Vous êtes sur la page 1sur 20

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/337161426

LES EXPRESSIONS VERBALES FIGÉES

Preprint · November 2019

CITATIONS READS

0 4,324

1 author:

Béatrice Lamiroy
KU Leuven
142 PUBLICATIONS   1,030 CITATIONS   

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

Presentational clefts in French and in Italian: a corpus-based, comparative analysis View project

Linguisticae Investigationes View project

All content following this page was uploaded by Béatrice Lamiroy on 11 November 2019.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Chapitre 2 LE VERBE

5. LES EXPRESSIONS VERBALES FIGÉES

A paraitre dans Abeillé, A. & Godard, D. (éds), Grammaire de


référence du français. Arles : Actes Sud.

5.1. La notion d’expression verbale figée


L’étude des séquences verbales figées, telles porter le chapeau, brûler les étapes ou casser la
croûte, s’est avérée incontournable étant donné leur fréquence : d’après les estimations
statistiques, on trouverait dans les textes environ une expression verbale figée toutes les trois
phrases. Il est d’autant plus important de définir la notion du figement que le phénomène ne
se limite pas à la catégorie verbale : il s’applique tout autant aux expressions nominales
(pomme de terre), adjectivales (bête comme ses pieds), adverbiales (bel et bien),
prépositionnelles (le long de) et conjonctives (tant et si bien que). Ce chapitre portera sur les
expressions figées de type verbal.
Bien qu’ils s’appliquent de façon très variable selon les expressions, trois critères sont
essentiels pour déterminer le figement d’une séquence. Il s’agit de la non-compositionnalité
sémantique, de la non-substituabilité lexicale et de la non-modifiabilité morphosyntaxique de
l’expression. En effet, le sens d’une expression, par exemple avaler des couleuvres, ne
correspond pas à la somme des sens des mots individuels puisqu’il est impossible de prédire
le sens de 'supporter des affronts sans rien dire' à partir du sens de avaler et de celui de
couleuvres. Le sens d’une expression figée est donc un sens global et ne peut faire l’objet
d’un calcul sur la base des sens des mots individuels.
Par ailleurs, si le propre des syntagmes dans la phrase libre est de pouvoir alterner avec
d’autres éléments du même paradigme, on observe que cette possibilité est exclue, ou
franchement limitée, pour la plupart des expressions : dans l’expression ci-dessus, des
couleuvres ne peut être remplacé par des serpents ou des boas ni avaler par manger. Il en va
de même dans les exemples (1a) et (1c) qui s’opposent aux emplois libres de (1b) et (1d) :

(1) a. Quand elle gronde ses enfants, elle n'y va pas par quatre chemins/* par
quatre routes
b. Prenons un autre chemin/une autre route
c. Une fois qu’ils ont cassé leur pipe/* leur cigare, on pardonne à tous ceux qui
nous ont offensés : les morts sont des braves types (G. Brassens, Poésies et
chansons)
d. Paul est malheureux, il a cassé sa pipe/son cigare

La rupture paradigmatique est évidemment maximale dans les expressions figées où


apparaissent certains mots fossiles qui ne font plus partie du lexique et par définition
n’alternent plus avec aucun autre mot de la langue (faire fi de, entrer en lice, prendre la
poudre d’escampette, etc.).
Enfin, on observe toutes sortes de contraintes morphosyntaxiques qui peuvent affecter
la morphologie du verbe ou celle des arguments, ou avoir trait à la syntaxe. Ainsi dans
l’expression citée plus haut, l’objet direct des couleuvres est nécessairement au pluriel et
précédé du déterminant indéfini, etc. (* Avaler une couleuvre / les couleuvres). De même,

1
dans l’expression porter le chapeau ‘être injustement tenu responsable de quelque chose’
(2a), il suffit de remplacer le déterminant défini par un pour que l’expression se défige (2b) :

(2) a. Bien, il ne pense pas que je sois le bombardier. Le fait est, néanmoins, que les
bombes explosent partout où je passe. Donc, quelqu’un cherche à me faire porter le
chapeau. Qui ? Mystère (D. Pennac, Au bonheur des ogres)
b. Max porte un chapeau ‘Max a un chapeau sur la tête’

Dans les exemples ci-dessous, c’est l’emploi du temps (3a-b) et de la négation (3c-d) qui sont
contraints :

(3) a. Ça va pas la tête


b. * Ça ira pas la tête
c. Les bras m’en tombent
d. * Les bras ne m’en tombent pas

Les expressions verbales figées se distinguent des proverbes (Pierre qui roule
n’amasse pas mousse, Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, Qui dort dine, etc.) tant du
point de vue de la forme que de celui du sens. Alors que les proverbes tout comme les dictons
et adages ont un sens sentencieux, les expressions figées ne renvoient pas à une vérité
générale. Du point de vue formel, les phrases correspondant à des proverbes sont en général
totalement figées, alors que les expressions verbales admettent au-delà du syntagme verbal
figé un ou plusieurs éléments libres, dont généralement le sujet (Tu joues avec le feu, Léa joue
avec le feu, Les ouvriers en grève jouent avec le feu, etc.). En outre, à l’encontre des
proverbes, elles permettent, mais à des degrés divers, les mêmes manipulations que la phrase
libre, telles l’insertion d’adverbes (Il cassera bientôt sa pipe), le passif (Marie a été menée
par le bout du nez par Paul), la négation (Il ne m’a pas promis la lune), etc.
Une caractéristique fondamentale du figement est son caractère graduel : il s’agit d’un
continuum, les expressions se situant sur une échelle qui va de constructions proches des
phrases « libres » à des expressions prototypiques totalement idiomatiques. En effet,
lorsqu’on applique les trois critères mentionnés ci-dessus à de vastes ensembles
d’expressions, on s’aperçoit qu'ils manifestent un degré de figement très variable. La question
de savoir si on a affaire à des expressions figées ou non se pose particulièrement dans le cas
d’expressions qui sont interprétables analytiquement tout en étant sujettes à des restrictions
lexicales et morphosyntaxiques comme dans (4a) et (4c) :

