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TROUNOIR.

ORG
NUMERO NEUF - 28 NOVEMBRE 2020

ABOLIR LA FAMILLE - ACTE I


« Abolir la famille pourrait revenir à généraliser le soin humain dans la
communauté humaine réelle du communisme. »

Nous publiions au mois de février dernier un court texte


programmatique intitulé "Abolir la famille en six étapes" de ME
O'Brien. Nous donnons maintenant à lire la traduction française
d'un important article de la même autrice, publié originiellement
dans la revue EndNotes, qui revient plus en profondeur sur les
rôles de la famille ouvrière et de la libération du genre dans le
développement capitaliste, mais ouvre en même temps des pistes
de réflexion pour donner naissance à une politique queer à la
fois offensive et constructive. Qu'est-ce qui est précisément
nécessaire à abolir dans l'institution familiale ? Qu'est-ce qui
reproduit les possibilités de régénérescence du capitalisme à
partir de nos identités ? [1]
L'article complet étant dense et long, nous avons choisi de le
publier en trois épisodes (à raison d'un épisode par mois). Cette
première partie aborde la période de l'industrialisation de
l'Europe et l'Amérique des plantations, décrit la façon dont Marx
et Engels envisageaient la famille bourgeoise et la famille
prolétarienne, et se termine sur quelques exemples historiques
de tentatives "d'abolir la famille" à la fin du 19ème siècle.

Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels parlent de «


l'abolition de la famille » comme de « l'exécrable intention des
communistes ». L'appel à abolir la famille a hanté la lutte prolétarienne
depuis, ouvrant un horizon de libération de genre et sexuelle qui a
souvent été différée ou supplantée par d'autres orientations stratégiques
et tactiques. La phrase évoque la transformation complète, presque
impossible à concevoir, de la vie quotidienne. Pour certaines personnes, la
famille n'est rien d'autre qu'une chose terrible et implacable qu'elles
doivent fuir pour retrouver un semblant d'elles-mêmes. Pour d'autres, elle
est la seule source de soutien et de soin contre les brutalités du marché et
du travail, des flics racistes et des agents d'expulsion. Pour beaucoup, elle
est constamment les deux à la fois. Nul ne peut s'en sortir seul dans ce
monde ; et le rapport que l'on entretient à sa propre famille influence
directement la manière dont on comprend l'appel à abolir la famille.

Si le slogan d'abolition de la famille pose le problème de savoir ce que


serait une ou la famille, il faut aussi chercher à comprendre ce que serait
son « abolition ». Pour Marx, la tâche qui incombait était d'abolir l'Église,
l'État, la Famille – la triade frappante de l'ordre des choses – et, enfin, la loi
impersonnelle du marché. Marx et Engels emploient le terme d'Aufhebung
pour abolition – un terme qui est souvent traduit par «
dépassement-conservation », car il véhicule simultanément l'idée de
préservation et de destruction. L'abolition n'équivaut pas à la destruction.
Qu'est-ce qui est remplacé, et qu'est-ce qui est préservé, dans le
mouvement d'abolition de la famille ?
En évitant d'analyser les différentes définitions de la famille comme une
série de boites conceptuelles fixes et mortes, j'avance qu'il y a une logique
historique à l'œuvre qui sous-tend la transformation de notre slogan, une
logique que l'on peut identifier aux dynamiques du capital lui-même. Ce
que les militants désignent par « famille » se trouve dans une même
dynamique évolutive. Dans les splendeurs et misères du mouvement des
travailleurs, qui correspond à une phase distincte du développement
capitaliste aussi bien qu'à son horizon de transcendance communiste, il y
a une périodisation cohérente de la famille. Les dynamiques en
mouvement de la famille des classes laborieuses dans l'histoire capitaliste
expliquent les modifications de la critique de la famille chez les
révolutionnaires et, enfin, l'horizon les mutations de l'horizon de la liberté
de genre.

La famille est soumise à la contradiction de la survie dans une société


tronquée, aliénée, comme source à la fois de soulagement et de désespoir.
L'abolition de la famille comme slogan aujourd'hui est devenu un appel à
l'universalisation de l'amour queer comme destruction du régime
normatif et à une ouverture aux libertés de genre et sexuelle pour toutes
et tous. Abolir la famille pourrait revenir à généraliser le soin humain
dans la communauté humaine réelle du communisme.

1830-18801890-19501960-début 19701970-présent

Forme familiale dominante


Famille bourgeoise.
Forme de famille ouvrière, basée sur le salaire masculin et rendue
possible par le mouvement des travailleurs.
La même forme familiale ouvrière, basée sur le salaire masculin, perdure.
Diversification des structures familiales avec survivance de la famille
nucléaire.
Destruction capitaliste de la vie familiale des classes laborieuses
Crise de la reproduction sociale de la classe ouvrière ; familles paysannes
et artisanes attaquées par l'industrialisation ; prolifération du travail du
sexe ; aliénation natale en régime esclavagiste.
Mobilisation militaire durant les deux guerres mondiales.
Croissance des cols blancs ; opportunités d'emplois pour les femmes.
La forme familiale ouvrière et basée sur le salaire masculin est désormais
impossible.

Vision communiste de l'abolition de la famille


Destruction de la famille bourgeoise dans une guerre contre la société
bourgeoise, fin de l'hypocrisie monogame (Engels, Fourier, la plupart des
socialistes et des anarchistes.
Collectivisation du travail reproductif non salarié ; intégration des femmes
travailleuses à la masse salariée et libération des mêmes femmes de
l'obligation à la famille (Kollontai)
Les féministes radicales, les queers et les femmes noires cherchent à
abolir l'unité familiale banlieusarde et isolée pour aller vers la libération
sexuelle et de genre.

