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Romantisme

Hugo, ou le Je éclaté
Pierre Albouy

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Albouy Pierre. Hugo, ou le Je éclaté. In: Romantisme, 1971, n°1-2. L'impossible unité? pp. 53-64;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1971.5372

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1971_num_1_1_5372

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PIERRE ALBOUY

Hugo, ou le Je éclaté

Honneur des hommes, saint LANGAGE,


Voici parler une Sagesse
Et sonner cette auguste Voix
Qui se connaît quand elle sonne
N'être plus la voix de personne
Tant que des ondes et des bois !
Paul Valéry, La Pythie.
Allez, prêtres! Allez, génies!
Cherchez la note humaine, allez,
Dans les suprêmes symphonies
Des grands abîmes étoiles !
Allez goûter, vivants sublimes,
L'évanouissement des deux !
Victor Hugo, Les Mages.

On a longtemps défini le romantisme comme littérature personnelle,


littérature du moi. Contre cette vision étroite, les travaux de Hunt, R. Schwab,
L. Cellier ont mis en lumière l'aspect fondamental du romantisme, qui est
la volonté et l'ambition de la Synthèse. Mais, du coup, certains secteurs de
la production romantique se sont trouvés quelque peu délaissés et la critique
a pris avec eux du retard : ainsi avec la poésie lyrique, qu'il serait urgent de
réapprécier. En fait, c'est l'idée même de moi, la notion romantique du moi,
qu'il conviendrait de réexaminer. Nous nous proposons seulement ici de jeter
un coup d'oeil sur les problèmes du je poétique, dans les quatre recueils
lyriques publiés par Hugo de 1831 à 1840, puis dans les Contemplations.
Il ne s'agira que du moi qui se donne comme tel dans ces textes — sans que
se pose la question du rapport entre ce moi textuel et le moi « réel » ; par « je »,
« moi », sujet individuel, nous entendons l'ensemble des signes qui, dans
ces poèmes, constituent un individu comme sujet de l'énoncé — avec ses
émotions, ses tristesses ou ses joies — en même temps que comme sujet
de renonciation — proférant le poème et le prenant en charge, comme
auteur (le disant sien, s'en affirmant responsable, s'en faisant le destinateur).
Or, de même que le moi est donc doublement sujet du poème, de même —
en particulier chez Hugo — la pratique de la poésie personnelle se double,
très habituellement et de façon sans doute essentielle, d'une théorie de la
poésie personnelle, le problème étant de savoir qui a le droit de parler pour
qui, et, en conséquence, qui parle de qui? A ces questions, les formules
fameuses de Técho sonore et de Tinsensé qui crois que je ne suis pas toi
semblent fournir la réponse d'un classicisme éternel et rénové. En réalité,
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le classicisme de la doctrine hugolienne n'en représente que la surface et


l'apparence. Le moi, c'est-à-dire, encore un coup, le moi dans le poème, le
moi qui parle et qui parle de lui, se fonde perpétuellement sur sa propre
impossibilité. Dans cette béance de moi à je, se produit la voix1. Dans la
manière d'avant l'exil, en laissant de côté l'œuvre antérieure à 1830, une
poétique de Tharmonie résout le problème du moi, de ses « fêlures » et de
ses voix. Mais — et c'est la caractéristique singulière de Hugo —, avec
l'exil et, essentiellement, les Contemplations, le même poète élabore une
nouvelle poétique, qui diverge de celle de l'harmonie et que nous définirons
comme une poétique de la transcendance; si, avant l'exil, les voix
s'épanchaient par les fissures du moi que, du même coup, elles colmataient et,
pour ainsi dire, enrobaient, maintenant, dans l'exil, la voix non seulement
jaillit de la rupture, mais assure la rupture, est, elle-même, rupture.

Le moi n'apparaît pas en poésie sans que se pose le problème de sa voix


et de son droit à la parole. Une parole singulière ne va pas de soi. Parler de
soi et pour soi pourrait aller jusqu'à mettre en cause la communication
elle-même et nous voyons un Jean-Jacques Rousseau, conscient du caractère
incongru du discours personnel, en affirmer la spécificité et justifier un
message de cette sorte. La justification du discours à la première personne
passe par l'appel à la deuxième personne, par l'accentuation émue de
l'instance personnelle du je/tu, et, enfin, par l'affirmation rassurante du nous.
La communication d'homme à homme s'achève en proclamation de l'unité
humaine et les préfaces de Hugo vont répétant cette identité des hommes
et de l'humaine condition. Il n'en persiste pas moins un tout petit noyau
de scandale : si semblable à tous les autres — car nous ne va pas sans tous — ,
ce moi ne saurait, en fin de compte, se constituer comme sujet du discours,
s'il n'est pas, aussi, différent et irréductible en sa différence. Les préfaces —
celle des Feuilles d'automne, par exemple — affectent alors une allure double,
qui marquera semblablement toute la poésie lyrique hugolienne : —
affectation d'humilité (« de pauvres vers désintéressés » dont « l'insuffisance et
l'indigence » n'échappent à personne et, d'abord, pas à leur auteur, des vers
« comme tout le monde en fait ou en rêve », des poèmes qui se sont faits tout
seuls — et cette affirmation sera réitérée dans la préface des Contemplations,
bref, un poète modeste, discret et comme tout le monde); — entêtement
d'autant plus vigoureux qu'il est plus discret, affirmation d'une originalité,
d'une indépendance irréductible, d'un droit à être à contre-courant, parce
que la poésie dit l'essentiel. Et, certes, dans cette préface, l'essentiel de la

