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Communications

La voix de Barthes
Julia Kristeva

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Kristeva Julia. La voix de Barthes. In: Communications, 36, 1982. Roland Barthes. pp. 119-123;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1543

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_36_1_1543

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Julia Kristeva

La voix de Barthes

Tous ceux qui ont aimé un mort, survivent à la blessure ouverte


par sa disparition, en le maintenant présent, vivant. Le souvenir,
alors, prend la place d'un temps omniprésent : le passé coupé et
l'avenir impossible se confondent dans l'intensité d'une
permanence où/e, qui se souvient, s'affirme dans, à travers, aux dépens
du disparu. Piège doré du narcissisme. Dynamique banale du
deuil.
Cependant, le présent reste la seule dimension où je peux
penser, lire, entendre Barthes. Est-ce parce que j'ai l'impression
que cet écrivain nous donne d'abord et essentiellement une voix ?
Ce timbre d'une fragilité ferme confère à sa communication
immédiate, malgré la discrétion de la conversation, malgré la
distance, la force d'un contact physique. L'homme qui s'adresse à
vous livre une parole au-delà du sens. Rien que dans le
tremblement de ce non-sens, de ce plus-que-sens vocal, il avoue toute son
histoire et son corps.
Le charme des premiers cours à la veille de Noël 1965 ; des-
entretiens dont les thèmes suivaient, évidemment, l'évolution des
idées nouvelles que Barthes précédait ou qu'il attrapait toujours
à temps (certains croyaient bêtement qu'il les dirigeait) ; ces
appels téléphoniques timides et d'une courbe chantée ironique,
comme pour marquer l'inanité du propos commun et de sa propre
demande ; l'aveu las mais enjoué des « ennuis » infligés par les
inévitables « casse-pieds »... Tout cela qui résonne toujours,
encore, au présent, est inscrit dans l'étoffe du son et dans les
inflexions de la mélodie, qui vous atteignent avant la signification
et au-delà d'elle. Etablissant une complicité sonore, intemporelle,
inconsciente, cette voix durable devient ainsi le support
incontournable sur lequel s'inscrit un enseignement fluctuant, mobile,
radicalement a-didactique. Les étudiants restent envoûtés : sans
nous suggérer (contrairement à une cure psy-) aucune perte,
aucun don, aucune séparation, Barthes transmet des effets de

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vérité et nous laisse partir avec, en plus, une prime de plaisir.


C'est (peu) dire qu'il n'est pas un homme à message. Certains
ont dû être déçus de le voir délivrer, du haut des institutions les
plus prestigieuses, un enseignement si pleinement vocal, si peu
initiatique, si peu platonicien en somme, si peu pater-filialiste. Je
l'entends encore se dire ennuyé — un mot qui stoppait chez lui la
rancune, rendait impossible le ressentiment, éliminait la haine —
de leur aigreur. Et jubiler discrètement, dans le « grain de la
voix », d'avoir su déjouer ainsi le piège suprême de l'institution
et/ou du sens en leur lieu même.
La voix comme lieu sublime de l'affect ? comme traversée du
sens ? comme antidote de la haine ?
Le sentiment de liberté qu'il prodigue et nous laisse, vient de
son art de résonner avec notre fragilité, et de l'accompagner sans
se soucier des communautés puissantes qui, fréquemment, lui
en voulaient de cette audace, de cette aisance. Pas de liberté
tapageuse, aucune revendication de droits de telle identité
idéologique ou sexuelle, méconnue ou opprimée. La noblesse de sa
liberté, aux antipodes du ressentiment hystérique qui anime tant
de « mouvements » de libération, réside dans sa capacité à
déchiffrer (comme un sémiologue ?) la défaillance sous les dehors
défendus d'un travail ou d'un engagement, et de pouvoir la dire, à
nous et à tous, sans pathétique, sans pesanteur, avec le courage
léger de la bonté perspicace... Je me vois partir, un jour de mai
pluvieux et mélancolique, nulle part, dans une solitude choisie
autant que subie, que vint brusquement briser son article
« l'Etrangère » paru dans la Quinzaine et que rien ne me laissait
prévoir... Une éthique non de combattant ni d'assureur social,
mais, à des moments obscurs, et sans portée immédiate, une
éthique d'ami qui vous apprivoise parce qu'il vous interprète à
partir d'une longue cohabitation avec la maladie... Cette éthique
fait de lui le plus moderne (c'est-à-dire d'une morale non engagée
et a-temporelle) des grands.
J'ai été amenée à faire récemment un survol de la littérature
contemporaine et j'ai pu constater que Barthes, le premier et le
seul, a su dégager, avec acuité et force, l'opération qui marque la
modernité non seulement des lettres mais de l'homme. Le Degré
zéro de récriture (livre décidément sous-estimé comme, d'une
autre façon, les écrits théoriques ultérieurs de Barthes) est cette
hauteur d'où se repèrent les tours et les enjeux d'une nouvelle
écriture déjà existante et qui ne fera que s'affirmer par la suite.
C'est Barthes — et après lui, il faut bien le reconnaître, personne
— qui nous donne des mots pour la penser, c'est-à-dire pour la