I - L'EUROPE EN VOIE D'INDUSTRIALISATION ET


L'AMÉRIQUE DES PLANTATIONS

Crise de la reproduction, 1840-1880

En 1842, un bourgeois allemand de 22 ans arrive dans le centre industriel


florissant de Manchester. Il y passe les deux années suivantes à essayer de
comprendre la vie du nouveau prolétariat urbain anglais. Il voit dans
l'Angleterre l'avenir de la société capitaliste, ce monde qui prenait forme
alors dans les nouveaux centres industriels allemands et qui allait ensuite
s'étendre à travers toute l'Europe. Il parle aux gens, lit des reportages,
explore les rues. Il essaie de communiquer l'horreur qu'il éprouve devant
la condition prolétarienne :

« Partout des tas de détritus et de cendres et les eaux usées déversées


devant les portes finissent par former des flaques nauséabondes. C'est là
qu'habitent les plus pauvres des pauvres, les travailleurs les plus mal
payés, avec les voleurs, les escrocs et les victimes de la prostitution, tous
pêle-mêle. La plupart sont des Irlandais, ou des descendants d'Irlandais, et
ceux qui n'ont pas encore sombré eux-mêmes dans le tourbillon de cette
dégradation morale qui les entoure, s'y enfoncent chaque jour davantage,
perdent chaque jour un peu plus la force de résister aux effets
démoralisants de la misère, de la saleté et du milieu. » [2]

Il se rend bien compte que la classe laborieuse ne peut survivre à ces


conditions : « Comment serait-il possible dans ces conditions que la classe
pauvre jouisse d'une bonne santé et vive longtemps ? Que peut-on
attendre d'autre qu'une énorme mortalité, des épidé­mies permanentes,
un affaiblissement progressif et inéluctable de la génération des
tra­vailleurs ? » Au cours des décennies centrales du dix-neuvième siècle,
la classe laborieuse anglaise mourait trop rapidement pour pouvoir se
reproduire. Les conditions qu'Engels décrivit – maladie, surpopulation,
accidents du travail, faim, mortalité infantile – rendaient impossible pour
les prolétaires d'élever leurs enfants jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge
adulte. Seule l'im-migration des paysans dépossédés permettait de
maintenir l'accroissement de la population. Les commentateurs de la
classe dirigeantes, les premiers travailleurs sociaux et les défenseurs du
socialisme se réunissaient tous pour condamner les conditions
qu'affrontait la classe laborieuse industrielle et y reconnaissaient une
crise de la reproduction sociale.

La recherche contemporaine confirme leurs craintes [3]. Les taux de


mortalité infantile atteignaient des chiffres astronomiques et l'espérance
de vie des travailleurs s'effondra avec l'urbanisation. Pour à peu près la
moitié de la classe laborieuse, en comptant les travailleurs manuels non-
et semi-qualifiés, les salaires finançaient les coûts quotidiens de
reproduction des travailleurs, mais pas leur remplacement générationnel [
4].

Deux tournants majeurs advenus au début du dix-neuvième siècle avaient


produit ces conditions observées par Engels : la croissance des usines
faisait venir des enfants, des femmes non mariées et des hommes pour
travailler hors de chez eux. Les usines crûrent rapidement dans les pays
en voie d'industrialisation tout au long du siècle. Au début du
dix-neuvième siècle, plus de la moitié des travailleurs manufacturiers
dans de nombreux secteurs industriels étaient des enfants
pré-adolescents, comme dans le coton anglais en 1816. Dans la décennie de
1840, 15 % des travailleurs du textile français étaient des pré-adolescents.
La majorité des enfants employés en Angleterre et en France étaient
embauchés dans des équipes de travail d'usine trans-générationnelles,
sous-traitées par des hommes de la classe laborieuse. Les enfants étaient
souvent dirigés par un membre ou un ami masculin de la famille, dans des
relations plus ou moins éloignées qui servaient à discipliner les enfants
par la violence masculine mais avec une autorité managériale limitée.

Après leur mariage, presque toutes les femmes quittaient immédiatement


le travail en usine pour ne jamais y retourner. En Europe comme aux
États-Unis, quasiment aucune jeune mère ne travaillait hors de chez elle [5
]. Les femmes blanches américaines quittaient leurs emplois à l'usine
immédiatement après le mariage plutôt qu'à la naissance de leur premier
enfant [6]. En 1890, la participation des femmes blanches à la force de
travail chutait de 38,4 % à 2,5 % lorsqu'elles se mariaient. Les femmes
apportaient plutôt du « sur-travail » payé à domicile, en pensionnaire ou
chez elles :

« Outre les ouvriers de fabrique, les ouvriers manufacturiers et les


artisans qu'il concentre par grandes masses dans de vastes ateliers, où il
les commande directement, le capital possède une autre armée
industrielle, disséminée dans les grandes villes et dans les campagnes,
qu'il dirige au moyen de fils invisibles ; exemple : la fabrique de chemises
de MM. Tillie, à Londonderry, en Irlande, laquelle occupe mille ouvriers
de fabrique proprement dits et neuf mille ouvriers à domicile disséminés
dans la campagne. » [7]