(4) a. arriver à bon port


b.* arriver à mauvais port
c. * arriver à un bon port
c. prendre ses désirs pour des réalités
d. *prendre ses souhaits pour de la réalité
e. * prendre son désir pour de la réalité

Si une représentation scalaire s’impose pour rendre compte des phénomènes de figement, il
reste souvent difficile de trancher entre figement et non-figement quand on se trouve dans la
zone des figements minimaux. Il est évident qu’une expression sera ressentie par le locuteur
comme d’autant plus figée qu’elle remplit les trois conditions indiquées plus haut : des cas
comme être au septième ciel, rater le coche ou tomber des nues illustrent de manière évidente
la notion de figement. Mais en fait, celle-ci s’applique même aux séquences dont le figement
est moins spectaculaire. Ainsi l’expression prendre la fuite présente, malgré sa transparence

2
sémantique, un haut degré de figement parce que les reformulations élémentaires qui
caractérisent la plupart des phrases dites libres, notamment l’extraction entre c’est …que, la
passivation, l’interrogation, sont exclues ici:

(5) a. *C’est la fuite que les troupes ont prise


b. *La fuite a été prise par les troupes
c. *Qu’est ce qu’elles ont pris ? La fuite

Le fait que les contraintes typiques du figement aient une distribution inégale à travers
les expressions rend par conséquent difficile, voire impossible, de définir le figement en
termes absolus. En outre, aucun des trois critères indiqués n'en est une condition nécessaire ni
suffisante, parce qu’ils ne sont pas exclusifs des expressions figées. Ainsi, la non-
compositionnalité du sens est propre aux emplois métaphoriques également, dans des cas
comme :

(6) a. éclater au grand jour


b. se dessiner à l’horizon
d. s'aérer les idées

La non-substituabilité lexicale, quant à elle, touche au phénomène général des solidarités


lexicales. Les expressions ci-dessous se caractérisent toutes par des contraintes de type
lexical, mais pourraient également être analysées comme ressortissant à la catégorie des
collocations :

(7) a. s'attendre au pire * s'attendre au meilleur


b. accorder un regard * donner un regard
c. adresser la parole * adresser un mot (au sens de ‘parler à quelqu’un’)

Et enfin, la non-modifiabilité morpho-syntaxique rejoint le phénomène des contraintes qui


existent aussi, bien qu’à un degré moindre, au niveau de la syntaxe dite libre. Ces contraintes
concernent notamment toute une série de formules très courantes que la tradition n’a pas
considérées comme des expressions figées, alors qu’en réalité elles ont toutes les
caractéristiques formelles du figement:

(8) a. Ça devait arriver (un jour) * Ça devra arriver (un jour)


b. Tu parles ! * Tu parlais / parleras / * Tu causes
c. J’aimerais bien t’y voir * J’aime bien t’y voir / * Il aimerait bien t’y voir

Comme les exemples qui précèdent le montrent, la définition de ce qu’est une


expression figée n’est pas chose simple parce que le figement est une notion foncièrement
graduelle. En tout cas est on ne peut se limiter à l'opacité idiomatique comme seul critère de
figement : celle-ci joue, certes, un rôle fondamental, mais elle n’en représente que le degré
maximal.

Les expressions figées verbales contiennent par définiton un verbe figé, mais en plus
du verbe, un valent au moins est figé. Il peut s’agir du sujet (9a), du complément d’objet
direct (9b), d’un complément d’objet indirect ou prépositionnel (9c), ou de plusieurs valents à
la fois (9d) :

(9) a. La messe est dite

3
b. Coûter les yeux de la tête
c. Cracher au bassinet
d. Prendre ses jambes à son cou

La structure canonique des expressions figées est foncièrement analogue à celle des
phrases libres. On y trouve en effet la même combinatoire: des verbes à un, à deux, ou à trois
valents. Et on ne trouve pas d’expressions figées qui iraient au-delà du nombre des valents des
phrases libres, construites autour de verbes qui prendraient quatre valents ou plus. Il n’y a
donc guère de différence syntaxique fondamentale entre une expression verbale figée et une
phrase libre, les phrases contenant une séquence "figée" étant construites sur le même modèle
formel que les phrases libres (l’élément figé est souligné dans la structure, en italiques dans
l’exemple) :

(10) a. Paul a vendu sa voiture à la voisine N V N Prép N


b. Paul a vendu son âme au diable N V N Prép N
c. On a mis du pain sur la table N V N Prép N
d. On a encore du pain sur la planche N V N Prép N
e. Paul nous emmène en voiture N V N Prép N
f. Paul nous a menés en bateau N V N Prép N

Ci-dessous on trouvera l’essentiel1 des schémas syntaxiques auxquels peut correspondre


une expression figée verbale. Selon le cas, le même valent peut être figé ou non dans une
même structure syntaxique:

SN SV Ça s’arrose !
Les carottes sont cuites
La messe est dite

SN0 V SN1 La mort a fauché ces jeunes gens


La grâce a touché Paul
Ça fait que Paul est parti en colère

SN0 V SN1 Paul connaît la chanson


Léa a perdu la tête
Ils ont fait la java toute la nuit

SN0 V SN1 Mon cœur bat la chamade


On se m’arrache
On aura tout vu

SN0 V SP Le torchon brûle entre les fiancés


Ça lui apprendra !

SN0 V SP Luc passe à l'acte


Tous mes efforts comptent pour du beurre
Max est tombé en disgrâce

1
Il existe un nombre limité d’expressions dont la structure est sui generis, par ex. Adjugé, vendu ; Va comme je
te pousse ; Avoir fort à faire, etc.

4
SN0 V SP La montagne a accouché d'une souris
Entre les deux mon cœur balance
Ça n’arrive qu’aux autres

SN0 V SN1 SP On lui donnerait le bon Dieu sans confession


Dieu vous le rende
T’as le bonjour d’Alfred

SN0 V SN1 SP Qu’est-ce que ça peut te faire ?