1. Notion que nous empruntons à Hugo, mais qu'il faudrait préciser: la voix est liée
au je et, comme le je, le signe le plus difficile à classer, elle réclame un statut ambigu,
ou, plutôt, dialectique ; les rapports code/message (le je comme « embrayeur ■), langue/
parole, devraient aider à situer la voix, dans la zone du a discours » défini par Benveniste.
La voix articule l'individuel au collectif ; proche de l'être, comme le dit Derrida, elle le
fragmente dans l'existence, le reprend et le perd dans le je-ici-maintenant, affirme le moi
et le subordonne à Vautre ; elle est la présence du moi qui s'absente dans l'écriture et elle
embraye cette absence sur la présence du poème.
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poésie est défini par son humanité : le poète parle de l'homme aux hommes.
Mais il est notable que cette valeur universelle et éternelle de la poésie
passe par la voie royale de ce goulet d'étranglement qu'est la famille, le
foyer, la vie privée, l'individu. Le livre même des Feuilles d'automne trouve
sa structure dans ce regroupement du monde entier autour du moi centre
et dans cet incessant mouvement qui ramène tout au moi et retrouve, dans
le moi ou à partir de lui, tout. Toute l'extériorité dans toute l'intimité, ainsi va,
très exactement, la Pente de la rêverie : la totalité dans l'intimité. Le recueil se
construit, comme le poète se définit, entre moi et Pan. Le livre s'ouvre par une
déclaration d'identité : « C'est moi. » Une telle déclaration ne va pas sans
mobiliser l'histoire et les temps : « Ce siècle avait deux ans... » ; mais, ce qui nous
intéresse ici au premer chef, la déclaration d'identité personnelle, avec les
détails sur la famille de celui qui parle et se dit, amène à la déclaration
d'identité poétique : cet homme, né à Besançon, etc., est un poète, c'est-à-dire « l'écho
sonore ». En outre, cette définition fameuse vient après des vers où Hugo
décrit son âme comme un « gouffre », un « monde ». La notion de « l'écho
sonore », qui tendrait à dépersonnaliser le poète et qui le montre passif au
« centre » d'un univers dont il se borne à amplifier les sons, est ainsi équilibrée
par la double affirmation de l'individualité du poète (la poésie est intimité)
et de sa puissance (le poète est rhomme-cosmos). La position du poète comme
tel, c'est-à-dire comme voix, implique sa définition comme individu (sa limite :
1802, Besançon, la mère vendéenne, etc.) et le dépassement immédiat,
concomitant, de l'individualité (le moi gouffre, la tête cosmique). Moyennant quoi,
la voix du poète est la voix de tous, d'un seul et de tout. Passive, active. Au
centre : c'est-à-dire au lieu même d'une dialectique de la totalité. En outre,
ce poème initial doit être mis en rapport avec l'autre poème qui, vers la fin
du livre, définit, à nouveau, la poésie et le poète ; ici, dans la pièce XXXVIII,
qui a reçu le titre significatif de Pan, le poète est l'être à la fois humain et
cosmique qui assure l'échange entre les deux univers, celui des choses visibles
et le monde intérieur ; Y écho — le mot est repris à la dernière strophe — est
alors l'expression même, le signe de la totalité, comme correspondance entre
les deux univers. Ici, Hugo parle des poètes et s'adresse à eux à la seconde
personne du pluriel ; façon de s'adresser à soi-même, de s'adresser à son moi
historique (celui d'un Mage parmi les autres Mages). Mais le poème arrive
juste après le poème de Léopoldine, la Prière pour tous, de sorte que le moi
humain (un père, un fils, un époux, un ami) entre sans cesse en composition
avec le moi poétique, ou parole universelle et qui dit je.
Si, dans la préface des Chants du crépuscule, Hugo avance, derechef, l'alibi
classique : je ne vous parle de moi que pour vous parler de vous, la pratique
poétique que constate la lecture du recueil met en lumière, non pas cette
subordination qui autoriserait le discours individuel en le déguisant en
discours du général, mais, sur un pied d'égalité, cette dialectique de
l'humilité et de l'orgueil qui caractérise, chez Hugo, la littérature personnelle. Le
poète est celui qui écoute et le Prélude le montre à l'écoute des bruits du
monde; mais il est celui qui nomme. Passif, actif; second, premier; il est
un « écho triste et calme », mais il transforme en chant les bruits discordants
de l'univers. Le poème suivant, Dicté après juillet 1830, le montre à la fois
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écho et conseiller : il recueille, répète, amplifie « les conseils de la sagesse >