Marx décrit la structure genrée de ce sur-travail : « Le lace finishing


[dernière manipulation des dentelles fabriquées à la mécanique] est
exécuté comme travail à domicile, soit dans ce qu'on nomme des ‘
mistresses houses' (maisons de patronnes), soit par des femmes, seules ou
aidées de leurs enfants, dans leurs chambres. »

Engels redoutait les effets pervers de la pauvreté urbaine sur le genre et la


sexualité des prolétaires. Un dégoût sexuel horrifié grouille sous bien des
aspects dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Il cite la
prostitution à maintes reprises, un symptôme de dégénérescence morale
et de corruption sexuelle. Il fait allusion à la menace de l'inceste et de
l'homosexualité dans des conditions de logement surpeuplées. Cette
dégénérescence n'était pas limitée à un lumpenprolétariat séparé de la
classe laborieuse comme un tout, mais constituait une crise qui s'étendait
à la classe tout entière. Les réformistes sociaux de son époque croyaient
que l'adoption du moralisme bourgeois par la classe laborieuse, ce qui
comprenait une plus grande ressemblance avec la famille bourgeoise,
fournirait l'antidote nécessaire aux mauvaises conditions de santé. Marx
et Engels rejetaient une telle solution, à la fois parce que cela ne répondait
pas aux racines de l'emploi industriel et parce que le moralisme bourgeois
était toujours une imposture. Le socialisme, et la défaite de la classe
capitaliste, constituait l'unique porte de sortie.

Dans leur ensemble, ces dynamiques impliquaient la désintégration de la


famille de la classe laborieuse comme unité définie de reproduction
sociale. Les travailleurs dépendaient extensivement de réseaux familiaux
pour l'accès au travail et au logement, dans le partage des ressources ou
dans leurs décisions migratoires. Mais les liens de parenté entre
prolétaires ne pouvaient plus servir comme système naturalisé et
prêt-à-l'emploi d'obligation, de soin et de domination.
Violence familiale

La violence et l'amour réciproques s'entremêlent dans les formes


familiales. Tout le monde repose pour sa survie sur des relations de soin,
d'amour, d'affection, de sexe et de partage matériel des ressources. La
société de classe contraint ces relations à revêtir une série spécifique de
formes historiques. La logique capitaliste de dépendance au marché et de
prolétarisation généralisée contraint ces relations d'amour à adopter une
structure particulière de dépendance interpersonnelle semi-forcée,
semi-choisie. Les travailleurs sujets à un emploi précaire dépendent des
membres de leurs familles et de liens de parenté pour traverser les
périodes de chômage ; de même, les enfants et ceux qui ne sont plus en
mesure de travailler sont souvent dépendants de leurs liens personnels à
un travailleur salarié. De plus, les travailleurs salariés libres ont souvent
accès au travail à travers des réseaux de sociabilité basés sur les liens de
parenté qui fournissent de l'information et de l'aide pour trouver un
emploi sûr disponible. Ces relations peuvent être des sources de soin
authentique, mais, comme elles sont aussi nécessairement des liens de
dépendance, elles les exposent constamment à la violence, à l'abus et à la
domination. Pour toutes les formes de violence genrée, la menace peut
être implicite dans les structures d'une institution sociale qui facilite
l'exercice de la violence. Les familles n'ont pas besoin d'être effectivement
ou fréquemment violentes pour que la famille en tant qu'institution
générale permette et autorise de façon systémique la violence et l'abus. La
combinaison de soin et de domination violente constitue le double
caractère de toute structure familiale dans la société de classe.

Dans les sociétés paysannes européennes, la domination masculine et la


violence genrée revêtit une forme particulière distincte de ses répliques
ultérieures. Les familles paysannes connaissaient une division du travail
relativement peu genrée, les hommes comme les femmes étant impliqués
dans toute une gamme de travaux domestiques et fermiers. Les foyers
étaient souvent multigénérationnels et comprenaient la famille étendue ;
il y avait peu de stratégies alternatives de survie pour ceux qui étaient
sans accès aux familles ayant accès à la terre. Les hommes étaient les
chefs de famille et possédaient à la fois les femmes, les enfants et leur
travail. Les hommes pouvaient choisir d'exercer leur pouvoir comme
propriétaires à travers la violence contre leurs femmes et leurs enfants.
Les hommes paysans et leurs familles étaient à leur tour sujets à la
violence des seigneurs féodaux. Les seigneurs et les états féodaux
dépendaient de la violence comme élément central de leur loi de classe et
de leur domination économique. La famille dominée par le père sous le
féodalisme était analogue à la structure de classe de la société comme un
tout, et la violence constituait la base de son pouvoir. Ce fut cette famille
paysanne que le développement capitaliste sapa avec la dépossession de la
terre paysanne en même temps que la société bourgeoise transforma la
famille en société aristocratique.

Lorsque les paysans furent prolétarisés, la nature de la domination basée


sur la parenté changea. Sous la prolétarisation chaotique causée par
l'industrie, la violence revêtit des rôles plus hétérogènes. Les travailleurs
hommes dirigeant les équipes de travail allaient dès lors employer la
violence pour discipliner les femmes et les enfants qui travaillaient sous
leurs ordres ; les hommes pouvaient en même temps user de la violence
pour dominer les différents membres familiaux avec lesquels ils vivaient.
Les travailleuses et travailleurs du sexe et d'autres domaines officieux
étaient sujets à la violence de leurs clients et de la police. Tous les
prolétaires étaient sujets à la violence de leur employeur, et se voyaient,
au moyen des agents de l'État, imposer le contrôle social et de la discipline
du travail.

