres ;
les passages à tabac d’homosexuels par la police ou par des civils rétrogrades ; la mise
en fiche policière, en général, l’attitude de soumission, les yeux de chiens battus, le
genre rase-les-murs de l’homosexuel type ; les carrières brisées, l’isolement et la mise
au secret qui sont le lot de toutes les minorités érotiques. Pour un glorieux Jean Genet,
cent mille pédérastes honteux, condamnés au malheur.
Le C.A.P.R. lance un appel pour que vous, pédérastes, lesbiennes, etc..., preniez
conscience de votre droit à exprimer en toute liberté vos options ou vos particularités
amoureuses et à promouvoir par votre exemple une véritable libération sexuelle dont les
prétendues majorités sexuelles ont tout autant besoin que nous (...)
(Un homme sur 20 est pd; sur 4 milliards de la population mondiale, ça fait 200 millions
de pd). NON PAS L’AMOUR ET LA MORT, MAIS L’AMOUR ET LA LIBERTÉ.
23Ce ne sont pas tant ses propositions qui font de ce manifeste un document historique de première
importance pour l’histoire du mouvement gay contemporain – car le manifeste ne fait aucune
demande spécifique et ne propose rien de précis. Il dit simplement que les homosexuel-le-s ont le
droit de vivre librement leur sexualité et suggère assez vaguement qu’ils/elles doivent
« promouvoir par [leur] exemple » la libération sexuelle de tout le monde. C’est pourtant un
document significatif parce qu’en pleine crise sociale et politique, il ose soulever le sujet de
l’homosexualité et chercher à en faire une question digne d’être prise au sérieux par les débats
politiques et sociaux d’alors. C’est vrai que deux autres tracts, rédigés par le Comité d’action
« Nous sommes en marche » du campus Censier de l’Université de Paris, dénoncent également « les
contraintes et les stéréotypes sexuels de notre société », décrivent « les interdits sexuels » comme
« une forme d’oppression », soutiennent les droits des « minorités sexuelles » et déclarent que
« notre révolution doit être juridique, économique et sexuelle », sans pour autant mentionner
spécifiquement l’homosexualité, à moins qu’elle ne se cache dans cette phrase-ci du tract :
« Abolissons toutes ces divisions perpétuées volontairement de l’homme normal et de l’homme
pathologique, du social et de l’asocial, du droit et du gauche, du sain et du bizarre, du viril et du
féminin, du droit chemin des chemins de traverse » (Brau, 1968, 296-201).
Bibliographie
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