et « les plaintes du malheur ». Ainsi, cet écho ne se borne point à répercuter.
Le poète est la voix solitaire qui, dans les deux poèmes A Canaris, s'oppose
aux tumultes de la presse à « la tonnante voix », aux clameurs des « rhéteurs
furieux ». La politique hugolienne, à l'instar de la poétique, dit je : elle se
fonde sur la conscience solitaire ; toute la politique hugolienne va se jouer
entre la masse — le Peuple, qui est la totalité — et l'individu, Г« atome », la
conscience, le moi du citoyen. Enfin, après que le poème XX aura rappelé
que le poète a aussi à écouter, déchiffrer et redire la « parole obscure » que
l'univers murmure ou bégaie, un grand poème va, de nouveau, inscrire dans
l'œuvre la figure du poète. C'est le poème XXXII, A Louis В., qui définit la
poésie comme «l'harmonie immense qui dit tout». Synthèse, donc, et totalité.
Mais le poème et le symbole (celui de la cloche) qui expriment cette totalité
expriment, en même temps et, dirais-je, nécessairement, l'individu,
l'individualité. En outre, l'individualité est définie par les souillures et les blessures
qu'inflige l'existence. Le poète est, aussi, un « homme au flanc blessé » et sa
force (son âme est « d'airain pour résister ») ne saurait aller sans sa faiblesse
(son âme est « de verre pour gémir »). Le même symbole définit ensemble le
poète à la voix universelle et l'homme, dans l'individualité de sa confidence,
la puissance de sa voix étant en raison directe de sa fragilité. Verre-airain,
brisure solide. Il faudrait quelque aphorisme de René Char pour dire ensemble
ces contraires alliés qui constituent le poète, ces « loyaux adversaires » que
réunit sa voix.
Si complexe est, en effet, cet être, cette entité qu'on nomme le poète et
qui est le moi se disant, le moi dans son rapport avec sa voix, que, pour
désigner ce poète, Hugo a recours, dans les deux recueils suivants, à un
personnage qu'il appelle Olympic Examinons, dans leur ordre chronologique,
les trois poèmes qui mettent en scène Olympio, dans les Voix intérieures et
dans les Rayons et les Ombres. Le poème XXX des Voix intérieures, qui
s'intitule A Olympio, est daté du 15 octobre 1835 et, bien que le titre A
Olympio soit postérieur, il pourrait être à l'origine de l'usage que Hugo
va faire du pseudonyme. Il exprime, en effet, la douleur furieuse que causent
à l'auteur les critiques qui le harcèlent et le déchirent ; à quoi l'auteur réagit
en écrasant ses censeurs sous l'affirmation sans mesure ni retenue de l'énorme
suprématie de son génie. Ce sont là des sentiments très vivement éprouvés
par Hugo, nous le savons, mais qu'il lui était évidemment difficile d'étaler
ainsi en les prenant à son compte : la pudeur dictait l'usage du pseudonyme.
Tant il est difficile de parler de soi à autrui, tant est délicate à manier
l'instance personnelle du je/tu — surtout dans ce cas exemplaire où le rapport
du moi aux autres est celui de l'agression subie et rendue, de l'orgueil et de
l'humiliation. Quelle est, alors, la structure du poème A Olympio ? Dans les
quatre vers initiaux et, plus loin, dans quatre autres vers de transition, il est
rappelé à Olympio tutoyé le fait même du dialogue qui cristallise le poème :
troisième personne et deuxième personne du singulier. Puis un « ami » — dont
la « voix » est « pareille » à celle d'Olympio, mais est moins « haute » — tient
à Olympio un discours à la deuxième personne, le sujet de ce discours (sujet
de l'énoncé) étant Olympio : « Te voilà donc, ô toi... » Enfin, Olympio prend la
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parole et répond — sujet de l'énoncé et sujet de renonciation — à la première


personne. Donc, sujet « intime » : souffrances d'Olympio, et jeu des pronoms
ne permettant l'usage de la première personne qu'après le passage par le il et
par le tu. Encore faudrait-il se demander qui profère le poème. Ce n'est point
Olympio, mais est-ce Г « ami » ? Bien plutôt l'ami n'a, comme Olympio, que
statut de personnage, le poème — le dialogue — étant alors rapporté par une
tierce voix anonyme — qui, cependant, tutoyant Olympio, pourrait sembler
celle de l'ami (ou être celle d'Olympio se parlant à lui-même). Le poème
suivant, A Ol. (Voix intérieures, XII), raconte la première rencontre de
Victor avec Juliette : « Car le baril de poudre a peur de l'étincelle » ! Sujet
intime, derechef, et dont la « généralité », Г « universalité » ne justifiaient
nullement, certes, le recours à Olympio, défini comme « l'homme » dépassant
le moi... Nul « élargissement » du lyrisme, ici. Tout au plus l'usage du
pseudonyme obéirait-il à quelque motif de pudeur, comme dans la pièce
précédente. La structure est la même, plus simple seulement : quelqu'un parle et
s'adresse à Olympio, appelé « poète », en utilisant la deuxième personne du
singulier. Il s'agit encore d'une confidence personnelle, mais faite par le biais de
la deuxième personne, du tu et non du je. Et celui qui est nommé « poète » ne
parle pas dans ce poème, dont il constitue le sujet de l'énoncé, non celui de
renonciation — encore que ce nom même de « poète » qui lui est donné invite
à lui attribuer le poème... Sujet intime encore et enfin, dans les Rayons et
les Ombres, avec Tristesse d'Olympio, et, ici, discours à la première personne,
mais après un long passage par l'instance apersonnelle du il. Sujets intimes
et structure en désaccord avec le sujet, excluant le plus possible le je ou ne
l'autorisant qu'après passage par le tu ou le il. Si nous jetons un coup d'oeil
sur les textes où apparaît Olympio en dehors de ces deux recueils, nous
trouvons deux poèmes de Toute la lyre, un peu plus tardifs (III, xu, t. I,
p. 219-220, et V, vm, t. II, p. 20 de l'édition de l'Imprimerie nationale),
dont le sujet est toujours intime et qui sont, l'un et l'autre, à la deuxième
personne du singulier. Si nous nous reportons alors au fragment de prose
qui, vers 1840-1845, annonce des Contemplations ďOlympio, nous notons,
une fois de plus, que le classicisme de la doctrine (lyrisme élargi appelant
cette figure qui « est encore l'homme », mais « n'est plus le moi ») n'est qu'un
paravent. En quoi consiste donc, dans les cinq poèmes d'Olympio, cet
élargissement ? Je veux bien, tout au plus, l'apercevoir dans Tristesse d'Olympio,
mais il n'y frappe pas plus que dans le Lac de Lamartine ou maint autre
poème personnel de Hugo... Ce qui frappe, au contraire, dans tous ces
poèmes, c'est une certaine difficulté à parler de soi. Et c'est une certaine
manière de parler de soi et de parler à soi. Un autre fragment de prose
attribue à Olympio, dans le moi, « la lyre » (et à Hermann « l'amour », à
Maglia « le rire », à Hierro « le combat ») ; voilà qui n'est pas sans exactitude :
Olympio, c'est le moi dans son rapport avec sa voix. Olympio, c'est le poète,
en tant que moi qui se dit ; c'est le rapport du sujet avec son propre discours
— et non sans la distance qu'implique ce discours. Olympio, c'est la figure
du moi qui se sépare pour parler.
Or, les Voix intérieures, puis les Rayons et les Ombres mènent à bien cette
tentative de fonder le discours personnel — le « sujet » de ces deux recueils
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étant la poésie lyrique elle-même et ses possibilités. Le titre même du premier