Contrairement à ce qui avait eu lieu sous le féodalisme, la violence ne


jouait cependant plus un rôle central et nécessaire dans l'accumulation de
richesses à travers le travail salarié capitaliste. La violence imprégnait
toujours les vies des prolétaires anglais, comme en témoigne la brutalité
des lois contre le vagabondage et les pauvres. Mais après que les
soulèvement paysans furent réprimés et que ces derniers n'eurent plus
d'autre moyen de subsistance, les travailleurs à salaire « libre » se mirent
à la recherche de travail. Tandis que les seigneurs féodaux avaient besoin
d'armées privées pour prélever chaque année une partie des récoltes
paysannes, les employeurs capitalistes pouvaient de mieux en mieux
s'abstenir de l'usage de la force. Peu à peu, la violence se sépara du lieu de
travail pour se concentrer en revanche entre les mains des agents
étatiques – la police, les armées nationales – ou revêtir une forme privée et
locale au sein du foyer.

Naturellement, la violence directe jouait un rôle bien plus central dans un


autre régime de travail capitaliste : l'esclavage du Nouveau Monde [8].
Dans les plantations d'esclaves sud-américaines prit forme un nouveau
régime capitaliste de reproduction générationnelle du travail qui
dispensait de toute simulacre de lien natifs naturalisés. Angela Davis
décrit cette vie familiale fragmentée sous le régime esclavagiste : « Les
mères et les pères étaient séparés avec brutalité ; les enfants, lorsqu'ils
grandissaient, étaient marqués et fréquemment séparés de leur mère…
Ceux qui vivaient sous un toit commun n'avaient souvent pas de parenté
de sang » [9].

La richesse des possesseurs d'esclaves s'accroissait lorsque les esclaves


avaient des enfants. Ce qui renforçait les dynamiques de reproduction
générationnelle comme des éléments centraux de l'accumulation de
capital et du procès de travail. La plupart des esclaves ne pouvaient pas
affirmer effectivement quelque forme de droit parental que ce soit, dans
la mesure où la vente des esclaves ne cessait de briser régulièrement les
familles et de constituer ainsi ce qui a été défini comme « l'aliénation
natale » (natal alienation). Le pouvoir du père chez les peuples
esclavagisés des Amériques était strictement limité, car, comme l'écrit
W.E.B. Du Bois, « sa famille, femme comme enfant, pouvait lui être retirée
légalement et absolument » [10]. Davis dit encore : « Si l'on excepte le rôle
dévolu au soin que la femme jouait dans le ménage, les structures de la
suprématie masculine ne pouvaient s'enraciner profondément dans le
fonctionnement interne du système esclavagiste… La femme noire étaient
donc entièrement intégrée à la force productive. » [11] À l'inverse, les
femmes blanches américaines étaient toujours considérées comme
appartenant à une sphère domestique et protectrice. On voyait rarement
les femmes des fermiers blancs participer aux travaux de récolte ou de
moisson, quel que soit le niveau de pauvreté et de désespoir qu'aient pu
connaître les familles du nord.

Au cours du dix-neuvième siècle, le capitalisme détruisait la famille de la


classe laborieuse de deux manières différentes. D'un côté de l'Atlantique,
les liens de parenté des prolétaires anglais se fracturaient à cause de la
misère croissante des travailleurs en usine, de la surpopulation urbaine et
du capitalisme industriel. Sur l'autre rive, l'agriculture des plantations
participait à la modification de la reproduction générationnelle des
travailleurs noirs esclavagisés en les assujettissant à l'aliénation natale.
Les prolétaires esclavagisés comme les prolétaires salariés entretenaient
des liens de parenté qui n'étaient ni intelligibles aux élites, ni reconnus
par la loi, ni immédiatement reconductibles aux attentes des élites
sociales. Dans chaque cas, la déviance prolétaire était comprise comme
s'opposant à la consolidation des normes de genre et de sexe en vigueur
dans la classe des propriétaires, normes qui organisaient brutalement des
structures familiales basées l'héritage et le statut. L'exigence d'abolition de
la famille comme appel à la destruction de la société bourgeoise, bien
qu'elle n'ait pas été employée dans la lutte contre les élites agraires qui
possédaient des esclaves en Amérique du Sud, y était potentiellement
aussi pertinente qu'elle l'était contre la bourgeoisie anglaise. Les
différences entre les travailleurs esclavagisés et salariés étaient
considérables, et ce gouffre radicalisé divisait le mouvement prolétarien
mondial. Mais, malgré ces différences, le capitalisme avait dans les deux
cas déjà détruit la famille des classes laborieuses. Dans les deux cas,
l'appel à l'abolition de la famille se comprend comme un moyen d'attaquer
la société bourgeoise – les élites des plantations sud-américaines aussi
bien que les propriétaires des industries anglaises.

Détruire la société bourgeoise


On peut distinguer le mouvement communiste d'abolition de la famille
comme dépassement positif du travail de sape négatif opéré par la
fragmentation de l'accumulation capitaliste à l'encontre de la famille
prolétarienne. Pour Marx et Engels, le capitalisme avait déjà détruit la
famille prolétarienne :

« Quelle est la base de la famille bourgeoise de notre époque ? Le capital,


le gain individuel. La famille n'existe à l'état complet que pour la
bourgeoisie, mais elle trouve son complément dans la prostitution
publique et dans la suppression des relations de famille pour le prolétaire.
»

Marx et Engels n'ont pas produit de théorie de la domination masculine au


sein de la famille ouvrière, un souci central des féministes socialistes
tardives, parce qu'ils considéraient la famille ouvrière comme impossible
dans les conditions du capitalisme industriel.

