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Hugo, ou le Je éclaté
Pierre Albouy
Albouy Pierre. Hugo, ou le Je éclaté. In: Romantisme, 1971, n°1-2. L'impossible unité? pp. 53-64;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1971.5372
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1971_num_1_1_5372
Hugo, ou le Je éclaté
1. Notion que nous empruntons à Hugo, mais qu'il faudrait préciser: la voix est liée
au je et, comme le je, le signe le plus difficile à classer, elle réclame un statut ambigu,
ou, plutôt, dialectique ; les rapports code/message (le je comme « embrayeur ■), langue/
parole, devraient aider à situer la voix, dans la zone du a discours » défini par Benveniste.
La voix articule l'individuel au collectif ; proche de l'être, comme le dit Derrida, elle le
fragmente dans l'existence, le reprend et le perd dans le je-ici-maintenant, affirme le moi
et le subordonne à Vautre ; elle est la présence du moi qui s'absente dans l'écriture et elle
embraye cette absence sur la présence du poème.
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poésie est défini par son humanité : le poète parle de l'homme aux hommes.
Mais il est notable que cette valeur universelle et éternelle de la poésie
passe par la voie royale de ce goulet d'étranglement qu'est la famille, le
foyer, la vie privée, l'individu. Le livre même des Feuilles d'automne trouve
sa structure dans ce regroupement du monde entier autour du moi centre
et dans cet incessant mouvement qui ramène tout au moi et retrouve, dans
le moi ou à partir de lui, tout. Toute l'extériorité dans toute l'intimité, ainsi va,
très exactement, la Pente de la rêverie : la totalité dans l'intimité. Le recueil se
construit, comme le poète se définit, entre moi et Pan. Le livre s'ouvre par une
déclaration d'identité : « C'est moi. » Une telle déclaration ne va pas sans
mobiliser l'histoire et les temps : « Ce siècle avait deux ans... » ; mais, ce qui nous
intéresse ici au premer chef, la déclaration d'identité personnelle, avec les
détails sur la famille de celui qui parle et se dit, amène à la déclaration
d'identité poétique : cet homme, né à Besançon, etc., est un poète, c'est-à-dire « l'écho
sonore ». En outre, cette définition fameuse vient après des vers où Hugo
décrit son âme comme un « gouffre », un « monde ». La notion de « l'écho
sonore », qui tendrait à dépersonnaliser le poète et qui le montre passif au
« centre » d'un univers dont il se borne à amplifier les sons, est ainsi équilibrée
par la double affirmation de l'individualité du poète (la poésie est intimité)
et de sa puissance (le poète est rhomme-cosmos). La position du poète comme
tel, c'est-à-dire comme voix, implique sa définition comme individu (sa limite :
1802, Besançon, la mère vendéenne, etc.) et le dépassement immédiat,
concomitant, de l'individualité (le moi gouffre, la tête cosmique). Moyennant quoi,
la voix du poète est la voix de tous, d'un seul et de tout. Passive, active. Au
centre : c'est-à-dire au lieu même d'une dialectique de la totalité. En outre,
ce poème initial doit être mis en rapport avec l'autre poème qui, vers la fin
du livre, définit, à nouveau, la poésie et le poète ; ici, dans la pièce XXXVIII,
qui a reçu le titre significatif de Pan, le poète est l'être à la fois humain et
cosmique qui assure l'échange entre les deux univers, celui des choses visibles
et le monde intérieur ; Y écho — le mot est repris à la dernière strophe — est
alors l'expression même, le signe de la totalité, comme correspondance entre
les deux univers. Ici, Hugo parle des poètes et s'adresse à eux à la seconde
personne du pluriel ; façon de s'adresser à soi-même, de s'adresser à son moi
historique (celui d'un Mage parmi les autres Mages). Mais le poème arrive
juste après le poème de Léopoldine, la Prière pour tous, de sorte que le moi
humain (un père, un fils, un époux, un ami) entre sans cesse en composition
avec le moi poétique, ou parole universelle et qui dit je.
Si, dans la préface des Chants du crépuscule, Hugo avance, derechef, l'alibi
classique : je ne vous parle de moi que pour vous parler de vous, la pratique
poétique que constate la lecture du recueil met en lumière, non pas cette
subordination qui autoriserait le discours individuel en le déguisant en
discours du général, mais, sur un pied d'égalité, cette dialectique de
l'humilité et de l'orgueil qui caractérise, chez Hugo, la littérature personnelle. Le
poète est celui qui écoute et le Prélude le montre à l'écoute des bruits du
monde; mais il est celui qui nomme. Passif, actif; second, premier; il est
un « écho triste et calme », mais il transforme en chant les bruits discordants
de l'univers. Le poème suivant, Dicté après juillet 1830, le montre à la fois
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Une aventure complète s'achève en 1840. Aussi bien le poète Hugo semble
ensuite n'avoir plus rien à dire. Il écrit encore des poèmes et l'on sait
qu'après la mort de Léopoldine et de Claire, l'année 1846 fut féconde.
Mais aucun Uvre ne s'esquisse, dessinant la structure qui accueillerait ces
pièces éparses et leur donnerait un sens. Les Contemplations d'Olympio
n'auraient pu que répéter inutilement les Rayons et les Ombres, qui sont un
terme, étant le chef-d'œuvre de la poésie de l'harmonie. La seconde naissance
exigera la fracture de la vie de Hugo, par cette double mort que furent la
mort de Léopoldine et l'exil. Alors s'accomplit, dans les Contemplations,
une nouvelle aventure de la poésie lyrique, de la poésie qui dit je. Les,
Châtiments, déjà, sont dominés par la figure du poète, qui est maintenant
le Proscrit : l'homme seul. Or, cet homme seul, à la fois, n'est rien (« moi qui
ne suis rien », est-il dit à la fin de la pièce A l'obéissance passive), et, maître
de « la parole qui tue », il est revêtu d'une force énorme, d'une toute-
puissance écrasante et assurée, mais potentielle. Sa force se confond, en
effet, avec celle de Dieu et celle du Peuple. Mais Dieu se tait et se cache
et le Peuple s'est occulté et a défailli ; alors, le moi, le Ego Hugo, entretient,
avec Dieu et le Peuple, le double rapport de la fusion essentielle et de
l'opposition irréductible : la politique hugolienne est appel à Dieu, mais aussi
rappel de Dieu à l'ordre (l'ordre du poète qui dit l'ordre de Dieu) ; elle est
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3. On sait que, dans ses articles de guerre, Brichot, à la suite d'une remarque de
Mme Verdurin, change tous ses je en on, mais en ne cessant pas pour autant de parler de
lui ! Or, comme Га bien vu Roland Barthes, « grotesque, Brichot est tout de même
l'écrivain ». Hugo, comme lui, dit je à travers on, mais, à la différence de Brichot, caricature
de l'écrivain, il dit aussi on à travers je, institue le il(s) dans le je, la non-personne dans
la personne et la personne dans la non-personne, échangeant sans trêve l'existentiel (le je
indicateur d'existence) et l'être dans son indétermination infinie (la mort et tous les
possibles : on).
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