recueil pose la question du lieu de la parole, et la préface insiste : ce lieu
où se forme la voix, est-ce l'âme? Oui et non. La parole est triple — très
radios. Elle naît quand, aux voix de la Nature et de l'Histoire, s'ajoute l'écho
de la parole intérieure : alors, l'écoute se transforme en voix, et, à dire vrai,
ni la voix ne pourrait naître sans l'écoute, ni l'écoute se former sans la voix.
Intérieure et extérieure, dialectique entre le moi et l'infini, la poésie requiert
l'habituelle proclamation d'orgueil et d'humilité : voix de la totalité, « la
poésie est comme Dieu : une et inépuisable » ; voix qui prend sa source au
plus caché de l'individu, elle est définie comme un «écho intime et secret».
Ainsi, dans les Rayons et les Ombres, la pièce XXI dira le poète «petit
comme source », mais « grand comme fleuve ». La puissance du moi-poète est
immense et en raison directe de la fragilité et de l'humilité du moi-homme.
Cette dialectique de la force et de la faiblesse s'exerce dans plusieurs poèmes
des Voix intérieures, où la voix du poète vient prendre en charge la voix
faible et rétablir sa suprématie sur les voix fortes et bruyantes. Au poème I,
par une ultime strophe, la voix de Jésus qui va s'affaiblissant recouvre, pour
finir, la voix forte du siècle (structuralement, la strophe 11, sur la voix de
Jésus, s'oppose et fait, à elle seule, équilibre aux dix strophes qui précèdent).
Même renversement dans le poème II, Sunt lacrymae rerum : le poète parle
pour le roi mort (condamné au silence), alors que se taisent les canons
retentissants qui devraient tonner. Dans le poème IV, A l'Arc de triomphe, il est
prédit que Paris, vivant et bruyant, un jour se taira; puis la voix du poète
s'élève et, équilibrant le poème tout entier par le dernier hémistiche, rétablit,
contre le bruit formidable et provisoire de l'Histoire, le nom oublié — et
sauvé — du père. Ailleurs encore, dans les pièces VI et VII, par exemple,
la voix du poète sauve du silence, contre le bruit, les oubliés ou les morts.
La voix du poète est la force de la faiblesse. Et, après que toute une série
de poèmes, qui culmine avec la pièce XXVIII, Tensor, dudar, ont énuméré les
difficultés de l'écoute des voix extérieures, le poème XXIX, A Eugène,
vicomte H., montre, à nouveau, le poète parlant à la place du mort, de celui
qui n'a pas parlé et s'est muré dans le silence et la mutité. Ensuite, dans la
pièce XXX, le poète devient Olympio, celui qui, triomphant des difficultés
de l'écoute, impose au monde sa voix (sa : la voix d'Olympio et la voix du
monde...) ; alors, la poésie profère les « grandes harmonies ». La dernière
pièce (XXXII) rappelle que le silence n'est que provisoire, de la Muse aux
hymnes d'airain, à la vox ferrea, à la voix-foudre. Sur le fond du silence
d'Eugène — la mort qui fonde le droit à la parole — , au-dessus des bruits,
prête à devenir foudre, mais demeurant l'écho intime des vastes harmonies,
la voix du poète s'est posée. Quelques poèmes « personnels », sur l'amour et
les enfants, rappellent l'individualité humaine du poète. La voix de tous et
de tout, qui est harmonie universelle, est aussi la voix ďun individu, défini
par ses amours et ses amitiés, par sa maîtresse, par ses enfants, et par le père
et le frère — les deux silencieux, les morts —, qui signent l'œuvre — du
nom Hugo en épigraphe, de l'initiale H dans le corps du livre. Les Voix
intérieures ont défini la stature et le statut d'Olympio ; les Rayons et les
Ombres n'ont plus qu'à établir la sagesse d'Olympio. La préface, toute de
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modestie et de grandeur, assigne au moi sa place. Le moi est la source, mais