L'exigence d'abolition de la famille faisait partie de la guerre contre la


société bourgeoise. L'ordre social bourgeois dépendait de l'Église, de l'État
et de la Famille, et leur triple abolition constituait la condition nécessaire à
la liberté communiste. Engels a identifié les traits caractéristiques de la
famille bourgeoise : une monogamie hypocrite qui n'était applicable qu'à
l'encontre des femmes, une inégalité de genre qui traitait les femmes
comme une propriété passive, l'accroissement de la richesse comme
motivation réelle dans la négociation des relations sous le vernis de
l'amour romantique, l'héritage patrilinéaire de la propriété, l'éducation
orientée en fonction de l'accumulation de la richesse familiale.

L'exigence d'abolition de la famille est le plus clairement établie dans


l'appel du Manifeste à « l'abolition de tous les droits de l'héritage ». La
famille bourgeoise constituait un moyen de gestion du transfert et de la
persistance de la propriété capitaliste. Les pères bourgeois contraignaient
leurs femmes à la monogamie pour s'assurer que leurs enfants étaient
bien les leurs et maintenir la transmission de l'héritage dans une même
lignée. La promesse de l'héritage ainsi que les propriétés offertes en
cadeaux constituaient d'autres moyens grâce auxquels les parents
bourgeois continuaient à exercer tout au long de la vie leur contrôle sur
leurs enfants, reproduisaient leur statut de classe dans leurs enfants et
consolidaient leur propre position de classe. La familles voyaient leur
cohérence maintenue par la propriété et fonctionnaient comme une forme
de propriété particulière. Les enfants appartenaient à leurs parents, de
même que les femmes appartenaient à leurs maris. Engels pensa que se
débarrasser de l'héritage reviendrait dérober la famille de son fondement
matériel et constituerait le mécanisme central de son abolition.

Détruire la famille bourgeoise et l'ordre social capitaliste, continuait


Engels, permettrait la fondation de l'amour réel et du mariage basé
exclusivement sur « l'inclination mutuelle ». Une fois que les questions de
propriété et de survie matérielle seraient chassées hors des relations
intimes, l'humanité pourrait découvrir sa sexualité naturelle et inhérente.
La sexualité communiste serait entièrement sujette aux décisions des
citoyens de l'avenir :

« Quand ces gens-là existeront, du diable s'ils se soucieront de ce qu'on


pense aujourd'hui qu'ils devraient faire ; ils se forgeront à eux-mêmes leur
propre pratique et créeront l'opinion publique adéquate selon laquelle -ils
jugeront le comportement de chacun - un point, c'est tout. » [12]

Si l'appel à la libération est ici tout à fait clair, Engels l'agrémenta d'autres
affirmations plus sujettes à caution. L'abolition de la propriété et de la
famille bourgeoise libérerait l'humanité et lui permettrait de poursuivre
sa sexualité intrinsèque, une forme de famille librement choisi par
l'avenir, celle de la monogamie : « La prostitution disparaît ; la
monogamie, au lieu de péricliter, devient enfin une réalité, - même pour
les hommes. ». Le mariage trouverait sa véritable réalisation dans l'amour
communiste : « comme l'amour sexuel est exclusif par nature – bien que
cet exclusivisme ne se réalise pleinement, de nos jours, que chez la femme
– le mariage fondé sur l'amour sexuel est donc, par nature, conjugal. »

Libérée de la tyrannie de la propriété, l'humanité serait également libérée


des excès sexuels de la prostitution capitaliste. On n'est qu'à quelques pas
du conservatisme sexuel agressif de certains socialistes tardifs qui
affirmèrent que la déviance de genre et l'homosexualité étaient des
perversions capitalistes bourgeoises. Marx et Engels eux-mêmes
exprimèrent un mépris moqueur à l'encontre des mouvements pour les
droits des homosexuels qui naissaient alors et ils échangèrent des lettres
chargées d'épithètes anti-homosexuels injurieux au sujet de leurs
contemporains. Malgré leur souci partagé pour l'émancipation de la
femme et la cruauté de l'hypocrite monogamie bourgeoise, Engels était
incapable d'imaginer que les normes sexuelles bourgeoises ne
réémergeraient pas comme condition humaine naturelle sous le
socialisme. Détruire la famille bourgeoise, la Sainte-Famille et la famille
terrestre produirait quelque chose de supposément semblable à des unités
familiales hétérosexuelles monogames.

Queer addendum

L'homophobie de Marx et Engels témoigne aussi d'une certaine ambiguïté.