SN0 V SN1 SP Dieu bénisse Luc de son intervention !

SN0 V SN1 SP Paul a coupé les ponts avec le parti


Léa va tirer parti de la situation
Marie s’est crêpé le chignon avec Léa

SN0 V SN1 SP Ils ont passé les révoltés par les armes
La police a passé le bureau au peigne fin
Jean a pris ton histoire pour de l’argent comptant

SN0 V SN1 SP Dieu a rappelé Paul à lui

SN0 V SN1 SP Paul prend des vessies pour des lanternes


Max n’attache pas son chien avec des saucisses
Il faut prendre son mal en patience

SN0 V SN1 SN2 Paul appelle un chat un chat


Mon stylo s’appelle retour

SN0 V SP1 SP2 Paul saute du coq à l'âne


Nous sommes tombés de Charibde en Scilla
Les choses vont de mal en pis

SN0 Vadv Ainsi va le monde


Ça tombe bien !

SN0 Vadv N’allons pas plus vite que les violons


Léa y allait gaiement
Les affaires allaient bon train

SN0 V Adj La salle affichait complet


Max a avoué coupable
Paul se porte garant dans cette affaire

SN0 V Adj SP Max a coupé court aux paroles agressives de Léa

SN0 V SN1 Adj Paul la trouvait saumâtre


Max a pieds et poings liés dans cette affaire
Léa a la cuisse légère

5
Il va de soi que comme dans la phrase libre, le verbe peut être pronominal (11) ou
impersonnel (12) :

(11) a. Jean s’est cassé la figure en patinant


b. Je me suis creusé la tête pour trouver une recette originale
c. Cet homme s’est tué à la tâche
(12) a. Il est arrivé malheur à Jean
b. Il y a de l’eau dans le gaz
c. Il n’y en a que pour lui

On trouve parmi les expressions figées, comme parmi les phrases libres, non seulement des
phrases déclaratives mais aussi des interrogatives (13a-b), des exclamatives (13c-d) et
certaines apparaissent à l’impératif (13e-f) :

(13) a. Tu connais la meilleure ?


b. Comment va ?
c. Comme tu y vas !
d. Ça va barder !
e. Cause toujours (tu m’intéresses) !
f. Va te faire cuire un œuf !

Et enfin, comme dans la phrase libre, la position d’un valent nominal peut dans certains cas
correspondre à une complétive ou à un infinitif :

(14) a. SN0 que P V


Le bruit court que Luc est parti
b. SN0 V SN1 que P
Je payerais ma chemise que Luc sera élu
c. SN0 V SN1 SP que P
Je mettrais ma main au feu que Luc sera élu
d. SN0 V SN Prép Vinf
Paul a toutes les peines du monde à faire ça
e. SN0 V SP Prép Vinf
Il ne lui reste que les yeux pour pleurer

Notons pour finir que si la grande majorité des expressions entrent dans des phrases
simples, certaines d’entre elles correspondent à des phrases complexes, par ex :

(15) a. Si tu n’aimes pas ça, n’en dégoûte pas les autres !


b. Ote-toi de là que je m’y mette !
c. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la rage

Il convient toutefois de faire un certain nombre de remarques relatives au caractère syntaxique


particulier des expressions figées. Premièrement, dans la description habituelle de la phrase
libre, le groupe nominal (noté ici SN) peut couvrir une forme simple ou complexe sans que
l’analyse de la phrase en soit foncièrement affectée: une phrase libre notée SN0 V SN1 renvoie
aussi bien à Paul a invité Marie qu’à La cousine de Paul a invité la tante de Luc. Or, dans les
phrases à expression figée, les groupes nominaux demandent à être décrits dans le détail dans

6
la mesure où le complément du nom peut être libre (16b) ou figé (16a), que le syntagme
nominal peut contenir des éléments figés simples (17a-c) ou coordonnés (17b-d) que le N peut
être précédé (18a) ou suivi (18b) d’un Adjectif figé, etc. :

(16) a. SN0 V SN1 Prép [SN de SN] Paul a abandonné Luc au milieu du gué
b. SN0 V SN1Prép [SN de SN] Paul a cassé du sucre sur le dos de Luc
(17) a. SN0 V SN1 Paul a pris la mouche
b. SN0 V SN1 et SN2 Paul a pris ses cliques et ses claques
c. SN0 V SP Paul tourne autour du pot
d. SN0 V SP1 et SP2 Paul est à tu et à toi avec elle
(18) a. SN0 V Adj N1 Paul a pris la grosse tête
b. SN0 V N1 Adj Paul a la langue bien pendue

Par ailleurs, le déterminant du groupe nominal, pour lequel il existe une gamme de choix
au niveau de la syntaxe libre, est le plus souvent figé lui aussi. On trouvera ainsi

(19) a. SN0 V N1
Paul a pris froid
b. SN0 V V Dét défini N1
Paul fait la tête
c. SN0 V V Dét indéfini N1
L’opposition gagne du terrain
d. SN0 V Poss N1
Pauli prend soni pied

Deuxièmement, dans certaines séquences figées comme dans certaines phrases libres, l’objet
direct peut constituer l’élément prédicatif qui sélectionne ses arguments (cf. 17b-d-f) et le
verbe est un verbe support parce que son seul rôle est de porter les marques de temps et de
personne. On trouve ainsi les verbes supports (cf. Chap. ….) faire, avoir, prendre dans les
exemples suivants :

(20) a. Paul [a fait un pacte] avec Luc


b. le pacte de Paul avec Luc
c. Paul [a eu une conversation] avec Luc
d. la conversation de Paul avec Luc
e. Le tableau [prend forme]
f. la forme du tableau

La fontière entre expression figée et séquence à verbe support est toutefois délicate à établir
dans tous les cas où le nom ne peut être considéré comme l’élément prédicatif principal. Dans
les exemples suivants, pourtant proche à première vue de ceux qui précèdent, le complément
introduit par avec n’est pas sélectionné par le SN corps ou bavette. On est donc obligé
d’analyser [V SN] comme une unité, figée précisément, et faire ou tailler ne peuvent être
considérés ici comme simple support :