discrète; il est perméable à l'univers qui rayonne à travers lui, et sa place
est au centre, au point focal où l'univers peut, en se concentrant, être dit.
La voix juste est une voix bien placée ; la poétique s'achève en sagesse. On
verra, dans la suite des poèmes, se préciser la fonction du poète conseiller
des rois et des faibles, voix qui s'élève sans trêve (fréquence des expressions-
charnières telles que : « Et moi je dis... », « J'ai dit... », « Je dirai... »), et qui,
s'adressant à quiconque, rétablit, chaque fois, l'équilibre. La voix du poète
est la mesure même du monde. Actif, le poète est, en même temps, passif : il
reçoit (« l'urne du monde » s'épanche dans l'âme de Palestrina) et répand
sur le monde ce qu'il a reçu de lui (la « voix » du poète est « sur le monde
épanchée »). Dans le poème terminal, Sagesse, le poète se laisse envahir
par les trois grandes voix qui définissent, contradictoirement, Dieu : lieu de
la parole totale, le poète reste lui-même discret et humble et, « cerveau
fragile», laisse les voix accomplir ce queues font en lui — c'est-à-dire la
poésie même. En effet, le poème et le recueil s'achèvent en inscrivant dans
l'œuvre l'écriture poétique; les derniers vers expliquent comment se font
les vers : ils sont l'œuvre de tout l'univers et du poète ensemble. Poème
de la modestie, Sagesse remplit, toutefois, tout le registre, des humbles
Feuillantines au Dieu immense; poème de la sérénité, Sagesse définit la
poésie comme l'harmonie qui englobe l'univers. Et la puissance totalisante,
qui réunit les trois voix contradictoires, est justement la voix la plus discrète,
mais qui est au centre, la voix du poète, qui dit je, parle pour tous et parle
tout.

Une aventure complète s'achève en 1840. Aussi bien le poète Hugo semble
ensuite n'avoir plus rien à dire. Il écrit encore des poèmes et l'on sait
qu'après la mort de Léopoldine et de Claire, l'année 1846 fut féconde.
Mais aucun Uvre ne s'esquisse, dessinant la structure qui accueillerait ces
pièces éparses et leur donnerait un sens. Les Contemplations d'Olympio
n'auraient pu que répéter inutilement les Rayons et les Ombres, qui sont un
terme, étant le chef-d'œuvre de la poésie de l'harmonie. La seconde naissance
exigera la fracture de la vie de Hugo, par cette double mort que furent la
mort de Léopoldine et l'exil. Alors s'accomplit, dans les Contemplations,
une nouvelle aventure de la poésie lyrique, de la poésie qui dit je. Les,
Châtiments, déjà, sont dominés par la figure du poète, qui est maintenant
le Proscrit : l'homme seul. Or, cet homme seul, à la fois, n'est rien (« moi qui
ne suis rien », est-il dit à la fin de la pièce A l'obéissance passive), et, maître
de « la parole qui tue », il est revêtu d'une force énorme, d'une toute-
puissance écrasante et assurée, mais potentielle. Sa force se confond, en
effet, avec celle de Dieu et celle du Peuple. Mais Dieu se tait et se cache
et le Peuple s'est occulté et a défailli ; alors, le moi, le Ego Hugo, entretient,
avec Dieu et le Peuple, le double rapport de la fusion essentielle et de
l'opposition irréductible : la politique hugolienne est appel à Dieu, mais aussi
rappel de Dieu à l'ordre (l'ordre du poète qui dit l'ordre de Dieu) ; elle est
60 Pierre Albouy

appel au Peuple, mais aussi rappel du Peuple à l'ordre (celui du moi du


citoyen qui, contre les masses, dit la parole du Peuple). Dialectique des
foules et du moi — et tel est le sens du « Et s'il n'en reste qu'un », vers
fondamental, vers-clé des Châtiments; le moi résume et sauvegarde le tout
(le Peuple et Dieu) contre le rien ou le mal (le pouvoir impérial, qui n'est
qu'apparence) et à travers l'absence du Peuple et de Dieu, qui est dans
l'histoire ce qu'est la mort pour l'individu (le passage même du progrès, par
le passage à vide). Ainsi s'inaugure une poésie du moi énorme et atome,
seul et tout, de même essence que le Peuple et Dieu et s'en distinguant,
comme leur voix (et la voix de leur conscience). La poésie lyrique se définit
alors, d'emblée, comme un dialogue, entre le moi et l'Océan : dès l'arrivée
à Jersey, le 26 août 1852, la Lettre de l'exilé arrivant dans le désert, recueillie
dans Toute la Lyre, pose ce discours :
Je parle à Xocéan, et je lui dis: C'est moi.
Or, qu'est-ce que cet océan, par rapport auquel, devant qui, contre qui, avec
qui le moi se déclare? C'est la figure même de l'infini sur la terre; infini
cosmique et, aussi, infini du progrès (infini de l'histoire, comme masse sombre
reflétant l'étoile, nuit offerte et promise à la lumière) ; c'est, aussi, le mal,
la séparation, l'instrument et le lieu de l'exil, la mort. Le moi qui s'érige
dans l'île, s'érige au cœur même de la mort.
C'est ce moi avec sa mort qui parle dans les Contemplations. Voyons,
en effet, comment se marque ici le sujet de renonciation, en examinant
surtout les poèmes qui mettent en scène et sur la sellette le poète. Car on
peut redire des Contemplations ce qu'il nous est apparu des quatre recueils
de 1831 à 1840, que le sujet du livre est toujours aussi la poésie et le poète.
L'écriture poétique.
Deux affirmations, au début de la préface, dont on ne saurait exagérer
l'importance : 1. « Ce livre doit être lu comme le livre d'un mort. » 2. Ce livre
s'est fait tout seul, ou, ce qui revient au même, c'est la vie qui l'a fait2.
Jeu d'identité et d'opposition. Et la préface se construit sur les oppositions
et identités du moi et du toi, ou de l'auteur et du lecteur, ainsi que de la
Solitude et de la Foule. La synthèse est faite par l'âme « qui se raconte dans
ces deux volumes », que sépare « un abîme », « le tombeau ». L'âme est, à la
fois, la synthèse du je et du tu, du singulier et du pluriel, et sa propre division,
sa propre facture : un abîme au centre. A cette âme qui « se raconte » et
est posée comme sujet de l'énoncé et sujet de renonciation, l'instance du je
ne saurait suffire. A l'instance personnelle s'ajoute l'instance apersonnelle et
la synthèse s'opère par la séparation, la déchirure. Il nous semble, alors,
que le pronom qui convient à cette âme, double sujet des Contemplations,