Dans une lettre de 1869, Engels écrit à Marx au sujet d'un livre du militant
homosexuel Karl Ulrich :

« Les pédérastes se mettent à se compter et ils trouvent qu'ils constituent


une puissance dans l'État. Il ne manque plus que l'organisation, mais il
apparaît d'après ceci qu'elle existe déjà en secret. Et comme ils comptent
déjà des hommes importants dans tous les vieux, et même les nouveaux
partis, (…), la victoire ne peut leur échapper. ‘Guerre aux cons, paix aux
trous-de-cul' [en français dans le texte], dira-t-on dorénavant. C'est encore
une chance que nous soyons personnellement trop vieux pour avoir à
craindre de payer un tribut de notre corps à la victoire de ce parti. (…)
Nous autres pauvres gens du devant, au goût infantile pour les femmes,
nous trouverons alors dans une assez mauvaise situation. » [13]
Le mépris apparaît clairement, aussi bien que l'ironie avec laquelle il
s'amuse à les imaginer rester à la traîne de la révolution queer et à
considérer la négligence avec laquelle sera traité leur séant. [14] Je vais
m'attarder un peu sur ce moment d'imagination horrifiée et sur les autres
chemins queer possibles du dix-neuvième siècle antérieurs à la montée en
puissance du mouvement ouvrier.

Bien que Karl Ulrich n'ait jamais appelé à la dictature queer, Marx a
vraisemblablement rencontré une utopie sexuelle de ce genre chez
Charles Fourier. Marx a lu Fourier de près. Dans La Sainte famille, Marx
cite favorablement Fourier lorsqu'il écrit dans que « le degré de
l'émancipation féminine est la mesure naturelle du degré de
l'émancipation générale ». Il semble que Marx éprouvait moins de
sympathie envers la défense par Fourier de la liberté sexuelle. Dans le
Manifeste, Marx et Engels se moquent de la bourgeoisie lorsqu'elle craint
que l'abolition de la propriété ne débouche sur la « libre communauté des
femmes » et soulignent sa logique implicite qui considère les femmes
comme une propriété de la classe bourgeoise. Mais ils rejettent aussi
implicitement l'insistance sur l'amour libre, les relations ouvertes et le
plaisir sexuel dans la politique socialiste utopique de Fourier.

Charles Fourier a proposé une vision du socialisme où l'érotisme et le


désir constituent des mécanismes de changement social, de cohésion
sociale et d'accomplissement humain. Il s'est livré à une critique
vigoureuse de la famille bourgeoise et a vu la monogamie permanente et
irréversible du mariage comme une source fondamentale de misère, de
chaos social et de désespoir : « On dirait qu'un tel ordre est l'œuvre d'un
troisième sexe qui aurait voulu condamner les deux autres à l'ennui ;
pouvait-il inventer mieux que le ménage isolé et le mariage permanent,
pour établir la langueur, la vénalité, la perfidie, dans les relations d'amour
et de plaisir. » [15] Fourier a au contraire proposé une société rationnelle
basée sur la « théorie de l'attraction passionnée », une étude attentive du
désir humain et des types de personnalité afin d'équilibrer les sources de
plaisir et de créer une utopie harmonieuse.

Moins largement reconnue est en revanche sa proposition de « nouveau


monde amoureux », où l'érotisme joue un rôle central dans le nouvel
ordre. La société serait structurée non seulement pour satisfaire le «
minimum social » du niveau de vie matériel de base pour tous, mais aussi
un « minimum sexuel », la garantie sociale de satisfaction des besoins
érotiques de chaque personne afin de permettre la fondation d'un amour
authentique et non-manipulateur :

« Quand une femme sera bien pourvue de tout le nécessaire amoureux,


exerçant en pleine liberté et variété, bien assortie en athlètes, matériels,
en orgies et bacchanales, tant simples que composées, alors elle pourra
trouver dans son âme une ample réserve pour les illusions sentimentales
dont elle se ménagera plusieurs scènes et liaisons pour raffiner et contre
balancer les jouissances matérielles. » [16]

Fourier a imaginé la reconstitution d'une aristocratie basée exclusivement


sur sa générosité sexuelle désintéressée et procurant un plaisir expert aux
négligés sexuels. Il esquisse des visions d'armées d'amants levées pour de
nouvelles croisades, lancées à travers les continents et visitant des cités
socialistes où elles s'engageraient dans le combat amoureux. Elles
prendraient des prisonniers consentants et avides de punissions érotiques
raffinées et réalisées pour démontrer la prouesse de leurs ravisseurs.
Enfin ces braves aventuriers sexuels passeraient la deuxième partie de
leur vie adulte dans de fréquentes orgies.

Cet appel enthousiaste à une société érotique ouvertement libre participe


également d'une caractéristique mieux connue de l'œuvre de Fourier :
l'appel à la formation de logements collectifs délibérément et
soigneusement structurés où les résidents partageraient le travail aussi
bien que l'amusement. Durant la journée, ils se diviseraient en différentes
activités collectives organisées autour d'une spécialité manufacturière :
leurs efforts et leur collaboration accroîtraient la productivité. Ils
partageraient ensuite le travail reproductif et mangeraient ensemble au
cours de grands repas collectifs. Les nuits seraient complétées par les joies
des orgies et d'autres liaisons sexuelles. Fourier a proposé avec beaucoup
d'énergie une vision du socialisme qui liait la vie collective, le partage du
travail reproductif et l'amour libre. Les successeurs immédiats de Fourier
développèrent de nombreuses communes en Europe et aux États-Unis au
cours des années 1830. Des communes partageant les traits essentiels de la
vision de Fourier allaient ensuite reparaître dans les mouvements
socialistes, anarchistes et contre-culturels tout au long des dix-neuvième et
vingtième siècles.