(21) a. Paul [fait corps] avec Luc


b. * le corps de Paul avec Luc
c. Paul [taille une bavette] avec Luc
d. * la bavette de Paul avec Luc

7
Une troisième différence entre la phrase libre et la phrase figée est que les compléments
circonstanciels sont généralement considérés comme des adjoints dans la phrase libre, c’est-à-
dire qu’ils ne font pas partie de la valence du verbe et sont par conséquent facultatifs. Or les
compléments adverbiaux qui font partie intégrante de l’expression verbale figée ne sont par
définition pas facultatifs, puisqu’ils sont figés. Que l’on compare par ex. Hier Max s’est lévé
de bonne heure dans lequel de bonne heure est un adjoint temporel, à l’expression Pouvoir se
lever de bonne heure pour 'n'avoir aucune chance de’, dans laquelle le syntagme de bonne
heure est constitutif du sens de l’expression.

5.2. La syntaxe des expressions verbales figées

La syntaxe des expressions figé n’est guère abordée dans les ouvrages traditionnels,
pour la simple raison que l’aspect le plus marquant pour le locuteur en est le sens, qui est le
plus souvent opaque. Or la description syntaxique des constructions figées est tout à fait
pertinente dans la mesure où les éléments figés ont une fonction syntaxique, même s’ils ne
correspondent pas à des arguments sémantiques du verbe.
Que la syntaxe des expressions figées ressortisse en grande partie à celle des phrases
libres, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, peut être illustré par un autre aspect que leur
valence, à savoir les rapports syntaxiques existant entre expressions. Les manipulations
disponibles pour les phrases libres, telles le passif ou l’extraction, sont souvent possibles pour
les phrases contenant une expression verbale figée. Or, à la grande différence des phrases
libres, elle sont extrêmement irrrégulières. Nous examinerons successivement la construction
symétrique, le passif, la construction impersonnelle, l’extraction, la pronominalisation, les
effacements, les expressions à complément datif, la structure causative et l’ordre des mots. Le
nombre de cas de figure étant trop important pour qu’on puisse en donner une description
complète, nous ne donnerons que quelques exemples significatifs pour chacune des opérations
syntaxiques indiquées.

5.2.1. La construction symétrique

On désigne par là la structure à sujet pluriel qui correspond à une structure équivalente à sujet
singulier et complément avec N . On la trouve en syntaxe libre comme dans la syntaxe des
expressions figées:

(22) a. Luc collabore avec Léa / Luc et Léa collaborent


b. Léa s’est bouffé le nez avec sa sœur / Léa et sa soeur se sont bouffé le nez

5.2.2. Le passif

Si on considère des expressions dont le verbe est transitif direct, donc en principe
passivable, on constate que lorsque l'objet direct du verbe est figé, le passage du SN1 en
position sujet par passivation est souvent impossible :

(23) a. Paul a tenu le crachoir toute la soirée


b. * Le crachoir a été tenu par Paul toute la soirée
c. Paul a mordu la poussière
d.* La poussière a été mordue par Paul

8
Dans certains cas cependant, le passif est possible :

(23) a. Léa a pris le pli il y a longtemps


b. Le pli a été pris il y a longtemps
c. Le gouvernement a étouffé l'affaire
d. L'affaire a été étouffée par le gouvernement

Notons qu’il existe plusieurs expressions en être et participe passé formellement identiques
à des constructions passives sans agent, mais dont la forme active correspondante est
inexistante :

(24) a. Cette remarque est frappée au coin du bon sens


b. Cette histoire est cousue de fil blanc

5.2.3. La construction impersonnelle

Quand l’expression figée remplit les conditions usuelles de la construction impersonnelle (cf.
Chap. xxxx), notamment quand la séquence est introduite par un déterminant indéfini, la
construction impersonnelle est parfois possible, mais une fois de plus on constate qu’elle
s’applique de façon très irrégulière :

(25) a. Des ailes poussent à Luc


b. Il pousse des ailes à Luc
c. Un ange passe
d. * Il passe un ange

Dans certains cas, la structure impersonnelle est en revanche plus naturelle que le pendant
personnel :

(26) a. ?* Malheur est arrivé à Luc


b. Il est arrivé malheur à Luc
c. * Des cordes tombent
d. Il tombe des cordes

5.2.4. L’extraction

5.2.4.1. C’est … que

L’extraction en c'est... que des syntagmes non figés qui font partie d’une expression est en
principe possible :

(27) a. C'est Paul qui a fait tourner Léa en bourrique


b. C'est Léa que Paul a fait tourner en bourrique
c. C'est à Luc que le patron a passé un savon
d. C’est le patron qui a passé un savon à Luc

En revanche, l’extraction des éléments figés est logiquement plus problématique, puisque les
N ne renvoient pas à des entités référentielles (cf. infra 5.3.) : ainsi dans l’exemple a. ci-
dessous le trottoir n’est pas quelque chose qu’on « fait », et il n’y a en réalité ni de langue ni
de chat dans l’exemple b. :

9
(28) a. Léa fait le trottoir
b. * C'est le trottoir qu'elle fait
c. Jean donne sa langue au chat
d. * C'est sa langue qu'il donne au chat
e.* C'est au chat qu'il donne sa langue

Mais l’extraction est parfois possible, comme dans :

(29) a. C'est le beurre et l'argent du beurre qu'il veut


b. C'est avec des pieds de plomb que je vais à cette réunion

Par ailleurs, certaines expressions n'apparaissent qu’en extraction, la forme de base n'étant pas
attestée, ou nettement moins naturelle :

(30) a. C'est là que le bât blesse


b. * Le bât blesse là
c. C'est le petit Jésus en culotte de velours qui vous descend dans la gorge
d. ?* Le petit Jésus en culotte de velours vous descend dans la gorge