2. L'image de 1856 : « La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements


et les souffrances, Г [le livrej a déposé dans son cœur », correspond exactement à l'image
de 1831, dans la préface des Feuilles d'automne, mais en l'inversant : maintenant, le livre
filtre dans le cœur qui le recueille comme une eau profonde ; jadis, la poésie était une
eau qui coulait du cœur fissuré. (« Ce sont de ces élégies comme le cœur en laisse sans
cesse écouler par toutes les fêlures que lui font les secousses de la vie. ») Preuve
supplémentaire de l'identité de l'intériorité et de l'extériorité, ou de leur aptitude à se renverser
l'une dans l'autre.
Hugo, ou le Je éclaté 61

ce serait le je/on. Un je qui s'assimilerait les vertus et le statut du on. A la


fin du chapitre Immortale jecur, dans les Misérables, Jean Valjean, à la veille
de se dénoncer à Marius, reste prostré et c'est à peine si, par instants, il
tressaille. « Alors, dit Hugo, on voyait qu'il vivait. Qui ? on ? puisque Jean
Valjean était seul, et qu'il n'y avait personne là. Le On qui est dans les
ténèbres. » C'est-à-dire Dieu. Mais aussi l'auteur. Et le lecteur. L'écriture
passe par le on. Dieu et le poète disent on. Nous n'analyserons pas les
occurrences de on dans les Contemplations, nous indiquerons seulement
comment je ne va pas, dans ce recueil, sans les valeurs du on telles que les
définit la grammaire : On, nous dit Grevisse, sert à désigner une ou plusieurs
personnes et peut prendre la valeur de je, tu, nous, vous, il(s), elle(s) 3...
Si nous mettons en rapport deux poèmes longs du livre I, le septième,
Réponse à un acte d'accusation, et le treizième, A propos d'Horace, nous
constatons que l'un et l'autre débutent par l'instance personnelle du je /tu.
Le poème I, vn, s'ouvre par la déclaration : « Donc, c'est moi... » et l'alinéa
finit par le nous, synthèse du je/tu : « Causons. » Puis le poème est rythmé
par les incipit de paragraphes : « Quand je sortis du collège... », « Donc, j'en
conviens... » ; « J'ai dit » est répété quatre fois de suite au début de quatre
vers. De même, dans I, хш : « Je vous hais... », « Et, là, je m'écriais... », « Et
j'ajoutais... », « Et, ma rage croissant, je reprenais... », etc. Puis, par
l'intermédiaire de l'histoire, des autres, le poème est pris en charge par une voix
anonyme et totale. Dans I, vn, la charnière : « Et ce que je faisais, d'autres
l'ont fait aussi» introduit à l'évocation de la Révolution. Puis, c'est la
troisième personne qui gouverne : elle, la poésie, et la formule se répète
cinq fois : «Elle est... ». Elle est... tout. Je parlais tout à l'heure, maintenant,
c'est on qui parle. Dans I, хш, la charnière est aussi l'époque de l'histoire :
« Un jour, quand l'homme... », « Quand les sociétés... ». Puis vient l'exaltation
de la poésie et de la science, qui se conclut par une apostrophe à la nature-
alphabet, à l'écriture cosmique. Au discours du on. En outre, le poème I, vn,
nous conduit au poème I, vin, Suite, où le poète cède l'initiative au mot:
la poésie se fait d'elle-même, c'est le mot qui mène, le mot, qui est le Verbe,
qui est Dieu, et aussi le peuple, étant foule. La poésie dit on. La pièce
suivante nous fait assister au mouvement inverse (et, bien sûr, identique) :
on remonte, cette fois, du poème au poète; mais le poète porte en lui tous
les hommes : son je est un nous ; en outre, il devient poète et créateur par la
souffrance, la déchirure : « Dans sa genèse.../ Lui, le souffrant du mal éternel,
il se verse. » Là où est la rupture (ou toute forme de la mort), là naît récriture ;
là s'opère la synthèse du on. Et c'est ce que confirme le poème suivant,
A Madame D.G. de G., qui oppose nettement deux parties : « Jadis, je vous
disais : ... Madame. » C'était le temps des succès mondains de la « Muse » ;

3. On sait que, dans ses articles de guerre, Brichot, à la suite d'une remarque de
Mme Verdurin, change tous ses je en on, mais en ne cessant pas pour autant de parler de
lui ! Or, comme Га bien vu Roland Barthes, « grotesque, Brichot est tout de même
l'écrivain ». Hugo, comme lui, dit je à travers on, mais, à la différence de Brichot, caricature
de l'écrivain, il dit aussi on à travers je, institue le il(s) dans le je, la non-personne dans
la personne et la personne dans la non-personne, échangeant sans trêve l'existentiel (le je
indicateur d'existence) et l'être dans son indétermination infinie (la mort et tous les
possibles : on).
62 Pierre Albouy

mais Delphine est morte et « maintenant » Hugo la tutoie et l'interpelle du


nom de «Poète». Le tu et le je se mêlent: «ta lyre» et «mon sombre
océan », cependant que

La nature éternelle, et les champs, et les bois,


Parlent à ta grande âme avec leur grande voix !