Fourier est accusé par Engels de socialisme utopique et de ne pas


comprendre que le prolétariat est l'agent destiné à poursuivre et à réaliser
le socialisme. Le mouvement marxiste allait bientôt en arriver à concevoir
le travailleur industriel comme la figure pivot d'une telle transition. Or ce
que Engels a observé au cours de ses années passées à Manchester n'était
pas une masse prolétaire unifiée, homogène et disciplinée par la vie en
usine, mais une cacophonie de crimes et de chaos social. Les pratiques
communistes évoquées par les déviances sexuelles proliférantes de
prolétaires évoquent bien plus le communisme queer de Fourier que la
tendance de fond à la monogamie naturelle de Engels.

Les déviances sexuelles et de genre étaient comprises par leurs opposants


bourgeois comme une menace à l'ordre public, à la stabilité de la famille
bourgeoise et à la discipline de la journée de travail. L'urbanisation rapide
et la prolétarisation produisirent une masse concentrée de prolétaires. Ces
gens avaient vu l'effondrement des mœurs paysannes et du contrôle de la
vie rurale ; ils n'étaient pas pour autant modelés par le conformisme
bourgeois. Ils travaillaient lorsqu'ils en étaient capables, trouvaient des
emplois dans des industries souvent basées sur la ségrégation de genre ;
ils travaillaient dur avec leurs corps durant de longues heures et dans une
logique de cycles saisonniers qui connaissaient des hauts et des bas. Le
temps passé en-dehors du travail était radicalement le leur, plus qu'il ne
l'avait jamais été auparavant. Chris Chitty a décrit les nombreuses
opportunités d'érotisme gay qui proliféraient dans les ports et les rues des
villes en pleine explosion :

« L'irrégularité du travail comme les salaires extrêmement bas pour la


plupart des hommes les transformaient en une population nomade peu
encline à la responsabilité familiale (…) L'homosexualité était souvent
camouflée par l'arrière-plan plus large d'une sexualité prolétaire
anarchique (…) Cela explique pourquoi toutes les brigades de mœurs
sévissaient à l'encontre de l'homosexualité et de la prostitution, dans la
mesure où elles menacent toutes deux l'unité conjugale. » [17]

Dans la vie urbaine où vie privée et publique se confondaient, la sexualité


gay proliférait entre prolétaires sous la forme du jeu et du plaisir ; entre
les bourgeois et les prolétaires sous celle de transactions monétaires
crispées et transgressives ; au sein de la bourgeoisie dans les espaces
privés de la pension de famille et du petit salon.

Dans la prostitution et les sous-cultures sexuelles des villes en voie


d'industrialisation, des gens s'adonnaient à de nouvelles formes de
transgression de genre. Tout un lexique du travestissement émergea,
tandis qu'aux côtés des travailleuses du sexe cis-genre, d'autres déviantes
de genre transféminines parcouraient les rues de Londres, d'Amsterdam
et de Paris : Mollies [18], Mary-Anns, queens. Elles vendaient du sexe à la
bourgeoisie dans les rues, fuyaient la police, se battaient dans les émeutes,
tenaient des drag balls réguliers et travaillaient dans l'un des deux-mille
bordels spécialisés dans le travail du sexe pour hommes qui émaillaient
Londres [19].

De nombreuses femmes prolétariennes se mirent également à vendre du


sexe aux hommes, bourgeois comme prolétaires. L'application des
Contagious disease acts (Lois sur les maladies contagieuses) en Angleterre
ainsi que la campagne pour leur abrogation nous a laissé une archive
conséquente sur la vie des travailleuses du sexe et témoigne de la fluidité
avec lesquelles les femmes prolétaires passaient du labeur industriel au
travail sexuel. Le travail sexuel payait mieux que la manufacture, et de
nombreuses femmes se tournaient sporadiquement vers cette possibilité,
tout en maintenant des liens forts et positifs avec leurs familles et leurs
voisins. Les lois sur les maladies faisaient partie d'une campagne
biopolitique qui visait précisément à rompre ces liens et à isoler les
travailleuses sexuelles comme des déviantes afin de les mettre à l'écart
d'une classe laborieuse respectable.

Les esclaves nouvellement émancipés aux États-Unis ont également


élaboré des conceptions nouvelles de la famille. Les prolétaires noirs
s'emparèrent de leur liberté pour avoir des relations sexuelles
non-conventionnelles et s'unir dans des formes de familles inédites en
exploitant la diversité des codes romantiques qui s'étaient développés sous
le régime esclavagistes. Dans les archives gouvernementales au sujet des
familles noires après la Guerre civile américaine, les historiens
découvrent une variété de relations et de structures familiales qui est bien
plus grande que celle de leurs contemporains blancs, fermiers comme
ouvriers. Au cours de la Reconstruction, de nombreux couples noirs
formèrent des « mariage d'essai » ou « d'amour » et « cohabitèrent » en
nouant des relations hors-mariage, temporaires et souvent
non-monogames. Des couples pouvaient partager la parenté dans ces
arrangements temporaires et élever des « enfants de cœur » (sweetheart
children). De tels arrangements peuvent être familiers sous d'autres noms
aux Américains d'aujourd'hui, mais ils étaient rares dans les familles
blanches en 1870. Les agents gouvernementaux, les prédicateurs, la police
ainsi qu'une couche de personnes noires en quête de respectabilité qui
émergeait alors cherchèrent à intervenir agressivement contre ces unions
informelles. Le mariage légal était obligatoire pour les couples noirs qui
recevaient une série de services fédéraux et ecclésiastiques tandis que la
population noire allait bientôt être l'objet d'enquêtes et de répression pour
avoir violé les lois maritales.