Notons enfin que l’extraction entre c’est .. que peut être facilitée lorsqu’on ajoute un
modifieur au nom. Cela ne semble toutefois pas propre à l’extraction puisqu’on observe le
même phénomène avec les SN en général qui acceptent fréquemment une alternance V le N /
V un N Modif (31d-e) :

(31) a. Jean a pris une cuite hier soir


b. * C’est une cuite qu’il a prise hier soir
c. C’est une cuite monumentale qu’il a prise hier soir
d. Léa a fait la java hier soir / * Léa a fait une java hier soir
e. ? Léa a fait une java pas possible hier soir

5.2.4.2. La relative

Comme cela a été souvent remarqué, 2


la plupart des expressions n’admettent guère la
relative :

(32) a. Max a abandonné la partie


b. * La partie que Max a abandonnée profitera à son rival
c. Max a mis les pieds dans le plat
d. * Le plat dans lequel Max a mis les pieds
e. * Les pieds que Max a mis dans le plat

Elle ne semble pas tout à fait exclue dans certains cas, mais ils sont rares :

(32) a. Julie a bu la tasse


b. La tasse qu’elle a bue a failli la noyer

2
Martin (1997) et Gaatone (1997) notamment ont abordé cette question dans le détail.

10
5.2.4.3. L’interrogation

Le problème est le même que pour les autres types syntaxiques décrits jusqu’ici :
l’interrogation rend la phrase le plus souvent inacceptable (34), plaisanteries à part (35) :

(34) a. Luc et Léa filent à l’anglaise


b. * Comment filent-ils ? A l’anglaise

(35) a. On va droit dans le mur


b. Où va-t-on ? Droit dans le mur !

5.2.5. La pronominalisation

Les arguments figés du verbe sont difficilement pronominalisables puisqu’ils ont perdu,
entièrement ou partiellement, leur sens référentiel, ce qui rend l'anaphore impossible (cf. infra
5.3.). Mais après détachement, la reprise dans la même phrase par un pronom est parfois plus
acceptable :

(36) a. Max a repris du poil de la bête


b. ?? Il en a repris, du poil de la bête
c. Max est quelqu’un qui garde ses distances
d. ? Max est quelqu’un qui les garde, ses distsances
e. Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ici
f. Il y en a, des coups de pied au cul qui se perdent ici !

Il y a par ailleurs des expressions qui contiennent des pronoms et dont le nom auquel renvoie
l’anaphore est récupérable :

(37) a. Avec lui, tu n'as pas intérêt à l'ouvrir l’ = la bouche


b. Il va falloir les allonger les = les billets, les sous

On observe également que certaines expressions apparaissent nécessairement avec le pronom


parce que celui-ci permet d'atténuer la vulgarité, le N lexical étant tabou :

(38) a. Paul ne pense qu'à ça


b. On se les gèle

A la différence des phrases libres, de nombreuses expressions contiennent un pronom


obligatoire dont le référent n'est pas (plus) identifiable. Il n'y a donc pas à proprement parler
de pronominalisation :

(39) a. Marie en a vu de toutes les couleurs


b. Marie les a à zéro
c. Ça le fait
d. Marie se la pète
e. J’aimerais bien t’y voir
f. Marie en a gros sur la patate

11
5.2.6. Les effacements

Comme en syntaxe libre, l’emploi absolu, lorsqu’il est possible, entraine souvent un
changement sémantique qui confère à la phrase un sens générique. Ainsi dans (40b) on
comprend que Marie est quelqu’un qui par sa personnalité tape sur les nerfs de tout le monde :

(40) a. Marie tape sur les nerfs de Luc


b. Marie est quelqu’un qui tape sur les nerfs

Mais cet emploi n'est pas toujours possible, même dans une expression proche de celle de
(40):

(41) a. Marie tombe sans arrêt sur le râble de Luc


b. ? Marie est quelqu’un qui tombe sur le râble

Certaines expressions figées comportent des syntagmes qui sont facultatifs, il existe alors
deux variantes équivalentes :

(42) a. Léa va son (petit bonhomme de) chemin


b. Ça baigne (dans l'huile)
c. Va te faire voir (ailleurs / chez les Grecs)

Dans certains cas, ces parties facultatives correspondent à des extensions ludiques :

(43) a. Arrête (ton char) (Ben-Hur),(y a une roue qui se décroche) !


b. Tu parles (Charles) !

5.2.7. Les constructions à complément datif

Il existe une série d’expressions dans lesquelles figure un SN qui représente une partie du
corps (Npc) ainsi qu’un complément datif à N ou un complément de nom de N dont le référent
est le possesseur de Npc. Dans les deux cas, le clitique correspondant est lui, le clitique étant
d’ailleurs souvent plus naturel que la forme nominale.
Dans certaines expressions, le complément en de N est plus naturel que à N :

(44) a. La moutarde monte au nez de Léa


b. ? La moutarde monte au nez à Léa
c. La moutarde lui monte au nez
d. Les balles sifflent aux oreilles de Paul
e. ? Les balles sifflent aux oreilles à Paul
f. Les balles lui sifflent aux oreilles

Dans d’autres cas, de N est nettement moins acceptable que à N :

(45) a. On a abîmé le portrait à Luc


d. * On a abîmé le portrait de Luc * au sens de ‘frapper violemment’
c. On lui a abîmé le portrait
d. Marie casse les pieds à sa mère
e. * Marie casse les pieds de sa mère

12
f. Marie lui casse les pieds

5.2.7. La relation causative et la relation converse

5.2.7.1. La relation causative

Pour toute une série d’expressions, il existe une paire dont l'une décrit un procès et l'autre
exprime la causation du procès moyennant l’introduction d’un valent supplémentaire :

(46) a. Que Léa aille au diable / se coucher / se faire pendre / voir ailleurs !
b. Paul a envoyé Léa au diable / se coucher / se faire pendre / voir ailleurs

Il est à noter que dans certains cas, l’expression a valeur causative est la seule possible :

(47) a. Paul a envoyé promener / paître Marie


b. * Que Marie aille promener / paître

Si dans le cas ci-dessus l’alternance entre les deux concerne le sujet et l’objet direct, dans
d’autres cas elle affecte la relation entre le sujet et l’objet indirect :