La mort assure la naissance du poète comme synthèse du je, du tu et du eux ;


on est passé de l'instance personnelle au on, synthèse du je/tu et du il(s).
Singulier et pluriel. Vers la fin de ce livre I un poème, encore une fois,
définit le poète : c'est le poème XXVIII, qui définit d'abord le poète comme
un « esprit », puis dépeint les strophes comme des « oiseaux » et fait surgir
le « vers fauve » ; alors, après ce passage par le texte (par la poésie), le poète,
d'« esprit», est devenu «forêt». Homme-nature; je/on.
Obligé de survoler ce long recueil, indiquons seulement que le livre II
est le livre de l'amour ou, plus exactement, des amants et de la nature, qui
s'opposent ou se conjuguent; l'instance personnelle se heurte à l'instance
apersonnelle, puis se combine avec elle et l'antithèse se fait synthèse,
particulièrement dans les curieux poèmes qui décrivent une sexualité cosmique :
mais cette synthèse de l'humain et du cosmique n'est possible que par la
mort; c'est après la mort des amants que leur amour devient cosmique.
Le je/tu se fait on, dans ces noces cosmiques d'après la mort, et le on acquiert
les vertus du je/tu, c'est-à-dire l'amour et la sexualité. Pour faire bref, nous
nous contenterons de rapprocher le poème initial et le poème final de ce
livre IL « Tout conjugue le verbe aimer » ; ainsi débute le poème I ; le poème
d'amour, qui est, par excellence, poésie humaine et poésie personnelle, est
ici pris en charge, énoncé par « tout » et « tout » répète le quatrain des quatre
vents avec lequel s'achève ce poème où le je de la poésie d'amour s'est
changé en on immense. La pièce finale, II, xxvin, oppose, au contraire,
le ciel à l'âme, qu'il faut préférer; l'amour, instance personnelle, s'oppose
au cosmique ; mais la fin du poème (et du livre) est étrange : l'évocation des
souvenirs, à l'avant-dernière strophe (« О souvenirs ! trésor dans l'ombre
accru ! »), débouche, de surprenante façon, sur le conseil d'oublier :

Laissons tomber la coupe au fond des mers.


L'oubli! l'oubli! c'est l'onde où tout se noie;
C'est la mer sombre où Von jette sa joie.

Le triomphe du moi (ou du toi), préféré à la nature impersonnelle, le


triomphe du nous de l'amour, s'achève par ce on qui confond la conscience avec la
mer où tout disparaît. Le poème initial affirmait le on-vie comme sujet de la
poésie amoureuse; le poème final confie ce rôle au on-mort. Du livre III,
nous ne retiendrons que Magnitudo parvi : le pâtre y donne l'image du poète
comme « on historique » (pâtre de Chaldée, de Judée, il est Moïse ou Orphée,
de même qu'au poème III, i, le poète est Dante, et au poème III, xxvm,
Shakespeare) et comme « on cosmique » (sa conscience absorbe le ciel). Mais,
au sein même de ce on, réapparaît la dimension du je, dans l'affirmation de
Hugo, ou le Je éclaté 63

la solitude ; le pâtre est le Solitaire et l'on peut le dire « on Solitaire » si l'on