Reconnaître la prolifération de la déviance sexuelle et de l'hétérogénéité


de la famille dans la vie de la classe laborieuse du dix-neuvième siècle
invite à un autre type de politique du genre que celle que le mouvement
socialiste a poursuivie dernièrement. Les familles noires qui cherchaient à
vivre ensemble en-dehors de la respectabilité étriquée du mariage légal,
comme les Mary-Anns transféminines qui interpelaient les clients des
théâtres suggèrent une trajectoire alternative pour sortir de la crise de la
reproduction sociale de la classe laborieuse. Il y a là une abolition de la
famille de la classe laborieuse exempte de toute réinscription naturalisée
comme du conservatisme de genre qui allait dominer le mouvement
socialiste. Les actions de ces déviantes et déviants prolétariennes ont
dessiné un genre différent de communisme queer qui a été perdu au cours
des décennies suivantes du mouvement ouvrier.

ME O'Brien.
M E O'Brien est autrice et enseignante vivant à Brooklyn. Elle travaille
régulièrement avec le Trans Oral History Project, et participe à la
conception du journal queer-communiste Pinko.

La suite dans le prochain numéro de Trou Noir...

[1] A lire également l'interview de John d'Emilio, Le capitalisme a rendu l'identité gay
possible. Maintenant, nous devons détruire le capitalisme, paru dans le numéro #8 de
Trou Noir.

[2] Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845, traduction


de Gilbert Badia et Jean Frédéric. En ligne ici. Les autres citations de ce texte sont tirées
de la même traduction.

[3] L'histoire qui suit se base sur les travaux suivants : Wally Seccombe, Weathering the
Storm : Working-Class Families from the Industrial Revolution to the Fertility Decline
(Verso, 1993) ; Peter Drucker, Warped : Gay Normality and Queer Anticapitalism (Brill,
2015) ; John D'Emilio, « Capitalism and Gay Identity » ; Geoff Eley, Forging democracy :
The History of the Left in Europe 1850-2000 (Oxford, 2012) ; Alice Echol, Daring to be
Bad : Radical Feminism in America, 1967-1975 ; Claudia Goldin, Understanding the
Gender Gap : An Economic History of American Women (Oxford, 1990). Je cite aussi
largement les trois volumes des Communist Interventions du Communist Research
Cluster, tous disponibles en ligne. Le traitement du sujet est particulièrement influencé
par mon expérience du troisième volume, Revolutionary Feminism.
[4] Seccombe, Weathering the storm, p. 74.

[5] Ibid.

[6] Ibid. ; Seccombe, Weathering the storm.

[7] Karl Marx, Le Capital, Livre I, 4ème section, 15ème chapitre, 8ème partie, «
Révolution opérée dans la manufacture, le métier et le travail à domicile par la grande
industrie ».

[8] Une grande part de cette analyse de la politique de genre de l'esclavage américain
est redevable, outre aux auteurs cités ci-dessus, au travail de Hortense Spillers et de
Saidiya Hartman.

[9] Angela Davis, « Reflections of the black woman's role in the community of slaves »,
1972, in Black revolutionaries in the United States, Communist interventions, vol. 2.,
édité par le Communist Research Cluster (CRC 2), pp. 329-330.

[10] W.E.B. Dubois, Black reconstruction (CRC 2), p. 7.

[11] Angela Davis, « Reflections of the black woman's role in the community of slaves »,
CRC 2, pp. 332-333.

[12] Friedrich Engels, L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, 1884.

[13] Lettre de Engels à Marx du 22 juin 1869.

[14] L'emploi du terme « queer » désigne ici de multiples formes de défense et de


poursuite de la déviance genrée et sexuelle, de la liberté sexuelle et du plaisir sexuel
non-normatif. La vie queer est souvent reproduite par des contre-cultures densément
organisées et souvent articulée comme un projet politique partiellement
auto-conscient. Dans cette étude, je m'intéresse tout particulièrement aux formes de
queerness liées à la survie et à la rébellion de prolétaires marginaux. L'universalisation
de l'amour queer est la transformation et la généralisation du soin non-oppresseur.

[15] Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, 1808.

[16] Charles Fourier, Le nouveau monde amoureux, 1816.

[17] Chris Chitty, manuscrit d'un travail académique non publié, rendu disponible par
l'amabilité de Max Fox.
[18] Au 18ème siècle à Londres, une mollie house était un café, une auberge ou une
taverne où les hommes pouvaient se rencontrer en secret pour socialiser et avoir des
relations sexuelles. Molly ou moll était un terme d'argot pour un homme gay, pour une
femme de classe inférieure, ou une femme vendant du sexe.Bien qu'à cette époque, en
Angleterre, les relations sexuelles entre hommes étaient passibles de la peine de mort,
les molly houses faisaient partie d'une sous-culture gay et trans florissante. (N.d.T.)

[19] Fanny et Stella furent deux Mary-Anns arrêtées et inculpées à Londres ; elles
raillaient les clients du théâtre Strand en « piaillant », offraient vraisemblablement des
prestations sexuelles et perturbaient certainement le lieu. Leur penchant pour le
travestissement était indéniable, mais les médecins du tribunal furent fascinés par leur
physique et leur peau supposément féminines. Six médecins saisirent l'opportunité de
l'examen médical pour introduire leurs doigts dans leurs anus. Neil McKenna, Fanny
and Stella : the young men who shocked victorian England (Faber, 2013). L'estimation du
nombre de bordels est celle de McKenna.

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