(47) a. Paul a les jetons / la trouille/ une frousse bleue


b. Cette histoire donne les jetons / la trouille / une frousse bleue à Paul

5.2.7.2. La relation converse 3

Dans une série de cas, l’expression figée a un pendant dont le sens est le même, mais
construit avec un verbe différent et dont les valents n’occupent pas la même position
syntaxique :

(48) a. Le patron a passé un savon à sa secrétaire


b. La secrétaire a pris un savon du patron

5.2.8. L’ordre des mots

Les éléments figés qui constituent l’expression se suivent en général dans un ordre figé:

(49) a. Cette déclaration a mis le feu aux poudres


b. * Cette déclaration a mis aux poudres le feu
c. Il faut appeler les choses par leur nom
d. * Il faut appeler par leur nom les choses
e. Marie a des hauts et des bas
f. * Marie a des bas et des hauts

Les éléments adverbiaux ont parfois une plus grande mobilité, mais c’est loin d’être toujours
le cas :

(50) a. Julie se porte comme un charme


b. ?? Comme un charme elle se porte !

3
Pour une étude détaillée du phénomène des phrases converses, voir G. Gross (1989).

13
c. On l’ a pris le main dans le sac
d. Le main dans le sac on l’a pris !

5.3. La sémantique des expressions figées

Du point de vue sémantique, les expressions figées sont sujettes aux mêmes
phénomènes que les phrases libres, notamment l’homonymie et la polysémie, la synonymie et
l’antonymie. En effet, plusieurs expressions sont homonymiques par rapport à des phrases
libres interprétables au sens premier. Alors que le nom ancre a un statut réfrentiel dans lever
l’ancre pris au sens littéral, dans l’expression homonymique signifiant ‘partir’ l’ancre n’a pas
de valeur référentielle. C’est le statut non référentiel des noms qui explique pourquoi leur
pronominalisation est problématique ou impossible (cf. § 5.2.5) :

(51) a. Le capitaine a donné l’ordre de lever l’ancre


b. Il n’y a plus personne au bar, levons l’ancre aussi
c. Paul a acheté une nouvelle vestei. Ellei est très belle.
d. Paul a pris une sacrée vestei. ?? Ellei était bien méritée

La synonymie affecte les expressions figées tout d’abord parce qu’elles souvent synonymes
d’un verbe simple. Ainsi casser sa pipe équivaut à mourir, lever l’ancre à partir, etc. Plus
suggestives que leurs pendants verbaux, elles en sont des variantes stylistiques. Par ailleurs,
les expressions figées admettent un certain nombre de variantes synonymiques entre elles (à
des différences de registre près), celles-ci pouvant affecter le verbe ou un des valents :

(52) a. Paul a tout de suite annoncé/affiché la couleur


b. Un jour son mari est allé/ descendu/parti acheter des cigarettes
c. Paul lui a cassé la figure/la gueule
d. Cet instituteur n’y allait pas de main morte/avec le dos de la cuillère

Dans certains cas, la variante verbale entraine une nuance aspectuelle :

(53) a. Max avait/prenait un air entendu


b. Léa avait eu/avait pris un coup de vieux à 40 ans

Certaines expressions ont un pendant qui en est l’antonyme :

(54) a. Luc a retrouvé/perdu son sang-froid


b. Leur amour allait crescendo/ descrescendo

Ayant un sens figé, on s’attendrait à ce que les expressions soient monosémiques. Or tout
comme les phrases libres, certaines sont polysémiques : ainsi, une expression comme avoir la
vie dure est passible de plusieurs définitions selon le type de sujet avec lequel elle se combine.
De même, la phrase figée ça va comme ça a au moins deux sens:

(55) a. Les préjugés ont la vie dure ‘persister’


b. Cette mère célibataire a la vie dure ‘vivre dans des conditions difficiles’
c. Max a la vie dure, il a résisté à cette épidémie de choléra
‘résister à ce qui normalement entraîne la mort’
d. Ça va comme ça ! ‘ça suffit’
d. Ça va (comme ci) comme ça ‘ça va moyennement’

14
Certaines modifications des éléments figés sont parfois possibles qui affectent l’interprétation
de toute l’expression :

(56) a. Ce candidat a pris une veste inattendue aux élections


= de façon inattendue
b. Paul a pris une nouvelle veste
= à nouveau

L’ajout de certains éléments à l’expression permet parfois d’introduire un argument


sémantique optionnel qui défige en partie l’expression. Ce genre de jeux de mots est typique
d’un certain style journalistique :

(57) a. Cette nouvelle a mis le feu aux poudres hélvétiques


= ‘a fâché les Suisses’
b. Il faudra séparer le bon grain des réfugiés politiques de l’ivraie des immigrés
économiques

Sans pouvoir chiffrer les données, il semble qu’il existe des domaines sémantiques
privilégiés qui génèrent des séries productives d’expressions. C’est le cas en particulier du
corps humain, des relations amoureuses et sexuelles, de l’ivresse et des états d’âme. En voici
quelques exemples :

(58) a. Qu’il aille au diable / se coucher/se rhabiller / se faire voir/pendre (ailleurs) / se faire
cuire un œuf / se faire voir chez les Grecs / aller voir dehors si j'y suis, etc.
b. Léa a le blues / le moral dans les chaussettes l’âme en peine / Léa est au 36e
dessous / Léa broie du noir / Léa se fait du mouron / Léa se fait de la bile (du mauvais
sang / un sang d’encre / des cheveux blancs/ des cheveux gris) / Léa n’a pas le moral /
Léa porte son cœur en écharpe

Il est évident que si on tient compte de la variation régionale, la richesse des variantes ne fait
que s’amplifier. La section qui suit est consacrée à l’aspect variationnel des expressions
verbales figées.