se souvient que l'étymologie hugolienne de on est unus. Tout Un, c'est, aussi,
chez Hugo, le nom de Dieu. Un curieux passage de Magnitude parvi décrit
l'évanouissement de l'histoire (Ptolémée est aveugle et Newton myope) et du
cosmos (dérisoires sont la Terre qui dit « J'existe » et le Soleil qui dit « Je
suis ») ; demeurent Г« œil solitaire » et le « seul rayon » ; puis l'être est nommé
« Gouffre et Légion». Gouffre, parce qu'il est sans fond; mais Légion?
Pourquoi, au terme de cette montée vers la solitude essentielle, cette
affirmation surprenante de l'être comme multiplicité ? C'est que, derechef, nous
voilà renvoyés à l'instance hugolienne du je/on, comme unicité-foule, instance
personnelle-apersonnelle, immanente-transcendante.
Ou vie-mort. Les livres IV et V sont les livres de la mort et de l'exil,
expressément assimûe à la mort. Le poète est devenu fantôme; quand il
s'embarque à Anvers (pièce V, xv), la mer, figure de la mort et de l'immensité,
l'introduit dans «l'unité sinistre de la nuit», unité multiple et fracturée par
la mort, unité du je/on. Le poème V, xxv, décrit, à nouveau, la strophe et
le poète, les rapports du poète avec son langage et attribue au poète un
« crâne à la fois céleste et souterrain » ; un je continue ici à se dessiner
au-delà de toutes les déterminations précises de la personne et de la non-
personne, haut qui est bas, bas qui est haut, intériorité extérieure et extériorité
intérieure, je s'attribuant les valeurs du on.
Dès le premier poème du livre VI, apparaît un « fantôme » qui dialogue
avec le poète. Dans les livres précédents, maintes fois, le poète a interpellé
Juliette, ou Léopoldine, les hommes, les malheureux, Charles Vacquerie;
désormais, c'est lui qui est interpellé et le poème est pris en charge par un
« spectre » qui s'adresse au poète, devenu destinataire du message. Il en va
ainsi du poème III (« Un spectre m'attendait.../ Et m'a dit... »), et le poème II,
Ibo, qui est le poème de l'instance personnelle superbe (Je/tu, le poète à
Dieu) est pris entre deux poèmes où ce je/tu cède la place à un je/tu d'une
autre sorte, inverse, où c'est le poète qui est tutoyé et transformé de desti-
nateur du message en destinataire. Si l'on ajoute que le poème IV (« Ecoutez,
je suis Jean... ») est celui du on historique (les noms du poète, propres et
communs), on constatera que les quatre premiers poèmes du livre présentent
les trois déclinaisons du poète, qui font apparaître, dans leur suite et leurs
rapports, le je et sa transcendance (c'est-à-dire le je comme autre, identité
qui se fracture et se dépasse). Les poèmes-dialogues, où le poète n'est plus
celui qui parle, mais celui à qui l'on parle, aboutissent au poème final, Ce que
dit la Bouche d'ombre, dont le titre même proclame la dépossession du poète.
Mais avant ce poème XXVI, le poème XXIV est le poème le plus personnel
du livre : il est, éminemment, un poème biographique, parlant du père, de
la mère, du fils premier-né, de la fille aînée du poète, et chaque strophe s'ouvre
par un je, parfois répété. Il suit le poème XXIII, qui définit la personnalité
et la méta-personnalité des Mages, avec leur dimension historique et leur
dimension cosmique; l'inconscience des Mages quant à leur propre
personnalité, à la section III, s'accorde à leur héroïsme individuel, à la section IV ;
les Mages forcent Dieu et en émanent, et la mort est leur triomphe,
l'évanouissement est leur affirmation. Ainsi, le poème XXIV est celui du je,
64 Pierre Albouy

unique sujet de l'énoncé et de renonciation; le poème XXVI supprime le je


comme sujet de l'énoncé et de renonciation et le remplace par un tu,
destinataire du poème, le poète ayant alors le statut du lecteur; le poème XXIII
énumère les contradictions assumées et dépassées par l'instance propre des
Mages, le je/on. Enfin, hors livres, le poème terminal, A celle qui est restée
en France, répond à la préface et réaffirme que le livre s'est fait tout seul;
il contient, pourtant, le moi, tout comme il contient l'univers ; mais il
appartient à la tombe. Le poète est là, qui dit je et qui a pris la posture du desti-
nateur du livre ; il se pose comme sujet de l'énoncé (« ce livre où vit mon
âme ») et comme sujet de renonciation. En même temps, le livre n'existerait
pas sans tout le reste, sans le monde — et sans la mort. L'œuvre ne s'achève
que par la donation de l'œuvre à la morte, qui la prend en charge. L'œuvre
serait incomplète si elle ne rejoignait, à travers la mort et la mer, cette
tombe. Le livre existera quand la morte le lira. Mais à peine l'écriture sera-
t-elle ainsi constituée et achevée par la lecture qu'elle s'évanouira : le Uvre
deviendra fantôme et ses pages s'envoleront « en étoiles dans l'ombre ». Ainsi,
il est impossible de réduire le je du poète au moi ou au non-moi. Il est je et on.
Il est le je et sa propre transcendance, vécue par la mort, assumée par la voix.

Si la période qui va des Feuilles d'automne aux Rayons et les Ombres


s'achève par la Sagesse, qui correspond, sur le plan éthique ou du vécu, à
l'harmonie, loi de l'univers et de la poésie, à partir de l'exil se dessine une
curieuse tendance à effacer l'œuvre, pour finir. Cet effacement est suggéré
par le poème final où l'œuvre, en retournant à la tombe, se dissipe dans le
cosmos. Bientôt, l'ultime chapitre des Misérables inscrira l'œuvre en elle-
même, en l'effaçant: sur la tombe sans nom de Jean Valjean, la pluie et la
poussière ont effacé les vers qui résument le roman qu'on vient de Иге et
qu'y traça « une main » (l'auteur, qui dit on, ou l'écriture elle-même). Mais les
Mages ne sont-ils pas voués à « l'évanouissement » ? On est amené à poser
ces équations : Mort = Progrès = Transcendance = Ecriture. Ecriture de
la transcendance, poésie du moi qui se brise incessamment pour renaître,
soumise à cette impulsion sans fin qu'est la rupture, l'écriture poétique des
Contemplations se produit continûment en ne cessant de se raturer. Telle
est, à partir de l'exil, la modernité de Hugo, que la meilleure critique hugo-
lienne a déjà bien suggérée, avec les travaux de J. Seebacher et J. Gaudon.
Il vaudrait la peine peut-être de continuer et de préciser ces analyses du je
poétique, non seulement chez Hugo, mais aussi chez Nerval et Baudelaire,
mais aussi chez Musset et chez Lamartine. Qui sait si les Nuits et les
Méditions ne nous révéleraient pas, elles aussi, un peu de cette complexité
qu'à tout le moins je voudrais avoir fait apparaître dans la poésie lyrique
hugolienne? Dans ce domaine du lyrisme romantique, il serait urgent de
compliquer les problèmes.

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