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percevoir telle qu'elle est : une descente aux enfers de


l'innommable, cette marque ultime mais jubilatoire du néant qui borde
l'aventure humaine.
Cet art de Y interprétation rapproche Barthes de la tradition à
laquelle les aléas de l'histoire culturelle l'ont, par ailleurs, mêlé : la
tradition des stoïciens pères de la sémiotique. Je le vois plus à l'aise
sous le Portique qu'au Jardin d'Epicure. Déchiffrer, interpréter, et
écrire ce mouvement qui l'implique entièrement, voix et esprit,
corps et âme — voilà ce qui fait de son discours une littérature. Au
sens fort du terme, pour lequel classique et moderne ne font qu'un.
Le sens d'une éclosion des effets linguistiques vers la surprise,
l'émerveillement, l'éblouissement de ce qu'on croyait indicible. Et
qui est toujours une ellipse : raccourci logique, rapprochement
inattendu de mots, de phrases, de récits, et plus loin encore, la
suspension des mots au profit des tons... Ce temps de l'ellipse, le
temps de la littérature, comme le temps de l'interprétation juste,
est celui où l'éternité insiste dans l'instant et fait l'économie de la
défilée, des suites, de l'histoire...
Il peut arriver alors que la lucidité (d'écriture, d'interprétation)
coïncide avec l'arrêt : que (l'illusion de) l'interprétation achevée
soit le moment de suicide ; que la mort se coince dans un bonheur
devenu intemporel... Les stoïciens le savaient. Les derniers jours
de Barthes le laissent entendre...
En 74, en Chine, un car nous faisait parcourir des millénaires
d'histoire que peu d'Occidentaux pouvaient voir en ce moment-là.
Nos yeux avalaient, avides, chaque stèle, statue, bijou, caractère.
Barthes, souvent, restait dans l'autocar, ou nous attendait à la
porte des musées. Cette commémoration, cette linéarité, ce rêve de
filiation l'ennuyaient.
Homme du présent, interprète, il aime briser les généalogies
qu'il voit comme des illusions, et, de l'événement signe, de
l'événement présent, tisser d'autres liens, les siens,
non-nécessaires, fantasmatiques ? synchroniques ? actuels ? — les nôtres ?
La clarté réservée de cette attitude, si solitaire, si heureuse, si
dure, donc si distinguée, se mire — me semble-t-il — dans
X élection de la mère, qui résume tout, début et fin condensés. Elle
suspend la filiation réelle mais aussi symbolique : il n'y a pas
d'« élèves » de Barthes si ce n'est des épigones, comme cela arrive
avec les écrivains. En Chine encore, lorsque, perfide, je demandais
à mes compagnons d'excuser mes perpétuelles questions qui
faisaient dévier les propos de nos hôtes vers le destin énigmatique
de ces mythiques femmes chinoises, Barthes précise, sans un brin
d'ironie ni d'aveu complice, qu'il adore sa mère. Nous sommes à

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Xian, devant un cimetière du VIe millénaire avant notre ère, où l'on


enterrait la mère au centre et disposait les autres membres du clan
en rond autour...
Il y a des adorations qui sont des tabous. Il en existe d'autres qui
sont des profanations. Celui qui écrit, ne serait-ce que par le viol
du langage qu'il fait basculer du sens à la voix, est un profanateur.
Le plaisir du texte serait donc une « volupté douloureuse et
profonde » puisée sans doute à sa source même, mais transposée
en signes par quelqu'un qui a tenu à couper en lui les chaînes de
l'espèce.
Un professeur ? Un écrivain ? Entre le IIe et le IVe siècle on aurait
dit : un « psychique » qui essaie de devenir un « pneumatique »...
Destin aujourd'hui rocailleux de la sublimation. N'en déplaise aux
barbares que nous sommes, tout le reste apparaît barbare en ce
siècle « épouvanté de n'avoir pas connu que la mort triomphait
dans cette voix étrange ».
Avec tout cela, grâce à tout cela, Barthes a su tenir le seul
discours critique littéraire de la modernité. En connaissez-vous un
autre, en France ou à l'étranger ? Il suffit qu'un livre novateur
paraisse — chose en effet exceptionnelle — pour s'apercevoir qu'il
n'y a plus personne en place pour en parler. Les journaux oscillent
entre l'éclectisme politicien et le ressentiment partisan ou sexuel ;
la critique universitaire, parfois subtile mais technique, reste
confinée dans un langage peu accessible. Dès lors, tamisée par les
médias et en attente d'une nouvelle génération de commentateurs
sérieux, la littérature apparaît comme une marginalité
insignifiante ou comme un terrain de conflits idéologiques quand ce n'est
pas, classiquement, comme le prétexte d'un engloutissement
fantasmatique qui ne s'entend pas.
Destin ultime de l'imaginaire dans un monde « sans dieu ni
maître » ? Soit. Mais pour ce même univers, et sans en ignorer
l'érasement transcendental, Barthes a su trouver une position de
distance, de lucidité, d'analyse aussi impliquée que musicalement
juste, pour parler du yew, de la nécessaire et gratuite polyphonie
des signes verbaux, sol et acmé de nos identités et de nos pertes :
de Y art en somme comme technique et comme éthique.
Ce lieu est, je pense, celui d'une loi immanente qui agit dans le
langage même, et que l'interprète attentif aux signes et à leur
éclosion, peut essayer d'atteindre. Une telle écoute de
l'immanence du sens et de sa dissolution est, peut-être, la garantie
fondamentale de l'interprétation modestement souveraine. C'est
dire qu'elle est la garantie du discours littéraire ou interprétatif
dont Barthes nous laisse l'exemple unique.

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Le manque saisissant de ce discours, depuis sa mort, est le


symptôme majeur d'une société perverse incapable d'élaborer son
propre code sublimatoire. De le produire au présent.

Julia KRISTEVA
Université de Paris VII

Julia Kristeva a écrit deux essais sur l'œuvre de R. Barthes : « Le sens et la mode »
(Sémiotikè, Seuil, 1968, p. 60-90) et « Comment parler à la littérature » (Polylogue,
Seuil, 1977, p. 23-55).

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