5.4. La variation régionale

L’attribution d’une étiquette géographique à une expression pose un problème


méthodologique parce que les jugements ne peuvent avoir de valeur absolue. Comme pour les
mots simples, la description de l’usage des expressions figées régionales renvoie
nécessairement à une moyenne des usages, outre que les variétés du français suisse, belge, etc.
sont loin de constituer des ensembles homogènes puisqu’il existe des variations internes à
chacune des régions de la francophonie. Notons enfin que des expressions répertoriées comme
propres à une seule variante dans les dictionnaires sont parfois également utilisées dans des
régions limitrophes. Par exemple, une expression très répandue dans la variété belge comme
avoir facile/avoir difficile est connue également à Lille ou à Nancy. Or elle n’en sera pas pour
autant considérée comme typique de la variété française de France.

5. 4.1. La distribution géographique des expressions

15
Prenant en considération la francophonie d’Europe et d’Amérique du Nord (Belgique,
France, Québec, Suisse), la grande majorité des expressions verbales figées s’avère être
commune (entre 75 et 80% sur un ensemble de 50000 expressions environ). Chacune des
variétés présente bien sûr aussi des emplois spécifiques qui la distinguent de chacune des
autres. On parle par conséquent de belgicismes, de québécismes et d’ helvétismes. En voici
quelques exemples :

(59) a. (B) arriver comme des figues après Pâques ‘arriver trop tard’
b. (B) tomber avec son derrière dans le beurre ‘avoir de la chance’
c. (B) faire un à fond ‘faire cul sec’
(60) a. (Q) attendre mer et monde ‘attendre monts et merveilles’
b. (Q) il y a de la chicane dans la cabane ‘il y a de l’eau dans le gaz’
c. (Q) aller à la chasse pas de fusil ‘être mal préparé’
(61) a. (S) franchir la barrière des röstis ‘aller en Suisse alémanique’
b.(S) avoir de la mordache ‘avoir du bagou’
c. (S) ça va pas le chalet ‘ça va pas la tête’

Ce qui est par contre moins connu, c’est qu’il existe également des expressions qui ne
s’utilisent pas en dehors de l’Hexagone. Il y a donc lieu de parler de francismes. C’est le cas
notamment de

(62) a. (F) s’activer la rondelle 'se dépêcher’


b.(F) se faire appeler Arthur ‘se faire engueuler’
c. (F) peigner la girafe ‘faire des choses inutiles’
d. (F) faire la rue Michel ‘ça convient très bien’

Il arrive qu’une expression commune comme couter les yeux de la tête ait des
variantes dans toutes les régions, par exemple

(63) a. Cette voiture coûte les yeux de la tête


b. (B) Cette voiture coûte un os / un pont
c. (F) Cette voiture coûte bonbon
d. (FQ) Cette voiture coûte un bras
e. (S) Cette voiture coûte un saladier / le lard du chat

Pour des raisons évidentes, les francismes ou expressions inconnues en dehors de


l’Hexagone sont le moins nombreux (quelques centaines d’expressions), alors que les
québecismes, s’employant dans une région relativement étendue et isolée par rapport à la
France le sont le plus (environ 5000 expressions). Les belgicismes et les helvétismes tournent
autour d’un millier d’expressions. Une différence qui oppose les variétés non hexagonales aux
expressions de France est que les premières partagent toutes un substrat (ou adstrat)
germanique : l’anglais au Québec, le néerlandais en Belgique et l’allemand en Suisse. Il n’est
donc pas étonnant qu’on y trouve une série d’emprunts ou de calques:

(64) a. (B) faire de son nez ‘faire l’important’


néerl. van zijn neus maken
b. (B) avoir la (les) cloppe(s) ‘avoir peur’
néerl. de kloppers hebben
(65) a. (Q) avoir les bleus ‘être déprimé’
angl. to have the blues

16
b. (Q) tomber en amour ‘tomber amoureux’
angl. to fall in love
(66) a. (S) faire le poing dans sa poche ‘faire un effort pour se maitriser’
all. die Faust in der Tasche ballen
b. (S) peindre le diable sur la muraille ‘se montrer pessimiste’
all. den Teufel an die Wand mahlen

A part des expressions spécifiques à chacune des régions de la francophonie (y compris celles
de l’Hexagone), il existe toute une série d’expressions qui sont communes à certaines mais
pas à toutes les régions, autrement dit il existe des intersections, par exemple :

(67) a. (BFS) aller au charbon ‘aller au travail’


b. (BF) avoir un bœuf sur la langue ‘s’interdire de parler’
c. (BS) avoir quelque chose de bon ‘avoir encore droit à quelque chose’
d. (FS) avoir les chevilles qui enflent ‘être prétentieux’

5. 4. 2. La comparaison des variétés

Beaucoup d’expressions de sens identique se ressemblent entre elles, tout en présentant


de légères différences formelles d’une région à l’autre, celles-ci pouvant être de nature
lexicale ou morphosyntaxique. Les exemples qui suivent illustrent la variation lexicale :

(68) a. Ce politicien a attrapé la grosse tête


b. (B) Ce politicien a attrapé un gros cou
c. On n’est pas sorti de l’auberge
d.(Q) On n’est pas sorti du bois
e. Luc boude, il fait la tête
f. (S) Luc boude, il fait la potte

Quant à la variation morphosyntaxique, elle peut affecter le nombre, le type de


déterminant, la préposition, etc. :

(69) a. Il veut aller plus vite que les violons ‘vouloir aller trop vite’
b. (Q) Il veut aller plus vite que le violon
(70) a. (B) Léa attend famille 'être enceinte'
b. (Q) Léa attend la famille
c. (S) Léa attend de la famille
(71) a. Il est resté le bec dans l’eau ‘ne pas avoir obtenu ce qu’on veut’
b. (Q) Il est resté le bec à l’eau

On observe inversément que certaines expressions de forme identique n’ont pas le même sens
dans toutes les variantes, il y a donc lieu de parler de faux amis :

(72) a. aller loin ‘réussir sa carrière’


Quand il était petit, on disait déjà de lui qu’il irait loin
b. (B) aller loin (à qqn) ‘toucher profondément’
Ce que tu me dis me va loin
c. (S) aller loin ‘aller au diable’
A son gosse qui l’énervait, la mère a crié : « Va loin !»

17
Notons enfin que la richesse des expressions à travers les diverses régions semble se
situer dans les mêmes domaines sémantiques que ceux qui sont productifs en français
commun. Les exemples qui suivent complètent ceux indiqués plus haut sous 5.3. in fine :

(73) a. (B) Qu’il aille à la moutarde / se faire enrager


b. (S) Qu’il aille aux pives
c. (Q) Qu’il aille au balai / chez le bonhomme / chez le diable / jouer dans le trafic / se
crosser (avec une poignée de braquettes)

18
Bibliographie

Abeillé, A. 1995. The flexibility of French Idioms, in Everaert, M. Idioms. Hillsdale, N.J. Erlbaum.
Bally, C. 1962. Traité de Stylistique française. Genève: Librairie de l'Université Georg & Cie.
Bolinger, D. 1977. Meaning and Memory. Forum Linguisticum, 1, 1-14.
Bolly, C., J. Klein & B. Lamiroy (éds). 2007. La phraséologie dans tous ses états. Louvain: Cahiers de l'Institut
de Linguistique de Louvain.
Fiala, P., Lafon, P. & Piguet, M.F. 1997. (éds) La locution: entre lexique, syntaxe et pragmatique. INALF, coll.
St-Cloud. Paris: Klincksieck.
Firth, J.R. 1957. Modes of Meaning. Papers in Linguistics, 190-215.
Fournier, N. 1998. Grammaire du français classique. Paris: Belin.
François, J. & S. Mejri . 2006. (éds) Compostion syntaxique et Figement lexical. Caen: Bibliothèque de Syntaxe
et Sémantique.
Gaatone D. 1997. La locution: analyse interne et analyse globale, in Martins-Baltar M. (éd.) ,165-177.
Gibbs, R. Idiomaticity and Human Cognition, in Everaert, M. et al. (éds), 97-117.
Giermak-Zielinska, T. 2000. Les expressions figées. Propositions pour un traitement contrastif. Varsovie:
Publications de l’Institut de Philologie Romane.
Gonzalez Rey, I. 2002. La phraséologie du français. Toulouse: Presses de l'Université du Mirail.
Granger, S. & F. Meunier (eds). 2006. Phraseology : an interdisciplinary perspective. Amsterdam: Benjamins.
Gross, G. 1989. Les constructions converses en français. Paris : Droz.
Gross, G. 1996. Les expressions figées en français. Noms composés et autres locutions. Paris: Ophrys.
Gross, M. 1982. Une classification des phrases “figées” du français, Revue Québecoise de Linguistique, 11.2,
151-185.
Gross M.1988. Les limites de la phrase figée, Langages, 90, 7-22.
Grossmann, F. & A. Tutin (éds). 2003. Les Collocations: analyse et traitement. Amsterdam: De Werelt
Guelich, E. & Krafft, U. 1997. Le rôle du préfabriqué dans les processus de la production discursive, in Martins-
Baltar, M. (éd.), 241-276.
Hudson, J. 1998. Perspectives on fixedness: applied and theoretical.Lund Studies in English, 94. Lund: Lund
University Press.
Hunston, S. & Francis, G. 2000. Pattern Grammar. Amsterdam: Benjamins.
Kleiber, G. 1989. Sur la définition des proverbes, in Greciano, G. (éd.) Phraséologie contrastive. Strasbourg:
Université des Sciences Humaines, 233-253.
Klein J.R. et Lamiroy, B. 1995. Les expressions figées du français de Belgique. Linguisticae Investigationes,
XVIII, 2, 1994, 285-321.
Klein J.R. et Lamiroy, B. 2006. Relations systématiques entre expressions figées à travers quatre variétés du
français, in Bolly, C., Klein, J. & Lamiroy, B. (éds),
Lamiroy, B. 2003. Les notions linguistiques de figement et de contrainte, Linguisticae Investigationes, 26, 1, 1-
14.
Lamiroy, B. 2008. Le figement : à la recherche d’une définition. Zeitschrift für Französisiche Sprache und
Literatur, Beiheft 36, 85-99.
Lamiroy, B., Klein, J.R., Labelle, J. & Leclère, C. 2003. Expressions verbales figées et variation en français : le
projet BFQS. Cahiers de lexicologie 2, 153-172.
Lamiroy, B. & Klein, J.R. 2006. Le problème central du figement est le semi-figement. Linx, 53, 135-154.
Lamiroy, B. (coord.), Klein, J.R., labelle, J.,Leclère, C., MEUNIER, A. & Rossari, C. 2010. Les expressions
verbales figées de la francophonie.Les variétés de Belgique, de France, du Québec et de Suisse. Paris :
Ophrys.
Martin, R. 1997. Sur les facteurs du figement lexical, in Martins-Baltar, M. (éd.), 291-305.
Martins-Baltar, M. (éd). 1997. La locution entre langue et usages. Paris: ENS éditions. Fontenay-St Cloud, 3
vol.
Mejri, S. 2003. (éd.) Le figement lexical. Cahiers de lexicologie, 82,1.
Nunberg, G., Sag, I.and Wasow, T. 1994. Idioms, Language 70, 491-538.
Schapira, C. 1999. Les stéréotypes en français: proverbes et autres formules. Paris: Ophrys.
Senellart, J. 1998. Reconnaissance automatique des entrées du lexique-grammaire des phrases figées, in
Lamiroy, B. (éd), Le lexique-grammaire, Travaux de Linguistique, numéro spécial, 109-127.
Svensson, M.H. 2004. Critères de figement. L'identification des expressions figées en français contemporain.
Umeå: Umeå University.
Tollis, F. 2001. (éd.) La locution et la périphrase. Du lexique à la grammaire. Paris: L’Harmattan.
Wray, A. 2002. Formulaic Language and the Lexicon. Cambridge: Cambridge University Press.

19

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi